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L’art de l’épigraphe chez Edmond Amran El Maleh

Touriya Fili-Tullon
Passages XX-XXI
Université Lumière Lyon 2

À la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc


et à l’Espace Ed o d A ra El Maleh

Edmond Amran El Maleh (Safi 1917-Rabat 2010) a laissé une œuvre de fiction
quantitativement assez modeste1, mais dont la médiation pédagogique demeure encore timorée.
Si, au Maroc, l’écrivain est surtout connu et reconnu pour ses prises de position pro-
palestiniennes dans le champ public, ailleurs, c’est-à-dire essentiellement en France et en
Amérique du Nord, il n’est guère lu que dans quelques cercles d’initiés. À l’exception de
lecteurs passionnés qui ont introduit le corpus maléhien à l’université, nombreux sont ceux qui
restent rebutés par la difficulté supposée de son écriture. Comment dès lors aborder une œuvre
affligée d’une telle réputation ?

Cette lecture ne saurait être ni hâtive ni unique. En effet, le texte d’El Maleh fait voler en éclats
la narration, multiplie les voix et les références, fait se télescoper les lieux et les temporalités,
diffracte le sujet en une multitude de figures, et ne tend des miroirs que pour mieux les brouiller.

Par ailleurs, s’il est connu que chaque œuvre s’applique à mettre en scène sa propre réception,
il en va ainsi pour celle d’El Maleh, et cela seul peut constituer une introduction à une lecture
plus approfondie. Un des premiers lieux qui met en exergue cette dimension théâtrale, bien que
de manière encodée, est l’épigraphe.

L’épigraphe peut se définir comme une brève citation insérée par l’auteur pour servir de seuil
à son univers créatif. Seuil du seuil, elle précède l’incipit et annonce parfois – bien que de
manière plus ou moins directe – l’explicit. Emmanuel Bouju avance qu’« [e]n étant située
stratégiquement dans un entre-deux, l’épigraphe définit une contractualité implicite,

1
En comptant des textes à l’identité générique problématique, on arrive à six ouvrages de fiction. Quatre « récits »
ou « romans » : Parcours immobile, [Paris, Maspero, 1980] Marseille, André Dimanche, 2000 ; Aïlen ou la nuit
du récit, [Paris, La Découverte, 1983] Marseille, André Dimanche, 2000 ; Mille ans, un jour, [Grenoble, La Pensée
sauvage, 1986] Marseille, André Dimanche, 2002 ; Le Retour d’Abou el Haki, Grenoble, La Pensée sauvage,
[1990] 1996. Un recueil de nouvelles : Abner Abounour, Casablanca, Le Fennec / Grenoble, La Pensée sauvage,
1995, et un récit épistolaire : Lettres à moi-même, Casablanca, Le Fennec, [2010] 2013.

1
littéralement pré-liminaire, de l’échange romanesque2. » C’est pour cette raison précise qu’une
introduction au texte maléhien par le biais de cet avant-poste qu’est l’épigraphe peut permettre
une lecture efficace et laisser entrevoir quelques sillons souterrains qui parcourent l’œuvre et
lui donnent son unité.

On remarque d’emblée que la présence d’épigraphes dans les romans n’est pas systématique ;
et, à moins de considérer qu'on n'est jamais mieux introduit que par soi-même, le premier récit
publié par El Maleh, Parcours immobile, en est paradoxalement dépourvu.

Au rebours, deux romans en comportent : Mille ans, un jour et Aïlen ou la nuit du récit3. Pour
des raisons de format éditorial, il ne sera question ici que de Mille ans, un jour. L’épigraphe
sera appréhendée entre argument d’autorité et filiation, comme balisage d’une scène d’écriture
et anticipation de la réception idéale.

Observons les cinq épigraphes de Mille ans, un jour (cf. Annexe 1) ; on observe que les citations
évoquent des autorités que rien ne semble relier a priori : Blanchot, Benjamin, Frank Budgen,
Nahmanide et José Lezama Lima. Respectivement : deux penseurs – français pour l’un, et de
langue allemande pour l’autre –, un artiste peintre anglais, un rabbin andalou, un écrivain
cubain.

