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Randrianja Solofo. 1947 à Madagascar en 1957 et en 1967. A la recherche "d'une politique de la juste mémoire".. In: Outre-
mers, tome 98, n°372-373, 2e semestre 2011. Les deux Allemagnes et l'Afrique. pp. 239-273;
doi : https://doi.org/10.3406/outre.2011.4582
https://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2011_num_98_372_4582
Solofo RANDRIANJA*
Lorsque à la mémoire est prêtée une fonction plus large que celle
uniquement cérébrale chez un individu, elle est alors associée au
mental d'une société, garant de sa cohésion x. En ce sens, elle
représente un ensemble de souvenirs qui nourrissent des
Pour ce faire les sociétés organisent, en des lieux destinés à cet
usage, des rites de souvenance collective 2. Ces commémorations sont
souvent commandées par le présent. Ces télescopages entre la mémoire
et l'actualité font que les commémorations comptent parmi les sites sur
lesquels les groupes qui constituent une société discutent de manière
contradictoire sur les valeurs civiques 3 sur lesquelles l'ensemble de la
société se bâtit. Il y a donc autant de mémoires que de groupes.
Plurielle par nature, elle se constitue par le dissensus.
Patrimoine de groupes vivants par sa nature plurielle et affective, la
mémoire a tendance à ne retenir que ce qui conforte le ou les groupes
qui la cultivent ce qui enracine les commémorations dans les stratégies
politiques des vivants.
Le dimanche 17 juillet 1955 ", vers i8h 55, dans une case de Tanam-
bao V, un quartier populaire de la ville portuaire de Tamatave, une rixe
éclate entre des ouvriers yéménites du port et trois soldats sénégalais.
Une demi-mondaine autochtone en est l'objet. Alcool, frictions
sans oublier les problèmes d'argent et d'autres préoccupations
tout aussi mesquines transforment la dispute en un incident meurtrier
qui n'aurait dû occuper que la rubrique des faits divers si ce n'est le
contexte. Un des Yéménites poignarde à mort un militaire sénégalais
tandis que les deux autres sont blessés.
Dès 19I1 30, alertés par l'un des rescapés, « un nombre important » I2
de Sénégalais monte une expédition punitive. Ils molestent six ouvriers
du port, s'en prennent à Payet, un colon réunionnais fourvoyé au
milieu des échauffourées. Il en perdra la vie. Les incidents se
en émeutes dont le quartier tout entier fait les frais. L'incendie de
quelques cases en végétal se propage rapidement à 130 autres *3.
Les forces de l'ordre sont obligées de tirer sur les émeutiers et tuent
quatre Sénégalais. La « presque totalité de la population deTanambao V
prise de peur s'est enfuie dès les premières incendies pour se réfugier
vers le quartier européen » *4.
La ville est sous le couvre-feu et des parachutistes « européens » sont
dépêchés deTananarive ainsi qu'un officier supérieur sénégalais I5.
L'image de « 40 à 80 tirailleurs sénégalais » l6 armés de machettes
émergeant de la fumée de cases incendiées en ruine, sillonnant les
ruelles ensablées et s'en prenant aux passants tandis que « les paras »
patrouillent en ville, il n'en fallait pas plus pour rappeler de funestes
souvenirs et réveiller les démons assoupis.
La 10e commémoration de l'insurrection vient de commencer de
manière dramatique dans une ville qui, tout en ayant été au centre
de la zone insurgée, est restée pourtant calme car épargnée par les
combats.
Presque dix ans plus tard, les « événements » de 1947 sont
donc revécus, dans le registre du Tabataba, du désordre qui
affecte une harmonie plus inventée et imaginée que retrouvée. La mise
en place des dispositions de la loi-cadre, et les futures élections qui
l'accompagnent, attisent une atmosphère tendue et inversement.
En cette période de transition, les autorités essaient de minimiser
l'émeute et des mesures rapides tentent de faire baisser la tension.
10 tirailleurs sénégalais sont écroués et trente cinq autres expédiés par
avion à Tananarive. « L'autorité administrative récupéra ...(la) foule
26. Plusieurs diffusent intégralement l'article de Radar, voir par exemple Loloha lanitra
du 29 juin 1956, sous le titre « Jean Viaud continue à redouter l'éclatement de troubles ».
