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Phénoménologie du mouvement

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Collection Hermann Philosophie,
fondée et dirigée par Arthur Cohen et Roger Bruyeron

Ouvrage publié avec le concours de l’Institut universitaire


de France (IUF)

www.editions-hermann.fr

ISBN : 978 2 7056 8938 4


© 2014, Hermann Éditeurs, 6 rue Labrouste, 75015 Paris
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serait illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon.
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loi du 11 mars 1957.

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Dragoş Duicu

Phénoménologie du mouvement
Patočka et l’héritage de la physique
aristotélicienne

Postface de Renaud Barbaras

Depuis 1876

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Pour Claudia, sans qui aucune ligne
de ce travail n’aurait vu le jour.

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Introduction

Dans un manuscrit de travail de 1969, Jan Patočka


esquisse un tableau de l’impression phénoménologique
du mouvement 1, impression globale (pour autant qu’elle
rassemble le mouvement des « choses inanimées » et
celui des « êtres vivants ») et tableau auquel ne manque
que le mouvement de persistance des choses – leur être-
maintenu-dans-le-devenir qu’on décrit généralement par
cette espèce du mouvement qu’est le repos – pour être
un tableau complet de la donnée phénoménologique
primaire : le monde est monde de mouvement. Cette
liste est presque un poème, le poème global de tout ce
qui nous est donné de voir et de son comment : toujours
du mouvement. Dans la Physique, Aristote a pu écrire
qu’il est clair par induction que toutes les choses de la
nature sont en mouvement 2 ; et c’est précisément cette
induction que Patočka semble effectuer ici.

1. « Chute – passivité de ce qui est entraîné de force… orientation de haut


en bas, vitesse, violence, en cela immuabilité, immaîtrisable, incontrôlable./
modalités : crouler, s’écrouler, dévaler, choir… décliner, s’affaisser…/Vol
(de la flèche, de la balle, du vent…)/Course (d’une boule, d’un rouleau…)
des étoiles, de la lune…/Roulement… (d’une boule sur glace, dépendant de
l’impulsion, freinage… train…)/Glissement sur…, par dessus…/Ondulation,
de l’eau, houle…/Couler, écoulement… jaillir, jaillissement, jet…/Tempête,
rafales/Tourbillon […] Marche, pas, démarche/Course (certains animaux
ne marchent pas, ne font que courir – hâte)/Bonds, sauts, sautillement/Vol/
Reptation/Glissement » (PP, p. 36. Pour les sigles correspondant aux œuvres
de Patočka en traduction française, voir la bibliographie à la fin du volume).
2. Aristote, Physique, I, 2, 185a12.

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8 Phénoménologie du mouvement

Mais, nous le savons, l’induction n’est pas encore une


démonstration. De quelle autre manière peut-on tester
l’hypothèse selon laquelle c’est le mouvement qui est
phénoménologiquement et ontologiquement premier ?
Nous venons de suggérer, suivant une autre thèse aristotéli-
cienne, que le repos est lui-même mouvement, mouvement
de résistance au devenir dans le devenir. Est-il cependant
vrai, en fin de compte, que tout est mouvement ? Ne
peut-on pas trouver quelque chose qui échapperait à cette
caractérisation ? Peut-être le logos, c’est-à-dire la possibilité
de tenir sous le regard (en puissance) toutes les occurrences
changeantes de quelque chose ? Ou l’acte des formes du
monde, la présence invariante de l’espace et du temps ? Ou le
mobile lui-même, l’hypokeimenon – traduit par la modernité
sous une double forme, corps (de la physique) et sujet –
serait-il l’invariant dans la variation ? Autant d’avatars du
repos, autant d’exceptions apparentes à l’universalité du
mouvement, et autant de problèmes qui requièrent une
analyse. Notre travail examinera ces questions et s’orga-
nisera en conséquence, après la présentation de la défini-
tion (aristotélicienne) du mouvement et de sa reprise par
Patočka, dans une suite d’analyses portant successivement
sur le possible, le temps, l’espace, le corps et la subjectivité
dans leur relation ou opposition au mouvement.
Mais qu’est-ce que le mouvement ? De quelle énigme
est-il le nom ? Comment cerner le problème, comment
trouver une définition du mouvement qui conviendrait à
toutes les variantes et espèces qui peuvent y être distinguées,
et donc rassemblerait pour notre pensée toute la diversité
du monde : déplacement, mais aussi persistance ; altération
d’une chose et processus qu’elle subit, mais aussi génération
et dépérissement ? À propos de la définition du mouvement
par Aristote (l’acte de la puissance en tant que puissance),

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Introduction 9

la modernité a pu demander, par exemple dans la Logique


de Port-Royal, « à qui servit-elle jamais pour expliquer
aucune des propriétés du mouvement 3 ». Néanmoins, à
partir de la fin des années 1950 et jusqu’à l’élaboration de
ses positions phénoménologiques et ontologiques les plus
propres, Patočka se penche constamment sur la vérité de
cette définition et s’y réfère comme à un guide infaillible,
après et à condition de l’avoir dégagée des charges que
lui ont fait porter une tradition trop dogmatique et sa
présentation parfois insuffisamment radicale chez Aristote
lui-même. Nous comptons, pour notre part, suivre cette
reprise patočkienne, pour essayer de dégager ce que la réin-
troduction de la définition aristotélicienne du mouvement
dans la phénoménologie apporte de plus radical.
Bien que le problème du mouvement ait été abordé
par tous les commentateurs importants de l’œuvre de
Patočka, on peut néanmoins remarquer que l’aristotélisme
sous-jacent à ce problème n’a jamais été sondé en profon-
deur. Ainsi, Filip Karfĭk, qui dédie la partie centrale de
son ouvrage Unendlichwerden durch die Endlichkeit 4 aux
mouvements de l’existence, se limite à l’aspect anthro-
pologique du problème, et le centre de gravité de son
interprétation reste la philosophie de l’histoire. Aux
antipodes d’une telle perspective anthropologisante,
Renaud Barbaras se propose dans ses travaux de restituer
l’équivalence originaire (reconnue et posée par Aristote)
entre le mouvement et la vie 5 et de réhabiliter l’horizon

3. Antoine Arnauld, Pierre Nicole, Logique de Port-Royal, II, XVI, Lille,


Giard, 1964, p. 219.
4. Filip Karfĭk, Unendlichwerden durch die Endlichkeit. Eine Lektüre
der Philosophie Jan Patočkas, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2008.
5. Renaud Barbaras, Le mouvement de l’existence. Études sur la phéno-
ménologie de Jan Patočka, Chatou, Les Éditions de la Transparence, 2007 ;

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10 Phénoménologie du mouvement

cosmologique (voire, métaphysique) de toute approche


de la mobilité. Émilie Tardivel 6, qui met au centre et au
principe de sa lecture de Patočka le concept de liberté,
se concentre sur l’événement, c’est-à-dire, somme toute,
sur la fracture du mouvement (dont la liberté manifeste
la négativité). Si ces différentes interprétations se laissent
parfois difficilement concilier, cela tient sans doute à une
certaine partialité du point de vue adopté (dont le revers
est la finesse et la richesse des analyses), alors qu’une
approche globale du problème du mouvement, qui se
met à la recherche d’une définition commune pour le
mouvement physique (cosmologique et anthropologique
à la fois), pourrait contribuer à souligner l’unité et la
cohérence de la pensée de Patočka. D’autres travaux, plus
ciblés, comme ceux de Pierre Rodrigo 7, de Karel Novotný 8,

L’ouverture du monde. Lecture de Jan Patočka, Chatou, Les Éditions de la


Transparence, 2011.
6. Émilie Tardivel, La liberté au principe. Essai sur la philosophie de
Patočka, Paris, Vrin, 2011.
7. Pierre Rodrigo, « L’émergence du thème de l’asubjectivité chez Jan
Patočka », in Jan Patočka. Phénoménologie asubjective et existence, éd. par
Renaud Barbaras, Milan, Mimesis, 2007, p. 29-47 ; « Negative Platonism
and Maximal Existence in the Thought of Jan Patočka », in Jan Patočka
and the Heritage of Phenomenology, éd. par Ivan Chvatík et Erika Abrams,
Dordrecht, Springer, 2011, p. 87-97 ; « Le problème de la cohérence de la
théorie du mouvement chez Patočka : enracinement, percée et ébranlement
du sens dans les Essais hérétiques », in Jan Patočka. Liberté, existence et monde
commun, éd. par Nathalie Frogneux, Argenteuil, Le Cercle Herméneutique,
2012, p. 161-177.
8. Karel Novotný, « L’esprit et la subjectivité transcendantale. Sur le statut
de l’épochè dans les premiers écrits de Jan Patočka », Études phénoménologiques,
n° 29-30, 1999, p. 29-57 ; « L’ouverture du monde phénoménologique :
donation ou compréhension », in Jan Patočka. Phénoménologie asubjective
et existence, éd. par Renaud Barbaras, Milan, Mimesis, 2007, p. 9-28 ;
« Corps, corps propre et affectivité de l’homme », Les études philosophiques,
n° 3, 2011, p. 375-393. Ces articles ont été repris dans l’ouvrage intitulé

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Introduction 11

d’Emre Şan 9, de Pavel Kouba 10, de Ana Santos 11, de


Frédéric Jacquet 12 ou de Marion Bernard 13 reconnaissent
pour la plupart qu’il s’agit, avec le mouvement, d’un

La genèse d’une hérésie. Monde, corps et histoire dans la pensée de Jan Patočka
(Paris, Vrin, 2012). Dans ce livre bicéphale qui analyse en détail plusieurs
thèmes patočkiens reliés en premier lieu au problème de l’apparaître et
en deuxième lieu au problème de l’histoire, Karel Novotný retrouve bien
évidemment le concept de mouvement à la confluence de la manière d’être
du corps propre et de l’individuation de l’étant. L’exégète décèle une tension
(voir par exemple La genèse d’une hérésie, op. cit., p. 64-65, surtout dans le
cadre d’une analyse du sens moteur de la corporéité) chez Patočka entre,
d’une part, une inspiration cosmologique (finkéenne) et, d’autre part, une
inspiration biranienne, relayée par la phénoménologie française de son
temps. L’auteur suggère même que cette dernière approche « s’oppose à la
conception du mouvement subjectif du corps propre comme cas particulier
du mouvement général du devenir du monde lui-même » (id., p. 65). Nous
aurons à discuter ce diagnostic dans notre chapitre sur la corporéité.
9. Emre Şan, La transcendance comme problème phénoménologique. Lecture
de Merleau-Ponty et Patočka, Milan, Mimesis, 2012. Dans cet ouvrage,
Emre Şan souligne bien à plusieurs endroits l’apport majeur de Patočka à
l’élucidation de la transcendance à partir du problème de l’apparition. Cette
avancée consiste notamment dans la mobilisation du mouvement, à la fois
pour retrouver le véritable sens moteur de l’existence (voir La transcendance
comme problème phénoménologique, op. cit., p. 266-68) et pour désubjectiver
la manifestation. C’est précisément cette mobilisation du mouvement qui
permet, selon l’auteur, d’amorcer une thématisation de la transcendance
(c’est-à-dire de la totalité) « comme promesse » (id., p. 283).
10. Pavel Kouba, « Le problème du troisième mouvement. En marge de
la conception patočkienne de l’existence », in Jan Patočka. Phénoménologie
asubjective et existence, éd. par Renaud Barbaras, Milan, Mimesis, 2007,
p. 183-204.
11. Ana Cecilia Santos, « Vers une phénoménologie asubjective », in Jan
Patočka. Phénoménologie asubjective et existence, éd. par Renaud Barbaras,
Milan, Mimesis, 2007, p. 49-69 ; « Die Lehre des Erscheinens bei Jan Patočka.
Drei Probleme », Studia phaenomenologica, vol. VII, 2007, p. 303-329.
12. Frédéric Jacquet, « Vie et existence : vers une cosmologie phénomé-
nologique », Les études philosophiques, n° 3, 2011, p. 395-419.
13. Marion Bernard, « Le monde comme problème philosophique »,
Les études philosophiques, n° 3, 2011, p. 351-373.

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12 Phénoménologie du mouvement

problème fondamental auquel on peut recourir comme


à un outil explicatif. Mais une étude attentive des sources
aristotéliciennes de cette problématique et de l’intégralité
de ses enjeux faisait encore défaut. S’attaquer frontalement
à « l’énigme du mouvement » (pour reprendre l’expression
dont Husserl relève la double occurrence en marge de son
exemplaire personnel de Sein und Zeit 14) revient ainsi à
une remontée vers la motivation la plus profonde de la
refonte patočkienne de la phénoménologie.
Le travail qui suit tentera donc de mettre la défini-
tion aristotélicienne du mouvement et ses corollaires à
l’épreuve de la phénoménologie. Il s’agira aussi de mesurer,
en retour, certains des résultats de la phénoménologie à
l’aune de cette définition, dans sa forme reprise et dédog-
matisée par notre auteur, mais dont les implications ne
sont toutefois pas toujours suffisamment claires chez
Patočka lui-même. Aussi, le corollaire de cette définition,
auquel il se confronte et qu’il semble assumer à plus d’un
endroit (et que nous estimons être son plus important
acquis, du fait de son rôle opératoire, mais aussi du fait
de sa validité tant phénoménologique qu’ontologique),
selon lequel le mouvement dépose, sédimente ses extases
(l’acte et la puissance), ce corollaire peut servir comme
étalon et critère de jugement pour toute pensée qui
prétend revenir aux choses-mêmes.
Des thèmes que l’on retient en général comme les
plus grandes contributions de Patočka à la philosophie,
nous nous pencherons surtout sur le contenu et les consé-
quences de son projet de phénoménologie asubjective, et
sur ce qu’on appelle la théorie des trois mouvements de

14. Edmund Husserl, Notes sur Heidegger, trad. par Didier Franck,
Paris, Minuit, 1993, p. 37.

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Introduction 13

l’existence. Tout lecteur des Essais hérétiques concédera


que c’est à partir de cette dernière doctrine que Patočka
compte nuancer tant les propos heideggériens concernant
l’histoire de l’être que les avatars marxistes de l’acception
hégélienne de l’histoire. De même, ses derniers séminaires,
portant sur la problématique de l’Europe divisée, sur les
dangers de l’ère technique et sur le retour souhaitable de
certains motifs platoniciens, peuvent être envisagés comme
des précisions et des clarifications de ce qu’il entendait par
le troisième mouvement de l’existence dans sa différence
avec le deuxième. Nous ne nous arrêterons pas sur les
contributions patočkiennes aux études d’histoire culturelle
tchèque ni, plus généralement, sur les études d’histoire
et théorie de la culture, vu leur relative marginalité par
rapport à la phénoménologie 15.
Pour les deux principales contributions phénomé-
nologiques de Patočka, le problème du mouvement est
évidemment décisif. C’est l’étude d’Aristote et l’emploi de la
définition aristotélicienne du mouvement qui permettent à
notre auteur d’intégrer les thèmes de l’analytique existentiale

15. Notons sur ce point que Patočka n’est pas le seul penseur, de son
côté du Rideau de fer qui divisait à son époque l’Europe, à se pencher sur des
thèmes d’intérêt plutôt régional (au sens géographique). Constantin Noica
peut être regardé jusqu’à un certain point comme son équivalent roumain,
par son autorité culturelle (et par celle de ses disciples), par l’intérêt commun
pour la pensée grecque (pour Noica, il s’agit surtout de Platon, dont il a
soigné, avec ses disciples, la première traduction intégrale en roumain), par
l’intérêt pour Hegel, dont ils étaient tous deux d’excellents connaisseurs et,
sans oublier les différences, par leur conflit avec le régime politique institué ;
et étrangement, aussi par un retour à des thèmes locaux et nationaux :
Noica a longtemps essayé de faire valoir les potentialités philosophiques
de sa langue, et la figure culturelle locale dont il a tenté de faire connaître
le plus en détail possible les contributions ignorées (son Comenius à lui) a
été le poète romantique Mihai Eminescu. Malheureusement, les similarités
s’arrêtent là, car Noica n’a jamais emprunté la voie de la phénoménologie.

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heideggérienne dans l’examen du problème husserlien


du monde de la vie. La phénoménologie heideggérienne,
tant avant qu’après la Kehre, montrera les insuffisances
du transcendantalisme husserlien et poussera Patočka à
clarifier, au début des années 1970, ses objections. Or c’est
la même appropriation de la définition aristotélicienne du
mouvement qui sera mobilisée en retour pour critiquer
et compléter les analyses heideggériennes. Ainsi, Patočka
formulera une puissante critique de l’usage du concept de
possible et de son corollaire – l’oubli de la composante d’acte,
d’enracinement, bref du corps –, dans Sein und Zeit. Mais il
reproche aussi à Heidegger le fait d’avoir manqué de saisir la
manifestation en tant que mouvement en se concentrant sur
le problème de l’être, et ses objections s’élèvent également
contre le pessimisme ontologique qui conduit immanqua-
blement Heidegger à interpréter la relation de l’existence
au monde comme une déchéance, une perte inévitable
(comme inévitable sera, après la Kehre, la domination de
l’histoire de l’être sur l’homme). L’interprétation de l’exis-
tence comme mouvement fait apparaître notre vie comme
parcourant un trajet d’objectivation et d’aliénation de soi,
qui est aussi la condition nécessaire d’un possible retour à
soi. C’est donc une critique de Heidegger qui commande le
dispositif des trois mouvements de l’existence, pour autant
que Patočka y intègre tant la corporéité nécessaire, mais
oubliée, du Dasein (le premier mouvement), que le besoin
de reconsidérer la relation entre la déchéance et l’authen-
ticité comme une relation, non pas de fracture radicale,
mais de continuation, selon deux modalités diverses qui
se présupposent réciproquement, du même mouvement
de l’existence.
Notre travail commencera par la présentation de la
reprise patočkienne d’Aristote dans ce qu’elle a de plus

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Introduction 15

radical : nous examinerons, dans notre premier chapitre,


l’interprétation que Patočka donne de la célèbre défi-
nition du mouvement dans la Physique comme acte de
la puissance en tant que puissance. Notre objectif sera
d’attester la présence, sous la plume de notre auteur, du
plus important corollaire de cette définition en appa-
rence circulaire : à savoir la thèse selon laquelle c’est le
mouvement qui est premier et qui dépose ses extases (la
triplicité des principes matière – forme – privation, mais
aussi l’acte, la puissance et leur différence). La définition
aristotélicienne apparaîtra, dans cette perspective, comme
une tentative « négative » et « dialectique » de montrer,
à travers les termes que le mouvement sédimente, sa
primauté ontologique et phénoménologique.
Si le mouvement conditionne ses extases, s’il dépose
(pour l’analyse) ses termes (c’est-à-dire l’acte et la puissance),
s’il est leur union ontologique, mais aussi la sédimentation
ontique et logique de leur diversité, il est aussi la source
à laquelle le concept de possibilité et le vocabulaire du
possible doivent être reconduits. Cette source n’est oubliée
par la philosophie phénoménologique qu’au risque, extrê-
mement important, de perdre l’unité du monde. Patočka
se confronte au thème du possible notamment à travers
une critique du projet (Entwurf) heideggérien des possi-
bilités, critique dont nous essaierons de mettre au jour
les conséquences les plus importantes. Ces conséquences
se retourneront partiellement contre le vocabulaire de
Patočka lui-même, et aussi contre une partie (ou une
interprétation) de la théorie des trois mouvements. Le
problème du vocabulaire du possible en tant que concep-
tualisation nécessairement dérivée nous occupera donc
dans notre deuxième chapitre et nous permettra de mieux
circonscrire les implications générales de la définition du

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16 Phénoménologie du mouvement

mouvement comme acte de la puissance en tant que puis-


sance, et les implications propres à sa reprise par Patočka.
Nous approcherons par la suite, dans la deuxième partie
de notre travail, ce qu’on pourrait appeler, avec Aristote,
les déterminations quantitatives du mouvement (la durée
et son trajet) ou, avec la philosophie moderne, les formes
a priori du monde (le temps et l’espace).
Le problème du temps ne reçoit jamais un traitement
systématique dans l’œuvre de Patočka, qui hésite entre
une fidélité déclarée envers les thèses heideggériennes sur
la temporalisation du temps (et son rapport à la question
de l’être) et l’interprétation personnelle de cette tempora-
lisation dans sa triple extase comme, justement, un triple
mouvement, c’est-à-dire comme les trois mouvements de
l’existence. Nous suivrons cette interprétation conduite,
à notre avis, à travers une (assez tacite) assimilation des
termes temporels au possible, et menant (à l’aide, encore
une fois, de la définition aristotélicienne déjà évoquée) au
mouvement comme vraie définition de la triple tempo-
ralisation du temps. Notre intérêt se portera aussi sur
une seconde reconduction du temps au mouvement,
qui se fait jour dans les travaux de facture cosmologique
occasionnés par la confrontation amicale avec Fink. C’est
dans ce cadre que la totalité de l’espace-temps sera dite
« sédimentée » par le proto-mouvement d’individuation.
Nous interrogerons les raisons et les implications de
cette assertion, et notamment son inspiration aristotéli-
cienne qui, bien que jamais déclarée de façon expresse,
est néanmoins visible et répond à l’hypothèse de travail
selon laquelle le mouvement (tant pour Aristote que pour
Patočka) est premier et sédimente ses extases.
L’espace et la problématique qui s’y rattache ont long-
temps occupé la pensée de Patočka, et cela dès l’époque

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Introduction 17

où son dialogue avec Aristote se fait intense et fécond.


Les premiers résultats de ces investigations seront repris à
plusieurs endroits centraux de son parcours philosophique.
La proto-structure spatialisante je – tu – ça sert initialement
à dégager le sens phénoménologique de l’espace comme
résultat d’un bâtir, comme obtention d’un chez-soi en
réponse à l’appel de la totalité que l’homme, par tout
son être, vise à réintégrer. Elle sera reprise comme outil
d’explication – quasiment sans modification, ce qui montre
à quel point Patočka la considère comme éloquente et
aboutie – tant dans la présentation critique qu’il donne
de la philosophie husserlienne en 1965-1966 que dans le
cours d’introduction à la phénoménologie de 1968-1969,
où il est question surtout, mais pas exclusivement, du
corps propre. Mais la proto-structure de spatialisation est
employée aussi dans la plupart des présentations que donne
Patočka de sa doctrine des trois mouvements de l’existence,
et notamment dans la postface tchèque (écrite pour une
deuxième édition, trente-trois ans après la première publi-
cation de sa thèse d’habilitation, Le monde naturel comme
problème philosophique ; cette postface est sans doute le
texte de synthèse le plus détaillé des positions phénomé-
nologiques propres à notre auteur). C’est l’originalité et
l’importance de cette solution au problème de la spatiali-
sation (la proto-structure je – tu – ça) qui motivera notre
enquête archéologique visant à mettre au jour ses sources
théoriques. Dans un premier temps, nous confronterons
attentivement les positions patočkiennes avec la théorie
aristotélicienne du lieu propre, pour ensuite reconsi-
dérer, à partir de ce cadre (aristotélicien et patočkien), les
rétractations que formule le Heidegger d’après la Kehre
à propos de sa tentative, dans Sein und Zeit, de réduire
la spatialité à la temporalité. Nous tâcherons de montrer

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18 Phénoménologie du mouvement

que la conception patočkienne du mouvement permet


de comprendre les motivations cachées de cette tentative,
ainsi que les raisons de son impossibilité.
Dans notre troisième et dernière partie, nous nous
intéresserons à ce qu’on peut appeler, dans un vocabulaire
aristotélicien, l’autre problème, connexe, du mouvement
(outre celui de ses déterminations quantitatives), c’est-
à-dire le problème du subjectum ou de l’hypokeimenon,
dans la double et dualiste conception que la modernité
en a retenu : le mobile (le corps mobile de la physique
moderne) et le sujet (l’ego ou le cogito de la métaphysique).
Tout d’abord, le problème du corps mobile de la physique
moderne nous conduira devant le problème général de
la corporéité, qui ne s’éclairera qu’à travers une analyse
du corps propre dans sa spécificité. Nous aurons ainsi à
évaluer les avancées notables de Patočka dans ce domaine
de recherche ouvert par la phénoménologie. Certains des
propos patočkiens cachent leur radicalité, soit sous des
références (dont la plus suggestive nous semble celle à
Maine de Biran), soit dans des formulations trop modestes
ou trop floues eu égard aux impressionnants progrès qui
frappent à la porte. De ces avancées, la plus remarquable
est la considération du corps propre comme sédiment du
mouvement corporel, et donc la différence qui s’impose
entre le mouvement subjectif et corporel (la corporéité)
et le corps déposé par celle-ci qui, lui, n’est pas plus
propre que le monde propre. Bien que cette différence (et
la conception qui la sous-tend) ne soit que timidement
énoncée par Patočka, sans jamais être exprimée sous la
forme particulière que nous lui donnerons, elle se trouve
incontestablement amorcée dans ses travaux. D’ailleurs,
comment trouver une plus grande cohérence dans la
symétrie que celle que manifeste la considération du

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Introduction 19

corps propre comme sédiment du mouvement subjectif


et de l’espace-temps-qualité (corps du monde) comme
sédiment du proto-mouvement de manifestation ?
Notre dernier chapitre portera sur l’autre interprétation
que donne la modernité (y compris phénoménologique) de
l’hypokeimenon grec : la subjectivité. Nous aborderons le
rôle que joue le concept de mouvement dans l’élaboration
du projet patočkien d’une phénoménologie asubjective et
nous étudierons les deux résultats les plus remarquables de
ce projet : l’abandon de la théorie de l’intentionnalité de la
conscience et la destitution de la réduction phénoménolo-
gique en faveur de l’épochè généralisée qui affecte le sujet
lui-même. Chacun de ces deux développements peut être
prolongé vers d’autres concepts directeurs : la vie et son
mouvement d’intégration peut remplacer la fonction de
l’intentionnalité, et le concept de liberté prolonge dans la
synonymie celui de l’épochè. Cela nous permettra aussi de
trancher l’épineux problème du statut de la doctrine des
trois mouvements de l’existence. À ce dernier dessein contri-
bueront aussi toutes les précisions conceptuelles obtenues
tout au long de nos analyses. En effet, (à l’exception du
premier) chacun des chapitres précédents aura posé, dans
son propre cadre, la question des trois mouvements. Que
veut dire, à propos de leur relation, l’examen du vocabu-
laire du possible ? Comment concilier le cadre du temps
universel (de la manifestation) avec la triple orientation de
la temporalisation que les trois mouvements sont censés
expliciter ? Où exactement (et comment ?) les inscrire dans
le bâtir, dans le mouvement de spatialisation ; et aussi, à
quelles possibilités relatives au champ perceptif dans lequel
nous acquérons notre espace correspondent-ils ? Enfin,
quelle distinction pourrait-on établir entre les différentes
donations du corps propre dans leur cadre ?