Ce qui est remarquable, c’est que la scénographie d’El Maleh les présente eux-mêmes non
seulement en tant que figures d’écrivains, mais aussi comme lecteurs (cf. Annexe 2) : chacune
des cinq citations se présente comme un métadiscours : Blanchot en lecteur de Celan ;
Benjamin, lecteur (et traducteur) de Proust ; Bugden, lecteur (et ami) de Joyce ; Nahmanide,
lecteur et exégète de la Kabbale et de la Bible ; Lezama Lima, lecteur de sa propre œuvre et, à
ce niveau, surgissement parenthétique d’El Maleh précisant la visée de la citation de Lezama.
Clôture du cercle épigraphique par cette apparition discrète du maître d’œuvre, entre
parenthèses.

En suggérant des citations au second degré, l’auteur s’inclut dans un cercle de lecteurs. Il s’agira
dès lors de tenter d’esquisser la cartographie des épigraphes maléhiennes et de se demander ce

2
Emmanuel Bouju, « Boucle épigraphique et téléologie romanesque chez Claude Simon, W. G. Sebald et Graham
Swift », Fabula / Les colloques, « Le début et la fin. Roman, théâtre, B. D., cinéma ». URL :
http://www.fabula.org/colloques/document722.php, page consultée le 02/07/2015.
3
À propos de ce roman, on consultera sur le site Limag l’article de Abdallah Mdarhri-Alaoui intitulé « Tendances
de la littérature marocaine actuelle : l’exemple de E. A. El Maleh et A. Serhane ». URL :
http://limag.com/new/index.php?inc=iframe&file=Textes/Manuref/MdarhriMalehSerhane.htm, page consultée le
12/05/2015.

2
qui donne sa cohérence à cette mini-bibliothèque portative à laquelle nous introduit l’œuvre dès
le seuil.

L’épigraphe et le questionnement de l’Histoire


À y regarder de plus près, et sur le plan thématique, cette circulation lectorale semble préfigurer
la problématique du temps et de la mémoire.

En effet, les deux premières épigraphes posent la nécessité du témoignage en dépit de l’oubli
ou de la perte, la troisième formule la symétrie des temporalités par une inversion chiasmatique
(« mille ans […] un jour » / « un jour […] mille ans »). Au reste, le propos de Bugden
concernant Joyce fait également écho à la Bible, plus précisément à la Seconde Épître de Pierre
(ch. 3, v. 7-9) : « Mais il est une chose, bien-aimés, que vous ne devez pas ignorer, c’est que,
devant le Seigneur, un jour est comme mille ans, et mille ans sont comme un jour4. » Comment
lire ce renversement paradoxal des temporalités ?

Rappelons-nous qu’une épigraphe est une citation nécessairement fragmentaire et qu’à ce titre
elle se trouve détournée par sa décontextualisation. C’est le cas de la citation implicite de
Bugden ; le propos de ce dernier est à prendre non seulement au second degré, mais encore au
troisième. Au-delà du commentaire du texte de Joyce, elle renvoie au texte biblique en rapport
avec une conception eschatologique (temps messianique ou prophétique). Ce temps
messianique est explicité dans le contexte biblique par la phrase qui suit celle retenue pour
l’épigraphe : « Le Seigneur ne tarde pas dans l'accomplissement de la promesse, comme
quelques-uns le croient ; mais il use de patience envers vous, ne voulant pas qu'aucun périsse,
mais voulant que tous arrivent à la repentance. » Que vient faire ce référent messianique dans
l’avant-texte maléhien ?

Ne nous y trompons pas : comme chez Levinas5, les notions d’eschatologie et de messianisme
ne sont pas utilisées dans leur sens théologique. En tant que praticien du texte philosophique,
El Maleh fait passer ces notions par le filtre de Bugden et de Joyce et en use dans une
perspective éthique du temps. Nous savons par ailleurs ce que son écriture doit à l’allégorie
benjaminienne 6 . De là à considérer que la référence néo-testamentaire devient une critique

4
C’est moi qui souligne.
5
Sur le détournement philosophique du messianisme chez Levinas, on se reportera à Michel Vanni, « Messianisme
et temporalité eschatologique dans la philosophie d'Emmanuel Levinas », Revue de Théologie et de Philosophie,
1998, 130 (1), p. 37-50.
6
Cf. Marie-Cécile Dufour-El Maleh, préface à E. A El Maleh, Le Café bleu Zrirek, Casablanca, Le Fennec /
Grenoble, La Pensée sauvage, 1998.

