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Le pouvoir transgressif du Livre du Voir Dit de

Guillaume de Machaut :
entre tradition et réinvention du modèle courtois

Mémoire de recherche en littérature française – MASTER I


Sous la direction de Mme. Sylvie LEFEVRE
Année Universitaire 2021-2022
REMERCIEMENTS

Je souhaiterais adresser toute ma reconnaissance à ma directrice de mémoire, Madame


Sylvie Lefèvre, pour ses conseils, sa patience et la manière dont elle m’a fait voir les études
médiévales sous un nouveau jour.

Je souhaiterais dire milesker* à mon amie Maite qui a su m’apporter un soutien moral
de taille (et sa carte de la BIS quand la mienne était persona non grata). Je remercie également
ma sœur Nina pour le prêt de son ordinateur lorsque le mien a rendu l’âme pendant la rédaction
de ce mémoire ; ainsi que ma sœur Marie pour son écoute et sa bonne humeur à toute épreuve.

*merci en basque

2
SOMMAIRE
INTRODUCTION ...................................................................................................................... 4
1. AMOUR COURTOIS : ARCHEOLOGIE D’UNE NOTION HYPERONYMIQUE ....... 7
1.1 L’amour Courtois : un discours amoureux aux contours flous ................................... 7
1.1.1 L’amour courtois : une expression éculée ? ............................................................. 7
1.2 De l’épineuse question de la transgression dans la littérature courtoise ................... 15
2 DES TRANSGRESSIONS QUI ABOUTISSENT A UNE ŒUVRE PROTEIFORME . 21
2.1 Transgressions formelles : le Livre du Voir Dit, « l’aventure d’une écriture » ......... 21
2.2 Transgressions thématiques ....................................................................................... 30
3 LA RECEPTION DU VOIR DIT ..................................................................................... 45
3.1 L’herméneutique du Voir Dit .................................................................................... 45
3.2 Etude du Livre du Voir-Dit sous le prisme des gender studies ................................. 48
CONCLUSION ........................................................................................................................ 54

3
INTRODUCTION

« ... les romans sur l’amour m’ennuient – perdre du temps au sujet d’une perte de temps et le perdre dans des
analyses dont je sais d’avance qu’elles ne valent rien, étant trop particulières ou trop arbitraires par essence »
Paul VALERY, Cahiers.

Cette formule de Paul Valery évoque avec une certaine impertinence la question de
« l’illusion romanesque ». « L’effet de réel » produit par les romans mimétiques existe tout
aussi bien dans les productions littéraires antérieures, malgré l’artificialité de la fiction, la
subjectivité du langage, le lecteur ne peut que succomber à l’illusion conjurée par les écrivains.
Comme le souligne l’auteur du Cimetière marin, les véritables histoires d’amour sont rarement
« particulières », d’autant plus que les passions amoureuses contées dans les livres ont le don
d’exacerber leur banalité. L’un des plus grands paradoxes de la littérature réside ici : le lecteur
a pleinement conscience que l’histoire d’amour qu’il suit de page en page n’est pas réelle, mais
celle-ci fait simultanément naître en lui le désir de vivre la même passion que les êtres de papier
qui peuplent son livre. Paul Valery a, semble-t-il, fait le choix de ne pas se confronter à ce
paradoxe, en évitant toute littérature ayant pour sujet les tourments de l’amour.

La position de Valery fait néanmoins figure d’exception, depuis des siècles la plupart
des lecteurs se prêtent volontiers à « cette perte de temps » qu’est la lecture d’une histoire
d’amour, entretenant un rapport avec l’objet littéraire semblable à celui qu’ils entretiennent
avec l’être aimé : un investissement total dans une entreprise périlleuse et souvent déceptive.
Avec sa formule, Valery met à l’index un pan essentiel de l’histoire littéraire ; des légendes
homériques à la Bible, les rapports amoureux ont toujours été à la jonction des considérations
sociales, anthropologiques et historiques, ils représentent donc un matériau littéraire
fondamental. L’amour, est une obsession, une constante de la création artistique : « je n’aimais
pas encore mais j’aimais l’amour…1 », cette formule de Saint-Augustin incarne parfaitement
la fascination qu’exerce l’amour sur nos psychés.

Le pouvoir universel de l'amour repose sur sa faculté à révéler la « vérité sur ce que
c’est d’être deux et non pas un2 », c’est cette recherche de la vérité qui nous encourage à aimer
et à expérimenter l’amour à travers les livres. L’expérience de l’amour, qu’elle soit médiatisée

1
SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, Œuvres complètes de Saint Augustin, texte établi par Poujoulat et
Raulx, L. Guérin & Cie, 1864, p. 380
2
BADIOU Alain, Eloge de l’Amour, 2016, p. 23

4
à travers la littérature ou vécue dans la réalité, implique toujours un rapport à l’autre ; en soi,
aimer revient à gérer l’altérité, accepter un autre rapport au monde que le sien, deux
phénomènes qui sont in fine inhérents à la pratique de la lecture. En effet, qu’est-ce donc que
lire si ce n’est se faire récepteur d’un autre rapport au monde, proposé par l’auteur ? N’est-ce
pas à la fois recevoir une perception différente du monde et la faire entrer en collision avec la
nôtre, comme en amour ?

L’amour est ainsi omniprésent et il existe dans une multitude de formes. Comment en
parler ? Comment trouver les mots qui sauront traduire toute la puissance de cette émotion et
comment l’évoquer dans sa diversité ? Ces questions hantent l’histoire littéraire. En effet, il est
bien complexe de déceler une logique à l’amour, une mécanique qui saurait l’expliquer comme
l’on explique le droit, l’économie, la science. Comment représenter l’amour ? Si la réponse était
évidente, nul doute que Le Roman de la Rose, Tristan et Iseult, l’Education Sentimentale,
Madame Bovary ou encore le Rouge et le Noir, pour ne citer qu’eux (car nous pourrions presque
citer la totalité des livres qui trônent sur les étagères de la BnF), ne tiendraient que sur une
feuille recto-verso.

Néanmoins, certains auteurs ont entrepris la démarche d’aborder le sujet amoureux avec
une rigueur presque scientifique, et ce, bien avant le XIIème siècle pendant lequel naît la
littérature courtoise. : impossible de ne pas mentionner l’Art d’Aimer ovidien et son influence
sur la production littéraire médiévale. Si les conseils de séductions d’Ovide sont difficilement
réalisables dans la société corsetée dans laquelle évoluent les poètes médiévaux, le manuel
amoureux d’Ovide et leur conception courtoise de l’amour ont toutefois des similitudes :
l’amour ovidien et l’amour chevaleresque sont forcément illégitimes.

Si bien que le premier éditeur du Voir Dit, Paulin Paris, affirme que les textes ovidiens
ont été des sources directes des œuvres de Machaut ; depuis la critique3 a nuancé ces propos,
préférant mettre en lumière l’influence de l’Ovide Moralisé, plus en phase avec les valeurs
sociales de l’époque. Les parallèles dressés entre l’Art d’aimer et la poésie de Machaut nous
obligent néanmoins à interroger les intentions de Machaut lors de la rédaction du Voir Dit :
ambitionnait-il de rédiger son propre art d’aimer ?

3
Par exemple les deux articles nommés « Guillaume de Machaut et l’Ovide moralisé » de Cees de Boer et Antoine
Thomas explorent les liens qui unissent la poésie de Machaut et l’Ovide Moralisé
DE BOER Cees, « Guillaume de Machaut et l'Ovide moralisé », Romania, tome 43 n°171, 1914. pp. 335-352
THOMAS Antoine. Guillaume de Machaut et l'Ovide moralisé, Romania, tome 41 n°163, 1912. pp. 382-400.

5
Le titre – Voir dit - affiche d’abord une volonté de référentialité historique. Machaut
écrit sur sa propre expérience de l’amour : gommant les frontières entre fiction et réalité, la
première partie du Voir Dit est dédiée à la naissance de l’amour entre le poète et sa dame, la
seconde partie fait la part belle à la naissance de l’œuvre ; loin de sa dame et pétri de doutes, le
poète ne dispose plus de la matière de son écriture, il entame alors une réflexion sur son propre
rapport à l’écriture. Guillaume de Machaut entremêle finement ses expériences de l’amour et
de l’écriture, elles deviennent alors indissociables, prouvant que dans la littérature courtoise,
l’art d’aimer est un art d’écrire. Ce rapport à l’autre que suppose l’expérience de l’amour4 est
doublement présent dans le Voir Dit, non seulement Machaut intègre ses échanges épistolaires
avec Toute Belle, mais sa poésie lyrique produit une dynamique discursive entre le « je »
lyrique, la Dame et le lecteur.

Pour Machaut, il n’y a donc qu’un pas à franchir entre créer et aimer. Héritier de la
tradition courtoise, il se permet de transgresser les codes de l’amour courtois puisque sa création
est si intimement liée à sa propre expérience en tant qu’amant et poète.

Comment Guillaume de Machaut transgresse-t-il les topoï de l’amour courtois ? Nous


nous intéresserons également à la pertinence de la notion d’amour courtois : peut-on encore
parler d’amour courtois ? Est-il possible de transgresser un code dont les règles restent floues ?
Il nous faudra également interroger la réception de ces transgressions, un lectorat du XIVème
siècle peut-il percevoir les mêmes transgressions que des lecteurs du XXIème siècle ? Enfin,
parmi toutes les caractéristiques du discours amoureux courtois, quelles sont celles qui
singularisent le Livre du Voir Dit ?

Dans un premier temps, nous nous concentrerons sur les définitions de deux concepts
capitaux de notre étude : l’amour courtois et la transgression. L’exploration de ces concepts
nous permettra de mieux saisir les enjeux du Voir Dit et d’apprécier pleinement le jeu
d’équilibriste auquel se prête tout lecteur moderne de Machaut. Dans un second temps, nous
étudierons les transgressions à l’œuvre dans le Voir Dit. Enfin, nous interrogerons la réception
de l’œuvre dans une perspective diachronique, en liant l’herméneutique machaudienne d’hier
et d’aujourd’hui, pour mieux montrer la dimension moderne du Voir Dit.

4
« qu’est-ce que c’est que le monde quand on l’expérimente à partir du deux et non pas de l’un ? Qu’est-ce que
c’est que le monde, examiné, pratiqué et vécu à partir de la différence et non à partir de l’identité ? Je pense que
l’amour, c’est cela. » BADIOU Alain, op.cit, p. 2

6
1. AMOUR COURTOIS : ARCHEOLOGIE D’UNE NOTION
HYPERONYMIQUE
1.1 L’amour Courtois : un discours amoureux aux contours flous

1.1.1 L’amour courtois : une expression éculée ?

Nous devons l’expression “amour courtois” telle qu’elle existe aujourd’hui dans les
manuels scolaires et dans le langage courant au fondateur de la revue Romania, Gaston Paris,
éminent philologue romaniste français. Dans son article5 publié dans Romania en 1883, le
médiéviste s’intéresse à un des couples les plus emblématiques de la littérature arthurienne :
Lancelot et Guenièvre dans le Conte de la Charrette. Cette relation est la pierre angulaire de sa
conceptualisation de l’amour courtois, à partir de l’exemple des liens qui unissent Guenièvre et
Lancelot et en s’appuyant sur De Amore d’André le Chapelain, Gaston Paris dégage les quatre
motifs fondamentaux de l’amour courtois : tout d’abord, l’amour qui lie le chevalier à sa dame
est « illégitime, furtif6 » : pour Paris, cet élément distingue la relation courtoise entre la dame et
son amant de la relation conjugale légitime, de ce fait, l’amant doit vivre avec la crainte
perpétuelle de perdre sa maîtresse. Effectivement, le chevalier doit avoir pleinement conscience
des risques entrepris par la Dame, qui met en péril son honneur et sa réputation. Il se doit donc
d’être entièrement dévoué à elle.

Le deuxième motif essentiel de la définition de G. Paris est le statut particulier de la


dame, illustré par le sens du substantif « dame », il revêt ici son sens étymologique, domina ;
autrement dit, la femme devient la maîtresse du Chevalier, celui-ci doit accepter une position
d’infériorité. La dame a tous les droits et peut se montrer « capricieuse, souvent injuste,
hautaine, dédaigneuse7 » ; au moindre écart commis par le chevalier, la Dame peut choisir de
retirer sa faveur.

Le troisième motif évoqué par Paris concerne le récit des prouesses accomplies par le
chevalier pour sa dame : l’amour courtois a pour but de perfectionner l’amant, il l’élève
moralement et spirituellement. Enfin, le quatrième motif de l’amour courtois englobe les trois

5
Paris Gaston. Études sur les romans de la Table Ronde (suite), Romania, tome 12 n°48, 1883. pp. 459-534
6
Ibid., p.518.
7
Ibid.

7
précédents : « l’amour est un art, une science, une vertu, qui a ses règles tout comme la
chevalerie ou la courtoisie8», l’amour devient donc un rituel.

La définition de l’amour courtois faite par Paris, quoique restrictive (la critique lui
reproche souvent son corpus limité) a été plus que féconde. Pendant des décennies les
médiévistes ont utilisé cette expression pour désigner les amours de la littérature médiévale,
quitte à effacer les spécificités de chaque œuvre, voire à étudier les œuvres seulement à travers
le prisme de l’amour courtois. Si bien que la notion d’amour courtois est devenue un véritable
« idéal-type » tel qu’il est théorisé par Max Weber dans Essais sur la théorie de la science :

On obtient un idéal-type en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude
de phénomènes isolés, diffus et discrets, que l'on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre, par endroits
pas du tout, qu'on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement pour former un tableau de
pensée homogène.9

Pouvons-nous reprocher l’approche généralisante des médiévistes qui ont emprunté le


chemin tracé par Paris ? Les idéaux-types tel que l’amour courtois créent une sorte
de camaraderie entre les universitaires et le grand public, et donnent naissance à l’illusion d’une
compréhension commune. Il incombe donc aux spécialistes de débattre de la sémantique de ces
concepts complexes tandis que le grand public, loin des débats érudits, se contente parfaitement
des expressions « fourre-tout. », à la fois abstraites et génériques.

Il peut sembler curieux que la démonstration de Gaston Paris ait joui d’un tel succès
parmi les médiévistes alors que l’expression « amour courtois » est introuvable dans la
littérature du Moyen Age ; d’autant plus que la critique littéraire emploie l’adjectif « courtois »
pour désigner tantôt la morale chevaleresque, tantôt l'amour raffiné chanté par les troubadours.
Cette fâcheuse confusion complexifie encore plus les discussions sur la terminologie de l’amour
courtois. Inévitablement, certains critiques commencèrent à dénoncer l’aspect artificiel de la
notion d’amour courtois, une expression créée par « un médiéviste pour les médiévistes »,
blâmant Gaston Paris pour sa démarche jugée trop généralisante.

Or, l’ambition du romaniste n’était pas de fournir une définition figée qui pourrait s’appliquer
à chaque paire d’amants de l’ère médiévale, mais de souligner l’aspect novateur du Chevalier
à la Charrette, qui offre une représentation de l’amour comme un véritable art avec ses codes
et ses conventions. Cependant, malgré les articles visant à les clarifier10, les intentions de Paris

8
Ibid.
9
WEBER Max, Essais sur la théorie de la science, Edition Plon, 1965, p.179-181, 1918
10
Nous retiendrons surtout l’article de Jean FRAPPIER, « Sur un procès fait à l'amour courtois », Romania, tome
93 n°370, 1972. pp. 145-193

8
ne sont pas claires pour toute la critique ; si bien qu’en creux d’une mouvance visant à dénoncer
la définition restrictive de Paris, se dessine une nouvelle tendance dans le milieu médiéviste :
critiquer le concept même d’amour courtois.

