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LE PRINTEMPS

DE LA
CONDITION HUMAINE

Christine MARSAN
1999 - 2000
1
A Nicolas, pour m’avoir éclairé sur la différence.
A mes grands-parents, pour m’avoir ouvert les yeux sur la
souffrance.
A mes parents pour m’avoir permis d’être et de comprendre ce que
veut dire aimer.

Remerciements :
Je tiens également à remercier tous les amis qui ont bien voulu
donner de leur temps pour lire cet essai et lui apporter les
commentaires et suggestions nécessaires : mon père qui a su
prendre la patience de lire, Carole, sans qui rien n’aurait pu se
faire, Christine, Gérard, Michèle et les autres…

« Le mal n’est pas une chose, un élément du monde, une


substance ou une nature ».
Paul Ricoeur.

2
3
4
Du KOSOVO à la
TCHETCHENIE
ou le sens du mal revisité.

5
6
INTRODUCTION

« C’est en se jetant dans le monde, en y souffrant, en y luttant, que


l’homme se définit peu à peu ». Jean-Paul Sartre. L’Etre et le
Néant.

Il y a quelques semaines, à la fin du mois de février exactement,


nous étions, un de mes partenaires et moi-même en Italie, à Trieste,
pour assister à un colloque sur l’interculturalité.
Ceci consistait à participer à divers ateliers ayant pour thème
principal des difficultés de relation et de communication entre les
personnes de différentes cultures.

Cette réunion se tenait dans un bâtiment de la marine marchande,


ce qui nous plaçait au bord de la mer et au milieu du port de pêche.
Le site était superbe, paisible, les lumières tamisées dansaient sur
l'eau, déployant leurs camaïeux de pastels comme seule
l’Adriatique sait les agencer.

Le lendemain de notre arrivée, un bateau de guerre est venu


s’amarrer devant l’entrée du bâtiment où avait lieu le colloque. La
journée se passa en discussions et en réflexions sans autre
commentaire sur les activités fluviales environnantes.
Le soir, lors du dîner, nous avons mangé à côté d’un groupe
d’Américains appartenant visiblement à ce bateau. Nous ne nous
sommes formalisés que pour le bruit excessif que l’excès de bières
rendait inéluctablement insupportable.
Après une promenade au milieu des bateaux de plaisance et des
édifices éclairés, témoins des splendeurs d’antan, nous sommes
rentrés sereinement nous coucher.

Le jour suivant, nous avons vu arriver un porte-avions chargé


d’avions prêts au combat.
Mais toujours rien. Aucun commentaire n’était fait sur ces bateaux
ou leur équipage parmi les membres de cette congrégation. Le
colloque touchant à sa fin, les traditionnels échanges d’adresses
nous ont occupés quelques temps avant que l’allégresse du banquet
7
final ne noie les quelques tentatives de considérations
intellectuelles dans la légèreté des danses enchaînées.

Puis, le dimanche, jour du départ, arriva et chacun quitta Trieste


pour reprendre avion ou train et retourner dans son pays d’origine.

Et là, quelle ne fut pas notre surprise, en nous éloignant de la ville,


de réaliser que pour la première fois, nous pouvions voir vraiment
ce porte-avions, voir signifiant alors comprendre le sens de sa
présence et de sa menace sur nos vies et celles des populations
proches. C’est ainsi que nous avons enfin pu parler et évoquer le
fait que le porte-avions portait justement des avions de combat ce
qui signifiait bien la menace de conflit au Kosovo et illustrait de
manière criante la réalité d’une guerre possible, dont nous avons
vu, par la suite, qu’elle était imminente, nous n’avons pu en
discuter qu’une fois à distance physique du danger.

Ces bateaux étaient à côté de nous pendant plusieurs jours et aucun


des deux mille participants n’en a parlé, ni n’en a fait mention. Ils
étaient là, comme nous étions là. Point. Pas de parole, pas de sens,
car pas de commentaires.

Et en nous éloignant, la signification de ce qui nous entourait nous


a alors frappée : ces bateaux étaient là pour une éventuelle guerre
et nous avons alors compris quelle pouvait être la puissance de
l’inconscient et de l’instinct qui nous ont protégés en nous rendant
aveugles, c’est-à-dire incapables de mettre du sens sur ce qui nous
crevait les yeux. Et si nous ne pouvions pas donner du sens, nous
étions dépourvus de notre capacité de penser, de décider ou de
choisir d’agir ou de réagir.

L’émotion et le choc furent si intenses que je me précipitais pour


prendre une photo afin d’immobiliser l’instant et de me rappeler à
jamais la puissance de l’aveuglement devant la réalité d’un mal qui
menace.

8
Pourtant à ce jour, aucune guerre n’était déclarée et les attaques de
l’OTAN n’avaient pas eu lieu1.

Cette prise de conscience a été pour moi un déclencheur


extraordinaire, me permettant de comprendre combien nous
sommes vulnérables et fragiles dans notre condition humaine avec
nos deux pour cent d’ADN2 qui nous distinguent de nos cousins
germains les grands singes. Ce qui signifie que ce petit
pourcentage de capital génétique différent fait de nous des
humains. C’est grâce à eux que nous pouvons penser, décider,
choisir de notre liberté et de notre volonté ou pas de commettre le
mal. Par là même, on comprend aisément combien il est difficile de
ne pas succomber à la tentation3, aux désirs4, aux instincts ou au
mal.
Je ne m’étendrai pas très longtemps sur l’animalité de l’homme
comme cause du mal car nombre de philosophes en ont démontré
les limites, je constate simplement que la limite est ténue et la
frontière délicate entre animalité et humanité.

Il semble désormais possible de comprendre qu’à la première


menace sérieuse, nous devenons sourds, aveugles et muets,
incapables de voir, de comprendre et de penser, donc de choisir, de
décider et d’agir à propos.
Seule la distance salvatrice, protectrice nous permet de
« reconnecter » notre pensée analytique et rationnelle. C’est
seulement à ce moment que nous prenons conscience que si nous
avons pu être aveugles en 1999, face à la menace d’une guerre qui
n’avait pas encore éclaté, on peut imaginer aisément comment et
pourquoi les atrocités de la Seconde Guerre Mondiale, pour ne
citer qu’elles, ont pu avoir lieu, dans la complicité totale de

1
Cet essai ayant été commencé fin février et terminé fin décembre, les
commentaires de même que les illustrations de la réalité suivent le cours
de l’actualité. Ce qui place l’ouvrage en amont de la guerre du Kosovo,
pendant et après.
2
Emission : le singe et l’homme. Arte 1999. Exemple également cité dans
l’ouvrage La culture est-elle naturelle ?
3
En référence au dogme chrétien.
4
En référence au cartésianisme.
9
l’anonymat et du silence. Un silence sans nul doute involontaire, en
tous cas pour beaucoup, mais sûrement inconscient comme si nous
avions pu être aseptisés, anesthésiés, déshumanisés par la menace
directe de la mort.
Il est donc facile, rétrospectivement, utilisant le recul des années, la
distance de l’événement fini et le confort de notre quotidien, de
condamner et de trouver inadmissible ou incroyable, que les uns et
les autres n’aient pas réagi plus tôt.
Et nous, dans ces conditions, qu’aurions-nous fait ?

***

Depuis, les bombardements sont là, la fuite des Kosovars et les


atrocités des Serbes légitiment chaque jour un peu plus le fait que
nous cherchions bien, sans le savoir, à éviter cette horreur
potentielle. Et tandis que la menace était si proche et si réelle, nous
parlions, en toute courtoisie et bonne intelligence, dans le cercle
restreint des privilégiés qui ne risquent rien, des différentes
méthodes pour faciliter les communications et dépasser les
différends interculturels.

***
Tout en écrivant cet essai, je parcours plusieurs ouvrages pour
éclairer mon discours de références classiques ou contemporaines
et aussi pour connaître l’opinion de divers auteurs, de disciplines
variées et d’époques distinctes pour apprécier la nature et le
cheminement de leur pensée et de leur point de vue sur la question
du mal comme sur celle de la condition humaine. Quelle ne fut pas
ma surprise de découvrir cet extrait de la discussion sur le péché,
comportant en préambule le commentaire suivant, rappelé par
François L’Yvonnet.
« Il est assez remarquable, notons-le, que personne dans cette
assemblée prestigieuse5, au cours d’une discussion consacrée, tout

5
Discussion sur le péché (extraits), présentée par François L’Yvonnet, in
Question de. Le mal. Voici la liste des participants à cette discussion :
Maurice de Gandillac, Pierre Klossowski, Jean Hyppolite, Arthur
Adamov, le père Maydieu, Louis Massignon, Pierre Burgelin, Jacques
Madaule, Gabriel Marcel, Jean-Paul Sartre… et ceux qui sont restés
10
de même, au mal et au péché, n’ait fait, en ce début 1944, la
moindre référence, fut-ce sous forme de « contrebande », à la
guerre et à l’occupation allemande » !

Répétition de l’histoire ? Reproduction de l’aveuglement ? Il


apparaît que le mal est bien à l’œuvre, régulièrement tout au long
de l’histoire, nous rendant aveugles (pérorant de tout, sauf, parfois,
de l’essentiel), si menaçant et si angoissant qu’il devient
innommable lorsqu’il est à nos portes ! C’est comme si chaque
génération devait être soumise aux mêmes épreuves et parvenir,
isolément, parfois difficilement avec l’aide de la lecture des
expériences passées, à résoudre les grandes questions existentielles
de l’homme.

Nous reviendrons plus tard sur la réalité ou non d’une répétition de


l’histoire, mais la remarque de ce groupuscule d’intellectuels
rassemblés au milieu de la guerre, dont nous pourrions supposer
que ce sont les derniers à être enclins à l’aveuglement intellectuel,
spirituel ou moral et voilà, qu’eux-mêmes sont aux prises avec
cette même servitude à la limitation. Celle-là même qui rend
l’homme, du plus ignorant au plus cultivé, nu et démuni devant
l’ignominie de l’approche de la mort et c’est alors son caractère
irréductible qui rend la surdité grandissante.

silencieux : Nicolas Berdiaev, Albert Camus, Maurice Blanchot, Maurice


Merleau-Ponty ou Simone de Beauvoir.
11
Un état du mal en cette fin de siècle

Le propos de cet essai est de faire un bilan sur l’état du mal


aujourd’hui revisité par le dernier conflit armé, celui du
KOSOVO.6 Si, malheureusement, il n’a rien d’original et de
singulier, hormis bien entendu ses particularités historico-sociales
et économiques, il n’est pas tellement différent des nombreux
conflits inter-ethniques ou inter-religieux que le monde connaît
depuis toujours. Je le choisis, car il est le plus récent et le plus
proche.
Au sujet de sa proximité, un auditeur de France Inter trouvait
inadmissible que l’on ne réagisse pas à une guerre qui se déclarait à
deux heures d’avion de Paris. Le journaliste qui animait l’émission
lui a demandé « à partir de combien d’heures d’avion de Paris, un
conflit armé est-il acceptable ? ».
Ceci nous ramène à l’anecdote précédemment citée, concernant la
distance à partir de laquelle nous nous sentons menacés,
physiquement en danger, et d’un coup concernés par les guerres
environnantes ou carrément aveugles et insensibles.
Mais l’horreur n’a pas de frontière, de couleur ou de limite et c’est
en cela que cette question est inacceptable et malgré tout si
fréquente.

Ainsi, je vais rendre compte, de manière non exhaustive car la


tâche serait trop grande, de diverses conceptions et définitions du
mal qui ont parcouru l’histoire de la pensée philosophique. Mon
projet est de vous permettre de trouver, parmi elles, celle qui
correspond à votre propre raisonnement et à votre cheminement et
qui pourra vous éclairer dans vos actes pour vous inciter, peut-être,
à faire d’autres choix lorsqu’il s’agira d’agir. J’amènerai ma propre
vision du mal, pour conduire à une ébauche de définition, étayée
tant par la pensée que par l’expérience sensible et les sentiments,
qui peuvent eux aussi contribuer à expliquer ce que peut être le
mal.

6
Et par celui encore actuel en Tchétchénie.
12
Le choix des références correspond à mes convictions et à ma
sensibilité, en effet, sans être philosophe moi-même, c’est une
discipline à laquelle je me suis frottée régulièrement depuis
plusieurs années avec passion et amateurisme, je l’avoue. Je
souhaite que cet essai soit transdisciplinaire pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, parce qu’il m’apparaît fondamental de faire
dialoguer, par exemple, la philosophie avec la psychologie et la
psychanalyse, que je connais un petit peu mieux. Par ailleurs, un
sujet aussi complexe que le mal peut s’examiner et se comprendre
avec l’éclairage de plusieurs disciplines et de divers champs qui
s’entrecroisent ou se heurtent car ils parlent tous d’un même sujet
principal qu’est l’homme. Et enfin, la dernière raison est que je
pense profondément qu’être spécialiste d’un domaine est la preuve
d’une expertise remarquable mais que la complexité de notre
monde empêche que l’on s’y enferme. En effet, le risque
d’enfermement est grand et avec lui son cortège de radicalismes,
d’aveuglements et d’intolérances. Ainsi, il est possible de
s’intéresser à des champs connexes aux siens propres et visiter la
pluralité des points de vue pour parvenir à une opinion personnelle
qui facilite l’argumentation. Donc, j’avoue que je ne propose pas
de définition, dans le sens académique du terme, mais plutôt une
réflexion argumentée sur le thème du mal. J’espère y entraîner mes
lecteurs et susciter argumentation, dialogue et controverses.

Ensuite, je voudrais vous faire part de quelques signes « gris »7 que


l’on peut observer ça et là qui peut-être rendent la similitude entre
la guerre du Kosovo et celle de 1939/45 moins évidente que l’on ne
cherche à le dire. En effet, c’est comme si, cherchant à rendre cette
guerre familière, on pouvait mieux la comprendre, donc mieux la
circonscrire et mieux la clore. Pourtant aucune guerre ne se
ressemble et en même temps, lorsque l’on se place dans la quête de
la compréhension du mal, tous les conflits sont semblables. Mais

7
Signes gris : en référence au vocabulaire de l’Intelligence Economique,
les signes gris sont des bribes d’informations éparses qui peuvent
exprimer une orientation, mais qui ne sont pas en assez grand nombre
pour dégager du sens ou une tendance particulière, quel que soit le
domaine d’application (économique, philosophique, sociologique, ...).
13
leur rechercher un point commun ne sert en rien à en diminuer les
effets ou à en faciliter la résolution.

Enfin, c’est un message d’espoir et de croyance dans l’homme que


je cherche à faire passer dans cet ouvrage et aussi l’occasion d’un
dialogue et d’une possibilité d’ouverture avec les lecteurs.
Parmi les premières remarques qui m’ont été faites sur ce livre, il
en est une qui m’a particulièrement interpellée. « Vous dites que
l’homme est mauvais et pourtant vous pensez que l’on peut croire
en lui, c’est paradoxal. » Eh oui, justement ! C’est bien ce qui rend
la compréhension de la nature de l’homme comme du concept du
mal si difficiles. C’est dans le paradoxe de sa liberté que s’exerce
l’incompréhensible alternance entre le choix de commettre le pire
comme d’avoir les aspirations les plus louables.

Pour rendre compte de mon point de vue, je compte partir de


l’actualité et de notre réalité contemporaines pour en extraire les
indicateurs de changement et d’évolution qui, à mes yeux, sont
moins mis en exergue que leurs corollaires négatifs et tristement
spectaculaires.
Ainsi, depuis les premières traces d’écritures et de marques de
culture de la vie humaine, les hommes et les femmes ont toujours
adoré se repaître des souffrances d’autrui, sacrifices publics, jeux
du cirque, pendaisons ou châtiments en place publique et
aujourd’hui encore, les condamnés à mort ont leur lot de
spectateurs dont la présence nécessaire pourrait être contestable.
Nous reviendrons plus loin sur ce goût du sang et de l’atroce.8 S’il
s’agit, incontestablement d’une tendance de l’homme, nous
pouvons aussi décider d’examiner d’autres aspects de sa nature, et
mettre alors l’accent sur des penchants moins nocifs pour lui-même
et ses contemporains.
Nous envisagerons cette composante de son évolution un peu plus
tard.

8
Il s’agit des hypothèses formulées par ceux qui pensent que le mal réside
dans notre potentiel agressif et notre méchanceté animale. Voir Konrad
Lorenz à ce sujet, cité plus loin.
14
Partir de la tentative de définition du mal a pour finalité d’indiquer
justement qu’à partir d’une réalité incontournable qu’est le mal
comme composante du libre-arbitre humain, l’homme peut aussi
faire le choix d’un autre chemin. Il décide alors, de l’orientation
qu’il lui semble juste pour lui-même et pour son environnement. Il
ne s’agit pas d’un message d’espoir, ressemblant plutôt à un vœu
pieux, mais de démontrer la réalité d’une évolution lente mais bien
réelle.
Nombre d’ouvrages essayistes ou polémiques sont parfois, à mon
goût en tous cas, trop entachés d’amertume ou de cynisme pour
que l’on y trouve l’étincelle d’enthousiasme qui peut être
déterminante pour décider de changer quelque chose à sa vie ou à
sa conduite. Parfois, également le manque de proposition
constructive m’incite à chercher, en toute modestie, des pistes
ouvrant la voie davantage sur la construction que sur la destruction.
Voilà d’ailleurs, à titre d’illustration quelques remarques d’auteurs
contemporains.
Avec, tout d’abord, François L’Yvonnet qui lance à la fin de son
article9 un message d’espoir, au travers d’une phrase d’un croyant,
il ouvre ainsi la perspective sur le fait que l’on décide de voir le
monde différemment, « il est alors possible d’entrevoir le soleil à
travers les nuages ».
Et aussi ces deux autres citations qui nous invitent à trouver en
nous la force de puiser, au-delà du désespoir, l’énergie nécessaire
pour envisager le futur sous d’autres auspices.

« Mais c’est au fond de cette nuit, et du fond de cette nuit, dans les
ténèbres mêmes, égaré dans les dédales infernaux de l’effroi, au
cœur de l’Abîme, que l’homme découvre « la joie dans le
désespoir », que l’Irrévocable du désespoir - le pacte satanique et
sa « paralysante affreuseté » - se fait Irrévocable de la joie, par une
réversibilité essentielle qui convertit le mal en bien, le temps en
Eternité… ».

9
Mare Tenebrosum. François L’Yvonnet.
15
« Le désespoir porté assez loin complète le cercle et redevient une
sorte d’espérance ardente et féconde ». Léon Bloy citant une
phrase de Carlyle10.

Enfin, écrire sur un sujet comme le mal est une expérience très
troublante. En effet, il est rare de s’intéresser à ce sujet sans l’avoir
préalablement rencontré d’un manière ou d’une autre, ce qui
revient à dire que c’est la rencontre avec la douleur ou la
souffrance qui fait s’interroger sur la question du Mal comme étant
cet obstacle à la joie, au bonheur ou au Bien. Pour ma part, c’est la
mort brutale d’êtres proches qui m’a fait prendre conscience de la
profondeur de leur détresse et de leur souffrance et m’a fait
réfléchir d’abord à celle du fils restant seul, au cœur déchiré et
pour lequel j’ai essayé d’apporter réconfort et soutien. Puis, j’ai
regardé en moi ce que cette mort avait d’atroce et ce qu’elle
soulevait d’insoutenable et je pense qu’écrire aujourd’hui
correspond à l’exhortation de cette douleur et à la volonté d’en
finir avec un mal trop longtemps subi.
Parfois, cet obstacle est justifié, car nous sommes responsables des
malheurs qui nous arrivent et bien souvent, c’est cette souffrance
subie, ce mal causé par autrui qui rend la douleur intolérable car en
plus elle est injuste. Je pense, à titre d’exemple, au récent film
Kadosh sur la condition féminine, qui, dans une société de juifs
orthodoxes, décrit le quotidien de la condition féminine avec son
cortège d’oppressions et d’injustices. J’imagine qu’alors, tout du
moins en tant que spectateur, la question de la souffrance injuste se
pose. Ensuite, peut-être celle du mal ?

Un autre aspect déroutant du mal est qu’il est permanent dans le


sens contemporain de l’homme, depuis son origine, il est présent
au fil des siècles, comme un témoin immortel de notre condition. Il
est aussi, paradoxalement, l’illustration particulière et
occasionnelle qui fait l’actualité. Le mal a cette particularité de
traverser les siècles, les régimes politiques et les cultures, tout en
s’inspirant de l’actualité pour témoigner de sa présence. En effet,
cette démarche diachronique qui fait lire les actions humaines sous

10
François L’Yvonnet, ibid.
16
le regard de la réalité contemporaine, donne l’impression de perdre
de son acuité, de sa substance, car jamais ce que j’écris aujourd’hui
ne conserve de sens et d’intérêt, puisque c’est obsolète, au regard
de l’actualité et pourtant toujours permanent, au regard du mal.

***
L’essai est organisé de la manière suivante : la première partie est
divisée en deux sous parties dont l’une consiste à survoler certaines
des positions ou définitions classiques du mal. L’autre sous
division comprend différentes interrogations quant à la possibilité
d’identifier le mal dans diverses autres perspectives. Je conclurai
sur la position que je retiens comme étant ma définition du mal.
Ensuite, la deuxième partie de l’ouvrage présentera les différents
éléments que nous pouvons identifier pour illustrer comment le
mal peut aujourd’hui être combattu et en quoi l’humanité de notre
condition humaine évolue et se développe, modestement peut-être,
mais constamment.

17
LE MAL

L’évolution de la pensée sur le concept du mal rappelle, par


analogie, celle de l’histoire de l’art. Je m’explique. Lorsqu’on se
fait l’admirateur des peintres classiques jusqu’au milieu du siècle
dernier on observe une constante dans la diversité de leurs œuvres.
Elles représentent essentiellement des scènes bibliques et
religieuses. L’Eglise était, à cette époque, le principal mécène de
l’art. L’omnipotence de son pouvoir et de son influence avait
également des répercussions dans les demandes des autres mécènes
tels que les rois et leurs cours. Ce qui explique que toute la force et
l’excellence des artistes d’alors étaient centrées sur un seul mode
d’expression. C’est pourquoi, on ne trouve aujourd’hui
principalement que des Piétés, des Vierges à l’Enfant, des Christ
ou toute autre figure du christianisme et bien entendu, les portraits
commandités par les nobles des cours européennes.
Depuis la laïcité, les productions artistiques sont multiples,
plurielles, la qualité des œuvres comme les thèmes sont peut-être
discutables, parfois, mais on assiste depuis plus d’un siècle à
l’avènement de la subjectivité et de la créativité.

Ainsi, c’est l’ouverture vers l’expression libre et multiple qui dans


le champ pictural comme philosophique a permis de dépasser le
cadre des déterminismes induits par la chrétienté.
Dans la littérature et plus particulièrement en ce qui concerne la
philosophie, la Renaissance a permis aux intellectuels de prendre
quelque distance par rapport au dogme chrétien et d’envisager
d’autres définitions du mal que les premières propositions
théologiques. Avec l’avènement du siècle des Lumières, on sent
davantage apparaître les apports particuliers, des opinions plus
divergentes, l’exploration de diverses voies et d’autres hypothèses
deviennent alors possibles. Enfin, depuis la laïcité, comme l’artiste
peut exprimer toute sa créativité et son inspiration, sans contrainte
et sans commande, fleurit alors une plus grande pluralité de points
de vue et d’hypothèses.

18
C’est dans cette perspective démocratique et laïque que s’inscrit
cet essai.
Chercher à définir le mal, folle entreprise ! Et si tentante pourtant !
Folle entreprise puisque tous s’accordent à dire qu’elle pose la
limite de la pensée, de la théologie, de la philosophie et de
l’homme lui-même. Tentation ! Par définition, parler du mal et être
tenté semble reproduire si justement la dynamique même du mal11
dans le sens biblique, en tous cas. Donc, je me laisse tenter par le
fait de vouloir comprendre ce qu’est le mal, peut-être pour mieux
le déjouer.

Depuis l’accession au langage articulé, les hommes se posent la


question cruciale et existentielle du sens de la vie, du sens de leur
souffrance et de la raison de leur mort.
Très vite, les actes inconsidérés de certains ont fait penser que,
sans doute, quelque chose de malfaisant devait exister : le Mal.
Mais depuis, les querelles sont multiples pour déterminer si le mal
existe seul, s’il a été créé par Dieu ? S’il est coexistant de la
création ou s’il est inhérent à l’homme ? Et face à l’angoissante
question, la raison se heurte à la multitude des définitions12, des
points de vue, des compréhensions et des partis pris. « Ainsi le mal
se dit-il multiplement, se dit-il en plusieurs sens, comme l’être
selon Aristote »13. Ou encore, d’après Bernard Sichère14 : « Nous
devrions admettre en même temps qu’il existe autant de manières
de dire le mal et de se rapporter à lui, qu'il existe de langues et de
paroles à partir desquelles le discriminer et lui donner forme ». Et
aussi « Le mal est aisé. Il y en a une infinité ». Pascal. Les Pensées.

Cet aspect multiple du mal fait se demander, s’il ne serait pas déjà
à l’œuvre dans la tentative de définition même de celui-ci, comme
l’ingrédient de confusion intrinsèque à la pensée et insidieusement

11
Anthropomorphisme du mal.
12
Même si c’est un peu le cas de tous les concepts en philosophie, comme
le dit Comte-Sponville, il n’empêche que le concept du mal semble
encore plus difficile que d’autres à définir.
13
Désespérément vertueux. André Comte-Sponville. in Questions de. Le
mal. Albin Michel. 1996.
14
Bernard Sichère. Histoires du mal.
19
logé en son sein. Pour éclairer cette hypothèse, nous reprendrons le
fameux récit de la Tour de Babel et essaierons de montrer le lien
entre cette allégorie et le mal lui-même.

Ce que nous voulons dire en citant l’exemple de Babel15, c’est qu’il


semble qu’il soit aussi difficile de se comprendre lorsque l’on parle

15
La tour de Babel. Genèse 11-1 : « La terre entière se servait de la même
langue et des mêmes mots. Or en se déplaçant vers l’Orient, les hommes
découvrirent une plaine dans le pays de Shinéar (ancienne Mésopotamie)
et y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons ! Moulons des briques
et cuisons-les au four. » Les briques leur servirent de pierre et le bitume
leur servait de mortier. « Allons ! dirent-ils, bâtissons-nous une ville et
une tour dont le sommet touche le ciel. Faisons-nous un nom afin de ne
pas être dispersés sur toute la surface de la terre . » Le Seigneur descendit
pour voir la ville et la tour des fils d’Abraham. « Eh, dit le Seigneur, ils ne
sont tous qu’un peuple et qu’une langue et c’est là leur première œuvre !
Maintenant, rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera
inaccessible ! Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu’ils ne
s’entendent plus les uns les autres ! » De là, le Seigneur les dispersa sur
toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi lui
donna-t-on le nom de Babel car c’est là que le Seigneur brouilla ( en
hébreu, il y a jeu de mots entre le nom de Babel – Babylone – et le verbe
traduit par brouilla) la langue de toute la terre, et c’est de là que le
Seigneur dispersa les hommes sur toute la surface de la terre ».
La signification de ce passage est que l’homme, présomptueux, ayant
voulu s’élever démesurément, au-delà de sa condition humaine, en
utilisant le stratagème et le symbole d’une tour gagnant le ciel. La
réaction de Dieu est donc décrite comme punitive, en effet, cela constitue
encore un affront, une provocation, une démesure des hommes contre
Dieu, une désobéissance par rapport à la condition humaine établie et
Dieu alors sème la confusion par la dispersion, de manière, pourrait-on
dire à diminuer les « forces » des hommes mais surtout pour leur rappeler
ce qui est humain et ce qui est divin. Dans leur Dictionnaire des
Symboles, Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, décrivent cet épisode de la
Genèse comme le fait que « le manque d’équilibre entraîne la confusion
sur les plans terrestre et divin, et les hommes ne s’entendent plus : ils ne
parlent plus la même langue, c’est-à-dire qu’il n’y a plus entre eux le
moindre consensus, chacun ne pensant qu’à lui-même et se prenant pour
un Absolu ». De cette interprétation, on peut voir que Dieu a brisé le
phénomène de groupe qui poussait les hommes à unir leurs forces pour le
20
du mal, que lorsque Dieu a frappé les humains de la tour de Babel
en rendant chacun dans l’impossibilité de comprendre son prochain
à cause de la perte d’un langage commun et l’avènement de
différentes langues.

Le récit biblique rappelle que cet épisode est bien le fait du


courroux de Dieu en réponse à l’orgueil des hommes, qui,
ambitieux ont cherché à le défier en élevant une construction
jusqu’aux cieux. Ici, on pourrait imaginer qu’il s’agit de l’œuvre du
malin qui justement pousse les hommes à être trop présomptueux
et irrespectueux de l’inaccessibilité du divin.
Ainsi, le mal serait cette tentation sournoise, insidieusement lovée
en l’homme, qui le pousse toujours à vouloir dépasser sa condition
finie et à se prendre pour un être immortel.

Par ailleurs, ce qui est écrit dans la Bible, sous la forme de récit,
comportant acteurs, situations, et lieux réels ou imaginaires, illustre
en fait très bien, au travers du mythe, la réalité de ce que nous
vivons. Pour expliquer l’analogie que nous y voyons, nous allons
faire un détour par un autre champ que la philosophie : la
psychologie. Dans la psychosociologie existe ce que l’on appelle la
théorie de la dynamique des groupes, qui consiste dans
l’observation de groupes de personnes travaillant ensemble16 ou
ayant à agir et à décider ensemble. Ce que les théoriciens de ce
champ ont apporté, c’est la distinction entre le contenu et le

défier et dans cette interprétation, c’est l’avènement de l’individualisme


qui apporte son cortège d’égoïsme et d’excès.
Un autre argument est celui de la « tyrannie collective » selon laquelle le
groupe humain opprime l’homme, il s’agirait d’une « organisation
despote à la tendance totalitaire » qui est décrite aussi « comme sans âme
et sans amour » et ceci rappelle étrangement tous les régimes despotiques
et tyranniques qui ont engendré les pires atrocités. Les plus récentes : le
communisme avec les purges staliniennes, les massacres en Chine, au
Cambodge, le Tibet et bien entendu, aussi, le franquisme, le fascisme et le
nazisme. En cherchant le bien et pour obtenir un monde meilleur, ce sont
les régimes qui ont créé le plus d’intolérance, de crimes, de tortures et
d’assassinats. C’est pourquoi Babel est perçue, sur le plan biblique
comme le « châtiment d’une faute collective ».
16
En référence aux concepts et pratiques de la dynamique de groupe.
21
processus. Le contenu est ce dont on parle, ce qui se dit entre les
personnes, ici, il s’agirait du texte mythologique de la Bible. Le
processus est le terme retenu pour décrire la dynamique existante
entre les individus en relation. Il permet de décrire ce qui se passe
lorsque les gens s’expriment, c’est-à-dire qu’il s’agit de tout le
champ de l’expression non verbale, des attitudes, des
comportements, des gestes comme des réactions et de la forme des
interactions entre les individus.
Dans l’exemple que nous venons de citer, le contenu serait
justement le récit de la tour de Babel et le processus serait ce que
nous vivons réellement sur la terre, en l’occurrence la diversité des
peuples, des langues et des cultures, avec toutes les difficultés de
compréhension et de respect que cela entraîne.

Dans ce contexte, le mal pourrait être alors ce serpent sournois qui


crée la confusion entre les êtres, brouille les cartes de la
compréhension et disperse la clarté de la connaissance des sujets
qui nous intéressent. Dès l’instant que nous cherchons des
réponses, la complexité des paramètres en jeu donne le tournis et
nous place dans un sentiment d’impuissance, comme si le voile
était seulement levé d’un seul côté et que de ce fait, nous ne
pouvons entrevoir qu’une partie de la réalité, du tout, de l’univers
comme de nous-mêmes. Chercher à comprendre génère très vite
plus de questions et sa cohorte de frustrations et de diatribes entre
experts comme entre néophytes.

C’est ainsi que l’on peut mieux comprendre la mise en garde de


Dieu, dans la Bible, qui disait dans son interdit, que si l’homme
touche à l’arbre du bien et du mal, c’est-à-dire de la connaissance,
cela causerait sa chute. C’est très vite le constat que l’on peut faire
dès lors que l’on essaie de définir le mal. Alors surgissent bien des
difficultés et chacun y va de sa propre contribution qui rajoute au
grand brouhaha qui facilite l’œuvre du malin (créer de la
confusion). Ce qui légitime la position divine selon
laquelle chercher à comprendre nous conduit à la perte dans la
confusion et le mal lui-même.

22
Si la diminution des actes délictueux et surtout des atrocités n’a
pas, sans doute, comme seule origine la confusion initiale de sa
définition, il semble plausible qu’un plus grand consensus aurait
pour effet de clarifier ce dont on parle et qui sait, si le mal se
sentait plus sûrement circonscrit, peut-être que la tentation de mal
agir serait moindre ? Vous m’excuserez cette parenthèse
anthropomorphique, mais la tentation était trop forte de
personnaliser le mal pour mieux pouvoir le combattre !

***

Alors par où commencer ?

Nous allons parcourir, pour clarifier le sujet, les définitions


multiples que l’on peut trouver facilement dans les encyclopédies
et les dictionnaires usuels. En commençant simplement nous
pourrons apprécier jusqu’où il est nécessaire d’aller pour parvenir à
comprendre le mal afin de savoir comment agir autrement face à
lui.

Dans le Littré, par exemple, le mal est défini de la manière


suivante :
« Il vient du latin : malum et signifie ce qui nuit, ce qui blesse, le
contraire du bien. Par extension : faire du mal, nuire, infliger
quelque chose qui fait souffrir, également vouloir du mal à
quelqu'un, souhaiter que du mal lui arrive.
Dans l'Absolu : Le mal revient à la part du mal qui, aux yeux de
l'homme, règne dans l'univers.
En philosophie : il s'agit du mal métaphysique, comme
imperfection de la nature qui tient à l'essence des choses.
Il existe aussi le mal physique, illustré par la souffrance, la
douleur, les maladies et la mort.
Et enfin le mal moral17, caractérisé par le crime et le péché,
comme ce qui est contraire à la vertu, à la probité, à l'honneur ».

17
Voici quelques éléments plus détaillés visant à définir le mal moral,
toujours extraits du Littré. « Il signifie la corruption et la dépravation. Le
23
On comprend, au travers de ces quelques lignes, que définir le mal
ne peut se limiter à ce type d’exposé qui a plutôt tendance à
mélanger les genres qu’à faciliter la compréhension, c’est
d’ailleurs ce qui fait dire à Paul Ricoeur que ce qui « fait toute
l’énigme du mal », c’est que nous « plaçons.. des phénomènes
aussi disparates, en première approximation, que le péché, la
souffrance et la mort. »18

Ces premières tentatives de définition illustrent tant la diversité des


points de vue que la multiplicité des champs et des différents plans
sur lesquels le mal peut être compris et défini.
Nous avons déjà vu depuis les quelques pages d’introduction sur le
mal, que, sans encore s’être mis d’accord sur ce qu’il est, nous
pouvons « succomber à la tentation » de le personnaliser pour le
rendre charnel, comme une entité distincte qui agirait par elle-
même de manière volontaire et le plus souvent contre l’homme.
Nous connaissons aussi la lecture superstitieuse du mal qui tente de
diaboliser tout acte mauvais, cherchant à le personnaliser sous le

sentiment de perdre, de pervertir, de gâter. Ou encore, d’être méchant ou


pervers. On évoque aussi à son propos la diablerie ou des comportements
démoniaques. On peut aussi lire le sens de malveillance, le fait d’être
malintentionné. Il s’agit également de commettre un crime ou un forfait.
De commettre le péché, une infamie, ou d’être injuste.
Le mal moral représente aussi l'indignité, le vice, la tache, la souillure,
ainsi que le défaut, le travers, la tare et encore le malheur, ou le fait
d’être pessimiste.
Enfin, il représente le fait de commettre une mauvaise action, un méfait
ou de maltraiter autrui, et aussi de médire. Faire du tort, nuire, léser,
fouiller, maudire, mésestimer, abuser, commettre une faute, une
négligence, un manquement, être un mauvais exemple et créer un
scandale sont autant de comportements et d’actions qui définissent le mal
moral ».
18
Paul Ricoeur. Commentaire personnel : le péché renvoie au mal moral,
la souffrance au mal physique, la mort aussi, mais en plus elle détermine
une des composantes de la condition humaine, en tous cas de toute
créature vivant sur terre. C’est la prise de conscience de sa réalité qui
nous fait souffrir et c’est en cela qu’elle pose problème à l’homme.
24
visage d’une créature malfaisante, le Diable, ayant quelques liens
confus avec Dieu.
Cette piste nous conduit, à la fois, dans le domaine de
l’anthropomorphisme du mal et dans celui de la théologie.
Une autre piste est de l’envisager comme un être ou une entité
absolue, indépendante de tout, et pouvant être antérieure à toute
instance divine, comme, en quelque sorte un principe premier.
C’est tomber dans l’hypothèse du mal absolu qui sera revue plus
loin.

De toutes ces pistes, même si nous venons de jouer sur l’ambiguïté


de la personnalisation du mal, c’est pour mieux montrer comme ce
réflexe est spontané et facile, mais qu’il n’apporte guère de réponse
quant à la compréhension de ce qu’est le mal. En effet, très vite les
arguments manquent pour étayer cette position et elle ne
correspond alors qu’au besoin de rechercher à l’extérieur de soi les
causes et les responsabilités de ce qui nous fait souffrir.
Me semble-t-il, la piste qui nous intéresse plus particulièrement est
le lien qui existe entre l’homme et le mal. C’est ce que je vous
propose de découvrir à présent.

Le mal est-il une création de Dieu ? Le mal est-il premier ou


absolu ? Ou le mal est-il le pendant du bien ?
Nous allons commencer par une des premières positions, à la fois
philosophique et théologique, qui considérait le mal comme relatif
au bien.

Le mal peut-il se concevoir seul ou est-il relatif ?

« Dieu a mis dans les cœurs la conscience du bien avec quelque


inclination pour le mal ».
Voltaire.

Parler du mal fait aussi se poser la question du bien. En tous les


cas, il est très difficile de comprendre le mal et de chercher à
l’éviter, s’il n’existe pas quelque part la conception et la notion du
bien vers laquelle nous voulons tendre, que ce soit en tant que
25
platonicien visant le Bien ou comme chrétien évitant le péché ou
encore comme se recommandant de Kant visant l’avènement d’un
homme raisonnable et moral. Ce que nous dit la Genèse, même s’il
s’agit d’une manière symbolique et allégorique, c’est que le
Paradis - à savoir, et c’est là que la foi fait la différence, si celui-ci
peut conceptuellement et physiquement exister - est ce « lieu » où
l’homme était heureux et béat dans l’ignorance de la connaissance
(entraînant la souffrance) du bien et du mal.

Que ce soit pour saint Augustin ou pour saint Thomas d'Aquin, le


mal n'est que privation d'un bien dans une morale « théocentrique »
puisque Dieu est le principe transcendant de l'ordre moral, le
fondement dernier de l'obligation et le rémunérateur du bien et du
mal.
Toutefois, malgré l'incontestable soumission de l'homme à l'ordre
créateur de Dieu, la conception moyenâgeuse accorde à l'homme
toute la dimension et la responsabilité du mal dans ses actes,
faisant la distinction entre un mal physique subi de façon charnelle
et un mal moral qui est la conséquence d'un libre-arbitre déficient.

Alors, la question se pose de savoir s’il est un principe créé par


Dieu ou bien s’il est totalement indépendant19.
C’est à cette question qu’un théologien comme Saint Augustin
exprime qu’il ne peut concevoir que le mal puisse être de la
responsabilité de Dieu.
« Rien ne peut se soustraire à Dieu, aucune cause étrangère ne
peut contrarier son action et pourtant le mal existe.
Est-il voulu par Dieu ? Quelle est sa place dans l'ordre universel ?

19
Question qui préoccupait Saint Augustin depuis le début de ses
réflexions : « Comment Dieu n’est-il l’auteur d’aucun mal et comment, si
Dieu est tout puissant, se commet-il cependant tant de mal ? Le mal a-t-il
toujours existé ou a-t-il commencé avec le temps ? Et s’il a toujours
existé, était-il sous la dépendance de Dieu ? S’il l’était, est-ce que ce
monde a toujours existé, en lequel le mal était sous la domination de
l’ordre divin ? Si au contraire ce monde a commencé d’exister, comment
avant ce commencement, le mal est-il maintenu sous la puissance de
Dieu ? » Saint Augustin. Serge Lancel. Autant de questions qui hantent
tout philosophe ou toute personne en quête de sens.
26
Puisque tout être en tant qu'être est bon ou appétible, la négation
du bien, le mal comme tel n'existe pas, il n'est pas une entité, une
réalité en soi. Il ne peut être qu'absence d'un bien qui devait être
présent, privation d'un bien. Une telle privation est inconcevable
au niveau substantiel, puisque tout être subsistant est le terme
immédiat de l'acte créateur.
Sans doute certaines substances sont corruptibles et leur
corruption est un mal, mais c'est précisément parce qu'elles sont
bonnes.
Le mal n'est possible que dans l'activité de la créature, c'est là
qu'on retrouve des actes déficients privés de la perfection qui leur
convient. »

Dieu, sous l’inspiration première des Platoniciens et ensuite des


premiers temps du christianisme, ne s’envisage que comme un
principe parfait, recouvrant le Bon, le Bien et l’Amour Parfait,
Infini, Divin. Ce faisant, cette conception de Dieu n’est guère
compatible avec la notion de mal comme entité coexistante ou
consciemment créée par ce dernier. En effet, soit Dieu est source
d’amour et de bonté et le mal ne peut avoir été créé volontairement
par lui, soit le mal existe concurremment à Dieu et alors ce dernier
ne peut être l’unique créateur de l’univers.20 Ce casse-tête
philosophique et théologique hantera toute la recherche de nombre
de philosophes, à commencer par Saint Augustin. Ce qui rend les
choses plus difficiles encore c’est que l’influence des philosophes
grecs amène une conception du monde où la quête de l’individu
doit se porter vers la perfection qui est le propre du divin et du
transcendantal. Par cette recherche même, c’est la condition
humaine qui est niée et le principe d’idéal qui est encensé. De ce
fait, toute action humaine s’avère entachée d’imperfection et de ce
fait méprisable aux yeux d’un principe parfait et infini. Cette
recherche de perfection se retrouve dans la pensée philosophique et
dans toute l’histoire humaine, avec des notions telles que le
surhomme dont on a pu apprécier les effets en termes de racisme,
d’eugénisme ou encore lors du développement des régimes
totalitaires comme le stalinisme ou le nazisme.

20
Vous m’excuserez ce raccourci dans la démonstration.
27
Ce qui pose problème, c’est justement ce mal qui vient tenter
l’homme et lui apporte l’accès à la connaissance et, ce faisant, la
conscience du bien et du mal. C’est là, qu’envisageant le mal
comme étant relatif au bien et que ces deux propositions sont
irréductibles l’une à l’autre, comme un ressort, aucune des
dimensions ne peut tendre vers son extrême sans attirer la réaction
inverse. « On ne peut penser ni le bien ni le mal isolément. Ils
n’existent que l’un par rapport à l’autre et comme deux contraires
dont chacun appelle l’autre et l’exclut »21. Alors le mal apparaît
comme ayant une fonction, celle de servir de faire-valoir au bien,
celle de permettre de savoir ce qu’est le bien par l’expérience de
son contraire et ainsi de l’apprécier, ce qui n’était pas possible dans
le cas de l’ignorance de cet état de positivité. Ce n’est que parce
que le bien manque qu’il devient désirable. Le mal apparaît en tant
que tel, condamnable et répréhensible, et l’homme peut choisir
entre ces deux tendances pour décider de la forme et du sens à
donner à sa vie.

C’est la souffrance qui amène l’homme à s’interroger sur les


causes des maux qu’il subit et à définir la notion de bien comme un
idéal vers lequel tendre. Et c’est alors dans cette dialectique que le
mal est relatif au bien, comme corrélat et comme l’autre extrême
dont il faut se départir pour atteindre le bien tellement désiré et
sans doute synonyme de bonheur.
Mais, pour Ricoeur ce principe relatif ne suffit pas à expliquer le
mal : « C’est encore une fois la lamentation, la plainte du juste
souffrant qui ruine la notion d’une compensation du mal par le
bien, comme elle avait jadis ruiné l’idée de rétribution ». Ce qui
rend obsolète l’argument selon lequel l’homme bon, « le juste »,
celui qui accorde sa vie sur la morale et qui évite de commettre des
péchés et de nuire à autrui, celui-là même peut malgré tout souffrir.
C’est donc sa « plainte » qui fait pousser plus loin le raisonnement.

21
Louis Lavelle. Le mal et la souffrance.
28
C’est en voulant faire le bien…

On passe de l’idée du bien comme quête de la perfection à vouloir


moralement bien agir. Et l’on pourrait croire, en disant qu’il s’agit
de bien agir pour éviter le mal que le tour est joué et bien non, il
n’en est rien. C’est parfois et souvent d’ailleurs en voulant faire le
bien que l’on commet le mal. Ainsi, un bien pour soi peut être un
mal pour autrui et un bien pour un individu peut devenir un mal
collectif, comme par exemple l’agir éthique individuel et l’éthique
comme principe collectif qui conduit souvent à la tyrannie.
Ensuite le principe même de justice peut être remis en question
dans la mesure où, comme l’indique Paul Ricoeur, c’est en voulant
punir celui qui commet une action délictueuse que la punition fait
passer l’acteur du mal commis à victime du mal subi. « …La
première figure du problème pratique (combattre le mal), c’est
qu’il faut faire du mal pour arrêter le mal »22.
Il semble difficile de pouvoir combattre le mal sans utiliser les
mêmes moyens et cela pour un bien plus grand, c’est-à-dire pour
restaurer la morale ou la loi.

C’est pourquoi rendre la justice est finalement un acte si


compliqué. Car, dès lors qu’elle se pose comme réponse au mal
commis, elle suppose la rétribution. C’est ce que René Girard
décrit si bien dans son ouvrage la violence et le sacré. Si le
sacrifice est perçu, très souvent, dans notre société occidentale
comme un acte de barbarisme et un geste païen, davantage
synonyme de sauvagerie que de « civilisation », il apparaît, en fait,
qu’il est bien plus capable d’arrêter la spirale de la violence que la
justice que nous avons inventée. En effet, celle-ci a instauré un
principe de rétribution plus proche de la loi du Talion qui semble
en fait plutôt répliquer à la violence par le même procédé, qu’être
un moyen de l’enrayer.
« Si le primitif paraît se détourner du coupable, avec une
obstination qui passe à nos yeux pour de la stupidité ou de la
perversité, c’est parce qu’il redoute de nourrir la vengeance. Si

22
Olivier Abel. Justice et mal. In La justice et le mal. sous la direction
d’Antoine Garapon et Denis Salas.
29
notre système nous paraît plus rationnel c’est, en vérité, parce
qu’il est plus strictement conforme au principe de vengeance.
L’insistance sur le châtiment du coupable n’a pas d’autre sens. Au
lieu de travailler à empêcher la vengeance, à la modérer, à
l’éluder, ou à la détourner sur un but secondaire, comme tous les
procédés proprement religieux, le système judiciaire rationalise la
vengeance, il réussit à la découper et à la limiter comme il
l’entend ; il la manipule sans péril. Il en fait une technique
extrêmement efficace de guérison et, secondairement, de
prévention de la violence »23.

Une question vient alors à l’esprit : comment peut-on arrêter cette


spirale infernale ? « Le tragique consiste en ce qu’il faudrait ne pas
faire à autrui ce qu’on nous a fait et que nous ne voudrions pas
qu’il nous ait été fait ». C’est alors que la justice, fondamental
rempart contre le mal, doit se poser cette question de la rétribution
pour ne pas être elle aussi, à son tour, l’instrument même du mal.
« La justice ici travaille à contresens de l’ordinaire : elle ne doit
pas rétribuer, restaurer la symétrie et la réciprocité sous la loi de
l’équivalence24, mais au contraire interdire la fausse symétrie, la
pseudo-rétribution, la reproduction du mal ».

Ainsi, cette recherche éperdue du Bien, illustre-t-elle le besoin de


perfection. En paraphrasant Voltaire pour qui « le meilleur est
l’ennemi du bien », on peut apprécier combien la voie de la
comparaison entre le bien et le mal ne va pas très loin dans le
questionnement qui nous occupe. Pas plus que la quête du bien
faire n’empêche l’avènement du mal, c’est d’ailleurs sur ce thème
que les régimes totalitaires, expression particulièrement
contemporaine, ont basé leur discours et leur structure, c’est pour
proposer un avenir meilleur ou pour faire régner le bonheur pour
tous ou encore pour ériger une race meilleure, supra-humaine,...
Les exemples de causes collectives « justes » ne manquent pas,

23
René Girard. La violence et le sacré.
24
On ne se souvient que trop des excès et des abus de la loi du Talion,
que le Christ condamna et qui fait d’ailleurs rupture entre Ancien et
Nouveau Testament.
30
pas plus que les résultats plus macabres et terrifiants les uns que les
autres.

Et l’interrogation subsiste de savoir ce qu’est le mal et d’où il


pourrait bien provenir.

31
DE L’ORIGINE DE LA QUESTION A LA QUESTION DES
ORIGINES

Unde malum25?

La question de l’origine du mal pose directement le problème, dans


un premier temps, de la définition que l’on retient du mal, c’est-à-
dire de quel type de mal parle-t-on, pour ensuite se demander d’où
il vient. Conséquemment, la question du mal amène à se pencher
sur la manière dont la pensée humaine a tenté de le décrire.
Nous avons constaté, dans le chapitre précédent, que la simple
définition d’un dictionnaire ne parvient pas à rendre compte de la
complexité du sujet et des différentes implications que le concret
recèle.

Ainsi, nous pouvons examiner la question de l’origine du mal au


travers de la théologie et apprécier comment le dogme chrétien en
a relaté la constitution. En effet, dans notre culture, deux apports
fondamentaux sont à considérer, ceux des philosophes classiques
de l’Antiquité comme ceux des premiers théologiens chrétiens. Ce
sont eux qui ont principalement forgé notre cadre de références et
contribué à développer la conception que nous avons
communément du mal.
Le texte principal qui constitue la référence de l’explication de
l’origine du genre humain est la Genèse dans l’Ancien Testament.
Là est relaté le récit de la Chute qui a pour fonction d’expliquer
l’origine du mal.
La Bible est le Livre par lequel Dieu s’est révélé à l’homme et les
récits qui le constituent sont à comprendre dans le champ du
mythologique et dont la portée est fondamentalement symbolique.

25
Unde malum : d’où vient le mal ? selon les Gnostiques.
32
Le symbolique comme accès à la compréhension des
origines

Il est probable que l’erreur dans laquelle nous tombons tous, tour à
tour, est de rechercher justement, une cause ou une origine au mal.
Pourtant, nous allons chercher à comprendre, tout d’abord, à quoi
correspond ce besoin pour l’homme.

Depuis que l’être humain est sorti de sa condition animale, qu’il a


dépassé l’homo erectus et qu’il devient de plus en plus un homo
sapiens sapiens accompli, il pense, il utilise sa conscience et, de ce
fait, il porte un regard critique sur le monde, il compare son sort à
celui de ses semblables et parfois ne s’explique pas certaines
souffrances.
Cherchant à diminuer le poids, de la douleur elle-même et de
l’incompréhension qui en résulte lorsqu’il s’agit, par exemple,
d’expliquer la mort d’un petit enfant, l’homme s’est créé un
système explicatif qui permet d’une part, de prendre en
considération la souffrance et d’autre part, de faire diminuer
l’angoisse que celle-là procure.

En effet, il semble que le fait de devoir assumer, seul, la


responsabilité du mal, de sa réalité, de ses effets et de ses
implications, soit si lourd, si angoissant, car perçu comme injuste
et comme souffrance continue, qu’il devient plus supportable de
pouvoir envisager une origine du mal extrinsèque à l’homme.
Cette extériorisation permet aussi de rejeter ailleurs la colère et le
désarroi dus au mal-être engendré par la souffrance.
Devant l’aberration de la souffrance, l’homme en échec
émotionnellement a besoin rationnellement de trouver un moyen de
comprendre. Et la fonction du mythe est précisément de permettre
de répondre à la question : pourquoi souffrons-nous ? Il a pour
vocation de proposer un système explicatif, qui reste humain. Par
conséquent, dans ces conditions, l’explication supra humaine n’est
pas possible, en tant que réalité transcendante. Le principe divin
devient un moyen mystique et spirituel d’expliquer l’inexplicable,

33
mais ce principe n’est pas premier réellement, il ne l’est que sur le
plan mythologique.
Néanmoins, le problème de l’origine du monde reste bien entier.

La notion d’origine du monde est souvent décrite de manière assez


catastrophique laissant à l'homme un rôle secondaire et un sort peu
enviable26. « En disant comment le monde a commencé, le mythe
dit comment la condition humaine a été engendrée sous sa forme
globalement misérable. Les grandes religions ont gardé de cette
recherche d’intelligibilité globale la fonction idéologique majeure,
selon Clifford Geertz, d’intégrer ethos et cosmos à une vision
englobante ». Ce trait caractéristique se retrouve dans de nombreux
mythes relatant la création du monde où il est question d’un ou de
plusieurs dieux, souvent en opposition, notamment entre le bien et
le mal qui s’affrontent. Puis, vient l’apparition de l’homme, qui est
assez souvent accidentelle, et dont la destinée est, la plupart du
temps, assez chaotique.

Une fois encore, l’impossibilité qu’il y a, ici, à accéder à la


connaissance de l’origine et de la fonction du mal, fait tourner
l’homme en rond dans son raisonnement comme dans son système
explicatif : il devient le créateur du créateur qui a créé le monde et
le mal, ou qui, du moins, a laissé par la liberté offerte à l’homme la
possibilité de le manifester.
« L’ambivalence du sacré (…) confère au mythe le pouvoir
d’assumer aussi bien le côté ténébreux que le côté lumineux de la
condition humaine ».
C’est pourquoi le raisonnement athée, qui consiste à replacer le
problème du mal hors du cadre théologique, peut paraître
tellement insoutenable. Il facilite la position du créateur par le fait
même de nier son existence et sa nécessité et pourtant malgré tout,
le problème du mal persiste.

26
Propos retrouvés chez Mircea Eliade, Paul Ricoeur et aussi Eugen
Drewermann dans Le mal, tome I et II.
34
« ..Le mythe doit changer de registre : il lui faut non seulement
raconter les origines, pour expliquer comment la condition
humaine en général est devenue ce qu’elle est, mais argumenter,
pour expliquer pourquoi elle est telle pour chacun. C’est le stade
de la sagesse. la première et la plus tenace des explications
offertes par la sagesse est celle de la rétribution : toute souffrance
est méritée parce qu’elle est la punition d’un péché individuel ou
collectif, connu ou inconnu. Cette explication a au moins
l’avantage de prendre au sérieux la souffrance en tant que telle,
comme pôle distinct du mal moral ».

La difficulté du mythe comme du symbolique réside donc dans


l'inextricable interaction entre les faits qui alimentent l’histoire
mythologique et cette dernière qui conditionne les croyances sur la
réalité quotidienne. C’est en quoi le récit de la Genèse a tant
conditionné les générations qui ont suivi les écrits de l’Ancien
Testament et que nombreux sont ceux qui l’ont pris au pied de la
lettre. Alors, d’un récit distancé de la réalité par sa forme même,
celui-ci devient une sorte d’histoire chronologique expliquant la
création, l’origine du monde, de l’homme et du mal et c’est là que
le problème se pose. Notre culture est judéo-chrétienne et quand
bien même, nous pouvons parvenir à prendre de la distance quant
aux éléments explicatifs et symboliques, l’influence des notions de
péché et de culpabilité conditionnent notre réflexion et la
conception même de la morale qui nous fait penser le mal pour le
rendre intelligible.

Nous procéderons donc, par étape, en commençant tout d’abord


par le récit biblique lui-même, pour en dégager ensuite plusieurs
pistes d’interprétation.

Le récit de la Chute

A la suite de la création de la terre proprement dite en sept jours,


commence le récit du jardin d’Eden.

35
« Le Seigneur modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il
insuffla dans ses narines l’haleine de la vie, et l’homme devint un
être vivant. Le Seigneur Dieu planta un jardin en Eden, à l’Orient,
et il y plaça l’homme qu’il avait formé. Le Seigneur fit germer du
sol tout arbre d’aspect attrayant et bon à manger, l’arbre de vie au
milieu du jardin et l’arbre de la connaissance du bonheur et du
malheur »27. […] « Le Seigneur Dieu prit l’homme et l’établit dans
le jardin d’Eden pour cultiver le sol et le garder. Le Seigneur Dieu
prescrivit à l’homme : « Tu pourras manger de tout arbre du jardin,
mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bonheur
et du malheur car, du jour où tu en mangeras, tu devras mourir ».
[…]
« Le Seigneur Dieu dit : « Il n’est pas bon pour l’homme d’être
seul ». […] « Le Seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur
l’homme qui s’endormit ; il prit l’une de ses côtes et referma les
chairs à sa place. Le Seigneur Dieu transforma la côte qu’il avait
prise à l’homme en une femme qu’il lui amena. » […]
« Tous deux étaient nus, l’homme et sa femme sans se faire
mutuellement honte. Or le serpent était la plus astucieuse de toutes
les bêtes des champs que le Seigneur Dieu avait faites. Il dit à la
femme : « Vraiment ! Dieu vous a dit : Vous ne mangerez pas de
tout arbre du jardin… » La femme répondit au serpent : « Nous
pouvons manger du fruit des arbres du jardin mais du fruit de
l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez
pas et vous n’y toucherez pas afin de ne pas mourir ». Le serpent
dit à la femme : « Non, vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le
jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez
comme des dieux possédant la connaissance du bonheur et du
malheur ».
La femme vit que l’arbre était bon à manger, séduisant à regarder,
précieux pour agir avec clairvoyance. Elle en prit un fruit dont elle
mangea, elle en donna aussi à son mari qui était avec elle et il en
mangea. Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils surent qu’ils
étaient nus. Ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des
pagnes. Or ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui se
promenait dans le jardin au souffle du jour. L’homme et la femme

27
Genèse II jusqu’à IV.
36
se cachèrent devant le Seigneur Dieu au milieu des arbres du
jardin. Le Seigneur Dieu appela l’homme et lui dit : « Où es-tu ? »
Il répondit : « J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur car
j’étais nu, et je me suis caché. » « Qui t’a révélé dit-il que tu étais
nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais prescrit de ne
pas manger ? » L’homme répondit : « La femme que tu as mise
auprès de moi, c’est elle qui m’a donné du fruit de l’arbre, et j’en ai
mangé. » Le Seigneur Dieu dit à la femme : « Qu’as-tu fait là ! »
La femme répondit : « Le serpent m’a trompé et j’ai mangé. »
Le Seigneur Dieu dit au serpent : « Parce que tu as fait cela, tu
seras maudit entre tous les bestiaux et toutes les bêtes des champs ;
tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la poussière tous les
jours de ta vie. Je mettrai l’hostilité entre toi et la femme, entre ta
descendance et sa descendance. Celle-ci te meurtrira à la tête et toi,
tu la meurtriras au talon.
Il dit à la femme : « Je ferai qu’enceinte, tu sois dans de grandes
souffrances ; c’est péniblement que tu enfanteras des fils. Tu seras
avide de ton homme et lui te dominera. »
Il dit à Adam : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que
tu as mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de ne
pas manger, le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine
que tu t’en nourriras tous les jours de ta vie, il fera germer pour toi
l’épine et le chardon et tu mangeras l’herbe des champs. A la sueur
de ton visage tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes au
sol car c’est de lui que tu as été pris. Oui, tu es poussière et à la
poussière tu retourneras ».

Le récit de la Genèse part du postulat que Dieu existe. Dans ce


contexte, le mal peut se traduire par la tentation à laquelle Eve a
succombé, qui, en se saisissant de la pomme, désobéit au
commandement de Dieu. L’homme, ayant alors choisi de désobéir,
commet le péché originel qui amène sa chute du Paradis et
détermine sa condition humaine. Le mal serait dans ce système à la
fois premier et antérieur à l’homme, puisqu’il a pu, sous la forme
du serpent, séduire Eve, dans l’innocence et la naïveté.

37
Pourtant, cette piste du mal défini comme principe premier pouvant
s’incarner ne tient pas sous la plume d’un théologien tel que Saint
Augustin.
Et c’est à lui que nous devons la réfutation du mal comme n’étant
ni une chose, ni une entité, ni une substance, il est le résultat du
choix délibéré de l’homme de commettre ou non des actes
nuisibles pour lui ou pour autrui.
Pour lui, comme le rappelle Ricoeur28, le mal passe dans « la
sphère de l’acte, de la volonté, du libre-arbitre ». Alors la question
unde malum se transforme en unde malum fasciamus ?29

La notion de péché au sens religieux

« Il y a toujours un péché avant le premier péché, et l’ange s’est


changé en diable avant qu’Adam ne devienne homme pécheur ».
Etienne Borne.
Notre propos est de nous attacher ici aux racines des désirs
humains pour apprécier la part qu’ils prennent ou non dans la
manifestation du mal mais aussi dans sa définition.

L’objectif étant justement de voir si la manifestation du mal est le


mal ou s’il en est distinct.
Saint Jean dans son premier Epître donne une définition limpide de
ce qu’est le péché. « Tout homme qui commet le péché commet
aussi un violemment de la loi ; car le péché est le violemment de la
loi »30.

Le péché renvoie principalement et initialement au dogme qui


définit la chrétienté. Ainsi, le péché signifie que l’action humaine
est imputable et qu’elle est soumise à l’accusation et au blâme
selon le principe que celui-là renvoie automatiquement au principe
divin. Nous proposons pour éclairer cette notion la définition qu’en

28
Ricoeur dans le Mal un défi à la philosophie et à la théologie.
29
Unde malum fasciamus : d’où vient que nous fassions le mal ?
30
Nouveau Testament. Saint Jean. Premier Epître. Chapitre III-4.
38
donne Jacques POHIER31 : « La qualification de péché désigne le
fait qu’un acte est nuisible à la vie dont Dieu veut faire vivre les
hommes au sein de l’Alliance selon laquelle il désire rassembler en
communion avec lui et entre eux. » L’auteur précise par ailleurs,
que l’Alliance comme le péché sont révélés par Dieu et que par
conséquent, ce n’est que par la parole de Dieu que l’homme peut
prendre conscience des péchés qu’il commet contre l’Alliance et le
salut divin. « Il en résulta que la source première de l’expérience
chrétienne du péché n’est pas ce que l’homme peut expérimenter
par lui-même en matière de honte, de culpabilité, si valables que
puissent être par ailleurs toutes ces expériences, mais la parole de
Dieu sur le péché et la foi en cette parole ».

Au péché est attachée la notion de culpabilité qui rend l’acte du


péché mauvais puisque l’on en ressent un sentiment de culpabilité
à la suite de la faute commise. Depuis la Révolution française, la
religion n’est plus une obligation sociale universelle mais un choix
spirituel individuel. Nénamoins, même si le nombre de croyants a
diminué, le sentiment de culpabilité n’a pas disparu pour autant et
concerne autant les croyants, les pratiquants que les autres.

C’est d’ailleurs ce que Freud démontre grâce à la psychanalyse.


Ses recherches sur les fonctionnements inconscients a mis à
l’évidence les ravages psychologiques et sociaux que cause la
culpabilité. Pour lui, évidemment, le péché et la culpabilité ne sont
pas sur le même plan que dans le contexte religieux et ne portent
d’ailleurs pas sur les mêmes objets. Le champ de la psychanalyse a
volontiers examiné la culpabilité32 liée à la sexualité33 et démontre

31
Jacques Pohier. Péché. In Encyclopédie Universalis. 1992.
32
La culpabilité est définie par le dictionnaire de psychanalyse comme
suit : « Le sentiment de culpabilité a d’abord été mis en évidence par
Freud dans la névrose obsessionnelle, dans laquelle il met au jour la
révolte du moi contre la critique dont l’accable le moi idéal. Ce sentiment
peut être qualifié « d’inconscient » dans la mesure où le sujet, qui en
perçoit les manifestations sous forme d’idées obsédantes, ignore tout sur
la nature des désirs inconscients qui les sous-tendent. […] Le caractère
névrotique du sentiment de culpabilité est lié à l’impossibilité, pour le
sujet, de dépasser la problématique oedipienne ».
39
que c’est au sein de l’individu, plus exactement de sa psyché, que
différentes instances psychiques34 se livrent un conflit permanent,
particulièrement entre la recherche de la satisfaction immédiate et
continue de ses désirs (le Ça) et les interdits moraux et sociaux qui
nous en empêchent (le Surmoi).
Le Moi cherche à établir l’équilibre psychique entre les deux autres
instances, le Ça et le Surmoi, se livrant un conflit sans merci, dont
justement l’issue peut être le refoulement des sentiments de
culpabilité (lié à l’Œdipe par exemple).
Notre finalité n’est pas de faire le détail des principes
psychanalytiques de la culpabilité, nous préférons vous renvoyer à
d’autres auteurs35, mais plutôt de démontrer que si la culpabilité
persiste et existe, au travers de plusieurs champs disciplinaires ou
de divers axes de croyance, c’est qu’elle doit correspondre à
quelque chose qui visiblement dépasse le cadre de la religion, mais
semble, par contre, totalement correspondre à la nature humaine.
Comme, par exemple, quand l’homme commet des méfaits vis-à-
vis de lui-même ou des autres. Et lorsqu’il les a commis, à moins
d’être psychologiquement malade36, il ressent remords et
culpabilité.
Démontrer que le sentiment de culpabilité est bien une réalité pour
l’homme, celle-ci prise successivement dans le sens moral,
religieux, philosophique ou psychanalytique signifie qu’il y a acte
répréhensible. Mais par rapport à quel système de pensée peut-on
définir qu’un acte est répréhensible et que pour celui qui l’a
commis il est normal de se sentir coupable ? Il est probable que
mentir, voler, abuser de quelqu’un peut être décrit ou perçu

33
Sexualité à comprendre au sens psychanalytique.
34
Les instances psychiques : le Moi, le Ça et le Surmoi.
35
Freud, Lacan, Klein, Roudinesco, Nasio, etc.
36
Ce sont principalement les structures de la personnalité psychotique qui
ne connaissent pas les limites entre le Ça et le Surmoi qui vont commettre
des passages à l’acte (crimes, actes de violence contre soi ou autrui) et
pour lesquelles toute notion de responsabilité comme de légalité
n’existent tout simplement pas. Mais pour les autres structures, dites
névrotiques qui constituent l’immense majorité des personnes, l’éducation
et la culture donnent ces bases qui amènent l’individu à s’interroger sur le
sens de ses actes et lui permettent de ressentir culpabilité, remords, etc.
40
différemment selon le point de vue juridique, moral ou
psychologique en fonction de ce que l’on entend par la notion de
responsabilité et celle de délit.
On peut aussi se poser la question de la pertinence du raisonnement
de Freud, dans la mesure où il appartient lui aussi à la culture
judéo-chrétienne et en tant que tel, le poids culturel de la
culpabilité peut en partie expliquer pourquoi il a pu chercher à
comprendre son mécanisme spécifique.

Alors que faire de la culpabilité ? Commettre le mal peut-il être


considéré comme un péché ? Et sans péché y a-t-il de la
culpabilité ? Mon point de vue est que quel que soit le champ par
lequel on examine cette notion on en revient toujours au libre
arbitre et à la responsabilité de ses actes en tant qu’être libre et
moral. La culpabilité est alors inévitable car elle est
consubstantielle de la responsabilité, de la décision, de l’action et
du choix d’agir de telle ou telle manière.

De la continuité sociale à la transmission du péché

L’autre particularité du dogme chrétien est que le péché originel a


pour conséquence le péché collectif et représente une réalité « de
l’agir de chacun et de tous, ayant presque une constante autonome
et pesant sur l’homme préalablement à toute détermination
concrète de son agir. »37 En effet, chaque femme et chaque homme
portent sur ses épaules le poids du péché originel auquel s’ajoutent
ses propres fautes. Ainsi, le péché est collectif et son poids
s’accumule au fil des générations. Et il en est de même pour la
culpabilité individuelle, elle est alourdie du poids de la culpabilité
collective. Bien sûr, ce sentiment de culpabilité
transgénérationnelle se retrouve tout particulièrement développé
dans la religion juive. On pourrait alors en déduire, que c’est
certainement dans la forme même de l’écriture de ces textes
bibliques que les écrivains d’alors ont pu faire passer le message de
la dépendance des générations vis-à-vis de celles qui les ont

37
Jacques Pohier.
41
précédées. « Dieu châtie l’iniquité des pères sur les fils jusqu’à la
troisième et la quatrième génération ».

Il existe d’abord une condamnation explicite des hommes par Dieu


qui rend la peine et la culpabilité transgénérationnelles, devenant
alors le poids de la faute transmis de génération en génération.
Un autre moyen de comprendre la détermination ontogénétique du
péché est de considérer la dimension de continuité sociale d’un
groupe quel qu’il soit, et pour comprendre cet aspect, nous faisons
un détour par deux champs de la psychologie. Tout d’abord dans la
psychologie sociale, ce principe de filiation est tout à fait naturel et
vital pour la survie d’un groupe. Toute société qui compte durer
dans le temps doit édicter des lois et faire passer des valeurs de
continuité et de respect des traditions, car celles-ci apportent le lien
qui incite les nouvelles générations à préserver leurs anciens et à
créer à leur tour des enfants pour maintenir la société en vie. Donc,
d’un principe initialement biologique et social, on peut déduire que
l’explication fournie par les textes de la Bible peut tout autant
signifier la volonté de pouvoir transmettre les valeurs positives
comme le poids des erreurs commises.

A ce trait social s’ajoute une caractéristique typiquement


psychologique et propre au cheminement individuel. La personne
face au mal ou à la souffrance peut, dans un premier temps,
extérioriser sa responsabilité et chercher, à l’extérieur d’elle-même,
des personnes qui pourront supporter la charge d’un tel fardeau.
Le récit de la chute rationalise le sentiment de culpabilité que
chacun ressent après avoir commis une faute ou un délit. Notre
éducation judéo-chrétienne étant essentiellement basée sur la Bible
et les Evangiles, explique que même aujourd’hui elle constitue
notre référent culturel et alors le principe de la transmission de la
faute comme du péché, dépasse largement le cadre religieux
puisque ce sont des valeurs qui se sont fondues dans notre culture
même.

Ce modèle explicatif éclaire, non seulement l’origine, mais aussi la


continuité et la transmission de la faute comme de la culpabilité
42
pour tenter d’exempter chacun de prendre la responsabilité
individuelle, d’embrasser les conséquences de ses actes.
Ce fardeau culturel et religieux étant, comme nous l’avons vu,
accompagné par le besoin psychologique d’extérioriser le poids de
la culpabilité sur une personne ou une cause extérieure, amène à
maintenir valide ce système de représentation de la faute comme de
la culpabilité.

Le récit de la Chute se veut être une explication de ce qu’est le


péché et expliquer par-là la notion de mal, la manière dont il a été
formulé, entraîne de manière inéluctable et comme une malédiction
toute l’humanité à sa traîne. D’ailleurs, on trouve bien
l’avertissement suivant « Dieu châtie l’iniquité des pères sur les
fils jusqu’à la troisième et la quatrième génération ». Il faut quand
même replacer le récit de la Genèse dans le contexte littéraire de
l’époque et le Dieu des premières écritures est un Dieu colérique,
vengeur, qui est, à ce moment, plus à l’image de l’homme que le
contraire. C’est dans le Nouveau Testament que l’on voit
apparaître un Dieu de miséricorde et d’amour et si le récit de la
Genèse avait été écrit à cette époque, un temps où s’expérimentait
la démocratie38 et où la philosophie grecque avait fait évoluer les
pensées, peut-être que ces tendances expiatoires, ces expressions
de malédiction auraient pu être évitées ou diminuées. Au contraire,
c’est dans une foi pure et inconditionnelle que les premiers textes
ont été transmis et que les personnes y ont cru et ont suivi le dogme
aveuglément pendant des siècles.

C’est une position qu’il est difficile de défendre aujourd’hui. En


effet, la malédiction fait surtout penser au champ de la superstition
qui est, malgré tout, l’expression favorite de ceux qui ont peur et
qui ont du mal à regarder en face la nature même de la souffrance
qu’ils rencontrent. L’externalisation de la faute n’apporte rien de

38
Avec, malgré tout, les réserves d’une démocratie à deux vitesses
puisqu’elle reposait à l’époque sur l’esclavage. On pourrait aussi se poser
la question aujourd’hui du degré de démocratie que nous avons atteint et
des nouvelles formes d’esclavage ou de marginalisation du corps social
démocratique. Mais je laisse cette question en suspens, ceci n’étant pas le
cœur de la démonstration de cet essai.
43
plus qu’un soulagement passager mais n’est en rien résolutoire ou
explicatif.
C’est ainsi que le deuxième sens du péché apporté par la religion
chrétienne définit ce dernier comme étant une œuvre individuelle
et il s’agit alors pour l’homme d’agir correctement vis-à-vis de la
morale.

La manière dont la Bible rétablit l’espoir pour ses fidèles pour


compenser leurs souffrances, c’est en présentant le Christ comme
le Rédempteur et le Sauveur de nos péchés, la représentation de
Dieu incarné, venant racheter les fautes collectives des hommes en
un seul sacrifice hautement symbolique et dont l’issue miraculeuse
a frappé les esprits et converti les sceptiques à une foi sans faille.
Ce sacrifice démontre l’amour immense et inconditionnel de Dieu
face à nos péchés.

Pourtant, dans ce système, l’homme, certes, est responsable de ses


actes, mais il existe une dialectique entre Dieu et l’homme. Et
l’hypothèse de Pohier est assez intéressante car pour lui, la
première victime du péché et du libre-arbitre de l’homme, c’est
Dieu. « C’est donc le dessein de salut de Dieu qui est mis à mal
par le péché, et donc, il serait légitime de dire que c’est Dieu qui
est la première victime du péché. »39
Dieu, en tant que créateur, a laissé sa créature libre et capable de
choisir ce qui est juste et bon pour elle et pourtant face à ses
errements, lui propose l’issue par l’amour, la croyance dans un
principe divin qui assure le pardon et la rédemption. Il est alors
bien difficile d’imaginer la place du mal comme n’étant pas lui
aussi relatif au principe divin, d’une manière ou d’une autre.
Nous laisserons le lecteur revenir vers Pohier pour creuser le
développement de son argumentation, nous avons cité ce passage
pour montrer l’inextricable lien entre le mal et Dieu pour encore
nombre de nos contemporains, que ce soit pour le louer ou le faire
disparaître du système explicatif du mal. Sortir de la théodicité
pour expliquer le mal n’est pas une mince affaire. La tentation est

39
J. Pohier. Ibid.
44
grande de rétablir un créateur, même dans la tentative de prise de
recul que représente le raisonnement philosophique ou essayiste.

Le péché originel vu par Hegel40

Pour celui-ci, l’histoire de la Genèse n’est pas à prendre au sens


purement historique mais plutôt comme le moyen de développer ce
qui est purement humain, à savoir l’esprit.
C’est ainsi qu’André Dumas décrit la position d’Hegel vis-à-visdu
péché originel. « L’état de connaissance du bien et du mal ne doit
pas être, ou plutôt ne doit pas subsister ; il ne faut pas s’y arrêter.
C’est une étape à dépasser, à supprimer en en gardant le bénéfice.
Le désir de la connaissance est représenté dans le mythe comme
inspiré par le serpent tentateur. En réalité, c’est la nature de
l’homme qui l’amène nécessairement à connaître le bien et le mal.
L’état d’innocence serait un état animal : l’irresponsabilité d’un
« innocent » au sens d’arriéré. Les suites de la connaissance du
bien et du mal apparaissent comme un châtiment : l’homme doit
manger son pain à la sueur de son front. Le travail, rendu possible
par la connaissance, est l’instrument de la réconciliation avec le
monde. Le mythe représente les étapes nécessaires du
développement de l’esprit, quand il devient effectivement ce qu’il
est en soi par sa destination, sans l’être par son état initial ».

Finalement Kant et Hegel se rejoignent en disant que la découverte


de la connaissance est une bonne chose même si elle a pour
corrélat la prise de conscience du mal et de la souffrance, qu’elle
soit physique ou morale. Ceci est la condition même de l’exercice
de la liberté et de l’avènement de l’esprit de la pensée humaine.

La fin du péché originel ?

40
Décrit par André-Marie Dubarle, in Péché Originel. Encyclopédia
Universalis. 1992.
45
Le délitement de la foi et l’avènement de la laïcité ont eu raison de
l’omnipotence du dogme chrétien comme cadre de références
principal de la pensée ou de la philosophie. C’est, principalement,
le concept de généralisation du péché originel sur tous les hommes
qui suivent Adam et la notion de culpabilité qui ont fait rendre
l’âme au principe originel du péché et qui ont, par dessus tout, mis
Dieu au banc des accusés. Le principal accusateur est Nietzsche :
« Avec la moralisation des concepts de dette et de devoir […] les
hommes devront se retourner contre le « créancier », le principe
de l’espèce humaine, l’ancêtre dorénavant affligé d’anathème
(Adam – péché originel - privation du libre arbitre) […] jusqu’à ce
que nous nous trouvions tout d’un coup devant le paradoxal, le
terrible expédient grâce auquel l’humanité martyrisée a trouvé un
soulagement temporaire, coup de génie du christianisme : Dieu
lui-même s’offrant en sacrifice pour payer nombre d’entre nous
sont encore sous le joug psychologique et moral du devoir et de la
dette de l’homme ! » Tout de même, encore aujourd’hui, aux
abords du troisième millénaire, la culpabilité fait encore obstacle
au plaisir (sexuel ou non d’ailleurs) et à la satisfaction personnelle.
La proposition faite par la Bible et théorisée par la religion
chrétienne a eu une tendance un peu trop manichéenne à diaboliser
ce qui est particulièrement humain et à encenser ce qui est plutôt de
l’ordre du transcendantal et du supra-humain. Ce qui d’ailleurs a
mené les premiers théologiens, inspirés par les philosophes grecs, à
rechercher la perfection comme étant un des biens absolus
conduisant à la transcendance et de ce fait étant la meilleure chose
pour l’homme. Cette quête de la perfection mettait encore une fois
à mal la condition humaine elle-même, elle qui est si peu parfaite
et qui y tend désespérément dans l’élan pathétique de son énergie
en conflit.41

Cette dichotomie a plus eu pour conséquence de générer toutes


sortes d’exactions et de folies visant à rendre l’homme à l’image de
Dieu, c’est-à-dire justement au-delà de sa condition propre. Au

41
L’énergie est ici prise en référence aux principes pulsionnels de
l’homme, dans le champ psychanalytique, à savoir la pulsion de vie : Eros
en conflit avec la pulsion de mort : Thanatos.
46
prétexte de ce délire de perfection, nombre d’horreurs ont pu être
commises, comme l’eugénisme, le racisme, le sectarisme, ...

Ce qu’apporte l’existentialisme, entre autres, c’est peut-être d’avoir


réhabilité l’homme dans le dénuement de sa condition. Celle-ci est
certes finie, mais les possibles sont finalement immenses, pour peu
qu’on ne les limite pas dès le départ. La principale limite étant la
recherche de perfection et d’immortalité au prétexte d’une
similitude avec le divin, qui pour beaucoup n’est déjà que pur
produit de l’imagination.
Il s’agirait alors davantage de vouloir atteindre un idéal d’homme
qui n’existe pas. Il n’y a alors guère de raison à mêler le
transcendantal à ces quêtes mythomanes correspondant à
l’expression du manque d’acceptation de la réalité humaine. Celle-
ci n’étant, justement, ni parfaite, ni idéale, mais, par contre,
réellement perfectible, pour autant qu’elle le désire.

47
Le récit de la Chute pourrait-il dire autre chose ?

Nous allons ici aborder d’autres angles de lecture des éléments du


récit de la Chute, ceci de manière à dégager un nouveau sens dans
le champ social. Ensuite, cela permettra de prendre de la distance
par rapport à cette référence culturelle et de faciliter alors
l’expression réelle de notre liberté décisionnelle.

Du peu de crédit accordé à la parole d’Eve

Ainsi, par exemple, Dieu crée d’abord l’homme, ensuite la femme


est extraite de sa côte, ce qui a permis de dire, par la suite, que la
femme était inféodée et dépendante de l’homme, au travers de la
manière dont sa naissance est racontée. Nonobstant la réalité
sociale, cela permettait de modéliser une pratique sociale en
dogme, comme une quasi-loi, que l’on respecte et que l’on
applique.42

De ces deux propositions de la Genèse :


Le premier qui fait naître la femme en même temps que l’homme
et ne la dévalue en rien, dit : « Dieu créa l’homme à son image, à
l’image de Dieu il le créa : mâle et femelle il les créa ». Gen 1,27.
Et le deuxième extrait, que nous venons de relater, le femme est un
extrait de la côte d’Adam… Gen 2, 21-23. C’est ce dernier passage
qui a surtout été relaté et commenté et qui explique quelle image la
femme a eu durant les deux derniers millénaires et qui conditionne
à la fois les représentations des hommes et des femmes durant des
générations et aussi l’explication de l’origine du mal.

42
On citera à ce propos le commentaire de Guy Bechtel dans Les quatre
femmes de Dieu. C’est cette version du récit de la naissance de la femme
dans la Genèse « qui fut le plus souvent tenu pour essentiel et commenté
par les théologiens chrétiens. Ce récit permet de mettre la femme à la
place que lui assignait la société du Moyen Age ».
48
Eve est créée de manière à être une compagnie pour l’homme. Elle
n’est pas alors vraiment considérée comme un être à part entière,
puisqu’elle n’est pas créée pour avoir une existence propre.
Ensuite, c’est à la femme que le serpent s’adresse, on peut en
déduire plusieurs choses, est-ce qu’elle serait plus à même
d’écouter un discours autre que celui du père ? Est-ce qu’elle serait
plus à même de prendre des risques ? Est-ce qu’elle serait plus
indisciplinée ? L’explication séculaire l’a plutôt diabolisée en
supposant qu’elle était l’œuvre ou l’instrument du diable
puisqu’elle a su l’écouter.

Pourtant, un point est important à remarquer, lorsque l’interdit est


présenté par Dieu, il ne l’est fait qu’à l’homme puisqu’il n’avait
pas encore créé la femme. C’est donc l’homme qui a relaté cet
interdit à la femme et elle ne l’a pas entendu directement de la
bouche de Dieu. Par conséquent, on peut considérer que le poids de
cet interdit n’a pas dû revêtir pour elle la même importance que
pour l’homme. L’interdit exprimé par le détenteur de la loi ou par
un porte-parole donne un effet tout à fait différent, sans que pour
autant on minimise la valeur intrinsèque du dit porte-parole. Ce
dont il s’agit ici, c’est du poids symbolique de sa parole. Elle est
soit l’expression directe de la Loi ou sa traduction rapportée par un
tiers, à laquelle on confère moins de poids symbolique et de ce fait
moins de crédit et d’attention.

