Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Définition
Le kairos est le temps du moment opportun. Il qualifie un
intervalle, ou une durée précise, importante, voire décisive.
la philosophie et la phénoménologie,
la médecine,
la politique,
la stratégie,
la théologie ,
la psychologie.
Du local vers le temporel, en passant par la juste mesure, le
kairos a eu de nombreuses significations plus ou moins établies
et compatibles. On le traduit souvent par « occasion », mais le
terme ne restitue que très partiellement une notion riche de
tous ses déplacements. Il n’est pas possible de trouver un terme
français équivalent qui puisse marquer toutes les parentés que
la notion grecque a connues.
Kairos, marque d'imprimeur
Le kairos opère la rencontre de deux problèmes : celui de d'Andreas Cratander, d'après un
dessin de Hans Holbein le Jeune et
l’action et celui du temps. Toutes ses acceptions ne sont pas
gravée par Jacob Faber, 1522. La
temporelles (notamment celles qui se rapportent à la « juste phrase en grec précise le sens de la
mesure » et la « convenance »), mais elles contiennent et devise Occasio : « En toute chose, il
complètent les germes d’une signification spécifiquement est préférable de saisir le bon
2
temporelle. Le kairos implique une vision du temps qui puisse moment » .
se concilier avec une exigence d’efficacité de l’action humaine.
Le kairos est un moment, mais si on comprend « moment »
uniquement comme une durée mesurable qui s’étend d’un point A à un point B, on est certain de le
rater. Il est d’autant plus tentant de parler d’un temps propre au kairos que les Grecs en ont fait
une divinité temporelle souvent associée, voire confondue, avec Chronos.
Le kairos se rattache à un certain type d’actions qui doivent être accomplies « à temps » et ne
tolèrent ni le retard, ni l’hésitation. Si la notion de kairos est indissociable du mot grec, elle est
aussi indissociable d’un contexte qui est celui de la Grèce des ve et ive siècles av. J.-C. À une époque
où l’action devient autonome et ne dépend plus de la volonté divine, la nécessité d’observer le
kairos s’est dégagée pour les Grecs de leurs expériences dans de multiples domaines, à savoir selon
3
Monique Trédé-Boulmer :
en philosophie, le Kairos ou « temps kairologique » a pris une très grande importance dans
le courant phénoménologique notamment chez Martin Heidegger. Ses recherches ont aussi
conduit à réhabiliter ce vieux concept de temps notamment en Théologie avec les travaux de
Rudolf Bultmann.
le domaine politique : dans l'Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide fait une place
importante aux kairoi qui traversent l’Histoire, ces moments qui engagent le sort des cités :
déclarations de guerre, négociations ou ruptures d’alliances…
en rhétorique, « le kairos est le principe qui gouverne le choix d’une argumentation, les
moyens utilisés pour prouver et, plus particulièrement, le style adopté », il désigne aussi le
moment où il faut attirer l’attention des auditeurs pour accomplir un retournement de
persuasion ;
en théologie, le Kairos est l'action de Dieu à un moment particulier du continu du temps
humain (le Chronos), invitant une action (réponse) humaine opportune concomitante.
le domaine artistique : c’est l’infime nuance, la minime correction, qui fait l’œuvre réussie,
c’est devenu, par voie de conséquence, le moment où un artiste doit s’arrêter et laisser son
œuvre vivre sa propre vie ;
le domaine médical : les hippocratiques ont dégagé la notion de crise, instant critique où la
maladie évolue vers la guérison ou la mort, c’est à ce moment précis que l’intervention du
médecin prend un caractère nécessaire et décisif ;
le domaine militaire : le bon stratège sait que la victoire n’est pas une simple question de
supériorité numérique et qu’il y a un moment où l’attaque portée sur l’adversaire amènera la
panique et donnera une issue définitive à la bataille ;
le domaine moral : chez les tragiques, le kairos nous préserve de la démesure et nous
enseigne qu’il faut respecter la convenance – dans les traités éthiques d’Aristote, le sens de
la notion se réduit pour devenir la catégorie du Bien selon le temps.
