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Bernard Aspe
5 mars 2019
Si le capitalisme s’exerce d’abord et essentiellement par une prise sur le temps, alors la possibilité d’expériences de
vie collectives qui échappent à cette emprise ne sera possible qu’à condition de rompre avec sa manière de compter et
d’agencer le temps. C’est à une relecture du conflit politique comme conflit des temps que nous engage ainsi le
philosophe Jacques Rancière.
Now future. Un énoncé qui résonne d’une belle manière lorsqu’il est inscrit sur des
banderoles dans une « marche pour le climat ». On ne l’y entend plus comme le jeu
de mot publicitaire qu’il peut être par ailleurs. Sans doute répond-il alors avant tout
au No future porté par une génération rebelle il y a quelques décennies, qui avait
chantage qui voulait que l’on soit capable de sacrifier le présent pour pouvoir être
récompensés – plus tard. Mais il ne s’agit pas seulement de dire qu’il faut se soucier
du futur, et s’en soucier dès maintenant. Car ce qu’indique avant tout l’énoncé Now
future, c’est bien, très littéralement une conjonction paradoxale des temps : le futur
est au présent, le futur est déjà là.
Il y a bien des manières de comprendre ce paradoxe. Le déjà là ne doit en tout cas pas
être entendu sur le mode d’un potentiel qui sera nécessairement actualisé. C’est un
tel modèle qui a pu faire croire que la société capitaliste contenait la société
précisément cette croyance qu’il s’agit tout d’abord de combattre. Et par là même, le
présupposé sur lequel elle fait fond, qui est celui d’une certaine image du temps.
Il ne serait pas exagéré de dire que ce qui anime le travail de Rancière a été, depuis
La Nuit des prolétaires en 1980, un tel combat. C’est en tout cas la manière dont il
ressaisit lui-même, dans quelques textes récents, le sens global de son travail.
La nécessité historique, c’est donc ce qui, jadis (jusqu’à la fin des années 1970
seulement ce qui est censé s’imposer comme loi de l’économie. Ce sont là non pas
deux « idéologies », mais deux fictions, nous dit Rancière – les fictions se
distinguent des idéologies en ce que leur rôle n’est pas d’occulter la réalité, mais
bien de la construire. Ces deux fictions peuvent être rivales ; elles n’en partagent pas
progressive d’un contenu immanent. Or, nous dit Rancière, c’est une erreur de
Il est aisé de voir à quoi correspond cette supposition dans la version progressiste ou
Peut-être est-il moins aisé de le saisir dans la version réactionnaire qui l’emporte
aujourd’hui, car nous nous sommes déshabitués à attendre quoi que ce soit du
temps qui vient ; nous ne pouvons en particulier par prêter foi à cette promesse sur
d’austérité qu’il faut prendre dans le présent. Cette rationalité paradoxale, nous dit
événements ne s’enchaînent pas au hasard ; ils suivent une certaine logique, ils se
déplient selon une enchaînement déterminé de causes et d’effets. Et s’il s’agit bien
de mimésis, et de théâtre, c’est que les effets sont inattendus et paradoxaux : « Dans
toujours de développer l’enchaînement des causes qui nous mènent, nous ont
montrer comment ces causes produisent leurs effets en inversant les apparences et
les attentes, comment la prospérité nous attend au terme des épreuves subies ou le
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désastre au terme des illusions de bonheur » Les Bords de la fiction, Paris, Seuil,
2017, p. 8.
Aussi surprenants que puissent être, comme au théâtre, les rebondissements et les
péripéties, la fin est déjà connue, puisqu’elle est contenue dans ce qui est donné
répand dans certains milieux écologistes et/ou militants, n’est en ce sens que le
suivent également le schème d’un temps pensé comme dévoilement d’un contenu
l’étymologie, comme opportunité de renversement, elle est en tout cas le fruit d’un
processus qui est censé emporter d’un même mouvement les dominants et ceux qui
Or, s’il s’agit bien de rejeter l’image du temps qui sous-tend ces spéculations, c’est
dans la mesure où il nous faut envisager une autre histoire du temps, qui y est
irréductible, celle depuis laquelle nous devons regarder ce qui arrive aujourd’hui :
l’égalité est une histoire autonome, elle n’est pas le développement des stratégies
parfois des années – qui créent des dynamiques temporelles propres dotées de plus
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ou moins d’intensité et de durée » En quel temps vivons-nous ?, Paris, La Fabrique,
2017, p. 31.
tout d’abord parce qu’il n’a rien de continu ; il est fait de moments, et ces derniers
ne sont pas voués à se totaliser. Ils indiquent bien en revanche l’insistance d’une
l’égalité.
