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Le Vocabulaire philosophique de Lalande (1902-1923) :


lexicographie spécialisée ou prototerminographie ? 1
_________________________________________________________________________

Dan Savatovsky
Université Sorbonne nouvelle – Paris 3
Laboratoire d’Histoire des Théories Linguistiques

Le tournant du XXe siècle est une période de renouveau et d’expansion de


la lexicographie spécialisée, avec la parution de nombreuses études dans le
domaine et la publication de projets de réforme des nomenclatures
scientifiques ou de la terminologie philosophique. Ces projets s'inscrivent dans
le cadre plus large de la planification et du réformisme linguistiques qui
prennent au même moment un nouvel essor – ce qu’atteste en particulier la
très féconde production de langues internationales auxiliaires, assortie
d'intenses discussions, parmi les linguistes, sur les propriétés attendues et la
viabilité de ces langues. Ils sont aussi liés aux prémices de la sémantique
logique (Peirce, Peano, Frege, Russell) et de la sémantique linguistique (Bréal,
Welby, Marty).
En matière de philosophie, ces études et propositions de réforme éclairent
(ou débouchent sur) la parution de dictionnaires spécialisés qui visent le plus
souvent à la fixation, à l'unification, à la rationalisation des terminologies en
usage. Elles trouvent leur armature théorique, aux États-Unis, en Allemagne,
en France, en Angleterre, en Italie, dans les travaux de Peirce, d’Eucken
(1879, 1895-96), de Lady Welby (1896), de Couturat (et al., 1902) ou de
Vailati (1911) et surtout, pour ce qui nous regarde, de Tönnies (1899). On
retracera ici succinctement ce cadre théorique, puis on examinera, parmi les
différents dictionnaires philosophiques alors publiés 2, le Vocabulaire
philosophique dirigé par Lalande (1902-23), en précisant à quels enjeux
épistémologiques renvoie le dispositif lexicographique qui a présidé à son
élaboration et à quelle « lexicologie » plus ou moins spontanée les auteurs du
Vocabulaire ont eu recours.

1. Le réformisme terminologique
Le réformisme terminologique est l'héritier d'une double tradition
philosophique – dualité paradoxale. La première est celle du rationalisme de
l'âge classique, dans le cadre duquel ont été conçus les projets de
caractéristique universelle, où chacun des mots créés est réputé noter les
propriétés du concept qu'il représente. La seconde, d'origine nominaliste, vise

1
Reprise d’un article paru dans Langages 2007/4 (n° 168) : 39-52.
2
Outre le Lalande, le plus important dictionnaire de ce type est celui qui est édité par Baldwin (1905).
Pour une bibliographie, voir Auroux, 1990 : 1753-1757.
LES CONCEPTS EN PHILOSOPHIE. UNE APPROCHE DISCURSIVE

à une application généralisée du principe de parcimonie, non seulement aux


êtres et aux notions que les différentes théories scientifiques ou philosophiques
sont conduites à assumer, mais à ces théories elles-mêmes. Du point de vue
néo-nominaliste, illustré à l’époque par le pragmatisme post-peircien, ces
théories sont soumises à une sorte de développement entropique qui les
entraîne à multiplier inutilement les distinctions entre notions et entre termes
(entre notions parce qu'entre termes) : il s'agira alors de réduire ces
distinctions et d’éliminer les entités superflues qu'elles présupposent, en vertu
du principe de parcimonie (Vailati, 1911 : 416 et suiv.).
Sans remonter aux sources médiévales du nominalisme, on peut assigner
une telle tradition au mouvement qui va de la philosophia perennis et de
l'encyclopédie leibniziennes, où elle croise la tradition rationaliste, jusqu'aux
travaux du Cercle de Vienne et à l'Encyclopédie de la science unitaire de
Carnap et al. Dans les années 1880-1910, son influence est perceptible dans le
pragmatisme de James, Peirce ou Vailati, qui vise à privilégier la valeur
d'application des concepts – scientifiques d'abord, mais aussi philosophiques –
au détriment de la mise en évidence de leur degré d'autonomie systémique, lui-
même lié à leur historicité indépassable. Mais c'est surtout dans le
réductionnisme des logiciens – comme Frege, Peano ou Russell – qu'elle a
abouti, avec le projet de fonder sur un seul système de symboles primitifs,
réduits au maximum et organisés en idéographie, l'ensemble des théories
mathématiques régionales, appartenant à des époques ou à des domaines
différents.
L'accent ainsi porté sur la commensurabilité exigible des théories, quel que
soit leur horizon épistémique d'appartenance, implique le choix d'une
hypothèse sémantique de type extensionnel selon laquelle la traduction d'une
théorie dans une autre est pleinement « déterminée », au sens de Quine. Sans
détailler les conditions de possibilité de la traduction, de la coextension des
termes théoriques, bien différentes selon les approches que nous venons de
citer, signalons au passage deux des conséquences clairement distinctes de ce
choix commun. La première touche au domaine logico-mathématique lui-
même, interprété comme un langage dont les propositions, analytiques par
définition, peuvent être réécrites de manière à être rendues logiquement
compatibles. La seconde a trait aux énoncés des sciences de la nature, pour
lesquels la difficulté à rendre les théories commensurables est plus grande,
parce qu'étant formulées en langage ordinaire, elles ne peuvent être réduites à
une idéographie et parce que leurs concepts doivent être empiriquement
équivalents pour être logiquement compatibles. Cette double contrainte, liée à
l'objet même de ces sciences, entraîne une limitation du réquisit
réductionniste. Sans s'étendre à la formalisation des énoncés ou à la structure
d'ensemble des théories, elle se limite le plus souvent à leur lexique. Le but
sera alors surtout d'unifier et de rationaliser les nomenclatures en usage dans
les différentes sciences exactes. But étendu dans un second temps, d'une part,
aux sciences de l'esprit, tout spécialement à la psychologie, d'autre part, aux
systèmes philosophiques, dont la « purification » et l'homogénéisation sont
exigibles pour que l’on puisse fixer leurs propres attendus épistémologiques
ou historiques.