Toutes les acceptions de kairos ne sont pas directement liées au temps, mais toutes sont liées à
l’efficacité. Quel que soit le domaine envisagé – médecine, stratégie, rhétorique… –, il renverse les
situations et leur donne une issue définitive : la vie ou la mort, la victoire ou la défaite. Il est la
condition de l’action réussie et il nous apprend que, paradoxalement, la réussite tient à presque
4
rien. S’il est si difficile de le définir, cela vient aussi de ce qu’il relève du « presque rien » .
Il échappe constamment aux définitions qu’on essaye de lui appliquer, parce qu’il se trouve
toujours à la jointure de deux notions : l’action et le temps, la compétence et la chance, le général et
le particulier. Il n’est jamais tout entier d’un côté ou d’un autre. Cette indétermination est liée à son
pouvoir de décision. Il retient pour chaque cas les éléments pertinents pour agir, mais il ne se
confond pas avec eux. Il est « libre » de changer, et c’est pour cela qu’il est aussi difficile à saisir
dans la pratique qu’à comprendre dans la théorie.
Fortuna de Machiavel
Un Prince digne de ce nom se devait, déclara Machiavel, de faire preuve de virtù dans les
circonstances imprévisibles de l'action politique. La virtù qui, faisant fond sur le libre-arbitre et sur
les habiletés — propres, en grande partie, à l'art de la guerre — du Prince, se rapproche bien plus
du kairos que de la fortuna ; celle-ci étant, au point de vue du Prince, bien plus mauvaise que
bonne. Et Machiavel d'avoir interdit au Prince de « prier » pour que le sort lui fût favorable, c'est-
à-dire d'abdiquer son libre-arbitre et de s'en remettre à une fortuna, complètement aveugle dans
son déploiement.
Sous l'angle de la sémiosis, les exégètes des textes de Machiavel — et surtout du Prince et des
Discours sur la première décade de Tite-Live — en ont, alors, pu dégager le concept d'« occasion ».
À dire vrai, l'occasion est implicite à ladite virtù et fait écho au kairos, d'autant que le Prince, loin
d'être passif comme ses sujets qui, somme toute, sont réduits au rang d'objet du projet politique, se
doit de conserver le pouvoir et de l'accroître en prenant les bonnes initiatives, en saisissant les
bonnes occasions, en ayant le goût du risque, en sachant faire preuve de ruse et de force devant les
circonstances changeantes de l'État, en un mot : de savoir user du kairos. En ce sens, occasion et
kairos sont synonymes.
Chez Nietzsche
Dans Par-delà bien et mal, 274, Nietzsche évoque le καιρός : « Le "Raphaël sans mains", ce mot
pris au sens le plus large, serait-il dans le domaine du génie, non pas l'exception, mais la règle ? -
Le génie n'est peut-être pas si rare ! mais il lui manque les cinq cents mains nécessaires pour
maîtriser le Kairos, le "moment propice", pour saisir l'occasion aux cheveux ! »
Annexes
Bibliographie
Patrice Guillamaud, « L’essence du kairos », Revue des Études Anciennes, vol. 90, nos 3-4,
988, p. 359-371 (lire en ligne (https://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1988_num_90_3_4341), consulté
le 13 août 2020)
Pierre-Maxime Schuhl, « De l’instant propice », Revue Philosophique de la France et de
l’étranger, vol. 152,1962, p. 69-72 (lire en ligne (https://www.jstor.org/stable/41089934), consulté le
7 octobre 2020).
Pierre Aubenque, Le Problème de l'être chez Aristote, Presses universitaires de France,
1962
Pierre Aubenque, La Prudence chez Aristote, Presses universitaires de France, 1963
Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence : la Mètis des Grecs,
Flammarion, 1974
collectif dir. Evanghelos Moutsopoulos, Kairos. La mise et l'enjeu, Paris, Vrin, 1991, 325 p.