Notons que la présupposition égalitaire n’est pas un principe, comme une règle à
laquelle je me réfère pour guider mon action, et qui a donc la forme d’un devoir-
cette capacité n’existe que si elle est activement vérifiée, mise en œuvre dans un
dispositif particulier, sur une scène qui est toujours locale – c’est pourquoi, pour
seulement la mise en œuvre d’une certaine conception du temps, mais aussi celle
temps est la première des matérialités. Elle distribue notamment les temps de repos
Pour comprendre cela, il faut tout d’abord voir « que le temps n’est pas simplement
la ligne tendue entre un passé et un futur. Il est aussi et d’abord un milieu de vie ».
Or ce milieu de vie est toujours déjà marqué par une division : il distribue les
humains « en deux formes de vie séparées : la forme de vie de ceux qui ont le temps
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et la forme de vie de ceux qui ne l’ont pas » Les temps modernes, p. 53. Si certains,
bien plus nombreux que les autres, n’ont pas le temps, c’est dans la mesure où leur
vie est censée être vouée au travail. « Ce qui définit l’être-ouvrier, c’est simplement
qui donne leur manière d’être, de sentir et de penser à ceux qui sont nés pour obéir
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» Rancière, Préface à la nouvelle édition du recueil de textes de Gabriel Gauny, Le
Philosophe plébéien, Paris, La Fabrique, 2017, p. 10-11. Qu’on leur ait octroyé, à ces
ouvriers ou plus généralement aux gens voués au travail (ou à la recherche d’un
keynésien ne change rien au fond des choses : les petits suppléments de distraction,
quand ils sont encore accessibles, n’empêchent pas que leur vie soit définie comme
La première rupture avec l’ordre dominant a donc une forme simple : elle survient
chaque fois que ceux qui n’ont pas le temps prennent le temps, et inventent par là
même une forme nouvelle de temps. Quand ceux qui étaient voués au temps du
travail et à la production découvrent le bonheur contenu dans l’oisiveté, ou dans la
découverte des activités qui étaient réservées aux autres, à ceux qui ont le temps –
égards matriciel, Rancière est revenu sur le geste de ceux qui se déplacent pour
occuper la place qui ne leur était pas destinée : les ouvriers qui se mettent à écrire, à
faire des réunions, des théories sur le vivre-ensemble, qui partent annoncer la
révolution à venir, ou qui goûtent les délices d’une journée de printemps sur les
évoque dans sa préface, op. cit., p. 193 sq.. « Travailler sur l’émancipation ouvrière,
c’est en effet rencontrer la réalité fondamentale du temps comme forme de vie »
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Les temps modernes, p. 33. Cette rencontre est avant tout celle des
bouleversements dont cette forme de vie est susceptible. Et ce sont ces
Sans doute les problèmes se sont-ils compliqués depuis la fin des espérances
portées par le mouvement ouvrier, mais la division centrale demeure, entre ceux qui
ont le temps et ceux qui doivent le prendre pour être autre chose que ce à quoi ils
sont censés s’identifier. Si le temps est compté, ce n’est pas d’abord pour Rancière
au sens d’une menace qui ne pourra pas ne pas s’actualiser, et du compte à rebours
agi de le mesurer, et de pouvoir ainsi mesurer la productivité, bien sûr ; mais aussi
de répartir ceux qui doivent se consacrer à une activité productive et ceux qui en
sont dispensés, ou du moins qui peuvent en choisir les formes et les rythmes,
précisément parce qu’ils vivent de la mise au travail des autres. Et c’est précisément
cela que permet la fiction du temps qui contient quelque chose : un partage inégal
des temps, et l’occultation des effets de ce partage. C’est donc au moment où ceux
qui n’ont pas le temps dévient de leur trajectoire pour prendre ce temps qu’ils
n’avaient pas que se révèle le plus profond des conflits politiques, qui est bien, avant
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tout, un « conflit des temps » Les temps modernes, p. 18.
L’autre temps, qu’instaure un moment politique, c’est donc celui qui échappe à la
simple succession des choses qui « arrivent les unes après les autres ». Mais il y a
mimesis demeure féconde pour nos dominants, c’est dans la mesure où elle permet
une construction du temps qui ne s’en tient pas à la simple chronique, à la simple
une matrice parce qu’elle est une reconstruction de ce qui arrive, une reconstruction
situation présente.
