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Qu'est-ce que résister?

Sylvie Vidal1
À propos de Françoise Proust, De la résistance, 1997, éd.
du Cerf., Collection «Passages», 186 pages

La résistance est un air à la mode aujourd'hui, notamment sur la scène sociale.


Il ne faudrait pour s'en convaincre que rappeler les mouvements des chômeurs
ou des sans-papiers, par exemple, et les réactions des intellectuels et des
artistes qui les accompagnèrent. L'intérêt de cet ouvrage, toutefois, est qu'il
propose une analytique de ce concept et non pas de nouvelles raisons de
résister, de nouveaux devoirs… comme s'il fallait encore puiser la force dans un
passé qui n'est pas si ancien de dénoncer hic et nunc l'insupportable au
quotidien. Analytique donc, qui permet une détermination ontologique du
concept et offre un tour d'horizon sur les déploiements complexes et
paradoxaux de la notion de résistance aussi bien dans les champs
philosophique et politique que dans celui des sciences médicales.
Faisant fi de toute forme d'exhortation, Françoise Proust s'interroge sur le sens
ontologique de la résistance: la question n'est pas de savoir pourquoi ou à quoi
résister, mais qu'est ce que résister? Voilà la résistance débarrassée de ses
oripeaux, à savoir ses principes et ses valeurs.

Seule une ontologie de l'immanence permet de comprendre la notion de


résistance
Si elle reconnaît l'apport indéniable de Foucault dans ce domaine, puisque c'est
ce dernier qui généralisa le concept de résistance ou, plus exactement, qui fit
de cette loi physique le cœur des rapports de pouvoir, c'est, en bonne
deleuzienne, sur Spinoza qu'elle s'appuie pour définir la résistance. Mais un
Spinoza quelque peu remanié comme elle le concède, un Spinoza qui irait
au-delà de lui-même. «La loi de l'être c'est de persévérer dans son être»,
affirmation de l'auteur qui reprend la célèbre scolie de L'Éthique (III, VI) et qui
lui permet d'écarter dans un même mouvement aussi bien la philosophie
heideggérienne que les réflexions aristotéliciennes sur le Logos. Le décor est
planté: la loi de l'Etre ne serait pas celle du Dasein, l'Etre ne se dirait pas de
multiples manières. Ce qui importe ce sont les lois physiques qui régissent les
corps et qui permettent dès lors d'aborder de manière nouvelle la question de la
résistance. S'il faut, avec Spinoza, nommer l'Etre, ou plus exactement tout ce
qui est «puissance», «pouvoir être» en général, il en résulte alors que tout ce
qui est, «toute puissance tend à contrer et à être contrée par une autre
puissance, fût-ce elle-même», de sorte que «l'être est toujours accouplé à son
contraire et flanqué de ses ombres: il suscite un “à l'encontre de”. La résistance
serait ainsi le corollaire naturel, le contrepoids évident de cette loi de
persévérance dégagée par Spinoza»2. La résistance est donc un fait,

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puisqu'elle n'est «que l'envers ou l'adversaire immanent de la puissance».
Cette ontologie qui s'inscrit tout à la fois dans l'immanence, mais aussi dans un
champ de bataille, car rien n'est moins tranquille que l'être des choses, fait
naître, on le devine, quelques nouvelles considérations s'agissant de la
résistance en politique.
Certains esprits chagrins toutefois, on les imagine sans effort pour en être
soi-même, pourraient faire remarquer que si «ça résiste forcément», tout
comme la résistance de l'air permet seule le vol des oiseaux, les manifestations
de la résistance sont diverses et que cette loi physique et ontologique ne nous
dit rien sur l'apparition de ce que l'on appelle dans le champ politique ou dans le
champ social une résistance, c'est-à-dire un désaccord manifeste et ouvert,
voire une rébellion, quelque forme qu'elle puisse prendre. Comment se fait-il
finalement que si peu disent non et que la résistance qui serait la loi de l'être
soit si exceptionnelle?