L’autorité remise en cause

Toute l’histoire est pleine de ce type de situations où, lorsque le


message de l’autorité n’est pas donné directement par le
représentant de l’autorité lui-même, mais par ses subordonnés, le
poids est moindre, car allié au message existe le poids de la
représentation sociale du statut de l’individu qui confère un respect
plus ou moins fort dans sa parole.
Ensuite, nous ne savons pas comment l’homme a transmis cet
interdit à la femme, mais la manière dont elle le restitue au serpent

49
diffère43, en tous cas il a été réduit44, ce qui est souvent le cas dans
toute situation de communication. C’est pourquoi le serpent répond
sur le seul argument que restitue la femme : « vous ne mourrez
pas », il la rassure « ils ne mourront pas » et mentionne le fait
qu’en mangeant du fruit défendu, ils pourront accéder à la
connaissance, ce que nous ne savons pas, au vu du récit, c’est si la
femme était au courant de ce point ou non. Par conséquent, elle a
été séduite par l’attrait de la connaissance, étant rassurée, à tort, sur
le fait de ne pas mourir, et nous savons combien en tant qu’homme
nous sommes curieux de nature et attirés comme des lucioles par la
lumière de la connaissance. Donc, il y a bien transgression de
l’interdit, mais il y a une foule de nuances dans le texte de la
Genèse qui semblent être passées assez inaperçues au grand
bénéfice de tous ceux qui ont diffusé ce message pour n’en
conserver que ce qui les arrangeait !

La responsabilité des fautes est rejetée sur autrui

Un autre trait typiquement humain que l’on retrouve avec une


certaine délectation dans ce récit est la projection sur autrui de la
responsabilité d’une faute personnelle, lorsque Adam dit « La
femme que tu as mise auprès de moi, c’est elle qui m’a donné du
fruit de l’arbre, et j’en ai mangé. »

43
Pourtant, sans cet espoir de perfection, ce besoin d’idéal, l’agir de
l’homme stagnerait et ne chercherait pas à progresser, à améliorer son
environnement et à se poser des questions sur son action justement.
Encore un paradoxe, croire en la perfection peut conduire à commettre le
mal et est aussi une illusion qui est également un bon moteur pour
combattre le mal lui-même. Nous voilà encore face aux paradoxes de
l’être humain. Une même chose peut à la fois être bénéfique ou nuisible et
il peut utiliser une même énergie ou une motivation dans différents axes
possibles dont les effets peuvent être bons, neutres ou mauvais pour lui-
même ou son entourage.
44
Extrait de ce que dit Eve au serpent :
« La femme répondit au serpent : « Nous pouvons manger du fruit des
arbres du jardin, mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu
a dit : Vous n’en toucherez pas afin de ne pas mourir ».
50
Et au lieu d’apercevoir la faiblesse d’Adam qui n’assume pas sa
part de responsabilité, nombre de lecteurs dont des Pères de
l'Eglise se sont engouffrés dans cette brèche si facile à saisir et si
pratique socialement, c'est la femme qui est mauvaise ou
diabolique, c'est sa faute, elle s'est laisser tentée et a tenté Adam.
Cette manière de se disculper en accusant l’autre peut largement
dépasser le cadre des rapports hommes / femmes pour se retrouver
entre n’importe quel individu et dans n’importe quelle situation. Et
nous retrouvons alors tous les discours philosophiques sur le libre-
arbitre et la responsabilité individuelle de sa décision.

Apparemment, le poids de la culpabilité est tel qu’il ne peut être


assumé seul, c’est ce que nous avons vu, plus haut, dans le principe
de la transmission du péché entre les générations. Ce que montre ce
bref passage, c’est que la culpabilité que ressent Adam est telle
qu’il ne peut pas l’assumer seul et il engage alors Eve. Alors
l’image implicite que Dieu représente est celle de l’expression la
plus accomplie de puissance et de pouvoir ainsi que la
représentation du Père et de la Loi. La crainte de devoir affronter
Dieu amène Adam à mettre la responsabilité d’Eve en avant.
Même si celle-ci est bien co-responsable du problème, il cherche,
premièrement, à se disculper et non à prendre sa part de
responsabilité face à la transgression de l’interdit et de la Loi.
Pourtant, Dieu punit à la fois collectivement les hommes, mais
aussi individuellement Adam et Eve en leur attribuant des
souffrances particulières et spécifiques à leur sexe, c’est donc bien
que chacun, à ses yeux, a commis sa part de faute et doit assumer
sa part de responsabilité.

Des nuances du vocabulaire

Une nuance intéressante sur la formulation de l’interdit, dans le


texte de la Genèse, réside dans le fait qu’il est dit que Dieu
« prescrit », toutefois ce mot est associé à l’adverbe
« formellement » cela ressemble bien à un ordre, pourtant, la
nuance est que Dieu a donné ce message dans un sens de protection
et l’homme l’a perçu dans le sens d’une interdiction. Dans les deux
51
cas, néanmoins, il manque des explications pour faciliter
l’acceptation et l’obéissance de l’homme et de la femme. Et puis
comment comprendre un état que l’on ignore ? Au moment de la
prescription l’homme est immortel comment peut-il comprendre ce
que veut dire la mort ? Et à ce stade, alors qu’il est dans
l’ignorance, comment peut-il savoir ce que signifie la connaissance
et enfin, il semble être dans le bonheur serein de l’ignorance donc,
il ne peut pas non plus savoir ce que représente le bonheur et le
malheur. La prescription sans explication était donc appropriée
mais la nature et le potentiel mêmes de l’homme ont dépassé la
proposition de paradis éternel. Comprendre et se rebiffer ont eu
raison de la sagesse de l’obéissance à un principe de bonheur naïf.

La signification symbolique du serpent

Voici une hypothèse pour comprendre le sens de l’apparition du


serpent dans le récit de la Genèse.
Dans la théorie des rêves, il est dit que tous les acteurs de la scène
rêvée ne sont, en fait, que les différentes facettes de la personne qui
rêve.
De la même manière, le mythe étant aussi un récit imaginaire, on
pourrait considérer que le serpent est une représentation
personnifiée de la tentation interne de l’homme. Le serpent est
alors une externalisation de son propre penchant à être tenté par ce
qui est interdit. Et, par conséquent, il n’est pas une figure du mal
qui serait là, distincte de l’homme.
Dans le récit biblique, nous avons quatre acteurs majeurs : Dieu, le
serpent, l’homme et la femme. Si l’on considère que l’homme, en
tant que genre, est à l’origine même de ce récit et qu’il a inventé
Dieu, alors on peut comprendre la mise en scène des différents
protagonistes. Ceux-ci étant alors les éléments d’une même entité –
l’homme - représentant le drame de la tentation face à l’interdit.
Le poids de la culpabilité est si fort qu’en scindant les rôles, la
responsabilité de la faute est répartie et le poids du remords est plus
supportable.

52
Par ailleurs, cette mise en scène prise dans le contexte social de
l’époque reflète les rôles typiques de l’homme, de la femme et
nous transmet aussi l’image négative que le serpent avait déjà à
l’époque45 : sournois, qui file entre les doigts, froid, etc.
Et c’est alors de cette créature, déjà décriée par tous, qu’il devient
alors plus facile de faire un personnage à part entière qui
représenterait le mal.
Et de là, la question de savoir si le mal existe avant Dieu, en même
temps, ou comme principe absolu ne se pose même pas.
Par contre, celle du péché et de la faute restent entières dans le
cadre de la foi et doivent se repenser dans le contexte existentiel.
Désormais, nous devons faire sans Dieu et parvenir à comprendre
notre condition seulement à partir de nous-mêmes !

Ces quelques interprétations avaient pour objectif, à la fois, de


montrer l’aspect inépuisable des compréhensions de la Genèse et
aussi de permettre la révision de l'origine du mal.

Et si ce récit a pour fonction, comme nous l’avons dit, de faire


comprendre de manière symbolique l’origine du mal et la raison de
notre condition humaine et il est aussi très éclairant sur le mode de
fonctionnement de notre psyché. L’explorer simultanément sous
ses aspects philosophique et psychologique me semble apporter
une prise de recul plus objective. Cela nous permet de saisir en
quoi cette tendance ambivalente qu’est le mal est, à la fois,
l’expression de notre singularité comme celle aussi de notre plus
grand enfermement.

Je suis tentée par le fait d’éclairer certains aspects du récit de la


Genèse par une interprétation psychologique et voir si ceci dégage
un sens pertinent et sensé dans la compréhension de ce qu’est le
mal.

45
Images et représentations du serpent chez les Mayas, en Egypte, etc.
53
Et si le mal était la symbiose ?

Nous abordons ici une argumentation périlleuse, car elle recoupe


différents champs et cherche à mettre en relation des domaines qui,
jusque là, s’étaient évités avec précaution, peut-être justifiée.

Ainsi la Genèse décrit les premiers moments de l’humanité46 et il


apparaît que l’homme est en totale symbiose avec Dieu, puis avec
Eve : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le
créa ; mâle et femelle il les créa. […] Aussi l’homme laisse-t-il son
père et sa mère pour s’attacher à sa femme et ils deviennent une
seule chair ». Nous entendons par symbiose47 le terme retenu par la

46
Genèse 1-26-31 jusqu’à 3-24.
47 Voir à ce sujet les stades du développement affectif de l’enfant : Freud.
Et aussi Mélanie Klein La psychanalyse des enfants.
La définition de la symbiose qu’en donne S. Schiff dans Personality,
development and Symbiosis « est qu’une symbiose se produit quand deux
ou plusieurs individus se comportent comme s’ils ne formaient qu’une
seule personne ». Par extension, lorsque l’enfant grandit et devient
physiquement plus autonome, la symbiose se déplace d’un niveau
purement physique à un niveau symbolique où l’absence est toujours
perçue comme douloureuse, et a fortiori la rupture de la relation d’amour,
rupture amoureuse ou deuil d’un être cher sont perçus comme les étapes
les plus douloureuses de la vie. Pourtant la symbiose n’est plus physique
mais elle est devenue symbolique et affective. C’est pourquoi ce
phénomène de symbiose peut se retrouver dans n’importe quelle situation
sociale comme, par exemple, un environnement professionnel entre un
manager et son employé. Alors se recrée ce besoin de dépendance de l’un
vis-à-vis de l’autre, auquel se greffe la relation d’autorité, également
présente dans les premiers instants de la vie. La mère et ensuite les deux
parents ayant pour fonction de protéger et d’éduquer l’enfant, exercent sur
lui une autorité, d’ailleurs dite parentale, qui vise justement à le protéger
des périls qui l’entourent et à lui permettre de grandir, de se développer et
d’apprendre enfin le comportement adapté en situation sociale. Cette
symbiose retrouvée à l’état adulte sur le plan affectif au niveau du couple
et de la famille comme au niveau professionnel, peut être perçue comme
négative ou néfaste selon la manière dont elle est vécue et entretenue. La
preuve en est que dans bien des situations délicates, les personnes,
couples ou managers, font appel à des individus neutres pour les aider à
54
psychologie qui décrit cet état dans lequel est le petit enfant,
indifférencié de sa mère, et qui le rend incapable de savoir qui il
est. A ce stade, il n’a pas conscience de sa propre identité et se
confond lui-même avec sa mère et son entourage. C’est le cas
d’Adam et Eve dans le jardin d’Eden, avant de manger la pomme
de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. En effet, à ce
stade, ils n’ont pas conscience de leurs différences, pas plus que du
fait qu’ils sont faits à l’image de Dieu, c’est comme si cet état de
symbiose était le bonheur parfait, exactement comme l’enfant
ressent un grand plaisir à être proche de sa mère et à ce qu’elle
réponde à ses moindres besoins. Et il est alors symétriquement
triste et mal à l’aise dès qu’elle s’éloigne48.

Le principe de la symbiose est que même si dans l’âge adulte il est


sublimé, c’est-à-dire, que grâce au symbolisme du langage, nous
pouvons nous détacher physiquement des gens et supporter
temporairement leur absence. Ce qui subsiste c’est le fait que nous
restons particulièrement attachés aux êtres aimés, tels que les
parents, les enfants ou le conjoint. Et nous savons tous combien de
névroses et de traumatismes sont le fruit de cette symbiose vécue
d’avec les parents. Ensuite, c’est dans le couple que cette symbiose
va se réinstaller, sous la forme de relations, ou modes relationnels,
étrangement similaires à ceux connus dans la famille, en
reproduisant des attitudes, des comportements, des réflexes
observés et copiés de notre entourage de jadis. Cet effet de
symbiose est particulièrement flagrant dans la forme des disputes
et des répétitions d’échec relationnel ou professionnel.

dépasser les situations conflictuelles, en l’occurrence des psychologues ou


des consultants. Cette présence « d’un tiers séparateur », qui est le rôle
symbolique du père, dans la psychanalyse, a pour but de justement
favoriser la rupture de la symbiose et permettre à l’individu d’accéder à
l’autonomie. Sur la notion du Père, voir les ouvrages de psychanalyse à ce
sujet.
48
Cf. Mélanie Klein, ibid.
55
L’analogie que nous voyons entre cette symbiose 49 que nous
vivons, chacun à notre naissance et parfois jusqu’à notre mort, et
celle du récit mythologique biblique repose sur la relation aveugle
et sereine dans laquelle se trouvent Adam et Eve dans leurs
premiers temps au jardin d’Eden : « Tous deux étaient nus,
l’homme et sa femme, sans se faire mutuellement honte ».
Le mal survient lorsque tenté par le serpent, ils mangent la pomme
et découvrent leur nudité : « Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent »,
alors ils découvrirent la connaissance et prirent conscience du bien
et du mal, du bien pour l’avoir perdu et du mal pour l’avoir
découvert. La suite on la connaît, ils sont chassés du jardin d’Eden
et leur châtiment consiste en un nombre important de maux, dont
principalement la souffrance et la mort50. « Il dit à la femme : « Je
ferai qu’enceinte, tu sois dans de grandes souffrances ; c’est
péniblement que tu enfanteras des fils. » Et là, on voit encore le
lien entre le discours mythologique et la réalité quotidienne. Il est
indiscutable que l’accouchement est une souffrance, mais ce n’est
que très récemment que la souffrance a aussi été reconnue pour
l’enfant qui sort du bien-être et du cocon du ventre de sa mère,
pour, par la naissance, découvrir la souffrance d’être seul, ne plus
être physiquement en symbiose. Cet enfantement se manifeste
d’abord par des souffrances physiques : adapter ses poumons à un
autre rythme respiratoire, avoir froid, faim et se sentir impuissant,
dans l’impossibilité de faire quoi que ce soit sans l’autre.
Donc cette condamnation de Dieu dans la Genèse est bien
l’illustration après coup (en partant toujours du postulat que Dieu

49
En parlant de symbiose, nous ne pouvons résister à la tentation (sic !)
de placer cet extrait de Saint Augustin qui illustre bien la notion de
symbiose qui existe dans la foi. « Mais même en vous imitant ainsi, ils
font voir que vous êtes le Créateur de l'Univers, et que, pour cette raison,
il est impossible de se séparer tout à fait de vous ».
50
« Il dit à Adam ; « parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu
as mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de ne pas
manger, le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu t’en
nourriras tous les jours de ta vie, il fera germer pour toi l’épine et le
chardon et tu mangeras l’herbe des champs ».
56
est une invention de l’homme)51 des souffrances de la femme dans
l’accouchement. Comme de celles du déchirement physique de
l’enfant sorti du ventre de sa mère et ceci dans la douleur, car
l’harmonie est rompue.
Ainsi pour expliquer la souffrance aberrante qu’il y a dans le fait
merveilleux de donner la vie et en même temps que ce soit dans la
douleur, il s’agit pour le récit biblique de légitimer ce paradoxe en
plaçant chronologiquement la tentation, le péché, la punition et
enfin la conséquence qui est que la femme pour expier sa faute doit
souffrir dans l’enfantement.

Ainsi le mal serait bien ce séparateur permanent qui engendre


souffrance et maux et qui est la cause des châtiments52.

51
Ce qui n’exclut pas d’envisager un principe créateur de l’univers, qu’il
soit considéré comme physique ou spirituel.
52
De manière à ne pas rompre le fil du discours, je me permets une
aparté. Je voudrais mettre en perspective deux hypothèses qui démontrent
un résultat qui semble opposé au premier abord.
J’ai évoqué plus haut la fonction du Père, au sens psychanalytique. Il
correspond au tiers séparateur dans la symbiose entre la mère et l’enfant
et c’est par cette rupture dans la relation qu’il crée pour ce dernier l’accès
au symbolique et donc au langage. Ramené au contexte de la Genèse,
nous venons d’envisager qu’il puisse y avoir symbiose entre l’homme et
Dieu et que le mal, à la fois sous les traits du serpent et de la personne
tentée, la femme, a pour fonction finale de créer la rupture de ce lien par
l’expulsion d’Adam et Eve du Paradis.
Ce qui revient à dire, en première déduction, que la fonction du Père
serait le mal. Et ceci en passant par un grossier syllogisme que voici.
Si le père est le tiers séparateur et le mal est ce qui sépare de la symbiose
et cause la souffrance alors le père serait le mal. Je n’irai pas plus loin
car on voit bien l’ineptie de la comparaison, mais il ne s’agit pas d’une
notion opposée à un rôle, mais plutôt des fonctions de chacun. La
confusion a lieu du fait que ces deux effets séparateurs n’ont pas lieu dans
les mêmes champs.
Les deux éléments ne sont pas superposables, car ils ne sont pas sur le
même plan. La fonction du Père vise à expliquer l’un des facteurs
permettant le développement affectif et émotionnel de l’individu, alors
que l’autre, le mal, cherche à nous leurrer sur la finalité de la
connaissance. C’est-à-dire qu’en lisant la Bible, au premier degré, on
pourrait croire qu’en étant tenté par le mal, celui-ci nous fait accéder à la
57
En fait succomber à la tentation symbolisée par le serpent c’est
accéder à la connaissance. Et acquérir le savoir dessille de l’état de
naïveté et d’innocence et fait prendre conscience du bien comme
du mal, du bonheur comme du malheur.

A ce stade, nous pouvons dire que nous plaçant dans le cadre laïc,
nous ne pouvons pas retenir les interprétations du mal décrites par
la théologie. Si l’on élude Dieu comme principe créateur, il n’y a
plus lieu de reconnaître un principe initial transcendantal et
infiniment Bon, qui n’aurait pas pu, logiquement créer aussi le mal.
Nous récusons aussi le postulat du mal comme étant une entité
autonome, car selon notre parti pris, ce serait personnifier une
tendance et lui attribuer une intelligence et des intentions propres,
qu’illustrent fort bien, le serpent du jardin d’Eden - par ailleurs -
mais qui comme nous l’avons vu peut aussi être une projection de
notre culpabilité ou de notre perplexité à expliquer le mal. Il n’y a
donc pas d’argument raisonnable à croire dans cette proposition
d’un mal qui serait quand même une créature de Dieu mais qui

connaissance qui est alors taboue, puisque interdite. Et c’est justement dès
l’instant que l’homme sait qu’il prend conscience du mal.
Parler de la fonction du Père, comme séparateur de la symbiose affective
c’est se placer dans le champ du développement psychologique de
l’individu. Tandis que parler du mal qui sépare l’homme de Dieu, c’est se
placer sur le plan de la philosophie et de la théologie et il s’agit alors de
donner une explication mythologique pour expliquer la genèse d’un mal
endémique à l’homme et pour lequel il s’accommode d’une cause externe.
Ce développement prouve à nouveau la grande complexité que nous
avons à chercher à comprendre, à cerner, à définir le mal. Sans doute est-
il constitutif de nous-mêmes, de telle sorte que l’accès à sa
compréhension se heurte, non pas au mystère de la religion chrétienne,
mais au mystère de la condition humaine elle-même qui peut être ne
permet pas d’avoir accès à la totalité de la compréhension de ses
composantes. C’est comme si en cherchant à comprendre on se heurtait à
d’immenses aberrations ou contradictions, un peu comme la fonction
réflexive du mal, au premier abord. Il est, à la fois, à l’origine, de la prise
de conscience de l’homme et l’aboutissement de sa connaissance.
Curieuse similitude du raisonnement. Alors éviter le piège du cercle
vicieux du raisonnement, c’est rompre avec la croyance que la cause du
mal nous est étrangère. Comprendre et savoir prennent alors tout leur sens
puisque cela permet de discerner et de choisir.
58
aurait en son sein cette flagornerie et cette malice qui l’amène à
tenter Eve. Car persister dans cette voie amènerait à se demander :
comment se fait-il que le serpent, pourtant créature de Dieu, puisse
tenter la femme et l’homme et les conduire à succomber avec les
conséquences que nous connaissons ?

Le péché ou la transgression de l’interdit : la remise en


cause de l’autorité

Le Mal est décrit dans le récit de la Chute de l’homme (expulsion


du Paradis) comme la faute c’est-à-dire la transgression de
l’interdit. L’interdit explicite de Dieu « ne pas manger de fruits –
ne pas toucher à l’arbre du bien du mal » qui conduit l’homme à la
chute dans le péché.

Sur la question de la transgression de l’interdit posé par Dieu, nous


allons nous attacher à la phraséologie de la Bible pour mettre à jour
un mécanisme typique de l’homme qui permettra, peut-être, de
saisir l’importance du message symbolique.

L’Ancien Testament lu aujourd’hui frappe par la forme de son


discours. Bien entendu, on peut l’attribuer aux multiples
traductions et au fait que c’est un des textes les plus travaillés et
remodelés qui soit. Toutefois, ce que je lis aujourd’hui a comme
premier effet de générer en moi une réaction. Dieu apparaît comme
un père autoritaire parfois même autocratique, indiquant droits et
devoirs mais sans donner la moindre explication quant à ses
prédications. Dieu paraît aussi être colérique et vengeur. L’épisode
de la Chute illustre bien dans quelle crainte se trouve alors le
couple mythique. Les illustrations ne manquent pas les dépeignant
fuyant le Paradis, l’échine courbée, la tête basse, l’air penaud et
misérable, comme le petit enfant pris en flagrant délit de
mensonge. Alors le respect de Dieu est lié à la peur du châtiment.
Pour en revenir au moment de la Chute, l’interdit formulé par Dieu
peut générer chez le lecteur autant de curiosité que de rébellion car
aucune explication n’est fournie pour permettre de comprendre
pourquoi il vaut mieux ne pas manger des fruits de l’arbre.
59
Dans la dynamique narrative décrite par l’auteur, il apparaît que
dans la première partie de la Genèse, l’homme entend le
commandement de Dieu sans que celui-ci lui pose problème. Dieu
incarne la Loi et le Père, et l’homme s’y soumet apparemment sans
résistance ni difficulté.
Dès l’intervention du serpent la perception de l’autorité change,
elle est remise en cause par le doute introduit par le serpent et dès
ce moment, la dimension rebelle et revancharde de l’homme et de
la femme fait jour et finalement ils succombent à la tentation en
transgressant l’interdit, c’est-à-dire en se rebellant contre l’autorité
et la loi car elle est perçue comme abusive et qu'ils n'ont plus
totalement confiance en ce Dieu / Père (à cause des propos du
serpent).
Ensuite la réaction de Dieu est celle d’un père tout puissant qui
condamne la désobéissance par la peine de mort.

La transgression de l’interdit : une composante de la


psyché humaine

Ce qu’exige Dieu c’est une obéissance inconditionnelle. Et voilà


que justement l’homme, en tant que genre et Eve comme
personnage, écoutent attentivement le serpent qui éveille sa
curiosité. Rappelant l’interdit de Dieu, elle montre bien qu’elle est
consciente de l’autorité et de l’obéissance à lui devoir, mais la
tentation de savoir et de comprendre est plus forte. La curiosité
conduisant alors, à la connaissance, à la souffrance et à la mort.

Force est de constater que premièrement cette tendance de


rébellion contre la loi est le propre du fonctionnement psychique de
l’homme. C’est en quelque sorte ce qui caractérise sa dynamique.
Ensuite, on peut considérer l’Ancien Testament, comme le
témoignage, après coup, raconté, symbolisé, des travers de
l’homme. Et en faisant l’image d’un Dieu colérique, furibond,
vengeur, impérieux, alors la rébellion est encore plus légitime.

60
Pour nombre d’entre nous se joue, à la fois la quête du sens de la
vie, de l’action, … et aussi notre propre place face à l’autorité et
notre rapport à la loi. La Genèse illustre alors un trait
caractéristique de l’humain, il peut être rebelle, transgresser
l’interdit, braver la loi et remettre en cause l’autorité au péril même
de sa vie.
La Genèse n’est-ce pas d’ailleurs l’enfantement de l’humanité ? Et
comme nous l’avons vu l’enfantement devient pour la femme,
après la chute, une cause continue de souffrances et de joies
mêlées.
Alors la Genèse apparaît comme l’enfantement le plus douloureux
et radical qui soit. Celui de l’humanité.

A l’inverse, avec le Dieu du Nouveau Testament, il aurait été


difficile de pouvoir trouver pareil raisonnement logique et
d’aboutir à un récit du mythe de la création aussi bien articulé,
campant des personnages clairs aux personnalités faciles à
identifier, démontrant les excès des pulsions et des sentiments
impulsifs.
Lors de l’écriture du Nouveau testament, les philosophes grecs
étaient connus et l’influence des prophéties de Jésus et des
différents philosophes passés et contemporains ne pouvait plus
laisser autant la part belle à l’impulsivité et aux passions.
D’ailleurs, les préceptes proposés sont beaucoup plus proches d’un
amour divin de respect, de générosité et d’amour inconditionnel.
On peut supposer que si la Genèse avait été écrite dans ce contexte,
le récit mythologique aurait pris une autre forme, moins basé sur la
nécessaire transgression d’un interdit prescrit par un Dieu
autoritaire.

Le mal aurait-il alors quelque chose à voir avec le non-respect


chronique des lois et des structures ? La remise en cause de la loi et
l’agressivité contre le chef (meurtre du Père) ?53 Si c’est le cas, cet

53
Le concept du meurtre du père a été présenté par Freud dans Totem et
Tabou pour expliquer pourquoi les peuples primitifs avaient besoin de
totems et de tabous pour faire respecter les lois sociales et favoriser les
échanges de femmes tout en respectant les caractéristiques de l’inceste,
61
argument n’est pas typiquement humain puisque toute
communauté animale voit ses mâles s’affronter pour obtenir le
pouvoir suprême pour pouvoir jouir des femelles. D’ailleurs les
femelles entre elles se disputent, souvent aussi, plutôt pour la
protection des petits et du territoire, mais parfois aussi pour des
conflits de pouvoir et de place sociale dans le groupe.

En conclusion, le récit de la Chute décrit le mal comme étant le


péché, c’est-à-dire la transgression de l’interdit posé par Dieu et
alors les questions de Loi, de Père et d’autorité sont posées.
On peut y voir également le fait que le principe fondamental de la
confiance dans l’Autre « qui sait » et « qui est plus puissant » est
remis en cause. En effet, dans ce récit c’est la toute puissance de
Dieu qui est ébranlée puisque apparaît la méfiance dans sa parole.
De ce fait, le problème que pose la Chute de l’homme est moins la
dialectique du bien et du mal que celle de la connaissance et du
pouvoir. Tant que l’homme était seul et ignorant, il était obéissant
et craignant la toute puissance de Dieu. Avec l’apparition d’Eve,
c’est la communication et l’interaction entre deux individus qui
émergent. Le serpent sert alors de catalyseur et de personnification
de la possibilité de dialogue et de développement de l’esprit
critique qui a pu advenir au contact journalier de ces deux êtres
humains. Ce dialogue pouvant conduire à discuter des choses
établies, comme à prendre une décision et à faire un choix entre ce
qui est attendu et imposé et ce qui survient comme une nouvelle
opportunité. La Chute apparaît comme l’occasion de l’expression
contestataire et l’avènement de la liberté.
Et c’est ce choix, que fait l’homme, qui le fait basculer dans un
état, à la fois, de conscience et de découverte, comme dans celui
d’être en souffrance et de créature mortelle.

Ainsi, le mal serait-il le fait d’avoir choisi de savoir ou d’accéder à


la connaissance ? Est-il le révélateur de la liberté ou alors le mal
est-il le savoir lui-même ?

même si celui-ci recouvre des formes différentes selon les sociétés et les
cultures. Voici en quelques mots le récit du meurtre du père ainsi que sa
portée symbolique.
62
La dynamique de la culpabilité et ses conséquences
sociales

C’est de cette dynamique de culpabilité qu’est bannie, dans notre


culture, la notion de plaisir au profit de celle d’efforts. Nous ne
sommes sur terre, principalement, que pour souffrir et expier nos
fautes et celles commises par Adam et Eve et leur descendance. De
plus, le principe même de plaisir est considéré comme péché, s’il
s’agit de plaisir sexuel, c’est carrément le pire des péchés, le péché
de chair qui est tellement réprimé qu’il a conduit certains au dégoût
de l’acte sexuel lui-même et surtout à nombre d’hypocrisies. Eve et
la pomme ont symbolisé la faiblesse des choses charnelles et c’est
pourquoi la femme a été tant dévalorisée, critiquée et ses droits ont
été limités,54 socialement, par rapport à ceux des hommes. Donc,
c’est la culture de l’effort et du devoir qui prime et tout ce qui
advient de positif n’est que juste tribut de la sueur répandue,
autrement dit la joie doit se mériter.

Il n’est pas étonnant que, dans un premier temps, lorsque les


années soixante-dix ont fait exploser leur courant peace and love, il
y ait eu tant d’adeptes. Il y avait, en quelque sorte, un besoin
viscéral de dépasser ces interdits moraux qui n’avaient comme
fondement qu’une lecture drastique de préceptes sociaux « sains ».
Une fois les excès de cette époque rebelle et hippie passés,
aujourd’hui les valeurs prônent l’authenticité, l’affirmation de soi
et la recherche du bonheur et du plaisir et l’on comprend combien
c’est à la fois une découverte et une révolution culturelle.

On notera, par ailleurs, comment nous pouvons


phylogénétiquement ou ontologiquement braver fréquemment les
interdits et que nos progrès sociaux s’acquièrent par l’affrontement
des valeurs ancestrales et traditionnelles. Il semble que ce soit en

54
Ainsi en France, il a fallu attendre 1948 pour que le droit de vote soit
accordé aux femmes !
63
combattant le Père que nous démontrons notre capacité à faire
évoluer le principe d’humanité et que nous pouvons
individuellement et collectivement nous diriger vers l’autonomie.
Ironie historico-mythologique ?

L’actualité éclaire notre réflexion

En parlant de connaissance et de la manière dont elle s’obtient


aujourd’hui facilement, l’actualité de notre siècle montre un certain
radicalisme à son égard. C’est comme si dans ce siècle où la
circulation de l’information et la capacité à dupliquer et à diffuser
le savoir voyait aussi la plus grande répression vis-à-visdes
connaissances. Je trouve intéressant d’examiner quel parallèle peut
être fait entre la mise en garde du message biblique et notre réalité
quotidienne.

C’est ainsi que les régimes totalitaires ont toujours banni la


connaissance autre que celle servant l’idéologie du système, c’est
pourquoi tous les livres d’expression considérée comme dissidente
ont été brûlés en 1933 à Berlin et ailleurs en Allemagne ou que des
universités ont pu être transformées en rizières au Cambodge entre
1975 et 1979 du temps des Khmers rouges. Comme si l’accès à la
connaissance et au savoir pouvait mettre à mal le régime totalitaire
et la pensée unique ! Mais bien sûr ! Comprendre et savoir
permettent de prendre du recul, de pouvoir développer son esprit
critique et de se faire alors personnellement une opinion sur les
propositions faites par le parti au pouvoir. Il devient alors possible
de trouver un sens à sa vie et de décider, en conscience, et surtout
de vouloir être libre.

Etre dans l’inconscience et dans l’ignorance est le gage de


l’obéissance, quel paradoxe et quelle ironie selon le sens que l’on
donne à la lecture de la Genèse. Accéder à la connaissance, c’est
succomber à la tentation et au mal, et c’est bien ce qui est réprimé
64
par la morale. Ceci démontre à la fois la complexité de la situation
comme l’inutilité des syllogismes. Car enfin accéder à la
connaissance, veut dire, dans le contexte de la Bible, désobéir à
Dieu et succomber à la tentation du serpent. Donc cela décrit la
problématique du choix et du libre-arbitre comme celle de
l’opposition à l’autorité et à la loi. La conséquence est la
souffrance et la mort apparaissant alors comme le tribut à la
désobéissance.

Accéder au savoir et à la connaissance, pourtant décrits comme


prérogatives exclusives de Dieu, permettent, plus il sont
développés, actualisés et confrontés à autrui d’encourager les
prises de conscience et d’éviter les excès aveugles des tyrannies et
des dictatures.

Ce qui reste aussi actuel du message porté par le texte biblique


c’est que cette liberté, ce choix, ce libre-arbitre sont bien toujours
aussi difficiles à obtenir et à conquérir.

65
Parler de péché, c’est rentrer dans la catégorie du mal moral,
toutefois ce dernier reste à définir plus précisément pour mieux
comprendre ce qu’il recouvre.

LE MAL MORAL

Le mal moral est un désordre dans l'activité libre de la personne


créée. C'est le refus volontaire de se soumettre à la loi morale. « Le
mal moral est la conséquence inévitable d'un bien excellent : le
libre-arbitre. Mais ce désordre partiel doit finalement prendre
place dans l'ordre universel par la sanction naturelle qu'il entraîne
en vertu des dispositions du gouvernement divin. » Cette définition
introduit bien la relation inévitable qu’il y a entre liberté et mal,
toutefois, à ce niveau de description, nous sommes encore dans le
champ de la théologie.

Pour dépasser le cadre de la théologie, on peut alors considérer que


le mal moral ne peut être l’effet que de la volonté libre
individuelle.
« Ainsi tout le mal que chacun commet dans le temps lui est
pleinement imputable. Mais l’acte même de la décision libre est
insondable ».

Et c’est ainsi qu’il apparaît comme la transgression volontaire de la


loi morale, ce qui ne définit pas la nature des actes commis en
fonction de leurs intentions55 mais par rapport à une loi morale qui
fixe les rapports sociaux entre les hommes. Cette loi morale est
alors garantie par des lois déclinées par la justice qui les fait
respecter au quotidien au sein de la Cité.
Nous passons de ce fait du champ transcendantal du respect de la
loi à celui de la morale qui est propre à l’homme en société.

Je choisis l’exemple classique du vol des poires pour camper dans


quel cadre s’exerce le mal moral, à la fois en rapport avec autrui

55
Voir à ce sujet Kant, cité par Rosenfield : « …comment connaître
l’intention qui a présidé à une action, puisqu’une bonne intention peut
causer du tort à autrui ». Kant et le problème du mal. Olivier Reboul.
66
mais aussi comme l’acte individuel qui brave consciemment les
lois morales et sociales. Saint Augustin a voulu attirer notre
attention sur le fait que le mal peut résider en nous pour la simple
motivation de rechercher le plaisir contre l’autre, d’aimer et de
savourer la transgression de l’interdit.

« Misère! Qu'ai-je donc aimé en toi, ô mon larcin, crime nocturne


de mes treize ans ? Tu n'étais pas beau, étant un larcin. As-tu
même une existence réelle pour que je t'interpelle ? Ce qui était
plus beau, c'étaient ces fruits que nous dérobâmes, car ils étaient
votre œuvre à vous, suprême Beauté, Créateur de toutes choses.
Dieu bon, Dieu souverain Bien et mon Bien véritable : certes, ils
étaient beaux, ces fruits, mais ce n'était pas eux que convoitait mon
cœur misérable.
J'en avais de meilleurs, en grand nombre ; je ne les ai donc cueillis
que pour voler. Car aussitôt cueillis, je les jetai loin de moi, me
nourrissant de ma propre iniquité, dont la saveur m'était
délicieuse.
S'il entra un peu de ces fruits dans ma bouche, c'est ma faute qui fit
leur saveur.

Et maintenant, Seigneur mon Dieu, je cherche ce qui m'a pu


charmer dans ce larcin. Il était sans beauté. Je ne parle pas de
cette beauté qui réside dans la justice et la prudence ; ni de celle
qui est dans l'esprit de l'homme, la mémoire, les sens, la vie
végétative ; ni de celle qui brille au front des astres et pare leurs
révolutions, ni de la beauté de la terre et de la mer, foisonnantes
d'êtres vivants qui forment une suite continuelle de générations ; ni
même cette apparence de beauté dont s'ombragent les mensonges
du vice.

C'est ainsi que l'âme se fait adultère, quand elle se détourne de


vous et cherche hors de vous ce qu'elle ne trouve, pur et sans
mélange, qu'en revenant à vous. Ils vous imitent tout de travers
tous ceux qui s'éloignent de vous et s'élèvent contre vous. Mais
même en vous imitant ainsi, ils font voir que vous êtes le Créateur
de l'Univers, et que, pour cette raison, il est impossible de se
séparer tout à fait de vous.
67
Qu'ai-je donc aimé dans ce larcin, et en moi ai-je imité mon
Seigneur, même d'une manière criminelle et fausse ? Me suis-je plu
à transgresser votre loi par la ruse, ne pouvant le faire par la force
? Esclave, ai-je affecté une liberté mutilée en faisant impunément,
par une ténébreuse contrefaçon de votre toute-puissance, ce qui
m'était défendu? Voilà "cet esclave qui fuit son maître et qui
recherche l'ombre".
O corruption ! O vie monstrueuse ! O abîme de mort ! Ai-je pu
prendre plaisir à ce qui n'était pas licite pour la seule raison que
ce n'était pas licite? »56

Ce que Saint Augustin décrit dans ce passage,57 c’est le fait de


commettre un délit sans véritable mobile. Une volonté de mal faire
pour faire le mal. Ce n'est pas la tentation d'un plaisir ou la
satisfaction d'un besoin qui engendre la faute58, mais c'est la faute
qui transforme une chose indifférente en une chose agréable, et la
mauvaise action qui se révèle comme une sorte de besoin. On
retrouve ici la condamnation du plaisir particulièrement récusé par
les théologiens.

Saint Augustin nous rappelle que l'on ne veut jamais que son
propre bonheur, et que, si l'on choisit quelque chose qui est
manifestement un mal, c'est par une sorte d'erreur, qui nous interdit
de situer les choses à leur juste place.
Sa position est de dire que l’on commet une faute en préférant un
bien inférieur à un bien supérieur59, l'honneur par rapport à la
sagesse, ou le pouvoir à la justice. Il est donc très difficile de
caractériser le mal comme tel, aussi longtemps que l'on s'en tient
aux objets de son désir ou de sa crainte et aux motivations de ses
conduites.

56
Les Confessions. Livre II, Chapitre VI.
57
Ce récit fait écho au péché originel et à l'épisode du fruit défendu.
58
Nous conservons le terme de faute car il exprime ici le fait de
commettre le mal, mais pour Saint Augustin, cela s’inscrit dans le dogme
chrétien et donc lié au principe divin et à la Genèse.
59
Ce qui renvoie aussi au concept de perfection jamais atteint.
68
Nous voyons aussi ici, que cette philosophie plaçait le mal comme
relatif au bien et comme la quête d’un bien toujours supérieur, qui
parfois, peut alors conduire à commettre le mal.

Néanmoins, une piste semble se profiler, écouter ses désirs ou


vouloir satisfaire ses plaisirs est ici caractérisé par la tentation
d’obtenir quelque chose que l’on n'a pas. On peut aussi dire que
Saint Augustin avait seulement envie de ces poires. L’envie se
définit comme vouloir autre chose que ce que l’on a ou chercher à
avoir toujours davantage, comme si cela répondait à un manque,
comme s’il s’agissait de l’expression de l’insatisfaction
permanente.
Ainsi, l’image qui vient à l’esprit est un désir sans fond, toujours
insatisfait, et qui conduit l’homme à toujours désirer encore et
encore. Avec ces quelques mots, nous retrouvons plusieurs pistes
de la littérature. Dans le champ de la psychanalyse, cette notion du
désir est amplement décrite comme une pulsion jamais satisfaite,
mais qui tire l’homme dans le sens de la vie vers cette énergie qui
le pousse à agir, à aimer, à se reproduire, à conquérir, à se battre, ...
Comme nous venons de le voir cette constante insatisfaction
l’entraîne à vouloir toujours davantage et là nous rentrons dans un
autre concept « névrotique » de la psychanalyse qui est ce que l’on
appelle la répétition60 qui conduit la personne à reproduire encore
et encore61 les mêmes actes, à générer les mêmes types de relations
et obtenir les mêmes types de problèmes. C’est aussi, parce que
reproduisant toujours les mêmes choses, l’homme est
continuellement dans l’insatisfaction qu’il maintient son désir et
celui-ci l’amène à toujours vouloir plus.

Je vous propose d’examiner, à présent, le concept même de l’envie


pour voir s’il est synonyme de celui du mal, comme certains
l’affirment.

60
Compulsion de répétition.
61
Cette expression « encore et encore » fait référence au séminaire de
Lacan Encore.
69
Et si le mal était l’envie

Si la plupart des religions ont depuis toujours condamner l’envie et


l’envieux c’est qu’elles ont, sans doute, perçu à travers ce défaut
un vice qui peut conduire aux pires exactions. C’est en tous cas le
point de vue d’Helmut Schoeck dans son livre remarquable
L’envie62 dont il dit que ce pourrait être une histoire du mal.

La définition que propose l’auteur en se référant au dictionnaire


allemand Grimm permet de déceler en quoi l’envie peut être si
nocive. « Le mot envie désigne ce sentiment qui ronge l’âme et la
remplit de fiel, en lui faisant éprouver du déplaisir à la vue de la
prospérité et des qualités d’autrui et en lui inspirant le plus
souvent le regret de voir l’autre les posséder et le souhait de les
réduire à néant ou de les posséder elle-même ; synonymes :
marque de défaveur, malveillance, jalousie ».

L’envie se décrit comme « la tension entre les efforts (pour


atteindre l’objet convoité) et l’impuissance (état d’esprit dans
lequel se trouve habituellement l’envieux) d’obtenir l’objet
convoité. Cet écart ne débouche sur l’envie qu’à l’instant où elle se
décharge dans un acte de malveillance ou une attitude hostile
contre le possesseur du bien en question. L’autre et ce qu’il
possède est vécu comme la cause qui nous prive
(douloureusement) ». Donc, assouvir ses envies, c’est faire
diminuer la tension interne entre un désir - une envie - conduisant à
satisfaire son propre plaisir égoïste et l’insatisfaction relative ou
permanente, de ne pas encore avoir obtenu ce bien.
Conséquemment, existe ce sentiment d’impuissance qui découle de
l’insatisfaction des désirs et qui ramène trop violemment à la
situation de la petite enfance. Les psychanalystes63 ont démontré
comment le petit enfant intériorise agressivité et sadisme contre cet
Autre incapable de répondre immédiatement à tous ses désirs.
Donc, il n’est pas étonnant que lorsque la personne se retrouve

62
L’envie. Helmut Schoeck. Belles Lettres. 1995.
63
Mélanie Klein.
70
plongée dans une situation analogue, elle rejoue, en temps
qu’adulte cette fois, les mêmes comportements agressifs et
nuisibles pour l’autre qu’elle a ressenti jadis contre elle-même.
Toutefois, aujourd’hui, ce sera avec la force de la puissance adulte
que les actions seront commises et par conséquent l’importance des
dommages à autrui sera bien plus significative.

C’est pourquoi, l’envie peut avoir pour conséquence des


malveillances vis-à-visd’autrui comme de soi et, dans tous les cas,
la personne se sent dans une position d’infériorité vis-à-visde
l’autre. C’est cette situation de déséquilibre de soi vis-à-visde
l’autre, de perception imaginaire d’être moins bien que cet autre,
puisque je n’ai pas tout comme lui (ou elle), qui le conduit à des
actions nuisibles pour compenser justement cette différence en
faisant souffrir l’autre et donc en cherchant à le mettre dans une
situation analogue d’infériorité et de souffrance morale.

***

Un autre trait de l’envie, décrit par Shoeck, est qu’il existe une
espèce de tabou qui interdit d’exprimer clairement et ouvertement
son envie à autrui. Il est concevable, qu’au moins dans la
présentation imaginaire que nous nous en faisons socialement, les
effets d’une telle déclaration mettrait la personne mal à l’aise par le
fait d’être considérée comme objet de désir et non plus uniquement
comme sujet. Cette conception fondamentalement égoïste est
surtout destructrice pour le lien interindividuel.

L’auteur montre combien l’envie peut être un moteur social


nécessaire et comment certaines idéologies et sociétés humaines
ont cherché à l’éradiquer en prenant conscience des méfaits qu’elle
causait à autrui.
En effet, l’envie a pour caractéristique de pouvoir se transformer
très facilement en jalousie. L’envie peut alors s’assimiler à la
violence dirigée contre soi et l’on préfère la taire ou l’ignorer
plutôt que de devoir la vivre et avec elle sa cohorte de nuisances et
de malveillances.

71
Pourtant, après avoir décrit les travers et les torts causés par
l’envie, Shoeck dit qu’en fait si l’on cherche à tuer l’envie on
anéantit, par la même occasion, le moteur de la créativité
individuelle et collective qui apporte l’évolution sociale.
«.. cet état d’équilibre (égalité des acquis et progression sociale
égalitaire) demeure un but idéal jamais atteint. Nombre de
propositions bien intentionnées visant à l’édification d’une
« société meilleure », d’une « société juste » s’égarent dès le
départ dans une pétition de principe : il s’agit pour elles d’une
société dans laquelle il ne subsiste plus rien qui puisse donner
naissance à l’envie. Pareille situation ne se présentera jamais, car
on ne peut prouver que l’homme inventera en cas de besoin un
objet d’envie à son usage. Dans l’utopie d’une société où, non
seulement nous porterions tous les mêmes vêtements, mais où nous
aurions les mêmes visages, chacun envierait encore à l’autre la
force d’âme supposée qui permettrait à cet autre de nourrir des
sentiments et des pensées personnelles sous le masque de
l’égalitarisme » et du communisme.

Il est remarquable de voir cohabiter pour un même trait de


caractère de l’homme à la fois son aspect positif et sa description
pécheresse. L’envie est donc, d’une part, ce moteur positif de la
créativité et de l’évolution du groupe humain, et dans le même
temps l’un des pires péchés qu’ecclésiastiques, philosophes et
théologiens décrient avec tant de force.

Nous avons évoqué plus haut le lien avec la psychanalyse. C’est ici
que la différence s’inscrit, le désir et aussi l’envie sont des moteurs
pulsionnels qui sous-tendent l’action et qui poussent l’individu
comme le groupe humain à vouloir toujours acquérir davantage de
biens comme plus de connaissances, de plaisirs, de découvertes, ...
Le désir, répondant à cette insatisfaction permanente que crée le
manque issu de notre condition humaine imparfaite et incomplète
pousse l’homme à chercher toujours plus et ceci dans tous les
domaines de sa vie : spirituel, affectif, scientifique, philosophique,
hédoniste, ... Cette pulsion de vie fait avancer et agir l’homme et

72
lui évite de tomber dans la pulsion opposée dite pulsion de mort64
qui conduit à la passivité, à l’inertie, à la dépression et par analogie
à la mort.65

En revanche, dans le champ de la morale, l’envie est un péché qui


pousse l’homme à jalouser son prochain et donc à vouloir lui nuire
ou lui dérober ses biens. Ceci reprend le principe de description
classique du mal qui ferait préférer un bien inférieur à un bien
supérieur. Se mettant dans la recherche du bien, en y introduisant
une logique de hiérarchie, on se placerait alors dans une
dynamique pécheresse, où le mal agirait comme faisant préférer un
bien par rapport à un autre et générant alors l’envie pour celui qui
possède ce bien supérieur à celui que nous avons.

Ce qui amène à lier l’envie au mal, c’est en observant le


comportement d’un envieux que l’on retrouve alors des
caractéristiques de la personne qui se conduit dans l’irrespect ou
contre la morale. Ainsi, le sentiment d’infériorité que ressent
l’envieux le place dans une position de défense, et l’incite à
agresser l’autre par dépit et ressentiment, ingrédients que l’on
retrouve bien souvent aussi dans l’intolérance. Associée à l’envie
nous voyons apparaître la notion de sadisme, de plaisir que l’on
ressent dans le malheur et la souffrance d’autrui : « il existe en
nous quelque chose qui nous réchauffe le cœur au spectacle du
malheur frappant un ami »66.

C’est pourquoi Glucksmann dans son titre « Hitler, c’est moi» 67


cherche à faire comprendre au lecteur que nous sommes tous
potentiellement soumis à l’envie, à la brutalité, à l’intolérance et à
la barbarie vis-à-vis d’autrui. Avoir pu l’écrire facilite l’humilité en
tant qu’homme. Dépassant la particularité d’être juif ou chrétien,
français ou allemand, cette phrase nous rappelle que dans certaines

64
Freud. Pulsion de vie : eros et pulsion de mort : thanatos.
65
C’est d’ailleurs bien de cette inertie, motivée par le dépassement des
liens charnels, dont il s’agit dans la description du Nirvana et non ce que
le sens commun en a fait : un lieu paradisiaque dans le sens orgiaque.
66
Maxime de La Rochefoucault cité par Shoeck.
67
Glucksman. Le bien et le mal.
73
conditions - économiques, politiques, sociales, intellectuelles ou
psychologiques - peut-être aurions-nous pu être Hitler ou tout du
moins ces éléments passifs et soumis qui se sont laissés entraînés
dans « la banalité du mal ». L’exercice est certes difficile pour un
juif mais sans doute d’une grande honnêteté intellectuelle qui est
de dire : regardons en face la « graine » de monstre que nous
sommes tous en puissance. C’est aussi reprendre sous une autre
forme le principe du mal radical kantien et le faire nôtre pour
pouvoir justement mieux le dépasser.

Enfin avec cette définition du mal par l’envie, on rejoint le point de


vue de Comte-Sponville, lorsqu’il décrit le mal comme étant
l’égoïsme : « Si on va au fond des choses, on découvre que l’envie
est une émotion comportant deux pôles : l’égocentrisme et la
malveillance ».

C’est sans doute pour cette raison que l’envie est l’un des sept
péchés capitaux. Nous ne rentrerons pas dans le détail de chacun
d’eux puisque l’ensemble s’inscrit dans le système moral
théologique chrétien.
Néanmoins, les sept péchés capitaux68 font particulièrement
référence à la religion chrétienne et donc au principe de péché, de
culpabilité, de châtiment et de rédemption. Ce que l’on peut
constater c’est que si les péchés ne sont pas à proprement parler le
mal, ils sont des intentions, des inclinations, des faiblesses
humaines qui vécues de manière extrême peuvent porter préjudice
à autrui. C’est cette atteinte contre l’ordre moral qui conduit à
identifier les péchés capitaux comme une des expressions du mal,
sans pour autant en conclure que ce soit le mal lui-même.

68
orgueil, envie, luxure, intempérance, paresse, colère et avarice.
74
Saint Augustin et le message que lui a laissé le vol des
poires

Enfin, pour revenir à Saint Augustin et au message qu’il a voulu


nous transmettre au travers de l’exemple du vol des poires est qu’il
a succombé à la tentation, d’accord, qu’il a commis un vol, donc
un délit pour son simple plaisir, certes, mais on peut aussi dire qu’il
cherchait à combler un manque.
Il faut rappeler que dans la vie de Saint Augustin cet épisode
s’inscrit dans une année de vacance, entre deux étapes de son
cursus d’études et comme on le sait « l’oisiveté étant mère de tous
les vices »,69 il a eu là l’occasion d’expérimenter le larcin pour le
seul plaisir de la transgression. C’est en dérobant, sans besoin
alimentaire bien sûr, qu’il a pu savourer le plaisir du vol pour lui-
même en bravant l’interdit, essentiellement à titre d’expérience.
Cet objectif a été brillamment atteint, parce que cet épisode, bénin,
selon à quoi on le compare, a été suffisamment porteur de sens
pour qu’il en reparle des années après dans les Confessions. Par
ailleurs, se sentant poussé par une quête dont il ignorait encore
l’objectif précis, c’est la rencontre avec l’Hortensius70 à dix-neuf
ans qui a été déterminante. Elle représente la découverte de la

69
Sur ce point, au-delà du proverbe, l’oisiveté permanente conduit
souvent aux vices, en fait, principalement, par manque d’action autant que
de projet. L’autre aspect de l’oisiveté est d’ordre social. L’homme inactif,
de nos jours en tous cas, se sent mal à l’aise socialement et par
conséquence, psychologiquement. Aujourd’hui ne rien faire signifie ne
pas avoir d’activité, ne pas avoir de métier et donc ne pas avoir de raison
sociale de contribuer à la bonne marche de la société. Et ceci, conduit très
rapidement vers l’exclusion et la marginalité. Alors se pose la question de
la survie et de la raison d’être. Et souvent, l’intolérable de cette situation
amène à la dépression, parfois à commettre toute sorte de délits autant
pour subsister que pour exister, face ou contre les autres, qui eux, sont
dans le système.
70
L’Hortensius est un livre écrit par Cicéron que Saint Augustin découvre
lorsqu’il fait ses études de rhétorique et qui change totalement le cours de
sa vie lui révélant sa vocation et dit-il « il changea mes sentiments, il
changea mes prières et rendit tout autres mes vœux et mes désirs ». Cité
dans Saint Augustin de Serge Lancel.
75
philosophie de son temps, lui a révélé sa soif de connaissance et sa
vocation, pour réaliser le parcours philosophique qu’on lui
reconnaît à présent.

Encore une situation cocasse si l’on se reporte à ce que nous avons


dit sur la connaissance dans le mythe de la Genèse. C’est en
commettant le mal que Saint Augustin prend conscience de ses
actes, éclairé par la connaissance et ensuite c’est par elle que se
découvre sa destinée et que se révèle sa foi en Dieu. Intéressant
parallèle, plaçant les événements Dieu, connaissance et mal dans
un ordre totalement différent de l’énoncé de la Genèse.
Plus tard, la rencontre avec les Ecritures lui fera découvrir que
c’est dans la foi en Dieu qu’il trouvera la voie de son existence et
la réponse à ses multiples questions.

" ... mon Dieu, que je vous cherchais, non par cette lumière d'esprit
et d'intelligence que vous m'avez donnée par-dessus les bêtes... au
lieu que vous êtes plus intérieur à mon âme que ce qu'elle a de plus
caché au-dedans d'elle, et que vous êtes plus élevé que ce qu'elle a
de plus haut et de plus sublime dans mes pensées."

Bien entendu, ceci devient une réponse pour le croyant et laisse


béant le questionnement pour le non-croyant. Mais à l’époque de
Saint Augustin qui était, ne l’oublions pas le début du
christianisme71, l’enthousiasme pour la foi était encore un élan
« pur » et la vie de Jésus était encore un événement récent.
Aujourd’hui, nous connaissons toutes les horreurs qui ont été
commises au nom de Dieu et les forfaitures multiples et diverses
que l’Eglise a réalisé au nom du divin. Enfin, les atrocités du XXe
siècle ont laissé certains, orphelins dans leurs croyances, et il est
alors difficile de pouvoir recevoir le message de Saint Augustin
avec la même fraîcheur que lorsqu’il a vécu lui-même cet
enthousiasme salvateur.

71
Naissance de Saint Augustin en 354 à THAGASTE entre Algérie et
Tunisie. Il meurt en 430 à Hippone.
76
A présent, la voie de Dieu, Amour, Créateur et Rédempteur,
devient difficile à considérer comme seule issue possible. En tous
cas le détour par le point de vue laïc est incontournable, car il est
devenu un épisode historique autant de la pensée que de la société.

Le libre-arbitre

Pour Saint Augustin le mal est à placer plutôt du côté de l’action de


l’homme et dans le choix délibéré que fait celui-ci à le commettre.
Il s’agirait en quelque sorte d’une espèce de défaillance inhérente à
sa condition humaine. On retrouve, là encore, la référence à la
perfection, et au principe transcendantal qui place l’homme au-
dessus de sa condition et rend l’acceptation du mal et surtout de la
tendance de l’homme à le commettre tellement intolérable.
Le mal serait alors cette capacité à transgresser les règles et les
lois, cette capacité à décider en toute liberté qui pose alors la
question de la morale comme celle du libre-arbitre.

Ainsi, la liberté humaine illustrée par le libre-arbitre conduit-elle


l’homme à choisir de commettre le mal (ou le péché) et c’est cette
alternative, cette dissidence du choix, cette faiblesse qui est
représentée par le serpent, tentateur, pour tenter de disculper et
d’atténuer le poids du choix volontaire de l’homme, qui en plus
dans le contexte de la bible, le fait désobéir à Dieu.

Alors que la chute est généralement interprétée comme une


aliénation partielle ou totale de la liberté originelle, entraînant un
assujettissement au péché, Kant y voit une conquête de la liberté
par la raison devenant consciente d'elle-même et se libérant de
l'assujettissement originel à l'instinct.
Ainsi le péché originel n'est-il pas une vraie chute, mais un éveil
qui permettra une libération et une conquête.

La position prise, principalement depuis Kant et Schelling, est que


le mal prend son origine dans « l’essence intelligible de l’homme ».
« Le concept de mal fera désormais partie de l’essence de
77
l’homme, de ce qui le définit en sa liberté, de telle sorte que le
discours sur le mal n’aura pas le statut empirique fondé sur une
description de ce qui est survenu historiquement »72. Pour Kant,
c’est la raison, basée sur le concept de loi morale et sur celui de
liberté qui peut permettre d’éviter le mal, en tous cas de ne pas le
commettre à titre individuel.

Ce qui caractérise alors le mal c’est d’être la perversion même de


cette liberté, l’homme utilisant son libre-arbitre pour transgresser
les lois et les règles qu’il a lui-même établies. « Le concept de mal,
dans son acception éthico-politique, vise précisément à rendre
compte de cette transgression de la liberté par l’acte lui-même, de
la perversion particulière des règles universelles, ou encore, de
l’engendrement de la violence politique dans l’histoire ». C’est ce
que nous avons pu constater dans la lecture de l’histoire. Les
hommes édictent leurs propres lois pour mieux les transgresser par
la suite. C’est le ver dans le fruit. C’est cette liberté qui nous
caractérise et qui nous permet de choisir entre le bien et le mal qui
nous permet d’utiliser notre culture, notre connaissance et notre
savoir pour penser et ériger un système social moral et qui, dans le
même temps, selon les décisions individuelles, amène à se
détourner de cette capacité de jugement pour enfreindre les bases
mêmes du respect de l’humanité de l’homme.

Les causes et les circonstances de ces déviations de notre capacité


initiale, sont aussi diverses que les peuples et les siècles. Nous
retiendrons, à titre d’illustration un exemple ancien, du temps des
pharaons et de l’ancienne Egypte. Le pharaon, incarnation du Dieu
sur terre avait, pour faciliter son passage dans la vie après la mort
et pour lui permettre de se réincarner dans la vie éternelle,
différents rituels et avait surtout fait ériger des monuments
somptueux à la mesure de sa grandeur. Ces monuments et
chambres funéraires étaient richement décorés et garnis de pierres
précieuses et d’or et nombre de trésors ont été entreposés près des
sarcophages.

72
Rosenfield.
78
On peut alors considérer qu’il s’agissait de rituels illustrant les
croyances et les valeurs d’un peuple.
Lors de la désagrégation de l’empire, les ressources ont commencé
à manquer en Egypte et les propres descendants de ces traditions et
de ces grands rois n’ont pas hésité à piller les tombes de leurs
monarques défunts pour enrichir les caisses de l’état.
L’exemple prend en considération le mélange de trois paramètres
totalement et typiquement humains : le religieux, le politique et
l’économique. La décadence politique et économique d’un pays,
envahi par d’autres peuples alors plus puissants et conquérants a
fait renier à une société son propre code, ses propres valeurs et ses
croyances au profit de l’argent et de subsides immédiats, plutôt
caractéristiques des nouvelles cultures envahissantes.

Dans quelle mesure peut-on encore parler de choix ? Doit-il


s’envisager à titre individuel ? Existe-t-il, malgré tout, lorsque
l’individu est noyé dans la foule ?
Autant de questions qui, d’une part, mettent à mal la notion de
liberté comme devenant un bien fragile et difficile à maîtriser et
qui, d’autre part, amènent à se demander si le libre-arbitre existe
toujours dans une situation où l’individu est fondu dans la masse
d’un groupe ou d’un rassemblement social quelconque.
Nous proposons de revoir ce point ultérieurement dans l’examen
de la place du mal dans la situation sociale et voir en quoi le
phénomène de groupe pourrait être un facteur d’expression du mal.

Le mal est-il la temporalité ?

Le temps est un voile interposé entre nous et Dieu[…].


Chateaubriand. Mémoires d’outre-tombe.

La Chute est incontestablement un matériau inépuisable, un


réservoir d’interprétation et de compréhension intarissables.

79
Dans son article « Mare tenebrosum » François L’Yvonnet fait
apparaître une autre forme du mal, un autre aspect de la limitation
qu’apporte le mal : le temps.
En effet, il émet l’hypothèse que, plus que le péché, ce que nous a
apporté la chute c’est la condamnation à la temporalité, à être sorti
de l’éternité.
« Nous sommes par le péché adamique tombés de l’Eternité dans
le temps. Alors commença la succession, la dure loi de la durée
[…], l’apparente captivité de son âme désolée dans chacune
d’elles (heures, années). » Pour Bloy que l’auteur cite, « le temps
est la rançon de la Chute » et corrélativement cette fragmentation
de la réalité empêche l’homme de distinguer la globalité que lui
permettait d’appréhender l’éternité. Il ne voit que des successions
d’instants, des répétitions et se trouve perdu dans cet espace
intermédiaire, le présent, coincé toujours entre le passé et le futur,
dont certains disent qu’ils s’agit d’un néant, angoissant car
éphémère, insaisissable et limitatif. « Le temps - qui ne peut être
qu’en cessant d’être - est rongé par le néant, il est cette tension
entre le « pas-encore » et le « déjà-plus », qui témoigne d’abord de
l’emprise du mal sur l’homme ».
Donc, pour l’auteur, cette condition temporelle de l’homme n’est
pas le mal mais plutôt le fait que l’homme est sous l’emprise du
mal.

Je suis d’accord avec cet argument. Le mal n’est pas le temps. Ce


serait plutôt la perception que l’homme a de sa condition qui est le
mal. C’est celle-là qui est cause de sa souffrance, cette limitation
perpétuelle de tout qui est perçu comme le mal en soi et qui le
pousse à réagir. Dès l’instant qu’il n’accepte pas sa condition, ceci
le conduit à agir violemment, à être agressif envers autrui, projetant
à l’extérieur, cette blessure perpétuelle d’être condamné à vivre
entre les quatre murs de ses limites.

L’homme n’est pas sous l’emprise du mal, car si c’était le cas, ce


dernier apparaîtrait comme une instance, une entité transcendantale
ou supra-humaine. Non, le mal est beaucoup plus consubstantiel à
l’homme, issu de la prise de conscience de la connaissance qu’il
n’a plus d’éternité, ni de perfection, que ce rêve d’être ou de
80
devenir divin n’est plus. Cette conscience le rend alors
excessivement fragile, car perdu devant tant d’inconnues non
maîtrisables.
Cette douleur est un affront à son besoin de domination, le
ramenant chaque jour et sans cesse à cet état de dépendance à des
états naturels contre lesquels il se bat sans cesse. Le fait qu’il ne
puisse pas vaincre sa condition, limitée, le rend amer. Mais c’est
surtout lorsque la rupture radicale survient, la mort, qu’il prend
conscience de toute l’absurdité de son besoin de construire,
d’exister auprès d’autrui, de posséder et de dominer, car en une
fraction de seconde il n’est plus rien car il disparaît totalement.
Mais notre connaissance, encore elle, d’aujourd’hui nous empêche
d’avoir accès à l’information et nous rend donc vulnérable puisque
incertain sur une partie de notre destin : qu’y a-t-il après la vie ?
Donc la certitude que nous sommes finis et mortels, d’un côté et de
l’autre, l’ignorance qu’il y a quelque chose après la mort, voici
deux certitudes insupportables pour l’homme. Il n’a plus alors
comme seul recours que le mal, exécutoire de l’insupportable et
ignominie endémique contre laquelle il lutte sa vie durant.

« C’est que l’histoire se pensait jusque-là dans les termes de la


dramaturgie chrétienne, foyer organisateur du temps de chaque
existence entre la préhistoire de la chute et l’au-delà espéré de la
rédemption ». En fait, à y regarder de plus près, on peut voir les
choses autrement, le temps et l’histoire sont des conséquences de la
Chute et donc l’expression du mal. C’est ainsi que nous avons
perdu notre condition d’immortels pour devenir humains et mortels
justement. Prisonniers de cette chronologie, c’est comme si, ce
continuum accepté, scandant l’avancée de notre humanité et
symbolisé par la notion du Bien, devenait tout à coup une punition.
Le temps apparaît comme une juste sanction à la faute initiale, le
mal resurgit en se jouant de ce qu’il a créé en le défaisant ou plutôt
en lui faisant perdre tout sens et toute conscience.

Une autre manifestation de l’illusion de l’éternité est la répétition.


En refaisant et en répétant c’est comme si l’on essayait de mettre
en échec deux principes, celui du temps et celui de la mort.
81
L’échec au temps se placerait dans le fait que la répétition est en
soi la contradiction du concept de temps linéaire et revient alors à
le nier par ce processus même.
La psychanalyse73 et depuis plusieurs courants psychologiques ont
repris cette idée de répétition, sans forcément la connoter
d'intention maligne, mais en démontrant ses aspects négatifs et
nocifs en ce qui concerne la psychologie de l’individu et surtout
son interaction à autrui.
En fait, c’est dans la réalité qu’elle est nocive à l’individu et dans
l’imaginaire qu’elle est salvatrice par rapport à la peur de la mort.

Le principe de répétition signifie qu’un individu recommence sans


cesse certaines choses ou certains événements, sans en avoir
conscience et ceci peut par exemple l’amener inexorablement vers
l’échec malgré des intentions conscientes tout à fait positives. Ou
encore, la personne reproduit un scénario de vie74, qui va
l’entraîner vers l’isolement ou le suicide, tout comme sa mère ou
son père, car malgré la souffrance de la perte du parent, n’ayant eu
aucun autre modèle de vie, la personne, reproduira les attitudes et
les comportements névrotiques du père ou de la mère qui vont le
ou la conduire vers les mêmes effets.

Donc, si l’on dépasse le point de vue psychologique et que l’on


revient vers la dimension philosophique, on pourrait émettre
l’hypothèse d’une intentionnalité du mal à rendre l’homme aveugle
de ce type de répétition ou d’oubli et d’avoir l’intention maligne de
la manipuler. L’inconscient correspond à l’instance qui génère les
mécanismes qui nous évitent la confrontation permanente de nos
peurs.

73
Compulsion de répétition, voir à ce sujet Freud et Lacan. La répétition
est, selon le dictionnaire de psychanalyse, « dans les représentations du
sujet, dans son discours, dans ses conduites, dans ses actes ou dans les
situations qu’il vit, fait que quelque chose revienne sans cesse, le plus
souvent à son insu et, en tous cas, sans projet délibéré de sa part ».
74
Scénario de vie, concept développé par la théorie de l’Analyse
Transactionnelle.
82
L’échec à la mort repose davantage sur l’opposition entre le
principe de vie et le principe de mort75 et pour la raison citée ci-
dessus recommencer, répéter, serait un moyen illusoire et
imaginaire (et inconscient) d’échapper à la mort.

75
En référence à Eros et Thanatos (concepts de psychanalyse).
83
LE MAL EN S’AFFIRMANT COMME CONSUBSTANTIEL
DE L’HOMME ECHAPPE A DIEU

Le monde / le mal a-t-il une origine ou est-ce l’homme


qui a besoin de se comprendre en cherchant les signes
de l’origine ?

L'univers a un commencement temporel, ce que la science, par


l’entremise de la physique et de l’astrophysique explique par le
phénomène du Big Bang qui détermine l’origine de l’univers et en
fixe l’instant (de manière approximative malgré tout). Ces
disciplines permettent de comprendre l’évolution de la matière, les
phénomènes qui ont participé à la création de notre terre et de son
environnement propice à la vie.
"Le concept de monde est un concept rationnel pur, il n'est pas
arbitraire, mais nécessaire à la raison humaine. Notre raison
éprouve le besoin de ne se satisfaire que lorsqu'elle atteint un
achèvement dans la série des choses ou lorsqu'elle peut penser une
complète totalité."

C’est pourquoi, à côté de l’explication scientifique de l’origine du


monde et de la vie existe une explication qui se situe moins dans la
rationalité mais davantage dans le besoin subjectif de trouver une
explication métaphysique au principe de création.
D'où la légitimité d'une cause première souvent attribuée à Dieu
comme étant le créateur, "au dessus" de l'univers lui-même.
C’est en cherchant à comprendre le mystère du vivant que l’on
peut faire une lecture du monde et tenter d’en saisir le sens. C’est
alors que la foi peut apparaître comme facteur explicatif et peut
apporter pertinence et sécurité morale.
Ainsi, pour les croyants, la réalité de Dieu est incontestable et les
deux domaines ne sont pas antinomiques, ils ne se situent tout
simplement pas sur le même plan. La science est distincte de la foi,
mais pas incompatible. D’ailleurs, on compte parmi les
scientifiques autant de croyants que de sceptiques, et il en est de
même pour les philosophes et les exégètes.
84
Lorsque l’on se pose la question de ce qu’est le mal et de son
origine, alors ce préambule prend toute son importance, car il va
permettre de savoir à qui et à quoi on peut attribuer l’origine du
mal. C’est pourquoi, il est possible intellectuellement,
conceptuellement, d’envisager les choses autrement.

Qu’en serait-il donc, si au lieu de concevoir le monde comme ayant


un début et donc conséquemment, une fin, nous l’envisagions hors
temporalité ?
Notre condition humaine décrite principalement par la finitude
nous incite à voir et à rechercher en toutes choses un début, une
croissance, un déclin et une fin. Ainsi, nous projetons notre propre
cadre de références sur l’environnement plus grand et plus
complexe qui nous entoure. Toutefois, il est possible, par la pensée,
d’envisager autre chose, notamment quelque chose que nous
n’avons jamais expérimenté physiquement, mais que nous
pourrions concevoir.

Et si le monde pouvait avoir toujours été ? C’est-à-dire être sans


origine et sans fin ?
Un univers là, une fois pour toutes, sans début, ni fin, sans
causalité, ni finalité, qui demeure pure abstraction pour nous et ne
peut être compatible avec notre entendement d'être fini et limité.

Ainsi donc, nous n'avons pas de preuve d'un début, pas plus que de
preuve de non-existence de commencement, seul l'enchaînement
des événements et le facteur de continuité est observable et valide
pour nous.

Bien entendu, cette position est difficile à démontrer et il n’existe


que les mathématiques et certains domaines de la physique qui
peuvent modéliser ce concept, et donc les applications pratiques de
cette hypothèses restent, à ce jour, inaccessibles.
D’où peut-être la difficulté à accepter le raisonnement et décider de
s’engager sur la piste de ce qu’il pourrait apporter.

85
Je suis consciente que cette piste n’est que pure hypothèse pour
l’instant et qu’il n’existe pas de possibilité de vérification
scientifique, toutefois, c’est le projet de la quête de sens et
l’intention de comprendre qui me permet de formuler ces pistes de
réflexion afin de voir ce que le fait d’envisager un monde
atemporel aurait comme conséquence sur notre rapport au mal.

Ainsi donc, et si le monde était atemporel (atemporel est différent


d’éternel), ce qui signifie sans temps, puisque le temps ne serait
plus une variable, comment alors penser l’homme ? Son passage
sur terre ? Le sens de la vie, de l’existence, du vieillissement, de la
mort ? La notion de mal inhérente à Dieu deviendrait caduque
puisqu’il n’y aurait plus besoin de principe créateur, il n’y aurait
plus de Dieu. Pour autant, le comportement de l’homme s’en
trouverait-il changé ?
Mon propos n’est pas de repenser le monde sans Dieu, mais plutôt
d’envisager ce qu’il adviendrait du mal, s’il n’y avait plus Dieu et
plus de principe créateur. Est-ce que cela changerait quelque
chose ?
Si l’homme était aussi éternel, est-ce que cela changerait quelque
chose à son attitude ? Serait-il toujours enclin à rechercher le
pouvoir, à vouloir prendre l’ascendant sur son prochain ?

Je pense que, dans un monde où tout serait éternel, alors il serait


possible que l’homme commette plus ou moins le mal. Prenons
l’hypothèse où l’homme ne commettrait plus le mal, il apparaît que
c’est le principe même de sa mortalité et donc de sa finitude qui
génère tant d’agressivité et de violence et on peut alors supposer
que dépourvu de cette angoisse originelle alors, il n’aurait plus de
raison objective de commettre le mal.

Mais pour autant, comment être sûr que l’homme, désœuvré, sans
limitations mais ayant toujours la possibilité d’exercer sa liberté
arrêterait pour autant de commettre le mal délibérément sur son
prochain ?
Bien entendu, il est impossible de répondre. Toutefois, au vu de ce
que nous connaissons de l’homme et de sa nature, nous pouvons
dire, que peut-être, malgré l’éternité, l’homme pourrait commettre
86
le mal pour le simple plaisir de le commettre. Et nous revenons
alors au principe du mal moral où seul l’agir éthique et la volonté
raisonnable de l’homme, comme chemin existentiel délibérément
choisi, pourraient avoir raison de ces pulsions spontanées et
premières de méchanceté et de nuisance envers autrui.

Peut-être que la finitude, la limitation et l’angoisse de mort


légitiment le penchant psychologique de l’homme à commettre le
mal. Pourtant, il ne semble pas qu’ôter la temporalité à la condition
humaine suffirait à détourner l’homme de ses intentions
malveillantes. Celles-ci pouvant être essentiellement relatives à son
besoin naturel et psychologique de survie, c’est-à-dire intimement
liées à son contexte temporel. La brèche est ouverte, si l’homme
était éternel peut-être ne serait-il pas mauvais ? C’est bien
d’ailleurs l’image que nous explique l’épisode de la Chute de la
Genèse. Lorsque l’homme était au jardin d’Eden il était bon, puis il
a su et il est devenu mortel et il a connu le mal.

Pour autant peut-on faire le chemin inverse, l’homme ne serait plus


mortel, il n’aurait pas subi ou n’aurait pas réalisé les conditions de
sa chute et alors il n’aurait pas connu le mal ni le libre-arbitre et
donc il ne serait pas mauvais.
Premièrement, je me méfie des syllogismes, qui sont excellents
comme exercice de logique mais qui amènent souvent à des
conclusions oiseuses.

Deuxièmement, mettre la temporalité et l’exercice du mal en


équation signifie rester dans la logique théologique.
Je propose de partir plutôt de ce que nous savons de l’homme pour
avoir des récits et des observations de ses actes au travers de
l’histoire. La conclusion est que l’homme a un penchant naturel et
spontané pour le mal, contre lui-même et contre autrui. Il est
possible, lorsque nous nous engageons dans le chemin de la
compréhension des origines d’en déduire que le mal est la
transgression de la loi établie par la société.
C’est justement cette loi, ce code social qui confère à l’homme son
statut d’humain et le différencie de l’état animal. C’est la culture
qui le sort de son état de nature.
87
Cette transgression de la loi est bien ce que nous appelons le mal
moral, en philosophie et le péché dans le domaine théologique.
Psychologiquement, nous avons vu, que l'homme face à la détresse
de sa condition pourrait être amené à réaliser les pires délits et les
plus brutales atrocités. C’est pourquoi, nous pourrions supposer
que si l’homme n’était plus aux prises avec les angoisses liées à sa
condition alors peut-être pourrait-il ne plus vouloir faire le mal.
Mais ce penchant spontané déclenche très souvent du plaisir, ce qui
nous amène à douter qu’en accédant à l’éternité ou à la non-
temporalité (si encore c’était possible) cela conduirait forcément à
ne pas exercer le mal.

Ainsi la piste de l’atemporalité n’apporte pas forcément les


réponses que l’on aurait pu attendre pour expliquer pourquoi et
comment l’homme fait le mal.
Elle ouvre une voie dont le manque d’éléments tangibles rend
difficile l’argumentation.
Mais pour autant, la question de l’origine ne semble pas
déterminante pour résoudre le problème du mal.

De « Dieu est mort » à Dieu a disparu

Les théories du mal moral et du mal radical76 nous amènent à


extraire l’explication du mal de la théologie et à laisser Dieu
amoindri dans ses fonctions de créateur et d’arbitre cosmologique.
La démonstration précédente vise aussi à démontrer que si nous
avions un des attributs transcendantaux comme l’éternité nous ne
serions pas pour autant bons.
C’est alors discourir sur la pertinence de la présence de Dieu
comme facteur explicatif du mal, qui nous incombe, à présent,
d’explorer, au travers de différents points de vue.

Ainsi chercher à comprendre ce qu’est le mal et d’où il vient


conduit à la conclusion qu’il est purement lié à la condition

76
Le mal radical est décrit un peu plus loin.
88
humaine et qu’il est même l’expression suprême de son humanité.
Mais alors et Dieu dans tout ça ?
« Car si le mal est affaire de l’homme, si c’est à l’homme que
reviennent l’initiative et l’invention du péché, si le mal est même le
seul espace concret d’historicité où l’homme puisse agir de façon
autonome, totalement libre, en tant que pour soi, sans dette
d’aucune sorte, avec nulle transcendance, sans autres limites que
celles de son choix, de ses propres critères et maximes, n’est-ce
pas là faire du mal l’affirmation suprême de l’humanisme de
l’homme, de son humanité ?
N’est-ce pas là faire de l’innocence absolue de Dieu le signe, ou le
symptôme de sa disparition possible, par évanouissement, de ses
fonctions cosmologiques ; Dieu ne serait-il innocent que parce
qu’il risque d’être inexistant ? Non pas mort, bien entendu : la
pensée de la mort de Dieu demeure encore prisonnière de la
pensée théologique. Ou bien encore : l’innocence absolue de Dieu
ne serait-elle qu’une invention de la créature, au même titre que le
péché ? Dieu ne serait-il qu’une initiative de la liberté humaine, au
même titre que le mal ? Aussi radicale que le mal, par
ailleurs ? »77
Si Semprun pose la question et ne donne pas ici d’affirmation
définitive, pour ma part, c’est une conviction, l’homme aux prises
avec ses inquiétudes, ses angoisses et ses questionnements, ne peut
rester seul devant l’océan de l’incertitude et de l’inconnu qui nous
entourent, pas plus que devant l’intolérable du mal physique et
l’insoutenable du mal moral. Alors Dieu apparaît comme la
suprême et magnifique « invention » salvatrice et peut-être que le
concept de mal lui-même peut être conçu comme « inventé »
également dans le simple objectif de le nommer, de le définir et de
l’encercler pour moins le subir.

« Dieu est mort »

Cette position, qui consiste à éliminer Dieu du système humain,


avec le fameux « Dieu est mort » de Nietzsche ou la tendance
existentialiste qui a crucifié Dieu sur la croix de l’absurde, repose

77
Jorge Semprun.
89
sur une période de l’histoire de la pensée. Nous ne reprendrons pas
le détail de la contribution de tous ceux qui ont conduit à passer de
la conviction théologique du mal à une conception où Dieu est
totalement exclu de sa définition. Mais brièvement, nous pouvons
évoquer que les différentes tentatives d’évangélisation (croisades et
inquisitions principalement) et, pendant de nombreux siècles, le
comportement global de l’Eglise a pu rebuter ses plus fervents
adeptes.78
En effet, c’est au nom de Dieu, qu’autant de turpitudes ont pu être
réalisées répondant davantage aux intérêts particuliers qu’à ceux
des croyants ou de l’Eglise elle-même. C’est alors que les
intellectuels successifs ont remis en cause la primauté de l’Eglise
comme maître à penser et surtout comme exemple de la bonne
conduite à suivre. De ce fait, la théologie n’a plus suffi à expliquer
l’origine du monde et le sens de la vie et l’Eglise n’a plus
représenter un exemple de moralité.

A titre d’illustration sur les excès et limites du dogme chrétien


permettant de définir l’homme, voici un extrait historique romancé
par Jean-Claude Carrière dans sa pièce « La controverse de
Valladolid »79 qui met en scène un dialogue entre deux positions
contraires sur la question de reconnaître ou non l’humanité des
Indiens découverts au Mexique par les Espagnols conquérants.
Cette controverse date de 1550.
« Ces terres nouvelles ont des habitants qui ont été vaincus et
soumis au nom du vrai Dieu. Cependant, depuis une vingtaine

78
Nous développons ce point dans la deuxième partie de l’essai, toutefois
nous pouvons d’ores et déjà noter que le pape Jean-Paul II a très
récemment fait un mea culpa public, engageant la totalité de l’Eglise et de
la communauté chrétienne sur le repentir des exactions commises, durant
l’histoire.
79
Pour des raisons d’harmonie théâtrale, les échanges de textes entre le
dominicain Las Casas et le chanoine de Cordoue, Ginès de Sépulvéda, ont
été mis en scène sous forme d’un dialogue entre les deux hommes, arbitré
et jugé par un cardinal mandaté par le pape pour trancher la question de
savoir si les Indiens d’Amérique du Sud (Nouveau Monde) sont des êtres
humains comme nous, ou bien si ce sont des sous-hommes. La
controverse de Valladolid. Jean-Claude Carrière.
90
d’années, des rumeurs se sont répandues en Europe disant que les
indigènes de Mexico et des îles de la Nouvelle Espagne ont été très
injustement maltraités par les conquérants espagnols. […] Ce qui
a profondément troublé l’Eglise, depuis le début de la découverte,
c’est que la rumeur hostile répandue par les Hollandais, par les
Anglais, par les Français, persiste à dire que ces mauvais
traitements s’exerçaient sur les indigènes au nom de notre sainte
religion. […] Aujourd’hui le Saint Père m’a envoyé jusqu’à vous
avec une mission précise : décider, avec votre aide, si ces
indigènes sont des êtres humains achevés et véritables, des
créatures de Dieu et nos frères dans la descendance d’Adam. Ou si
au contraire, comme on l’a soutenu, ils sont des êtres d’une
catégorie distincte, ou même les sujets de l’empire du Diable ».

L’objet de cette pièce est de permettre d’écouter les arguments des


deux parties soutenant des positions opposées. Ce que défend le
dominicain Las Casas, c’est le point de vue des atrocités commises
par les conquérants au nom de l’Eglise sur des populations
innocentes, accueillantes et bienveillantes vis-à-vis de l’arrivant. Il
défend qu’il s’agit, bien entendu, d’êtres humains à l’instar des
Européens qui sont seulement différents, de par leur culture et leurs
mœurs. On remarquera, à l’occasion, que c’est le point de vue des
Européens, qui débattent, à cette époque, des critères permettant de
définir l’humanité des uns et des autres, toujours en les comparant
à eux-mêmes. La position réflexive devra attendre quelques siècles
et sera toujours entachée d’ethnocentrisme80.
Si cet homme d’Eglise a pu être tellement horrifié et troublé par la
position de ses opposants, il est compréhensible d’imaginer que
d’autres, n’ayant pas voué leur vie au Seigneur, aient pu être aussi
remués par les mêmes faits et prendre alors des positions plus
radicales et distanciées face à l’Eglise qui souvent a confondu ses
intérêts avec ceux de la politique et qui, par là même, a pu se

80
Voir à ce sujet l’historique de l’anthropologie et de l’ethnologie et
d’autre part les critiques sévères à l’encontre des anthropologues d’autres
cultures (que la culture occidentale) lorsque ceux-ci, au XXe siècle, ont
proposé leurs observations sur les mœurs des Européens ou des
Américains.
91
fourvoyer de sa mission initiale et générer le doute auprès de ses
fidèles au point de créer la rupture et le rejet.

Dès que la première remise en cause a été initiée, la brèche était


ouverte, donnant lieu à l’expression subjective de la relecture de la
condition humaine en marge de l’influence du dogme chrétien.

Exister ne devenait plus synonyme de croire

Laissons de côté le cheminement qui a conduit à la pensée


d’aujourd’hui, pour nous arrêter à l’existentialisme. Inspiré des
racines de philosophes tels que Kirkegaard, il a principalement
connu son essor avec Jean-Paul Sartre. Mais ce qui nous intéresse
ici est plutôt de montrer son inscription dans le continuum des
atrocités commises, comme proposition philosophique pour
repenser le mal et l’agir humain. Son expression aboutie fait suite à
la Seconde Guerre Mondiale et explique comment, pour le
psychisme humain, tant psychologiquement que sociologiquement,
l’intensité de l’angoisse et la confrontation à la terreur ont été telles
qu'il n'était plus possible de croire, en rien.
On voit d'ailleurs apparaître des concepts tels que le Néant ou
l’Absurde qui surgissent, tant dans la littérature de Boris Vian ou
de Camus, que dans la philosophie avec Foucault ou encore
Althusser.

