Vous êtes sur la page 1sur 2

32 Dossier : la mémoire dans la peau

Vingt ans après…


Le 9 décembre dernier, les Nations unies ont marqué par une
modeste cérémonie le 65e anniversaire de la signature de la
Convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide, adoptée en 1948 lors de la première session de
l’Assemblée générale de l’ONU. Cet anniversaire fut commémoré
dans la discrétion, et on ne s’en étonnera pas.
Par Jean-Philippe Schreiber
Directeur de recherches au FNRS et professeur à l’ULB

En 1994, lors du génocide des Tutsi au se promènent toujours en toute impu-


Rwanda, prise entre la pusillanimité des nité, aujourd’hui, vingt ans plus tard,
grandes puissances, la complicité de cer- dans les rues de Bruxelles, Genève ou
tains États avec les criminels et son inca- Montréal…
pacité structurelle à agir, l’ONU a failli
lamentablement, alors que de toute évi- « Plus jamais ça »
dence ses forces présentes sur le terrain
auraient pu empêcher que la violence ne Durant l’été 1994, mobilisant toutes
Mais dans le courant des années 50, Arusha s’étende. Car les signaux avant-coureurs les énergies possibles, nous tentions de
l’administration coloniale, fortement ne manquaient pourtant pas, ni les rap- rallier à un appel collectif international
soutenue par l’Église catholique, En 1992, suite à de nouvelles incur- ports –confidentiels ou publics– sur la une série de personnalités, afin de plai-
opéra un tournant radical dans son sions armées et sous la pression de préparation du génocide, attestant de der la création de ce tribunal pénal qui
approche en favorisant subitement la communauté internationale, le son caractère intentionnel et planifié, verra le jour quelque temps plus tard.
la majorité hutu. Il est vrai que les président Habyarimana accepte de tout autant que de son imminence. Il Quelle ne fut alors pas notre surprise
Tutsi revendiquaient progressivement négocier le retour des réfugiés, un a fallu attendre que le crime soit prati- de constater qu’un certain nombre
l’indépendance du pays et voyaient partage du pouvoir et l’introduction quement consommé, trois mois après d’intellectuels, notamment parmi
d’un très mauvais œil l’organisation du multipartisme, en participant son prélude, pour que la qualification de ceux qui se revendiquaient haut et
d’élections au suffrage universel qui à des négociations avec le Front génocide soit, du bout des lèvres, admise fort d’une mémoire juive de la Shoah,
auraient certainement balayé du pou- Patriotique Rwandais (rassem- par les instances internationales. Le ne voulaient pas de la qualification de
voir le Mwami et son entourage. C’est blant des Tutsi exilés en Ouganda) volet fondamental de la Convention de génocide pour le Rwanda, car elle ten-
dans ce contexte qu’intervinrent, en à Arusha en Tanzanie. Les négocia- 1948, qui a des implications juridiques dait à leurs yeux à banaliser la singula-
1959, les premières violences « eth- tions patineront pendant de long mais aussi politiques, en matière de rité du judéocide commis par les nazis.
niques » qui poussèrent de nombreux mois, jusqu’au 6 avril 1994, date à prévention de ce type de crime contre Au moment même où s’accomplissait
Tutsi à fuir vers les pays voisins. Dès laquelle l’avion du président rwan- l’humanité, n’a dès lors pu être mis en le drame rwandais, ils avaient pour-
cet instant, la haine entre les deux dais est abattu à son retour de Tan- œuvre. Quant à la répression du crime, tant été de ceux qui jouaient du « plus
groupes ne cessera de s’intensifier au zanie. Le lendemain, le génocide certes rapidement mise en chantier par jamais ça », alors que l’on célébrait le
rythme des incursions armées des exi- commençait… la création d’un tribunal pénal interna- 60e anniversaire du débarquement de
lés et des représailles de la majorité tional, elle a été lente et insuffisante, et Normandie ; mais tout aussi impu-
Hutu arrivée au pouvoir dès l’indé- n’a que peu satisfait les survivants du demment que pour nombre de respon-
pendance en 1962. génocide –et ce alors que des criminels sables politiques, leur « plus jamais ça »
34 Dossier : la mémoire dans la peau

l’idéologie ethniciste rwandaise, accom- ainsi que notre citoyenneté, laquelle ne