Malgré son titre pourtant gageure d’une analyse positive, The Meaning of Courtly
Love11, ensemble d’échanges de médiévistes de l’université de New-York, est entièrement
consacré à la récusation du concept d’amour courtois. L’ouvrage publié en 1968 entend trancher
sur le débat qui déchire la critique : « Faut-il en finir avec l’amour courtois ? » L’un des
principaux griefs fait à la conceptualisation de Paris est son décalage avec la réalité historique
de l’époque médiévale. En effet, le sexisme omniprésent du Moyen Age n’est plus à prouver ;
et encore, nous ne pourrons jamais le mesurer avec acuité, comme l’explique l’historien
Georges Duby :

Les femmes ne se représentaient pas elles-mêmes. Elles étaient représentées […] Aujourd’hui encore, c’est un
regard d’homme qui se porte sur la femme. Les représentations figurées qui permettent d’approfondir l’histoire
des femmes livrent en réalité très peu d’images qui ne soient pas celles que des hommes se sont faites de la
féminité12

Nous reviendrons sur la place accordée aux femmes au Moyen Age, mais attestons
d’abord qu’il est difficile de faire cohabiter dans les esprits la perception d’une société
médiévale archaïque dans laquelle les femmes n’ont aucun pouvoir et une notion comme
l’amour courtois, entièrement voué à la louange des dames, comme l’attestent ces vers du
prologue composés par Machaut : « Qu’on claimme chansons baladées,// complaintes, balades
entées,// a l’onneur et a la loange// de toutes dames sans losange13». Par conséquent, pour les
rédacteurs de The Meaning of Courtly Love, l’amour courtois est incompatible avec les travaux
d’historiens, approuver l’amour courtois reviendrait ainsi à renier une partie de l’histoire.

L’amour courtois tel qu’il est théorisé par Paris se heurte donc aux perceptions et aux
connaissances que nous avons du Moyen Age. The Meaning of Courtly Love met en avant une
autre contradiction : comment la société médiévale, dont l’Eglise prêche le caractère sacro-saint
du mariage, a-t-elle pu cautionner une littérature qui fait la part belle à l’adultère ? Jean
Frappier, dans un article14 datant de 1972, essaie de redorer le blason de l’amour courtois. Le

11
ROBERTSON D. W., BENTON John, SINGLETON Charles, JACKSON W. T. H, SILVERSTEIN Theodor,
The Meaning of Courtly Love, F. X. Newman, State University of New York Press, 1968.
12
DUBY Georges, Images de Femmes, Plon, 1992, p.33
13
MACHAUT, Prologue, Texte établi par Ernest Hoepffner, Librairie Firmin-Didot et Cie, 1908, Tome premier,
p. 6
14
FRAPPIER Jean, op. cit, p. 7

9
critique concède qu’aucune donnée historique n'atteste de sa véridicité, mais que la littérature
a exceptionnellement une valeur historique, les motifs communs existant entre les histoires
d’amour courtoises de la littérature ne sauraient donc être purement fortuits.

1.1.2 Les nombreux discours courtois sur l’amour

Nous avons déjà établi que le concept de l’amour courtois est à manier avec précaution.
Il faudrait réussir à distinguer ses multiples mues à travers les siècles, et cesser de considérer
l’époque médiévale comme un seul bloc, comme le remarque justement Jean Frappier : « On
n'interprète pas Jaufré Rudel ou Bernard de Ventadour en dissertant sur Guillaume de
Machaut, sur Chaucer ou sur Charles d'Orléans15… »

De nombreux critiques veulent apporter des nuances à la notion d’amour courtois,


notamment Rüdiger Schnell. Dans un article16 publié en 1989, il entend apaiser les débats autour
de la terminologie de l’amour courtois, proposant de l’envisager comme un type de discours :
« le phénomène littéraire de l'amour courtois se comprend plutôt comme un discours sur le
vrai, le bon amour, que comme une reproduction d'une convention de l'amour toujours établie
et clairement définie.17» Dès lors, l’amour courtois n’est plus une doctrine figée mais un
ensemble de discours différents exaltant le dieu Amour : « Chaque chanson, chaque roman
participe à l'élaboration du discours de la société courtoise sur l'idéal du vrai amour.18 » Cette
acception tranche enfin le nœud gordien qu’est devenue la conceptualisation de l’amour
courtois, et insuffle un nouvel élan à la question courtoise dans la critique littéraire.

La « pirouette dialectique19 » de Schnell permet donc de sortir de l’impasse dans


laquelle la lecture réductrice des travaux de G. Paris avait plongé la critique, mais nous oblige
également à examiner la notion de discours. Il convient ainsi de citer les travaux de Mikhaïl
Bakhtine sur la problématique du discours en littérature :

L’énoncé reflète les conditions spécifiques et les finalités de chacun de ces domaines,
non seulement par son contenu (thématique) et son style de langue, autrement dit par la sélection

15
Ibid., p.188
16
SCHNELL Rüdiger, « L'amour courtois en tant que discours courtois sur l'amour (I) », Romania, tome 110
n°437-438, 1989. pp. 72-126
17
Ibid. p. 79
18
Ibid. p. 80.
19
TRACHSLER Richard, « Courtois ? : les traités d'amour et l'émergence de la notion de courtoisie », Medioevo
romanzo : 1, 2019. p. 58

10
opérée dans les moyens de la langue – moyens lexicaux, phraséologiques et grammaticaux –,
mais aussi et surtout par sa construction compositionnelle. Ces trois éléments (contenu
thématique, style et construction compositionnelle) fusionnent indissolublement dans le tout
que constitue l’énoncé, et chacun d’eux est marqué par la spécificité d’une sphère d’échange.
Tout énoncé pris isolément est, bien entendu, individuel, mais chaque sphère d’utilisation de la
langue élabore ses types relativement stables d’énoncés, et c’est ce que nous appelons les genres
du discours20

Ainsi, en appliquant le modèle élaboré par le théoricien russe à notre étude, la « sphère
d’échange21 » conceptualisée par Bakhtine représente l’amour courtois tel qu’il a été pensé par
G. Paris, une notion hyperonyme dont nous avons déjà exposé les faiblesses. Il faudrait donc
considérer la « sphère d’échange22 » comme un système composite, pur produit de son
contexte, aux éléments réapparaissants. Effectivement, il n’est pas anodin que l’approche de G.
Paris ait fait tant d’émules, le romaniste a perçu, comme tant d’autres, les motifs communs qui
lient les œuvres de la littérature courtoise, son analyse reste donc pertinente pour une étude
« superficielle » de la littérature courtoise.

Au regard de la pensée bakhtinienne, nous pourrions ainsi parler d’un « genre du discours23 »
courtois, lui-même composé d’énoncés individuels qui s’influencent respectivement et sont
également soumis aux influences paralittéraires. Les travaux de Dominique Maingueneau sur
la question de la littérature en tant que discours offrent aussi un nouvel éclaircissement autour
de l’acception de Schnell :

D’une telle façon de penser le littéraire découle alors une reconfiguration de la ligne de démarcation
entre texte et contexte : Le contexte n’est pas placé à l’extérieur de l’œuvre, en une série d’enveloppes
successives, mais le texte est la gestion même de son contexte. Les œuvres parlent effectivement du
monde, mais leur énonciation est partie prenante du monde qu’elles sont censées représenter24

Si le concept d’amour courtois est si difficile à saisir, c’est qu’il est un système évolutif : le
discours courtois est une « sphère25 » dans laquelle les multiples discours sur l’amour
échangent, devenant ainsi la manifestation d’un contexte particulier.

20
BAKHTINE Mikhaïl, « Les genres du discours », Esthétique de la création verbale, Gallimard, 1984, p. 265
21
Ibid.
22
Ibid.
23
Ibid.
24
MAINGUENEAU Dominique, Pragmatique pour le discours littéraire, Nathan, p. 6
25
BAKHTINE Mikhaïl, op.cit p. 8

11
Dans la lignée de Schnell, Alain Corbellari distingue trois types d’amour courtois : la fin amor,
qui « exprime parfaitement l’idéal élitiste du modèle troubadouresque26 », elle promulgue le
raffinement dans la relation ; la fole amor, connotant la déraison, les déséquilibres des passions,
incarnée par le couple Tristan et Iseut ; et enfin la bone amor, un amour apaisé que Corbellari
assimile au mariage. Ces trois types d’amour coïncideraient avec les trois figures féminines
archétypales dans la littérature courtoise : la dominatrice que Gaston Paris évoquait déjà dans
son analyse du Chevalier à la Charette, « l’amante passionnée et complice27 », représentée par
Iseut, et l’épouse, compagne légitime. Malgré sa démarche schématique, Corbellari met en
évidence des archétypes sans cesse réinvestis dans les œuvres courtoises. Par ailleurs, nous
verrons que le personnage de Toute Belle dans le Voir Dit oscille entre la figure de la
dominatrice, et celle de l’amante complice. Mais tout d’abord, revenons sur les origines socio-
culturelles de l’amour courtois.

1.1.3 Les enjeux socio-culturels de l’amour courtois

Si l’amour courtois est donc une création purement littéraire, il nous paraît toutefois
déraisonnable de ne pas mentionner les facteurs socio-historiques qui ont favorisé son essor. Le
discours courtois naît durant une période de grands bouleversements dans la société féodale.
Comme le rappelle Moshé Lazar dans sa thèse28, l’influence orientale dans la naissance de
l’amour courtois n’est pas à négliger. En effet, à leur retour les Croisés aspirent à un renouveau :
en Orient ils ont découvert un monde à mille-lieues des contritions de la société occidentale,
une civilisation qui n’est pas chrétienne avec un mode de vie privilégiant l’hédonisme à
l’ascèse.

Outre la naissance de nouvelles valeurs, les Croisades favorisent l’importation d’épices,


de parfum, de soie, de chants, ces nouveaux biens font naître de nouvelles envies. Ces
importations matérielles et spirituelles exaltent une nouvelle génération d’artistes, d’écrivains,
et participent par conséquent à l’essor de l’esthétique courtoise. La classe aristocratique aspire
ainsi à un idéal moral nouveau, allant de pair avec les changements des mœurs.

Nous l’avons déjà évoqué, le discours courtois n’est pas sans contradictions et le rapport
entre la place accordée à la femme dans la littérature et celle qu’elle a dans la vie réelle reste
nébuleux. Nous l’avons abordé plus tôt, le discours courtois érige la femme en domina dans

26
CORBELLARI Alain, Prismes de l’amour courtois, Editions Universitaires de Dijon, 2018, p.78.
27
Ibid., p.80.
28
LAZAR Moshé, Amour Courtois et Fin’ Amors dans la littérature du XIIè siècle, Librairie C. Klincksiek, 1964.

12
une société où la gent féminine est pourtant dépourvue de pouvoir. L’historien Georges Duby
a tenté d’expliquer ce paradoxe : l’amour courtois ne serait que le reflet du rapport conflictuel
entre le seigneur et son vassal. Les seigneurs auraient récupéré l’idéologie courtoise pour servir
leurs desseins. Ils asservissent un peu plus leurs vassaux en les rendant serviteurs des dames.
La dame ne serait donc qu’un « leurre29 », « une proie30 », un instrument, et ce, depuis le jour
des noces. Effectivement, rares sont les mariages d’amour au Moyen Age, les hommes
choisissent d’abord la femme qui leur apportera le meilleur fief et qui saura servir leurs intérêts
politiques. Cependant, comme pour compenser ces mariages malheureux, les troubadours vont
apporter du réconfort aux épousées esseulées et utilisées en adaptant le modèle féodal au service
amoureux. Afin de reconnaître leur autorité, les troubadours appellent les femmes « midons »,
dérivé du latin meus dominus, ainsi le service amoureux assuré par les troubadours auprès des
dames vient suppléer le service féodal. L’amour courtois ne donne donc pas le pouvoir aux
dames : il le met en scène à travers la sensibilité d’un artiste (le plus souvent) masculin.

R. Schnell considère le discours courtois sur l’amour comme « une première étape vers
une forme non-violente de règlement des conflits31 », il peut servir plusieurs desseins, soit
divertir la cour, soit agir en modèle pour la société de cour. La littérature courtoise se saisit des
problématiques provoquées par les guerres intestines de la cour (rivalité entre le seigneur et son
vassal, jalousie, répression ou l’exaltation de la sexualité) et les sublime. Faudrait-il voir en
l’amour courtois une forme de catharsis de la société de cour ? A cet effet, nous reviendrons
sur le rapport cathartique qu’entretient Guillaume de Machaut avec le Voir Dit.

Ainsi, ces théories socio-historiques viennent colorer notre perception de l’amour courtois, mais
elles ont tendance à négliger son essence même : sa nature littéraire.

L’insuffisance de ces théories […] c’est plus ou moins d’oublier le texte, et surtout le texte poétique,
qui n’est pas un simple document comme une charte ou une coutume, mais un objet esthétique et émotif
qui, au-delà de ses éventuelles motivations socio-historiques, se suffit désormais à lui-même.
Une canso troubadouresque n’est pas un compte rendu (sinon à son corps défendant) sur les conceptions
de l’amour aux XIIe-XIIIe siècles, mais l’amour fait poème. C’est la seule chose qui finalement nous en
reste. Réelle. Tangible. Belle et susceptible encore de nous émouvoir.32

29
DE LORRIS Guillaume & DE MEUN Jean, Le Roman de la Rose, traduit en français moderne et annoté par
André Lanly; précédé d'une étude de Georges Duby, Paris, Club du Livre (Collection Grands textes et civilisations.
L'Occident médiéval), 1977
30
Ibid.
31
SCHNELL Rüdiger, « L'amour courtois en tant que discours courtois sur l'amour (II)», Romania, tome 110
n°439-440, 1989. p.363.
32
BEC Pierre, « Jacques Roubaud et les troubadours », La Licorne [en ligne], 1997

13
Le texte médiéval n’est pas une donnée historique entièrement conforme à la réalité,
mais en a-t-il eu un jour l’ambition ? Il ne faut pas oublier que la poésie des troubadours est
destinée à être lue (chantée) en public, par conséquent, elle est d’abord un moyen de divertir la
cour. Les troubadours ne prétendent pas entretenir un rapport mimétique avec la réalité. Il
conviendrait de traiter le texte médiéval comme un « événement, une information nouvelle
surgissant au croisement de plusieurs lignes de réalité qui, en lui, s’abolissent comme telles33 »
Tout texte poétique est d’abord l’interprétation du monde à travers le prisme de l’imaginaire
d’un sujet. Comme l’explique P. Zumthor, le texte médiéval nous offre « une connotation
globale qui reproduit le rapport vécu des hommes au monde et à eux-mêmes.34 » D’autant plus
que l’amour courtois est un discours élitaire dans lequel la société courtoise s’est représentée
elle-même, pour se distinguer des classes sociales inférieures à travers sa conception raffinée
de l’amour. Les œuvres courtoises ne sont pas des fenêtres sur le passé qui sauront satisfaire la
soif de véracité historique des historiens, mais elles nous permettent de découvrir comment ces
artistes percevaient le monde. Ce n’est donc pas le monde médiéval, en soi, que nous
découvrons dans la littérature courtoise, mais une représentation de ce monde, un imaginaire
qui sait, encore aujourd’hui, nous toucher.

