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Dan Savatovsky
Université Sorbonne nouvelle – Paris 3
Laboratoire d’Histoire des Théories Linguistiques
1. Le réformisme terminologique
Le réformisme terminologique est l'héritier d'une double tradition
philosophique – dualité paradoxale. La première est celle du rationalisme de
l'âge classique, dans le cadre duquel ont été conçus les projets de
caractéristique universelle, où chacun des mots créés est réputé noter les
propriétés du concept qu'il représente. La seconde, d'origine nominaliste, vise
1
Reprise d’un article paru dans Langages 2007/4 (n° 168) : 39-52.
2
Outre le Lalande, le plus important dictionnaire de ce type est celui qui est édité par Baldwin (1905).
Pour une bibliographie, voir Auroux, 1990 : 1753-1757.
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Il obtint le prix mis au concours par Lady Welby en 1899 pour récompenser des travaux portant sur
« les causes de l’obscurité et de la confusion qui caractérisent actuellement la terminologie
psychologique et philosophique et sur les orientations qu’il faudrait prendre pour y remédier
pratiquement » (Mind, V-20, 1896 : 583).
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Dont les conditions initiales avaient été posées par Wüster (1931).
5
D’après Adamo (1999). Voir aussi Wüster (1981), Rey (1979).
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LEXICOGRAPHIE TERMINOGRAPHIE
Relève d'une lexicologie. Approche Relève d'une terminologie. Approche
sémasiologique : trajet du signe au onomasiologique ou caractéristique :
concept ou à l'objet trajet du concept ou de l'objet au signe
Primat des visées normatives Primat des visées descriptives
À prédominance linguistique À prédominance encyclopédique
(décrire des propriétés formelles ou (classer et ordonner des connaissances).
sémantiques). Est doté d’un Pas de métalangage définitoire (la
métalangage définitoire définition est hors de la langue)
Le choix des entrées se fonde sur la La fréquence d'un terme n'a aucune
fréquence d'usage pertinence
Entrées = unités de base de la langue Entrées = unités de base d'un langage
commune, représentées sous forme de spécialisé, comprenant des formes
lemmes simples complexes
Définitions = signification du mot dans Définitions = spécification de l'objet ou
ses différentes acceptions du concept dénotés par le terme
Contextualisation liée à l'usage, à valeur Pas de contextualisation prévue. Si c'est le
exemplaire, le plus souvent littéraire cas, elle est liée à l'exigence d'une
vérification documentaire
Ordre alphabétique des entrées (mais les Ordre conceptuel des entrées. Sous-
dictionnaires analogiques combinent catégorisation par domaines d'objets
ordres alphabétique et conceptuel)
Polysémie admise et décrite Polysémie non admise ou réduite
Combine synchronie et diachronie Strictement synchronique
S'adresse au lecteur ordinaire S'adresse à l'expert
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À l’inverse, les dictionnaires philosophiques ont assez peu attiré l'attention des linguistes. C'est ce qui
rend d'autant plus précieuses les courtes remarques de Meillet dans le compte rendu qu’il donne de la
seconde édition du Lalande (Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, 1927). De manière plus
générale, très peu de comptes rendus dans les revues spécialisées, parmi lesquels on a celui de Koyré
(1948-49) pour la cinquième édition de l'ouvrage.
7
L'entrée « Hétérogonie des fins » figure entre guillemets dans le Vocabulaire, ce qui indique « soit un
néologisme, soit un terme spécial à la langue d'un auteur ou d'une école ». L'expression vient de Wundt.
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(mais plutôt) à en créer » (in Lalande, 1901 : 503), Lalande précise qu'il ne
travaille pas « pour les philosophes en tant que créateurs. S'il en était ainsi, ce
serait la plus grande folie que de fixer le sens des termes. Il s'agit de ceux qui,
directement ou indirectement, subissent l'influence de la philosophie ou font
appel à ses concepts » (ibid. : 504). Conçu à l'origine pour la production, pour
l'écriture, cet instrument de travail professionnel se révèle très vite
principalement, voire exclusivement, utile à la lecture, c'est à dire destiné à la
« clientèle philosophique [...], aux élèves, savants, ouvriers, gens du monde »
(ibid. : 506), peu familiers de la langue philosophique : « une fonction à
laquelle (les auteurs n'avaient) pas songé tout d'abord [...]. Le Vocabulaire,
commencé en vue du thème, a servi surtout à la version » (Lalande, 1923 :
XII).
