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6. L’HISTOIRE
sous prétexte que l’eau a coulé sous les ponts ?
pardonner ? Pour qu’il y ait pardon, il faut au moins réunir deux condi-
tions indispensables : la première, que les bourreaux demandent
pardon, qu’ils présentent nettement des excuses et manifestent ouver-
tement des regrets circonstanciés et motivés, sincères ; la seconde, que
leurs interlocuteurs soient explicitement les offensés, pas leurs enfants,
leurs familles, leurs amis, leurs descendants, non, mais eux-mêmes, en
personne. Seul l’offensé direct peut pardonner. Vous ne pouvez accorder
votre pardon au responsable d’un crime commis contre votre voisin…
Vladimir Jankélévitch (1903-1985), à qui l’on doit l’essentiel de cette
analyse, conclut que les deux conditions ne peuvent être réunies dans
le cas des nazis : la première, parce que jamais les offenseurs n’ont
manifesté de repentir, à quelque degré que ce soit. Sur le principe, on
n’a jamais entendu un seul indi-
vidu suspecté d’avoir été un
instrument du négatif le
regretter. Pire, la plupart du
temps, ils nient être celui qu’on
juge, affirment ne pas avoir été
au courant, n’avoir rien su, rien vu
ou entrevu à l’époque, ils clament
que personne, d’ailleurs, dans ces
années-là, ne savait quoi que ce
soit (dans sa chambre, recluse,
Anne Frank, elle, savait dès 1942
— qu’on lise ou relise son
Journal), qu’ils n’auraient jamais
Le procès de Klaus Barbie en 1987
fait de mal à une mouche, qu’ils
(photographie de Marc Riboud). étaient de bons époux, de bons
pères, de bons citoyens, qu’ils se
contentaient d’obéir aux ordres, etc. Pas un n’a reconnu ses torts, mani-
festé de contrition, aucun ne se juge avec mépris d’avoir été un acteur
du système, pas un.
La seconde raison qui rend impossible le pardon, c’est que seules les
victimes pourraient accorder leurs pardons : les millions de Juifs, de
communistes, de francs-maçons, de Tziganes, d’opposants, d’homo-
sexuels, de Témoins de Jéhovah, de résistants torturés, maltraités, gazés,
brûlés, eux seuls pourraient donner leur pardon et seulement à ceux
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qui le leur demanderaient. Or leur disparition rend le pardon définiti-
6. L’HISTOIRE
vement impossible. Pas de pardon possible donné par des individus
mandatés : on ne peut mandater un individu pour accomplir ce qu’un
disparu seul aurait pu faire et aucun autre. On ne demande pas plus à
quelqu’un de rêver, de manger, de vivre à notre place. Donc, en plus
d’être imprescriptible, ce crime est impardonnable.
Pour mémoire
Dans ce cas de figure, quel besoin d’un procès ? À quoi bon mettre en
route la justice, convoquer des tribunaux, écouter des plaignants et
entendre la plaidoirie d’avocats acharnés à défendre des causes indé-
fendables ? Pour la mémoire, afin que l’histoire passée serve au présent
et produise des effets bénéfiques et positifs sur l’histoire future. Pour
extraire des leçons, tirer des conclusions, savoir se méfier des causes qui
produisent toujours les mêmes effets dans l’histoire. Pour manifester
une fidélité, pour ne pas oublier les morts, ne pas faire son deuil de ces
millions de disparus, pour construire une vigilance.
Bien sûr, l’histoire ne se répète jamais deux fois de manière
semblable. Un événement ne réapparaît pas sous la même forme, avec
les mêmes hommes. Mais les conditions de production d’une mons-
truosité, l’enclenchement des causalités, la connaissance de généalo-
gies singulières d’effets particuliers, tout cela permet de conclure à
l’existence de lois historiques, de mécanismes semblables à ceux de la
physique : lorsque l’on met en présence tels éléments on obtient telle
réaction — ainsi du rôle de la misère, de la pauvreté, de l’humiliation, du
ressentiment, du déshonneur, de la perte de dignité, ainsi des logiques
de victimisation, d’élection d’un bouc émissaire, de la violence fonda-
trice, ou des aspirations au messianisme (un avenir radieux annoncé
comme une promesse), tout cela travaille le réel en produisant à chaque
fois des schémas relativement identiques.
La mémoire du passé rend possible une philosophie de l’histoire, une
conception du monde, une lucidité sur la façon dont s’écrivent les faits,
certes, mais aussi sur celle dont les hommes racontent, réduisent,
pensent ou imaginent les événements. D’aucuns annoncent aujour-
d’hui la fin de l’histoire, des luttes et des combats millénaires qui mani-
festaient la résistance à l’instauration d’une vérité universelle. Selon
eux, le capitalisme dans sa forme libérale et planétaire serait la vérité du
mouvement de l’histoire. Nous serions, présentement, les témoins de
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ce triomphe sans partage. D’autres résistent à cette mondialisation, à
COMMENT VIVRE ENSEMBLE ?
textes
6. L’HISTOIRE
Vladimir Jankélévitch (français, 1903-1985)
Juif et résistant, perd une grande partie de sa famille dans les camps nazis. Décide
après guerre de tirer un trait sur la musique et la philosophie allemandes.
Moraliste, pense les questions du pardon, de la faute, de la culpabilité, de l’ironie,
de la méchanceté. A fourni les éléments pour une réflexion sur l’imprescriptibilité
en droit.
— J’ai toujours pardonné à ceux qui m’ont offensé. Mais j’ai la liste.
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Myriam Revault d’Allones (française)
6. L’HISTOIRE
Professeur de philosophie à l’Université, traductrice de Hannah Arendt (voir notice
p. 207), et commentatrice de la pensée de Montesquieu. Analyse la question du
mal en politique en regard des catastrophes du XXe siècle — fascisme, nazisme,
totalitarismes, Shoah, guerres, stalinisme.