Dans notre introduction, nous faisions le parallèle entre l’expérience de l’altérité


ressentie lors de la lecture, et celle ressentie en amour. Notre analyse du Voir Dit nous oblige à
gérer une autre altérité : le monde médiéval. Comment concilier perceptions modernes et
passées ?

33
ZUMTHOR Paul, Essai de Poétique Médiévale [1972] , SEUIL, 2000, p. 31
34
Ibid.

14
1.2 De l’épineuse question de la transgression dans la littérature courtoise

Pour Daniel Poirion, le Livre du Voir Dit représente : « à la fois un aboutissement et un


début, parce que son œuvre conduit le lyrique à une perfection formelle doctrinale encore
inégalées.35 » Le Voir Dit est ,à coup sûr, un « aboutissement36 » : Machaut exploite, en effet,
l’imaginaire courtois et s’inscrit notamment dans la lignée du Roman de la Rose. Mais ce qui
suscite notre vif intérêt, et qui constitue le cœur de notre étude, est ce « début37 » mentionné par
D. Poirion. Comment le Voir-dit marque-t-il une « étape nouvelle dans l’évolution de la
littérature38 ?» Nous osons répondre à cette question par un seul mot : la transgression.

Dans la seconde partie de notre étude, nous tenterons de relever les transgressions
opérées par le poète, mais cet examen minutieux implique au préalable une définition du terme
« transgression. » Nous verrons qu’à l’instar de la notion d’amour courtois le concept de
transgression mérite une définition tout en nuances.

1.2.1 Tentative(s) de définition(s)

Du latin transgressio qui signifie : passer de l’autre côté, traverser, dépasser les limites
– le terme « transgression » est aujourd’hui majoritairement employé pour évoquer le non-
respect des lois. La transgression repose sur le même principe dialectique que la liberté : si la
liberté n’existe pas sans contraintes, la transgression n’existe pas sans limites. Nous citerons ce
magnifique extrait de la Préface à la Transgression de Michel Foucault qui explicite le lien
entre la transgressions et ses limites :

La transgression porte la limite jusqu’à la limite de son être ; elle la conduit à s’éveiller sur sa
disparition imminente, à se retrouver dans ce qu’elle exclut (plus exactement peut-être à s’y reconnaître
pour la première fois) […] La transgression n’est donc pas à la limite comme le noir et le blanc, le
défendu au permis, l’extérieur à l’intérieur, l’exclu à l’espace protégé de la demeure. Elle lui est liée
plutôt selon un rapport en vrille dont aucune effraction simple ne peut venir à bout.39

35
POIRION Daniel le poète et le prince. L’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles
d’Orléans, Genève, Slaktine Reprints, 1978, p. 192
36
Ibid.
37
Ibid.
38
Ibid.
39
FOUCAULT Michel, « Préface à la transgression », Lignes, 2012, p. 18

15
En rhétorique, le terme est peu usité, on lui préfère son synonyme hyperbate40. La
synonymie avec hyperbate est une fenêtre ouverte sur le monde littéraire. Effectivement, cette
figure de rhétorique ne concerne pas uniquement l’inversion des syntagmes dans la phrase, elle
désigne également l’ajout d’un complément, d’une épithète, « d’une expression qui surprend
l’auditeur et se trouve par là-même mise en évidence.41 » Cette deuxième acception incarne
parfaitement la démarche de Machaut, son œuvre paraît d’abord tout à fait conventionnelle puis
l’ajouts d’éléments viennent surprendre le lecteur. Nous reviendrons ultérieurement sur la
nature de ces ajouts, mais nous pouvons déjà concéder qu’ils sont « mis en évidence » par
l’écrivain avec divers procédés d’écriture.

Il va sans dire que parler de transgression en littérature est un pari risqué :

Tâche délicate, malaisée, impossible peut-être. On est tenté de dire qu’un interdit pèse sur toute réflexion
portant sur la transgression. […] La transgression parle ailleurs et différemment ; je dirais même qu’elle
nous agit plus que nous la comprenons, c’est peut-être la raison pour laquelle son être véritable semble
échapper à toute saisie conceptuelle.42

Il est bien difficile de saisir le concept de transgression, cela peut paraître étonnant
puisque les limites à ne pas franchir, auxquelles il est lié, sont établies par la doxa. Ainsi, par
effet de parallélisme, si les limites sont connues de tous, les transgressions devraient l’être
également. Néanmoins, il existe une multitude de transgressions, et si elles engagent
l’implication de la doxa dans leur fondement, elles relèvent également de l’intime. Ici, réside
toute la complexité de la notion de transgression, qui mêle la sphère de l’intime et celle du privé.

En littérature, les limites ne sont pas régies par un code comme les lois, nous les
assimilerons plutôt aux attentes des lecteurs. Néanmoins, la théorie de la réception est un outil
à manipuler avec extrême précaution dans le domaine des études médiévales. Précédemment,
nous évoquions un pari risqué, mais appliquer la notion de transgression dans le cadre d’une
étude d’un texte médiéval relève presque d’une ‘’mission impossible’’. Comment comparer
l’interprétation d’un lecteur du XXIème siècle à celle d’un lecteur du XIVème siècle ?

40
Auparavant hyperbate avait le sens d’inversion : « hyperbate, transgression se diroit étymologiquement des mots
qui se portent au-delà de la place qu’ils devroient occuper. Cette figure consiste donc dans le déplacement des
mots d’une phrase… » THIEBAULT Dieudonné, Grammaire philosophique, ou la métaphysique, la logique, et la
grammaire réunies en un seul corps de doctrine, Tome second, Imprimeur Courgier, 1802, p.84
41
Définition empruntée au CNRTL
42
DOREY Roger, 1983, « Introduction : Penser la transgression », L’interdit et la transgression, Ouvrage collectif
sous la direction de Roger Dorey, Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1983

16
Evoquer la transgression de Guillaume de Machaut nécessite de se confronter
pleinement à l’altérité (otherness chez H.R Jauss) du Moyen Age :

Rien ne peut vraiment compenser la distance chronologique qui, de son objet, sépare le médiéviste. Ce
fait est lourd de conséquences. En moi d’une part, et de l’autre dans l’objet auquel tend mon désir, deux
réalités historiques s’affrontent, irréductibles en dépit de ressemblances spécieuses. Duplicité radicale
qui (si l’on suit H. R. Jauss) fonde l’intérêt même et, pour nous, le profit des études médiévales : la
constatation de l’altérité du moyen âge (définissable à la fois sur l’axe des durées et au niveau des
structures) provoquerait en nous la perception d’une identité, dont elle explicite les composantes.43

Impossible d’échapper à cet axiome : nos repères culturels, notre horizon d’attente,
notre usage de la langue, notre rapport à la foi, à la sexualité, etc. ; sont bien différents de ceux
du Moyen Age. Mais n’est-ce-pas le devoir du médiéviste de reconnaître cette altérité, et
d’essayer de la régenter ?

Nous pourrions même avancer que tout travail se rapportant au champ des études
médiévales nécessite, en soi, une volonté de transgression : se confronter à l’altérité implique
de passer de l’autre côté, de traverser la frontière entre notre passé et notre présent.

La tâche d’un médiéviste n’est pas chose aisée ; gérer l’altérité qui existe entre le lecteur
moderne et le texte médiéval ne sous-entend pas de relever tout ce qui nous sépare de la
civilisation médiévale, mais le médiéviste doit percevoir en l’autre (l’Homme médiéval) une
certaine proximité. Idéalement, il faudrait aboutir à une fusion des horizons, comme l’explique
H.R. Jauss :

In passing through the surprise of otherness, its possible meaning for us must be sought: the
question of a significance which reaches further historically, which surpasses the original
communicative situation, must be posed. Or to put it in Hans-Georg Gadamer's terminology: in the
process of active understanding, the contrast of horizons must be led on to the fusion of the past horizon
of aesthetic experience with the present one. But here there is no guarantee in advance that the fusion of
horizons will succeed.44

Nous essaierons d’étudier le Voir Dit avec ayant conscience du fossé qui nous sépare de
la société médiévale, sans toutefois tomber dans l’écueil inverse : percevoir le Moyen Age
(notamment le XIVème siècle) comme l’altérité ultime. Nous adhérons volontiers aux propos
de P. Zumthor, qui voit dans le monde médiéval un « passé à la fois proche et lointain ; un
étranger, mais voisin.45» Considérons donc Guillaume de Machaut comme un « étranger mais

43
ZUMTHOR Paul, Parler du Moyen Âge, Les Editions de Minuit, 1980, p. 35-38
44
BAHTI Timothy, JAUSS Hans Robert, “The Alterity and Modernity of Medieval Literature.” New Literary History,
vol. 10, no. 2, 1979, p.185
45
ZUMTHOR Paul, Parler du Moyen Âge, op.cit., p. 36

17
voisin46 », comme un clerc aux valeurs traditionnelles, comme un écrivain pionnier et enclin à
la transgression. Considérons Guillaume de Machaut – et le Moyen Âge dans sa globalité –
avec toutes leurs contradictions et leurs nuances.

Dans les ouvrages critiques, le nom de Machaut est souvent associé l’isotopie de
l’innovation. Il nous incombe alors de faire le distinguo (si subtil soit-il) entre innovation et
transgression. L’innovation naît de la transgression : la transgression est une rupture avec
l’ordre établi. Ce n’est pas un hasard si la notion de transgression a germé en littérature dans
les années 60 avec des auteurs comme Michel Foucault ou Georges Bataille, cette période de
notre histoire voyait la transgression comme une libération.

Pour que l’auteur puisse innover, il doit d’abord aller à l’encontre de l’ordre, dépasser
les limites que le genre littéraire lui impose. Les limites imposées par le genre littéraire du Voir
Dit sont nombreuses. Nous distinguerons deux catégories de transgressions, tout d’abord celles
qui naissent des limites formelles : le lourd héritage des romances courtoises, la prétendue
dimension autobiographique du texte, les conventions d’écritures du dit ; que nous nommerons
« transgressions formelles. » Et enfin, les transgressions dites « thématiques » qui vont à
l’encontre des conventions sociales et littéraires.

Nous verrons que Machaut innove de bien des façons dans le Voir Dit, si ses innovations
portent en elle la marque de la transgression, c’est qu’elle défient notre propre conception de la
littérature courtoise. Evidemment, l’écrivain est loin d’être un « punk47 » de la littérature du
XIVème siècle, mais impossible de ne pas voir en son écriture une modernité qui justifie la
fascination qu’il exerce encore sur une foule de lecteurs. Dans un article traitant de la dimension
autobiographique du Voir Dit, Laurence de Looze évoque les travaux de H. Jauss :

Somewhat paradoxically, then, the most exemplary texts of a particular genre are inevitably those which
are perceived as going beyond the established conventions of the genre and provoking the reader's
horizon of expectation. Jauss contrasts these "chefs-d'œuvre" to "stereotyped" works which are entirely
conventional, which do not transgress, provoke, resist, in which he finds the proof of generic atrophy.48

46
Ibid.
47
Un anachronisme que nous estimons être pertinent, tant le mouvement punk est indissociable de la transgression
(dans l’art, dans le domaine politique…)
48
DE LOOZE Laurence. “‘Pseudo-Autobiography’ and the Body of Poetry in Guillaume de Machaut’s ‘Remede de
Fortune.’” L’Esprit Créateur, vol. 33, no. 4, 1993, pp. 73–86

18
Le Voir Dit est en tout point un chef d’œuvre, tel que l’entend Jauss : Machaut réussit à
réaliser un ouvrage qui est un « début49 » et un « aboutissement50 », à la fois conventionnel et
transgressif. Grâce à ses singularités, le Voir Dit est paradoxalement une œuvre emblématique
de son époque, voire un produit de son époque. Le caractère transgressif du Voir Dit peut-il
alors être imputé au contexte social de son époque ?

1.2.2 La transgression comme symptôme d’un monde en crise

Et si la transgression était le fruit d’un monde en perte de repères ? Il est vrai que le
Livre du Voir Dit voit le jour dans un contexte de crise. Le XIVème siècle est frappé par trois
crises majeures : une crise politique, économique et sanitaire.

Les problèmes pour la succession au trône de France ont plongé la France dans une
guerre avec l’Angleterre. Lorsque Guillaume de Machaut écrit le Voir Dit ( environ au milieu
de la décennie 1360), la Guerre de Cent ans déchire déjà le pays depuis plus de trente ans. La
France alterne entre périodes de combats et d’accalmie, mais même durant ces temps
d’accalmie, le repos est de courte durée. Tout d’abord, les terres gardent les stigmates des
combats, rendant les routes hostiles et désertiques ; de plus, des mercenaires continuent de
martyriser la population. Pour palier les dépenses militaires, le pouvoir augmente les impôts, la
population déjà fragilisée par des récoltes difficiles, subit cette hausse d’impôts de plein fouet :
la révolte sociale ne tarde pas à faire son apparition. Dans ce contexte social agité, l’épidémie
de peste qui secoue le royaume vient porter le coup de grâce à une population déjà éprouvée.

Inévitablement, ces troubles créent un climat de méfiance à l’égard du système féodal.


Le XIVème semble être pris dans un engrenage infernal, la machine du pouvoir s’enraye, les
rouages des valeurs fondatrices de la société médiévale s’oxydent, engendrant « une crise
généralisée des signes51. »

Sans qu’elle ne joue un rôle proéminent dans l’intrigue, la crise sociale et sanitaire sert
de toile de fond à l’œuvre, permettant de créer un je-lyrique ancré dans un environnement
instable. Les troubles sociétaux ne sont pas le cœur du Voir Dit, ils agissent en substrats des

49
POIRION Daniel, op.cit., p. 192
50
Ibid.
51
CERQUIGLINI-TOULET Jacqueline, Un Engin si Soutil, Honoré Champion Editeur, 2001, p. 158

19
troubles amoureux qui agitent le narrateur, viennent les complémenter sans jamais les éclipser,
comme une métaphore du chaos émotionnel du narrateur.

Guillaume de Machaut va se nourrir du chaos de son époque, celui-ci va teinter son


œuvre, lui donner une coloration nouvelle. Le poète va représenter l’instabilité de son temps
avec son approche nouvelle de la littérature : le langage est un signe, et comme tout signe, il est
n’est pas infaillible.

20
2 DES TRANSGRESSIONS QUI ABOUTISSENT A UNE
ŒUVRE PROTEIFORME

2.1 Transgressions formelles : le Livre du Voir Dit, « l’aventure d’une écriture »

« Le roman n’est désormais plus l’écriture d’une aventure mais l’aventure d’une
écriture » écrivait Jean Ricardou, cette formule, devenue l’emblème du mouvement du
Nouveau-Roman, pourrait parfaitement s’appliquer au Voir Dit : le texte de Machaut se veut
être une réflexion sur la pratique même de l’écriture.

Machaut introduit un nouveau rapport à la matérialité du texte. Son implication dans


l’élaboration de ses manuscrits, bien documentée52 témoigne de la volonté du poète de réaliser
plus qu’un simple manuscrit, il veut donner naissance à une œuvre. En ce sens, le Voir Dit
« ressemble à l’idée moderne du livre53». Il s’agit d’une œuvre protéiforme, inclassable,
oscillant entre un dit, une correspondance et un roman autobiographique. Machaut, « l’auteur-
narrateur » mène la barque de son aventure poétique, dont l’intérêt ne réside pas forcément dans
les rebondissements de l’intrigue - l’intrigue du Voir Dit reste simple – mais dans sa complexité
formelle.

