Vous êtes sur la page 1sur 4

Revue des Études Grecques

17. Trédé-Boulmer (Monique), Kairos. L’À-propos et l’occasion.


Le Mot et la notion, d’Homère à la fin du IVe siècle avant J.-C.,
Préface de Jacqueline de Romilly, édition revue et corrigée
Paris, Les Belles Lettres («Études anciennes » ; 150), 2015
Pascale Hummel

Citer ce document / Cite this document :

Hummel Pascale. 17. Trédé-Boulmer (Monique), Kairos. L’À-propos et l’occasion. Le Mot et la notion, d’Homère à la fin
du IVe siècle avant J.-C., Préface de Jacqueline de Romilly, édition revue et corrigée Paris, Les Belles Lettres («Études
anciennes » ; 150), 2015. In: Revue des Études Grecques, tome 129, fascicule 2,2016. pp. 634-636;

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_2016_num_129_2_8427_t18_0634_0000_1

Fichier pdf généré le 06/01/2020


634 comptes rendus bibliographiques[REG, 129

17. Trédé-Boulmer (Monique), Kairos. L’À-propos et l’occasion. Le Mot et la


notion, d’Homère à la fin du ive siècle avant J.-C., Préface de Jacqueline de
Romilly, édition revue et corrigée Paris, Les Belles Lettres («  Études
anciennes  »  ; 150), 2015, in-8°, 361 p.

La maison «  Les Belles Lettres  » a pris l’initiative heureuse de rééditer la


thèse que la désormais académicienne Monique Trédé a soutenue en 1987 et
publiée une première fois en 1992. Longtemps son mentor et sa mère spirituelle,
Jacqueline de Romilly, une autre académicienne, explique dans la Préface que
la passionnante tâche de suivre l’histoire d’un mot donne accès au noyau de
la notion et à l’histoire même de la pensée. Pour la Grèce antique une telle
recherche revêt une importance particulière, le vocable kairos réunissant en effet
toutes les conditions d’un mot «  exceptionnel  ».
D’Hésiode à Callistrate, des éloges de kairos sont repérés sur onze siècles.
La traduction en l’occurrence n’est d’aucun secours  : elle se limite simplement
à suggérer et oriente vers un sens possible  : occasion, à propos, juste mesure,
opportunité, etc. Pour ainsi dire effet secondaire, la «  plasticité  » de kairos
dérive du point de vue rétrospectif propre à toute tentative de transposition ou
traduction. Le mot renvoie à l’idée d’action efficace  : son évolution est parallèle
à celle des technai (médecine, politique, guerre, art oratoire). Ulrich von Wila-
mowitz-Moellendorff (1913) y voit un mot intraduisible et une notion typique-
ment grecque. La distinction entre histoire du mot et histoire de la notion sup-
pose que les deux (mot et notion) soient liés. L’influence de kairos est avérée
dans trois domaines  : poésie archaïque, théories sophistiques du discours, his-
toire de l’art et de l’esthétique antiques. Son appartenance aux vocables-clefs
de la morale archaïque est décisive (U. von Wilamowitz et H. Fraenkel). Parce
que le mot manifeste un type d’intelligence s’appliquant au registre du contin-
gent (logismos, gnomè, doxa, phronèsis), son étude a connu un regain d’intérêt
avec le livre de J.-P. Vernant et M. Detienne, Les Ruses de l’intelligence
(1974). D’une manière ouvertement paradoxale, le kairos dénonce une lacune
de la connaissance (absence de règle universelle), en même temps qu’il permet
d’en triompher  : il intervient quand le savoir ne peut être coextensif au réel.
L’époque archaïque unit réflexion morale et souci du kairos. Le développe-
ment de kairos est corrélatif à l’essor des technai. Situé à la jonction de la
raison et du réel, le kairos est imprévisible, impondérable et irréversible. Glis-
sant du don divin à la conquête humaine, la notion se banalise provisoirement à
la fin du ive siècle, avant d’être réappropriée par le Portique. La position centrale
qu’occupe l’idée d’action efficace explique la place faite dans cette enquête aux
textes dramatiques. La minutie de la démarche justifie la présence abondante de
citations.
Le chapitre I («  Le mot. Le dossier sémantique de kairos  ») passe en revue
les pièces composant le dossier sémantique de kairos. La valeur spatiale est bien
attestée dans le corpus homérique, et l’adjectif kairios figure en bonne place
dans le corpus hippocratique. L’idée commune aux occurrences archaïques est
celle d’une parole assimilée à une flèche allant droit au but  : entre coupure et
jointure, le kairos tranche. Volontiers associé à summetria, tout ensemble règle
de conduite et règle esthétique, le terme suscite réflexions et débats dans de
nombreux domaines de l’activité humaine. Le chapitre se conclut par l’examen
de la racine *ker- et de quelques mots techniques (Appendice A), et par l’étude

