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Alchimie

RENÉ ALLEAU

Alchimie
précédé de
Préface pour un anniversaire
de M I C H E L B O U N A N

ÉDITIONS ALLIA
 , R U E C H A R L E M A G N E , PA R I S I V e

 
P R É FA C E P O U R U N A N N I V E R S A I R E

ALCHIMIE, de René Alleau, a été publié pour


la première fois en  par l’Encyclopedia
Universalis, quinze ans après son ouvrage plus
spécialisé sur les Aspects de l’alchimie tradi-
tionnelle. Les critiques, venues de gens toujours
incompétents, dont l’alchimie a été l’objet
depuis fort longtemps, et encore très récem-
ment, ainsi que le désir de fêter à notre manière
un tel anniversaire, justifient amplement cette
réédition aujourd’hui.
Les contempteurs de l’alchimie ont long-
temps prétendu que cette science était un
sous-produit bâtard et dégénéré du néoplato-
nisme alexandrin greffé sur des pratiques de
faussaires et réactivé en Europe au moment
de la Renaissance. L’auteur montre ici que
l’alchimie a été théorisée et pratiquée depuis
les époques les plus reculées dans toutes les
grandes civilisations, en Inde, en Chine, en
Mésopotamie, puis dans la Grèce alexandrine,
dans la civilisation arabo-musulmane qui
Le texte Alchimie de René Alleau a été publié pour la pre- l’avait héritée des Perses et enfin dans l’Europe
mière fois dans l’Encyclopedia Universalis, à Paris, en . chrétienne.
La transmission des connaissances alchi-
© Editions Allia, Paris, . miques, qui s’est faite d’abord oralement et de
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façon initiatique à la manière des mystères intentionnellement à de tels mouvements, à de