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LE VOCABULAIRE PHILOSOPHIQUE DE LALANDE (1902-1903)

2. La Nomenclature philosophique de Tönnies


Parmi les travaux de l’époque qui synthétisent le plus clairement l'ensemble de
ces questions, il faut compter la Nomenclature philosophique du philosophe et
sociologue allemand Tönnies (1899). Cet essai nous intéresse ici plus
particulièrement en raison du large accueil qu'il a trouvé au moment de sa
parution 3 – il valut à Tönnies d'être associé par Lalande et par Baldwin à
l'élaboration ou aux tâches d'expertise de leur dictionnaire. D’abord publié en
anglais, dans la revue Mind, ce travail qui se veut clairement normatif,
envisage les conditions de la constitution d'une terminologie philosophique
adéquate.
Tönnies était philosophe de formation, commentateur et éditeur de
Hobbes, un des philosophes classiques préleibniziens dont la théorie de la
connaissance, articulée à une sémantique, pouvait prendre, aux yeux des
néonominalistes de la fin du XIXe siècle, valeur de contemporanéité, au même
titre que celle de Leibniz. Il n'ignorait rien des enjeux et des conditions du
réformisme des nomenclatures, tel qu'il pouvait en particulier s'autoriser de la
tradition nominaliste médiévale. Mais de façon plus générale, c'est aux
questions traditionnelles de la philosophie classique du langage que renvoie
l'opuscule de 1899 : modèle avéré par Tönnies à plusieurs reprises, en
particulier dans la préface à l'édition allemande de son essai, parue en 1906.
Ainsi, toute la première partie est consacrée à une théorie du signe, à une
théorie des différents types de signes d'allure anthropologique qui l’apparente
à une sémiotique à la Locke.
Mais le principal intérêt que présente ici l'essai de Tönnies, c'est qu'on y
trouve une tentative de description du travail de pensée philosophique, conçu
comme une activité sociale – l'activité d'une communauté bien particulière,
celle des philosophes de profession – et de description du résultat de cette
activité, le langage philosophique. Cette activité, Tönnies s'attache à la définir
au moyen des catégories générales de sa « sociologie pure », mises en place
dans son ouvrage de 1887, Gemeinschaft und Gesellschaft. Et c'est sous cet
aspect largement méconnu que le travail de Tönnies peut intéresser la
sociologie de la science : il constitue une des premières tentatives modernes
pour élaborer ce champ d'études lui-même. Il éclaire ainsi les formes de travail
collectives, la division internationale du travail intellectuel, la nécessaire
interdisciplinarité, dont le besoin se fait sentir à la fin du XIXe siècle et sans
lesquelles les projets de réforme des terminologies ont peu de chances
d'aboutir.
Dernière source d'intérêt pour notre propos : La Nomenclature
philosophique se fait l'écho des débats internes à la linguistique de l'époque.
Dans sa préface à l'édition de 1906 de son opuscule, Tönnies signale sa dette

3
Il obtint le prix mis au concours par Lady Welby en 1899 pour récompenser des travaux portant sur
« les causes de l’obscurité et de la confusion qui caractérisent actuellement la terminologie
psychologique et philosophique et sur les orientations qu’il faudrait prendre pour y remédier
pratiquement » (Mind, V-20, 1896 : 583).

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LES CONCEPTS EN PHILOSOPHIE. UNE APPROCHE DISCURSIVE

toute spéciale à Delbrück, Bréal et Wundt. Références éclectiques dans la


mesure où seuls les deux premiers sont à proprement parler des linguistes –
l'œuvre de Wundt relève plutôt de la philosophie du langage et, en même
temps, de la psychologie sociale. Certes on ne trouve guère évoquées, dans La
Nomenclature philosophique, de ces descriptions de faits de langue qui
seraient le propre d'une analyse proprement linguistique. Mais il y est fait
allusion à un débat de nature épistémologique, débat interne à la grammaire
comparée, qui a trait aux principes sur lesquels fonder une linguistique
générale : est-il possible d'exciper de la nature conventionnelle des signes
linguistiques pour affirmer le caractère juridique des liens établis entre les
sujets parlants et leur langue, pour passer d'une définition du signe linguistique
comme convention (son caractère arbitraire) à celle de la langue comme
convention (comme contrat) ? Quelles sont alors, si c’est possible, les formes
(et les limites) de l'emprise d'un groupe linguistique sur sa propre langue ? Les
néogrammairiens avaient fixé les termes de ce débat en niant l'efficace d'une
telle emprise en vertu des lois qui soumettent le langage à un développement
endogène, de façon radicale dans le domaine phonétique, mais aussi – par
présupposition – aux autres niveaux de l'analyse linguistique. À maints égards,
l'opposition des linguistes conventionnalistes, comme Schuchardt, Baudouin
de Courtenay, Bréal ou Jespersen aux thèses néogrammairiennes, leur refus de
considérer l'ensemble des sujets parlants comme une Gemeinschaft
(organisation communautaire) inconsciente des procédés qu'elle emploie, la
revendication des droits et du pouvoir instituant de la Gesellschaft
(organisation sociétale) sur la langue, trouvent leur prolongement technique
dans le réformisme linguistique en général, et dans le mouvement
terminologiste en particulier.