Le directeur n'est autre que Ratsimbazafy un du promoteur de l'association Madagascar-
URSS.
27. ADNjTananarive 17 Rapport de l'Administrateur, Fianarantsoa 22 mai 1956.
28. ADN, Tananarive 17, lettre manuscrite des « Disciples du maître à Soatanana »
adressées au Commissaire des RG, 5eme brigade Fianarantsoa » datée du 21 avril
1956.
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29. ADN, Tananarive 17, pour le chef des RG, 10 juillet 1956, région présentée par le
même rapport comme peu perméable aux rumeurs et sensibles aux discours rassurants
des autorités.
30. ADN, Tananarive 17, note de renseignements 10 juillet 1956. Ne s'agissait il pas en
fait de la réactualisation des listes électorales en vue de la préparation des échéances
prévues par la Loi Cadre ?
31. ADN, Tananarive 17, rapport RG 10 juillet 1956, bruits de rébellion.
32. ADN, Tananarive i75 rapport RG 13 juillet 1956, bruits de rébellion.
33. Ibid.
34. A Ankazondandy, dans la banlieue de Tananarive, les villageois se préparent à
quitter leur village après qu'un groupe de militaires sénégalais de passage leur aient
dérobé de la volaille. ADN, Tananarive 17 Note de renseignement 3 juillet 1956.
35. ADN, Tananarive 17, rapport RG 10 juillet 1956, bruits de rébellion. Dans son
travail F. Raison cependant, identifie plusieurs sources et essaie de caractériser les
différentes sortes de rumeurs.
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36. Ainsi, une infirmière de l'hôpital de Majunga dénonce son patient « Hova » qui lui
a « révélé » que les « Hovas » de la ville préparent une insurrection pour le 13 juillet. Ils
projetteraient de s'emparer de la poudrière et de la centrale électrique et d'empoisonner
l'eau de la station de pompage. ADN, Tananarive 17, rapport RG 10 juillet 1956, bruits de
rébellion.
37. ADN, Tananarive 17, rapport RG 6 juillet 1956, Inquiétude des milieux européens
et malgaches à la suite des bruits de rébellion.
38. ADN, Tananarive 17, rapport du commissariat de police d'Antsirabe du 2 juillet
1956, des bruits de rébellion pour le 13 juillet, pi. I, p. 2
39. ADN, Tananarive 17, gendarmerie de Manjakandriana 15 juin Ï956.
40. Le député élu sous les couleurs du MDRM, groupement accusé d'avoir été
l'instigateur de la rébellion a été condamné à mort et sa peine fut commuée en exil en
métropole. La libéralisation, effet de la mise en œuvre de la Loi cadre, avait laissé supposé
une relaxe et un retour des dirigeants en exil.
41. Mis au courant sur l'oreiller, le mari s'empresse, le 25 juin, de demander
de détenir des « armes de guerre et des grenades afin d'être en mesure de faire face
aux mouvements subversifs », ADN Tananarive 17, rapport du Commandant supérieur
des forces armées 25 juin 1956.
42. ADN, Tananarive 17, note de service en date du Ier juillet 1956 et destiné à tous les
Chefs de province.
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les agents des l'administration sont invités à multiplier les contacts avec
les administrés 43.
L'ampleur du phénomène empêche de considérer la « presse
ou communo-autonomiste », ou n'importe quel autre groupe
politique, comme l'unique responsable de la propagation de rumeurs si
ce n'est le bénéficiaire. Traumatisé par l'insurrection, sa répression et
son cortège d'imprévisibles dénonciations 44, le milieu des politiques en
général est très méfiant. Les nationalistes se mettent dans une posture
de victime et rejettent la responsabilité des rumeurs sur les «
» tout en se défendant d'en être les auteurs.
Même les tracts clandestins accusent les « colonialistes » d'être les
principaux bénéficiaires de ces rumeurs. Dès 1949, certains Tananari-
viens pouvaient lire un tract anonyme intitulé Français et ainsi conçu :
« Non, Français, vous n'êtes pas meilleurs que nous ! Vous êtes plus
forts, c'est tout. En 1947, vous étiez pires.... Nous vous opposons notre
force invincible d'inertie ».