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20 Phénoménologie du mouvement

Bien sûr, tous ces problèmes – le rapport de la concep-


tion patočkienne et aristotélicienne du mouvement aux
questions relatives au possible, au temps, à l’espace, au
corps et au sujet – sont loin d’avoir une importance seule-
ment interne, limitée à l’œuvre du philosophe tchèque.
Patočka a toujours inscrit son travail dans la tradition
phénoménologique et l’a toujours maintenu dans un
dialogue avec les deux figures principales de celle-ci :
Husserl et Heidegger, mais aussi avec son ami Eugen
Fink et avec la phénoménologie française de son époque,
dont il suivait avec grand intérêt et passion l’évolution, et
ce malgré les obstacles particuliers auxquels l’exposait sa
situation matérielle et historique. Nous chercherons donc
à comparer – aussi souvent que possible, surtout là où il
ne l’a pas fait lui-même explicitement et où la mise en
rapport nous semble particulièrement pertinente et éclai-
rante – ses résultats les plus radicaux aux contributions de
ses maîtres fribourgeois et de ses contemporains français.
Nous essaierons ainsi de montrer, à l’aide de Patočka, les
dangers que comportent les interprétations dissociatives
du phénomène originaire du mouvement, qui adoptent
l’optique d’un seul des sédiments du mouvement (l’acte
ou le possible). Seront ainsi examinés, tour à tour (au-delà
des lectures polémiques que donne Patočka lui-même de la
philosophie de Husserl comme de celle de Heidegger), la
dualité cachée dans le concept merleau-pontien de chair ;
les oscillations de la conception merleau-pontienne du
temps et de la temporalité (oscillations rendues encore
plus visibles par les apories aristotéliciennes du temps) ; le
concept heideggérien de terre et les raisons de la tentative
de réduire la spatialité à la temporalité ; l’usage que fait
Heidegger d’un avatar de la corporéité qui traverse la
Kehre : la main ; et enfin, le paradoxe qu’est la chair chez

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Introduction 21

Michel Henry. Notre intérêt portera donc aussi sur les


conséquences générales que peut avoir pour la phéno-
ménologie l’assomption patočkienne de la définition
aristotélicienne du mouvement.
La méthode employée sera herméneutique, visant
l’interprétation la plus détaillée possible de certains textes
de Patočka, soit à travers une archéologie conceptuelle qui
nous fera remonter le plus souvent jusqu’à Aristote, soit
à travers des reconstitutions des positions probables de
Patočka, là où il n’a pas été suffisamment synthétique ou
là où sa pensée ne s’est pas explicitée jusqu’au bout. Pour
les raisons exposées un peu plus haut, l’herméneutique que
nous tenterons d’exercer ne sera pas seulement archéolo-
gique ou reconstituante, mais aussi comparatiste, car c’est
seulement à travers des confrontations ponctuelles avec
les phénoménologues prédécesseurs ou contemporains de
Patočka que l’on pourra suppléer au caractère souvent
fragmentaire et parfois provisoire pour lequel son œuvre est
réputée (caractère par ailleurs tout à fait compréhensible,
vu la situation historique et politique de notre auteur).
Dans ces confrontations, la meilleure méthode pour faire
ressortir l’originalité des apports patočkiens nous a semblé
être à chaque fois la critique des pensées qui oublient le
mouvement pour se concentrer sur une de ses extases, et
que nous croyons pouvoir grouper en trois catégories :
des pensées plutôt du possible (par exemple, le premier
Heidegger, mais aussi Descartes et surtout Husserl dans sa
période transcendantale et cartésienne), des pensées plutôt
de l’acte (le second Heidegger 16) et des pensées tantôt de

16. Patočka lui-même réfère au moins une fois – dans le texte de 1970
portant sur la possibilité d’une phénoménologie asubjective – la pensée du
« second Heidegger, celui de la Kehre » à l’acte, pour autant qu’elle « fait

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22 Phénoménologie du mouvement

l’acte, tantôt du possible, mais qui ne sont pas encore


des pensées du mouvement (par exemple, le premier et
le deuxième Merleau-Ponty, mais aussi Michel Henry).
Le risque qu’une prise en compte radicale du mouvement
permet d’éviter est celui du dualisme dans tous ses avatars
les plus subtils, car c’est seulement le mouvement qui
unifie à proprement parler, tout en divisant (c’est-à-dire
en sédimentant ontiquement et logiquement) l’acte et
la puissance : c’est donc le mouvement qui, seul, est à
proprement parler un – multiple.
Nous devons dire encore quelques mots à propos du
choix des textes sur lesquels nous nous sommes concentré
et qui font partie, comme nous l’avons déjà annoncé, des
travaux proprement phénoménologiques que Patočka a
élaborés après sa rencontre avec Aristote, dont il hérite,
bien évidemment, l’importance et la charge significative
du concept de mouvement. De manière générale, et tout
au long de notre travail, nous prendrons comme guide
surtout la postface tchèque 17 de 1969 au Monde naturel
comme problème philosophique (beaucoup plus radicale,
à notre sens, car plus aristotélicienne, que la postface
française de 1976, d’esprit sans doute plus « platonicien »),
accompagnée par l’essai de 1972 qui discute la cosmologie
de Fink : « Le tout du monde et le monde de l’homme 18 »,
ainsi que par les manuscrits de travail qui s’y rattachent,
dont le plus important nous semble être celui qui porte
le titre « Forme-du-monde de l’expérience et expérience

apparaître, dans son accomplissement phénoménalisant, l’être qui, dans le


sum, entre […] dans la lumière de l’energeia » (QQP, p. 187).
17. MNMEH, p. 50-124.
18. MNMEH, p. 265-272.

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Introduction 23

du monde 19 » (Ms. 1E/5). De même, nous nous appuie-


rons souvent sur le manuscrit 3G/17 20 (notes de travail
de 1974 se rapportant à l’essai « Épochè et réduction ») et
sur le séminaire de 1973, Platon et l’Europe.
Notre premier chapitre, qui porte sur la reprise de
la définition aristotélicienne du mouvement, se doit de
prendre en compte les analyses de Aristote, ses devanciers, ses
successeurs (publié en 1964), accompagnées, évi­demment,
des contributions qu’apporte le manuscrit de 1969,
« Phénoménologie et ontologie du mouvement 21 » (Ms.
10A/6). Nous prendrons aussi très au sérieux le texte fort
condensé mais tout aussi parlant de 1964, « La conception
aristotélicienne du mouvement : signification philoso-
phique et recherches historiques 22 ». Pour notre deuxième
chapitre, qui met en place une critique du vocabulaire du
possible en phénoménologie, nous nous sommes surtout
appuyé sur le manuscrit de travail de 1972 intitulé par
les responsables de l’édition samizdat de Patočka « Corps,
possibilités, monde, champ d’apparition 23 » (Ms. 5E/15),
qui contient la critique de l’Entwurf heideggérien, mais
aussi sur les notes préparatoires du cours de 1968-1969,
auxquelles les premiers éditeurs samizdat ont donné le
titre Leçons sur la corporéité 24 (Ms. 5J/7).
Le troisième chapitre, vu sa nature de reconstitution de
la position patočkienne eu égard au temps et à la tempo-
ralité, cherchera ses arguments et ses preuves textuelles
dans tous les écrits déjà mentionnés, auxquels s’ajoute,

19. PP, p. 211-226.


20. PP, p. 163-210.
21. PP, p. 29-52.
22. MNMEH, p. 127-138.
23. PP, p. 117-130.
24. PP, p. 53-116.

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24 Phénoménologie du mouvement

surtout pour ce qui en est des occurrences du concept


de ciel et de l’interprétation de la triple temporalisation
comme triple mouvement de l’existence, le très poétique
texte de 1965, « Notes sur la préhistoire de la science
du mouvement 25 », et aussi l’essai de 1967 – l’une des
premières synthèses des positions phénoménologiques
propres de Patočka – intitulé « Le monde naturel et la
phénoménologie 26 ». Aux écrits qui retracent la rencontre
avec la cosmologie de Fink se rattachent aussi, dans ce
cadre et en dépit de leur brièveté, les manuscrits 2E/9 27
(« En marge de “Le tout du monde et le monde de
l’homme” », bref mais extraordinaire texte qui énonce
l’idée d’une sédimentation de l’espace-temps-qualité
en son entier par le proto-mouvement de l’apparaître)
et 2E/6 28 (« Ad Sein und Zeit »). Le chapitre qui traitera
du problème de la spatialisation sera de prime abord un
commentaire aussi attentif que possible du beau et très
original essai, daté du début des années 1960 : « L’espace
et sa problématique 29 », et de ses annexes plus tardives 30.
Pour la confrontation de Patočka à la théorie aristotéli-
cienne du lieu, nous avons bien sûr repris également son
Aristote, ses devanciers, ses successeurs.
L’avant-dernier chapitre, portant sur le problème du
corps propre et de la corporéité, suivra en détail toutes
les notes préparatoires du cours de 1968-1969 (dont font
partie aussi, logiquement, les pages qui correspondent
au début du cours et qui ont été publiées séparément, en

25. MNMEH, p. 3-12.


26. MNMEH, p. 13-49.
27. PP, p. 157.
28. PP, p. 273-274.
29. QQP, p. 13-82.
30. QQP, p. 265-276.

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Introduction 25

samizdat comme en traduction française, sous le titre « La


phénoménologie du corps propre 31 »), mais aussi la rédaction
qui nous reste de la conférence prononcée à Fribourg-en-
Brisgau en 1968, à l’invitation de Fink : « Phénoménologie
et métaphysique du mouvement 32 », qui contient, à notre
avis, des amorces du problème du corps-sujet encore plus
radicales que celles qui sont à trouver dans les Leçons sur
la corporéité. Le dernier chapitre du cours publié en 1965-
1966, Introduction à la phénoménologie de Husserl, sera à
son tour une référence nécessaire dans ce cadre, du fait de
sa reprise du « je peux » husserlien comme définition de la
corporéité propre. Pour le dernier chapitre de notre travail,
qui s’attaquera au projet de la phénoménologie asubjective
et à la théorie des trois mouvements de l’existence, en plus
des exposés canoniques de cette théorie, s’ajouteront comme
support textuel les moments principaux de présentation
du projet asubjectif : les deux textes complémentaires
de 1970 et 1971 portant respectivement sur la possibilité 33
et l’exigence 34 d’une phénoménologie asubjective, mais
aussi l’essai de 1974, « Épochè et réduction 35 » (et, bien
sûr et surtout, car souvent plus claires et plus radicales, les
notes de travail déjà mentionnées qui préparent ce dernier).
Nous nous arrêterons également sur le l’article de 1976,
« Qu’est-ce que la phénoménologie 36 ? », pour le rappro-
chement qu’y tente Patočka entre le sens fort du concept
husserlien d’épochè et la négativité du rien heideggérien,

31. MNMEH, p. 139-154.


32. PP, p. 13-27.
33. QQP, p. 165-188.
34. QQP, p. 189-216.
35. QQP, p. 217-228.
36. QQP, p. 229-263.

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26 Phénoménologie du mouvement

les deux étant unifiés sous l’idée du pas en arrière vis-à-vis


de l’étant qu’est notre liberté.
Bien évidemment, les références que nous venons d’énu-
mérer ne seront pas les seules auxquelles nous aurons recours :
nous chercherons, chaque fois que l’argument le demandera,
les occurrences requises là où elles se trouvent. Pour ne
prendre qu’un seul exemple, nous citerons plusieurs fois
le passage du texte des années 1950 : « Le point de départ
subjectif et la biologie objective de l’homme 37 », où se trouve
le mieux exprimée l’idée selon laquelle le mouvement de
notre existence est un mouvement contre la totalité (du
monde), qui l’expulse et qu’il vise à réintégrer. Faisons
encore une précision : pour Patočka, nous citerons presque
exclusivement la traduction française, de même que pour
Aristote, Husserl et Heidegger. Les exceptions consistent
surtout, pour ces derniers, dans l’invocation ponctuelle
de l’original grec ou allemand là où le lexique apporte
des éclaircissements supplémentaires ou là où il évite des
confusions. Nous recourrons aussi, pour Patočka, dans le cas
très spécifique de la reconstitution du cours de 1968-1969
d’après les notes de ses auditeurs (qui n’a pas encore été
publiée en français, sans doute à cause du fait que le texte
n’est pas de la main de Patočka à proprement parler et ne
rend que sa voix consignée par d’autres), à la traduction
anglaise que nous citerons uniquement à titre de garantie
de la conformité de nos interprétations du texte en cause.
La définition aristotélicienne du mouvement et ses
corollaires, qui fourniront le fil conducteur de nos analyses,
peuvent paraître, de par leur fréquente et centrale invocation
dans les pages qui suivent, une sorte de solution-miracle,
de panacée, de deus ex machina à même de résoudre toutes

37. MNMEH, p. 155-179.

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Introduction 27

les difficultés de la phénoménologie. Nous présenterions,


pour notre part, notre travail comme une suite de tests ou
d’épreuves que cette solution doit traverser pour montrer
son efficacité (dont nous espérons et anticipons, il est
vrai, le succès à chaque fois) jusqu’à la fin de ce parcours à
obstacles. Et n’oublions pas non plus que Patočka a consacré
plusieurs années de sa vie à montrer – et tel nous semble
être l’intérêt principal de son Aristote – que la modernité,
jusque dans ses plus profonds ressorts et jusque dans ses
occurrences les plus tardives (qui font la charpente théorique
du monde dans lequel nous vivons), est un résultat direct,
bien que parfois caricatural et polémique, de la physique
aristotélicienne et de sa conception du mouvement. Autant
dire que c’est la définition aristotélicienne du mouvement
qui engendre, en fin de compte, les sens dérivés que nous
donnons et avons donné jusqu’à présent au possible et à
l’actuel, au réel et à ce qui le dépasse, au mouvement et
aux idéalisations du mouvement. Ce qui peut sembler un
deus ex machina est donc ici plutôt le deus (le générateur,
le point de départ) qui fait (qui détermine) le dispositif,
le mécanisme théorique. Et si la définition aristotélicienne
du mouvement peut encore résoudre des problèmes philo-
sophiques, c’est aussi, au moins en partie, parce qu’elle les
a engendrés.
Qu’il nous soit permis enfin de mettre en exergue
de notre entreprise, comme sa ligne de conduite, cette
profession de foi que Patočka fait pendant le cours de
1968-1969 : « Nous ne voulons pas fuir les conclusions
spéculatives, mais elles sont pour nous des conséquences
qui découleront de ce qui aura été élaboré par l’analyse
[des phénomènes, n. n.] 38. »

38. PP, p. 59.

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PREMIÈRE PARTIE

« […] l’acte de ce qui est en puissance en


tant que tel est [le] mouvement »
(Aristote, Physique, III, 1, 201a10)

« […] le mouvement est une sorte d’acte,


mais incomplet » (energeia […] ateles)
(Aristote, Physique, III, 1, 201b33)

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I

Considérations préliminaires :
la reprise de la définition
aristotélicienne du mouvement

« De nos jours, alors que la philosophie cherche derechef


un fondement ontologique asubjectif, un Aristote dédog-
matisé est, pour cette raison, actuel 1. » Ces lignes, datant du
début des années 1960 (et connues par les lecteurs français
de Patočka bien avant la parution récente de son Aristote,
du fait de leur reprise dans la traduction du manuscrit de
travail de 1969 intitulé « Phénoménologie et ontologie
du mouvement », où le philosophe tchèque revient sur
la validité de l’entreprise aristotélicienne), contiennent
la première référence explicite (à notre connaissance) à
quelque chose comme un projet asubjectif. Mais encore
plus important nous semble ici l’aveu de l’opportunité,
à ce dessein, d’une récupération d’Aristote, bien évidem-
ment à condition de séparer son projet philosophique
de son « empirie grossière » et de ses moyens ontolo-
giques parfois naïfs 2. Le geste le plus propre d’Aristote
est présenté par Patočka comme une tentative – digne

1. ADS, p. 253, fragment publié aussi dans PP, p. 29, note 3.


2. Cf. ADS, p. 253.

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32 Phénoménologie du mouvement

d’être reprise – de penser « l’être de l’étant fini comme


faisant partie d’un mouvement global d’accroissement
d’être 3 ». Dans le même esprit, dans une lettre à Robert
Campbell datant du 20 mars 1964 citée par Erika Abrams
dans l’Avertissement­précédant sa traduction d’Aristote,
ses devanciers, ses successeurs, Patočka décrit ses efforts de
présentation et la conception même d’Aristote dans les
termes suivants :

L’idée qui sous-tend mes considérations historiques est la suivante.


Le devenir, le mouvement qui est à l’origine de toutes nos expé-
riences, est lui-même impossible sans un devenir plus profond et
plus élémentaire qui est, non pas mouvement dans l’expérience
et dans le monde, mais devenir, mouvement du monde en
tant que tel : devenir ontologique. […] J’ai essayé de montrer
que, chez Aristote lui-même, le mouvement possède encore et
toujours cette fonction plus profonde de source de l’être (de la
vérité) des choses à côté et au travers de sa fonction d’événement
intracosmique, empirique 4.

L’actualité d’Aristote est une conviction que Patočka


exprime aussi dans une lettre antérieure de trois ans,
datant du 9 octobre 1961 et adressée au même destina-
taire : « Je suis précisément en train de travailler sur le
concept de mouvement-processus chez Aristote, et j’y
trouve bien des choses importantes, au point de vue tant
actuel qu’historique. En effet, on refait maintenant des
analyses du mouvement vital qui était le point de départ

3. ADS, p. 253.
4. Lettre à Robert Campbell du 20 mars 1964 citée par Erika Abrams
dans l’Avertissement de sa traduction (ADS, p. 12).

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Considérations préliminaires 33

d’Aristote 5. » Plus loin encore, la définition aristotélicienne


du mouvement sera reprise tout au long de l’œuvre
phénoménologique de Patočka, soit comme un outil de
clarification, soit comme une illustration de ses propres
positions. Ainsi, dans le beau texte de 1965 : « Notes
sur la préhistoire du concept de mouvement », qui suit
directement la publication de son Aristote, le mouvement­
est invoqué comme « fil conducteur permettant de déter-
miner le caractère des rencontres que nous faisons dans
le monde » (il s’agit simultanément de « notre propre
mouvement dans le cadre du monde et de tout ce qui peut
se présenter ou apparaître en son sein 6 »). Mais aussi, en
1968, dans la conférence donnée à Fribourg-en-Brisgau à
l’invitation de Fink : « Phénoménologie et métaphysique

5. Lettre à Robert Campbell du 9 octobre 1961 citée par Erika Abrams


dans l’Avertissement de sa traduction (ADS, p. 9). Le passage cité est précédé
par un constat qui ne manque pas d’humour : « Il est vrai que la pensée
française se doit de chanter la palinodie par rapport à Aristote. L’ouvrage
de Robin et le texte repris dans sa Pensée hellénique offrent une image
fort inadéquate de ce héros de la philosophie. Robin déduit quasiment la
physique d’Aristote de sa logique et n’y voit que mythologie. » Peut-être
Patočka pense aussi à un des professeurs célèbres de l’époque où il étudiait
lui-même à la Sorbonne : Léon Brunschvicg, qu’il compte d’ailleurs, dans
ses « Souvenirs de Husserl » (p. 94), parmi ceux qui n’ont pas assisté aux
conférences de Husserl en 1929, et que Pierre Aubenque accuse d’avoir
cédé à des « railleries faciles » (Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez
Aristote, Paris, PUF, 1991 [1962], p. 443) à propos de l’antériorité soit de
l’acte, soit de la puissance, les termes mêmes de la définition du mouvement.
C’est sans doute une coïncidence parlante que Pierre Aubenque lui-même
ait publié Le problème de l’être chez Aristote en 1962, au moment où Patočka
avait achevé pour l’essentiel son Aristote à lui, qui paraîtra pour des raisons
extérieures seulement en 1964. Nous poursuivrons attentivement dans ce
qui suit la remarquable lecture de Pierre Aubenque (qui fournit, à nos yeux,
la palinodie que Patočka se dit attendre) en parallèle avec celle de Patočka,
et nous espérons montrer la connivence de leurs positions.
6. MNMEH, p. 5.

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34 Phénoménologie du mouvement

du mouvement », le mouvement subjectif est caractérisé


comme ateles energeia 7 ou comme présupposant le projet
d’une « dynamis active 8 ». Dans les notes préparatoires
du cours de 1968-1969, la définition du mouvement de
Physique, III, 1, 201a10 est donnée presque telle quelle :
« acte de la possibilité en tant que possibilité 9 », mais aussi
« possibilité qui se réalise 10 » (c’est la même formulation
qui apparaît dans la postface tchèque de 1969 au Monde
naturel comme problème philosophique 11). De même,
dans un autre essai publié en 1969 : « Qu’est-ce que
l’existence ? », la définition est invoquée pour illustrer la
conception patočkienne du mouvement qu’est notre vie 12.
Elle est sous-entendue aussi dans le texte de 1972 sur la
cosmologie de Fink, « Le tout du monde et le monde de
l’homme 13 », et à nouveau citée sous la forme condensée :
« mouvement – réalisation des possibilités 14 » dans un
manuscrit de travail de 1972 intitulé « L’existence en
tant que mouvement ». Cette définition et ses corollaires
(acte imparfait, d’où… vers où…) sous-tendent donc,

7. PP, p. 19.
8. PP, p. 25.
9. PP, p. 108.
10. PP, p. 107.
11. MNMEH, p. 102.
12. MNMEH, p. 250 et p. 263.
13. Par exemple, MNMEH, p. 270-271.
14. PP, p. 156. Nous avouons ne pas entrevoir la nécessité de distinguer,
comme le fait Émilie Tardivel, entre « la réalisation d’une possibilité » et
« l’actualisation d’une puissance » : « Il s’agit bien ici d’une version radicalisée
de la théorie aristotélicienne du mouvement : elle pose le primat du mouvement
sur le substrat, et donc n’envisage plus la manifestation comme l’actualisation
d’une puissance, mais comme la réalisation d’une possibilité » (id., p. 142). Il
nous semble pour notre part que la théorie aristotélicienne du mouvement
n’a pas tant besoin d’être radicalisée que dédogmatisée, pour que l’équation
« mouvement – réalisation des possibilités » puisse être posée.