Il n’est donc pas surprenant que le Voir Dit contienne l’une des premières mentions54 du
mot papier dans la littérature : « prend dou papier, je veuil escrire55 », l’œuvre entretient un
rapport réflexif avec elle-même, elle a conscience d’être un objet littéraire, mais le narrateur
entretient toujours le mystère autour de la nature de cet objet. Une question fondamentale
s’impose alors : le titre de l’ouvrage tient-il toutes ses promesses ? Avons-nous affaire à un dit
à tendance autobiographique ? Ou s’agit-il plutôt d’un roman purement fictionnel ? Partons à
notre tour à l’aventure et tentons de lever le voile sur la nature générique du Voir Dit.

52
Nous citerons, par exemple, l’article de WILLIAMS Sarah Jane, “An Author's Role in Fourteenth Century Book
Production : Guillaume de Machaut's « livre ou je met toutes mes choses »”, Romania, tome 90 n°360, 1969. p.
433-454
53
BROWNLEE Kevin, « Identité du discours et discours de l’identité », Comme mon cœur désire, Paradigmes,
2001, p.103
54
La Littérature française, volume I, CERQUIGLINI-TOULET Jacqueline, LESTRINGUANT Frank,
FORESTIER Georges, BURY Emmanuel, sous la direction de Jean-Yves TADIE, Folio Essais, 2007, p50.
55
Guillaume de Machaut, Le Livre du Voir Dit, Le Livre de poche, traduction de Paul Imbs, 1999

21
2.1.1 L’ambiguïté générique du Voir Dit

le Voir dit veuil je qu’on appelle


Ce traitié que je fais pour elle,
Pour ce que ja n’i mentirai.56 vv.518-520

Le narrateur scelle un pacte avec son lectorat : la vérité est le maître mot de son récit.
Machaut ne fait pas les choses à moitié puisque le titre de l’œuvre lui-même est gageure
d’authenticité. Nonobstant, il ne pourrait échapper aux regards aiguisés que la critique (et nous-
mêmes par la même occasion) alterne entre deux appellations : le Livre du Voir Dit ou son
pendant plus court, le Voir Dit. Cette seconde variation n’est pas due à une tendance abréviative
de la critique, Machaut lui-même, emploie les deux titres : « ci commence le livre du Voir
Dit 57», « Et le mien qui ai fait ce dit / Que l’en appelle le Voir Dit. 58»

A raison, J. Cerquiglini-Toulet qualifie ainsi le titre de l’œuvre de « nœud de sens59 »,


nous essaierons d’en démêler les fils un à un, et de montrer que l’ambiguïté du titre est un
corollaire de l’ambiguïté générique du Livre du Voir Dit.

D’aucun pourrait arguer que les deux titres – Le Livre du Voir Dit et Le Voir Dit - sont
peu ou prou semblables. Toutefois, comme l’a montré J. Cerquiglini-Toulet60, ils engagent
respectivement un rapport à l’œuvre différent. Traditionnellement, le dit est poème narratif
raconté à la première personne, le terme apparaît dans le titre pour présenter l’allégorie qui sera
au cœur du poème, comme avec « le Dit dou Vergier » ou « le Dit de la Harpe » pour ne citer
qu’eux.

L’expression « Voir Dit » pose problème car le terme « dit » est polysémique, il peut
revêtir le sème du genre littéraire, comme faire référence à la parole du narrateur. Mentionnons,
par ailleurs, que certaines traductions en langue étrangère du Livre du Voir Dit font abstraction
des inconvénients sémantiques engendrés par la polysémie du terme « dit », en optant pour :

56
Guillaume DE MACHAUT, Le Livre du Voir Dit, Le Livre de poche, traduction de Paul Imbs,1999, p. 74
57
Guillaume DE MACHAUT, Le Livre du Voir Dit, Le Livre de poche, traduction de Paul Imbs,1999, p40
58
Guillaume de Machaut, Le Livre du Voir Dit, Le Livre de poche, traduction de Paul Imbs, 1999 regarder page
59
CERQUIGLINI-TOULET Jacqueline, « Le clerc et l’écriture », Comme mon cœur désire, Paradigme, p.136
60
Ibid.

22
The Book of True Poem61, la Historia Verdadera62. La traduction anglaise privilégie donc le
titre Le Livre du Voir Dit, mais traduit le « dit » par le simple terme « poem », tandis que la
traduction en espagnol fait fi de toutes les complexités liées au titre, en le nommant simplement
« L’histoire vraie ».

Machaut qualifie explicitement le Voir Dit de « traitié63 » ( vers déjà cités en exergue),
néanmoins certains critiques le perçoivent comme un roman. L’hypothèse « romanesque »
prend racine au XIXème siècle avec des critiques comme Prosper Tarbé qui évoque « une
romanesque histoire » née sous la plume de Machaut. Plus récemment, Deborah McGrady
évoquait un « roman épistolaire64 » dans un article de 2002. Nous pouvons également citer la
quatrième de couverture de l’ouvrage Comme mon cœur désire65, qui présente le Voir Dit
comme « le roman de la réalité.66 » Il ne s’agit évidemment pas d’une liste exhaustive des
articles critiques qui assimilent le Voir Dit à un roman, mais ces deux exemples confirment
l’ambiguïté générique du Voir Dit.

Par ailleurs, nous comprenons aisément les positions de McGrady ou de Prosper Tarbé.
Effectivement, avec ses 9000 vers, le Voir Dit est considérablement plus long que les précédents
dits de son auteur. Sa longueur avoisine donc les romans de Chrétien de Troyes. Au-delà de sa
longueur hors-norme, le Voir Dit a quelque chose d’incontestablement romanesque. Dans son
ouvrage Histoire européenne du roman médiéval : esquisse et perspectives67, Michel Stanesco
caractérise le roman médiéval en ces termes :

L’amour est justement l’emblème de l’homme abandonnant sa personne à la Dame courtoise, foyer
secret de ses aspirations et de son être. Il serait faux de s’imaginer que cette littérature est mièvre et
sentimentale ; la passion amoureuse, en particulier, telle qu’elle fut vécue par Tristan et Yseut, est une

61
Nous faisons référence aux traductions en langue anglaise de Robert Barton Palmer
62
A notre connaissance il n’y a eu qu’une seule traduction du Voir Dit en langue espagnole : LE VOIR DIT (la
historia verdadera) Guillaume de Machaut. Introducción, traducción y notas de Mª Ángeles Solano Rodríguez.
Murcia, Diego Marín. Malgré une recherche approfondie, notamment auprès d’une librairie franco-espagnole
(librairie ELKAR dont les boutiques sont disponibles dans le pays basque français et espagnol), il semble que cette
traduction soit aujourd’hui introuvable. Cependant, nous avons pu retrouver une critique de la traduction rédigée
par Jeronimo Martinez Cuadrado de l’Université de Murcia, accessible sur le site digitum à l’URL :
https://digitum.um.es/digitum/bitstream/10201/10027/1/rese%C3%B1a1.pdf
63
Guillaume de MACHAUT, op.cit, p74
64
MCGRADY Deborah, “Le Voir dit : réponse à l’Ovide moralisé ?”, Cahiers de recherches médiévales [Online],
9, 2002
65
HUE Denis (Ed.), Comme mon cœur désire, Paradigme, 2001
66
Si les quatrièmes de couvertures sont souvent rédigées par les maisons d’édition, nous doutons fort que Denis
Hüe n’ait pas donné son aval avant publication.
67
STANESCO Michel, ZINK Michel, « Histoire européenne du roman médiéval », Histoire européenne du
roman médiéval. Esquisse et perspectives, Presses Universitaires de France, « Écriture », 1992

23
réalité brutale, incompréhensible et irréversible qui conduit immanquablement à la mort. En épousant la
dialectique du sentiment amoureux, le roman est fait d’une alternance de bonheur et de malheur, de
succès et d’échecs, de joies et de tourments. Pour le romancier médiéval, l’amour, comme l’aventure,
n’est pas seulement la matière de son œuvre, mais aussi sa forme.68

Le Voir Dit semble correspondre en tout point à la définition de M. Stanesco, ne conte-


t-il pas, lui aussi, « une alternance de bonheur et de malheur69 » ? Comme les romans, la forme
du Voir Dit épouse les contours de l’amour, le narrateur alterne entre moments de joie pure et
instants de profond chagrin, avec une structure qui imite Fortune. Les points communs entre le
roman médiéval et le Voir Dit sont, en effet, nombreux :

Le roman célèbre encore le passage du sacré au profane. Le récit hagiographique rappelait la vie
vertueuse des saints, l'épopée comportait une dimension sacrée puisqu'elle opposait chrétiens et
infidèles; en revanche, le dieu du roman, c'est incontestablement la femme.70

Nul ne pourrait réfuter que Machaut présente initialement son œuvre comme dédiée aux
dames :
Qu’on claimme chansons baladées,

Complaintes, balades entées,

A l’onneur et a la loange

De toutes dames sans losange71

Ainsi, il apparaît évident que Machaut ait été très imprégné par la culture du roman
médiéval. Si bien qu’il est aisé d’attribuer au Voir Dit l’étiquette de « roman », voire peut-être,
trop aisé…

Dans la Lettre et la Voix, P. Zumthor attire l’attention sur la place prédominante du


roman dans les études médiévales, l’importance accordée à ce genre littéraire serait une
« distorsion moderno-centriste de l’idée que nous nous faisons du ‘’moyen age72’’. » A force
de se concentrer sur le roman, la critique aurait-elle poursuivi des chimères, et baptisé
« romans » des œuvres qui n’en étaient pas ?

68
Ibid. p.7
69
STANESCO Michel, ZINK Michel, « Histoire européenne du roman médiéval », Histoire européenne du roman
médiéval. Esquisse et perspectives, Presses Universitaires de France, « Écriture », p.7
70
MORIN Lise. “La Naissance Du Roman Médiéval.” Dalhousie French Studies, vol. 16, 1989, p.10
71
MACHAUT, Prologue, Texte établi par Ernest Hoepffner, Librairie Firmin-Didot et Cie, 1908, p. 6
72
ZUMTHOR Paul, La Lettre et la Voix. De la «littérature» médiévale, SEUIL, 1987, p.307

24
Nous pensons que « l’hypothèse romanesque » provient surtout du flou qui subsiste
autour de la définition du dit. Il convient donc de revenir sur sa définition. Nous nous appuierons
sur la définition du dit établie par J. Cerquiglini-Toulet73. Selon elle, ce qui distingue le roman
du dit est son rapport à la continuité. Le roman célèbre la continuité, Paul Zumthor estime que
le roman « nous introduit dans le continu, alors que le chant, quelle que soit sa structure
mélodique, est par définition, dans cette culture qui ignora les longs récitatifs sans coupure,
discontinu. 74 » Tandis que le dit serait une ode à la discontinuité. Effectivement, le Voir Dit
semble adhérer à ce principe.

Tout d’abord, il se présente sous diverses formes : un récit narratif en vers, des poésies
lyriques, des lettres en prose. L’hétérogénéité des formes est assumée, les pièces lyriques et les
lettres en prose sont introduites par des titres qui explicitent leur nature : « rondel », « balade »,
« chanson baladee » « lettre ». Ce procédé met en lumière l’autonomie des pièces et accentue
un peu plus leur hétérogénéité :

Formellement, en effet, le texte narratif monte les pièces lyriques comme on monte une bague.
Par le jeu de l’opposition graphique, par le jeu du changement métrique, par l’absence d’intégration, il
les met en valeur. Espace coupant un autre espace, forme fixe interrompant une suite uniforme
d’octosyllabes, la pièce lyrique devient la ponctuation du texte narratif.75

Machaut est à la jonction de deux traditions : celle qui investit le moi lyrique dans
l’écriture du dit et celle née au XIIIème siècle qui s’ancre davantage dans la réalité. Il essaie
ainsi d’allier expression du « moi » et référentialité. La discontinuité inhérente aux dits se
retrouve également dans la situation d’énonciation : « le dit est un discours qui met en scène un
« je », le dit est un discours dans lequel un je est toujours représenté. Par-là, le texte dit devient
le mime de la parole.76»

Nous allons voir que le jeu énonciatif mis en place dans le Voir Dit est caractéristique
de la forme du dit. Le Livre du Voir Dit, met parfaitement en évidence la matérialité du texte si
chère à Machaut ; et montre que l’œuvre est également consacrée à l’élaboration du dit. Le titre
ne signale donc pas seulement la volonté de vérité de Machaut, il signale aussi aux lecteurs
qu’une œuvre se constitue au fil des pages, et que cette formation constituera le cœur du récit.

73
CERQUIGLINI-TOULET, « Le clerc et l’écriture », Comme mon cœur désire, Paradigme, 2001
74
ZUMTHOR Paul, Essai de poétique médiévale, op.cit., p.402
75
CERQUIGLINI-TOULET Jacqueline, Un Engin si Soutil, Honoré Champion Editeur, 2001, p.33
76
CERQUIGLINI-TOULET, op. cit. p.146

25
Néanmoins, nous n’avons pas encore démêlé le dernier fil du « nœud de sens77» qu’est
le titre de l’ouvrage : la similarité phonique entre le terme voisdie -que l’on pourrait traduire
par mensonge- et voir dit. Quel est le rapport à la vérité du Voir Dit ?

2.1.2 Un je / jeu de la vérité

« Lorsque le sage montre la Lune, l’idiot regarde le doigt. »

Machaut présente le Voir Dit comme une histoire vraie, il le clame par le biais du titre,
et maintes fois aux lecteurs : “car je ne sai et ne veuil faire de sentement d’autrui fors seulement
dou mien et du vostre, pour ce que, qui de sentement ne fait, son dit et son chant contrefait78 »

La vérité est la Lune que Machaut -le sage - nous montre du doigt. Elle brille, colossale
lumière dans le ciel, impossible de la rater. Mais si, pour une fois, l’idiot avait raison ?
Regardons donc ce doigt- cette plume- qui orchestre l’illusion du réel.

La situation énonciative du dit entretient toujours cette illusion. Effectivement, Le Voir


Dit met en scène deux « je » : le « je » de l’énoncé (l’amant) et le « je » de l’énonciateur
(Machaut le poète). Les deux je se confondent, Guillaume de Machaut fusionnant avec le
personnage de l’amant. La fusion est méticuleusement orchestrée par la plume de Machaut, si
bien que beaucoup de critiques ne virent que la Lune et pas le doigt, et prirent le Voir Dit comme
une réelle autobiographie. Paulin Paris, premier médiéviste à déchiffrer l’anagramme de
l’identité de Toute Belle, fait des hypothèses sur la vie de Perronelle à partir du Voir Dit, comme
si celui-ci avait valeur de témoignage historique :

Peronnelle d'Unchair, dame d'Armentières, le maria-t-elle plus tard ? Le Père Anselme ne le dit pas,
parce qu'il se contente de nommer les aînés ou les fils uniques qui continuent les postérités. Mais le
chagrin que témoignera Guillaume, en apprenant un jour qu'il doit se résigner à ne plus voir qu'une
amie dans son amante, nous l'a fait conjecturer.79

77
Ibid. p.136

78
Guillaume de MACHAUT, op.cit, p170
79
PARIS Paulin, LE LIVRE DU VOIR-DIT DE GUILLAUME DE MACHAUT"Où font contées les amours de
Messire Guillaume de Machaut & de Peronnelle Dame d'Armentieres avec les lettres & les réponses, les ballades,
lais & rondeaux dudit Guillaume & de ladite Peronnelle’’, Société des bibliophiles françois, 1875

26
Machaut s’identifie à son personnage d’amant, mais il ne s’agit que d’une
posture. Dans l’ouvrage Subjectivité Littéraire : autour du siècle de Saint-Louis, Michel Zink
définit le dit comme :

un argument fictif, mais au sein duquel des éléments et des références autobiographiques entretiennent
l'illusion du réel, met en scène le poète, défini en tant que tel et désigné par son nom, de façon à livrer
la vérité supposée de son moi.

