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Outre-mers

1947 à Madagascar en 1957 et en 1967. A la recherche "d'une


politique de la juste mémoire".
Solofo Randrianja

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Randrianja Solofo. 1947 à Madagascar en 1957 et en 1967. A la recherche "d'une politique de la juste mémoire".. In: Outre-
mers, tome 98, n°372-373, 2e semestre 2011. Les deux Allemagnes et l'Afrique. pp. 239-273;

doi : https://doi.org/10.3406/outre.2011.4582

https://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2011_num_98_372_4582

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1947 à Madagascar en 1957 et en 1967
A la recherche
' "une politique de la juste mémoire*

Solofo RANDRIANJA*

"Quand l'événement politique est réduit à


un fait divers pathétique, la pitié paralyse la
pensée, l'aspiration à la justice se dégrade en
consolation humanitaire. Là réside la
du mal." Rony Brauman, Eyal Sivan, Eloge
de la désobéissance, le procès Eichmann : essai sur
la responsabilité, Le Pommier, 3 mars 1999.

Lorsque à la mémoire est prêtée une fonction plus large que celle
uniquement cérébrale chez un individu, elle est alors associée au
mental d'une société, garant de sa cohésion x. En ce sens, elle
représente un ensemble de souvenirs qui nourrissent des
Pour ce faire les sociétés organisent, en des lieux destinés à cet
usage, des rites de souvenance collective 2. Ces commémorations sont
souvent commandées par le présent. Ces télescopages entre la mémoire
et l'actualité font que les commémorations comptent parmi les sites sur
lesquels les groupes qui constituent une société discutent de manière
contradictoire sur les valeurs civiques 3 sur lesquelles l'ensemble de la
société se bâtit. Il y a donc autant de mémoires que de groupes.
Plurielle par nature, elle se constitue par le dissensus.
Patrimoine de groupes vivants par sa nature plurielle et affective, la
mémoire a tendance à ne retenir que ce qui conforte le ou les groupes
qui la cultivent ce qui enracine les commémorations dans les stratégies
politiques des vivants.

* Professeur à l'Université deTamatave (Madagascar).


1. Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire, l'oubli Seuil, L'ordre philosophique, 676 p.
2. Je suis reconnaissant envers l'Institut des Études Avancées de Nantes ainsi qu'au
Prof Ali El Kenz, pour m 'avoir permis d'utiliser les ressources de l'Institut et d'effectuer
des recherches aux Archives Diplomatiques de Nantes. Je suis également reconnaissant
envers le Centre d'Étude des Mondes Africains de l'Université de Paris 1 (Panthéon
Sorbonne) ainsi qu'au Prof. Pierre Boilley qui m'ont fait bénéficié d'une Chaire
grâce à laquelle une partie de ce travail a été rédigée. J'assume bien entendu
l'entière responsabilité de mes écrits.
3. B. Berman ; J. Lonsdale, 1992, Unhappy Valley: Conflict in Kenya & Africa, Ohio
University Press.
Outre-Mers, T. 99, N° 372-373 (2011)
240 S. RANDRIANJA

Ainsi, les commémorations (en 1957 et en 1967) de l'insurrection du


29 mars 1947 que cette étude se propose d'évoquer, sont autant
de nous pencher sur les années "glacis" que closent
en 1956, la loi-cadre et ses promesses ; ainsi que sur les premières
années de l'indépendance dominées par le Parti social démocrate,
héritier d'un des protagonistes de l'insurrection.
Grâce aux hasards du calendrier, les réformes importantes
la loi-cadre ont forcé la société malgache dans son ensemble à
s'interroger sur son futur aux côtés de la France coloniale dix ans après
l'insurrection. La commémoration des "événements" était inévitable
en dépit du contexte de sujétion.
Dix ans plus tard, l'État malgache, souverain depuis i960, se décide à
faire du 29 mars une journée du souvenir. Entre les calculs politiques
des initiateurs du projet et les enjeux profonds qui sont en filigrane de
la commémoration et de ses classiques pédicules (stèle commémora-
tive, changement des noms de rue, etc), la mise en perspective des deux
commémorations nous éclaire sur le chemin, dans le difficile "travail de
mémoire", parcouru par l'ensemble de la société dont les valeurs ont
été violentées lors de ce qui reste le plus grand traumatisme qu'elle ait
connu au XXe siècle.

1. 1947, 10 ans après 4, un trauma peu choisi 5.

Un peu moins de dix ans après l'insurrection si l'on prend comme


repère la date symbole du 29 mars 1947 6, des rumeurs de révoltes
prennent une ampleur si inquiétante qu'elles déclenchent un début de
déplacements de personnes, tandis qu'une partie de la population
de l'île qui s'estime menacée, demande aux autorités la permission de
s'armer. En dépit des mesures régulières mises au point par les
les rumeurs vont s'amplifier s' alimentant à des sources aussi

4. F. Raison Jourde : "1947 en 1957 ? Les prolongements du soulèvement dans la


mémoire et dans le contact avec les administrés ", Omaly syAnio N° 41 à 44, 1995-1996,
p. 227-245.
5. J. Cole « Les usages d'une défaite. 1947, le trauma choisi », colloque « Madagascar
1947. La tragédie oubliée », actes rassemblés par F. Arzalier & J. Suret-Canale (dir.),
Paris, Le Temps des Cerises, pp. 224-229.
6. Dans la nuit du 29 au 30 mars 1947, des insurgés déclenchèrent une série d'attaques
contre des institutions et des personnes symbolisant la domination coloniale en divers
points de l'île donnant le signal du début de la rébellion. (J. Tronchon L'insurrection
malgache dei^4j, Paris Fianarantsoa, Karthala Efa, 1996, 399 p., Françoise Raison
Jourde : "Une rébellion en quête de statut : 1947 à Madagascar ", Revue de la Bibliothèque
Nationale:, 34, 1989, Le soulèvement de 1947 : bref état des lieux. Clio en Afrique n° 4 ;
J. Fremigacci : "1947 sur le terrain. Forces coloniales contre insurgés dans le secteur
Sud Omaly syAnio N° 41 à 44, 1995-1996, p. 121-151, F. Arzalier & J. Suret-Canale
(dir.), 1999 Madagascar 1947. La tragédie oubliée, op. cit., numéro spécial Omaly sy Anio
1995-1996, N° 41 à 44,). La simultanéité des attaques suggère l'existence d'un complot,
aussitôt contredit à la fois par la dénégation des responsables putatifs tout autant que par
l'organisation chaotique de la rébellion proprement dite.
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MEMOIRE 24 1

diverses que des articles de journaux, des déplacements de troupes,


etc. Le faible développement des moyens de communication joint à
l'immensité de l'île, donc à la dispersion des habitats renforcent le
phénomène. Le contexte global à la fois politique et économique est
pourtant à l'apaisement, sinon à l'amélioration, en particulier avec
l'amorce de la mise en place de la loi-Cadre conçue par le ministre
socialiste Gaston Defferre. Celle-ci va dans le sens d'une plus
participation des populations de Madagascar ainsi que de leurs
représentants à la destinée autant de la colonie que de celle-ci au sein
de l'Union française.
En tous les cas, dans la vie quotidienne, les mentalités ont bien
changé comme en témoigne une note d'André Soucadaux, le haut-
commissaire de la République ? adressée à ses subordonnés 8. Celui-ci
leur prescrit de rappeler « le caractère essentiellement démocratique et
fraternel 9 des réformes décidées par la loi-cadre » et de « renoncer à
toutes les prétentions à une supériorité non fondée sur la loi et limitée
par elle, à toutes les brimades vexatoires ayant pu survivre à l'indigénat
et à la tradition des corvées, à tous les abus de certains représentants de
l'autorité plus soucieux de défendre leurs préséances ou d'imposer
leurs décisions que d'accomplir leur mission ou d'obtenir l'adhésion
délibérée à notre action, ces derniers deviennent heureusement de plus
en plus rares ... C'est là une question d'intelligence, de cœur et de
volonté de servir utilement et fraternellement IO les populations qui nous
sont confiées pour leur bien et celui de la France ».
En dépit de cette atmosphère apparemment apaisée, les rumeurs
vont néanmoins s'amplifier à l'approche du dixième anniversaire de
l'insurrection comme pour souligner la nécessité de commémorer
c'est à dire de se rappeler ensemble une tragédie qui a secoué les
« vertus civiques » et les valeurs morales qui fondent la malgachitude en
formation. Les enjeux de la loi-cadre y sont certainement pour

L'incident de départ fut peut être un banal fait divers.

7. Archives diplomatiques de Nantes (ADN) Tananarive 17, notes aux chefs de


en date du Ier juillet 1956.
8. Le phénomène n'est pas propre à l'Administration, une note de renseignement en
date de mars 1956, ADN Tananarive 17 signale que dans la région de l'Alaotra « les
colons, dans la grande majorité, font un gros effort de modernisation et d'action sociale ;
plus de travail de nuit pour les femmes et repos le dimanche ». Néanmoins en 1967, soit
10 ans plus tard, le consul de Majunga faisait remarquer que plusieurs Français de sa
circonscription « du fait de leur relatif isolement » ont tendance à estimer que les
des autorités malgaches « portent atteinte à la haute idée qu'ils ont de leur
à l'égard des Malgaches ». ADN Tananarive 138, lettre du Consul de France à
Majunga à l'Ambassadeur, 31 mars 1967.
9. Souligné par nous, le livre de Dozon (2003) tente de montrer que la « fraternité » a
inspiré la politique coloniale de la France. Le discours de Soucadaux montre qu'il s'agit
aussi d'un artifice idéologique. Frères et sujets. La France et l'Afrique en perspective. Paris,
Flammarion, 350 p.
10. Ibid.
242 S. RANDRIANJA

Le dimanche 17 juillet 1955 ", vers i8h 55, dans une case de Tanam-
bao V, un quartier populaire de la ville portuaire de Tamatave, une rixe
éclate entre des ouvriers yéménites du port et trois soldats sénégalais.
Une demi-mondaine autochtone en est l'objet. Alcool, frictions
sans oublier les problèmes d'argent et d'autres préoccupations
tout aussi mesquines transforment la dispute en un incident meurtrier
qui n'aurait dû occuper que la rubrique des faits divers si ce n'est le
contexte. Un des Yéménites poignarde à mort un militaire sénégalais
tandis que les deux autres sont blessés.
Dès 19I1 30, alertés par l'un des rescapés, « un nombre important » I2
de Sénégalais monte une expédition punitive. Ils molestent six ouvriers
du port, s'en prennent à Payet, un colon réunionnais fourvoyé au
milieu des échauffourées. Il en perdra la vie. Les incidents se
en émeutes dont le quartier tout entier fait les frais. L'incendie de
quelques cases en végétal se propage rapidement à 130 autres *3.
Les forces de l'ordre sont obligées de tirer sur les émeutiers et tuent
quatre Sénégalais. La « presque totalité de la population deTanambao V
prise de peur s'est enfuie dès les premières incendies pour se réfugier
vers le quartier européen » *4.
La ville est sous le couvre-feu et des parachutistes « européens » sont
dépêchés deTananarive ainsi qu'un officier supérieur sénégalais I5.
L'image de « 40 à 80 tirailleurs sénégalais » l6 armés de machettes
émergeant de la fumée de cases incendiées en ruine, sillonnant les
ruelles ensablées et s'en prenant aux passants tandis que « les paras »
patrouillent en ville, il n'en fallait pas plus pour rappeler de funestes
souvenirs et réveiller les démons assoupis.
La 10e commémoration de l'insurrection vient de commencer de
manière dramatique dans une ville qui, tout en ayant été au centre
de la zone insurgée, est restée pourtant calme car épargnée par les
combats.
Presque dix ans plus tard, les « événements » de 1947 sont
donc revécus, dans le registre du Tabataba, du désordre qui
affecte une harmonie plus inventée et imaginée que retrouvée. La mise
en place des dispositions de la loi-cadre, et les futures élections qui
l'accompagnent, attisent une atmosphère tendue et inversement.
En cette période de transition, les autorités essaient de minimiser
l'émeute et des mesures rapides tentent de faire baisser la tension.
10 tirailleurs sénégalais sont écroués et trente cinq autres expédiés par
avion à Tananarive. « L'autorité administrative récupéra ...(la) foule

11. Archives diplomatiques de Nantes, Tananarive 17, télégramme transmis à la Sûreté


générale le 18 juillet 1955.
12. Ibid.
13. ADN, Tananarive 17, télégramme transmis à la Sûreté générale le 19 juillet 1955.
14. ADN, Tananarive 17, télégramme transmis à la Sûreté générale le 19 juillet 1955.
15. ADN, Tananarive 17, rapport de Soucadaux en date du 19 juillet 1955.
16. Un rapport administratif parle de leur « bestialité », ADN, Tananarive 17, note à
diffusion restreinte sur l'arrivée de militaires sénégalais à Moramanga, 2 août 1955.
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MEMOIRE 243

(des réfugiés) et la dirigea vers des abris (gare, marché) où des


leur furent distribuées » I7. L'armée prend le gros des blâmes
comme le prouve l'arrivée inopinée du « Général » à Tamatave. Plus
précisément « l'inconduite » des Sénégalais les désigne comme les
boucs émissaires de tout le monde, racisme aidant.
Les « incidents ont produit une grosse émotion sur la population
autochtone » l8 concèdent les responsables. Le lendemain, le chef de
province assisté du directeur de la Sûreté générale et du commissaire
divisionnaire de Tamatave rendent compte à leur hiérarchie et font
remarquer que « « les milieux autochtones commentent favorablement
les initiatives prises par les autorités » I9, « l'ensemble de cette
s'est tournée vers l'Administration et les Européens pour chercher
refuge » 2O.
Les réactions ne sont ni hostiles, ni politisées. Pour les autorités,
l'incident est isolé et ne mérite pas que l'on s'y attarde. Pour preuve, le
lundi 18 juillet 1955, tout le monde est retourné au travail et chacun y
alla de son laïus sur la mauvaise organisation de l'armée et de la
prostitution, sans oublier les a priori racistes sur les Sénégalais.
Pourtant « une dizaine de jours à peine après les incidents de
» 2I, mais à 250 km de là, « l'arrivée de militaires sénégalais...,
(suscite à nouveau)... une vague d'appréhension de la population
autochtone du chef lieu du district. Cette population ne comprend pas
qu'une nouvelle tentative d'affectation d'unité sénégalaise puisse être
faite à Moramanga (épicentre de la rébellion de 1947) où le souvenir
des incidents de 1944 (brigade d'Extrême-Orient), 1947 et les
de 1953 ne s'est nullement atténué » 22. Diffusée par le personnel
féminin autochtone dans la matinée du 26 juillet, la nouvelle va
les rumeurs tandis qu'un vent de panique souffle sur la petite
bourgade pour rapidement se propager 23.
Essentiellement pour dégager leur responsabilité en cas de troubles,
les Fokonolona 24 envoient leurs délégués auprès du chef de district. Des
particuliers déménagent vers Tananarive. Pourtant en nombre très
réduit, même les Chinois de Moramanga « semblent épouser la crainte
de la population malgache, qui, en principe, a fort peu d'influence sur
le milieu asiatique » 25.