3
d’une vision téléologique de l’Histoire, comme chez Walter Benjamin, il n’y a qu’un pas que
la lecture avancée de l’œuvre permettra de confirmer.

Dans un article du Monde et consacré à « La controverse de Barcelone7 », El Maleh ne cache


pas son admiration pour Nahmanide à qui, écrit-il, il « faudra tout le génie subtil de son esprit
pour maîtriser le hasard de l’improvisation et confondre son redoutable adversaire 8 ». La
quatrième épigraphe renvoie à cette fameuse dispute, dont le déroulement (20-24 juillet 1263)
laissait déjà planer la menace de l’expulsion des juifs d’Espagne9. L’enjeu en touchait à la venue
du Messie et à la nature du messianisme. Elle vit la confrontation de deux lectures de la
prophétie, celle de Rabbi Moïse Ben Nahman (Nahmanide) et celle de Paul Christiani, juif
converti au christianisme, comme son nom l’indique. L’épigraphe, sur un mode allégorique
typique de la kabbale, suggère que l’accomplissement du messianisme signifie l’anéantissement
de la confusion du spirituel et du temporel, « Rome » ne valant plus même « un sou »10, mais
aussi l’instauration d’une paix perpétuelle, « glaives » et « lances » se voyant changer en
« socs » et « serpes »11 . Revenant à l’actualité, la fin du compte rendu d’El Maleh est très
explicite à ce sujet : « L’église n’est plus seule à être en question, le judaïsme l’est également,
maintenant qu’une puissance temporelle, un État s’en réclame12. »

Au reste, il n’est pas anodin que Nahmanide appartienne à l’école de Gérone, qui a contribué
durablement à la diffusion du savoir kabbalistique en Catalogne et en Castille. Et que l’origine
même de « kabbale » signifie transmettre et recevoir13, gestes qui se trouvent au cœur même de
l’expérience lectorale. La référence kabbalistique ici s’intègre sans doute dans une réflexion
plus vaste sur le sens, réflexion qui avait émergé dans les années 1980, où l’intérêt pour la
kabbale s’était particulièrement accru. Ainsi, au moment où El Maleh rédige Mille ans, un jour,
des écrivains américains interrogent-ils cette tradition comme une réponse possible à la vacuité
spirituelle de l’Occident14.

7
Edmond Amran El Maleh, « La controverse de Barcelone », Le Monde, 07/12/1984, p. 28.
8
Ibid.
9
Cf. Claude Sultan, « Nahmanide, l'exégète mystique », conférence en ligne (durée : 89 min.). URL :
http://www.akadem.org/sommaire/colloques/hommage-aux-grands-maitres/na-hmanide-l-exegete-mystique-01-
01-2009-7524_4139.php, page consultée le 13/05/2015.
10
Formulation empruntée au traité kabbalistique des Grands Palais [Pirqé hekhalot rabbati], datant du Ve siècle
de notre ère.
11
Citation biblique, tirée de Isaïe, 2.4.
12
Edmond Amran El Maleh, « La controverse de Barcelone », art. cité.
13
Moshé Idel, « De l’ombre à la lumière. La Cabale contemporaine », conférence en ligne (durée : 91 min.). URL :
http://www.akadem.org/sommaire/themes/limoud/la-cabale/introduction/la-cabale-contemporaine-24-03-2014-
58322_274.php, page consultée le 31/08/2015.
14
Ibid.