3. Terminographie ou lexicographie spécialisée ?


Les dénominations sous lesquelles paraissent les lexicographies
philosophiques de l'époque se révèlent particulièrement instables. Les
catégories auxquelles ces dénominations renvoient sont du reste assez peu
thématisées dans les préfaces d'ouvrages ou dans les textes
d'accompagnement. Vocabulaire, terminologie, dictionnaire, encyclopédie,
lexique, etc. : ces notions y recouvrent des réalités fort diverses et celles de
« terme » et de « mot » y sont le plus souvent employées mutatis mutandis.
Depuis une cinquantaine d'années, le développement de la métalexicographie
et de la théorie de la terminologie (au sein, puis au-delà de l'École viennoise) 4
nous a pourvus d'outils d'analyse permettant d'y voir plus clair. Un
dictionnaire de philosophie relève-t-il d'une terminographie ou bien d'une
lexicographie ? La mise en regard des principales caractéristiques de ces deux
systèmes techniques et des domaines d'étude dont ils procèdent (terminologie
et lexicologie) peut nous aider à le préciser 5.

4
Dont les conditions initiales avaient été posées par Wüster (1931).
5
D’après Adamo (1999). Voir aussi Wüster (1981), Rey (1979).

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LE VOCABULAIRE PHILOSOPHIQUE DE LALANDE (1902-1903)

LEXICOGRAPHIE TERMINOGRAPHIE
Relève d'une lexicologie. Approche Relève d'une terminologie. Approche
sémasiologique : trajet du signe au onomasiologique ou caractéristique :
concept ou à l'objet trajet du concept ou de l'objet au signe
Primat des visées normatives Primat des visées descriptives
À prédominance linguistique À prédominance encyclopédique
(décrire des propriétés formelles ou (classer et ordonner des connaissances).
sémantiques). Est doté d’un Pas de métalangage définitoire (la
métalangage définitoire définition est hors de la langue)
Le choix des entrées se fonde sur la La fréquence d'un terme n'a aucune
fréquence d'usage pertinence
Entrées = unités de base de la langue Entrées = unités de base d'un langage
commune, représentées sous forme de spécialisé, comprenant des formes
lemmes simples complexes
Définitions = signification du mot dans Définitions = spécification de l'objet ou
ses différentes acceptions du concept dénotés par le terme
Contextualisation liée à l'usage, à valeur Pas de contextualisation prévue. Si c'est le
exemplaire, le plus souvent littéraire cas, elle est liée à l'exigence d'une
vérification documentaire
Ordre alphabétique des entrées (mais les Ordre conceptuel des entrées. Sous-
dictionnaires analogiques combinent catégorisation par domaines d'objets
ordres alphabétique et conceptuel)
Polysémie admise et décrite Polysémie non admise ou réduite
Combine synchronie et diachronie Strictement synchronique
S'adresse au lecteur ordinaire S'adresse à l'expert

Si l'on tente une lecture du Lalande et de ses attendus méthodologiques,


tels qu’ils figurent dans les différentes préfaces de l’ouvrage à l'aide de cette
grille d'analyse, on peut dégager quelques constantes – en précisant, le cas
échéant, dans quelle mesure la mise en oeuvre réalise les intentions
proclamées dans les préfaces et autres textes d'accompagnement ou bien s’en
écarte. Ces constantes à leur tour peuvent s'interpréter si l'on s'attache à
repérer les doctrines ou les points de vue philosophiques que notre
lexicographe et ses collaborateurs revendiquent pour leur propre compte ou
celles auxquelles on peut les affilier. Le Lalande, en effet, n’est pas seulement
un dictionnaire de philosophie, ayant la pensée ou la langue philosophiques
pour objets. C’est aussi une œuvre de philosophes, à travers laquelle se
manifestent, autant que faire se peut quand il s'agit d'un travail collectif
mobilisant un grand nombre de collaborateurs, des convergences doctrinales
ou des présupposés philosophiques communs. Ainsi, comme le fait remarquer
A. Rey (1979 : 25), l'adoption d'un nominalisme strict, explicite ou implicite,
d'un « terminisme » (pour reprendre le nom sous lequel le Vocabulaire
identifie la doctrine d'Occam) détruirait toute possibilité d'une terminologie
autonome par rapport à la lexicologie et donc, faudrait-il ajouter, d'une
terminographie par rapport à la lexicographie. Mais les doctrines ou les
présupposés en question ne sont pas seulement philosophiques ; ils sont

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LES CONCEPTS EN PHILOSOPHIE. UNE APPROCHE DISCURSIVE

également linguistiques, c'est-à-dire qu'ils mobilisent des éléments de savoir


issus de la linguistique savante ou mettent en jeu des représentations
linguistiques spontanées ; ils intéressent à ce titre l'histoire et l'épistémologie
de la linguistique 6.
Terminographie ou lexicographie ? Un dictionnaire philosophique peut-il
n'être qu'un dictionnaire de la langue philosophique ? Auquel cas, comment
identifier et délimiter une telle « langue » et que peut bien signifier sa
réduction à un lexique ? Ou bien s'agit-il d'un inventaire des concepts
philosophiques, assorti de « définitions » ? Pourrions-nous alors avoir affaire à
une terminologie ? Mais quel serait dans ce cas son degré de « spécia-
lisation » ? Cette terminologie est-elle organisée et sur quel modèle ? Est-il
possible d'envisager un genre mixte, lexico-terminographique ? Voilà
quelques unes des questions, parfois clairement posées par les auteurs du
Vocabulaire, parfois sous-jacentes à l'organisation de leur travail, que nous
nous proposons d'aborder après avoir rappelé les buts qu'ils se sont fixés.