La résistance comme affect


Ce paradoxe ne nous arrêtera pas longtemps, car il est avant tout sémantique:
on ne nomme pas «résistance» toute résistance naturelle des corps. La
question est plutôt de savoir comment apparaît ce phénomène de la résistance.
Françoise Proust insiste, là encore, sur la nécessité d'écarter toute éthique de
la volonté, qui, du reste, n'a de sens que par rapport à une ontologie de la
transcendance, pour s'appuyer, comme les Modernes, sur un traité des
passions. La résistance n'est donc ni l'effet de la volonté, ni le fruit d'un
raisonnement; elle avant tout passion, mais au sens premier du terme, au sens
d'affect, en ce qu'elle est un acte, une conduite, un geste qui est mû par autre
chose que lui-même. Ce « mobile qui la mobilise et la meut», F. Proust le
désigne comme étant l'indignation, se démarquant encore par là même de
l'éthique spinoziste3.
La résistance est donc toujours déjà là, puisqu'elle est loi des corps et
puisqu'en l'homme elle est affect, passion et non pas affaire de volonté ou de
construction intellectuelle. Passion, c'est-à-dire passage, comme l'a toujours
rappelé Spinoza, et non pas une structure lourde et rigide que seule la volonté
peut édifier. L'auteur forge également le concept d'«archi-décision» pour
montrer le caractère originel en l'homme de la résistance. Ainsi, la question de
savoir s'il faut prendre la décision ici et maintenant de résister n'a guère de
sens, parce que cette décision de résister a toujours été prise avant moi, à
travers moi (ou nous). C'est à Schmitt d'abord (et notamment à la structure
paradoxale que ce dernier élabore entre la règle et l'exception), puis à Benjamin
et à Foucault, que l'auteur emprunte cette idée apparemment paradoxale que la
décision préexiste toujours à la situation dans laquelle elle intervient.
Or, cette présence toujours originelle de la résistance n'est pas insignifiante, car
elle rend obsolète la vieille question politique de la servitude volontaire, entre
autres illustrée par La Boétie, et dont il n'est pas certain qu'elle soit totalement
abandonnée aujourd'hui. Peu importe les raisons pour lesquelles on ne
résisterait pas à la tyrannie du pouvoir du Prince ou à d'autres choses, sans
même parler de tyrannie ou de pouvoir, puisque la résistance existe d'avance et
pour toujours, comme ligne de force initiale et originaire. Ne reste qu'à savoir
comment résister et comment maximiser cette résistance. C'est l'ontologie de
l'immanence qui permet le passage de la question du pourquoi à celle du

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comment.

La résistance comme structure temporelle et spatiale spécifique


Pour autant, quand bien même la prédécision de toujours résister serait déjà là,
quand bien même l'essentiel ne se jouerait pas dans ce moment critique de la
décision qui crée un avant et un après, il reste à savoir quand le moment est
venu de résister effectivement, il reste la question du passage de la puissance
à l'acte. Ou, plus exactement, se pose la question du rapport singulier que la
résistance entretient avec le temps.
Pour caractériser la structure temporelle de la résistance, F. Proust interroge
les écrits de jeunesse de Marx (notamment la Critique de la philosophie du droit
de Hegel et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte) et de Nietzsche (les
Considérations intempestives).
Marx, on le sait, découvre dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte une loi de
l'histoire: la loi de l'imitation ou de la répétition. Cette loi énonce qu'un
événement est toujours double: d'un côté, il n'en appelle qu'à lui-même, il ouvre
sur un monde radicalement autre; mais d'un autre côté, il ne peut faire sens que
parce qu'il en rappelle toujours un autre. «Toute révolution présente […] fait
renaître et revivre l'esprit d'une révolution passée dans le feu de son
insurrection actuelle». Si, de cette découverte, Marx distingue les répétitions
heureuses et celles qui sont ratées, il n'en reste pas moins que c'est toujours la
même loi qui agit, celle de la répétition, mais qui peut faire d'un «retour au
même», soit un strict retour à l'identique, soit le déplacer, ne pas répéter les
mêmes événements, mais faire revenir le même geste. «Si une époque ne sait
pas agencer du neuf avec de l'ancien, si elle ne sait pas mimer et doubler son
présent pour le court-circuiter, alors c'est le même qui revient: de l'ancien et de
l'usé recyclés sous les traits d'un nouveau venu pour notre temps». C'est selon
Marx ce qui fait toute la différence entre la parodie bouffonne, orchestrée par
Napoléon III se prenant pour son oncle et le geste de Luther, que le philosophe
qualifie de premier révolutionnaire allemand. Geste, par lequel le pasteur
allemand, répétant l'origine même du christianisme, «prenant le masque de
l'apôtre saint Paul», pour reprendre les termes de Marx, puise dans l'archaïque
une force révolutionnaire, celle qui permit l'abolition de l'autorité papale et de
tout intermédiaire entre le croyant et son Dieu. Or ce geste, n'est pour F. Proust
ni en avance, ni en retard sur son temps, mais résolument à contretemps.
Ainsi le rapport de la résistance à l'histoire (ou au temps) ne s'analyserait pas
en termes de «progrès» ou de retour à un passé vécu comme un âge d'or, ou à
tout le moins de temps meilleurs, mais en termes de «contretemps», à ne pas
entendre au sens classique du terme, soit du contretemps, qui ne ferait qu'un
moment déranger plans et calculs de l'histoire avant qu'elle ne reprenne son
cours: la résistance irait à contretemps de l'histoire, au sens où elle ne serait
pas simplement ce qui va à l'inverse de son temps, ce qui n'en serait que le
négatif, mais au sens où elle prendrait le temps «à rebours», au sens où elle
serait «intempestive». Telle est l'essence de la «critique», pensée de la
résistance, telle qu'elle fut pratiquée par Marx et par Nietzsche dans le droit fil
de la tâche que Hegel avait assignée à la philosophie: «penser son temps». La
«critique « est diagnostic de son temps, non parce qu'elle prendrait un malin
plaisir à le traduire devant le tribunal du passé ou de quelques idées
transcendantes (celles du Juste et du Bien par exemple), mais parce qu'«en ne