Les militants sont très prudents et s'illustrent par leur discrétion.
« Quelques nationalistes » particulièrement surveillés, dont Aristide
Ratsimbazafy 4*, « déclarent vouloir éviter tout incident ...et ont estimé
nécessaire de s'abstenir de sortir (le 13 juillet) » 46. Dans d'autres
de Madagascar comme « sur la côte ouest et nord ainsi que dans le
sud à partir du pays bara...les quelques éléments nationalistes qui se
livrent à des commentaires concluent que si des troubles devaient
éclater, ils ne pourraient être que le résultat d'une provocation
», soit pour saboter l'application de la loi-cadre, soit pour amener à
une répression contre les nationalistes 47.
Soumise à la censure, la presse est très défiante, soulignant le
ambigu de la renaissance politique due à la loi-cadre qui favorisa
néanmoins une profusion de titres. L'éditorialiste de Takariva, dans sa
livraison du 15 juin 1956, est on ne peut plus clair en faisant écho à ses
confrères d'autres titres 48 : « des troubles se produiraient au mois de
juillet.... Le mot « ennemi » laisse entendre qu'une rébellion se prépare.
Et le bruit se répand partout... Est-ce ... que les Malgaches veulent se
révolter ? Non, non et Non !!! Pourquoi ?
43. F. Raison, citant des rapports des échelons inférieurs, décrit comment la directive
fut exécutée à la lettre (art. cit.).
44. Un bûcheron de Mandraka déclare avoir rencontré Alexis Bezaka récemment
libéré de prison après près de ro ans de détention, le 2 juin 1956, lors d'une kermesse, et
celui-ci lui aurait déclaré : « je viens de la part du bureau politique (sic) du COSOMA,
pour avertir mes camarades ... que nous préparons des sagaies et des haches pour
commencer la rébellion à partir du 16 août 1956 et que nous aurons les renforts des
Russes » ADNTananarive 17, rapport de la gendarmerie de Manjakandiana 15 juin 1956,
p. 2.
45. Un des fondateurs du Parti Communiste Malgache en 1958.
46. ADNTananarive 17, Notes de renseignement 11 juillet 1956.
47. ADNTananarive 17, Rapport des RG 10 juillet 1956.
48. ADN i7Tananarive notes des RG du 10 juillet 1956, Notes p. 4.
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52. L'attaque était dirigée contre Arsène Ramahazomanana et son ami le Dr Rakoto-
nirainy, nationalistes très connus sur la place et qui ont publié le premier les prédictions
deVeaud.
53. « Le bruit court que l'on va prochainement commencer la construction du Chemin
de fer d'Antsirabe à Fianarantsoa et que l'administration aura besoin d'un grand nombre
de soldats... ». Pour le haut-commissaire, le journaliste est en train de suggérer que
l'administration
Ier juillet 1956.
va rétablir le SMOTIG, ADN, Tananarive 17, notes aux chefs de
54. Est républicain, Nancy 19 juin 1956, bruits alarmistes à Madagascar, Nice Matin,
Nice 19 juin 1956 une mise en garde de Mr Soucadaux... contre certaines rumeurs,
L'Humanité du 20 juin 1956 titre é que préparent les colonialistes à Madagascar ?
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Tananarive. La stèle sera érigée là où se dressait autrefois la statue de Gallieni. Nous nous
élevons contre, car c'est là une idée de gens pourris d'orgueil. ...C'est la ville de
Moramanga qui devait être choisie ...et non Tananarive où il n'y a pas eu un seul
nationaliste tué en 1947. Nous demandons au ministère de l'Intérieur de rejeter cette
décision ».
61. Lors des deux élections municipales qui ont eu lieu après la proclamation de
l'indépendance, par deux fois, les électeurs ont porté l'opposition au pouvoir dans
plusieurs grandes villes dont Antsirabe, Diego Suarez, Tulear, G. Roy, J.F. R. Rakotoni-
rina, 1969-1986, La démocratie des années soixante à Madagascar. Analyse du discours
politique de l'AKFM et du PSD lors des élections municipales de 1969 à Antsirabe, ORSTOM,
23604, p 119.
62. ADN 138 Tananarive, lettre au général commandant supérieur des forces
du Sud de l'Océan Indien, 8 mars 1967, envoyée à tous les consuls de France à
Madagascar.