17. ADN, Tananarive 17, rapport de Soucadaux en date du 19 juillet 1955.


18. ADN, Tananarive 17, commissaire de police de Tamatave, 19 juillet 1955.
19. ADN, Tananarive 17, pour le chef des RG, 20 juillet 1955.
20. ADN, Tananarive 17, pour le chef des RG, 20 juillet 1955.
21. ADN, Tananarive 17, note à diffusion restreinte, sur l'arrivée de militaires
à Moramanga, 2 août 1955.
22. ADN, Tananarive 17, note à diffusion restreinte, sur l'arrivée de militaires
à Moramanga, 2 août 1955.
23. F. Raison (1995-1996, art. cit.) tente de délimiter les circuits des rumeurs.
24. Représentants des villages et des quartiers plus ou moins sous le contrôle de
l'Administration.
25. ADN, Tananarive 17, note à diffusion restreinte, sur l'arrivée de militaires
à Moramanga, 2 août 1955.
244 s- RANDRIANJA

Les cheminots, milieu particulièrement politisé et numériquement


important du fait du croisement du MLA et du TCE dans la localité,
sont particulièrement surveillés par l'administration. Celle-ci craint en
particulier que la soldatesque ne s'en prenne aux épouses car les
cheminots s'absentent pour des périodes relativement longues.
C'est dans un tel contexte que le numéro de juin 1956 d'un mensuel
métropolitain Radar, publie un article du devin Jean Viaud. Tout à fait
anodin dans un autre contexte, l'article cristallise à Madagascar
et superstitions, alimentant involontairement « un travail de
mémoire » auquel les habitants de l'île furent obligés de se livrer en
commémorant dix ans après la rébellion de 1947.
De son cabinet parisien le devin peu inspiré prévoyait qu'à cause
de « la lunaison du 8 juillet... Madagascar ... donnera .... de sérieux
soucis avant fin septembre et il semble qu'un événement
soit à craindre en juillet. » L'article est repris par de nombreux
journaux 26 de la capitale. Certes la plupart ne diffuse qu'un faible
nombre d'exemplaires mais la prédiction sera néanmoins colportée très
largement au-delà des cercles de lecteurs citadins, prenant de la force
au fur et à mesure qu'elle est évoquée. Parmi ces feuilles, le journal
Takariva du 19 juin 1956 rapproche la prédiction avec une
« prophétie du sultan Ben Youssef lors de son exil à Antsirabé ».
Sous tous les cieux, exotisme et prophéties ont toujours fait bon
ménage.
Révélant involontairement la profondeur d'un malaise, ces
seront reprises par les rumeurs locales qui fixeront la date du 13 ou
du 14 juillet comme celle de cet « événement précurseur » : contextua-
lisé, le mot a son importance. Aux prophéties s'ajoutent les « poussées
de fièvre » pour forcir les rumeurs. L'Administration en signale en
différents points de l'île
Dès mars 1956, les responsables administratifs d'Ambohimahasoa
font état de « rumeurs assez vagues relatives à l'éventualité de troubles à
Madagascar ». La rébellion débutera le 14 juillet 27. Dans la même
province de Fianarantsoa, le 21 avril 1956, la paisible communauté de
Soatanana 28 est en émoi lorsqu'elle apprend, par des rumeurs, que les
villages aux alentours ont demandé à l'administration l'autorisation de
forger des sagaies.
Un début de panique et des déplacements de populations en milieu
rural font écho aux rumeurs qui à leur tour prennent de la force en se
répandant.

26. Plusieurs diffusent intégralement l'article de Radar, voir par exemple Loloha lanitra
du 29 juin 1956, sous le titre « Jean Viaud continue à redouter l'éclatement de troubles ».
Le directeur n'est autre que Ratsimbazafy un du promoteur de l'association Madagascar-
URSS.
27. ADNjTananarive 17 Rapport de l'Administrateur, Fianarantsoa 22 mai 1956.
28. ADN, Tananarive 17, lettre manuscrite des « Disciples du maître à Soatanana »
adressées au Commissaire des RG, 5eme brigade Fianarantsoa » datée du 21 avril
1956.
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MÉMOIRE 245

En juillet 1956, « des exodes partiels d'habitants de la brousse vers les


centres sont signalés dans la région de Tananarive (banlieue
29, et .... dans les districts d'Ambositra et de Fort Carnot. ».
Le 9 juillet 1956, plusieurs familles habitant Anivorano, Mahanoro et
Vatomandry dans la province de Tamatave s'enfuient à Tananarive.
Leurs « chefs de quartiers » avaient commencé à « dresser la liste des
membres de l'ex MDRM » 3O.
Dans une lointaine banlieue de Tananarive, ce n'est qu'après un
vigoureux discours du chef de district que plusieurs familles d'Anjeva
et d'Ambohijoky renoncèrent à quitter leur domicile dans l'intention de
fuir à Tananarive. Dans le district d'Arivonimamo, de villages entiers
sont désertés à l'approche de la date fatidique.
Les rumeurs sont de natures diverses, mais les plus constantes
des tueries et la date de leur début, le 13 ou le 14 juillet. Leurs
auteurs tout autant que leurs propos sont peu clairs ce qui laisse un
champs immense à l'imagination. Ainsi dans la province de Fianarant-
soa, les rumeurs rapportent que les Betsileo vont massacrer les
« Hova... à l'instigation des Français » 3I. Beaucoup d'employés merina
décident ainsi de « regagner leur pays avant le 13 juillet » 32. Mais la
crainte de massacres ethniques n'est pas la seule cause du début de la
panique collective. Ainsi, « plusieurs familles betsileo des campagnes
décident de rejoindre pour leur part la ville de Fianarantsoa. » 33
Comme toujours en pareils cas, plusieurs faits anodins viennent
alimenter les rumeurs. Aussi, vers la même période, à Ambaton-
drazaka, la police arrête deux braconniers et se saisit de leurs
de travail, des harpons. La nouvelle est aussitôt
et amplifiée comme étant le début de la saisie de tous les
harpons, haches et autres objets tranchants et coupants pouvant servir
d'armes.
Les déplacements normaux 34 de forces de police et ceux de l'armée
sont sujets à de nombreuses supputations. La police avoue que « il est
impossible d'identifier ... les colporteurs de fausses nouvelles»35.
Parmi ceux-ci, certains sont plus que conscients des bénéfices qu'ils
peuvent en tirer. « Des collecteurs peu scrupuleux » mettent à profit

29. ADN, Tananarive 17, pour le chef des RG, 10 juillet 1956, région présentée par le
même rapport comme peu perméable aux rumeurs et sensibles aux discours rassurants
des autorités.
30. ADN, Tananarive 17, note de renseignements 10 juillet 1956. Ne s'agissait il pas en
fait de la réactualisation des listes électorales en vue de la préparation des échéances
prévues par la Loi Cadre ?
31. ADN, Tananarive 17, rapport RG 10 juillet 1956, bruits de rébellion.
32. ADN, Tananarive i75 rapport RG 13 juillet 1956, bruits de rébellion.
33. Ibid.
34. A Ankazondandy, dans la banlieue de Tananarive, les villageois se préparent à
quitter leur village après qu'un groupe de militaires sénégalais de passage leur aient
dérobé de la volaille. ADN, Tananarive 17 Note de renseignement 3 juillet 1956.
35. ADN, Tananarive 17, rapport RG 10 juillet 1956, bruits de rébellion. Dans son
travail F. Raison cependant, identifie plusieurs sources et essaie de caractériser les
différentes sortes de rumeurs.
246 S. RANDRIANJA

« ce climat délétère et de peur pour se livrer à des spéculations ». A Fort


Carnot, ils achètent des « porcs au quart de leur valeur ». A Manjakan-
driana, des producteurs vendent leurs volailles et autres bestiaux « pour
être prêts à évacuer leurs demeures ». Les colons en particulier ceux de
la côte Est craignent une pénurie de main d'œuvre « au moment de la
cueillette du café dans les plantations ».
Les milieux « européens » ne sont pas épargnés par les rumeurs
qui, dans leur cas, passent pour « des informations sûres »
aussitôt aux autorités, « informations démenties par les faits
quelques heures plus tard » 36. Les demandes de permis de port
d'arme ou d'achat de munitions s'amplifient proportionnellement à
l'extension des rumeurs. Les moins téméraires, ce qui fut le cas de la
plupart, préfèrent, lorsqu'ils sont en poste lointain en brousse, mettre
leurs familles en sécurité à Tananarive 37. « Les personnes les plus
émues sont essentiellement des Européens d'origine métropolitaine
et réunionnaise. Une minorité toutefois connaît une peur qui ne
parait fondée sur aucun fait tangible » 38. Mme Savelli, épouse d'un
agriculteur de 79 ans, est « victime d'une crise de nerfs » car le 9 juin
1956, au marché de Sabotsy à Manjakandiana, Mme Lebreton « l'a
tirée à part, pour lui déclarer qu'un mouvement de rébellion était
prévue pour le 15 juillet 1956 » 39. Celle ci à son tour se rend chez
Mme Babin, l'épouse de l'instituteur de l'École régionale de Mantasoa
pour lui dire que Ravaohangy 4° a été libéré il y a quatre mois et « cela
allait recommencer comme en 1947. C'était prévu pour le 13 juillet
1956 » 41.
L'administration est consciente du risque de panique généralisée, le
haut-commissaire Soucadaux estime que « le repliement d'une seul
famille (européenne), d'une seule personne a de fortes chances d'être
interprété par l'entourage autochtone comme un signe de danger 42 ». Il
enjoint donc les chefs de province à les encourager à rester in situ. Tous

36. Ainsi, une infirmière de l'hôpital de Majunga dénonce son patient « Hova » qui lui
a « révélé » que les « Hovas » de la ville préparent une insurrection pour le 13 juillet. Ils
projetteraient de s'emparer de la poudrière et de la centrale électrique et d'empoisonner
l'eau de la station de pompage. ADN, Tananarive 17, rapport RG 10 juillet 1956, bruits de
rébellion.
37. ADN, Tananarive 17, rapport RG 6 juillet 1956, Inquiétude des milieux européens
et malgaches à la suite des bruits de rébellion.
38. ADN, Tananarive 17, rapport du commissariat de police d'Antsirabe du 2 juillet
1956, des bruits de rébellion pour le 13 juillet, pi. I, p. 2
39. ADN, Tananarive 17, gendarmerie de Manjakandriana 15 juin Ï956.
40. Le député élu sous les couleurs du MDRM, groupement accusé d'avoir été
l'instigateur de la rébellion a été condamné à mort et sa peine fut commuée en exil en
métropole. La libéralisation, effet de la mise en œuvre de la Loi cadre, avait laissé supposé
une relaxe et un retour des dirigeants en exil.
41. Mis au courant sur l'oreiller, le mari s'empresse, le 25 juin, de demander
de détenir des « armes de guerre et des grenades afin d'être en mesure de faire face
aux mouvements subversifs », ADN Tananarive 17, rapport du Commandant supérieur
des forces armées 25 juin 1956.
42. ADN, Tananarive 17, note de service en date du Ier juillet 1956 et destiné à tous les
Chefs de province.
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MÉMOIRE 247

les agents des l'administration sont invités à multiplier les contacts avec
les administrés 43.
L'ampleur du phénomène empêche de considérer la « presse
ou communo-autonomiste », ou n'importe quel autre groupe
politique, comme l'unique responsable de la propagation de rumeurs si
ce n'est le bénéficiaire. Traumatisé par l'insurrection, sa répression et
son cortège d'imprévisibles dénonciations 44, le milieu des politiques en
général est très méfiant. Les nationalistes se mettent dans une posture
de victime et rejettent la responsabilité des rumeurs sur les «
» tout en se défendant d'en être les auteurs.
Même les tracts clandestins accusent les « colonialistes » d'être les
principaux bénéficiaires de ces rumeurs. Dès 1949, certains Tananari-
viens pouvaient lire un tract anonyme intitulé Français et ainsi conçu :
« Non, Français, vous n'êtes pas meilleurs que nous ! Vous êtes plus
forts, c'est tout. En 1947, vous étiez pires.... Nous vous opposons notre
force invincible d'inertie ».
Les militants sont très prudents et s'illustrent par leur discrétion.
« Quelques nationalistes » particulièrement surveillés, dont Aristide
Ratsimbazafy 4*, « déclarent vouloir éviter tout incident ...et ont estimé
nécessaire de s'abstenir de sortir (le 13 juillet) » 46. Dans d'autres
de Madagascar comme « sur la côte ouest et nord ainsi que dans le
sud à partir du pays bara...les quelques éléments nationalistes qui se
livrent à des commentaires concluent que si des troubles devaient
éclater, ils ne pourraient être que le résultat d'une provocation
», soit pour saboter l'application de la loi-cadre, soit pour amener à
une répression contre les nationalistes 47.
Soumise à la censure, la presse est très défiante, soulignant le
ambigu de la renaissance politique due à la loi-cadre qui favorisa
néanmoins une profusion de titres. L'éditorialiste de Takariva, dans sa
livraison du 15 juin 1956, est on ne peut plus clair en faisant écho à ses
confrères d'autres titres 48 : « des troubles se produiraient au mois de
juillet.... Le mot « ennemi » laisse entendre qu'une rébellion se prépare.
Et le bruit se répand partout... Est-ce ... que les Malgaches veulent se
révolter ? Non, non et Non !!! Pourquoi ?