La fusion du « je » de l’énoncé et du « je » de l’énonciateur n’est qu’une posture, elle


est habilement construite par un système énonciatif polyphonique qui consacre le Voir Dit
comme une œuvre du double (voire triple) sens. Effectivement, outre la voix de Toute Belle,
que l’on retrouve dans les pièces lyriques, les lettres et le récit cadre, le « je » du Voir Dit cache
également trois voix différentes ; trois voix qui offrent trois interprétations au Voir Dit.
Observons notre schéma en pyramide, que nous avons cavalièrement baptisé le « jeu de
l’énonciation » :

Niv 1. Le je de
l'énoncé = le je
de l'énonciation

Niv 2. Le je de
l'énonciation
=/= le je de l'énoncé

Niv 3.Machaut

Figure 1 : Le Jeu de l’énonciation

Le haut de cette pyramide est la couche supérieure, le niveau 1 de l’herméneutique du


Voir Dit. Il s’agit de la lecture la plus évidente. Elle correspond à l’interprétation de Tarbé ou
de P. Paris : le « je » de l’énoncé et le « je » de l’énonciation ne font qu’un ; les propos qu’ils
tiennent sont complètement véridiques. Cette lecture ne prend pas du tout en compte l’aspect
discontinu du dit qui opère une distanciation entre le « je » de l’énoncé et le « je » de
l’énonciation.

Le Voir Dit devient infiniment plus complexe si l’on adhère à une autre lecture (niveau
2). Il existe deux « je » : le je de l’énoncé, amoureux transi de Toute Belle et être torturé, et le

27
« je » de l’énonciation, qui n’appartient plus au temps du récit mais au temps de l’écriture. Ce
« je » écrit le récit-cadre du Voir Dit, un an après la fin de son histoire avec Toute Belle. Il se
représente lui-même dans l’énoncé, non sans une pointe d’auto-dérision et d’amertume.

Tout le sel du Voir Dit repose sur l’écart temporel entre le temps de l’écriture et le temps
du récit. Le narrateur s’amuse à glisser des indices augurant la fin de son histoire et la potentielle
duplicité de Toute Belle.

Effectivement, avec une minutie digne d’une dentellière, Machaut tisse un récit
empreint de multiples significations. La première signification est en parfait accord avec les
préceptes courtois : elle est conforme aux volontés exprimées dans le prologue selon lesquelles
il ne faut jamais heurter l’honneur des dames :

Qu’on claimme chansons baladées,

Complaintes, balades entées,

Al’onneur et a la loange

toutes dames sans losange80

Mais le narrateur écrit-il réellement à la louange de la dame ? Outre la misogynie propre


aux clercs de l’époque, le narrateur ne tait pas les rumeurs qui circulent à son propos et il
divulgue son nom dans un jeu avec le lecteur. Le passage de la description de la toilette de la
dame, par exemple, est un épisode dans lequel le narrateur manie l’usage de la signification
double avec maestria. Conformément à la tradition, le portrait physique de Toute Belle sert
surtout à établir son portrait moral :

D’asur fin ot un chaperon

Qui fu semés tout environ

De vers et jolis papegaus81 vv.2016-2018

[…]

Vestie ot une sourquanie

Toute pareille et bien taillie,

Fourree d’une d’une blanche hermine82 vv.2030-2032

80
Guillaume de MACHAUT, Prologue, Texte établi par Ernest Hoepffner, Librairie Firmin-Didot
et Cie, 1908, Tome premier, p. 6
81
Guillaume de MACHAUT, op. cit., p.214
82
Ibid.

28
Outre le vert de son habit pour exprimer l'inconstance, l’hermine qu’elle tient sur ses
genoux symbolise l’ambivalence de Toute Belle : un animal domestiqué, mais qui peut se
montrer sauvage. Les perroquets sont aussi porteurs d’une valeur symbolique, et si Toute Belle
n’était qu’un « perroquet » qui répétait les enseignements de son mentor poétique ? Le narrateur
glisse des indices mais n’apporte jamais de réponses franches. Il exploite pleinement la
perspective restreinte de son personnage d’amant pour ne pas tout dire et laisser le luxe à ses
lecteurs de se faire leur propre avis sur Toute Belle :

Tu qui scés jugier des coulours

Et des amoureuses dolours,

Dois savoir la signifiance

Et de son habit l’ordenance :

Plus n’en dirai a ceste fie,

Quar bien scez que ce signifie83 vv.2044-2049

La troisième lecture (niveau 3) prend en compte un élément fondamental du procédé


d’écriture du Voir Dit : les pièces lyriques ont été écrites avant le récit-cadre. Machaut, l’auteur,
aurait créé un récit pour les accompagner. La pierre charnière est donc le chant lyrique, autour
duquel Machaut a finement articulé un récit d’histoire d’amour courtoise. Machaut tire les
ficelles pour créer un double du « je-lyrique » dans ses octosyllabes narratifs. La troisième
lecture met profondément à mal les théories selon lesquelles le Voir Dit est un récit
autobiographique, tout n’est qu’illusion.

Cette illusion est habilement construite par une technique narrative innovante : dans son
récit polyphonique, Machaut nous fait entendre plusieurs voix : la voix du « je » de l’énoncé,
la voix du « je » de l’énonciation, la voix du « je lyrique », la voix de Toute Belle et enfin la
dernière, qui résonne comme un lointain écho, sa voix d’auteur. Comme dans un jeu aux règles
floues, il appartient au lecteur de choisir quelle voix il veut privilégier, et de trouver la vérité
du récit dans ce tintamarre narratif.

83
Guillaume de Machaut, op.cit., p.216

29
Ainsi, la principale innovation de Machaut est de façonner un discours amoureux qui consacre
la figure de l’auteur ; un auteur tout puissant qui s’offre le luxe de ne pas répondre aux
questionnements de ses lecteurs. Mieux, le Voir Dit préfère poser des questions sans toutefois
fournir les réponses. C’est le charme de l’écriture de Machaut, malgré son aspect formel très
codifié, elle offre une multitude d’interprétations. L’ambivalence semble être le maître mot de
Machaut, qui réussit à insuffler une conscience d’écrivain dans ses pages, une prouesse
assurément moderne qui lui octroie assurément le statut d’auteur transgressif.

Outre son dispositif narratif innovant, Guillaume de Machaut se singularise aussi par sa
nouvelle approche des topoï de la littérature courtoise.

2.2 Transgressions thématiques

2.2.1 Une distorsion de la représentation du couple dans la littérature courtoise

En bon héritier de la tradition courtoise, Machaut parsème Le Livre du Voir Dit de scènes
topiques de la littérature courtoise. Mais il les transgresse pour leur offrir une nouvelle
dimension : son couple d’amants diffère quelque peu des amants de la tradition courtoise. Dans
l’ouverture du Voir-Dit, Machaut réimagine le thème de la reverdie :

Il n’a pas un an que j’estoie


En un lieu ou je m’esbatoie,
Qui estoit d’arbrissiaus couvers
Par tout, et si estoit tous vers84 vv. 47-50

Le narrateur s’inscrit dans la lignée de la tradition courtoise, évoquer la nature et sa


couleur verte permet d’augurer la jeunesse et le renouveau que Toute Belle insufflera dans sa
vie. Ainsi, dès le début, le récit est ancré dans un espace verdoyant et baigné de lumière : « la
chaleur dou soleil 85», un endroit propice à la quête d’inspiration :

Si que parfondement pensoie

Par quel manière je feroie

Aucune chose de nouvel

84
Guillaume de MACHAUT, op. cit, p42
85
Ibid.

30
Pour tenir mon cuer en revel86 vv.57-60

Malgré ce cadre idyllique, il semble que le narrateur laisse également présager des
perspectives moins heureuses. Effectivement, au XIVème siècle, le vert87 n’est plus seulement
synonyme de jouvence, il est aussi un symbole de l’inconstance. La nouvelle réputation du vert
est d’abord due à sa nature chimiquement instable : les pigments verts proviennent
généralement des végétaux, il est donc assez facile de s’en procurer. Toutefois, maintenir les
colorants sur les fibres est une expérience plus périlleuse, ceux-ci finissent par se décolorer,
donnant un aspect délavé disgracieux aux textiles.

Outre cette « inconstance chimique », l’utilisation du vert peut se révéler dangereuse


pour la santé, les produits utilisés dans la teinture empoisonnent peu à peu ceux qui les
manipulent. Dès lors, une ombre mortifère plane au-dessus du vert, qui devient une couleur
diabolique. La période de faste du vert dans l’inconscient collectif est bel et bien révolue. Le
vert est désormais associé à l’instabilité, les valeurs positives qu’il connotait comme la
jeunesse, l’amour ; se teintent elles aussi d’une couleur plus sombre : elles se délavent, tournent
au gré du temps.

Le vert symbolise ainsi l’instabilité de Toute Belle, qui telle Fortune, change
constamment. Si l’on devait établir la palette de couleur de la dame, nous pourrions y retrouver :
le vermillon de sa bouche, la blancheur de sa peau et enfin le vert. La cire de son sceau est
verte : « une lettre close et fermee/ de cyre vert bien seelee88 ». Lors de sa première rencontre
avec le poète elle porte un « chaperon, / qui fus semés tou environ / de vers et jolis papegaus89.»
De surcroît, l’importance du vert est capitale lors du songe au cours duquel le poète doute de la
sincérité de sa dame :

Si que, se je fui a meschief

Quant je li vi tourner son chief

Et si vi qu’elle estoit paree

De vert sans couleur asuree vv. 5204-5207

86
Ibid.
87
PASTOUREAU Michel, Vert, histoire d’une couleur, SEUIL, 2013
88
Guillaume de MACHAUT, op. cit, p68.
89
Ibid.p.214

31
Mais bien avant la période de doutes qui explicite l’aspect changeant du vert, le lecteur
peut initialement croire que le narrateur ouvre son récit sous le signe du renouveau et de la
jeunesse. Il le commence en vérité sous celui de l’instabilité, révélant le topos de la reverdie
sous un jour nouveau.

La jeunesse de Toute Belle serait un trait de caractère tout à fait conventionnel si son
amant n’était pas bien plus âgé qu’elle. L’Amant n’est pas seulement vieux, il se décrit lui-
même comme « petis rudes et nyces et desapris, ne en moi […] ne biauté par quoi vos doulz
yeus me deussent veoir ne regarder90. » Nous sommes à mille-lieues des jeunes hommes nices
mais vaillants qui peuplent la littérature courtoise. Ici, l’homme emporté par les affres de la
passion est vieux et laid. Le lecteur, comme Toute Belle n’échappe pas aux détails sur la santé
déclinante du poète, en effet, le narrateur n’édulcore en rien les maux qui lui ruinent la santé.

Toutefois, l’écart qui existe entre les deux amants est justement ce qui donne un
« parfum de scandale91 » au Voir Dit, il n’est ainsi pas étonnant que Gaston Paris résume
l’histoire d’amour entre Toute Belle et l’amant comme une « étrange et piquante aventure92. »
Cette paire d’amants mal assortis, renvoie une image si différente des autres couples de la
littérature courtoise, qu’elle ne peut que nous envoûter. L’envoûtement conjuré par la plume
adroite de Machaut n’a pas vocation à nous faire rêver comme tant d’autres couples de la
littérature, il est plus pernicieux, que le lecteur le veuille ou non : il devient voyeur. La posture
autobiographique du texte est un appât destiné à envoûter le lecteur. Au fil des pages, le lecteur
suit avec pitié, dans le meilleur des cas, ou consternation, les tourments amoureux du narrateur.

Ainsi, malgré les siècles qui nous séparent, les relations qui présentent un tel écart d’âge,
suscitent de vives réactions au XVIème siècle comme au XXIème siècle. Cette relation est
d’autant plus « piquante 93» si l’on considère que le pauvre et vieux poète a été trompé par
Toute Belle. Nous pouvons ainsi convenir que cette transgression est partagée par le lectorat du
XIVème et du XXIème siècle.

Machaut transgresse les topoï courtois avec une constante : mettre en exergue le rapport
étroit qu’il entretient avec l’écriture. Toute Belle fait ainsi intrusion dans sa vie par le biais d’un
rondeau remis à un ami du poète. Si la réception de ce rondeau ravit le narrateur, il ne peut

90
Ibid. p150
91
CERQUIGLINI-TOULET Jacqueline, Préface du Livre du Voir Dit de Guillaume de Machaut, Le Livre de
poche, traduction de Paul Imbs,1999, p8
92
93

32
s’empêcher de l’apprécier à la manière d’un maître devant le travail de son élève, une
caractéristique qui singularise déjà la paire d’amoureux du Voir Dit de la tradition courtoise :

Si me bailla un rondelet

Qui n’estoit pas rudes ne let,

N’il estoit mie contrefais,

Ainçois estoit si très bien fais

Et en tout cas si bien servoit

Que nulz amender n’i savoit.94 vv. 183-188

Sa première « rencontre » avec Toute Belle est donc littéraire, le narrateur entretient un
presque amoureux avec l’œuvre de la dame. Il s’agenouille devant le rondeau, rejouant la scène
topique du chevalier à genoux devant sa dame. La posture d’agenouillement exécutée par
l’amant devant la dame rappelle l’immixtio manuum de la cérémonie de l’hommage féodal,
durant laquelle, mains liées, vassal et seigneur scellent leur alliance. Par le biais de l’immixtio
mannum, le vassal confirme l’étendue de sa dévotion envers son seigneur. Plus tard dans le
récit, lorsque le narrateur reçoit le portrait de Toute Belle, il emprunte la même posture en signe
de dévotion :

ainçois li fis loial hommage

De mains, de bouche et de courage

A genous et a jointes mains 95

Cet épisode incarne le statut transgressif du Voir Dit, l’amour qui habite les deux
protagonistes est d’abord fondé sur l’amour des lettres, et si Toute Belle a appris à l’Amant à
aimer la vie à nouveau, voire à aimer tout simplement, elle l’a aussi ramené à son premier
amour : l’écriture. Puisqu’en l’amour qu’il éprouve pour Toute Belle, le poète trouve enfin la
matière pour écrire qui lui manquait tant :

Mais je n’avoie vraiment

Sans, matiere ne sentement

94
Ibid. p52
95
Ibid p. 174

33
De quoy commencier le sceüsse

Ne dont parfiner le peüsse

Qu’Amours, qui or fort me maistrie

Sur moy n’avoit nulle maistrie96

Le poète est à genoux devant la création littéraire de la dame, ses mains ne tiennent pas
celles de Toute Belle mais elles empoignent le rondeau, Machaut écrit sa propre version de la
scène topique de l’agenouillement de l’amant ; mais il opère un changement de taille,
symboliquement il se fait serviteur de l’écriture, et non de la dame, le poète n’est donc pas régi
par les mêmes règles que les amants de la littérature courtoise. La dévotion de Machaut
concerne la littérature, ainsi il n’est pas contraint de se plier au bon vouloir de la dame, la
première maîtresse du poète reste l’écriture. Ce rapport amoureux avec l’écriture frôle même le
rapport charnel : « Et si le baisai sans doubtance / Plus de cent fois ou environ97 », « Et souvent
le baisoie / Quar trop grant plaisance y prenoie98 », Toute Belle baise également une des lettres
de son amant :

et se vous prenés grant plaisir a veoir et a tenir ce que vous ay envoié, je cuide certainement que je le
prend plus grant a veoir ce que vous m’avez envoiét ; que, par ma foy, il ne fu jour depuis que je les
ressus que je ne les baisasse deulz ou trois fois tout du mains99.