4. Le Vocabulaire et l'hétérogonie des fins


Comme Lalande le reconnaît dans sa préface à la première édition
récapitulative de l'ouvrage – c'est à dire à l'issue d'un travail collectif de plus
de vingt ans – le Vocabulaire est « un curieux exemple de ce qu'on a nommé
l'hétérogonie des fins » (Lalande, 1923. Préface aux éditions précédentes : IX),
autrement dit « (lors)que la finalité des êtres se modifie au fur et à mesure
qu'ils se transforment » 7. Dans le projet initial, il s'agissait « de mettre les
philosophes d'accord – autant que possible – sur ce qu'ils entendent par les
mots, du moins les philosophes de profession » (ibid.) : une précision
importante quant aux conditions d'appartenance légitime à la communauté des
philosophes, réservée à ceux qui en font profession, c'est à dire, pour
l'essentiel, à ceux qui l'enseignent. Or, l'œuvre une fois achevée, voire au cours
même de son élaboration, elle apparaît plutôt vérifier l'opinion ancienne de
Renouvier selon laquelle « l'état de la moralité scientifique (n'est) pas assez
avancé chez les philosophes pour qu'ils puissent utilement délibérer en
commun, afin d'arrêter en commun la nomenclature la plus propre à empêcher
leurs débats de s'égarer et à rendre leurs doctrines mutuellement
communicables » (cité par Lalande, ibid.).
Bref, si l'unité de la profession était bien le but recherché, grâce à l'affer-
missement de la « valeur intermentale » du langage philosophique (ibid. : XII),
comme Lalande l'affirme à plusieurs reprises au moment où le projet prend
forme, force lui est de constater assez vite que ce but ne peut pas être atteint.
Ou du moins, qu'il ne peut l'être qu'imparfaitement si l'on se fonde sur le tour
que prennent les premières discussions au sein de la Société Française de

6
À l’inverse, les dictionnaires philosophiques ont assez peu attiré l'attention des linguistes. C'est ce qui
rend d'autant plus précieuses les courtes remarques de Meillet dans le compte rendu qu’il donne de la
seconde édition du Lalande (Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, 1927). De manière plus
générale, très peu de comptes rendus dans les revues spécialisées, parmi lesquels on a celui de Koyré
(1948-49) pour la cinquième édition de l'ouvrage.
7
L'entrée « Hétérogonie des fins » figure entre guillemets dans le Vocabulaire, ce qui indique « soit un
néologisme, soit un terme spécial à la langue d'un auteur ou d'une école ». L'expression vient de Wundt.

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LE VOCABULAIRE PHILOSOPHIQUE DE LALANDE (1902-1903)

Philosophie (dorénavant SFPh), sur la réception du Vocabulaire tout au long


de sa parution en fascicules et surtout in fine sur la reconduction des
« anciennes habitudes de langage » parmi les professionnels de la philosophie
auxquels l'ouvrage était destiné au premier chef.
Mais le consensus n'est pas seulement le but ; c'est aussi l'une des clés de
la réussite du Vocabulaire, à condition de le comprendre, au sens relatif,
comme un accord sur les désaccords et sur la manière de les formuler. C'est en
ce sens qu'il faut aussi comprendre les qualificatifs de « critique » de
« technique », tels qu'ils figurent dans le titre de l'ouvrage. Technique, parce
que « toutes les techniques ont pour caractère d'être collectives et
progressives » (art. « Technique » du Vocabulaire). Critique, parce que le
protocole de travail imposé par Lalande à ses collaborateurs 8 permet de
joindre à chaque article les principaux débats auxquels il a donné lieu. À cet
égard, le succès de l'entreprise peut être considéré comme plus certain,
puisqu'elle a pu garder jusqu'à son terme son caractère d'œuvre plurivocale,
fruit des échanges et du travail critique d'un groupe qui s'estimait assez
représentatif du monde philosophique dans son ensemble pour concevoir le
projet d'en « améliorer » et d'en fixer la langue.
À défaut d'avoir atteint à l'unité et à la fixité de la terminologie
philosophique, tâche qui s'est révélée chimérique, le Vocabulaire aura donc eu
du moins pour mérite, aux yeux de ses promoteurs, de montrer comment
pouvait s'organiser le divers constitutif de cette terminologie, et d'ordonner,
voire – dans une certaine mesure – de réguler les éléments de ce divers. À la
visée d'une « moralité » – visée des commencements – qui supposait à la fois
la fixation de règles langagières communes à la société des philosophes et
l'intention de constituer cette société en personne morale, parlant d'une seule
voix dans le monde savant, s'est peu à peu substituée ce qu'on pourrait
nommer une morale de travail, faite d'arbitrages et de transactions, une morale
professionnelle par provision. Cette morale de travail, qui suppose elle-même
l'adoption d'une langue de travail, nécessairement transitoire et provisoire –
elle donne tout son intérêt aux « séances du dictionnaire » de la SFPh –, mérite
d'être rapprochée de l'éthique de la terminologie édictée par Peirce quelques
décennies plus tôt (Peirce, 1931-1958, vol. IV, 4. 438 ; vol. VII-VIII, 2.226).
L'autre modification importante des visées du Vocabulaire, intervenue dès
le début de son élaboration, touche à sa valeur d'usage. Répliquant à Bergson
qui doutait que « philosopher consist(e) à choisir entre des concepts tout faits
8
« Établir en première rédaction le texte de l'ouvrage [...] ; l'imprimer sous la forme d'un 'cahier
d'épreuves' à grandes marges, de manière à permettre de l'annoter facilement ; le communiquer, en cet
état, aux membres de la (SFPh) et à un certain nombre de correspondants français et étrangers qui
s'intéressaient à cette entreprise ; recueillir et comparer leurs critiques, leurs additions, leurs
observations; conserver dans le texte définitif tout ce qui avait été admis sans conteste [...] ; soumettre à
la (SFPh), dans une ou deux séances annuelles, les points les plus litigieux, y provoquer une nouvelle
discussion et, dans la mesure du possible, l'expression d'un jugement commun, – enfin collationner le
tout, en tirer une rédaction définitive du texte, reproduire, sous forme de notes courantes au bas des
pages, les opinions personnelles ou divergentes, les réflexions échangées en séance, les remarques
complémentaires qui ne trouvaient pas leur place naturelle dans le corps même des articles [...] »
(Lalande, 1968 [1926], Avertissement de la deuxième édition : XIX).