43. F. Raison, citant des rapports des échelons inférieurs, décrit comment la directive
fut exécutée à la lettre (art. cit.).
44. Un bûcheron de Mandraka déclare avoir rencontré Alexis Bezaka récemment
libéré de prison après près de ro ans de détention, le 2 juin 1956, lors d'une kermesse, et
celui-ci lui aurait déclaré : « je viens de la part du bureau politique (sic) du COSOMA,
pour avertir mes camarades ... que nous préparons des sagaies et des haches pour
commencer la rébellion à partir du 16 août 1956 et que nous aurons les renforts des
Russes » ADNTananarive 17, rapport de la gendarmerie de Manjakandiana 15 juin 1956,
p. 2.
45. Un des fondateurs du Parti Communiste Malgache en 1958.
46. ADNTananarive 17, Notes de renseignement 11 juillet 1956.
47. ADNTananarive 17, Rapport des RG 10 juillet 1956.
48. ADN i7Tananarive notes des RG du 10 juillet 1956, Notes p. 4.
248 S. RANDRIANJA

• Parce que ... le naturel des Malgaches commande ... de ne pas


à la force contre ses ennemis...
• Parce que les Malgaches (ne peuvent) qu'attendre le juste retour des
choses d'ici bas (qui) ne manquera jamais de frapper un jour les
malfaiteurs...
• Parce que les Malgaches savent parfaitement que la guerre n'est point
profitable au peuple. Seuls la capitalistes et les colonialistes en tirent
profit »

Et qui sont-ils ? : « tous ceux qui sont partisans de la politique du


colonialisme et qui la pratiquent, qu'ils soient Français, Indiens,
Malgaches, etc.. »
Que faire ?: « garder toujours le calme,, .en ayant entière confiance en
l'Administration qui assure leur sécurité... ».
La quasi-totalité de la presse nationaliste va dans le même sens
comme l'estiment les Renseignements généraux : « ..Divers journaux
extrémistes (tentent) de justifier leur campagne au sujet des rumeurs
alarmistes... Certains journalistes se révèlent maîtres dans l'art
que les responsabilités ou l'origine de ces bruits incombe aux
Européens » 49. La profusion des titres de journaux, pourtant signe
incontestable de liberté retrouvée et de regain des activités politiques,
ne dissipe pas les rumeurs, bien au contraire. C'est la preuve s'il en
faut que « le travail de mémoire » relève de l'affectif plus que de la
raison.
Néanmoins ici et là quelques journalistes tentent de faire le lien
entre situation coloniale, loi-cadre et rumeurs et plus généralement de
poser les termes du problème de manière réfléchie.
Loloha lanitra (15 juin 1956), non sans un préambule aux accents
mystiques 5°, impute la responsabilité de la propagation des rumeurs et
des troubles éventuels à « la situation politique locale ». Car « les
sont ...médiocres entre l'Administration et les groupements
et aussi entre les groupements politiques... Cela est dû surtout à
la façon dont le gouvernement a accordé l'amnistie (qui est encore
insuffisante) ,... à l'élaboration même de la loi-cadre avec le collège
unique... à l'emprisonnement en masse, en 1947, d'un si grand nombre
de nos compatriotes dans toute l'île ... sans précédent... ». Adoptée
selon une procédure spéciale sinon expéditive, alors qu'elle engage
l'avenir de la population, méconnue car adoptée sans son avis, la loi-
cadre est considérée comme un énième stratagème pour maintenir un
statu quo. Le sobriquet dont elle est affublée est éloquent : Loi gadra 5I,
Loi prison.

49. ADN iyTananarive notes des RG du 10 juillet 1956.


50. « Lorsque on examine la position et la marche des étoiles dans le ciel et qu'on les
interroge, on obtient les conclusions que nous avons données ici ».
51. G. Rabesahala, Que vienne la liberté, mémoires, Océan éditions, 2006-382 p.
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MEMOIRE 249

Mais en dégageant leurs responsabilités, les politiques alimentèrent


la production et la propagation des rumeurs car celles-ci se nourrissent
du flou.
A l'approche de la journée fatidique du 13 juillet 1956, les rumeurs
s'amplifient. Dans les milieux plus privés, le retour des députés du
MDRM en exil depuis leur procès est annoncé comme le signal du
déclenchement d'une rébellion préparée secrètement de longue date.
Pour dissiper le malaise, le haut-commissaire tint une conférence de
presse le samedi 16 juin 1956 à 17 heures. Il commença par dénoncer les
« fausses prédictions... (qui) ne reposent sur aucun fondement... ». Il
souligna la responsabilité des journalistes 52 en citant 53 comment
d'après lui un style « dubitatif » peut être à l'origine de rumeurs. Le chef
de l'Administration de la colonie fustigea ensuite l'élite « qui prétend
conduire le peuple (alors que) certains de ses membres, ceux qui en
général revendiquent le plus, (montrent) surtout par la preuve de leurs
écrits, qu'ils sont peut être capables de le conduire à des destructions
(car ils) passent sous silence les problèmes de la construction. » D'après
lui, « à la veille de la mise en application de la loi-cadre, il vaudrait
mieux essayer de l'éclairer avec mesure sur l'importance des
civiques qui vont être édictées par le gouvernement de la
».
En métropole, la conférence de presse du haut-commissaire révèle
un malaise partagé. Les craintes y concernent l'extension des
anticoloniaux violents à l'image de ce qui se passe dans les autres
parties de l'Union française. Les échos de la conférence de presse du
haut-commissaire dépassèrent les cercles parisiens éclairés, montrant
l'ampleur de l'ébranlement des valeurs de la République confrontées à
la lente agonie de l'empire. UYonne Républicaine du 19 juin 1956 titre
« le haut-commissaire de France à Madagascar met en garde l'opinion
contre des bruits alarmistes ». Pour Combat du même jour M. Souca-
daux, haut-commissaire à Madagascar, dément l'annonce de troubles
prévus pour le 13 juillet 54. Le patriote de Nice et du Sud Est du 21 juin
1956 « rappelle que c'est dans le même climat, avec les mêmes fausses
nouvelles que furent préparées les sanglantes représailles de 1947. Or
dans l'administration comme dans l'armée, les hommes sont les mêmes
qu'il y a neuf ans. Alors ? L'Algérie ne suffirait elle pas ???? »

52. L'attaque était dirigée contre Arsène Ramahazomanana et son ami le Dr Rakoto-
nirainy, nationalistes très connus sur la place et qui ont publié le premier les prédictions
deVeaud.
53. « Le bruit court que l'on va prochainement commencer la construction du Chemin
de fer d'Antsirabe à Fianarantsoa et que l'administration aura besoin d'un grand nombre
de soldats... ». Pour le haut-commissaire, le journaliste est en train de suggérer que
l'administration
Ier juillet 1956.
va rétablir le SMOTIG, ADN, Tananarive 17, notes aux chefs de
54. Est républicain, Nancy 19 juin 1956, bruits alarmistes à Madagascar, Nice Matin,
Nice 19 juin 1956 une mise en garde de Mr Soucadaux... contre certaines rumeurs,
L'Humanité du 20 juin 1956 titre é que préparent les colonialistes à Madagascar ?
250 S. RANDRIANJA

Sur le plan de la gestion administrative, pour essayer de lutter contre


les conséquences pernicieuses des rumeurs concernant « l'exode des
campagnards 55 » vers les villes, le haut-commissaire, dès le Ier juillet
1956, enjoint aux chefs de province de « multiplier d'ici le 13 juillet, les
tournées (afin de) de saisir toutes les occasions pour se trouver au
contact des habitants ». Dans le même temps, il leur recommande la
vigilance prouvant que les rumeurs doivent être prises au sérieux 56. La
parade est évidemment de célébrer le 14 juillet « avec le maximum
d'éclat ... en associant le plus grand nombre possible de personnes
appartenant à toutes les catégories ...de la population de manière... à
créer un dérivatif mais aussi de façon à créer dans la joie et la confiance,
un rapprochement des hommes, un climat de compréhension
mutuelle ».
Peut on partager le constat optimiste du 10 juillet des responsables?
« La conférence de presse donnée par le haut-commissaire a ramené le
calme dans les esprits à Tananarive et dans les principaux centres, il
n'en est pas de même en brousse où le malaise persiste et commence à
se traduire (par une exode) vers ces mêmes centres » 5?.
L'intervention du haut-commissaire semble avoir quand même mis
un holà vigoureux à la propagation des rumeurs en désignant plus ou
moins certains leaders d'opinion et en réveillant les vieilles craintes de
la répression tout en faisant miroiter les promesses de la Loi-cadre.
Le 14 juillet, la fête des libertés républicaines, abrita ainsi
une commémoration moins officielle celle là, celle du ioeme
de l'une des premières insurrections contre l'empire colonial
français et qui fit plusieurs dizaines de milliers de victimes directes et
indirectes 58.
Dans le contexte colonial, le choix du 14 juillet n'est sans doute pas
fortuit et les rumeurs quasi unanimes s'en tinrent à cette date. On s'en
souvient, celle du 29 mars 1947, elle aussi annoncée par les rumeurs, ne
coïncide pas moins avec celle du fandroana^ la fête nationale sous la
monarchie. Or sous la période coloniale « à la grande satisfaction des
autorités, les Malgaches glissent facilement de la célébration du fan-
droana, à celle du 14 juillet, mais cérémonies et jeux de la fête nationale

55. ADN, Tananarive 17, notes de renseignements du 9 juillet 1956.


56. « Les renseignements reçus à tous les échelons de la hiérarchie même s'ils sont
d'apparence peu sérieuse, méritent d'être soigneusement recoupés, les sources doivent
être autant que possibles décelées » ADN Tananarive 17, notes aux chefs de provinces, en
date du Ier juillet 1956, p. 2.
57. ADN, Tananarive 17, rapport RG 10 juillet 1956.
58. Les recherches en cours menées notamment par Jean Fremigacci sur le nombre
des morts lors de l'insurrection ne remettent nullement en cause l'immense traumatisme
causé par l'insurrection et ses suites sur l'ensemble de la société malgache, voir
F. Raison Jourde « 40.000 ou 89.000 morts, cela change peu la force du
», Le Monde 28/03/07. En son temps, H. Deschamps avait avancé « le total obtenu ...
de 11 342 victimes.... (Il ajoutera) j'espère que personne ne trouvera insuffisant ce total
horrible » voir « les victimes de la répression à Madagascar en 1947 », Le Monde du 4 avril
1947-
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MEMOIRE 25 1

française entretiennent dans les premières décennies de la colonisation


le souvenir du passé monarchique » 59. Mais après la rébellion de 1947,
ce souvenir semble avoir pris une dimension autre.
En tous les cas, on peut se demander dans quelle mesure les
rumeurs ont contribué à fixer la date. En 1947, en face du faible degré
d'organisation des insurgés, il est probable que les rumeurs ont joué
un rôle déterminant dans le choix du 29 mars comme celle du début
de l'insurrection. Il est probable qu'il en fut de même 10 ans plus
tard.
En 1956, la vigilance des autorités, décidées à ne laisser célébrer une
manifestation anticoloniale considérée d'abord comme anticoloniale, la
quête d'une reconnaissance sociale et sans doute une certaine volonté
de subvertir les propres valeurs du colonisateur, figurent sans doute
comme autant d'arguments dans le choix du 13 juillet ou du 14 juillet
comme la date de la première commémoration de la révolte du 29 mars
1947. L'absence d'un repère chronologique comme de sites, c'est à dire
de « lieux de mémoire » pour commémorer l'insurrection de 1947
compte pour beaucoup dans le choix de cette date. Le dixième
de la rébellion se commémora dans la confidentialité, les rumeurs
et la peur, ce qui en gomma la pluralité. Le 14 juillet 1956 lui offrit un
abri temporaire rassurant et consensuel.
Dix ans plus tard, les données du problème ont sensiblement changé.
Car un gouvernement est en place, qui compte nombre de
qui firent partie de camp opposé à l'insurrection et dont des
parents ou eux-mêmes furent victimes. Et pourtant c'est d'une partie
de ces barons du régime PSD que viendra l'initiative de commémorer
1947 après bien des débats.