Ce grand désarroi dans lequel certains se sont trouvés, ayant eux-


mêmes subi ou connaissant les témoignages de ceux qui ont vécu
dans les camps de concentration, les ont amené à ne plus pouvoir
croire, car ils avaient rencontré l’innommable, l’impardonnable. De
même, la résistance, ou à l’inverse les actions des collabos ou de la
milice, ont amené les intellectuels de l’après-guerre à repenser
l’homme et le sujet. Il n’est pas surprenant de voir celui-ci
disparaître au travers des théories structuralistes pour expliquer le
réel par la complexité des structures et qu’il y ait un rejet
temporaire de cette notion parfois inhumaine qu’est l’homme lui-
même. Ainsi, ils ont cherché à apporter l’éclairage de la pensée
face à l'atrocité réelle et insurmontable, uniquement réalisée par
92
des hommes et contre des hommes. Comme un point de non-retour
face « au grand désarroi ».

L’homme est prisonnier de son histoire

Cela nous amène à une autre définition du mal qui serait encore
une fois liée à la limitation mais sous une autre forme. Excusez la
tautologie, mais l’homme est prisonnier de son histoire. A la fois
du poids de l’histoire qui le précède, mais aussi de l’époque dans
laquelle il vit et ceci est valable absolument pour tous, quel que
soit le niveau d’ouverture intellectuelle. En effet, qui, aujourd’hui,
si ce n’est quelqu’un n’étant plus tout à fait sain d’esprit, ose
prétendre que la terre est plate ou que le soleil tourne autour de la
terre ? Ce qui veut dire que si les connaissances s’élaborent, la
pensée aussi et ainsi chaque principe nouvellement pensé est lu,
discuté, remanié par les disciples du maître, puis construit et
enrichi au fil des différentes époques.
Ainsi, les philosophes existentialistes, ont-ils, à mon avis, été
prisonniers de l’angoisse affreuse de culpabilité, de honte qui a dû
parcourir le monde à la suite de la Seconde Guerre Mondiale. Les
différentes formes d’angoisse, dues à la colère et à révolte face à de
tels agissements, se sont manifestées, très probablement, par un
rejet en bloc, des propositions classiques permettant de gérer le
monde à reconstruire. Et concurremment au rejet c’est la perte des
croyances et des valeurs humanistes qui a amené le vide, le néant
et l’attirance entropique de la mort du genre humain, pour mieux le
repenser, par la suite.
En effet, comment, à cette époque là, ne pas être en révolte et
rejeter avec véhémence la notion d’amour de Dieu face aux
millions de personnes torturées et volontairement éliminées ?
Envisager un avenir serein ou parler de compassion ou encore de
pardon étaient impossibles. Chacun était déchiré et horrifié et seuls
des sentiments de haine et de colère, voire de peur trouvaient
encore leur place. C’est ainsi que nombre de paradoxes
intellectuels se sont vus se disloquer et la logique n’a plus prévalu
pendant quelques temps, seules les « tripes » ont dicté à la pensée
l’orientation des concepts.
93
D’ailleurs, aujourd’hui, on voit combien il serait ridicule de vouloir
cristalliser les horreurs de la guerre sur un seul peuple, car, comme
nous l’avons vu, combien de peuples actuels sont-ils coupables (et
capables) de génocide sur leurs voisins ou leurs frères ? L’atroce
est de constater qu’aucun de nous n’en est à l’abri.

Chaque époque produit son cadre de références spécifique :


enfermement ?

Avant de revenir sur le thème spécifique du génocide, nous


voudrions conclure sur ce point. Peut-être qu’une autre forme du
mal est de limiter l’homme à ne pas pouvoir envisager le monde
autrement qu’au travers du courant de pensée que le groupe social
de son époque imprime à son cadre de références et à sa réflexion.
Cette limitation empêche de voir le monde différemment qu’il
n’est à un moment donné. Alors, privé de la capacité de recul que
fournit l’histoire, il n’a plus la possibilité de voir simultanément les
interrelations entre divers événements. Cette impossibilité de
distanciation empêche le foisonnement de raisonnements et
d’hypothèses diversifiées et quand, malgré tout certains arrivent à
germer, alors c’est le refus des contemporains de pouvoir accepter
et entendre un message qui est perçu comme trop en avance, donc
comme décalé à la réalité vécue au quotidien.
Nous avons déjà fait le parallèle avec l’art et justement, tout
nouveau mouvement de peinture a rencontré ce refus et cette
critique unanime de ses contemporains, les exemples ne manquent
pas, l’impressionnisme, le fauvisme, l’art moderne, ... Lorsque ce
qui est proposé est formulé trop tôt cela ne peut pas être entendu ou
admis par l’ensemble de la société. C’est pourquoi dans le domaine
du marketing, il est fondamental pour le lancement d’un nouveau
produit qu’il soit « time to market » c’est-à-dire qu’il arrive au
moment opportun sur le marché lorsque la demande est en
adéquation avec l’offre. Il en est de même de l’expression
artistique comme des idées.

94
Par ailleurs, la forme dominante de la pensée philosophique
occidentale nous conduit à une sorte d’enfermement intellectuel
linéaire et prônant le principe des causes et des effets. La logique
d’Aristote, le cogito de Descartes, la Raison Pure de Kant, comme
les syllogismes grecs nous enferment dans des formes de
raisonnement linéaires, où tout part d’une ou de plusieurs causes et
doit avoir une ou plusieurs conséquences.
Devant les dangers des radicalismes induits par la pensée logico-
déductive, il semble qu’envisager d’autres pistes de modes de
pensée soit la particularité de notre siècle.
Ainsi de nouveaux schémas de pensées se font jour. La mise en
perspective, parallèlement, des phénomènes du chaos, de la pensée
systémique, de la pensée complexe, ou encore du principe de
synchronicité de Jung apportent une révolution dans les possibilités
de la pensée. Nous reviendrons plus en détail, dans la deuxième
partie de l’essai sur les diverses applications de ce nouveau mode
de pensée.
Pour autant, d’ici quelques décennies, celui-ci sera à son tour
critiqué, remanié et l’on pourra apprécier ses aspects obsolètes du
simple fait que quelque chose d’autre et de nouveau aura pu
émerger. Ainsi, nos successeurs, verront-ils, comme chacun de
nous aujourd’hui, qu’il manquait une vision plus large, plus
distanciée par rapport aux problèmes, pour en comprendre la
complexité, la richesse et l’importance.

Ainsi, ce qui est écrit aujourd’hui est-il prisonnier du contexte


social, politique, économique et philosophique de son époque.
Par ailleurs, la pensée évolue grâce aux réactions face aux
générations antérieures, parfois les initiatives sont heureuses,
parfois désastreuses, mais toujours le disciple essaie de se
distinguer du maître. Ensuite, c’est sur le terreau de nos
prédécesseurs que peut se construire l’expression subjective d’une
psyché particulière, d’une personnalité qui s’exprime et d’un
parcours existentiel et spirituel qui s’élabore.

Penser devient alors ce processus de deuil de l’illusion de pouvoir


embrasser la totalité de la réalité en une compréhension complète,

95
il s’agit à nouveau d’accepter les limites de notre condition, du
temps et de notre époque.

Le mal pourrait donc être la limitation existentielle que nous avons


tous de notre connaissance, de notre conscience et de notre
capacité à comprendre le monde. Et ceci n’est pas le mal à
proprement parler, c’est de cette manière que notre finitude peut
être nommée pour justifier de cette incapacité chronique et
intrinsèque à l’homme de pouvoir, totalement, se dépasser.
C’est alors la révolte contre cette limite qui crée la violence,
l’agressivité et les dommages que l’on constate pour soi-même
comme pour autrui.

Le mal est défaisant et signifie la fin de Dieu : paradoxe


de la création qui vide de sa substance

Pour mieux percer le mystère du mal, certains, repartis de la


dynamique de la création affirment qu’en fait le mal viendrait de la
différence qui existe entre la créature, l’homme et son créateur,
Dieu en l’occurrence. C’est la distance ontique dont parle Ricoeur :
« entre le créateur et la créature, qui permet de parler de la
déficience du créé en tant que tel ; en vertu de cette déficience, il
devient compréhensible que des créatures dotées du libre choix
puissent « décliner » loin de Dieu et « incliner » vers le néant ».
Cette différence qualitative, cet interstice, pour reprendre
l’expression de Simone Weil, expliquerait les inclinations de
l’homme, se rapprochant de Dieu, il tend vers le bien et lorsqu’il
s’en éloigne, il tend vers le néant et vers le mal. Dans cette logique
le Néant est opposé à Dieu, comme le Néant à l’Etre, on retrouve
bien là les positions existentialistes.

C’est ce qui amène André Glucksmann comme Simone Weil81 à


considérer que « le mal est une puissante défaisante, c’est-à-dire
que l’être sépare de soi, se multiplie et s’atomise. Exister, c’est se

81
Henri Pasqua. Albert Camus et le problème du mal. Les études
philosophiques, N° 1 / 1990.
96
détruire en se dépassant. Seul le mal existe avec sa capacité
destructrice. C’est l’œuvre du Néant ». Le point de vue de Simone
Weil est de dire que « Dieu s’est vidé par la création et
l’incarnation avec la passion. La création est cette épaisseur que
Dieu a mise entre lui-même et lui-même : en créant, son être
bascule tout entier dans les êtres, il ne reste plus rien pour lui, il ne
lui reste plus rien. La création serait donc une espèce d’erreur,
elle serait le fruit de la nécessité, l’effet d’un amour fatal et non
l’œuvre de l’amour transcendant. En se produisant, elle a
provoqué l’anéantissement de Dieu ».
Il apparaît, au vu de la conclusion pathétiquement nihiliste de
l’auteur que, sans doute, la souffrance et l’horreur rencontrées par
la découverte de l’holocauste a vidé la pensée humaniste de son
sens et de sa direction. Et qu’il n’est plus possible, ni tolérable
d’envisager qu’il existe, dans ces conditions, un Dieu, Amour, qui
puisse avoir supporté ces horreurs. La faillite tragique des émotions
et du raisonnement que l’on peut entendre dans ces quelques
phrases illustre bien, combien au-delà de la position particulière
philosophique ou psychologique c’est toute la souffrance d’un
individu, d’un peuple ou d’une société entière qui crie au travers
d’idéologies et de positions radicales.

Ce faisant, la manière de restituer du sens dans cette tragédie


totalement humaine, cette catastrophe uniquement pensée, produite
et réalisée par des hommes contre d’autres, est une entreprise bien
délicate.
Chacun doit supporter le poids de la culpabilité individuelle voire
collective, d’où le scandale du livre d’Hannah Arendt82.
Pourtant, il s’est agi, alors, de pouvoir extérioriser cette horreur, ce
poids insupportable, sur un tiers distant, inaccessible et dont on est
sûr qu’il ne viendra pas argumenter pour défendre sa position, à
savoir : Dieu. Exécutoire idéal, création de l’homme,
extériorisation des inconnus et des besoins de croire et aussi

82
Eichmann à Jérusalem. Ce livre lu aujourd’hui ne semble pas
insupportable, s’il l’a été à son époque, c’est qu’au lieu de systématiser
sur autrui, en l’occurrence les nazis, le poids de la culpabilité, elle a
introduit la possibilité de la co-responsabilité des juifs. Elle rejoint là
aussi, le fameux « Hitler, c’est moi » d’André Glucksmann.
97
coupable idéal lorsqu’il abandonne les hommes devant les horreurs
fratricides qu’ils sont seuls à commettre à si grande échelle.
Dieu a abandonné les hommes, il n’a plus su les aimer
suffisamment pour leur porter secours, car, vidé de sa substance
par son acte créateur, il ne restait plus rien pour aider justement ses
créatures devant l’atrocité « inhumaine » du mal que le génocide
incarne. Sauf que tous les génocides de l’histoire ont été commis
par des hommes contre des hommes, parfois sous couvert
d’idéologie ou de religion, mais jamais le doigt de Dieu n’est venu
toucher quelques âmes, que ce soit pour commander tel ou tel
massacre.

Si d’aucuns peuvent croire que Dieu existe et qu’il est amour, la


liberté fondamentale qu’il nous laisse est la possibilité de disposer
et d’exercer notre libre-arbitre, même s’il a cherché à nous mettre
en garde, au travers du récit de la Genèse, contre le risque de
connaître et de comprendre et surtout contre le danger de maîtriser
un pouvoir aussi dangereux que le savoir.
Pour autant, nous prévenant, il nous a laissé libres de notre choix
comme devant les conséquences de nos actes et face à nos
responsabilités.
Et face à l’incapacité que nous avons en tant qu’individu, et a
fortiori, en tant que groupe, à modifier notre avenir, mettent
certains en colère.
Car, malgré les siècles d’expérience, nous recommençons sans
cesse et de manière toujours plus élaborée et scientifique les
guerres, les massacres et les tueries d’autres hommes. Alors,
l’injustice des actes eux-mêmes, ajoutée à celle de ne pas voir autre
chose que des monstres surgir du fond de nous-mêmes rend
intolérable l’idée de se regarder en face, en tant que genre humain.
Et Dieu devient l’exutoire rêvé.

Ainsi, chaque génocide renvoie à cette incapacité de chacun à


empêcher la violence suprême qui fait que l’on tue celui qui est
différent de soi et que l’on ne tue pas seulement l’individu, on tue
aussi toute la communauté qui fait ombrage à la sienne sur le
terrain de l’idéologie, des valeurs, des coutumes, de la religion et

98
que sais-je encore faisant partie des différences intrinsèques d’un
groupe humain à un autre.
Cette incapacité à tolérer, à respecter, puis à empêcher la violence
et finalement à faire cesser immédiatement et définitivement ce
type de massacres, rend toute la communauté des hommes
contemporains à ce type d’exaction co-responsables, au moins
moralement complices, de n’avoir pas su, pas pu ou pas osé agir.
Alors, la culpabilité va grandissante comme un fléau ou un virus et
semble avoir contaminé la pensée des philosophes des années 40-
60. Et l’on sent bien, dans leur éradication de Dieu, ou dans la
limitation qu’ils lui attribuent ou qu’ils lui confèrent, toute
l’horreur et la détresse dans lesquelles se trouve l’individu.

Néanmoins, en disant « Dieu est mort », on reste malgré tout


dépendant du principe théologique et après les siècles
d’encensement du principe divin et de l’explication du mal par le
péché, vient l’époque de la haine et de la vengeance contre ce
Dieu, incapable de soutenir les hommes dans les excès qui les ont
fourvoyés. Alors on le crucifie sur la potence de l’inadmissible
comme jadis le Christ sur la croix, comme bouc émissaire de nos
erreurs collectives.

Qu’est-ce que cela apporte de mettre le doigt sur ce point ?


Premièrement, d’avoir conscience que jamais la pensée d’un
scientifique ou d’un philosophe ne peut être objective, y verrons-
nous encore l’œuvre malicieuse du mal ? Ensuite, lorsque l’on
connaît la biographie de tel ou tel philosophe ou écrivain, on peut
mieux comprendre le lien et l’incidence de sa vie, de sa
personnalité de ses habitudes et de sa névrose sur sa production
intellectuelle. Ceci peut permettre de modérer la lecture que celui-
ci ou celui-là fera des événements et d’essayer de se garder d’une
adhésion systématique et inconditionnelle au risque de perdre sa
lucidité.
Donc, chaque intellectuel, issu lui-même du temps qu’il décrit sera
modelé par celui-ci tout en cherchant à lui imprimer son empreinte
et il s’agira alors d’une sorte de dialogue, d’interaction, de va et
vient entre sa pensée, l’actualité et l’influence sociale qui pourra
parfois être enrichissante et parfois être l’expression d’une
99
existence étriquée et névrosée dont il faudra se départir pour ne pas
rester enfermé dans un mode de raisonnement trop étroit.

Et c’est à nouveau de limites qu’il s’agit ici.

De la même manière on peut supposer que l’amitié ou la haine


entre deux peuples peuvent sans doute conditionner la manière
dont un philosophe pourra voir le monde, le décrire, le penser et
transmettre à ses lecteurs une vision globale qui sans doute
conditionnera l’évolution de la pensée de l’humanité soit par
l’expression diffuse de la tolérance soit par celle de la haine.

A titre d’exemple du danger des opinions personnelles, voici une


phrase qui selon le contexte dans lequel elle est lue pourrait amener
certaines personnes sensibles ou influençables à la tristesse, à la
mélancolie, ou à l’anarchie voire au suicide83.
« Il s’agit, autrement dit, de voir le monstrueux en face, de
contempler l’horreur et de penser l’humanité dans l’horizon de sa
disparition. Le mal, en un mot, est la seule chose que l’on puisse
savoir ».
Ainsi, je crois que tout auteur doit être conscient et vigilant à
propos de ce qu’il écrit de manière à réaliser la portée de ses dires
et envisager les conséquences sociales que cela pourrait entraîner.

Pour revenir sur le fond de ce qu’exprime cette phrase, il est sans


doute vrai que nous sommes plus souvent, au quotidien, aux prises
avec le mal et ses conséquences qu’avec le bien. Pourtant, cette
affirmation est à considérer avec plus de circonspection. En effet,
les médias se font très souvent l’écho de catastrophes en tous
genres. Ce qui a tendance à nous conditionner à ne voir et à ne
considérer que les hommes ne sont bons qu’à créer des armes pour
fomenter des guerres et qu’en plus, ils s’ingénient tous les jours à
trouver de nouvelles techniques pour asservir, massacrer et
éliminer leurs semblables.
Pourtant, il existe nombre d’autres actions, qui seraient à placer du
côté du bien, mais qui n’ont pas le privilège de faire la une.

83
Cioran, Nietzsche, Sartre, …
100
Alors, la fréquence de l’information stimulant le spectaculaire et le
sanguinaire84 l’emporte sur les actes positifs, bénévoles, courageux
et gratuits que nombre d’êtres humains réalisent pour leurs
prochains.

C’est bien ce qui m’a amené à dire que, sans doute, la vision et la
description du mal, sont, au moins autant influencées par l’homme
ou la femme qui en parle, que par la justesse du raisonnement qu’il
ou elle présente. Et l’influence de son époque et des événements
déterminants de son histoire lui feront percevoir le mal d’une tout
autre façon qu’une autre personne. Même si la philosophie ne
retient de la multitudes des positions individuelles que certaines,
considérées comme vraiment apportant leur pierre à l’édifice de la
construction et de la compréhension de ce qu’est le mal. Par
ailleurs, régulièrement, les positions établies sur cette question sont
revisitées et souvent retravaillées ayant quelques difficultés à
résister à la créativité macabre et maligne des hommes.

Le mal correspond à la condition humaine

La limite de notre pensée comme reflet de notre


condition

Comme nous l’avons dit, nous sommes le produit d’un monde fini
et notre condition est mortelle et limitée. Nos productions sont
éphémères, à l’instar de notre condition biologique.

84
Hier encore (03/04/2000), au journal de 20h00, des images ont été
passées montrant les crimes et les massacres réalisés en Tchétchénie.
Malgré les précautions de circonstance, ce sont des images atroces qui
deviennent monnaie courante et qui n’offusquent plus grand monde. Elles
retombent dans la banalité du mal et n’exacerbent plus que les friands de
sensations fortes.
101
Seul l’art semble traverser les affres du temps comme étant peut-
être l’ultime expression du vivant sublimé contre la mort ?

Cette particularité, qui nous est propre, qui consiste à envisager,


que tout ce qui nous entoure et ce que nous produisons est mortel a
pour conséquence de limiter notre cadre de références et notre
pensée. Peut-être que cette limite pourrait s’envisager comme une
forme particulière du mal ?
Cela reviendrait à dire que nous sommes dans l’incapacité
d’envisager autre chose que ce que nous côtoyions de notre
environnement.

Lorsque nous essayons d’envisager autre chose, comme tout à


l’heure, la possibilité d’un monde atemporel, nous fait entrevoir
d’autres horizons dont il apparaît aussitôt qu’ils ne sont que des
chimères inaccessibles et, de là, naissent une frustration et une
souffrance de la limitation qui pourrait être une forme particulière
du mal.
La conscience de notre condition finie et étriquée me semble être
une des expressions du mal moral, en tant que souffrance subie.

Celle-ci rappelant alors le principe de l’arbre de la connaissance de


la Genèse, dans le sens où, lorsque l’homme a accès à la
connaissance, c’est-à-dire quand enfin il a accès à la conscience il
rencontre aussitôt les limites de sa pensée. Il réalise quelles sont les
lacunes dans son raisonnement, les vides dans ses connaissances85
tout en ayant une soif intarissable de savoir et de comprendre et
c’est à ce moment qu’il devient malheureux et qu’il souffre.
Parfois même, ce mal-être peut conduire l’homme à sa perte, car il
peut agir contre lui-même ou contre autrui par des actes de
violence désespérés. L’avertissement de Dieu est alors plus clair,
acquérir la connaissance c’est prendre conscience autant du bien
comme du mal et de ce fait, l’ignorance devient synonyme de
bonheur immédiat. « Bienheureux les faibles d’esprit ». « Je

85
Qu’est-ce qu’on ne sait pas ? Les rencontres philosophiques de
l’Unesco. Découvertes Gallimard.
102
jalouse le sort des plus vils animaux. Qui peuvent se plonger dans
un sommeil stupide. » Baudelaire. Les fleurs du mal.

D’ailleurs cette limitation dont on s’accorde à dire qu’elle crée


toutes sortes de maux tels que le désir, l’envie, la jalousie,
l’intolérance, ou encore la violence, peut aussi bien être
l’expression de notre pire souffrance comme la possibilité
émergente de notre libération. « Miséricorde, puisque si les
hommes sont déterminés, si chacun est soumis à son histoire, à son
hérédité, à son corps, à son inconscient, à son environnement
social… il n’y a pas lieu de la haïr. Comme le dit Spinoza, les
hommes se détestent d’autant plus qu’ils se figurent d’être libres,
et donc d’autant moins qu’ils se savent déterminés »86.

Une des déterminations justement de la condition humaine qui, en


même temps, définit la caractéristique du mal, est ce que nous
rappelle Ricoeur en disant : « le péché, la souffrance et la mort
expriment de manière multiple la condition humaine dans son unité
profonde »87. C’est cette imbrication des différents principes du
mal au sein même de notre nature et le fait que notre condition
humaine nous amène à créer et manifester le mal, qui réalise un
système clos comme un cercle vicieux, rendant difficile à admettre
et à comprendre l’origine du mal et la raison de sa présence.

Pour Paul Ricoeur, le mal « est inscrit au cœur du sujet humain


(sujet d’une loi ou sujet moral) : au cœur de cette réalité
hautement complexe et délibérément historique qu’est le sujet
humain. »88

Le mal est-il absolu ?

86
Comte-Sponville.
87
Paul Ricoeur. Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie.
88
Pierre Gisel. préface de Paul Ricoeur. Ibid.
103
Puisqu’il apparaît que le mal est partout répandu dans le cœur de
l’homme, à la fois comme la condition de son humanité et
l’expression de sa liberté et qu’il est également ce qui le fait
souffrir quand il le conduit à s’éloigner de ses choix éthiques alors
on peut se demander si le mal est absolu ?

Il est très difficile de parvenir à une réponse catégorique et


définitive, une hypothèse peut être toutefois émise en faveur de ce
postulat. Si l'on considère que la liberté est la cause première de
l'intelligibilité et que le mal fait partie de la liberté en cela qu'il la
rend possible, qu'il est « l'éveil », comme dit Kant qui nous permet
l’accès à la connaissance, à la raison et au libre-arbitre. Et qu’il est,
aussi, la cause première de la liberté en ce qu'il présuppose
l'orientation de nos choix et enfin que le mal permet le bien, en
cela que sans le mal le bien n'aurait pas sa raison d'être alors, il ne
s’agit plus d’envisager le mal comme relatif, mais comme absolu,
en tant qu'il conditionne la possibilité même d'humanité.

Le mal rend possible l'humanité dans la mesure où il justifie la


liberté qui est elle-même essence de l'homme et de sa condition
d'humanité.
Donc, il serait en quelque sorte le principe révélateur de notre
condition et qui nous ferait désirer et vouloir le bien, à la fois par
compensation et par choix.

Mais évoquer la notion d’absolu c’est se placer dans le champ de la


cosmologie. Alors, le mal s’envisage comme premier ou antérieur
à un principe transcendantal, quelqu’il soit.
Par ailleurs, pour qu'une chose soit absolue il faut qu'elle
appartienne à l'Etre et donc à l'infini et l'univers n'appartenant pas à
l'infini, on peut supposer que toute chose existe en absolu dans
l'infini et par paire dans le fini. Cette dualité facilite l’émergence
de la vie et sa nécessaire dynamique par leur rivalité perpétuelle.
Pour ce qui est de la matière et de l'antimatière, leur rencontre se
traduit par une annihilation réciproque. En ce qui concerne les
concepts rationnels cela revient à une dialectique interminable,
avec d’un côté, un principe qui penche vers l'être en recherchant
l'infini et de l’autre, son contraire, tendant vers le néant.
104
Dans cette perspective, nous excluons la possibilité de comprendre
la question du mal comme pouvant être absolu dans le champ de la
cosmologie. Car le mal, comme nous l’avons dit n’est pas une
entité autonome ou l’image de l’ange déchu mais bien la condition
de la liberté de l’homme et de son libre-arbitre. Ce qui revient à
dire qu’il ne peut être révélé que par lui.
Si d’aucuns me rétorquent que le mal est partout présent dans la
nature, par l’observation constante que nous pouvons faire des
cruautés de la nature elle-même et des animaux entre eux, je lui
répondrais que c’est alors se placer dans un anthropomorphisme
exagéré qui plaque sur notre réalité environnante et sur l’équilibre
de l’écologie le jugement de ce qui est bien et de ce qui est mal.
Tout ce qui ressemble à nos valeurs, injustices, cruautés et autres
comportements que nous plaçons du côté du mal moral est
immédiatement qualifié, pourtant, les seuls qui ont une intention
morale explicite ce sont les hommes et ce sont eux qui ont inventé
le bien et le mal comme les lois morales pour préserver la survie de
la société.
Et nous plaquons alors nos critères culturels sur des
comportements naturels.

En revenant dans le domaine de la logique théologique, on peut


apprécier comment Dieu accorde la liberté à l’homme et quel est
alors le rôle du mal dans ce contexte.

La définition même du principe du mal, serait tantôt une erreur


commise par Dieu ou une omission ou encore une intention dont le
dessein semble difficile à cerner pour l’être humain. On pourrait
concevoir que Dieu, dans le fait d’avoir créé l’homme, lui
octroyant la conscience et la possibilité d’être libre et de choisir, a
réalisé un acte d’amour suprême.
En effet, il aurait pu comme le Dieu de l’Ancien Testament faire
l’homme à son image, c’est-à-dire apparaître comme un père
autoritaire qui dicte le comportement à ses fils. Ce même Dieu a
aussi placé l’homme en situation idyllique, dans le jardin d’Eden,

105
tout en le laissant dans une totale méconnaissance de ce bonheur.
Néanmoins, par amour, il a pu lui donner la possibilité du choix.

Avec le message du Nouveau Testament, au travers du discours du


Christ, on peut mieux entendre le profond amour qui fait décider à
Dieu de donner à ses créatures les moyens et les ressources de
décider par elles-mêmes d’aller dans sa direction et de le suivre
vers cette image similaire ou de faire d’autres choix.

Le prix de cette liberté est alors le mal. Il apparaît comme la


contrepartie à ne pas vouloir choisir la voie de Dieu, non comme la
conséquence de l’ultimatum mais plutôt comme étant l’alternative
négative, dans laquelle l’homme aveuglé, abusé par son propre
manque de discernement, plonge avec facilité et délectation. Car
dans un premier temps, commettre le mal, médire ou faire souffrir
fait tellement jouir, que ce premier plaisir empêche la lucidité de la
confrontation aux conséquences du mal. Alors, l’homme, grâce à
cette capacité à prendre conscience de ses actes possède autant la
capacité à commettre le mal que celle de réfléchir et se questionner
quant à la nature de ses actions et peut ainsi choisir librement.

S’il est quelque chose à comprendre du message que Dieu nous a


délivré, c’est qu’il nous donne la possibilité de développer le
meilleur de nous-mêmes. C’est-à-dire, que nous pouvons décider
de choisir d’utiliser notre liberté pour agir éthiquement et sans
succomber aux diverses tentations du mal.
Lorsque nous faisons référence à la maxime suivante : « Dieu nous
fait à son image » cela signifie que nous avons les ressources pour
lui ressembler. Nous pouvons dépasser nos instincts brutaux pour
atteindre l’humanité de l’homme. Cette quête si difficile parfois et
si souvent soumise aux embûches en tout genre, nous a conduit à
inventer Dieu et son image de manière à pouvoir transcender notre
condition par la motivation d’une représentation extérieure à notre
condition. Une entité parfaite, infinie, « tout amour » qui fédère les
foules et rallie les plus faibles, chacun n’étant pas toujours
convaincu de détenir en son fort intérieur les ressources nécessaires
pour vaincre le mal.

106
Le mal est-il le néant ?

Si le mal n’est pas absolu, on pourrait toutefois chercher à le faire


se rapprocher de la notion de néant et on passerait alors du plan
cosmologique à celui de l’ontologie.
Selon Saint Thomas d'Aquin l'être ne s'oppose qu'au non-être. C'est
l'antinomie de l'Un et du multiple. L'Etre est alors assimilé à l'Un et
correspond au principe divin ou transcendantal, dans notre culture
nous l’appellerions Dieu alors que le non-être est sa contradiction
et se retrouve dans le multiple des choses finies, soit, dans toutes
les créatures terrestres et bien sûr dans l’homme. Notre monde est
un monde d'êtres finis, c'est-à-dire d'êtres qui s'opposent à d'autres
êtres, qui possèdent l'Etre dans les limites de leur nature ou de leur
essence.

Avec ce postulat, la création d'un être à partir de rien (ex-nihilo) est


impossible. L'être créé n'est pas tiré du néant, car le néant n'est rien
et rien ne saurait en sortir. L’être ne peut être créé qu’à partir d’un
créateur. C’est dans cette logique, que nous avons précédemment
vu l’impasse dans laquelle s’est trouvée la religion lorsqu’elle
voulait expliquer l’origine du mal.89

Pendant longtemps l’idée a été développée que si Dieu est l’Etre


suprême, c’est-à-dire l’essence même de l’être alors si l’on cherche
à définir le mal ce serait, assurément quelque chose, entité ou
principe révélé qui n’aurait rien à voir avec Dieu et qui par ses
effets éminemment négatifs ne pourrait être que du côté du néant et
donc du non-être. En quelque sorte le mal est alors décrit comme
un principe entropique conduisant vers le néant.90

89
Rappel : Dieu est le seul créateur, Dieu est bon et pourtant il y a le mal,
etc.
90
Une difficulté conceptuelle lorsque l’on parle de néant réside dans le
fait que souvent pour le comprendre, on cherche à le chosifier, à en faire
une entité agissante alors que le néant n’est rien. Si l’Etre est, le néant
n’est pas et ne peut se concevoir que comme absence d’Etre. Mais comme
nous sommes des êtres finis et que nous ne sommes pas l’Etre, nous
107
Je ne suis pas d’accord avec ce principe.

Si l’on envisage le mal dans la continuité de la définition du mal


radical, on peut considérer que commettre le mal pourrait
s’apparenter à un principe entropique, qui détruit les choses ou les
êtres qui l’environnent. Cette notion d’entropie, de mort et de néant
a été définie par la psychanalyse comme étant la pulsion de mort
afin d’expliquer ce qui pousse l’homme à tantôt se comporter de
manière agressive ou destructrice tant pour lui-même que pour son
entourage et parfois, au contraire, à se comporter positivement et à
rechercher le succès et le bonheur. Cette tendance opposée est alors
appelée, pulsion de vie. L’analogie qui pourrait alors être faite
entre la psychanalyse et la théologie est que le principe de vie
pourrait s’apparenter à la quête du bien, pour la première il s’agit
d’une pulsion psychologique alors que pour la deuxième, il est
question d’une orientation morale ou éthique délibérée. Et bien
entendu, la pulsion de mort s’apparente, de la même manière au
mal.

Mais, nous parlerions alors des effets, pas de la nature même du


mal.

Le mal n’est pas le néant ou le non-être car rencontrer le vide, le


manque ou ressentir intérieurement l’abandon ou encore
l’isolement, que l’on pourrait, psychologiquement, assimiler au
néant, aussi angoissants soient-ils, lorsque l’on en revient, c’est-à-
dire, lorsque l’on a pu surmonter ce type d’épreuve, on se sent
transformé et cela n’a rien de négatif et d’entropique, bien au
contraire.
Transformé est à comprendre dans le sens de nourri, grandi et la
perception que nous avions de la vie a changé de couleur à nos
yeux, on l’apprécie davantage ; l’impression qui suit est qu’on sait

avons besoin du néant pour comprendre ce manque d’être qui nous rend
mortel. Et c’est là que d’aucuns, cherchant à comprendre le mal, le
placeraient du côté du néant, c’est-à-dire du manque à Etre, de l’absence
d’intention à Etre.

108
alors mieux l’apprécier et il existe une perception de mieux
ressentir ce que l’on peut appeler « son centre », ce qui revient à
dire que l’on se sent plus proche de l’essentiel de soi-même, plus
sage et plus calme.

Un exemple, qui l’illustre, est, de se sentir à un moment donné de


sa vie, objectivement ou pas, en situation de rupture. Il peut arriver
qu’à un moment de son existence, on vive une perte d’emploi ou
des problèmes financiers importants ou que l’on vive une rupture
affective ou la perte d’un être cher. Imaginez simplement qu’en un
même instant, tout cela vous arrive, alors le questionnement
suivant peut apparaître.
« Je n’ai plus d’amour, puisque je n’ai plus de conjoint(e), je n’ai
pas ou plus d’argent, je n’ai plus d’emploi et l’être que j’aimais a
disparu ». Alors une sensation de vide peut vous envahir, vous
pouvez vous sentir abandonné, sans lien social, ou rejeté ou exclu,
les sentiments sont aussi variés qu’il y a d’individus.

Un constat m’a alors frappée dans ce genre de situation de crise,


c’est que tout ce que l’individu pense avoir perdu est de l’ordre de
la possession, de l’avoir. Et pourtant « je suis » ! Vous « êtes ». Ce
que je veux dire c’est que l’essentiel de chacun de nous se situe
dans l’être et non dans l’avoir, pourtant, manquer de tous ces liens
affectifs et de ces signes de reconnaissance sociaux nous plonge
dans un grand désarroi et un état dépressif saisissant.
Ainsi, peut se poser la question, malgré ces vides et ces ruptures,
« quel est mon être ? » et d’ailleurs est-il possible de saisir ce
qu’est l’être de soi, sans automatiquement inclure l’autre ?
Nous savons tous combien nous ne pouvons pas exister comme
être humain civilisé sans l’autre. Nous avons besoin, de façon
vitale, d’un environnement social et affectif pour nous
développer91, tout d’abord nous l’imitons puis nous pouvons
ensuite faire autrement. De la même manière pour découvrir sa
propre identité, nous connaissons premièrement l’indifférenciation

91
Voir à ce sujet les théories sur le développement de l’enfant avec
principalement Freud et Wallon.
109
et un jour nous accédons au symbolisme et aussi à la prise de
conscience d’être distinct de l’autre92.
Donc, nous ne pouvons nous développer sans l’autre et sans son
regard qui nous permet de nous forger une image, de la corriger
aussi, l’autre nous permet autant l’amour que la critique et toujours
nous facilite la possibilité d’évoluer.

Mais malgré tout, n’existerait-il pas un élément de nous-même qui


nous serait propre, qui serait peut-être issu de cette construction
« grâce à l’autre » mais qui pourrait s’appeler jardin secret ou
encore l’âme ?

Je crois, en effet, que lorsqu’il y a rupture ou faillite avec nombre


d’éléments liés au corps social, il ne reste pas rien, il reste un bout
de soi, qui est profondément ancré au fond de soi-même et auquel
nous avons peu souvent accès, trop empêtrés que nous sommes
dans nos rôles sociaux et dans notre frénésie de posséder, nous
oublions de réaliser que nous sommes, en d’autres termes, que nous
avons un être. Curieusement c’est par l’expérience du vide de
l’avoir que se découvre l’être. C’est bien dans la souffrance que
cette expérience est possible, il ne s’agit pas d’un prédicat dans la
logique des principes chrétiens, c’est uniquement un constat.

Toute rupture est une souffrance et une douleur. Néanmoins, celle


que je viens de décrire me semble être essentiellement révélatrice
de cette rencontre avec le néant, cette perception d’avoir touché le
fond ou d’être vide de tas de choses perdues n’aboutit pas au néant
mais plutôt à la prise de conscience de l’extrême richesse qui est en
soi et des possibilités qui existent au-delà des peurs et des
souffrances.93

C’est ce qui m’amène à dire que la position classique qui assimilait


le mal au non-être me semble fausse.

92
Allusion au célèbre stade du miroir décrit par Lacan. In Les Ecrits. J.
Lacan.
93
C’est en quelque sorte le message de Bouddha.
110
Bien entendu, la perspective classique s’inscrivait la plupart du
temps dans un cadre transcendantal ou théologique et la dialectique
de l’Etre et du Non-Etre. L’Etre s’inscrivant dans le principe du
divin et il ne restait guère de place pour le néant, si ce n’est d’être
cette notion, illogique, incompatible avec Dieu, mais qui pourtant
permettrait d’expliquer le mal sans rendre Dieu responsable, d’une
quelconque manière, de sa création. Mais ce discours était non
seulement prisonnier du discours théologique mais en plus
prisonnier de la lecture traditionnelle de la Bible, davantage dans
son aspect narratif et descriptif que comme allégorie mythologique
expliquant à l’homme ce qui manquait à son entendement pour
tolérer sa souffrance.

111
Le néant comme exclusion du champ social

L’action est nécessaire à l’homme pour ne pas tomber dans


l’inactivité qui pour lui est souvent synonyme d’exclusion et de
néant.
Faire face au vide, au néant ou au manque d’activité est une
confrontation passionnante et déterminante pour l’évolution
existentielle de l’individu. En effet, se pose alors la question
cruciale de son être. Qui est-il donc face à ce néant qui aurait
tendance à l’aspirer dans sa spirale négative, dépressive et
morbide ? En sortir, c’est savoir trouver un centre en soi-même,
une place au cœur de soi où l’on existe pour soi. Ce qui pourrait
correspondre, dans le champ spirituel, à la rencontre avec son âme.
Elle est bien cette instance personnelle et existentielle distincte du
moi, qui est lui lié aux autres et aux différents rôles que l’on peut
tenir en interaction avec le monde social.
C’est ce qui me fait dire que le néant n’est pas le mal, le mal est
bien cette décision délibérée de nuire à soi-même ou à autrui. Le
néant est cette aspiration entropique du non-être de l’être vers le
rien, le vide absolu que nous pourrions au moins décrire, dans un
premier temps comme la mort, comme opposée à la vie.
En revanche, la mort fait prendre conscience de la vie, comme la
rencontre avec le néant fait prendre conscience de la richesse et de
la conscience de son être. Ensuite, ce que l’on décide de faire de
son être peut aller dans le sens du bien ou du mal.

Le néant réapparaît comme interstice où le mal pourrait se


glisser

Une autre argumentation décrit le moyen qu’a trouvé l’homme


pour supporter la souffrance et qui explique à la fois la position du
mal vis-à-visde Dieu et qui place leur dialectique sur un autre plan
que le mythologique, sur celui de la foi.

112
"Il faut aller au-delà de notre conception de Dieu, car Dieu est
éternellement au-dessus de tout." Julien Green.
Il s'agit alors de foi réelle et inconditionnelle.

C'est alors que se pose le problème de la croyance absolue en Dieu


"en dépit du mal".

Malgré un foi inconditionnelle, le mal existe, le combattre reste la


seule solution possible. Et le mal apparaît alors comme un néant.

Combattre le mal c'est croire en un Dieu absolu. Il faut penser un


néant hostile à Dieu, un néant non seulement de déficience et de
privation, mais de corruption et de destruction. C'est l'intuition de
Kant sur le caractère inscrutable du mal moral, ce néant apparaît
alors comme celui de la protestation de la souffrance humaine qui
refuse de se laisser inclure dans le cycle du mal moral à titre de
rétribution.

Le néant c'est aussi ce que le Christ a vaincu en s'anéantissant lui-


même sur la croix. Remontant du Christ à Dieu, il faut dire qu'en
Jésus-Christ, Dieu a rencontré et combattu le néant, et qu'ainsi
nous connaissons le néant.
La controverse avec le néant étant l'affaire de Dieu lui-même, nos
combats contre le mal font de nous des cobelligérants. Si nous
croyons qu'en Christ, Dieu a vaincu le mal, nous devons croire
aussi que le mal ne peut plus nous anéantir.
Ce qui manque à ce jour, c’est la pleine manifestation de son
élimination.

Ce point de vue, proposé par Paul Ricoeur, est intéressant dans la


mesure où il fait apparaître entre Dieu et l'homme, cet être
mystérieux et mystique, dont l'existence est aujourd'hui encore un
sujet de polémique : le Christ, mi-homme, mi-Dieu, qui serait
l'exemple incarné du principe divin et du principe d'humanité
suprême.
Sa venue sur terre avait plusieurs objectifs, notamment celui de
combattre le mal, en mettant à jour le néant afin de le vaincre en
s'anéantissant sur la croix. Cet acte prouve à la fois que la vie et
113
donc l’Etre peut avoir raison du néant. Et qu’il est également
possible de vaincre le mal par un moyen implacable : l’amour.
C’est un point sur lequel nous reviendrons dans la deuxième partie
de l’essai.

Cette mise à jour, aussi symbolique soit-elle, n'élimine pas pour


autant ni le mal, ni le néant, elle nous permet simplement de
pouvoir les identifier et de savoir comment lutter contre le mal : en
l'anéantissant et contre le néant en le transcendant.

Le mal aujourd’hui sous l’éclairage contemporain de la


laïcité

Depuis « Dieu est mort » ou « nous avons tué Dieu », la manière de


considérer le mal a considérablement changé puisque c’est avec le
siècle des Lumières et la Révolution française que la rupture s’est
faite entre les trois pouvoirs, ayant ainsi amené la religion à n’être
plus que choisie et non subie comme dogme moral et dictant la vie
quotidienne. L’avènement de la laïcité a permis d’éliminer
l’hégémonie de l’Eglise et a facilité les choix spirituels et religieux
de chacun. Bien entendu, comme à la suite de toute rupture, pour
un temps la religion a été honnie, reniée et la laïcité encensée. Les
découvertes nihilistes puis existentialistes et structuralistes ont
démystifié puis mis à mort et au moins à mal la notion de principe
divin et celle aussi de sujet.

Aujourd’hui le besoin d’indépendance s’étant un peu tassé, dans


une société républicaine, laïque, libérale et mixte, il existe moins
ce besoin crucial de s’opposer à ce joug idéologique ou spirituel.
C’est pourquoi, on retrouve ce besoin de croire chez bon nombre
de nos concitoyens. Ils y répondent comme ils peuvent, la religion
chrétienne n’ayant pas encore recouvré, de nos jours, une image
sociale totalement satisfaisante.
Par ailleurs, ce qui ranime le besoin de croire, c’est sans doute, les
conséquences de la mondialisation. Ses effets économiques
marginalisent certains et d’autres ont la perception de perdre leur
114
identité ce qui les conduit à chercher à s’évader des contingences
économiques pour trouver un sens spirituel à leur vie.

Sens qu’ils peuvent, par exemple, recouvrer au travers des sectes et


des confréries en tout genre qui restituent identités, convergence de
points de vue et de croyances, voire même valeurs. Elles savent
répondent au besoin d’appartenance manifesté par nombre d’entre
nous, auxquels les religions ancestrales n’ont pas su adapter leur
discours faute de « marketing » pour « vendre » leurs idéologies.
Un autre danger dans ces nouvelles croyances, qu’elles soient
spirituelles ou politiques, est le radicalisme et l’enfermement dans
lequel elles placent leurs adeptes. C’est de cette manière que l’on a
pu observer l’émergence de totalitarismes, particularité du début du
siècle jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. De la même
manière, c’est par l’adhésion aveugle à des positions radicales et
sectaires que les individus peuvent être conduits à l’intégrisme et
au fanatisme religieux. L’instrument monstrueux de la
manifestation de l’intolérance de la différence a récemment pris la
forme du terrorisme pour nombre de groupuscules politiques ou
religieux.

Donc le besoin de croire est toujours présent, et tourner le dos à


notre patrimoine chrétien – autant historique que culturel - a pour
effet de faire resurgir les besoins païens sous la forme de principes
idéologiques parfois sommaires et basiques autant que sectaires.

Tout ceci pour dire que, premièrement le mal n’a pas disparu.
Ensuite, le besoin existentiel de croire non plus. Mais notre ère
contemporaine a été agitée de tellement de vents contraires qu’il a
fallu en passer par la nécessité de tuer Dieu. Cependant, rester seul
sur la surface de la terre et face à l’univers conduit, très vite, à
exprimer toute la détresse du monde, et l’amertume liée à
l’abandon que chacun ressent pousse, certains, en tous cas, à se
tourner à nouveaux vers le spirituel et le mystique qu’elle qu’en
soit la forme.

Ces va et viens constants que font aussi bien l’histoire, que la


pensée, la philosophie, et donc, en résumé les hommes, permettent,
115
dans le long terme, d’intégrer les points de vue divergents qui
concilient les oppositions94 comme une sorte de dialogue sur
l’humanité. Pour autant, comme nous sommes dans l’ère où Dieu
est oublié et ne semble plus pouvoir donner de réponse aux
problèmes de la souffrance ou du mal, la question de Sichère prend
toute son intensité : « une fois admis ce retrait historique de la
dominance de la théologie chrétienne, quelles sont les ressources
symboliques qui nous permettent aujourd’hui d’aborder la
question du mal, de la prendre en charge à la fois comme
méchanceté subjective et comme inquiétante étrangeté au cœur de
l’être ? ».

La vision du mal est, de ce fait, différente du point de vue


manichéen qui renvoyait le mal au bien, dans la logique d’une
recherche d’absolu (théologique) ou de bien (vision platonicienne).
« C’est un discours aujourd’hui communément reçu que le bien et
le mal sont en effet des « valeurs », non pas absolues mais relatives
au sujet qui les énonce, et relatives également à une culture
particulière (ce que l’on appelle assez bassement95, en tout cas non
philosophiquement, le respect des différences)."96

L’évolution marquante que l’on peut ici pointer est que l’individu
est désormais considéré comme étant directement acteur et
responsable du mal comme du bien, sans qu’il y ait forcément
rattachement à un autre principe qu’il soit divin ou autre.
Alors, on peut considérer que le mal, s’il reste pour d’aucuns relatif
et non absolu, est, incontestablement, subjectif tant dans sa
perception, dans sa définition que dans sa gestion car il a pris
quelques distances avec son affiliation théologique.

En conclusion, le mal traverse les cultures pour rester ce qui définit


spécifiquement l’homme.

94
André Comte-Sponville et Luc Ferry. La sagesse des modernes. Dix
questions pour notre temps.
95
J’avoue peu apprécier les jugements de valeur de cette sorte, induisant
que tout ce qui n’est pas philosophique est moins bien. Commentaire de
l’auteur.
96
Bernard Sichère. Ibid.
116
« Face au relativisme qui assure qu’il existe autant de morales
possibles que de cultures, face au subjectivisme qui affirme que le
mal est une catégorie du jugement, je crois juste de soutenir qu’il y
a une puissance et une énigme du mal situable au cœur du fait
humain et possédant une consistance propre par-delà toute
manifestation empirique ».97

97
Ibid.
117
Le mal et la subjectivité

L’apport de Sade est d’avoir été l’incarnation de la transition entre


les excès de l’Ancien Régime et le libertinage de la fin de la
royauté et l’avènement du siècle des Lumières. L’alternance des
descriptions érotiques et de ses conceptions philosophiques a
ramené sur le devant de la scène la réalité de l’homme mauvais
dans l’extrême avènement de ses pulsions et le paradoxe criant de
la raison bafouée.
« A mesure que le sadisme se banalise, la lecture de Sade devient
moins scandaleuse ; et son influence se réfugie dans les
souterrains de l’inconscient collectif .98 »

Lorsque l’on pense le mal, sous les aspects que présente Sade, on
peut aussi comprendre une société en crise et voir l’avènement de
l’homme seul, qui se dresse, sans Dieu, commettant les pires
horreurs contre autrui pour le simple plaisir de sa propre
satisfaction (libertinage) et pour mettre à jour les diverses facettes
du mal.

Sade est alors, le premier, qui de manière spectaculaire et


outrancière, peut-être, pour ses contemporains, démontre
l’insoutenable du libertinage poussé au paroxysme par le
« sadisme ». Il pose alors une limite à un genre de mœurs courant
dans les cours européennes, cela lui fait dénoncer la vilenie et
l’inutilité de ce qu’est devenue la noblesse, se préoccupant
principalement de jouer, de jouir et de profiter aux dépends des
autres, les roturiers qui eux, travaillaient pour subvenir à leurs
excès dispendieux.
Ses écrits amènent également à restreindre le pouvoir de l’Eglise
car il démontre ses mœurs dissolues, en tous cas pour nombre de
ses membres. Cette mise en lumière explicite et affichée du non-
respect des interdits chrétiens par les représentants même du
dogme chrétien a pour conséquence, l’essoufflement de l’influence
des principes chrétiens sur la pensée philosophique.

98
Noël Herpe. In Le Siècle des Rebelles.
118
De plus, ces attitudes sont le produit des hommes et des femmes
les plus instruits, éduqués, civilisés et les plus au fait des préceptes
religieux, de leur époque. Ainsi, par les nouveaux axes de réflexion
qu’il propose, par exemple avec la philosophie dans le boudoir, il
ouvre la voie à une autre forme de philosophie, qui déplace les
idées, l’homme et la morale sur d’autres terrains. En particulier sur
celui de la rébellion, de la subjectivité, en un mot de
l’émancipation de l’homme sans Dieu, comme l’enfant s’évadant, à
l’adolescence de l’autorité parentale. C’est ainsi que l’on peut
mieux comprendre pourquoi on a pu dire de lui qu’il est un
symptôme.99

Sade incarnerait alors une autre dimension de la chute, intrinsèque


celle-là à la pensée de l’homme sans écho au principe divin, mais
en rupture avec le principe moral chrétien. Ainsi, « Sade le
symptôme : il accomplit le discours du libertinage athée en
révélant la puissance d’inhumanité qu’il recèle, il annonce en
même temps, au travers de ses héros singuliers, le thème de la
rébellion subjective qui va courir tout au long de l’âge romantique,
il est enfin le témoin d’une résurgence frappante des
représentations archaïques du mal et du maléfice que le
christianisme médiéval exorcisait dans ses rituels et par ses
symboles ».

C’est reconnaître que le mal à quelque chose à voir avec la


subjectivité, à la fois comme expression contemporaine du mal
dénué de son lien au « dire chrétien », mais aussi comme ancrant le
mal au sein de l’homme plutôt qu’à l’extérieur de lui-même. Le
mal n’est alors plus lié à la nature (ou au principe divin, selon les
époques) soit parce qu’il est immanent de la nature soit qu’il est ce
mystère, incompréhensible à côté d’elle.

Et pour conclure : « Goya, comme Sade, objecte à la raison des


Lumières, dont il est par ailleurs si proche : il y a un envers de
cette raison qui est donné dans le déploiement des atrocités de la
guerre napoléonienne, mais qui rejoint en même temps cette

99
Pour reprendre l’expression de Sichère.
119
conviction qu’il existe une férocité de toujours, une part de nuit du
cœur humain qui appelle de nouveaux exorcismes ».

Le choix de cet extrait repose sur l’intention de démontrer


plusieurs choses. Tout d’abord, que le mal est bien une part de
l’homme et non l’expression aboutie ou non d’un acte créateur.
Ensuite, l’expression du mal évolue sous l’éclairage particulier du
contemporain et le regard historique rétrospectif mesurera
l’originalité des singularités qu’il prend. Du temps des Lumières
l’apogée de la raison a fait occulter le poids des cruautés des
guerres napoléoniennes. Les contemporains de cette époque ont
fait, chacun à leur manière, le fidèle témoignage de ces atrocités.
En restituant, pour l’un, une pensée abjecte par l’avènement du
sadisme et pour l’autre, par l’entremise de ses peintures aussi
magnifiques qu’insupportables, il a su rendre l’insoutenable.
Chacun traduisant, à travers sa spécificité artistique l’expression à
la fois des terreurs et des souffrances jetées là en pâture à notre
voyeurisme malsain.

Nous sommes encore une fois sauvés de nos barbaries par les
productions particulières de l’artiste qui sait exprimer et
transcender le mal-être d’une époque particulière en les sublimant
par l’esthétisme. Pourtant, il cherche par son œuvre à exorciser le
mal dans un effort de mémoire qui n’aboutit pas toujours puisque
rares sont ceux qui voient autre chose dans les œuvres de Goya que
l’expression artistique aboutie !
Le message est criant, hurlant même, mais il s’époumone dans le
silence des galeries de peinture. Les raisons pour aller voir une
exposition sont multiples, on s’y rend par effet de mode, de
conformisme social ou de plaisir pictural et artistique mais
combien y vont pour comprendre le message politique, moral ou
humaniste que l’artiste a voulu laisser ? Et pourtant, au-delà de
l’esthétique c’est souvent un combat idéologique qui s’exprime ou
l’engagement éthique que l’artiste souhaite partager avec ses
admirateurs.

Et j’ai aussi choisi cet extrait pour démontrer comment les


événements nous ramènent, sans cesse, au fait que le mal se répète
120
et qu’il est toujours d’actualité, comme un paradoxe intemporel et
aussi comme, sans doute, intrinsèquement lié au désir humain.
Par ailleurs, on note, à nouveau, la notion de répétition qui n’est
peut-être pas propre au mal mais intrinsèque à la dynamique
psychologique de l’homme. Ce qui explique, que, malgré les
efforts de mémoire et les tentatives pour amener les nouvelles
générations à se rappeler ce qui s’est passé d’atroce dans l’histoire
de manière à éviter de refaire les même erreurs, la tentation resurgit
pour chaque être et pour chaque génération de commettre le mal et
de s’y laisser aller. Chaque individu doit se départir, dans la
logique du devoir moral, seul et dans sa contemporanéité du mal
possible qui est en lui, comme des excès du mal que l’acte collectif
peut produire.

Cette notion de répétition, dont on retrouve dans la Bible la trace


incontestable de la malédiction, m’apparaît comme l’une de nos
limitations les plus révoltantes par le fait du sentiment
d’impuissance dans laquelle elle nous place. Il faut une énergie et
une motivation considérables pour décider de lutter contre cette
tendance naturelle et par c’est par ce combat justement, que nous
pourrons atteindre, aussi paradoxal que cela puisse paraître, toute
la richesse de notre nature profonde.
Il s’agit de vouloir sortir du déterminisme de la nature humaine.
Nous avons vu que le mal est l’expression la plus aboutie de notre
liberté et donc de notre humanisme, et pourtant, et nous voici à
nouveau dans le paradoxe, c’est aussi par elle que nous pouvons
choisir autre chose que la voie du mal. Dépasser notre tendance
spontanée vers le mal radical et user de notre liberté pour agir plus
justement, voilà qui nous dirige encore plus fondamentalement,
vers notre humanité comme expression tant de nos pires
caractéristiques que de nos meilleurs potentiels.

*
Le récent conflit du Kosovo nous éclaire sur les desseins des
hommes en tant que groupe et chaque individu est alors face à ses
propres décisions et peut y souscrire ou s’y opposer.
L’extraordinaire solidarité qui s’est manifestée dans les premiers
temps du conflit démontre le potentiel de solidarité que nous
121
pouvons mobiliser quand nous réalisons dans quelle détresse est
notre prochain.100 Et si nous pouvons sortir du mal « c’est à la
condition de dire clairement que la « Nature » n’est pas (la science
moderne permet assurément de le dire) mais qu’en revanche le mal
existe : à la guise d’un sujet qui y cède ou s’y refuse ».

Ce qui ferait conclure sur la notion de nature humaine que son


caractère naturel existe, contrairement à l’affirmation de certains,
mais qu’il est difficile à isoler. Une fois extraits tous les poids des
déterminismes variés qui sont davantage du côté de la culture,
notre nature est visiblement ambivalente, double et de ce fait
complexe. Nous pouvons le meilleur comme le pire, nous pouvons
osciller, en quelques instants, du côté du bourreau ou de la victime,
alterner les positions de maître à esclave et tantôt subir et tantôt
diriger.
L’homme peut ainsi sombrer dans l’animalité, dans la bestialité et
s’éloigner du projet même d’humanité civilisée. Elle n’est pas à
comprendre au sens où le culturalisme l’entendait, à savoir la
domination d’une race sur l’autre, mais plutôt comme la capacité à
dépasser sa bestialité première et sa tendance détestable à se
repaître du mal d’autrui. Récemment, quelqu’un me disait qu’il n’y
avait rien qui le faisait plus rire que l’émission de télévision vidéo
gag101, c’est-à-dire que les malheurs d’autrui, le ridicule, la
blessure physique ou narcissique sont sources de plaisir extrême
pour l’individu. Cela caresse notre sadisme dans le sens du poil et
nous sommes toujours très sensibles aux stimulii de la jouissance.

100
Ensuite, l’exploitation faite par les médias et la politique va parfois
démontrer que différents gouvernements vont aider ces peuples en
déroute, mais pour combien s’agit-il d’un acte humanitaire et combien
d’autres y satisfont leurs intérêts particuliers, économiques, politiques et
carriéristes ? Pourtant, pour s’éloigner du purisme idéaliste, c’est par ces
actions, aux motivations diverses et aux finalités variées que des pays
sont reconstruits et aidés et que des progrès humanitaires et moraux
parviennent à être réalisés.
101
Emission télévisée montrant une succession de « gags » tirés de la vie
courante, filmés par des caméras amateurs et envoyés à la chaîne de
télévision qui diffuse les plus drôles, c’est-à-dire ceux qui mettent en
scène les autres dans des situations plus ridicules les unes que les autres.
122
Donc, la nature initiale de l’homme est cette bestialité, cette
animalité que Lorenz102 a si bien décrite dans l’éthologie des
comportements agressifs et violents des animaux d’abord et des
hommes ensuite. Mais si nous ne sommes que ça, nous ne sommes
pas encore des hommes. Notre nature a la particularité, nous
venons de le voir, d’être double. Notre condition définit nos limites
et nos possibilités et permet d’envisager un réel projet humain.
C’est alors l’accès unique de l’homme à la culture qui lui fait
dépasser ses penchants instinctifs pour se forger des règles de vie
en société, des lois, des normes et des valeurs communes. Ce
patrimoine de codes et de références le rend civilisé et capable,
alors, de savoir ce qu’est la liberté et de décider ou non de révéler
son humanité en fonction, justement, de l’inclination qu’il va
donner à sa liberté et à ses choix.

En conclusion pourquoi peut-on dire encore que Sade est un


symptôme ?
C’est parce qu’il représente aussi l’avènement du sujet. Une sorte
de charnière entre deux temps, deux époques opposées, créant la
rupture entre le siècle des Lumières et la Révolution, d’une part, et
aussi entre Lumières et ténèbres,103 faisant référence à la Terreur
qui a suivi l’exaltation de l’avènement de la Révolution et enfin
parce qu’il a pu produire de manière affirmée, pour la première fois
un sujet, face à la « puissance du dire chrétien ». Enfin, c’est en
utilisant la parole et l’écriture qu’il a su exhorter les contradictions
d’une époque et démontrer les ignominies que le corps social
essayait d’enfouir. Il l’a payé de réguliers emprisonnements, mais a
ouvert la porte, comme Casanova, à sa manière, à l’expression
subjective comme témoin de son temps, porte-parole de ses états
d’âme et réflexion philosophique.
Alors la piste de la subjectivité exprimée était ouverte. L’individu
en parole, se découvrant et cherchant à comprendre le sens du mal,
comme celui de son existence, voyait enfin le jour.

102
Konrad Lorenz. L’agressivité.
103
Ténèbres : en référence au Moyen Age et à l’opposition qui a régné
entre science et alchimie ou raison et obscurantisme, par exemple.
123
Le mal entre subjectivité et mal radical

Parler du mal, c’est parler de l’homme.

Une chose est acquise aujourd’hui, le mal est constitutif de


l’homme, c’est même ce qui lui permet d’exprimer sa différence
face à l’animal et qui peut le rendre libre du joug de l’autorité tout
en l’asservissant aux fers des affres de la culpabilité et du remords
aux prises avec les conséquences de ses actes. C’est de cette
manière que l’homme devient le thème et l’objet de l’observation
et de la réflexion des divers champs des sciences humaines, il
s’agit alors de l’homme pris comme individu et comme sujet. Ce
nouvel objet de rechercher nous amène, tout naturellement, sur le
terrain de la psychanalyse.

Pour elle, le mal est pensé au travers de la doctrine du sujet


« comme voué à se constituer dans l’ordre de la parole (et du
signifiant), mais sur le fond de ces forces premières, inconscientes
et chaotiques que Freud nomme « pulsions » et dont la
domestication est précisément la condition d’accès au monde
humain, à l’univers intersubjectif du désir et de la parole. »104

La psychanalyse nous démontre que tout homme est, tout d’abord,


aux prises avec ses pulsions et que cherchant à les satisfaire, c’est
là qu’il peut être mauvais ou malveillant pour lui et pour les autres.
L’avènement de la parole, de l’expression subjective du désir
autant que des souffrances et des fantasmes liés aux pulsions
apporte la « domestication » de ces flux inconscients sous-jacents.
L’homme dépasse alors l’attirance irrésistible vers le côté brutal et
instinctuel pour advenir en tant que sujet parlant du côté de
l’homme qui se dresse dans son humanité conquise.

104
Sichère. Ibid.
124
Dans son ouvrage, Sichère met en correspondance le mal et
l’histoire et permet de relire certains faits sous un éclairage
différent, ou tout du moins inhabituel. Nous allons reprendre l’un
de ses arguments pour à la fois lui donner raison et aussi se faire
l’avocat du diable.
Il induit, dans sa démonstration, que notre époque est celle de tous
les maux et que par le passé, les événements et les comportements
étaient moins terribles et moins nuisibles.
Ce message résonne comme un leitmotiv, en effet, depuis des
siècles, voire des millénaires, au vu de certains écrits historiques et
philosophiques, les gens pensent que leur époque est la pire de
toutes et que les valeurs traditionnelles se perdent, etc…
Ce genre de discours m’interpelle, par sa fréquence, sa récurrence
et pour la signification sociale qu’il nous donne et à laquelle il peut
être plus intéressant d’apporter du sens que de l’eau au moulin du
discours stérile de la critique.

Ainsi Sichère nous dit que notre époque produit des formes accrues
de pathologies. Et bien, je dirai oui et non. Examinons tout d’abord
les arguments qui vont dans son sens.

En effet, notre époque, c’est-à-dire notre siècle est l’expression


d’un nombre impressionnant de barbaries en tout genre :
génocides, totalitarismes, terrorismes. Dans un même temps, nous
mettons en exergue une quantité extraordinaire de cas, de
pathologies inquiétantes. Les romans et les films ont même
développé un genre, appelé « thriller », qui regorge des délits
commis par tous les malades mentaux possibles.
Sans doute, est-ce là le résultat de notre nouveau mode de vie,
débuté avec la révolution industrielle qui liée à la production et à la
consommation de masse a entraîné la concentration des individus
dans les villes, les privant de la ressource équilibrante de la
nature.105

105
Nombre de recherches ont démontré, d’une part l’aspect apaisant et
lénitif de la nature et d’autre part, la concentration urbaine entraîne
promiscuité, donc manque d’espace et construction excessive, donc un
environnement artificiel et construit, facteurs qui contribuent à expliquer
l’agressivité qui s’observe dans les villes.
125
Ensuite, l’industrialisation génère plusieurs phénomènes
d’accélération des diverses composantes de notre vie : croissance
constante du rythme et de la cadence du travail pour des raisons de
profitabilité et aussi pour subvenir aux exigences du marché. Le
capitalisme qui en découle introduit des notions de performance, de
compétition, de comparaison de l’efficacité des individus.
Autant de facteurs qui sont générateurs de stress, qui accroissent
les différences interindividuelles et qui font la part belle à ceux qui
sont souples, flexibles, intelligents, cultivés, battants, gagneurs. Et
de ce fait laissent les autres sur le côté de la route du travail et du
succès et développent de manière frénétique et contrôlée le
phénomène d’exclusion et de marginalisation.

On peut alors voir poindre au moins deux types de pathologies. Les


premières sont principalement dues au stress et à la pression
excessive, du travail, de l’environnement social et professionnel.
On observe corrélativement, dans ce contexte de surcharge
d’activités et de stress, une faillite grandissante des couples. On
peut attribuer, partiellement, ces ruptures à l’autonomie
économique et sociale grandissante de la femme qui met à mal
autant le rôle que l’image de l’homme.106 La conséquence de ce
nouveau déséquilibre social qui entraîne séparations et disputes, est
qu’il va falloir un certain temps pour que chacun retrouve ses
marques. Il va s’agir, pour tous ceux qui sont aux prises avec ces
turbulences, de retrouver l’équilibre dans sa nouvelle image sociale
et dans la nouvelle définition de son rôle, en tant que sexe et en
tant que personne.

Une autre cause d’attribution des dysfonctionnements notés par la


pression excessive et sociale vient de la désagrégation des valeurs
traditionnelles telles que la sécurité, la notion de cadre et de
référence à la loi, ou encore la famille comme instance première de
la survie et de l’équilibre de la société. Ce modèle de société a fait
son temps et depuis les années soixante le principe de l’autorité
gratuite (raciale, sociale, hiérarchique, familiale) a été mise à mal
au point que les années soixante-dix ont prôné la tendance

106
XY. Elisabeth Badinter.
126
opposée, c’est-à-dire l’anarchie et l’amour collectif en réponse à la
guerre et aux répressions en tout genres. Aujourd’hui, nous
sommes le produit de ces conflits sociaux et de ces tendances
extrêmes et de ce fait un certain nombre de choses sont à repenser
pour trouver un nouvel équilibre.

Comme, nous venons de le voir, dans un premier temps, certains


éléments sont à redéfinir, tels que la place et le rôle des deux sexes,
l’accomplissement d’un individu en situation sociale - donc
collective -, l’affirmation des spécificités culturelles dans un
environnement informatif et économique de mondialisation. Il est
nécessaire pour les individus comme pour la société de retrouver
ses marques, mais aussi de les recomposer autrement, dans une
structure qui corresponde à son temps et à ses exigences.
On comprend, du fait des déséquilibres profonds dont notre siècle a
été le témoin, que certaines pathologies nouvelles apparaissent ou
que certaines s’expriment de manière plus significative.

L’autre axe de pathologies qui concerne notre société


contemporaine est celui qui touche tous ceux qui sont laissés de
côté par la spirale du progrès et dont les maux vont plutôt se situer
du côté de l’absence, du vide et du manque. Il peut s’agir d’abord
du manque de travail qui entraîne alors le manque d’argent puis
celui du statut social, souvent suivi d’une faillite familiale et
rapidement d’une perte du logement. C’est alors que la personne
peut se retrouver sans ressources et donc socialement étiquetée
comme SDF et finalement peut parvenir à perdre jusqu’à sa
dignité. On comprend aisément dans quelle détresse morale et
psychologique cela peut conduire.

Donc, notre époque, par ce qu’elle génère de confort, en tout


genres, a aussi, pour contrepartie, une accélération continue des
rythmes de vie et de travail pour lesquels les êtres humains ne sont
pas encore préparés. Avant que le genre humain puisse absorber ce
qu’il produit, cela crée blessures, malaises et fractures et pour
l’individu en proie à ses ruptures constantes, c’est la maladie (mal

127
a dit)107, la pathologie qui deviennent les symptômes du désordre.
Cette frénésie et ce chaos sont les manifestations tant du
traumatisme que de la folie qui se sont emparés du corps social et
qui résonnent dans la psyché individuelle comme un écho
destructeur.

Le point de vue contradictoire apporté à l’opinion de Sichère est


que son affirmation « notre époque produit des formes accrues de
pathologies » doit être prise avec une certaine réserve. En effet, la
psychanalyse est un cadre de références récent, dont certains mots
sont entrés dans le vocabulaire courant mais qui reste encore
mystérieuse et hermétique pour nombre de nos contemporains. La
psychiatrie, auparavant et de façon concourante, a commencé à
établir, elle aussi, un cadre sémantique permettant de sérier, de
mettre dans des catégories, les maladies mentales observées.108
Ainsi aujourd’hui nous avons tout le matériel d’observation et la
nomenclature nécessaire pour « étiqueter » chacun de son
symptôme à sa pathologie. Alors parler des pathologies de nos
contemporains est plus facile.

Mais qui nous dit, que durant les siècles qui ont précédé, les
pathologies, nommées aujourd’hui, n’existaient pas pour autant ?
On pourrait ainsi redéfinir les grands mythes de l’horreur comme
Dracula, le Loup Garou, et autres expressions populaires et y voir,
par exemple, l’œuvre particulière de tueurs en série.
Ensuite, par manque de taxinomie précise, c’est-à-dire, tant qu’il
n’existe pas de théorie ou de modélisation pour parler de quelque
chose, soit le phénomène est carrément nié, soit il est pris et
mentionné dans un référant plus large et donc plus diffus, ce que
pouvaient recouvrir les termes « d’idiot du village » ou de « fou ».
Ces termes caractérisaient pêle-mêle toute personne ayant un
comportement marginal (anormal) par rapport à la norme du

107
Petit clin d’œil sur le double sens des mots, qui est justement l’une des
pistes travaillées en psychanalyse.
108
Voir Charcot et Janet.
128
groupe social auquel elle appartenait, ceci étend alors,
considérablement, les frontières de la folie à la normalité ! 109

Avec l’avènement de la psychiatrie, de la psychologie, de la


psychanalyse et de la sociologie, l’individu et le groupe sont alors
plus précisément définis. C’est alors que les phénomènes jusqu’ici
ignorés ou incompris semblent surgir pour la première fois, parce
qu’ils sont à la fois décrits et nommés.

Le problème qui est ici mentionné, au travers de l’exemple des


pathologies générées par notre époque, est celui de la visibilité et
de la médiatisation tant des phénomènes sociaux que
psychologiques.

Nous venons de voir l’aspect de visibilité qui est lié à la


connaissance et à la définition précise d’un phénomène et dont le
vocabulaire et les catégories sont reconnues par tous. Voyons à
présent le facteur de la médiatisation. Partis du constat que le mal
est lié à la subjectivité, nous examinons comment le champ
psychologique dans son ensemble peut apporter sa pierre tant pour
la définition des maux que pour leur proposer des solutions ou au
moins des issues.
Je pense que la médiatisation accrue tant en quantité
d’informations qu’en fréquence de diffusion de l’information peut
avoir un effet autant positif que négatif.
Positif lorsque le média est bien perçu comme l’outil qui donne
l’information et qui nous met alors en garde contre tel ou tel fléau
ou attire notre attention sur un événement particulier. A l’inverse
un excès d’informations peut conditionner les gens, vis-à-vis des
drames quotidiens dont les journaux télévisés nous abreuvent et
générer une sorte de psychose, de peur généralisée, exagérée par
rapport à un événement donné. Cette sur-information peut
également conduire, au contraire, à l’indifférence, les personnes se
sentant blasées d’entendre, sans cesse, parler de catastrophes et
d’horreurs commises tous les jours de par le monde.

109
Canguilhem. Normal et pathologique.
129
Et ce point amène alors à expliquer pourquoi certains pensent que
ce siècle-ci est pire que les autres. Il existe tellement
d’informations sur ce que nous faisons, partout et instantanément
dans le monde, que l’on arrive à la conclusion, abusive, que nous
sommes plus monstrueux que la totalité de l’humanité qui nous a
précédés.
Peut-être qu’un peu de distance prise par rapport à cet
envahissement informatif et la possibilité de réaliser un retour vers
des sources historiques pour confronter notre époque aux siècles
passés donnerait une image plus objective et réaliste de ce que
nous sommes et de ce que nos prédécesseurs ont été.
En effet, les atrocités ne manquent pas, une guerre qui a duré cent
ans, l’Inquisition, les Croisades, le massacre de la Saint
Barthélémy, autant d’expressions diverses de notre intolérance et
de notre besoin de pouvoir au détriment des autres et de leurs
différences.

C’est pourquoi, le dernier argument contre la positon de Sichère est


d’ordre historique.
En effet, l’histoire relate plutôt, en volume d’ouvrages écrits, les
faits et les histoires détaillées des « grands » de ce monde et non
pas celle des individus anonymes qui l’ont traversée. Ce faisant,
l’échantillon des personnes représentatives de chaque époque est
alors bien faible pour en tirer des conclusions significatives. Et
justement, puisque l’on parle des cours royales et autres notables
dont l’histoire est pleine, on constate combien d’entre eux avaient
ce que nous appelons aujourd’hui des névroses et pour certains des
psychoses flagrantes.
Le livre de Paul Lombard, le Vice et la Vertu est un exemple,
parmi d’autres, de l’ampleur des forfaitures commises au nom de la
soif de pouvoir, d’un égoïsme forcené sous couvert d’actes
politiques ou du bien fondé public. Mais, en fait, il s’agit surtout de
l’expression de toutes sortes de névroses, comme par exemple celle
d’un narcissisme marqué, ou d’une mégalomanie notoire ou encore
d’une perversité nocive qui sont alors réellement l’expression de
pathologies dont les effets ont quand même changé le cours de
l’histoire.

130
Certains éléments pourraient expliquer en quoi ces « pathologies »
étaient aussi abondantes jadis. Les mariages consanguins seraient
une des causes principales de folie du corps social. La fréquence de
ce type d’unions était due aux faibles déplacements des
populations et avait pour conséquence que chacun se mariait avec
une personne de son village, donc il y avait peu de renouveau.
Ensuite, le protectionnisme des classes sociales et les intérêts
politiques et financiers ont amené, principalement les nobles à se
marier entre eux parfois même entre frères et sœurs, comme jadis
les Egyptiens.
Ceci entraînait peu de remise en cause des schémas tant
biologiques que sociaux, moraux et psychologiques et explique
combien de monarques ont pu être « malades » au point de sombrer
dans la folie. Le peuple, prenant exemple sur l’aristocratie qui les
dirigeait, faisait de même, c’est pourquoi on retrouve le personnage
de l’idiot du village, dans chaque groupe humain, qui
géographiquement correspondait à des villages.
Par ailleurs, les épidémies en tout genres et certaines maladies
vénériennes telle que la syphilis conduisaient très vite l’individu
vers la folie.

Pourtant, la soif du pouvoir n’est jusqu’ici pas encore considéré


comme une maladie, c’est dommage ! En effet, les comportements
issus de ce besoin irrépressible conduisent aux pires agissements et
assurément au manque total de respect d’autrui.
Néanmoins, dès l’instant qu’il y a excès dans un comportement on
peut considérer que l’individu est sujet à une névrose importante.
L’intarissable soif du pouvoir est malgré tout le symptôme d’un
sentiment d’infériorité qui cherche à se combler par l’ascendant,
qui une fois acheté, peut s’exercer sur les autres.
Ce type de névrose n’est pas héréditaire, bien entendu, mais peut
s’alimenter et s’entretenir au sein d’une famille ou d’une lignée
comme un acquis transgénérationnel. L’un des attributs du pouvoir
et de la richesse est justement de se prémunir contre la pauvreté et
les roturiers en recherchant les mariages « entre soi ». Ce
phénomène autarcique reproduira les risques de la consanguinité au
moins sur le plan symbolique !

131
*
Constater l’importance comme l’étendue des déséquilibres
psychiques pourrait être considéré comme l’exercice du mal radical
mais pris dans le sens de sa manifestation au travers de
l’inconscient.

C’est pourquoi, les apports de Lacan permettent de mieux


comprendre le sujet en proie à ses désirs et en quête de les dépasser
ou de les accepter, par le biais d’un moyen, celui de la cure
psychanalytique. « …Le sujet humain se constitue comme
dialectique d’un corps et d’une parole, d’un corps défini comme
violence des pulsions et d’une parole qui d’emblée le soustrait à
l’animalité et l’humanise dans son rapport à soi comme dans son
rapport aux autres. […] Un sujet se définit comme la singularité
d’un désir qui est le lieu de sa consistance et de sa dignité : c’est
pour autant qu’un tel sujet « ne cède pas à son désir » (formule
lacanienne) qu’il est capable de résister à ce qui veut le faire
déchoir de sa consistance et qu’il s’affirme comme celui qu’il est à
ses propres yeux et aux yeux des autres ».

Les thèses de Sichère montrent combien il apprécie la part que le


sujet prend dans sa propre compréhension du mal et dans sa
tentative à le maîtriser ou à le dépasser, mais il nous met en garde
de l’illusion qu’il y aurait à ne pas voir là quelque chose de plus
dangereux.
« …ce n’est qu’à partir d’une doctrine forte du sujet qu’il est
possible de poser la question du mal, et parce que, inversement,
c’est l’énigme du mal qui vient éprouver la conscience du sujet ».
En effet, il met en garde sur le fait que la question du mal ébranle
la question du sujet et peut carrément conduire « à l’extrémité du
sujet », ce qui signifie que l’homme en quête de sa dimension
subjective, passe par des turbulences qui vont ébranler la
consistance de sa structure et qu’il peut alors tout autant plonger
dans l’action même du mal ou au contraire consolider sa psyché et
s’en détourner alors consciemment.
C’est pourquoi, il parle alors du mal radical comme étant encore
autre chose qu’une question objective ou subjective. « …le mal en
tant que mal radical surgit paradoxalement comme l’évidence
132
d’une étrangeté menaçante que le sujet expérimente et qui de
l’intérieur l’ébranle au point de l’arracher à sa propre cohésion ».
L’apport de la parole subjective est justement de restituer cette
cohésion et d’éviter le basculement vers le mal, en théorie
seulement. En effet, chaque cure est une expérience particulière et
singulière et chacun peut s’arrêter au bord du gouffre, y plonger ou
s’en détourner.

Nous avons beaucoup évoqué le mal radical, il est temps de définir


plus précisément de quoi il s’agit.

133
Le mal radical

« Enoncer le mal radical, c’est désigner le point d’horreur qui est


virtuellement présent en chaque homme». Bernard Sichère.

Le mal radical est l’aboutissement de la pensée de Kant en matière


de recherche sur l’origine du mal et sur la position de l’agir humain
et de la morale.
Selon Herder110 voici la description de l’avènement du concept de
mal radical chez Kant : « c’est en élaborant une religion dans les
limites de la simple raison que Kant découvre et postule en
l’homme un mal irréductible à l’erreur, un mal radical, comme un
diable qui réside en nous, condamnant l’impératif moral à n’être
qu’une loi purement formelle ».
Le mal radical est si terrible, comme étant le pire produit de ce que
nous pouvons raisonnablement penser et certainement vouloir, que
j’ai choisi pour illustrer de quoi il s’agit, d’en rendre compte par
l’expression de plusieurs philosophes contemporains pour lesquels
le mal radical est bien un ingrédient de la nature humaine. « C’est
l’âme qui rend possible l’inhumain » ou encore « chaque humanité
porte en elle le pire comme un possible atroce »111.

Ces maximes parlent du mal radical sans pour autant dire


clairement de quoi il s’agit, voilà en quelques lignes comment on
peut aujourd’hui le décrire.

Le mal radical définit « la volonté qui veut le mal, ce vouloir étant


celui de la transgression et de la perversion de la loi morale grâce
à des maximes qui se posent comme mauvaises »112. Faire le mal
signifie bien alors, « vouloir faire le mal », ce qui veut dire que
l’homme qui commet le mal radical est conscient de ses actes et les
commet donc, volontairement. Ensuite, commettre le mal revient à
transgresser les principes moraux de son groupe social

110
Cité par Jorge Semprun.
111
Idem.
112
Rosenfield.
134
d’appartenance et plus généralement transgresser les impératifs
catégoriques qui consistent à préserver la vie d’autrui. Ceci est
parfaitement illustré par les actes des criminels, des assassins ou
des terroristes, toute personne enfreignant consciemment113 les lois
morales pour le seul bénéfice de son intérêt propre.

Ce que la question du mal radical amène, c’est l’intention délibérée


de l’homme qui décide de « violer le propre principe de
l’humanité ».

C’est en cela qu’il y a une horreur dans cette dimension


fondamentale du mal et c’est pourquoi on comprend l’expression
« l’homme est un loup pour l’homme ». En effet, le pire ennemi de
l’homme c’est lui-même. Tout aussi bien que le meilleur ami et
sauveur de l’homme est aussi lui-même. Cette nature paradoxale,
ambivalente et autodestructrice est bien ce qui constitue la nature
humaine.
Le paradoxe qui réside dans cette dernière est qu’à la fois,
l’homme est capable de définir ses propres règles et d’édifier un
code moral qui va régir sa vie sociale et lui permettre de tendre
vers un but pour son existence propre et celle de l’humanité, mais
aussi il peut décider, sciemment, en utilisant sa capacité de libre-
arbitre, cette liberté qui le distingue des animaux et de la bestialité,
de vouloir faire le mal pour le mal et c’est là que la nature de
l’humanité pose question. La liberté qui la caractérise contient en
son sein la potentialité à la fois de se réaliser ou de se détruire.

« Le principe du mal n’est aucunement une origine, au sens


temporel du terme : c’est seulement la maxime suprême qui sert de
fondement subjectif ultime à toutes les maximes mauvaises de notre
libre-arbitre ; cette maxime suprême fonde la propension au mal
dans l’ensemble du genre humain… La raison d’être de ce mal

113
Il est, malgré tout, nécessaire d’apporter une nuance. Il existe deux
catégories de criminels, dont la justice distingue, à juste titre, la nature des
actes et donc le châtiment. Il y a ceux qui sont conscients de leurs actes et
choisissent de mal agir, c’est ceux dont on parle ici et ceux qui, atteints
par certaines pathologies mentales, ne savent pas ce qu’ils font et sont
alors qualifiés d’irresponsables au plan pénal.
135
radical est « inscrutable » : « il n’existe pas pour nous de raison
compréhensible pour savoir d’où le mal moral aurait pu tout
d’abord nous venir »114.

J’ai le vertige lorsque je pense que l’Europe est aussi bien le foyer
des pensées philosophiques les plus abouties, la pensée grecque et
sa démocratie, le siècle des Lumières et son humanisme,
l’avènement de la morale avec Kant et qu’elle est aussi le théâtre
d’une grande majorité de guerres et de la plupart des génocides et
des fascismes (franquisme, nazisme, stalinisme).

Quelle conclusion ?
Aucune, pour ne pas tomber dans le comparatisme abusif entre les
cultures et les sociétés, il s’agit, juste d’une ouverture sur la
réflexion que nous sommes bien capables du meilleur comme du
pire et que, franchement, nous n’avons guère de vergogne à vouloir
conquérir le monde avec nos préceptes (évangélisme, colonialisme,
christianisme et surtout l’universalité de la civilisation).

Mais de quelle civilisation s’agit-il ?