4
On peut en inférer que dans Mille ans, un jour, la citation de Nahmanide et les références
messianiques renvoient de manière figurale à toute fabrique discursive et au risque de
dévoiement de l’utopie. En particulier, il semble que c’est la construction du récit mythique sur
la « terre promise » promu par l’idéologie sioniste qui s’y trouve indexée. Le détail
épigraphique contient en germe une réflexion sur des notions aussi importantes que celles de
l’Histoire, de la mémoire et de la fiction. Ce à quoi nous renvoie l’épigraphe de Benjamin
lecteur de Proust.

Proust reste une référence obligée pour toute méditation sur la mémoire. Dans ses commentaires
sur la Recherche, Walter Benjamin souligne que Proust « n’a pas décrit une vie telle qu’elle
fut, mais une vie telle que celui qui l’a vécue se la remémore ». Il poursuit en comparant la
« mémoire involontaire » de Proust – qu’il traduit par « travail de remémoration spontanée »
(“Eingedenken”), où le souvenir est l’emballage et l’oubli le contenu – à un « travail de
Pénélope » où « c’est le jour qui défait ce qu’a fait la nuit ». Chaque matin, au réveil, « nous ne
tenons en main, en général faibles et lâches, que quelques franges de la tapisserie du vécu que
l’oubli a tissée en nous 15 ». Marie-Cécile Dufour-El Maleh, quant à elle, considère que
Benjamin a appris de l’œuvre proustienne comment « définir en un sens historique le caractère
spécifique de la mémoire16 ».

Dans les romans d’El Maleh, nous retrouvons la même réflexion sous le terme de « doublure
du récit » ou du « récit et son double ». Depuis Parcours immobile jusqu’à Lettres à moi-même,
on observe la reprise significative du substrat historique. Mais c’est Mille ans qui est le plus
directement en rapport avec ce substrat, alors même que l’ambition historique d’une
transposition directe de l’expérience militante est dénoncée : c’est l’objet notamment de la
préface de Parcours.

Ainsi ces épigraphes fonctionnent-elles comme des mises en abîme de l’œuvre qu’elles
introduisent ou qu’elles jalonnent en autant de stations forçant le lecteur lui-même à « lever les
yeux » (Barthes), c’est-à-dire à interrompre le flux de la lecture pour méditer sur le sens du
fragment épigraphique et sur la nature de sa relation au texte maléhien. Au-delà du contenu
subversif et métahistorique du récit, c’est un questionnement sur la littérature elle-même qui
nous est proposé.

15
Walter Benjamin, « L'image proustienne » (1934), dans Œuvres, t. II, trad. de Maurice de Gandillac revue par
Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 2001, p. 136-137 et note 20.
16
Marie-Cécile Dufour-El Maleh, « Expérience du temps et langage. L’enseignement de Proust », dans Angelus
novus. Essai sur l’œuvre de Walter Benjamin, Bruxelles, Éditions Ousia, 1990, p. 204.

5
L’épigraphe et le questionnement de la littérature
En définitive, la parole du témoin importe moins que la parole-témoin, celle _ peut-être_
d’El Maleh lui-même en tant que Le Dernier à parler suivant l’expression de Blanchot17.

Cependant, l'aspect inédit, cette unicité de la parole-témoin, son destin magnifié par-delà toute
logique ne signifierait rien si les destinataires que nous sommes, à notre tour, n’étions tenus à
faire d’elle quelque chose. Nous en devenons les légataires, les lecteurs. Si El Maleh nous
transmet cette parole-témoin en l'insérant au cœur de sa problématique, c'est-à-dire aux limites
de ce que peut accomplir le témoin sobre et méthodique qu'il est, c'est que là-dessus, sur cette
parole isolée, incompréhensible comme témoin, il y a du travail en suspens, du travail pour
l'avenir.

C’est une autre épigraphe, la dernière de la liste, signée de Lezama Lima, et qui résonne en écho
aux précédentes, où nous retrouvons – formulée d’une façon plus proche du fonds poétique
dans lequel puise Edmond Amran El Maleh – la même interrogation sur le sens et la légitimité
d’une contemplation à distance de l’histoire et le salut par la création poétique.

L’Introduction aux vases orphiques18 d’où est extraite la citation peut être lue aussi bien comme
un essai sur la littérature que comme un manuel de philosophie. Lezama Lima propose un art
poétique multiforme mis en œuvre notamment dans Paradiso19 et dans Dador20.

