Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Sylvie Vidal1
À propos de Françoise Proust, De la résistance, 1997, éd.
du Cerf., Collection «Passages», 186 pages
1
puisqu'elle n'est «que l'envers ou l'adversaire immanent de la puissance».
Cette ontologie qui s'inscrit tout à la fois dans l'immanence, mais aussi dans un
champ de bataille, car rien n'est moins tranquille que l'être des choses, fait
naître, on le devine, quelques nouvelles considérations s'agissant de la
résistance en politique.
Certains esprits chagrins toutefois, on les imagine sans effort pour en être
soi-même, pourraient faire remarquer que si «ça résiste forcément», tout
comme la résistance de l'air permet seule le vol des oiseaux, les manifestations
de la résistance sont diverses et que cette loi physique et ontologique ne nous
dit rien sur l'apparition de ce que l'on appelle dans le champ politique ou dans le
champ social une résistance, c'est-à-dire un désaccord manifeste et ouvert,
voire une rébellion, quelque forme qu'elle puisse prendre. Comment se fait-il
finalement que si peu disent non et que la résistance qui serait la loi de l'être
soit si exceptionnelle?
2
comment.
3
coïncidant jamais avec [lui] […], en refusant de céder à sa pente naturelle, en
bataillant contre lui, bref en lui résistant […] elle prend le risque d'être archaïque
et […] saisit la chance d'être inventive». L'objet de la pensée de la résistance
serait celui de la philologie selon Nietzsche, soit d'agir de «manière
intempestive sur notre temps — c'est-à-dire contre le temps, et, par là, sur le
temps et, je l'espère, en faveur d'un temps à venir.» (préface de la deuxième
considération intempestive). Il faut pour cela accepter de ne pas être de son
temps, voire en être dégoûté, pouvoir manquer les hypothétiques rendez-vous
de l'histoire, et prendre le risque d'un retour au passé, qui n'est jamais
définitivement passé en ce qu'il n'a pas délivré toutes ses promesses, prendre
le risque surtout qu'il revienne à l'identique ou alors qu'il fasse naître enfin ses
espoirs mort-nés. C'est toute la différence entre la «reprise» et la
commémoration, qui n'est jamais que l'effet d'une pensée «antiquaire», d'une
pensée qui cherche dans l'histoire à satisfaire son besoin d'identité.
La résistance déploie également un rapport spécifique à l'espace, dont
témoignent aussi bien les analyses de l'auteur relatives à la «théâtrologie
marxienne» qu'à celles des penseurs de la guerre comme Clausewitz et Sun
Tzu. Dans les écrits du jeune Marx, les relations entre le prolétariat et le pouvoir
s'analysent sur le registre du mimétisme, de la parodie. Il s'agit pour le premier
de mimer son adversaire, c'est-à-dire de lui «coller aux basques», de réagir à
chacune de ses actions, de le hanter, d'être son spectre, de surenchérir sur ses
propositions pour lui arracher ce qu'il ne voulait pas donner, sans que jamais
aucune issue ne soit possible hors de la scène présente. Il s'agit de se donner
ici et maintenant du jeu possible. De même, chez les penseurs de la guerre, la
résistance est une «posture», qui n'a pas pour but de remporter une victoire, de
gagner la guerre (car la résistance n'est jamais que le fait des vaincus, ceux du
moment, et nul ne sait si elle sera victorieuse), mais d'empêcher la victoire de
l'ennemi, sa victoire immédiate, de gagner du temps et de l'espace et, surtout,
de déplacer les règles du jeu initial. La résistance n'est donc pas pure défense,
parce qu'elle est invention d'autres règles de bataille, parce qu'elle est avant
tout guérilla.
De la vanité qu'il y aurait à fonder politiquement tout droit de résistance
Rien n'est plus vain alors sur le plan politique que d'imaginer la résistance sur le
modèle de la fondation, c'est-à-dire de vouloir la fonder sur un prétendu droit de
résistance, et, par suite, de vouloir l'exercer au nom de certains principes ou de
certaines valeurs. L'échec du XVIIe siècle pour fonder un tel droit en est un bon
exemple rappelé par F. Proust. En effet, le droit de résistance n'a pu naître qu'à
l'époque où est apparu la rationalité étatique, dans un monde galiléen où
s'équilibrent les forces et où la division entre ceux qui exercent le pouvoir et
ceux qui y sont soumis est apparu aléatoire et justifiée seulement par la raison
et par le pacte des volontés contractant entre elles. Dans un univers antique
réglé par la nature ou dans le monde chrétien régit par Dieu, la résistance des
insoumis n'avait point de nom, ou plus exactement elle s'appelait stasis
(c'est-à-dire division4) ou blasphème. Mais en proclamant le droit de résistance,
le XVIIe siècle a dans un même mouvement annulé toute sa portée, en le
limitant, en le juridicisant justement. Car si le «droit de résistance» énonce de
quelque manière que gît toujours au cœur du pouvoir l'arbitraire et la force, il
s'efforce également de prévenir toute sédition armée et de limiter la résistance
au droit de requête devant les tribunaux. Chez les philosophes du XVIIIe siècle,
le droit de résistance est annoncé pour disparaître aussitôt: ainsi, dans son
4
Deuxième traité sur le gouvernement civil, Locke fait de ce droit l'affaire du
peuple tout entier, et jamais d'une composante minoritaire, de sorte qu'il n'est
que l'envers, la réaction justifiée et improbable du peuple en face d'un tyran qui
aurait rompu le pacte initial. C'est Kant surtout, le théoricien du droit par
excellence, qui démystifie le plus le droit de résistance, en montrant que toute
rébellion, quelle qu'elle soit, porte atteinte à l'idée même de droit et se ruine
ainsi par un même mouvement.
Mais il y a beau jeu à démontrer l'évidence, car la résistance n'est pas un droit,
mais un fait. Elle est au demeurant, ce qui n'échappe à personne, un fait
paradoxal. La médecine des corps, tout autant que celle des âmes, révèle que
la résistance est aussi bien une stratégie du vivant qu'une stratégie de la mort
et que seule l'issue du combat peut témoigner de la force qui résistait. D'où la
difficulté de comprendre le sens de cette résistance qui peut animer chacun de
nous, telle ou telle force du jeu social, telle ou telle politique. Le caractère
indécidable de la résistance n'est que la conséquence logique de sa
détermination en termes de puissance. Si toute puissance persévère et d'un
même mouvement résiste, rien n'est dit sur le sens (bon ou mauvais!) de cette
résistance, sauf à chercher ce sens dans le rapport de cette force au temps,
c'est-à-dire dans sa capacité à déjouer le retour de l'identique et à faire naître
du possible et du nouveau.
5
comparaison avec la colère, passion marquée par l'intérêt et la défense de l'amour propre et, de ce fait, même prise
dans une logique vengeresse que l'auteur décrit le mécanisme de l'indignation qui est une passion désintéressée parce
qu'elle est suscitée par la situation d'autrui. Elle en fait ainsi l'affect propre de la résistance, celui qui permet la
transformation de la colère en courage.
4. Voir, sur ce point, l'ouvrage remarquable de Nicole Loraux, 'La cité divisée, 'Paris, Payot, 1997.
5. Sur la question de l'«archi-décision», par exemple, le lien qui est fait avec les analyses de Schmitt sur le rapport entre
la règle et l'exception n'est pas parfaitement clair.