Celle des bonnes manières et des bonnes mœurs qui pourrait
justifier et compenser l’hégémonie intellectuelle que l’Occident
exerce depuis des siècles sur le reste du monde ?
Ou est-ce au sens de la suprématie d’une race sur l’autre qui
légitime le fait d’envahir et de coloniser les autres peuples au
prétexte que nous détenons la vérité ? Ou encore, une civilisation
qui, au moindre désaccord, sera capable de combattre pour
restaurer son bon droit au risque d’exterminer ceux qui nous ont
accueillis à bras ouverts ?
Cette civilisation dont nous sommes si fiers nous a conduits au pire
protectionnisme et à la pire des indifférences, produit de notre
confort et de nos frilosités. Notre richesse matérielle nous a amenés
à la méchanceté gratuite vis-à-vis d’autrui et à tout bonnement
oublier les bases mêmes de l’humanisme. Celui-là même dont
pourtant nous nous réclamons contre la sauvagerie des autres, de
ceux qui ne sont pas civilisés.

114
Ricoeur. Ibid.
136
Et c’est toujours cette civilisation qui a pu aussi nous conduire aux
pires barbaries autant physiques que psychologiques, telles que cet
exemple de la Seconde Guerre Mondiale : « … ces Polonais qui
regardaient passer les trains de la mort, qui « savaient » et qui
baissaient le pouce en riant devant ceux qui ne reviendraient
pas… ».

Face au mal radical, à l’innommable, à la gratuité de la méchanceté


ou encore, à une nouvelle forme sociale qu’il a prise au travers du
harcèlement psychologique ou moral, il existe, au fil des époques,
plusieurs réponses. Pour les croyants dans le contexte de la foi
chrétienne, la manière de dépasser le mal a été matérialisé par la
rédemption du Christ. Pour d’autres, il a pu s’agir, comme dans le
cas de la Seconde Guerre Mondiale, de résistance.115

Pour autant le phénomène de la Résistance a cherché à être un


rempart contre cette pensée délirante qui a pu penser et donner les
moyens d’exterminer la vie de manière calculée : « Une politique,
donc une pensée, si élémentaire et atroce qu’elle soit. Une pensée

115
Une résistance dont nous savons combien elle a été limitée dans la
réalité à une poignée d’individus, la plupart décimés par la Gestapo. Et
comment elle est devenue, pourtant, l'emblème du comportement de tous
les Français occultant tranquillement l'importance, tout aussi significative,
de la collaboration de la milice ou de la majorité ayant opté pour la
passivité égoïste.

L’intérêt des discussions interculturelles, c’est qu’elles nous ramènent à la


juste mesure de la réalité entre ce que nous voulons voir de nous, en tant
que peuple, et ce que nous avons réellement commis et réalisé. Ainsi, lors
d’une discussion avec un groupe d’Allemands, l’un d’entre eux m’a dit
« vous parlez beaucoup de résistance et que faites-vous de la
collaboration ? ». Et il avait raison, nous avons beau jeu de continuer à
vouloir la réparation des horreurs de la guerre en les réclamant aux
Allemands, nous targuant d’avoir surtout résisté, alors que dans les faits,
il s’agissait de quelques individus qui avaient vraiment pris cette option et
que la grande majorité subissait passivement ou encore avait pris le parti
de la collaboration, de la milice ou de la délation. Les mises au point sont
toujours bénéfiques pour ne pas tomber dans l’illusion de croire, que nous
étions les « gentils » et eux les « méchants », ce serait un peu trop facile.
137
qui s’est déployée à l’intérieur d’une démocratie moderne, qui
s’est imposée en faisant voler en éclats cette démocratie, et qui
pour la première fois dans l’histoire aura déclaré le projet
d’imposer au monde le règne de la mort et de la dégradation
systématique au nom d’une race affirmée comme scientifiquement
pure ».
Nous laisserons à l’auteur la responsabilité de ses engagements
idéologiques et militants, nous nous limiterons à retenir de ces
paroles la dynamique de la pensée et l’énergie de la volonté et de
l’action en lutte contre le mal sous toutes ses formes. En effet, nous
avons vu les conséquences perverses de la rébellion, à l’œuvre
dans bien des aspects psychologiques pour ne pas en prôner les
bienfaits. En revanche, suggérer une vigilance éclairée me semble
de bonne augure pour trouver en conscience, le chemin adéquat
aux situations quotidiennes dans lesquelles nous nous trouvons et
qui risquent de nous faire basculer très facilement dans l’illusion
du choix. Celui-là même qui pourrait recouvrir l’aveuglement d’un
désir ou la résistance d’une peur qui nous empêcherait d’être
pleinement un homme ou une femme en possession de son
humanité.

Le mal radical selon Semprun « le principe du mal (radical) n’est


aucunement une origine, au sens temporel du mot : c’est seulement
la maxime suprême qui sert de fondement subjectif ultime à toutes
les maximes mauvaises de notre libre-arbitre ; Cette maxime
suprême fonde la propension (Hang) au mal dans l’ensemble du
genre humain. Mais la raison d’être de ce mal est inscrutable. Il
n’existe pas pour nous de raison compréhensible pour savoir d’où
le mal moral aurait pu tout d’abord nous venir. »116

Dans la Symbolique du mal, Paul Ricoeur117 présente le mal au


travers de l’étude de différents mythes de l’Antiquité et en est
arrivé à la conclusion suivante : « le mal dans l’humanité ne se
conclut pas comme un héritage, ni par la chute d’un état de

116
Karl Jaspers cité par Jorge Semprun. Ibid.
117
Cité par André-Marie Dubarle, in Péché originel. Encyclopédia
Universalis. 1992.
138
perfection initial, mais il y a une tradition du mal, une connexion
interhumaine dans le mal. Quand un individu pèche, le mal était
déjà là : en lui par la convoitise, hors de lui par le milieu ».

Le mal est donc bien en nous, comme un potentiel, déjà là, une
sorte de gène qu’il nous suffit de manifester comme celui de
l’allergie, sauf que ce dernier dépend de notre ADN et que le mal
dépend de notre libre-arbitre et de notre degré d’éducation morale.
En effet, l’individu inconscient pourra commettre le mal, mais
comme il ne savait pas, il saura, après coup, ce qu’il a commis et
quelles en sont les conséquences. Ce n’est que dans la récidive que
le choix aura été réalisé. Ainsi, Adam et Eve étaient bien avertis,
mais la tentation a eu raison de l’entendement.
Ainsi, nous soucier de l’origine n’a guère de sens, ce qui semble
davantage primordial c’est de savoir comment développer notre
savoir, notre autonomie et notre conscience pour éviter les
penchants et les tentations.

L’articulation entre le mal radical et la souffrance

Le point de vue de Paul Ricoeur est de dire qu’il existe deux


formes principales au mal, le mal subi (ou souffert) et le mal
commis, c’est-à-dire que le mal commis serait le mal moral, ou le
péché (en langage religieux) et « désigne ce qui fait de l’action
humaine un objet d’imputation, d’accusation et de blâme.
L’imputation consiste à assigner à un sujet responsable une action
susceptible d’appréciation morale »118.

Le mal subi est toute souffrance infligée par soi-même ou par les
autres, et qui, surtout, rend l’acteur subissant et souvent
impuissant. On peut penser principalement aux maux causés par la
nature, ou plus exactement aux avatars que notre condition
humaine nous fait dire que nous subissons : maladie, infirmités,
mort.

118
Paul Ricoeur. Ibid.
139
Pour Ricoeur, ce qui complique les choses, c’est que ces deux
formes du mal sont enchevêtrées : en effet, une peine affligée à une
personne ayant commis un méfait sera perçue comme une
souffrance (prison, peine de mort) et ainsi initialement le mal
commis se transforme en mal subi. A l’inverse, la souffrance des
hommes, (prenons les cas de guerre et de génocide, pour choisir les
cas les plus explicites) il s’agit là pour un certain nombre d’acteurs
de « mal faire » en commettant le mal moral, toujours à l’encontre
d’autrui et pour ceux qui subissent la souffrance infligée par les
premiers, il s’agit bien de mal subi. Et lorsque les victimes se
retourneront contre leurs bourreaux pour obtenir châtiment et
réparation, ces derniers se retrouveront eux aussi dans la réalité du
mal subi.

La question qui se pose alors est celle de la souffrance que cause le


mal, quelle qu’en soit sa nature, il fait souffrir l’individu qui le
commet ou qui le subit.

La morale comme faisant obstacle à la souffrance

En introduction au sujet de la souffrance, j’ai choisi cette vision


inhabituelle de la morale comme pouvant nous voiler la face de ce
qu’est la souffrance inhérente à notre condition humaine : mortelle.

Ainsi, Clément Rosset, dans Puritain mais dans le bon sens119,


dénonce la morale120 comme faisant obstacle à la réalité. « Ce que

119
Puritain mais dans le bon sens. Clément Rosset. In Question de. Le
mal.
120
En fait, il y a eu une crise de la morale, décrite par Roland Quilliot
dans le Mal et la conscience éthique moderne, in Les études
philosophiques. La perte de la morale ou la crise intellectuelle de
l’éthique est due au fait que « cette morale était constituée de règles,
imposées par la coutume et acceptées sans réflexion critique, dont la seule
justification officielle faisait appel à une volonté divine devenue avec le
temps problématique : si le Bien n’est tel que parce que Dieu le veut,
qu’arrive-t-il si l’existence de Dieu devient incertaine ? »
140
je reproche à la morale, c’est son irrespect pour la réalité ». En
effet, il dit que la réalité peut être tragique et que nous pouvons
sans doute agir sur notre futur, mais en ce qui concerne le passé, le
fait de décrier l’immoralité des actes commis empêche de penser et
d’analyser les faits pour justement pouvoir décider autrement de
l’orientation de nos actes à venir. « La seule chose qui me choque
moralement c’est la morale elle-même, parce que j’y vois une
illusion, une duperie et un mensonge éhonté, une manière vraiment
bien facile de se débarrasser de la réalité au nom des principes ».
« Je ferai valoir encore un autre argument contre la morale en
général : parmi les nombreuses raisons pour lesquelles il me
paraît opportun de mépriser le souci du bien et du mal, il y a ce
défaut intellectuel […] qui consiste à s’épargner une analyse de ce
qui s’est passé, de ce qui se passe, de ce qui est, de la réalité, au
profit d’une approbation ou d’une réprobation. Faire de la morale,
c’est aussi une manière de ne pas penser ».
Ce point de vue est assez surprenant et toutefois intéressant, car il
dit vouloir privilégier la pensée sur le conformisme des
conventions. De plus, il met en garde sur l’aveuglement qu’il y
aurait à juger plutôt qu’analyser et en déduire les comportements
opportuns à avoir dans des conditions similaires.
Enfin, son point de vue va plus loin, il dit que se focaliser sur les
malheurs ponctuels, dans le sens accidentel et exceptionnel comme
l’holocauste, empêche d’identifier les maux permanents de
l’homme que sont la maladie, la vieillesse et la mort. Bien entendu,
ce point de vue peut paraître choquant, tant il s’oppose aux
horreurs commises, durant les guerres ou les génocides, qui font
hurler d’horreur et d’effroi devant l’ignominie de l’homme.
Pourtant, ce mal là qui serait proprement humain fait ombrage
peut-être à un mal plus endémique qui serait celui de la condition
humaine : finie et mortelle qui est une souffrance permanente et
réelle, dépassant les occasions du mal radical exercé délibérément
sur autrui.

En fait, il oppose au mal radical la permanence du mal subi et du


mal physique.

141
Le mal et la souffrance

Un autre aspect que prend le mal est que lorsque l’on souffre, il
devient impossible de garder les yeux ouverts sur l’extérieur et
d’être réceptif à autre chose qu’à sa douleur intérieure, c’est-à-dire,
d’être vigilant à l’autre. « Toutes les ouvertures du sujet sont peu à
peu obturées par la souffrance, le moi devient le centre d’un
monde dont la rumeur nous vient étouffée, et c’est ainsi que le mal
éprouvé peut être l’occasion de la méchanceté : la souffrance rend
égocentrique »121. Face au mal, la réaction de l’individu est en
quelque sorte une défense, un repli sur soi, qui justement entraînent

121
Voici un autre point de vue sur l’égoïsme comme pouvant être une
expression du mal à part entière.
« Je crois que la vérité du mal c’est l’égoïsme : non le fait de s’aimer plus
que tout, voire de n’aimer que soi au point d’être prêt à faire souffrir
l’autre, ou à le laisser souffrir, pour augmenter ou pour ne pas
compromettre son bien propre ». Comte-Sponville.
En quoi l’égoïsme est-il proche du contraire de ce que l’on désire ? On
pourrait dire, pour prendre d’autres références langagières que l’égoïsme
est le désir à court terme, par opposition à ce qui est bon pour soi qui peut
être perçu comme une quête à long terme. Alors l’égoïsme pourrait être
une sorte d’hédonisme pris dans l’immédiateté et l’éphémère. L’autre
point, connu de tous, est que l’égoïste est, par principe, peu enclin à
respecter autrui, ainsi si l’égoïsme n’est pas encore un mal pour soi, en
est-il un au moins pour autrui. Il pourrait être alors le résidu du désir de
l’enfant, englué dans son illusion de toute puissance, et amènerait
l’homme adulte à s’étourdir par des plaisirs précaires et par l’insouciance.
Ce qui peut être de l’égoïsme pour certains ou l’expression d’une certaine
malveillance calculée pour d’autres. Mais dans tous les cas, il est le reflet
d’une immaturité émotionnelle et affective, qui place l’autre dans une
position parentale (en référence à l’enfant en relation avec ses parents),
c’est à dire dans une place d’objet et non de sujet. C’est-à-dire un
« objet » convoité immédiatement pour sa propre et immédiate
satisfaction. Ce besoin de satisfaire immédiatement son désir place notre
sujet égoïste dans une relation dépendante vis-à-vis de cet autre. Celui-ci
n’étant alors considéré que comme source de satisfaction et de réponse
des désirs du sujet afin de satisfaire un narcissisme exacerbé et pas encore
capable d’être dans la réalité sociale de l’interaction.

142
l’enfermement, l’impossibilité à se départir de cette souffrance et
qui conduit à l’égoïsme. Pourtant, paradoxalement, pour dépasser
le mal et sentir sa disparition progressive, il apparaît selon Abel
que ce soit en le « sentant », ce qui revient à dire en vivant,
jusqu’au bout, la souffrance qu’il nous cause, que l’on a quelque
chance de ne pas en rester prisonnier et de pouvoir s’en départir le
plus efficacement. « Sentir le mal, le sentir vraiment, sans
anesthésie, ni ressentiment, c’est la seule chose qui permette de ne
pas le répéter, et de faire face au mal à venir, sans chercher à le
« pressentir », à lui donner d’avance un visage ».

Cette position selon laquelle il est nécessaire de ressentir ou


d’expérimenter pour ne pas reproduire une situation difficile ou
déplaisante et surtout pour comprendre le sens du message
communiqué, n’est pas partagée par tous. Les premiers à tomber
dans le piège sont les parents, qui animés des meilleures intentions,
cherchant à nous éviter souffrance et échec, s’évertuent à nous
transmettre leurs expériences et histoire. La plupart du temps en
vain. Ensuite, toute personne ayant une intention pédagogique,
enseignants, éducateurs, formateurs et même managers
reproduisent la même erreur. L’inefficacité de la transmission sur
le changement des pratiques des « enseignés » désespèrent tout le
monde. C’est pourquoi d’aucuns, point de vue que je défens, par
ailleurs, suggèrent d’inciter celui à qui l’on veut transmettre
quelque chose, de le mettre en situation plutôt que de lui dire ou de
lui expliquer.
Et dans le même esprit, le fait d’avoir vécu soi-même quelque
chose, de l’avoir éprouvé, permet une bien meilleure
compréhension de la douleur ou de la détresse d’autrui, et d’avoir
une empathie réelle et efficace.

Cette position est donc vivement critiquée, notamment par les


psychologues et les psychiatres, ou en tous cas, elle les partage
dans leurs convictions et leurs pratiques. En effet, pour certains, il
n’est ni nécessaire, ni souhaitable d’avoir vécu un deuil, un inceste
ou quelque violence que ce soit pour comprendre son prochain,
faire preuve d’empathie et lui venir en aide. Et pour d’autres, c’est
précisément dans ce processus de deuil, cette confrontation à la
143
souffrance, vécue jusqu’au bout, que le dépassement est possible et
qu’un changement peut s’opérer. En particulier, celui de ne plus
vouloir faire souffrir ni subir.

Evidemment, il n’est ni souhaitable, ni réaliste d’avoir vécu toutes


les situations pour les comprendre et venir en aide à autrui.
Pourtant, certaines expériences, lorsqu’elles surviennent, font
entrevoir la réalité du discours de ceux qui l’avaient précédemment
vécu et qui s’en étaient senti plus proches et alors comprendre leurs
souffrances et leur volonté de ne pas nous voir, à notre tour, tomber
dans les affres similaires.

Tous ceux qui ont souffert, au cours de l’histoire, essaient avec


leurs moyens, comme nous l’avons vu, les philosophes, les
intellectuels, les historiens, les sociologues, les romanciers et les
artistes plus largement, de faire passer certains messages pour que
le pire ne se reproduise plus et pourtant !
Ainsi de chaque événement, chacun en fera sa lecture personnelle,
subjective, et pour certains il sera possible d’en tirer des leçons,
des messages, des mises en garde de tout ordres et se départir de
faire de même. Mais, à l’inverse, nombre d’autres replongeront,
tête baissée, dans les mêmes erreurs, avec les mêmes ressentiments
et parfois en reproduisant les mêmes souffrances à autrui.

Une autre grande difficulté est de ne pas tomber dans la banalité du


mal, l’indifférence, l’aveuglement, le ressenti aveuglant,
expressions diverses selon les auteurs, mais qui toutes disent la
même chose : pour combattre le mal, il faut pouvoir lui faire face,
c’est-à-dire le voir, l’identifier, le percevoir et cela continûment
pour rester suffisamment vigilant et déjouer ses constantes
attaques.
Bien entendu, la possibilité de choisir de commettre le mal ou non
est fondamentale, mais pour choisir, il est important de ne pas être
berné, comme Eve au jardin d’Eden. Et justement la puissance du

144
mal semble bien résider dans cette capacité à nous122 plonger dans
l’illusion, soit en masquant une partie de la réalité, c’est-à-dire en
nous empêchant de voir la multiplicité de ces facettes, soit en
tordant notre sensibilité et en nous rendant hermétiques à toute
objectivité. Ceci pouvant conduite à des raisonnements faux et à
des prises de décisions totalement déraisonnables.
C’est un peu à cela que Viviane Forrestier123 s’attaque, dans son
ouvrage, au manque d’anticipation et de décision de quelques
dirigeants, pour les uns en conscience et pour d’autres en toute
bonne foi. Néanmoins, compte-tenu de l’ampleur des paramètres à
prendre en considération, par exemple dans le champ de
l’économie, les erreurs de jugement sont parfois inévitables. Ce qui
l’est alors moins, c’est l’intention de les corriger ou de laisser faire.

Un autre exemple de souffrance est celui de l’enfermement du


prisonnier, dont parle Abel. En proie à sa douleur, à la fois celle de
la culpabilité mais aussi celle de la punition, le prisonnier peut
vivre l’enfermement, d’abord comme une atteinte à lui-même puis
cette même souffrance le conduira dans la spirale de la méchanceté
ou de la cruauté. Parfois cette dernière est sans fin et se retourne
sur elle-même et se termine par le suicide qui « suit la justice

122
La personnalisation que je fais parfois du mal, comme par exemple,
ici, en le rendant comme autonome et capable de pouvoir, volontairement,
nous plonger dans l’illusion et l’aveuglement, n’est pas un point de vue
théorique, mais plutôt un clin d’œil à la position théologique qui ramenait
le mal à être avant l’homme et quelque part en marge de Dieu, telle une
substance à part entière. J’ai écris, dans un autre paragraphe, que l’apport
de Saint Augustin a été justement d’éliminer cette idée fausse que le mal
est une substance. C’est un point de vue auquel je me rallie volontiers, je
mêle ici volontairement, la tentation superstitieuse que nous avons tous
d’externaliser, facilement, la responsabilité de nos lacunes et de nos
misérabilismes sur un substrat malin, différencié de l’homme. C’est
d’ailleurs pour cela que j’utilise à ces moments-là, l’expression, « c’est
comme si » pour bien montrer la distinction qu’il y a entre la réalité du
raisonnement, l’adhésion à certaines opinions et la tendance spontanée à
diaboliser le mal et surtout à le personnifier.
123
Viviane Forrestier. L’horreur économique.
145
comme son ombre, pour en souligner l’échec : échec à protéger la
victime des suites du mal subi ».

146
Et le pouvoir ?

Le pouvoir et le goût pour le pouvoir ne peuvent pas s’accorder


facilement avec la tolérance et le respect d’autrui, en effet,
comment laisser la place à l’autre, à l’expression de ses idées, de
ses convictions, de ses valeurs, surtout si elles font obstacle aux
siennes propres. Et comment supporter l’autre avec ses différences
et ses exigences si l’on tient à maintenir un rapport de force, donc
d’inégalité ?

Dans tout groupe social, on constate la primauté du pouvoir et du


rapport de force comme comportement privilégié définissant
l’interaction sociale. Il n’existe pas de groupes d’individus qui
devant accomplir une tâche, quelle qu’elle soit, ne voient pas se
dégager de la masse indifférenciée des individus hésitants, un
leader qui dirigera le groupe vers l’objectif donné, d’une manière
plus ou moins efficace.
De cette observation, naturelle, il se trouve que l’homme au-delà
du besoin social d’un chef, a un goût réel pour le pouvoir.
D’ailleurs, les rêves utopistes de certaines idéologies prônant
l’égalité de tous (non pas en droit mais dans les faits), comme par
exemple le communisme qui en est l’illustration la plus récente et
la plus marquante n’ont pas empêché la primauté de l’exercice du
pouvoir. La Nomenclatura se plaçait, de fait, au-dessus du peuple
et le système était bien dirigé par une poignée d’individus qui, au
nom de la vision commune communiste, ont fait exécuter tous ceux
qui ne pensaient pas de la même manière qu’eux. Dans ce régime,
il n’existe pas de place pour la démocratie. D’ailleurs, si un jour
celle-ci parvient à vraiment s’exercer, elle sera sans doute
l’expression la plus juste de cette idéologie de l’égalité.

En quoi le pouvoir pourrait-il être le mal ?

Avant de répondre à cette question, on peut d’ores et déjà


comprendre en quoi le pouvoir peut contribuer au mal.
Dans le domaine de la psychologie et pour d’autres de la sagesse,
on constate que l’individu qui a besoin de pouvoir, qui l’exerce ou
147
qui aime le pouvoir par-dessus tout, soit par besoin de
reconnaissance sociale, soit par plaisir d’asservir les autres, est une
personne dont la maturité affective est peu aboutie. Chez les
animaux, le réflexe de « jauger» qui est le plus fort entre deux
individus qui se rencontrent est systématique, toute la structure de
la société animale, qu’elle qu’en soit l’espèce, est construite sur le
principe de la hiérarchie. Toute société animale a un chef et ensuite
des sous-chefs et une cour. Les prétendants au pouvoir tentent
régulièrement de voler la place unique du chef, par des combats
singuliers ou des « complots »124 et ensuite le reste de la troupe ou
de la meute suit les décisions du chef restant et reconnu par sa
puissance.
Quelle ressemblance avec notre société humaine !

D’ailleurs, l’histoire est emplie d’hommages faits aux grands de ce


monde, qui sont appréciés, bien souvent, outre leur bravoure ou
leur intelligence (qui en soi sont bien des qualités) mais surtout
pour leurs faits d’armes et leurs capacités à avoir anéantis tel ou tel
peuple ou pour avoir asservi tel ou tel autre. Nous pouvons ainsi
nommer Alexandre, César, Attila, Napoléon, Hitler ou Staline dont
nous gardons à l’esprit les brillantes épopées et occultons ou
minimisons les cohortes d’assassinats et autres turpitudes faites au
nom de la conquête et du prestige (sauf pour Hitler et Staline).

Paul Lombard dans son délicieux livre Le vice et la Vertu nous


relatent les vies tumultueuses de grands de l’histoire française
ayant mélangé pouvoir, politique et puissance personnelle. En
utilisant les propos de Chateaubriand, il dira d’ailleurs de
Napoléon : « Possédé de sa propre existence, Bonaparte avait tout
réduit à sa personne ; Napoléon s’était emparé de Napoléon. Il n’y
avait plus que lui et lui ».

Ceci illustre bien le fait que nombre de leaders politiques et de


dirigeants de pays étaient aux prises avec une mégalomanie

124
En référence à l’émission passée au printemps 1999 : « Les singes et
les hommes ».
148
excessive qui les a souvent conduit aux pires délires et dénote
clairement de pathologies mentales dévastatrices.125
Mais le problème n’est pas uniquement de reconnaître leur folie,
dont on réalise qu’elle n’est reconnue qu’après coup, mais plutôt
de s’inquiéter du fait, que leur environnement immédiat et le
peuple, après coup, les a suivis, en toute confiance et en totale
démission de jugement critique et objectif. C’est bien cet
environnement qui a contribué à leur donner les moyens humains
de leurs folies des grandeurs ou de leurs projets démoniaques
d’extermination.

Et le pire reste encore à dire, non content d’avoir apporté une


caution morale, d’avoir laissé faire et de s’être bouchés la vue et
l’esprit, ensuite, pour la postérité, ces mêmes déments, dangereux,
retiennent l’attention de tous et exercent sur la plupart une
fascination déconcertante, exprimée ou non, selon que
l’environnement social loue ou non les agissements de tel ou tel
tyran. Ce qui est alors inquiétant c’est de constater que les
individus sont principalement subjugués par le charisme de ces
personnages et sont fascinés par leurs capacités de leadership ce
qui revient à dire, par la manifestation observable du pouvoir et de
l’autorité.

Un chose est sûre, aujourd’hui être fasciné par Hitler ou Staline est
franchement socialement mal vu, car leurs exactions sont encore
proches de nous, par contre en ce qui concerne Alexandre, dit « Le
Grand » ou Attila, ceux-ci sont cités sans que personne ne sourcille

125
Il s’agit la plupart du temps de psychoses. C’est aussi fréquemment le
cas des génies dont on reconnaît que très fréquemment, la folie
accompagnait leurs exceptionnelles qualités ou talents. Ainsi pour
Einstein, le voile a été levé, il s’agit d’une malformation d’une partie de
son cerveau qui explique son extraordinaire génie. En conclusion, toute
personne extraordinaire, a bien, neurologiquement ou
psychologiquement, des éléments différents de la normale. Et donc la
normalité est insignifiante, banale et ne permettant pas de dégager des
compétences ou des dons franchement particuliers, ceci explique la
fascination des hommes et des femmes « normaux » pour ceux qui ont
l’air si différents et qui le sont finalement.
149
plus. On peut alors aisément supposer que d’ici deux siècles on
pourra parler d’Hitler avec le même détachement !
Nous en retenons le nom, l’impact des réalisations et des
conquêtes, et le reste, devient presque excusable, comme si le
génie de leur vision et la grandeur de leurs réalisations pouvait
pardonner l’autre facette du personnage.
Ainsi, je dis que le pouvoir est l’apanage d’une âme faible qui n’a
pas encore su vaincre ses peurs et qui ne sait pas considérer l’autre
à la place juste et légitime à laquelle il devrait le prendre en
compte. Ce manque de considération est aussi un manque de
respect fondamental de la personne, de l’autre, de sa personnalité,
de ses capacités, de ses potentialités.

Un homme ou une femme ambitieux et imprégné de la soif de


pouvoir ne respectera plus rien, on dit bien d’ailleurs « qu’il
vendrait père et mère » pour arriver à ses fins. Ceci n’est guère
compatible avec le respect d’autrui et sans doute s’il y a un choix à
faire entre ses intérêts personnels et les Droits de l’Homme, ces
derniers n’auront pas le dernier mot.
Kant disait combien il est difficile de concilier deux
caractéristiques humaines : « la mauvaise nature » de l’homme -
son insociable sociabilité, qui fait de l’homme un animal, qui
lorsqu’il vit parmi d’autres individus de son espèce, a besoin d’un
maître - et la possibilité d’un progrès social, d’un état de droit ».
D’un côté l’enracinement animal de l’homme le fait se conduire
comme une meute de loups exigeant son maître et de l’autre son
aspiration à l’humanité le fait tendre vers l’établissement d’un état
de droit (à comprendre au sens large au-delà des frontières) dont la
limite est justement le pouvoir politique, économique, religieux,
social, conjugal.

Qu’il est difficile de lâcher ce plaisir de maîtriser l’autre, de le


diriger, de le contrôler, mais lorsque celui-ci (ou celle-ci) s’en va,
« fatigué(e) » de subir toujours remontrances, mesquineries,
commentaires désobligeants, alors la lumière se fait et l’on
comprend qu’il n’existe pas de maître sans esclave126 et que la

126
En référence à la dialectique du maître et de l’esclave.
150
dépendance est aussi forte à subir qu’à faire subir. C’est pourquoi
nous pouvons affirmer que le besoin de pouvoir est l’expression
d’un fantasme de toute puissance qui s’effondre, un jour ou l’autre,
devant la réalité de l’altérité.

En conclusion, le pouvoir n’est peut-être pas le mal en tant que tel,


il est à la fois un déséquilibre de la psyché de l’homme et un
réflexe instinctuel qui vont être, alors, un catalyseur à l’exercice du
mal pour satisfaire le besoin d’avoir toujours plus de pouvoir au
détriment des autres.

Et si le mal était l’orgueil ?

Nous voilà encore parmi les sept péchés capitaux, et nous allons
voir en quoi l’orgueil peut amener l’homme à commettre le mal.
Heidegger dénonçait au moment de l’entre-deux guerres la
technicité comme l’expression du mal même, « l’invasion
démoniaque » comme tuant l’art tout autant que l’authenticité de
l’homme et pouvant lui causer les pires torts. L’histoire lui a donné
raison. « La même frénésie sinistre de la technique déchaînée et de
l’organisation sans racines [semble s’être emparée] de l’homme
normalisé ».
En quoi ceci a à voir avec l’orgueil de l’homme me direz-vous ? Et
bien dans le fait que nous observons, particulièrement ce siècle-ci,
que l’homme utilise la technique et la science, bien au-delà de la
recherche de confort ou d’amélioration des conditions de vie, mais
surtout pour tout faire pour rendre l’homme immortel.
Que ce soit par les médicaments visant à maintenir la jeunesse ou à
préserver de la vieillesse, par la chirurgie esthétique rendant les
hommes et les femmes plutôt stéréotypés, exemple de la côte ouest
des Etats-Unis, sur le même moule d’un idéal de la beauté qui
n’existe pas dans la nature. Cette quête de l’idéal existe depuis la
nuit des temps, les plus célèbres exemples sont les Grecs qui en ont
fait l’éloge et qui ont organisé leur société autour des trois grandes
vertus : Beau, Bien et Bon. Mais leurs idéaux n’ont pas tenu face à
la réalité de l’histoire. On sait aussi, comment la société allemande
du début du siècle associant certaines caractéristiques de la
151
barbarie germanique avec l’esthétique grecque a amené une
certaine frange de l’intelligentsia à privilégier l’homosexualité, la
beauté, la virilité, la violence et la dureté et a fait un terrain idoine
au développement du nazisme. Revoir, à nouveau, surgir ce genre
d’idéaux, contre nature, dans le sens du manque de capacité à
accepter notre condition humaine qui est mortelle et éphémère me
fait dire, sans référence théologique ou écologique, que nous nous
fourvoyons. Et ceci par un orgueil incroyable qui nous fait croire
que nous allons tout maîtriser et que nous sommes sur cette terre
pour l’asservir à nos moindre désirs. Là, pour moi, il existe un
manque flagrant de sagesse, une illusion totale et une méprise
dangereuse et par conséquent, l’expression paroxystique de
l’orgueil dont la Bible s’était fait l’écho avec l’exemple, cité au
début de l’ouvrage, de la Tour de Babel.

C’est au nom de cet orgueil que bien des hérésies ont été mises en
scène, par la science fiction, pour nous mettre en garde des folies
de certains excès et des issues tragiques qu’elles pourraient avoir.
Au lieu, d’être des éléments facilitant la mise en garde et
l’évitement de ces débordements, c’est exactement vers ceux-ci
que nous allons : clonage de l’humain, aujourd’hui c’est possible,
cyber-robot, cellules animales dans les ordinateurs, des ordinateurs
qui apprennent tout seuls. Mon propos n’est pas de passer pour une
conservatrice invétérée mais de remarquer qu’une fois de plus,
l’homme ne sait pas anticiper les conséquences de ces rêves
hégémoniques et a tort de se prendre pour Dieu.127 L’étrange c’est
que croyant ou non, l’homme se considère comme immortel ou
cherche par tous les moyens techniques possibles à le devenir.
Outre l’orgueil qui pourrait qualifier cette attitude et qui placerait à
nouveau l’homme dans un état de pécheur, c’est surtout le fait qu’il
est inconscient des effets de ses extravagances qui est déplorable.
Tout d’abord, à titre individuel, ce besoin d’immortalité l’éloigne
de la sagesse et du bonheur intérieur, ensuite c’est vis-à-vis
d’autrui que cette quête peut être vraiment dommageable. Par les
manipulations génétiques telles que le clonage la distinction entre
le cobaye et l’être humain n’existe plus. C’est alors tout le genre

127
Sans message théologique pour autant.
152
humain et son humanité qui sont mis en danger, faisant s’éloigner
chacun du développement salutaire de l’âme.

L’histoire est pleine des revers que nous avons essuyés à nous
prendre pour ce que nous ne sommes pas et surtout à refuser notre
condition, c’est-à-dire savoir "faire avec" au lieu de chercher à
"faire contre". La bombe H est la dernière grande catastrophe et le
plus récent exemple d’une science qui se développe pour elle-
même en vase clos et qui, de plus, est pilotée par l’armée qui a
comme visée principale la conquête, la guerre et l’anéantissement
des ennemis. Et justement, à partir de quel moment l’autre peut-il
être défini comme ennemi et comment répondre à ces agressions ?

Il semble que la difficulté principale qui existe lorsque l’on cherche


à savoir comment répondre à un ennemi est de savoir si l’on
répond à titre individuel ou collectif et aussi de pouvoir apprécier
la mesure de la menace et les ressources mises en œuvre par ce dit
ennemi. Si l’on reprend l’exemple du Kosovo, comment faire le
procès de l’armée et de la réponse collective face aux massacres en
série et à l’hégémonie d’un dictateur assassin ? Ce qui est certain
c’est que lorsque la société se structure autour de la puissance
destructrice et que l’innovation, les moyens et les recherches
priment dans ce domaine particulier, il est rare que la paix soit
possible très longtemps. Juger est facile, proposer des alternatives
est plus difficile lorsque la situation est aussi complexe et place
une société en interaction avec d’autres dans le contexte
inextricable de la mondialisation.
C’est pourquoi, comme l’ont dit différents auteurs cités dans cet
essai, la faillite de la réponse collective est suffisamment flagrante
pour envisager la piste de l’engagement individuel pour combattre
le mal, ce qui ne veut pas dire individualiste.

Plus récemment, dans le domaine du sport, le dopage est mis en


cause dans l’impressionnant accroissement d’accidents et de morts
spectaculaires des sportifs auxquels on demande, sans cesse, des
prouesses surhumaines de manière à pouvoir faire spéculer les
sponsors et le public toujours en quête de résultats spectaculaires,
même si c’est au détriment de la vie humaine elle-même.
153
D’ailleurs, cette année, à la suite des divers scandales qui ont
touché le Tour de France 1998, des commentateurs ont trouvé
certaines épreuves peu intéressantes, car plates, manquant de
l’agressivité observée par le passé. Et oui, revenant à la réalité
plate des conditions humaines, le surhomme ou superman
disparaissant, nous redevenons ce que nous sommes et parfois cela
peut manquer de piquant. Dans le même ordre d’idée, c’est la
même chose avec le Viagra, l’homme ne supportant pas de vieillir,
cherche par l’artifice à compenser ses faiblesses pour rester jeune,
séduisant et viril. Peut-être existe-t-il plusieurs façons d’être un
homme ? Et de s’affirmer ?

L’orgueil ici décrit est donc celui du manque d’acceptation de sa


condition humaine limitée et mortelle. Il apparaît que, dans bien
des cas, cet orgueil ait pu être le prétexte ou le ferment du mal. Ce
n’est pas réellement le mal mais cela devient l’un de ces
ingrédients au même titre que le pouvoir.

154
Le social source du mal

« La liberté… s’exerce au-dessous des lois, dans les bas-fonds de


la société, chez les vagabonds, voleurs, gangsters. Ce monde de la
nuit est peut-être un des plus significatifs de la culture de masse.
Car l’homme policé, réglementé, bureaucratisé, l’homme qui obéit
aux agents, aux pancartes d’interdiction, aux « frappez avant
d’entrer », aux « c’est de la part de qui » se libère progressivement
dans l’image de celui qui ose tuer, qui ose obéir à sa propre
violence ».
Edgar Morin. L’Esprit du Temps.

L’actualité faisant loi, Alexandre Adler, dans un article récent les


racines psychologiques de la barbarie,128 fait état des facteurs
sociologiques ayant pu contribuer à expliquer la barbarie et
pourquoi le mal continue à agir.

Nous reprendrons les quatre pistes explicatives qu’Adler nous


propose. « Premièrement : un sentiment, justifié ou non, de menace
interne qui pèse sur l’existence du groupe et sa capacité à se
projeter dans l’avenir ». Nous savons combien l’inconnu
représente une angoisse pour l’individu seul, et par conséquent,
lorsqu’il s’agit d’un groupe, l’inquiétude est décuplée. Par ailleurs,
dès lors qu’un individu ou un groupe se sent menacé, à tort ou à
raison, objectivement ou irrationnellement, il va chercher à se
défendre, la plupart du temps en étant premièrement agressif et
conséquemment violent, que ce soit verbalement ou physiquement
vis-à-vis de ce qui est identifié comme différent et donc menaçant.

« Deuxièmement, une rupture importante du système traditionnel


de croyances, sous l’impact d’une modernisation hâtive et
incomplète ». Ici, il s’agit de modernité, mais cela pourrait tout
aussi bien être pour une autre cause, ce à quoi l’individu, et a
fortiori le groupe, sont fondamentalement attachés, c’est aux

128
Alexandre Adler. Les racines psychologiques de la barbarie, in
Psychologies. Mai 1999.
155
valeurs qui constituent leur identité et leur spécificité. Toucher au
système de valeurs et de croyances est perçu comme la pire des
menaces, celles-ci s’étant élaborées dans la petite enfance, à la fois
comme apprises et copiées de l’entourage immédiat, familial la
plupart du temps. La raison principale qui en fait un système
délicat à ébranler et auquel nous semblons si affectivement
attachés, est que lors de notre évolution de bébé à petit enfant, nous
apprenons conjointement à aimer nos proches et à les imiter. A la
fois pour devenir « grand » et aussi pour être aimé et reconnu par
ceux-là mêmes. Ainsi, le modèle opératoire qui va nous permettre
de devenir autonome129 est-il une fidèle reproduction des moyens
que les parents ont trouvé pour savoir survivre, se débrouiller et
réussir dans la vie. Mais à ces moyens particuliers mis en place par
l’adulte pour réussir, l’enfant copie son environnement proche et
fait également l’amalgame avec ses émotions, ses personnalités,
ses capacités et ses défauts. Enfin, nous intégrons totalement aussi
ses valeurs, ses croyances, ses opinions et mélangeons très vite :
« papa aime l’honnêteté et toucher à l’honnêteté, c’est toucher à
papa ». Avec ce type d’équation, il est simple d’entrevoir quelle est
la charge affective qui est corrélée à chacune de nos valeurs
familiales.

Par ailleurs, comme dans le premier point, la modernité apparaît ici


comme un facteur de déstabilisation et représente donc encore la
menace de l’inconnu. Donc aux mêmes causes, les mêmes effets.

129
Autonome est à prendre ici au sens commun, c’est-à-dire la capacité à
ne plus être dépendant de manière alimentaire et motrice. Nous savons
alors manger seul, nous habiller, nous déplacer, jouer. Mais cette
autonomie n’a rien à voir avec celle couramment utilisée en psychologie
qui veut dire l’autonomie affective et émotionnelle qui permet de pouvoir
vivre les deuils et les ruptures de manière adulte et mature et qui permet
de dépasser la dépendance symbiotique que nous vivons,
systématiquement, avec l’Autre. L’Autre étant au départ la mère, puis
ensuite toutes les autres personnes sur lesquelles nous investissons
affectivement beaucoup de nous-même, comme par exemple le conjoint,
un ami ou un collègue de travail.
156
« Troisièmement, une montée au pouvoir d’un groupe qui doute de
sa légitimité et qui, de ce fait, a besoin de l’asseoir sur des actes de
violence explicitement tournés vers le dehors, implicitement
menaçants pour son propre peuple. Quatrièmement, la volonté
d’un noyau criminel de diffuser le plus largement possible sa
propre culpabilité en impliquant le plus grand nombre dans ses
forfaits ». Ici, nous voyons le comportement typique d’une
minorité qui, comme l’individu, ayant peu confiance en elle-même
ou ayant une image d’elle-même dévalorisée, va chercher à
s’affirmer de manière agressive ou rebelle. Une des manifestations
de la rébellion lorsqu’elle prend sa place au sein d’un groupe, est
l’action terroriste ou armée, ce qui est alors la manifestation
évidente de son mal-être et qui s’exprime par la détérioration de
son environnement. En un mot, toute forme de violence pouvant
causer tort à autrui, mais souvent de manière lâche, c’est-à-dire
sans se montrer ouvertement mais tout en se réclamant des actes
commis, et en restant dans la clandestinité. A nouveau l’angoisse
d’être peu ou pas reconnu rend le groupe agressif et la tension
interne étant trop forte, la violence comme la culpabilité sont
reportées à l’extérieur du groupe, comme pour rendre les autres
responsables et victimes, à leur tour, de leurs maux réels ou
imaginaires.

Du groupe à la foule …

Ainsi, il ressort de cette démonstration que si la violence est réelle


et manifeste chez l’individu, elle est véhiculée et amplifiée dès lors
qu’il y a groupe social. Si un groupe peut être considéré comme
une unité sociale ayant des points communs et réunissant des
individus pour une cause ou un objectif commun, il en est
autrement de la foule, essentiellement pour deux aspects
principaux. Premièrement, la foule se constitue de manière
occasionnelle, éphémère et anonyme. Les personnes vont se
rassembler pour assister à une exécution ou à un feu d’artifice et
dès l’événement terminé, elle se disperse. Il s’agit donc d'un
rassemblement fortuit et le point important est que les personnes ne
se connaissent pas entre elles et ne vont pratiquement jamais plus
157
se revoir. Deuxièmement, une foule est composée d’un grand
nombre d’individus et non pas d’un nombre restreint comme dans
le cas d’un groupe. Cet effet de taille a son importance, car il
ressort de cet état de masse un effet d’anonymat qui rend
l’individu, pris isolément, irresponsable et dégagé de toute
moralité.
C’est pourquoi, Le Bon130 avait jadis démontré la versatilité des
foules et leur comportement instinctuel qui anéantit pratiquement
toute possibilité de raisonnement conscient et raisonnable et, en
revanche, amplifie tout comportement violent et destructeur.

Ce qui rend l’acte de la foule inquiétant pour un regard singulier,


c’est l’incapacité du système social à gérer ses débordements. En
effet, la justice recherche des coupables individuels et ne sait pas
« punir » ou blâmer la horde sauvage.

Un autre facteur, plus psychologique celui-ci ou


psychosociologique pour être exact, réside dans le sentiment de
toute puissance, sentiment ressenti dans la petite enfance, où le
petit homme croit que tout est possible, que tout lui est dû et qu’il
peut tout obtenir, grâce à l’amour inconditionnel de la mère et
ensuite de la famille, qui lui empêche alors de connaître ses limites,
ses droits et ses devoirs. Lorsque l’enfant grandit, l’éducation a
justement pour mission de permettre cette prise de conscience et
donc de limiter, parfois considérablement, cette illusion de toute
puissance de la petite enfance.

Le groupe permet de retrouver cette illusion. Dissimulé dans


l’anonymat de la foule, tout est possible et personne n’étant puni,
c’est l’illusion de pouvoir tout se permettre et de pouvoir
transgresser les lois en toute impunité. Ces sentiments archaïques
sont toujours présents en chacun de nous et ce n’est que la décision
« adulte »131 et la liberté de vouloir respecter le code moral qui
empêche chacun d’entre nous de voler, de tuer, bref qui nous

130
Le Bon. Psychologie des foules. Quadrige.
131
Adulte n’est pas à prendre, ici, comme un âge spécifique de l’individu
par opposition à l’enfance mais cet état naturel et responsable qui fait
prendre à chacun des décisions en toute conscience.
158
permet de respecter les impératifs catégoriques132 de la vie en
société.
C’est pourquoi le groupe ou la foule sont si dangereux. Ainsi, dans
le champ de l’entreprise, l’individu perdu dans l’anonymat d’une
bureaucratie peut se sentir aux prises avec les mêmes sentiments et
alors se conduire de la pire des manières en se disant obéissant aux
ordres reçus et se perçoit comme non-responsable des décisions
communiquées par sa hiérarchie. C’est ainsi que l’on peut mieux
comprendre les actes commis dans les régimes totalitaires.
« Le génocide s’accomplit dans une sorte d’anonymat d’usine, où
les responsabilités s’enfuient et se transfèrent, échappant au sujet
moral »133.

En effet, dès lors que l’individu est pris dans le corps social, son
libre-arbitre se dissout dans les contingences socio-économiques, le
privant de la capacité à prendre du recul, à apposer son jugement
critique sur les décisions ou les actes du groupe. Il perd la mesure
et la portée des actes du groupe auquel il appartient. Pourtant seul
ou en groupe, porté par une loi sociale ou non, l’homme devrait
être capable de maintenir la responsabilité de son libre-arbitre.

La démocratie source de bien des maux

Dans le même esprit, Jorge Semprun134 dans son essai Mal et


Modernité nous montre combien la démocratie peut être
génératrice du mal et comment ce mal lié à la modernité reprend
autrement la lecture traditionnelle ontologique ou théologique du
mal.

132
Expression en référence à la philosophie morale de Kant.
133
Xavier Tilliette. Du mal et de la souffrance. Etudes philosophiques.
Juin 1988.
134
Jorge Semprun. Mal et Modernité. Micro-Climats. 1995. Un essai
superbe relatant les discussions du bloc 56 du camp de Buchenwald où se
traitait diverses questions philosophiques, dont celle du mal, entre divers
auteurs, rassemblés là, par hasard !, Jorge Semprun, Maurice Habwachs,
Henri Maspero et d’autres encore.
159
« La démocratie serait inactuelle parce qu’incapable de répondre
positivement à la massification des sociétés industrielles, au
déferlement de la technique planétaire, au bouleversement des
processus de production et d’échange des valeurs, aussi bien
spirituelles que matérielles ». L’auteur explique comment en ce
début de siècle il y a eu faillite du régime capitaliste et libéral et
qu’une partie du monde s’est opposée à ce courant en croyant aux
principes de l’extrême gauche et en rejetant, avec le libéralisme, la
démocratie. N’oublions pas qu’avec celle-ci, depuis sa création,
coexiste l’esclavage. Certes, les formes se sont adoucies avec les
années, mais il n’empêche qu’aujourd’hui encore une démocratie
actuelle a du mal à assurer une dignité à tous, un peu comme s’il
s’agissait d’un concept à plusieurs vitesses. Là encore, on peut voir
resurgir le mythe de Babel, divisant lorsque l’unité paraît resurgir
comme le mal endémique de la condition humaine de ne pas
parvenir à l’unification135.

Mais laissons, pour le moment, mythologie et ontologie, pour


revenir sur la question de la démocratie qui paraît avoir générer des
tyrannies. Nous reprenons un extrait de Semprun, faisant référence
à Drieu La Rochelle : « Un homme de gauche, Lénine, avait
entièrement rompu avec toutes les façons libérales. Il avait créé, en
rompant, avec le parti social-démocrate russe, en formant le parti
bolchevik, le premier parti totalitaire… » « C’est dans le
Léninisme, affirme Drieu, que s’enracine l’actualité du XX° siècle,
reprise ensuite et développée, par Mussolini et Hitler. »
Il faut rappeler que la technique développée depuis la fin du siècle
dernier était décriée par beaucoup et illustrait la perte de l’homme
dans les méandres du fourvoiement de l’être même. Ainsi
Heiddeger disait en 1936-37, dans ses cours sur Nietzsche :
« L’Europe veut encore se cramponner à la démocratie et ne veut
pas apprendre à voir que cette dernière équivaudrait à sa mort
historique. Car la démocratie n’est, comme Nietzsche l’a
clairement vu, qu’une vanité vulgaire du nihilisme ».
George Orwell met, à son tour, en garde, dans The Lion and the
Unicorn, contre l’aveuglement de ses contemporains devant

135
Nous faisons référence ici au principe d’unicité de Parménide.
160
l’utilisation des techniques au service du pire. Ce qui l’amène à
parler de « l’archaïsme des dirigeants anglais par rapport à la
modernité des nazis ». Et enfin, Léon Blum dans son ouvrage A
l’échelle humaine nota la chose suivante : « La révolution
politique, l’héroïque, l’éloquente, en créant l’Etat moderne, en
dressant face à face l’Etat et l’individu, avait rompu les rapports
de la solidarité qui l’unissait à l’homme. La révolution industrielle,
la fatale, la muette, en créant la technique moderne, en dressant
face à face la machine et l’individu, rompait les rapports de
dépendance qui l’unissait à la matière ».

C’est parce que le nazisme était encensé à ses débuts, car


synonyme de progrès et d’espoir comparé aux effilochements
surannés du libéralisme anglo-saxon, que certaines horreurs ont pu
être commises. Et celles-ci dans la méconnaissance totale de ses
contemporains, éblouis qu’ils étaient, à l’époque, devant la réussite
économique et sociale de ce régime totalitaire.

En fait, c’est comme si la dissolution apportée par le libéralisme


rappelait le besoin d’unification, le besoin d’Etre, d’Absolu - qui
conduit à nouveau à l’illusion babylonienne -, à cette époque il
existe une frontière entre démocratie et totalitarisme, celui-ci
apparaissant comme la solution sauvant celle-là. Nous avons pu
voir combien c’était une erreur, donc la recherche illusoire et
prétentieuse d’une unicité, gommant les différences et la pluralité
des désirs comme la diversité de chacun, nous ramène encore à la
démesure et à l’orgueil humain.
Ainsi, Semprun rappelle, que même si elles n’ont pas été écoutées
à ce moment précis, des « voix » s’étaient pourtant élevées contre
cet aveuglement qui encensait le totalitarisme et bannissait la
démocratie. « Des voix qui, tout en portant un diagnostic lucide et
sans concession sur les crises des systèmes démocratiques, n’en
envisagent pas la solution par quelque dépassement totalitaire, ni
quelque sursaut de l’Etre, mais par l’approfondissement et
l’extension des principes mêmes de la démocratie ».
C’est alors que surgit la vacance, le vide créé par la démocratie,
lorsqu’elle est ébranlée de l’intérieur, vacillant sur ses principes
mêmes. Elle devient synonyme de la faillite du principe de faire
161
ensemble, de manière respectueuse vis-à-vis de soi, de l’autre et de
la communauté. Elle laisse la place belle au mal qui va consister,
pour l’occasion, non à l’organisation policée des citoyens dans la
Cité, l’administrant grâce à la démocratie mais plutôt à un
amalgame d’individus indifférenciés. Ce conglomérat recherche
alors la disparition des spécificités et se trouve prêt à tuer et à
anéantir l’infâme, le déviant, celui qui cherche à être différent du
modèle défini.
A propos de la dictature de l’humanisme dans une démocratie
totale, Hermann Broch écrivait : « Les dictatures sous leur forme
actuelle sont tournées vers le mal radical136… Car les dictatures,
toutes celles qui ont une visée totalitaire du moins, sont tournées
vers le Bien absolu : bonheur du peuple, avenir radieux,
communauté nationale ou mystique. Les dictatures produisent le
« mal radical » d’aujourd’hui sous le couvert ou la justification du
« bien absolu » de demain. »

Encore une tromperie, encore un leurre, encore une illusion de


toute puissance et de reconquête (symbolique) de ce qui a été
perdu, de ce mythe du Paradis, où là seul serait le bonheur. Bien
entendu, l’erreur est d’importance et comme cet objectif est
inaccessible et que plus on fait la même chose137 et plus on obtient
le même résultat, c’est-à-dire, en l’occurrence, que l’on n’obtient
justement pas l’environnement idéal qui pourrait amener la
satisfaction totale. A la suite d’une décision dont le résultat est une
erreur, certains peuvent être poussés à devenir violents. Cette

136
ceci nous amènera à revoir la définition du mal radical de Kant, que
nous allons examiner dès la fin de ce passage sur totalitarisme et mal.
137
Nous faisons ici référence à Paul Watzlawick, John Weakland et
Richard Fish dans leur ouvrage changements, paradoxes et
psychothérapie. En effet, un des problèmes que cette situation de
totalitarisme soulève est le principe de Changement décrit par les auteurs.
Le totalitarisme vise à apporter radicalement autre chose et surtout un
« Bien Absolu » et pour y parvenir, il est fait référence, en majorité, à de
petits changements, comme faire davantage la même chose plutôt que de
faire radicalement différemment. Ceci a pour conséquence de ne rien
changer du tout, ce qui explique le proverbe : « l’histoire est un éternel
recommencement ».
162
violence est alors exercée par le groupe entier, la culpabilité réelle
n’étant pas assumée par chacun et étant, néanmoins, sous-jacente
dans l’esprit de chaque individu. Elle peut contribuer à exacerber
l’agressivité. L’emballement du phénomène de groupe conduisant
à ne pouvoir identifier aucun coupable.
Le groupe social, nous l’avons vu, induit que personne n’est
responsable et que chacun se doit d’obéir à l’autorité même lorsque
celle-ci a perdu la raison. C’est ainsi que l’on se trouve face à un
ou plusieurs peuples se comportant comme une entité
« psychopathe », c’est-à-dire commettant passages à l’acte sur
passages à l’acte parce qu’ils ne peuvent plus gérer le conflit
« intrapsychique » qui les tiraille - le groupe étant considéré ici
comme une personne, une entité solidaire et cohérente-. L’objectif
idéal du bonheur collectif provoque, en confrontation avec
l’horrible réalité le mal collectif. La seule issue est alors
l’externalisation du problème et le déplacement, comme en
psychanalyse, sur un objet extérieur, en l’occurrence l’ennemi juré,
historique, celui qui empêche, depuis la nuit des temps, d’obtenir le
bonheur absolu, (nous évoquons les Juifs). Puis par extension, ce
sont tous les indésirables du corps social qui sont mis à l’index,
traqués et exterminés, les tziganes, les homosexuels, les
handicapés, bref tous ceux qui empêchent d’obtenir une société
parfaite, saine et homogène, ici par rapport à l’idéal arien.
Nous pouvons apprécier, dans le même esprit, l’intransigeance du
rêve américain, qui en excluant tout ce qui n’était pas blanc,
protestant et américain d’origine a ouvert la brèche du racisme et
des ghettos.138

En effet, cette illusion que le mal résidait dans la démocratie, car le


libéralisme financier n’avait pas su éviter l’échec du social, a
conduit à des totalitarismes générant souvent des génocides. Ceux-
là cherchant à apporter une autre réponse à la quête du bonheur.
Les hommes et les femmes de cette époque étaient, pour beaucoup,
malheureux et misérables. La faillite parcourait le monde

138
Pour la petite histoire, le principe du ghetto a été « inventé » par les
Vénitiens, au XVIeme siècle, pour isoler les Juifs du centre de la cité
riche, prospère et homogène, éthniquement et religieusement !
163
occidental et les intellectuels voyaient dans cette fissure du modèle
démocratique se glisser l’expression du mal odieux incarné par le
Dieu Argent.
Mais ce qui a suivi, soi-disant pour y remédier, à savoir le
totalitarisme, s’est avéré très rapidement être une figure, ô combien
plus noire et sanguinaire du mal, et c’est ainsi que par le
radicalisme de ses positions anti (sémites, et toute autre expression
divergente du modèle unique proposé), il s’est vu apparenté au mal
moral. C’est ainsi que la comparaison s’est faite entre dictature et
mal radical.

Cette démonstration vise à présenter en quoi, l’homme, lorsqu’il


est en groupe, en société, peut fabriquer des mécanismes, des
idéologies, des principes qui lui sont très nuisibles. Les
justifications sont nombreuses, mais le résultat est que le social
génère beaucoup de barbaries et de sauvageries et que la société
respecte peu l’individu et son besoin spécifique. Pourtant, c’est ce
même corps social qui a le poids et le pouvoir de légiférer pour
codifier et réglementer les actes individuels par la loi et la justice,
le cadre normatif permettant la vie en société dans le respect des
droits et des devoirs de chacun.

Nous allons quitter le champ du social pour nous focaliser sur


l’homme pris comme sujet singulier et apprécier comment la
psychologie et la philosophie peuvent apporter des réponses ou des
éléments de compréhension sur le phénomène si complexe du mal.
Le sous-titre de Paul Ricoeur illustre bien cette difficulté
intellectuelle à concevoir le mal. « Le mal : un défi à la philosophie
et à la théologie ».

164
Le mal et la violence

Sichère définit les « trois occurrences du mal » comme « la


barbarie collective extrême, la criminalité individuelle et la
délinquance comme puissance de déliaison au sein du corps
social ». Cette perceptive place bien la violence comme l’exercice
du mal en direction d’autrui et du corps social, de manière plus
générale. Leurs manifestations sont multiples et diverses et
évoluent selon les époques, le XX° siècle ayant par exemple
« inventé » le terrorisme139.

Ce que le nazisme a pu apporter c’est de placer l’homme devant


ses limites comme devant celles de la politique et de l’éthique. Est-
ce à dire que le mal trouvera toujours une nouvelle manière de se
manifester ? Et ce serait là lui prêter une intention maligne en
l’occurrence, ou est-ce à dire que l’homme était conscient de
l’hypothèse de tels débordements mais que pour certaines raisons,
probablement difficiles et à identifier et à catégoriser, il a préféré
les ignorer. Ceci expliquerait en tous cas l’exemple de Sichère
citant Malraux : « Il y a vingt ans que je pense aux camps »140.

Une des atrocités parmi d’autres, mais peut-être plus fondamentale


et faisant alors penser au mal radical, est que les nazis ont, par leur
entreprise de génocide mécanique et surtout systématique, cherché
à anéantir la subjectivité et l’identité de certains hommes et
femmes. Au-delà c’est l’Humanité de l’Homme dans sa globalité
qui a failli être anéantie. Et c’est alors en faisant face à cette
horreur que peut naître l’angoisse fondamentale qui nous prend
face à cet épisode de l'histoire. L’homme est capable d’anéantir
l’homme de manière préméditée et industrialisée, sans prendre
conscience qu’il se détruit lui-même et que les moyens qu’il met en
œuvre vont à l’encontre même de son idéal d’homme. En effet, le
surhomme pourrait être considéré comme l’homme qui est parvenu

139
Voir à ce sujet, Roger Dadoun. La violence.
140
Malraux. Antimémoires, cité par Sichère. Ibid.
165
à dépasser sa condition limitée, ses passions comme les nommaient
les philosophes et humanistes des XVII° et XVIII° siècles. Ce n’est
pas en éliminant ses défauts ou ce qu’il pourrait considérer comme
défauts que l’homme tend vers la perfection. Puisque cette tension
est inéluctable, ce serait davantage dans l’acceptation de ses limites
que par leur destruction que l’homme pourrait se dépasser.

Le nazisme caractérise donc l’épisode extrême ou caricatural, de


par ses méthodes, mais que tous les autres génocides reproduisent
toujours et sous d’autres formes. A savoir le refus de la différence
et le refus de la faiblesse, deux des composantes de l’humanité.
Comme la notion de faiblesse est subjective, on perçoit vite les
possibles débordements dès lors que l’on place la différence perçue
chez l’autre dans le champ des valeurs et des croyances.

La guerre au Kosovo a montré au travers des départs massifs des


Kosovars alimentant les intentions d’épuration ethnique de
Milosevic, que les pratiques sont distinctes, mais que les résultats
sont les mêmes. Malheureusement, avec le temps, les méthodes
sont de plus en plus subtiles. Ainsi, dans ce conflit, Milosevic s’est
servi des alliés, venus défendre les Kosovars maltraités et
assassinés systématiquement, pour que ceux-ci émigrent de
manière massive vers les pays voisins et tous les pays d’accueil et
donc libèrent le sol serbe. Alors, l’ennemi public est apparu comme
étant surtout la force alliée qui a réalisé « bavures sur bavures » et
qui cherchant à sauver le Kosovo a participé, sans le vouloir, à la
persécution de cette minorité pourchassée.

Nous devons nous garder de l’aveuglement en privilégiant, dans


une hiérarchie de valeurs hasardeuse et dangereuse, ce qui serait à
nos yeux plus ou moins un crime contre l’humanité. Depuis,
l’actualité est que la guerre est finie et que les Kosovars, qui sont
revenus, ont réalisé des exactions similaires sur les Serbes.
Le principe même d’extermination, d’élimination de peuples n’a
pas d’autre nom que crime contre l’humanité, et la forme que cela
prend correspond à la manière dont on va apprêter un plat. Mais
l’essentiel, pour conserver l’analogie, c’est que l’homme se voit

166
mangé par l’homme et que le mal sévit141 justement en privant
l’homme de son humanité et en le maintenant prisonnier de ses
pulsions destructrices, essentiellement à l’égard de l’autre.

Kant avait déjà pressenti combien « la dimension collective des


mauvaises actions humaines » est encore plus nuisible et nocive
que le mal commis par une personne isolée. Cette affirmation
pourrait apparaître évidente pourtant il ne s’agit pas de
mathématique, ce qu’un homme peut faire comme action mauvaise
consiste en un mal contre un autre ou un nombre limité de
personnes, à satisfaire ses ambitions personnelles mais rarement
l’individu aura des projets destructeurs pour un autre groupe
humain. C’est dès qu’il devient leader d’un groupe social et en
particulier d’un peuple (comme par exemple, Mussolini, Hitler,
Staline) que l’aveuglement fou de ses adeptes assoit la puissance
destructrice de son esprit malade, et qu’alors l’horreur est
malheureusement possible. La particularité du mal exercé
collectivement, c’est qu’il ne s’agit plus de « crime » contre un
individu mais de crime contre l’humanité, ce qui entraîne
l’extension du singulier au collectif. Ainsi au-delà des motifs
particuliers d’un individu qui en tue un autre, qui sont d’ordinaire
des raisons d’intérêt, de passion ou de folie, dans le cas d’un
groupe social agissant contre un autre groupe social, « ce qui
distingue le crime contre l’humanité des autres actions criminelles,
c’est qu’il se donne comme but, du point de vue de son intention,
de son projet, la suppression des formes connues de
l’humanité »142.

Ce que les guerres recèlent, c’est la manifestation « exponentielle »


de la bestialité naissante ou embryonnaire chez l’homme seul,
bestialité que l’on trouve alors exacerbée et non maîtrisable au sein

141
Pour des raisons de style, il semble que le mal soit ici à nouveau
personnifié, soyons clairs. L’illusion que ces situations donnent, c’est que
le mal paraît nous pousser à agir de telle ou telle manière, mais ce mal est
en nous, c’est donc bien de nous-même qu’il s’agit, décidant
volontairement ou non de maltraiter l’autre.
142
Rosenfield. Du mal. Essai pour introduire en philosophie le concept
de mal.
167
d’un groupe d’hommes prêts à se haïr et à se faire les pires
violences. « La guerre ferait alors partie de ces phénomènes dont
l’origine se trouve dans une animalité non-maîtrisée, et peut-être
non-maîtrisable, de l’homme ».

Rosenfield143 envisage « la possibilité historique d’une volonté


maligne », sans donner ici le fil de son argumentation, nous
pouvons conserver la question. Ce que l’on peut constater
aujourd’hui, c’est que le récit historique de l’évolution de
l’humanité est parsemé de guerres, de conquêtes, d’invasions, de
tueries, de viols et de massacres en tout genres pour satisfaire, la
plupart du temps, l’ambition personnelle et la soif de pouvoir des
dirigeants des différents peuples de cette planète. Pour autant, en
déduire qu’il existerait une malignité diachronique, une intention
de perpétrer le mal, ceci pourrait étayer les théories du mal pris
dans le sens de péché et considéré comme conséquence de la faute
initiale. Toutefois, en se plaçant du côté du mal comme concourant
de la liberté humaine, je ne tirerai pas ce genre de conclusion. Je
considère le mal ici plutôt comme l’incapacité dans laquelle nous
sommes, de nous départir génération après génération, de la faculté
de reproduire les modèles appris. Ne pas savoir surmonter nos
craintes de l’étranger et de l’inconnu correspond à l’expression
d’une paranoïa chronique qui nous pousse à vouloir défendre notre
territoire des menaces imaginaires et exagérées que les autres
représentent à nos yeux.

C’est le dépassement individuel des « péchés » ou passions


personnelles qui poussera l’homme sur la voie de la sagesse et
alors lui permettra de pouvoir envisager son choix, sa
responsabilité morale, sa décision éthique d’une autre manière.
C’est le manque de maturité et d’autonomie de l’individu qui le
poussent à chercher ailleurs qu’en lui-même, ailleurs que dans
l’éthique et l’amour la satisfaction de ses besoins et la réalisation
de soi.

143
Ibid.
168
Pour Kant, l’humanité n’existe que pour autant qu’elle respecte ce
qui la constitue principalement, à savoir sa morale et c’est
pourquoi, ce dernier condamne, par exemple, une exécution par
rapport à un assassinat. Kant considère et en cela René Girard
reprend sa théorie dans Violence et Sacré en disant qu’une
exécution est la sanction apportée par les garants de la loi pour
punir un délit. Et ce faisant, croyant servir les intérêts de la justice,
il la transgresse justement en ouvrant la brèche de la non-moralité
et c’est là que s’engouffre la bestialité de l’homme, toujours là,
avide de pouvoir prendre le dessus sur l’homme raisonnable. Il est
facile de succomber à ses pulsions, si fortes et si prégnantes, que
leur résister implique de prendre le parti de l’humanité sur celui de
l’homme particulier.
C’est pourquoi certains régimes politiques peuvent concourir à la
réalisation de l’humanité de l’homme et que d’autres la mettent en
péril. Si la philosophie édicte quelle est la voie par laquelle
l’homme peut se réaliser vers et dans son humanité, c’est ensuite le
politique qui va permettre sa mise en œuvre réelle et quotidienne
dans la réalisation pragmatique de l’agir social codifié.

Lorsque Rosenfield fait état du raisonnement d’Hegel sur le mal, il


met en lumière la part de la volonté comme facteur déterminant
pour savoir si le mal est commis volontairement ou non. Ou plutôt,
il s’agit de la volonté, libre, qui ne peut être tournée que vers le
bien et c’est la volonté non-libre qui serait, elle, tournée vers le
mal. Cette notion de liberté est, ici, à reprendre avec d’autres
concepts déjà notés : il s’agit de la conscience de soi, de la
conscience de la liberté, de la responsabilité, de la morale de
l’éthique et de la volonté réfléchie, raisonnée et consciente et non
empreinte des souffrances névrotiques dont nous avons pu faire
mention qui pourra décider de faire le bien. Le mal se fait parce
que l’on souffre, essentiellement de ne pas s’être encore libéré du
joug des peurs, des angoisses, des souffrances et des manques qui
sont alors les moteurs de nos désirs et de nos actions.

« La violence ne cesse de refaire l’unité entre mal moral et


souffrance ».
Paul Ricoeur.
169
La plupart du temps, nous sommes agressifs plutôt verbalement
mais la violence physique est malheureusement présente dans le
quotidien, dans les agressions continues perpétrées dans les
banlieues et dans nombre de lieux publics, principalement dans les
grandes villes où la concentration humaine est très importante. Le
point culminant de la violence vis-à-vis d’autrui a été atteint après
les guerres, avec les génocides.
D’ailleurs, dans tout gouvernement, il existe un ministère de la
Défense, auparavant, il s’agissait carrément du ministère de la
Guerre ! Pourtant, un ministère de la Défense implique bien que
l’on a peur et que l’on se méfie et qu’au cas où il y aurait une
agression on est prêt à se défendre.
C’est sur le principe du mythe de l’agression que l’histoire est
pleine de récits relatant les réactions d’hommes, de groupes et
d’états qui sont toujours à l’origine des guerres dans tous les pays :
agressions, invasions, colonialisme, conquêtes. Pourtant
aujourd’hui, depuis la bombe atomique, la paix existe entre la
plupart des pays les plus industrialisés, réalisant que se faire la
guerre serait trop dangereux. Mais la guerre existe pour les autres
pays, principalement fomentée par les services d’espionnage de ces
mêmes pays industrialisés, cette fois-ci pour des raisons
économiques. En effet, nos économies reposent pour une bonne
part sur l’industrie de la guerre et sur celle du bâtiment.144

Au-delà des raisons humanitaires, la menace nucléaire a fait


déplacer l’habitude d’engager des conflits armés et sanglants dans
le domaine de la guerre économique. C’est pourquoi, tous les pays
se livrent des luttes impitoyables dans ce domaine. Certains états
sont encore aujourd’hui soumis à l’embargo des Etats-Unis,
comme Cuba, par exemple, parce que leur régime n’est pas

144
A ce sujet, le sommet de l’OCDE, qui s’est récemment tenu à Seattle,
a été l’occasion, par l’expression rebelle des détracteurs de la
mondialisation, de poser la question d’un projet de société. Qu’en est-il ?
Comment sera-t-il mis en œuvre ? Ce sont des questions qui me semblent
importantes à garder à l’esprit pour la viabilité et le sens de l’avenir de
l’humanité.
170
acceptable. Il y a un siècle, cette même situation aurait entraîné une
guerre où le plus fort, militairement, à coup sûr les Etats-Unis
aurait pu imposer son diktat en légitimant son action par le principe
suivant. Le libéralisme est plus souhaitable que le communisme.
Néanmoins, il s’est imposé avec tant de violence et
d’intransigeance que l’on ne sait plus exactement, au regard de
l’histoire, quel est le régime le plus démocratique des deux. Il n’y a
pas de guerre145 actuellement, mais la répression de l’embargo
place la population entière dans un état de pauvreté et de misère
affolant. Ceci dure depuis plusieurs décennies et il n’y a plus grand
monde pour s’en émouvoir et réagir à présent.

Donc le fait de ne pas voir de guerres (mondiales) ne signifie pas


pour autant qu’il n’existe pas de violence et en les tous cas, pas
réellement de paix. L’exemple de Cuba démontre comment la
violence exercée sur l’autre, différent, et par conséquent
insupportable146, peut passer d’une forme physique et sanguinaire
(la guerre ou les massacres) à une forme plus sophistiquée. Celle-ci
peut-être encore plus douloureuse, sournoise et perverse car il
s’agit de violence psychologique, d’asphyxie progressive et
d’anéantissement de la liberté d’expression (à la fois dans le
régime en place avec Fidel Castro, qu’avec l’embargo qui empêche
les Cubains d’avoir les ressources pour réagir).

Le mal et la vengeance

Dans la littérature, dans le cinéma et en fait dans les diverses


formes d’expressions artistiques, le mal est un thème très prisé car
il permet de relater une foison d’histoires et de mettre en scène
nombre de situations épiques et extraordinaires. Le thème de la

145
Mais l’incident de la baie des Cochons est malgré tout l’expression
armée d’un état dominant sur un autre.
146
Les Etats-Unis ont fait preuve, ce siècle-ci, à plusieurs reprises,
d’intolérance : chasses aux sorcières, Mac Carthisme, le racisme entre
blancs et noirs avec le paroxysme démontré par le Ku Klux Klan…
171
vengeance est parmi les plus prisés car il permet le suspense et
attise les possibilités de spectaculaire.

Si, comme nous l’avons vu plus haut, l’envie peut être un des
moteurs du mal, les souffrances psychologiques peuvent elles aussi
expliquer le penchant de certains à vouloir faire souffrir autrui. La
souffrance ouvre la porte à la vulnérabilité intellectuelle et
explique comment certains ont pu se retrouver « embrigadés », par
des leaders fous, gourous en tout genres, séduits par leur charisme
et leur enthousiasme délirant. Il s’agit, souvent, d’êtres incrédules,
en pleine désillusion amoureuse, philosophique, existentielle,
idéologique ou politique, qui vont alors commettre des actions
innommables et inexplicables. Affaiblis, souvent en quête d’un
idéal à retrouver, et malheureux, ils deviennent la proie de
l’influence et de la manipulation.

Mais il existe d’autres motivations ou moteurs de la psychologie


humaine qui ont pour conséquence l’accomplissement du mal vis-
à-vis d’autrui. Ainsi, la jalousie, que nous avons vu proche de
l’envie, et enfin la vengeance.

Un ouvrage remarquable sur ce thème est la cliente de Pierre


Assouline. Ce qui est fascinant dans ce livre, c’est de voir
comment le héros, qui découvre les horreurs commises lors de la
guerre et qui se rend compte qu’elle touche sa vie privée, c’est-à-
dire ses amis, décide alors de rendre justice et sous couvert de
réparer les méchancetés d’autrefois (lettres de dénonciation sous
l’occupation), il va en fait commettre un autre mal, celui qui
consiste dans le harcèlement moral et la torture psychologique.
Alors, le personnage principal, au départ tout retourné et dégoûté
de ce qu’il a découvert, est pris, petit à petit par un acharnement
virant à l'obsession et qui aura pour effet de torturer les
commerçants en ressassant le passé et ses souffrances.

Ce livre réactive la banalité du mal et nous rappelle, que si l’on se


bat toujours pour en définir les causes, l’origine et ses effets, ce

172
sont surtout ses méfaits qui sont omniprésents et qu’aucun effort de
mémoire ne parvient à endiguer147.

Le mal est l’intolérance

A ce stade, je dis que pour moi le mal est tout ce que l’homme peut
faire comme manifestations d’intolérance à l’égard d’un autre
homme gratuitement et sans aucun remords des atrocités
commises.

Ce qui semble impossible à supporter c’est la différence de l’autre.


Tout nous pousse à réagir et ceci avec colère et méchanceté, dès
l’instant que l’autre, par sa différence, fait ombrage à nos principes
ou remet en cause nos valeurs, par ses opinions ou ses
comportements, il n’y a plus alors de tolérance possible.
On remarque que ce sont toujours les voisins qui se haïssent, c’est-
à-dire ceux qui sont les plus proches, qui se connaissent assez pour
connaître leurs différences sans toutefois pouvoir les accepter et les
dépasser.

Les exemples foisonnent, aujourd’hui comme hier, les livres


d’histoire en sont pleins et le sang d’aujourd’hui versé dans des
guerres fratricides va servir à écrire les pages de demain.

On peut ainsi prendre l’exemple de l’Irlande se déchirant avec


l’Angleterre par le bras armé et vengeur de l’IRA, ou celui des
indépendantistes de tout pays et de toutes régions (ETA, FNLC)

147
Discours d’introduction de Cannes 1999 par Kristin Scott-Thomas
insistant sur le devoir de mémoire que doit avoir le cinéma et qu’il doit
témoigner encore plus vivement, en ces jours où la guerre sévit toujours
au Kosovo, pour empêcher de sombrer dans l’oubli et de recommencer.
Ou encore Claude Birman dans l’alliance mise à mal. Notion du mal et
tradition juive, in Question de. Le mal. « C’est la mémoire du mal
commis et par là du mal possible, qui peut seule nous préserver de son
retour ».
173
revendiquant leur originalité et au nom de ces particularités
n’hésitant pas à sacrifier des vies humaines, la plupart du temps,
innocents. Et d’ailleurs quand bien même leurs cibles ne seraient
pas innocentes, est-ce qu’au nom de ces différences, quelles
qu’elles soient, il est légitime de tuer ou d’assassiner ? Surtout que
souvent ces régionalismes essaient de faire reconnaître par la
grande majorité, à laquelle ils appartiennent, leurs spécificités
régionales comme s’ils représentaient des races pures.
Quel mythe encore que celui-là !
L’histoire atteste de constantes migrations, de mélanges de races
incessants pour des motifs de guerre, de persécution,
d’envahissement, de fuite, de viols et autres interférences qui ont
pour conséquence qu’aucun peuple ne peut prétendre avoir un sang
pur. On pourrait alors s’attendre à plus de complaisance face à la
différence et à toute forme d’immigration, manifestation sociale
actuelle des mélanges de populations.
Eh bien, il n’en est rien !

Ou encore, des pays qui s’écharpent pour légitimer leur présence


ou revendiquer leur terre, prenons le cas le plus célèbre et
douloureux des Palestiniens et des Israéliens se battant à mort
depuis 1947 pour le même territoire, bien entendu aussi légitime
pour les uns que pour les autres.
Et pourtant, vu de l’extérieur, c’est à dire, avec plus de distance,
ces différences qui font s’entre-tuer les hommes, semblent souvent
dérisoires et infimes en comparaison des atrocités faites au nom de
quelque territoire à défendre ou d’une religion qui devrait prévaloir
sur l’autre. Pourquoi est-il nécessaire de surenchérir, d’encourager
l’escalade pour en arriver à la mort et à la vengeance qui, pour
certains, ne s’arrêtent jamais (vendetta)148 ?

148
A ce sujet, nous proposons un extrait de Violence et sacré de René
Girard qui relate bien le cercle vicieux que représente la vengeance.
« La vengeance constitue donc un processus infini, interminable. Chaque
fois qu’elle surgit en un point quelconque de la communauté elle tend à
s’étendre et à gagner l’ensemble du corps social. Elle risque de
provoquer une véritable réaction en chaîne aux conséquences rapidement
fatales dans une société de dimensions réduites. La multiplication des
174
Néanmoins le constat est bien là, la différence de l’autre est si
angoissante que la réponse est la violence et l’agressivité.

A l’inverse, l’autre peut devenir totalement indifférent, inconnu et


c’est alors une forme de mépris, de manque de respect fondamental
qui est tout aussi nuisible et nocif pour l’humanisme et l’humanité.

Une autre forme de mal : l’indifférence

Hannah Arendt parle de banalité du mal comme étant le fait que


l’horreur peut devenir familière et qu’au bout d’un certain temps,
on l’oublie, on ne s’en soucie plus. Les médias qui, à force de
ressasser certains faits rendent les gens friands de scandale et de
sensationnel, les amènent à devenir insensibles à la longue aux
pires horreurs, blasés par la monotonie de l’actualité, même si elle
décrit le pire et l’insupportable. L’homme oublie et s’accommode
des horreurs qu’il commet par confort et lâcheté. On ne peut pas
reprocher à notre siècle de manquer d’informations ou de moyens
de s’informer, mais on peut se reprocher, autant que nous sommes,
notre passivité et notre veulerie face au courage qu’il y aurait à
refuser l’abrutissement confortable dans lequel nous passons nos
soirées, face à un écran facile à regarder, dont l’effet soporifique
nous évite de réfléchir et de nous questionner pour réagir et nous
battre contre nos propres faiblesses.

représailles met en jeu l’existence même de la société. C’est pourquoi la


vengeance fait partout l’objet d’un interdit très strict.
Mais c’est là, curieusement, où cet interdit est le plus strict que la
vengeance est reine ? Même quand elle reste dans l’ombre, quand son
rôle reste nul, en apparence, elle détermine beaucoup de choses dans les
rapports entre les hommes. […] C’est parce que le meurtre fait horreur,
c’est par ce qu’il faut empêcher les hommes de tuer que s’impose le
devoir de la vengeance. Le devoir de ne jamais verser le sang n’est pas
vraiment distinct du devoir de venger le sang versé. Pour faire cesser la
guerre, de nos jours, il ne suffit pas de convaincre les hommes que la
violence est odieuse ; c’est bien parce qu’ils en sont convaincus qu’ils se
font un devoir de la venger ».
175
D’ailleurs, l’information continue donnée au monde et à l’Occident
en particulier par tous les médias, radio, télévision et presse écrite,
cette information diminue lorsque l’audimat baisse, les personnes
en ont assez d’entendre parler du KOSOVO en permanence, ça va
bien trois semaines, mais bon !, dès la quatrième cela devient
fatiguant et les élans de solidarité se tarissent à leur tour.
Comme nous l’avons vu, à la question « à combien de kilomètres
de Paris un génocide est-il admissible ? », on peut rajouter
aujourd’hui au bout de combien de semaines un génocide devient
normal, une « banalité du mal »149 en quelque sorte ? 150
Et si le mal avait quelque chose à voir avec le temps et l’oubli
inexorable de nos souffrances. Car si l’oubli est une chose bien
agréable lorsque l’on a perdu un être cher et qu’il s’agit alors de
réapprendre à vivre sans lui, le temps qui passe fait diminuer
doucement l’intensité de la douleur. Mais qu’en est-il lorsqu’il
s’agit de l’ignoble, lorsqu’il s’agit d’oublier les horreurs vécues ici
ou là et de pouvoir faire perdurer la mémoire pour éviter de les
commettre à nouveau ?

Viviane Forrestier dans son essai L’horreur économique parle, elle


aussi, de l’indifférence, dans le contexte économique et social.
Les pires atrocités peuvent être commises, les plus belles
évolutions technologiques peuvent entraîner aussi les pires
débordements et pourtant peu de monde s’en soucie pourvu que
cela ne déstabilise pas trop les places boursières et le repos de
chacun.
« L’indifférence est féroce. Elle constitue le parti le plus actif, sans
soute le plus puissant. Elle permet toutes les exactions, les
déviations les plus funestes, les plus sordides. Ce siècle en est le
tragique témoin151. Obtenir l’indifférence générale représente,

149
CF. Hannah Arendt.
150
Cette réflexion sur le temps sera développée plus loin.
151
Je ne pense pas que notre siècle soit davantage indifférent que
d’autres. Mais le phénomène de l’information, plus accessible, diffusée
mondialement et instantanément, rend tout comportement d’indifférence
encore plus odieux qu’auparavant. Odieux car encore moins excusable. Je
crois malheureusement que l’indifférence est vraiment un mal de la
176
pour un système, une plus grande victoire que toute adhésion
partielle, fut-elle considérable. Et c’est, en vérité, l’indifférence qui
permet les adhésions massives à certains régimes dont on connaît
les conséquences ».

Peut-être que l’indifférence est ce rempart protecteur que nous


plaçons entre nos actes et notre conscience. Alors, ne pas réagir, ne
pas savoir et laisser faire sont autant de formes perverses du mal
atteint par la monotonie et la banalité.

Si le mal était l’ignorance

Il apparaît que, de manière concourante à l’intolérance, l’ignorance


soit un mal effroyable et qui engendre toutes sortes d’actions
néfastes à autrui, c’est-à-dire qu’elle est aussi la source du mal
moral. Ainsi, par omission et par ignorance, l’homme ne va pas
savoir gérer ce qui est inconnu, nouveau et étranger. De ce fait, il
va rejeter la différence et commettre toutes sortes de crimes pour
annihiler l’autre et se protéger lui-même. Les exemples de haine à
l’encontre d’un étranger à une ville ou un village ne manquent pas
et constituent la base de tout bon roman de mœurs. A fortiori, la
réaction est encore plus virulente si l’étranger en question est d’une
origine ethnique ou nationale différente du groupe parmi lequel il
s’installe. En effet, combien de fois tous les problèmes qu’un
groupe social peut affronter ne sont-ils pas attribués à ce même
intrus, bouc émissaire idéal s’il en est ?

Depuis longtemps déjà, l’ignorance est perçue comme un


empêchement à la sagesse, c’est-à-dire, dans l’esprit des
philosophes classiques grecs, comme opposé à la vertu et au bien.

société, elle représente, en quelque sorte, une protection instinctive pour


prémunir l’homéostasie de nos conforts respectifs. Ce qui la rend
particulièrement insupportable dans notre siècle, c’est que nous sommes
toujours plus nombreux à être informés et cela ne nous rend pas pour
autant plus vigilants vis-à-vis de notre entourage, ni enclins à réagir, la
sur-information nous amène à être blasés en plus d’être indifférents.
177
Voici un extrait de Protagoras de Platon qui en fit une excellente
illustration.