Le 20e anniversaire du 29 mars 1947 : oublier et se souvenir à la


fois.

Il aura fallu au moins un an de préparation pour que cette initiative


s'impose et ce en dépit du soutien d'une partie de l'opinion tout autant
que de celle de l'opposition AKFM (parti du congrès pour
de Madagascar fondé en 1958 de la fusion entre plusieurs partis
nationalistes).
Lors du Xe congrès du parti gouvernemental tenu en septembre
1966, sur proposition de « l'aile marchante du PSD » 6o, courant du

59. F. V. EsoalvelomanadrosOj « les 14 juillet à Antananarivo », p. 16 in G. Jacob (dir.)


Regards sur Madagascar et la Révolution française,, Cnapmad, Antananarivo, 1990.
60. L'expression est de l'ambassadeur de France, voir ADN Tananarive 138, lettre au
ministre des Affaires étrangères en date du 9 décembre 1966, p. 3. Cette aile semble de
plus en plus s'imposer au sein du parti comme en témoignent les réactions dans Ny
Marina (PSD) du 2 octobre 1964 « l'érection d'une stèle à la mémoire de ceux qui sont
morts pour l'indépendance de Madagascar a été décidée par le Conseil municipal de
252 S. RANDRIANJA

parti mené par André Resampa, ministre d'État chargé de l'Intérieur,


s'imposent trois motions qui feront l'effet d'une bombe : le
des noms de rue dans les grandes villes malgaches, l'érection
d'une stèle commémorative du 29 mars 1947 et la commémoration de
la journée du 29 mars 1947 par l'État.
Le 30 novembre, unanimes (donc opposition comprise, représentée
par trois députés sur 120 !) l'Assemblée nationale dominée par le PSD,
puis par la suite le Sénat, transformèrent les motions en lois. Dans la
pratique, il s'avéra plus facile de célébrer la journée du 29 mars que
d'ériger une stèle commémorative dont le contenu et même
posaient problème. Quant au changement des noms de rue,
lesquelles débaptiser et au profit de quelles personnalités ? Les
des municipalités pouvaient réserver des surprises 6l.
Les débats furent si longs et intenses au sein du PSD et du
que trois mois après le vote des motions, le public et l'opposition
comprirent dans le silence des uns et autres, la volonté du Parti ne pas
montrer au grand jour ces tiraillements. Il se devait d'avancer avec
précaution pour ménager son unité. Les analystes de l'ambassade de
France parlent de « vive méfiance entre les dirigeants politiques
qu'intéresse la commémoration de ces événements » 62.
Initialement destiné à contrecarrer un projet similaire, mais
de la municipalité AKFM, l'initiative de « l'aile marchante »
portait en elle les risques de la division du camp du pouvoir. Le premier
point d'achoppement fut la stèle elle même. Que devait contenir, donc
signifier, ce lieu de mémoire 63 ?
« Disons clairement qu'il ne s'agit pas d'une stèle commémorative du
MDRM » prévient en première page le journal du parti 64. La pirouette
cache mal l'embarras et le choix final portera sur une stèle qui « fait la
synthèse » 65 mais des problèmes elle en pose plus qu'elle n'en résout.
Les symboles que devait abriter la stèle ne firent même pas l'objet

Tananarive. La stèle sera érigée là où se dressait autrefois la statue de Gallieni. Nous nous
élevons contre, car c'est là une idée de gens pourris d'orgueil. ...C'est la ville de
Moramanga qui devait être choisie ...et non Tananarive où il n'y a pas eu un seul
nationaliste tué en 1947. Nous demandons au ministère de l'Intérieur de rejeter cette
décision ».
61. Lors des deux élections municipales qui ont eu lieu après la proclamation de
l'indépendance, par deux fois, les électeurs ont porté l'opposition au pouvoir dans
plusieurs grandes villes dont Antsirabe, Diego Suarez, Tulear, G. Roy, J.F. R. Rakotoni-
rina, 1969-1986, La démocratie des années soixante à Madagascar. Analyse du discours
politique de l'AKFM et du PSD lors des élections municipales de 1969 à Antsirabe, ORSTOM,
23604, p 119.
62. ADN 138 Tananarive, lettre au général commandant supérieur des forces
du Sud de l'Océan Indien, 8 mars 1967, envoyée à tous les consuls de France à
Madagascar.
63. « On a besoin d'... éclaircissements... au sujet.. .de cette stèle.... 'commémorera-t-
elle les véritables rebelles ou les victimes des répressions ? » Hehy, du 2 décembre 1967.
64. Madagasikara mahaleotena, 4 octobre 1966.
65. « Le PSD a fait la synthèse de tous les courants... Il les a réunis dans l'érection
d'une stèle commémorative pour tous les morts de 1947 », Madagasikara mahaleotena,
4 octobre 1966.
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MÉMOIRE 253

d'un quelconque début de débats, tant étaient redoutées les vagues


incontrôlables qu'ils pouvaient déclencher.
La question de l'emplacement de la stèle souleva des passions si
violentes qu'elle laisse deviner les complications, autant à l'intérieur du
PSD qu'à fortiori au sein de l'ensemble de la classe politique. A
Tananarive ? Mais « peu de coups de fusil ont été tirés ici »... Certes
« on (y) a fusillé le lieutenant Andriamaromanana et Rakotondrabe ...
mais ne minimisez pas la gloire de Moramanga... » 66 clame le journal
du Parti.
En filigrane de ces débats se profile l'argumentaire tribaliste. Qui ont
été les plus patriotes des Bezanozano et des Merina ? Si l'AKFM 67,
assimilé aux Merina et au MDRM, n'a pas pu tirer bénéfice de
de l'idée de la stèle en proposant de l'ériger à la place de la statue
de Gallieni dès 1962, le PSD s'est trouvé pris au piège de son propre jeu
en 1967. Voulant promouvoir l'unité nationale, il déclencha l'effet
inverse. La pirouette la plus facile consista à faire porter le chapeau aux
« colonialistes ». Ce que ne pouvaient faire que des journaux non PSD
comme Maraina vaovao (catholique) du 8 décembre 1966 qui accuse
l'assistance technique française de s'opposer en sous main à l'érection
de la stèle à la place de celle occupée par Gallieni avec l'argumentation
qu'on imagine. Il n'est pas impossible qu'une partie de ses membres et
certains dirigeants du PSD n'aient pas partagé ces sentiments.
Fandrosoana du 9 décembre 1966, un des nombreux journaux du
Parti tenta de clore ces débats en affirmant qu'« aucun endroit de l'île
ne peut prétendre avoir le privilège exclusif d'avoir fourni les martyrs. »
En attendant un improbable consensus, répondant à la question d'un
journaliste sur ce sujet, question facétieuse en d'autres circonstances,
Resampa, lors de sa conférence explicative, résuma, de manière expédi-
tive, les débats en cours dans son parti : « pour le moment, on ira fleurir
le monument d'Anosy et les cimetières, en attendant l'érection possible
de stèles commémoratives ».
La place choisie pour la première cérémonie natinale fut le
aux morts du Lac Anosy où une fois l'an, les officiels viennent
déposer des gerbes à la mémoire des soldats morts pour la France.
Depuis longtemps beaucoup ont oublié ce que représentait celle ci
pour ceux là 68. L'endroit est donc on ne peut plus neutre alors qu'il

66. Madagasikara mahaleotena 9 décembre 1966, « Paris est la capitale de la France


mais c'est à Verdun que se trouve le plus célèbre monument aux morts de la guerre de
1914-1918 », voir aussi Ny Marina du 2 décembre 1966.
67. Lors de sa réunion du mois de décembre 1966, le comité permanent de l'AKFM a
rappelé que « le parti avait toujours insisté sur la nécessité de commémorer le souvenir
des Malgaches qui ont perdu la vie dans la lutte contre le colonialisme ». En 1962, une
motion a été déposée devant le conseil municipal « pour obtenir le remplacement des
noms de rue de la capitale par ceux des patriotes malgaches et l'érection d'un grand
monument commémoratif ADN Tananarive 138, lettre de l'Ambassadeur de France au
ministre des Affaires étrangères, 8 avril 1967.
68. Y comprise celle pour qui ils sont morts. Voir le site de la liste des morts malgaches
et tous les débats sur les pensions des rares survivants.
254 s- RANDRIANJA

aurait aussi pu être l'occasion de rappeler une histoire partagée 69. Pour
justifier le choix, le journal du parti gouvernemental Madagasikara
mahaleotena du 31 mars 1967 s'en sort avec une périlleuse pirouette :
« le monument du Lac Anosy symbolise la Victoire, tous les gens sensés
et intelligents reconnaissent cela, et non telle ou telle nation comme
certains le pensent ».
La pirouette est d'autant plus intéressante qu'en voulant inscrire la
journée du 29 mars dans le paysage commémoratif existant, les
de la Première République rattachèrent la Rébellion à l'histoire
royale puis à une tentative d'« usurper » le prestige et le passé merina
par le système colonial. En effet alors que les monuments commémora-
tifs sont situés au cœur de la cité, sur une place publique ou sur un
boulevard, le monument aux morts du lac Anosy est décentré et dressé
dans un espace exigu. Imposée par le régime PSD, une surimposition
supplémentaire de signifiants sur le site géographique d' Anosy va donc
dans le sens de la banalisation d'un événement à travers sa
d'une part et d'autre part dans le sens de la banalisation du
discours nationaliste.
En tentant de faire porter le monument aux morts d' Anosy la charge
de lieu de mémoire pour tous les morts de 1947, l'amalgame est faite à
propos d'une sorte de cimetière national.

Du reste, le législateur finira par décider qu'il y aura une stèle


commémorative dans tous les chefs lieux 7O, déplaçant les polémiques
sur la date du 29 mars qui avait certes l'avantage de l'immatérialité
mais qui n'en est pas moins porteuse de charges affectives violentes et
contradictoires. Et celles-ci sont la source de conflits de mémoires qui
sont toujours en train de se chercher des sites pour se fixer. Au sein
même du PSD, le 29 mars est vu comme « la source qui a donné
naissance au fleuve » 7I mais aussi comme « une provocation
» rappelle le journal du parti gouvernemental 72.
En 1967, la lecture du 29 mars par le PSD est donc sensiblement
identique à celle de l'AKFM qui est à l'origine de l'idée de
La grande différence est que le PSD est marquée par l'infamie de
ses origines Padesm. Les tentatives de ses idéologues de l'inscrire dans

69. Les officiels français ne viendront honorer les morts de la rébellion qu'en 1997.
P. Leymarie, « La mémoire troublée de l'insurrection anticoloniale de 1947, Madagascar
entre nationalisme et survie », Le Monde diplomatique, mars 1997, pp. 22 et 23.
70. Ce fut réalisé sous la Deuxième République. Tous les chefs lieux, y compris ceux
qui n'ont pas été concerné par l'insurrection, abritèrent un monument commémoratif, il
en est ainsi de la ville de Tamatave où le monument se trouve sur un terrain vague coincé
entre la prison et le cimetière européen.
71. Madagasikara mahaleotena Ier décembre 1966.
72. Madagasikara mahaleotena 4 octobre 1966 « les colonialistes avaient soigneusement
mis au point leur tactique parce qu'ils avaient déclenché les troubles à Moramanga...Il y
avait aussi des traîtres qui, ayant adhéré au MDRM, étaient de connivence avec ceux qui
ont déclenché les troubles ».
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MEMOIRE 255

l'histoire de l'anticolonialisme 73 ne convainquent guère, malgré la


caution de Ravoahangy, ancien député MDRM devenu ministre PSD
sans portefeuille 74 et de plusieurs autres importantes personnalités
nationalistes issues du MDRM et de ses satellites.
La solution la moins pire fut de décréter le 29 mars « Journée du
souvenir ». Si l'essentiel des motivations des promoteurs de la
n'est pas exempt d'un certain calcul politique, par contre il leur
était difficile de préciser, sans dévoiler ces calculs, de quoi et de qui
peut on se souvenir ensemble, puisque c'est le sens premier de

Quoique non exempts de la menace d'un dérapage, les débats sur la


journée du 29 mars furent néanmoins plus aisés que ceux sur la stèle. Il
fallait en tous les cas canaliser au profit du régime les charges affectives
contenues dans la date symbole. Les bénéfices politiques d'une telle
opération sont non négligeables. En 1967, la journée du 29 mars restait
le symbole de la révolte contre l'autorité coloniale alors que le PSD
était assimilé au Padesm et à une francophilie sans faille, comme en
témoigne la lourde présence de l'assistance technique française
jusqu'au plus sommet de l'État. Réussir l'opération c'était aussi
s'affranchir de cette hérédité.
Certes la volonté de capter l'héritage nationaliste au profit de l'État
PSD coupe l'herbe sous les pieds de l'AKFM ?5 mais elle relève aussi
de celle d'une fraction importante du parti gouvernemental 7Ô qui tente
de se repositionner autour de Resampa, le redouté ministre de
Celui-ci cache de plus en plus difficilement sa volonté de
à Tsiranana fatigué. Grâce à cette initiative, il stigmatise le parcours
historique de l'autre fraction du PSD par l'AKFM 7? interposé. Les
motions de la discorde furent d'ailleurs votées alors queTsiranana était
en cure de repos dans la ville d'eau malgache, Antsirabe. Par la suite,