63. « On a besoin d'... éclaircissements... au sujet.. .de cette stèle.... 'commémorera-t-
elle les véritables rebelles ou les victimes des répressions ? » Hehy, du 2 décembre 1967.
64. Madagasikara mahaleotena, 4 octobre 1966.
65. « Le PSD a fait la synthèse de tous les courants... Il les a réunis dans l'érection
d'une stèle commémorative pour tous les morts de 1947 », Madagasikara mahaleotena,
4 octobre 1966.
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aurait aussi pu être l'occasion de rappeler une histoire partagée 69. Pour
justifier le choix, le journal du parti gouvernemental Madagasikara
mahaleotena du 31 mars 1967 s'en sort avec une périlleuse pirouette :
« le monument du Lac Anosy symbolise la Victoire, tous les gens sensés
et intelligents reconnaissent cela, et non telle ou telle nation comme
certains le pensent ».
La pirouette est d'autant plus intéressante qu'en voulant inscrire la
journée du 29 mars dans le paysage commémoratif existant, les
de la Première République rattachèrent la Rébellion à l'histoire
royale puis à une tentative d'« usurper » le prestige et le passé merina
par le système colonial. En effet alors que les monuments commémora-
tifs sont situés au cœur de la cité, sur une place publique ou sur un
boulevard, le monument aux morts du lac Anosy est décentré et dressé
dans un espace exigu. Imposée par le régime PSD, une surimposition
supplémentaire de signifiants sur le site géographique d' Anosy va donc
dans le sens de la banalisation d'un événement à travers sa
d'une part et d'autre part dans le sens de la banalisation du
discours nationaliste.
En tentant de faire porter le monument aux morts d' Anosy la charge
de lieu de mémoire pour tous les morts de 1947, l'amalgame est faite à
propos d'une sorte de cimetière national.
69. Les officiels français ne viendront honorer les morts de la rébellion qu'en 1997.
P. Leymarie, « La mémoire troublée de l'insurrection anticoloniale de 1947, Madagascar
entre nationalisme et survie », Le Monde diplomatique, mars 1997, pp. 22 et 23.
70. Ce fut réalisé sous la Deuxième République. Tous les chefs lieux, y compris ceux
qui n'ont pas été concerné par l'insurrection, abritèrent un monument commémoratif, il
en est ainsi de la ville de Tamatave où le monument se trouve sur un terrain vague coincé
entre la prison et le cimetière européen.
71. Madagasikara mahaleotena Ier décembre 1966.
72. Madagasikara mahaleotena 4 octobre 1966 « les colonialistes avaient soigneusement
mis au point leur tactique parce qu'ils avaient déclenché les troubles à Moramanga...Il y
avait aussi des traîtres qui, ayant adhéré au MDRM, étaient de connivence avec ceux qui
ont déclenché les troubles ».
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MEMOIRE 255
73. « II est bien connu que c'est le PSD qui a soutenu le Président Tsiranana qui a
réalisé l'indépendance intégrale le 26 juin i960.. Le PSD a fait la synthèse de tous les
courants... Il les a réunis dans l'érection d'une stèle commémorative pour tous les morts
de 1947 » Madagasikara mahcdeotena 4 octobre 1966.
74. Madagasikara mahaleotena 28 mars 1967 « En s'adressant à ses compatriotes, le
« père » Ravaohangy n'a commis aucune entorse aux règles de la préséance et a parlé
avant le Président, pour lui déblayer le terrain.
75. Et de potentiels alliés de plus en plus irrités par la pesanteur de la présence
française après 10 ans d'indépendance. Voir Sahy (catholique) du 26 septembre « nous
approuvons la décision du conseil municipal d'ériger une stèle à la mémoire de ceux qui
sont morts pour l'indépendance de Madagascar, le gouvernement ne s'opposera-t-il pas à
une telle décision ? ».
76. Madagasikara mahaleotena (PSD) du 2 juin 1964 publie en première page « les
Côtiers ont été les véritables combattants de l'indépendance ».