"Socrate : - Mais ne réfléchis-tu pas que c'est ton aveuglement à


cet égard qui est aussi la cause de tes fautes de conduite : cet
aveuglement qui consiste à s'imaginer que l'on sait ce qu'on ne
sait pas ? [..]
- Or, les gens qui, parmi ceux qui ne savent pas, sont ainsi faits,
vivent sans commettre de fautes parce que, là-dessus, ils s'en
remettent à d'autres."

Ou encore :

"Socrate : ... La science... a toujours l'avantage sur le plaisir et sur


toutes les autres passions. [..]... quand on pèche, on pèche faute de
science dans le choix des plaisirs et des peines, c'est-à-dire des
biens et des maux."

Ne pas savoir, ne pas connaître nous rend le monde incertain,


terrifiant, inquiétant et ceci nous permet de nous replier sur nous-
mêmes, sur nos habitudes, sur notre environnement connu et
maîtrisé, qui de plus, nous place en situation de force et de
domination par rapport au seul étranger ou inconnu qui viendrait à
être rencontré. Toute la littérature est pleine d’encouragements à
voyager, à découvrir d’autres mondes, d’autres personnes, d’autres
cultures, d’autres mœurs. Cette maxime si célèbre « Les voyages
forment la jeunesse » est par ailleurs d’autant plus vraie qu’ils
permettent d’acquérir la connaissance et la compréhension des
différences. Plus tôt l’homme est éduqué et formé à la richesse de
la diversité et à la conscience de l’altérité, plus facile est la
compréhension des différences, la capacité de gérer les
changements, l’aptitude à s’adapter et la tolérance face aux
différences.

Tant que tu ne peux pardonner à autrui d’être différent de toi, tu es


encore bien loin du chemin de la sagesse.
178
Sagesse chinoise

D’où nous vient alors cette intolérance si spontanée et si


systématique ?

En faisant un détour par le biologique, nous constatons que toutes


nos cellules, des racines des cheveux à la plante des pieds sont
conditionnées et programmées, grâce aux leucocytes, à combattre
tout organisme étranger entrant dans notre corps, microbe ou
intrus, de manière à nous empêcher d’être malade et surtout à
maintenir l’homéostasie de notre système organique. Il n’est pas
étonnant que si notre constitution biologique ne supporte pas
l’étranger, l’intrus, ce qui est différent, jusqu’à le tuer
systématiquement, il est concevable d’envisager combien il est
alors difficile de dépasser sa nature pour considérer, par la volonté,
la différence, la nouveauté, l’étrangeté autrement que comme une
menace.
Nous avons déjà mentionné ce point, à savoir que nous possédons
deux pour cent d’ADN différents de nos plus proches cousins,
génétiquement parlant, bien sûr, que sont les grands singes. Et c’est
avec ces deux pour cent que nous pouvons sortir de l’animalité et
définir notre humanité et ensuite la vivre. On peut mesurer
combien il existe peu de marge de manœuvre pour être autre chose
que cet animal, mammifère, qui saura comme ses congénères
cousins, avoir des réflexes phylogénétiques et des comportements
sociaux évolués. Mais combien d’entre nous se distinguent
vraiment de l’animal et sont à même de décider consciemment de
leur vie, de leurs options, de leurs choix ? Décider sans être
prisonnier des représentations du corps social, ou d’un lien
symbiotique à telle ou telle personne ou encore de l’attraction
qu’exercent le rapport de force et la domination sur les personnes
et sur leur environnement ?

Enfin, si l’on regarde la constitution de notre cerveau152, découpé


en trois entités distinctes, le cerveau reptilien, le cerveau limbique

152
Voir au sujet du cerveau, De Broca, Mintzberg, Karli…Au sujet de
l’intelligence Piaget, Howard Gardner dont les bibliographies sont riches
179
et le cortex. Ici, encore on constate que ce qui nous différencie de
l’animal et de l’animalité est le cortex qui s’est développé
lentement depuis nos origines d’homo habilis153. Et c’est là
pourtant que réside la pensé symbolique, la capacité du langage
articulé et bien entendu, la capacité de penser et de concevoir,
l’intelligence logico-déductive qui nous permet d’élaborer notre
raisonnement.

Tous ces éléments pour démontrer en quoi nous différons si peu de


l’animal154 dans notre constitution biologique et génétique, et que
la capacité d’apprendre et de transmettre nous est quand même très
spécifique, même si quelques singes ont pu être observés comme
étant capables d’apprendre à leurs petits de nouvelles choses, et de
nouvelles manières de se nourrir ou de se protéger155.
Fondamentalement, nous sommes l’espèce la plus évoluée en ce
qui concerne la capacité d’apprendre, de transmettre, d’informer et
de discuter sur nos acquis et nos découvertes.
Pourtant, malgré cette capacité unique, il semble que nous ne
soyons pas allés jusqu’au bout de l’utilisation de cet extraordinaire
trésor qu’est l’accès à la connaissance et donc à la capacité à

et fournies. A la suite de ces diverses découvertes, des recherches ont été


faites sur le lien entre les composantes du cerveau, la forme de
l’intelligence et la personnalité, vous pouvez voir à ce sujet : Ned
Herrmann, Daniel Golemann
153
Les interactions du cerveau et du comportement, in L’homme agressif.
Pierre Karli.
154
Cette animalité réelle et constitutive de l’homme ne suffit pas à
expliquer l’origine du mal. Déjà Kant et Schelling récusaient cette
interprétation comme la trouvant par trop simpliste. Plus tard, des auteurs
tels que Lorenz ou Karli ont démontré dans leur recherche sur l’origine de
l’agressivité, que celle-ci est bien observable à l’identique chez l’animal
mais ce qui fait la différence, c’est que, seul, l’homme conscient décide
au-delà de ses instincts, à utiliser ou non son agressivité pour agir vis-à-
vis d’autrui.
Le mal, une fois intelligemment activé, mettra à son service la nature
animale de l'homme qui n'est que sa condition de possibilité matérielle et
non formelle, celle-ci relevant de la liberté.
155
La culture est-elle naturelle ?
180
comprendre, autant ce que nous sommes, que le monde qui nous
environne.

Plus nous sommes dans l’ignorance et plus nous sommes dans


l’hégémonie, dans le besoin de tout contrôler et l’autre d’abord.
C’est le règne de la domination et de l’autorité où tout est normé et
ensuite contrôlé et si quelque chose diffère de ce qui a été établi, de
ce qui est normal alors il y a répression et sanction.
Plus nous avons peur et plus nous nous protégeons, et l’une des
réactions naturelles engendrées par la peur est l’agressivité. Un rat
pris au piège va bondir et mordre, pour se défendre, pour se
protéger, pour tenter de survivre et de ne pas être blessé ou tué.
Nous réagissons de la même manière.

De l’ignorance à la lâcheté

On voit combien l’intolérance est liée à l’ignorance, c’est parce


que nous ne connaissons pas, que nous ne savons pas que nous ne
pouvons pas comprendre. Alors, ignorants et démunis, craignants
pour notre intégrité, pris par la peur de la différence et de
l’inconnu, nous nous protégeons, nous rejetons l’autre et nous
allons jusqu’à tuer et éliminer l’insoutenable de ce qui n’est pas
nous.

Pour Platon, l’ignorance n’est pas seule à l’origine du mal, il y


aurait aussi la lâcheté liée à la peur et à la crainte.

"Socrate : - Ainsi l'ignorance des choses qui sont à craindre et des


choses qui ne le sont pas serait la lâcheté ?".

Sans doute, pour certains, la peur signifie-t-elle aussi le manque de


courage et la lâcheté.
Pour Platon, la visée de l’homme vertueux est un objectif
fondamental à atteindre et c’est ce qui lui fait définir l’homme
comme bon, beau, juste et aimant le bien. C’est ainsi que pour
181
combattre le mal, il propose une dynamique guerrière et combative
à l’individu, assez virile, comme la Grèce Antique aimait à se
représenter l’homme (par opposition à la femme)156 comme un
héros157 dont le courage et la bravoure étaient sans égal et dont le
corps était superbe, celui d’un athlète, fougueux, intrépide et donc
combatif.
On comprend alors comment la peur pouvait être perçue et décriée.

S’il est tout à fait exact que l’ignorance est liée à la peur, je trouve
moins juste d’amalgamer la peur avec la lâcheté. Il est vrai que
souvent la peur peut engendrer la lâcheté mais comme nous l’avons
vu, elle peut aussi engendrer l’agressivité et la violence, c’est-à-
dire la réaction active et combattante.
Dans le système grec de l’Antiquité, cette violence pouvait être
bien vue puisque elle était synonyme d’esprit guerrier.

Pourtant, la piste est intéressante puisqu’elle reprend la célèbre


maxime du « Connais-toi toi-même » que nous commenterons en
fin de la deuxième partie.
Toutefois, en creusant les oppositions, on peut considérer
qu’agresser l’autre ou être veule face à lui, suite à la peur que cet
autre exerce sur nous, peut être considéré moralement comme une
lâcheté, justement par opposition au courage qu’il y a à se
connaître et à se maîtriser. C’est alors que la connaissance apparaît

156
Celle-ci était d’ailleurs fort peu concernée par les caractéristiques de la
philosophie et de la définition de la Vertu. Il ne faut pas oublier que les
Grecs classiques ont « inventé » la démocratie uniquement valable pour
les hommes d’origine grecque et l’accès à la philosophie était
conditionnée à la naissance et au rang des individus. De plus, la
démocratie reposait sur l’esclavage, nécessaire pour l’équilibre de la Cité
et de l’empire. Cette notion continuée par les Romains valut leur perte
lorsque le christianisme condamna toute forme d’esclavage et proposa
l’égalité des hommes devant Dieu. Le socialisme et le communisme
apparaissent alors comme des reprises contemporaines des principes
philosophiques à la fois pris à la Grèce Antique et au christianisme. Je
doute que cette parenté intellectuelle et idéologique leur convienne et
pourtant…
157
Voir à ce sujet la littérature abondante des actes héroïques décrits dans
la mythologie grecque.
182
comme l’instrument permettant de renverser la tendance de
l’exercice du mal.

Et finalement une définition du mal

Des différentes définitions du mal décrites précédemment, celle


dans laquelle je m’inscris est l’axe du mal moral, qui m’apparaît
comme étant, celui qui est inhérent à l’homme, puisqu’il est
l’expression de sa responsabilité et la condition de sa liberté.

Les autres descriptions du mal telles que le mal physique ou le


péché ne correspondent pas à mes convictions ni à mon expérience
de ce qui me semble être le pire.

L’innommable est, pour moi, ce mal radical défini par Kant et


aussi cette banalité du mal décrite par Arendt.
Pourtant ce qui me paraît être le vrai moteur du mal c’est la peur,
qui est alors cette source psychologique qui explique le besoin
viscéral et irrépressible d’exprimer l’angoisse par le mal radical,
c’est-à-dire par l’intention volontaire de nuire.

Enfin le mal est la peur.

« La peur est le seul pêché capital » selon Saint Augustin.

Compte-tenu des diverses positions prises au cours des siècles,


lorsque l’on se place, comme observateur du mal commis par
l’homme contre son prochain, il n’est guère de mots pour faire état
de cette brutalité et de cette bestialité gratuites, volontaires,
débridées et qui pourtant posent question.
Qu’est-ce qui pousse un homme à haïr tellement un autre homme,
qu’il peut parvenir à le tuer, le torturer, le massacrer ?

Mon hypothèse est que l’homme commet le mal sous la forme de


violences variées contre autrui ou contre lui-même. Et il peut
183
exister de nombreuses causes, comme nous l’avons vu, des
motivations égoïstes ou sociales (orgueil, pouvoir, envie, désir, et
bien d’autres) aux méfaits de l’ignorance ou encore face à la
différence et au danger que représente l’étranger qui le poussent à
rejeter ce dernier. Principalement, c’est la peur de l’inconnu, en un
mot, de l’autre qui nous rend si agressifs et si violents. Mais
l’ignorance n’explique pas pour autant le « passage à l’acte 158».

Et il apparaît que la peur est peut-être la manifestation d’un


élément plus souterrain que nous allons détailler à présent.

L’angoisse au cœur de la psyché

Dans le champ de la psychanalyse, notre travail se porte sur


l’écoute du patient qui nous rend visite comme porteur d’une
question et principalement d’une souffrance intérieure qu’il
souhaite « traiter » pour la comprendre et la voir résolue. Ce que
nous appelons souffrance, c’est cet état de malaise ou de mal-être
qui place la personne dans un questionnement, dans un dilemme
dont elle ne parvient pas à sortir seule. Elle peut, par exemple, se
poser les questions suivantes : « dois-je quitter mon travail ? Dois-
je quitter mon mari ou ma femme ? Je ne parviens plus à me
motiver ? Etc. »

158
Passage à l’acte signifie en psychanalyse le fait de commettre un acte
nuisible vis-à-vis de soi-même ou à l’égard d’autrui à la place de
l’expression d’une émotion ou d’un sentiment trop douloureux pour rester
à l’intérieur de soi. Exemple : la colère au sein d’un couple peut conduire
un conjoint à fuir, ou à claquer les portes violemment, à boire ou à frapper
sa femme. Pour des personnalités plus malades (psychotiques) c’est le
développement « affectif » de l’enfant qui s’est mal déroulé et qui a laissé
un individu dans un stade de maturité affective inférieur au stade
« normal » que l’on doit atteindre et qui peut expliquer certains passages à
l’acte, comme étant l’expression unique que possède l’individu, à cause
de son trouble psychologique lui-même. Dans tous les cas, le passage à
l’acte est ce qui se passe à la place de la parole et qui est l’expression
aiguë d’une souffrance intérieure.
184
De ce malaise, la parole, qui est la substance principale et
fondamentale du travail thérapeutique, va permettre au patient de
dire ce qu’il vit et ce qui lui pose problème en le plaçant dans le
champ du symbolique et non plus du réel. Par le fait de l’exprimer,
ce qui signifie le dire pour lui-même, utilisant l’analyste
uniquement comme surface neutre159 facilitant l’extériorisation de
sa parole, les mots vont permettre de dégager la souffrance de
l’immédiateté de la situation et surtout de la répétition des
situations enfantines problématiques. Et ce que vise principalement
la psychanalyse, c’est de faciliter l’expression de l’angoisse
primordiale de l’individu qui est le nœud gordien autour duquel se
sont enroulés comportements insatisfaisants, souffrances, échecs.
La liste est longue, souvent autant que la cure elle-même.

Ce que cela signifie et c’est ce que la psychanalyse a démontré par


sa littérature abondante, c’est qu’au cœur de l’homme, au plus
profond de lui-même, existe une blessure spécifique, une angoisse
qui lui est propre. Celle-ci s’est forgée par son expérience de vie,
par la manière dont il a grandi, sculpté par la famille et son mode
relationnel et enfin entretenue par la suite, toute la vie durant, par
des situations répétées d’échec ou de souffrances ayant comme
centre « opérationnel » l’angoisse.

Donc, la psychologie et surtout la psychanalyse reconnaissent que


l’homme naît avec une souffrance narcissique et qu’il est en proie à
une angoisse qui l’étreint toute sa vie et certains peuvent décider de
vouloir s’en départir mais la grande majorité, en ignorant son
existence même, ont du mal à décider de chercher à comprendre et
à la dépasser.

Je m’arrêterai ici avec l’explication psychanalytique pour


reprendre le thème de l’angoisse sur le terrain de la philosophie.

159
Voir à ce sujet le rôle de l’analyste dans sa pratique de la cure
psychanalytique. Voir les écoles de psychanalyse freudienne ou
lacanienne.
185
Celle-ci peut donc être comprise comme intrinsèquement liée à la
condition d’homme.

186
L’angoisse de la mort

Elle vient du désespoir de la prise de conscience que fait l'homme


de sa finitude. C’est-à-dire la mort, la souffrance et la vieillesse.
L’angoisse qui en résulte est celle de ne pas savoir plusieurs
choses : pourquoi mourir ? Pourquoi l’homme est un être fini ? Et
qu’y-a-t-il après la mort ? C’est bien sûr de ces questions que les
recherches d’explication surviennent recherchant une raison à cette
condition et c’est comme cela que la culture judéo-chrétienne
s’inscrit dans la croyance d’un Dieu créateur et que nos souffrances
et surtout notre mort sont le résultat de nos péchés (passage de la
Genèse).

« Je sais que je vais mourir mais je voudrais savoir pourquoi ».160

C’est pourquoi l'angoisse devant la mort, lorsqu’elle est poussée


jusqu'au bout de sa logique, met en question la condition de
l'homme dans le monde. Ce que disent les théologiens, c’est que la
mort n'est angoisse que parce qu'elle est provocation à l'athéisme.
Pour un croyant la mort ne devrait pas lui faire peur puisqu’il croit
en Dieu, en la Rédemption et au Paradis. Pourtant ceux qui ont la
foi aussi ont peur de la mort, essentiellement parce que personne ne
sait ce qu’il advient après, croyant ou pas. Le croyant devrait avoir
pourtant moins peur que l’athée, qui lui, est démuni devant la mort,
qui apparaît comme un néant, une béance à sa condition et
l’empêche de trouver un sens (ceci dans la logique du discours
religieux) à sa souffrance. L’angoisse de la mort amène alors
l’homme, croyant, à repenser les principes de sa religion et à éviter
de commettre le mal de manière à être un homme juste qui méritera
ensuite le pardon et le paradis. Mais les croyants commettent aussi
des péchés et ressentent la culpabilité et le remords et l’on peut
comprendre alors comment cette angoisse se réactive.

160
Phrase d’un malade Tchétchène, citée aux informations télévisées, qui
voulait savoir pourquoi les Russes les persécutent.
187
L’angoisse vient donc de la peur de la mort, manifestation de
l’issue de l’homme, composante déterminante de la condition
humaine, étape départageant les justes des impies, passage ultime
vers le Paradis ou l’Enfer.

L’angoisse de ne pas savoir comment établir sa liberté

Mais, l'angoisse ne vient pas uniquement de ce que nous ignorons,


comme angoisse psychologique, il s'agit d'une angoisse plus
radicale, essentielle portant sur la condition même de l'homme,
incapable de déterminer par lui-même, des principes moraux
« sûrs » ; c'est-à-dire irréversibles, universels et absolus en lesquels
il pourrait suffisamment croire pour fonder et établir sa liberté.

C'est bien donc de cette finitude, de cette limitation inhérente à la


condition humaine le réduisant à « ne pas savoir » et à devoir
pourtant choisir et délibérer, qui est la cause de l'Angoisse et
conséquemment du Mal.

Pour y remédier, l’homme invente la morale et les principes


moraux, mais c’est à partir du néant de l’ignorance qu’il le fait et
c’est toujours dans l’ignorance de la méconnaissance qu’il continue
à agir et à édicter des lois. L’ignorance est alors le ciment sur
lequel l’homme définit sa morale et décide de sa liberté, sans
garantie et sans garde-fous.
L'angoisse est alors « savoir » du mal, comme prise de conscience
de l'inévitable penchant de l'homme à commettre des crimes et des
méfaits à lui-même et à ses semblables. Cette certitude de la réalité
d’un mal radical ramène l'angoisse avec son fardeau possible de
culpabilité.
C’est ainsi qu’il est possible de conclure que l'angoisse de la mort
et l'angoisse du mal ne font qu’un.
Avec cette affirmation, on déporte ce qui est inconnu ou
incompréhensible. Pendant longtemps ce fut le mal qui était si
difficile à définir et voilà qu’avec cette position, c’est la liberté qui
devient insondable. Il paraît clair que notre limitation, notre
finitude est le pire des maux que nous puissions rencontrer. A la
188
fois capables de questionnement et totalement incapables
d’expliquer exhaustivement ce que nous observons ou qui nous
pose question. Ce vide, cette faille dans le raisonnement, ce trou
dans la tentative de comprendre et donc de nous rassurer, a à voir
avec le besoin de faire le mal. Tout n’est pas connu, il y a de
l’incertitude, cela créé de l’angoisse et ravive la peur de la mort,
nous cherchons à comprendre, nous développons des
raisonnements et souvent il reste de l'insondable. Alors la peur
resurgit et l’on commet le mal contre autrui pour extérioriser ce
trop plein de tension insoutenable qui nous ferait exploser en mille
morceaux. L’autre est cette soupape de sécurité lorsque nous nous
sentons face à nous-mêmes et que cette rencontre risque d’être trop
dérangeante.

En conclusion, quelle que soit la teneur de l’angoisse que l’homme


ressent, il est une certitude qu’elle se manifeste à la fois sur le plan
existentiel et sur le plan psychologique et parfois conséquemment
sur le plan spirituel. Cette angoisse primordiale donne alors
naissance à la peur, inhérente à l’incertitude de ce futur, qui est à la
fois totalement déterminé et dont les contours sont tout aussi flous.
En effet, si l’on est certain de mourir, on ignore quand et si l’on
meurt on peut choisir de croire ou non à une vie après la mort.

Mon point de vue est que c’est cette angoisse de l’incertitude de


notre devenir qui place l’homme dans une situation insupportable,
qui va alors générer des peurs et par la suite des réactions, la
plupart du temps, projetées vers l’extérieur.
Les peurs pouvant être autant celles de l’autre que tout changement
ou tout élément pouvant perturber l’équilibre intérieur, le confort
immédiat et qui renforce de fait cette angoisse primordiale.

Pour la plupart, ne sachant pas comment agir vis-à-vis d’elle, le


plus souvent totalement inconscient de son existence, l’homme ou
la femme, pourtant, fondamentalement angoissé (e) va se créer un
monde, aussi restreint que possible, lui permettant de maîtriser son
territoire et de fixer ses marques. Alors, le périmètre connu, une
fois défini, apparaîtra une intolérance remarquable face à tout
189
élément risquant de perturber l’équilibre matériel établi et par
extension la structure que l’individu aura développée. Faute
d’équilibre intérieur, c’est l’équilibre extérieur qui se veut le garant
du déséquilibre interne.

Voici une illustration de la manifestation de la peur dans un


contexte professionnel.
Récemment, dans le cadre d’activités de conseil en entreprise, j’ai
été amenée à travailler avec une équipe de direction. Pour plusieurs
raisons, le cadre de l’intervention n’était pas suffisamment clair
dans l’esprit des gens, mon rôle s’avérait mal compris et ce faisant
les remarques et les observations que j’ai pu faire ont été très mal
perçues et acceptées, car elles faisaient écho à l’insécurité que le
manque de clarté avait engendrée. Les personnes en présence se
sentant dans l’insécurité et dans l’appréhension de devoir
éventuellement se remettre en cause ont manifesté des peurs et des
craintes qui se sont traduites par un refus de certaines hypothèses et
observations, un manque de compréhension de ce que je pouvais
dire et finalement un rejet pur et simple.
Dans ce cadre précis, la peur conduit à la passivité voire à
l’agressivité et peut amener à exclure l’élément perçu comme
perturbateur. Au-delà d’un simple processus de groupe normal, j’y
ai vu la puissance de la peur qui peut conduire, dans un cadre
protégé, comme l’est l’entreprise, au pire, c’est-à-dire à l’exclusion
de la personne de la société. Mais, dans un autre contexte, on peut
rapidement imaginer comment la peur peut devenir contagieuse et
conditionner des comportements défensifs face à l’étranger.

En dépassant le cadre professionnel, on peut aisément comprendre


que plus un peuple se percevra en situation d’insécurité, plus il sera
inquiet et plus il aura peur. Il se radicalisera alors sur ses positions
autant politiques, économiques que sur ses frontières et défendra
ses membres en rejetant et en excluant tout élément, individu ou
groupe considéré comme pouvant mettre en danger la
communauté. Par la suite, après le comportement défensif qui
exclut l’autre peut succéder, celui plus agressif et offensif, qui
consiste à le combattre sur son propre territoire et c’est là
l’exemple de la conquête ou du colonialisme. Il s’agit de
190
l’extension d’un peuple au-delà de ses propres frontières que ce
soient pour des raisons expansionnistes ou pour des raisons
d’anéantissement de la différence de l’autre.

Conclusion de la première partie

En conclusion, c’est ce déséquilibre et cette peur intérieurs qui


poussent l’homme à agresser son prochain, d’ailleurs ne dit-on pas
que « la meilleure défense, c’est l’attaque », ne sachant pas se
défendre contre ses démons intérieurs, l’homme attaque son
prochain pour réduire son angoisse et ses peurs.

Voilà pourquoi, à la fin de cette partie décrivant le mal et montrant


la variété et la multiplicité de ses facettes, l’envie me vient de vous
présenter ce qui peut être fait pour combattre à titre individuel et
collectif ce mal. Celui-là même qui matérialise et révèle notre
liberté et qui est intrinsèque à notre condition humaine la rendant
possible et la pervertissant, tour à tour.

Je vous propose, donc, dans les pages qui suivent, de regarder au


travers d’un kaléidoscope d’exemples, les réalisations et les
tentatives de l’homme, pris, tout à tout, comme sujet et comme
genre pour combattre ce qui le ronge et qui le fait tout autant se
dresser au-delà de l’abîme abrutissant de l’animalité sur le fil du
rasoir du libre-arbitre.

191
L’humanité mature en émergence

192
193
DECIDER DE CHANGER DE PERSPECTIVE : RETABLIR
L’ESPOIR DANS L’HUMANITE

Pourquoi écrire ?
La plupart des ouvrages rédigés sur la question du mal, soit pour
condamner l’holocauste et dire « plus jamais ça », soit pour faire
l’éloge du bien, le sont par des personnes qui ont directement
souffert.
En ce qui me concerne, je n’ai eu aucune privation, je ne suis pas
juive, personne dans ma famille n’a subi le moindre traumatisme
racial ou sectaire. Et pourtant, je m’insurge contre tous ces actes
barbares, je pleure régulièrement devant les images ou les récits de
toute forme d’oppression des êtres humains, pour le simple grief
qu’ils sont différents.
Ainsi cet extrait de La force du Bien161 m’a-t-il fait sangloté
pendant plusieurs minutes à la seule pensée que l’on puisse vouloir
faire brûler des gens parce qu’ils sont Juifs (ou simplement
différents) et en plus trouver du plaisir à le faire !
« Quand on longeait le Ghetto en tramway et qu’on voyait une
mère jeter son enfant par la fenêtre d’un immeuble en flammes
dans l’espoir que quelqu’un le ramasse, il aurait fallu être de
pierre pour ne pas s’émouvoir ».

Je me sens profondément touchée et atteinte par ces souffrances et


je regrette de ne pas avoir pu faire quelque chose de concret durant
la Seconde Guerre, mais… je n’étais pas née ! Comme je constate
qu’aujourd’hui encore, la différence est facteur de discrimination et
que l’on peut toujours se battre, tuer et torturer par manque de
tolérance, j’ai décidé de prendre ma plume pour dire et témoigner
d’une conviction et c’est ma manière d’agir et de m’engager.
Par ailleurs, dans ma vie professionnelle, j’ai consacré tant mes
recherches que mes interventions en entreprise autour de la notion
d’interculturalité pour tenter d’expliquer ce qu’est la différence et
comment la gérer. Mon projet est, principalement, de faire émerger
des prises de conscience et permettre, grâce à la connaissance, de

161
Marek Halter. La force du Bien. Robert Laffont. 1995.
194
diffuser le respect et la tolérance et qu’ils modifient les attitudes
d’un plus grand nombre d’entre nous.

Lorsque j’ai commencé cet essai ou plutôt ce qui m’a donné


l’inspiration d’écrire, c’est la menace de guerre au Kosovo et puis
le temps a passé et lorsque je reprends cette partie c’est le jour de
l’annonce d’un accord de paix avec les Serbes et je suis ravie qu’il
me faille plus de temps pour écrire que le temps qu’aura duré ce
conflit.162

Toutefois, sauter de joie serait peut-être un peu naïf et prématuré


au vu de ce que réserve cette paix édictée par les Européens et les
Américains, c’est-à-dire, justement pas par l’un des deux
belligérants.
Ce qui va, sans doute, disparaître et la suite des informations qui
nous parviennent tendent à le démontrer, ce sont les
bombardements et les manifestations actives de la guerre.163
Pourtant, la paix ne va pas s’instaurer soudainement et facilement.
D’ailleurs, au prétexte d’assurer le processus de paix, les armées de
différents pays sont présentes sur le territoire du Kosovo pour
tenter de réaliser, au mieux et le plus sereinement possible, le
retour des Albanais et éviter que les Serbes ne fuient.

162
Mais comme j’ai fini cet ouvrage tardivement, depuis, la guerre en
Tchétchénie a été déclarée et aujourd’hui les représentants de la Douma
russe ont été élus, principalement grâce à l’influence de la guerre sur les
esprits et c’est toujours grâce aux victoires guerrières que le pouvoir
politique a reçu l’aval des électeurs ! Ainsi, dès qu'un pas est franchi vers
plus d’humanité, une nouvelle épreuve survient pour remettre en question
la réalité de la paix et ébranler, une fois encore, nos convictions.
163
Encore que de récents mouvements de violence au Kosovo, moins
d’un an après le début de la guerre, illustrent bien que rien n’est vraiment
résolu. Ceci pourrait éclairer la communauté internationale, qu’il est
effectivement tout à fait déterminant que les peuples s’allient pour
combattre, à l’échelle du monde, tous les dérapages qui nuisent au respect
des Droits de l’Homme, néanmoins l’ingérence pose le problème de
savoir jusqu’où il est juste d’aller et dans quelle mesure la pression
militaire va avoir raison des haines fratricides, surtout lorsqu'elles sont
séculaires.
195
Egalement, il faudra bien longtemps avant que tous les réfugiés
puissent rentrer chez eux et bien entendu, le pays qu’ils avaient
connu aura bien changé et peu d’éléments de leur passé restera
encore debout pour témoigner de leur histoire. La déchirure restera
vivace encore longtemps, le traumatisme d’avoir être rejeté, exclu,
banni de chez soi, tué et massacré pour avoir été différent ne
pourra pas sombrer dans l’oubli aussi aisément et peut-être faudra-
t-il encore du temps pour envisager le pardon.

Ainsi, le risque est de voir condamnées de force au silence, sous la


pression des pays occidentaux, les rages et les haines, attendant
l’illusion de l’oubli pour savourer, plus tard, la vengeance des
représailles. En effet, la guerre en Yougoslavie n’est pas si
ancienne, la paix avait aussi été signée sous la contrainte
armée étrangère. Quelques années ont passé et le mal est revenu
plus radical et féroce encore.

Par ailleurs, j’apprécie l’hypocrisie de la mode du « politiquement


correct » qui fait utiliser le terme de « conflit armé » à la place de
« guerre », comme si employer une terminologie164 plus nuancée
changeait quelque chose à l’atrocité des actes commis durant ces
périodes.
Le plus important semble-t-il serait de parvenir à ne plus entrer en
guerre avec qui que ce soit. Il semble que sociologiquement, il y ait
des progrès notables dans ce sens, mais c’est malheureusement
économiquement que l’hypothèse paraît plus difficile à concrétiser.

De la guerre à la paix, encore bien du chemin

En effet, l’économie des pays industrialisés comme celle des pays


en voie de développement reposent sur l’industrie de la guerre qui

164
Quoique l’argument contraire pourrait être, en référence à la
sémantique, à la linguistique et à la psychologie, qu’en changeant un
signifiant on modifie les symboles et les représentations. Peut-être
qu’avec le temps, ce changement de vocabulaire aura une incidence
significative sur la guerre.
196
est à l’origine de l’impulsion des télécommunications, d’Internet,
du spatial, de la recherche industrielle en général, de
l’aéronautique, et de tant d’autres secteurs. Certes, par la suite,
celles ci vont s’émanciper et se tourner aussi vers le civil,
néanmoins, combien de pans de l’économie restent encore régis
premièrement par le militaire, comme par exemple les méthodes de
l’intelligence économique ?

Ainsi, si les hommes se décidaient à ne plus faire la guerre et s’ils


se prenaient à rêver d’un monde sans conflits, en même temps, en
tout état de cause, dans la configuration actuelle de notre économie
et de nos mentalités, cela signifierait, symétriquement, une
augmentation massive du chômage. Ceci créerait alors un
déséquilibre spectaculaire des richesses des pays industrialisés qui
risqueraient, tout d’un coup, d’être plongés, à nouveau, dans la
misère et les famines, ignorées depuis très peu de temps, il est vrai.

Par ailleurs, la première phase post militaire ne serait peut-être pas


aussi sereine et pacifique que certains idéalistes se l’imaginent.
Nous aurions sans doute droit à l’éruption massive et exponentielle
de la violence dans les villes où la concentration humaine est
importante, où l’espace est limité, et où la promiscuité apparaîtrait
alors soudainement avec toute son horreur à cause du manque de
ressources et de l’accroissement des sans-logis, des démunis qui
verraient encore les vestiges du luxe provoquer leur précarité
soudaine et irréversible.

Ainsi, si la voie de la paix est à souhaiter, il est préférable de


l’anticiper et de trouver des voies de conversion tant des énergies
humaines (agressions, violence, instincts) que des mécanismes
économiques pour ne pas créer, sous prétexte d’un mieux vivre, un
fléau pire que celui de la guerre, justement combattue.

Bref, toujours est-il qu’une guerre profite à toute économie, avant,


pendant et après, et qu’il faudra encore quelques décennies avant
que les choses n’évoluent.

197
En effet, elle permet de dégager toutes les tensions agressives et
violentes d’un peuple sur l’autre, elle stimule les différentes armées
des belligérants, permet de démontrer la puissance des dernières
innovations de l’armement pour de futurs contrats. Elle favorise la
reconstruction, une fois la paix signée sur le papier, mais bien
entendu, pas forcément dans les esprits ni dans les cœurs. Elle
permet de créer une diversion pour les hommes politiques qui
pourraient, parfois, avoir besoin d’étouffer ou de faire oublier un
scandale financier ou d’une autre nature. (On se rappellera ainsi du
raid aérien lancé sur l’Irak par le président Clinton pour détourner
l’opinion de l’affaire Lewinski ou encore, la médiatisation de la
guerre du Kosovo qui a permis de faire s’atténuer l’affaire Elf et
ses nombreuses ramifications.)

Ensuite, plus la guerre est atroce et sanglante et plus les


associations caritatives apparaissent comme les sauveurs de la
planète avec leurs effets positifs et négatifs. Les effets positifs
correspondent à ce qui est directement observable, c’est-à-dire, que
de plus en plus de personnes se consacrent à la cause des déshérités
et des opprimés et s’engagent dans des actions humanitaires pour
aider les plus démunis. Les aspects négatifs sont alors les effets
indirects, comme par exemple l’utilisation médiatique, la
récupération politique, c’est-à-dire l’exploitation des idéaux et des
bonnes intentions par le pouvoir sous ses différentes formes.

L’exemple de la pollution de l’Erika montre bien, d’un côté,


l’engagement immédiat des volontaires, ignorants des risques
encourus, pour une cause d’intérêt public et de l’autre, le temps
pris par les hommes politiques, aux prises avec les polémiques,
tiraillés entre intérêt économique et intérêt personnel, pour réagir
efficacement au fléau.

Pourtant, il s’agit, me semble-t-il, de se réveiller, d’oser penser,


d’oser s’opposer, d’oser s’horrifier d’une économie mondiale
reposant tranquillement sur le principe de la guerre165, d’oser

165
Il ne s’agit pas là d’une simple prise de position, nombre de
constructeurs militaires (équipementiers ou systémiers) reconnaissent
198
aisément la réalité des conflits armés de par le monde à la fois pour
justifier des inventions, créations et commercialisation des nombreuses
machines et moyens mis à la disposition de la guerre et pour tester de
nouveaux produits, techniques et matériaux pour de nouvelles
productions. Aujourd’hui l’économie mondiale repose, surtout pour les
pays industrialisés, sur la continuité des guerres. Récemment, à la
télévision, lors d’une émission concernant l’évolution du monde, un
journaliste commentant la presse américaine, disant que la guerre au
Kosovo était bâclée car elle n’était pas correctement chiffrée et que sa
durée n’avait pas été fixée. Ceci signifie que l’on peut décider d’un début,
comme de la durée comme de la fin d’une guerre, ce qui est en général le
propre de celui qui commande et dirige quelque chose et qui n’est pas
concerné par la réaction de l’autre. En effet, si la guerre du Kosovo n’était
que ce qui est présenté socialement et publiquement, on pourrait dire,
avec une certaine assurance, au vu des moyens déployés, qu’elle ne
devrait pas durer trop longtemps, puisque les Nations Unies ont allié leurs
forces pour faire plier Milosevic. Mais néanmoins, rien ne permet de dire
de manière certaine comment ce conflit peut évoluer et quelle en sera la
durée, si l’on avait affaire à un belligérant qui s’oppose au nom de
principes et de convictions. Par ailleurs, il aurait été plus simple et moins
coûteux en drames humains et en armes utilisées d’enlever ou
« d’extrader » Milosevic et de le juger pour crimes contre l’humanité et
cela permettrait de limiter les pertes à quelques hommes jugés et
condamnés. Seulement, voilà, qui aurait pu avoir intérêt à éviter la
guerre ? A la place, voici ce que l’on entend de la part des
commentateurs : c’est que la Chine ne peut pas décemment s’indigner
trop longtemps des frappes faites sur son ambassade, car elle a trop
d’intérêts économiques avec les Etats-Unis et l’Europe pour risquer un
blocage économique ou diplomatique. La Russie, à laquelle on laisse
apparemment et publiquement la possibilité de négocier avec la Serbie,
n’est en fait qu’un moyen pour préserver la dignité d’Eltsine vis-à-vis du
monde de manière à pouvoir revoir la dette russe dans les prochains mois
et éviter que la Russie ne se défile de ses engagements. Enfin, aujourd’hui
déjà, avant qu’aucune issue n’ait été trouvée pour les Kosovars, les
économistes disent que ce conflit engageant massivement les Américains
dans la guerre en termes de moyens, d’hommes et surtout de
financement, permettra de réduire les tensions économiques existant entre
l’Europe et les Etats-Unis. Ce qui aurait alors pour conséquence de faire
baisser la garde de l’Europe, en matière d’échanges commerciaux. Alors
défendre la cause de l’humanité ou s’intéresser à son évolution passe bien
entendu, comme une utopie inconsciente ou naïve. Il s’agit de la lutte
entre idéologie et économie, entre argent et humanité. La lutte est inégale
199
changer de perspective, en sachant que les résistances sont énormes
mais que les bénéfices le seront bien davantage.

« Il n’y a aucune utilité à vouloir supprimer la tendance agressive


des hommes… Les communistes russes, aussi, espèrent être
capables de faire disparaître l’agressivité humaine en garantissant
la satisfaction de tous les besoins matériels et en établissant
l’égalité à d’autres égards entre tous les membres de la
communauté. J’estime que c’est une illusion… On ne peut
supprimer entièrement les pulsions agressives des hommes, c’est
déjà beaucoup d’essayer de les dériver suffisamment pour qu’elles
n’aient pas besoin de s’exprimer dans la guerre ». Freud.166

L’apport paradoxal des médias

Pourtant, paradoxalement, c’est bien grâce à la médiatisation, plus


ou moins impartiale, des différentes guerres et oppressions en tout
genres de par le monde, que chacun peut savoir, comprendre et
décider d’un engagement dans des causes humanitaires. C’est
toujours grâce à l’information pléthorique qu’il est possible de
savoir quelles sont les actions réalisées et possibles et découvrir
l’existence d’hommes et de femmes partageant les mêmes valeurs
que soi et permettant alors de révéler une vocation.

Ce qui caractérise notre siècle c’est donc, d’une part, la libre


circulation de l’information qui permet plus largement la
connaissance des actes de bravoure. Et c’est aussi, grâce à la
Seconde Guerre Mondiale, l’élan international de lutte contre les

et ne se situe absolument pas sur le même plan, à peu près comme mettre
sur un pied d’égalité l’évolution darwinienne et la Genèse pour expliquer
l’origine de l’homme. De cette manière, il y en a forcément un qui doit
rendre les armes, et le sens des valeurs et des croyances détermine
justement à quelle tendance on va plutôt croire.
166
Freud. Why War ? Standard Editions. Tome 22. Londres. Hogarth
Press. 1964.
200
actes de barbarie à l’encontre de l’être humain. Cette fin de
millénaire apparaît comme la conclusion des différentes prises de
conscience humanitaire qui se sont forgées au fil des siècles et qui
aboutissent aujourd’hui à l’émergence de la conscience
individuelle. Celle-ci ouvrant la voie démocratique à l’engagement
idéologique, politique, humanitaire ou spirituel avec pour objet
principal de combattre les crimes commis contre l’humanité.

L’engagement comme moyen de lutter contre le mal

C’est ainsi que l’ouvrage Le siècle rebelle, outre son parti pris et
son positionnement idéologique, fait montre d’une autre manière
de prendre conscience, de décider de penser, d’agir et de croire.
Pour certains, l’éveil s’est fait par la rébellion et pour d’autres,
autrement.167 Ce qu’illustre ce livre, par nombre d’exemples, c’est
que la Révolution française a amené, par-dessus tout, la possibilité
de repenser l’homme, sa place et son intention citoyenne,
philosophique, existentielle.
« Des hommes et des femmes, parce qu’ils étaient en vie, ont su
résister aux totalitarismes, des communistes antibolchéviques aux
maquisards de la Seconde Guerre Mondiale. D’autres ont voulu
lutter contre le chaos ordinaire, «changer la vie », « faire quelque
chose ». […] Ces hommes et ces femmes rebelles n’appartiennent
pas toujours aux avant-gardes. Ce sont aussi des hommes et des
femmes de tous les jours, du quotidien, et leur révolte rapportée à
la banalité en a changé le sens : celui des rapports entre les
générations, entre les sexes, entre l’homme et la technique,
l’homme et la nature ; celui du statut de la jeunesse, de la place
des cultures minoritaires en démocratie ».

Le chamboulement de notre société qui laisse la liberté à l’homme


et à la femme d’être et de décider ou non de faire partie du

167
Par la foi, l’engagement humanitaire ou encore par la prière ou la
méditation, c’est-à-dire par le mystique, le spirituel ou encore la quête
existentielle
201
système168 est une grande nouveauté. Pour certains, la marque
d’une grande liberté, sans aucun doute, et certainement le
frémissement vers l’autonomie qui aujourd’hui encore s’observe
plutôt comme des à-coups consécutifs que comme une voie
mûrement choisie et assurée. Cette tendance observable montre
bien qu’il existe de l’espoir dans l’humanité ou plutôt, pour tenir
compte de la critique de Comte-Sponville169 sur l’espoir, nous
sommes témoins d’un changement réel et profond qui avance
chaotique, titubant d’une extrême à l’autre mais toujours se
relevant, fier et glorieux de ne pas avoir succombé à la tentation de
l’anéantissement de l’homme.

En conclusion, Le message principal de cet essai est que le


changement, l’évolution de l’humanité est le pouvoir de tous, le
devoir de tous et non plus l’apanage des privilégiés ou celui des
intellectuels et des philosophes d’une époque donnée.
Les différents ouvrages cités témoignent de la réalité de cette
évolution qui est si souvent absente des esprits car peu médiatisée.
Comparativement, le poids des crimes et des violences trouve une
place prépondérante auprès des médias et de nombre d’auditeurs et
de téléspectateurs. Ma conviction est que si, justement, on met
l’accent plus souvent sur les progrès de l’humanisme, les
évolutions humaines et que celles-ci ne restent pas quelques
témoignages pour érudits ou le thème de colloques privés ou de
musées thématiques, alors peut-être la démultiplication pourra-t-
elle se faire et l’inversion de la tendance sera possible.

168
Un système qui peut être économique, politique ou religieux.
Néanmoins, mon propos est de dire qu’il existe de nos jours une liberté de
choix. Mais, en revanche, il n’est pas possible, comme par le passé, de
faire partie du système – social – tout en n’en faisant pas partie. La
différence principale réside dans le fait de pouvoir agir autrement que par
le passé, c’est-à-dire, qu’aujourd’hui il est possible d’être en désaccord ou
opposé au système, de vivre en marge de lui sans pour autant encourir
des peines dommageables.
169
Commentaires sur l’espoir. « Désespérément vertueux » in Le Mal –
Collectif. F. L’Yvonnet.
202
Ainsi, cette deuxième partie vise à montrer comment les personnes
et la société, ensemble ou séparément, réagissent à la question du
mal et quelles sont les réponses apportées pour le combattre.

Extraits de la Déclaration des Droits de l’Homme et du


Citoyen170.

Article 1 : Tous les êtres humains


naissent libres et égaux en dignité
et en droits. Ils sont doués de
raison et de conscience et doivent
agir les uns envers les autres dans
un esprit de fraternité.

Article 2 : Chacun peut se prévaloir


de tous les droits et de toutes les
libertés proclamés dans la présente
Déclaration, sans distinction
aucune, notamment de race, de
couleur, de sexe, de langue, de
religion, d’opinion politique ou de
toute autre opinion, d’origine
nationale ou sociale, de fortune, de
naissance ou de toute autre
situation.

Article 18 : Toute personne a droit à


la liberté de pensée, de conscience
et de religion ; ce droit implique la
liberté de changer de religion ou de
conviction[...].

Article 19 : Tout individu a droit à la


liberté d’opinion et d’expression
[...].

170
Les droits de l’Homme. Anthologie proposée par Jean-Jacques
Gandini.
203
Article 26 : Toute personne a droit à
l’éducation.

Article 29 : L’individu a des devoirs


envers la communauté dans
laquelle seul le libre et plein
développement de sa personnalité
est possible. 2. Dans l’exercice de
ses droits et dans la jouissance de
ses libertés, chacun n’est soumis
qu’aux limitations établies par la loi
exclusivement en vue d’assurer la
reconnaissance et le respect des
droits et libertés.

Un cri de colère qui pousse la plume

Pourtant ces articles sont connus, cette déclaration, même si elle


évolue au fil du temps,171 existe depuis plus de deux siècles, et
néanmoins, qui, aujourd’hui, peut se targuer d’appliquer tous les
jours pour lui-même et pour son environnement la totalité de ces
principes ? Combien de fois fermons-nous les yeux pour ne pas
voir ou pour éviter d’être dérangés dans notre confort et d’entendre
les douleurs, de voir la misère et de comprendre la souffrance des
déshérités ?
Il est vrai qu’en prenant le métro, tous les jours, il est difficile de
pouvoir venir en aide aux autres, quand bien même on pourrait le
souhaiter. En effet, nous sommes sollicités en moyenne une fois
par jour et bien entendu le soir et le matin, cela peut atteindre deux

171
Voir à ce sujet De la tolérance aux droits de l’homme. Textes
présentés par Michel Kneubühler.
Concernant les droits de l’homme et les crimes contre l’humanité, seuls
quatre pays sur soixante ont ratifié le traité de Rome permettant de
confirmer le Tribunal International dans ses fonctions et d’envisager alors
que tout crime contre l’humanité soit puni.
204
à trois fois par trajet. Et là je ne parle que de ceux qui quémandent
explicitement une pièce, il existe aussi toute la détresse de ceux
dont on perçoit les blessures, visiblement trop béantes et
impossible à refermer. Là, le cortège des souffrances s’alourdit,
auquel on peut ajouter toutes ces personnes qui, mornes ou
agressives, expriment bien leur désarroi et leur difficulté à
supporter leur quotidien lugubre ou insatisfaisant.
Alors survient la lassitude, la monotonie, et de nouveau la banalité
du mal qui nous empêche d’oser regarder en face une misère qui
nous choque car elle nous renvoie trop violemment sans doute, à
celle, potentielle, qui pourrait nous toucher, si l’un des paramètres
de notre vie se trouvait durablement atteint, tel que l’emploi ou de
manière générale, nos ressources.

Mais, s’il n’existe jamais personne pour décider d’arrêter ce cercle


infernal, pour vouloir que ça cesse et se battre pour que les choses
en soient autrement, alors l’inéluctable devient le mectub, la parole
incontournable du destin qui fait espérer avoir plusieurs vies pour
pouvoir en vivre un jour une bonne et qui rend chacun avec sa
triste mine grise, un zombie du système.

Je crois qu’il faut oser ouvrir les yeux et se mettre en colère devant
cette honte que nous nous faisons à nous-mêmes. A quoi cela sert-
il que nous apprenions, que nous nous cultivions, que nous
cherchions quelque chose de meilleur, intellectuellement, si cela ne
sert que nos intérêts propres et la contemplation de notre nombril
égocentrique ?
L’autre c’est moi, un jour.
C’est possible, si ce n’est pas par la misère, cela peut être par la
maladie ou aussi par les souffrances des meurtrissures de la vie et
des blessures narcissiques en tout genres, alors si « Hitler c’est
moi »172, le plus misérable c’est aussi moi.
Et si je m’instruis, si je saisis l’énergie et la force de me battre, de
gravir les « échelons » de la vie et si je parviens à dépasser les
aigreurs de ses facéties, alors je peux utiliser cette puissance
intarissable et cette confiance dans notre potentiel à tous pour

172
En référence à l’ouvrage de Glucksmann, le Bien et le Mal.
205
décider de partager, de permettre l’évolution des autres vers cette
clairvoyance qui rend le monde meilleur. Un univers aux couleurs
chatoyantes pour tous et non plus ce théâtre de chaos et d'insécurité
où seuls gagnent ceux qui écrasent plus férocement leurs voisins.

C’est donc en colère que j’écris, en tous cas, comme première


énergie et comme première motivation. J’ignore ce que j’aurais pu
faire durant la Seconde Guerre Mondiale, je me plais à croire que
j’aurais lutté et que j’aurais combattu, mais je me garde bien de me
bercer d’illusions mirifiques, peut-être aurais-je été silencieuse et
discrète, mais ce dont je suis sûre c’est que je n’aurais pas pu trahir
et vendre mes amis, ma famille à des tortionnaires qui n’avaient
pour seuls buts que de tuer la différence, la dignité et l’humanité.

Donc, contemporaine de cette fin de siècle, je crois qu’il y a encore


quelque chose à dire contre le mal et contre la tendance exagérée
des hommes à se combattre, tout cela pour vouloir toujours plus et
en oubliant aussi ardemment d’être.

Le message que je voudrais partager avec vous est celui de l’espoir


dans l’homme. Celui-là même qui est capable du pire peut tout
aussi bien choisir le meilleur. Il n’est pas nécessaire d’être croyant,
en quelle religion que ce soit d’ailleurs, pour comprendre, que
l’essentiel du bonheur est ici sur terre et pas ailleurs, et qu’il n’est
pas dans les possessions, illusions scintillantes. Il n’est donc pas
dans l’avoir mais bien dans l’être, c’est-à-dire au cœur de soi. Et
tout peut se comprendre, se trouver et se partager en partant du
cœur de soi, non comme Narcisse se noyant dans son image trop
aimée, mais bien dans cette acceptation de soi, qui va ensuite
permettre de rayonner, de comprendre, de compatir et d’aimer.
Tout le reste après, glisse, comme une douce pluie, même le plus
terrible orage n’atteint alors plus le cœur de l’homme ou de la
femme devenu sage et plein d’amour.

C’est pourquoi, je voulais, au départ, n’écrire qu’une seule phrase :


Connais-toi toi-même, qui me semble tout résumer et tout dire et je
trouve qu’ensuite, il n’est plus nécessaire d’ajouter quoi que ce
soit.
206
Mais si je considère cet essai, sous l’un de ces angles, en tant que
chemin initiatique, il manque alors les mots qui accompagnent et
qui permettent à chacun de vouloir et de pouvoir ouvrir les yeux et
de se regarder dans toute sa limitation et sa magnificence
juxtaposées. Nous sommes tous les princes et les princesses de nos
jeunes années, nous avons juste tort de les chercher à l’extérieur de
nous-mêmes. En nous acceptant, complexes, paradoxaux et
imparfaits, nous faisons alors preuve de tolérance et d’ouverture
qui va permettre d’accueillir la différence et qu’elle devienne
source d’enrichissement.

Les Droits de l’Homme et la paix

Aujourd’hui en écoutant France Inter, une réflexion sur les Prix


Nobel m’a interpellée, tout d’abord, parce qu’elle correspond à une
conviction que j’avais encore il y a quelques mois et aussi parce
que je considère cette opinion comme un premier niveau de lecture
de l’événement.

Le journaliste de l’édition du matin faisait une réflexion sur la


nomination des Prix Nobel de la Paix, en ce jour de
commémoration des 50 ans de la Déclaration des Droits de
l’Homme.
Il disait, en s’appuyant sur l’exemple de certains Prix Nobel
discernés, que certains semblent le mériter et d’autres pas, ou
disons autrement, que certains paraissent le mériter plus que
d’autres. Cela m’a posé question. Déjà à l’époque, quand j’avais pu
m’entendre proférer ce type d’opinion, je sentais confusément que
j’avais tort.

Ainsi, certaines personnes ayant reçu le Prix Nobel de la Paix ont


consacré toute leur vie à la cause des autres, souvent des plus
défavorisés ou des opprimés, tels Nelson Mandela, Mère Teresa ou
encore Aung San Suu Kyi et Rigoberta Menchu. D’autres, comme
Kissinger, Roosevelt, ou Arafat, ou encore l’IRA, ont reçu le prix
Nobel alors qu’une partie de leur vie avait été employée à fomenter
des guerres et des révolutions, à exercer des actes terroristes et
207
autres agissements allant contre les intérêts, les droits et le respect
des autres hommes.

Spontanément, il semble que l’on puisse être unanimement


d’accord avec cette affirmation, notamment sur la remise en cause
des critères d’attribution du Prix Nobel.
Pourtant, si l’on considère l’avancée de l’humanité, c’est-à-dire les
progrès de l’humanité des hommes et des femmes de notre époque,
on peut comprendre que ces récompenses sont peut-être l’occasion
symbolique de mettre l’accent sur le changement, sur l’évolution
des points de vue, des convictions et des valeurs de ces personnes,
qui ont un jour, pour diverses raisons, pris le parti de la paix, de la
médiation et du compromis.

Aujourd’hui, je pense tout différemment d’il y a plusieurs mois en


arrière et je me considère à l’opposé de ma précédente prise de
position et de celle du journaliste. Discerner le Prix Nobel à
certains dont on connaît trop bien le passé tumultueux et dont on a
pu constater le changement radical d’option, de position, de valeurs
et de pratique, cela revient à sceller officiellement, par la plus
haute distinction humaine qui soit, le fait que l’homme peut
évoluer. Il peut aller d’une extrémité à l’autre173 et être reconnu
publiquement et unanimement pour sa métamorphose et c’est en
cela que je vois des signes tangibles d’évolution de notre humanité
et l’expression de notre humanisme.

Et d’ailleurs qu’est-ce donc que cette humanité ?

« L’humanité, […] c’est à la fois, la dignité de l’homme et son sens


de la solidarité ».174

173
Bien entendu, pour autant que ces changements soient sincères et
répondent à des convictions profondes et qu’ils ne soient pas le résultat
d’un opportunisme de circonstance.
174
Marek Halter. Ibid.
208
L’humanité, c’est l’absence de mots, ce sont les actes qui sauvent,
sans justification, sans motif, pour la simple raison que d’autres
êtres humains sont opprimés et qu’alors un élan anime l’individu et
le pousse à aider son prochain.
« C’est cela, c’est cette disposition à la compassion immédiate que
les pires systèmes totalitaires et leur exterminateurs ne pourront
jamais tuer en l’homme. »175

Le concept d'humanité est un concept qui, à la fois, circonscrit la


subjectivité de l'homme et qui fait aussi état des lois universelles
dont celui-ci fait siennes pour définir son agir.
L'humanité ne peut se comprendre que liée à la morale qui va régir
le libre-arbitre de l’homme et ses actes pour le rendre distinct de
son animalité première.
« Le genre humain serait soumis à un processus de
perfectionnement moral. »176
C’est justement cette évolution de l’humanité que nous avons pour
objectif d’examiner, est-ce qu’elle s’inscrit dans une plus grande
morale, dans une plus grande liberté ou une plus grande
autonomie ?

La caractéristique de l’humanité réside dans l’universalité de ses


lois sociales et morales et dans la reconnaissance du principe de
liberté comme droit à la naissance et de celui d’égalité dans le sens
des Droits de l’Homme. La liberté est à la fois le principe essentiel
constitutif de l’homme et un droit inaliénable qu’il acquiert à la
naissance et qui lui donne, justement, ce statut d’homme. Pourtant,
de cette liberté de droit, il ne faut pas en déduire une liberté d’actes
inconsidérés, la liberté n’est pas l’anarchie, car ce n’est pas
l’absence de lois, c’est justement cette raison pratique qui fait de
l’homme, un être pensant et décidant de commettre de bonnes ou
de mauvaises actions en respect ou non des lois humaines et des
codes propres de sa culture et de son groupe social. L’impératif que
rappelle Rosenfield en témoigne « Traite autrui comme fin en lui-

175
Idem.
176
Emmanuel Kant.
209
même, jamais comme moyen » montre bien comment l’autre
s’inscrit dans cet espace de respect propre à la liberté humaine.
En fait, ce qu’il faut comprendre, c’est que la liberté se définit
comme un but à l’action non comme un moyen ou une fin en soi
empirique. Ce but n’est pas une « denrée » à expérimenter de
manière égoïste, c’est une éthique à atteindre, un but existentiel. Le
projet social consiste alors à créer des lois et des structures sociales
et politiques qui permettent à chacun de pouvoir accéder à un statut
d’individu et de société libres.

Pour dépasser la croyance que le salut ne passe que par


la croyance en Dieu

Il n’y a pas si longtemps, la finalité de l’humanité comme le moyen


de lutter efficacement contre le mal résidaient dans le salut de
l’âme que seule la croyance en Dieu permettait.
C’est ce que décrivait Schelling en démontrant que le salut comme
la raison d’être de l’homme résident dans sa symbiose avec Dieu.
Il caractérisait l’esprit humain comme essentiellement capable de
commettre erreurs et péchés et donc le mal. Dans la perspective
ontologique, cela signifiait qu’un non-étant (représentant le mal)
cherchait à prendre la place d’un étant (représentant le bien)
caractérisé donc par Dieu, dans son caractère infini et parfait.
Schelling dit alors que si l’homme n'arrivait pas à énoncer sa
relation avec ce pouvoir divin, le monde et l'homme n'auraient pas
de raison d'être, l'homme, dans le non-sens de son existence,
pourrait désespérer de lui-même.
« L'esprit humain, séparé de l'âme et de Dieu, tombe dans la folie,
dans le non-être. »177

C'est donc à l'homme de trouver en lui les ressources nécessaires


pour s'accomplir en tant qu'homme et en coupant « le cordon
ombilical » qui le rattache à Dieu, il s'invente la liberté (en rapport
avec le péché originel). Et Schelling pose le problème du choix,

177
Schelling.
210
c’est-à-dire, la difficulté que rencontre l'homme face à
l'indétermination de l’alternative.
Pour sortir de cette condition, il doit justement se déterminer,
mission dont s'est chargée la raison sur le plan intelligible et
qu'applique la liberté sur le plan de l'action.

L’évolution de l’humanité : entre progrès techniques et


conscience de l’humanité.

Nous laisserons là l’influence religieuse pour examiner avec


d’autres critères l’évolution de l’humanité de l’homme. Si on la
compare à l’évolution mécaniste et technique, elle apparaît comme
une esquisse timide, à peine décelée dans le courant de l’histoire.
Par cette comparaison, il serait alors tentant de conclure que
l’humanité de l’homme n’évolue pas et que son mal endémique
persiste.
Mais si l’on y regarde de plus près, on voit que cette déduction est
un peu trop réductrice.
Ce que les progrès techniques ont amené, c’est essentiellement
l’évolution du confort de vie de l’homme.
Si celui-ci a pu entraîner l’accroissement des inégalités, on serait
alors tenté de le blâmer, on peut, à l’inverse, apprécier la libération
des tâches de subsistance qu’il a permis de réaliser, au moins pour
certains.
C’est donc ce confort et ces améliorations techniques qui ont
permis l’émergence de la pensée, de la réflexion, de l’observation,
de l’analyse, du dialogue, de la discussion, de la polémique, de la
dialectique et c’est tout ceci qui a un effet sur la manière dont
chacun aujourd’hui voit le monde et le réalise.

Si l’on considère les différents thèmes traités par l’ouvrage Les


idées qui ont changé le monde 178 on constate une évolution
complémentaire et continue des différents champs observés
(politique, philosophie et spiritualité, sciences humaines, arts et

178
Robert Stewart Les idées qui ont changé le monde .
211
sciences). Bien entendu, nous remarquons qu’au XX° siècle les
progrès médicaux, scientifiques et techniques ont connu une
explosion spectaculaire et qu’il existe une accélération
exponentielle des découvertes et des modifications technologiques.
Ceci peut s’expliquer par le nombre croissant de personnes
agissant et interagissant simultanément, à l’évolution des
recherches dans tous les domaines. En cela, l’avènement des
moyens de communication toujours plus performants rendent
l’information immédiatement accessible, partout dans le monde, et
accentue encore ce processus.
« L’histoire enseigne qu’une phase de forte croissance179 se
déclenche quand des progrès scientifiques réussissent à satisfaire
des demandes nouvelles du marché ».180

La spirale économique motive, pour des raisons de profits à


réaliser, le développement permanent tant des améliorations
technologiques qu’organisationnelles. Dans ce domaine, on
observe que sur plusieurs millénaires, les progrès sont constants et
impressionnants.
A l’inverse, si l’on considère l’évolution de la pensée humaine, on
sera surpris de constater que, bien avant l’ère chrétienne, de
nombreux peuples avaient écrit, pensé et diffusé depuis longtemps
sagesse et principes religieux, politiques et sociaux de par le
monde. C’est ainsi le cas des Chinois 3 000 ans avant J.C., les
Egyptiens aux mêmes dates, et le peuple Hébreu quelques 2000 ans
avant J.C.181
Quant à la démocratie,182 que nous cherchons toujours à
développer parmi le plus de nations possibles, elle nous vient de la
Grèce Antique, soit plus de 800 ans avant J.C.

Bien sûr, à ces époques aussi on trouve déjà les bases


fondamentales de notre science actuelle, les mathématiques (les
Arabes), l’astrologie, la médecine (Hippocrate), le classement des

179
Il s’agit aussi bien de croissance économique que sociale.
180
Jacques Attali Fraternités. Une nouvelle utopie. Fayard.
181
Le peuple hébreu détermine son origine avec la naissance d’Abraham
2100 avant J.C.
182
La démocratie moderne, esclavage mis à part.
212
espèces (Aristote), tout ceci était déjà découvert. Toutefois, ce
n’est que depuis le XIXe siècle, avec la mécanisation et le début de
l’industrialisation que les progrès scientifiques et techniques, en
amélioration constante, apportent des modifications significatives à
notre environnement et ce, de manière continue.

Pour la pensée, il en est tout autrement. On peut reconnaître,


indiscutablement, la qualité de l’origine de la philosophie à la
Grèce, avec des noms prestigieux tels que Socrate, Platon ou
encore Aristote. Et de la même manière, on pourra reconnaître la
paternité de la notion de sagesse à la Chine, idées et pratiques
développées par des maîtres fameux tels que Confucius, Lao Tseu
ou encore l’enseignement de Bouddha. Les enseignements de ces
pères de la pensée sont d’une telle qualité et d’une telle puissance
qu’ils n’ont jusqu’ici jamais été dépassés. Certes, on a pu leur
reconnaître des successeurs, d’éminents alter ego, mais néanmoins
la justesse de leur pensée, qui est vieille de plus de 3000 ans pour
certains, est toujours adaptée et d’actualité.

On pourrait alors se dire qu’aucun progrès n’a été fait depuis. Et


bien on aurait tort.
Comme nous venons de le dire, la précision et l’acuité de leurs
théories connaît de nouveaux détracteurs mais ils n’ont pas pour
autant été détrônés. Néanmoins, c’est la diffusion large de la
philosophie et de la sagesse qui entraîne des modifications dans la
société. Tout d’abord, elles permettent davantage de remises en
cause, facilitent la critique et évitent l’enfermement dans certaines
écoles de pensée. Mais plus encore que la dynamique rhétorique ou
intellectuelle, la « démocratisation » de la philosophie permet à
chacun de penser sur lui-même et sur le monde et ceci modifie,
petit à petit, le cadre de référence des personnes ainsi que leurs
valeurs.

L’incidence de la médiatisation tant de la philosophie que de la


psychologie, tout le monde se souvient de l’immense succès du
Monde de Sophie183, amène celui qui s’égare dans ces lectures à

183
Jostein Gaarder. Le Monde de Sophie.
213
une réflexion et une introspection qui bien souvent ont des
conséquences sur sa vie quotidienne et parfois aussi dans son
engagement professionnel.
Ce sont ces micro actions, ces minuscules modifications d’un
nombre croissant d’individus, qui permettent de dire que
l’humanité grandit chaque jour un peu plus, la plupart du temps à
l’état de germe au sein de la plupart des gens et puis pour
quelques-uns, la fleur éclot et la maturité de la réflexion se
transforme en éthique de vie.

Evolution de l’humanité de l’homme

Comment, dans ces conditions, voir le monde autrement ?


Si le mal est à l’œuvre comme nous l’avons dit dans la première
partie et que nous en sommes essentiellement responsables, cela
nous empêche-t-il d’envisager qu’il existe peut-être autant de
ressources éthiques dans l’homme que de penchants mauvais ?
Pour mieux comprendre ce qui se passe pour chacun d’entre nous
et déterminer si oui ou non, nous pouvons décider et dire que
l’humanité de l’homme évolue et se consolide chaque jour un peu
plus, je propose une illustration.

Voici trois courbes qui visent à illustrer la représentation que l’on


peut se faire de l’évolution de l’homme.

L’évolution des
connaissances
Capacité d’ évolution

L’évolution affective
de l’individu

L’évolution de
l’humanité de l’homme

Temps
214
Evolution des connaissances

On peut constater, lorsqu’un enfant grandit aujourd’hui, qu’il


acquiert très rapidement les connaissances et les savoirs de son
époque, bien entendu, selon sa culture, son milieu, son
environnement, son éducation, il sera plus ou moins à l’aise et
familiarisé aux nouvelles technologies. Néanmoins, tout le monde
s’accorde à dire qu’un enfant de cette fin du XXe siècle, sait, tout
de suite, comment se servir d’un téléphone, d’un magnétoscope ou
d’un ordinateur. N’importe quelle nouvelle technologie s’acquiert
avec une facilité déconcertante, c’est comme si chaque nouvelle
génération arrivait directement avec le niveau de technologie et de
niveau scientifique de son époque.

Evolution affective de l’individu

En revanche, il en est tout autrement du développement de la


maturité affective de l’individu.
Pour revenir aux sources décrivant ce qu’est le développement
affectif et social de l’enfant, je me réfère aux grands classiques du
genre Freud, Wallon, Klein, Dolto, etc.
Mon propos est principalement de constater que si l’enfant qui naît
aujourd’hui, comme nous venons de le voir, prend, en quelque
sorte, le train de la science en marche, il apparaît que sur le plan
émotionnel et affectif, il en est tout autrement.
Combien de parents d’ailleurs, essaient, à leurs dépends,
d’inculquer leurs expériences, bonnes ou mauvaises, pour prévenir
les bêtises des uns ou inciter les autres à suivre le bon exemple. Et
combien de ces jeunes suivent justement ce type de conseils ?
Fort peu, l’expérience étant, par définition, davantage quelque
chose qui se vit, s’expérimente et qui ne se transmet guère par la
parole et les livres.
C’est comme si chaque enfant refaisait le parcours de son père ou
de sa mère, commettant les erreurs semblables au même âge.
Brièvement, ce qui peut être dit sur le sujet du développement
affectif, est que chaque individu est « contraint » de vivre et de
dépasser seul chaque stade de son développement, telles que les
215
phases orales, anales et œdipiennes184 et que c’est justement dans la
manière dont se fera ce dépassement qu’il pourra acquérir son
autonomie et sa maturité émotionnelles. Parfois, et même avec
l’aide de spécialistes, éducateurs et psychologues, le chemin peut
être long et les étapes difficiles à surmonter.
Mais je laisserai là, pour l’instant, cette piste, pour revenir à
l’évolution de l’humanité de l’Homme.

L’évolution de la représentation de l’homme au fil des


siècles

En effet, si l’on regarde plus attentivement et que l’on reprend par


exemple, un seul sujet comme, disons, la tolérance, on pourra
constater avec Todorov, que la conception de l’homme a
considérablement évolué depuis quelques siècles.
Comme nous l’avons vu plus haut avec la Controverse de
Valladolid, il est une époque assez récente où se posait la question
de l’humanité de certains peuples, considérés plus proches des
animaux que de l’homme, du fait de leurs caractéristiques
physiologiques. Ensuite, leur différence a vraiment posé problème.
Ces peuples découverts au cours des expéditions en tout genres ont
été systématiquement considérés comme barbares et sauvages
parce que l’on ne pouvait pas retrouver en eux les critères de notre
civilisation. L’opposition entre le siècle des Lumières faisant le
panégyrique de la raison et les comportements « étranges » des
peuples rencontrés, amène au pire des ethnocentrismes185 dont
aujourd’hui encore nous avons bien du mal à nous départir.

184
Les différents stades du développement affectif chez Freud.
185
Voici quelques exemples pour percevoir l’évolution de la notion
d’ethnocentrisme. Dans Des Jugements, La Bruyère185 voulant décrier la
barbarie et démontrer la tolérance fait l’éloge de la civilisation et illustre
l’ethnocentrisme le plus radical. « Avec un langage si pur, une si grande
recherche dans nos habits, des mœurs si cultivées, de si belles lois et un
visage blanc, nous sommes barbares pour quelques peuples ».
Todorof, à son tour, relate l’ethnocentrisme scientifique en illustrant son
propos extrait de la Société des Observateurs, premiers ethnologues
français. Premièrement, parlant des autres cultures à observer, il les
appelle « sauvages », ceci permet de comprendre le postulat de non-
216
Plus récemment encore, les balbutiements de l’anthropologie qui
avait enfin reconnu l’homme comme objet d’étude a remis au goût
du jour et systématisé l’observation métrique186 des différences
ethniques. On a pu apprécier par la suite avec l’Affaire Dreyfus et
la Seconde Guerre Mondiale, l’utilisation raciste qui en a été faite.
Si la différence entre les races humaines est constatée depuis
longtemps, la considération pour l’égalité de droit et de principes
entre elles est loin d’être acquise.
Toute l’histoire de l’ethnographie et de l’anthropologie reposent
sur un ethnocentrisme forcené, des tentatives d’universalisation des

respect et d’inégalité avant même la découverte réelle des différences.


Pourtant les discours et les prises de positon semblent généreuses. « Rien
n’est plus ordinaire, par exemple, que de juger les mœurs des sauvages
par des analogies tirées de nos propres mœurs, qui ont cependant si peu
de rapport avec elles (…) Il fait raisonner le sauvage à notre manière,
lorsque le sauvage ne leur explique pas lui-même ses raisonnements. »
Ou encore « il faut se méfier de cette projection inconsciente de soi sur
les autres ». Si le discours est positif, il semble qu’il ne soit pas forcément
suivi des faits. Ainsi Todorof rapporte que Gérando expliquait aux
personnes qui partaient voyager, certaines choses sur des pays et des
peuples qu’il ne connaissait pas, imprimant par là même a priori et
préjugés rendant alors difficiles une observation « objective ». Ensuite,
l’auteur met l’accent sur la méthode de collecte d’information, inspirée
des raisonnements des philosophes transformant les principes
philosophiques en affirmations à démontrer concrètement à partir des
observations faites sur place. Alors l’observation n’a de sens que de
démontrer l’universalité du modèle idéal platonicien et classique en
cherchant auprès des autres peuples les critères qui pourraient confirmer
l’hypothèse. Il rapporte encore que ce personnage préconisait que l’on
rapportât les sauvages pour les observer en laboratoire pour éviter les
désagréments climatiques, de préférence avec leur famille pour pouvoir
les observer dans les meilleures conditions.
Extrait de Todorof Nous et les autres.
186
Ceci existe depuis au moins le XV° siècle lorsqu’une folie s’est
emparée de l’Europe et qu’elle voyait dans les femmes, des sorcières. A
cette époque un portrait-robot avait été mis en place pour mieux chasser
et exterminer celles-ci. Guy Bechtel. Les quatre femmes de Dieu. P. 130-
141. La peur de l’autre se traduit depuis longtemps par le besoin d’en
faire un bouc émissaire auquel on attribue parfois des critères physiques
spécifiques pour mieux le persécuter.
217
cultures occidentales et ce n’est que très récemment que l’Europe
et les Etats-Unis supportent d’être à leur tour objet de recherche.
D’ailleurs, les premières recherches réalisées dans ce sens par des
chercheurs d’autres cultures ont été contestées dans leur bien-fondé
et dans la qualité de la méthodologie.

De l’universalisme des Droits de l’Homme

Aujourd’hui, en théorie et en droit, toutes les cultures et toutes les


civilisations sont considérées comme égales et les Droits de
l’Homme s’appliquent à tous, même s’ils sont le fruit uniquement
de la culture occidentale !
Comme nous l’avons déjà dit, ce sont les actes marquants de
l’histoire qui ont permis de faire sauter les verrous de
l’intransigeance.
Des croisades aux inquisitions en passant par le massacre de la
Saint Barthélémy ou encore les différentes guerres civiles ou
fratricides, les génocides, les camps de concentration ou les
goulags et enfin la bombe atomique ou la guerre bactériologique,
chaque époque est marquée par un fléau guerrier. Des atrocités et
des abus inqualifiables font réfléchir certains et aujourd’hui le plus
grand nombre, à ne plus vouloir que cela se reproduise.
Demain, d’autres défis, l’eugénisme avec le clonage et les
manipulations génétiques amèneront certainement à des
sectarismes et à des rejets de tous ceux qui ne correspondent pas
aux critères en vigueur.
Les moyens pour enrayer les dérives du futur ont déjà été proposés
par George Orwell avec 1984 ou encore plus récemment divers
films de science fiction, comme par exemple, Bienvenue à Gattaca,
décrivant un monde où seuls les meilleurs gagneraient.

La lutte du troisième millénaire ne se portera peut-être plus sur la


différence des races mais sur le critère d’efficience et de perfection
de chacun.

218
Le plus compétent, le plus intelligent, le plus brillant et le plus
beau (avec les canons esthétiques du moment) et en résumé le plus
performant, celui-là aura le droit de vivre187.
On comprend clairement qu’il n’y aura pas de place pour tout le
monde.
Les réflexions éthiques visent à contrôler ces dérapages, mais nous
sommes encore dans l’ère de l'hégémonie économique ou la morale
et le droit sont relégués au statut de parent pauvre.

Alors, il devient essentiel de pouvoir compter sur la lutte


individuelle de chacun visant à empêcher que ce futur-là ne se
développe.

La conscience de l’humanité est donc bien l’affaire de tous et de


chacun. Il n’est pas question de s’en remettre aux autres, cette
« délégation de pouvoir » a déjà démontré comment elle peut
évoluer en dérive où la barbarie devient un système et il faut une
guerre mondiale pour l’enrayer.

187
Durant les conférences de l’Université de tous les Savoirs au CNAM,
certaines présentations ont été faites sur les nouvelles organisations des
entreprises et les styles de management associés. Ce qui ressortait assez
systématiquement, c’est la recherche des talents et la mise en exergue de
compétences hors du commun. Plusieurs personnes ont alors soulevé la
question du risque d’élitisme. Une évidence qui risque d’isoler un certain
nombre d’acteurs du système économique et qui m’avait fait dire à
l’époque de l’Horreur Economique que, sans repenser la notion de travail
et de principe de rétribution de l’activité, quelle qu’en soit la forme, le
risque majeur serait une accélération de l’élitisme, une sélection par la
compétence drastique et impitoyable. La conséquence : un radicalisme de
l’exclusion de la majorité des acteurs les plus stratégiques de l’économie
de demain.
Il s’agit en fait de la polémique que peut soulever la nouvelle économie,
mais je m’arrêterai là dans le cadre de cet essai.
219
La déclaration, de Séville sur la violence

Nombre de recherches ont pu être réalisées sur le mal, comme nous


avons pu le voir précédemment. Un axe d’explications réside dans
la détermination de l’origine de la violence et notamment de la
notion d’agressivité comme explicative de nos pulsions et
légitimant notre propension à vouloir nuire à autrui. Ces théories
ont longtemps, sur les bases des travaux des biologistes, des
éthologistes et des psychanalystes, légitimé l’hypothèse d’instincts
et de pulsions. Ces modèles explicatifs, aussi intéressants soient-
ils, ont pu avoir comme travers, essentiellement par ceux qui s’en
sont emparés, de déresponsabiliser l’individu par rapport à ses
actes et surtout vis-à-vis des violences commises contre autrui.

C’est pourquoi je crois qu’un détour par la Déclaration de Séville


sur la violence permettra de remettre certaines choses à leur place
et de prendre conscience que le seul responsable de la violence,
c’est l’homme conscient et civilisé.

« Plusieurs croyances erronées circulent dans la société


concernant la violence et la guerre. Ainsi certains prétendent
que la violence est inévitable parce qu’elle fait partie de la
nature humaine ou que les guerres sont une conséquence
des tendances agressives des individus. Préoccupés par ces
croyances erronées, des scientifiques de plusieurs pays se
sont réunis à Séville, en Espagne, en mai 1986, sous les
auspices de l’UNESCO, afin de mettre au point la déclaration
de Séville sur la violence. En voici des extraits. »

« Croyant qu’il est de notre responsabilité d’étudier sous


l’angle de nos disciplines respectives les activités les plus
dangereuses et les plus destructrices de notre espèce, la
violence et la guerre; admettant que la science est un
produit culturel humain qui ne peut être définitif ou répondre
à toutes les questions ; […] nous, soussignés, chercheurs de
différents pays et de disciplines pertinentes, nous sommes
réunis et sommes arrivés à la présente déclaration sur la
220
violence. Dans celle-ci, nous récusons certaines présumées
données biologiques utilisées, même par certaines de nos
disciplines, afin de justifier la violence et la guerre […] Nous
présentons notre position sous la forme de cinq propositions
[…]
« IL EST SCIENTIFIQUEMENT INCORRECT d’affirmer que
nous avons hérité une tendance à faire la guerre de nos
ancêtres animaux. Bien que le combat soit largement
répandu chez les espèces animales, seulement quelques cas
de combat intraspécifique entre groupes organisés ont été
rapportés chez les espèces vivant en milieu naturel, et aucun
de ceux-ci n’entraîne l’utilisation d’outils comme armes.
L’alimentation normale par prédation d’autres espèces ne
peut être assimilée à la violence intraspécifique […]
« Le fait que la guerre se soit modifiée si rapidement avec le
temps indique qu’elle est un produit de la culture. La
connexion biologique s’effectue principalement par le biais
du langage, qui rend possible la coordination des groupes, la
transmission de la technologie et l’utilisation des outils. La
guerre est biologiquement impossible, mais elle n’est pas
inévitable […] Certaines cultures, n’ont pas été mêlées à une
guerre pendant des siècles, d’autres l’ont été fréquemment à
certains moments et pas d’autres.
« IL EST SCIENTIFIQUEMENT INCORRECT d’affirmer que la
guerre ou tout autre comportement violent est
génétiquement programmé dans la nature humaine. Bien
que les gènes soient présents à tous les niveaux du
fonctionnement du système nerveux, ils apportent un
potentiel de développement qui ne peut être actualisé qu’en
conjonction avec l’environnement écologique et social. Même
si les individus diffèrent quant à la prédisposition à être
influencés, par l’expérience, c’est l’interaction entre leur
bagage génétique et les conditions d’éducation qui
détermine leur personnalité.

221
A l’exception de rares pathologies, les gènes ne produisent
pas des individus nécessairement prédisposés à la violence
[...] Pas plus qu'ils ne déterminent l’inverse […]
« IL EST SCIENTIFIQUEMENT INCORRECT d’affirmer qu’au
cours de l’évolution humaine les comportements agressifs
ont été sélectionnés dans une plus large mesure que les
autres comportements. Chez toutes les espèces étudiées, le
statut à l’intérieur d’un groupe est obtenu par l’habileté à
coopérer et à accomplir des fonctions sociales reliées à la
structure de ce groupe. La position de « dominance »
implique des liens et des affiliations ; elle n’est pas une
simple affaire de possession et d’utilisation d’une puissance
physique supérieure, bien qu’elle entraîne des
comportements agressifs. Lorsqu’une sélection génétique
selon des comportements agressifs a été artificiellement
effectuée chez les animaux, elle a rapidement réussi à
produire des individus hyperagressifs, ce qui indique que
l’agression n’a pas été sélectionnée d’une façon maximale
dans les conditions naturelles. Lorsque ces animaux
hyperagressifs et créés expérimentalement sont présents
dans un groupe social, ils perturbent la structure sociale ou
sont repoussés à l’extérieur…
« IL EST SCIENTIFIQUEMENT INCORRECT d’affirmer que les
humains ont un « cerveau violent ». Bien que nous
possédions un appareil nerveux nous permettant d’agir
violemment, il n’est pas activé automatiquement par des
stimulii internes ou externes. Comme les primates supérieurs
et à la différence des autres animaux, nos processus
neuronaux supérieurs filtrent ces stimulii avant d’agir sur
eux. Notre conduite est façonnée par la manière dont nous
avons été conditionnés et socialisés. Il n’y a rien dans notre
neurophysiologie qui nous oblige à réagir violemment.
« IL EST SCIENTIFIQUEMENT INCORRECT d’affirmer que la
guerre est causée par un « instinct » ou toute motivation
unique. L’émergence de la guerre moderne a suivi une
trajectoire débutant par la primauté de facteurs
222
motivationnels et émotionnels, quelquefois appelés
« instincts » et conduisant à la primauté des facteurs
cognitifs. La guerre moderne implique un usage
institutionnel de caractéristiques personnelles telles que
l’obéissance, la sensibilité à la suggestion et l’idéalisme,
d’habiletés sociales comme le langage, et de considérations
rationnelles telles que le calcul du coût, la planification et le
traitement de l’information.[…]
« Nous concluons que la biologie ne condamne pas
l’humanité à la guerre. […] De la même façon que « les
guerres débutent dans l’esprit des hommes », la paix débute
également dans nos esprits. La même espèce qui a inventé
la guerre est capable d’inventer la paix. La responsabilité
réside en chacun de nous.

Séville, le 16 mai 1986. »

L’engagement de la société à combattre le mal

Avant d’aborder la manière dont le droit international évolue et


comment les états et les sociétés envisagent ce qui est admissible
ou non en tant qu’attitude sociale et par conséquent comment ils
légifèrent pour protéger les droits de chacun, je vous propose un
détour par la question de la gestion de la violence.
En effet, René Girard met en perspective la gestion de la violence
et des délits et la justice rétributive et je crois que sa position est
tout d’abord intéressante et amène également à réfléchir à la fois
sur la nature de la violence elle-même et surtout sur notre manière
de la combattre.

La curieuse gestion de la violence

Dans son livre La violence et le sacré, René Girard nous dit que
l’homme est constitué de violence comme étant un ingrédient
parmi d’autres. Certes, toutefois il existe une violence latente qui
n’hésite pas à exploser dès que l’être humain est en présence d’un
223
autre et donc en situation sociale. Ceci est un fait. Nombre de
recherches ont été réalisées sur le sujet188.
Mais le plus important est que l’homme, conscient de cette nature
première, de ce mal radical contre lequel il ne peut rien d’autre,
apparemment, que le subir, essaie justement de lutter.