Quitter cette matrice, c’est proposer un autre enchaînement des moments ; c’est
origine dans la situation la plus contrainte. Lorsque Gabriel Gauny raconte une
journée de travail, il ne parle pas des gestes nécessaires pour que s’opère la
production de l’objet demandé par les patrons ; il parle de ce qui fait dévier cette
pensée, une pensée qui survient inopinément et qui change le rythme du corps, un
jeu d’affects qui fait que la servitude ressentie ou la liberté éprouvée se traduisent en
produisent toute une série d’écarts positifs avec le temps normal de la reproduction
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de l’être-ouvrier » Les temps modernes, p. 34. Une fois repéré cet écart au sein
même de la situation de travail, le geste déviant peut être lié à autre chose qu’à la
production à laquelle il est censé être ordonné, par exemple aux journées
“le temps qui n’attend pas” et déserté les ateliers pour aller dans la rue affirmer leur
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participation à une histoire commune » Les temps modernes, p. 36.
geste de ce à quoi il était ordonné et de le lier à ce avec quoi il n’était pas censé se
composer. En découle un nouveau temps, qui n’est plus celui de la production, qui
n’est plus celui qui se trouve soumis aux ordres des dominants. Ce nouveau temps
n’est pas « un temps du rêve qui ferait oublier le temps subi ou projetterait un
paradis à venir mais un temps qui se scande autrement, donne un poids différent à
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tel instant » Les temps modernes, p. 37. Car l’instant qui peut originer cet autre
temps, on le voit avec l’exemple de Gauny, peut être tout à fait quelconque.
L’important est qu’il soit enchaîné à autre chose qu’à ce à quoi le destine la
rationalité productive. « C’est un temps nouveau qui peut partir de n’importe quel
point singulier à n’importe quel moment et s’étendre dans des directions imprévues
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en inventant à chaque pas ses propres connexions » Les temps modernes, p. 38.
évoque Les anneaux de Saturne, où Sebald fait une enquête sur les formes multiples
de destruction mises en œuvre par les dominants. Mais cette enquête n’a pas
pour collectionner les raretés mais pour inventer une autre image du temps : un
des sentiments innommés. N’importe quel point du temps peut alors trouver son
qui est de conduire ce récit vers sa fin. Le « moment quelconque », c’est cela : « le
moment qui ne construit ni ne détruit plus rien, qui ne se tend vers aucune fin mais
Cette inclusion virtuelle indique sans doute un autre aspect du problème. L’autre
2003, dans le mouvement d’occupations des places, l’enjeu est le même : il s’agit
temps assignant à résidence au lieu de la production. Elle est bien plutôt une
tentative de surmonter une dispersion des espaces et des temps de travail. […] Dans
ces espaces à la temporalité non déterminée, celles et ceux que les nouvelles formes
Inventer un temps commun, c’est donc aussi trouver les lieux dans lesquels il
pourra se déployer, même si ces lieux sont bien étranges, même s’ils sont des «
non-lieux » : des ronds-points par exemple, ces non-lieux « autour desquels des
automobilistes anonymes tournent tous les jours ». C’est là, par exemple, qu’un
Rancière, « Briser les cadres: Les vertus de l’inexplicable – à propos des Gilets
jaunes » : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article47440.
La seule chose qui me semble devoir être ajoutée, c’est la nécessité (subjective,
capitaliste du temps, c’est désormais la condition pour pouvoir être en phase avec le
compte à rebours de l’urgence planétaire. L’énoncé Now future ne dit pas seulement
le souci pour les générations à venir, pas seulement non plus l’idée qu’il faut
construire le futur depuis maintenant ; il dit d’abord que le futur, en tant que déjà là,
brise la fiction du temps dominant. Mais cette brisure résonne bien dans un espace
global qui est le résultat des victoires des dominants. Nul besoin désormais de faire
semblant de d’attendre encore quelque chose de ceux qui nous gouvernent, et qui
sont par définition en place pour empêcher que d’autres temps communs
adviennent – autres que ceux de leur fiction de nécessité objective. Pour nous, les
de faire que le temps désajointé issu de ce pouvoir puisse trouver ses lieux.
Notes
1. ↟ Les temps modernes, Paris, La Fabrique, 2018, p. 16
6. ↟ voir la très belle lettre de Gabriel Gauny à Bergier, que Rancière évoque
article47440