La ressemblance entre ces deux figures de poètes, Lezama Lima et El Maleh, est assez
troublante et ne se réduit pas seulement au goût pour le cigare ou à l’asthme partagé aussi avec
Proust. Ce qui les lie est cette même défiance vis-à-vis de la politique quand elle prétend servir
de credo à une littérature dont l’épuisement se fait chute et traversée du désert chez Lezama
Lima et qui projette les ombres tragiques d’Orphée et d’Icare. « L’événement, écrira El Maleh,
ponctue l’actualité, quand il retombe consumé, la ponctuation s’efface et ne peut le restituer
que par son absence21. » La dé-ponctuation, autrement dit la raréfaction de la ponctuation, est,
justement, l’une des figures typographiques dont El Maleh use pour figurer l’indicible.

17
Maurice Blanchot, Le Dernier à parler, St-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1984.
18
José Lezama Lima, Introduction aux vases orphiques, [1971], trad. frse, Paris, Flammarion, 1992.
19
José Lezama Lima, Paradiso, roman [1966], trad. frse, Paris, Seuil, [1972] 1999.
20
José Lezama Lima, Dador, poésies [1960], trad. frse, Paris, Flammarion, 1992.
21
Edmond Amran El Maleh, Mille ans, un jour, op. cit., p. 183.

6
Au-delà de cette profonde inquiétude liée à l’irreprésentable et à cette réflexion philosophique
sur le langage qui apparaît au fil des citations convoquées, ce jeu de miroirs multiples est aussi
(avant tout ?) un jeu. L’épigraphe entretient un rapport organique avec la structure même du
roman qu’elle intègre ainsi dans un infini du Livre. Mais cette organicité, me semble-t-il, se
déploie en jeu de pistes : ainsi, la troisième épigraphe, la citation de Frank Bugden, anticipe et
donne son sens à l’explicit : « Ulysse, dit-on, est rentré de ses métamorphoses aventureuses
pauvre, mendiant, Nessim ne gardait de cette longue traversée que le goût de ces raisins muscats
que le père de son cousin avait fait pousser dans un azib, en venant de Tibériade s’installer dans
cette petite ville d’Asfi22. »

De même que l’épigraphe fait signe vers le seuil de sortie du roman, de même l’explicit exerce
bien ainsi son effet d’actualisation de l’épigraphe, et affiche par le « bouclage » du récit, cette
fonction de régie par laquelle s’établit principalement l’identité de l’auteur.

C’est, en effet, El Maleh lui-même qui invite à la quête des analogies en choisissant les
épigraphes de son roman qui sont beaucoup plus qu’un simple « péritexte auctorial » (Genette) :
elles assument la fonction d’intertexte, ouvrent le dialogue autour de la construction du sens et
de sa représentation.

L’impossible conclusion ou l’infini de la bibliothèque


En observant la puissance du détail épigraphique dans l’écriture maléhienne, nous l’avons
érigée en méthode de lecture. Mais, comme le diable va aussi se nicher dans les détails, tout
comme l'effet de sens, encore fallait-il être à même de saisir la force herméneutique de ce détail,
et de faire de lui une occasion de liberté, ainsi que l’auteur joueur l’aurait souhaité.

L’épigraphe chez El Maleh, à l’instar de nombreux écrivains, fonctionne comme une invitation
à l’en-quête qui aboutit, parfois, à l’éclosion de l’énigme. Il y a une ambivalence de l’usage de
l’épigraphe dont il ne faut pas négliger l’importance : c’est qu’au-delà de toute construction du
sens, l’épigraphe en tant que fragment nous raconte d’abord l’histoire de sa fragmentation, tout
comme le récit raconte l’histoire de son impossibilité, de son incommunicabilité.

