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Note de lecture

“Rwanda, l’éloge du sang” de Judi Rever. Les


crimes du Front patriotique rwandais
Romain Poncet
Esprit, Janvier 2021

La Canadienne Judi Rever pré- dont les desseins se sont révélés aus-
tend rétablir la vérité sur les évé- si sanguinaires qu’expansionnistes » :
nements qui ont marqué l’Afrique Paul Kagame, président rwandais en
des Grands Lacs ces trente dernières poste depuis 2000.
années. Dénonçant « l’histoire offi-
cielle », elle accuse notamment le Judi Rever présente comme un
Front patriotique rwandais (FPR) scoop la révélation de massacres com-
d’avoir délibérément déclenché le gé- mis par le FPR, comme celui de
nocide contre les Tutsi en avril 1994 Byumba, lors de son offensive de 1994
en abattant l’avion du président Ha- qui mit fin au génocide. En réalité,
byarimana, et de n’y avoir pas mis dès 1999, le volume dirigé par Ali-
un terme mais, au contraire, d’y avoir son Des Forges, Aucun témoin ne
participé, tout en commettant un gé- doit survivre, consacrait un chapitre
nocide contre les Hutu rwandais. Judi complet aux exactions du FPR, sans
Rever adosse ses thèses à un corpus confondre le crime de génocide, avé-
de témoignages et à un dossier confi- ré contre les Tutsi du Rwanda entre
dentiel, rendu public en 2003 par le avril et juillet 1994, et les crimes com-
service des « Enquêtes spéciales » du mis en temps de guerre par une ar-
Tribunal pénal international pour le mée en lutte1. De même, Judi Re-
Rwanda (TPIR). Elle conclut que « le ver évalue le nombre de victimes du
demi-dieu caché derrière ces atrocités FPR à plusieurs centaines de milliers,
n’est ni un personnage colonial ni une tandis que les travaux des organisa-
créature fictive », mais « un Africain tions internationales (Fédération in-
ternationale des droits de l’homme et

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Human Rights Watch) les chiffrent en massacres. En somme, le génocide