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LES CONCEPTS EN PHILOSOPHIE. UNE APPROCHE DISCURSIVE

(mais plutôt) à en créer » (in Lalande, 1901 : 503), Lalande précise qu'il ne
travaille pas « pour les philosophes en tant que créateurs. S'il en était ainsi, ce
serait la plus grande folie que de fixer le sens des termes. Il s'agit de ceux qui,
directement ou indirectement, subissent l'influence de la philosophie ou font
appel à ses concepts » (ibid. : 504). Conçu à l'origine pour la production, pour
l'écriture, cet instrument de travail professionnel se révèle très vite
principalement, voire exclusivement, utile à la lecture, c'est à dire destiné à la
« clientèle philosophique [...], aux élèves, savants, ouvriers, gens du monde »
(ibid. : 506), peu familiers de la langue philosophique : « une fonction à
laquelle (les auteurs n'avaient) pas songé tout d'abord [...]. Le Vocabulaire,
commencé en vue du thème, a servi surtout à la version » (Lalande, 1923 :
XII).

5. Un système de traduction
Thème, version : l'emploi par Lalande de vocables en vigueur à l’école illustre,
si besoin est, l’usage pédagogique que le Vocabulaire a fini par acquérir
presque exclusivement. Mais il marque aussi quelle représentation de la
« langue philosophique » se font Lalande et ses pairs, et dans quels termes ils
s'attachent à penser l'écart entre cette langue et la langue commune – le
passage de l'une à l'autre devant faire en quelque manière l'objet d'une
traduction. Un dictionnaire de philosophie est une sorte de bilingue qui met en
regard deux systèmes linguistiques distincts. Deux systèmes réduits à leur
lexique, même si Lalande, dans sa préface de 1923, paraît considérer un
instant la « syntaxe philosophique », renvoyant en réalité par cette expression
aux pseudo-raisonnements, aux chaînes de démonstration fautives ou à la
rhétorique philosophique, en tant qu'elles mériteraient d'être rectifiées ou
amendées (ibid. : XVII).
Cette propension à se représenter le lexique propre à une spécialité
disciplinaire comme la « langue de x » est le résultat à la fois d'un demi-siècle
de recherches en lexicologie historique et d'une mutation proprement scolaire.
En France, c'est à partir de 1850 que commencent à paraître des lexiques
spécialement consacrés à une discipline, sur le modèle de ceux qui sont
consacrés à des auteurs. C'est au même moment que l'on peut considérer
comme définitive l'autonomie du français (en tant que discipline enseignée)
par rapport aux humanités gréco-latines. La scolarisation de cette discipline est
corrélative d'une opération consistant à reconduire à l'intérieur même du
français l'ensemble des écarts que le colinguisme traditionnel instituait entre le
français, pris de façon unitaire, et le grec ou le latin. L'érection de la langue
philosophique scolaire en langue spécialisée fait partie de cette mise au pluriel
de la langue commune. Elle coïncide avec la prise en compte par
l'enseignement de la diversité historique des états de langue, de l'étude du
déploiement de la littérature nationale, depuis le haut moyen âge jusqu'aux
œuvres contemporaines. Il y a du français (la discipline) parce qu'il y a des
français : différents siècles littéraires enseignables, différents états de langue,
l'ancien, le moyen, le classique, etc., celui de Molière, celui de Chateaubriand,
etc., et donc aussi celui de la philosophie, etc.

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LE VOCABULAIRE PHILOSOPHIQUE DE LALANDE (1902-1903)

Pendant longtemps, l'idéologie scolaire nationale avait fait une large place
à l'idée que le français étant la langue même de la philosophie et qu'à l'inverse,
les premiers grands prosateurs du français étant des philosophes, on pouvait,
on devait même, d'abord les aborder pour leur valeur littéraire et leur intérêt
linguistique. Le choix des auteurs au programme, tous français, confortait
cette idée 9 ; et lorsque Leibniz était étudié dans l'enseignement secondaire et
supérieur, c'était pour ses écrits en français. Pendant longtemps, l'explication
des auteurs philosophiques était même la seule véritable occasion de se frotter
à des textes français au lycée, tout comme la version latine était l'une des rares
occasions d'écrire en français. De telles conceptions, qui répondaient à une
profonde unité des études humanistes et avaient pour effet d'annuler en grande
partie l'écart entre langue commune et langue philosophique, s'affaiblissent à
mesure que l'enseignement de la langue et de la littérature générale françaises
prend son essor et son indépendance, facilitant ainsi la scission, à l'intérieur
même des représentations du français, entre ses variantes spécialisées de
nature disciplinaire. C'est alors que ce qui était pensé tout au plus comme une
spécificité stylistique (le « style philosophique », à mettre sur le même plan
que le style épique, didactique, etc.) devient spécificité linguistique.
Ces évolutions, cet héritage scolaire si prégnant au sein de la SFPh,
doivent nous conduire à nous demander quel est le statut de la langue
philosophique dans le Vocabulaire, si ce statut est ou n'est pas conforme à
l'image que Lalande nous en donne dans ses préfaces et ses articles et, en
premier lieu, ce que signifie son marquage réputé « technique », tel qu'il est
annoncé dans le titre de l'ouvrage.