Les rituels de sacrifice des sociétés primitives avaient justement


pour objectif de détourner la violence instinctive de chacun des
objets visés (proches, ennemis, rivaux, étrangers.) par le sacrifice.
Le sang versé, la plupart du temps, celui de vierges ou de certains
animaux comme le mouton ou l’agneau, représente l’innocence
face à la notion de péché – cupidité, jalousie, méchanceté,
vengeance – qui peut purifier le sang versé impur.
Le sang lave le sang.
C’est l’innocence et la virginité qui permettent cette rédemption du
péché par la pureté. Peut-être cela semble-t-il cruel, dans notre
système de références en tous cas, mais est-ce plus ou moins cruel
de tuer le coupable d’un délit par pendaison ou par décharge
électrique ?
D’ailleurs l’Ancien Testament témoigne aussi, dans un autre
contexte, du sacrifice nécessaire pour dépasser sa condition
d’homme et se rapprocher du divin. Nous faisons allusion ici au
sacrifice du fils d’Abraham demandé par Dieu189.

Alors, ce que Girard dénonce dans son livre, c’est que, souvent
perçu dans notre civilisation occidentale comme un acte de

188
Pierre Karli L’homme agressif, Averill, JR Anger and agression. An
essay, Konrad Lorenz, L’agression.
189
Genèse 22-1. « Or après ces événements, Dieu mit Abraham à
l’épreuve et lui dit : « Abraham » (…) « prends ton fils, ton unique, Isaac,
que tu aimes. Pars pour le pays de Moriyya et là, tu l’offriras en
holocauste sur celle des montagnes que je t’indiquerai. » […] 22-9.
« Lorsqu’ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait indiqué, Abraham y
éleva un autel et disposa les bûches. Abraham tendit la main pour prendre
le couteau et immoler son fils. Alors l’ange du Seigneur l’appela du ciel
et cria : « Abraham ! Abraham ! » (…) « N’étends pas la main sur le
jeune homme. Ne lui fais rien, car maintenant je sais que tu crains Dieu,
toi qui n’as pas épargné ton fils unique pour moi ».
224
barbarisme et un geste païen, le sacrifice est beaucoup plus capable
d’arrêter la spirale de la violence, que la justice que nous avons
instaurée qui, en fait, a établi un principe de rétribution plus proche
de la loi du Talion et faisant écho à la violence par le même
procédé qu’un moyen efficace de l’enrayer.
« Si le primitif paraît se détourner du coupable, avec une
obstination qui passe à nos yeux pour de la stupidité ou de la
perversité, c’est parce qu’il redoute de nourrir la vengeance. Si
notre système nous paraît plus rationnel c’est, en vérité, parce
qu’il est plus strictement conforme au principe de vengeance.
L’insistance sur le châtiment du coupable n’a pas d’autre sens. Au
lieu de travailler à empêcher la vengeance, à la modérer, à
l’éluder, ou à la détourner sur un but secondaire, comme tous les
procédés proprement religieux, le système judiciaire rationalise la
vengeance, il réussit à la découper et à la limiter comme il
l’entend. Il la manipule sans péril. Il en fait une technique
extrêmement efficace de guérison et, secondairement, de
prévention de la violence »190.

Là où l’argument de Girard est déconcertant, que l’on soit d’accord


ou pas avec lui, c’est que son ouvrage démontre comment d’autres
sociétés gèrent la violence, et la différence avec notre propre
système permet au moins de se poser la question de la variété des
réponses apportées au stimulus de la violence. Bien entendu,
automatiquement nos valeurs et nos croyances sont ébranlées par
ces différences, notamment lorsqu’il relate que certains peuples, au
lieu de punir le coupable d’un méfait causé à autrui, vont plutôt
châtier la victime ou quelqu’un de son clan pour couper court à la
violence. Ce sera le moyen justement de la détourner de son objet
et éviter par là le processus infernal et interminable de la
vengeance.

En conclusion, notre propos n’est pas de rentrer dans la polémique


que soulève Girard avec sa théorie, mais plutôt de démontrer que la
violence est inhérente à l’homme et que c’est davantage en prenant
conscience des ravages qu’elle peut occasionner, sans la nier, que

190
René Girard. La violence et le sacré.
225
nous pouvons peut-être combattre cet instinct destructeur de notre
espèce et développer alors toute notre humanité.

Le droit international, la prise en charge légale des


débordements

Malgré tout, des progrès sociaux se font jour, notamment au travers


de la législation continue contre les actes de barbarie commis
durant les guerres et les conflits armés, en particulier, dans le cadre
de génocides fratricides des guerres civiles. A défaut de
responsabilité individuelle suffisante, la conscience collective
depuis la Seconde Guerre Mondiale, ressent le besoin d’apporter
des limites et des réglementations aux excès commis, initialement
dans le cadre des guerres. Depuis le procès de Nuremberg, de plus
en plus de faits de guerre sont qualifiés de crimes contre
l’humanité et jugés par le droit et les tribunaux internationaux.
C’est le cas des tortures et assassinats commis par l’exercice des
dictatures, dont le Chili est un récent exemple.
Cela explique aussi le jugement des ex-responsables de RDA ou
de la Stasi qui ont fait exécuter les fuyards vers l’ouest. Alors que
ce siècle a vu se perpétrer une sorte de records d’atrocités : deux
guerres mondiales, deux bombes atomiques, des génocides en
quantités, une foison de régimes totalitaires et tyranniques avec
leur cortège de barbaries, la deuxième moitié du siècle essaie de
juger191, de punir, de réparer et de se souvenir.
D’ailleurs on entend aujourd’hui, de plus en plus fréquemment,
l’expression « plus jamais ça ! ».

Toujours plus d’actes, auparavant légitimes dans le contexte de la


guerre ou des régimes totalitaires, apparaissent aujourd’hui comme
impensables, intolérables et sont combattus et condamnés.
A quand l’interdiction légale d’entrer en guerre et de la déclarer ?
Cette option semble lointaine, voire utopique aujourd’hui et
rencontrera sans doute les pressions des lobbies économiques et
principalement des entreprises spécialisées dans l’armement.
Pourtant, petit à petit, les barbaries et les débordements dus aux

191
Au sens légal.
226
différents conflits de l’histoire sont socialement réprimés et
connaissent une sanction légale et morale. Nous nous dirigeons pas
à pas, à la vitesse possible et supportable pour faire évoluer les
mentalités des populations d’une planète (!) vers la légalisation de
la condamnation de la guerre elle-même. Si ceci n’est pas un
progrès de l’humanité et la démonstration de la domestication
progressive de la tendance barbare et brutale du mal qui est en
nous, ou plutôt qui est nous, qu’est-ce que c’est alors ?

L’utopie comme moteur du changement

« Quelque chose de radical viendra inverser le cours de


l’Histoire ; quelque chose comme une révolution planétaire,
pacifique ou violente, explicite ou implicite, politique ou d’ordre
culturel. Et si ce n’est pas en 2083, […] ce sera cinquante ans, ou
un siècle, ou deux siècles plus tard. Pour le meilleur ou pour le
pire ».192
L’élément significatif de ces différents ouvrages sur l’utopie est de
démontrer son aspect dynamique ; elle permet de rêver, de se
projeter et de contribuer à définir l’avenir par une vision à laquelle
on souhaite tendre.
« De cette utopie à venir, nous pourrions, si nous le voulions,
entendre d’ores et déjà les premières rumeurs. Comme la nuit n’est
jamais plus profonde qu’à la minute qui précède le lever du jour,
l’utopie n’a jamais été plus près de resurgir qu’au plus profond de
son discrédit. L’utopie est toujours une affaire d’aube, de lève-tôt
ou de rêveurs éveillés ! »
C’est ce futur qu’il nous appartient de décider et de vouloir.
« Mais que chacun de nous ait le courage de chercher une réponse
à quelques questions simples comme : faut-il se contenter du
monde comme il est et de l’Histoire comme elle vient ? Qu’est-ce
qui empêche d’exister une société fraternelle, tolérante pour tous
les êtres vivants ? Qu’est-ce qui nous prive enfin d’une réponse à
la mère de toutes les questions : êtes-vous heureux ? »

192
Jacques Attali. Fraternités.
227
Je suis d’accord, nous sommes tous responsables de vouloir le
changement ou de ne rien faire. Si nous nous plaignons sans rien
faire, nous méritons le sort que nous nous sommes créé. En
revanche, si nous aspirons à autre chose, rien ne nous empêche de
le rêver, de le concevoir, de le penser puis de le vouloir et de le
dire au point de le rendre vivant, réel et tangible.

L’utopie de la fraternité

L’ouvrage de Jacques Attali, Fraternités, décrit l’utopie comme


une projection possible de notre siècle dans le futur et montre
combien l’économie de marché est concourante de l’expansion de
la démocratie.
En même temps que se généralise le développement des
démocraties de par le monde, des tyrannies aux physionomies plus
abominables et abjectes les unes que les autres ont vu le jour dans
ce siècle. Le XXe siècle dresse le tableau saisissant des pires
contrastes qui se côtoient, théâtre des plus grands espoirs comme
des actes les plus ignominieux jamais commis contre l’humanité.
« Depuis un siècle, le nombre des démocraties a augmenté dans
des proportions considérables. Et les dernières dictatures en
Occident sont tombées, emportées par les progrès de la société de
consommation, d’abord en Espagne et en Grèce, puis en Amérique
latine, ensuite quand la jeunesse d’Europe de l’Est a cessé d’avoir
peur et a ouvert la voie à la fin du communisme.
Quant au dernier dictateur européen au pouvoir, en Yougoslavie, il
n’a plus d’autre choix que de se laisser mettre en prison ou d’y
enfermer durablement son peuple à qui l’Occident refusera toute
assistance aussi longtemps que lui-même s’accrochera au
pouvoir ».
Pourtant, nous dit-il encore, la généralisation de la logique de
marché va en contradiction avec les conditions nécessaires à
l’établissement de la démocratie. L’un a besoin de briser les
frontières pour croître tandis que « la démocratie, au contraire,
doit défendre le territoire où elle s’applique ».

228
Il apparaît ainsi, en première lecture, qu’il faudra bien du temps
avant que le principe démocratique prévale sur les intérêts
économiques ou politiques.
Néanmoins, malgré les radicalismes des extrêmes que notre siècle
a pu connaître, il semble que la tendance générale soit davantage
au courant continu de l’expansion du système égalitaire de la
démocratie qu’à celui, injuste et répressif, des dictatures.
La polémique autour de l’extradition récente du général Pinochet,
même si elle n’a pas aboutie193, démontre bien, en tous cas,
qu’aujourd’hui tout tyran, tout dictateur est identifié et dénoncé par
le droit international. Pour nombre d’entre eux, les jugements sont
engagés, pour certains les intérêts politiques prévalent encore
notablement sur les intérêts de l’humanité, mais la tendance semble
s’inverser et surtout l’opinion publique milite pour ce
renversement. C’est la pression de la société, en marche contre les
brutalités faites au nom de régimes favorisant la richesse de
quelques minorités au détriment du respect de la personne qui
apparaît comme avoir gain de cause. Le poids de l’opinion
publique pousse le droit et les décideurs politiques à envisager
autrement les comportements de certains dirigeants.
Ainsi, l’élection récente, en Autriche, d’un représentant d’extrême
droite au pouvoir, a-t-il soulevé l’indignation générale de l’Europe
et certains ministres ont carrément refusé de lui parler ou tout
simplement de rester dans un même lieu public en sa présence.
Cette réprobation unanime démontre bien ce renversement de
tendances sociales vis-à-vis des injustices et des extrémismes en
tout genres. Pour autant, le radicalisme de certaines réactions fait-il
penser, comme un effet miroir, au déploiement des mêmes talents
de sectarisme que les personnes mises en cause.

Néanmoins, pour quelques décennies encore, l’économique obtient


gain de cause face à l’humanisme. Ainsi, ce n’est que très
récemment que la communauté internationale a réellement
condamné le comportement des Russes et des Tchétchènes dans la

193
Depuis, l’actualité et les contingences politiques en ont décidé
autrement.
229
guerre de Tchétchénie. Les enjeux économiques et politiques194
sont tels que le statu quo valait mieux qu’un conflit diplomatique
ouvert avec la Russie. Il aura fallu plusieurs mois avant que cette
guerre soit vraiment officiellement condamnée. Mais elle l’est,
maintenant.
Si l’on compare le temps qu’il a fallu à la communauté
internationale pour intervenir à l’époque, en Yougoslavie, il semble
que les Droits de l’Homme deviennent aujourd’hui une vraie
variable dont il faut tenir compte dans le comportement social
international. Peut-être parviendrons-nous bientôt à ce que cela
devienne une priorité sociale et internationale ?

Les secousses sociales et le questionnement individuel


sur le principe d’humanité

Je vais choisir quelques éléments clefs pour montrer comment la


pensée, évoluant la plupart du temps à la suite de troubles socio-
économiques créés par les guerres, a conduit à faire évoluer les
mentalités et à modifier croyances et valeurs.

Du devoir au plaisir

Nous avons vu, plus haut, que Kant propose pour combattre le mal
moral d’avoir un agir juste, conduit par la raison, le devoir, la
morale et la volonté. Il est fort probable qu’au-delà du génie de sa
pensée et de la richesse de ses démonstrations, sa théorie puisse

194
La poigne de fer qu’annonce Poutine et qu’il a cherché à démontrer
par son action « d’éclat » en Tchétchénie risque de garantir le retour
d’une économie forte en Russie. Le monde entier en a besoin, pour
certains, pour contrebalancer l’hégémonie américaine, pour d’autres, pour
satisfaire leurs propres objectifs de croissance. Il est donc évident que la
perspective autocratique du gouvernement de Poutine en satisfait plus
d’un, à tel point que tout le monde ferme les yeux sur les crimes contre
l’humanité commis en Tchétchénie, les intérêts économiques primant à
nouveau.
230
reposer sur une conception de la vie qui lui était toute particulière.
Au vu des différents récits bibliographiques, il apparaît clairement
que Kant s’adonnait peu aux plaisirs de la chair et avait une vie
réglée tel un célibataire endurci, dont les habitudes faisaient penser
clairement à une personnalité obsessionnelle.
La corrélation d’une personnalité, d’une histoire personnelle avec
le développement d’une théorie brillante a fortement marqué les
esprits en imprimant dans les mentalités, à nouveau, le poids de la
notion de devoir prévalant sur celle de plaisir.
Le XVIIIe siècle a, par ailleurs, été le théâtre des tendances
extrêmes en la matière, ici en prônant une morale fondée sur le
devoir et dans le même temps le libertinage faisait rage mélangeant
mœurs légères et philosophie de boudoir.195
Nous l’avons également vu avec l’examen de l’influence de la
Genèse sur notre pensée contemporaine, l’interdit du plaisir,
émanant de la Chute et surtout radicalisé depuis par les différents
Pères de l’Eglise a amené notre culture européenne, et française en
particulier, à avoir honte de tout ce qui est charnel et à ne pas se
reconnaître la possibilité d’un quelconque plaisir, jusqu’à la
satisfaction qu’il est possible de retirer de son travail. Ce
sectarisme a conduit aux excès du XVIIIe précédemment décrits et
a continué au XIXe siècle avec l’hypocrisie bourgeoise. Celle-ci
faisait prévaloir des valeurs telles que la virginité, la fidélité ou la
pudeur et mettait aux bans des accusés l’amour charnel sous toutes
ses formes, en particulier avant le mariage. C’était également
l’époque où l’homme pouvait se permettre tous les écarts et le
jugement sur les filles-mères était intraitable. Un très bel exemple
en est donné par le roman de Thomas Hardy, Tess.

La tension devenait trop forte entre les mœurs réellement


pratiquées et les valeurs sociales à respecter, surtout pour une
partie de la population.

Alors le plaisir est arrivé à flots, en excès, comme une réaction


pulsionnelle, une expression spontanée de la libido du monde

195
En référence à Histoire de ma vie de Casanova et Philosophie dans le
boudoir de Sade.
231
occidental trop longtemps brimée par des interdits, si peu respectés
par ailleurs.

Le rôle de l’Eglise dans son interdiction du plaisir charnel

C’est notamment l’hypocrisie de l’Eglise, qui tenait ses brebis


contre certaines tentations, davantage pour satisfaire le plaisir
lubrique de certains prêtres insatisfaits de leur célibat que pour
réellement garantir les femmes de commettre des péchés.
Toujours est-il que certaines tensions étaient devenues
insupportables et ont commencé à faire craqueler le système.
Dans le même temps, en 1905, la laïcisation à outrance a fait
prendre à la société un peu plus de distance quant à sa dépendance
face à la religion, pour lui permettre d’acquérir l’autonomie
proposée par la République « une et indivisible ».196
La distance était prise avec la religion et sa considération des
bonnes mœurs comme de la manière de gérer le mal.

Parallèlement au développement de l’autonomie des femmes, les


artistes et les écrivains ont contribué à revaloriser l’image du
plaisir et à encenser l’amour romantique en faisant l’éloge des
sentiments et des émotions. Puis les Impressionnistes et les
Surréalistes révolutionnant la peinture entrouvraient la fenêtre de la
liberté de représenter la vie tout simplement.
Le modèle classique, religieux et austère avait vécu.

L’égalité des femmes

Les deux guerres du XXe siècle ont fait exploser le modèle social
en faisant accéder les femmes au monde du travail, à la suite de la
pénurie de main d’œuvre masculine. En effet, un événement que
l’on aurait pu considérer comme simplement économique et
devenu très vite sociologique. Dès lors que les femmes ont vu
qu’elles pouvaient faire le travail de leurs maris et qu’elles

196
Là aussi, beaucoup d’illusions et d’abus.
232
pouvaient les remplacer sur de nombreux points, elles n’ont pu se
satisfaire des inégalités et des injustices.
Les premiers mouvements féministes datent du début du siècle
pour aboutir principalement au droit de vote en 1948 et à
l’autorisation de l’I.V.G. et à la pilule dans les années 70.

L’avènement du féminisme a installé la femme dans un statut


social « égalitaire » vis-à-vis de l’homme, lui ouvrant les portes du
monde du travail et de la politique, jusqu’aux fonctions de
direction. Mais si la femme s’affirme et devient autonome ayant
aussi acquis, grâce à la pilule, le moyen de contrôler ses maternités,
il reste à l’homme à se redéfinir, à se repenser. Le rôle de l’homme,
son statut, son positionnement psychologique est totalement
ébranlé depuis trois générations, alors qu’il avait été stable pendant
plusieurs millénaires, on peut alors supposer qu’il faudra encore
quelques temps pour que l’homme du XXe siècle sache qui il est.
Il faut quand même attendre mars 2000 pour qu’une loi soit votée
sur la parité entre hommes et femmes et ainsi imposer par la loi ce
que les pratiques sociales n’ont pas su affirmer en plus de
cinquante ans.

Si le positionnement psychologique et sociologique de l’homme et


de la femme ne semble pas avoir grand chose à voir avec la
question du mal, il concerne surtout la notion d’humanité qui va
permettre de se redéfinir en recréant un code de conduite pour
arriver à gérer les débordements dont elle fait encore l’objet. Le
fait que ses deux composantes principales, l’homme et la femme,
voient leur statut, leur positionnement social changer assez
radicalement, peut avoir un effet déterminant quant au modèle en
vigueur et aux comportements sociaux qui en découlent.
Ainsi, lorsque le modèle social majoritaire était masculin, il mettait
en exergue des valeurs telles que la virilité, la combativité et le
devoir, pour n’en prendre que quelques-unes. La guerre a sa place,
comme le besoin de conquête et de pouvoir. Autant d’ingrédients
dont nous avons vu qu’ils pouvaient conduire assez facilement à
l’exercice de la violence et du mal.

233
Si le modèle social oscille vers des valeurs plus « féminines » telles
que l’amour, la famille, le respect, peut-être qu’alors, les
ingrédients se modifiant, la recette finale sera probablement plus
généreuse et conciliante et le nouveau modèle social pourra-t-il
alors générer moins de violences.
Pour autant, il s’agit que les femmes qui essaient d’acquérir leur
autonomie ne prennent pas comme modèle l’idéal masculin pour
être reconnues par eux, et de ce fait faciliter leurs accession
sociale. Auquel cas, nous n’aurons plus deux sexes, avec leurs
particularités psychologiques et sociologiques, mais deux sexes
biologiques et un sexe social. Mais, justement, le changement du
rôle de la femme laissant l’homme pantelant et devant se
reconstruire dans son identité et sa manière de vivre, on constate un
accroissement significatif de l’homosexualité masculine,
recherchant dans cette perversion sexuelle197 l’expression de la
féminité jusqu’ici réprimée et qui atteint là son paroxysme, au
point d’éteindre significativement la masculinité qui est en eux.

Les différentes luttes contre les inégalités

Cette lutte pour l’égalité et contre l’humiliation et la ségrégation


qu’incarne le féminisme a fait évoluer les mentalités et
reconsidérer certaines valeurs en vigueur depuis des siècles.
D’ailleurs, dans cette mouvance, l’entre-deux-guerres et surtout
l’après-guerre, aux Etats-Unis, a vu surgir le combat contre le
racisme avec une figure aussi emblématique que Martin Luther
King. C’est le siècle des combats contre les injustices et les
racismes de tout poil contre chaque opposant à la notion
d’humanité. Nous nous rappelons, entre autres luttes contre les
inégalités, celle de Gandhi et sa recherche permanente pour la paix,
ou encore l’Abbé Pierre et son aide apportée aux pauvres.

197
Perversion sexuelle à comprendre au sens psychologique, perversion
par rapport à la norme sexuelle qui est hétérosexuelle, il n’y a pas ici de
jugement de valeur.
234
Les idéologies socialistes

Une autre influence significative est celle du communisme


cherchant à réinventer le monde et le genre humain dans une
idéologie humaniste, égalitaire et qui se voulait juste. Tous les
grands intellectuels de 1920 à 1960 se sont recommandés, à un
moment ou à un autre de ce mouvement, par conviction, par mode
ou par snobisme. L’air du temps était à l’existentialisme, au
structuralisme éclaboussant tous les champs de ses convictions :
Dieu est mort, le sujet n’existe plus en tant que tel, le Néant fait
échec à l’Etre et la critique intellectuelle frise le nihilisme et la
dépression parfois. Tout ceci se déclinant sous la forme de
rhétoriques au lyrisme faisant vibrer les murs de la Sorbonne en
émoi.
Pourtant l’essentiel est là, les privilèges n’arrêtent pas d’être abolis
et le communisme, même s’il s’y est mal pris avec ses principes
collectivistes, a eu pour avantage d’établir la possibilité d’une
société égalitaire, même si l’essentiel est davantage resté dans
l’idéologie que dans la pratique.
La dynamique d’une démocratie juste et égalitaire était bel et bien
lancée.

Le ras-le-bol de la guerre

Puis les deux guerres mondiales et leur cohorte d’atrocités,


d’immondices et d’abjections ont eu raison des derniers remparts
de l’ordre. La bombe atomique réalisée sans conscience et les
génocides commis dans un monde industrialisé ont fait voler en
éclats les principes politiques et les schémas sociaux.
Certes, il a fallu du temps. Les générations adolescentes durant la
guerre ont surtout été aux prises avec la reconstruction, avaient soif
et faim et voulaient réussir à tout prix pour reconquérir ce dont
elles avaient été privées, parfois sans jamais avoir connu
l’abondance.

235
Les apports de Mai 1968

C’est donc avec les générations qui les ont suivies que la distance a
pu se prendre. Le fait d’avoir les mains « dans le cambouis » du
travail acharné de la reconstruction empêchait de revisiter ce temps
funeste de la Seconde Guerre Mondiale. Et d’ailleurs, c’était trop
tôt, trop à vif pour qu’une prise de recul soit possible. Les moyens
de communication se développaient à l’allure de la croissance
économique et les jeunes de Mai 1968 n’avaient pas faim, ni mal,
mais ils avaient le cerveau plein des promesses et des idées de
Sartre, de Lacan, d’Althusser ou de Foucault et alors l’ancien
modèle, après s’être craquelé, explosa en miettes.
La guerre du Viêt-nam a fait le reste.
Il y en avait assez des guerres, du devoir, de l’austérité et de l’ordre
qui visiblement n’avaient pas démontré leur total bien-fondé.

La place était nette et Mai 1968 a pu fleurir au bruit des grèves, des
barricades, sous les coups des jets de pierre et des slogans autant
anarchistes que trotskistes.
La jeunesse de 1968, éprise d’idéal, meurtrie dans sa chair par les
guerres qui amputent les amoureux d’avenir et les jeunes hommes
d’un bras ou d’une jambe, avait soif de liberté, de paix, et d’amour.
Les résultats, l’histoire en a fait état et comme pour toute
évolution, les excès sont inévitables, car la foule hirsute et bestiale
prend le pas sur les idéologies à défendre et passe son rouleau
compresseur de barbarie jusqu’aux frontières de l’indicible. Il
n’empêche que ce raz de marée, dont les ondes de choc ne sont pas
encore terminées, a forcé à repenser le modèle social dans son
ensemble, l’humanité, les rôles et les fonctions de tous les acteurs
sociaux.

236
La transition du millénaire

Ce que cette fin de siècle apporte comme modèle social et comme


projet d’humanité, c’est la reconnaissance universelle des Droits de
l’Homme, c’est le fait que le monde entier reconnaisse le rôle de
médiateur de l’ONU, accepte les principes d’ingérence et se plie au
droit international. Considérer chaque peuple à la fois avec ses
particularités et aussi comme l’élément d’un tout qui peut être géré
dans le respect des droits de chaque individu, me semble être l’un
des progrès les plus marquants de l’humanité de l’homme.
Le succès de la sagesse orientale dans nos sociétés occidentales
répond au besoin de projet existentiel et spirituel. Pour autant, les
pèlerinages de toutes confessions reprennent un essor
spectaculaire. Ainsi, plus de 100 000 personnes se rendent cette
année198 à Saint Jacques de Compostelle alors qu’il y a trois ans
elles n’étaient que 18 000. Le besoin de spiritualité se fait
croissant, sans doute le passage à l’an 2000 réveille-t-il toutes les
superstitions typiques du changement de siècle et surtout de
millénaire.

Toutefois, on observe partout la recrudescence du besoin de croire.


Ce qui, par contre, est plus spécifique de notre siècle, c’est la
volonté de chercher à comprendre et à trouver un sens à son
existence, qui semble considérablement accrue ces dernières
années. Comme si une conscience collective était en train de se
réveiller.
Les 30 Glorieuses qui ont suivi la guerre ont fait penser à la
réaction du bébé sevré trop tôt qui devient boulimique pour
compenser ses manques. Nous nous sommes jetés tête baissée dans
le consumérisme à outrance, voulant manger, acheter et posséder
au maximum, comme si cela pouvait compenser les offenses et les
atrocités commises. D’ailleurs, combien de fois la nourriture sert-
elle d’ersatz lorsqu’il s’agit de dire « je t’aime », l’exemple des
grands-mères qui font reprendre trois fois d’un plat et qui

198
Il s’agissait de l’été 1999, le nombre de pèlerins a été accru, en partie,
par l’effet millénariste.
237
demandent « si c’était bon » est typique de l’empêchement dans
lequel elles sont de ne pas savoir dire « je t’aime » et de ne pas
savoir le demander.

Ces quelques jours qui nous séparent de l’an 2000 nous font voir
un monde, qu’il soit intellectuel, religieux, profane ou économique,
qui repense son agir dans un souci d’éthique. On ne parle plus de
morale, trop usitée et connotée de ce dont nous avons déjà parlé,
c’est-à-dire d’un carcan rigide et parfois accompagnée de sa
cohorte d’hypocrisies excessives. L’éthique apparaît comme plus
épurée et moins galvaudée et répond mieux aux besoins
contemporains d’une existence saine, (écologique), juste, plus
simple (vie plus sportive) et qui reconnaît la réalité des sentiments
et des émotions. Nous ne sommes plus dans l’ère cartésienne où le
poids judéo-chrétien faisant condamner les désirs et les passions,
portes ouvertes sur le péché, mais nous reconnaissons davantage la
réalité et la présence de nos sentiments et nous commençons, à
peine, à savoir en parler et à les exprimer. Pour cela, l’avènement
de la psychanalyse est un grand pas pour l’humanité, mettant à jour
le fonctionnement psychologique de chacun, osant parler des
souffrances individuelles et surtout donnant les moyens de les
traiter et de les dépasser.

La raison, garante de l’idée d’humanité en progrès

Deux autres points de vue visent à illustrer le constat suivant lequel


l’humanité est un projet en constante évolution. Tout d’abord, la
conclusion du livre de Rosenfield citant la pensée d’Hegel s’inscrit
tout à fait dans notre démonstration. C’est en étant convaincu que
l’idée d’humanité est un concept qui dépasse les existences
individuelles, les destins particuliers et les contingences de
l’histoire que l’espoir dans un progrès, réel et constaté mais
fermement continu, est possible.
« Hegel est convaincu que l’Esprit réussira dans ce travail de
réalisation de l’Idée de la liberté, dans ce travail de ressaisir en
lui-même ce qui se dégage de l’histoire et d’organiser le monde
238
d’après ces déterminations. L’accent se déplace de la dimension
contingente de l’action humaine vers l’affirmation que la raison
gouverne le monde. En ce sens, l’histoire suivrait un cours
progressif qui rendrait possible un éclaircissement chaque fois
plus grand de la destinée humaine. Nous aurions alors une
coïncidence entre ce que pose l’histoire au niveau des faits selon la
rationalité propre, et ce que veulent les individus au moment où ils
parviennent à la conscience d’eux-mêmes, en tant que membres de
ce processus. »199

La nature humaine est perfectible

L’autre point de vue est le message particulièrement optimiste que


nous a livré Kant et qui correspond à celui de cet essai. La nature
humaine est sans cesse perfectible et tend vers l’amélioration
constante de sa condition, de sa nature, de son essence. « Le genre
humain serait soumis à un processus de perfectionnement moral.
La nature serait ainsi porteuse d’une sagesse et d’une prévoyance
susceptible de mener l’homme à l’accomplissement de ses fins ».
C’est d’ailleurs par le progrès intellectuel, philosophique de
certains que la conscience de l’homme évolue, que celui-ci se
scandalise plus facilement devant les pratiques des uns et les
transgressions des lois des autres, qui le pousse à édicter une règle
universelle (Les Droits de l’Homme) pour garantir autant des droits
que des devoirs de chacun vis-à-vis de soi-même comme de son
prochain. C’est grâce à ces idées que certains prodiguent le bien
autour d’eux, animés ou non par la foi. Quelle que soit la religion,
il s’agit simplement d’apporter à ceux qui souffrent ce qui leur est
dû. C’est comme si certaines personnes n’avaient pas encore pu
bénéficier de ce que le droit est censé leur garantir à la naissance :
c’est-à-dire le droit au respect, le droit à l’éducation, au savoir, au
traitement décent et à la possibilité de choisir en conscience,
intelligiblement, le sens à donner à leurs vies et à leurs actions.

199
Rosenfield. Politique et liberté.
239
Les ingrédients de l’évolution de la conscience de
l’humanité.

Dans son article le Mal et la conscience éthique moderne, Roland


Quilliot200 présente les raisons qui ont permis l’évolution de la
pensée et une autre manière de penser la violence et le mal. Il situe
cette crise de la conscience et de l’éthique sur une durée d’un siècle
et demi. Son origine correspondrait à la Révolution française. Si
cette dernière a favorisé l’abolition de la royauté et des privilèges,
il faudra attendre encore bien des années, voire un siècle pour que
d’autres progrès soient réalisés201.

La Révolution française

Ce que la Révolution française a principalement apporté, c’est


d’officialiser, de rendre, par la politique, la liberté en droit aux
hommes et aux femmes et d’instituer politiquement et socialement
la notion philosophique de liberté. Que celle-là, historiquement, se
soit accompagnée des tueries, massacres et bassesses en tout genres
dont tous les manuels font état est une réalité, mais ne diminue pas
pour autant l’étape fondamentale et déterminante qu’elle représente
comme progrès de la pensée et de l’humanité.

200
Roland Quilliot dans le Mal et la conscience étique moderne, in Les
études philosophiques. N°1/1990.
201
Nous voulons dire ici que l’abolition des privilèges est un progrès alors
que l’anéantissement de la noblesse est un des événements sectaires de
l’histoire. Aussi barbare que cela puisse paraître, ce sont les prérogatives
que cette classe sociale s’arrogeait au détriment des autres qui les a
conduit à leur perte et que la Révolution française a cherché à abolir.
C’est cette injustice qui a été condamnée, pas forcément contre une classe
sociale ou des hommes et des femmes particuliers, même si l’on sait que
la Révolution n’a pas su faire de distinction, comme un flux social
incontrôlé, elle a tout détruit sur son passage. Et pourtant, des cendres de
l’excès ont jailli trois valeurs : liberté, égalité, fraternité, qu’il nous
appartient aujourd’hui de rendre réelles et vivantes, comme un patrimoine
humanitaire accessible à tous.
240
Dans le même esprit, l’abolition de l’esclavage est la décision la
plus belle et significative de la reconnaissance de la valeur des
hommes. Bien entendu, dans les faits, un racisme cruel s’est
développé qui a empêché longtemps de pouvoir apprécier
réellement la réalité du respect et de la tolérance.

Utopie et liberté

Je reprendrai à titre d’illustration le parcours, rappelé par J. Attali,


de l’utopie et des principaux fondements démocratiques de la
liberté auxquels nous sommes tant attachés aujourd’hui et que nous
faisons remonter, à tort, au XVIIIe siècle.
Il nous rappelle ainsi que Thomas More, premier à utiliser le terme
d’utopie et à en avoir inventé le concept et les moyens, l’a écrit en
1496 ! Et voici ce qu’il en dit.
« Il crée le mot utopie pour désigner le pays imaginaire où il situe
la société dont il rêve ; mais surtout parce qu’il raconte avec un
humour féroce et une amertume ravageuse comment, dans une
contrée évidemment imaginaire, une révolution a dépossédé les
grands propriétaires fonciers au profit de la communauté,
comment la richesse est devenue égale pour tous, comment chacun
a obtenu le droit au travail à raison de six heures par jour, selon
un principe d’alternance des tâches. »
Il relate ensuite le poids de certains groupes de pensée, comme les
Niveleurs, en 1640, qui ont été le « premier mouvement politique à
contester la légitimité du pouvoir royal ». Puis, en 1648, les
Piocheurs, toujours en Angleterre, qui « réclament l’abolition de la
propriété privée » ou encore Montesquieu, en 1721, qui dans Les
Lettres Persanes, « décrit un peuple de Troglodytes vivant
naturellement dans l’égalité absolue : « Le peuple troglodyte se
regardait comme une seule famille : les troupeaux étaient presque
toujours confondus ; la seule peine qu’on s’épargnait
ordinairement, c’était de les partager.»
On pourra encore remarquer, en 1770, Louis-Sébastien Mercier,
qui, apparaît comme le premier auteur du genre littéraire de science
fiction, décrira dans l’An 2440 « une humanité florissante et
égalitaire, placée sous le règne de la Raison et de l’industrie, est
241
gérée par un pouvoir bienveillant d’où sont bannis tous ceux qui
veulent penser hors de la science officielle : nouvelle apologie de
la fermeture, de la censure et du totalitarisme comme instruments
de l’égalité ». C’est ainsi que nous arrivons à la Déclaration
d’Indépendance des Etats-Unis en 1776 et à la Révolution
française de 1789. Mais les valeurs de liberté, d’égalité et de
fraternité sont bien plus anciennes et sont à l’œuvre en Occident,
en fait continûment depuis la République de Platon pour exploser
lors de la Révolution, sans encore être vraiment opérationnelles à
l’aube du XIXe siècle.
Trois mille ans d’évolution de la pensée, d’amélioration du concept
d’humanité, aujourd’hui universellement reconnu par tous, sans
aucune restriction et pourtant encore bien difficile à percevoir dans
les actes quotidiens.

Les avatars de la laïcité

Ainsi, la laïcité a permis de dichotomiser la religion de l’Etat et de


distinguer le pouvoir politique et économique du pouvoir religieux.
Car si économiquement, l’Eglise avait perdu de sa superbe et ne
contrôlait plus, comme auparavant, l’administration des fidèles
autant psychologiquement et moralement son influence était encore
immense.

Basculer dans l’autre extrême, avec la laïcité, entraîne l’errance


spirituelle que l’on connaît aujourd’hui et donne en pâture aux
sectes et à toute communauté se réclamant d’une quelconque
confession, la crédulité et le besoin de croire de certains. En effet,
l’adhésion collective et parfois aveugle de nombre de fidèles
reposait (et repose encore parfois) sur une superstition
impressionnante.
L’Eglise canalisait alors des tendances mystiques et superstitieuses.
Aujourd’hui resurgit, la peur du châtiment, la peur de la fin du
monde, que l’on revoit s’exacerber en cette fin de siècle.
Toute manifestation inhabituelle, catastrophe naturelle en tout
genre est-elle immédiatement grossie et perçue comme l’œuvre
punitive de Dieu ou pire encore celle du Malin !

242
Le livre de Nostradamus retrouve un franc succès où chacun y va
de son interprétation créant un climat de psychose du futur
permettant de projeter à l’extérieur de soi, des peurs liées à
l’incertitude chronique de toute changement.
Les personnes ne trouvent pas de réconfort face à leurs incertitudes
que ce soit auprès des politiques comme avec l’Eglise, dont les
messages ne correspondent pas toujours à ce que les fidèles veulent
entendre. De plus, l’Eglise catholique ne peut répondre à leurs
angoisses dans la mesure où son histoire chaotique et
intransigeante la discrédite quant à son message eucharistique
initial. Ensuite ses valeurs sont parfois décalées par rapport à celles
de la société actuelle.
Ce vide, ce manque de confiance et d’espoir fait tourner les gens
en rond, allant alternativement de la religion à la politique et
parfois de celle-ci à l’ésotérisme.
Mais les désillusions sont pires car les pratiques ésotériques sont
parfois l’objet de toutes les manipulations mentales et mercantiles
possibles et respectent peu l’être humain.
Alors, désabusés, certains reviennent vers Dieu, perdus.

Je reprendrai ici des extraits de l’entretien entre Marek Halter et le


pape Jean-Paul II pour illustrer ce retour vers Dieu, par dépit.
« Saint-Père, vous savez aussi bien que moi, l’homme ne peut vivre
sans espoir. Les grands espoirs laïcs universels ont disparu il ne
reste plus que vous, les Eglises. » Jean-Paul II se prend la tête
entre les mains : « C’est dramatique, ce que vous me dites là ! […]
La religion doit être l’ultime recours de l’homme. Si la religion
devient le recours exclusif, alors c’est la guerre des religions qui
s’allume…[…]
Si ce que vous dites est vrai, si les grandes espérances laïques ont
disparu, il faut cependant, en dehors des Eglises, qu’il subsiste
aussi une croyance en l’homme ».

Ceci illustre que l’être humain peut parvenir à faire évoluer


l’humanité de l’homme mais reste malgré tout aux prises avec ses
incertitudes et ses angoisses.
La première manière d’y répondre est de trouver une instance, un
moyen qui va lui redonner espoir en lui-même. Selon vers qui il va
243
se tourner, cela peut le conduire à retomber dans le mal moral ou
radical.
Il semble alors qu’il faille d’autres facteurs, en plus de la foi et de
la conviction idéologique.

Le déclin de l’universalisme

Avec la laïcité, on constate aussi, en parallèle, le déclin de toute


forme d’universalisme. Même si les Etats-Unis, aujourd’hui
continuent à étendre leur culture, que ce soit économiquement
comme au travers des loisirs et des médias.
En employant le terme de déclin, j’insiste sur le fait, que justement,
le phénomène n’est pas encore terminé, loin de là.
Pour autant les grands courants d’expansion universelle de la
civilisation occidentale tendent à diminuer.
Nous allons retenir quelques éléments marquants de
l’universalisme occidental et voir comment il évolue de nos jours.

Ce fut, tout d’abord, la religion chrétienne qui s’est sentie investie


de la mission, messianique, de généralisation de la parole du
Christ. Nous passerons sur les causes politiques des croisades et
des missions d’évangélisation, pour ne retenir que le fait qu’elles
étaient justifiées par le fait que tout le monde devait connaître le
message du Christ, comme la seule expression de Dieu.
Le respect des traditions et croyances locales n’avait pas de sens, à
l’époque, puisque l’Eglise, pensait détenir, seule, la Vérité.

C’est au tour des bonnes manières françaises et des critères élitistes


et esthétiques de la notion de Civilisation Française qui ont été
étendus à toutes les cours européennes. Le nec plus ultra du
raffinement et de l’élégance se trouvait à Versailles.
Cette hégémonie culturelle a d’ailleurs connu une vive réaction de
la part de l’Allemagne, par exemple, qui n’a eu de cesse que de se
distinguer de ce modèle unique et étranger en établissant par le
concept de Kultur la valorisation de la diversité, de la tolérance, de
la rigueur et de l’équité entre les individus. Goethe stimula de

244
manière significative la langue allemande pour qu’elle retrouve
autonomie et reconnaissance.

Ensuite, l’avènement du cartésianisme et de la raison a poussé les


philosophes à proposer ce modèle comme étant le seul permettant
d’assurer le développement de la pensée. Raison et logique
devinrent les deux mamelles du monde intellectuel.
Depuis, la Science a pris le relais.

Plus proche de nous, à la suite de l’indépendance des Etats-Unis et


de la Révolution française, ce sont les Droits de l’Homme quoi ont
été définis pour protéger les droits de chaque personne dans le
monde. Toutefois, établis à partir du modèle de pensée et des
valeurs occidentales, il crée parfois l’incompréhension et
l’impression que les spécificités de chacun ne sont pas respectées.
Ainsi, par exemple, lors d’un colloque international202 sur
l’interculturel, une représentante du Nigeria a fait constater que
l’excision est condamnée par les Droits de l’Homme, en tant
qu’atteinte à l’intégrité physique de l’individu, alors qu’elle
représente pour la jeune nigérienne l’accès à l’autonomie. Lorsque
celle-ci devient une femme, c’est par le rituel de l’excision que
reconnaissance sociale et statut lui sont conférés, lui permettant
d’être valorisée et d’avoir la possibilité d’assumer tous ses rôles
sociaux. Sans ce rituel, elle ne peut, par exemple, procéder à
l’enterrement de ses parents. Alors comment concilier les
coutumes et les valeurs d’une culture avec les Droits de l’Homme
qui émanent d’une toute autre culture ?

La rupture dans la pensée : l’apport de Nietzsche

Ce que Nietzsche apporte avec le nihilisme qu’il présente, c’est


une rupture avec la pensée rationnelle et la logique pure, devenue
une fin plutôt qu’un moyen et qui pour lui a fait avorter le projet de
la compréhension de l’homme. Car le cartésianisme,203 en opposant

202
Colloque de l’ARIC. 1999. Paris.
203
Pascal et Descartes.
245
passions et désirs a fait mourir la réalité ambivalente, pour certains,
de ce qu’est l’homme. Un être, d’un côté, en proie à des instincts,
sujet à la violence, emprunt de désirs et de passions et, de l’autre,
usant de la pensée et de la raison pour comprendre et de la foi pour
croire.
« L’homme ne peut plus se reconnaître dans les chaînes
dégradantes de la logique … mais dans un tournant extatique –
dans la virulence de ses fantasmes 204».
Si cette position est aussi extrême que la position religieuse de
l’époque qui condamnait le plaisir physique comme étant un péché
et si aussi, il faut tenir compte de la réalité de la folie de Nietzsche
pour expliquer ses positions théoriques, il est incontestable que
depuis « Dieu est mort », ses contemporains et ses descendants ont
du se mettre à réfléchir de gré ou de force pour repenser leurs
croyances, revisiter le sens de la foi comme les principes du
religieux. La suite, on la connaît.
Pourtant le chaos des extrêmes s’étant un peu tassé, d’un
radicalisme à l’autre, d’un anarchisme à la laïcité intégriste au
conservatisme primaire, l’apport de Nietzsche, entre autres, est
d’avoir permis de réintégrer pour l’homme la totalité de ses
facettes. C’est une vision plus holistique que nous découvrons
alors.
Il définit, avec la pensée de Kirkegaard, la possibilité d’un homme
aux prises avec sa totalité, face à lui-même, seul, découvrant
l’existentialisme et peut alors ouvrir la voie de l’autonomie
intellectuelle et plus tard de l’éthique laïque.

Le monopole culturel américain appliqué au management


dans les entreprises

Aujourd’hui, l’importance de l’influence européenne et française


en particulier est moindre, ce sont les Etats-Unis qui détiennent le
monopole de l’universalisme et qui inondent le monde entier de
leurs modèles, de leurs valeurs, de leurs produits et de leurs
« loisirs ».

204
Nietzsche cité par Emmanuel Sales in Le Siècle Rebelle.
246
Nous prendrons à titre d’exemple le domaine particulier du
management des entreprises.

Depuis la fin du XIXe siècle et de la première moitié de ce siècle,


le style de management reposait sur le paternalisme ou
l’autoritarisme, deux figures de l’autorité mettant en lumière la
différence marquée entre le patron et son employé. Depuis plus de
quarante ans, les diverses théories sur le management et
l’organisation, essentiellement développées aux Etats-Unis, ont eu
pour effet d’amener dans notre Europe millénaire, la nouvelle
conception du management participatif. Ce qui veut dire,
développer une relation équitable entre le manager et le managé,
incitant chacun à découvrir une nouvelle place dans l’organisation,
et surtout une nouvelle place dans la relation à l’autre et, bien
entendu, un dépassement progressif de la dépendance (ancienne
dialectique du maître et de l’esclave). Pourtant, ce nouveau
principe managérial est davantage théorique que pratique.

Dans les faits, bon nombre de managers ou de dirigeants ont encore


du mal à lâcher l’autorité conférée par leur statut, supposant qu’en
la partageant, ils perdraient de leur crédibilité. Néanmoins, les
progrès s’observent et chaque nouvelle génération de managers,
imprégnée de ces concepts et des valeurs égalitaires, renforce
davantage l’autonomie de son entourage et la participation aux
décisions.
L’évolution est certes encore lente, souvent s’opposant aux valeurs
culturelles de certains pays, mais réelle, et seuls les bastions du
pouvoir et de l’ambition personnelle font encore barrage au partage
des responsabilités.
En conclusion, je citerai Maverick,205 le récit d’une entreprise
atypique, qui décrit la mise en place au sein d’une entreprise
brésilienne d’un leadership démocratique qui fait venir nombre de
curieux du monde entier, désireux de voir une idéologie à l’œuvre,
en action et facteur de réussite.

205
Ricardo SEMLER, Maverick 1993.
247
Mais de quelle culture américaine parle-t-on ?

Pour revenir à la notion d’influence majeure de la culture


dominante, en l’occurrence américaine, ce serait trop simpliste de
considérer le rôle de l’envahisseur, du colonisateur comme étant
une relation unilatérale avec la culture envahie.
Nous ne reviendrons pas sur les autres éléments historiques cités
précédemment pour montrer les interactions qui ont eu lieu, nous
nous limiterons à notre situation actuelle et toujours en rapport
avec les Etats-Unis.
Si leur modèle est incontestablement dominant, ce pays représente
une constellation de peuples juxtaposés, une variété ethnique et
sociale extraordinaire, où le modèle occidental de la vieille Europe
est loin d’être le seul à agir.
En effet, les communautés noires et sud-américaines ont acquis, au
fur et à mesure que se déroulait le XXe siècle, une influence
considérable. A tel point que certains représentants politiques et
économiques majeurs sont noirs et que la langue espagnole, non
contente d’être la deuxième langue du pays, est parfois majoritaire
dans certains états, comme la Californie.
Si l’usage d’une autre langue devient au moins équivalent à celle
de la culture dominante, on peut aisément comprendre qu’elle
s’accompagne de valeurs et de traditions qui agissent
progressivement sur la culture dominante au point de pouvoir
l’influencer de manière significative.

Donc l’universalisme n’est jamais totalement un mouvement


d’envahissement culturel unilatéral. En fait, des mélanges et des
échanges se créent qui font évoluer la culture dominante par
l’apport des minorités. Cela amène à de nouveaux modèles
culturels et fait considérablement évoluer la notion de tolérance.

Les effets de la mondialisation

Enfin, la mondialisation ou globalisation, à laquelle nous assistons,


qui nous vient du modèle économique anglo-saxon, a pour effet
dans un premier temps de donner l’illusion d’une généralisation,
248
d’un regroupement et par conséquent d’une homogénéisation du
monde.
En fait, c’est plus subtil et moins manichéen.

Dans un premier temps, les situations de fusions-acquisitions, que


les entreprises soient initialement originaires du même pays ou
non, entraînent la rencontre d’au moins deux cultures d’entreprise
qui peuvent ne pas parvenir à accorder leurs différences et restent
campées sur leurs positions. Ceci a souvent pour conséquence une
issue négative de la fusion206.
Mais la plupart du temps et surtout à l’allure (rapidité et fréquence)
où les rapprochements s’effectuent, il se dégage une sorte
d’expertise dans ce domaine, qui facilite l’évolution de la situation
et permet la création d’une nouvelle culture distincte des deux
précédentes.
On comprendra combien le problème peut être accru dès lors qu’il
s’agit de fusions d’entreprises dans un contexte pluriculturel.
Pourtant le résultat est le même. S’il y a volonté bipartite de réussir
ensemble et s’il existe une véritable envie de gérer les différences
culturelles, alors le rapprochement sera possible et fructueux.

La conséquence, en terme d’évolution de l’humanité, est que ce


processus fait se rencontrer, voire se confronter, sans cesse de plus
en plus d’individus, de toutes origines et de contextes variés et tous
sont contraints économiquement, à un moment ou à un autre, de
s’ouvrir à la différence de l’autre, ne serait-ce que pour conserver
leur travail.

Quel paradoxe, voilà que tout à l’heure nous disions que


l’économique prévalait sur les Droits de l’Homme en terme de
priorités, et ce pour nombre d’années encore et voici qu’un
phénomène totalement économique apporte une stimulation
extraordinaire à l’ouverture d’esprit de chacun !
En effet, cette augmentation croissante du nombre de gens
concernés par la rencontre désirée ou forcée avec des personnes et
des organisations très différentes crée une dynamique, une sorte de

206
Cf. Le Figaro. Fin avril 2000.
249
synergie exponentielle du besoin de connaître, de comprendre et
d’accepter autant soi-même que l’autre pour faciliter l’ouverture à
la différence et alors progresser ensemble.

Toujours dans le même esprit, je citerai deux témoignages récents


dans le domaine de l’entreprise qui illustrent l’évolution des
valeurs de la société ensemble.

Comme je l’ai dit, les modèles managériaux nous viennent des


Etats-Unis et parfois, la rencontre réelle avec la diversité des
cultures a permis à chaque peuple de redéfinir l’application
particulière de ses concepts à ses propres valeurs.
Et voilà ce que ça donne.

Un directeur d’école de commerce belge me disait récemment qu’il


organise, chaque année, avec ses étudiants, un voyage en Inde et au
Pérou, pour que ceux-ci vivent un mois dans un village assez
pauvre. Son objectif est de donner à ses étudiants, motivés par la
réussite professionnelle et l’argent, la notion de partage, de
pauvreté et d’authenticité des relations.
Les étudiants se payent le voyage par eux-mêmes et en plus de
vivre un mois avec les populations locales, ils bâtissent chacun une
maison pour les habitants du village.

L’autre exemple est celui d’un grand groupe industriel dans le


domaine de l’énergie qui est le résultat récent d’une fusion d’un
groupe de traitement de l’eau et d’un autre spécialisé dans
l’énergie. La manière dont le président a proposé de mener cette
fusion fait montre d’une nouvelle tendance managériale. Plutôt que
d’imposer à ses cadres et à son personnel les modalités du
changement, il a préféré leur laisser l’initiative et les rendre acteurs
de ce changement qui les concerne en tout premier lieu.
Cette nouvelle manière de procéder repose sur le constat que la
méthode autoritaire ne paye plus, que la concertation est plus
fructueuse.

250
Dans ces deux exemples, les valeurs de considération, de respect et
de confiance en l’autre sont dominantes et sont bien différentes de
celles en vigueur pendant nombre de siècles.

Ce parcours éclectique et sélectif a pour objectif de montrer que


lorsque l’on veut voir les signes concrets et réels de l’humanité en
évolution, notre siècle foisonne d’exemples.

251
LES SOLUTIONS SOCIALES AU COMBAT CONTRE LE
MAL

Dans cette partie, les différents thèmes abordés pourraient


apparaître comme juxtaposés ou sans lien direct les uns avec les
autres. Cette hétérogénéité est volontaire. J’ai voulu montrer que
pour apercevoir l’évolution de l’humanité en émergence, il est
possible de partir à la cueillette dans l’infini des possibles donnés
par les réalisations et les préoccupations des hommes. Mon choix
repose donc sur des faits marquants et des événements ou
occasions significatifs pour moi et déclencheurs de réflexion.
J’espère que vous partagerez ma sélection, qui n’est bien entendu
pas exhaustive.

Sport et humanité

Mis à part le fait qu’il s’agit d’une conférence actuellement à la


Cité des Sciences, le titre m’a interpellée pour deux raisons. La
première est sur l’aspect initialement incongru du lien fait entre les
deux notions avec les critiques qui peuvent être formulées sur la
nouvelle culture Zidane et ses effets. Ensuite, il est possible
d’apprécier les points positifs et constater en quoi la culture sport
peut contribuer au développement de l’humanité.

Commençons donc par la critique.


La folie « football » qui souffle sur le monde et pour ce qui me
préoccupe (et que je connais mieux) sur la France depuis deux ans
est impressionnante. L’engouement de toute la population,
hommes, femmes, jeunes ou vieux, tout milieu social et activité
confondus, les soirs de finale « on ne s’entend plus » ! A grand
coup de « zizou », voici pour quelques instants un peuple entier
chantant à l’unisson « champion du monde ». Il semble que cette
récente frénésie ait des causes multiples comme tout phénomène
social d’envergure. Néanmoins, une telle folie et unanime de
surcroît, fait peur, par sa trop grande ressemblance au processus de
pensée unique. La question se pose alors de savoir d’où vient cet
engouement et aussi quels en sont les risques ! L’origine comme
252
nous venons de le dire est complexe et multiple, on pourrait
néanmoins jeter quelques hypothèses causales.

Comme nous l’avons déjà dit, la religion ne remplit plus sa


fonction et l’Eglise ne parvient plus à répondre au besoin de croire.
Mai 68 illustre l’explosion des valeurs traditionnelles fondées sur
l’autorité, la structure familiale, les interdits et les devoirs à
respecter. La conséquence correspond à des valeurs sociales à
repenser, à redéfinir car depuis plus de trente ans, il s’agit
davantage du culte de l’individualisme que de la prise en compte
des composantes sociales. Le collectif a failli dans son projet
humaniste en apportant, non pas le bonheur pour tous, mais le
totalitarisme. A sa suite, on peut noter la vacance du projet
politique laissant libre cours aux luttes politiciennes intestines
motivées par le carriérisme individuel. Il n’existe pas pour l’instant
de projet politique fort qui rallierait les enthousiasmes. Enfin,
l’économique prime avec l’impulsion donnée à la suite de la
Seconde Guerre Mondiale par le plan Marshall et le début du
consumérisme. Cette dynamique capitaliste fragmente le collectif
en individus isolés afin de valoriser les clients individuels plus
faciles à conquérir, même si les modes proposées renforcent encore
plus l’esprit grégaire que par le passé.
Cette société de consommation s’est donc emparée du sport
comme d’un objet en triturant ses acteurs principaux (sportifs,
supporters, managers de clubs) en développant le culte du héros
qui justifie des salaires exorbitants. Le sport est aussi devenu le
terrain du spectaculaire où l’homme « normal » n’intéresse
personne par la « platitude » de ses performances, se ressaisissant
alors du concept de surhomme et ce n’est que grâce aux dopages en
tout genre que le sport fait de l’audimat. Ensuite, les sportifs
deviennent des stars comme dans le show business, représentant
des marques (défilés, promotions, publicités…) ils incitent leur
public à devenir accros. A présent, les adolescents ne jurent plus
que par Nike, Adidas… Ceux-ci207 deviennent un marché de rêve

207
Les publicitaires les appellent les jeunes consommateurs : les
nouvelles cibles sont les 4-6 ans, enfin, dès qu’ils comprennent un spot
télévisé. D’ailleurs, les meilleurs ouvrages et manuels scolaires sont ceux
253
où s’engouffrent une foule d’autres acteurs économiques
(opérateurs téléphonique, produits et services NTIC, hi-fi, etc…).
La valeur (marchande) sûre c’est le sport aujourd’hui, quand
Jacques Chirac veut augmenter son audimat il se montre serrant la
main à Zidane ou à Barthez. Volvic vente la pureté en associant
son image à Zidane… Les exemples foisonnent.

En quoi ceci est-il un problème ?


Par le fait que le mouvement devient extrême dans le sens où il
concerne la grande majorité de la population, que les médias se
font grandement les échos de cette frénésie et que toute forme de
régulation, de mise en garde ou de critique, existe certes, mais est
immédiatement tue comme si elle était dérangeante. Il s’agit là des
ingrédients typiques de la pensée unique dont nous avons vu trop
souvent les effets.
A laisser faire, le risque pourrait être d’avoir une génération
Zidane,208 qui certes serait fédérée autour d’un seul symbole, mais
qui reflète peu la richesse de la culture française. Jusqu’ici, le
football était l’exutoire possible et quasiment unique des
communautés appauvries, comme par exemple les favelas. Bien
entendu, il serait dangereux de généraliser. Toutefois une certaine
vigilance me semble de rigueur.
En effet, combien de jeunes et leurs aînés voient dans le sport la
voie royale de la réussite facile, immédiate, avec, à la clé, fortune
et star system. Mais pour nombre de rêveurs, combien d’élus ?
Ensuite, cela stimule le culte du jeunisme (le phénomène start up
est concomitant – chronologiquement - du sport système) et
pourrait avoir comme risque d’encourager la dévalorisation des
autres générations et de leur contribution dans le système.

En conclusion, cela stimule le principe de plaisir : besoin, désir et


satisfaction immédiats et limite encore davantage l’accès au

issus des campagnes publicitaires des annonceurs, dixit les enseignants !


Culture Pub. M6. 23 Juillet 2000.
208
Au cas où ce ne serait pas clair je n’ai personnellement rien contre
Zidane, il pourrait s’appeler Dupont ce serait pareil sur l’effet de
fascination de masse.
254
principe de réalité, si difficile à acquérir, en éliminant la notion
d’effort, de limite, de contrainte et d’acceptation de la loi.
Cela pourrait alors créer une société ponctuellement et
apparemment en cohésion et en fait en proie à la compétition, à
l’individualisme et n’ayant pas su se créer un cadre de règles
sociales.

Arrêtons avec le portrait négatif et voyons en quoi la culture sport


pourrait contribuer à l’évolution de l’humanité ?
En effet, il est tout à fait possible d’identifier des aspects positifs à
cette folie sociale. Le premier point observable est le facteur de
cohésion sociale, basé sur la convivialité et la joie. Ensuite, le sport
dynamise totalement l’esprit nationaliste, même si l’on peut blâmer
que celui-ci ne soit recréé que grâce au sport et non par la politique
par exemple. L’autre point que nous avons dénoncé est le risque de
nationalisme exacerbé avec toutes les expressions d’intolérance
que nous voyons exhortées notamment par les comportements des
Hooligans. Cette digression critique avait pour but de montrer que
ces mêmes Hooligans sont considérés, dans le milieu sportif,
comme marginaux et minoritaires et leur traitement est identique
par tous les pays accueillant de grands matchs. Alors cette gestion
organisée et systématique des extrémistes et la condamnation de
leurs actes violents et sectaires est une excellente manifestation de
la prise de conscience collective (occidentale au minimum et
mondiale pour certains) du respect de l’autre et donc par extension
de l’humanité.

Un autre aspect, qui bien entendu, peut être examiné sous d’autres
angles, est celui de la composition pluriculturelle (au sens d’ethnies
différentes) des équipes de sport, notamment, de football. Cette
diversité, rejetée parfois par d’aucuns comme non représentative de
la France, reflète en fait la pluralité des cultures existant dans notre
pays, comme dans la plupart des autres d’ailleurs. Le mythe de la
race pure est justement bien un mythe, obsolète depuis nombre de
siècles et qui fait preuve d’un protectionnisme frileux n’ayant pas
encore saisi l’intérêt de l’enrichissement des différences que
produit la variété ethnique et culturelle.

255
Cette pluralité organisée que représente l’équipe de football
française rend compte de la possibilité de gagner ensemble en
sachant combiner les différences. Ceci introduit la notion de
dynamique, de progrès, de réussite, de défi, de saine émulation et
permet d’élaborer tout un système de valeurs : respect, tolérance,
équipe, complémentarité,… qui donne un cadre structurant dans
lequel la population se projette massivement par besoin de croire et
par soif de succès. Ce qui peut la conduire à idolâtrer certains
acteurs du système mais qui d’une part, facilite la cohésion sociale,
d’autre part structure le collectif et enfin développe les valeurs
humanistes conduisant à l’évolution massive de l’humanité.
Le bémol à apporter est celui de l’application par les actes des
adhésions spontanées et enthousiastes, initialement portée au sport
aux nouveaux principes d’humanité.
En faisant un odieux raccourci, le sport facilite la fraternité et le
consumérisme permet la réalisation des utopies.

Pour conclure sur ce point de manière plus objective, je dirai que


pour autant que nous saurons tous garder les yeux ouverts, être
vigilants contre les abus, nous prémunir d’une nouvelle forme de
pensée unique, alors l’impulsion collective donnée par le sport
développe une culture spécifique qui peut contribuer à l’évolution
manifeste de l’humanité et restaurer une cohésion sociale délitée
par le manque de valeurs communes.

L’effort de mémoire

Ne juge pas ton prochain : tu ne sais pas ce que tu aurais fait à sa


place.
Principes des pères

J’ai été longtemps sceptique quant à l’efficacité de l’effort de


mémoire car je l’assimilais à l’expérience et il me semblait, au vu
des nombreuses guerres commises depuis la Seconde Guerre
Mondiale et le Kosovo en est le dernier exemple, que peu de
choses avaient été comprises et apprises des expériences du passé.
256
Pourtant, il apparaît que tous ceux qui se sont investis à transmettre
la mémoire des souffrances, des douleurs, des atrocités commises
sur chacun des peuples qui ont souffert, marquent et
impressionnent les jeunes de telle sorte qu’il naît une nouvelle
conscience, un nouvel élan des jeunes générations qui disent « plus
jamais ça ». Nous pouvons prendre, à titre d’exemple, la « love
parade » des Allemands qui correspond à la chute du mur de Berlin
et symbolise l’arrêt des souffrances et de la séparation par
l’avènement d’un temps pacifique, écologique où prime le respect
de la personne, de l’environnement et de la différence. Cette « love
parade » fait écho au mouvement hippie qui a suivi la guerre du
Viêt-nam aux Etats-Unis. Même si les manifestations apparaissent
comme excessives ou caricaturales, elles contribuent à faire
réfléchir, à s’interroger, et lorsque l’on voit l’extraordinaire
mobilisation des jeunes (plus d’un million à la « love parade » de
1999), on suppose que cela devient un mode d’expression, peut-
être surprenant et inhabituel par sa forme mais qui cherche à
démontrer une tendance et se veut l’opposition pacifique aux
meurtrissures qu’imposent encore les guerres aujourd’hui.

A la suite des cafés littéraires du milieu du siècle et des


manifestations en tout genre, c’est par la danse et la musique que le
combat pour plus d’humanité se manifeste. La tendance est plus
gaie et pacifique, qui s’en plaindrait ?

Peut-être que d’autres, philosophes, sociologues, psychologues et


politologues sauront mettre des mots qui ont du sens, un sens qui
peut être décliné en actions et qui de ce fait fournira l’éthique du
XXIe siècle.

Ce que le XXe siècle a apporté, c’est de décider de condamner les


actes barbares au nom de l’humanité. « Plus le mal est grand, plus
grandes sont aussi les exigences de réconciliation, car la volonté
humaine, en son extrême déchirement, pose la nécessité d’une
unité qui en rend compte »209. Nous ne pouvons plus laisser

209
Rosenfield. Ibid.
257
impunis les actes barbares, les sauvageries qui s’exercent contre
l’homme, quel qu’en soit le prétexte.
Nous avons acquis la conscience de ce qu’est l’humanité, de ce que
veut dire la liberté et il apparaît du devoir de chacun de prendre sa
responsabilité pour condamner l’intolérable et faire en sorte que
cela n’existe plus. A chacun de définir d’un agir propre qui lui
corresponde, artiste, auteur, acteur politique ou humanitaire, mais
nous pouvons et nous devons chacun combattre ce mal possible qui
est en nous et celui que nous risquons de commettre sur autrui et
sur notre propre dignité.

Une pédagogie de l’expérience favorise la prise de conscience très


tôt des comportements qui peuvent conduire, justement, aux pires
actions par la suite. Eveiller la conscience, informer des
conséquences des croyances et des valeurs, proposer des mises en
situation et comprendre les positions radicales prises par certains
pour éclairer les jeunes sur les motivations qui les ont amenés à
faire le mal. Tout ceci vise, par l’expérimentation et la
compréhension à lutter contre le mal et à développer de nouveaux
réflexes.

Une autre réaction au mal et à l’innommable : le manga

Ce qui m’a toujours frappée, c’est combien nous entendons


fréquemment les Israéliens parler de la Shoah et lutter pour
retrouver les criminels nazis et les condamner et qu’en écho, face à
l’atrocité des bombes atomiques, c’est le silence qui règne.
Comme s’il pouvait exister une quelconque balance parmi les
crimes commis, toutefois, en quoi les exterminations des nazis
sont-elles pires ou équivalentes à Hiroshima et Nagasaki ? Soyons
clair, mon propos n’est pas de rechercher à hiérarchiser ces deux
atrocités commises, mais plutôt de montrer combien on parle de
l’une et pas de l’autre.

Particularité culturelle ? Sans doute. En tout état de cause, il s’agit


de la réaction spécifique de peuples totalement différents.
258
Le phénomène manga est foncièrement intéressant à considérer
pour autant que l’on ne range pas simplement dans le genre dessin
animé et que l’on ne cherche pas à le comparer, esthétiquement
parlant, aux Walt Disney.

Ainsi, pour nous, Occidentaux, la méprise est de taille ; l’arrivée


toujours croissante des mangas, sur nos écrans, dans les rayons de
bandes dessinées ou sur les consoles de jeux, sans explication
préalable de leur genèse et de leur signification particulière, nous a
amenés à considérer qu’il s’agissait d’une simple tendance
commerciale. Même si c’est aussi le cas, mais ça n’est pas le
propos.
Nous avons manqué le sens essentiel de ce genre artistique et nous
n’avons pas su voir la portée symbolique et comprendre qu’il
s’agissait, pour un peuple meurtri, du moyen de sublimer l’horreur
par l’esthétique.

A nouveau nous nous appuierons sur l’ouvrage Le Siècle Rebelle


pour parcourir une explication des mangas qui permet de
comprendre pourquoi ils se sont tellement répandus, au Japon
d’abord, et dans le monde ensuite.

La première question que l’on peut se poser est comment les


Japonais ont-ils pu réagir aux horreurs de la bombe atomique ?
Le silence des Japonais que j’opposais à la parole intarissable des
Juifs sur la Shoah est bien d’ordre culturel. Pour ces derniers, en
effet, il s’agit d’une part de rechercher les criminels nazis pour les
punir et les Justes qui en ont sauvé un certain nombre pour rappeler
les 36 Justes de l’Ancien Testament. Dans les deux cas, il s’agit
d’alimenter la mémoire en disant « plus jamais ça ». Mais au-delà
de la conviction que la mémoire permet de ne pas effacer les
souffrances des anciens et d’éviter de les reproduire, il existe aussi
dans le judaïsme une culture de la parole. La Torah, livre sacré,
celui de Dieu (Yahvé), ne peut rester simplement un livre. Pour
rendre toujours vivante la parole de Dieu, il existe le Talmud, qui
est à la fois l’étude des textes mais surtout la relecture commentée,
incessante, où chacun essayant de comprendre aura pour mission
259
d’argumenter et de confronter son point de vue avec celui des
autres pour maintenir le livre en vie. Parler, écrire, discuter,
échanger font partie de la culture juive, à la fois pour comprendre,
pour apprendre et pour transmettre.

Mais il en est autrement des Japonais.


Premièrement, le silence est une valeur et une vertu et nombre
d’activités le respectent. Il est partie prenante de nombre de
pratiques traditionnelles, comme la méditation zen, l’élaboration de
jardin zen, le rituel du thé, ou encore le tir à l’arc, pour ne
mentionner que les plus connues.
Ensuite, le code de l’honneur (Bushido) a traversé les siècles,
principalement mis en exergue par les Samouraï pour qui le combat
contre l’ennemi, jusqu’à la mort si nécessaire, plutôt que de
capituler, est une valeur fondamentale du Pays du Soleil levant.
Les bombes atomiques ont totalement anéanti la possibilité de se
battre et de lutter. De plus, face à l’horreur causée aux populations
civiles, l’Empereur a été contraint de capituler, comble du
déshonneur pour le peuple entier.

C’est donc face à l’inacceptable, tant les bombes que le


déshonneur, que le peuple japonais a cherché à relever la tête d’une
manière acceptable culturellement pour eux, et c’est alors
qu’apparaissent les mangas, comme une continuation sublimée des
estampes, témoignages de leurs exploits.

Les mangas, bandes dessinées et dessins animés ont permis


d’exorciser tout ce qui n’a pas pu être vécu à ce moment là de la
guerre. La lutte qui n’a pas eu lieu est compensée par l’importance
des combats, toujours basés sur la maîtrise des arts martiaux, sans
doute pour exprimer comment ils auraient pu vaincre l’ennemi.
Concernant le code de l’honneur, la présence de héros enfants ou
jeunes adolescents apporte avec eux l’espoir d’un autre monde.
« L’enfant prend les commandes de ces machines qui l’ont
terrorisé et fasciné : le jeune garçon qui pilote un robot de combat
est le héros éponyme des mangas. Ensuite, quand on a vécu et
apprivoisé la folie, il faut rebâtir. Expulser du monde nouveau les
adultes faillis. Mobiliser les valeurs que le Japon autoritaire avait
260
étouffées : l’amitié, la sincérité, la joie de vivre, une volonté libre
au service d’un increvable optimisme »210.
C’est pourquoi les scènes principales des mangas sont celles de
mondes dévastés, comme à la suite d’une bombe atomique et les
héros sont les survivants de ces monstruosités qui vont chercher à
construire un monde meilleur où ils font revivre leur valeurs
ancestrales et montrent comment ils ont pu gérer l’horreur, la folie,
la mort en luttant contre l'anéantissement et en faisant l'éloge de la
beauté et de la culture nipponne niée dans cet épisode de leur
histoire.

C’est la profusion de cette littérature et la diffusion massive de ces


dessins animés qui montrent l’intensité de la souffrance et la
volonté de dépasser les douleurs vécues ; la manifestation est bien
différente des combattants de la Shoah mais l’intensité est
identique. Ce qui est peut-être différent également, est que les Juifs
éradiquent leurs souffrances par la poursuite sans relâche des
coupables pour aboutir à leur jugement devant un tribunal qui
condamne le crime par la rationalisation de la vengeance, comme
dit Girard, alors que pour les Japonais, c’est la sublimation par l’art
qui leur apporte la délivrance et la force comme la volonté de
dépasser ce tragique moment de leur histoire, en plaçant tout leur
espoir dans le futur qu’incarnent leurs jeunes héros.

Le mur de Berlin : la chute du totalitarisme et le symbole


de la chute de l’intolérance.

Les livres, les mots, les journaux sont parfois bien pauvres face aux
images. Les Allemands l’ont bien compris et en visitant des villes
allemandes et particulièrement Berlin, j’ai été frappée par la force
et la puissance des photos et des images.

A Munich, des monuments historiques ont été détruits par les


bombardements et depuis reconstruits à l’identique. En visitant
quelques-uns d’entre eux, des murs entiers de certaines salles

210
Jean-marie Bouissou in le Siècle des Rebelles, ibid.
261
étaient recouverts de photographies prises à la suite des
bombardements et accompagnées de celles illustrant les réparations
et les reconstructions. Aucun mot, aucune légende, pas l’ombre
d’un message pour commenter ces photos. Seules les images
parlent, et alors c’est bien dans les tripes que résonne l’émotion
soulevée par ces clichés fixant les anéantissements causés par la
guerre. Il est frappant de voir comment l’art, le graphisme, la
peinture, les tags, les sculptures et toute forme d’expression
picturale se substituent aux discours et aux livres pour s’adresser
directement et plus vivement à nos cœurs.
D’ailleurs, plus de cinquante ans après l’émotion et l’horreur, la
honte ou l’affliction sont indemnes alors que les mots ont tendance
à jaunir comme les pages sur lesquelles ils sont écrits. Cela
fonctionne, c’est sans doute la méthode la plus efficace pour faire
et continuer ce travail de mémoire si indispensable pour que nous
n’oubliions pas ce dont nous sommes capables.

Berlin est beaucoup plus chargée émotionnellement que n’importe


quelle autre ville d’Allemagne. « La mémoire y paraît indéfiniment
vouée à la considération du Mal ».211

Aujourd’hui, le mur n’est plus et pourtant, un peu partout, des


vestiges témoignent de sa présence, Check-Point Charlie se dresse
encore avec les photographies immenses des soldats allemands et
russes, pour se souvenir toujours qu’un peuple a souffert du
partage arbitraire de son territoire comme punition aux atrocités
commises par les nazis. Le musée du Mur de Berlin est l’occasion
d’un chapelet de photographies plus poignantes les unes que les
autres, illustrant tous les stratagèmes pour s’évader d’un nouveau
totalitarisme, le communisme intransigeant de l’après-guerre.
Et encore, cela n’est rien, il faut arriver aux salles réservées aux
différentes expressions artistiques pour mesurer l’intensité de la
souffrance, de la déchirure d’un peuple coupé en deux.
Les Allemands, tout aussi meurtris par leur histoire que tous les
autres peuples, érigent l’image et les vestiges à la fois comme
témoignage de l’horreur et comme mémoire omniprésente et

211
Marek Halter. Ibid.
262
contemporaine renvoyant à chaque visiteur le poids du passé et la
volonté de reconstruire comme sur la Post Damerplatz sans pour
autant oublier.
Et quoi de plus parlant que des ruines, des barbelés et des impacts
de balles ?
Le malaise atteint les cœurs et l’histoire se dresse, encore vivante
et hurlante de ses errances et de ses atrocités. Je trouve que la
manière dont les Allemands gardent la trace de ces moments
douloureux est poignante et bien plus parlante que tous les musées,
les monuments à la mémoire et les longs discours.
Espérons simplement que cette trace indélébile saura combattre
encore longtemps les tentations de certains à vouloir reproduire, à
nouveau, ces ignominies.

Pour conclure, l’élection en Autriche d’ultra-conservateurs et leur


proximité avec le nazisme a été condamnée en bloc par la
Communauté Européenne et j’apprécie cet élan collectif pour la
démocratie et pour maintenir dans l’action et par la condamnation
ouverte, la réalité des Droits de l’Homme, dont on a pu trop
souvent croire qu’ils n’étaient que des mots sur un papier. Plus de
cinquante ans après, alors que les contemporains de la Seconde
Guerre Mondiale disparaissent les uns après les autres, les
nouvelles générations se dressent, solidaires, pour lutter contre
l’inadmissible et, pour une fois, la politique vient au secours de
l’idéologie et ne fait pas le choix de l’économique, trop souvent
prioritaire face au besoin de « fraternité ».

La banalité du mal

We are on the threshold of an area of globality, an area of open


society, an area in which ideologies will be replaced by ideas.
Vaclav Havel, Summer Meditations. 1991.

Lorsque Hannah Arendt parle de banalité du mal, c’est justement


lorsque la pensée manque et le raisonnement ne se fait pas ou ne se
fait plus.

263
C’est pourquoi, nous verrons dans ces quelques pages la place que
prend la pensée humaine pour combattre le mal et sa banalité.
« L’absence de pensée, comprise comme une des sources de la
banalité du mal »212, est justement ce contre quoi les intellectuels
luttent, car un monde sans pensée risque de sombrer dans le
barbarisme des instincts et l’intolérance aveugle.213

Dans le même esprit, de manière à dépasser le mal et à s’affirmer


durablement contre, c’est-à-dire faire le choix de ne pas le choisir,
le décider et le commettre, nous pouvons dire avec Bernard
Sichère : « il reste à inventer, dans des sociétés qui ne sont plus
commandées par des vérités transcendantes, les formes
symboliques susceptibles d’inscrire durablement pour tous la
pensée du mal radical comme pensée de la résistance effective à ce
mal ». Pensée que l’auteur nous précise être une pensée
individuelle, émanent de sujets et non une politique décidée par
quelque autorité que ce soit.

L’histoire se répète-t-elle ?

Le long énoncé des événements qui constituent l’histoire pourrait,


en première lecture, donner l’impression d’une inexorable
répétition.214 Mais c’est justement la succession de cette kyrielle de
batailles, de querelles, en tout genres et d’événements uniques qui
rend irrémédiablement impossible le retour en arrière.
« L’histoire se répète, … elle ne se répète pas elle bégaie ».215
« Ce qui se répète dans l’histoire, ce n’est pas l’Histoire, mais
nous dans l’Histoire. Nous avec notre violence et nos lâchetés.
Nous avec notre générosité et notre sens de justice. Bref, avec le
Bien et le Mal qui nous habitent ».216

212
Ce qui a permis à Hannah Arendt d’écrire plus tard La pensée.
213
Jean-Claude Eslin. Hannah Arendt. L’obligée du Monde.
214
Un peu comme le processus de répétition pour l’individu, déjà évoqué.
215
Engels cité par Marek Halter.
216
Ibid.
264
D’ailleurs cette dimension globale du sens qui peut se dégager de
l’histoire est très bien décrite chez Hegel. « L’histoire n’est pas un
lieu quelconque, elle est le lieu de la réalisation de l’esprit, cet
endroit où il crée et fait venir au jour ses déterminations. Si
l’histoire est définie en tant qu’histoire mondiale, cela est dû au
fait qu’elle y gagne une dimension rationnelle, celle de l’Idée de la
liberté qui s’y développe progressivement et parfois à dures
peines ». Et oui, tout dépend du rôle des monarques, des présidents
et des responsables politiques, de leur besoin d’hégémonie. Plus le
responsable politique engage son action pour le bien de son peuple
et dans le dessein de faire évoluer le bien public et plus l’histoire
est le témoin de l’avance de l’humanité. A l’inverse, plus elle est la
proie de fous mégalomanes qui la manipulent et s’en servent pour
satisfaire leur ego et plus « elle progresse à dures peines ».

« L’histoire n’est donc pas un ensemble d’événements qui se


présentent sous la forme d’un agrégat, mais un processus de
différenciation rationnelle qui se donne, dans son mouvement
même, ses propres formes d’unification. Il s’agit de saisir
l’articulation conceptuelle de ce qui est ainsi engendré ».
Rosenfield.
Cette compréhension globale que l’histoire nous propose au travers
d’une lecture autant synchronique que diachronique est
difficilement accessible aux écoliers et aux étudiants et donc par
conséquent, peut-être pour nombre de nos concitoyens, qui ne
choisissent pas de s’y replonger dans leurs loisirs. En effet, les
programmes scolaires donnent aux élèves une vision fragmentée de
l’histoire. Seulement certains éléments significatifs et marquants
sont extraits de la globalité de l’histoire humaine et empêchent
d’en comprendre les articulations. Comme par exemple, certains
événements qui paraissent juxtaposés dépendent en fait des
cultures et des peuples et peuvent être, également, le fait de
personnages particuliers. Ce découpage en tranches rend
totalement illisible le sens de l’histoire et ne permet pas de
comprendre le contexte économique, politique, social, religieux de
ces différentes actions humaines.

265
Le seul ancrage possible devient notre époque contemporaine et ne
permet donc pas de profiter de l’ampleur du sens qui se dégage de
la continuité.
Il est donc nécessaire d’envisager l’histoire à la fois comme un
continuum et aussi comme le cheminement de l’humanité qui
grandit à chaque génération des progrès de ses aïeux, tout à
l’opposé de ce que le sens commun à l’habitude de dire. Car
souvent nos yeux sont englués dans l’immédiateté et nous
manquons de cette distance à nous-mêmes, à l’histoire, aux
événements qui nous permet alors d’y voir le sens et la profondeur
du cheminement.

Le totalitarisme dépassé par la pluralité

« La condition de pluralité, avec son infinie variété de types, qui


évoque l’univers des artistes, qui fait que nous sommes plusieurs
ensemble, et qui enrichit le monde commun est ce qui a été refusé
par le totalitarisme. Les camps de concentration ont constitué le
laboratoire où la conviction totalitaire de ramener l’humanité à
l’unité a été réalisée, ce que même Platon n’a jamais imaginé. »
La domination totale qui s’efforce d’organiser la pluralité et la
différenciation infinies des êtres humains comme si l’humanité ne
formait qu’un seul individu, n’est possible que si tout le monde,
sans exception, peut être réduit à une identité immuable de
réactions : ainsi, chacun de ces ensembles de réactions peut à
volonté être substitué à n’importe quel autre ».
Le système totalitaire. Hannah Arendt.217

Ainsi le totalitarisme a cherché à anéantir la diversité humaine en


éliminant la richesse de la subjectivité et le particularisme de
l’individu en le réduisant à l’état de numéro indifférencié d’un
ensemble censé assurer le bonheur. De plus, comme nous l’avons
vu, les totalitarismes sont à l’origine des pires atrocités, ils
éradiquent la singularité devenue l’ennemie jurée de l’équilibre
collectif. Les idéologies initialement généreuses ayant conduit au

217
Jean-Claude Eslin. Ibid.
266
drame, on comprend mieux pourquoi aujourd’hui la tendance est à
l’individualisme. Pourtant, il est nécessaire de ne pas tomber dans
un autre travers aussi nuisible que le précédent qui serait
l’égoïsme.

« Chaque homme, en apparaissant, naît à et dans cet espace


commun, lieu de leur relation, qui est l’espace politique même. Par
conséquent, il est aisé de comprendre que l’homme n’est pas un
individu qui doit se muer en citoyen. Il est naturellement politique,
son acte de naissance coïncidant à son avènement dans l’espace
commun de la pluralité humaine »218.

Depuis l’engagement politique dont on a pu voir qu’en ce début de


millénaire il ne connaît plus la ferveur du temps d’Hannah Arendt,
nous dirons quand même avec Valadier que chaque naissance est
bien un engagement. L’individu pourra ou non chercher durant
toute son existence un sens à sa vie et surtout décidera de
l’orientation de ses actions.

218
Paul Valadier. La Pensée politique de Hannah Arendt. Revue Sens
N°8-9.1988. Cité in Hannah Arendt. L’obligée du monde. Ibid.
267
La vacuité, synonyme d’évolution interculturelle et
œcuménique de l’humanité

On peut facilement constater l’engouement pour les philosophies et


religions asiatiques telles que le bouddhisme, l’hindouisme ou le
taoïsme. Nous passerons sur les effets de mode, réels, mais qui sont
peut-être marginaux par rapport au fait qu’il existe visiblement
d’autres raisons justifiant un tel enthousiasme. C’est ce que je
propose d’examiner ici.