77. Déjà condamné pour outrage au Président quelques temps auparavant,
Razafindrakoto de Maresaka (vendredi 22 mai 1964) attaque Tsiranana : « Où était il
le Président Tsiranana ... (en 1947) ? N'était il pas parmi ceux qui se sont levés pour
soutenir la déclaration faite par le secrétaire général du PADESM, Ramambason qui a dit
« donnez nous des armes pour que nous puissions massacrer les nobles et les « Hova »
ainsi que les Betsileo ? ».
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85. « Le bruit court que d'autres incidents de ce genre auraient eu lieu ces jours
derniers, notamment aux restaurants Riviera et Bonne gamelle.... » ADNTananarive 138
Mykonos n° 383, du 17 mars 1967.
86. Interview de Resampa au Courrier de Madagascar du 7 mars 1967.
87. L'Humanité du 20 avril 1947 qualifia Moramanga « d'Ouradour malgache » après
les représailles de la soldatesque. Témoins de celles-ci, les tombes entretenues dans le
bourg lui même ainsi que le charnier situé à l'extérieur de l'agglomération.
88. Le Monde du 29 mars 1967 : « 20 ans après Madagascar célèbre pour la première
fois, l'anniversaire de la rébellion de 1947... ».
89. Discours prononcé par le Président de la république à l'École de gendarmerie de
Moramanga, du 3 mars 1967. Le discours a été prononcé en malgache, ADNTananarive
138.
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savoir pourquoi ... Aucune haine, aucune rancœur, ... ne doit survivre ».
Exceptionnellement, l'ancien maître d'école n'eut pas recours à ses
fameuses parenthèses, des apartés souvent émaillés de plaisanteries qui
duraient souvent deux à trois fois plus que le discours rédigé par son
directeur de cabinet. Celui qui s'était proclamé Père de l'indépendance
n'a pas voulu céder son titre en se référant aux « victimes de 1947 »,
potentiels concurrents, II a voulu indiquer par là vers quelle direction
l'amnésie collective devait s'investir. Mais comment oublier et se
à la fois ?
La radio d'État retransmit le discours en direct et passa en boucle
plusieurs passages 9°.
Quelques jours plus tard, pour l'influente presse écrite, le ministre
de l'Intérieur précisa la signification que le gouvernement entendait
donner à la commémoration et balisa les limites des interprétations
éventuelles. Cette première commémoration officielle se fit dans « le
recueillement, la prière et le deuil ». En conséquence « tout ce qui
rappellera la joie sera interdite, c'est-à-dire les dancings, les bals, etc. ».
Son ministère donna les consignes à faire respecter dans une note
très largement diffusée : « La célébration doit se faire dans la paix
exclusive de toute haine ou ressentiment. C'est une journée du
de recueillement, de prière, de consécration de l'Unité nationale et
de la fraternité de tous les habitants de Madagascar (Malagasy et
étrangers), de réconciliation. Aucun parti politique, aucune association,
aucun individu n'a le droit de s'arroger le mérite de cette journée.
Xénophobie à bannir dans toutes ses formes 9I. »
Comme le fit Soucadaux 10 ans plus tôt, le ministre eut une pensée
pour les journalistes, mais avec sa touche personnelle : « De grâce,
n'interprétez pas à la légère : vous êtes également garants de l'ordre
public ; en cas d'agitation, il se pourrait fort bien que vous soyez les
premiers arrêtés 92 ».
Le mercredi 29 mars 1967, la cérémonie commémorative de Tanana-
rive donne le ton. Tsiranana se rend au monument aux morts du Lac
Anosy accompagné par un aréopage d'officiels à l'exclusion des alliés
français soigneusement tenus à l'écart 93.
Le monument du lac Anosy a été dédié aux soldats morts pour la
patrie sous la période coloniale et aux morts pour la France depuis la
90. Le 21 mars, Tsiranana tint à peu près les mêmes propos à Vatomandry (Courrier de
Madagascar du 23 mars 1967) et le 28 mars àTananarive.
91. ADN Tananarive 138, note du ministère de l'Intérieur signé par Pierre Bora et en
date du 14 mars 1967.
92. Note de l'ambassadeur de France Alain Plantey, destinée au Quai d'Orsay, ADN
Tananarive 158 s.d., 2 p.