6. Technique
Parmi les acceptions de « technique » (adj.), le Vocabulaire nous donne celle-
ci, qui semble sans difficulté pouvoir s'appliquer à lui-même : « par opposition
à ce qui est du domaine commun, de la langue courante ». La distinction
langage de la philosophie / langage ordinaire paraît alors pouvoir se ranger
sous la distinction générique : langage spécialisé / langage commun. Mais
cette classification ne va pas de soi si l'on prend pour paradigme des langages
spécialisés une terminologie telle que celle de la chimie, comme c'est souvent
le cas à l'époque. Il ne va pas de soi pour deux raisons liées. La première, c'est
la grande porosité entre le vocabulaire technique de la philosophie et le
vocabulaire commun, les échanges s'effectuant dans les deux sens. Comme le
fait remarquer Meillet, dans son compte rendu du Lalande, s'« il y a des cas où
la langue philosophique a des mots de la langue courante – ces mots sont
naturellement les plus difficiles à définir », les cas les plus fréquents se
rencontrent quand « le vocabulaire courant se nourrit du vocabulaire technique
[...] : des mots du langage courant comme cause, matière ou essentiel sont
venus de la philosophie, sans doute ; dès qu'ils ont figuré dans le parler de tout
le monde, ils ont pris des sens nouveaux et ont perdu leur valeur précise »
9
Le Discours de la méthode est resté au programme de l’agrégation de grammaire jusqu’en 1878, en
tant que « monument de la langue française ».

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LES CONCEPTS EN PHILOSOPHIE. UNE APPROCHE DISCURSIVE

(Meillet, 1927 : 49). L'autre raison tient à l'irréductible polysémie du


vocabulaire philosophique, aussi « technique » soit-il, qui interdit son
assimilation pure et simple au vocabulaire monosémique (ou tendant à l'être)
d'une discipline scientifique. Or la distribution commun/technique ne recouvre
pas seulement la diversité des vocables, mais rend compte aussi des diverses
acceptions d'un même vocable.
Une fois dissipées les illusions fixistes et le volontarisme des
commencements, Lalande et ses pairs prennent conscience de ces difficultés et
s'emploient à leur apporter des réponses appropriées, mais avec des résultats
inégaux. La première question, celle du passage des mots de la langue
commune à la langue technique (et vice-versa), ne peut être clairement posée
que si l'on se place dans une perspective historique. Seuls les apports de la
sémantique historique devraient permettre de déterminer dans quelle mesure et
avec quels changements de signification un mot commun tire son origine de la
philosophie (à quelle époque, chez quel auteur, dans quelle doctrine, avec
quelle acception, etc.) ou, à l'inverse, quels mots de la philosophie ont eu un
sens et un usage dans la langue commune (dans ce cas, quel usage, quel sens?)
avant d’être acclimatés dans le langage philosophique. Dans un premier temps,
cette perspective paraît récusée : « non seulement sont écartées toutes les
acceptions des mots étrangers à la philosophie, mais nous n'avons retenu de
leurs significations historiques que ce qui pouvait être utile à comprendre ou à
justifier un usage contemporain » (Lalande, 1904 : 368).
Or, si modeste qu’il soit, cet objectif de compréhension et de justification
s'est révélé excéder les compétences ou contrarier les représentations des
rédacteurs du Vocabulaire, comme Lalande finit par le reconnaître, faute
d'avoir véritablement admis que « les sens des mots ne sont pas les valeurs
d'une variable indéterminée dont nous pourrions disposer à notre gré. Les mots
sont des choses, et des choses fort actives ; ils sont 'en nous sans nous' : ils ont
une existence et une nature qui ne dépendent pas de notre volonté, des
propriétés cachées même à ceux qui les prononcent ou les comprennent »
(Lalande, 1923 : xv). Ce qui tient lieu d'histoire du vocabulaire dans l'ouvrage,
ce sont ici et là des indications étymologiques, parfois fausses d’ailleurs,
comme celle de « Cause » 10. Quant à la genèse des mots d'un point de vue
philosophique, il apparaît, comme le note Meillet (1927 : 49) que le
Vocabulaire précise trop peu souvent leur contexte d'emploi ou, s'agissant des
néologismes, la valeur que l'introducteur de chaque mot lui attribue.
Il en va de même du traitement de la polysémie. La « méconnaissance de
la sémantique [...), la croyance naturelle qu'il existe une correspondance
régulière entre les mots et les choses et notamment que chaque mot, s'il a
plusieurs acceptions, possède du moins toujours un sens central, générique,
dont les autres ne sont que des applications particulières, un sens privilégié,
que la critique philosophique se doit de retrouver » (ibid. : XII), bref une sorte
de cratylisme spontané, ont conduit les auteurs du Vocabulaire à se tromper de
prime abord sur l'organisation à donner à chaque article. « Il suffit d'ouvrir
l'Essai de sémantique de Bréal, ou Le Langage de Vendryes pour savoir qu'en

10
« L(atin) Causa [de cavere ?] ».

228
LE VOCABULAIRE PHILOSOPHIQUE DE LALANDE (1902-1903)

fait les mots changent de sens par les déviations les plus variées : souvent, il
est vrai, par spécification, mais parfois aussi par cheminement de proche en
proche, ou par rayonnement autour de plusieurs centres successifs ; quelques
fois même par suite de méprises dues à leur Lautbild, ou à leur ressemblance
avec un autre mot de forme voisine. [...] Si regrettable que ce soit, il n'en va
guère autrement des termes philosophiques : ils se sont souvent déplacés, eux
aussi, au hasard d'accidents historiques, quoique plus subtils » (ibid. : xiv).
Or, la visée normative propre au Vocabulaire, quoiqu’elle n'ait pas la
même efficace dans tous les articles, est suffisamment prégnante pour que les
différentes acceptions d'un terme soient classées ni d'après l'étymologie, ni
d'après l'ordre de succession historique des théories où il apparaît, mais d'après
un principe hiérarchique. Quand ces acceptions relèvent à la fois de la langue
philosophique et du langage courant, le sens « technique » est donné en
premier ; le sens courant l'est toujours en second sous les marques : « sens
vulgaire » (art. « Aberration »), « sens divers » (art. « Absolu ») ou bien sans
marquage standard, mais avec des modalisations comme : « plus généralement
et plus vaguement » (art. « Absurde »). On tient là sans doute une propriété de
la lexicographie spécialisée, telle que Lalande la conçoit : l'ordre des
acceptions procède de la plus spécifique à la plus générale, ce qui la distingue
à la fois de la lexicologie générale, qui procède à l’inverse et d'une
terminologie scientifique, qui ne prend pas en compte les acceptions générales
relevant du langage courant.