Du rejet de la religion chrétienne

Comme nous l’avons souligné, le passé de la religion chrétienne


explique pourquoi nombre d’Européens se sont détournés de ses
préceptes, ne se reconnaissant plus dans son discours. Ses valeurs
ne sont pas toujours en phase avec l’évolution de la société, comme
par exemple les positions du Vatican contre l’avortement, le
préservatif, la contraception en général, la condamnation de
l’homosexualité et la réprobation de l’union libre. Certes, elle n’est
pas la seule religion à prendre de telles positions, le Judaïsme et
l’Islam ont même des opinions plus radicales. Il n’empêche que
cela ne correspond pas à la tendance des mœurs de notre société
occidentale. De ce fait, tous ceux qui vivent dans leur quotidien ce
« libéralisme » ont du mal à adhérer ou à croire à des religions qui
diffusent le point de vue inverse.
On peut aussi rappeler comment l’Eglise a traité les femmes depuis
des siècles et comme celles-ci, depuis la Première Guerre
Mondiale, ont acquis une plus grande autonomie qui s’accroît
davantage chaque jour. Elles ont décidé de se dégager d’un joug
moral qui, d’une part, les dévalorisait en tant que personne, d’autre
part les condamnait systématiquement dans leur rapport au plaisir
et ensuite les faisait culpabiliser sur tout.
« On pourrait soutenir que le problème entre l’Eglise et les
femmes, ce divorce même, éclatant, intervenu depuis cinquante ans
et qui a vidé les églises (et peut-être rempli les sectes), n’est que le
développement de germes anciens. Les femmes n’ont pas
268
abandonné l’Eglise ; depuis le départ, c’est l’Eglise, par ses
maladresses renouvelées, qui les a persécutées et semble même
parfois s’être acharnée à les écarter. […] On est arrivé à cet
impasse parce que, trop longtemps, Rome a cru avoir le droit de
sonder les reins et les cœurs des femmes, de réglementer leur vies
sexuelles, de distinguer les bonnes et les mauvaises chrétiennes, et
de corriger plus souvent que de pardonner. » Voici le témoignage
de l’une d’entre elles : « Une maman qui a donné la vie à quatre
enfants et pour raison de santé, doit absolument éviter une
cinquième naissance : on la prive de communion ». […] « Les
femmes dénoncées depuis le départ comme des êtres de désir, ne
supportaient plus ni ces calomnies, ni la condescendance dont on
les entourait, ni les instructions inapplicables. Souvent déçues,
amères, étranglées de solitude, certaines ont gardé la foi, d’autres
l’ont abandonnée ; beaucoup, en tout cas, ont rejeté des
prescriptions méprisantes, qui allaient jusqu’à mettre leur vie en
danger. »219

Quelques crises dans l’histoire de la pensée chrétienne ont, elles


aussi, contribué à prendre de la distance par rapport à la foi.
Déjà, Saint Thomas d’Aquin220 laissait entrevoir la possibilité que
toute personne se mettant à penser à l’origine de l’univers pouvait
croire que c’était le fait de Dieu ou pouvait en accepter le principe
par sa seule raison. Ainsi Descartes est-il alors allé plus loin en
cherchant à légitimer Dieu à partir d’une seule argumentation
rationnelle. Depuis, les philosophes du XVIIIe siècle ôtèrent à la foi
« toute considération surnaturelle » laissant à Dieu la place de
grand architecte, qui une fois l’univers conçu, se serait retiré pour
laisser la place aux hommes, pour l’exploiter et l’administrer. La
foi est donc mise à mal depuis nombre de siècles et elle est en
conflit avec la science depuis la Renaissance.

Dans l’énumération des causes de l’éloignement des Occidentaux


vis-à-vis de la religion chrétienne, nous pouvons mentionner aussi
l’élan apporté par la Révolution française. Elle a initié l’avènement

219
Guy Bechtel. Ibid.
220
Saint Thomas d’Aquin : 1225-1274.
269
de nouvelles valeurs telles que la laïcité, la démocratie ou encore la
république en rejetant catégoriquement tout signe religieux. Le
socialisme du début du siècle et surtout le communisme ont, eux
aussi, rejeté la religion en général comme étant « l’opium du
peuple » ; il est naturel qu’en ce début de siècle les esprits soient
encore bien marqués. Etre fidèle à certains principes idéologiques
ou politiques signifie renoncer à la religion ancestrale.
Mais le plus incroyable est que ce sont les prêtres eux-mêmes qui
ont contribué à la déchristianisation de la France par leur adhésion
massive au communisme.
« Inénarrable page d’histoire que celle des chrétiens marxistes des
années 1970 ! Il reste qu’elle n’est pas seulement anecdotique :
toute une génération du clergé français a été imprégnée par leurs
idées. Ce phénomène, greffé sur une crise générale de l’Eglise, a
bouleversé le catholicisme français, accélérant la
déchristianisation du pays. »221
Pourtant, idéologiquement, le rapprochement entre le christianisme
et le communisme n’est pas une aberration. En effet, les idées qui
sous-tendent ces deux courants humanistes reposent bien sur l’idée
de partage, cette notion de fraternité qui a converti il y a deux mille
ans tant d’âmes. Mais le problème est que le marxisme vomit la
religion et qu’il est alors très difficile d’être croyant et camarade.
Très vite un choix doit s’effectuer et pour celui qui s’est engagé
dans le clergé, il y a conflit d’intérêt, de rôle, de missions, de
valeurs et d’idéologies. Portés dans l’euphorie des temps
gauchistes, la foi n’a pas résisté.

Il existe aussi une autre raison importante qui explique pourquoi


les Occidentaux ont pu se détourner de la religion chrétienne et être
attirés par les philosophies orientales. Le christianisme fait du sort
individuel un sort collectif, chacun ayant à payer le tribut de la
faute d’Adam et Eve et se doit d’expier sa vie durant. Certes, il
trouvera le pardon grâce à la rédemption et il pourra alors, selon sa
bonne conduite, aller au paradis. C’est la religion de la faute, de la
rétribution, du péché collectif. Ce poids, dont on a vu combien il

221
Jean Sévilla. Le Terrorisme Intellectuel. Perrin. Mars 2000.
270
est davantage symbolique qu'historique a pour autant empoisonné
la vie quotidienne de générations de chrétiens. Aujourd’hui, les
mœurs ont changé et il existe plus de liberté des mœurs qui rendent
obsolètes les principes religieux. Le bouddhisme apparaît plus
proche de l’évolution des valeurs de notre société.

Les raisons du succès des philosophies orientales

En effet, celui-ci parle de libération de la souffrance et propose une


philosophie qui reconnaît sa réalité et l’impute seulement à
l’individu. Sa souffrance et donc à l’opposé sa libération seront
fonction de son comportement moral et de sa volonté à vivre selon
l’enseignement de Bouddha. Ensuite, la personne va cheminer vers
son illumination qui correspond à la libération des contingences.222
Cette proposition spirituelle et existentielle s’adressant directement
à l’individu correspond mieux à la forme de notre société
occidentale où l’individualisme est roi au détriment des mouvances
collectives qui ont prédominé jusque dans les années 80.
Par ailleurs, l’homme et la femme de cette fin de siècle souhaitent
trouver une réponse holistique à leur questionnement et pas
seulement la réponse dichotomisée de la science ou de la religion.
C’est pourquoi, l’astrologie, la numérologie, la scientologie et plus
généralement les pratiques regroupées sous le nom de « New
Age » connaissent autant d’adeptes. C’est parce qu’elles proposent
des réponses combinant science et paranormal. Enfoui depuis le
Moyen-Age, l’obscurantisme resurgit depuis quelques décennies,
toujours considéré avec suspicion mais fascinant et attirant nombre
de concitoyens.
Des philosophies comme le bouddhisme concilient cette soif
d’exploration en marge de la science et de la raison par leur aspect
exotique et leurs rituels surprenants, tout en ayant le mérite d’être

222
Les contingences correspondent aux désirs des choses de ce monde qui
sont cause de souffrance et c’est en sachant se détacher, que l’on prend de
la distance par rapport à toute forme de désir et que l’on souffre alors
moins et qu’il est alors possible d’atteindre le nirvana, en particulier par la
méditation.
271
des principes éprouvés et solides, au contraire de certaines
pratiques mentionnées précédemment.

Une autre raison à cette adhésion massive de tant d’occidentaux


pour le bouddhisme est peut-être d’ordre politique. En effet, à la
suite des multiples guerres de ce siècle, dont celle du Vietnam et la
Seconde Guerre Mondiale, le bouddhisme représente la
philosophie persécutée par la tyrannie et le totalitarisme (le Tibet
envahi par la Chine) et symbolise le courant pacifiste qui
correspond à la nécessité de notre fin de siècle de voir la paix
dominer la guerre et les conflits.

Par ailleurs, cette interpénétration des philosophies et des religions


correspond à la réalité de mondialisation et répond à l’évolution de
l’humanité cherchant à évoluer, d’une part, vers la paix et, d’autre
part, à assurer individuellement la responsabilité de ses actes
comme du chemin existentiel et spirituel.

Le choc culturel placé dans le champ philosophique et


existentiel

Parfois, beaucoup ne connaissent pas en détail le principe


philosophique sous-jacent du bouddhisme et se laissent porter par
les folklores ou rituels qui, sous un aspect exotique, les rassurent
quant à leurs angoisses existentielles, ou alors apportent, avec les
aspects spécifiques du zen, la sérénité que le stress occidental ne
permet plus d’atteindre223. Mais de manière plus subtile, le
fondement bouddhiste repose sur le fait que l’être existe, mais
comme principe immanent et immatériel matérialisé par nos vies,
mais qui ne sont qu’illusion. La méditation – principalement -
permet de se détacher des désirs, origines de souffrance, pour
atteindre l’immanence et finalement la vacuité correspondant en
première approche au néant. Dans ce système, il n’y a justement

223
Plus l’Occident génère de stress par sa quête effrénée de la
performance et de l’excellence, et plus les moyens ou solutions de le gérer
ou de l’éliminer sont recherchés.
272
pas d’origine mais une constante d’un système interdépendant de
principes de vie qui engendrent par ricochet l’illusion de
l’existence.

Lorsque que l’on parle à un bouddhiste de causalité ou d’origine du


monde ou de nous-mêmes, cela n’a pas de sens pour lui, car la
causalité et la linéarité du raisonnement cartésien n’ont pas cours
dans la philosophie bouddhiste et dans la culture asiatique. Seule la
permanence de l’essence de vie et la recherche de l’impermanence
de l’existence ont un sens. Le principe rencontre des
incompatibilités de raisonnement avec le système de pensée
occidental, ensuite cela choque nos valeurs, ce qui empêche
d’autant plus la recherche de la compréhension d’un autre système
de pensée, pour au moins comprendre quelque chose de
radicalement différent.
On ne nie pas l’existence du monde et de l’homme, on dit
simplement que tout ceci n’est qu’illusion, reposant sur le principe
de désir qui rend toutes choses désirables et donc tangibles, ne
serait-ce que pour être désirées. La réalité est ailleurs, dans la
compréhension de l’impermanence des existences, de la possibilité
de déplacer ce qui semble concret et réel et de l’envisager
autrement. Envisager le fait que tout désir est souffrance (cela
correspond aux courants philosophiques et théologiques classiques
qui reconnaissaient aux désirs tous les maux et qui leur ont opposé
la raison comme moyen de lutter) et de dépasser cette souffrance,
justement. Il faut dépasser ses désirs (ici, il y a rapprochement avec
le principe cathare, sauf que la différence est que le dépassement
du désir se faisait, dans un cas, dans l’expiation des péchés avec les
courants autopunitifs, auto-flagellation et ascétisme libératoire,
alors que pour les bouddhistes, il s’agit plutôt de méditation et de
transcendance des contingences). Toutefois, lorsque l’on observe
les Hindous, on se rend compte qu’ils cherchent aussi à dépasser la
réalité biologique et physiologique en maîtrisant leur corps pour
atteindre le Nirvana. Qui soit dit en passant représente le vide, le
néant (et non comme le sens commun le décrit, souvent à tort, le
paradis du plaisir).

273
Nous pouvons constater d’autres parallèles entre les systèmes de
pensée des deux cultures.
La similitude entre la pensée systémique et la philosophie
bouddhiste réside dans le fait d’envisager la vie comme un principe
interdépendant de désirs qui, lorsqu’ils s’expriment, se
matérialisent sous les formes matérielles et charnelles que nous
connaissons de manière sensible, mais qui ne sont que des illusions
dont il faut se détacher pour obtenir une vision d’ensemble plus
large, permettant de retrouver le sens (la connaissance)224 de la vie,
du monde et de l’essence.
Cette systémie du sens se retrouve aussi chez les chrétiens, nous
reprendrons en guise d’illustration ce que rapporte François
L’Yvonnet des propos de Bloy.225
« Toute la philosophie chrétienne est dans cette possibilité de
penser ensemble la liberté humaine et la nécessité de l'acte libre
pris dans une solidarité universelle qui lui confère un sens. En
réalité, tout homme est symbolique et c’est dans la mesure de son
symbole qu’il est un vivant. Il est vrai que cette mesure est
inconnue, aussi inconnue et inconnaissable que le tissu des
combinaisons infinies de la Solidarité universelle […]. Ce que
l’Eglise nomme la Communion des saints est un article de foi et ne
peut pas être autre chose. Il faut y croire comme on croit à
l’économie des insectes, aux effluves de germinal, à la voie lactée,
en sachant très bien qu’on ne peut pas comprendre […] Il n’y a
pas un être humain capable de dire ce qu’il est, avec certitude. Nul
ne sait ce qu’il est venu faire en ce monde, à quoi correspondent
ses actes, ses sentiments, ses pensées ».
Nous pouvons être d’accord avec l’auteur sur le fait que nous ne
savons pas avec certitude qui nous sommes, pourtant le message
particulier de la philosophie bouddhiste, comme des courants
humanistes occidentaux est justement d’encourager l’homme à
découvrir par lui-même le sens de sa vie, sans l’envisager de
manière relative à Dieu ou à quelque principe extrinsèque, mais
bien en comprenant, seul, quel sens il peut donner à sa vie et à son
être. L’entreprise est difficile, car bordée d’incertitudes et de

224
Au sens de la Genèse.
225
Léon Bloy. Méditations d’un solitaire, in mare tenebrosum ibid.
274
douleurs inhérentes à la solitude « désespérée » de ne jamais savoir
si l’on a tort ou raison. Envisager sa vie de manière relative peut
engendrer la colère de l’incompréhension parfois du dessein de
Dieu, par exemple, mais rassure aussi car forcément il y a un sens,
qui nous échappe peut-être, mais qui justement, est inscrit
mystérieusement dans le mystère de la Foi et la Passion du Christ.
Cet engouement pour les philosophies orientales correspond au
besoin de l’homme occidental de comprendre par lui-même, dans
le courant individualiste que l’on constate socialement, son
dessein, sa raison de vivre et le sens qu’il entend donner à sa vie.

Le dialogue entre pensée occidentale et pensée


orientale :

Pour les taoïstes, la perception dichotomisée du bien et du mal,


telle que nous la connaissons en Occident, est sensiblement
différente. En effet, l’objectif de la pensée taoïste comme
bouddhiste est plutôt d’envisager que rien ne peut être binaire ou
manichéen et que la réalité est bien plus complexe. Nous prendrons
à titre d’illustration un passage de l’article de Jean-Paul Milou226,
le bien et le mal dans le taoïsme : « Les choses […] comme toute
parole inspirée se retournent, sont et ne sont pas, offrent leur
plénitude et leur vide ».

C’est comme si la pensée occidentale cherchait toujours à clarifier


et à découper la nature en tranches d’éléments observables et
distincts et que le taoïsme « rendait ce qui est obscur plus obscur
encore » et ceci sans inquiétude apparente. Donc, les points de vue
peuvent être radicalement différents pour aborder la réalité du mal
comme son analyse, néanmoins le point commun est que de part et
d’autre, la réalité sensible est que le mal existe. Comment ?
Pourquoi ? Et d’où vient-il ? Cela est autre chose, mais le mal
existe comme le bien. Certains, depuis Platon, essaient de rendre
les deux principes opposés et d’autres, tels les Orientaux, ont pris

226
Jean-Paul Milou. Le bien et le mal dans la taoïsme, in Question de. Le
mal. Albin Michel.
275
le parti de les mêler car trouvant la nature et la nature humaine
particulièrement indissociables, confuses, complexes et mélangées,
comme une « synthèse dialectique ». Ce qui est ici décrit par le
principe bien connu du Yin et du Yang où chaque élément est tout
autant distinct et aussi indissociable de l’autre qu’intimement et
intrinsèquement lié à l’autre. Pour nous, Occidentaux, nous
appelons ces mêmes principes des couples d’opposés et de
contraires, qui, si nous les visualisions, nous amèneraient plus à
dessiner des droites ayant des extrêmes, qu’un cercle présentant la
dynamique de l’évolution. Si la description du phénomène est
différente, qu’en est-il de l’issue ?

La réponse occidentale au mal est d’espérer dans un mieux, dans


l’Etre, dans l’issue positive, dans le Paradis pour certains, dans
l’espoir d’une fin heureuse pour d’autres. Pour les taoïstes et les
bouddhistes, l'issue est de se détacher des désirs et d’atteindre le
Nirvâna, donc d’atteindre l’Immanence, de laisser-aller et
d’abandonner la volonté de savoir, de comprendre et de
maîtriser.227

227
J’ai beaucoup mis l’accent sur la culture asiatique mais il est
intéressant de noter que basées sur d’autres croyances, d’autres cultures se
rejoignent dans leurs principes fondamentaux. Ainsi les peuples
d’Amérique Latine ont leur manière particulière de lutter contre le mal et
curieusement les principes sur lesquels ils se basent recoupent ceux du
taoïsme. Pour les populations indigènes d’Amérique Latine, c’est-à-dire
de tradition indienne et non hispanique, la croyance fondatrice de la
civilisation est que l’homme et la nature de font qu’un. L’être humain, les
animaux, les plantes et les éléments sont en totale osmose et leurs univers
s’interpénètrent sans cesse.
Lorsqu’un dysfonctionnement apparaît dans la société ou qu’une
manifestation du mal est identifiée, le Chamane, équivalent du sorcier
africain animiste, ou du prêtre dans les religions du Livre, va s’incarner
dans l’animal, la plante ou l’élément qui facilitera la communication avec
les esprits de la Nature ou des morts les plus à même de faciliter la
résolution du problème.
Dans cette civilisation comme dans les convictions sous-jacentes des
sociétés asiatiques, tout est mêlé, en interaction continue. Il n’existe pas
de frontière entre le monde visible et invisible, entre le réel et l’imaginaire
pas plus qu’entre la vie et la mort.
276
Pourtant un doute persiste, sommes-nous vraiment capables de
comprendre des concepts et des mots qui s’inscrivent dans une
autre langue, et surtout dans une culture dont les valeurs, les
conceptions, et les coutumes nous laissent parfois si perplexes et
remettent en cause des siècles de démonstration rationnelle ?
Pour autant, si les raisonnements et les principes qui sous-tendent
la manière d’envisager le bien et le mal comme son dépassement,
semblent bien différents, un point commun peut néanmoins être
mis en lumière. Il s’agit de l’action humaine. Dans toutes ces
cultures occidentales, orientales, amérindiennes ou africaines, le
développement du mal comme la possibilité d’atteindre le repos
éternel s’acquièrent par un culte du bien agir individuel. C’est en
commettant le moins de méfaits à autrui et en sachant dépasser
souffrances et désirs instinctuels que le Bien devient un objectif et
le moyen d’agir universel.
Cette tendance à privilégier le Bien à faire à son prochain,
commune à toutes les civilisations devient un but à atteindre autant
individuellement que collectivement. Se détachant progressivement
de ses attaches philosophiques et religieuses, on peut considérer
que sous ces diverses formes, écologie, développement personnel,
actions caritatives, elle devient un projet de société, une réalité du
progrès d’humanité.

***

Les paradoxes de l’actualité

Deux informations majeures et paradoxales illustrent les


tiraillements que connaît l’humanité en croissance.

Mon propos à faire dialoguer ces différents systèmes de pensées et de


représentations ensemble est de montrer la pluralité des réponses
possibles à une problématique néanmoins universelle qu’est le combat du
mal.
277
D’une part le pape Jean-Paul II vient, par une cérémonie
exceptionnelle, d’annoncer le repentir de l’Eglise catholique face à
tous ceux qu’elle a opprimé. Il s’agit alors de reconnaître tous les
abus commis, l’inquisition, le silence lors de la Shoah et tous les
comportements refusant le droit à la différence et ne respectant pas
la particularité spirituelle ou religieuse des autres.
Si ce repentir ne peut pas compenser le silence de l’Eglise durant la
guerre, il peut en tout cas chercher à réparer. En effet, ce silence
cautionnant de manière tacite l’extermination des juifs on peut
alors considérer que l’Eglise a collaboré passivement à l’œuvre
nazie, tout comme à d’autres types de génocides et
d’exterminations.
Pour ma part, je trouve très louable et très courageux de dire
publiquement et au monde entier que l'Eglise catholique demande
pardon à tous ceux « qu'elle a offensés » ou condamnés ou
martyrisés qu’elle s’excuse et qu’elle souhaite réparer. Je ne suis
pas d’accord avec les critiques qui ont été portées, comme quoi
cela ne suffisait pas ou au contraire que cet acte était déplacé. Je
considère que chaque être humain commet des erreurs, mais les
institutions ou les Etats en commettent de plus importants encore.
L’Eglise avec ce qu’elle représente et avec le contenu des
messages d’amour, de paix et de promesse d’amélioration de
l’humanité ne pouvait pas toujours rester muette. Cette prise de
parole me paraît être un acte fondamental et crucial d’évolution de
l’humanité qui reconnaît ses fautes et qui peut alors grandir,
pouvant nommer ses erreurs et décider de ne plus les commettre.

L’autre information, qui va dans le sens opposé, est celle du


message des Tibétains, se plaignant, à l’occasion de la célébration
de l’oppression contre le Tibet en 1959 du manque de solidarité
internationale contre le fait que les Droits de l’Homme ont été
bafoués dans leur pays. En effet, ils continuent à être poursuivis et
torturés mais la communauté internationale ne réagit pas car elle
préfère conserver de bonnes relations avec la Chine, qui reste
toujours un des marchés les plus intéressants de la planète.

278
Ces deux informations sont mises en perspective par le hasard du
calendrier de l’information et montre que la lutte pour l’humanité
et la dignité n’est pas encore gagnée.
Pourtant, l’acte de Jean-Paul II est d’une extraordinaire portée
symbolique, c’est le premier pape à officialiser une telle cérémonie
et à dire publiquement que le passé de l’Eglise n’a pas toujours été
glorieux et à reconnaître publiquement toutes les atrocités
commises au fil des siècles et en son nom.
Ceci ouvre la fenêtre de la justice morale, de l’équité, de la
responsabilité individuelle et sociale de la communauté humaine,
même s’il ne s’agit des actions que d’une de ses composantes. Il
apparaît que dès lors qu’un repentir est ainsi officialisé, on passe à
un niveau de conscience et de responsabilité totalement différent et
alors certaines actions ne pourront plus avoir lieu, elles n’auront
plus l’aval de l’Eglise et deviennent officiellement condamnables.
C’est comme si l’escarcelle de la justice s’étoffait chaque jour un
peu plus et qu’avant d’être capable « d’aimer son prochain, comme
soi-même » le droit et la morale nous amènent progressivement à
le respecter et à le tolérer, (peut-être bientôt comme soi-même).

Cette reconnaissance officielle et sociale faite par la parole donne


aussi l’exemple et en quelque sorte la permission228 consciemment
et inconsciemment de pouvoir désormais s’excuser devant tous,
des erreurs commises sans pour autant être dans la honte. La parole
libère ; oser dire tout haut les souffrances est aussi le moyen le plus
puissant d’exercer la catharsis, de dépasser le problème en tant que
tel et donc d’y apporter une solution !

228
Au sens donné par l’Analyse Transactionnelle.
279
La métamorphose individuelle, seule, prévient du mal et
construit le libre-arbitre

« Connais-toi toi-même »

Dans ce passage, Socrate montre combien la sagesse humaine


repose d’abord sur la connaissance de soi et grâce à elle il sera
aussi possible de mieux connaître l’autre et ainsi de développer
tolérance et respect.
« Socrate : - Donc, cher Alcibiade, si l'âme doit se connaître elle-
même, n'est-ce pas vers une âme qu'elle devra regarder, et
spécialement vers ce point de l'âme qui est le siège de la vertu
propre d'une âme, c'est-à-dire sa sagesse, et vers tel autre point
auquel justement ressemble celui-là ?
Alcibiade : - C'est bien mon avis, Socrate.
Socrate : - Or, sommes-nous à même de dire qu'il y ait dans l'âme
quelque chose de plus divin que ce à quoi se rapportent l'acte de
connaître et celui de penser ?
Alcibiade : - Nous n'en sommes pas à même. […]
Socrate : - Or, se connaître soi-même, nous étions d'accord que
c'est là ce qui constitue la sagesse morale. [..]
Socrate : - Or, quiconque ignore les affaires qui sont proprement
les siennes ignorera aussi, je suppose, et sous le même rapport, les
affaires d'autrui. »

Pourquoi le Connais-toi, toi-même de Socrate prend-il autant


d’ampleur aujourd’hui ? Comment se fait-il que ce XXe siècle soit
l’avènement de la psychologie et que les thérapies de tout poil
fassent fureur ?

Sans doute, nombre d’individus ont-ils pris conscience que leurs


souffrances internes pouvaient être la cause de bien des maux
contre eux-mêmes et contre les autres. En effet, combien de
personnes qui se connaissent mal, sont-elles insatisfaites et n’ont
pas encore trouvé leur équilibre intérieur ? Elles accusent,
d’ailleurs, les autres d’être responsables de tous les maux qui
s’abattent sur elles. Combien accusent l’étranger d’être la cause de
280
tous les problèmes ? Que l’on prenne les mœurs du XIX° siècle
décrites par Balzac ou Zola, ou le racisme contemporain alimenté
par certaines idéologies et partis politiques, dans tous les cas, c’est
l’autre qui est la cause de tous les maux.
On pourrait trouver comme cause, parmi d’autres, à cette
incapacité encore récente, à utiliser l’introspection, la dichotomie
initiée par des penseurs tels Pascal, Descartes, ou encore Kant entre
objectivité associée à la rationalité et les passions, pendants de la
subjectivité. Cette apparente contradiction est fort bien décrite par
Rosenfield comme deux aspects opposés « …celui de l’objectivité
des lois morales, des règles et modes de justification de la raison,
et celui constitué par les penchants et désirs naturels. Le
mouvement qui les lie, et en fait les façonne dans leur intériorité
même, se constitue par une détermination négative de la raison à
l’égard du domaine animal-sensible et par une détermination
positive de la raison envers elle-même, donnant lieu à
l’objectivation de la moralité ». Pourtant cette opposition tend à se
résorber dès l’instant que l’on parle d’une part d’éthique et d’autre
part de connaissance de soi.

Un exemple pour montrer en quoi le psychologique peut venir en


aide à l’accomplissement éthique de l’homme. Prenez la situation
de la rupture d’un couple après plusieurs années de vie commune.
Il n’est pas rare d’observer les deux partenaires se déchirer entre
eux, devenir méchants, violents, mesquins alors qu’ils ne
paraissaient pas avoir particulièrement cette nature auparavant.
D’où vient cette méchanceté, cet égoïsme soudains qui font relire
les passions d’antan comme l’enfer sur terre et qui montrent le
conjoint comme le pire des infâmes alors qu’il était l’être cher si
peu de temps auparavant ?

Pour comprendre ce phénomène, je reviendrai à la psychologie,


pour tenter d’expliquer en quelques mots, ce qui est à l’œuvre dans
la situation d’abandon, propre à la rupture.

281
Se connaître, c’est dépasser ses meurtrissures narcissiques

On peut aisément imaginer la blessure narcissique qui surgit à cet


instant, lorsque l’on sait ne plus être aimé et être abandonné, seul
face à soi-même.
Cette situation génère une extrême angoisse qui souvent empêche
certains couples de se séparer préférant les disputes ou encore
l’indifférence à la solitude.
Mais pourquoi ?
Etre abandonné et ne pas être aimé sont les souffrances les plus
terribles ressenties dès la petite enfance. En effet, à l’âge du
nourrisson, c’est la mère qui subvient aux besoins du bébé, autant
affectivement parlant qu’en lui prodiguant nourriture et soins, et
qui parfois s’éloigne de son enfant pour vaquer à ses occupations.
Ces absences sont alors perçues comme des abandons et le bébé,
qui n’a pas encore la perception du temps, pas plus que celle de sa
différence physique avec sa mère, croit qu’il ne la reverra plus
jamais.
Cette angoisse d’abandon, survenant aux premiers temps de la vie,
à un moment où la pensée adulte que nous connaissons n’est
qu’embryonnaire, prend des proportions énormes.
De plus, elle s’inscrit radicalement et très profondément en nous,
en ce que nous avons de plus instinctuel et de moins rationnel.
Donc, dans la situation de rupture matrimoniale, c’est cette
angoisse qui est ravivée et qui resurgit avec sa cohorte de chimères
et de fantasmes.

L’abandon créé par ce compagnon ou cette compagne avec qui l’on


avait cherché à recréer cette symbiose initiale et « parfaite »229 fait
resurgir l’impardonnable avec son cortège de violences brutes,
archaïques et non dites jusqu’alors.

229
Cette notion d’abandon fait écho à l’angoisse existentielle
fondamentale qui est la séparation du corps de la mère provoquée par la
naissance. Cette souffrance d’incomplétude conditionnera toute la vie
affective, l’individu cherchant absolument à être Un.
282
A ceci se rajoute la peur de la solitude, liée à l’abandon, la peur de
ne pas être, ne plus savoir-vivre et d’éprouver le manque et c’est
souvent contre ce vide que les couples restent liés, l’un à l’autre
plutôt que de devoir vivre cette souffrance et d’affronter en plus le
regard des autres.

De plus, dans la petite enfance, la mère, n’avait jamais pu être


« punie » comme elle l’aurait méritée, ceci est à comprendre du
point de vue du petit enfant frustré et en colère contre cette mère
qui ne répond pas immédiatement et tout le temps à ses besoins.
Donc, frustré mais n’ayant pas pu se venger contre celle qui l’a
brimé, plus tard, lorsque la situation de rupture affective replace la
personne dans cette même angoisse, alors la vengeance devient
possible, car ce n’est plus maman.
Et ceci explique pourquoi certaines personnes peuvent être si
odieuses voire s’acharner contre leur ancien partenaire, lui faisant
subir à la fois toute la rancœur du passé et la responsabilité des
souffrances actuelles.

C’est pourquoi, face à toutes ces souffrances internes, seule la


raison et la liberté de choisir « l’agir moral » feront la différence
entre des partenaires qui se déchirent. D’un côté, ceux qui se
vomissent et détruisent tout ce qui est possible de ce passé
commun et de l’autre, ceux qui sauront tourner la page, sans y voir
forcément un échec et qui pourront pardonner à eux-mêmes
d’abord et à l’autre ensuite de s’être trompé, d’avoir eu des attentes
déplacées par rapport à ce que l’autre pouvait donner, en fonction
de ce qu’il est.
Une fois que la subjectivité est guérie de toutes ces blessures
psychologiques, alors la morale de l’individu peut resurgir et
définir d’un agir juste et respectueux de l’autre. Respectueux de la
formule « traiter l’autre comme une fin et non comme un moyen »,
combien de couples et de relations humaines sont basés sur le lien
utilitaire et non sur le lien essentiel d’amour inconditionnel.
C’est pourquoi décider de rompre une relation, à laquelle on s’est
habitué, qui fournit le confort d’un statut social et protège contre la
solitude, est une décision difficile à prendre car elle conduit à faire
face à l’inconnu.
283
L’inconnu le plus terrifiant est sans doute de se retrouver face à
soi-même et de ne pas forcément recréer un autre lien dont on ne
pourrait pas savoir alors s’il est une nouvelle relation ou une
compensation face à la peur du manque. Vis-à-vis de ces
différentes angoisses, seule une décision rationnelle et morale peut
prévenir contre le plaisir, sadique, de faire du mal à celui que l’on a
aimé, et le devoir dans lequel on se place de respecter d’abord
l’autre et soi-même et de ne pas lui faire de tort, en fonction de ses
propres désillusions et déconvenues. « Le mal naîtrait ainsi de
l’abandon de l’acte de liberté, d’un laisser-aller au niveau de la
satisfaction immédiate, n’étant par là qu’absence, manque, d’une
détermination positive »230.
Quoi de plus surprenant que de parler de décision rationnelle face
au tumulte des sentiments et des souffrances ? Pourtant, ce n’est
que par la raison et la sagesse que les excès des émotions et des
passions peuvent être appréhendés, apportant alors la lucidité
nécessaire permettant de sortir de la situation de crise.
Mais, bien sûr, il s’agit d’un long apprentissage où très souvent
l’impulsivité des sentiments reprend le dessus assez spontanément.
L’issue sereine, calme et constructive d’une relation amoureuse,
conduisant à une nouvelle forme de relation amicale et agréable
n’est pourtant qu’à ce prix.

Se connaître, c’est accepter ses limites et ses faiblesses

Se connaître soi-même, au-delà des problèmes internes à dépasser,


signifie aussi, ne pas se berner, ne pas se mentir à soi-même, oser
réellement s’entendre gémir des souffrances, dont la plupart du
temps nous sommes la cause principale, au moins dans les
décisions d’association que nous prenons. Cela signifie aussi voir
réellement ses propres besoins, connaître ses attentes et savoir
apprécier, de manière juste, en quelque sorte objective, si les choix
et les décisions prises sont bien ceux qui correspondent à nos
désirs. Alors, ne sont-elles pas plutôt le moyen d’être ou de rester

230
Rosenfield. Ibid.
284
frustré et d’apparaître comme victime d’un système quelconque
professionnel, relationnel, affectif ou sentimental ? Lorsque nous
décidons, en conscience de nous regarder en face avec nos besoins
réels et non imaginaires, nos valeurs, nos croyances, nos attentes,
nos capacités et nos défauts, alors les décisions en découlent.
Celles-ci pouvant être parfois douloureuses, car elles peuvent
impliquer des départs, des ruptures, des mutations, des
changements plus ou moins radicaux mais qui au moins
correspondent vraiment à la nature profonde de l’individu. Un
moyen de savoir si nous y sommes parvenu, correspond au
moment où nous nous saisissons des événements quotidiens et que
nous n’attribuons pas la responsabilité de leur avènement ou de
leurs conséquences à l’extérieur, c’est-à-dire essentiellement aux
autres, comme des personnes clairement identifiées de notre
entourage ou à la globalité des autres : le système, la société ou
encore mieux « ils ».

La sérénité de l’acceptation, propre au processus de deuil,231


qu’elle soit acceptation des événements ou acceptation de soi est
un stade de bonheur dans le sens où l’on ressent la paix en soi, la
sagesse et la sérénité à la fois. Ce confort intérieur est un bien
inestimable qu’il est important me semble-t-il de conseiller
d’atteindre et d’inciter à découvrir. C’est le facteur principal de la
disparition des souffrances. Non que les impondérables ou
blessures infligées par les circonstances ou les autres disparaissent,
comme par miracle, mais plutôt que le flot continu des turbulences
de la vie est alors vécu avec sérénité et que l’énergie et les
ressources internes sont mobilisées, essentiellement, dans
l’orientation de la résolution comme dans la répétition des douleurs
vécues.

231
Les principales étapes du processus de deuil sont : le choc, le déni
émotionnel, la séparation, la colère, la tristesse et le chagrin, l’acceptation
intellectuelle et l’acceptation globale.
285
La parole comme avènement de la subjectivité et
dépassement du mal

Parfois, pour obtenir réparation ou pour que la justice puisse


s’exercer, c’est la parole, par l’intermédiaire de l’autre, c’est-à-dire
une personne « neutre », que la souffrance peut être utilisée comme
matériau pour permettre de la dépasser.
« L’horreur n’est pas finie parce qu’elle est oubliée, elle se
poursuivra indéfiniment tant qu’une parole n’aura pas rompu avec
l’oubli et accepté de faire mémoire. Car c’est en reconnaissant ce
qui s’est passé que l’on rompt avec la continuation du passé dans
le présent ».232 Donc, la parole subjective s’exprimant par l’analyse
ou toute forme de thérapie permet d’éviter la répétition et de
rompre avec le mal qui recommence car rien n’avait jusqu’ici pu le
nommer.
C’est ce que décrit Sichère en parlant de la place du discours
analytique dans la souffrance individuelle : « …l’analyste en effet
est requis depuis sa place non pour prononcer les figures du mal à
la place du discours politique, (…) mais pour éclairer la nature
subjective et singulière d’un choix ». Ainsi, que ce soit par le
tribunal ou directement face à un psychanalyste, la parole peut
permettre le changement attendu qui transforme le mal commis et
subi en décision libre qui modifie le sens de la vie de l’individu, de
l’histoire en quelque sorte et du mal assurément.
« …Soit par ce que le sujet est placé en position de parler devant
l’autre donc en position de parole « juste », soit parce que le
jugement vient en tiers briser l’excès de subjectivité, prouver au
sujet qu’un autre regard sur lui est possible »233.

Depuis longtemps la parole était utilisée, et la subjectivité avait pu


s’exprimer mais jamais comme aujourd’hui. Depuis Socrate, nous
avions découvert que le sens de la vie, visité par la philosophie
était possible et que l’éclairage de l’expression apportait un
enrichissement à la réflexion personnelle. Avec le Christ, c’est la
bonne parole qui a permis, par les paroles et les actes, d’asseoir et

232
Olivier Abel. Justice et mal.
233
Abel. Ibid.
286
d’étendre le discours christique et de le prendre pour modèle de
l’amour de son prochain et de la charité.

La politique a su, grâce à d’éminents orateurs, faire passer les


messages les plus modificateurs de la condition de l’homme ;
pensons aux discours de Robespierre et de Danton qui ont conduit
un peuple à se révolter (même si c’est de manière sanguinaire et
excessive) contre l’oppression injustifiée, et c’est bien,
premièrement, par la parole, que la Bastille fut prise.
C’est toujours la subjectivité qui influence le corps social dans ses
modèles, dans ses pensées, et dans ses attitudes. Mais notre siècle a
été le témoin de tant de harangueurs publics utilisant la parole à des
fins personnelles de pouvoir et conduisant leur peuple aux pires
totalitarismes que celle-ci est devenue suspecte. Alors l’avènement
de la parole de l’homme pour lui-même, c’est-à-dire la réflexivité
de la pensée concentrée sur la subjectivité exprimée permet
aujourd’hui à chacun de se comprendre pour mieux se réaliser.
Il s’agit de l’avènement de la psychanalyse et suivi plus tard par
différents courants de psychothérapie qui ont amené plusieurs
révolutions. La première est celle de la reconnaissance de
l’inconscient, la deuxième est celle de la mise en lumière de la
souffrance psychologique de l’individu, la troisième revient à la
capacité d’écouter, de comprendre et de prendre en compte cette
douleur subjective.
D’ailleurs Hannah Arendt le disait bien à sa manière : « on ne peut
se pardonner à soi-même : parce qu’on est incapable de dévoiler
en soi un autre possible, incapable de se percevoir soi-même
autrement, sans que le regard d’un autre soit intervenu pour
débloquer mon identité, décentrer ma subjectivité ». Et c’est bien
de cette parole subjective dont il s’agit, le sujet parlant, pour la
première fois, vraiment de lui, sans tomber dans la parole du
romantisme, qui certes clamait sa subjectivité mais non pas pour
sortir et /ou dépasser sa souffrance mais plutôt pour l’amener sur le
terrain de l’esthétisme.

L’avènement de cette parole nous paraît vraiment primordial pour


combattre le mal et l’on voit combien de praticiens (certains
psychologues, psychanalystes, psychothérapeutes et parfois
287
psychiatres) ont pu changer leur manière d’être, modifier leurs
attitudes et faire preuve d’une plus grande tolérance qui limite
considérablement tant l’agressivité, que la méchanceté ou toute
forme que pourrait prendre le mal à l’encontre d’autrui. A ces
métiers et à ces parcours s’attache une éthique de l’homme qui
privilégie le respect d’autrui et recherche le respect de la pluralité
et de la différence et fait de chaque « choc de culture » ou choc de
la différence un sujet de réflexion et l’occasion d’un dialogue par
la libération de la parole. N’oublions pas que c’est bien la parole
qui fait de nous des hommes234. « C’est le monde des mots qui crée
le monde des choses».235

Prendre possession de soi : s’accepter

Négligez et vous perdrez. Cherchez et vous trouverez. Mais


chercher ne conduit à trouver que si nous cherchons ce qui est en
nous. Chercher ne sert à rien, si nous cherchons ce que notre être
intérieur ne contient pas.
Confucius
Ý
Ý
ÜÜ ÞÞ
ß
ß

Ce dessin a pour objectif de démontrer que l’on peut utiliser toute


sa vie durant qu’une infime partie de ses potentialités.236 Dès
l’instant que lorsqu’on décide de se comprendre, de se développer,
cela conduit à l’acceptation de soi et alors de nouvelles possibilités

234
Pour apprécier quelles sont les caractéristiques qui sont proprement
humaines, je vous renvoie au collectif : La culture est-elle naturelle ?
235
Lacan déjà cité.
236
Cette utilisation minimale de nos capacités a déjà été démontrée dans
le cadre des recherches sur le cerveau humain.

288
s’ouvrent en terme de choix, d’options de vie, et alors de nouveaux
comportements sont possibles.
Appliqué au domaine psychologique et affectif on peut dresser la
liste des limitations à notre propre épanouissement telles que des
comportements négatifs ou conduisant à l’échec, certains
dysfonctionnements ou encore des lacunes dans tel ou tel domaine.
Celles-ci ne pourront être dépassées que par la prise de conscience
de leur existence et ensuite par la décision de vouloir modifier
quelque chose à ces situations inconfortables ou dérangeantes.
La crainte principale des personnes lorsqu’on parle de
développement personnel est de croire que quelque chose de
négatif risque de se produire, ou alors qu’elles pourraient perdre
une partie de leur façon d’être ou encore qu’il y aura de nouvelles
souffrances. Bref, la peur de changer ou de déstabiliser l’équilibre
existant est souvent plus forte que la volonté de se mobiliser à faire
ce parcours initiatique.

L’auto critique, la découverte de soi et le travail de développement


de soi-même servent à conserver l’essentiel de ce que nous
sommes, c’est-à-dire à nous accepter davantage avec nos qualités
et nos limites et donc à nous apprécier totalement. A la suite de
cette acceptation, il sera alors possible de modifier les choix de vie
comme de développer de nouvelles capacités et de nouveaux
potentiels. Alors, il y a croissance au sein de la structure
psychologique initiale qui ressemblerait à une évolution continue
de nous-mêmes comparable à la maturation progressive d’un fruit
ou à la floraison épanouie d’une fleur.

C’est à partir de ce premier cercle (cf. le schéma) que nous


pouvons croître et développer nos possibilités ou à l’inverse nous
laisser enfermer dans des schémas répétitifs et nous empêcher
d’explorer de nouvelles pistes que pourrait nous offrir la vie.
Ce niveau initial que nous sommes parvenus à construire à partir
de notre histoire et de nos expériences peut être tout aussi bien un
premier niveau de développement et favoriser l’émergence sans
limitation d’un nouvel être en constante croissance, comme être le
seuil du statu quo ou encore des restrictions et des frustrations.

289
Plus on se connaît et plus on s’accepte et plus les problèmes se
résolvent facilement. Si je devais donner un conseil, ce serait :
« Acceptez-vous, aimez-vous » et vous verrez le champ de vos
possibilités s’épanouir comme un bourgeon au printemps.
S’accepter soi-même avec ses forces et ses faiblesses et surtout
avec les limites liées à notre condition, voilà un élément de sagesse
qui prend bien une vie entière pour fleurir dans toute sa plénitude.
L’extraordinaire paradoxe qui existe dans la perception de la
limitation est que tant que l’on se sent prisonnier de ses contours et
que l’on reste aveuglé par des rêves de conquête et de puissance
extériorisés sur le monde et sur autrui alors l’enveloppe charnelle
devient insupportable. Elle paraît trop étroite et conduit aux pires
exactions. Lorsqu’on franchit le seuil de l’acceptation, décidant de
développer ce qui est à l’intérieur de soi, alors tout devient possible
et les frontières s’agrandissent sans cesse. Le terrain des possibles
s’élargit et s’étend ne rencontrant pour limites que nos peurs et ce
que nous n’avons pas encore décidé d’accepter et de dépasser.
Le plus difficile c’est de faire le premier pas !

Je prendrai pour l’illustrer une fable énoncée par l’un de mes amis
dans ses séminaires sur les mythes et les symboles. Il s’agit d’une
vieille femme qui cherche depuis un certain temps une épingle
dans la rue. Des passants, compatissants se mettent à chercher avec
elle. Après un certain temps ne trouvant rien, ils lui demandent si
elle est bien sûre d’avoir perdu son épingle dehors. Alors elle leur
répond : « Non, j’ai fait tomber mon épingle dans la maison ».
Alors les passants s’exclament « Mais pourquoi chercher dans la
rue votre épingle, si vous savez qu’elle est dans votre maison ? »
Elle leur répond : « Eh bien, je fais comme vous, vous êtes des
gens cultivés et brillants et cela fait des années que vous cherchez à
l’extérieur ce qui est à l’intérieur ».

La réalisation de soi

290
Dans la littérature sur la motivation, une modélisation bien connue
est celle d’Abraham Maslow237. Dans ce modèle, la motivation de
l’homme passe par cinq étapes distinctes qui visent à satisfaire
chacune des besoins différents. Nous considérerons seulement la
dernière étape qui est celle de la réalisation de soi238. Celle-ci se
définit d’autant de manières qu’il existe d’individus. Pour certains,
se réaliser peut passer par l’abandon de certaines des étapes
intermédiaires. Ainsi, une de mes amies s’est engagée dans une
association caritative, faisant son deuil de sa situation
professionnelle, de son statut social, de ses revenus, de la sécurité
de l’emploi pour être en phase avec ses convictions et ses
croyances religieuses et consacrer sa vie à aider son prochain.
C’est aussi dans l’étape de la réalisation de soi que l’on peut
rencontrer des êtres qui se sentent bien dans une solitude décidée
qui leur permet de s’accomplir pleinement, d’être créatif, de se
consacrer à leur idéal ou à leur foi. Ou encore de développer leur
talent artistique et d’être en accord avec leur éthique de vie, hors
du brouhaha factice des illusions de bonheur après lesquelles nous
avons tous couru, un jour ou l’autre, dans notre existence239.

Parler de la réalisation de soi, dans le contexte du mal, vise à


démontrer que lorsque l’on se connaît et que l’on s’accepte
simplement, alors il est possible de réaliser ses rêves et ses
ambitions, ceux-ci n’étant pas toujours des choix égoïstes, bien au
contraire. L’être qui se réalise pleinement, étant alors heureux et
somme toute satisfait de ce qu’il atteint, n’a plus besoin d’exercer
violence ou malveillance ni contre lui-même ni contre autrui.

237
Abraham Maslow. Son modèle a depuis été contesté et surtout
considérablement étoffé, mais ce n’est pas ici le propos que de refaire
l’historique de la motivation, d’autres l’ont fait auxquels nous vous
renvoyons. Claude Levy-Leboyer dans son excellent ouvrage sur la
motivation : La motivation dans l’entreprise.
238
La pyramide des besoins.
239
Voir à ce sujet le parcours initiatique de Saint Augustin. Sa vie est
largement décrite dans le charmant ouvrage de Serge Lancel. Voir aussi
Solitude. Les vertus du retour à soi-même. d’Anthony Storr.
291
Le Changement :

Watzlawick a démontré avec son livre Changements, paradoxes et


psychothérapies qu’il existe deux formes de changements très
distinctes et que seul le changement de type 2 a vraiment pour
vocation de faire évoluer les choses.
Pour lui, le changement de type 1 est celui qui, en fait, ne permet
pas de modifier fondamentalement les choses ou les événements, il
consiste à modifier une partie seulement du processus, quel qu’il
soit mais qui revient très vite au renforcement des mécanismes
initiaux générateurs de dysfonctionnements et nécessitant de
modifier les choses. Le changement de type 2, à l’inverse est un
changement radical, réel et profond qui vise vraiment à ce que les
causes et les conséquences d’un problème soient prises en compte
et qu’alors le changement opéré agisse réellement et apporte de
nouvelles options.
Et le moyen pour y parvenir réside dans le fait de sortir de la
logique aristotélicienne pour envisager ce qui nous entoure non de
manière linéaire mais plutôt de façon originale, facilitant
l’émergence de nouvelles pistes. Ce sont ces actes décalés,
différents de ce qui était originellement pensé qui permettent le réel
changement, durable et surtout dont les effets sont assurés de
perdurer et d’apporter une vraie résolution au problème initial.

De la rébellion à la décision

« Pendant une des nombreuses émeutes parisiennes du XIXe


siècle, un officier reçut l’ordre de faire évacuer une place en tirant
sur la «canaille ». Il donna l’ordre à ses soldats de prendre
position et de mettre la foule en joue. A ce moment-là, tandis qu’un
grand silence se faisait, il sortit son épée et s’écria : « Mesdames,
Messieurs, j’ai reçu l’ordre de tirer sur la canaille. Mais comme je
vois devant moi beaucoup de citoyens honnêtes et respectables, je
leur demande de partir pour que je puisse faire tirer sans risque
sur la canaille. La place fut vidée en quelques minutes ».

292
Cet exemple fait montre, à la fois, d’une réaction rebelle face à un
ordre perçu comme injuste et aussi de la preuve d’une grande
créativité dans la prise de décision240.
Il illustre également que la meilleure manière de faire changer
radicalement le choses, c’est en étant capable soi-même d’une
remise en cause de ses propres habitudes et de son mode de penser.

Evoquer cette théorie sur le changement vise à illustrer le fait que


la plupart d’entre nous fait le choix du statu quo plutôt que du
changement de manière à ne pas risquer de déstabiliser l’équilibre
de la routine.
La crainte de la remise en cause est telle que ces personnes
préfèrent faire toujours la même chose. Comme nous l’avons vu
dans la première partie de l’essai, c’est ce type de comportement
qui conduit aux répétitions de situations difficiles, aux
dysfonctionnements en tout genre et plus généralement aux
insatisfactions.
Et ce sont de ces différentes frustrations que le besoin de
commettre le mal peut poindre.

C’est pourquoi, dans le même esprit que Watzlawick, Chrys


Argyris241 présente dans Savoir pour agir la possibilité de modifier
ses processus d’apprentissage, c’est-à-dire ses modes de réponse
opératoires aux situations courantes et complexes de la vie
professionnelle ou privée, en proposant d’utiliser certaines
techniques : « embarras et menaces ne sont ni esquivés, ni
dissimulés, ils sont affrontés ».
Ceci démontre bien que la peur est inhibitrice des possibilités
d’évolution. C’est justement en quoi les théories sur
l’apprentissage242 et le changement amènent, toutes, à se focaliser

240
D’ailleurs, la première utilité de la rébellion est de développer le sens
créatif par la nécessité de dépasser l’obstacle ou la contrainte.
241
Chris Argyris. Savoir pour agir. Surmonter les obstacles de
l’apprentissage organisationnel. Interéditions.
242
Il fait état de la notion d’apprentissage en simple boucle et
d’apprentissage en double boucle. C’est ce dernier qui permet de
réellement apprendre, car il permet, à la suite des stratégies identifiées, de
remettre en cause les schémas d’apprentissage initialement utilisés par
293
sur le cœur d’un problème pour pouvoir le résoudre. En proposant
des méthodes pour l’analyser et le gérer, elles incitent à oser
«l’affronter », le dominer, le domestiquer et finalement résoudre le
problème lui-même en y faisant face.

Pour Watzlawick, il s’agit d’utiliser la psychothérapie et


principalement l’usage de la parole, comme moyens de symboliser,
c’est-à-dire de mettre à distance de la souffrance réelle, ce que
chaque individu s’est représenté ou a imaginé pour se détacher de
ses problèmes (de ses névroses) et alors pouvoir être plus créatif et
trouver de nouvelles options à ses problèmes et prendre de
nouvelles décisions.

Les deux versants du changement : facteur d’évolution de


l’humanité

Pour faire évoluer l’humanité, deux aspects sont nécessaires et


doivent opérer parallèlement et ensemble pour que des
changements notables et significatifs puissent être observés.
Plus haut, dans la description des causes du mal, nous avions pu
distinguer des facteurs sociaux comme individuels, il en est de
même dans la manière de concevoir l’évolution de l’humanité.
Le premier changement est d’ordre social. Il consiste dans la
codification des comportements de la société que recouvrent la
morale et la loi, comme dans la manière de considérer ce qui est

une personne. Par exemple, pour résoudre un problème, l’individu pourra


modifier sa faculté d’appréhender comme de résoudre la situation
problématique car il tiendra compte des modifications de la situation
spécifique dans laquelle il se trouve comparativement aux autres
contextes qu’il a déjà connus. Toutes ces nouvelles informations le
conduiront à envisager de modifier ses connaissances ou ses croyances
pour envisager autrement la réponse au problème.
L’apprentissage en double boucle permet, par la remise en cause des
composantes de la décision et de l’apprentissage, d’envisager un
changement réel, fondamental et durable.
294
acceptable et ce qui ne l’est pas en rapport au respect des Droits de
l’Homme.
Sur ce point, c’est la société entière qui permet ces évolutions et les
progrès les plus spectaculaires dans ce domaine sont justement
survenus à la suite des actes les plus barbares et les plus
impardonnables perpétrés contre des humains.

Le deuxième volet du changement, est, comme nous venons de le


voir, d’ordre personnel et principalement psychologique.
Sans remise en cause de nos valeurs et de nos croyances,
l’ouverture à l’autre et à la différence est difficile ou reste
purement intellectuelle. Le danger consisterait à s’aveugler par ses
convictions idéologiques et de se croire ou de se prétendre tolérant,
alors qu’à la première rencontre avec une personne représentant
une différence significative, le comportement sectaire et raciste
refait surface.
Ce manque de cohérence n’est, bien entendu, pas toujours
conscient mais réel la plupart du temps. Aussi ouvert et
respectueux qu’il soit possible de l’être, il arrive toujours que nous
soyons confrontés, un jour, à ce que nous aimons le moins et là
notre attitude peut se modifier et se radicaliser. Je préconise une
vigilance extrême et une grande humilité face à notre capacité
réelle à être tolérant.

C’est confrontés à la pratique et à l’expérience, que les


changements peuvent s’opérer et ils ne pourront s’exercer que pour
autant que la personne modifie son cadre de référence.
Chaque rencontre est une aventure en soi et c’est le degré de
respect et d’acceptation de chacun qui réglera l’issue de la relation,
enrichissante, neutre ou conflictuelle.

Donc, s’il n’existe pas l’envie et les moyens pour chaque individu
de pouvoir évoluer dans sa capacité à gérer la différence et
l’étranger et si dans le même temps les Etats, dans une concertation
internationale pour garantir tout débordement civil ou militaire
contre le respect de la dignité humaine, alors le mal reprend ses
droits par l’exaspération de la peur, la généralisation de la violence
et des barbaries.
295
Combattre l’ignorance : développer le savoir, la
connaissance et la culture

La connaissance conduit à l’unité comme l’ignorance à la division.


Ramakrishna

De la paix à la culture

Dans la continuité de l’évocation à la fois de la paix, de


l’humanisme et des différentes actions humaines citées pour
éclairer le chemin de notre évolution, voici l’exemple d’une
association exemplaire par les motifs de son engagement.
Un mouvement humanitaire comme ATD Quart Monde s’est
donné comme mission de lutter contre l’exclusion par l’accession
des pauvres à l’éducation et donc plus généralement à la culture et
à la connaissance.
Ce mouvement considère que ce sont les meilleurs moyens de
lutter contre la misère.
Le combat contre le manque de culture et de connaissance vise à
restituer la dignité de chacun par la reconnaissance de sa capacité à
apprendre et à s’instruire. Ensuite, une fois répondu à l’urgence de
l’alimentation et à la nécessité de survie, il est question de donner
les moyens aux hommes et aux femmes de ne plus être dans la
dépendance et l’assistanat, pas plus que dans l’exclusion sociale.
Que ce soit dans ce contexte d’aide aux personnes défavorisées
pour leur permettre d’accéder à une certaine autonomie et leur
faciliter l’issue de la marginalisation ou pour favoriser les prises de
conscience, l’accès au savoir est déterminant.

Comme nous venons de le voir, se connaître amène à comprendre


et à apprécier ses qualités et ses limites, ce qui conduit alors à
l’acceptation de soi. Cette dernière va favoriser la tolérance et le
respect de soi d’abord, et de l’autre ensuite.
C’est justement ce respect des restrictions et des différences qui
facilite le choix éthique et amène à combattre les tendances
négatives et nuisibles qui sont au cœur de chacun.
296
Se connaître et s’accepter permettent aussi de choisir ce que l’on
souhaite faire pour se réaliser, en toute conscience, et en accord
avec ses valeurs. L’épanouissement qui en découle conduit à la
sérénité et à la joie et n’incite pas à nuire à autrui.
La personne qui a travaillé sur elle-même n’en a plus besoin ni
envie.

Enfin, se connaître étant synonyme d’acceptation, il ne s’agit plus


alors de chercher des causes extérieures à ses problèmes ou
difficultés, l’autre n’étant plus considéré comme l’empêcheur de
tourner en rond ou le bouc émissaire. Ses différences seront
considérées sans peur, ni a priori et la relation pourra s’établir plus
tranquillement.
Dans ce contexte, l’individu qui se sera appliqué pour lui-même le
principe de Socrate n’aura plus besoin de commettre le mal et se
désolidariser de tout comportement ou action agressifs ou nuisibles
à autrui.

De plus, c’est assurément le moyen le plus sûr de dépasser la


violence, l'agressivité et la marginalisation en permettant à chacun
de savoir pour comprendre, et ceci pour penser et pouvoir décider.
Comprendre et connaître pour penser conduit à découvrir les
raisons de ses choix et de ses décisions.
C’est l’accession au libre-arbitre.
C’est de cette liberté dont la philosophie parle depuis le début de
son existence, depuis l’avènement de l’homme culturel243. Souvent
des philosophes, des intellectuels, des idéalistes ont été torturés et
ont donné leurs vies pour leurs libertés et leurs convictions. Mais
jamais la philosophie n’est morte ou n’a été tuée en tant que telle,
elle a toujours été reconnue comme utile car elle permet

243
En quelque sorte un pléonasme, en effet, est-il possible de parler
d’homme sans le considérer comme culturel ? C’est justement le
dépassement de l’état naturel par la maîtrise de l’environnement d’une
part et l’intention de le modifier pour satisfaire ses différentes fins que
l’homme accède à la culture, en tout cas comme premier élément de
distinction. Ce point de vue est celui de l’anthropologie, ensuite selon les
champs disciplinaires, la notion de culture est bien plus travaillée et
malmenée mais c’est un autre débat que je n’entamerai pas ici.
297
l’éclairement, l’illumination comme le religieux le peut aussi par la
foi.
Il devient alors possible de choisir et de décider sa liberté par la
raison ou par la foi.
Mais s’il est un moyen qui délivre du mal, c’est bien
paradoxalement, si l’on reprend les éléments décrits sur la notion
même de mal : le libre arbitre, c’est-à-dire le choix éclairé que
l’homme peut faire de son destin et de sa vie.
Un choix qui, s’il repose sur une pensée éclairée par la raison, la
compréhension et la culture, devient responsable et ne peut
supporter la projection sur autrui des causes ou des conséquences
de ses actes.

L’école pour tous

La démocratie, en tant que régime politique, a facilité l’accès pour


tous au statut de citoyen, à l’école, à l’éducation et à la culture. Elle
a généralisé la possibilité de penser, de critiquer et de raisonner et a
amené des représentants de toutes les classes sociales sur le plan
d’égalité de la parole, de l’écriture et de l’expression.

Cette généralisation de l’accès à l’éducation et à la culture a pour


conséquence l’émergence de valeurs différentes, selon
l’appartenance initiale à tel ou tel milieu social. C’est ainsi que les
combats et les idéologies sociales et politiques diffèrent. Ceci
apportant la pluralité des débats et la richesse des contradictions,
non pas pour sombrer dans la lutte, mais pour éviter
l’endoctrinement hégémonique de l’une ou l’autre des idéologies.
Je prendrai quelques exemples à titre d’illustration. C’est ainsi que
nous avons vu apparaître, il y a quelques décennies, un mouvement
comme Greenpeace en réaction au nucléaire, luttant pour la
défense de l’environnement et soucieux de notre monde futur.
Aujourd’hui, c’est au tour de différents groupuscules de réagir
contre les accords de l’OMC qui vont déterminer la nature et les
formes des échanges commerciaux de par le monde. Les uns
légiférant sur la question de la mondialisation, tandis que leurs
détracteurs, eux, cherchent à préserver l’exception culturelle ou la
298
diversité, en un mot le droit à la différence culturelle face à
l’absorption de la mondialisation capitalistique.
Et l’on voit alors se battre d’un côté les valeurs de l’argent ayant
raison de l’hégémonie financière sur le monde, face à la volonté de
préserver les particularités nationales et culturelles pour permettre
de choisir un monde vivable pour les générations futures.
Les intérêts des actionnaires, focalisés sur des gains à court et
moyen terme, face à la volonté d’un projet de société à l’échelle
planétaire se situant dans le long terme.
C’est le retour du veau d’or de la Bible, l’adoration des illusions
brillantes, immédiates et éphémères plutôt que des valeurs plus
humbles mais plus humanistes.

Je prends cet exemple pour illustrer les mouvements continus qui


se sont opposés, tout au long de ce siècle, contre des pouvoirs
injustes, totalitaires, autoritaires, pour tenter de matérialiser le
courant de l’humanisme. Que ce soit la défense des Droits de
l’Homme, puis ceux des enfants, des femmes, et de tous ceux qui
ont été ou sont encore opprimés, notre siècle est le témoin de toutes
les batailles contre les atteintes à l’intégrité de l’humanité.
La prise de conscience est réelle, les batailles sont visibles même si
parfois les moyens sont condamnables, terroristes ou délictueux.
Ils font pourtant bien office de mouche du coche et permettent,
parfois, des retours en arrière dans les grandes décisions macro-
économiques de notre début de troisième millénaire.

C’est par la connaissance, la culture et l’information constante que


nous pouvons sortir de notre torpeur, nous engager dans les voies
de lutte contre les injustices et les sectarismes sans tomber pour
autant à notre tour dans un aveuglement idéologique tout aussi
néfaste que celui qui est combattu. Seule l’éthique peut alors être le
garant de ces dérapages.

299
La connaissance et le savoir, les remparts contre la
barbarie

Déjà Platon dans Protagoras louait les vertus de la science comme


moyen de se départir du mal.

« Protagoras :.. lorsqu'un homme fait le mal, quoiqu'il sache que


c'est le mal et puisse s'empêcher de le faire, il est vaincu par le
bien. Est-ce qu'à vos yeux le bien n'a pas assez de valeur pour
vaincre le mal ou en a-t-il assez ? »
« Socrate :... La science... a toujours l'avantage sur le plaisir et sur
toutes les autres passions. [..]... quand on pèche, on pèche faute de
science dans le choix des plaisirs et des peines, c'est-à-dire des
biens et des maux. »

Ramené à la question du mal, l’apport continu de connaissances et


l’encouragement du développement culturel de chacun a pour effet
de permettre de connaître les différences de l’autre, de les
comprendre, et alors il n’est plus un étranger dont on a peur, la
tolérance pour ce qu’il est, est possible. Lorsque je sais qui est
l’autre, pourquoi il agit différemment de moi, quelles sont les
valeurs qui motivent ses comportements surprenants, je peux alors
plus facilement l’accepter et le respecter, car je sais et je
comprends. Sa différence ne me renvoie plus à mes angoisses, ni à
mes intolérances.

Ainsi, la meilleure manière de combattre, individuellement et


collectivement le mal est de toujours développer la connaissance,
autant de soi que des autres, alors compréhension et tolérance
deviennent des remparts contre l’ignominie.
Une femme comme Lucie Aubrac illustre bien ce combat quotidien
à la fois contre l’inculture et l’oubli. Par ses témoignages réguliers
auprès des jeunes, elle cherche à rendre contemporaine l’horreur
d’hier, à communiquer l’enthousiasme, la fougue et la modestie de
la lutte de la résistance contre l’oppression. Enfin, elle fait perdurer
par ses récits vivants et animés la mémoire des atrocités comme
des actes de bravoure.
300
Plus encore que la connaissance, développer l’esprit
critique

Comme nous venons de le voir, la culture et la connaissance ont


pour objectif de rendre l’individu conscient des différences
individuelles de manière à pouvoir comprendre et tolérer l’autre
plutôt que de réagir par le rejet.
Un récent exemple de la vie quotidienne m’a amenée à préciser
qu’en fait, au-delà du fait de connaître, il est vraiment primordial,
dès lors que l’on se situe dans le rapport à autrui et que ces
relations peuvent amener vers des malentendus ou des conflits, de
développer son sens du jugement.
Je m’explique.

Dernièrement, j’étais dans l’avion entre Paris et Toulouse et devant


moi se tenaient une mère et sa petite fille. Cette dernière gesticulait
beaucoup, pleurnichait et ne semblait pas trop respecter l’autorité
de sa mère. Dès qu’il a été possible de bouger dans l’appareil, elle
est allée s’asseoir sur un siège voisin, à côté d’une autre petite fille,
juste un peu plus âgée. Elle démontrait une certaine désinvolture à
la solliciter pour jouer ou pour obtenir des bonbons. La mère de
cette dernière lui en a donné un et ensuite lui a fait comprendre que
cela suffisait.
Puis, elle s’est tournée vers moi. Dans un premier temps, comme je
lisais, je n’ai pas particulièrement répondu à ses sollicitations qui
étaient, à ce stade, essentiellement des regards et des mimiques.
Comme elle n’obtenait pas les réponses qu’elle attendait, elle s’est
mise à me tirer la langue, j’ai répondu de la même manière.
Ensuite, elle tirait la langue en bavant un peu, hésitant entre le fait
de faire des bulles et de cracher franchement.
Là, je l’ai prévenue que je n’accepterai pas ce comportement et que
si elle recommençait, je lui donnerai une fessée.
Pendant, ce temps, sa mère ne voyait rien, car cela se passait à peu
près dans son dos.
Le temps passe et la petite fille recommence ses grimaces, tire à
nouveau la langue et fait mine de cracher de manière plus explicite.
301
Je lui donne une petite fessée, comme annoncé.
Elle a reculé, un peu brusquement et est donc revenue dans le
champ de vision de sa mère.
Celle-ci, croyant que j’avais brutalisé sa fille, m’a invectivée et je
lui ai répondu calmement en lui relatant les faits et les
avertissements donnés à sa fille.
N’ayant pas d’éléments pour aller plus loin, sa fille ne se plaignant
pas, ça s’est arrêté là. Toutefois, la mère m’a lancé un regard
assassin qui laissait présager d’une hypothétique suite.

Je relate cet incident pour démontrer combien les apparences sont


trompeuses et que lorsque l’on ne sait pas, que l’on n’a pas vu,
dans le détail, une situation, que l’on ne connaît pas les tenants et
aboutissants, il est préférable de rester circonspect.
Le jugement est facile, et la sentence tombe toujours trop vite.
Cet épisode aurait très vite dégénéré si la petite fille s’était mise à
pleurer. Comme, personne n’avait été témoin de la scène,
totalement, en tout cas, toutes les déductions n’auraient pu être
qu’interprétatives.
J’ai également choisi cet exemple car il apparaît comme bénin, une
broutille en quelque sorte, mais c’est un des nombreux petits
détails de la vie quotidienne. Je veux dire, en le citant, que la
vigilance est importante partout, afin d’éviter de se surprendre à
n’être attentif à rien. Le risque serait de ne plus avoir d’esprit
critique quand il s’agit de quelque chose d’important, faute de
vigilance, de rigueur et d’entraînement.

On comprend vite le danger d’une trop grande impulsivité, du


manque d’éléments d’information précis et surtout du manque de
sens critique et de sang froid pour apprécier une situation et ne pas
y réagir émotionnellement.
Dès qu’une situation sociale devient tendue, tout devient trouble et
des erreurs de jugement, comme des réactions impulsives sont
catastrophiques et peuvent faire condamner injustement un
individu comme tout un peuple.
Malheureusement les exemples ne manquent pas, de l’affaire
Dreyfus à celle du petit Gregory en passant par les dénonciations
de la Seconde Guerre Mondiale, dès lors que la rumeur prend le
302
pas sur l’information et que l’aveuglement fait obstruction à la
compréhension et au jugement critique, c’est la voie grande
ouverte à tous les débordements possibles.

Je reprendrai à titre d’illustration deux exemples tirés de récits ou


d’éléments bibliographiques de personnalités connues ayant
chacune dans leur contexte fait état de l’importance de l’esprit
critique et de la quête de sens comme rempart au mal qu’il soit
individuel ou collectif.

« Parmi les caractéristiques psychologiques de la civilisation, deux


paraissent être les plus importantes : un renforcement de l’intellect
qui commence à gouverner la vie instinctuelle et une
intériorisation des pulsions agressives, avec toutes ses
conséquences positives et périlleuses ». Freud. Why war ? 1964

L’illustration du vol des poires de Saint Augustin illustre


particulièrement la prise de conscience de la portée de l’acte, aussi
bénin soit-il. Que le choix individuel conduise à un délit mineur ou
majeur n’est pas le plus important. Dès lors qu’il y a prise de
conscience et compréhension, que le sens de l’acte émerge et
qu’être libre signifie un espace d’exploration illimité dépassant
premièrement l’état d’anarchie pour aller vers le choix conscient et
mature de ses décisions et de ses actes, voilà qui est une formidable
découverte. Quelle merveilleuse aventure et quelle victoire sur
nous-mêmes !

La perte de l’esprit critique nous guette tous un jour ou


l’autre

Dans un contexte plus général, je reprendrai ici le thème du livre


de Jean Sevilla Le Terrorisme Intellectuel244 qui relate avec une
foison d’exemples circonstanciés combien une société entière peut
être orientée dans ses convictions par l’opinion d’une poignée

244
Jean Sévilla. Ibid.
303
d’intellectuels. Ceux-ci majoritairement convertis au communisme,
d’abord comme réaction « saine » au nazisme et à toute forme de
fascisme, puis comme « remède » aux excès perçus du capitalisme
ont pu rester aveuglés, des décennies durant, sans s’apercevoir ni
accepter la forme totalitaire que cette idéologie avait pu revêtir.
Les dictatures qui ont vu le jour sous son égide ont créé bien plus
de morts et de terreur que le nazisme lui-même. Mais le besoin de
croire dans un idéal fraternel a frappé de cécité même les plus
brillants défenseurs de la liberté. « Une dictature populaire : c’est
donc cela, la liberté ».

Je n’ai pas pu résister à vous faire partager le plaisir de certains


morceaux choisis de cet ouvrage qui illustrent l’intoxication
intellectuelle dans laquelle nous pouvons tous tomber.
« Le physicien Frédéric Joliot-Curie, prix Nobel et membre de
l’Académie des Sciences, actif militant communiste, explique que
la bombe A soviétique constitue un facteur de paix. L’arme
nucléaire américaine, elle incite à la guerre ». Bien entendu, il est
important de replacer les propos dans leur contexte pour peut-être
envisager quelque mesure à cette citation, toutefois, tels quels ils
paraissent assez impensables. Mais il y en a d’autres… « En
Sibérie, les déportés ont de la chance, ils meurent du bon côté ».
Ou encore : du régime de Mao, Sollers dira en 1972 qu’il voit
« espoir et confirmation pour les révolutionnaires du monde
entier ». Mao est d’ailleurs décrit par Valéry Giscard d’Estaing
comme « le phare de la pensée humaine » en 1976. Et enfin, face à
l’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, inacceptable lors de sa
parution car incriminant trop irrévocablement le régime
communiste soviétique et mettant alors en danger l’union de la
gauche, François Mitterrand dira : « Le plus important ce n’est pas
ce que dit Soljenitsyne, mais qu’il puisse le dire ». 1974.

Contre l’évidence des faits : le besoin de croire subsiste

« Le 9 novembre 1956, dans l’Express, Sartre annonce sa rupture


avec le Parti communiste : « On ne peut plus avoir d’amitié pour
la fraction dirigeante de la bureaucratie soviétique : c’est
304
l’horreur qui domine. Pour découvrir l’évidence, dix ans lui auront
été nécessaires. […] Par quel aveuglement avons-nous fait comme
si le communisme n’était pas une névrose ? » Pierre Emmanuel.
C’est le besoin existentiel de croire faisant suite aux horreurs du
nazisme qui a généré une telle adhésion spontanée et aveugle au
communisme apparaissant comme l’idéologie sauvant de
l'idéologie. « Là est le grand tabou. Reconnaître la nature
totalitaire de l’Union soviétique, ce serait remettre en cause la
légitimité acquise par le communisme à l’occasion de la victoire
sur Hitler ».

Et, comment critiquer sans auto-critique ?

Et d’ailleurs, au moment même de la prise de recul, la critique est


facile et la diabolisation de l’autre aussi. Et c’est ainsi que tout en
grossissant le trait, en adhérant à la critique, je me place aussi dans
le sectarisme et l’idéologie. Le totalitarisme que je co-dénonce est
proche, la cécité m’atteint et le respect et la tolérance que je prône
se trouvent bien altérés. Eh oui ! Quelle illusion de croire à la
perfection et à la vérité. Premièrement, je m’insurge et
deuxièmement, je me conseille à moi-même toute la réserve
nécessaire pour ne pas tomber dans les travers que je dénonce. Je
me satisfais de considérer la perfection et la vérité comme des
valeurs surhumaines que je trouve importantes, qui font tendre mes
actions vers leurs cibles inaccessibles, elles me permettent de
mettre à l’épreuve ma déontologie et me rappellent mon devoir
d’humilité.

305
L’avènement de la pensée individuelle ou le
développement de l’autonomie intellectuelle

Certains considèrent que depuis la mort de Sartre et de Lacan, entre


autres, il n’y a plus d’intellectuels incontournables. Notre époque
représente à leurs yeux un vide intellectuel.
Je ne suis pas d’accord.
Ce qu’il n’y a plus, c’est de maître à penser. Il n’existe peut-être,
plus autant qu’avant, de penseurs ou de philosophes, ayant le
charisme de certains personnages du milieu du XXe siècle. Peut-
être aussi, y a-t-il moins de pensée nouvelle, de paradigme
radicalement différent qui ont fait obtenir la reconnaissance
unanime et publique tant à Sartre, Lacan, Merleau-Ponty ou Levi-
Strauss. La liste est longue mais aujourd’hui aussi, de nombreux
noms pourraient être encore cités comme ayant contribué à
l’évolution de nos mentalités, Paul Ricoeur, Michel Serres ou
encore Luc Ferry, André Compte-Sponville.

Je crois entendre comme un regret pour certains qui gardent encore


la nostalgie des débuts du café de Flore ou des Deux Magots où
successivement intellectuels, philosophes, poètes et auteurs
littéraires utilisaient le lieu public du café pour débattre et
polémiquer.

Pourtant, je crois que l’expression de cette nostalgie est en fait le


corrélat d’une évolution fort intéressante, qui est justement la
succession logique de ce que mai 1968 a instauré et que ces
intellectuels ont aussi initié.

La réflexion intellectuelle, philosophique et le questionnement sur


soi sont devenus des matières accessibles à tous et représentent un
bien public. Ceci étant, cela signifie que chacun peut s’en saisir,
peut-être avec plus ou moins de succès, de pertinence, ou de brio,
mais chacun peut dialoguer ou élaborer sur le Discours du Maître.
Bien entendu, la conséquence est que le discours du maître n’est
plus et que la notion de « maître qui sait tout » tend à disparaître.
Même s’il existe encore des domaines où la coupure du cordon
306
ombilical et de la symbiose avec celui qui est supposé savoir a du
mal à se faire.245

Avec Freud, la psychanalyse, auparavant réservée à une minorité


élitiste, est devenue depuis les années 1960, quelque chose
d’accessible. D’ailleurs nous pouvons observer l’émergence, autant
aux Etats-Unis qu’en Europe, de divers courants de psychothérapie
et de développement personnel. Cette tendance a pour effet
d’augmenter, à chaque décennie, de manière exponentielle le
nombre de personnes qui se remettent en question et qui décident
de réaliser un parcours personnel.
Le nombre d’individus qui s’intéressent à la fois au développement
personnel comme au débat d’idées est sans cesse croissant. De
plus, grâce aux nouvelles technologies et aux initiatives
personnelles, les accès à la réflexion citoyenne, aux débats
philosophiques ou aux cafés psy est de plus en plus répandue.
Alors, chacun y va de son opinion, élabore sa pensée, peut la
frotter à celle des autres et il a alors moins besoin d’être subjugué,
par le discours d’un maître à penser. Celui-ci, ayant souvent le
profil d’un expert en rhétorique, plus apte à endoctriner les foules
qu’à inciter au dialogue.
C’est d’ailleurs, ces talents de brillant orateur qui ont jadis
subjugué un parterre d’étudiants, chevelus et enthousiastes, à
adhérer sans conteste à sa pensée mais qui étaient finalement aussi
dociles que leurs parents respectant l’autorité inconditionnelle.

Mai 1968 a lancé une révolution de la pensée en remettant en cause


nombre de valeurs, sans forcément proposer beaucoup
d’alternative. Il a, par exemple, permis d’abolir la pensée
autoritaire dominante. « Il est interdit d’interdire. La célèbre

245
Je parle ici du champ de la psychanalyse et des difficultés pour les
psychanalystes lacaniens de pouvoir se détacher du maître à penser qu’est
Lacan. Les critiques sont encore minces et les comportements de certains
laissent à penser qu’ils sont encore bien soumis à son emprise. Ils ont pu
tuer, symboliquement Freud, mais pas encore Lacan, ça viendra. Tout
maître s’est vu conspué par ses disciples pour être ensuite replacé
dignement parmi ses pairs quand la rébellion nécessaire a pu finir de
s’exprimer, un peu comme une crise d’adolescence.
307
devise exprime l’essence philosophique de la pensée 68 : un
individualisme radical. Toute autorité est contestable. Toute
contrainte est suspecte. La morale, les structures sociales, les
traditions, la culture classique sont considérées comme
asservissantes. Ce qui compte, c’est d’assouvir les exigences de
chacun. Un seul idéal : « se réaliser », en ne reculant devant
aucun tabou. Plus de normes objectives du bien et du mal : la
notion de faute se vide de son contenu. Ce n’est pas le délinquant
qui est coupable, c’est la société ».246

Ainsi même si socialement, ce refus de l’autorité peut avoir comme


conséquence négative le délitement des valeurs sociales et de
l’ordre connu dans la première moitié du XXe siècle, cette abolition
de l’autoritarisme a aussi ses avantages. Toutefois, si l’on parvient
à dépasser le débat néfaste du conflit de générations dont il était
porteur, il a permis d’ouvrir la voie à un débat contradictoire et
démocratique. Il a donné la possibilité de se départir du Discours
du Maître pour acquérir une pensée personnelle et autonome.

Peut-être perdons-nous en qualité de raisonnement et en rigueur


intellectuelle dans nos débats de comptoir, mais rien ne nous
empêche de nous frotter à la discipline de la rhétorique et de la
pratique universitaire de la philosophie ou de toute autre discipline.
Cela est toujours possible et les exigences méthodologiques sont
tout aussi élevées que par le passé.
Mais ce que nous avons gagné c’est l’appropriation individuelle de
la pensée, la possibilité toujours plus répandue de nous cultiver et
alors l’autonomie émotionnelle comme intellectuelle devient de
plus en plus possible. Ceci nous rend alors moins différents des
penseurs de notre époque et l’écart visant à diminuer, ils
n’apparaissent alors plus dans leur superbe, ayant le monopole de
la rareté qui les faisaient briller sur le piédestal de la rareté.

Il est donc faux de croire qu’il n’y a plus d’intellectuels, il existe,


sans doute, moins de reconnaissance sociale pour les uns et les
autres, car le caractère unique de leurs apports n’est plus. La

246
Jean Sevilla. Ibid.
308
généralisation de l’accès que ce soit à la littérature, à la philosophie
ou la psychanalyse rend chacun porteur potentiel d’une idée. Il
peut s’exprimer et débattre partout s’il le souhaite. Dernier point, la
démocratisation et la généralisation d’Internet rend le débat
philosophique accessible à tous, mondial et instantané. Bien sûr,
l’illusion de la toute puissance guette, ainsi que le risque de dire
n’importe quoi. Mais ce dont nous parlons ici étant le manque ou
non d’intellectuels, je crois que ceux qui sont porteurs de
propositions émergent de la masse plus difficilement qu’avant.

De la démocratisation de l’accès à la culture à


l’organisation apprenante

Cette tendance au partage des connaissances, au développement de


l’apprentissage et à l’universalité du savoir correspond justement
au développement du concept récemment formulé « d’Organisation
Apprenante ». Il est aujourd’hui une nouvelle tendance
managériale mettant l’accent sur le fait que chacun doit apprendre
continûment dans sa vie professionnelle et transmettre en
permanence savoirs et expériences. Ce qui nous intéresse ici dans
l’Organisation Apprenante est, d’une part, la notion démocratique
d’accès à la connaissance, comme celle de partage inconditionnel
et, d’autre part, les bases intellectuelles qu’elle sous-tend.

Ainsi, les auteurs de l’Organisation Apprenante 247 incitent à


réfléchir à un problème en envisageant, d’une part, l’approche
systémique des problèmes mais aussi le développement d’une
argumentation contradictoire.
En fait, tout comme Watzlawick, ils nous amènent à reconsidérer
notre manière de penser, c’est-à-dire, le mode de raisonnement
aristotélicien et la logique cartésienne. Il s’agit alors de s’ouvrir à
une autre forme de pensée que l’on pourrait rapprocher de certains
principes de la pensée orientale, tels que l’évitement du

247
Chris Argyris, Savoir agir. Peter Senge. La cinquième discipline.
Edgar Morin. La complexité humaine ou Introduction à la pensée
complexe.
309
raisonnement linéaire où chaque élément aurait principalement une
cause et aboutirait à une conséquence qui serait prépondérante. Ce
que les théoriciens de l’organisation apprenante et du changement
ont modélisé c’est la complexité de la réalité, la multiplicité de la
causalité comme des conséquences.
Ainsi, rien n’est simple, binaire ou manichéen et ceci appliqué à la
question du mal, explique autant les diverses possibilités
d’expression du mal comme la variété des réponses possibles pour
le combattre.
Ramené au sujet humain lui-même, chacun est, à la fois, capable
du meilleur comme du pire.

C’est d’ailleurs ce que cite Marc de Smedt dans son éditorial de


Question de. Le Mal, en faisant référence aux sages hindouistes et
bouddhistes : « reste de nous apprendre à repérer en nous ces deux
personnages, le meilleur et le pire, celui qui recherche la sagesse,
le calme et la paix et celui qui demeure avide d’agitation, de
pouvoir et de mainmise ». Il cite d’ailleurs à titre d’illustration cet
extrait d’un texte traditionnel zen248 : « Dans la lumière existe
l’obscurité, Dans l’obscurité existe la lumière ».

Donc, l’homme contient en lui une palette variée de tendances et


peut également envisager une pluralité de modes de raisonnement.
De l’époque thèse – antithèse – synthèse, nous passons aujourd’hui
à l’étude du dépassement des oppositions par la recherche d’une
solution tierce, résolutoire de nombre de problèmes.
Cette possibilité de penser une chose, son contraire et encore une
autre possibilité (au moins) permet de s’ouvrir l’esprit, de dépasser
ses propres croyances, parfois limitatives et de pouvoir s’ouvrir à
l’autre et de mieux comprendre la différence de point de vue,
comme de façon d’être.
Ensuite, appliqué à des problèmes complexes, comme le mal par
exemple, cela permet d’envisager l’évolution de la pensée sans voir
de contradiction flagrante entre les points de vue, mais des
positions subjectives ou des positions typiques liées à certaines
époques données dont l’enfermement idéologique était inévitable.