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Considérations préliminaires 35

de façon déclarée et explicite, toute la doctrine des trois


mouvements de l’existence.
Mais, nous dira Patočka, « en définitive, le sens de la
tentative 15 » de considérer l’existence comme mouvement
est justement de trouver un moyen terme entre l’existence
et le monde 16. Comment doit-on donc concevoir ce
mouvement pour qu’il puisse s’appliquer tant à l’existence
qu’au devenir des choses ? C’est Patočka lui-même qui
l’indique toujours, et nous sommes à nouveau renvoyés
à cette définition, première dans la philosophie, car
« personne avant Aristote n’a tenté au sens propre de
[…] définir [le mouvement] 17 ». Un examen de cette
définition s’impose donc : que signifie « l’acte de ce qui
est en puissance en tant que tel 18 » ?
Avant d’entamer cet examen, soulignons le fait que
la modernité philosophique s’est construite dans une
opposition explicite à cette définition. Ainsi, lorsque, dans
les Règles pour la direction de l’esprit, Descartes inscrit le
mouvement parmi les natures simples, derrière son geste
se cache une polémique ouverte contre l’usage scolastique
de la définition aristotélicienne :

15. MNMEH, p. 101.


16. Nous y reviendrons, bien sûr : d’une certaine façon, tout notre travail
consistera dans une interrogation du sens de cette union, par le mouvement,
de l’existence et du monde.
17. ADS, p. 172 ; voire, personne ne l’a fait depuis (cf. Rémi Brague,
« Note sur la définition du mouvement (Physique, III, 1-3) », in La Physique
d’Aristote et les conditions d’une science de la nature, éd. par François de Gandt
et Pierre Souffrin, Paris, Vrin, 1991, p. 107-120, ici p. 107).
18. Nous préférons ici, pour sa neutralité, la traduction de Pierre
Aubenque. Pierre Pellegrin traduit pour sa part : « l’entéléchie de l’étant en
puissance en tant que tel ». Nous donnerons, le moment venu, la traduction-
interprétation de Patočka lui-même.

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36 Phénoménologie du mouvement

Mais vraiment ne semblent-ils pas proférer des paroles magiques,


qui ont un sens obscur, hors de la portée de l’esprit humain, ceux
qui définissent « le mouvement », chose parfaitement connue de
chacun, « l’acte de l’être en puissance, pour autant qu’il est en
puissance » ? Qui donc entend ces mots ? et qui ignore ce qu’est
le mouvement ? et qui n’avouerait qu’ils ont cherché un nœud
sur une tige de jonc ? Il faut donc dire, qu’on ne doit jamais
expliquer les choses à l’aide de définitions de cette sorte, de
crainte qu’au lieu de [choses] simples nous n’en appréhendions
des composées 19.

Il est à noter, qui plus est, que Pascal se rallie exac-


tement sur la position de Descartes, lorsqu’il s’étonne,
dans De l’esprit géométrique : « Combien y en a-t-il […]
qui croient avoir défini le mouvement lorsqu’ils ont dit :

19. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, Règle XII, in René


Descartes, Œuvres, AT X, 426 (nous reproduisons ici la traduction de
Jean-Luc Marion, in René Descartes, Règles utiles et claires pour la direction
de l’esprit en la recherche de la vérité, traduction selon le lexique cartésien et
annotation conceptuelle par Jean-Luc Marion, La Haye, Martinus Nijhoff,
1977, p. 51). Dans le même esprit, Descartes écrit dans une Lettre à
Mersenne du 16 octobre 1639, à propos des « choses qui sont fort simples,
et qui se connaissent naturellement, comme sont la figure, la grandeur, le
mouvement, le lieu, le temps etc. » : « lorsqu’on veut définir ces choses, on
les obscurcit et on s’embarrasse. Car, par exemple, celui qui se promène dans
une salle, fait bien mieux entendre ce que c’est que le mouvement, que ne
fait celui qui dit : est actus entis in potentia prout potentia, et ainsi d’autres »
(Descartes, Œuvres, AT II, 597). Ou encore, dans le Traité de la lumière :
« ces termes  : Motus est actus in potentia, prout in potentia est, lesquels sont
pour moi si obscurs, que je suis contraint de les laisser ici en leur langue,
parce que je ne les saurais interpréter […]. Mais, au contraire, la nature
du mouvement duquel j’entends ici parler, est si facile à connaître, que les
Géomètres eux-mêmes, qui entre tous les hommes se sont le plus étudié à
concevoir bien distinctement les choses qu’ils ont considérées, l’ont jugée
plus simple et plus intelligente que celle de leurs superficies, et de leurs
lignes » (Descartes, Œuvres, AT XI, 39).

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Considérations préliminaires 37

Motus nec simpliciter actus nec mera potentia est, sed actus
entis in potentia […] ? » Pascal considère à son tour que
c’est là tout sauf une définition, et loue au contraire la
sagesse propre à la géométrie, qui « ne définit aucune de
ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité,
ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que
ces termes-là désignent si naturellement les choses qu’ils
signifient, à ceux qui entendent la langue, que l’éclair­cis­
sement qu’on en voudrait faire apporterait plus d’obscurité
que d’instruction 20 ».
Mais le refus de définir le mouvement n’est-il pas
précisément refus de le penser dans sa simplicité même ?
Et la mention de l’acte et de la puissance dans la définition
aristotélicienne introduit-elle vraiment une composition
dans la simplicité ?

1. La circularité de la définition
aristotélicienne du mouvement

1.1. La puissance contient, dans sa définition, une référence


au mouvement. L’acte aussi est le résultat du mouvement

Au livre III de la Physique, la distinction acte – puissance


est supposée connue par Aristote, pour autant qu’elle est

20. Pascal, De l’esprit géométrique et de l’art de persuader, in Œuvres


complètes, éd. par Louis Lafuma, Paris, Seuil, 1963, p. 350-351. Pascal
insiste en outre à son tour sur le fait que le manque de définition est ici le
signe de la perfection des choses les plus simples : « cette même qualité qui
les rend dignes d’être ses objets [de la géométrie, n. n.] les rend incapables
d’être définies ; de sorte que le manque de définition est plutôt une perfec-
tion qu’un défaut, parce qu’il ne vient pas de leur obscurité, mais de leur
parfaite évidence » (id., p. 351).

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38 Phénoménologie du mouvement

présentée et justifiée aux livres Δ et Θ de la Métaphysique.


C’est en Θ, 1 qu’Aristote affirme que c’est la puissance
d’un mouvement qui est la puissance proprement dite 21.
La relation du concept de puissance au mouvement est
encore plus claire dans sa définition (elle aussi appelée
« proprement dite 22 ») qu’Aristote donne au livre Δ :
« On appelle puissance le principe de changement ou de
mouvement dans un autre être en tant qu’autre, ou par le
fait d’un autre être en tant qu’autre 23. » Et si la puissance
se définit par rapport au mouvement, la même chose peut
être dite aussi de l’acte. Ainsi, la construction des deux
mots qui le désignent évoque toujours le processus dont
il est le résultat ou le parfait : l’energeia garde un rapport
à l’œuvre artisanale, à l’ergon, et l’entelecheia, un rapport
au telos. Et, même à l’endroit où Aristote prend soin de
distinguer l’acte de l’activité 24 (car l’acte n’est pas le bâtir,
mais l’avoir-bâti, il n’est pas le présent, mais le parfait de
l’activité), il est encore évident que l’acte doit être conçu
comme le résultat du processus du mouvement 25, bien

21. Pierre Aubenque (op. cit., p. 440) explique que même si Aristote


mentionne une autre puissance qui ne serait pas celle d’un mouvement,
ce qu’il a en vue, c’est la suite théologique de l’argument, qui conduirait,
non pas à une puissance séparée ou déliée du mouvement, mais à un acte
pur – sans puissance, donc – seul à être immobile. La puissance d’être acte
pur est donc logiquement et ontologiquement nulle.
22. Aristote, Métaphysique, Δ, 12, 1020a5.
23. Aristote, Métaphysique, Δ, 12, 1019a19. Apud Pierre Aubenque,
op. cit., p. 440, note 1 (nous soulignons).
24. Aristote, Métaphysique, Θ, 6, 1048b31-32.
25. L’acte est le parfait du mouvement même là où Aristote distingue
l’acte du mouvement à des fins théologiques. Ce qui est présenté dans la
coïncidence présent – parfait qui caractérise les actes tels que la vue, la
pensée ou la vie est en fait le mouvement – il est vrai, dans des espèces qui
ne s’épuisent pas dans leur résultat et qui n’ont pas leur fin, leur résultat en
dehors d’elles-mêmes. Cf. Pierre Aubenque, op. cit., p. 440 note 4. Voir

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Considérations préliminaires 39

qu’il puisse être envisagé comme distinct de ce processus


lui-même. En plus, la nature dérivée tant de l’acte que
de la puissance ressort clairement, comme le remarque
Pierre Aubenque 26, du traitement de la question portant
sur la primauté de l’un ou de l’autre. La dynamis est ainsi
première dans l’ordre de la génération particulière 27, car
c’est dans la graine qu’est présent l’arbre en son entier. Mais
dans la génération regardée dans sa totalité, c’est l’acte qui
est premier 28, car c’est l’arbre qui fait la graine, c’est lui
qui donne la puissance de la graine, tant en la déposant
ou en la produisant qu’en mûrissant ou en croissant à
partir d’elle (c’est, en effet, l’arbre qui donne à voir ce
que la graine contenait en puissance). La manière même
de poser le problème nous montre en revanche que c’est
le mouvement – dans ce cas, celui de génération – qui
décide, selon son ampleur, de la primauté, c’est-à-dire du
sens premier, de la puissance comme de l’acte.
Résumons. La puissance se définit par rapport au
mouvement, l’acte est à son tour acte d’un mouvement,
et c’est le mouvement qui décide du sens premier de l’un
et de l’autre. Pierre Aubenque en tire immédiatement la
conclusion suivante : « L’acte et la puissance sont co-origi-
naires, ils ne sont que les extases du mouvement […]. Seule
la violence du discours humain – mouvement lui-même

aussi la très belle formulation de Physique VIII, 1, 250b13, que Patočka juge
« saisissante » (MNMEH, p. 129), selon laquelle le mouvement serait la vie
des choses, immortelle qui plus est. Si la vie s’identifie à un mouvement,
l’acte sans mouvement que cherche Aristote n’aura dans la vie ou dans la
perception que de pâles avatars, qui lui ressemblent seulement pour autant
qu’ils sont des mouvements plus parfaits que le mouvement banal des étants,
mouvement imparfait qui a son résultat en dehors de soi.
26. Pierre Aubenque, op. cit., p. 442.
27. Aristote, Métaphysique, Θ, 9, 1051a33.
28. Aristote, Métaphysique, Θ, 8, 1049b24.

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40 Phénoménologie du mouvement

au sein du mouvement – peut maintenir dissociée, sous


la forme trop aisément scolarisée des distinctions de
sens, la tension originaire qui constitue, dans son unité
toujours divisée, l’être de l’être en mouvement 29. » Si l’acte
et la puissance sont les extases du mouvement, si c’est
le mouvement qui donne leur sens (et leur définition),
qu’en est-il alors de la circularité de sa définition même,
qui se fait justement à partir de ces termes ?

1.2. La traduction interprétative que donne Patočka à la


définition de Physique, 201a10. Il s’appuie aussi sur
une autre occurrence de la définition, celle de 201a28-
29. La double circularité de la définition du possible
(dynaton). Destitution de la pertinence, pour une pensée
du mouvement, de la triplicité des principes

Avant de répondre à cette question, suivons la présenta-


tion de la définition que donne Patočka dans son Aristote.
Il commence par décrire la dynamis (pure) comme un
« état d’indécision » de la chose par rapport à ses déter-
minations, et il poursuit : « Quand […] il commence à
se décider que la chose ne sera pas indifférente au fait de
posséder ou non la détermination positive, lorsqu’elle
s’éloigne de la possibilité de ne pas l’avoir et se rapproche
de la possibilité de l’avoir, la dynamis, la capacité d’avoir et
de ne pas avoir devient exclusivement capacité d’avoir 30. »
Mais la possibilité d’avoir cette détermination positive
n’est pas encore la présence même de la détermination,
n’étant que la « présence du processus de détermination ».
Et Patočka de résumer :

29. Pierre Aubenque, op. cit., p. 443.


30. ADS, p. 170.

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Considérations préliminaires 41

Cette présence en devenir de la détermination est le mouvement. De


là, sa définition : l’actualité de la possibilité (ou de la capacité)
de l’étant (pour quelque chose de déterminé), pour autant qu’il
n’est encore (ce déterminé) qu’en puissance (pour autant que la
détermination lui fait encore défaut). En d’autres termes, une
actualité inachevée, une actualité en chemin, qui est en même
temps l’actualité de ce chemin 31.

Deux observations s’imposent immédiatement :


d’abord, remarquons que Patočka traduit librement
dynamis par « possibilité ». Il précise aussitôt l’équivalence
de ce terme avec celui de capacité, et il fera de même
dans le texte de 1964, « La conception aristotélicienne du
mouvement : signification philosophique et recherches
historiques », en précisant à nouveau, dans une parenthèse,
à propos de la dynamis : « initialement : l’aptitude et sa
manifestation ; puis, plus généralement : la possibilité
réelle comme telle 32 ». On voit donc que la synonymie de
la dynamis et du dynaton n’est pas irréfléchie, et d’ailleurs
Patočka la gardera tout au long de son œuvre, en présen-
tant la plupart du temps la définition aristotélicienne
du mouvement comme « possibilité qui se réalise » (cela
aussi, sans doute, pour se faciliter la tâche de reconduire
la thématique heideggérienne de l’existence comme vie
dans des possibilités au mouvement dont elle reprend,
sans explicitation, la définition). Nous sommes loin de
contester cette synonymie ; au contraire, notons avec
Pierre Aubenque 33 que la définition du dynaton dans la
Métaphysique est déjà circulaire : « On appelle possible

31. ADS, p. 170.


32. MNMEH, p. 127.
33. Cf. Pierre Aubenque, op. cit., p. 453, note 1.

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42 Phénoménologie du mouvement

ce à quoi, lorsque adviendra l’acte dont il est dit avoir la


puissance, n’appartiendra aucune impossibilité 34. » Que
signifie donc que le possible soit défini par la non-impos-
sibilité de l’acte de la puissance qu’il incarne ? Pour nous,
cela veut dire que la décision d’« appeler » quelque chose
« possible » dépend du mouvement non impossible de sa
réalisation. Autant dire que dynaton semble recevoir une
définition doublement circulaire : par rapport à son opposé
logique, l’impossible, mais aussi par rapport à la dynamis,
qui est toujours impliquée dans sa vérification, étant son
fondement ontologique. Cette double circularité indique
ainsi un rapport de fondation : le possible est notre façon
de nommer (logiquement, donc) une dynamis réalisable,
une dynamis dont l’actualisation n’est pas irréalisable. Le
possible est, par conséquent, le nom logique de la dynamis,
et il ne peut nommer qu’une dynamis du mouvement,
montrée telle (comme non irréalisable) par le mouve-
ment. Patočka a donc raison d’assimiler le possible à la
puissance et, aussi bien, de maintenir, par exemple dans
l’expression « possibilité réelle », le renvoi au mouvement
qui seul révèle cette synonymie. Disons-le tout de suite :
nous croyons pouvoir interpréter de la même façon la
circularité de la définition du mouvement elle-même,
qui cacherait, elle aussi, sous ce qui apparaît comme une
auto-référentialité, un rapport de fondation (dans ce cas,
la fondation du definiens par le definiendum).
Notre deuxième observation porte sur la forme que
Patočka donne à sa traduction interprétative. Elle nous
semble viser autant la définition de Physique, III, 1, 201a10
que celle, plus explicative et élaborée, de 201a28-29. Voici
la traduction de Pierre Pellegrin : « Et l’entéléchie de

34. Aristote, Métaphysique, Θ, 3, 1047a24.

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Considérations préliminaires 43

l’étant en puissance, quand étant en entéléchie, il met en


activité, non pas en tant qu’il est lui-même, mais en tant
que mobile, est un mouvement 35. » Lisons maintenant avec
Patočka : le mouvement est l’actualité (l’entéléchie) de la
possibilité de l’étant pour quelque chose de déterminé (de
l’étant en puissance), pour autant qu’il n’est pas encore
en acte ce déterminé (quand étant en entéléchie, il met en
activité – i. e., quand, en acte, il est – et ceci non pas en
tant qu’il est lui-même) mais en puissance, pour autant
que la détermination lui fait encore défaut (mais en tant
que mobile – et non pas acte achevé). Bien entendu, il n’y
a aucun contresens à superposer ainsi les deux occurrences
de la définition. La deuxième, la plus élaborée, remet en
revanche explicitement en cause la pertinence (pour une
pensée du mouvement) du substrat, de ce qui doit recevoir
des déterminations – bref, du statut de la hyle et avec
elle, de tout le schéma principiel (privation – matière –
forme). Ceci est bien clair si l’on considère l’exemple
du « constructible » que donne Aristote après chacune
de ces deux occurrences de la définition (201a16-18 et
201b9-14). L’acte du constructible est soit la construc-
tion de la maison (le mouvement), soit la maison comme
telle. Mais une fois la maison terminée, le constructible
comme tel (dans sa puissance d’être construit) est détruit.
Aristote s’arrête là, mais nous pouvons conclure qu’une
fois la maison terminée, le constructible (la dynamis
comme telle) est perdu dans, d’une part, sa destruction
(la privation, la sterêsis) et, d’autre part, dans son être-
matière de la maison (les briques de la maison). C’est
donc la perspective actuelle, statique, qui nous montre
la chose dans le schéma tripartite (comme Patočka aime

35. Aristote, Physique, trad. Pierre Pellegrin, p. 163-164.

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44 Phénoménologie du mouvement

nommer la triplicité des principes privation – matière –


forme). C’est une perspective figée, qui prend en compte
seulement l’acte en tant que tel, qui donne la maison
comme eidos, en rassemblant sa matière (les briques) et
en perdant sa privation (l’être-informe de l’amas préa-
lable de briques). Mais le mouvement, la construction,
est autre chose : il n’est pas l’acte des briques (celui-ci
est l’eidos statique de la maison, unifiant les briques
comme sa matière), mais l’acte du constructible en tant
que constructible, c’est-à-dire l’acte de l’amas de briques,
pour autant qu’il peut être bâti comme murs, etc., donc
l’acte de la constructibilité de l’amas de briques. Autant
dire que les principes ne peuvent pas surprendre l’essence
du mouvement, car c’est le mouvement qui les montre
comme tels à sa fin : c’est la fin de la construction qui
nous montre la privation comme détruite (comme ce qui
a été le passé du mouvement), la matière comme ce qui
est présent dans l’eidos et ce dernier comme ce qui a été
le futur du mouvement 36.
Patočka nous dit clairement la même chose : « il est
difficile d’appréhender le mouvement. Où le situer ?
Il ne relève purement d’aucun des termes du schéma
tripartite 37 ». Cette conclusion est préparée indirectement,
dans son Aristote, quelques pages auparavant, lorsqu’il est
montré, à l’aide des termes de la définition du mouvement
(l’acte et la puissance), que c’est le mouvement qui dépose
la structure tripartite : « La hyle (le sujet indéterminé
des déterminations) est actuellement (energeia) au stade
de –A (la détermination faible, impropre, la sterêsis) et

36. Pour l’équivalence temporelle des principes, voir Pierre Aubenque,


op. cit., p. 453.
37. ADS, p. 173.

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Considérations préliminaires 45

non actuellement (dynamei) au stade de +A (la détermi-


nation propre, l’eidos) 38. » Autant dire que c’est l’acte de
la dynamis (le mouvement) qui nous montre justement
l’actualité du non-actuel, que c’est donc le mouvement
qui montre et dépose l’eidos et, avec lui, la sterêsis (ce que
l’eidos évacue et dépasse) et la hyle (ce qui reste dans le
passage de l’un à l’autre).
Le mouvement est plus profond que la distinction
des trois principes. Cette conclusion patočkienne serait
à coup sûr approuvée par Pierre Aubenque. Ce dernier
l’atteint lui-même par l’analyse d’un passage synthétique
du premier livre de la Physique, que nous donnons ici dans
sa traduction : « Tout ce qui est devenu est composé : il
y a d’un côté ce que c’est devenu, de l’autre ce qui est
devenu cela, et ceci s’entend en deux sens : soit le sujet
[l’hypokeimenon], soit l’opposé [l’antikeimenon] 39. » Nous
reconnaissons facilement dans ce passage la description
physique – c’est-à-dire en relation au mouvement – de la
genèse de la tripartition privation – matière – forme. La
forme est le « ce que c’est devenu » de l’être en mouvement,
la matière et la privation (l’hypokeimenon et l’antikeimenon)
sont « ce qui est devenu cela ». Qui plus est, la relation au
mouvement est ici bien précisée : c’est le devenir qui sépare
en parties les choses (comme le savait déjà Platon), c’est
le changement qui génère ou dépose les principes. Ces
derniers sont les noms des éléments de cette scission que
le mouvement produit 40. C’est à cet endroit précis que se

38. ADS, p. 168.


39. Aristote, Physique, I, 7, 190b11-17, apud Pierre Aubenque, op. cit.,
p. 431.
40. Cette division des principes qui sont les extases du mouvement
est pourtant également unifiée par le mouvement : Aristote appelle

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46 Phénoménologie du mouvement

justifie le passage de la tripartition privation – matière –


forme aux catégories (logiques et ontologiques) de l’étant.
Pour citer Pierre Aubenque : « ce qu’Aristote veut montrer
à la suite de l’analyse platonicienne du Parménide, c’est
que le mouvement introduit dans l’être une division en
éléments 41 ». C’est cette division physique qui se traduit
par la suite dans la pluralité de sens de l’être, car le discours
attributif, qui scinde toujours le sujet du prédicat afin
de montrer, au contraire, leur unité, s’enracine lui aussi
dans la nature synthétique et divisante du mouvement
qui unifie et varie les déterminations 42. Le mouvement
ne se dit donc pas selon les catégories, mais les différents
sens de l’être se disent selon le mouvement. Ce serait à
Patočka d’être à présent d’accord avec cette conclusion de
Pierre Aubenque. Il écrit, en 1964, que c’est « seulement
un plan plus profond que celui catégorial qui pourrait
saisir ce qu’est le mouvement en son fond 43 ».

1.3. La négativité de la physis. L’exemple de l’églantier et


l’acte inachevé

Dans le très synthétique texte de 1964 que nous


venons de citer, Patočka formule également une remarque

indistinctement l’être en mouvement diaireton et syntheton, divisé et relié.


Voir sur ce point Pierre Aubenque, op. cit., p. 430, note 4.
41. Pierre Aubenque, op. cit., p. 429. Voir aussi Physique, VI, 4, 234b11 :
« Tout ce qui change est nécessairement divisible ». Les arguments d’Aristote
sont ici quasiment identiques à ceux du Parménide de Platon (138c). Cf.
Pierre Aubenque, op. cit., p. 427.
42. Cf. Pierre Aubenque, op. cit., p. 438. Ce point est illustré par l’analyse
de Physique, VI, 11, 219b18-21, où Aristote thématise la coïncidence du
sujet et du maintenant à l’aide d’un exemple emprunté aux sophistes, celui
de la différence entre Coriscos au Lycée et Coriscos sur l’agora.
43. MNMEH, p. 127.

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Considérations préliminaires 47

cryptique que nous tâcherons d’éclaircir : il écrit que


le plan plus profond requis pour penser en son fond
le mouvement (et qui n’est pas celui de la tripartition
privation – matière – forme) « a la particularité de prendre
en vue l’affirmation et la négation 44 ». Bien sûr, ce plan
plus profond est celui de l’acte et de la puissance, et c’est
dans le même sens que nous comprenons la remarque de
son Aristote selon laquelle l’opposition dynamis – energeia
« conduira à déterminer plus profondément […] l’élément
négatif initialement contenu dans la hyle 45 ». Patočka voit
bien la provenance de cette distinction fondamentale
dans le domaine de la biologie, et il essaie de l’illustrer
lui-même avec un exemple tiré de la science (aristoté-
licienne) du vivant. Ainsi, un églantier 46 est d’abord la
graine qui germine, qui pousse et croît jusqu’à sa forme
adulte (et celle-ci nous montre la graine comme étant sa
privation) ; en temps venu, les bourgeons apparaissent,
suivis par les feuilles et les fleurs, qui elles aussi changent
de couleur et de forme ; et les fleurs deviennent elles aussi

44. MNMEH, p. 127.


45. ADS, p. 149.
46. Nous avons essayé de trouver une éventuelle source aristotélicienne
pour cet exemple précis, au-delà du renvoi implicite à la germination d’une
graine quelconque (qui sert, entre autres, aussi de parabole évangélique ;
voir Marc, 4, 26-29). Mais le seul endroit où, à notre connaissance, Aristote
mentionne l’églantier est l’Histoire des animaux (552a32-552b4), et le débat
des exégètes à propos de ce passage porte plutôt sur l’identification de
l’insecte (la kantharida) qui est dit être généré par les larves de (qui vivent
sur) l’églantier (voir sur ce point Emmanuel Janssens, « Sur un passage de
l’Histoire des animaux d’Aristote », Revue belge de philologie et d’histoire,
n° 12-3, 1933, p. 613-615). C’est là une autre preuve de la longévité et de
la richesse des travaux aristotéliciens de biologie, à propos desquels Patočka
n’oublie pas de citer le jugement enthousiaste de Darwin : « Linné et Cuvier
ont été mes deux dieux […], mais c’étaient de simples écoliers à côté du
vieil Aristote » (ADS, p. 257).