7. L’extension de la philosophie
Quand d’autres dictionnaires philosophiques de l’époque, comme celui de
Baldwin, commencent par définir leur objet à la fois linguistique et
encyclopédique, Lalande ne se risque guère à donner une définition en
compréhension de la philosophie, se contentant de la désigner comme « la
synthèse la plus haute et la plus cohérente qu'il se puisse faire des
connaissances humaines » (Bull. SFPh., 1902 : 12). Mais c’est sur l’extension
que porte la précision définitoire, une extension restreinte au noyau dur de la
métaphysique, comme le montre l'essai de classement des termes relevant des
« sciences philosophiques considérées dans leur état actuel », qui dessine une
architecture des disciplines et des domaines (ibid.) :
*Psychologie
- Phénomènes d'activité
- Phénomènes de sensibilité
- Phénomènes d'intelligence
*Sociologie
*Sciences normatives 11 (« jugements d'appréciation »)
- Logique
- Esthétique
- Ethique

11
Ainsi nommées par Wundt.

229
LES CONCEPTS EN PHILOSOPHIE. UNE APPROCHE DISCURSIVE

*Philosophie générale (= Métaphysique)


- Origine des connaissances (méthode historique et critique)
- Dégagement des lois générales de la connaissance
- Ontologie
L’association de la psychologie et de la philosophie, à mi-chemin des
« sciences objectives » (surtout de la biologie) et des sciences morales et
politiques, qui, selon Baldwin, est réputée « traditionnelle et [...] essentielle »
et paraît relever à ce titre de l'évidence (Baldwin, 1905 : X), ne va pas de soi
dans le Vocabulaire. D'après le classement des sciences philosophiques qui
sert de cadre à la classification terminologique du Lalande, seules les sciences
normatives et la métaphysique peuvent revendiquer le nom de philosophie.
Sans doute l'étude des actes intellectuels est d'un côté psychologique, en tant
qu'ils sont liés aux formes sensitives de la vie mentale ; elle est logique, d'un
autre côté, en tant qu'on en discute la légitimité, ou qu'on les étudie en vue de
fonder la théorie du vrai ; enfin elle est métaphysique, si l'on en critique la valeur
objective. De même les phénomènes de jugement normatif ont, selon toute
vraisemblance, la majeure partie de leur origine, sinon toute, dans la vie sociale ;
et d'autre part, ils manifestent leur effet dans la direction des activités et des
pensées individuelles. Ils établissent ainsi une étroite liaison entre la psychologie
et la sociologie, et par leur caractère à la fois idéal et réel, les rattachent à la
philosophie générale [...]. La psychologie et la sociologie restent une préparation
nécessaire à la philosophie, et celle-ci réciproquement demeure leur centre,
contient la raison de leur intérêt. Mais il n'en demeure pas moins que ces
phénomènes peuvent être isolés [...]. Si donc la psychologie et la sociologie, dans
un avenir plus ou moins éloigné, achèvent leur évolution séparatiste, la
philosophie, au sens strict du mot, restera constituée par l'ensemble des sciences
normatives et de la métaphysique (Lalande, 1904 : 153-154).
Bref, là où Baldwin décrit une unité virtuelle, une convergence de
développement entre les sciences humaines (au premier chef, la psychologie)
et la philosophie, Lalande assigne un double rôle à ces « sciences de l'esprit »,
lié à leur état actuel : servir de propédeutique aux sciences normatives et à la
métaphysique (parce que toutes ces disciplines ont affaire aux mêmes
phénomènes) ; permettre les projections d'un domaine sur un autre. Mais ce
rôle est transitoire ; ces disciplines étant en passe de diverger les unes des
autres en accédant à une autonomie complète, rien ne justifie l'entrée massive
de leur terminologie dans un vocabulaire philosophique, notamment
lorsqu'elle est très spécialisée 12. Enfin, là où Baldwin cherche à mobiliser tous
les savoirs – même s'ils ne présentent pas le même degré d'intérêt
philosophique – Lalande ignore entièrement certaines disciplines. L'absence,
pour ainsi dire totale, de la terminologie linguistique dans le Vocabulaire, la
très sèche et très restrictive définition qu'il donne du terme « Linguistique » 13
méritent à cet égard d'être signalées.

12
C'est pourquoi, nous dit Lalande, ne figurent pas dans le Vocabulaire des termes comme myopie,
faradisation, hyperhémie ; ou encore apprentissage, entrepreneur, juridiction.
13
« Science du langage en général, fondée sur la comparaison des différentes langues connues ».