5. Un système de traduction
Thème, version : l'emploi par Lalande de vocables en vigueur à l’école illustre,
si besoin est, l’usage pédagogique que le Vocabulaire a fini par acquérir
presque exclusivement. Mais il marque aussi quelle représentation de la
« langue philosophique » se font Lalande et ses pairs, et dans quels termes ils
s'attachent à penser l'écart entre cette langue et la langue commune – le
passage de l'une à l'autre devant faire en quelque manière l'objet d'une
traduction. Un dictionnaire de philosophie est une sorte de bilingue qui met en
regard deux systèmes linguistiques distincts. Deux systèmes réduits à leur
lexique, même si Lalande, dans sa préface de 1923, paraît considérer un
instant la « syntaxe philosophique », renvoyant en réalité par cette expression
aux pseudo-raisonnements, aux chaînes de démonstration fautives ou à la
rhétorique philosophique, en tant qu'elles mériteraient d'être rectifiées ou
amendées (ibid. : XVII).
Cette propension à se représenter le lexique propre à une spécialité
disciplinaire comme la « langue de x » est le résultat à la fois d'un demi-siècle
de recherches en lexicologie historique et d'une mutation proprement scolaire.
En France, c'est à partir de 1850 que commencent à paraître des lexiques
spécialement consacrés à une discipline, sur le modèle de ceux qui sont
consacrés à des auteurs. C'est au même moment que l'on peut considérer
comme définitive l'autonomie du français (en tant que discipline enseignée)
par rapport aux humanités gréco-latines. La scolarisation de cette discipline est
corrélative d'une opération consistant à reconduire à l'intérieur même du
français l'ensemble des écarts que le colinguisme traditionnel instituait entre le
français, pris de façon unitaire, et le grec ou le latin. L'érection de la langue
philosophique scolaire en langue spécialisée fait partie de cette mise au pluriel
de la langue commune. Elle coïncide avec la prise en compte par
l'enseignement de la diversité historique des états de langue, de l'étude du
déploiement de la littérature nationale, depuis le haut moyen âge jusqu'aux
œuvres contemporaines. Il y a du français (la discipline) parce qu'il y a des
français : différents siècles littéraires enseignables, différents états de langue,
l'ancien, le moyen, le classique, etc., celui de Molière, celui de Chateaubriand,
etc., et donc aussi celui de la philosophie, etc.
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Pendant longtemps, l'idéologie scolaire nationale avait fait une large place
à l'idée que le français étant la langue même de la philosophie et qu'à l'inverse,
les premiers grands prosateurs du français étant des philosophes, on pouvait,
on devait même, d'abord les aborder pour leur valeur littéraire et leur intérêt
linguistique. Le choix des auteurs au programme, tous français, confortait
cette idée 9 ; et lorsque Leibniz était étudié dans l'enseignement secondaire et
supérieur, c'était pour ses écrits en français. Pendant longtemps, l'explication
des auteurs philosophiques était même la seule véritable occasion de se frotter
à des textes français au lycée, tout comme la version latine était l'une des rares
occasions d'écrire en français. De telles conceptions, qui répondaient à une
profonde unité des études humanistes et avaient pour effet d'annuler en grande
partie l'écart entre langue commune et langue philosophique, s'affaiblissent à
mesure que l'enseignement de la langue et de la littérature générale françaises
prend son essor et son indépendance, facilitant ainsi la scission, à l'intérieur
même des représentations du français, entre ses variantes spécialisées de
nature disciplinaire. C'est alors que ce qui était pensé tout au plus comme une
spécificité stylistique (le « style philosophique », à mettre sur le même plan
que le style épique, didactique, etc.) devient spécificité linguistique.
Ces évolutions, cet héritage scolaire si prégnant au sein de la SFPh,
doivent nous conduire à nous demander quel est le statut de la langue
philosophique dans le Vocabulaire, si ce statut est ou n'est pas conforme à
l'image que Lalande nous en donne dans ses préfaces et ses articles et, en
premier lieu, ce que signifie son marquage réputé « technique », tel qu'il est
annoncé dans le titre de l'ouvrage.
6. Technique
Parmi les acceptions de « technique » (adj.), le Vocabulaire nous donne celle-
ci, qui semble sans difficulté pouvoir s'appliquer à lui-même : « par opposition
à ce qui est du domaine commun, de la langue courante ». La distinction
langage de la philosophie / langage ordinaire paraît alors pouvoir se ranger
sous la distinction générique : langage spécialisé / langage commun. Mais
cette classification ne va pas de soi si l'on prend pour paradigme des langages
spécialisés une terminologie telle que celle de la chimie, comme c'est souvent
le cas à l'époque. Il ne va pas de soi pour deux raisons liées. La première, c'est
la grande porosité entre le vocabulaire technique de la philosophie et le
vocabulaire commun, les échanges s'effectuant dans les deux sens. Comme le
fait remarquer Meillet, dans son compte rendu du Lalande, s'« il y a des cas où
la langue philosophique a des mots de la langue courante – ces mots sont
naturellement les plus difficiles à définir », les cas les plus fréquents se
rencontrent quand « le vocabulaire courant se nourrit du vocabulaire technique
[...] : des mots du langage courant comme cause, matière ou essentiel sont
venus de la philosophie, sans doute ; dès qu'ils ont figuré dans le parler de tout
le monde, ils ont pris des sens nouveaux et ont perdu leur valeur précise »
9
Le Discours de la méthode est resté au programme de l’agrégation de grammaire jusqu’en 1878, en
tant que « monument de la langue française ».