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48 Phénoménologie du mouvement

des fruits qui changent à leur tour de qualités en mûrissant


et en déposant leurs graines, et ainsi de suite jusqu’au
dépérissement final de l’arbre, parallèle à la germination
d’un nouveau. Cette description de la marche de la physis
s’inscrit bien dans le cadre du schéma tripartite 47, car
l’on peut bien mettre en évidence, à chaque étape, une
forme spécifique qui informe une matière et annule une
privation. Mais quand peut-on dire que la forme finale,
pleine, l’eidos complet de l’arbre, le telos (final, et non pas
intermédiaire) de son être a été atteint ? Quand est-ce que
l’églantier est complètement dans son telos, où est son
entéléchie proprement dite ? À quel point peut-on dire
qu’il « est pleinement 48 » ? Ce n’est ni quand il fleurit (car il
n’a pas encore des fruits), ni inversement, etc., bref : « il ne
pourra jamais être en acte tout entier en même temps 49 ». Et
Patočka de conclure : « Il lui manquera toujours quelque
chose pour être pleinement actualisé. Pour cette raison,
il opère son actualisation en passant d’une détermination
à l’autre, par le mouvement typique du déploiement de
sa vie propre 50. » Il sera donc toujours acte inachevé ;
l’églantier est, à proprement parler, mouvement.

47. Cf. ADS, p. 151.


48. ADS, p. 152.
49. ADS, p. 153.
50. ADS, p. 153.

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Considérations préliminaires 49

2. La double négativité de la définition


du mouvement

2.1. Nier et la position et la négation. « Dialectique » de la


définition

Nous comprenons maintenant en quel sens Patočka


parle de négativité : il s’agit d’une négativité plus profonde
que celle du substrat (du déterminable) et plus profonde
encore que la négativité de la sterêsis (la détermination
niée) 51. Cette négativité, la dynamis, n’est autre que la
négativité du mouvement, car c’est le mouvement de la
physis qui nous montre que l’arbre n’est pas entièrement
lui-même avant d’avoir des fleurs, puis des fruits, etc.
Armés de ces acquis, nous sommes à présent en mesure
d’aborder un passage difficile des notes de travail de
1969 : « Phénoménologie et ontologie du mouvement »,
passage qui qualifie la définition aristotélicienne du
mouvement de définition négative. Patočka commence
par rappeler que la pensée de Platon peut être envisagée
comme une tentative d’opérer la réduction (au sens fort)
du mouvement 52 à l’être immobile, au principe. Et le
texte se poursuit dans un style laconique : « Aristote 1)
effectue la réduction 2) comprend que la réduction est
impossible. » L’explication qui suit s’éclaire à partir de nos
considérations précédentes : pour Aristote, le mouvement
doit être pensé, donc déterminé, mais ne peut pas être

51. Cf. ADS, p. 156 : « La possibilité simultanée du contraire de ce qui


détermine actuellement la hyle fait aussi que la hyle n’est jamais pleinement
ce qu’elle peut être. C’est dire qu’il y a encore un non autre que la négativité
de la sterêsis. »
52. « Réduction platonicienne du mouvement – réellement réduction ! »
(PP, p. 40).

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50 Phénoménologie du mouvement

réduit aux principes, ce que l’exemple de l’églantier, que


nous venons d’examiner, montre clairement. Car ni le
schéma tripartite privation – matière – forme, ni (selon
l’ajout du texte de 1969) les autres archai, comme le
trajet, le temps, la cause ou le telos ne suffisent à le penser.
Comme le précise Patočka au même endroit :

Le mouvement est bien plutôt quelque chose qui se déroule


essentiellement entre ces données déterminantes, en dehors d’elles.
Les données déterminantes, les archai, sont certes indispensables,
mais elles sont un simple cadre qui, s’il permet de maîtriser le
mouvement, ne suffit jamais pour en saisir l’essence 53.

La détermination positive du mouvement est impos-


sible, car le mouvement ne peut pas être pensé à l’aide des
principes immobiles qui s’appliquent à la chose arrêtée
en son mouvement. Compris comme immobile, même
s’il ne l’est pas 54, l’être mobile ne se montre pas dans son
être. Mais on ne peut pas faire autrement, car le logos est
essentiellement un arrêt du mouvement. Voici donc la
situation où se trouve Aristote avant de donner la défini-
tion du mouvement, telle que la résume Patočka : « Penser
le mouvement au moyen de l’immobile est nécessaire – est
impossible ». D’où aussi la solution : « Je ne peux penser
qu’au moyen de ce qui ne suffit pas – par la négation
de mes tentatives de penser positivement, mais à la fois
par la négation des thèses négatives […]. Je dois nier et la

53. PP, p. 40.


54. Voir le passage de Physique, II, 2, 193b23-194a12, où Aristote dit
des mathématiciens (et l’on pourrait sans doute inclure Platon dans cette
catégorie) qu’ils considèrent l’être physique comme immobile, même s’ils
savent très bien qu’il ne l’est pas. Cf. Pierre Aubenque, op. cit., p. 421.

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Considérations préliminaires 51

position, et la négation 55. » Arrêtons-nous un instant sur


cette formule très condensée de Patočka.
Notons tout d’abord l’extension de « ce qui ne suffit
pas » (et au moyen duquel nous devons néanmoins penser).
Il s’agit, en premier lieu (comme on l’a vu), des principes
privation – matière – forme, qui sont des descriptions
immobiles de l’étant immobile (ou mieux encore, du
mobile comme s’il était immobile). Mais tout aussi insuf-
fisante (car dérivée, nous semble-t-il) est la négativité de la
dynamis, qui nie la positivité des principes. Nous devons
donc nier (avec la dynamis) la positivité des principes,
c’est-à-dire nier l’acte (car c’est l’être en acte – arrêt du
mouvement, coïncidence, même si passagère, du présent
et du parfait – qui nous montre la chose comme eidos
informant une matière et niant une sterêsis). Mais nous
devons aussi nier (avec l’acte, avec la présence des choses,
même si mobiles) la dynamis, la négativité pure. Pour
dire ce que la physis nous montre, l’acte comme pleine
positivité ne suffit pas ; mais tout aussi insuffisante est la
négativité profonde et pleine de la dynamis.
Nous pouvons aussi conclure, dans un deuxième
moment, que c’est la physis, le mouvement, qui nous
montre tant la dynamis (l’insuffisance de la positivité) que
l’acte (l’insuffisance de la négativité). C’est le mouvement
qui, dialectiquement, dépose devant nos yeux et pour
notre pensée la dynamis comme négativité nécessaire et
l’acte comme positivité nécessaire. Le mouvement qu’est
l’églantier – pour reprendre l’exemple de Patočka – mani-
feste (à la fois ontologiquement et pour l’analyse) l’éva-
nescence et l’insuffisance de toute forme (de tel eidos figé
de l’églantier à tel moment précis), ainsi que l’insuffisance

55. PP, p. 40.

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52 Phénoménologie du mouvement

de cette insuffisance, l’insuffisance de la dynamis pour


saisir son être ; car l’églantier, bien qu’évanescent dans son
mouvement, est néanmoins là, présent dans son energeia.
C’est le mouvement qu’est l’églantier qui manifeste donc
tant la nécessité de son évanescence (sa dynamis) que la
nécessité de sa présence (son acte). D’où la conclusion
explicite de Patočka : la pensée que le mouvement exige
et qui est celle d’Aristote « n’est pas une pensée positive
[…] mais une pensée dialectique, négatrice, qui passe par
la négation de l’insuffisant, comme aussi par la négation
de la négation simple ». Et immédiatement après, à propos
de la définition même du mouvement : « il s’ensuit que
la définition du mouvement […] est une définition
négative : […] l’être actif, l’acte de l’être-encore-non-être
= le mouvement 56 ». La définition du mouvement est,
dirions-nous, doublement négative : la négation de la
négation de l’être-encore-non-être. L’être-encore-non-
être est bien là, il est d’ailleurs le seul à être là ; c’est le
mouvement qui est premier et c’est lui qui nous montre,
dialectiquement, sa négation (sa négativité interne, si l’on
veut), tout comme sa présence incomplète (son acte).

2.2. La hiérarchie des apories du mouvement. La première


(comment dire le « devenir-autre » ?) est secondaire par
rapport à la deuxième (comment le même est-il autre ?).
Le mouvement dépose ses extases

La définition du mouvement n’est donc pas tant


circulaire que dialectique : négation et de l’affirmation
et de la négation de l’être ; négation de la positivité du
schéma tripartie (du fait de son insuffisance) comme de la

56. PP, p. 40.

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Considérations préliminaires 53

négativité plus profonde de la dynamis. Cette présentation


patočkienne du tableau de la définition du mouvement
par Aristote nous permet en retour d’établir une différence
de degré, qui ne se retrouve pas dans l’interprétation que
Pierre Aubenque donne des mêmes passages de la Physique
(bien que, nous le verrons à nouveau, les conclusions de
sa lecture et de celle de Patočka soient remarquablement
proches). Selon Pierre Aubenque, le cadre conceptuel qui
permet à Aristote de poser le problème de la physis (et le
problème du mouvement n’aurait jamais été dégagé sans
cela) est la confrontation avec ce que l’exégète français
appelle « les apories du mouvement ». Ces deux apories,
qui ont hanté et déterminé le commencement de la
philosophie grecque, peuvent être présentées synthé-
tiquement comme suit : « 1) Comment l’être peut-il
provenir du non-être 57 ? » 2) Comment l’être peut-il être
autre 58 ? Les deux questions ainsi posées portent donc
sur le problème du devenir-autre et sur celui de l’être-
autre 59. Pierre Aubenque semble les situer sur le même
plan 60, sachant très bien que la réponse aristotélicienne
à la première question est la tripartition des principes 61

57. Pierre Aubenque, op. cit., p. 443.


58. Cf. Pierre Aubenque, op. cit., p. 448.
59. Cf. Pierre Aubenque, op. cit., p. 443 et p. 448-449.
60. Il est vrai que le commentateur français nous dit, au moins une
fois, que la deuxième aporie est « plus fondamentale encore que celle du
devenir-autre » (Pierre Aubenque, op. cit., p. 448).
61. L’exégète nous avertit bien que la réponse d’Aristote n’est qu’une
meilleure formulation de l’aporie indépassable de la division que le mouve-
ment apporte avec lui pour toute pensée statique. Mais pourvu qu’une
pensée se tienne en mouvement, pourvu qu’elle nie la position comme la
négation, la vérité même du mouvement se laisse néanmoins surprendre par
sa définition, malgré son caractère aporétique (l’aporie étant ici précisément
la marque de la pensée statique).

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54 Phénoménologie du mouvement

(quelque chose peut devenir autre sans s’anéantir, soit


comme la matière devient, c’est-à-dire reçoit la forme,
soit comme la privation devient, c’est-à-dire est remplacée
par la forme), tandis que la réponse à la deuxième est la
distinction acte – puissance (quelque chose en acte peut
être autre en puissance).
Pour compléter et prolonger la belle synthèse proposée
par Pierre Aubenque, nous voudrions donc insister sur le
fait que les deux apories du mouvement ne doivent pas
être placées au même niveau. La distinction de l’acte et
de la puissance, solution de la deuxième aporie et cadre
conceptuel de la définition du mouvement, est en fait le
sommet et le point de mire de la résolution des deux ques-
tions. Cela revient à dire qu’il y a bien une hiérarchie des
deux problèmes exprimés par les apories du mouvement :
la réponse à la première aporie renvoie à une question
plus profonde – la deuxième, justement – qui appelle
donc une réponse plus originaire. Telle est, comme nous
avons essayé de le montrer, la position de Patočka : le
schéma tripartite réclame un approfondissement, car le
fait que l’être peut devenir autre signifie plus exactement
que nous sommes obligés, par le mouvement, à dire
qu’une chose est de fait devenue autre chose. Même si
toute prédication est aporétique (car on sépare toujours
le sujet le prédicat, Socrate de sa philosophie, en disant
« Socrate est un philosophe »), nous sommes obligés par la
réalité de la synthèse aporétique à ordonner le logos en des
principes qui surprennent la réalité de l’aporie : le même
Socrate (substrat), d’ignorant (privation) est maintenant
philosophe (forme). Nous pouvons donc aller plus loin
et dire que la première aporie n’est pas tant celle du
« devenir autre », mais celle du « dire le devenir autre ». Il
est évident ainsi que la fixation du devenir dans le logos

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Considérations préliminaires 55

afin de le concilier avec le devenir-autre exige une question


et une réponse encore plus profondes : nous devons dire
(immobiliser) le devenir-autre, parce que quelque chose
est réellement autre. Autant reconnaître, comme le fait
Patočka, que la dynamis et l’energeia circonscrivent cette
aporie plus profonde dans sa négativité : il y a, effecti-
vement, l’être-autre ; il y a, pour reprendre l’expression
de Patočka, acte de « l’être-non-encore-être ». Ou dans
les termes de Pierre Aubenque, c’est le mouvement qui
est « ce dont l’acte même est de n’être jamais tout à fait
en acte 62 ».
Ceci dit, la conclusion de Pierre Aubenque à propos de
la circularité de la définition du mouvement est presque
identique à celle de Patočka : « Définir le mouvement en
termes d’acte et de puissance, ce n’est donc pas pour autant
cercle vicieux, puisque ce qui était simple horizon toujours
supposé devient ici l’objet explicite du regard 63. » C’est le
mouvement, positivité de la négativité de l’être, qui est
ainsi thématisé de la manière indirecte requise toujours
par ce qui est fondamental 64. Cela appelle une autre
conséquence : si c’est le mouvement qui est fondamental,
l’affirmation et la négativité de l’être que nomment l’acte
et la puissance sont secondaires, donc dérivés, comme le
sont aussi les principes statiques privation – matière –
forme et tout le plan catégorial qu’ils circonscrivent.
Ainsi, « l’acte et la puissance sont co-originaires ; ils ne

62. Pierre Aubenque, op. cit., p. 454.


63. Pierre Aubenque, op. cit., p. 453.
64. Si le mouvement est la réalité physiquement originaire ou, dirions-
nous, s’il est phénoménologiquement et ontologiquement premier, « la
définition du mouvement donne l’élucidation du mouvement par le détour
du langage qui est issu de lui » (Pierre Aubenque, op. cit., p. 453).

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56 Phénoménologie du mouvement

sont que les extases du mouvement 65 », comme extases du


mouvement sont aussi les principes du schéma tripartite.
Nous croyons avoir trouvé ici un autre point de
convergence entre l’interprétation d’Aristote proposée
par Pierre Aubenque et celle de Patočka. Dans les mêmes
notes de travail qui nous ont aidé à éclaircir le sens de la
lecture patočkienne de la définition du mouvement, après
avoir rappelé que la pensée classique « ne met jamais en
question que le mouvement se déroule à même quelque
chose de primaire 66 », Patočka poursuit : « Or, n’en va-t-il
inversement ? N’est-ce pas le mouvement, la synthèse, la
symphysis qui est primaire ? Les éléments que le mouve-
ment traverse ne seraient alors saisis que secondairement,
comme points d’appui auxquels la symphysis s’accroche et

65. Pierre Aubenque, op. cit., p. 443.


66. Notons que Patočka inscrit ici Aristote dans la lignée des tenants
d’un substrat immobile du mouvement : « Aristote lui-même n’ose pas
considérer les éléments ultimes comme quelque chose de secondaire, de
moins important – quand même les points seraient potentiels, il n’en
demeure pas moins que le mouvement les parcourt effectivement ; sans
cela, la symphysis n’aurait pas de sens » (PP, p. 44). Ce constat, qui réclame
d’ailleurs ce que Patočka appelle une radicalisation de l’aristotélisme, est
récurrent : le mouvement dans son sens le plus profond n’a pas besoin d’un
hypokeimenon immobile, d’un substrat invariant dans la variation (voir par
exemple les textes topiques de PP, p. 107-108, MNMEH, p. 103). Pour
nous, il importe davantage de voir Patočka référer toujours à Aristote la
conception d’un mouvement toujours premier par rapport à ses extases (les
principes en général et l’hypokeimenon en particulier). C’est ce mouvement
fondamental qui les dépose, et cela nous semble bien ressortir de l’analyse
de la définition du mouvement et de la dialectique qu’elle présuppose, tant
en 1964 qu’en 1969. Nous voudrions ainsi proposer une synonymie des
deux expressions de Patočka : « Aristote dédogmatisé » et « radicalisation de
la conception aristotélicienne ». Car si le dogme aristotélicien – que Pierre
Aubenque qualifie sans hésiter d’« aristotélisme scolaire » (op. cit., p. 453)
– tente d’arrêter le mouvement, c’est toujours Aristote et sa définition qui
permettent d’en récupérer la nature extatique.

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Considérations préliminaires 57

à l’aide desquels nous vérifions, précisons, corrigeons les


contours d’ensemble 67. » Les éléments que le mouvement
traverse, c’est-à-dire manifeste, sont certes le trajet et la
durée, mais aussi les principes privation – matière – forme,
et aussi bien le substrat que la dynamis et l’energeia. Ils
sont tous secondaires par rapport au mouvement qui
les révèle comme ses éléments. De même, dans les notes
préparatoires du cours de 1968-1969, après avoir rappelé
la définition du mouvement et l’extase qu’elle présuppose
(le d’où… vers où… – nous sommes tenté de traduire :
la puissance et son acte 68), Patočka définit sa conception
comme aristotélicienne, « pour autant qu’elle détermine
le mouvement par ses termes, le comprend comme un
tout auquel ses termes sont inhérents 69 ». La détermina-
tion du mouvement par ses termes, c’est précisément la
définition « dialectique » du mouvement, et le mouvement
ainsi déterminé les contient comme inhérents à lui : c’est
de ses termes qu’il s’agit. Ces considérations relatives à
la manière dont le mouvement contient ses termes sont
suivies par la très belle et célèbre image du mouvement
qui dépose tant son unité que celle de son substrat et de
ses éléments à la façon d’une mélodie 70. C’est la même
idée qui transparaît de cette image : le mouvement est
premier par rapport à ses sédimentations, c’est lui qui

67. PP, p. 44.


68. Cf. MNMEH, p. 128.
69. PP, p. 107.
70. « […] le mouvement de cette espèce fait penser au mouvement d’une
mélodie ou, plus généralement, d’une composition musicale : chaque élément
n’est qu’une partie de quelque chose qui l’excède, qui n’est pas là d’emblée
sous une figure achevée, quelque chose plutôt qui, préparé dans toutes les
singularités, demeure toujours, en un certain sens, à-venir, aussi longtemps
que la composition se fait entendre » (PP, p. 108). Nous reviendrons sur
cette comparaison avec la mélodie dans notre chapitre sur la temporalité.

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58 Phénoménologie du mouvement

dépose à la fois son unité et celle de ce qui se meut ; et


c’est cette même idée qui est reprise explicitement dans
la postface de 1969 71.

2.3. Note sur la passivité. La continuité du mouvement

Il nous semble nécessaire de compléter les analyses qui


précèdent avec une prise en considération du problème
de la passivité et de ce qu’il cache : le problème de la
continuité (voire, de l’universalité) du mouvement.
En effet, si l’activité et la passivité s’enchaînent, selon
Aristote, dans une éternité du mouvement, l’être (la venue
à la détermination, l’individuation) veut toujours dire
manifestation, physis. Et c’est seulement à cette condition
que l’on pourra, comme Patočka tente de le faire, rendre
compte de notre ajointement à la physis : nous aussi, nous
sommes mouvement, nous aussi, nous sommes enchaînes
à la physis, pour autant que physis veut dire individuation,
dévoilement, apparaître.
La distinction entre activité et passivité reçoit au
livre III de la Physique d’Aristote un traitement détaillé.
Juste avant de donner la définition du mouvement,
Aristote affirme que toute chose peut être dite selon
l’acte ou selon la puissance, et que cela vaut pour toutes
les catégories. L’exemple qu’il choisit pour la catégorie
du relatif ou de la relation et sur lequel s’il s’attarde un
moment est la distinction entre ce qui meut et ce qui est

71. « […] le mouvement comme vie originelle qui ne reçoit pas son
unité du substrat conservé, mais crée elle-même sa propre unité et celle de
la chose en mouvement. Seul le mouvement conçu de cette manière est
mouvement originel » (MNMEH, p. 103). Voir aussi PP, p. 35.

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Considérations préliminaires 59

mû 72, c’est-à-dire entre l’agent et le patient d’un mouve-


ment. Cette même distinction posera, après la définition
du mouvement, un problème (ou une difficulté) dialec-
tique (logike, dit Aristote – logique) : il est, par exemple,
évident (nous prolongeons ici l’exemple aristotélicien
de la construction d’une maison) que c’est un même
mouvement qui implique dans son unité l’architecte
(l’agent) et les briques (le pâtissant) dans la construction
(mouvement). L’architecte agit sur les briques en faisant
une maison (l’acte de sa possibilité d’agir) et les briques
pâtissent son action dans la même construction (dans le
même acte imparfait, mouvement) en actualisant leur
puissance passive d’être bâties. Mais il semble nécessaire
que l’acte de ces deux puissances – d’agir et de subir – soit
différent, car sinon – c’est l’exemple même d’Aristote –
« l’enseignement et l’apprentissage, c’est-à-dire l’action et
la passion [seraient] la même chose 73 », ce qui est absurde,
car l’enseignant devrait alors apprendre (ce qu’il enseigne)
en même temps qu’il enseigne. Or, cela veut-il dire aussi
qu’il est absurde « que tout agent pâtisse 74 » ? Aristote
réussit à résoudre cette aporie en la reconduisant à son
statut logique, et non pas physique. L’acte commun de
la passion et de l’action est différent pour l’analyse (ou
logiquement), comme l’est la route d’Athènes à Thèbes
de celle de Thèbes à Athènes. Cela n’empêche que c’est
le même déploiement de la physis qui instaure la distance
entre Thèbes et Athènes (les mêmes collines, par exemple,
sont à traverser dans un sens comme dans l’autre, etc.),
et qui assure l’identité de l’effort que les deux trajets

72. Aristote, Physique, III, 1, 200b26-32.


73. Aristote, Physique, III, 1, 202b4 (trad. P. Pellegrin, p. 169).
74. Aristote, Physique, III, 1, 202b5 (trad. P. Pellegrin, p. 170).

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60 Phénoménologie du mouvement

demandent de déployer. Il s’agit en fait du même trajet,


lu selon deux orientations différentes.
Remarquons qu’Aristote semble ici employer la distinc-
tion activité – passivité, en posant la question de l’identité
de leur acte, comme si agir et pâtir (ou subir) seraient
seulement des puissances. La question concernant leur
acte, qui s’avère être commun ou identique (l’acte impar-
fait qu’est le mouvement) nous montre clairement qu’il
n’y a pas un acte propre (différent du mouvement et
séparé de celui de l’agir) qui correspondrait strictement
et uniquement à la passivité. Autrement dit, le pâtir et
le subir sont de l’ordre du possible, au sens où ils ne
peuvent être distingués qu’au niveau de la puissance (il n’y
a pas un acte propre au subir autre que le mouvement).
Retenons cette conclusion que nous allons réinvestir à la
fin de notre entreprise. Qui plus est, une confirmation
supplémentaire de cette thèse est apportée par la définition
même de la dynamis au livre Δ de la Métaphysique, qui
comprend une référence à l’agir et au pâtir en tant que
ses espèces : la dynamis est « le principe du mouvement
ou du changement dans un autre être en tant qu’autre
[on comprend : principe de changement actif n. n.] ou
par le fait d’un autre être en tant qu’autre [on comprend :
principe de changement passif n. n.] 75 ». Et effectivement,
Aristote prend tout de suite 76 soin de nous assurer que
cette définition s’applique tant au pouvoir-agir qu’au

75. Aristote, Métaphysique, Δ, 12, 1019a19, trad. P. Aubenque, op. cit.,


p. 440, note 1.
76. Aristote, Métaphysique, Δ, 12, 1019a26-32. Pierre Aubenque
remarque la mention ici du pouvoir résister, qui signifie la puissance des
choses de ne pas être détruites. Pour notre part, derrière cette puissance
d’accompagner le devenir, nous voyons le mouvement même de la physis,
que les choses suivent, tout en y étant immergées, pour un temps donné.

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Considérations préliminaires 61

pouvoir-subir. Cela veut dire que le pouvoir-subir, la


passivité, est un cas particulier de la puissance : il n’y a
pas d’acte propre de la passivité.
Mais revenons à l’apparente absurdité du fait que
l’agent pâtisse. Aristote l’avait déjà récusée, immé­dia­
tement après avoir donné la définition du mouvement,
en affirmant qu’on voyait bien désormais « que beaucoup
de choses agiront et pâtiront les unes du fait des autres.
Car tout sera en même temps actif et passif. De sorte
aussi que ce qui est naturellement moteur sera mobile 77 ».
C’est bien la continuité du mouvement qui est ici en
jeu et qu’Aristote défend : pour que le mouvement soit
continu, tout moteur doit lui aussi être mû 78, et ce qu’il
meut doit pouvoir mouvoir à son tour. Cette continuité
est assurée en prouvant que chaque mouvement ne doit
pas nécessairement se dédoubler selon qu’il est envi-
sagé comme l’acte imparfait de l’agent ou comme l’acte
imparfait du patient.