93. « Étant donné le caractère exclusivement malagasy cérémonies 29 mars, il est
précisé que anciens combattants participant a manifestations devront arborer seuls
drapeaux nationaux » ADN Tananarive 138. Voir aussi la note confidentielle Mykonos
n 406 du 22 mars 1967 : « la commémoration du 29 mars 1947 » la note demande
« qu'aucun fonctionnaire de l'assistance technique ne devra être convoqué à cette
même si sa participation est nécessaire » ADN Tananarive 138.
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MEMOIRE 259
au général De Gaulle ... traité ... de chien » IXI. A Androka II2, « une
simple mais émouvante cérémonie » II3 sous la conduite du sous-préfet
d'Ambalavao consista à un dépôt de gerbes au pied d'une croix levée
« en mémoire des victimes de 1947 ».
Les grands absents de la commémoration furent les Français, autant
les Zanatany que les autorités, et ce en dépit des étroits liens entre les
uns et les autres. La commémoration n'évoqua nullement une histoire
partagée même si le choix du monument aux morts d'Anosy semblait
suggérer le contraire. En effet dans son discours de Tananarive, Tsira-
nana précisa «... aux Français et autres étrangers que ces événements
ont... concernés en d'autres temps, que ce n'est plus leur affaire dans la
conjoncture actuelle. (Il) leur demande en conséquence de s'en tenir
écartés ». Mais dans le même temps, durant l'interview radiodiffusée
du 30 mars, il précisa que la commémoration concernait le peuple
malgache et « quand je dis le peuple malgache, j'entends tous ceux qui
habitent le pays », y compris donc la dix neuvième tribu ».
L'ambassade de France se mobilisa par conséquent dans une sorte
de délire sécuritaire "4. Elle dressa une liste de personnes susceptibles
d'encadrer « nos compatriotes ». A celles-ci furent adressées des
verbales qui les enjoignaient d'informer l'ambassade de « tout
élément d'information pouvant permettre de prévoir ce qui doit se
passer au cours de la journée du 29 mars » II5. Les consignes
de même « dignité et prudence » aux ressortissants français,
ainsi que « discrétion et courtoisie dans leurs contacts avec les
malgaches ». Il leur était conseillé de « limiter les déplacements et
si possible se regrouper » II6. « Tous les accidents ou incidents de la
circulation leur feraient courir de sérieux risques ».
Quelques jours avant la « journée fatidique », les consuls se
pour identifier ces « personnes » et passer verbalement les
Par la suite, ces mesures furent systémiquement reconduites à
chaque 29 mars devenu Journée nationale, un peu comme si les
entre les deux pays se distendaient. En dépit des précautions des
117. Dans toutes les provinces, les autorités malgaches ont collaboré pour assurer le
maximum de sécurité aux ressortissants français. Le consul de Majunga avait été
actif, allant jusqu'à « suggérer » des mesures au chef de la province. ADN
Tananarive 138, voir la correspondance du consul de Majunga à l'ambassadeur.
118. La repentance de Chirac n'aura lieu qu'en 2005, 40 ans après la première
commémoration officielle et dans la foulée des débats métropolitains sur son passé
colonial.
119. « A l'avenir des meneurs ou même des responsables francophobes pourraient
prendre prétexte de cette commémoration pour susciter un mouvement e xénophobie »
ADN Tananarive 138, lettre du consul de France àTuléar à l'ambassadeur, 24 avril 1967.
120. Un Français en vacances à Majunga a vu les pneus de sa voiture ainsi que ceux de
celle de ses amis dégonflés par des adolescents facétieux. L'incident est aussitôt rapporté
par le Consul local. ADN Tananarive 138, lettre du consul de France à Majunga à
l'ambassadeur, 31 mars 1967.
121. Courrier de Madagascar du 23 mars 1967.
122. Lumière du 11 décembre 1966, Le 29 mars, journée du souvenir, « ...Les
de 1947 ont occasionné bien des plaies douloureuses... Des Malgaches ont été
torturés par des Malgaches. Des Malgaches ont été tués par des Malgaches.. Les
remuent les plaies ».
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MÉMOIRE 263
123. Le régime s'était particulièrement appuyé sur ce média pour asseoir son autorité
allant jusqu'à distribuer des postes de réception aux habitants des parties éloignées.