antiques, a été ensuite confiée à des écrits telles transformations.
codés et totalement incompréhensibles pour Cette appréhension originale du monde et de
qui voudrait les lire comme des manuels de soi-même, de leurs relations réciproques, des
bricolage destinés à enseigner la transfor- correspondances secrètes liant leurs mouve-
mation du plomb en or. Cette obscurité, ments et leurs rythmes, consignée dans des
définitivement décourageante pour de tels formes verbales adéquates, a toujours appar-
lecteurs, a largement contribué aux accusa- tenu, nul ne l’ignore, au domaine de la Poésie.
tions de charlatanisme intéressé adressées On ne s’étonnera donc pas que dans une
aux alchimistes. Mais la difficulté d’accès, civilisation qui a relégué la Poésie à un rôle
volontairement sélective, du discours alchi- purement décoratif, d’authentiques poètes,
mique est propre à susciter chez le lecteur pour qui leur art avait une tout autre portée,
assidu et patient (ô combien !) des modifica- aient été fascinés par l’alchimie, de Nerval à
tions mentales nécessaires à sa compréhension, Rimbaud et de Villiers de l’Isle-Adam à André
une réorganisation psychique très particulière, Breton, entre autres. Plus généralement, on
lui permettant d’en saisir la signification et pourra observer que des auteurs, parmi les plus
d’accéder ainsi aux opérations de l’alchimie critiques des idéologies de leur temps, Rabelais,
pratique. La forme d’écriture des traités d’al- Cervantès, Cyrano de Bergerac, Swift, pour
chimie, si impénétrable au lecteur profane, est ne nommer que les plus célèbres, se sont lar-
ainsi la seule à même de transmettre réelle- gement inspirés du mode de connaissance
ment le savoir alchimique. alchimique et même de son mode d’expression.
Une telle reconstruction de l’univers mental, On ne devra pas s’étonner non plus que des
de ses formes, de ses articulations, de ses mou- gens qui ont entrepris de “changer le monde
vements intimes, ouvre la voie non seulement et la vie” à partir d’une conception du monde
au dynamisme vivant universel, à “la transfor- et de la vie fort éloignée de l’actuelle rationalité
mation des choses en d’autres choses” (Ovide), marchande, aient reconnu dans les formations
simultanément chez l’alchimiste et dans l’objet et les formulations élaborées par les alchimistes
de son étude, mais permet encore de participer des figures et un langage qu’ils avaient eux-
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mêmes conçus pour leur projet particulier. On juste terreur aux porte-parole d’un monde en
sait qu’au XXe siècle, des surréalistes, déçus par faillite. Et l’on a peine à croire que l’auteur des
les constructions freudiennes, se sont laissés plus belles inscriptions qui aient jamais décoré
plus justement émerveiller par les élaborations les murs de Paris, il y a maintenant quarante
formelles de l’alchimie traditionnelle. Plus tard ans, puisse faire aujourd’hui cause commune
encore, d’autres voyageurs qui cherchaient “le avec de tels entrepreneurs.
passage au nord-ouest de la géographie de la Malheureusement et contrairement aux juge-
vraie vie” à travers des “dérives” urbaines et ments prononcés contre elles par le positivisme
une “psychogéographie” à réinventer, n’ont du XIX e siècle, et par ses adeptes actuels, les
pas méprisé non plus les images ni le vocabu- théories alchimiques ont reçu, depuis quelque
laire des ouvrages d’alchimie ou des légendes temps déjà, d’éclatantes confirmations. Fon-
qui s’en étaient inspirées. Après tout, c’était la dées sur une reconstruction de la perception
poésie moderne qui les avait menés là. et de la connaissance, elles ont conduit à des
Mais pour les contempteurs de l’alchimie, qui résultats réellement vérifiables.
n’ont pas su lire ses traités, qui ont cru et pro- A une époque où la science académique
clamé que cette science avait été conçue par dénonçait comme absurde et fausse la théorie
des faussaires ou pire encore, selon leur point de l’unité de la matière, constituée, selon elle,
de vue particulier, par des mystiques évaporés, d’éléments indécomposables et irréductibles
la familiarité des poètes et des libérateurs de les uns aux autres, les alchimistes continuaient
la vie avec l’antique alchimie témoigne simple- d’affirmer que tous les métaux, étaient composés
ment de la futilité de leurs rêves, de leurs des mêmes principes élémentaires, répartis en
projets, de leurs efforts : puisque les trans- quantité variable pour chacun d’eux. La phy-
mutations métalliques sont irréalisables, la sique moderne a dû reconnaître depuis la
réalisation de la poésie et le réenchantement justesse de la théorie alchimique, l’unité de la
du monde sont de pures illusions. On voit bien matière, et la sotte présomption de ceux qui
qu’il s’agit ici d’“en finir”, selon la promesse soutenaient le contraire.
d’un chef d’Etat actuel, avec le souvenir obsé- De même les alchimistes ont toujours affirmé
dant d’événements qui inspirent encore une la possibilité des transmutations métalliques,
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considérées comme illusoires ou charlatanesques le mouvement vivant universel pour en appré-