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coïncidant jamais avec [lui] […], en refusant de céder à sa pente naturelle, en
bataillant contre lui, bref en lui résistant […] elle prend le risque d'être archaïque
et […] saisit la chance d'être inventive». L'objet de la pensée de la résistance
serait celui de la philologie selon Nietzsche, soit d'agir de «manière
intempestive sur notre temps — c'est-à-dire contre le temps, et, par là, sur le
temps et, je l'espère, en faveur d'un temps à venir.» (préface de la deuxième
considération intempestive). Il faut pour cela accepter de ne pas être de son
temps, voire en être dégoûté, pouvoir manquer les hypothétiques rendez-vous
de l'histoire, et prendre le risque d'un retour au passé, qui n'est jamais
définitivement passé en ce qu'il n'a pas délivré toutes ses promesses, prendre
le risque surtout qu'il revienne à l'identique ou alors qu'il fasse naître enfin ses
espoirs mort-nés. C'est toute la différence entre la «reprise» et la
commémoration, qui n'est jamais que l'effet d'une pensée «antiquaire», d'une
pensée qui cherche dans l'histoire à satisfaire son besoin d'identité.
La résistance déploie également un rapport spécifique à l'espace, dont
témoignent aussi bien les analyses de l'auteur relatives à la «théâtrologie
marxienne» qu'à celles des penseurs de la guerre comme Clausewitz et Sun
Tzu. Dans les écrits du jeune Marx, les relations entre le prolétariat et le pouvoir
s'analysent sur le registre du mimétisme, de la parodie. Il s'agit pour le premier
de mimer son adversaire, c'est-à-dire de lui «coller aux basques», de réagir à
chacune de ses actions, de le hanter, d'être son spectre, de surenchérir sur ses
propositions pour lui arracher ce qu'il ne voulait pas donner, sans que jamais
aucune issue ne soit possible hors de la scène présente. Il s'agit de se donner
ici et maintenant du jeu possible. De même, chez les penseurs de la guerre, la
résistance est une «posture», qui n'a pas pour but de remporter une victoire, de
gagner la guerre (car la résistance n'est jamais que le fait des vaincus, ceux du
moment, et nul ne sait si elle sera victorieuse), mais d'empêcher la victoire de
l'ennemi, sa victoire immédiate, de gagner du temps et de l'espace et, surtout,
de déplacer les règles du jeu initial. La résistance n'est donc pas pure défense,
parce qu'elle est invention d'autres règles de bataille, parce qu'elle est avant
tout guérilla.
De la vanité qu'il y aurait à fonder politiquement tout droit de résistance
Rien n'est plus vain alors sur le plan politique que d'imaginer la résistance sur le
modèle de la fondation, c'est-à-dire de vouloir la fonder sur un prétendu droit de
résistance, et, par suite, de vouloir l'exercer au nom de certains principes ou de
certaines valeurs. L'échec du XVIIe siècle pour fonder un tel droit en est un bon
exemple rappelé par F. Proust. En effet, le droit de résistance n'a pu naître qu'à
l'époque où est apparu la rationalité étatique, dans un monde galiléen où
s'équilibrent les forces et où la division entre ceux qui exercent le pouvoir et
ceux qui y sont soumis est apparu aléatoire et justifiée seulement par la raison
et par le pacte des volontés contractant entre elles. Dans un univers antique
réglé par la nature ou dans le monde chrétien régit par Dieu, la résistance des
insoumis n'avait point de nom, ou plus exactement elle s'appelait stasis
(c'est-à-dire division4) ou blasphème. Mais en proclamant le droit de résistance,
le XVIIe siècle a dans un même mouvement annulé toute sa portée, en le
limitant, en le juridicisant justement. Car si le «droit de résistance» énonce de
quelque manière que gît toujours au cœur du pouvoir l'arbitraire et la force, il
s'efforce également de prévenir toute sédition armée et de limiter la résistance
au droit de requête devant les tribunaux. Chez les philosophes du XVIIIe siècle,
le droit de résistance est annoncé pour disparaître aussitôt: ainsi, dans son