99407_REG_2016-2_11_ComptesRendus.indd 634 25/01/17 09:43


2016] comptes rendus bibliographiques 635
des représentations iconographiques du/de «  Kairos  » (Appendice B) avec les
notions liées comme la métis (Appendice C).
D’Homère au ive  siècle (chapitre II  : «  Le kairos archaïque  »), le mot glisse
de l’acception spatiale (lieu critique) au sens temporel (moment critique). Pour
Hésiode et Pindare le kairos préside aux actions humaines  ; à l’époque archaïque,
l’efficacité d’un acte est corrélée à sa qualification morale  : Les Travaux et les
Jours véhiculent ouvertement une éthique du kairos  ; les épinicies de Pindare
déroulent une poétique du kairos. Parce qu’il symbolise idéalement la poétique
de la brisure et l’art du raccourci, le kairos est emblématique du style lyrique
défini par la compression du récit. Les termes kairos et summetria dessinent une
poétique de l’harmonia  : la multiplicité des kairoi (parties) de l’ode ne va pas
sans summetria ni harmonia. Le poète lyrique est par excellence un créateur
d’harmonie.
Personnification et divinisation du kairos vont de pair avec l’essor des arts et
des techniques (médecine, politique, rhétorique) qui lui accordent une place nou-
velle (Deuxième partie  : «  Les arts (technai) et le kairos  ») faite de chatoyante
diversité (poikilia). La diététique est un art de la mesure (chapitre 3  : «  Le kairos
dans l’art médical  »). Parce qu’il rythme les moments critiques et les crises, le
kairos peut être appelé aussi un art du temps.
L’historiographie grecque (chapitre 4  : «  kairos dans l’art du stratège et l’art
politique  ») glisse d’une Histoire sans kairos (L’Enquête d’Hérodote) au primat
du kairos (Thucydide), une thèse confortée par l’analyse de certaines constructions
syntaxiques. Le kairos n’est pas sans affinité avec la tukhè. La notion s’applique
volontiers au domaine de la politique  : le Contre Diondas d’Hypéride, qui érige
le kairos au rang de topos, est un écho au débat opposant deux orateurs célèbres
(Démosthène et Eschine).
L’art oratoire qui fait toute sa place au kairos lui confère un sens particulier
(chapitre  5  : «  Le kairos des orateurs  »). Alcidamas et Isocrate s’affrontent sur
le sujet  ; les sophistes maîtrisent l’art de saisir le moment opportun en improvi-
sant à bon escient. L’orateur est un maître de la bonne occasion saisie. Platon
aborde à sa façon le kairos propre aux orateurs  : le Gorgias condamne la rhéto-
rique sophistique  ; le Phèdre inclut le kairos dans la rhétorique philosophique  ;
le Théétète et le Politique le mettent en relation avec l’art du détour et de la juste
mesure.
Avant la «  Bibliographie  » (p. 309-333) et l’«  Index  » des textes grecs et
latins mentionnés (p. 335-358), de brèves remarques sur kairos et méson dans les
livres I et II de l’Éthique à Nicomaque tiennent lieu de bilan général («  Épilogue
et conclusion  »). Le conseil du sage Pittacos kairon gnôthi («  connais le kai-
ros  ») recèle la substantifique moelle de la démonstration proposée. La notion
étudiée se développe (Homère) avec l’art de la chasse et le tir de l’archer. La
poésie archaïque élabore une morale de la bonne occasion  : pour le laboureur,
l’archer, l’aurige, le pilote, le médecin, l’homme politique, le poète ou l’orateur
la saisie du kairos manifeste la bienveillance des dieux. Au ve siècle enfin, la
conscience grecque découvre les pouvoirs de l’intelligence et les ressources de
l’art.
Alors que le xxe siècle s’éloigne sous nos yeux, trente ans après sa publica-
tion l’étude du Professeur Trédé continue de refléter la science des années 1980.
Ce n’est pas sans émotion que j’ai pour ma part relu ce travail, me souvenant de
mes propres années d’études, du jour de la soutenance, de l’innocence d’un

99407_REG_2016-2_11_ComptesRendus.indd 635 25/01/17 09:43


636 comptes rendus bibliographiques[REG, 129

temps où les choses étaient plus simples qu’aujourd’hui, et le sens pas encore
menacé dans son essence même. Plusieurs générations d’hellénistes doivent à
Monique Trédé leur formation et leur entrée dans la carrière des honneurs  : cette
monographie atteste sans conteste les qualités pédagogiques de son auteur.
Pascale Hummel

99407_REG_2016-2_11_ComptesRendus.indd 636 25/01/17 09:43

Vous aimerez peut-être aussi