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AOC, mardi 14 novembre 2023

Ne pas renoncer à penser


– réponse à Bruno Karsenti et al.
Par Didier Fassin

Anthropologue, sociologue et médecin

Mis en cause dans l’édition d’hier par Bruno Karsenti, Jacques Ehrenfreund, Julia Christ, Jean-
Philippe Heurtin, Luc Boltanski et Danny Trom pour son Opinion « Le spectre d’un génocide »
publiée dans AOC le 1er novembre, Didier Fassin leur répond.

Le débat scientifique suppose le respect de ses interlocuteurs et l’intégrité des arguments qu’on
leur oppose. Le flot de calomnies déversé à mon encontre ne relève pas de ce que devraient être
la rigueur et de la collégialité intellectuelles.

La déformation des propos, la caricature de la pensée, la violence de l’injure, l’incrimination


diffamatoire ne sont pas dignes de ce qu’on peut espérer de l’expression légitime d’une
contradiction. Là où l’on devrait attendre un échange d’idées, la seule disqualification de
l’adversaire, sur lequel on jette l’opprobre en proférant les accusations les plus graves, n’est pas
tolérable. Ce n’est donc pas dans ce registre que je vais répondre à mes procureurs. Mais il me
semble devoir aux lectrices et aux lecteurs le rétablissement de la vérité sur le sens de ce que
j’écris.

Le rôle des sciences sociales est de contribuer à la compréhension du monde. Il est d’autant plus
important que les sujets sont sensibles, que les passions remplacent la réflexion, que les
dénonciations tiennent lieu d’analyse. Le travail du chercheur repose sur l’enquête et sur
l’interprétation. Il vise à apporter des éclairages sur ce qui se joue dans des situations complexes,
parfois opaques, et il le fait en ayant recours à ce qui caractérise toutes les disciplines
scientifiques, à savoir l’esprit critique. Bien entendu, ce travail ne garantit pas l’accès à la vérité,
mais il s’emploie à mettre en cause les fausses évidences. C’est ce que j’ai toujours tenté de faire
dans mes recherches, qui portent depuis longtemps sur des questions morales et des enjeux
politiques difficiles, autour notamment de l’inégale valeur des vies. Comment, dès lors, peut-on
oser écrire que, pour moi, « une vie juive vaut bien moins que toute autre » ?

L’inégalité dont je parle, le conflit israélo-palestinien en est la douloureuse illustration à Gaza.


Pendant la guerre de 2009, le rapport entre le nombre de tués israéliens et palestiniens était d’un
à cent, plus élevé encore si l’on s’en tient aux seuls civils. Pendant la guerre de 2014, un enfant
israélien et plus de cinq enfants palestiniens sont morts. Les événements récents promettent un
bilan humain bien plus lourd. Après les tueries perpétrées contre des civils par la branche armée
du Hamas dans le sud d’Israël, ce sont les massacres des habitants de Gaza, victimes de
bombardements massifs et d’un blocus de toutes les ressources vitales par l’armée israélienne.
C’est dans ce contexte, où les gouvernements occidentaux, qui avaient légitimement dit leur
horreur des assassinats de civils israéliens mais n’avaient pas eu un mot pour la mort de milliers
d’enfants gazaouis, que j’ai écrit l’article « Le spectre d’un génocide ». Alors que responsables
politiques européens et nord-américain affirmaient le droit d’Israël à se défendre, sans y mettre
aucune des limites du droit humanitaire, j’ai pensé urgent de faire entendre la voix de celles et
ceux, juifs et non-juifs, universitaires et experts, qui, dans le monde entier, alertaient sur le risque
d’un génocide. Il s’agissait bien d’un risque, car les génocides sont malheureusement toujours
une interprétation juridique a posteriori. Il n’y en a pas moins une obligation à les prévenir selon
la Convention internationale de 1948 ratifiée par Israël.

Mais je n’en suis pas resté à la seule évocation de ce risque. J’ai voulu montrer ce qui se jouait à
Gaza en dégageant ce qui me semble être l’une des structures historiques du génocide. Ayant
conduit des recherches en Afrique australe pendant une décennie, je me suis intéressé à
l’extermination des Hereros dans ce qui est aujourd’hui la Namibie et qui était alors le
protectorat allemand du Sud-Ouest africain. Pendant les premiers temps de ce protectorat, à la fin
du dix-neuvième siècle, la coexistence entre les colons allemands et les éleveurs hereros était
pacifique et un traité fut même signé entre les deux parties. Mais peu après, les événements qui
allaient aboutir à ce que les Nations unies ont reconnu en 1985 comme un génocide font se
succéder trois moments. D’abord, les colons, rompant leur contrat avec les Hereros, les
dépossèdent de portions toujours plus importantes de leur territoire, commettent contre eux des
violences, et les déshumanisent en les comparant à des animaux. Puis, une révolte se produit, les
Hereros assassinent plus d’une centaine de colons lors d’une attaque surprise. Enfin, l’armée
allemande intervient, le général qui la commande annonce qu’il veut « annihiler » la nation
herero, massacre une partie de la population et refoule le reste dans le désert en lui imposant un
blocus qui fait mourir de faim et de soif plusieurs dizaines de milliers d’hommes, de femmes et
d’enfants.