73. « II est bien connu que c'est le PSD qui a soutenu le Président Tsiranana qui a
réalisé l'indépendance intégrale le 26 juin i960.. Le PSD a fait la synthèse de tous les
courants... Il les a réunis dans l'érection d'une stèle commémorative pour tous les morts
de 1947 » Madagasikara mahcdeotena 4 octobre 1966.
74. Madagasikara mahaleotena 28 mars 1967 « En s'adressant à ses compatriotes, le
« père » Ravaohangy n'a commis aucune entorse aux règles de la préséance et a parlé
avant le Président, pour lui déblayer le terrain.
75. Et de potentiels alliés de plus en plus irrités par la pesanteur de la présence
française après 10 ans d'indépendance. Voir Sahy (catholique) du 26 septembre « nous
approuvons la décision du conseil municipal d'ériger une stèle à la mémoire de ceux qui
sont morts pour l'indépendance de Madagascar, le gouvernement ne s'opposera-t-il pas à
une telle décision ? ».
76. Madagasikara mahaleotena (PSD) du 2 juin 1964 publie en première page « les
Côtiers ont été les véritables combattants de l'indépendance ».
77. Déjà condamné pour outrage au Président quelques temps auparavant,
Razafindrakoto de Maresaka (vendredi 22 mai 1964) attaque Tsiranana : « Où était il
le Président Tsiranana ... (en 1947) ? N'était il pas parmi ceux qui se sont levés pour
soutenir la déclaration faite par le secrétaire général du PADESM, Ramambason qui a dit
« donnez nous des armes pour que nous puissions massacrer les nobles et les « Hova »
ainsi que les Betsileo ? ».
256 S. RANDRIANJA

Resampa 78 créera la surprise en révélant publiquement n'avoir jamais


appartenu au Padesm 79 et en réclamant l'héritage nationaliste.
La tentative du ministre de l'intérieur bénéficie de la sympathie
d'une partie de l'opposition en secrète tractation pour se partager le
pouvoir 8o. A l'inverse, la fraction visée par la motion et représentée par
Tsiranana avait du mal à se débarrasser du passé de « collaborateur »
hérité de l'ancêtre Padesm. Les explications de celui ci sur son rôle en
1947 (et ses amitiés présentes) cachent mal son embarras: « La grande
majorité des Malgaches qui, en 1947, s'était groupée en fonction de
certaines options, dans les partis de l'époque, a subi par la suite un
brassage et s'est regroupée tout différemment dans les partis politiques
d'aujourd'hui. De telle sorte qu'il est, en toute bonne foi, impossible
d'avancer que tel parti en 1967 est l'héritier de tel parti de 1947 » 8l.
De l'extérieur, en tous les cas, il est patent qu'au sein même du PSD,
« dont l'aile gauche comprend un certain nombre d'anciens MDRM,
des divergences ont éclaté sur la manière dont il convenait d'organiser
les cérémonies du 29 mars » 82. Tandis que « les représentants des ailes
gauches ont opté pour les solutions extrêmes, les modérés se
plus favorables aux plus nuancées et cherchaient à atténuer
l'éclat qui serait donné aux manifestations envisagées » 83.
Dans son entreprise, Resampa bénéficie de l'air du temps. Une partie
de l'opinion semble prête à le suivre même si le jeu est dangereux
comme le prouvera la suite 84. Des incidents mineurs, mais assez
pour que les services de sécurité de l'Ambassade de France les
consignent, éclatent ici et là, opposant souvent jeunes Malgaches et
Zanatany gérants de petit commerce ou de boite de nuit. Le café

78. Il donnera plusieurs gages de son nationalisme républicain pendant le mois de


mars en expulsant le fondateur de la secte Jesosy mamonjy, Daoud qui commençait à avoir
un important succès à Madagascar et en fermant un café géré par un Zanatany, Courrier
de Madagascar 22 mars 1967.
79. « Moi-même je fus un sympathisant du MDRM. En 47, j'étais encore un jeune
fonctionnaire et je suivais déjà de très près l'actualité. Je n'ai jamais en aucun moment
appartenu au PADESM. A l'heure actuelle, très nombreux sont les PSD ayant jadis
appartenu ou sympathisé avec le MDRM, beaucoup plus nombreux en tous les cas que
les membres de l'AKFM d'aujourd'hui. » Interview de Resampa au Courrier de
du 7 mars 1967.
80. Extraits du discours de deux heures d'Andriamanjato lors du conseil national de
l'AKFM du 25 au 28 avril 1964 àTananarive.
« Je crois devoir vous donner la raison profonde de la scission. Le Bureau National a
adressé, à l'insu des autres sections, une lettre au PSD en vue d'une éventuelle
entre nos deux partis. Le but ... est la réalisation d'un programme commun établi à
Antsirabe pour répondre à l'appel lancé par le chef de l'Etat lui-même. Il nous a été
reproché d'avoir mené des négociations secrètes. Or je tiens à insister sur ce point :....le
Bureau National n'est pas tenu de rendre compte de tous ses actes à toutes les sections et
il a le droit de rédiger à l'insu de tous, lettres, communiqués et autres écrits. » ARM,
Présidence 1079.
81. Courrier de Madagascar 28-29 mars 1967, « message présidentiel à la nation ».
82. ADN Tananarive 138, lettre de l'Ambassadeur de France au Ministre des affaires
étrangères 8 avril 1967.
83. Ibid.
84. Resampa finira par être arrêté quatre ans plus tard, accusé de comploter contre
Tsiranana et avec des puissances étrangères.
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MÉMOIRE 257

alternatif le Glacier (appartenant à un Zanatany) fut même fermé


trois mois à la suite d'altercations et le ministère de l'Intérieur
trouva là l'occasion de montrer à peu de frais de quel côté il se
rangeait 85.
Devant les risques de division du Parti, la position de consensus qui
se dégagea (plusieurs mois après le congrès du Parti) et qui fut
comme celle deTsiranana, imposa la commémoration de la journée
du 29 mars 1947 comme «... similaire à celle du 2 ou du 11
». Elle sera « exclusivement dédiée aux morts de 1947 » 86.
Exhibant une unité de façade, l'État-PSD préparera soigneusement
l'opinion au tournant agencé par l'ambitieux dauphin deTsiranana.
Le 3 mars 1947, le Président de la République se rend à
87 sous le prétexte d'inspecter l'école de gendarmerie installée
dans l'enceinte du camp attaqué par les insurgés 20 ans plus tôt et de
visiter l'usine d'allumettes. Voulait il signifier par là le caractère explosif
de l'entreprise tout autant que la solidité des institutions de l'État-
PSD qu'il ne trouva pas meilleurs symboles dans la petite bourgade ?.
Acheminé par un train spécial, l'ensemble du gouvernement fit le
déplacement, lui même s'y rendant en hélicoptère.
Un discours à la portée historique 88 du fait de sa solennité annonce
la prise en charge de la première commémoration de 1947 par l'État
mais seulement près de 10 ans après son indépendance. Devant les
élèves gendarmes 89 auxquels il assigne la mission de protéger l'unité
nationale, Tsiranana, très ému, déclara pour l'ensemble des auditeurs
de Madagascar : « .. Rappelez vous, en 1947, il y avait des troubles... ici-
— Cette année, nous allons commémorer ces événements de 1947.
Mais ce sera dans la sagesse, mais pas dans la haine... dans l'amitié,
dans la fraternité. Souvenez vous qu'en 1945-46-47, nous Malgaches,
nous... étions divisés mais actuellement à l'époque de l'indépendance
de notre pays, c'est une époque d'union de tous les Malgaches. C'est
pour cela que nous souhaitons que cette union nationale ne soit pas
altérée... Ce jour là, (...) le gouvernement souhaite qu'il n'y ait pas de
mauvaises intentions aussi bien vis-à-vis de nos frères de l'extérieur que
de vis-à-vis de nous-mêmes. Souvenez-vous ! Qu'on oublie ces
Voyez par exemple les Français et les Allemands... Il faut savoir
oublier.... Beaucoup de victimes de ces événements sont morts sans

85. « Le bruit court que d'autres incidents de ce genre auraient eu lieu ces jours
derniers, notamment aux restaurants Riviera et Bonne gamelle.... » ADNTananarive 138
Mykonos n° 383, du 17 mars 1967.
86. Interview de Resampa au Courrier de Madagascar du 7 mars 1967.
87. L'Humanité du 20 avril 1947 qualifia Moramanga « d'Ouradour malgache » après
les représailles de la soldatesque. Témoins de celles-ci, les tombes entretenues dans le
bourg lui même ainsi que le charnier situé à l'extérieur de l'agglomération.
88. Le Monde du 29 mars 1967 : « 20 ans après Madagascar célèbre pour la première
fois, l'anniversaire de la rébellion de 1947... ».
89. Discours prononcé par le Président de la république à l'École de gendarmerie de
Moramanga, du 3 mars 1967. Le discours a été prononcé en malgache, ADNTananarive
138.
258 S. RANDRIANJA

savoir pourquoi ... Aucune haine, aucune rancœur, ... ne doit survivre ».
Exceptionnellement, l'ancien maître d'école n'eut pas recours à ses
fameuses parenthèses, des apartés souvent émaillés de plaisanteries qui
duraient souvent deux à trois fois plus que le discours rédigé par son
directeur de cabinet. Celui qui s'était proclamé Père de l'indépendance
n'a pas voulu céder son titre en se référant aux « victimes de 1947 »,
potentiels concurrents, II a voulu indiquer par là vers quelle direction
l'amnésie collective devait s'investir. Mais comment oublier et se
à la fois ?
La radio d'État retransmit le discours en direct et passa en boucle
plusieurs passages 9°.
Quelques jours plus tard, pour l'influente presse écrite, le ministre
de l'Intérieur précisa la signification que le gouvernement entendait
donner à la commémoration et balisa les limites des interprétations
éventuelles. Cette première commémoration officielle se fit dans « le
recueillement, la prière et le deuil ». En conséquence « tout ce qui
rappellera la joie sera interdite, c'est-à-dire les dancings, les bals, etc. ».
Son ministère donna les consignes à faire respecter dans une note
très largement diffusée : « La célébration doit se faire dans la paix
exclusive de toute haine ou ressentiment. C'est une journée du
de recueillement, de prière, de consécration de l'Unité nationale et
de la fraternité de tous les habitants de Madagascar (Malagasy et
étrangers), de réconciliation. Aucun parti politique, aucune association,
aucun individu n'a le droit de s'arroger le mérite de cette journée.
Xénophobie à bannir dans toutes ses formes 9I. »
Comme le fit Soucadaux 10 ans plus tôt, le ministre eut une pensée
pour les journalistes, mais avec sa touche personnelle : « De grâce,
n'interprétez pas à la légère : vous êtes également garants de l'ordre
public ; en cas d'agitation, il se pourrait fort bien que vous soyez les
premiers arrêtés 92 ».
Le mercredi 29 mars 1967, la cérémonie commémorative de Tanana-
rive donne le ton. Tsiranana se rend au monument aux morts du Lac
Anosy accompagné par un aréopage d'officiels à l'exclusion des alliés
français soigneusement tenus à l'écart 93.
Le monument du lac Anosy a été dédié aux soldats morts pour la
patrie sous la période coloniale et aux morts pour la France depuis la

90. Le 21 mars, Tsiranana tint à peu près les mêmes propos à Vatomandry (Courrier de
Madagascar du 23 mars 1967) et le 28 mars àTananarive.
91. ADN Tananarive 138, note du ministère de l'Intérieur signé par Pierre Bora et en
date du 14 mars 1967.
92. Note de l'ambassadeur de France Alain Plantey, destinée au Quai d'Orsay, ADN
Tananarive 158 s.d., 2 p.
93. « Étant donné le caractère exclusivement malagasy cérémonies 29 mars, il est
précisé que anciens combattants participant a manifestations devront arborer seuls
drapeaux nationaux » ADN Tananarive 138. Voir aussi la note confidentielle Mykonos
n 406 du 22 mars 1967 : « la commémoration du 29 mars 1947 » la note demande
« qu'aucun fonctionnaire de l'assistance technique ne devra être convoqué à cette
même si sa participation est nécessaire » ADN Tananarive 138.
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MEMOIRE 259

proclamation de l'indépendance 94. Tsiranana déposa « une gerbe en


présence des autorités constituées malgaches et d'une assistance
recueillie et disciplinée... ». Après le dépôt d'une gerbe de fleurs au pied
du monument aux morts suivi de l'exécution de la Sonnerie aux morts et
d'une minute de silence, la cérémonie a pris fin. La foule évaluée à
2000 personnes environ, s'est dispersée dans l'ordre et la dignité » 95.
La cérémonie ne dura pas plus de 30 minutes.
Une série de cérémonies similaires eut lieu dans différents chefs-
lieux tandis que toute la journée la radio d'État diffusa de la musique
religieuse. « En aucun cas, il n'y eut de discours de pavoisement, de
défilé ou de stèle érigée à cette occasion » 96. A Fianarantsoa, « une
assistance très clairsemée... (pour) une cérémonie d'une vingtaine de
minutes. Chacun ...donnait l'impression d'accomplir une formalité,
voire une corvée » 97. « Cette journée ... avec sa signification
a été une gène pour tout le monde » 98. Dans des endroits où
l'insurrection a été particulièrement violente, « les renseignements en
provenance de Fort Carnot et Sahasinaka... ne diffèrent pas de ceux
connus pour l'ensemble de la province » ". A Majunga, constat
même si une stèle avait « été hâtivement érigée dans l'enceinte du
cimetière malgache d'Antanimanaja » IO°.
Le terrain de consensus déterminé par les rapports de force au sein
du PSD aboutit à une commémoration dont le moins qu'on puisse dire
est qu'elle fut brève et prudente.
La timidité de la commémoration officielle montre qu'elle n'a pas pu
(ni voulu) prendre en charge l'attente de diverses parties de la société
malgré le fait (ou plutôt parce que) elle a tenté de ratisser large. Mais le
fait d'avoir déclaré la journée du 29 mars, journée nationale du
permettra des commémorations localisées qui ont échappé au
contrôle du centre, sans que le local ait pu prendre le pas sur le global
néanmoins.
Ainsi à Manakara, dès le 2 novembre 1966 IO1, les autorités locales
ont quasiment obligé le consul de France à saluer la mémoire
des « morts de 1947 » au grand dam de ses supérieurs. « Invité par le