2.4. Note sur le concept de monde chez Patočka 79

Nous ne pouvons cependant aborder le thème de la


continuité du mouvement sans mentionner le fait que
cette continuité se décline surtout comme continuité du
monde. Patočka établit – souvent porté par la polémique

77. Aristote, Physique, III, 1, 201a22-24 (trad. P. Pellegrin, p. 163).


78. À une exception près, pour Aristote : celle du premier moteur
immobile (Aristote, Physique, III, 1, 201a27).
79. Une version différente et plus élaborée des réflexions qui suivent a
été publiée sous le titre « Le monde : équivoques et résolution dynamique »
dans la revue Philosophie (n° 118, 2013, p. 53-66). Nous nous permettons
de renvoyer notre lecteur à cet article pour un traitement plus détaillé de
ce problème.

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62 Phénoménologie du mouvement

qu’il mène envers telle ou telle position de ses deux


maîtres fribourgeois, Husserl et Heidegger – plusieurs
synonymies majeures autour du concept de monde.
Ces synonymies se voient souvent, à d’autres moments
polémiques, varier ou même se transformer dans des
antinomies. Parmi les contradictions apparentes ainsi
générées, nous en retiendrons deux qui nous semblent
être les plus importantes : ainsi, tout d’abord, le monde
est dit être soit apparaissant, soit, au contraire, légalité
ou structure de l’apparition (et donc rien d’apparaissant).
Citons plusieurs témoignages qui parlent en faveur de la
première hypothèse. Patočka écrit dans des notes de travail
de 1972 : « Le plan de l’apparition : ce qui s’y présente
devient apparition d’un étant ; […] tout ce qui est dans
le champ d’apparition est un étant d’ores et déjà appa-
raissant 80. » L’expression « tout ce qui est dans le champ
d’apparition » semble renvoyer ici au tout du monde.
Dans le même esprit, dans le manuscrit de travail 3G/17
de 1974, Patočka fait la remarque suivante : « En effet,
ce n’est qu’en comprenant que le monde […] ne saurait
être constitué à partir du champ d’apparition, qu’on
arrive, comme seule possibilité restante, à la conclusion
que l’apparaissant est le monde lui-même, à la différence
du champ d’apparition comme tel 81. » Le raisonnement
de Patočka est ici le suivant : le monde n’est pas réduc-
tible à l’immanence, à l’intentionnalité constituante, il
est donc différent du champ d’apparition (du subjectif
vide) : il est, précisément, ce qui apparaît, c’est-à-dire
l’apparaissant. Selon le même manuscrit de travail, la
structure de l’apparaître comprend un premier moment

80. PP, p. 124.


81. PP, p. 191.

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Considérations préliminaires 63

structurel : « cette totalité universelle de l’apparaissant, le


grand tout » (qui est aussi nommé, plus bas, « la réalité
effective une et totale ») 82.
Toutefois, selon d’autres témoignages textuels obéis-
sant aux exigences propres au projet asubjectif, Patočka
semble soutenir aussi la thèse en apparence contraire : le
monde n’est pas l’apparaissant, mais la structure même
de l’apparaître. Patočka insiste en effet, contre Husserl,
sur le fait que l’ego n’est jamais perçu autrement que
comme « centre d’organisation d’une structure universelle
de l’apparition qui ne peut être ramenée à l’apparais-
sant comme tel dans sa singularité », pour conclure – et
c’est ce qui nous intéresse ici : « Cette structure, nous la
nommons le monde 83 ». Nous voyons donc l’accent se
déplacer : le monde n’est plus l’apparaissant co-originaire
à son destinataire (l’ego), mais le nom de la structure
même de l’apparition. Déjà en 1972, dans le manuscrit
« Corps, possibilités, monde, champ d’apparition » qui
soutenait également la thèse contraire, le monde est
identifié à « l’instance universelle de l’apparition, le plan
d’apparition universel 84 ».
Afin de neutraliser cette apparente contradiction,
nous voudrions montrer que la reprise par Patočka de
la conception aristotélicienne du mouvement permet
de penser un monde qui désigne à la fois la structure de
l’apparition et est aussi ce qui apparaît, un monde qui
se donne donc avec ses modes de donation, qui réalise la
coïncidence de l’apparaissant et de la structure de l’appa-
raître. Mais avant d’explorer cette solution, examinons la

82. PP, p. 177.


83. QQP, p. 225.
84. PP, p. 122.

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64 Phénoménologie du mouvement

deuxième antinomie qui plane sur le traitement patočkien


du concept de monde.
Patočka opère à plusieurs endroits de son œuvre une
synonymie entre monde et être, justifiée par le fait que
le monde est plus que l’étant qui apparaît en son sein.
Déjà dans les notes préparatoires du cours de 1968-1969,
il écrit : « Nous désignons la totalité préalable comme
monde et comme être 85. » La même synonymie de l’être
et du monde est sous-entendue dans un manuscrit de
travail datant du début des années 1970 86, et aussi reprise,
en 1972, dans « Forme-du-monde de l’expérience et
expérience du monde » : dans la considération du tout
préalable, « ce qui apparaît n’est pas un étant, mais juste-
ment le tout, et cette totalité n’est pas étant, mais être 87 ».
Enfin, pour nous limiter à une seule autre occurrence, la
même synonymie est opérée dans le deuxième des Essais
hérétiques (ouvrage qui mise ouvertement sur la familia-
rité des potentiels lecteurs avec l’œuvre de Heidegger) 88.
Mais il y a aussi des moments – et pas des moins
importants – où la synonymie monde-être est nuancée
par Patočka. Ainsi, à la fin des notes pour le cours de
1968-1969 (« Leçons sur la corporéité »), en reprenant
l’équivalence monde-univers-réalité, il écrit : « L’être est
toujours en rapport avec la réalité – il est l’être de l’univers.

85. PP, p. 114.


86. « Le monde est assurément un imaginarium, mais cet imaginarium
n’est lui-même la représentation d’aucune chose ; il n’est rien de plus que la
structure du “est” qui est indispensable à ce que les choses se découvrent »
(Ms. 6D/1, PP, p. 265).
87. PP, p. 221.
88. « Depuis la naissance de la philosophie, l’histoire est au premier chef
cette histoire interne du monde comme être distinct des étants auxquels en
même temps il appartient en tant qu’être de l’étant » (EH, p. 90).

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Considérations préliminaires 65

D’un côté, l’univers est excédé par l’être. De l’autre,


lui-même l’excède en tant que réalité pure et simple, en
elle-même non manifeste 89. » De même, dans un horizon
plus aristotélicien, Patočka se trouve amené en 1973,
dans le séminaire Platon et l’Europe, à dire plus d’une fois
que le problème de la manifestation est plus profond et
plus originaire que le problème de l’être 90 (voire, que la
question de l’ontologie est, telle que Heidegger la pose,
prématurée 91).
La raison de cette hésitation est à trouver peut-être
dans une équivocité qui affecte le sens de l’être lui-
même. Ainsi, la fin du cours de 1968-1969 propose de
distinguer un double sens de l’être, qui serait d’abord « le
tout préalable de l’espace-temps », forme présupposée et
condition de possibilité de toutes les singularités (qui
relève donc comme telle de ce que Patočka appellera
par la suite la manifestation primaire) et irréductible aux
choses étantes 92. Ensuite, et seulement dans un deuxième
sens, l’être serait « le tout préalable de la compréhension
qui rend possible l’être-à-découvert tant de l’univers en
totalité que des singularités ». L’être est donc non seule-
ment la condition de possibilité de l’individuation des
choses, mais aussi ce qui rend possible « la rencontre et
le dévoilement des choses 93 », bref la phénoménalisation.
Ce double sens de l’être sera repris dans la postface de
1969 au Monde naturel comme problème philosophique :
« Ce que l’être de l’étant est pour nous : le fondement sur

89. PP, p. 116.


90. Voir par exemple PE, p. 143 et p. 177.
91. Cf. PE, p. 187.
92. Cf. PP, p. 116.
93. PP, p. 116.

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66 Phénoménologie du mouvement

lequel nous nous tenons, sur lequel nous devenons ce que


nous sommes en tant qu’étant dont l’être réside dans la
compréhension – c’est cela qu’est l’espace-temps pour les
choses : le cadre préalable, total, non individué de toute
individuation 94. » L’être reçoit donc, dans ce cadre, comme
souvent sous la plume de Patočka, deux acceptions : il
est d’abord la condition de possibilité de l’individua-
tion des choses (l’espace-temps omni-englobant), voire
même ce qui opère cette individuation (Patočka parle
de l’ouverture physique de l’étant par l’être) ; mais il est
aussi la condition de possibilité de la compréhension de
l’étant, bref de la phénoménalité, de l’apparaître à moi.
En tant que mouvement d’individuation qui dépose
l’espace-temps et l’omnitudo realitatis 95, le monde (où,
si l’on veut, l’être au premier sens) excède l’être comme
fondement de la compréhension, mais est à son tour excédé
par ce dernier depuis la perspective phénoménologique
de l’apparaître-à-moi. Autant dire que ces deux sens de
la coïncidence être – monde cherchent leur conciliation,
et que cette dernière ne peut être obtenue, pour Patočka,
qu’à condition de dépasser le cadre prématuré où se pose
la question de l’être chez Heidegger et de concevoir
l’être comme manifestation ou physis (au premier sens)
et comme mouvement de l’existence (au deuxième sens).
Le mouvement est ainsi le moyen terme recherché pour
harmoniser et comprendre l’unité de ces deux sens du
monde – individuation physique première et phénomé-
nalité, monde de la vie.
C’est à partir de sa reprise d’Aristote et de son concept
de mouvement que Patočka pense, dès 1964, l’articulation

94. MNMEH, p. 100.


95. Nous reviendrons sur ce point crucial dans notre deuxième partie.

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Considérations préliminaires 67

entre phénoménalité et individuation physique. Dans


un essai qui accompagne la publication de son Aristote,
il commence par constater, en prolongeant une intuition
aristotélicienne, que c’est le mouvement qui occasionne la
rencontre en acte de toutes les déterminations présentes
d’une chose. Et il poursuit : « Comme ce sont les détermi-
nations du substrat que nous élucidons en employant le
mot : “est”, “il y a”, il s’ensuit que c’est le mouvement qui
donne aux choses d’être ce qu’elles sont – le mouvement
est un facteur ontologique fondamental 96. » C’est donc « le
mouvement qui fait que les choses sont », mais ce faisant il
leur donne aussi leur unité, un sens compréhensible pour
nous. Et le mouvement ontogénétique ici présent concilie
(en les produisant à la fois) la détermination des choses
(ce que Patočka appellera par la suite leur individuation
primaire) et leur teneur de sens pour notre compré-
hension, et cela parce que le mouvement vise ce qui est
« éternellement présent », la « présence la plus stable », le
« maximum de présence 97 ». La conséquence est directe :
« Il s’avère ainsi que le mouvement est essentiellement
lié, non seulement à la détermination du substrat, à sa
délimitation et à son individuation, mais encore à son

96. « La conception aristotélicienne du mouvement : signification


philosophique et recherches historiques », MNMEH, p. 129.
97. MNMEH, p. 131. Patočka présente cette conclusion d’Aristote,
qui se trouve à la base de sa téléologie (projet qui reste pour Patočka valide
en un certain sens, à condition de le purifier de « l’empirie grossière » et des
moyens ontologiques parfois « naïfs » d’Aristote) (ADS, p. 253) comme
étant obtenue « en prolongeant au-delà de ses limites effectives la tendance
dont il [le mouvement analysé, sous le regard, phénoménalisé, n. n.] ne peut
réellement atteindre le terme » (MNMEH, p. 131). Bref, il s’agit d’un passage
phénoménologique à la limite, d’une sorte de déduction transcendantale de
l’ontologie (du mouvement physique) à partir de la phénoménologie (du
mouvement physique).

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68 Phénoménologie du mouvement

dévoilement 98. » Autant dire (et ce déjà en 1964) que la


définition commune de l’individuation primaire et de la
phénoménalité est le mouvement comme « accroissement
de la présence ». Et finalement, Patočka nous fournira,
dans un passage remarquable, tous les termes (et leurs
relations réciproques, qui paraissent parfois antinomiques)
à l’aide desquels il développera par la suite le problème
du monde dans le cadre de sa phénoménologie :

La délimitation et le dévoilement peuvent être subsumés sous le


concept global de manifestation. Le mouvement est le fondement
de toute manifestation. Or la manifestation […] n’est pas quelque
chose dont l’essence demeurerait en retrait. Au contraire, l’être
tout entier entre dans le phénomène car « être » ne signifie rien
d’autre que déterminer un substrat ; la détermination du substrat
est mouvement, et le mouvement réside précisément […] dans
la manifestation. Le mouvement est ainsi ce qui fonde l’identité
de l’être et de l’apparaître. L’être est être manifeste 99.

Nous retrouvons ici in nuce toutes les conclusions


phénoménologiques de Patočka eu égard à la relation
monde – être, tout comme la solution de l’apparente
contradiction qui frappe cette dernière. Ainsi, le monde
comme mouvement de manifestation (synonymie que
Patočka effectue lui-même) subsume et contient tant
l’individuation physique (délimitation) que l’entrée dans
la phénoménalité (dévoilement). L’identité de l’être et de
l’apparaître désigne ce que Patočka appellera par la suite
la « co-détermination » du monde par la phénoménalité,
car l’ajointement du phénoménal au proto-mouvement

98. MNMEH, p. 132.


99. MNMEH, p. 132.

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Considérations préliminaires 69

d’individuation peut être pensé comme requis, co-déter-


miné par leur nature commune de mouvement qui vise
le maximum de présence 100. L’on peut en effet penser cet
ajointement au-delà de la perspective husserlienne de la
constitution, et sans pour autant prendre en considéra-
tion, comme Heidegger, uniquement la domination de la
phénoménalité par l’être et son retrait. Le retrait de l’être
n’est qu’une modalité de l’apparaître (ou, comme le dit
Patočka ici, l’être et l’apparaître sont synonymes), dès lors
que l’on conçoit les deux comme manifestation, comme
mouvement qui cherche la présence maximale. Le monde
est donc synonyme de l’être (en tant qu’acheminement
vers la présence, manifestation), mais le monde comme
manifestation excède l’être considéré uniquement dans
une perspective statique (ontologique sans être physique,
si l’on peut dire ainsi) comme celle de Heidegger.
Nous avons ainsi retrouvé le terrain – aristotélicien –
où se dissout ce que nous avons identifié comme la
deuxième contradiction du traitement patočkien du
monde : celle entre la synonymie monde – être et leur
dissonance. Mais ce même cadre nous permet de résoudre
aussi la première antinomie, celle qui oppose le monde
comme apparaissant (pôle de la structure de l’apparition)
et le monde qui nomme cette structure même. Dans ce
même essai marquant le début de la reprise phénoméno-
logique d’Aristote par Patočka, nous pouvons lire : « La
finalité du monde est finalité pour l’être conçu comme
présence constante. Or ce qui est constamment présent
n’est pas seulement l’eidos, la forme, mais au même titre
et de manière plus fondamentale encore la progression

100. Voir à ce sujet l’introduction de notre troisième partie.

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70 Phénoménologie du mouvement

continuelle du non-être vers l’être, la metabolè, le mouve-


ment 101. » Autant dire que le monde conçu comme
mouvement, comme acheminement vers la présence
constante, est une donnée ontologique première. Par
conséquent, ce que le monde est, ce n’est pas seulement
la forme (les déterminations qui singularisent les appa-
raissants, leur individuation précise), mais aussi leur
structure d’apparition – leur mouvement. Le monde est
donc à la fois la totalité intotalisable des individualités
singulières (l’apparaissant en son entier) et la structure
des apparitions, à savoir le mouvement qui, en fonction
des centres de phénoménalisation (les subjectivités vides),
varie l’approchement et l’éloignement des apparaissants
dans leur apparition, et qui met en place et s’identifie à la
dynamique vide – remplissement. D’ailleurs, dire (comme
Patočka le fait) que, dans le comment de l’apparaître, ni
le remplissement ne saurait être total, ni le vide, absolu,
cela revient à signaler la présence irréductible (pas de vide
absolu possible) et inépuisable (pas de remplissement total)
du monde dans sa nature de mouvement ontogénétique.
Patočka reprendra cette thèse en 1972, en affirmant : « Le
monde est à la fois tâche imposée aux apparitions et ce qui
subsiste (Bestehendes) au-delà d’elles 102. » Le monde est
donc à la fois l’apparaissant dans les apparitions (tâche
imposée) et leur loi d’apparition, la structure invariante
(qui subsiste) du se-montrer visant le maximum de
présence.
La bipolarité même de la structure d’apparition est
commandée elle aussi par le monde considéré comme

101. MNMEH, p. 133.


102. « Forme-du-monde de l’expérience et expérience du monde »,
PP, p. 223.

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Considérations préliminaires 71

mouvement d’accroissement de présence. Si le monde est


ce mouvement de manifestation, il doit se montrer (il doit
accroître l’être des déterminations dans leur dévoilement),
« mais l’univers ne peut se manifester qu’en lui-même, il
n’y a rien au dehors de lui à quoi il puisse se montrer 103 ».
C’est parce que le monde ne peut se phénoménaliser, se
montrer qu’à l’intérieur de soi-même qu’il se dédouble
(en se centrant dans des subjectivités) dans un grand
apparaissant tout en restant néanmoins aussi ce qui régit
l’apparition, sa structure et sa loi (d’être mouvement
comme cheminement vers le maximum d’être).
Remarquons pour finir que les deux contradictions
apparentes qui frappent le concept de monde chez Patočka
peuvent être reconduites aux deux apories du mouvement
que nous avons analysées plus haut dans ce chapitre.
L’hésitation entre une définition du monde comme appa-
raissant ou bien comme structure de l’apparition n’est rien
d’autre que l’explicitation de l’aporie du « dire le devenir-
autre » du mouvement. Car cette première aporie ne fait
rien d’autre que nommer la difficulté qu’a notre pensée
d’accompagner le changement que le mouvement de
manifestation nous présente incessamment. Pour définir,
pour analyser ce changement, nous devons l’arrêter,
même si nous savons que tout arrêt est impossible. Ainsi,
quand la phénoménologie (fût-elle asubjective) tente de
thématiser le monde, elle doit d’abord le définir comme
présence – la présence massive de l’apparaissant. Mais le
changement que ce même monde est dans son essence
oblige toute analyse à corriger cette fixation première par
la considération de la structure même du changement :

103. « Qu’est-ce que l’apparition ? » (note de travail de 1973-1974), PP,


p. 256. Voir aussi PP, p. 223-224.

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72 Phénoménologie du mouvement

structure tripartite des principes matière – privation –


forme (chez Aristote), ou structure d’apparition régie
par la dynamique remplis­sement – évacuation (pour la
phénoménologie asubjective). De même, la deuxième
aporie du mouvement, celle qui témoigne du problème
(plus profond) de « l’être-autre », rend manifeste le fait
que le proto-mouvement onto-génétique introduit une
dissension dans l’être même. L’être du monde est lui-même
mouvement (mouvement d’individuation et mouvement
d’existence à la fois), et c’est à ce même résultat unificateur
que peut être reconduite, comme nous venons de le voir,
l’hésitation patočkienne à propos de la synonymie/anti-
nomie être – monde (c’est-à-dire être – manifestation).
Patočka aborde et résout ainsi le problème dont nous
sommes partis, celui de la continuité du mouvement,
réinterprétée comme continuité entre l’existence (la vie
humaine) et le monde (la physis). Cette dernière (la physis)
est individuation, délimitation, unification des déter-
minations, donc accroissement d’être, actualisation de
la puissance, tout comme actualisation de la puissance
est ce que fait notre existence : dévoiler les choses. Le
mouvement comme acte de la puissance en tant que
puissance, comme accroissement d’être est donc le terme
commun de l’existence et du monde et ce qui opère leur
ajointement 104.

104. Le problème de l’ajointement interne du monde (Weltfug) et celui


de l’ajointement de l’existence au monde (Sich-Fügen) nous occuperont dans
la deuxième et respectivement la troisième partie de notre étude.

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Considérations préliminaires 73

3. Conclusion. Proximité des deux exégèses

Nous sommes parti du constat, répété et prouvé


textuellement par Pierre Aubenque, que c’est le mouve-
ment qui décide, chez Aristote, du sens de l’acte et de
la puissance. Il paraîtrait pour cette raison que la défini-
tion aristotélicienne du mouvement est circulaire. Mais
circulaire, chez Aristote, veut souvent dire aporétique.
Ce qui se trouve pensé dans la circularité est, souvent,
un rapport de fondation, la voie vers quelque chose de
premier, comme nous l’avons vu par exemple avec la
définition circulaire du possible, dynaton, qui renvoie à
son fondement, à la dynamis d’un mouvement.
Nous avons suivi la traduction interprétative de la défi-
nition aristotélicienne du mouvement que Patočka donne
dans son Aristote et nous avons mis en relief la synthèse
qu’il opère entre deux des occurrences de la définition
dans la Physique. De cette synthèse s’ensuit une conclusion
que Patočka tire explicitement, concernant la secondarité
du schéma tripartite (privation – matière – forme) par
rapport à la nature fondamentale du mouvement. C’est
une conclusion que Pierre Aubenque partage, en l’attei-
gnant par une autre voie, celle qui suit les arguments
platoniciens repris par Aristote selon lesquels l’être en
mouvement est nécessairement composé. Chez Aristote,
cette division de l’être-mû se décline immédiatement dans
la tripartition privation – matière – forme. La proximité
des deux interprétations d’Aristote est indéniable : c’est le
mouvement qui introduit et dépose dans l’être la division
des principes.
Le schéma privation – matière – forme découle ainsi
de la réponse esquissée par Aristote à un ancien problème
de la philosophie grecque, que Pierre Aubenque appelle

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74 Phénoménologie du mouvement

l’aporie du devenir-autre. Le commentateur français


identifie une deuxième aporie de la pensée grecque, qui
serait quant à elle la source de la distinction de l’acte et de
la puissance : l’aporie de l’être-autre. Les deux questions
sont, en effet, des questions suscitées par le mouvement.
Mais l’analyse patočkienne de l’origine biologique de la
distinction acte – puissance a dévoilé en quoi la deuxième
aporie est fondamentale et nous a montré tout aussi clai-
rement qu’elle est la source ontologique de la première.
Ainsi, l’être en mouvement (l’être de la physis, tel un
églantier) n’atteint jamais son eidos final, son telos plénier :
il passe d’une détermination de type matière – forme –
privation à une autre, et montre ainsi le schéma tripartite
comme statique et insuffisant pour surprendre sa nature
en mouvement. Il y a une négativité plus profonde que
la matière et la sterêsis dans l’être en mouvement, et
l’hypokeimenon comme l’antikeimenon sont les images
négatives d’un arrêt ponctuel (et, en fait, impossible, car
toujours caduc) du mouvement. Ce constat, déjà présent
dans l’Aristote de Patočka et repris, bien que peu explicité,
dans le beau texte de synthèse de 1964, ne devient clair
qu’à partir d’une note de travail de 1969 (qu’il éclaire
aussi en retour) où Patočka analyse à nouveau le geste qui
sous-tend la définition aristotélicienne du mouvement.
Celle-ci serait une double négation, tant de la positivité
des principes (immobiles et impropres pour penser le
mouvement, même dans ce qu’ils sont supposés avoir de
négatif) que de la négativité plus profonde de la dynamis.
La définition dirait donc, dialectiquement (la formule
équivalente chez Patočka de ce que Pierre Aubenque
appelle « aporétique »), l’impossibilité de nier la négativité
de l’être, ou l’être en acte de l’être-non-encore-en-acte.
Le même est toujours autre : c’est ce que le mouvement

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Considérations préliminaires 75

nous montre, et cette vérité dialectique fondamentale fait


apparaître en retour comme secondaire la question que
les principes privation – matière – forme étaient censés
apprivoiser.
Ainsi, en suivant Patočka, nous concluons (et prolon-
geons, ce faisant, l’analyse de Pierre Aubenque) que la
première aporie du mouvement, celle qui donne les
principes, est secondaire par rapport à la deuxième,
comme l’ordre du discours est secondaire par rapport
à l’ordre ontologique. La première aporie serait donc
plutôt à traduire comme suit : comment peut-on dire
que le même est autre ? (la réponse étant : nous pouvons
appeler l’autre du même : eidos et le même du même :
substrat, etc.), tandis que la deuxième aporie confirme
que le même est réellement autre. Évidemment, la réponse
à cette deuxième question plus fondamentale qu’est la
définition dialectique du mouvement remet en cause
(car elle l’approfondit) la conciliation logique de la néga-
tivité et de la positivité dans le substrat. Patočka tire à
plusieurs reprises cette conclusion : c’est le mouvement
qui unifie le substrat, et non l’inverse, pour autant que
c’est le mouvement qui le dépose. Plus généralement, le
mouvement dépose l’unité de tous ses termes ; c’est lui
qui donne, ontologiquement et logiquement, ses termes
comme extase de son unité, comme son d’où… vers où…
L’acte et la puissance sont donc à leur tour déposés par
le mouvement, ce qui ressort de la qualification de la
définition comme dialectique, comme négation et de la
position (de l’entelecheia) et de la négation (de la dynamis).
La sédimentation par le mouvement de l’unité du subs-
trat, c’est-à-dire de l’unité de sa positivité actuelle et de
sa négativité potentielle, nous montre les deux termes de
cette unité comme dérivés, sédimentés.