Il m’a semblé que le déchiffrement de cette structure génocidaire – la commission d’abus par les
colons, le raid meurtrier des Hereros, l’écrasement final de ce peuple – pouvait donner à réfléchir
sur ce qui se joue à Gaza aujourd’hui, dans l’esprit de ce que l’historien Paul Veyne appelait une
comparaison heuristique, à savoir le rapprochement de deux faits, non pour dire qu’ils sont
similaires, mais parce que l’un aide à comprendre certains aspects de l’autre. La dépossession
des terres palestiniennes par les colons israéliens au cours des décennies récentes, les
humiliations par l’armée et la déshumanisation par le gouvernement actuel, puis l’attaque
sanglante du Hamas contre des kibboutz, enfin la mise à mort à Gaza de plus d’une dizaine de
milliers de civils par des bombes lâchées sur les maisons et les hôpitaux et par un siège privant
les habitants d’eau, de nourriture, de médicaments et d’électricité, me paraissait reproduire cette
structure et justifier une prise de position publique, alors que les chefs d’État occidentaux
refusaient d’appeler à un cessez-le feu. Bien sûr, cette analyse peut se discuter. Des collègues
m’ont dit qu’elle ne leur semblait pas fondée, d’autres m’ont affirmé qu’elle leur avait été utile.

À aucun moment, cependant, je n’ai mis en cause « l’existence de l’État d’Israël » qui est un fait
acquis tellement évident que le rappeler devrait même sembler suspect. En parlant de
colonisation, je me réfère aux pratiques condamnées par de nombreuses résolutions des Nations
unies consistant à chasser les paysans et les éleveurs palestiniens, à leur prendre leurs terres et à
détruire leurs oliviers, à laisser les colons et les soldats multiplier les vexations, et finalement
commettre des centaines d’homicides. La naissance de l’État d’Israël est inscrite dans le droit
international. Sa colonisation des Territoires palestiniens en est une violation. Il n’y a rien de
décolonial à le dire. C’est simplement rappeler le non-respect des règles juridiques par un
gouvernement dont certains des membres ne reconnaissent aux Palestiniens ni le statut d’êtres
humains de plein droit ni leur existence en tant que peuple. Quant à la supposée « relativisation
de la Shoah » que mon texte impliquerait alors que je rapproche en fait des événements de 1905
et de 2023 – et non avec le génocide des juifs d’Europe – elle me semble totalement hors de
propos. Aujourd’hui, la mémoire de la Shoah est salie par celles et ceux, en Israël, qui comparent
les crimes du Hamas et la Solution finale, qui traitent les Palestiniens de Nazis ou qui arborent
une étoile jaune dans les instances des Nations unies.

Voir, dans le contexte présent, le superbe et terrifiant film d’Amos Gitai Le dernier jour
d’Yitzhak Rabin éclaire d’une lumière crue les déchaînements de violence et de haine que peut
provoquer le nationalisme religieux dans les actes comme dans les écrits. Mais la scène la plus
significative du film est la discussion, au sein de la commission d’enquête sur l’assassinat du
Premier ministre israélien, entre l’avocate qui tente de resituer les faits dans une perspective
historique, évoquant la politique mortifère de colonisation des terres palestiniennes, et le
président qui lui répond qu’il n’est pas là pour parler du passé, mais des événements du
4 novembre 1995. Pour certains, aujourd’hui, l’histoire commence le 7 octobre 2023. Leur dire,
comme le fait le secrétaire général des Nations unies, que cette terrible journée « ne vient pas de
nulle part », ce que j’ai aussi voulu exprimer dans mon texte, leur est intolérable. Faute de
pouvoir contester rationnellement cette réalité, ils lancent des imprécations et salissent le nom de
leurs contradicteurs, en les accusant d’antisémitisme avec pour seul but de discréditer leurs
analyses.

Mais pour celles et ceux qui voudraient voir l’avènement d’une paix juste et durable pour les
Palestiniens comme pour les Israéliens – et j’en fais partie – rien n’est possible tant que l’histoire
est niée, avec les responsabilités qu’elle implique.

Didier Fassin

Anthropologue, sociologue et médecin, Professeur au Collège de France

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