94. E. Jenning, (2006) Madagascar se souvient, les multiples visages du monument


aux morts du lac Anosy, Antananarivo, Outremer, 351, p. 123-140.
95. ADN 138 Tananarive, rapport d'A. Plantey, ambassadeur de France à Mr Couve
de Murville, Ministre des affaires étrangères, 8 avril 1967.
96. Ibid.
97. ADN Tananarive 138, lettre du Consul de France à Fianarantsoa à l'Ambassadeur
29 mars 1967.
98. Ibid.
99. ADN Tananarive 138, lettre du consul de France à Fianarantsoa l'ambassadeur 21
mars 1967.
100. Néanmoins, un conseiller municipal AKFM, « déjouant la surveillance du service
de sécurité, déposa une gerbe de petites fleurs rouges au pied de la stèle... au moment où
les autorités se préparaient à quitter les lieux » ADN Tananarive 138, lettre du consul de
France à Majunga à l'ambassadeur, 31 mars 1967.
101. Alors que les pontes du PSD étaient en pleine discussion sur la réalité à donner
aux motions du Xe congrès.
260 S. RANDRIANJA

sous-préfet, il a participé aux dépôts de gerbes effectués au cimetière


avec les Autorités de la Ville. Au cours de la visite des tombes miliaires
et civiles, un arrêt s'est produit devant un emplacement dont le
officiel n'avait pas fait mention. Il s'agit d'un monument construit
sur un charnier qui renferme les corps très nombreux de rebelles
malgaches prisonniers des Sénégalais IO2 et exécutés par eux » IO3.
L'inscription qui y figure ne permet aucun doute : « Pierres levées IO4 à
la mémoire de ceux qui sont morts le 29 mars 1947 ». Pris de court le
consul de France ne put qu'imiter les autorités locales, donnant à une
partie de l'assistance un sentiment de revanche et provoquant chez
« beaucoup de Français, parmi les anciens particulièrement » IO5 un
choc. Parions que ce ne fut pas cette catégorie de la société

Ainsi, à l'instar de ce qui s'est passé à Manakara le 2 novembre 1966,


d'autres types de commémoration vont tenter de profiter de la brèche.
La possibilité d'une multiplicité de commémoration rendra les
particulièrement vigilantes. En est la preuve l'arrestation préventive
de plusieurs personnalités Io6 dont la communiste Zèle Rasoanoro IO7,
pourtant la protégée du Président et rédactrice, en 1964, du journal du
PSD La République. Elle a été décidée « en accord avec le ministre de
l'Intérieur » qui, de toute évidence, n'entendait pas à ce que d'autres
factions au sein du parti (et à fortiori en dehors) ne tirent profit de son
initiative. Marna Zèle avait fait imprimer à l'imprimerie du PSD « plus
ou moins à l'insu de l'administration de cette entreprise (sic) » io8 deux
cent trente tracts qui racontent sa participation au coté de Jaozandry
aux « événements » de 1947.
Cet « accroc » ne doit cependant pas cacher la pluralité des
« alternatives ». Si aux inévitables accents millénaristes IO9 se
mêlent d'autres plus politiques, toutes tentent de profiter des
officielles pour se créer des lieux de mémoire ou se rendre
plus ou moins visibles socialement IIQ.
Ainsi, au cours des journées du 28 et du 29 mars, un instituteur a fait
distribuer à Tananarive dans sa rue un tract comportant une « offense

102. On notera la prise de responsabilité !


103. ADN Tananarive 138, lettre du consul de France à Fianarantsoa à l'ambassadeur
de France, 28 novembre 1966.
104. Le monument a été élevé sur l'initiative de Sileny, alors député-maire de la ville
de Manakara et vice-président de l'Assemblée nationale.
105. ADN Tananarive 138, lettre du consul de France à Fianarantsoa à l'ambassadeur
de France, 28 novembre 1966.
106. En fait la police arrêta sept personnes dont mon père, René Anselme Randrianja,
secrétaire général du Parti Communiste malgache et Seth Ratsimbazafy, un journaliste.
Elles furent consignées dans le camp fortifié de Mandalahy.
107. Ancienne membre du MDRM, voir G. Rabesahala, op. cit.
108. ADN Tananarive 138, note de l'ambassadeur 31 mars 1967.
109. Voir annexe 1.
110. ATamatave, « des messes basses ont été célébrées » ADN Tananarive 138, lettre
du consul de France àTamatave à l'ambassadeur, 11 avril 1967.
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MÉMOIRE 26 1

au général De Gaulle ... traité ... de chien » IXI. A Androka II2, « une
simple mais émouvante cérémonie » II3 sous la conduite du sous-préfet
d'Ambalavao consista à un dépôt de gerbes au pied d'une croix levée
« en mémoire des victimes de 1947 ».
Les grands absents de la commémoration furent les Français, autant
les Zanatany que les autorités, et ce en dépit des étroits liens entre les
uns et les autres. La commémoration n'évoqua nullement une histoire
partagée même si le choix du monument aux morts d'Anosy semblait
suggérer le contraire. En effet dans son discours de Tananarive, Tsira-
nana précisa «... aux Français et autres étrangers que ces événements
ont... concernés en d'autres temps, que ce n'est plus leur affaire dans la
conjoncture actuelle. (Il) leur demande en conséquence de s'en tenir
écartés ». Mais dans le même temps, durant l'interview radiodiffusée
du 30 mars, il précisa que la commémoration concernait le peuple
malgache et « quand je dis le peuple malgache, j'entends tous ceux qui
habitent le pays », y compris donc la dix neuvième tribu ».
L'ambassade de France se mobilisa par conséquent dans une sorte
de délire sécuritaire "4. Elle dressa une liste de personnes susceptibles
d'encadrer « nos compatriotes ». A celles-ci furent adressées des
verbales qui les enjoignaient d'informer l'ambassade de « tout
élément d'information pouvant permettre de prévoir ce qui doit se
passer au cours de la journée du 29 mars » II5. Les consignes
de même « dignité et prudence » aux ressortissants français,
ainsi que « discrétion et courtoisie dans leurs contacts avec les
malgaches ». Il leur était conseillé de « limiter les déplacements et
si possible se regrouper » II6. « Tous les accidents ou incidents de la
circulation leur feraient courir de sérieux risques ».
Quelques jours avant la « journée fatidique », les consuls se
pour identifier ces « personnes » et passer verbalement les
Par la suite, ces mesures furent systémiquement reconduites à
chaque 29 mars devenu Journée nationale, un peu comme si les
entre les deux pays se distendaient. En dépit des précautions des

m. ADN Tananarive 138, note de l'ambassadeur 3 avril 1957, de la journée commé-


morative du 29 mars. L'ambassadeur ajoute « la police de Tananarive, alertée par les soins
de cette Ambassade, a fait retirer ces panneaux le 30 mars à 18 heures ».
112. Cimetière informel situé à un kilomètre d'Ambalavao.
113. Courrier de Madagascar du 4 avril 1967.
114. ADN 138 Tananarive lettre au général, commandant supérieur des forces
du Sud de l'Océan Indien, 8 mars 1967, envoyée à tous les consuls de France à
Madagascar.
115. Certains consuls pousseront le zèle jusqu'à pousser des chefs de province à
interdire ou du moins à gêner des réunions des sections de l'AKFM et du syndicat
FISEMA durant le mois de mars ADN Tananarive 138, lettre du consul de France à
Majunga à l'ambassadeur, 24 mars 1967.
116. Signe des temps beaucoup de Français habitant Tananarive passèrent leurs
àTamatave profitant du 29 mars 1967, journée chômée mais payée sans s'occuper des
consignes alarmistes de la Mission. ADN Tananarive 138, lettre du consul de France à
Tamatave à l'ambassadeur, 11 avril 1967.
262 S. RANDRIANJA

autorités malgaches II7, la commémoration semblait perçue comme un


acte hostile malgré (ou à cause) de son usage interne II8. L'érection de
stèle, c'est-à-dire la matérialisation de la journée était particulièrement
redoutée dans le futur II9.
L'exclusion favorisa donc les rumeurs alimentées par le moindre
incident I2°. Ainsi lorsque Resampa révéla que la police avait confisqué
plusieurs armes détenues par des Vazaha à Ambatondrazaka I21, il fut
obligé de relativiser en précisant que c'était là de vieilles pétoires qui
dataient justement de 1947 et qu'elles étaient inutiles puisque « la
police fait son travail ».
Après 10 ans de retour à l'indépendance et 20 ans après « les
», l'initiative eut le mérite de déclencher un débat à l'échelle
nationale au-delà des calculs politiciens liés à la conjoncture.
En effet, en dépit des balisages officiels, si à l'intérieur du Parti social
démocrate, la commémoration en particulier les symboles qui devaient
s'y imposer ne firent pas l'unanimité que dire alors de l'ensemble des
Malgaches. Pour Madpress du 7 mars 1967 « tous les Malgaches
n'étaient pas d'accord sur la rébellion et ne le sont toujours pas... ». La
rébellion rappelle d'abord le traumatisme des profondes divisions et de
valeurs violentées I22. La première série de souvenance collective
généra une série de conflits de mémoire.

3. Enjeux politiques et enjeux mémoriels : les débats.

En 1967, les enjeux immédiats de la commémoration furent


mais au-delà, les partisans de Resampa ont ouvert une porte qui a
fait entrer toute la nation dans un domaine auparavant enfoui. Les
autorités d'alors viennent de convier volontairement ou non les
au douloureux et long « travail de mémoire », pour reprendre une
formule de Paul Ricœur.

117. Dans toutes les provinces, les autorités malgaches ont collaboré pour assurer le
maximum de sécurité aux ressortissants français. Le consul de Majunga avait été
actif, allant jusqu'à « suggérer » des mesures au chef de la province. ADN
Tananarive 138, voir la correspondance du consul de Majunga à l'ambassadeur.
118. La repentance de Chirac n'aura lieu qu'en 2005, 40 ans après la première
commémoration officielle et dans la foulée des débats métropolitains sur son passé
colonial.
119. « A l'avenir des meneurs ou même des responsables francophobes pourraient
prendre prétexte de cette commémoration pour susciter un mouvement e xénophobie »
ADN Tananarive 138, lettre du consul de France àTuléar à l'ambassadeur, 24 avril 1967.
120. Un Français en vacances à Majunga a vu les pneus de sa voiture ainsi que ceux de
celle de ses amis dégonflés par des adolescents facétieux. L'incident est aussitôt rapporté
par le Consul local. ADN Tananarive 138, lettre du consul de France à Majunga à
l'ambassadeur, 31 mars 1967.
121. Courrier de Madagascar du 23 mars 1967.
122. Lumière du 11 décembre 1966, Le 29 mars, journée du souvenir, « ...Les
de 1947 ont occasionné bien des plaies douloureuses... Des Malgaches ont été
torturés par des Malgaches. Des Malgaches ont été tués par des Malgaches.. Les
remuent les plaies ».
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MÉMOIRE 263