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Deuxième traité sur le gouvernement civil, Locke fait de ce droit l'affaire du
peuple tout entier, et jamais d'une composante minoritaire, de sorte qu'il n'est
que l'envers, la réaction justifiée et improbable du peuple en face d'un tyran qui
aurait rompu le pacte initial. C'est Kant surtout, le théoricien du droit par
excellence, qui démystifie le plus le droit de résistance, en montrant que toute
rébellion, quelle qu'elle soit, porte atteinte à l'idée même de droit et se ruine
ainsi par un même mouvement.
Mais il y a beau jeu à démontrer l'évidence, car la résistance n'est pas un droit,
mais un fait. Elle est au demeurant, ce qui n'échappe à personne, un fait
paradoxal. La médecine des corps, tout autant que celle des âmes, révèle que
la résistance est aussi bien une stratégie du vivant qu'une stratégie de la mort
et que seule l'issue du combat peut témoigner de la force qui résistait. D'où la
difficulté de comprendre le sens de cette résistance qui peut animer chacun de
nous, telle ou telle force du jeu social, telle ou telle politique. Le caractère
indécidable de la résistance n'est que la conséquence logique de sa
détermination en termes de puissance. Si toute puissance persévère et d'un
même mouvement résiste, rien n'est dit sur le sens (bon ou mauvais!) de cette
résistance, sauf à chercher ce sens dans le rapport de cette force au temps,
c'est-à-dire dans sa capacité à déjouer le retour de l'identique et à faire naître
du possible et du nouveau.

La résistance comme risque


La résistance est, par essence, une posture risquée. Elle est pour F. Proust une
attitude à la fois absolue et relative: absolue, parce qu'elle ne connaît que la loi
du Tout ou Rien; relative parce qu'elle est stratège, parce qu'elle calcule sa
marge de manœuvre, pour se tenir dans les marges du réalisable maintenant,
qu'elle joue toujours «à la fois sur le court terme et sur le long terme, sur le
présent et sur le messianique, mais jamais sur le moyen terme ou sur le
lendemain, qu'elle marche toujours sur deux pieds, le présentement possible et
l'éperdument impossible», qu'elle est ce mixte donc de folie et de raison qui,
seule, en «résistant du dedans au sens de l'histoire, qui prend souvent le visage
de la réforme et qui broie sur son passage les puissances d'exister qui lui
paraissent s'opposer à sa progression, fait surgir un dehors qui contamine et
donc déplace les idées propres des actions du dedans».
Si l'on ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage, pour les idées
reçues qu'il écarte mais surtout pour les nombreuses analyses philosophiques
qu'il propose ou qu'il rappelle judicieusement, et dont il n'est pas possible ici de
rendre compte de manière exhaustive, on regrettera toutefois que l'auteur soit
resté parfois quelque peu allusif sur certains points et notamment sur la
question du mimétisme ou sur l'explicitation du concept d'«archi-décision» et
que le principe, qui est au cœur de certaines analyses, à savoir l'analogie, ne
soit pas toujours parfaitement convaincant5.

Le Banquet, n°12, 1998.

1. Licenciée en philosophie, diplômée de l'I.E.P. de Paris, ancienne élève de l'E.N.A.


2. C'est dans un des axiomes de 'L'Éthique' que Françoise Proust considère qu'est implicitement indiquée cette loi de la
résistance: «Il n'est donnée dans la nature aucune chose singulière qu'il n'en soit donnée une autre plus puissante et
plus forte. Mais, si une chose quelconque est donnée, une autre plus puissante par laquelle la première peut être
détruite est donnée.» ('L'Éthique,' I, IV axiome).
3. Pour ce dernier, cette passion n'est jamais qu'une variante de la haine, soit une passion triste. C'est à la faveur d'une

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comparaison avec la colère, passion marquée par l'intérêt et la défense de l'amour propre et, de ce fait, même prise
dans une logique vengeresse que l'auteur décrit le mécanisme de l'indignation qui est une passion désintéressée parce
qu'elle est suscitée par la situation d'autrui. Elle en fait ainsi l'affect propre de la résistance, celui qui permet la
transformation de la colère en courage.
4. Voir, sur ce point, l'ouvrage remarquable de Nicole Loraux, 'La cité divisée, 'Paris, Payot, 1997.
5. Sur la question de l'«archi-décision», par exemple, le lien qui est fait avec les analyses de Schmitt sur le rapport entre
la règle et l'exception n'est pas parfaitement clair.

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