par la science officielle (rappelons pourtant hender les lignes de force, les nœuds et les
que des esprits aussi aiguisés que l’auteur du modules, ainsi que leurs correspondances
Traité de la réforme de l’entendement ou celui secrètes, et accéder ainsi à une connaissance
des Nouveaux Essais sur l’entendement humain, immédiate de cet universel vivant.
respectivement Spinoza et Leibniz, étaient D’ailleurs, même en ce qui concerne la
convaincus de la réalité des transmutations science officielle, combien de découvertes réel-
métalliques). Récemment les physiciens ont dû, lement fécondes ont été dues à l’intérêt de leur
eux aussi, réformer leur entendement et renon- auteur pour la littérature alchimique, ou plus
cer à leur ancienne théorie. Ils savent que de banalement pour la Poésie authentique qui en
telles transmutations sont réalisables: ils les ont est la source vive ? Combien de chercheurs ont
eux-mêmes effectuées dans leurs laboratoires réussi à prévoir, à décrire des mouvements, des
par des moyens violents. modifications dans le secret de la matière ou
Comment une démarche scientifique offi- dans l’ordre du monde grâce à l’intérêt qu’ils
cielle, fondée sur l’expérience “universelle” et ont assidûment montré pour l’alchimie ? “Si
sur la raison “éternelle”, deux piliers qui lui l’on savait comment j’ai fait mes découvertes,
semblent garantir sa véracité, a-t-elle pu ainsi écrivait le grand Newton, on me prendrait pour
se tromper si lourdement et être contrainte un fou.” La masse considérable de ses écrits
d’admettre des résultats théoriques obtenus par alchimiques ne fut heureusement dévoilée au
des procédés si contraires aux siens ? Mais l’ex- public que longtemps après sa mort ; sinon,
périence et la raison communes à des millions quelque pion d’université, aussi piètre dialec-
d’individus englués dans une même culture, ticien qu’ignare en physique nucléaire, écrirait
dans une même idéologie, dans une même pra- peut-être aujourd’hui : “puisque les transmu-
tique de vie, ne garantissent sans doute pas tations métalliques sont irréalisables, la théorie
suffisamment la véracité et la pérennité d’une de la gravitation universelle est une absurdité”.
connaissance fondée sur un socle aussi fragile. Voilà donc un mode de connaissance, une
Au contraire, l’alchimiste prétend simulta- démarche intellectuelle, une épistémologie
nément se dissoudre et se saisir lui-même dans vivante, connue et expérimentée d’un bout à
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l’autre du monde depuis les temps les plus authentique, et ce d’autant plus assurément
anciens, qui s’est visiblement montrée plus qu’ils ont peut-être aperçu, dans le dangereux
véridique que la science de ses détracteurs. labyrinthe de leur inspiration, le fil d’Ariane de
Alors aujourd’hui que tant d’inventions de la l’alchimie.
science moderne se sont révélées fort nuisibles Il s’agit de montrer à un tel public que l’orga-
pour la vie elle-même, qu’une certaine philo- nisation désormais unifiée de notre “planète
sophie des sciences en vient même à mettre malade”, organisation défendue aujourd’hui
en doute la validité de ses fondements (cf. Paul par toutes sortes d’agents d’université, est plus
Feyerabend : Contre la méthode, et Adieu la propre à sauver cette planète que les entre-
raison), il est temps de s’interroger sur les moti- prises de ceux qui ont pris un jour leurs rêves
vations de ceux qui continuent de ressasser pour la réalité – littéralement et au sens le plus
les mêmes calomnies contre une méthode fort – plus particulièrement quand ils se sont
d’investigation qu’ils ne se donnent même pas armés d’un mode opératoire, d’une stratégie
la plus petite peine d’étudier et de pénétrer. offensive au service de cette Poésie, et qu’ils
En vérité, c’est le regard que chacun porte ont pu alors se servir, comme chez eux, dans
sur le monde, qui est en cause ici, et plus pré- le corpus des vieilles légendes inspirées de l’al-
cisément comment on souhaite aménager ce chimie. Les incontestables succès historiques
monde, comment on souhaite y vivre. de ces poètes en armes sont évidemment tout
Pour les actuels calomniateurs de l’alchimie, aussi cachés aujourd’hui par les supplétifs de
qui mentent impudemment à propos des l’université moderne que les transmutations
transmutations métalliques, il s’agit de montrer métalliques elles-mêmes.
à un public peu regardant que les experts Rappelons pour finir que de nombreuses
“scientifiques” (y compris en sciences dites civilisations nomades, et ignorant toutes les
“humaines”) sont plus aptes à gérer les affaires frontières dressées par les peuples sédentaires
de ce monde qu’ils ont mis en faillite, que ceux – comme les alchimistes eux-mêmes, nous rap-
pour qui la Poésie ne doit plus être un art pelle René Alleau – ont réussi à se maintenir
d’agrément destiné à se reposer d’affaires plus pendant des millénaires grâce aux connais-
sérieuses, mais un mode de connaissance sances que leur apportait quotidiennement leur
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vision “poétique” du monde, vision à laquelle