Sitôt les motions PSD connues du grand public, des débats


dans la presse notamment. Quoique aux ordres de L'État-
PSD, la radio nationale I23 joua un rôle de catalyseur. Le rédacteur en
chef, en particulier, à une heure de grande écoute, essaya de poser de
manière sereine les termes du débat tout en propageant les consignes
du gouvernement. Il reconnut I24 qu'il « est encore trop tôt pour
l'histoire avec toute la sérénité désirable ». Il invita «... quelques uns
des protagonistes du drame (à publier) dès à présent leurs souvenirs...
même subjectifs, ... (Car) ..., pratiquement tous les écrits concernant
notre lutte armée pour l'indépendance sont l'œuvre d'étrangers I25...
Pourtant les acteurs du drame étaient généralement malgaches... Ils
vivent encore pour la plupart... »
II évoqua un autre point délicat (qui continue à poser problème) en
essayant de dépassionner les sentiments à ce propos: « le chiffre de
90.000 habituellement retenu... D'autres parlent de 120.000, sans
davantage de preuve ». Pour lui, il n'a « ....aucune valeur
De toute façon, la piété que nous devons à nos morts n'a rien à
voir avec leur nombre. Les Malgaches seront heureux de rendre
chaque année à la multitude des victimes... dont beaucoup sont
mortes de ...dénuement... Lorsqu'on inscrit des noms sur le monument
aux morts d'une ville, se préoccupe-t-on de savoir si Dupont ou si
Rakoto sont morts en héros, en défenseurs conscients d'une noble
cause ou écrasés par la fatalité ... ? Réflexion faite, ce n'est pas à ces
derniers ... que nous devrions réserver notre culte, les héros, en effet,
ont en eux leur propre récompense puisqu'en mourant ils savaient
pourquoi ... Je verrai cette journée du 29 mars comme celle d'un culte
respectueux pour les victimes... quelque soient les raisons pour
elles sont tombées. Des stèles, par contre, devaient être élevées à la
gloire des héros... » I26.
Cette première intervention provoqua des réactions passionnées. Des
auditeurs de diverses origines, y compris des Zanatany, écrivirent au
rédacteur en chef. Celui-ci alimenta sa chronique hebdomadaire
plusieurs semaines avec les points soulevés par ce courrier. On ne
peut donc pas dire que les débats étaient réservés à un cercle d'initiés et
ce d'autant plus que les commémorations allaient se faire dans tous les
chefs lieux.
En ouvrant la boite de Pandore, le PSD avait-il eu conscience de
l'ampleur de phénomène ainsi déclenché I2? ? Les débats commencèrent

123. Le régime s'était particulièrement appuyé sur ce média pour asseoir son autorité
allant jusqu'à distribuer des postes de réception aux habitants des parties éloignées.
124. Emission du 4 décembre 1966.
125. En 1966, il s'agissait de Ces procès qui ébranlèrent la France, de J.-M. Théolleyre,
chez Grasset ; et Justice pour les Malgaches, de Pierre Stibbe, au Seuil.
126. ADN Tananarive 138, éditorial de Marcellin Andriamanamongy, radiodiffusion
nationale dimanche 4 décembre 1966.
127. Madagasikara mahaleotena 28 septembre 1966. « Le PSD est conscient des
responsabilités qui lui incombent en tant que parti national... Fidèle au souvenir du
264 S. RANDRIANJA

au sein même du Parti gouvernemental. L'unanimité durant le congrès


cache (mal) les tractations qu'elle supposait, car si plusieurs membres
influents étaient des transfuges du MDRM, d'autres se trouvaient dans
l'autre bord en 1947 et chaque partie avait perdu des êtres chers. Ces
tractations seront tout aussi indispensables pour obtenir une similaire
unanimité au sein des deux chambres lorsque les deux motions furent
transformées en loi. Ces préalables furent nécessaires pour emporter
l'adhésion quasi forcée de Dadabe, le grand père Tsiranana mis à
mal I285 malade I29 et déclinant.
La commémoration devait elle être une douloureuse catharsis à but
thérapeutique ou bien l'opportunité de constituer un patrimoine de
souvenirs, c'est-à-dire l'occasion d'une amnésie sélective ? Le tout
ayant pour but louable de renforcer l'unité nationale peu menacée en
1967, à vrai dire. Le PSD avait opté pour une souvenance collective
consensuelle, les passions devant se diluer dans la commémoration de
tous les morts.
Un tantinet provocateur, le journal catholique Maraina vaovao du 3
décembre 1966 soulève les ambiguïtés du choix (lui même produit d'un
rapport de forces) du gouvernement PSD en poussant le raisonnement
jusqu'à l'absurde ; « est ce le souvenir des morts malgaches et de leurs
amis que l'on va commémorer ou bien va-t-on y inclure les Sénégalais ?
D'autre part il est difficile pour les Malgaches de penser au 29 mars
1947 sans se rappeler aussi... de ceux qui étaient la cause de la mort... Il
est répugnant de constater que parmi ces hommes, il y en a qui
occupent encore aujourd'hui de hauts postes et récoltent gloire et
honneur auprès de leurs compatriotes trompés ». Le même journal
propose que la journée soit « la journée de condamnation de ceux qui
avaient tué ou avaient vendu le sang des Malgaches ». Le journal
catholique Isan'andro du 29 septembre souligne qu'il ne saurait y avoir
de commémoration sereine, tant que l'on ne porte pas assistance aux
veuves et aux orphelins qui ont perdu les leurs pendant l'insurrection.
Cette autre manière d'aborder la victimisation n'était que pour mieux
fustiger les délateurs qui devaient « manifester leurs regrets et leurs
remords par des œuvres de bienfaisance ». La récurrence de ce thème
de la revanche montre que la société n'avait pas encore digéré son
traumatisme vignt ans après les faits.

passé, le PSD n'oublie pas les Malgaches qui ont sacrifié leur vie dans la lutte pour
l'indépendance. ... 90.000 Malgaches, si ce n'est plus, ont péri sous le poids de la
répression ».
128. « Certains articles (de journaux) ont fait allusion aux « complicités » qui auraient
existé entre l'administration française et le PADESM auquel appartenait le Président de
la République dont la position, à l'approche du 29 mars, paraissait délicate sur ce
point » ADN Tananarive 138, lettre de l'ambassadeur de France au ministre des Affaires
étrangères 8 avril 1967.
129. Dès 1966, la santé du Président décline et en juillet 1968, il est obligé de partir
pour plusieurs jours en France se faire soigner. ADN Tananarive 235, lettre de
à M. Foccart en date du 3 juillet 1968.
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MÉMOIRE 265

Pour Fanasina (protestant) du 23 mars 1967, célébrée la journée


du 29 mars est une « flèche transperçant (le) cœur (des traîtres).
N'éprouvent-ils pas une torture morale devant l'accession de notre
pays à l'indépendance ? Heureusement qu'ils sont encore vivants pour
voir cette victoire... ? ». Si la presse chrétienne ne pousse pas à la
sérénité, que dire alors des journaux d'opinion ?
Favorisée par le caractère officiel de la commémoration, une relative
liberté de la presse permit une diversité des attitudes. Il aurait été, de
toute manière, de mauvais goût pour le régime d'interdire un
journal durant cette commémoration, en tous les cas pour des
articles liés au sujet. Désormais adossé à une série de discussions
relativement libres sur la place publique, le travail de mémoire pouvait
prendre un peu plus de champ qu'auparavant pour s'épanouir. En effet
si l'art de la mémoire est d'abord celui de l'oubli I3°, il se bâtit aussi sur
le dissensus I31, c'est durant celui-ci que se définissent les éléments
destinés à l'amnésie. Ce fut le résultat le plus tangible quoique
de la tentative PSD de chercher un impossible consensus au nom
de l'unité nationale. Car nombreux furent les points incontournables.
En effet, une fois que, « de toute cette marée de déclarations, ... (on
dépasse 1') immense élan de bonnes intentions (... pour) se souvenir
des morts de 47, ...(la) simplicité achoppe » sur la question : comme se
souvenir des morts et oublier « les événements qui leur ont valu cette
mort » ?. S'interroge l'éditorialiste du journal Lumière I32, très prisé
dans les milieux intellectuels. Faire l'économie de la réflexion pour lui,
c'est « donner un autre sens aux sacrifices des victimes ». « Ces dizaines
de milliers de Malgaches qui ont donné leur vie passent pour être morts
dans l'absurde : qu'avaient ils pour chefs ? Des agents provocateurs de
la police coloniale ! Qu'avaient-ils comme mobile ? Une crédulité
superstitieuse qui leur a fait croire à la toute puissance des sorciers !
Quelle ferveur les animait elle ? Le déchaînement d'un instinct
de violence et de destruction !!!! ».
De même il s'interrogea sur la véritable fonction de la
en tous les cas telle qu'elle fut conçue par le régime PSD. Il est
dubitatif sur sa valeur pédagogique. Car « près de la moitié des
...n'ont pas vécu le drame... (et) toute une propagande semi
officielle s'était efforcée d'utiliser le spectre de 1947 comme d'un

,130. J. Cole : "Quand la mémoire resurgit. La rébellion de 1947 et la représentation de


l'État contemporain à Madagascar ", Terrain, 28, mars 1997, p. 10-28, et The Necessity of
Forgetting.Ancestral and Colonial Memory in East Madagascar, PhDThesis (Anthropology),
Berkeley, 1996.
131. Les repentances publiques des auteurs de crimes durant l'apartheid et qui ont
comparu devant la commission Truth and réconciliation ont créé non seulement les
conditions d'un débat public moins passionné mais aussi celles du pardon. Voir Priscilla
B. Hayner 2001 Unspeakable truths confronting state terror and atrocities. New York,
Routledge, 340 p. et B. Cassin, O. Cayla, P-J Salazar (dir.), Vérité, réconciliation, réparation
Paris, Seuil, 2004.
132. Lumière 26 mars 1967, « Réflexions pour le 29 mars ».
266 S. RANDRIANJA

épouvantail politique... ». De même les chefs «... ont désavoué et


de désavouer par leur silence ces morts... » I33.
En invitant I34 ses lecteurs à s'interroger sur la nature des « «
» au moment où la commémoration de leurs victimes devenait
une affaire nationale en étant destinée à être célébrée chaque année et
sur toute l'étendue du territoire de la République, l'éditorialiste de
Lumière, en l'état des connaissances sur la rébellion en 1967, les
quand même involontairement à s'insérer dans l'air du temps.
Certes « confondre sous le même terme de « victime » le rebelle mort
sous les rafales des armes automatiques et le fonctionnaire ou le
du Padesm ...c'est frustrer les morts du sens même de leur mort »
mais pouvait on imaginer en 1967 « qu'...un chef I3$ ait pris sur lui,
devant l'étendue du drame, d'assumer, même contre ses convictions
intimes le destin de ces morts et leur donner un sens à leur sacrifice ».
De plus suivre l'invitation de Lumière c'est aussi courir le risque de
mobiliser l'autre moitié de la population malgache qui a vécu les
événements à participer à l'extension sans fin du cercle des offenseurs
et des offensés, depuis les bourreaux et les victimes, jusqu'à leurs
descendants.
La stratégie de la victimisation était l'unique échappatoire de la
démarche consensuelle quelque que soit le « camp » dans lequel le
citoyen malgache de 1967 s'était situé.
L'un des points focaux des débats était de se faire accepter comme
victimes, celles de la répression, celles des provocations et celles des
règlements de compte, la liste est extensible. Mais dans tous les cas de
figure, la victime suppose un bourreau. Comment alors s'inspirer du
Fandroana 136 cette « vieille coutume malgache » pour commencer à
pardonner: « jadis la fête du bain était pour tous l'occasion de (se)
purifier. La rémission des fautes et des offenses était symbolisée par
l'aspersion mutuelle d'eau... ». Comment pardonner alors même que
l'on refuse d'identifier le bourreau ?. Comment séparer l'individu de
l'acte dans le contexte de 1947 ?
A chaque fois on revenait au point de départ. Que signifiait 1947
pour la nation ? Que signifiait la nation ?
Certes les autorités avaient fini par admettre que c'était d'abord
« une lutte de libération nationale » I37. Mais c'était pour banaliser

133. Déclaration de Ravaohangy au Courrier de Madagascar (24 mars 1967), « sachez


oublier ce cauchemar... je ne suis pas à l'origine des événements ».
134. Plusieurs numéros spéciaux de l'hebdomadaire catholique de réflexion,
des matériaux pour alimenter les réflexions des lecteurs. Voir dans Lumière du
19 mars 1967, l'histoire du MDRM dans le dossier de la semaine. Lumière du 5 mars 1967
« II y a 20 ans ».
135. En l'occurrence un Ravaohangy ou un Rabemananjara, sans parler des dirigeants
de brousse comme Lehoa, par exemple.
136. Lakroan'i Madagasikara du 29 mars 1967. Alors que la date du Fandroana a été
celle de l'éclatement de nombreuses révoltes.
137. Voir l'éditorial de Radio Madagascar qu'il est difficile de suspecter de dissidence
nationaliste.
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MÉMOIRE 267

le discours nationaliste en le transformant comme le firent tous les


pays africains durant les années 60, en un discours et une idéologie
du pouvoir *38. A ce titre, loin d'avoir imposé la rupture d'avec le
régime PSD, la Deuxième République s'inscrit dans sa continuité.
La démarche de Resampa devait conduire à un relâchement des
liens avec la France ^ et une motion du dixième congrès du PSD
avait aussi préconisé la révision des accords de coopération avec la
France.
En fait, les autorités françaises furent les plus constantes dans
du 29 mars puisqu'en 1967, il symbolise pour elle un
anti français I4° même si « techniquement » pour reprendre une
expression de Ralph Austen, c'était d'abord un mouvement anti
dont les Malgaches furent les principales victimes et qui fut aussi
soutenu par des Français.
Dans la lecture de la célébration de la journée nationale du souvenir,
l'ambassade de France et partant (ou inversement) ses autorités de
tutelle s'étaient installées dans une posture quasi coloniale (celle du
bourreau ?). Elles furent attentives aux aspects anti-français I41 de la
manifestation en dépit de l'assurance donnée par les responsables
malgaches l*2 qui n'avaient pas manqué l'occasion de montrer leur
francophilie sans faille. Les deux parties s'étaient d'ailleurs entendues à
plusieurs reprises et à de nombreux niveaux, pour éviter toute
de « xénophobie » I43, terme ambigu qui peut désigner à la fois le
nationalisme ou le patriotisme et tout mouvement anti français, les uns
et les autres sont mis sur un pied d'égalité.
Cette posture consacre la vision de la France officielle,
la rébellion n'a-t-elle pas aussi violenté les valeurs de la France