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« L(atin) Causa [de cavere ?] ».
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fait les mots changent de sens par les déviations les plus variées : souvent, il
est vrai, par spécification, mais parfois aussi par cheminement de proche en
proche, ou par rayonnement autour de plusieurs centres successifs ; quelques
fois même par suite de méprises dues à leur Lautbild, ou à leur ressemblance
avec un autre mot de forme voisine. [...] Si regrettable que ce soit, il n'en va
guère autrement des termes philosophiques : ils se sont souvent déplacés, eux
aussi, au hasard d'accidents historiques, quoique plus subtils » (ibid. : xiv).
Or, la visée normative propre au Vocabulaire, quoiqu’elle n'ait pas la
même efficace dans tous les articles, est suffisamment prégnante pour que les
différentes acceptions d'un terme soient classées ni d'après l'étymologie, ni
d'après l'ordre de succession historique des théories où il apparaît, mais d'après
un principe hiérarchique. Quand ces acceptions relèvent à la fois de la langue
philosophique et du langage courant, le sens « technique » est donné en
premier ; le sens courant l'est toujours en second sous les marques : « sens
vulgaire » (art. « Aberration »), « sens divers » (art. « Absolu ») ou bien sans
marquage standard, mais avec des modalisations comme : « plus généralement
et plus vaguement » (art. « Absurde »). On tient là sans doute une propriété de
la lexicographie spécialisée, telle que Lalande la conçoit : l'ordre des
acceptions procède de la plus spécifique à la plus générale, ce qui la distingue
à la fois de la lexicologie générale, qui procède à l’inverse et d'une
terminologie scientifique, qui ne prend pas en compte les acceptions générales
relevant du langage courant.
7. L’extension de la philosophie
Quand d’autres dictionnaires philosophiques de l’époque, comme celui de
Baldwin, commencent par définir leur objet à la fois linguistique et
encyclopédique, Lalande ne se risque guère à donner une définition en
compréhension de la philosophie, se contentant de la désigner comme « la
synthèse la plus haute et la plus cohérente qu'il se puisse faire des
connaissances humaines » (Bull. SFPh., 1902 : 12). Mais c’est sur l’extension
que porte la précision définitoire, une extension restreinte au noyau dur de la
métaphysique, comme le montre l'essai de classement des termes relevant des
« sciences philosophiques considérées dans leur état actuel », qui dessine une
architecture des disciplines et des domaines (ibid.) :
*Psychologie
- Phénomènes d'activité
- Phénomènes de sensibilité
- Phénomènes d'intelligence
*Sociologie
*Sciences normatives 11 (« jugements d'appréciation »)
- Logique
- Esthétique
- Ethique
11
Ainsi nommées par Wundt.
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12
C'est pourquoi, nous dit Lalande, ne figurent pas dans le Vocabulaire des termes comme myopie,
faradisation, hyperhémie ; ou encore apprentissage, entrepreneur, juridiction.
13
« Science du langage en général, fondée sur la comparaison des différentes langues connues ».
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Travaux cités
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4 vol.
Couturat, Louis, Delbos, Victor, Lalande, André. 1902. « Constitution d'un vocabulaire
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Apellatory », The Monist, VI, p. 497-515.
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Phenomenogical Research, IX, p. 774.
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Lalande, André (dir.). 1902-1923. Vocabulaire technique et critique de la philosophie, paru en
fascicules dans le Bulletin de la Société Française de Philosophie (Tome II à XII,
1902-1912). 1ère éd., 2e éd., …augmentée d'un Supplément, Paris, Alcan, 1926, 2 vol.
3e édition, …avec additions au Supplément, Paris, Alcan, 1928, 2 vol. 4e édition, …
notablement augmentée, Paris, Alcan, 1932, 2 vol. 5e éd., …augmentée d'un grand
nombre d'articles nouveaux, Paris, Puf, 1947. 6e éd. …revue et augmentée, Paris,
PUF, 1950. 7e éd., 1956. 8e éd., 1960. 9e éd., 1962. Éditions posthumes : 10e éd., 1968.
11e éd., 1972. 12e éd., avant-propos de R. Poirier, 1991, 2 vol. (…) 21 e éd., 2010.
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Peirce, Charles Sanders. 1931-1958, Collected Papers, Cambridge (MA), Harvard University
Press, 8 vol.
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Tönnies, Ferdinand. 1899. « Philosophical Terminology », Mind. A Quarterly Journal of
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Felber, Guy Rondeau, Vladimir I. Siforov (dir.), Textes choisis de terminologie. Tome
I. Fondements théoriques de la terminologie, Québec, Université Laval, p. 57-114.
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