chacun accordait une importance primordiale
dans la conduite de sa vie individuelle comme LE mot “alchimie” provient de l’arabe al-
dans ses relations avec l’univers tout entier. kīmiyā, conservé dans le provençal alkimia et
dans l’espagnol alquimia. Les noms anglais et
MICHEL BOUNAN, allemand ont gardé une dérivation médiévale,
mai . attestée aussi dans les anciens noms français
“alquémie” et “arkémie” (XIII e siècle).
La signification du substantif préarabe
kīmiyā , précédé de l’article défini al, est encore
controversée. Littré a rapproché les mots “chi-
mie” et “alchimie” du grec cumiva, de cumov",
“suc”, supposant que l’on désignait ainsi pri-
mitivement “l’art relatif aux sucs”. Diels a
proposé d’y reconnaître plutôt le grec cuma,
“fusion”, lequel indiquerait le caractère métal-
lurgique de ces techniques antiques. Von
Lippmann et Gundel ont rejeté l’hypothèse de
Diels. Le mot kīmiyā, par l’intermédiaire du
syriaque, dériverait du grec chmiva et il aurait
été formé sur l’égyptien kam-it ou kem-it,
“noir” ; il évoquerait soit la “terre noire”, nom
traditionnel, selon Plutarque, de l’Egypte, pays
qui aurait été le berceau des arts chimiques et
alchimiques, soit la “noirceur” caractéristique
de la décomposition de certains métaux.
L’Encyclopédie de l’Islam mentionne cette
dernière hypothèse. Elle rappelle, toutefois,
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que le mot al-kīmiyā est synonyme d’al-īksir. l’Œuvre car c’est par le Soleil que tout s’ac-
Le français “élixir” en dérive. Les Mafatih-al- complit.” Cet enseignement fondamental est
Ulum ont rapproché kīmiyā de kama, “tenir confirmé par les derniers mots de la Tabula
secret”. Selon al-Safadi, kīmiyā serait d’origine Smaragdina, laTable d’émeraude, célèbre “codex”
hébraïque et signifierait que cette science vient alchimique attribué à Hermès Trismégiste lui-
de Dieu vivant. Dans le corpus alchimique de même : “Complet (achevé, accompli) est ce que
Jabir ibn Hayyãn, al-īksir est aussi conçu j’ai dit de l’Opération du Soleil.”
comme une émanation de l’esprit divin. Selon ces données traditionnelles, l’indication
Festugière a rappelé que les plus anciens d’al-Safadi sur l’origine hébraïque de kīmiyā
alchimistes grecs “rapportaient le nom et la peut d’autant mieux éclairer cette étymologie
chose à un fondateur mythique appelé Chémès, que le synonyme īksir a conservé aussi un nom
Chimès ou Chymès”. La première mention de antique du Soleil, le grec Seir. Enfin, on obser-
cette origine apparaît au IV e siècle après J.-C. vera que le turc chems signifie également “soleil”
dans les œuvres du plus célèbre alchimiste et que, dans cette langue, chami désigne adjec-
alexandrin, Zosime de Panopolis, selon lequel tivement ce qui est d’origine “syrienne”.
Chémès aurait été un “prophète juif”. Cet On peut restituer ainsi au mot “alchimie” son
auteur, selon un procédé fréquent dans la lit- premier sens probable. Les anciens savants juifs,
térature hermétique, voile ainsi une précieuse grecs, syriens et arabes ont vraisemblablement
indication philosophique par un fait pseudo- donné ce nom à un savoir sacré, à un ensemble
historique : la légende a ici son sens premier et de connaissances ésotériques et initiatiques, à
révèle exactement “ce que l’on doit lire”, c’est- l’antique “art sacerdotal” dont l’enseignement
à-dire ce que l’initié doit entendre. était fondé sur les mystères du Soleil, source de
Ayant vécu longtemps à Alexandrie qui la lumière, de la chaleur et de la vie.
comptait alors de nombreux savants juifs,
Zosime ne pouvait ignorer qu’en hébreu
Chemesch est le nom du Soleil. Afin de préciser
son propos, Zosime, dans ses Instructions à
Eusébie, déclare : “Le grand Soleil produit

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