Le poète s’endort également avec la lettre de la dame sur son cœur : « mais je mis mes
lettres sur mi / c’est-à-dire desseur mon cuer100 » de manière symbolique, il partage le lit avec
l’élue de son cœur mais également avec l’écriture elle-même, comme s’il était à la fois amant
de Toute Belle et amant de l’écriture.

Le couple au cœur du Voir Dit est singulier, leur amour est axé autour de l’écriture. L’art
d’aimer de Machaut se révèle être un art d’écrire, cela est d’autant plus évident en prenant en
compte sa version du quinque lineae amoris.

2.2.2 Cinq degrés de l’amour

Machaut transgresse le topos littéraire du quinque lineae amoris inspiré de l’Ars


amatoria d’Ovide, selon lequel la dame et l’amant tombent amoureux à travers cinq étapes qui

96
Ibid,
97
Ibid.
98
Ibid.
99
Ibid, p94.
100
Ibid, p102

34
font respectivement appel aux cinq sens. La première étape engage le sens de la vue, elle
correspond à l’échange de regard entre les amants.

Or, le premier échange entre Toute Belle et le poète n’est pas proprement visuel mais
poétique. Jacqueline Cerquiglini-Toulet évoque une inversion calculée101, ce savant calcul met
en place un amour de loin, il semble que Machaut apprécie grandement le décalage provoqué
par cette transgression : les premières épitres qu’échangent les amants sont ponctués de
références au sens de la vue, comme si le poète prenait un malin plaisir à rappeler à ses lecteurs
que son histoire d’amour transgresse le premier degré de l’amour.

Le refrain du premier rondeau de Toute Belle ne saurait être plus explicite : « Celle qui
unques ne vous vid / Et qui vous aimme loyalment 102», « et dit que a son gré pas ne vit / Quant
vëoir ne vous peut souvent103 », tout comme la première lettre de la dame : « je le feray de bon
cuer et volentiers, com pour l’homme du monde que je desir plus a veoir.104 » ,ainsi que la
troisième lettre destinée au poète : « quar je n’eusse pas creu, pour nulz qui le me deist, que je
peusse avoir si grant amour a nul homme sans que je l’eusse veu… 105». Le poète lui-même
dédie une chanson balladée à ce sujet, dans laquelle il se lamente de n’avoir jamais vu Toute
Belle :

L’ueil qui est le droit archier

D’amours pour traire et lancier

Mignotement

N’a pas peü bonnement

Mon cuer blecier ;

[…]

Vescy pour quoy vraiment

Unques ne vi le corps gent,

Coint et legier

De celle qui liement

Me tient et joliement

101
CERQUIGLINI-TOULET Jacqueline, Préface du Livre du Voir Dit de Guillaume de Machaut, Le Livre de
poche, traduction de Paul Imbs,1999, p8
102
Ibid.
103
Ibid.
104
Ibid, p. 72
105
Ibid, p94.

35
En son dangier

Në il moi, mais l’ai tant chier

Que jamais faire n’en quier106

Plus belle que le biau jour,

Plus douce que n’est douçour,

Corps assevi

De riche maintieng joli,

Pris sans retour

M’avés par vo cointe atour,

Qu’onques ne vi ! 107

Je ne me puis saouler

De penser, d’ymaginer

Que je ferai

Ne quel manière j’aray

Quant le vis cler

De ma dame qui n’a per

Premiers verrai.108

La prépondérance de l’isotopie de la vue semble être une façon de clamer haut et fort
que les deux amants n’ont pas suivi les us et coutumes de leur époque. Cet amour vécu de loin
dès le début de la romance est une expérience difficile pour le couple. Cependant, nous pouvons
y voir un élément qui singularise un peu plus la relation qui unit les deux personnages. En effet,
Machaut le rappelle si souvent qu’il est impossible de douter du fait qu’il en fasse un argument
imparable pour mettre en exergue son histoire d’amour extraordinaire, qui s’inscrit à la fois
dans la lignée de la tradition courtoise et en rupture avec les normes de l’époque.

Le premier degré de l’amour est donc une étape essentielle pour les amants, en témoigne
la place majeure accordée à l’isotopie de la vue dans les premières lettres et balades, de plus,
lors de leur première rencontre, le poète ne peut contenir ses larmes, il évoque une « liqueur /

106
Ibid, p114
107
Ibid, p116
108
Ibid, p.120

36
qui estoit par dedens mon cuer / me degouta par mi les yeus 109 », ou lors du souper dans le
verger durant lequel la dame « a trait / de son doulz attrait attraient / et de son tresdoulz oueil
traiant/ Maint trait a moi… »(vv.3792-3794).

Toutefois, nous pourrions voir dans cet épisode du premier rondeau, une double
transgression des cinq degrés de l’amour : si l’on considère que la véritable dame du poète est
l’écriture, le premier contact visuel est symbolisé par la première lecture du rondeau, tout acte
de lecture engage le sens de la vue, mais il implique aussi un travail de vocalisation avec une
lecture à haute voix.

Ainsi la phase de l’entretien qui constitue le deuxième degré de l’amour est également
franchie grâce à la mise en paroles du rondeau. Machaut transgresse par conséquent doublement
le topos des cinq degrés de l’amour, puisqu’il entretient une relation avec Toute Belle ainsi
qu’avec l’écriture. J. Cerquiglini voit dans l’inversement des deux premiers degrés de l’amour :
« un indice qui relève de la question de la vérité qui hante le texte110.» Toute Belle ne serait-
elle qu’un mirage ? Tout semble porter à croire que le discours amoureux de Machaut n'exalte
pas en vérité, la dame, mais le rapport que l’auteur entretient avec l’écriture.

De plus, l’inversion des deux premières étapes de l’amour interrogent également la


capacité de perception du narrateur. Effectivement, à quel sens le narrateur doit-il accorder sa
confiance ? La vue ou l’ouïe ? La question de la perception des sens est primordiale dans une
histoire d’amour adoptant le quinque lineae amoris, mais elle devient cruciale dans un récit qui
joue de la perception limitée - et parfois erronée – de son narrateur.

Au Moyen Age, l’ouïe et la vue sont considérées comme les deux sens supérieurs.
Toutefois, elles sont souvent dans en rivalité. A quel sens doit-on se fier ? Quel sens donne
accès à la vérité ? Pour Platon, le sens de la vue nous fait percevoir la vérité, pour d’autres,
l’ouïe atteint ce qui échappe à la vue. Nous citerons un court passage d’un sermon de Bernard
de Clairvaux dans lequel il privilégie l’ouïe :

Il eût certes été digne de la vérité d’entrer en nous par ces hautes fenêtres que sont nos yeux,
mais c’est là un privilège réservé à plus tard, lorsque nous contemplerons Dieu face à face. Aujourd’hui
le remède doit passer par la voie où s’est glissé le mal, et la vie suit les traces mêmes de la mort, comme
la lumière vient sur les pas de la nuit, et l’antidote de la vérité emprunte le canal où fut introduit le venin

109
Ibid, p.212
110
CERQUIGLINI-TOULET Jacqueline, Guillaume de Machaut "Le livre du voir dit" : un art d'aimer, un art
d'écrire, SEDES, 2011, p.97

37
du serpent. […] L’oreille s’ouvre la première à la vie parce qu’elle fut la première porte de la mort ;
l’ouïe qui troubla notre vue doit lui rendre sa clarté.111

En inversant les sens, le narrateur lance le débat, quel canal privilégier pour atteindre la
vérité ? De nombreux indices nous laissent penser que le narrateur se fie à l’ouïe plutôt qu’à la
vue. Tout d’abord, l’Amant est borgne, sa vision est imparfaite ; de surcroît, le poète est aussi
un fin musicien, il accorde ainsi une importance capitale aux sonorités.

Toutefois, le Voir Dit est un livre à la gloire de l’écriture, sa longueur, l’application de


Machaut lors de la confection des manuscrits, prouvent que le dit du XIVème siècle n’est plus
un art oral, mais un art visuel. Le piédestal sur lequel est érigé le sens de l’ouïe est donc à
nuancer.

Gardons également à l’esprit que les ragots à l’encontre de Toute Belle nuisent à la
relation des amants. Le narrateur se laisse influencer par des paroles, des on dit, mais cela
témoigne-t-il pas de toute la puissance de la verba ? Si l’on considère que Toute Belle n’a jamais
commis les méfaits dont elle est accusée, alors le sens de l’ouïe est tout aussi trompeur que celui
de la vue.

Que nous dit donc Guillaume de Machaut ? Son œuvre serait donc inhéremment
mensongère de par son rapport aux sens ? Peut-on même atteindre la vérité par le biais de nos
sens ? Tout porte à croire que Machaut transgresse le topos des cinq degrés de l’amour pour
montrer ô combien nos sens sont trompeurs avec un narrateur à la perception limitée.

La troisième étape du quinque lineae amoris fait la part belle au double-langage de la


plume de Machaut. Afin d’amorcer cette étape essentielle des degrés de l’amour, le narrateur
décrit la couleur de la bouche de Toute Belle « plus que cerise vermillette112 », si le rouge est
perçu comme la couleur de l’amour, il reste une couleur ambivalente. Il représente également
les flammes de l’enfer, l’ambivalence du rouge se marie donc très bien avec cet extrait, qui
renvoie à l’idée paradisiaque de l’amour et comme à celle de la Tentation. La tentation serpente
dans un lieu paradisiaque… Effectivement, la description des lieux rappelle le topos du locus
amoenus :

Il avoit la un cerisier

DE CLAIRVAUX Bernard (cité dans Par la vue et par l’ouïe : littérature du Moyen Age et de la Renaissance,
111

ENS Editions, 2002 de GALY Michèle et JOURDE Michel (eds.), p. 15

112
Guillaume de MACHAUT, op.cit., p.236

38
C’on doit moult loer et prisier,

Qu’il estoit rons comme une pomme,

Et si moult belle come113 vv.2397-2400

Le verger est le lieu topique où s’épanouit l’amour entre les deux amants, un lieu doté
d’une grande beauté qui est le témoin privilégié des rendez-vous des amoureux. Conformément
au topos courtois, le verger de l’extrait est pourvu d’un arbre : le cerisier, qui fait écho aux
lèvres vermeilles de la dame. Le poète compare la bouche de Toute Belle à une cerise ;
traditionnellement l’arbre du verger dans la littérature courtoise porte des fruits, le cerisier de
cet épisode est seulement orné de fleurs. Machaut contourne donc le problème, il subvertit un
des élément du topos en introduisant le fruit, en l’occurrence la cerise, différemment.

Machaut décrit un lieu aux allures d’Eden :

Et estoit de si bel afaire

Com Nature le savoit faire.114 vv.2401-2402

Le verger est ensoleillé mais les deux amants préfèrent se mettre à l’ombre. Nous
pouvons nous demander si cette ombre ne représente pas le caractère illicite de la suite du texte,
c’est-à-dire, le baiser, comme si, malgré la bulle protectrice du verger, les amoureux aspiraient
à encore plus d’intimité.

Après ce rapprochement physique, le secrétaire de Machaut, lui propose d’embrasser


Toute Belle, tout en respectant la décence grâce à une feuille verte mise entre leurs bouches. Le
secrétaire exhorte le poète à « baisiés ceste fueille115» ; la polysémie du mot feuille a toute son
importance. Si la feuille appartient à l’isotopie du topos du verger, la feuille est aussi un support
d’écriture.

Le baiser échangé à travers la feuille est donc un parfait symbole de la relation entre le
poète et Toute Belle, un amour d’abord fondé sur l’amour des lettres. L’Amant s’apprête ainsi
à réaliser la quatrième étape d’une romance courtoise, celle du baiser. Un baiser singulier de
par la présence de la feuille entre les deux amants, et surtout car Toute Belle est prétendument

113
Guillaume de MACHAUT, op.cit., p.238
114
Ibid.
115
Ibid

39
endormie, a contrario de la tradition qui veut que ce soit la dame qui offre le baiser en guise de
récompense.

Le secrétaire trahit son maître et tire la feuille à lui, le poète pose donc un véritable
baiser sur les lèvres de Toute Belle. La réaction de la dame est une fausse indignation :

Elle me dist moult doucement :

« Amis, vous estes outrageus !

Ne savez vous nulz autres jeus ? »

Mais la belle prist a sourire116 vv.2440-2443

La fausse indignation de Toute Belle ainsi que son léger sourire finissent de la peindre
comme une jeune femme à l’esprit acéré et capable de duperie. Pourrions-nous même
considérer que le danger ne réside plus seulement en dehors de la bulle protectrice, mais qu’un
danger plus subtil (et peut-être tout aussi dévastateur) est déjà à l’intérieur du verger en la
personne de Toute Belle ?

Lors du quatrième stade du quinque lineae amoris, Toute Belle se montre agacée par le
manque d’initiative de l’amant :

Et .II. et .III. me hucha

Aussi faisoit sa compaignette

Qui avoit a non Guillemette :

« Venés couchier entre nous deulz,

Et ne faites pas le honteus

Vesci tout a point vostre place.117 » vv.3660-3665

Dans ce lit, le narrateur et Toute Belle échangent quelques baisers dans la pénombre, la
perception des sens du narrateur est à nouveau mise en difficulté :

Pour ce l’acolai a taston

Car nulle goute n’i veoie118 vv.3708-3709

116
Guillaume de MACHAUT, op.cit., p.240
117
Ibid., p.336
118
Guillaume de Machaut, op.cit. p1

40
La perception limitée du narrateur va encore plus loin lors de la cinquième et dernière
étape du quinque lineae amoris, Vénus vient descendre sur les amants, sa nuée obscure empêche
toute visibilité. Contrairement au Roman de la Rose, Guillaume de Machaut ose aller jusqu’au
bout du quinque lineae amoris. Toutefois, il ne montre pas tout aux lecteurs : la nuée épaisse
de Vénus prive le narrateur de sa vue, mais elle prive également le lecteur des détails de leur
rencontre charnelle. Agit-il par pudeur ? Certes, le poète se doit protéger l’intimité de sa dame,
mais l’arrivée de Vénus lui permet également de tenir ses lecteurs à distance. Malgré ses
promesses de vérité, celle-ci reste obscure, prisonnière d’une nuée blanche qui protège les
amants.

Mais si cette nuée blanche ne faisait que protéger l’amant ? En agissant comme une
médiatrice entre le monde réel (la vérité) et le monde lyrique (allégorie), elle ancre le narrateur
dans un rapport au monde différent, sa perception des sens est perturbée, le réel devient hors de
portée. Le narrateur s’enferme dans un monde allégorique pour se soustraire à la réalité. Une
réalité – on le sait- cruelle puisque sa dame se jouerait de lui.

Machaut n’a de cesse que de transgresser le quinque lineae amoris, au gré des étapes,
son discours amoureux se complexifie, tout comme son rapport à la vérité. En exploitant un
topos si lié à la perception des sens, la crise du signe se mêle à la crise des sens. Machaut met
ainsi en évidence la perception limitée de son narrateur, les limites du dispositif narratif du Voir
Dit deviennent alors un enjeu crucial de l’œuvre, et transforment son herméneutique.