pagné le pouvoir hutu dans sa politique peut être qu’un engagement véritable,
de ségrégation et, pour quelques-uns, non une déclaration d’intention.
assisté les criminels avant, pendant et
après le génocide. Il a fallu une com- L’écrivaine d’origine rwandaise Annick
mission d’enquête parlementaire, les Kayitesi a livré un très beau texte dans
déclarations courageuses et exemplaires lequel, par-delà le temps, elle dit à sa
d’un premier ministre libéral flamand mère, emportée par la tourmente de
ébranlé par la faillite du printemps 1994, qu’elle aurait aimé que celle-ci
1994, la mobilisation des victimes et de refusât de se laisser traiter de « cafard »
leurs alliés et un changement majeur sur –c’est ainsi que les génocidaires, depuis
le plan de notre culture mémorielle pour 1959, qualifiaient les Tutsi. Face à la
que la transformation opère –et que haine, ils ont courbé l’échine, écrit
nous prissions pleinement conscience de Annick Kayitesi. Perpétuer l’huma-
ce qu’il s’était joué en 1994. nité, notre humanité, c’est refuser de
courber l’échine, c’est refuser l’iniquité
Cafards de la loi quand elle engendre la haine
et l’inégalité, c’est revendiquer que la
Cette prise de conscience fut boulever- révolte et la désobéissance puissent être
sante. Elle a remis en cause nombre justes quand notre humanité même est
de choses, en particulier la conviction en péril. C’est dès lors, comme l’écrit
que, depuis 1945, nous construisions Annick Kayitesi, parce que tout est
un monde où « cela » n’était plus pos- lié, être exemplaires quand le racisme
sible. Car cela le fut, et nous en avons institutionnel vise les populations dites
n’était en réalité que rhétorique. Il fau- Certes, aujourd’hui, vingt ans plus été les spectateurs passifs et indolents. « roms » ou quand la ministre Chris-
dra du temps, et la force de l’évidence, tard, ceux qui nient ou minimisent ce Elle fut bouleversante, aussi, parce que tiane Taubira est insultée –voire quand
pour que progressivement soit admis qu’il s’est passé au Rwanda en 1994 –et le génocide d’un million de personnes un piteux propagandiste de la haine
que le printemps 1994 n’avait pas été en réalité depuis bien plus longtemps de couleur noire a interrogé, plus que banalise l’antisémitisme sous couvert
le théâtre d’une énième « querelle tri- déjà–, pervertissent la nature du crime jamais, notre rapport à l’autre, notre d’humour. La résignation de sa mère et
bale » africaine, mais que s’y était joué voire refusent sa qualification, ne sont rapport aux drames à répétition que de la plupart de ses contemporains a été
un crime d’État, un crime idéologique, plus légion. Cependant, en 1994, il en vit l’Afrique, comme le respect de nos insupportable à Annick Kayitesi qui,
planifié puis accompli avec nombre de allait tout autrement : la force de frappe principes d’égalité et de solidarité. comme d’autres, voit dans la culture
complicités occidentales. Certains ne du pilier catholique –qui dominait le Elle fut bouleversante, enfin, parce de la servilité et de la discipline l’une
s’en accommoderont jamais, en parti- monde de la coopération en Belgique, qu’elle nous a montré qu’il ne suffit des sources du drame de 1994 et de l’in-
culier en France, où sous l’effet conju- avait fait du Rwanda une chasse gardée pas de belles paroles, d’incantations croyable mobilisation populaire contre
gué de journalistes comme Pierre Péan, depuis que la Belgique en était deve- vibrantes, pour que l’histoire ne se les Tutsi. Car on ne peut dignement se
de magistrats comme le juge Bruguière nue la puissance coloniale et y avait répète pas ; la justice n’est pas histoire remémorer 1994 sans s’interroger sur
ou de politiques de tous bords défen- plus que nulle part imposé sa marque–, de mots, mais d’actes. Elle impose que une société –qui pourrait être la nôtre–,
dant la sacro-sainte politique africaine influait fortement sur la perception que nous nous battions contre l’injustice, qui cultive ou cultiverait la soumission,
de la République, prévaudra un néga- l’on pouvait avoir des événements. Le le racisme ou la déshumanisation de la discipline et l’obéissance aveugles, ou
tionnisme policé ou une odieuse théo- monde laïque et l’Université Libre de l’autre, bien plus qu’en brandissant tout simplement la passivité, la torpeur
rie du « double génocide », stigmatisant Bruxelles, qui d’emblée avaient été aux simplement nos valeurs : parce que et l’indifférence. Comprendre 1994,
les victimes pour mieux disculper les côtés des victimes, pesaient peu face c’est au cœur de ce combat que se tisse c’est dès lors, en fin de compte, nous
bourreaux. à ceux qui avaient contribué à forger notre rapport au droit et à la justice, comprendre nous-mêmes.

Vous aimerez peut-être aussi