Nous avons bien dit la réticence d’El Maleh à se soumettre à l’injonction politique. Mais comme
tout usage de la citation, celui de l’épigraphe est toujours ambivalent et en cela il est

22
Id., p. 182.

7
éminemment politique : il instaure en tant que fragment un schize entre ceux qui comprennent
et ceux qui ne comprennent pas. Mais si cet usage de la citation peut être utilisé dans la vie
politique comme un critère d’inclusion et d’exclusion, la littérature, pour sa part, redouble cette
dualité de sa propre scène de théâtre où ceux qui comprennent et ceux qui ne comprennent pas
participent du même théâtre du rapport au savoir, qui s’ouvre sur la liberté d’une lecture
aléatoire. Pour échapper à la dimension clôturante et totalitaire de la citation comme autorité, il
faut lire et défaire sa clôture, la forcer à l’interprétation, c'est-à-dire à la lecture.

Aborder El Maleh par les franges et par ce qui n’est pas lui, ses emprunts, ses épigraphes, ses
lettres de recommandation, à entendre aussi en tant que lettre en recommandé, des bouteilles à
la mer, c’est une manière circumlocutoire, circomvolutive, de retarder l’expérience de lecture
brute, d’une œuvre qu’on juge difficile, voire hermétique.

8
Annexe 1

Les épigraphes de Mille ans, un jour23

1. Maurice Blanchot, p. 7 : « Paul Celan : nul ne témoigne pour le témoin. Et pourtant toujours
nous choisissons un compagnon : non pour nous, mais pour quelque chose en nous, hors de
nous, qui a besoin que nous manquions à nous-mêmes pour passer la ligne que nous
attei d o s pas. Co pag o pa ava e pe du, la pe te e ui est d so ais à ot e
pla e. Où he he le t oi pou le uel il est pas de t oi ? »

Maurice Blanchot, Le Dernier à parler.

2. Walter Benjamin, p. 45 : « … C est le jou ui d fait e u a fait la uit. Cha ue ati lo s ue


nous nous réveillons, en général faibles et inattentifs, nous ne tenons en main que quelques
f a ges de la tapisse ie du v u ue l ou li a tiss e e ous. Mais ha ue jour, avec nos actions
orientées vers des buts et, davantage encore, avec notre mémoire captive de ces buts, nous
d faiso s les e t ela s, les o e e ts de l ou li. »

Walter Benjamin, Pour le portrait de Proust.

3. Frank Budgen, p. 113 : « Le 16 juin 1904, Bloo ’s Day, l Od ss e d u e seule jou e, la


journée de Bloom.
“ il est v ai ue ille a s peuve t passe o e u jou , pou uoi pas u jou o e ille
ans ? Ce so t les es l e ts ui o stitue t u jou o e ille a e. »

Frank Budgen, James Joyce et la Créatio d’Ulysse.

4. Nahmanide24, p. 137 : « Le Messie viendra


… ua d ‘o e se a d t uite, lo s u u ho e di a à so o pag o : Rome et tout ce
u elle e fe e so t à toi pou u sou et u il répondra : je e veu pas !
… Ils fo ge o t des so s de leu s glaives et des se pes de leu s la es. O e l ve a plus l p e
peuple o t e peuple et l o app e d a plus la gue e. »

Nahmanide, La Dispute de Barcelone.

5. José Lezama Lima, p. 161 : « La descente placentaire du nocturne, le fléau de balance de


i uit appa aisse t o e u e va ia te du d se t et de l e il, toutes les possi ilit s du
système poétique ont été mises en marche, pour que Cemi accoure au rendez-vous avec
Li a io, l I a e, le ouvel essa eu de l i possi le. »

José Lezama Lima, Introduction aux vases orphiques (à propos de Paradiso).

23
Edmond Amran El Maleh, Mille ans, un jour, op. cit.
24
Cf. Edmond Amran El Maleh, « La controverse de Barcelone », art. cité.

9
Annexe 2

La boucle épigraphique dans Mille ans, un jour

E. A. El Maleh (auteur)

1. Blanchot Celan
2. Benjamin Proust
3. Bugden Joyce Nouveau Testament
(Pierre, 2nde Épitre, 3. 7-9)

4. Nahmmanide Traité des grands palais (Ve s. de notre ère)


Ancien Testament (Isaïe, 2. 4)

5. Lezama Lima Lezama Lima

El Maleh (scoliaste)

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