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76 Phénoménologie du mouvement

Pierre Aubenque arrive, bien sûr, à la même conclu-


sion : les trois principes, tout comme l’acte et la puissance,
ne sont que des extases du mouvement. Il nous semble
que la raison pour laquelle l’exégète français n’insiste pas
ici sur la hiérarchisation des deux plans – ontologique et
logique – est relative au fait que même si la distinction
acte – puissance renvoie à un plan plus profond que celui
catégorial, elle le fait toujours au moyen du logos humain,
qui reste à jamais inadéquat pour nommer la physis dans
son mouvement (d’où, d’ailleurs, la nécessité du recours à
la « dialectique », ou à la double négation, dans la définition
du mouvement). Notons aussi que la caractérisation du
substrat comme sédiment du mouvement est également
tenue pour acquise par Pierre Aubenque 105.
Patočka tire aussi, dans le texte de 1964, une autre
conclusion, qui découle directement de ce que nous avons
analysé jusqu’à présent. Le mouvement unifie le substrat
en déposant ses termes ou en le sédimentant à son terme ;

105. Cf. Pierre Aubenque, op. cit., p. 471. Nous devons évoquer ici, même
brièvement, son traitement du problème du to ti en einai, ou de l’imparfait
de l’essence (quod quid erat esse : quidditas), et sa très belle analyse (admirée
par d’autres interprètes d’Aristote : voir par exemple Rémi Brague, op. cit.,
p. 413, note 37) du singulier passage que l’on trouve dans Météorologiques,
IV, 12, 389b31 sq., où Aristote affirme, en reprenant et en généralisant une
sentence célèbre de Solon, que seule la mort – la fin du mouvement – nous
montre ce que la chose était en vérité : c’est seulement là que l’on a sa forme
finale ou, autrement dit, c’est seulement au terme du mouvement que l’on
trouve le substrat, sédiment de celui-ci. Patočka connaissait sans doute
lui-même ce passage (que Rémi Brague qualifie pour sa part d’« étrange »)
ou, du moins, rejoint sa conclusion en tant qu’elle est latente dans le sens
général de la pensée aristotélicienne du mouvement. Il écrit ainsi, dans le
texte de 1964, après avoir rappelé qu’à l’être aristotélicien « appartiennent
d’emblée » le dynamisme, le mouvement et la vie (MNMEH, p. 134) :
« Chez Platon, toute vie est une imitation plus ou moins imparfaite de la
forme ; chez Aristote, toute forme est un sédiment de la vie. »

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Considérations préliminaires 77

il unifie le substrat comme somme de déterminations,


comme unité d’actualité et de potentialité. Cela peut être
résumé comme suit : « L’analyse détaillée montre ensuite
que le mouvement rassemble, relie les unes aux autres
les déterminations d’un même substrat, qu’il les rend
simultanément actuelles. » Et Patočka de poursuivre :

Comme ce sont ces déterminations du substrat que nous éluci-


dons en employant le mot « est », « il y a », il s’ensuit que c’est
le mouvement qui donne aux choses d’être ce qu’elles sont – le
mouvement est un facteur ontologique fondamental. Il n’est pas
un simple fait que nous constatons […]. Le mouvement est ce
qui fait que les choses sont, ce qui fait en même temps que leur
être est vivant, qu’il est quelque chose de l’ordre de la vie, une
unité. […] Le mouvement est donc l’origine et la raison de la
compréhensibilité du monde, de sa teneur de sens 106.

Mais la compréhension de l’être qui est implicitement


évoquée ici, nous le savons de Heidegger, est un commerce
avec des possibilités. Or, d’après ce que nous venons de
montrer, il s’ensuit que c’est le mouvement lui-même
qui est l’origine de cette compréhension. En effet, la
puissance est une extase du mouvement. En quel sens
peut-on dire donc – et peut-on vraiment l’affirmer – que
le possible est un sédiment du mouvement, et quelles sont
les conséquences de cette thèse, que nous avons dégagée
à partir d’Aristote, pour la phénoménologie en général ?

106. MNMEH, p. 129.

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II

Le vocabulaire du possible
et le mouvement

La description de l’existence par Patočka semble


parfois osciller entre le vocabulaire du mouvement, qui
lui est propre, et celui de la possibilité, mis à l’honneur
par Heidegger. S’agit-il, lorsque Patočka parle, comme il
le fait souvent, de possibilités, d’une rémanence heideg-
gérienne, d’un tribut que sa phénoménologie des trois
mouvements de l’existence continuerait à payer à l’analy­
tique existentiale du Dasein ? Nous essayerons de voir,
dans ce qui suit, dans quelle mesure une telle hypothèse
interprétative se laisse réfuter, et cela au moyen d’un
examen attentif de quelques passages fort significatifs où
Patočka se penche sur les différents sens de la possibilité.
La question s’avère pourtant aussitôt plus complexe.
Car pour Patočka, à travers la caractérisation heideggé-
rienne de l’existence comme réalisation de possibilités,
c’est la définition aristotélicienne du mouvement comme
acte de la puissance en tant que telle qui se manifeste.
À travers Aristote, possibilité et mouvement s’attestent
donc comme originairement reliés : le mouvement n’est
rien d’autre que la réalisation des possibilités. L’existence
comme réalisation de possibilités et l’existence comme
mouvement reviennent donc au même.

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80 Phénoménologie du mouvement

Mais de quelles possibilités s’agit-il ? Et de quelle


manière se rapporte-t-on à elles ? Patočka souligne toujours
que ce sont nos possibilités propres ou non indifférentes
qui sont en jeu. Leur statut et leur rapport au monde ainsi
qu’au corps feront apparaître un premier versant de la
critique que Patočka adresse à Heidegger. Le deuxième
versant consiste en une radicale mise en question de l’idée,
centrale chez Heidegger, d’une projection des possibilités,
pour faire apparaître que celles-ci, au lieu d’être projetées,
sont données à même le monde. Sur cet arrière-fond,
ce sont les possibilités qui correspondent en propre aux
trois mouvements de l’existence thématisés par Patočka
qui se profilent.
Nous examinerons aussi, à travers une rapide confron-
tation avec Merleau-Ponty et Aristote, le danger le plus
significatif que recèle, à notre sens, l’emploi du vocabulaire
du possible : son privilège, même tacite, conduit inévita-
blement au dualisme. Dans le cas de Merleau-Ponty, il
s’agit du dualisme subtil de la chair : ma chair, comme
« je peux », est une puissance active, un pouvoir-sentir,
tandis que la chair du monde n’est pour ainsi dire qu’une
puissance passive : pouvoir-être-senti. Et pour finir, nous
interrogerons la pertinence du maintien du vocabulaire
de la possibilité dans le cadre d’une phénoménologie du
mouvement, qui abandonne le primat et le statut trans-
cendantal de la subjectivité.

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 81

1. La double destitution patočkienne


du possible 1

1.1. Vivre, c’est réaliser des possibilités : présentation du


cadre conceptuel. Les deux motivations de l’équivalence
entre la réalisation des possibilités et le mouvement

Tentons tout d’abord d’approfondir l’équivalence,


encore seulement formelle, entre mouvement et réalisation
des possibilités. Dans les textes où il évalue ses propres
positions par rapport aux deux figures majeures de la
phénoménologie 2, Husserl et Heidegger, Patočka fait

1. Une première version de ce sous-chapitre est parue sous le titre


« Le vocabulaire du possible et le mouvement chez Patočka », dans la revue
Fogli Campostrini, vol. 2, n° 2, 2012, p. 29-43.
2. « Nous essayons, de plus, de tirer parti tant de la radicalisation
heideggérienne, qui transforme la phénoménologie de l’intentionnalité
en phénoménologie de la vie en tant qu’existence, que de l’idée de Fink
selon laquelle l’analyse ontologique de la vie doit être, dans chacun de ses
moments, analyse du monde avec ses moments fondamentaux du temps, de
l’espace, du mouvement. L’ontologie de la vie peut être élargie en ontologie
du monde si nous comprenons la vie comme mouvement au sens originel
du terme – ce mouvement dont Aristote était sur la piste, avec son concept
de dynamis réalisée. Si la dynamis vue comme substrat, arrachée à la spatio-
temporalité et réintégrée de force dans le cadre présent-subsistant de la
substance, est privée d’une partie de sa portée ontologique, la vie humaine
en tant que dynamis, en tant que possibilité qui se réalise, est en revanche
à même de restituer aux concepts d’espace, de temps, de mouvement, leur
signification ontologique originelle. » (MNMEH, p. 102.) Et aussi (BCLW,
p. 177) : « On the basis of this criticism we demonstrated the possibility
of interpreting existence as a triple movement. That we did using both an
ancient and a modern idea. The modern idea was Heidegger’s, that life is a
life in possibilities characterized by a relation to our own being ; we project
that for the sake of which we are, that for the sake of is the possibility of our
life ; in the world a totality of possibilities is always open to us. The ancient
idea – Aristotle’s definition of movement as a possibility in the process of
realization […]. »

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82 Phénoménologie du mouvement

expressément référence au problème de la réalisation des


possibilités comme point nodal de sa propre démarche.
Ainsi, non seulement il adhère à la radicalisation de la
phénoménologie de l’intentionnalité en phénoménologie
de la vie comme existence (dans le sillage de Heidegger),
mais c’est uniquement avec l’interprétation de la réalisa-
tion des possibilités comme mouvement qu’il considère
qu’une bonne formulation du problème du monde peut
avoir lieu. Car c’est seulement de cette manière que la
phénoménologie de la vie (ou de l’existence) peut se
convertir en analyse du monde.
Patočka cite souvent la thèse heideggérienne selon
laquelle exister, c’est vivre dans des possibilités. Notre
perpétuel déplacement entre présent et quasi-présent, notre
engagement dans des projets, des tâches, voire des mondes
imaginaires se laisse bien attester phénoménologiquement.
Pour nous, les choses n’ont pas de perspectives, elles sont
telles que les voyaient et dessinaient les primitifs 3, « en soi »
en quelque sorte, ce qui veut dire que nous opérons avec
des possibilités – la possibilité, par exemple, de faire le
tour d’une chose – comme si elles étaient des réalités. Qui
plus est, toute forme de compréhension peut être réduite
à un « Je peux » : comprendre une chose, c’est pouvoir
assumer son « en vue de » qui se décline en fonction de
mes pouvoirs. C’est ce qui fait aussi que les possibilités
s’incarnent, en dernière instance, dans des objets : la chaise
incarne ainsi la possibilité (notre possibilité) de s’asseoir.

3. « We are wholly unconscious of the perspectivity of things ; in


our awareness they are as primitives paint them, without perspective, in
themselves, so to speak, though still given in perspectives, in aspects from
which we cull a self-identical core, transforming a horizon into a massive
existent » (BCLW, p. 35).

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 83

Mais les possibilités dans lesquelles nous vivons de


cette manière ne nous sont pas indifférentes, bien qu’elles
connaissent une telle objectivation. Car tout ce que je fais
à travers elles, je le fais « en vue de mon être » ; le passage
de l’actuel au non actuel est toujours motivé, ce qui
veut dire que, de fait, nous vivons dans des possibilités
seulement dans la mesure où nous les réalisons 4. Nous
choisissons un possible parmi d’autres, et c’est seulement
ce choix motivé qui conduit à sa réalisation. Seule cette
réalisation nous fait entrevoir, en définitive, le règne du
possible qui se tient à l’arrière-plan de notre choix.
En même temps, envisager les possibilités à travers le
prisme de leur réalisation, c’est déjà se placer au point de
vue de leur passage à l’acte, et les considérer uniquement
depuis cette perspective. Mais les raisons qui mènent
Patočka à mobiliser la définition aristotélicienne du
mouvement, qui nomme précisément l’acte de la puis-
sance en tant que telle, vont au-delà de cette similarité
formelle avec ce qui advient lors de la réalisation des
possibilités : c’est la présence de la motivation ou encore,
la non-indifférence à l’égard des possibles réalisés qui rend
la référence à Aristote si fertile 5.

4. « L’existence ne projette pas ses possibilités de manière à les avoir


objectivement devant soi dans une re-présentation, mais bien en les réalisant,
en les actualisant (ou, au contraire, en refusant de les réaliser, en y renon-
çant, en les esquivant). Pour cette raison, l’existence peut être déterminée
comme mouvement. Aristote a défini le mouvement comme l’être-en-acte
de la possibilité, pour autant qu’il est dans la possibilité. » (« Qu’est-ce que
l’existence ? », MNMEH, p. 263.)
5. « We have a far more profound conception of movement in a
Aristotle’s conception of movement as transformation, as possibility being
realized. Heidegger says that our life is a realization of possibilities – of
possibilities which we do not visualize, in which we transcend what we are
at the moment. Ours is a life in possibilities which are not indifferent, lifeless

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84 Phénoménologie du mouvement

L’existence n’est pas l’existentia au sens de la simple « réal-isation »


de l’essentia, au sens de la donation, de la présence-donnée. Elle
est bien plus proche de l’energeia ou de l’entelecheia d’Aristote.
C’est un mode d’être qui est l’acte d’accomplissement de soi — qui
est son propre but, qui, à travers son action, fait retour à soi, qui
est son propre acte dans et auprès de soi-même. L’existence est
ainsi quelque chose comme un mouvement et, de même que le
mouvement chez Aristote est passage de la possibilité à la réalité
effective, passage qui est lui-même effectif, de même l’existence
elle aussi est vie dans la possibilité 6.

Quelle direction prend pourtant cette extension de


l’ontologie de la vie à travers la prise en compte du mouve-
ment ? Le mouvement aristotélicien n’est pas seulement
« réalisation des fins », mais possède lui-même une fin :
celle de synthétiser des déterminations autrement inac-
tuelles, c’est-à-dire de peupler le champ de la présence 7.

possibilities, rather, the possibilities in which we are involved, in which we


transcend the present are more than what is currently given. That is very
much like Aristotle. For Aristotle, movement is the act of a being which
realizes certain possibilities, if it has these possibilities » (BCLW, p. 145).
6. « Qu’est-ce que l’existence ? », MNMEH, p. 250.
7. « Or l’être en tant que fin, la fin en tant que l’être même ne sont
possibles si ce n’est en vertu du mouvement. Le mouvement n’est pas dans
son fond une progression de ceci vers cela, mais plutôt une manière de
piétinement sur place. Précisément en tant qu’actualisation de ce qui poten-
tiellement – dynamei – est déjà là, le mouvement est simultanément présence
du but et cheminement vers lui. L’être en tant que fin est indissolublement
lié au mouvement en tant qu’acte imparfait – ateles energeia. Si nous voulons
approfondir notre savoir sur l’être en tant que fin, nous pouvons donc et
nous devons interroger le mouvement comme tel. Le mouvement n’est pas
seulement le réalisateur des fins ; il a lui-même une fin ou, pour employer
le terme moderne, un idéal. Quelle est la fin qui dirige la réalisation même,
l’actualisation des formes et des contenus essentiels ? Nous avons déjà vu
que le mouvement est la réunion, la synthèse de différentes déterminations

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 85

C’est par ce biais que nous rencontrons le problème


du monde. Si le monde heideggérien apparaît comme
totalité de la Bedeutsamkeit, totalité de mes possibilités
de compréhension qui demeure en définitive formelle,
l’interprétation de la réalisation des possibilités comme
mouvement donne en revanche un monde de détermi-
nations, un monde actuel et concret.
Nous voyons ainsi la double motivation du réinvestis-
sement de la définition aristotélicienne du mouvement :
non seulement sa fécondité pour rendre compte de ce
qu’est une « vie dans la possibilité », mais, surtout, le fait
de permettre d’approcher la question du monde. Une fois
projeté sur la toile de fond du monde, le problème de la
réalisation des possibilités se complexifie pourtant : il y a
plus qu’un seul type de possibilités qui s’offrent à nous, et
il faut par conséquent élaborer, mieux que Heidegger ne
l’a fait, une typologie des possibilités au milieu desquelles
nous nous mouvons en existant.

1.2. Le mouvement corporel et les deux sens du possible :


assumé et libre. La première destitution du possible.
Problème de l’enfant et de l’animal : l’état pré-linguis-
tique, impressionnel, du rapport au monde est l’actuali-
sation des possibilités assumées

Si nous acceptons, avec Heidegger, que vivre dans


des possibilités, c’est les réaliser et si nous assumons,
avec Aristote, que la réalisation des possibilités se fait à

d’un même déterminable. Ces déterminations, initialement absentes mais


possibles, deviennent présentes grâce au mouvement. Le mouvement les
synthétise, c’est-à-dire les rend simultanément présentes » (« La conception
aristotélicienne du mouvement », MNMEH, p 131).

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86 Phénoménologie du mouvement

travers le (et en tant que) mouvement, nous devons aussi


reconnaître que, en dernière analyse, toute réalisation de
possibilités comme mouvement est corporelle 8. C’est
là d’ailleurs une des critiques récurrentes que Patočka
adresse à l’analytique existentiale du Dasein : son excessive
formalité. Si nous admettons que la praxis est la forme
originelle de toute compréhension, pourquoi oublier
que toute praxis est fondamentalement et originairement
corporelle 9 ? C’est une donnée phénoménologique, en
effet, que le mouvement présent au cœur de toute action
se définit en fonction du corps : le partage de l’actuel et de
l’inactuel, lorsqu’on fait par exemple le tour d’un objet de
perception, est accompli seulement avec les mouvements
de notre corps. « Je fais le tour de l’objet », ce n’est là rien
d’autre qu’un mouvement corporel, avant même d’être
une possibilité de ma perception de l’objet.
Mes possibilités sont des possibilités d’existence dans le
monde : d’habiter, d’utiliser des ustensiles, de rencontrer
des choses – des possibilités ontiques, variables et ayant
une forme historiquement donnée. Mais il existe une
possibilité ontologique fondamentale et qui conditionne
toutes les autres :

8. « Or, toute réalisation des possibilités passe en dernière analyse


par le mouvement. Il s’ensuit que la réalisation de la vie propre elle-même,
c’est-à-dire son déroulement, son accomplissement progressif, est quelque
chose de corporel » (PP, p. 92).
9. « D’un autre côté, il semblerait que l’analytique rende l’ontologie
heideggérienne de l’existence trop formelle. La praxis est en effet la forme
originelle de clarté, mais Heidegger ne prend jamais en considération le fait
que la praxis originelle doit être par principe l’activité d’un sujet corporel, que
la corporéité doit donc avoir un statut ontologique qui ne peut être identique
à l’occurrence du corps comme présent ici et maintenant. L’éclaircissement qui
caractérise l’existence est éclaircissement d’un étant corporel » (« Méditation
sur Le monde naturel comme problème philosophique », MNMEH, p. 93).

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 87

Ce qui est premier, primordial, n’est donc rien de contingent,


rien d’ontique, mais a, en tant que possibilité première, le statut
ontologique de base de toute existence. C’est dire qu’il ne s’agit
pas d’une possibilité parmi d’autres, mais bien d’une possibilité
privilégiée qui codéterminera dans son sens l’existence en son
entier. Cette base ontologique, c’est la corporéité comme possi-
bilité de se mouvoir 10.

Ainsi, ce que je peux faire librement m’est donné


par ce qui rend possible toute action : la corporéité, que
je dois assumer. Mes possibilités d’action ontiques ou
mondaines m’ouvrent ensuite les choses, qui sont ce qui
peut être compris à partir des possibilités d’action, et de
cette manière mon existence prend la forme d’une préoc-
cupation dans un cadre historique déterminé, à l’intérieur
duquel je peux seulement par la suite découvrir (ou pas)
la possibilité de ma propre tâche ou de mon existence.
Nous avons donc un double sens du possible. D’une
part, les possibilités facticielles, libres, et d’autre part
les possibilités assumées ; ce que je peux faire est condi-
tionné par ce que je dois faire pour pouvoir faire toute
autre chose : assumer ma corporéité. Je peux faire le tour
d’un objet ou viser quelque chose dans la compréhension
seulement si j’assume mon corps – en me mouvant par
exemple, au lieu de rester figé. Comme Patočka l’affirme
explicitement :

La notion obscure de « possibilité », c’est-à-dire d’une tâche


déterminée qu’en tant qu’existence je peux et dois assumer,
dédouble à la fois le « en vue de soi » originel et aussi le monde.

10. « Méditation sur Le monde naturel comme problème philosophique »,


MNMEH, p. 96.

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88 Phénoménologie du mouvement

Je suis à l’origine déclos pour moi-même non seulement comme


existence, mais d’ores et déjà comme existence au monde, existence
corporelle, la corporéité n’ayant pas ici une signification ontique
mais ontologique. […] Or, comme les possibilités se présentent
sous un double aspect : d’une part comme assumées et, de l’autre,
comme choisies, le monde lui aussi est nécessairement présent
deux fois dans notre « être-au-monde » au sens ontologique,
comme l’indiquent les paroles de Heidegger sur le « projet jeté »
du monde 11.

Face à l’ambiguïté constitutive et à l’obscurité qu’il


reconnaît ici, de façon presque exclusive dans son œuvre,
à la notion de possibilité, Patočka entreprend un effort
de clarification à travers la distinction de deux sortes
de possibilités. Ce dédoublement reflète, de fait, notre
position dans le monde et, par là, notre double « en vue
de » : originellement, l’« en vue de » se décline comme
assomption de la corporéité, c’est-à-dire comme conser-
vation de ma possibilité fondamentale de mouvement.
C’est seulement par la suite que l’« en vue de » exprime
la finalité qui régit le choix libre parmi différentes possi-
bilités d’agir. C’est ce que Patočka fait voir à travers la
distinction entre possibilités assumées et choisies.
De même et en rigoureuse correspondance avec la
dualité de mes possibles, le monde connaît un double
mode de donnée : comme somme de possibilités ouvertes
parmi lesquelles je fais mon choix, mais aussi, et premiè-
rement, comme ce qui me limite, sous la forme des possi-
bilités que je dois assumer. Le monde est donc l’ouvert,
mais aussi ce qui a, pour moi, une périphérie, et cette

11. « Méditation sur Le monde naturel comme problème philosophique »,


MNMEH, p. 96-97.

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 89

périphérie est précisément l’actualisation des possibilités


que je n’ai pas choisies et qui peuvent, d’une certaine
manière, m’enfermer. Par exemple, la limite de mon
champ visuel, certes mobile, m’est néanmoins donnée,
et cela en fonction de ma situation corporelle ; et toute
compréhension connaît, à son tour, une limitation par
les défaillements – corporels – de la conscience, tels le
sommeil ou l’évanouissement.
Pour faire le partage entre ces deux sens du possible
– assumé ou choisi – c’est, comme nous avons pu l’entre-
voir, le critère de la liberté qui peut agir comme détermi-
nant. Ainsi, les possibilités libres sont celles avec lesquelles
je peux avoir commerce comme si c’étaient des actualités,
elles sont celles qui ouvrent mon présent et le font varier,
qui me permettent d’objectiver, de prendre mes distances
par rapport aux choses. Les possibilités non libres, en
revanche, posent une limite à l’objectivation : le corps
propre est en effet inobjectivable, la prise de distance n’est
pas possible à son égard. Les possibilités non libres ou
assumées m’ancrent dans le présent au lieu de l’ouvrir ;
elles définissent donc ma situation 12.
Ce deuxième type de possibilités, ni libres ni choi-
sies, nous rapproche en même temps d’une objection
significative que Patočka adresse à Heidegger : l’oubli
du rapport pré-linguistique au monde dont témoignent,
comme cas paradigmatiques, l’animal et l’enfant. En effet,

12. « Le corps est existentialement l’ensemble des possibilités que nous
ne choisissons pas, mais dans lesquelles nous nous insérons, des possibilités
pour lesquelles nous ne sommes pas libres, mais que nous devons être. Cela
ne signifie pas qu’elles n’aient pas le caractère de l’existence, c’est-à-dire
de ce qui m’est imposé dans son unicité et que je dois assumer et réaliser.
Mais c’est seulement sur leur fondement que sont ouvertes les possibilités
“libres” » (MNMEH, p. 94).