(BNF 5697205x (https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb5697205xr.public))
Monique Trédé-Boulmer, Kairos : l'à-propos et l'occasion. Le mot et la notion, d'Homère à la
fin du ive siècle av. J.-C., Paris, Klincksieck, coll. « Études et commentaires » (no 103), 1992,
338 p. (ISBN 2-252-02791-6, BNF 35551511 (https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb355515117.public))
collectif dir. Lambros Couloubaritsis et J.-J. Wunenburger et Wunenburger, Les figures du
temps, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1997, 398 p. (ISBN 2-86820-680-8)
(es) Aurora Egido, Las caras de la prudencia y Baltasar Gracián, Madrid, Castalia, 2000
(en) collectif dir. Phillip Sipiora et James Baumlin et Baumlin, Rhetoric and Kairos : essays in
history, theory, and Praxis, State University of New York Press, 2002, 258 p.
(ISBN 0-7914-5234-4).
G.E.R.Lloyd (en), « Le Temps dans la pensée grecque (https://unesdoc.unesco.org/ark:/4822
3/pf0000023680) » [PDF], sur unesdoc.unesco.org, octobre 1972, p. 1-31.
Carl-Gustav Jung, Synchronicité et Parecelsica, trad. de l'allemand par Claude Maillard et
Christine Pflieger-Maillard, Albin-Michel, Paris 1988
8
Michel de Kemmeter . La Valeur du Temps, Ed. Racine, Bruxelles 2006, (ISBN 2-87386-451-6)
Liens externes
Géraldine Mosna-Savoye, « Qu’est-ce que le kairos ? (https://www.franceculture.fr/emission
s/le-journal-de-la-philo/le-journal-de-la-philo-du-mardi-03-mars-2020) », sur Le Journal de la
Philo, France Culture, 4 mars 2020.
Articles connexes
Le Prince de Machiavel
Temps
Chronos (philosophie)
Baltasar Gracián
Kairos (christianisme)
Références
1. Aristote, L’Homme de génie et la mélancolie (traduction, présentation de J. Pigeaud), Payot -
Rivages, 1988, p. 88.
2. Christian Müller et al., Hans Holbein the Younger: The Basel Years, 1515–1532, Munich,
Prestel, 2006 (ISBN 9783791335803).
3. (Trédé-Boulmer 1992)
4. Vladimir Jankélévitch, Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Paris, PUF, 1957.
5. Jung, C. G. (Carl Gustav), 1875-1961. et Pflieger-Maillard,, Syncronicité et Paracelsica, Albin
Michel, 1988 (ISBN 2-226-02820-X et 978-2-226-02820-4,
OCLC 20082157 (https://worldcat.org/fr/title/20082157), lire en ligne (https://www.worldcat.org/o
clc/20082157))
6. H.F. Ellenberger, « Développement historique de la notion de processus psychothérapique »,
Psychotherapy and Psychosomatics, vol. 29, nos 1-4,1978, p. 1–12 (ISSN 1423-0348 (https://p
ortal.issn.org/resource/issn/1423-0348) et 0033-3190 (https://portal.issn.org/resource/issn/0033
-3190), DOI 10.1159/000287095 (https://dx.doi.org/10.1159/000287095), lire en ligne (https://d
x.doi.org/10.1159/000287095), consulté le 6 décembre 2020)
7. Duc Lê Quang, « Faire advenir l'effet : le moment opportun en psychothérapie dans le miroir de
la Chine », Psychothérapies, vol. 33, no 4,2013, p. 245 (ISSN 0251-737X (https://portal.issn.or
g/resource/issn/0251-737X),
DOI 10.3917/psys.134.0245 (https://dx.doi.org/10.3917/psys.134.0245), lire en ligne (http://ww
w.cairn.info/revue-psychotherapies-2013-4-page-245.htm), consulté le 6 décembre 2020)
8. « La valeur du Temps (https://www.racine.be/fr/la-valeur-du-temps) », sur Éditions Racine,
21 janvier 2016 (consulté le 13 mai 2022)