248
Sandokai, in la Pratique du zen. Deshimaru. Albin Michel.
310
« L’image du mal est de faire coexister en nous deux attitudes,
toutes deux légitimes, et qui pourtant semblent s’exclure. D’une
part l’attitude éthique, qui dénonce le fait (le mal) au nom du droit,
et exige de nous la transformation d’un monde inacceptable ; de
l’autre, l’attitude purement « métaphysique » ou mystique, qui
pose au contraire qu’il y a un ordre ultime de l’univers, par-delà le
bien et le mal, qui rend vaines récriminations et protestations, et
exige de nous un acquiescement sans conditions. »249

En guise d’illustration à la précédente démonstration, cette phrase


de Quilliot contient en son sein deux conceptions apparemment
opposées, de la gestion du mal. En fait, il n’y a pas vraiment
opposition, cela se situerait davantage au niveau du choix de
chacun.
« Le sacrifice de l’une ou de l’autre de ces deux attitudes est soit
dangereux, soit mutilant, et pourtant, il paraît quasiment
impossible de les adopter simultanément : on peut seulement
indiquer leur synthèse comme un idéal nécessaire pour une pensée
absolue, mais irréalisable à notre niveau ». En fait cette opposition
n’est qu’apparente et là encore la passerelle avec la pensée
bouddhiste est possible, lorsque Quilliot cite Hermann Hesse qui
dans ses romans essaie « de réconcilier la face sombre à la face
lumineuse de la vie » ou encore lorsqu’il décrit une « mère
éternelle »[…] dont le secret consiste « à ce qu’en elle les
suprêmes contradictions du monde, qui autrement ne peuvent
s’accorder, ont scellé la paix et coexistent : naissance et mort,
bonté et cruauté, fécondité et destruction ».
Aujourd’hui, depuis la sémiotique, la psychanalyse, la pensée
complexe, l’étude du chaos et la pensée systémique, le paradigme
est à la construction du sens issu des situations conflictuelles et
complexes.

***

249
Quilliot. Ibid.
311
Nous continuerons à cheminer dans les méandres de l’évolution de
la pensée pour montrer comment elle permet finalement d’être un
instrument pour lutter contre le mal.

La morale, rempart contre le mal agir

Kant suppose qu'il existe une morale universelle250 et nécessaire et


que l'homme doit fonder la sienne comme une nécessité absolue et
une condition de l'affirmation même du principe d'humanité.

La morale est une qualité de la nature humaine, elle est à


construire, car l’action ne doit s’envisager qu’uniquement
déterminée par le devoir. « Toute intention est qualifiable au point
de vue moral. » Ainsi, elle doit valoir pour tous les êtres
raisonnables et être loi pour toute volonté humaine seulement pour
cette raison.

A ce moment là de la pensée philosophique, le seul rempart contre


le mal apparaît comme étant la morale, non pas dans le sens des
actes moraux, mais davantage dans celui des jugements moraux.
C’est bien par la loi que le mal pourra plier et que l’individu aura
les armes lui permettant de choisir.
« L'intention de l'homme par rapport à la loi morale n'est jamais
indifférente. » E. Kant.

La critique fonde la morale, c’est-à-dire, c'est par l'exercice de


notre jugement sur ce qu'il nous faut faire ou ne pas faire (impératif
catégorique), que se constitue la morale, laissant toutefois à notre
entendement la possibilité de déterminer ce que sont nos devoirs
positifs. Ce qui revient à dire que l'impératif catégorique nous
permet de savoir ce que nous ne devons pas faire, mais nous laisse
dans l'ignorance de la nature de ce que nous devons faire. Et c’est
en cela que la culture est fondamentale, car elle permet justement
de développer l’esprit critique par des arguments et des
connaissances tangibles et facilite alors l’esprit critique.

250
E. Kant. Fondement de la métaphysique des mœurs.
312
Si la morale conditionne et détermine les mœurs des hommes, elle
n'intervient pas dans l'action elle-même, elle n'est que le principe
sur lequel la liberté s'appuie pour fonder le choix de son libre-
arbitre, mais il faut encore la volonté pour arriver à l'exécution de
l'action.

Mais qu’entend-on par morale ?

La morale qui a prévalu pendant de nombreux siècles et jusqu’à


aujourd’hui est celle qui fixait les règles et les bonnes mœurs
(prescriptions religieuses, conventions et tabous) reposant sur le
respect inconditionnel de la religion punissant de manière
exemplaire et excessive les petits délits, mais qui, en revanche,
était d’une incroyable tolérance vis-à-vis des violences commises à
grande échelle, c’est-à-dire au niveau international, entre les pays,
entre les différentes communautés et les classes sociales.

Aujourd’hui on constate l’inverse, à savoir qu’il existe un grand


libéralisme, voire parfois un certain laxisme, quant aux délits
quotidiens et les bonnes mœurs ne préoccupent plus personne, la
morale a été « bannie » avec l’abandon de la croyance en Dieu. Et
l’on constate, par opposition, un plus grand délitement des mœurs
sociales dans la Cité et une plus grande répression des actions
violentes internationales.
On remarque aussi, qu'avec l’encouragement des libertés
individuelles qui prévalent sur la cohérence et la structure des
normes sociales, est apparu une nouvelle forme de violence, le
terrorisme. Et moins radicalement, le vandalisme systématique, qui
illustre, à la fois, un plus grand libéralisme vis-à-vis des actes
délictueux individuels ainsi qu’une faillite de la société, dans son
ensemble, à accompagner, soit par la sanction, soit par le soutien,
la remise en cause de l’autorité pour l’individu et la cellule
familiale.251

251
Un récent reportage à la télévision, mars 2000, faisant mention
justement des actions mises en place pour aider les familles de
délinquants à renouer avec l’autorité, la loi et les règles.
313
Combien de voitures sont incendiées dans les banlieues, sans
qu’aucune punition n’ait lieu (ou presque) ? En réponse, les médias
s’emparent de ces événements pour réaliser de l’audimat, en
cherchant toutes sortes d’excuses à ces comportements, ceci ayant
alors pour conséquence de développer la valorisation et la
reconnaissance sociale des dits délinquants. Ceux-ci, au lieu de
percevoir leurs actes comme délictueux, recueillent tantôt la
compassion tantôt l’admiration et le plus souvent un silence
complice, ce qui les incitent à continuer. « Qui ne dit mot
consent ».

La violence urbaine est alors perçue comme le moyen d’expression


et de dialogue de différents groupes sociaux qui ne se comprennent
pas.
Effectivement, dans un élan de solidarité compréhensible et
louable, certains souhaitant améliorer la condition de ces jeunes et
aussi les comprendre, recherchent les causes de leurs
comportements. Ce qui les amènent à dire qu’une voiture incendiée
représente « un cri de détresse » pour ces jeunes et que c’est peut-
être leur seul moyen d’expression.

Pourtant, médiatiser ce type de délits en excusant publiquement ses


acteurs sous prétexte qu’ils sont les victimes du système et de la
société ou qu’ils ne sont pas responsables de ce qui leur arrivent
déresponsabilise, à titre individuel, l’enfant ou l’adolescent qui
commet ces méfaits. Cela l’empêche de comprendre que la société,
pour vivre, a besoin de lois et de limites. Avec cette caution
médiatique, l’individu à la dérive, socialement, ne prend alors
aucunement conscience de ce que veut dire la liberté, le libre-
arbitre et le respect d’autrui. Partant d’un élan juste, respectable et
généreux les effets d’une telle compréhension psychologisante sont
désastreux et déstabilisent l’homéostasie de la société qui fait alors
la part belle à la montée des angoisses et des craintes qui, bien
entendu, ouvre la porte toute grande à tous les extrémismes et aux
pires intolérances, sous couvert du rétablissement de la sécurité et
de l’ordre.

314
Car si l’individu n’est plus conscient des limites sociales, il sera le
premier à commettre agressions et délits sans trouver cela
autrement préjudiciable.

Ainsi, pour clore sur cette notion de dérive individuelle et sociale,


est-il nécessaire d’impliquer parallèlement, chacun et la société
dans un même élan civique et moral. En effet, le respect des lois et
des règles sociales sera le premier garant d’une paix sociale et d’un
choix éthique individuel. Avant le temps de la connaissance, de la
compréhension et de la tolérance, il est parfois nécessaire
d’instaurer le temps de la Loi qui garantit chacun contre le mal
individuel ou collectif.252 L’Ancien et le Nouveau Testament, à
leur manière, font état de cette évolution. D’abord la structure et la
Loi présentés dans la Genèse et les 10 Commandements
correspondent à la protection collective contre le mal. Puis, le
message eucharistique a pour fonction de faire émerger une prise
de conscience individuelle de l’amour à éprouver vis-à-vis de son
prochain pour le respecter et l’aimer comme soi-même. Et ce sont
cet amour et ce respect qui sont les meilleurs remparts contre toute
forme de mal.

C’est d’ailleurs ce que la philosophie bouddhiste cherche à dire


avec ses mots et son contexte culturel. A savoir que c’est en se
dégageant des liens que tissent les désirs et les passions que la
sagesse et la paix intérieures arrivent et c’est avec un
comportement moral que le bouddhiste pourra accéder au Nirvana.
Le parallèle entre le nouveau testament et le message du Christ et
celui de la parole de Bouddha est frappant.
« C’est en accomplissant ces dix choses que les êtres vivants
renaissent des mauvaises destinées (pour atteindre le haut du
ciel). » […] « En ne tuant pas, en n’étant pas impudiques253, en ne
mentant pas, en ne bavardant pas vainement, en ne médisant pas

252
D’ailleurs, en psychologie, la seule manière d’aider les structures de
personnalité les plus pathologiques, c’est en instaurant des pratiques
visant à restaurer la Loi et les limites. Ceci permet de reconstruire le
Surmoi défaillant et ce ne sera que plus tard qu’il sera, peut-être, possible
d’envisager le développement de l’autonomie.
253
« Impudique » est à comprendre dans le sens de l’adultère.
315
de manière à faire se disputer les gens, en n’ayant pas de jalousie,
en n’ayant pas de haine, en n’éveillant pas d’idées fausses254 ».
Voici en comparaison un extrait des dix commandements - on
remarquera la symétrie du nombre dix - des principes à respecter.
« […]Tu ne commettras pas de meurtre. Tu ne commettras pas
d’adultère. Tu ne commettras pas de rapt. Tu ne témoigneras pas à
tort contre ton prochain. Tu n’auras pas de visée sur la femme de
ton prochain. Tu ne convoiteras pas ni la maison de ton prochain,
ni ses champs, son serviteur, sa servante, son bœuf ou son âne, ni
rien qui appartienne à ton prochain[…] »255.
Ou encore le célèbre commandement : « Le commandement que je
vous donne, est de vous aimer les uns les autres, comme je vous ai
aimés256 ».

Ne vous méprenez pas, je n’ai pas de mission moralisatrice ou de


goût prononcé pour la Loi, je mentionne juste le rôle structurant et
fondamental des limites et de la loi pour régir la société et
permettre l’épanouissement à la fois des individus et des groupes.

***

A quand le citoyen policé, dans une Cité en paix, dans un pays en


paix, dans un monde en paix ? D’accord, l’espoir peut paraître
illusoire et utopique aujourd’hui. Pourtant, les signes qui laissent à
penser que l’humanité de l’homme cherche son équilibre, ce
« milieu » si fragile aux prises avec le balancier de l’histoire qui
conduit toujours à passer d’un extrême à l’autre, semble poindre.
Cette quête du milieu apparaît de manière plus significative
qu’auparavant.
C’est peut-être alors que les notions de structure et de limites
seront suffisamment intégrées par chaque individu que la Loi
pourra s’assouplir perdant alors de sa fonctionnalité.

254
Paroles de Bouddha. Textes choisis, présentés et traduits du chinois
par Jean Eracle.
255
Deutéronome 5 - 17 à 21.
256
Le Saint Evangile selon Saint Jean. Chapitre XV. Suite du discours de
Jésus Christ. 12.
316
« Les garants de la Loi chancellent » ou « l’exigence
vis-à-vis de soi-même »

Une différence entre la morale puritaine et l’éthique moderne


repose sur le fait que la morale chrétienne se basait sur la nécessité
de nier la sexualité, toute forme de plaisir et l’expression de toute
affectivité, considérées comme des faiblesses. Ce qui impliquait
des actes de contrition pour atteindre le salut dans l’au-delà,
puisque le passage sur terre était décrit comme l’expiation du
péché originel et, en tant que tel, n’était que souffrance et
endurance de ces dites souffrances.
Aujourd’hui, la tendance est bien entendu à l’inverse, la sexualité a
été libérée dans les années soixante-dix et le culte de l’affectivité et
de l’expression de ses sentiments et émotions est totalement
prônée, même dans les entreprises, lieu où jusqu’ici affectivité,
irrationalité avaient été bannis257.

La réconciliation avec le plaisir

Quilliot permet de comprendre encore d’autres signes mous de


l’évolution de l’humanité en plaçant l’argument sur la notion de
plaisir et de devoir. « Enfin, cette morale nourrie de christianisme
ne cessait de vanter en principe les mérites de la dureté envers soi-
même et de l’ascétisme, qui seuls permettaient à l’être humain de
manifester son idéalisme. Il n’était pas à ses yeux de manière plus
éclatante pour ce dernier de marquer sa différence avec les
animaux et de révéler sa nature spirituelle que de s’engager dans
une lutte contre ses propres instincts - contre la sexualité en
particulier, devenue pour des générations d’Européens qui ne
voyaient en elle que la manifestation de la bestialité de l’homme, et
qu’effrayait son aspect obscur et asocial, l’image du mal ».

257
Ceci entraîne depuis un débat disciplinaire intéressant entre les
prescripteurs d’une entreprise envisageant les hommes et les femmes qui
la composent comme les acteurs d’un système (Crozier et Sociologie des
Organisations) et les défenseurs du fait de favoriser le développement et
l’épanouissement de la personne prônée plutôt par les psychologues.
317
C’est en assurant la réalité d’un homme entier, ayant des droits et
des devoirs, tout autant qu’une propension au plaisir, que
l’acceptation peut se faire dans la totalité de son humanité, celle-ci
pouvant alors tendre vers le Bien.

L’exigence vis-à-vis de soi-même

Un autre facteur, prisé à l’époque, était la dureté que l’on devait


s’infliger à soi-même et ainsi l’évolution des mœurs et des valeurs
d’aujourd’hui fait dire à certains que nous connaissons un certain
« affaiblissement de l’exigence vis-à-vis de soi-même ». Là, je ne
suis pas d’accord258, je crois qu’auparavant, exister consistait à se
faire violence et à faire passer le devoir avant tout, et surtout avant
le plaisir, quelle qu’en soit sa forme. Mais le support était
justement la structure claire, fiable et « solide » de la société qui
donnait des repères pérennes (douce illusion si l'on regarde
l’histoire sur n’importe quel siècle, on l’on voit que tous les 30 ans
en moyenne, une guerre, une révolution venait détruire l’équilibre
précaire établi). Mais l’illusion rétrospective fait voir le passé,
comme sans tache et bien entendu, le présent comme en proie au
chaos.
Donc, «cette exigence vis-à-vis de soi » consistait essentiellement à
ne rien fait paraître et à privilégier l’image sociale, les bonnes
mœurs, plutôt que le bonheur familial et conjugal. Aujourd’hui les
repères ont bougé et l’on voit combien l’Etat n’est plus cette mère
ou ce père fiable, comme on a pu le décrire précédemment.
L’Eglise n’est plus, pour les raisons de l’abandon massif de la
croyance et de la séparation laïque, l’autre pilier social, (père ou
mère ?) qui rendait la société d’antan beaucoup plus sereine, ayant
d’un côté l’Etat et de l’autre l’Eglise pour la maintenir dans le droit

258
A contrario, la rigidité sociale « contenait » les expressions impulsives
des individus les censurant et les culpabilisant tour à tour, les forgeant
indiscutablement à une forme sociale (« politiquement correcte » dirait-on
aujourd’hui) d’exigence de soi : celle de ne rien laisser paraître. Et aussi
de permettre de canaliser et de normaliser les comportements afin d’éviter
au maximum déviations et contestations.
318
chemin. Aujourd’hui, l’Etat perd de son pouvoir chaque jour, pour
de nombreuses raisons, privatisations, mondialisation et autres et
l’Eglise n’est plus qu’un choix individuel.

Le choix de chaque personne repose, de plus en plus, sur ses


propres valeurs, construites par sa famille et son environnement
qu’il revisite, une fois adulte, pour se constituer un système propre
correspondant au sens de sa vie, que chacun peut désormais
identifier et déterminer, dans les limites, bien entendu de ce qu'il
est possible d'appréhender par chacun.
La difficile place à tenir est d’arriver à être soi-même, pour soi,
tout en faisant partie d’un groupe social et même de plusieurs, et en
s’en distinguant aussi suffisamment pour retrouver son identité et
pouvoir repenser le sens de son appartenance.
C’est pourquoi, je ne suis pas d’accord lorsque l’on dit que
l’exigence vis-à-vis de soi est moindre. Il est très difficile de
trouver une ligne directrice à sa vie, de vouloir modifier ses
comportements pour qu’ils s’adaptent davantage à ses objectifs et à
l’environnement humain que l’on s’est choisi. L’entreprise devient
encore plus délicate lorsque l’on recherche la cohérence entre
comportements et valeurs, et le retour d’informations des autres est
alors primordial et tout aussi dérangeant. Les tuteurs, que
pouvaient être l’Eglise, la Famille, l’Etat et autres institutions
omniprésentes, sont beaucoup plus discrets aujourd’hui pour
nombre de raisons, idéologiques, historiques, économiques,
politiques et sociologiques, mais ne jouent plus comme auparavant
le rôle de tuteur auquel l’individu s’accrochait dans une
dépendance manifeste mais qui aussi l’empêchait de faillir dans ses
décisions, ses mœurs ou ses attitudes.

L’homme ou la femme d’aujourd’hui est beaucoup plus seul que


par le passé et se voit contraint de s’inventer à chaque période de
sa vie, à chaque tournant de son existence, beaucoup plus
chamboulée et chaotique que par le passé, une identité, des repères,
des objectifs et des étapes qui vont lui permettre de décider et de
choisir ce qu’il ou elle veut vivre et comment. Ainsi, il me semble
que l’exigence vis-à-vis de soi est bien plus grande qu’auparavant,
toutefois les critères ont changé et ce n’est plus par la dureté,
319
l’ascétisme, la contrainte et le devoir que se mesure cette
«rigueur » mais plutôt par la cohérence, le respect d’autrui, la
tolérance, la reconnaissance de ses besoins, comme de ses devoirs,
de ses potentialités comme de ses limites, que l’homme et la
femme de cette fin de siècle se construisent, seuls et sans personne
pour leur dire s’ils sont dans le vrai ou s’ils s’écartent du droit
chemin.

En effet, la société d’aujourd’hui fait se juxtaposer tellement de


modèles différents (mariage et Pacs, par exemple) et parfois en
opposition, que tout doit se recréer et se réinventer à l’échelle de
soi et de sa propre cellule familiale.
D’ailleurs les psychanalystes le disent bien, une psychanalyse
aujourd’hui s’envisage en tête-à-tête avec son analysant, car il
n’existe plus de modèles universaux, même de la figure du Père, de
la cellule familiale, c’est bientôt Œdipe qui risque d’être repensé !
Le délitement des normes sociales rend les modèles plus flous et
les repères difficiles, les théories restent valables, mais le nombre
des exceptions foisonne. A tel point que certains fondements
doivent être totalement revisités.

La charité compatible avec l’épanouissement personnel

« Plus importante est la conviction que l’épanouissement et la


réussite individuelle n’empêchent pas la générosité, mais tendent
au contraire à la favoriser : l’altruisme qui ne se réduit pas au
simple respect d’une loi abstraite, mais s’enracine dans
l’affectivité, suppose presque toujours une certaine plénitude
intérieure ».
En effet, lorsqu’une personne apprend, s’instruit, se pose des
questions, cherche à développer son potentiel, elle est plus ouverte
et plus réceptive à ce qui se passe autour d’elle, elle prend donc
conscience des souffrances et peut décider, en toute conscience, de
venir en aide à son prochain, motivée par le désir d’aider plutôt que
par le devoir imposé par une morale ou une religion. Cette

320
différence fait que la personne se sent plus cohérente et qu’elle sera
davantage encline à aller jusqu’au bout de ses décisions.

La charité et l’altruisme reposent donc sur le « respect et l’amour


de soi », qui détachés d’une attitude trop égocentrique conduisent
chacun à développer sa générosité au-delà des limites de la morale.
C’est alors l’amour inconditionnel pour l’autre, un amour gratuit
qui transcende ce besoin de lois et applique généreusement
tolérance et respect.

La charité : agir moral ou éthique ?

L’éthique moderne est définie comme étant constituée « des


principes normatifs, posés consciemment par l’homme, à l’issue
d’une discussion collective ».
Même, comme nous l’avons dit, si cela ne concerne encore qu’une
poignée de personnes, on perçoit bien combien l’heure est à la
généralisation des idées, à la discussion collective des pensées, des
concepts, des croyances, des styles de vie. De plus en plus
d’individus s’intéressent aux questions humanitaires, réfléchissent
et débattent.
Ce qui laisse entrevoir la perspective d’un changement, d’une
évolution. Plus la prise de conscience sera générale et chacun
prendra individuellement ses responsabilités, plus nous aurons de
chances de faire un peu bouger les choses.

Dans les premiers temps de la guerre au Kosovo, lorsque les


Français ont eu à se prononcer sur leurs engagements et leurs dons,
nous avons vu plus de 350 000 foyers proposer leur aide pour
héberger des Kosovars. Belle mobilisation, en sachant que chacun
des pays européens a fait de même. On pourrait attribuer à la
Seconde Guerre Mondiale et aux peurs encore vivaces qu’elle a pu
générer, la cause de telles générosités. Mais peut-être existe-t-il
aussi de réels engagements, contemporains, réfléchis, de personnes
qui ne veulent plus voir se reproduire les horreurs encore si
récentes. Sans doute aussi l’effet des médias a-t-il permis de
mesurer un peu plus l’ampleur des crimes commis, à force de
321
montrer des corps meurtris, des femmes et des enfants démunis sur
les routes. Sans doute aussi, la proximité géographique de la guerre
a-t-elle joué et la peur d’être un jour directement attaqué, chacun,
dans son propre pays ont-elles peut-être conduit à réagir.

Le pardon

Paie le mal avec la justice, et la bonté avec la bonté.


Lao tseu

A force d’interrogations sur le mal et surtout sur comment le


dépasser, le vaincre en soi et de ce fait éviter de le commettre
contre autrui, c’est là que des mots tels que pardon et compassion
prennent tout leur poids. Pardonner, on sait bien qu’il s’agit d’un
des principes de vie qu’a proposé le Christ et que la compassion est
l’écho des principes de Bouddha.259 Pourtant, croyant ou non, un
jour, notre capacité d’ouverture vers soi et les autres est telle que
cela devient une évidence. Il n’est pas possible d’être vraiment en
paix et d’aller plus sereinement vers son destin si l’on ne s’accepte
pas soi-même et les autres. Par ailleurs, beaucoup de choses que
l’on reproche à autrui, comme des actes nous ayant fait du mal ou
nous ayant blessé peuvent aussi être des projections de ce que l’on
désirait, ce que l’on attendait de l’autre et qu’il n’a pas donné et
alors on le lui reproche. Nombre de nos maux sont davantage
produits par nos propres frustrations, nos intolérances, notre
agressivité, notre soumission. Selon notre tempérament et notre
histoire, que des actes délibérément commis pour nous nuire. De
ceux-ci on peut arriver assez facilement à pardonner à autrui,
puisqu’en fait on se pardonne d’abord soi-même et alors on tend la
main vraiment vers autrui.
Pour ceux qui nous ont délibérément violentés, physiquement,
verbalement ou psychologiquement, le deuil est plus long,
puisqu’il est nécessaire de faire le deuil de soi perçu comme
victime, puis assumer la souffrance de l’autre qui l’a amené à être
bourreau pour ensuite pardonner à soi et à l’autre.

259
A considérer sans logique chronologique.
322
Mais lorsque l’on y parvient, quel calme, quelle sérénité ! Le
bonheur s’aperçoit au détour des chemins et il devient palpable, la
lumière calme de la sérénité nous emplit d’un seul coup et alors la
chance sourit et le mal s’éloigne, comme n’ayant plus prise.

Amour qui est plus que la moralité

Qu’est-ce que l’amour ? Ne pas vouloir échanger une hutte contre


un palais, fermer les yeux sur les défauts, donner sans hésitation.
Wuti

L’amour, seul moyen de transcender le mal

Pour André Comte-Sponville260, le mal le plus significatif est le


mal moral et ce qu’il propose pour en venir à bout, c’est, en se
basant essentiellement sur Spinoza261 et aussi sur la conception de
la morale de Kant, de dire que « l’amour libère de la morale ».
« Dès lors qu’on aime, on n’a plus à se préoccuper du devoir ».
Cette différence qualitative correspond à la distinction que l’on
peut faire entre éthique et morale. La morale dicte l’agir à partir du
devoir, tandis que l’éthique dicte l’action par l’amour.262
« La morale et l’éthique ne s’opposent pas, mais sont deux
moments dans un même processus : on commence par se soumettre
à la loi puis - au fond, c’est le sens de l’éducation - on se soumet à
ce que Freud appelle le « Surmoi », l’intériorisation des interdits
sociaux et parentaux, enfin on comprend qu’il est encore mieux de
faire par amour ce qu’on nous a appris à faire par devoir ».

260
Désespérément vertueux . Rencontre avec André Comte-Sponville, in
Question de. Le mal. Collectif sous la direction de François L’Yvonnet.
Albin Michel. 1996.
261
Voir en particulier l’Ethique de Spinoza.
262
Cette notion d’éthique existe aussi en psychanalyse mais a comme
moteur le désir.
323
De plus, c’est comme si le mal avait une fonction face à la morale
et à l’inverse devenait inutile devant l’amour.
Là, le mal a du sens car il fait obstacle à la morale. Alors qu’avec
l’amour, le mal n’a plus de sens, c’est comme si l’amour avait cette
capacité à transcender la souffrance et le mal.

C’est ainsi que la Passion du Christ prend tout son sens. Celui-ci
étant venu, entre autres, combattre le mal a donné sa vie par amour
autant de Dieu que des hommes. C’est l’amour qui a vaincu le mal
– en l’occurrence, ceux qui l’ont trahi et crucifié – en se
manifestant par la résurrection. Grâce à cet acte exceptionnel, le
Christ a certes diffusé la parole de Dieu et a aussi donné
l’indication du trajet éthique à suivre. Chacun doit redécouvrir le
message d’amour qu’il nous a livré et parcourir le chemin qui
conduit à comprendre le sens de ses paroles. Car « aimer son
prochain » et « l’aimer comme soi-même », n’est pas uniquement
un acte de foi mais surtout un acte d’humanité et d’amour.

L’auteur continue sa démonstration en disant que la morale est


vitale tant que l’on ne sait pas agir par amour.263
« La vérité c’est que nous avons besoin des deux : quand l’amour
est là, on n’a plus besoin de devoir ; nous n’avons besoin de devoir
que faute d’amour. Mais il faut rajouter très vite : c’est bien
pourquoi nous avons terriblement besoin de morale, parce que le
plus souvent l’amour n’est pas là, le plus souvent l’amour ne brille
que par son absence ! » On peut aussi comprendre ce message
comme une mise en garde contre la possibilité de ne plus avoir
besoin de la morale. En effet, une interprétation abusive pourrait
venir d’aucuns, peut-être malintentionnés, qui comprendraient dans
cette phrase le fait que la morale deviendrait inutile.
Si tel était le cas, ce serait la porte ouverte à tout type d’excès, à
n’importe quel fanatisme et avec lui, à nouveau, à la manifestation
polymorphe du mal.

263
Clément Rosset dit dans le même sens : « est-ce que l’amour libère de
la morale ? Je dirai qu’il est la condition de cette libération. On est
moraliste par insuffisance d’amour ». Ibid.
324
C’est pourquoi, il n’est pas inutile de rappeler avec l’auteur :
« Pour le dire dans les termes de l’histoire de la philosophie, je
dirais que dans toutes les situations où nous ne sommes pas
capables d’être spinozistes, c’est-à-dire d’agir joyeusement,
librement, par amour, il nous reste à peu près à être kantiens,
c’est-à-dire à accomplir notre devoir. Ou encore, dans les termes
de l’histoire des religions : dans toutes les situations où nous ne
sommes pas capables de vivre à la hauteur du Nouveau Testament,
c’est-à-dire à la hauteur de cette éthique de l’amour qu’est
l’éthique évangélique, il nous reste à respecter au moins l’Ancien
Testament, c’est-à-dire à nous soumettre à la Loi. »

Cette limitation du champ d’application de la morale s’explique


donc par le fait que les gens vraiment vertueux, ou qui se soucient
sincèrement du bien de leur prochain, sont, d’une part, très peu
enclins à faire le mal, et d’autre part, n’ont pas besoin de se
recommander d’une morale particulière.
Je reprendrai ici un extrait de la Force du Bien où Marek Halter
interroge une Juste sur les raisons qui l’ont poussée à aider les Juifs
pendant la guerre malgré les risques encourus.
«- Pourquoi l’avez-vous fait ?
- Parce qu’il fallait les aider ! » J’admire cette réponse, la
simplicité qui la sous-tend, son parce que définitif, hors de
discussion. Le Bien ne s’explique pas, ne se justifie pas. Il se fait, il
s’offre, il se donne. »

C’est ce que défendent, chacun à sa manière, Comte-Sponville,


Rosset ou Quilliot. Ainsi pour Quilliot : « Satan n’est-il pas bien
souvent dans le cœur même de ceux qui s’emploient partout à le
pourchasser ? ». Pour Rosset : « Machiavel est d’un tel silence sur
la morale que même Montaigne s’en choque. Notons que tous ceux
qui sont si peu disposés à la vertu morale ou à la dénonciation du
mal moral sont des gens qui, dans leur vie privée ou publique, ont
toujours été ennemis de la cruauté, sensibles à la pitié ou à
l’horreur de faire souffrir des êtres humains ». Enfin, pour Comte-
Sponville : « on peut appeler « morale » tout ce qu’on fait par
devoir, et « éthique » tout ce qu’on fait par désir et / ou par
amour ».
325
L’agir éthique

"Avant d'accuser Dieu ou de spéculer sur une origine démoniaque


du mal en Dieu même, agissons éthiquement et moralement contre
le mal." Denis Rosenfield.

D’où vient ce changement de point de vue, de la morale


à l’éthique ?

C’est par la barbarie réapparue, par les atrocités commises par les
nazis, que la nécessité de repenser le mal et la nature humaine s’est
révélée nécessaire. On comprend comment et pourquoi Sartre a pu
dire : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis » et que « sans guide
et sans appui, l’homme doit réinventer ses valeurs ».
C’est alors qu’élaborant une nouvelle conception de ses valeurs,
l’homme doit aussi revisiter la notion de liberté. Une fois,
repensée, elle correspond au choix éthique et cette construction
philosophique se fait alors par le jugement moral seul.
Si je suis d’accord avec le fait que « la valeur essentielle, c’est
précisément d’assumer complètement, et sans faux-fuyant, sa
liberté - c’est-à-dire refuser toute chosification, mais même toute
justification de soi, sociale ou religieuse », je n’avalise pas du tout
la dérive anarchiste. En effet, toute idéologie qui remplace les
démons d’hier par de nouveaux et qui substitue la soumission
aveugle à une morale puritaine par l’anéantissement des lois
commet une grave erreur. On connaît aujourd’hui les conséquences
du mirage des utopies égalitaires.
On sait qu’elles entraînent toujours autant de carnages et
d’atrocités264.

264
Par exemple, entre 30 et 60 millions de morts durant les purges
staliniennes. La pratique de l’extermination est différente selon Staline,
« il s’agit d’une pratique extensive : tous, sans exclusive aucune, de façon
parfaitement égalitaire, sont bons pour le goulag ; les massacres
326
L’éthique : la conception individuelle et contemporaine
de l’engagement

C’est pourquoi le positionnement de l’éthique aujourd’hui laisse


quelques espoirs quant à la perspective d’une évolution, même
aussi infime soit-elle de l’esprit de l’humanité contre la violence
gratuite, mal endémique de l’homme. « L’éthique moderne est une
éthique critique constituée de préceptes normatifs (de force très
variable), posés consciemment par l’homme, à l’issue d’une
discussion collective [là se pose la question de l’ampleur du
collectif, en effet, combien de personnes ont participé à cette dite
discussion, quelques philosophes ou tous les citoyens, je reste
sceptique], de préférence entre les représentants de sensibilités
philosophiques partiellement différentes ».
Un trait commun à nombre de philosophes contemporains est de
vouloir se soucier de la réalité et d’abandonner la quête des idéaux
ou des Idées, ayant comme danger de proclamer la recherche du
Bien ou de quelque autre vertu ou idéologie et de laisser un abîme
entre l’idéologie et la réalité. Et, il y a fort à parier que le mal se
glissera sournoisement dans l’interstice, dans la vacance, dans le
néant de nos aspirations en butte avec notre réalité et notre
condition, puisqu’il agit déjà dans notre nature et dans notre
condition humaine.

s’accomplissent sur la longue durée, éparpillant les millions de victimes


sur de vastes étendues de terre, qui les digèrent. La pratique nazie a un
rythme plus intensif : elle agit vite, liquide les groupes humains de
manière plus sélective, dans des espaces relativement limités ou fermés,
procédant par entassements des corps dans les blocs concentrationnaires,
les fours crématoires, les chambres à gaz, les camions asphyxiants, les
wagons à bestiaux, les ghettos et les empilements de cadavres dans les
fosses communes ». Roger Dadoun. La violence. Ce qui a été reproché au
nazisme, c’est de rendre l’extermination mécanique, programmée et
comme un projet industriel d’extermination, mais on se rend bien compte
que les purges staliniennes n’ont rien à lui envier.
327
Nous avons parlé précédemment d’autonomie et la définition de
l’éthique moderne que donne Quilliot semble bien aller dans ce
sens. « L’éthique ne concerne plus aux yeux d’un moderne les
mœurs ni le rapport à soi-même, mais seulement notre rapport à
autrui, qu’elle nous impose de respecter dans sa vie et sa
personne ». Ainsi, apparaît un concept nouveau, « l’idée d’une
démocratie laïque, libérale, pluraliste et sociale ».
Pour autant qu’il est mis en pratique, et quand bien même il existe,
dans certains pays, que ce ne soit pas une mascarade ! Comme, par
exemple, les Occidentaux allant faire la loi au Kosovo, en
commettant bombardements sur bombardements, au prétexte de
rétablir la paix, alors qu’extrader Milosevic et le condamner seul
aurait conduit au même résultat, mais sans doute avec moins de
sang versé, mais bien entendu, aussi avec moins d’armes vendues.

L’éthique et l’autonomie

L’autonomie en psychologie se définit comme étant le stade où


l’individu a dépassé la dépendance, la contre-dépendance
(rébellion) et l’indépendance et se comporte en adulte face à une
autre personne. La réalité est, bien entendu, bien différente quel
que soit le domaine ou le champ d’application. On perçoit que la
dépendance entre les individus est bien plus fréquente que
l’autonomie.
Ainsi, la formulation de Quilliot illustre bien combien
l’autoritarisme induit un comportement infantile et en particulier
rebelle. « Concrètement, cela veut dire que personne n’est habilité
à dire aux autres comment ils doivent vivre - ce qu’oublie la
plupart des « moralistes », souvent enclins à traiter leurs
congénères en enfants - ; Cela veut dire aussi que, même si l’on
pouvait démontrer qu’un homme se trompe en conduisant sa vie
comme il la conduit, il est plus conforme à la dignité d’un être
adulte de risquer l’erreur en assumant sa liberté que d’agir
« correctement » en restant indéfiniment sous tutelle. »

328
Qu’entend-on par éthique ?

L’éthique correspond à la sagesse de l’action,265 selon l’origine


grecque. Pourtant, ce que nous dit l’auteur est troublant, cet excès
d’utilisation de l’éthique pourrait conduire à sa mort même et à une
certaine forme de nihilisme. En effet, dès lors que le terme
d’éthique se généralise et tombe dans le langage commun comme
un principe à suivre, il s’apparente rapidement à une idéologie, un
endoctrinement, qui vise alors le contraire du projet éthique qui est
de l’ordre d’une démarche consciente et individuelle.

L’éthique signifierait tout d’abord maintenir les Droits de


l’Homme, c’est-à-dire les faire respecter.
Badiou explique ce retour à l’éthique par « l’effondrement du
marxisme » et avec lui le vide social et intellectuel qu’il a laissé,
laissant le projet collectif en faillite et faisant alors se tourner les
individus comme les intellectuels vers l’individualisme prôné par
le capitalisme. C’est alors que les Droits de l’Homme appliqués à
l’individu singulier reprennent toute leur force et leur sens.

La déception laissée par la fin du marxisme et la béance créée par


le nazisme ont rendu les intellectuels amers, après avoir crié la
mort de Dieu, certains tels Sartre, Foucault, Althusser ou Lacan
enterrent aussi l’homme, en tant qu’individu et sujet.

Aujourd’hui, pour sortir de l’impasse, c’est l’individualisme qui


s’impose cruellement, faisant flirter dans une cohabitation
dangereuse des notions telles que libéralisme, anarchie et liberté.

265
Badiou. Ibid.
329
La fonction de l’éthique

L’éthique aurait donc pour mission essentielle de définir ce qu’il


faut éviter, de circonscrire ce qui est mal en se concentrant sur
l’agir et sur les situations particulières dans lesquelles éviter que le
mal ne s’exprime.

Pourtant, comme le fait remarquer Badiou, dans cette époque qui


prône l’éthique et le respect des Droits de l’Homme, les
débordements égoïstes ou les ratés sociologiques sont
impressionnants. On note ainsi les violences des banlieues et plus
particulièrement des jeunes, le vol en éclat de principes
d’éducation de base, tels que le respect d’autrui, la courtoisie, la
politesse et le civisme et la mise en exergue des satisfactions
individuelles et des recherches individuelles du plaisir (travers issu
des émergences libertaires de 1968). Cet individualisme poussé
par le capitalisme et le libéralisme économique a beaucoup plus à
gagner à conquérir chaque individu comme consommateur
privilégié qu’à s’adresser globalement à la famille ou au ménage.
Ceci entérine alors la déliquescence du tissu social et de ses
normes et l’avènement d’un discours éthique pour compenser les
excès et les tentatives individuelles.
Discours qui, s’il est pris dans une globalisation sociale, entraîne la
dérive de l’endoctrinement.

Dans le même esprit, les évolutions scientifiques et technologiques


font peur, ou tout du moins, posent question, par l’absence
manifeste de réflexion à long terme, et principalement sur les
conséquences de certaines inventions. Nous pensons, notamment,
au clonage humain aujourd’hui possible, au biologique que l’on
utilise désormais dans les ordinateurs et les microprocesseurs, le
mélange de l’électronique et du vivant, le développement
d’ordinateurs qui apprennent tout seuls. Pour certains, la science-
fiction avait pour vocation d’illustrer de manière excessive,
caricaturale, pessimiste et parfois terrifiante les excès de la science,
de manière à les éviter. Il semble que cela ait un effet tout à fait
inverse et que les jeunes adolescents baignés dans cette
330
atmosphère, parfois démunis d’esprit critique leur permettant de
distinguer la réalité du virtuel, aient en fait idéalisé ce monde
imaginaire et pour certains merveilleux. Ceci déclenche alors
nombre de carrières pour justement développer exactement ce
qu’ils avaient vu ou lu, plutôt que de chercher une autre voie ou de
tenter d’éviter de telles erreurs.
C’est pour cela que Badiou dit que l’éthique « est inconsistante, et
que la réalité, parfaitement visible, est le déchaînement des
égoïsmes, la disparition ou l’extrême précarité des politiques
d’émancipation, la multiplication des violences « ethniques », et
l’universalité de la concurrence sauvage ».

Comme nous l’avons vu, le danger réside dans le fait d’envisager,


au nom de la quête du Bien, l’éthique comme collective. En effet,
elle engendre les totalitarismes dont les issues sont toujours
tragiques pour l’homme. C’est l’éthique de l’homme, pris comme
individu, qui recherche la responsabilité de ses actes et qui choisit
sa liberté pour en disposer parce qu’il est en quête d’humanité et
qu’il cherche à éviter de sombrer dans le Mal, qui restaure
vraiment tout son sens au mot « éthique ». C’est justement celui-là
qu’il combat à titre individuel, mais l’action collective le détourne
de son objectif, du Bien énoncé pour accomplir toutes formes de
barbaries. C’est donc la prise en compte des situations particulières
et singulières, seules réellement humaines, qui conduit à l’éthique.

L’éthique individuelle se place du côté du respect de l’autre, du


respect des impératifs catégoriques ayant pour objectif de préserver
l’autre, pour la simple raison qu’il est différent de soi. C’est
l’acceptation inconditionnelle de l’autre comme étant autre, c’est-
à-dire totalement différent de soi et non une reproduction de soi-
même, comme un prolongement par-delà le miroir266 que l’éthique
peut se vivre.
« Il faut donc que le phénomène d’autrui (son visage) soit
l’attestation d’une altérité radicale que cependant il ne contient
pas à lui seul. Il faut que l’Autre, tel qu’il m’apparaît dans le fini,

266
Référence au stade du miroir de Lacan et à la théorie psychanalytique
de construction du sujet et du moi.
331
soit l’épiphanie d’une distance à l’autre proprement infinie, dont le
franchissement est l’expérience éthique originaire ».267 Cette
description correspond à l’expérience même de la fin de la cure
analytique où l’Autre est en fait reconnu comme tel, dans toute sa
différence et non plus comme « surface de transfert » ou simple
reproduction de soi ou de ses attentes.
Et c’est d’ailleurs à ce moment que l’analysant se soucie de
l’éthique de la psychanalyse, avant de devenir lui-même
psychanalyste.

L’éthique ne s’envisage qu’individuellement

Ainsi donc si nous avons été dans l’erreur de croire que l’éthique
est une attitude qui peut s’envisager collectivement, en revanche,
c’est bien l’agir éthique individuel qui peut permettre à la condition
humaine de se modifier.
Au lieu d’ériger l’éthique comme une nouvelle idéologie qui
permettrait de rallier les hommes et les femmes en quête d’idéal et
leur fournir une cause commune pour laquelle se battre, il semble
plus opportun de démontrer en quoi, pour un individu, agir
éthiquement est le garant d’un bonheur individuel. C’est le
changement de son attitude qui aura pour effet un bien-être
collectif. En ce qui concerne les répercussions sociales d’un tel
comportement, dès lors qu’un individu s’est tracé une voie éthique
qu’il entend suivre et respecter, c’est en se respectant d’abord lui-
même et l’autre par la suite, qu’il pourra faire le bien autour de lui.
Ce sera par la démonstration de ses décisions et de ses actes qu’il
illustrera ce que veut dire faire le choix du libre-arbitre. Il
dispensera, de fait, l’aura généreuse de l’exercice de la liberté
respectant celle de l’autre.

La mise à l’épreuve de l’éthique

267
Levinas cité par Badiou.
332
Récemment et à diverses occasions, j’ai personnellement été mise à
l’épreuve de ma détermination et de ma liberté. Dans deux
occasions principales, l’une professionnelle et l’autre personnelle.
Si je vous livre ici ces deux exemples, c’est bien pour partager
avec vous les aléas et les dilemmes qui m’ont habitée et qui ont été
présents lors de ces choix. En vous faisant partager mes états
d’âme alors en conflit avec mes décisions, vous pourrez ainsi
apprécier combien la détermination de l’orientation éthique de
l’action et de la vie sont des choses simples en terme objectif et
difficiles à réaliser en terme subjectif.

La situation professionnelle d’abord. Ayant, à la suite de nombreux


mois de démarches, réussi à travailler avec une importante
entreprise européenne, j’étais assez contente du résultat puisque
j’avais pu obtenir six contrats différents en cinq mois.
Puis, un concurrent, pour qui j’avais travaillé précédemment et
avec lequel nous avions arrêté notre relation de partenariat, faute
justement de réelle considération de leur part des termes
spécifiques de partenariat, a appris par des clients communs que je
travaillais avec cette entreprise, anciennement leur client.
Et là, leur attitude a été odieuse, nous discréditant en tant
qu’entreprise, et moi-même en tant que personne, cherchant à nous
nuire et à nous dévaloriser aux yeux de notre client, tout en se
recommandant d’une forte déontologie. Mon choix éthique était,
bien entendu, de ne pas tomber dans leur jeu et de me conformer à
ma déontologie qui est de ne jamais critiquer ou même comparer
mon travail avec celui de mes concurrents. Lorsque la situation
s’est produite, et que mon client a cherché à savoir ce que je
pensais de mon concurrent, je me suis gardée de tout commentaire.
Mais intérieurement, bien entendu, nombre de sentiments
paradoxaux et violents me parcouraient, notamment de la colère,
de la violence et l’envie de me venger ou de leur nuire à mon tour.
Et tous ces sentiments, toutes ces émotions étaient bien
l’expression d’une blessure narcissique à plusieurs niveaux. Je me
sentais attaquée, discréditée, sans aucune raison valable, je trouvais
injuste, également, qu’après tous mes efforts, ce concurrent puisse
sans scrupules m’enlever « le pain de la bouche » alors qu’il avait
précédemment cherché à faire couler l’entreprise. Donc, des
333
sentiments d’injustice, de colère et de tristesse m’habitaient. Et
bien entendu, la première tentation aurait été de reporter cet
inconfort, ces sentiments négatifs sur ce concurrent tout d’abord ou
sur d’autres personnes de mon entourage.
C’est là que la tentation est forte et que la facilité libératrice est de
s’y abandonner.
Mais ma détermination était autre et comme la motivation première
de mon entreprise est de respecter la cohérence entre ce que je dis
et ce que je fais, j’essaie, autant que
faire se peut, d’y parvenir et ceci au prix d’une grande
détermination nécessite de trouver des échappatoires, des
sublimations, comme on dit en psychanalyse, pour me permettre de
supporter les attaques sans me placer dans un mode défensif,
agressif ou passif.

L’autre exemple personnel, est celui de ma rupture avec mon


compagnon de vie avec lequel j’ai partagé mon existence depuis
plus de huit ans. Là aussi ma détermination a été très forte ; je
voulais, à nouveau par cohérence avec ma pratique de thérapeute,
parvenir à dire tout ce qui était à dire et éviter la violence, la
méchanceté et toutes les bassesses que l’on observe trop souvent
dans les cas de séparation.
Dans l’ensemble, la situation s’est bien déroulée, mais il a été
particulièrement difficile de gérer les occasions où mon
compagnon, pour des raisons diverses, inutiles à mentionner, a pu
me faire des remarques blessantes non parce qu’elles étaient bien
ciblées mais plutôt parce qu’elles étaient injustes et dites sur le ton
de la colère, d’une colère aveugle, méchante et blessante. Ce qui
est, par ailleurs, souvent le cas de la colère.

J’ai accusé le coup et j’ai décidé de ne pas répondre sur le même


procédé, bien sûr, je n’ai pas dormi pendant plusieurs nuits, j’ai eu
des brûlures d’estomac et autres plaisirs somatiques, mais je ne
voulais pas céder. Je ne voulais pas être sur le même registre, je ne
voulais pas laisser libre cours à ces projections de mal être et de
blessures internes lancées à la figure de l’autre. J’estimais que tout
avait été dit par le passé, que cela avait été suffisamment ressassé

334
et que les reproches avaient été clairement exprimés de part et
d’autre pour ne pas en rajouter à ce moment là.
Mais il est difficile, au cœur de soi quand celui-ci peut être en proie
à la colère, à la haine ou à tout autre sentiment négatif, de ne pas
réagir. Il est terrifiant de voir se dresser devant soi la cohorte
d’odieuses pensées et d’abominables idées qui accompagnent ces
émotions. C’est contre l’emprise du mal qui tord les boyaux, rend
le cœur misérable et le comportement de tout être humain
déplorable que je cherche à lutter pour maintenir l’attitude que je
me fixe, à savoir juste, impartiale et éthique. Vaste programme !
Bien entendu, je suis loin d’y parvenir tous les jours mais c’est une
direction ferme et décidée donnée à mes actions.
Combien la maxime « le cœur a ses raisons que la raison ne
connaît pas » est vraie. Que ce soit pour expliquer l’amour comme
pour rendre compte des égarements dans lesquels nos émotions
nous placent, en proie à nos pulsions les plus folles celles-ci nous
éloignent d’une action libre et humaine. Mais être humain n’est-ce
pas justement être un corps, un cœur et une âme, c’est-à-dire tout
autant un être charnel que spirituel ?
Vouloir malgré tout continuer à jouir des plaisirs quotidiens de la
vie, vouloir vivre l’amour, sans être l’instrument des turpitudes, de
la haine ou des souffrances multiples, voilà qui est un désir et une
ambition bien difficiles à satisfaire.

On comprend mieux alors le choix de certains comme Bouddha et


ses disciples, ou comme tout théologien qu’il soit chrétien, juif ou
musulman qui cherche à s’éloigner des contingences de la vie, des
désirs et des passions pour s’adonner à la réflexion et la pensée
détachées des souffrances et contingences mortelles.
Oui, mais, il n’existe pas que des souffrances dans le bonheur. Ce
qui est tyrannique, c’est le lien indiscutable entre bonheur et
malheur, à nouveau ce manichéisme qui nous contrarie et nous
malmène. C’est-à-dire qu’il semble difficile d’obtenir quelque
chose d’absolu, puisque justement tout est relatif, le plaisir ou le
bonheur sont relatifs au malheur et à la souffrance. Ce que je vise,
c’est tendre vers un bonheur procuré par l’amour et la tolérance des
autres, tout en diminuant les tendances spontanées de violence que

335
je peux ressentir alternativement vis-à-vis de moi-même ou des
autres selon les occasions.
Voilà qui est alors un défi que je veux croire accessible.

336
L’agir éthique c’est aussi accepter ses limites tout en
respectant l’autre

Je citerai un exemple récent pour illustrer mon propos.


J’ai déjà précisé que je m’intéresse tout particulièrement à
l’interculturel et que je cherche à développer, tout d’abord pour
moi-même et aussi autour de moi, la prise de conscience de la
différence pour encourager le respect et la tolérance. Pour autant, je
ne suis pas encore parvenue à un stade de totale acceptation de
toute différence qui s’offre à moi, parce qu’il me reste encore
quelques préjugés vivaces, ou quelques a priori à la vie dure. Le
fait est que je dois faire face, parfois, au hasard des rencontres, à
mes pires démons ou à mes pires intolérances.
Et donc, bien que séduite à l’idée de commencer une idylle avec un
homme de mon âge, séduisant, aimable et intelligent, j’ai vite
réalisé que nos différences culturelles ne m’étaient pas
indifférentes. Dans le cadre d’une amitié, cela n’avait pas de
conséquence, mais dans celui d’un engagement plus durable, je
n’envisageais pas du tout qu’une relation amoureuse soit viable et
respectueuse pour les deux parties.
En conséquence de quoi, consciente d’une part de mes limites et de
mes radicalismes et d’autre part, du fait, que pour lui, se
reproduisait une situation dont il venait de souffrir amèrement, j’ai
préféré arrêter immédiatement toute relation.
En quoi ce comportement est-il éthique ? J’ai fait prévaloir les
intérêts de l’autre et le respect de cette personne sur mes propres
objectifs égoïstes. De plus, j’assume totalement mes limites et mon
incapacité à pouvoir accepter totalement l’autre et plutôt que de le
blesser je préfère éviter de nuire en cessant la relation.

Si j’ai, à maintes reprises, cité Ricoeur pour son explication des


évolutions du concept de mal au travers de la philosophie et de la
théologie, je reprendrai certains des éléments de sa conclusion qui
viennent éclairer ce que j’entends par agir éthique. Il l’intitule
« penser, agir, sentir », sans reprendre le détail de son
argumentation, je suis d’accord sur un point précis, vivre la
souffrance fait s’interroger sur le mal, quelle que soit la forme que
337
l’on a rencontrée et celle à laquelle on fait référence. Mais la prise
de conscience existe. Philosophe, intellectuel, ou citoyen, il n’est
pas possible, humainement, de traverser une existence sans
s’interroger sur ses origines comme sur son devenir. L’abondance
d’informations sur notre actualité, sur notre histoire et sur le mal,
nous font toucher du doigt l’impact de nos agissements sur la
condition humaine.
Alors les conclusions sont aussi multiples qu’il y a d’individus et
de centres d’intérêts. Néanmoins, penser, s’interroger, comprendre
et remettre fréquemment l’ouvrage de ce thème à l’épreuve de
l’évolution de sa propre pensée, confrontée à celle de ses pairs et
des spécialistes ayant longuement réfléchi à la question permet, si
ce n’est d’atteindre la sagesse, au moins d’y tendre. Et c’est alors
de son agir dont il est question. La réflexion amène à se demander
comment décider d’agir en conscience.
Si la pensée conduit à chercher à comprendre d’où vient le mal,
l’action vise à y remédier, c’est ainsi que « le regard ainsi tourné
vers l’avenir, par l’idée d’une tâche à accomplir, qui réplique à
celle d’une origine à découvrir » légitime-t-elle l’agir éthique.
Et c’est bien cette voie que je fais mienne, consciente de la
petitesse de sa portée, mais convaincue que les « petits ruisseaux
font les grandes rivières » ce que Ricoeur dit aussi de la manière
suivante : « Dès lors, toute action, éthique ou politique, qui
diminue la quantité de violence exercée par les hommes les uns
contre les autres, diminue le taux de souffrance dans le monde ».

Plus loin il nous dit aussi « avant d’accuser Dieu ou de spéculer


sur une origine démoniaque du mal en Dieu lui-même, agissons
éthiquement et politiquement contre le mal » et c’est exactement
mon point de vue et ce qui m’a fait tourner l’une de mes activités
vers la thérapie. Car c’est en cherchant à se modifier soi-même et
permettre aux autres de prendre conscience de leurs souffrances et
de leurs angoisses pour leur faciliter l’accès à la décision d’agir
éthiquement, non comme un précepte édicté mais comme une
révélation venant du fond d’eux-mêmes. Il s’agit alors d’un
mélange de subjectivité assumée et de décision libre désirée, qu’il
me semble que le combat contre le mal doit être mené et non en
rejetant perpétuellement la cause sur un Autre : personne ou
338
principe divin. Solution diminuant certes le poids de la culpabilité
individuelle mais de modifiant en rien les actions particulières et la
portée humaine de son agir propre.

L’éthique ou la réconciliation des émotions

Ricoeur dit qu’à la réponse pratique de l’agir éthique peut se


rajouter le parcours apporté par la « réponse émotionnelle ». « Les
transformations par lesquelles les sentiments qui nourrissent la
lamentation et la plainte peuvent passer sous les effets de la
sagesse enrichie par la méditation philosophique et théologique ».
Ceci illustre totalement le parcours par lequel je suis passée. Des
souffrances et blessures que j’ai pu vivre et dont j’avoue
humblement qu’elles sont sans doute bien minimes au vu des
horreurs subies par des êtres torturés et exterminés pour la seule
raison qu’ils étaient différents ou ne correspondant pas aux critères
d’un régime totalitaire particulier, il n’empêche que j’ai cherché à
en tirer un certain enseignement.
Ainsi, plutôt que de reporter toujours sur autrui les torts de mes
agissements ou les conséquences de mes choix, j’ai fait le choix
d’exprimer mes sentiments puis mes pensées de manière à leur
donner un sens. Je me suis aussi mise en quête d’un sens pour ma
vie, questionnement à la fois universel et dont la réponse est bien
entendu subjective. C’est là que des décisions ont été prises. J’ai
cherché à transformer des capacités en compétences, ma névrose
en potentiels pouvant servir de support à mon métier et que j’ai fait
le transfert de mes sentiments en éléments de réflexion pour qu’ils
m’apportent sérénité et sagesse. Enfin, ce cheminement se veut
pour moi, une sorte de voie tracée, l’orientation d’une éthique vers
laquelle je fais tendre mes actions. Comme je l’ai déjà dit, parfois
avec succès et parfois je dois m’y reprendre à plusieurs reprises, les
tentations impulsives étant souvent fortes et perturbant
l’orientation finale.

J’ai fait mention à plusieurs reprises de l’importance à mes yeux du


travail du deuil pour apporter calme et possibilité d’investissement
sur d’autres objets d’amour ou d’autres projets et je reprendrai à
339
nouveau les propos de Ricoeur qui me semblent si vrais et si
limpides.
Je prendrai pour modèle de ces transformations le travail de deuil,
tel que Freud le décrit dans un essai fameux intitulé « deuil et
mélancolie ». Le deuil y est décrit comme un délitement, une à
une, de toutes les attaches qui nous font ressentir la perte d’un
objet d’amour comme une perte de nous-mêmes. Ce détachement
que Freud appelle travail de deuil nous rend libres pour de
nouveaux investissements affectifs. Néanmoins, les premières
étapes sont profondément douloureuses et le travail lui-même peut
être très long, plus la blessure est profonde. Le travail peut ainsi
s’étaler sur des années, a fortiori si l’individu le fait seul. Un des
exemples qui me semble le plus éclairant de la grande difficulté
qu’il y a à dépasser, autant consciemment qu’affectivement, des
choix qui ne sont pas bons pour soi, est la relation amoureuse dans
laquelle s’investissent nombre de choses au-delà des sentiments
pour son compagnon ou sa compagne. Si le couple n’est pas
satisfaisant, et cela arrive bien souvent, le pas accompli vers la
rupture est beaucoup plus rarement franchi, sauf pour ceux et celles
pour lesquels la rupture est justement le symptôme de leur névrose.
Lorsque cette rupture peut être enfin réalisée, c’est en effet, de
nouveaux horizons qui s’ouvrent à soi, d’aucuns en diront
« recouvrir sa liberté » et d’autres savent alors ce qu’ils ne veulent
plus vivre et peut-être aussi ce qu’ils veulent vivre. Les possibles
sont alors grand ouverts.

Le dernier élément qu’est la sagesse, c’est-à-dire la transformation


des blessures affectives en compréhension permettant l’avènement
de la réussite intérieure, affective et ou professionnelle, est comme
le dit Ricoeur « un changement qualitatif de la lamentation et de la
plainte » par « l’aide spirituelle qu’elle apporte au travail de
deuil ». Et c’est en cela que la distance que permet la philosophie
ou la théologie, que l’on soit croyant ou pas, apporte le support
solide et fiable sur lequel frotter son raisonnement et dépasser
l’affectivité pour en faire cette quête d’une vie : la sagesse. Celle-ci
correspond, pour moi, à la paix et au bonheur intérieur, qu’ils
soient ou non partagés par mes proches.

340
Afin d’éclairer mon propos, j’utiliserai un autre exemple personnel
qui est malgré tout à la source de nombre de questionnements
récents et de transformations radicales pour moi. Je citerai
l’exemple de la mort de mes grands-parents qui a fait l’effet d’une
décharge électrique au sein de la famille.
Pendant longtemps, j’avais dit avec mon père que mes grands-
parents s’étaient suicidés jusqu’au jour où j’ai pris conscience que
dans les faits, mon grand-père avait tué ma grand-mère et s’était
suicidé dans la foulée à l’arme à feu. J’arrêterai là les détails,
simplement, j’avais besoin de ces premiers éléments de contexte
pour expliquer la suite. La douleur qu’a ressenti mon père a rejailli
sur moi évidemment et cet événement a été le déclencheur d’une
initiative de travail personnel actif, en l’occurrence une
psychanalyse. J’avais depuis longtemps ce projet, notamment parce
que je voulais exercer l’activité de psychanalyste, et là, l’ampleur
des émotions et des souffrances m’a permis de me décider. Les
prises de conscience se sont faites à plusieurs niveaux ;
premièrement j’ai réalisé, tardivement, la détresse dans laquelle se
trouvait mes grands-parents, ensuite j’ai cherché à accompagner
mon père à surmonter sa douleur pour finalement me soucier de la
mienne.

Les conclusions auxquelles je suis parvenue sont les suivantes : le


seul acteur et responsable de sa propre vie, c’est soi-même. J’en
étais déjà convaincue mais cet événement a étayé mon opinion.
Personne n’est totalement responsable de ce qui m’arrive,
exception faite de certaines conditions extraordinaires (guerre,
terrorisme, enfermement, tortures..). Ce que je veux dire c’est que
dans un contexte ordinaire, je n’ai pas besoin de chercher d’autre
responsable que moi pour l’orientation que je donne à ma vie.
Ensuite, j’ai opté pour utiliser l’expression et la parole pour dire
autant mes pensées que mes émotions afin de ne pas reporter
contre les autres ou contre moi, les effets de la frustration. Enfin,
j’ai acquis une plus grande tolérance et plus grande compassion
pour les personnes en souffrance, quelles qu’elles soient. Les
actions de ma vie, les choix professionnels sont conditionnés par
cette intention de contribuer à développer plus d’humanité autour
de moi.
341
L’agir éthique ou l’assouplissement de ses convictions

Lors d’une conférence268 donnée au Conservatoire des Arts et


Métiers dans le cadre de l’Université de tous les Savoirs, Jean
Pierre Le Goff a attiré l’attention du public sur le danger de
l’idéologie des discours dans le monde économique et politique,
principalement en mettant l’accent sur la nécessité du changement
constant et la conséquence frénétique et déstabilisante qu’elle peut
recouvrir. L’idéologie viendrait de l’engouement des managers, et
plus largement de la société dans son ensemble, pour des concepts
qui peuvent être, soit vides de sens, soit exercer un pouvoir
manipulatoire. Mon propos n’est pas de débattre de ces éléments
mais plutôt de m’arrêter sur deux points. Le premier est la
définition de l’éthique donnée par Le Goff que je trouve
intéressante car elle corrobore la représentation que je m’en fais et
sur laquelle je cherche à mettre l’accent dans cet essai. A savoir
qu’il n’existe d’éthique qu’individuelle que comme orientation
décidée et consciente de l’agir individuel. Dès lors qu’elle devient
un principe collectif, elle retombe alors dans l’idéologie et donc
dans l’endoctrinement dont nous avons suffisamment démontré les
effets pervers et nocifs. Mais l’autre aspect a davantage à voir avec
une observation des réactions de l’ensemble des acteurs à cette
conférence et s’inscrit dans la mise en garde donnée par certains
comme Jean Sévilla dans le Terrorisme intellectuel. En effet, dès
lors qu’une volonté de distanciation, un appel à l’esprit critique
peut être sous-tendu par une conviction profonde, on retombe là, à
nouveau, dans une idéologie. Et la manière dont certains ont pu
réagir aux critiques ou aux questions proposées par les quelques
personnes qui se sont prononcées me fait dire avec Jean Sévilla
qu’il n’existe pas une seule pensée idéologique qui peut s’arroger
le droit de penser et de critiquer. Si la pensée de gauche a fait
preuve depuis un siècle d’efficacité dans les remises en cause
qu’elle a menées contre les régimes totalitaires, lorsqu’elle ne peut

268
Conférence 139. Management et imaginaire social. Jean-Pierre Le
Goff.
342
plus supporter l’opinion différente alors elle tombe, à son tour,
dans le radicalisme.
Comme je l’ai déjà dit, une des formes que peut prendre le mal est
de s’enraciner dans les sectarismes car ils conduisent à
l’intolérance et à la violence. Et si j’ai pu apprécier pendant un
temps l’impulsion donnée par cette conférence, remettant en cause
nos pratiques et nos représentations pour éviter de nouvelles
formes d’endoctrinement, je constate que le manque de respect
fondamental des opinions divergentes démontre que l’acceptation
inconditionnelle de la différence de l’autre est loin d’être acquise
pour tous. C’est un pari, un enjeu de tous les instants qui nécessite
une vigilance constante, car dès lors que mes convictions peuvent
être ébranlées, comment ne pas réagir émotionnellement à la
perception que j’ai qu’il s’agit d’une attaque de mes valeurs ? Et
pourtant, en quoi mes valeurs sont-elle plus ou moins des vérités
par rapport à celles de l’autre ?
Je crois fondamentalement que le problème n’est pas d’avoir des
convictions, mais de s’y attacher. En d’autres termes, il pourrait
être salutaire de dissocier pensée et passion, comme de brillants
philosophes ont pu le suggérer depuis longtemps. Ce qui se
traduirait par la capacité à pouvoir envisager le débat sur ses
opinions, sans pour autant se sentir attaqué ou investi de la mission
de défendre quelque chose lors d’une confrontation de points de
vue. Mais croire se construit assez naturellement sur les valeurs par
le phénomène d’attachement lié à l’importance allouée à un point
de vue. Si cette différenciation était possible, nous pourrions
débattre sans nous battre. Toutefois, la réalité est autre et je crois
que l’appel de Le Goff à la vigilance intellectuelle, à la
distanciation par rapport au réel comme à nos convictions et à nos
représentations est juste, elle doit seulement être totale. Et c’est là
que le bât blesse. Je peux facilement me mettre à distance du
comportement d’autrui mais moins aisément du mien. Je peux tout
aussi bien critiquer facilement des convictions ou des pratiques qui
différent des miennes, mais comment remettre en cause les
miennes ? Pourtant, sans cette auto critique rigoureuse, je prends
parti contre et je m’inscris alors en faux quant à mon objectif de
distanciation et de recul pris sur les dérives sociologiques ou
autres.
343
Le combat contre le mal passe, inexorablement, par le ménage fait
au sein de mon être propre, que ce soit dans mes pensées, dans mes
états d’âme, dans mes valeurs, mes convictions et mes
comportements.

Donc, je dirai pour conclure sur ce point, qu’il me paraît


fondamental et je n’engage que moi sur cette pente, de garder
toujours cette distance vis-à-vis de soi-même, comme du discours,
que ce soit le mien ou celui d’autrui pour préserver cet espace
fondamental du vrai dialogue qui, seul, peut conduire au respect
inconditionnel des différences et être alors l’instrument
opérationnel et durable du combat contre le mal.

344
Conclusion

Ce qui m’émerveille, c’est de voir que ce siècle, plus encore que


les précédents, est le spectacle continu d’actes magnifiques.
Principalement grâce à l’éducation plus largement dispensée
auprès de tous et grâce à la démocratisation de l’information, à
l’universalité des médias et à l’accès à la culture, ce siècle est le
témoin d’actes d’hommes et de femmes toujours plus nombreux,
qui, chaque jour, à leur manière, apportent leur pierre à l’édifice de
l’humanité.

Même si nous sommes quotidiennement abrutis par des


informations qui nous montrent toujours catastrophes, guerres,
massacres et autres souffrance causés ou non par des hommes, je
décide de regarder le monde par une autre fenêtre. Ou plutôt à
partir d’une autre partie de la même fenêtre nous ouvrant tout
grand les battants vers la réalité. De plus, je souhaite que cette
partie de la réalité soit, pour moi et j’espère pour nombre d’autres
aussi, l’éclairage dominant de ma réalité et de ne plus subir
l’abrutissement psychologique, informatif, moral, politique ou
idéologique qui veut nous convaincre que nous sommes tous
mauvais ou machiavéliques. Cette conviction nous pousserait alors
légitimement à maintenir notre paranoïa et à cautionner tous les
projets d’agression et de défense en tous genres que nous voyons
continuer ou se développer partout dans le monde.

Je préfère apprécier le fait que de plus en plus d’auteurs écrivent


sur des thèmes différents mais connexes, les uns sur le
développement de l’individu, d’autres sur les moyens variés de leur
accompagnement, d’autres sur les moyens d’opérer des
changements fructueux, ou sur comment décider d’apprendre
différemment, d’autres encore luttent pour rendre la connaissance
et la culture universelle, etc., etc. Nous percevons vite combien la
liste est interminable de tout ce qui est entrepris, du nombre
impressionnant d’initiatives visant à aider son prochain, à lui
fournir les moyens décents et les ressources pour que les Droits de
l’Homme et du Citoyen soient enfin accessibles à tous et
345
deviennent prioritaires. Essentiels, au point que l’on passe moins
d’énergie à bâtir les économies sur le principe de la guerre mais
plutôt sur celui de la paix et de la croissance des individus et non
sur celle, artificielle et marginalisatrice, de la croissance
économique qui ne privilégie alors du genre humain que tous les
leaders assoiffés de pouvoir, s’étripant pour conquérir toujours plus
de pouvoir, d’argent, de possession et utilisant alors la
manipulation comme le seul moyen de communication.

Cette société là est peut-être prospère pour les rares élus qui se sont
mis du côté du développement capitaliste égoïste, mais elle n’est
pas encore humaine dans le sens humaniste. En effet, il est sans
cesse nécessaire de légiférer pour lutter contre les débordements de
toutes les inventions technologiques visant à créer de la richesse
mais pas forcément pour apporter le bonheur à chacun.
Une société qui a pour base principale le rapport de force et la
violence n’est pas une société humaine, elle ressemble encore trop
à une société animale.
J’ai le sentiment que les différents millénaires qui nous précèdent
ont vu émerger lentement le potentiel de l’humain et aujourd’hui, à
l’aube du troisième millénaire, selon le calendrier chrétien, on peut
se donner les moyens d’augurer d’une vraie humanité.

Mais dans les premiers temps, les luttes vont être longues et dures,
le pouvoir, l’argent ayant encore les moyens d’asservir nombre
d’entre nous. Pourtant, j’aime à citer Machiavel269 sur ce point, car
je trouve que l’espoir de la possibilité réelle d’accomplir notre
humanité réside dans ces propos.
« La douceur et la modération rendent tout facile, embellissent
tout, donnent à tout un aspect agréable, et finissent à la longue par
triompher du caractère le plus dur et le plus âpre ».
Je trouve vraiment cocasse que cette citation ait pu être écrite par
Machiavel et a fortiori dans le Prince. Par ailleurs, je l’ai choisie
car je suis intimement convaincue qu’une éthique décidée en
accord avec soi-même et conduite jusqu’au bout, est la seule voie
vers l’humanité et que tout le reste n’est que poudre aux yeux et

269
Machiavel. Le Prince.
346
illusion. J’apprécie, dans cette citation, la notion de long terme, ce
qui rend pour celui qui fait le choix du respect de l’autre comme
base de vie – une tâche assez rude en soi - car sans cesse, la
tentation d’être détourné de son chemin peut survenir et alors il
s’agit de puiser en soi la conviction et la détermination pour
continuer face aux assauts, railleries et critiques en tout genres.
Mais il me semble que ce n’est qu’à ce prix que le mal peut être
évité et détourné et que l’humanité a une chance de progresser pour
le bien de chacun et de tous.

347
348
TABLE DES MATIERES

DU KOSOVO A LA
TCHETCHENIE................................................... 5
OU LE SENS DU MAL REVISITE.................. 5
INTRODUCTION ...................................................................... 7
UN ETAT DU MAL EN CETTE FIN DE SIECLE ........................ 12
LE MAL ...................................................................................... 18
LE MAL PEUT-IL SE CONCEVOIR SEUL OU EST-IL RELATIF ?25
C’EST EN VOULANT FAIRE LE BIEN… ................................. 29
DE L’ORIGINE DE LA QUESTION A LA QUESTION
DES ORIGINES ........................................................................ 32
LE SYMBOLIQUE COMME ACCES A LA COMPREHENSION DES
ORIGINES .................................................................................. 33
LE RECIT DE LA CHUTE.......................................................... 35
LA NOTION DE PECHE AU SENS RELIGIEUX ......................... 38
De la continuité sociale à la transmission du péché .... 41
Le péché originel vu par Hegel ........................................... 45
La fin du péché originel ? ...................................................... 45
LE RECIT DE LA CHUTE POURRAIT-IL DIRE AUTRE CHOSE ?48
Du peu de crédit accordé à la parole d’Eve ................... 48
L’autorité remise en cause .................................................... 49
La responsabilité des fautes est rejetée sur autrui ........ 50
Des nuances du vocabulaire ................................................. 51
La signification symbolique du serpent ............................ 52
ET SI LE MAL ETAIT LA SYMBIOSE ? .................................... 54
LE PECHE OU LA TRANSGRESSION DE L’INTERDIT : LA REMISE
EN CAUSE DE L’AUTORITE ..................................................... 59

349
LA TRANSGRESSION DE L’INTERDIT : UNE COMPOSANTE DE
LA PSYCHE HUMAINE ............................................................. 60
LA DYNAMIQUE DE LA CULPABILITE ET SES CONSEQUENCES
SOCIALES ................................................................................. 63
L’ACTUALITE ECLAIRE NOTRE REFLEXION ........................ 64
LE MAL MORAL .................................................................... 66
Et si le mal était l’envie .......................................................... 70
Saint Augustin et le message que lui a laissé le vol des
poires ............................................................................................ 75
LE LIBRE-ARBITRE.................................................................. 77
LE MAL EST-IL LA TEMPORALITE ? ...................................... 79
LE MAL EN S’AFFIRMANT COMME
CONSUBSTANTIEL DE L’HOMME ECHAPPE A DIEU
....................................................................................................... 84
LE MONDE / LE MAL A-T-IL UNE ORIGINE OU EST-CE L’HOMME
QUI A BESOIN DE SE COMPRENDRE EN CHERCHANT LES
SIGNES DE L’ORIGINE ? .......................................................... 84
DE « DIEU EST MORT » A DIEU A DISPARU......................... 88
Exister ne devenait plus synonyme de croire .................. 92
L’homme est prisonnier de son histoire............................ 93
Chaque époque produit son cadre de références
spécifique : enfermement ?.................................................... 94
LE MAL EST DEFAISANT ET SIGNIFIE LA FIN DE DIEU :
PARADOXE DE LA CREATION QUI VIDE DE SA SUBSTANCE96

LE MAL CORRESPOND A LA CONDITION HUMAINE


..................................................................................................... 101
LA LIMITE DE NOTRE PENSEE COMME REFLET DE NOTRE
CONDITION............................................................................. 101
LE MAL EST-IL ABSOLU ? .................................................... 103
LE MAL EST-IL LE NEANT ? ................................................. 107
Le néant comme exclusion du champ social ................. 112
Le néant réapparaît comme interstice où le mal pourrait se
glisser ......................................................................................... 112
LE MAL AUJOURD’HUI SOUS L’ECLAIRAGE CONTEMPORAIN
DE LA LAÏCITE ....................................................................... 114
LE MAL ET LA SUBJECTIVITE .............................................. 118
LE MAL ENTRE SUBJECTIVITE ET MAL RADICAL .............. 124
350
LE MAL RADICAL............................................................... 134
L’ARTICULATION ENTRE LE MAL RADICAL ET LA
SOUFFRANCE ......................................................................... 139
LA MORALE COMME FAISANT OBSTACLE A LA SOUFFRANCE
................................................................................................. 140
LE MAL ET LA SOUFFRANCE ............................................... 142
ET LE POUVOIR ? .................................................................. 147
ET SI LE MAL ETAIT L’ORGUEIL ? ....................................... 151
LE SOCIAL SOURCE DU MAL ....................................... 155
Du groupe à la foule … ........................................................ 157
La démocratie source de bien des maux ......................... 159
LE MAL ET LA VIOLENCE ..................................................... 165
LE MAL ET LA VENGEANCE ................................................. 171
LE MAL EST L’INTOLERANCE .............................................. 173
UNE AUTRE FORME DE MAL : L’INDIFFERENCE ............... 175
SI LE MAL ETAIT L’IGNORANCE .......................................... 177
DE L’IGNORANCE A LA LACHETE ....................................... 181
ET FINALEMENT UNE DEFINITION DU MAL ........ 183
ENFIN LE MAL EST LA PEUR. ............................................... 183
L’angoisse au cœur de la psyché ...................................... 184
L’angoisse de la mort............................................................ 187
L’angoisse de ne pas savoir comment établir sa liberté188
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE............... 191

L’HUMANITE MATURE EN
EMERGENCE ...................................................... 192
DECIDER DE CHANGER DE PERSPECTIVE :
RETABLIR L’ESPOIR DANS L’HUMANITE ............. 194
DE LA GUERRE A LA PAIX, ENCORE BIEN DU CHEMIN ..... 196
L’APPORT PARADOXAL DES MEDIAS ................................. 200
L’ENGAGEMENT COMME MOYEN DE LUTTER CONTRE LE MAL
................................................................................................. 201

351
EXTRAITS DE LA DECLARATION DES DROITS DE L’HOMME ET
DU CITOYEN. ......................................................................... 203
Un cri de colère qui pousse la plume .............................. 204
Les Droits de l’Homme et la paix ..................................... 207
ET D’AILLEURS QU’EST-CE DONC QUE CETTE
HUMANITE ? ......................................................................... 208
POUR DEPASSER LA CROYANCE QUE LE SALUT NE PASSE QUE
PAR LA CROYANCE EN DIEU ............................................... 210
L’EVOLUTION DE L’HUMANITE : ENTRE PROGRES
TECHNIQUES ET CONSCIENCE DE L’HUMANITE. ............... 211

EVOLUTION DE L’HUMANITE DE L’HOMME ...... 214


EVOLUTION DES CONNAISSANCES ..................................... 215
EVOLUTION AFFECTIVE DE L’INDIVIDU ............................ 215
L’EVOLUTION DE LA REPRESENTATION DE L’HOMME AU FIL
DES SIECLES ........................................................................... 216
LA DECLARATION, DE SEVILLE SUR LA VIOLENCE.......... 220
L’ENGAGEMENT DE LA SOCIETE A COMBATTRE LE
MAL ........................................................................................... 223
La curieuse gestion de la violence .................................... 223
Le droit international, la prise en charge légale des
débordements ........................................................................... 226
L’UTOPIE COMME MOTEUR DU CHANGEMENT ................. 227
L’utopie de la fraternité ....................................................... 228
LES SECOUSSES SOCIALES ET LE QUESTIONNEMENT
INDIVIDUEL SUR LE PRINCIPE D’HUMANITE ..................... 230
Du devoir au plaisir............................................................... 230
Le rôle de l’Eglise dans son interdiction du plaisir charnel
...................................................................................................... 232
L’égalité des femmes ............................................................. 232
Les différentes luttes contre les inégalités ..................... 234
Les idéologies socialistes ..................................................... 235
Le ras-le-bol de la guerre .................................................... 235
Les apports de Mai 1968 ..................................................... 236
La transition du millénaire.................................................. 237
LA RAISON, GARANT DE L’IDEE D’HUMANITE EN
PROGRES ................................................................................ 238
352
LA NATURE HUMAINE EST PERFECTIBLE .......................... 239
LES INGREDIENTS DE L’EVOLUTION DE LA CONSCIENCE DE
L’HUMANITE. ......................................................................... 240
La Révolution française ....................................................... 240
Utopie et liberté ...................................................................... 241
Les avatars de la laïcité ....................................................... 242
Le déclin de l’universalisme ............................................... 244
LA RUPTURE DANS LA PENSEE : L’APPORT DE NIETZSCHE245
Le monopole culturel américain appliqué au management
dans les entreprises................................................................ 246
Mais de quelle culture américaine parle-t-on ?........... 248
Les effets de la mondialisation........................................... 248
LES SOLUTIONS SOCIALES AU COMBAT CONTRE LE
MAL ........................................................................................... 252
SPORT ET HUMANITE............................................................ 252
L’EFFORT DE MEMOIRE ....................................................... 256
UNE AUTRE REACTION AU MAL ET A L’INNOMMABLE : LE
MANGA ................................................................................... 258
LE MUR DE BERLIN : LA CHUTE DU TOTALITARISME ET LE
SYMBOLE DE LA CHUTE DE L’INTOLERANCE.................... 261
LA BANALITE DU MAL ......................................................... 263
L’HISTOIRE SE REPETE-T-ELLE ? ........................................ 264
LE TOTALITARISME DEPASSE PAR LA PLURALITE ........... 266
LA VACUITE, SYNONYME D’EVOLUTION INTERCULTURELLE
ET ŒCUMENIQUE DE L’HUMANITE ..................................... 268
Du rejet de la religion chrétienne ..................................... 268
Les raisons du succès des philosophies orientales ..... 271
Le choc culturel placé dans le champ philosophique et
existentiel................................................................................... 272
LE DIALOGUE ENTRE PENSEE OCCIDENTALE ET PENSEE
ORIENTALE : .......................................................................... 275
LES PARADOXES DE L’ACTUALITE ..................................... 277
LA METAMORPHOSE INDIVIDUELLE, SEULE,
PREVIENT DU MAL ET CONSTRUIT LE LIBRE-
ARBITRE ................................................................................. 280
« CONNAIS-TOI TOI-MEME » ............................................... 280

353
Se connaître, c’est dépasser ses meurtrissures narcissiques
...................................................................................................... 282
Se connaître, c’est accepter ses limites et ses faiblesses284
La parole comme avènement de la subjectivité et
dépassement du mal ............................................................... 286
Prendre possession de soi : s’accepter ........................... 288
La réalisation de soi .............................................................. 290
LE CHANGEMENT : ........................................................... 292
DE LA REBELLION A LA DECISION ...................................... 292
Les deux versants du changement : facteur d’évolution de
l’humanité ................................................................................. 294
COMBATTRE L’IGNORANCE : DEVELOPPER LE
SAVOIR, LA CONNAISSANCE ET LA CULTURE ... 296
DE LA PAIX A LA CULTURE.................................................. 296
L’ECOLE POUR TOUS ............................................................ 298
LA CONNAISSANCE ET LE SAVOIR, LES REMPARTS CONTRE LA
BARBARIE .............................................................................. 300
PLUS ENCORE QUE LA CONNAISSANCE, DEVELOPPER L’ESPRIT
CRITIQUE ................................................................................ 301
LA PERTE DE L’ESPRIT CRITIQUE NOUS GUETTE TOUS UN JOUR
OU L’AUTRE ........................................................................... 303
Contre l’évidence des faits : le besoin de croire subsiste304
ET, COMMENT CRITIQUER SANS AUTO-CRITIQUE ? ......... 305
L’AVENEMENT DE LA PENSEE INDIVIDUELLE OU LE
DEVELOPPEMENT DE L’AUTONOMIE
INTELLECTUELLE ............................................................. 306
DE LA DEMOCRATISATION DE L’ACCES A LA CULTURE A
L’ORGANISATION APPRENANTE ......................................... 309

LA MORALE, REMPART CONTRE LE MAL AGIR312


MAIS QU’ENTEND-ON PAR MORALE ? ............................... 313
« LES GARANTS DE LA LOI CHANCELLENT » OU « L’EXIGENCE
VIS-A-VIS DE SOI-MEME » ................................................... 317
La réconciliation avec le plaisir........................................ 317
L’exigence vis-à-vis de soi-même ..................................... 318
LA CHARITE COMPATIBLE AVEC L’EPANOUISSEMENT
PERSONNEL ............................................................................ 320
354
La charité : agir moral ou éthique ?................................ 321
LE PARDON............................................................................ 322

AMOUR QUI EST PLUS QUE LA MORALITE .......... 323


L’AMOUR, SEUL MOYEN DE TRANSCENDER LE MAL ....... 323
L’AGIR ETHIQUE ................................................................ 326
D’OU VIENT CE CHANGEMENT DE POINT DE VUE, DE LA
MORALE A L’ETHIQUE ? ....................................................... 326
L’ETHIQUE : LA CONCEPTION INDIVIDUELLE ET
CONTEMPORAINE DE L’ENGAGEMENT............................... 327
L’ETHIQUE ET L’AUTONOMIE ............................................. 328
QU’ENTEND-ON PAR ETHIQUE ? ......................................... 329
LA FONCTION DE L’ETHIQUE .............................................. 330
L’ETHIQUE NE S’ENVISAGE QU’INDIVIDUELLEMENT...... 332
LA MISE A L’EPREUVE DE L’ETHIQUE ................................ 332
L’AGIR ETHIQUE C’EST AUSSI ACCEPTER SES LIMITES TOUT
EN RESPECTANT L’AUTRE.................................................... 337
L’ETHIQUE OU LA RECONCILIATION DES EMOTIONS....... 339
L’AGIR ETHIQUE OU L’ASSOUPLISSEMENT DE SES
CONVICTIONS ........................................................................ 342

CONCLUSION........................................................................ 345

BIBLIOGRAPHIE ................................................................. 356

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