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90 Phénoménologie du mouvement

le rapport que les deux entretiennent avec le monde n’est


rien d’autre qu’un mouvement d’empathie, c’est-à-dire
une actualisation de possibilités non libres. Regardons
de plus près cette objection.
Comme on le sait, selon Heidegger, la compréhension
se définit par rapport à des possibilités, ce que Patočka est
prêt à lui accorder. Nous comprenons, en effet, ce en vue
de quoi l’étant peut nous interpeller. La compréhension est
donc toujours pratique, voire pragmatique, elle implique
le « je peux » et fait signe aussi vers le « monde du travail ».
Mais de même qu’avant de développer des possibilités
libres, il faut assumer les possibilités non choisies, de même
il faut envisager un autre rapport au monde, antérieur à
celui qu’exprime l’idée d’un monde du travail. Patočka
formule le problème de la façon suivante :

Or, le monde du travail ne présuppose-t-il pas autre chose,


antérieurement à lui-même ? Le monde du travail me donne les
corrélats de mon travail, les πράγματα, les outils, mais c’est là un
caractère de signification, et non pas un caractère de donnée.
Les choses ne sont données qu’en une guise sensible. Le monde
de Heidegger ne présuppose-t-il pas, en tout état de cause et en
tout ce qu’il est, la donation sensible ? Et la donation sensible
n’est-elle pas quelque chose de neutre, de purement objectif, sans
rapport à nos possibilités de travail et d’utilisation en général 13 ?

Nous voyons ici que ce qui est antérieur à la


Bedeutsamkeit qui ouvre et régit le monde heideggé-
rien, monde d’ustensiles fait de renvois significatifs, est
la donation sensible qui est en même temps une autre
ouverture du monde. L’homme du monde du travail vit

13. « Leçons sur la corporéité », PP, p. 98.

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 91

constamment « à distance des réalités », dans la mesure où


il travaille avec leur « en vue de quoi », donc en définitive
avec des possibilités. En revanche, la donation sensible,
même si elle est constamment investie existentiellement
et jamais compréhensible comme donné pur et simple,
est présupposée au moins comme impression, comme ce
qui nous ancre dans l’affectivité 14. Selon le bel exemple
que donne Patočka dans un autre contexte, si le monde
peut être oppressant, il l’est par exemple à travers son
ciel gris, et non pas en posant un poids effectif sur nos
épaules. Notre ancrage affectif dans le monde est donc
indissociable du flux impressionnel dans lequel nous
baignons par l’ouverture sensible du monde.
Pour nous êtres humains, l’affectivité est seulement
un moment du monde 15 : comme le dit Patočka, un « se
trouver », le « tremplin » d’un projet libre. Mais nous
pouvons attester phénoménologiquement, du moins chez
l’animal et l’enfant, une situation où nous n’avons pas de

14. « Dans quelle possibilité ? N’est-ce pas tout à fait clair ici que quelque
chose doit être déjà là, avant les possibilités libres que projette l’homme
pragmatique, celui qui travaille ? L’homme pragmatique vit toujours déjà à
distance des réalités. C’est ce qu’atteste le phénomène originaire du monde,
car le monde est ce qui nous place constamment dans l’alternance du présent
et de l’absent, ce qui fait que nous ne nous en tenons jamais au pur présent.
Pour nous, l’affectivité n’est qu’un moment du monde ; elle est – pour autant
du moins que nous ne soyons pas tout à fait “emportés” par l’affect – un
se-trouver, une disposition, un simple tremplin du projet libre. Mais les
mots mêmes de Heidegger […] ne présupposent-ils pas un stade de la vie
où il n’y a pas encore de prédominance active, où ne vit aucune distance à
l’égard des choses, où ce qui, pour nous, représente un simple moment, est
un caractère global propre à la temporalité, ainsi qu’un rapport spécifique
au monde ? Cela nous amène à la question du mode d’être de l’animal et
de l’enfant. Le rapport pré-linguistique au monde, propre à l’animal et à
l’enfant, est un rapport de sentir pur » (PP, p. 100-101).
15. Voir PP, p. 102, mais aussi BCLW, p. 137-139.

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92 Phénoménologie du mouvement

distance par rapport au réel, où nous en sommes accaparés


et où l’affectivité, ou plutôt l’impressionnalité, est plus
qu’un moment, elle est le tout, bien qu’elle ne soit sans
doute pas encore le monde. Ainsi, l’animal est mû par le
contexte, il est enlacé par lui, et au lieu de se préoccuper de
son propre être, il s’occupe de l’étant étranger. Le présent
de l’animal, bien qu’il puisse le submerger, a pourtant ses
vecteurs et contient des anticipations. Cela signifie que
l’animal a un regard global, et pas seulement des visées
ponctuelles, et donc aussi un « corrélat global », bien que
celui-ci ne soit pas nécessairement déjà un monde. Son
regard, à même le sentir pur qui définit le vivre animal,
par contraste avec le regard symbolique de la compréhen-
sion, suppose néanmoins des attentes, des attractions et
des répulsions qui font que l’animal est en mouvement.
L’animal se meut toujours et la fin de ses mouvements est
la vie elle-même. Cette entéléchie qu’est le mouvement
de la vie se caractérise précisément par la réalisation des
possibilités du deuxième type, assumées et non libres.
Mais il est incontestable que ce mouvement vital, avec
l’ouverture sensible du monde qui en est le corrélat et
les possibilités qui lui sont afférentes, ne caractérise pas
seulement le mode d’être animal, mais se retrouve au sein
de notre existence, ne serait-ce que, cette fois-ci, sous la
forme d’un moment :

Cela dit, il est à noter que ce mode de vie, cette consonance avec le
monde est, d’une certaine manière, intégralement conservée dans
notre sensibilité. Notre sensibilité aussi est essentiellement rapportée
à la possibilité fondamentale de l’homme qui consiste en ce qu’il
est, selon le mot de Heidegger, « toujours en chemin vers quelque
part (immer unterwegs) ». L’homme lui aussi est constamment
en mouvement […]. Ce contact affectif-impressionnel avec le

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 93

monde demeure en deçà du seuil de nos possibilités propres et,


partant, en deçà aussi du seuil propre de l’être – il n’y a ici aucune
activité ni thétique (qu’elle soit thématique ou athématique) ni,
à plus forte raison, judicative, cognitive, etc. C’est un domaine
dans lequel, plutôt que de nous mouvoir nous-mêmes en tant
qu’êtres libres, nous sommes mus. Pour cette raison, c’est aussi
la sphère propre de l’émotivité, de l’e-motio dont l’étymon déjà
contient l’idée de mouvement, d’émeute, d’émoi 16.

Le contact affectif et perceptif avec le monde est en


réalité présupposé par la réalisation de nos possibilités
libres ou de compréhension : il est empathie avec le monde
et fonde la situation et la disposition affective, car c’est
à ce niveau que l’aisthesis et la kinesis se relient. C’est le
règne des impressions qui nous met en mouvement, en
nous faisant répondre aux attractions et aux répulsions
qui nous sont livrées de manière sensible. Même si les
perceptions humaines sont sans doute plus riches (car
plus chargées imaginairement et symboliquement) que
celles de l’animal, l’harmonie initiale avec le monde est
fondamentalement la même, aux yeux de Patočka, chez
l’adulte comme chez l’enfant. Cela veut dire que, au sein
de notre existence, tout ne relève pas de la compréhension,
comme le voudrait Heidegger 17.

16. PP, p. 102.


17. « Something fundamental, though, remains the same ; the world
may have different sense vibrations where we give ourselves up and where
we come up to ourselves, but the elementary protofact of harmony with
the world is the same for humans, children, animals. That can only mean
that in human living not everything is given solely by understanding, as
Heidegger would have it. In Heidegger, the entire human life with its rela-
tion is primordially given in self-understanding and in understanding that
which is in inevitable partnership with life as its necessary context. Heidegger
underlays the world of knowledge with a world of understanding. Life is a

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94 Phénoménologie du mouvement

Essayons de résumer ce que nous avons pu établir


jusqu’à présent. Tout d’abord, la prédilection de Patočka
pour une interprétation de la réalisation des possibilités
existentiales en termes de mouvement nous est apparue
comme étant non seulement le fruit d’une équivalence
formelle, mais aussi un accès privilégié à la question du
monde. Le problème du mouvement le conduit en même
temps – pour autant que toute réalisation de possibilités
a lieu, en dernière analyse, à travers un mouvement
corporel – à mettre en évidence des possibilités primaires,
fondamentales, corporelles et différentes des possibilités
libres de la compréhension. Le cadre ainsi posé par Patočka
nous a permis d’envisager le mouvement vital de l’animal
comme étant l’actualisation exclusive de ces seules possi-
bilités non libres et le corrélat d’une ouverture purement
« sensible » (pour ainsi dire) du monde, ouverture capable
de se passer de la médiation de la significativité ustensilaire.
Mais si les possibilités non libres se retrouvent aussi au
niveau de l’existence, leur présence ne modifie-t-elle pas
le sens et le statut des possibilités libres avec lesquelles
elles coexistent ?

1.3. Dans quel sens les possibilités libres peuvent-elles être


dites libres ? La critique de la projection (Entwurf) des
possibilités. La seconde destitution du possible. Le seul sens
fort du « je peux » : les possibilités globales, fondamentales,
corrélats des trois mouvements de l’existence

La présence de possibilités non libres au sein de l’exis-


tence conduit en effet à se demander en quel sens les

life of understanding. What, though, if there is a more elementary ground


still – the world as an empathy of a kind, as a sympathy ? » (BCLW, p. 133).

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 95

possibilités libres peuvent encore être appelées telles.


Heidegger semble vouloir dire que notre liberté crée le
monde, qui n’est là qu’aussi longtemps que le Dasein est là :
le monde est la somme des possibilités de compréhension,
et nous vivons dans des possibilités seulement parce que
nous sommes un projet et que nous nous préoccupons
ainsi de nous-mêmes. Existant sous la forme du projet,
le Dasein ouvre donc le possible et avec lui le monde.
Cela peut mener à conclure que c’est en dernière instance
notre être-possible (Möglichsein) qui crée nos possibilités.
Effectivement, c’est seulement parce que nous sommes
intéressés par notre être que nous pouvons faire apparaître
l’« en vue de quoi » de l’ustensile, qui répond à notre
intérêt. Mais est-ce que nous créons par là la potentialité
de l’ustensile 18, par exemple la possibilité qu’a le marteau
de frapper des clous ? Nous ne créons pas le marteau
comme ustensile ayant les propriétés physiques qui lui
permettent de remplir sa tâche. À l’« en vue de quoi » que
nous faisons apparaître doit ainsi correspondre quelque
chose, une certaine potentialité qui se trouve du côté de
l’objet lui-même. Il en est peut-être de même pour les
possibilités qui sont dites librement projetées : on peut
du moins se poser la question de savoir si elles relèvent
intégralement d’une telle projection, s’il n’y a pas quelque
chose qui les précède et les fonde, à l’extérieur de moi.
Le fait que le Dasein soit un projet, une possibilité à
réaliser, ne signifie en effet pas que le Dasein se projette

18. Pour le traitement heideggérien de cette question dans la suite


immédiate de Sein und Zeit (plus précisément, dans le cours de l’hiver
1929-1930 : Les problèmes fondamentaux de la métaphysique), voir l’article
de Claudia Serban : « Capacités de l’animal, potentialités de l’ustensile et
possibilités du Dasein », Philosophie, vol. 116, n° 4, 2012, p. 32-47.

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96 Phénoménologie du mouvement

lui-même. Réaliser une possibilité, ce n’est pas la créer,


et ce n’est qu’abusivement qu’on peut interpréter, ici, la
réalisation comme création. Patočka résume cette situa-
tion brillamment :

Il est bien évident que c’est uniquement parce que je peux que
les choses se découvrent à moi dans le contexte de ce « pouvoir »,
comme ce qui en rend le jeu, la réalisation, possible ou impossible ;
mais, de même, si le moi qui peut se montre dans son « pouvoir »,
c’est uniquement parce que les choses comportent des appels à
la réalisation. Les données de chose et les appels à la réalisation
sont co-originaires. Je n’aurais aucune possibilité s’il n’y avait
pas de moyens en vue de mes possibilités, en vue de mes fins ;
c’est dire que, sans mon action, je ne pourrais moi-même me
découvrir, « m’ouvrir », me comprendre, pas plus que les choses
ne pourraient se montrer.
Ce n’est donc pas moi qui crée les possibilités, mais les possibi-
lités qui me créent. Les possibilités viennent à moi du dehors,
du monde qui est pour elles un cadre dans lequel les choses se
montrent comme moyens et moi-même comme réalisateur des
fins auxquelles servent ces moyens, comme celui qui a eu toujours
déjà des possibilités se manifestant dans la réalisation 19.

Les possibilités de mon « je peux » ne sont donc pas


quelque chose dont je suis exclusivement responsable ou
que j’institue intégralement. En tant que tendues vers
leur réalisation, elles font signe vers les conditions et les
circonstances de cette dernière, qui ne m’appartiennent
plus, qui sont dans le monde, dans les choses. C’est parce
qu’il y a comme une « affinité transcendantale » – s’il
nous est permis d’employer cette formule kantienne dans

19. « Corps, possibilités, monde, champ d’apparition », PP, p. 120.

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 97

un contexte tellement différent de celui de l’idéalisme


critique – entre ce que je peux et les choses du monde,
que mes possibilités sont susceptibles de se réaliser : il leur
correspond donc nécessairement, du côté des choses, ce
que Patočka nomme des « appels à la réalisation ». Sans
de tels appels, sans des conditions de réalisation du côté
des choses 20, mes possibilités resteraient irréalisables et
seraient ainsi minées dans leur statut même de possibilités.
C’est ainsi le monde qui rend possibles mes possibilités
en me donnant les moyens de les réaliser.
De cette manière, le monde rend en définitive possible
mon projet, le projet que je suis. En m’offrant des possi-
bilités à réaliser et les conditions pour les réaliser, il me
crée en tant qu’être possible. Loin d’être celui qui ouvre le
monde par son projet, je suis le résultat d’un appel venu
du monde qui m’incite à la réalisation des possibilités.
Faute d’avoir reconnu ce fait, Heidegger est demeuré,
aux yeux de Patočka, prisonnier d’un certain idéalisme
subjectif, il n’aurait donc pas franchi complètement le
seuil du « réalisme » qu’implique la dénonciation de la
tentative de prouver l’existence du monde extérieur comme
« scandale de la philosophie 21 ». D’ailleurs, l’explicitation
de la compréhension en termes de projet ou projection

20. « Que signifie l’être-possible, sinon : avoir différentes possibilités,


vivre en elles ? Mais puis-je me donner ces différentes possibilités, les créer ?
L’être-possible présuppose différentes possibilités, de même que les diffé-
rentes possibilités présupposent l’être-possible. L’être-possible ne pourrait
pas se déployer en tant que tel s’il n’y avait pas les possibilités – ainsi, il
doit y avoir un animal pour qu’il y ait un champ perceptif et un champ
d’action, mais, sans occasions, il n’y aurait pas non plus l’animal en tant
que tel » (PP, p. 121).
21. À propos de cette dénonciation heideggérienne, Patočka écrit : « ce
n’est là qu’un tour de force, une pirouette qui voudrait masquer par une
profession verbale de réalisme le fait qu’il verse au fond – attendu que les

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98 Phénoménologie du mouvement

(Entwurf) ne risque-t-elle pas d’annuler le propre et la


spécificité de la compréhension ? Celle-ci ne porte-t-
elle pas, précisément, sur quelque chose qui vient à ma
rencontre et dont je ne contrôle pas l’apparition 22 ?
Toutes ces considérations se trouvent au cœur de la
critique que Patočka formule à l’égard de la projection
heideggérienne des possibilités. L’Entwurf se doit de
recevoir, dans cette perspective, une acception beaucoup
plus faible que celle qu’il acquiert dans Sein und Zeit : il
est tout sauf une ouverture du monde.

Le projet des possibilités propres n’est pas une création originaire


de possibilités, il n’est pas un projet de monde, mais simplement
le projet de mon existence sur fond du monde.
[…] Je ne projette pas les possibilités ; tout au plus un cela en
moi – « ma » nature – est-il co-participant à l’émergence du champ
de possibilités de l’apparition. Le monde est un tout parce qu’il
fournit une hiérarchie de l’en-vue-de-quoi à partir de laquelle
les choses peuvent être comprises : parce qu’il dégage en même
temps les choses comme moyens et moi-même comme hiérarchie
privée de possibilités. Les possibilités sont dans le monde : je suis
leur réalisation et l’ordre sélectif qui s’y manifeste, le cercle de
mes propres possibilités 23.

Tout d’abord, il est manifeste à partir de cette notation


que ce que nous appelons nos possibilités propres n’est
qu’une sélection, un découpage à partir des possibilités
ouvertes par le monde. Cet acte électif se fait par la

possibilités sont projetées subjectivement – dans un idéalisme indéterminé »


(PP, p. 125).
22. Cf. PP, p. 118.
23. PP, p. 124-125.

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 99

réalisation que nous en faisons et que nous incarnons en


tant que mouvement. Mais en quel sens ce mouvement
que nous sommes et qui réalise certaines possibilités et
non pas d’autres est-il encore subjectif ? Manifestement,
en un sens très restreint, et aucunement au sens où un
sujet transcendantal serait à son fondement. Patočka se
place à un point de vue où le sujet n’est jamais posé dans
son autarcie, où le partage entre ce qui est subjectif et ce
qui ne l’est pas est encore perméable, car, comme il le
dit, le sujet est « co-participant à l’émergence du champ
de possibilités de l’apparition ». Par cette limitation des
prétentions et des droits de la subjectivité, il nous offre
ici le pendant rigoureux de sa critique du subjectivisme
de la phénoménologie husserlienne, eu égard cette fois-ci
à Heidegger. Nous nous trouvons ainsi sans doute au
seuil de la phénoménologie asubjective, même si ce n’est
pas la porte d’entrée habituelle que Patočka utilise pour
indiquer ce nouveau territoire. Et il est tout aussi clair à
partir de là que le revers de la destitution du sujet trans-
cendantal (ou constituant) est la promotion du monde 24
comme ouverture préalable à toute projection, et donc
aussi à toute réalisation de possibilités.
Faisons le bilan provisoire des résultats de notre
analyse. Si vivre veut dire réaliser des possibilités (donc
« se mouvoir »), et si le mouvement est d’abord corporel,
cela signifie que vivre, c’est en premier lieu assumer des
possibilités, et seulement par la suite les réaliser librement.

24. « Le monde, c’est-à-dire les possibilités de notre propre être comme
être essentiellement “ekstatique”, ne nous est pas ouvert par notre liberté
propre. Cette liberté même est ouverte par la compréhension de l’être,
avec tout le reste de la teneur phénoménale du monde » (« Le subjectivisme
de la phénoménologie husserlienne et l’exigence d’une phénoménologie
asubjective », QQP, p. 215-216).

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100 Phénoménologie du mouvement

Mais cette liberté, on l’a vu, se résume à un choix entre


des possibilités données, c’est-à-dire finies. Et même, le
choix libre des possibilités est constamment miné, de fait,
par notre naturalité : des impressions qui nous attirent ou
nous repoussent (malgré nous) influencent d’emblée notre
choix. C’est par cette limitation de la liberté que s’explique
d’ailleurs la déchéance dont parle Heidegger 25. Nous
remarquons ainsi qu’au terme de la démarche de Patočka,
le possible se trouve toujours plus réduit ou rétréci dans
son acception forte : il doit d’abord être assumé comme
donné, dans le corps par exemple, et il s’actualise et est
déterminé comme une somme finie de variantes, guidé
par les lignes de force de l’attraction et de la répulsion.
Ainsi, « je peux » voir quelque chose, mais je dois d’abord
assumer les limitations de ma vision, c’est-à-dire le corps,
de même que les limitations ou déterminations de la
texture du visible : les couleurs du spectre, par exemple.
Qu’est-ce que peut alors encore signifier ce « je peux » ?
Ou que puis-je encore ? Je peux voir seulement d’une
certaine façon, selon les pré-données de ma vision, et
seulement certaines choses, elles-mêmes données.
La réalisation des possibilités comme mouvement nous
conduit de cette manière toujours et inévitablement à
une double limitation, l’une venant de ma propre nature
corporelle, l’autre du caractère déterminé de ce qui me fait
face. Cet affaiblissement du possible par la mise au jour des
limitations laisse pourtant intact ce qui demeure comme
le noyau dur du « je peux » : la seule véritable liberté qui

25. « Tout en soulignant le caractère indispensable du mouvement de


dessaisissement, Heidegger n’examine pas le fondement dernier de cette
nécessité : la corporéité, la “naturéité” de l’être humain » (« Le monde naturel
et la phénoménologie », MNMEH, p. 48).

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 101

me reste, celle d’entrer en rapport avec la totalité. Ainsi,


même si ma vision est doublement déterminée, par mes
organes sensoriels comme par les choses, néanmoins je vois,
c’est-à-dire j’entre en rapport avec le monde. Ce rapport
déterminé n’en est pas moins un. C’est pour cette raison
que Patočka maintient malgré tout un certain sens fort
du possible : si nos possibilités assumées sont en défini-
tive des nécessités, si les possibilités soi-disant libres sont
co-déterminées et donc, d’une certaine façon, passives, il
nous reste toutefois une possibilité véritablement libre,
celle d’entrer en rapport avec la totalité. Autrement dit,
si la corporéité et la naturalité correspondent à un « je
peux » qui s’avère être un « je dois », si le commerce avec
les choses relève plutôt d’un « je subis », le seul et vrai
« je peux », qui sous-tend les deux autres, est celui qui
exprime le pouvoir de se rapporter au monde, et qui se
trouve thématisé par Patočka sous la forme des possibilités
globales 26. Celles-ci, appelées telles en vertu de leur corrélat
global, donc de leur statut de possibilités d’entrer en
rapport avec la totalité, connaissent une triple occurrence
et correspondent précisément aux trois mouvements de
l’existence. Les trois mouvements de l’existence ne sont, en
effet, rien d’autre que les mouvements à travers lesquels

26. « De cette triple orientation temporelle découlent trois mouvements


qui ne se situent pourtant pas sur le même plan. Ce sont des mouvements parce
qu’en eux se réalisent les trois possibilités fondamentales de l’homme, et la
possibilité qui se réalise est la définition même du mouvement » (« Méditation
sur Le Monde naturel comme problème philosophique », MNMEH, p. 106). Et
aussi : « Il y a, croyons-nous, trois mouvements fondamentaux qui corres-
pondent aux trois nécessités et, partant, aux trois possibilités fondamentales
de la vie humaine » (« Qu’est-ce que l’existence ? », MNMEH, p. 264). Cf.
également « Qu’est-ce que l’existence ? », MNMEH, p. 262-263, et « Notes
de travail 1972-1973 », PP, p. 157-158.

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102 Phénoménologie du mouvement

se réalisent les possibilités globales de l’existence. Patočka


note à leur sujet :

En tant que mouvements de la vie, réalisations des possibilités


globales de la vie, ils se distinguent d’autres sortes de mouvement :
en eux, nous nous rapportons, non seulement aux autres étants,
mais à l’être. Nous ne pouvons être, exister, qu’à condition de
nous rapporter expressément à l’être 27.

Nous allons reprendre dans la dernière partie de notre


travail les questions difficiles que soulève cette tripartition
des mouvements de l’existence : la spécificité du rapport
au tout qu’implique chacun d’entre eux (surtout pour
le deuxième mouvement, qui semblerait exprimer préci­
sément la perte d’un tel rapport) et donc la légitimité même
de la tripartition, tout comme le privilège problématique
du troisième mouvement, censé fournir un accès d’ordre
supérieur à la totalité. Il n’en reste pas moins que dans
les mouvements fondamentaux de l’existence se réalisent
des possibilités globales, et non pas particulières, à travers
lesquelles c’est la totalité (le monde ou, comme Patočka le
dit aussi parfois, l’être) qui est visé, et qui peuvent peut-
être justifier le maintien d’un certain usage du concept
de possibilité.