dizaines de milliers, sans retenir l’in- contre les Tutsi aurait été commis…
tention génocidaire. Cette déforma- par les Tutsi eux-mêmes. Cette affir-
tion intentionnelle des crimes du FPR mation, soutenue par la presse géno-
sert en fait la thèse centrale du livre : cidaire dès 1994, dévoile la dimension
faire porter la responsabilité du géno- négationniste du travail de Judi Re-
cide contre les Tutsi au chef de cette ver.
organisation, Paul Kagame. La milice interahamwe, organisa-
L’auteure s’appuie aussi sur un tion structurée et contrôlée par le par-
dossier du TPIR pour accuser le FPR ti présidentiel de l’époque, est l’un
d’avoir commis l’attentat du 6 avril des acteurs centraux du génocide :
1994 contre l’avion présidentiel, qui elle contrôle les barrages routiers, as-
servit de signal pour déclencher le gé- sassine, pille les propriétés. Or le gé-
nocide. Pourtant, les conclusions pos- nocide contre les Tutsi, décrit comme
térieures de l’enquête menée par les un « génocide des voisins » par Hé-
juges Trévidic et Poux, en 2012, ont lène Dumas, s’inscrit dans les ré-
invalidé cette hypothèse en suggérant seaux de sociabilité quotidienne2. Les
l’implication des extrémistes proches tueurs se connaissent, souvent depuis
du régime officiel de l’époque, confir- l’enfance, et savent qui est qui sur leur
mant une précédente expertise bri- colline. Soutenir que ces groupes sou-
tannique réalisée pour la commission dés et organisés par les notables lo-
Mutsinzi (2010). Judi Rever dénonce caux, eux-mêmes sous la coupe de res-
ce dénouement comme le signe d’une ponsables de l’État, aient en fait été
collusion entre la justice et les inté- manipulés par des individus non iden-
rêts diplomatiques français, passant tifiés ne sert qu’un seul but : minorer
sous silence le déplacement au Rwan- le génocide contre les Tutsi.
da des enquêteurs ou les contradic- Aucun moyen pour atteindre ce
tions constatées par les juges entre les but n’est d’ailleurs négligé dans ce
témoignages incriminant le FPR. livre : renversement des accusations ;
Toujours selon Judi Rever, le FPR emploi récurrent de l’expression « gé-
de Paul Kagame n’aurait pas mis fin nocide rwandais », derrière laquelle
au génocide contre les Tutsi mais l’au- disparaissent les victimes visées par
rait, à l’inverse, encouragé entre le le crime ; thèse du double génocide,
7 avril et la mi-juillet 1994. La mi- selon laquelle les Hutu auraient fait
lice interahamwe auraient été infil- l’objet d’une extermination parallèle
trées par les partisans du FPR, no- à celle des Tutsi en 1994.
tamment des Tutsi vivant au Rwan- L’organisation administrative
da, afin de diriger et perpétrer les centralisée de l’État rwandais, qui
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explique l’extrême efficacité du gé- commis par le FPR sont tous mobi-
nocide contre les Tutsi, est mise de lisés de la même façon. Tant que les
côté par l’auteure, qui privilégie un bons mots sont prononcés, ils se suf-
recours peu scrupuleux au langage fisent à eux-mêmes et sont triompha-
ethnique : tout se résume à la di- lement présentés comme des preuves.
chotomie Hutu/Tutsi. Les soldats du Dans le (rare) cas contraire, ils sont
FPR, formé par des exilés tutsis ayant le signe du complot en marche. En
fui le Rwanda et les pogroms qui les effet, le monde que dessine ce livre
visaient depuis 1959 et par des oppo- est lisse comme le plateau d’un jeu
sants politiques hutus, sont systéma- d’échecs. Les lourdeurs du réel dis-
tiquement désignés comme « tutsis ». paraissent devant la volonté absolue
Sans s’embarrasser des précautions de Paul Kagame, qui déclenche les
méthodologiques de l’histoire, de la guerres, le génocide, impose ses dé-
sociologie ou de la géopolitique, les cisions à l’ONU et aux États-Unis, et
réalités africaines sont résumées à ce dicte leurs livres aux spécialistes du
socle ethnique. L’intentionnalité, le sujet…
travail politique de stigmatisation et Paul Kagame, maître du monde :
de mise à l’écart des Tutsi rwandais c’est ainsi que pourrait s’intituler ce
depuis 1959, l’implication de l’appa- réquisitoire. L’énormité des pouvoirs
reil d’État et le soutien logistique aux qui lui sont prêtés va de pair avec
tueries pour s’assurer de leur effica- une disparition des contextes poli-
cité, tous ces éléments constitutifs tiques : la guerre civile rwandaise de
du génocide commis en 1994 s’éva- 1990-1994 puis le génocide des Tut-
nouissent. Parce que tout est ethnie si apparaissent comme un drame joué
en Afrique, tout est aussi génocide. par un seul acteur, le FPR de Ka-
Pour soutenir ses thèses, Judi game. L’État rwandais de Juvénal
Rever invoque les témoignages, ma- Habyarimana puis, après son assas-
joritairement anonymes, en nombre sinat, du Gouvernement intérimaire
imprécis, qu’elle a recueillis auprès rwandais, composé d’extrémistes Hu-
d’exilés (déserteurs du FPR, dissi- tu power, est quasiment absent. Tous
dents politiques), d’« experts » auprès ces éléments rangent Rwanda, l’éloge
du TPIR, d’« enquêteurs » des Na- du sang dans les archives du négation-
tions unies, de diplomates, d’avocats nisme concernant le dernier génocide
de plaignants auprès de différentes du XXe siècle.
juridictions. Les propos d’un avocat 1.Voir Alison Des Forges, Aucun
de parties civiles, ceux d’un ancien témoin ne doit survivre. Le génocide
« proche » de Kagame ou ceux d’un au Rwanda, Paris, Karthala, 1999.
anonyme survivant d’un massacre 2.Hélène Dumas, Le Génocide au
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village. Le massacre des Tutsi au tion Ibuka France, chargée de per-


Rwanda, Paris, Seuil, 2014. pétuer la mémoire des victimes, de
Max Milo, 2020, 480 p., 24,9 eu- poursuivre et de traduire en justice les
ros. auteurs du génocide et autres crimes
Romain Poncet contre l’humanité commis au Rwan-
Romain Poncet est membre du da.
conseil d’administration de l’associa-

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