2.2.3 Places sociales : l’idéal de l’amour comme égalisateur social

La Dame est de haute naissance, Machaut est un poète renommé, l’auteur a parfaitement
conscience de cet écart social :

si prins de merancolie

Contre moi, dont ce fu folie

Quar de ma dame a la hautesce

Pensoie et a ma petitesce

Et en mon cuer [ymaginoie]

Que riens encontre li n’estoie

41
Et que c’estoit grant conardie

De penser qu’elle fust m’amie119 vv 1265-1272

Comme souvent dans le Voir Dit, l’amour se conjugue à l’écriture, ainsi celle-ci va
revêtir le rôle d’égalisateur social dans le couple. En effet, Toute Belle et le poète
n’entretiennent pas seulement une relation amoureuse, Machaut est également le maître
poétique de Toute Belle, qui invite le poète à corriger ses travaux dès sa première lettre : « et
vous envoie ce rondel ; et s’il y a aucune chose a faire, je vous pri que vous le me mandés.120 »,
ses demandes seront plus explicites dans sa troisième letttre : « pour quoy je vous pri, treschiers
amis, qu’il vous plaise a moy envoier de vos livres et de vos dis, par quoy je puisse tenir de
vous a faire de vosbons dis et de bonnes chansons 121» La jeune femme a le rôle d’une élève.
Toutefois, nous pouvons reconnaître la domina courtoise lorsque la jeune femme demande au
poète de lui envoyer des pièces poétiques. C’est elle qui est le moteur de son écriture, elle qui
l’encourage à prendre la plume.

D’une certaine façon, nous pourrions y voir une certaine transgression du modèle
courtois : traditionnellement le chevalier est contraint d’accomplir des prouesses pour se
montrer digne de l’amour de la Dame, ici ces prouesses se transforment en art d’écrire. Le poète
est avant tout un écrivain, sa plume est sa seule arme.

Aux yeux de l’amant, l’amour fait disparaître l’écart social qui existe en lui et sa dame :
« par Dieu, com petit que je soie, j’ai bien vaillant un cuer d’ami122 ». Toutefois, un clerc peut-
il librement aimer ? Si nous avons précédemment établi que De Amore ne représentait en rien
toute la complexité de l’idéologie courtoise, il nous semble toutefois pertinent de citer André
de Chapelain : « Ainsi, dans la mesure où il veut respecter la distinction propre à la noblesse
des hommes d’Eglise, un clerc, de toute évidence, ne peut aimer123. »

L’éternel débat du clerc et du chevalier est un des grands enjeux du Voir Dit. La Dame
doit-elle privilégier le dynamisme vaillant du chevalier ou l’intelligence discrète du clerc ?
Comme à son habitude, le Voir Dit propose une singulière réponse à ce sempiternel débat.

119
Ibid.. p144
120
Ibid,
121
Ibid, p96
122
Guillaume de MACHAUT, op.cit. p184
123 André le Chapelain, Traité de L’Amour Courtois, ed. C.Buridant, Paris, Klincksieck. 1974, p. 141

42
Effectivement, Machaut, éternel transgresseur, présente à ses lecteurs une nouvelle
figure hybride en littérature : le clerc-chevalier124. Le narrateur brûle d’envie d’intégrer la
chevalerie, en témoigne sa comparaison avec l’illustre Lancelot.

Et ma souveraine dame, uns chevaliers ne doit avoir autre mestier n’autre science que armes,
dames et conscience ; si vous jur et promet loyalment que, a mon pooir, je vous servirai loyalment et
aussi diligemment de ce que sai et puis faire, et tout a vostre honneur comme Lancelos ne Tristans
servirent onques leurs dames.125

Cette comparaison avec Lancelot témoigne que le rapport à la réalité du narrateur est
toujours médiatisé par la littérature. Un modèle littéraire, donc, que le narrateur ne parvient pas
à reproduire. L’amour n’est pas suffisant : l’Amant, ne dépasse jamais sa condition de clerc.
Un passage du Voir Dit met particulièrement en lumière l’aspect chimérique des inclinations
chevaleresques de l’amant.

Si je m’en alai jolis et gais

Et passai les gués et les gais

[…]

Tant que je vins en une plaine

De tous biens et bon air plaine

Et la une dame encontrai vv. 4189-4196

Le début de cet épisode semble augurer une entrevue digne des meilleurs moments de
bravoure des chevaliers de la Table Ronde, l’instant paraît crucial : le moment culminant dans
lequel le narrateur va enfin abandonner sa plume pour rejoindre les armes. Cependant, il n’en
est rien. L’Amant se rend dès qu’il en a l’occasion. De surcroît, la menace n’est pas humaine,
le narrateur est fait captif d’Esperance. Le combat reste donc symbolique, alors que celui-ci
même pourrait parachever la transformation du narrateur en véritable chevalier, il préfère rester
dans le domaine des lettres, en exploitant l’isotopie du combat chevaleresque pour mieux
décrire la tempête sous son crâne.

124
Voir CERQUIGLINI-TOULET Jacqueline « Le Clerc-Ecrivain », Un engin si soutil, Honoré Champion
Editeur, 2001
125
Guillaume de MACHAUT, op.cit, p.186

43
Le narrateur préfère donner les qualités chevaleresques à Espérance qui a été son « champions
/ en toutes tribulations126 », ce combat dans lequel le narrateur aurait pu occuper une place
centrale et active, tourne en fait en une psychomachie convenue.

In fine, les transgressions formelles et thématiques du Voir Dit nous montrent que
l’histoire d’amour courtoise est un prétexte : Guillaume de Machaut utilise ce lieu-commun
pour introduire un élément innovant dans son récit : l’affirmation du statut d’écrivain.

126
Ibid., p376

44
3 LA RECEPTION DU VOIR DIT

Nous l’avons évoqué naguère, le Voir Dit marque l’entrée du statut d’auteur dans la
littérature. En tant que récit métanarratif, il implique inévitablement la présence du lecteur
dans sa diégèse. Nous verrons que ces lecteurs influencent directement le récit.

Quid des lecteurs extradiégétiques ? Nous nous intéresserons également aux lecteurs-
critiques littéraires de l’œuvre machaudienne.

3.1 L’herméneutique du Voir Dit

3.1.1 Réception dans la diégèse

Dans l’ouvrage Controlling Readers, Deborah McGrady s’intéresse au lectorat de


Machaut, notamment les lecteurs mentionnés dans la diégèse du Voir Dit. En effet, comment
les ignorer dans une œuvre consacrée à l’acte d’écrire ?

Le « je » lyrique et énonciatif de Machaut s’adresse perpétuellement à un « tu » : les


lecteurs de Machaut, qui suivent sa romance avec Toute Belle et influencent même le déroulé
de l’intrigue en mettant en doute la sincérité de la Dame. Initialement, le poète ne soupçonne
pas que ses lecteurs le tournent en dérision :

Mon doulz cuer, et puis que il est ainsi que ou royaume et en l’empire que nos amours sont sceues et
revelees, et especialement des meillleurs, bien seroit ores de male heure nez cilz qui fausseroit, de nous
.II., car jamais n’aroit honneur.127

Cependant, l’enchantement cesse dès que ses proches lui font part de leur doutes.
Et encore(e) vous ay je couvent
Que partout vos lettres flajole
Et moustre, ne(i)s a la carole,
Dont ce n’est c’une moquerie
Et poi y ha qui ne s’en rie :
Par tout vostre amour se vante,
Certainement li vens qui vante
N’est pas de tous si congneüs
Comme on dit qu’estes deceüs vv. 7365-7373

127
Guillaume de MACHAUT, Le livre du Voir dit, op.cit., p.424

45
Machaut manipule la perspective limitée du narrateur avec brio, il fait planer le doute
sur la nature des sentiments de Toute Belle. Les bruits qui courent sur elle sont présentées
comme des on-dit, des rumeurs. Dans un ouvrage qui se présente comme une ode à la vérité, la
puissance des rumeurs peut-elle éclipser l’amour véritable ?

Toute Belle partage comme bon lui semble les écrits du poète, mais elle s’en moquerait
ouvertement. Le poète n’a donc plus le contrôle sur sa production écrite ; et comme toujours
dans le Voir Dit, amour et écriture sont liés : ses écrits, tout comme son histoire d’amour,
deviennent sources de moqueries :

Ne en alant parmi la rue


Chascuns un estrabot me rue
En disant, et par moquerie :
« Je voi tel qui ha bele amie. »
Ainsi chascuns me rigoloit,
Pour ce que ma dame voloit
Que nos amours fussent chantees128 vv.7546-7552

La question est posée : la parole aurait-elle triomphé de l’écrit ?Toutes les précautions
entreprises par le poète pour constituer une œuvre manuscrite ordonnée ont été vaines, la
reconstitution orale faite par Toute Belle a entaché l’héritage manuscrit de l’œuvre. Comme le
signale D. McGrady « Truth is no longer what resides in the text but what is taken from the text. That
is, truth is in the delivery and interpretation of the work, not in the material evidence inserted into the
dit »129. La vérité a changé de camp, cette transformation distance un peu plus Machaut-le
personnage du Machaut, auteur du Voir Dit : l’un, créature fictive, a perdu la main mise sur sa
production écrite, l’autre, véritable écrivain, met en scène un double de lui-même chahuté par
ses propres lecteurs.

128
Guillaume de MACHAUT, Le livre du Voir dit, op.cit., p.666
129
McGRADY Deborah, Controlling Studies: Guillaume de Machaut and His Late Medieval Audience,
University of Toronto Press, 2006, p.63

46
3.1.2 La réception et la place du Voir Dit dans les études médiévales

Depuis les années 1980, le corpus machaudien est redécouvert par la critique littéraire.
Le Voir Dit reste son œuvre la plus étudiée. Dans un article datant de 1992, Robert Sturges
évoque l’intérêt particulier que revêt le Voir Dit ; selon lui, la « renaissance130 » des études
machaudiennes dans la critique littéraire est due à une reconsidération du talent narratif de
Machaut :

In the current state of Machaut studies, we are experiencing a modest but nonetheless remarkable
renaissance in the study of Guillaume de Machaut as a narrative poet, and his narratives are taking their
proper place alongside his lyrics and especially his music as equally interesting products of a cultural
figure131

Cependant, l’aspect narratif du Voir Dit n’explique pas à lui seul, le regain d’intérêt pour
le Voir Dit. La redécouverte du Voir Dit va de pair avec une nouvelle approche du travail du
médiéviste :

It is perhaps no accident that the emergence of a cogent body of critical writing on Machaut has
coincided with the growing interest on the part of a number of academic medievalists in using the
techniques characteristic of a whole range of poststructuralist methodologies - deconstruction, feminism,
psycho-analysis, cultural studies, and so on - to examine the nature of medieval textuality.

Les années 60 marquent donc un tournant dans les études médiévales. Auparavant, les
critiques qui analysaient le Voir Dit lui reprochaient ses « lieux communs132 » et ses
« banalités.133 » Il y a un siècle, étudier la dimension transgressive du Voir Dit aurait suscité
la perplexité.

Si cela est possible aujourd’hui c’est que la perception du Voir Dit a considérablement
changé. Nous l’avons dit, au XIXème siècle, Paulin Paris et Prosper Tarbé considéraient encore
le texte de Machaut comme une réelle autobiographie. Remy de Gourmont exhortait même ses
lecteurs à considérer Perronnelle comme une artiste à part entière134. Aujourd’hui, on préfère

130
STURGES Robert, “The Critical Reception of Machaut's Voir-Dit and the History of Literary”, Français Forum,
vol. 17, no. 2, University of Nebraska Press, 1992, p. 134
131
Ibid.
132
HOEPFFNER Ernest, cité dans “The Critical Reception of Machaut's Voir-Dit and the History of Literary” de
R. STURGES
133
Ibid.
134
« Pour moi, je voudrais tout simplement la faire entrer dans la littérature française, où on ne lui ajamáis fait
aucune place, et qu'elle fut tenue désormais pour la plus gracieuse des épistolières comme elle est la première par
la date, puisque les lettres d'Héloïse sont en latin. Cette petite fille écrit dans une langue éternelle. Ses lettres ont
une passion de grâce, un génie de séduction, une franchise de sourire dont on comprend que Guillaume de
Machaut fut inconsolable, quand il les eut perdus… »

47
qualifier le Voir Dit de pseudo-autobiographie135 : la séparation entre le « je » du narrateur et
le « je » de l’auteur ne fait plus de doute.

Le Voir Dit fut même au programme du CAPES et de l’agrégation en 2002. Si Machaut


n’avait certainement pas besoin de cela pour qu’on reconnaissance son génie créatif, cela
prouve son œuvre est loin d’être banale. Depuis 20 ans, on ne compte plus les ouvrages136
dédiés à l’étude de la production machaudienne.

Les critique l’ont compris, le Voir Dit est bien plus qu’un traité d’amour courtois, nous
avons montré sa dimension métatextuelle et le rapport innovant que l’auteur entretient avec son
art. Le chemin parcouru par le Voir Dit nous montre surtout l’évolution des études médiévales,
qui, comme Machaut, naviguent entre deux mondes : le passé et la modernité.

3.2 Etude du Livre du Voir-Dit sous le prisme des gender studies

Evoquer la modernité, voire la dimension « féministe » du personnage de Toute Belle


implique un exercice d’équilibriste bien connu des médiévistes : comment étudier une œuvre
médiévale avec un axe de lecture moderne ? Alors même que nous avons établi, notamment
grâce aux travaux de Georges Duby, que les femmes n’avaient pas voix au chapitre au Moyen
Age. Il va sans dire que l’étude du Livre du Voir Dit sous le prisme des gender studies est une
entreprise risquée, mais pas impossible, et osons le dire, loin d’être dépourvue d’intérêt.
Machaut, malgré la misogynie propre à sa condition de clerc et à son époque, réussit à donner
vie à un personnage féminin flamboyant et complexe, tout en questionnant son propre rapport
à la masculinité.

3.2.1 L’inversement homme-femme dans Le Voir Dit

Machaut opère un tour de force, le début de son récit semble adhérer aux schémas
courtois : l’amant aime une dame de haut lignée dotée d’une grande beauté. La première
description de Toute Belle, faite par l’ami messager du narrateur, ne déroge pas à la règle :

135
Voir Gabriel B. Gybbon-Monypenny, "Guillaume de Machaut's Erotic 'Autobiography': Precedents for the
Form of the Voir Dit" in Studies in Medieval Literature and Languages in Memory of Frederick Whitehead, ed.
W. R. J. Barron, David Blamires, W. Rothwell, and Lewis Thorpe.
136
Evidemment notre bibliographie ne saurait être considérée comme une liste exhaustive des ouvrages consacrés
à Machaut

48
En ce royaume ha une dame,
Que Dieus gart en corps et en ame,
Gente, juene, jolie et jointe,
Longue, droite, faitice et cointe,
Sage de cuer et de manière,
Treshumble et de simple chiere,
Belle, bonne et la mieulz chantans
Qui fust nee depuis .c .ans137 vv. 107-114

Toutefois, Toute Belle se distingue des autres dames de la littérature courtoise, sa fougue
lui octroie une réelle personnalité. Le personnage se situe à mille lieues de la Rose allégorique
du Roman de la Rose. Machaut nous présente une personne véritable, fidèle à son parti-pris de
la vérité, annoncé dans le titre de son œuvre :

Toute Belle est – ou est présentée comme – une personnalité distincte et particulière. Elle n’est pas
simplement Toute Belle, la dame du poète, elle est aussi poète elle-même, et en tant que Péronne, elle
est un être social avec une famille et des responsabilités.138

« Une personnalité distincte139 » que le narrateur n’hésite pas à comparer à la figure de


Fortune :
Si qu’a Fortune comparer

La puis proprement et parer

Son corps, son cuer et ses atours140 vv.8265-8268

Cette comparaison s’inscrit dans la lignée des préjugés de l’époque sur les femmes :
elles sont inconstantes et déceptives. Cependant, le véritable inconstant du couple ne serait-il
pas le poète ?