230
LE VOCABULAIRE PHILOSOPHIQUE DE LALANDE (1902-1903)

8. Définir et mettre en contexte


Les définitions prennent d'autant plus d'importance dans les articles d'un
dictionnaire spécialisé que la place accordée à la mise en contexte des termes
y est restreinte. Dans le Lalande, la citation d'auteur n'a pas principalement
statut d'exemple. Elle ne vise pas, du moins le plus souvent, à contextualiser le
terme lui-même, mais la définition de ce terme, comme il ressort de la
première des « règles » que la SFPh s'est données pour l'élaboration de
l’ouvrage : « ne citer de textes que ceux qui constituent une définition » (Bull.
SFPh., 1902 : 154). Le point de vue est intensionnel. En réalité, certaines des
mises en contexte jouent bien le rôle traditionnellement dévolu aux exemples
lorsqu'elles « sont nécessaires à justifier un sens rare ou douteux » (ibid.). Il
n'en demeure pas moins que les articles où les citations visent à lever des
ambiguïtés sont les moins nombreux.
La pratique de la définition dans le Vocabulaire est mise en lumière par la
distinction que Lalande opère entre deux types de définition :
Nous n'avons pas visé [...] à donner des définitions constructives, comme celles
d'un système hypothético-déductif, mais des définitions sémantiques, propres à
éclairer le sens ou les différents sens d'un terme, et à écarter autant que possible
les erreurs, confusions ou sophismes. Pas plus en cela qu'ailleurs on ne peut partir
de rien ; quand on y prétend, on n'aboutit qu'à n'avoir pas conscience de ce dont
on part. [...] On ne doit donc pas traiter ces définitions comme des principes
formels, sur lesquels on a le droit de raisonner mathématiquement, mais comme
des explications, où peuvent se rencontrer des répétitions de mots, quand elles ne
risquent pas de laisser l'esprit dans l'indétermination. (Lalande, 1968 [1923] :
XIII).

Ces précisions doivent se comprendre à la lumière de la remise en


chantier, à la fin du XIXe siècle, de la théorie de la définition par Peano et les
mathématiciens de son école et dont le long article « Définition » du
Vocabulaire, assorti d'un supplément, se fait l'écho. Dans cet article, on ne
retrouve pas la distinction définition sémantique / définition constructive, telle
qu'elle figure dans la préface. Cela paraît contrevenir à l'usage autonymique
des termes qu'on serait en droit d'attendre d'un travail dont le but est une
terminologie normalisée. Impossible terminographie ?

Travaux cités
Adamo, Giovanni. 1999. « Tra lessicologia e terminologia », in Antonio Lamarra, Roberto
Palaia (eds), Lexicon philosophicum. Quaderni di terminologia filosofica e storia
delle idee, 10, Firenze, L. S. Olschki, p. 1-17.
Auroux, Sylvain. 1990. Encyclopédie philosophique universelle. Tome II - Les Notions
philosophiques, Paris, Puf.
Baldwin James Mark. 1905. Dictionary of Philosophy and Psychology, New York, Mc Millan,
4 vol.
Couturat, Louis, Delbos, Victor, Lalande, André. 1902. « Constitution d'un vocabulaire
philosophique », Bulletin de la Société Française de Philosophie, 2-7 et 2-8.
Eucken, Rudolf. 1879. Geschichte der philosophischen Terminologie, Leipzig, Veit.

231
LES CONCEPTS EN PHILOSOPHIE. UNE APPROCHE DISCURSIVE

Eucken, Rudolf. 1895-96. « Philosophical Terminology and its History. Expository and
Apellatory », The Monist, VI, p. 497-515.
Koyré, Alexandre. 1948-49. « Lalande's Vocabulaire de la philosophie », Philosophy and
Phenomenogical Research, IX, p. 774.
Lalande, André. 1900. « Sur l'amélioration et la fixation du langage philosophique », Année
psychologique, VII, p. 669-671.
Lalande, André et al. 1901. « Propositions concernant l'emploi de certains termes
philosophiques », séance du 23 mai 1901, Bulletin de la Société Française de
Philosophie, 1-3, p. 36-41 et 501-516.
Lalande, André (dir.). 1902-1923. Vocabulaire technique et critique de la philosophie, paru en
fascicules dans le Bulletin de la Société Française de Philosophie (Tome II à XII,
1902-1912). 1ère éd., 2e éd., …augmentée d'un Supplément, Paris, Alcan, 1926, 2 vol.
3e édition, …avec additions au Supplément, Paris, Alcan, 1928, 2 vol. 4e édition, …
notablement augmentée, Paris, Alcan, 1932, 2 vol. 5e éd., …augmentée d'un grand
nombre d'articles nouveaux, Paris, Puf, 1947. 6e éd. …revue et augmentée, Paris,
PUF, 1950. 7e éd., 1956. 8e éd., 1960. 9e éd., 1962. Éditions posthumes : 10e éd., 1968.
11e éd., 1972. 12e éd., avant-propos de R. Poirier, 1991, 2 vol. (…) 21 e éd., 2010.
Meillet, Antoine. 1927. « A. Lalande. Vocabulaire technique et critique de la philosophie »,
Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, XXVIII-1, p. 48-50.
Peirce, Charles Sanders. 1931-1958, Collected Papers, Cambridge (MA), Harvard University
Press, 8 vol.
Rey, Alain. 1979. La Terminologie. Noms et notions, Paris, Presses Universitaires de France
(Coll. Que sais-je ?).
Tönnies, Ferdinand. 1887. Gemeinschaft und Gesellschaft, Leipzig, R. Reisland.
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Psychology and Philosophy, VIII-3, p. 289-332 ; VIII-4, p. 467-491.
Tönnies, Ferdinand. 1906. Philosophische Terminologie in psychologisch-soziologischer
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Welby, Lady Victoria. 1896. « Sense, Meaning and Interpretation », Mind. A Quarterly
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Wüster, Eugen. 1981. « L'étude scientifique générale de la terminologie, zone frontalière entre
la linguistique, la logique, l'informatique et les sciences des choses », in Helmut
Felber, Guy Rondeau, Vladimir I. Siforov (dir.), Textes choisis de terminologie. Tome
I. Fondements théoriques de la terminologie, Québec, Université Laval, p. 57-114.

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