124. Emission du 4 décembre 1966.
125. En 1966, il s'agissait de Ces procès qui ébranlèrent la France, de J.-M. Théolleyre,
chez Grasset ; et Justice pour les Malgaches, de Pierre Stibbe, au Seuil.
126. ADN Tananarive 138, éditorial de Marcellin Andriamanamongy, radiodiffusion
nationale dimanche 4 décembre 1966.
127. Madagasikara mahaleotena 28 septembre 1966. « Le PSD est conscient des
responsabilités qui lui incombent en tant que parti national... Fidèle au souvenir du
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passé, le PSD n'oublie pas les Malgaches qui ont sacrifié leur vie dans la lutte pour
l'indépendance. ... 90.000 Malgaches, si ce n'est plus, ont péri sous le poids de la
répression ».
128. « Certains articles (de journaux) ont fait allusion aux « complicités » qui auraient
existé entre l'administration française et le PADESM auquel appartenait le Président de
la République dont la position, à l'approche du 29 mars, paraissait délicate sur ce
point » ADN Tananarive 138, lettre de l'ambassadeur de France au ministre des Affaires
étrangères 8 avril 1967.
129. Dès 1966, la santé du Président décline et en juillet 1968, il est obligé de partir
pour plusieurs jours en France se faire soigner. ADN Tananarive 235, lettre de
à M. Foccart en date du 3 juillet 1968.
UNE POLITIQUE DE LA JUSTE MÉMOIRE 265
138. Voir les réflexions incisives d'A. Mbembe, On the postcolony, University of Califor-
nia Press, Berkley, 2001, 274 p.
139. Il sera d'ailleurs accusé de comploter avec des puissances étrangères quelques
temps plus tard et le PSD dont il était un des patrons avait des liens très étroits avec son
alter ego allemand.
140. Pendant toute la durée de la période coloniale, ainsi furent interprétés tous les
mouvements anticoloniaux pratiquement. S. Randrianja, Société et luttes anticoloniales,
Madagascar 18Ç6-1946, Paris Karthala, 2001, 453 p.
141. «J'ai la ferme impression qu'en dehors de certains groupes qui cultivent la
xénophobie et qui ne sont pas forcément tous dans l'opposition, la majorité de la
population de cette province se préoccupe surtout d'assurer sa subsistance sans pour
autant trop se forcer au travail ainsi que de frauder l'impôt » ADNTananarive 138, lettre
du consul de France à Majunga à l'ambassadeur, 31 mars 1967.
142. « Dans toute la Grande île, les autorités malgaches se sont maintenues en étroite
liaison avec cette ambassade et les consulats de France en vue d'harmoniser les mesures
prises de part et d'autre pour que les deux communautés observent en cette occasion une
attitude empreinte de réserve et de dignité » ADN Tananarive 138, lettre de
de France au ministre des Affaires étrangères 08 avril 1967.
143. Voir Le Monde du 29 mars 1967 : « 20 ans après Madagascar célèbre pour
la première fois, l'anniversaire de la rébellion de 1947.... Cependant les autorités de
Tananarive souhaitent que cette commémoration ne dépasse pas certaines limites et soit
« une journée pieuse, dédiée aux morts des événements de 1947 et exclusive de toute
réjouissance et de toute xénophobie, une journée qui devra cimenter l'unité
».
268 S. RANDRIANJA
150. Paul Ricoeur La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris Seuil, 2000, 676 p.
151. Hita sy Re du 27 janvier 1968 : « l'acceptation par le gouvernement malgache de
faire de la journée du 29 mars une journée nationale du souvenir célébrée chaque année
plait énormément. Mais la commémoration en pensée ...ne suffit pas. On a besoin
...d'une marque extérieure et palpable d'un monument concret... Chaque année des
dirigeants malgaches en compagnie de représentants du gouvernement français, etc..
déposent des gerbes au monument élevé à la mémoire des soldats morts pour, .la
France... on éprouve un tiraillement a cœur en voyant cela ».
152. Lumière du 12 mars 1967.
153. Takariva du 15 juin 1956.
270 S. RANDRIANJA
ANNEXES
ANNEXE I
29 mars 1967
(extraits)
Consolation
ADNTananarive 138
272 S. RANDRIANJA
ANNEXE II
ANNEXE III