Sa description du quotidien de l’homme amoureux incarne à elle-seule l’inconstance du


narrateur du Voir Dit, qui alterne entre moments de doutes et de pur plaisir :

Or est malades, en santé


Or ha paix, or fait chiere lie,

137
Guillaume de Machaut, op.cit. p.46
138
BOULTON Maureen, « L’idéologie de la forme », Comme mon cœur désire, Paradigme, 2001, p. 207
139
Ibid.
140
Guillaume de Machaut, op.cit. p.718

49
Or est grant merancolie.
C’est des amoureus la coustume :
Qui bien aime a ce s’acoustume vv. 1577-1580

Toute Belle dans l’intimité, et malgré les commentaires des médisants, semble toujours
sûre de ses sentiments. Effectivement, elle « prend constamment l’initiative, alors que
Guillaume se comporte avec une timidité qui frise l’ineptie.141 » La Dame est active, lorsque
les deux amants partagent le lit, elle est la plus entreprenante :

Mais par la main si me tenoit


Qu’elles m’i tirerent a force vv.3676-3677
[…]
Et dist : « Amis, estes vous cy ? »
Acolés moi seürement. » vv.3704-3705

Fortune, figure hautement féminine pourrait donc être associée au personnage de


l’amant, à l’exception des rumeurs colportées par les médisants et des indices ouverts à
interprétation que le narrateur dissémine dans le récit ; rien dans les lettres de la dame ne nous
laisse penser qu’elle fait preuve d’inconstance. Volontairement ou non, Machaut transgresse
alors les codes genrés de son époque ; en faisant de Toute Belle un personnage qui exerce le
contrôle, un rôle ordinairement pourvu aux hommes.

De surcroît, Toute Belle évoque souvent les contraintes liées à sa condition de femme :
et par Dieu, se c’estoit un homme
Qui peüst aller ainsi comme
Li hommes vont et tempre et tart vv.169-171

Toute Belle est consciente des privilèges des hommes de son époque, elle se représente
les hommes comme libres de parcourir les territoires à leur guise, une liberté qu’elle désire
fortement :

141
BROWNLEE Kevin, « Identité du discours et discours de l’identité », Comme mon cœur désire, Paradigmes,
2001

50
et quant ad ce vous me mandez que, se vous estiés uns homs vous me verriés bien souvent, je vous pri,
pour Dieu et sur toute l’amour que ayez a moy, que vous me veuillés tenir pour excusé se je ne vois et
sui alés devers vous142…

Si l’on suit la logique de Toute Belle, le poète n’est donc pas véritablement un homme.
De plus, il ne s’agit pas du seul élément qui le dévirilise. Certes, Machaut est un homme, mais
sa vieillesse l’a affaibli : il est borgne et boiteux. Ses infirmités le distinguent des jeunes amants
traditionnels de la littérature courtoise. Si sa malvoyance parfait ses capacités poétiques en
exaltant ses autres sens ; la perte d’un œil, tout comme la jambe boiteuse, sont une métaphore
de l’impuissance.

Amant impuissant et inconstant, le poète est dépourvu des qualités associées à la


représentation de la masculinité dans la littérature courtoise, ce phénomène a pour effet de
viriliser Toute Belle, qui devient ainsi le chevalier de la paire d’amants. La comparaison avec
la reine Sémiramis, qu’il décrit comme une guerrière, virilise la dame :

Qui d’une part estoit tressie

Et de l’autre part destressie

A sa samblance de tel taille

Comme elle estoit a la bataille vv.4877-4880

Machaut crée donc un narrateur hermaphrodite, ce flou identitaire représente la tension


qui existe entre ses deux statuts : clerc et chevalier. Est-il homme ou femme ? Est-il clerc ou
chevalier ? Comme à son habitude, le narrateur ne répond pas à nos questions et privilégie une
réponse ancillaire : il est écrivain.

En tant qu’écrivain, Machaut s’arroge ainsi le droit de taire la vérité, de la contourner.


Ainsi, son rapport à la réalité est toujours médiatisé, le lecteur ne peut déceler les vrais desseins
de Toute Belle, nous n’avons pas accès à la vérité du personnage de Toute Belle, mais seulement
à sa représentation manœuvrée par la plume experte de Machaut.

3.2.2 Toute belle ou la femme objet :

Toute Belle est-elle sujet ou objet ? Jacqueline Cerquiglini-Toulet concède que la jeune
fille n’est pas la figure féminine idéale et allégorique qui peuple les œuvres courtoises :

142
Guillaume de MACHAUT, op.cit., p.123-124

51
Le poète n’est pas amoureux d’une allégorie, Rose ou Madone, mais d’une jeune fille de chair et de
sang, qui a entre quinze et vingt ans et chante, danse, va en pèlerinage, s’amuse avec ses compagnes,
même si en dernière instance, elle devient pour le poète, par sa « mutation », son inconstance, une figure
de Fortune.143

Néanmoins, dans la seconde partie du Voir Dit, le poète doute de la sincérité de la dame ;
ce faisant, le poète échange moins de lettres et de rondeaux avec la jeune femme. Comment
continuer d’écrire si la femme – la matere de l’écriture – n’est plus là ? Le narrateur la convoque
donc en exploitant les mythes de l’Ovide Moralisé. Le senhal Toute Belle prend alors tout son
sens, la jeune fille de « chair et de sang » s’efface au profit d’une allégorie, d’un idéal né dans
la psyché du narrateur.

Un objet incarne parfaitement le processus d’allégorisation auquel est soumis le


personnage de Toute Belle : le portrait. L’ymage de Toute Belle va supplanter la véritable Toute
Belle dans le cœur du poète. Effectivement, le poète donne le nom de sa dame au portrait :

Et puis mes coffres deffermai

Ou l’ymage estoit enfermee

Qui Toute Belle estoit nommee vv.8136-8138

Dans les débats actuels autour de la question de la représentation de la femme dans les
productions artistiques, on reproche souvent aux hommes d’objectifier la femme. Si ce terme
connote aujourd’hui la manière dont les femmes sont sexualisées, dans le Voir Dit, nous
assistons à une objectification littérale. Le poète est un Pygmalion inversé, qui trouverait son
plaisir dans la féminité figée, statufiée, voire silencieuse (un comble pour une femme qui se
rêve poète). Le mythe de Pygmalion permet d’apprécier le rapport médiatisé que nous, lecteurs,
entretenons avec le personnage de Toute Belle, celle-ci est toujours représentée par le narrateur.
Certes, nous avons accès à ses lettres (et leur véracité n’a jamais été prouvée) et à ses pièces
lyriques, qui octroient à Toute Belle une dimension rarement vue dans les histoires d’amour
courtoises ; mais Machaut a semble-t-il peur de sa propre création. Nous nuançons donc les
propos de Jacqueline Cerquiglini-Toulet sur la jeune fille de « chair et de sang144 », Toute Belle
avait le potentiel et l’ambition d’être une héroïne, mais le narrateur la préfère passive.

143
CERQUIGLINI-TOULET Jacqueline, Guillaume de Machaut "Le livre du voir dit" : un art d'aimer, un art
d'écrire, SEDES, 2011
144
CERQUIGLINI-TOULET Jacqueline, Guillaume de Machaut "Le livre du voir dit" : un art d'aimer, un art
d'écrire, op.cit.

52
Guillaume [de Machaut] replaces the rose bud of Guillaume de Lorris with Toute Belle, but ultimately
gets no closer to possessing a real woman. The masculine poet has found in the woman the feminine
matter to which he may now give form. All the woman has to do is efface herself and allow Guillaume's
allegorical capture to take place.145

L’effacement de Toute Belle au profit de son ymage allégorique est déjà augurée lors de
la dernière étape des cinq degrés de l’amour. Alors qu’il partage un moment intime avec sa
dame, c’est Vénus personnifiée qui accapare son esprit et obscure sa vision. Le narrateur ne vit
pas dans le monde réel, il privilégie le monde allégorique, la représentation au détriment de la
« chair et du sang. »

Le Voir Dit nous présente un mythe de Pygmalion inversé, mais les enjeux entre les
deux récits restent similaires : la femme idéale est façonnée – écrite – par l’Homme. Elle
n’existe pas dans la nature.

145
ARMSTRONG Joshua, The Glorified Woman: Abstraction and Domination in Le Livre du Voir Dit, Romanic
Review, n°102, 2011 p. 96

53
CONCLUSION

« il n'y a pas de vrai sens d'un texte. Pas d'autorité de l'auteur. Quoi qu'il ait voulu dire, il a écrit ce qu'il a écrit. Une
fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun peut se servir à sa guise et selon ses moyens »

Paul Valery

Nous avons ouvert le bal avec Paul Valery, nous le clôturerons avec lui. P. Valery a-t-il
lu le Voir Dit ? Le mystère reste entier. Mais il apparaît clair que Le Voir Dit est le parfait
contre-exemple de la théorie de Valery : le Voir Dit ne dispose pas d’un « vrai sens », il en a
plusieurs. Machaut jouit d’une autorité sur son texte qu’il met savamment en place grâce à un
dispositif narratif innovant et une implication dans l’élaboration de ses manuscrits. Le discours
amoureux de Machaut n’est donc pas à la gloire des dames – ou pas seulement – il sert avec
dévotion une autre amante : l’écriture.

Tel l’anagramme qui révèle le nom de Peronnelle, le Voir Dit nous offre une diversité
d’interprétations, ce phénomène pourrait, en effet, laisser présager que le lecteur se sert « à sa
guise » du texte, qu’il est désormais le seul détenteur de la vérité qu’il renferme. La réalité est
tout autre : le Voir Dit consacre la figure de l’auteur.

En s’arrogeant le droit de laisser ses lecteurs trouver le sens de son œuvre, il se donne
paradoxalement les plein-pouvoirs sur son œuvre. En effet, le lecteur ne découvrira jamais la
vérité du Voir Dit. Le texte qui devait être entièrement dédiée à la vérité, et en fait, une vaste
entreprise de divulgation de la vérité. Perronelle a-t-elle vraiment existé ? Les lettres sont-elles
issues d’une véritable correspondance ? Le Poète a-t-il vécu cette histoire d’amour
tumultueuse ? Nous ne le serons jamais. Machaut l’a compris, bien avant Gide ou Proust, le
« je » prétendument autobiographique est une chimère, une marionnette dans les mains expertes
de l’écrivain.

Nous l’avons vu, depuis quelques décennies maintenant, les médiévistes redécouvrent
Guillaume de Machaut, notre interprétation du texte se colore de nos problématiques actuelles,
sans que cela n’aille à l’encontre de son sens. Comment ne pas voir un personnage féminin
passionnant en Toute Belle ? La question de savoir si elle a vraiment existé nous importe peu.

Le tour de force du Voir Dit est de montrer à quel point le narrateur masculin idéalise la
femme. Certes, la dame courtoise correspond toujours à un idéal bien normé ; mais Toute Belle
le dépasse. Lectrice chevronnée et apprentie écrivaine, la première partie du Voir Dit semble

54
montrer la vampirisation qu’elle opère sur son amant. Le seconde partie, elle, inverse la
situation : pour ne plus faire face à la réalité, le narrateur va objectifier sa dame.

Qui Toute Belle aurait-elle pu devenir si le narrateur l’avait laissée s’épanouir ? Encore
une fois, nous n’aurons pas de réponse. Mais ces questions nous prouvent que le Voir Dit trouve
un écho dans nos débats contemporains.

Le Voir Dit nous prouve que l’altérité du Moyen Age n’est pas un obstacle qui nous
barre la route de l’herméneutique, mais une chance. Plonger dans les écrits de Machaut nous
oblige à faire fi de tous présupposés sur la littérature médiévale et sur le Moyen Age lui-même.
Comme en amour, notre étude du Voir Dit nous a permis d’aller à la rencontre de l’autre. Elle
nous également offert la possibilité d’apprécier les rémanences des problématiques au cœur de
l’ouvrage dans notre monde actuel : le langage est un signe qui peut tromper.

Qui est le garant de la vérité ? Nous ne le savons pas plus qu’au Moyen Age. Dans notre
monde où la vérité est partout et nulle-part à la fois, l’étude du Voir Dit nous prouve que nous
avons toujours entretenu des rapports complexes avec la vérité.

Dans une de ses lettres, le poète promet d’aimer la dame pour l’éternité :

Nés qu’on porroit esquissier la grant mer

Et la force des fors vens arrester

Et les nues esclaircir ne troubler

Et la clarté du soleil destourner,

Ne porroit on mon cuer de vous oster

Jusque(s) a la mort

Et après mort, tresdouce, en vous amer

Seront mi sort.

Le « sort » du lecteur du Voir Dit sera de douter. Machaut a figé ses amants dans
l’éternité avec son écriture, mais il nous également condamné à douter. Doutons. Posons-nous
les bonnes questions. N’est-ce pas la plus douce des condamnations ?

55
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le Professeur Daniel RUSSO et de Madame la Professeure Cécile VOYER, 2019
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dans les traditions galloromanes médiévales, thèse sous la direction de Mme Sylvie LEFÈVRE
et M. Alvaro BARBIERI, 2020

60
4 Table des matières
REMERCIEMENTS .................................................................................................................. 2
INTRODUCTION ...................................................................................................................... 3
1. AMOUR COURTOIS : ARCHEOLOGIE D’UNE NOTION HYPERONYMIQUE ....... 7
1.1 L’amour Courtois : un discours amoureux aux contours flous ................................... 7
1.1.1 L’amour courtois : une expression éculée ? ......................................................... 7
1.1.2 Les nombreux discours courtois sur l’amour ..................................................... 10
1.1.3 Les enjeux socio-culturels de l’amour courtois.................................................. 12
1.2 De l’épineuse question de la transgression dans la littérature courtoise ................... 15
1.2.1 Tentative(s) de définition(s) ............................................................................... 15
1.2.2 La transgression comme symptôme d’un monde en crise.................................. 19
2 DES TRANSGRESSIONS QUI ABOUTISSENT A UNE ŒUVRE PROTEIFORME . 21
2.1 Transgressions formelles : le Livre du Voir Dit, « l’aventure d’une écriture » ......... 21
2.1.1 L’ambiguïté générique du Voir Dit ................................................................ 22
2.1.2 Un je / jeu de la vérité ........................................................................................ 26
2.2 Transgressions thématiques ....................................................................................... 30
2.2.1 Une distorsion de la représentation du couple dans la littérature courtoise ....... 30
2.2.2 Cinq degrés de l’amour ...................................................................................... 34
2.2.3 Places sociales : l’idéal de l’amour comme égalisateur social ........................... 41
3 LA RECEPTION DU VOIR DIT ..................................................................................... 45
3.1 L’herméneutique du Voir Dit .................................................................................... 45
3.1.1 Réception dans la diégèse................................................................................... 45
3.1.2 La réception et la place du Voir Dit dans les études médiévales ....................... 47
3.2 Etude du Livre du Voir-Dit sous le prisme des gender studies ................................. 48
3.2.1 L’inversement homme-femme dans Le Voir Dit................................................ 48
3.2.2 Toute belle ou la femme objet : .......................................................................... 51
CONCLUSION ........................................................................................................................ 54
BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................... 56

61

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