138. Voir les réflexions incisives d'A. Mbembe, On the postcolony, University of Califor-
nia Press, Berkley, 2001, 274 p.
139. Il sera d'ailleurs accusé de comploter avec des puissances étrangères quelques
temps plus tard et le PSD dont il était un des patrons avait des liens très étroits avec son
alter ego allemand.
140. Pendant toute la durée de la période coloniale, ainsi furent interprétés tous les
mouvements anticoloniaux pratiquement. S. Randrianja, Société et luttes anticoloniales,
Madagascar 18Ç6-1946, Paris Karthala, 2001, 453 p.
141. «J'ai la ferme impression qu'en dehors de certains groupes qui cultivent la
xénophobie et qui ne sont pas forcément tous dans l'opposition, la majorité de la
population de cette province se préoccupe surtout d'assurer sa subsistance sans pour
autant trop se forcer au travail ainsi que de frauder l'impôt » ADNTananarive 138, lettre
du consul de France à Majunga à l'ambassadeur, 31 mars 1967.
142. « Dans toute la Grande île, les autorités malgaches se sont maintenues en étroite
liaison avec cette ambassade et les consulats de France en vue d'harmoniser les mesures
prises de part et d'autre pour que les deux communautés observent en cette occasion une
attitude empreinte de réserve et de dignité » ADN Tananarive 138, lettre de
de France au ministre des Affaires étrangères 08 avril 1967.
143. Voir Le Monde du 29 mars 1967 : « 20 ans après Madagascar célèbre pour
la première fois, l'anniversaire de la rébellion de 1947.... Cependant les autorités de
Tananarive souhaitent que cette commémoration ne dépasse pas certaines limites et soit
« une journée pieuse, dédiée aux morts des événements de 1947 et exclusive de toute
réjouissance et de toute xénophobie, une journée qui devra cimenter l'unité
».
268 S. RANDRIANJA

républicaine I44 et divisé profondément I45 la communauté zanatany ,


celle des Français établis à Madagascar. Celle ci a aussi payé un tribut à
l'insurrection I46. Cette première commémoration semble préparer le
terrain à « la deuxième indépendance » qui sera vécue du côté des
officiels malgaches, cette fois ci, comme une réaction anti française
dans le jeu de miroir des nationalismes.
Mais en 1967, cette posture va aussi permettre aux dirigeants
malgaches I47 d'échapper à la prise de responsabilité. Bourreaux
et victimes s'entendant sur la tombe des morts.
L'apparent consensus imposé autour du thème de l'unité nationale
fera que la commémoration officielle rejeta dans la sphère du privé le
dissensus, en particulier dans les régions où la rébellion fut la plus
intense, c'est-à-dire là où elle causa le plus de débats donc de division.
La suprématie du national dans la définition du cadre des débats
participa aussi dans cette privatisation.
Dans la province de Tamatave, les autorités ont donné des
pour que le nettoyage des cimetières soit interdit le jour de la
commémoration car « la visite aux morts ... est une occasion de
familiales... à éviter» I48. Voulurent-elles proscrire le coté festif I49
contraire à l'esprit de recueillement voulu par les directives du
de l'Intérieur? Furent-elles plutôt attentives à l'aspect du maintien
de l'ordre ou encore voulurent-elles éviter que ces
privées ne prennent un sens autre? Sans doute tinrent-elles
compte de la plupart de ces considérations, car les autorités de 1967

144. Les réflexions de l'ancien professeur de philosophie du Lycée de Tananarive, mari


de la célèbre psychanalyste Maud Mannonni, ont pris naissance à la suite de ses
interrogations sur l'insurrection. O. Mannoni, Psychologie de la colonisation, PARIS 1950,
Seuil, 250 p. Elles ont connu un regain de succès avec le développement des théories
postmodernes. Prospero and Caliban :The Psychology of Colonization : University of Michi-
gan Press ; 1990, 224 p.
145. Le botaniste communiste P. Boiteau a ainsi perdu son fils durant l'insurrection
des suites des persécutions dont lui-même ainsi que sa famille furent les victimes à la
suite de la sympathie qu'il porta au « mouvement national » (témoignages recueillis de
son vivant alors que nous co-rédigions des biographies destinées au Dictionnaire
du mouvement ouvrier français de J. Maitron.
146. Encore en 1962, des particuliers zanatany réclamaient la réparation des «
causés aux biens et aux personnes à la suite de troubles survenus à Madagascar en
1947 » Les indemnités étaient calculées et payées comme en matière de dommage de
guerre » La charge de la dépense était supportée à raison de 20 % des indemnités versées
par le budget de Madagascar et pour 80 % par celui de la métropole. ADN 138
note pour la direction des affaires administratives et sociales Affaires africaines et
malgaches du MAE, 3 décembre 1962.
147. Parlant du Prince Kamamy, « un des meilleurs jeunes administrateurs civils du
pays » s'inspire « de certains précédents fâcheux de nos administrateurs de la F.O. »,
exerce de façon abusive son droit de cuissage ADN Tananarive 138, lettre du consul de
France à Tamatave à l'ambassadeur, 10 avril 1967.
148. ADN Tananarive 138, lettre du consul de France à Tamatave à l'ambassadeur,
11 avril 1967.
149. Journal officiel de la République malgache, un arrêté « portant interdiction de toutes
manifestations sur la voie publique et de toutes réjouissances publiques pendant la
journée du 29 mars 1947, arrêté signé du Ministre de l'intérieur Resampa (1296
DSN/BED).
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MÉMOIRE 269

étaient des hommes de terrain connaissant parfaitement leurs

Par la force des choses, la commémoration de 1967 a eu le mérite


important d'avoir créé le précédent qui permettra d'engager des débats
sur des questions longtemps tabou. Mais le "travail de mémoire" plus
que le "devoir de mémoire" est un travail collectif de deuil, s'y soustraire
expose au "cercle infernal de l'inculpation-disculpation" I5°. Elle a permis
de poser la nécessité d'ériger la stèle comme un lieu de mémoire à
fréquemment visiter car incarnant ce travail collectif I51.

Conclusion : « Oublier est difficile car il implique le


» X52

Les rumeurs de 1956-57 sur l'imminence d'une nouvelle insurrection


semblable à celle de 1947 montrent que la mémoire collective avait
besoin de points de repère pour s'ancrer. Il lui fallait et il lui faut encore
dans la diversité de ses composantes, intégrer cette séquence aux
facettes dans la continuité de la construction de la nation
Les rumeurs servirent alors de lieux de mémoire et de sites de
discussions. En ce sens elles participèrent d'une commémoration,
d'une souvenance collective qui cherchait à s'exprimer. Pouvait-il en
être autrement en situation coloniale qui fut ce que les rebelles
et les loyalistes défendirent et ce en dépit de l'atmosphère plus
libérale en ces années de mise en place de la loi cadre. Celle-ci, élaborée
en dehors des principaux acteurs concernés, si « fraternel » que fut son
esprit, ne méritait peut être pas à l'examen à posteriori son sobriquet de
Loi gadra (loi prison).
Mais elle força cette communauté à l'introspection en tentant d'en
réglementer le futur. Elle provoqua, grâce aux hasards du calendrier,
une sorte de retour du refoulé, largement accepté par le corps social
dans les années qui suivirent le traumatisme et entretenu par le régime
PSD et ses alliés.
Les commémorations de 1957 furent dès lors vécues dans une sorte
de passivité et sur le mode de la crainte de vivre à nouveau les « vertus
civiques » violentées d'une communauté morale. « Un serpent pris par
des enfants n'a ni pied ni mains pour se défendre ; il ne peut
la justice » *« telle fut l'image autour de laquelle se cristallisèrent les

150. Paul Ricoeur La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris Seuil, 2000, 676 p.
151. Hita sy Re du 27 janvier 1968 : « l'acceptation par le gouvernement malgache de
faire de la journée du 29 mars une journée nationale du souvenir célébrée chaque année
plait énormément. Mais la commémoration en pensée ...ne suffit pas. On a besoin
...d'une marque extérieure et palpable d'un monument concret... Chaque année des
dirigeants malgaches en compagnie de représentants du gouvernement français, etc..
déposent des gerbes au monument élevé à la mémoire des soldats morts pour, .la
France... on éprouve un tiraillement a cœur en voyant cela ».
152. Lumière du 12 mars 1967.
153. Takariva du 15 juin 1956.
270 S. RANDRIANJA

réflexions quand il y en eut. En résulta le « consensus du


» X54 qui fonctionna comme un verrou. Celui-ci paralysa (et
à le faire plusieurs années plus tard) les historiens et a fortiori les
acteurs et les témoins.
Quoiqu'on puisse en penser, quelles qu'aient pu être les motivations
conjoncturelles des responsables PSD de 1967, la décision de faire du
29 mars une journée nationale du souvenir fournit au refoulé un espace
social pour s'exprimer. Les responsables de l'époque tentèrent d'en
limiter la portée mais « le droit à la mémoire » pour de nombreuses
parties de la société malgache s'imposa dans cette opération «
politique » dans le fond, ne serait ce que parce que certains
acteurs purent publier leurs mémoires et s'exprimer dans les médias.
Suivant la belle formule de Jacques Le Goff *55 pour qui la mémoire des
témoins des événements 'n'est-elle pas le plus beau matériau de l'histoire'.
Enfin la prise en charge de la commémoration par l'État à intervalles
réguliers lui donne un champ dans le futur. Aux commémorations
suivantes *s6 alors de se charger des significations et des propos qu'elles
n'ont pu prendre auparavant comme celui de délier l'agent de ses actes,
c'est à dire de pardonner à l'individu qui a commis les crimes sans
pourtant les oublier.
Mais en dépit de la prise en charge par l'État de la commémoration,
au-delà de la souveraineté retrouvée d'un État qui ne fera que banaliser
un nationalisme d'État I5?, l'enjeu reste l'ensemble des valeurs sur
lesquelles la communauté repose. Car après tout, depuis
comme jamais dans toute son histoire, Madagascar n'a été aussi
dépendante de l'extérieur ce qui rend illusoire l'idée même de
Pour les « victimes de 1947 », que pouvait signifier l'indépendance
car si elle ne veut dire que la souveraineté de l'État alors c'est l'un des
plus grands mythes du xxe siècle et, partant, le nationalisme une
immense forfaiture. L'une autant que l'autre ne concernent que les
entrepreneurs politiques. Les commémorations multiples mettent en
valeur le fait que l'insurrection et ses complexes expressions s'ancrent
dans une histoire qui dépasse la conjoncture qui les a générées. Elles
sont la marque de débats locaux qui seuls permettent aux groupes qui
cultivent ces multiples mémoires de faire la paix avec le passé pour
contribuer à ce qu'Ernest Renan appelle « un plébiscite quotidien » I58.

154. H. Rousso, Le syndrome de Vichy 1945-198...) Paris, Le Seuil, 1987. 382 p.


155. Histoire et mémoire, 1988, Paris Gallimard, 410 p.
156. Lire les réflexions de Iloniaina Alain et de Fano Rakotondrazaka, « Les
de l'insurrection de 1947 - Des enjeux politiques », l'Express de Madagascar du
28-03-2007.
157. Il n'y a pas qu'en Métropole qu'est redécouvert l'anticolonialisme, voir
J.P. Chrétien (dir.) « L'anticolonialisme 50 ans après, Autour du Livre noir du
» Afrique et Histoire, n° I, 2003, p. 245-271.
158. « Qu'est ce qu'une nation ? » conférence faite à La Sorbonne, 11 mars 1882.
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MÉMOIRE 271

ANNEXES

DIFERENTES FORMES DE COMMEMORATION

ANNEXE I

29 mars 1967
(extraits)
Consolation

Du serviteur messager de Dieu


« Console mon peuple, dissipe les ténèbres aplanis mon chemin »
Patience Ô compatriotes humiliés
Oui, encore quelques années et les chiens latins qui nous oppriment sont
balayés de la face de ce monde. Alors s'élaborera la Société et devant le chef
suprême de l'espace, seule cette société peut donner et garantir l'ordre, la paix,
la justice et le bonheur... La France, l'Italie, l'Espagne et le Portugal seront les
principaux théâtres des destructions radicales qui préluderont à la gestation de
cette Société. Et vous, peuple malgasy, une des victimes de ces effroyables
chiens qui ont ravagé et ensanglanté la Terre... Vous serez avec Israël comme
prêtre, l'architecture de ce monument perpétuel à la gloire de Dieu. Quiconque
parmi vous, retrouve pour les revivre les valeurs morales de ses ancêtres
vertueux en sera l'une des armatures

Professeur Rakotoarisoa Guy, auteur des théories d'engins


(soucoupes volantes primaires et mécanique néorelativiste)

ADNTananarive 138
272 S. RANDRIANJA

ANNEXE II

Le Courrier de Madagascar 31 mars 1967


UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MÉMOIRE 273

ANNEXE III

Le Courrier de Madagascar, 31 mars 1967

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