27. PP, p. 113.

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 103

2. Illustration du risque que comporte


le vocabulaire du possible. Le dédoublement
de la puissance chez Merleau-Ponty

Nous voudrions montrer qu’il existe un risque non


négligeable dans l’emploi du vocabulaire du possible
dans l’analyse phénoménologique tant de la nature du
sujet que de la description du commerce avec les choses.
Pour le dire rapidement, ce risque est celui du dualisme.
Si ce sont ses possibilités qui sont décisives pour l’être du
sujet, et si d’autre part ce que le sujet rencontre dans le
monde sont toujours et encore des possibilités, il existe
le danger de ne plus pouvoir faire coïncider ces deux
types de possibilité et de perdre l’unité du champ phéno-
ménal. Cette unité du champ d’apparition nous semble
donc difficilement saisissable à l’aide du vocabulaire du
possible. Nous aborderons en détail dans notre chapitre
sur la spatialité la menace que recèle la surenchère de la
temporalité au détriment de l’espace, surenchère qui est en
réalité celle de la possibilité elle-même. Dans ce qui suit,
nous essayerons d’examiner la forme que revêt ce risque
de dualisme chez Merleau-Ponty. Le cas de Merleau-
Ponty est d’autant plus intéressant qu’il ne mobilise
que tacitement une référence au possible, référence que
Merleau-Ponty croyait sans doute avoir dépassée par
l’interprétation radicale, dans Le visible et l’invisible, du
« je peux » husserlien en « je me meus ». Néanmoins, cette
nouvelle mobilisation du mouvement (qui rapproche le
plus Merleau-Ponty de Patočka) reste tributaire, dans le
cas du phénoménologue français, de son origine : le « je me
meus » est, de par sa provenance, seulement le descriptif
du pôle subjectif, et ma possibilité de me mouvoir ne
saurait unifier à elle-seule le monde.

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104 Phénoménologie du mouvement

Nous suivrons ainsi la radicalisation par Merleau-Ponty


du « je peux » en « je me meus », pour essayer ensuite
de mettre au jour l’affinité qui existe entre les analyses
merleau-pontiennes du sentir et la conception aristoté-
licienne de l’aisthesis dans le De anima. Nous tenterons
par là de montrer la manière dont le dualisme (qui ne
menace jamais Aristote, attentif qu’il était au mouvement
propre de la physis) resurgit tacitement dans le concept
merleau-pontien de chair : ma chair est une puissance
active (le « je peux », remanié à juste titre comme « je me
meus », mais toujours pensé au fond comme « je peux
sentir ») tandis que la chair du monde n’est, pour parler
comme Aristote, qu’une puissance passive : pouvoir être
senti. Nous essayerons aussi d’indiquer la manière dont la
conception patočkienne du mouvement dépasse, quant
à elle, ce risque de dualisme.

2.1. L’intentionnalité motrice merleau-pontienne redimen-


sionne le « je peux » husserlien en « je me meus »

La revalorisation du thème de la motricité par Merleau-


Ponty invite sans conteste à renverser le primat de l’ego
transcendantal husserlien, spectateur immobile des
essences immuables. En même temps, cette revalorisation
reste tributaire d’une impulsion donnée par Husserl lui-
même qui, dans son analyse de la perception, soulignait
la corrélation étroite qui existe entre l’intentionnalité
motrice et l’intentionnalité perceptive, en montrant que
la constitution de l’objet perceptif est indissociable des
kinesthèses du corps propre 28. Toutefois, en opérant la

28. Dans Expérience et jugement, les kinesthèses sont en effet définies


comme « mouvements qui appartiennent à l’essence de la perception »

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 105

distinction entre sensations kinesthésiques et sensations


exposantes, Husserl semble réserver aux kinesthèses une
fonction certes nécessaire, mais insuffisante pour l’objec-
tivation : elles « rendent l’exposition possible sans exposer
elles-mêmes 29 ». C’est en ce point précis, là où Husserl
se limitait en dernière instance à voir un entrelacement
d’intentionnalités, que Merleau-Ponty constate une véri-
table indistinction qui fait fusionner et rend synonymes
mouvement et perception : « Pour élucider Wahrnehmen et
Sich bewegen, montrer qu’aucun Wahrnehmen ne perçoit
qu’à condition d’être Soi de mouvement 30. »
La motricité qui est ici en jeu n’a certes rien d’une
propriété corporelle qui accompagnerait les actes de
la conscience tout en leur étant subordonnée et en les
projetant dans l’espace objectif. Au contraire, la forme
réflexive de sich bewegen suggère qu’on a affaire déjà
au mouvement d’un soi. L’ancien « je peux » husserlien
est devenu mouvement de soi ; comme motricité, il
est d’emblée animé et reste irréductible au modèle du
mouvement des choses à travers un espace objectif déjà
constitué. Cela l’empêche également d’être objectivable
et le rejette du côté de l’invisible, de ce qui ne peut pas
être perçu. Mais il s’agit là de plus qu’une « limite de

(Edmund Husserl, Expérience et jugement, trad. par Denise Souche-Dagues,


Paris, PUF, 1991 [1970], p. 98 ; Erfahrung und Urteil, éd. par Ludwig
Landgrebe, Hambourg, Claassen, 1954, p. 89).
29. Edmund Husserl, Chose et espace, trad. par Jean-François Lavigne,
PUF, coll. « Épiméthée », 1989, p. 196, apud R. Barbaras, « Motricité
et phénoménalité chez le dernier Merleau-Ponty » (in Merleau-Ponty.
Phénoménologie et expériences, sous la dir. de Marc Richir et Etienne Tassin,
Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 30).
30. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 310.

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106 Phénoménologie du mouvement

la constitution kinensthésique du corps propre 31 », qui


relèverait encore d’un invisible de fait, tel que l’œil que je
ne vois pas ; Merleau-Ponty y voit un véritable « invisible
de droit » et en tire une conclusion radicale : « je ne puis
me voir en mouvement, assister à mon mouvement. Or
cet invisible de droit signifie en réalité que Wahrnehmen
et Sich bewegen sont synonymes 32 ».
Cela veut dire que, contrairement à ce que croyait
le Husserl de 1907, les kinesthèses connaissent déjà les
choses avant que les data hylétiques ou sensoriels viennent
s’y ajouter, car elles possèdent d’emblée une fonction
exposante, de même qu’on peut trouver déjà du côté
des qualités sensibles une signification motrice 33. Le
sujet incarné se spécifie ainsi comme sujet moteur. Qui
plus est, cette puissante valorisation merleau-pontienne
de l’intentionnalité motrice redimensionne en retour
l’intentionnalité elle-même : si le sich bewegen implique en
dernière instance que « la conscience n’est autre que son
propre mouvement 34 », le « je peux » de l’intentionnalité
husserlienne se trouve remanié comme « je me meus », et
cela dès qu’il assume la motricité implicitement comprise
en lui, qui fait que la possibilité qui lui correspond soit
toujours déjà mouvante, ou en mouvement vers son

31. Pour reprendre l’expression présente chez Husserl dans le titre du


§ 83 de Chose et espace.
32. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 308.
33. En ce sens, déjà la Phénoménologie de la perception parle d’une « signi-
fication motrice des couleurs » (Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de
la perception, Paris, Gallimard, 2005 [1945], p. 254).
34. Pour reprendre l’expression de R. Barbaras dans l’article « Motricité
et phénoménalité chez le dernier Merleau-Ponty », p. 34.

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 107

accomplissement : « toujours déjà accomplie et toujours


à accomplir encore 35 ».

2.2. La connivence des analyses merleau-pontiennes de la


perception et de l’analyse aristotélicienne de la sensation
dans le De anima. Le dédoublement des puissances. La
dualité de la chair

Nous avons déjà vu dans notre premier chapitre que,


pour Aristote, le vocabulaire de l’acte et de la puissance
est entièrement tributaire de la théorie du mouvement.
C’est leur commun enracinement dans le mouvement qui
nous oblige à les penser comme co-originaires. L’acte et
la puissance ne sont « que des extases du mouvement 36 »,
ce qui est d’autant plus patent si l’on considère le dédou­
blement de la puissance : l’être en acte (par exemple, la
statue) dévoile à la fois la puissance active (l’art du sculp-
teur) et la puissance passive (le pouvoir-devenir-œuvre
du marbre 37). La réalité du mouvement garde intacte la
tension qui oppose l’acte et la puissance au sein de leur
co-originarité et qui régit leur dissociation discursive sans
briser pour autant l’unité de l’être mû. Qui plus est, c’est
la genèse même de ce vocabulaire qui semble avoir été
commandée, chez Aristote, par une nécessité de descrip-
tion requise par les apories classiques du mouvement. La
distinction de l’acte et de la puissance n’est cependant
pas tant une solution à ces apories qu’une formulation
théorique plus adéquate de ce qui fait problème en elles,

35. R. Barbaras, « Motricité et phénoménalité chez le dernier Merleau-


Ponty », art. cit., p. 34.
36. Selon l’interprétation puissante de P. Aubenque, op. cit., p. 443.
37. Aristote, Métaphysique, Θ, 1, 1046a19-25.

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108 Phénoménologie du mouvement

à savoir la scission qui apparaît dans l’être même en tant


qu’il est mû. Par exemple, c’est en tant que sujet du
mouvement que Socrate est en puissance toutes les formes
qui lui adviennent : il est donc identique en puissance
au Socrate assis et au Socrate debout, qui sont pourtant
différents en acte. Ce qui institue ontologiquement
cette différence et cette identité n’est rien d’autre que le
mouvement : c’est le mouvement lui-même qui introduit
dans l’être la différence entre acte et puissance.
Essayons d’éclaircir davantage ce point, et revenons
à ce dessein à l’exemple aristotélicien de la statue. Nous
pouvons y retrouver deux puissances – l’art du sculp-
teur et la matière, le marbre – et deux mouvements :
le mouvement par lequel s’exerce l’acte du sculpteur et
le devenir-statue du marbre. Il est propre pourtant aux
puissances qui correspondent à ces deux mouvements de
ne s’accomplir qu’en un seul acte. Ce dédoublement de la
puissance en active et passive ne concerne pas seulement
les choses qui relèvent de la techné : il peut être mis en
évidence à propos de n’importe quel étant, pour autant
qu’il est pris dans une relation à la psyché. Si quelque chose
est (perçu), l’acte (unique) de sa présence est redevable
tant de la puissance passive de la chose d’être vue que de
la puissance active de l’âme de la voir. C’est en ce point
précis que se fonde l’affinité que l’on peut constater
entre les analyses du sentir proposées respectivement par
Aristote et par Merleau-Ponty, qui sont toutes les deux
traversées par cette même idée d’une actualisation du
sentant (puissance active) et du senti (puissance passive)
dans un seul et même acte.
Tout d’abord, nous venons de le voir, la dualité de
la puissance (active et passive) chez Aristote trouve une
illustration éclairante dans l’analyse de l’aisthesis, telle

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 109

qu’elle se trouve déployée dans le De anima. En effet,


étant définie de manière constitutive comme altération
ou passion 38, la sensation implique manifestement une
dimension de passivité. Pourtant, l’altérité (la passivité,
sa nature de puissance) que comporte la sensation se
trouve annulée en acte, puisque l’acte de sentir assimile
en quelque sorte le senti et s’identifie à lui 39. Mais cet

38. « En effet, la sensation semble bien être une certaine altération »
(Aristote, De anima, II, 4, 415b24, trad. Tricot, p. 89). Et aussi : « La
sensation résulte d’un mouvement subi et d’une passion » (De anima, II, 5,
416b34, trad. Tricot, p. 95). L’existence nécessaire du milieu de la sensation
est par ailleurs déduite par Aristote de cette interprétation de la sensation
comme pâtir (cf. De anima, II, 7, 419a17-20).
39. Pierre Rodrigo, dans l’étude intitulée « Sentir, nommer, parler » (in
Aristote, l’eidétique et la phénoménologie, Grenoble, Jérôme Millon, 1995,
p. 55-74) tente une explication de l’énigmatique passage du De anima, III,
2, 426a27-29 et soutient qu’Aristote y propose une théorie de la sensation
(commune) comme étant déjà signifiante, déjà logos. La démonstration se
laisse formuler comme un double syllogisme, la conclusion sous-entendue
du premier devenant la majeure du deuxième. Cela donne, en résumé : la
voix en acte est un accord (symphonia) ; la voix et l’ouïe sont une seule et
même chose (en acte) (donc l’ouïe en acte est un accord) ; l’accord est déjà
logos (proportion), d’où la conclusion finale : l’ouïe est elle aussi logos. Cette
conclusion, généralisée, montrera contre la théorie de l’âme harmonie (selon
laquelle l’âme ne sent que « parce qu’elle pâtit en proportion du mélange
des qualités sensibles qui l’affecte, en le reproduisant harmoniquement en
elle », op. cit., p. 72) que toute sensation est déjà logos, pour autant que le
sentir n’est pas seulement pâtir, mais aussi acte (voire, qu’il est surtout
acte, dans la mesure où il est signifiant). Cela veut dire que la définition
de la perception comme passive – relevant du possible, nous aurions envie
de traduire – n’était que provisoire, n’était qu’un point de départ. (Pour
illustration, citons le De anima, II, 5, 417a14-16, trad. par P. Rodrigo,
op. cit., p. 66 : « Nous commençons notre exposé comme si pâtir, être mû,
être en acte était une seule chose » ; dans la traduction de Tricot, p. 96-97 :
« Exprimons-nous donc d’abord comme s’il y avait identité entre pâtir et
être mû d’une part, et agir d’autre part »). Encore plus important pour nous
est le fait qu’Aristote semble bien dépasser ici le traitement de la percep-
tion en termes de puissance, en étant parfaitement conscient du risque de

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110 Phénoménologie du mouvement

acte est en même temps acte de la faculté de sentir, et non


seulement l’acte qui met au jour les choses : en dehors de
son actualisation en présence des sensibles, cette faculté
reste en puissance. En raison de cette commune actua-
lisation, on a affaire dans le cas de la sensation à un seul
et même acte pour les deux puissances, passive (celle du
senti) et active (celle du sentant), ou plus précisément
à une véritable synergie : « L’acte du sensible et celui du
sens sont un seul et même acte, mais leur quiddité n’est
pas la même 40. » Cette communauté d’actualisation qui
unit le percevant et le perçu est ce qui permet de décrire
l’acte de sentir comme impliquant à la fois l’altérité
et l’identification, la ressemblance et la dissemblance.
Car le sens et les sensibles sont à la fois semblables (en
fusionnant dans l’acte de la sensation) et différents (pour
autant que nous avons là une faculté qui rencontre des
choses matérielles).
Malgré le manque de toute référence explicite à la
tradition aristotélicienne chez Merleau-Ponty 41, le rappro-
chement avec la théorie aristotélicienne de la sensation
nous semble ici permis et justifié. Pour Merleau-Ponty, le
sentir en tant qu’événement du corps propre est primordial
comme acte commun qui à la fois me définit comme chair
et ouvre le monde en m’ouvrant à lui. C’est pourquoi

dualisme qui s’y cache ; car après tout, la théorie de l’âme harmonie est
une illustration insigne du dualisme platonicien, dualisme que le sentir en
acte – l’effectivité du sentir – contredit immédiatement, par l’unité qu’il
instaure entre l’âme et le monde.
40. Aristote, De anima, III, 2, 425b26, trad. Tricot, p. 154.
41. C’est pourquoi Renaud Barbaras a pu écrire que « curieusement,
la perspective d’Aristote est la seule grande pensée de la perception que
Merleau-Ponty ignore » (« La puissance du visible. Le sentir chez Merleau-
Ponty et Aristote », in Le tournant de l’expérience, Paris, Vrin, 1998, p. 14).

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 111

il peut écrire que « c’est la vie perceptive de mon corps


[…] qui accomplit l’ouverture première au monde 42 »,
ou encore que « le corps nous unit directement aux
choses par sa propre ontogenèse 43 ». L’activité du « je
peux » corporel comme « je me meus » mondanéisant
joue donc ici le même rôle que l’actualité aristotélicienne,
qui veut qu’une faculté s’active en même temps qu’un
monde s’ouvre. Qui plus est, ce qui s’accomplit dans la
perception comme mouvement prend également le sens
d’une identification à ce qui est senti : plus radical encore
qu’Aristote, Merleau-Ponty note qu’il faudrait « devenir
du bleu » pour pouvoir « voir vraiment du bleu 44 ». Dans
notre rapport au monde, notre commerce avec les choses
ne doit pas dissimuler le fait qu’il est sous-tendu par
une synergie et que donc l’unification est toujours déjà
accomplie : « le sensible me rend ce que je lui ai prêté,
mais c’est de lui que je le tenais 45 ». La même impossibilité
d’une séparation nette ou absolue entre celui qui voit et
ce qui est vu transparaît de la description du sentant :

Le sujet de la sensation n’est ni un penseur qui note une qualité,


ni un milieu inerte qui serait affecté ou modifié par elle, il est
une puissance qui co-naît à un certain milieu d’existence ou se
synchronise avec lui 46.

Cette co-naissance dont parle Merleau-Ponty dans le


sillage de Valéry est le correspondant sans doute le plus

42. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 60.


43. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 179.
44. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 259.
45. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 259.
46. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 256.

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112 Phénoménologie du mouvement

rigoureux de la synergie aristotélicienne du sentant et


du senti 47.
Toutefois (et c’est ce que l’enseignement d’Aristote
et son analyse de l’exemple de la statue nous permettent
en outre de comprendre), il ne reste pas moins vrai qu’à
cette synergie ou co-naissance correspondent encore
deux puissances, ce qui suggère qu’une certaine dualité
– fût-elle seulement relative et faible – reste indépassable
depuis la perspective de l’aisthesis. Car une théorie de la
perception (tout comme la considération de la statue en
tant que chose accomplie) est obligée de prendre l’acte
comme point de départ. C’est ce point de départ qui
privilégie l’energeia perceptive qui condamne la dynamis
à se dédoubler. Qui plus est, s’il y a bien une puissance
du monde d’être vu (puissance que représente l’invisible
merleau-pontien), il est sans doute moins exact de dire que
nous sommes pour notre part seulement une puissance
de voir : le « je me meus » qui spécifie tout « je peux »
implique précisément le fait que nous sommes à chaque
fois plus qu’une telle puissance, ou que la puissance que
nous sommes est toujours déjà accomplie. Ce qui veut
dire, en définitive, que nous sommes mouvement (et cela
vaut d’ailleurs également pour le monde, qui est lui aussi
mouvement de manifestation et ne se réduit pas à la puis-
sance d’être vu). C’est donc précisément le mouvement,
dans mon cas comme dans celui du monde, qui éclate,
selon ses extases, en actualités et potentialités. Ce que toute

47. Renaud Barbaras écrit en ce sens : « la description de la sensation


dans la Phénoménologie de la perception restitue une connivence originaire
de la conscience et du monde qui est celle-là même qu’Aristote thématise
dans la définition de la sensation comme acte commun du sentant et du
senti » (Le tournant de l’expérience, p. 22).

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 113

phénoménologie de la perception devrait donc articuler et


faire se rencontrer, ce ne sont pas deux puissances (pensées
de manière isolée), mais précisément deux mouvements.
D’ailleurs, certaines descriptions présentes chez Merleau-
Ponty 48 (bien que souvent fragmentaires et inabouties)
permettraient peut-être d’atteindre ce même résultat et
de dire que l’intentionnalité motrice par laquelle nous
ouvrons le monde rencontre un mouvement symétrique,
mais relativement autonome, le mouvement du monde
se donnant à nous. Dans cette perspective (il est vrai, à
peine esquissée chez Merleau-Ponty), l’acte commun
du sentant et du senti – du sujet et du monde – renvoie
en dernière instance à deux mouvements d’actualisation
différents, et non pas à deux puissances séparées.
Or, même si Merleau-Ponty thématise, au nom de la
coïncidence du Wahrnehmen et du Sich bewegen, l’inten-
tionnalité motrice comme mouvement que nous sommes
et qui nous porte vers les choses, le plus souvent il s’en
tient au dédoublement des puissances : l’intentionnalité
motrice est un pouvoir sentir, et le monde un pouvoir être
senti. Pour cette raison, la mise en avant de l’intentionna-
lité motrice par Merleau-Ponty et le remaniement du « je
peux » incarné en « je me meus » reproduisent finalement
la dualité qui tend à opposer le sensible et le sentant
comme deux puissances autonomes (et qui est somme

48. Merleau-Ponty écrit par exemple : « les choses passent en nous,


et nous dans les choses », et surtout : « Il y a Einfühlung et rapport latéral
avec les choses non moins qu’avec autrui : certes les choses ne sont pas des
interlocuteurs, l’Einfühlung qui les donne les donne comme muettes – mais
précisément : elles sont variantes de l’Einfühlung réussie » ; et même : « je
me sens regardé par les choses » et « les choses me touchent comme je les
touche et je me touche » (Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 165,
p. 183, p. 234, p. 315).

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114 Phénoménologie du mouvement

toute celle, classique, du sujet et de l’objet). L’on pourra ici


nous objecter que Merleau-Ponty définit la chair comme
étant animée d’emblée par un mouvement qui la porte
vers les choses et qui la définit par conséquent comme
extatique, comme transcendance, comme étant par soi
mondanéisante. Mais il apparaîtra alors que le risque que
court la description de Merleau-Ponty est non seulement
d’oublier le mouvement au profit de la puissance, mais
aussi de faire prévaloir la puissance active (de celui qui
possède l’art de sculpter et qui est le seul à détenir le telos
de son œuvre) au détriment de la puissance passive (du
marbre qui, quant à lui, ne s’achemine pas par lui-même
vers sa propre perfection). Tout cela manifeste à nos yeux,
au cœur de la description merleau-pontienne de notre
rencontre avec le monde, un subtil privilège du présent
visible (nous y reviendrons en détail dans notre chapitre
sur la temporalité, à l’occasion d’une nouvelle confron-
tation entre Patočka et Merleau-Ponty), c’est-à-dire de
l’acte commun, unique témoin de la synergie des deux
puissances (celle du sujet et celle du monde). Pour le dire
brièvement : si l’on privilégie le présent visible (l’acte), les
deux mouvements à l’œuvre dans ce présent visible (mon
mouvement et celui du monde) seront nécessairement
interprétés comme des puissances (et c’est là finalement
le sens du dédoublement de la puissance active et de la
puissance passive chez Aristote).
C’est en outre ce privilège du présent visible qui rend le
« je me meus » (le sujet perceptif merleau-pontien) encore
profondément redevable de la potentialité du « je peux »
husserlien. Semblablement, dans ses dernières tentatives
pour préciser le statut (de la chair) du monde, Merleau-
Ponty se trouve contraint de recourir au vocabulaire de
la possibilité. Il écrit ainsi, dans la fameuse note de travail

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 115

de mai 1960 intitulée « Chair du monde – Chair du corps


– Être » : « La chair du monde n’est pas se sentir comme
ma chair – Elle est sensible et non sentant – Je l’appelle
néanmoins chair […] pour dire qu’elle est prégnance
de possibles, Weltmöglichkeit 49. » Le Sensible est donc,
en dernière instance, possibilité du monde, puissance
donc, tout comme le sentant lui-même. Nous voyons
bien que cette interprétation qui aboutit nécessairement
à l’absolutisation du point de vue de la puissance (et
donc à la position de deux puissances qui restent malgré
tout distinctes) comporte aussi, comme nous l’avons
déjà suggéré, le danger de privilégier subrepticement et
implicitement une de ces deux puissances : celle qui joue
le rôle de la puissance active (le sentant) au détriment de
l’autre (le senti).
Résumons. Certes, on pourrait soutenir que le chiasme
de la chair et du monde reproduit le brouillage de la
distinction entre sensations exposantes et kinesthèses :
de même que les sensations kinesthésiques deviennent
elles-mêmes exposantes (et ne se réduisent donc pas aux
simples mouvements localisables du corps propre à travers
l’espace objectif), de même la chair est par elle-même
mondanéisante. Mais cette description laisse malgré
tout subsister un subtil privilège de la puissance active
(celle que nous avons de voir le monde) sur la puissance
passive du monde d’être vu. En effet, si l’on pose au
principe de la description le présent visible (l’acte de
phénoménalisation opéré par l’intentionnalité motrice),
le monde se trouve réduit au rang d’une simple puissance
passive au lieu d’être reconnu dans sa mobilité propre.
Et même si l’on peut dire que la chair se fait monde

49. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 304.

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116 Phénoménologie du mouvement

dans l’exacte mesure où le monde se fait chair, ce que


l’on obtient, ce n’est pas tant la description de deux
mouvements destinés à se rejoindre (car toujours déjà
reliés), que celle de deux puissances (deux possibilités)
qui restent distinctes. Une distribution des rôles semble
avoir eu lieu dès le début : si la chair se fait activement
monde, le monde ne se fait que passivement chair. Les
deux mouvements auxquels renvoie l’acte commun du
sentir sont donc valorisés diffé­remment, selon le type
de puissance qu’ils incarnent (active ou passive). Cette
hétérogénéité irréductible empêche, en dernière instance,
les deux potentialités de fusionner effectivement en un
seul mouvement, et ne leur permet de se rejoindre que
dans une synthèse d’actes (ou synergie) qui conserve de
part en part la dualité de ses termes.

2.3. Patočka échappe au dualisme du possible. Seule l’optique


de l’unité originaire du mouvement (acte de la puissance)
est à même de dépasser l’irréductible séparation entre la
puissance active (la chair comme puissance de percevoir du
sujet) et la puissance passive (la chair du monde comme
prégnance de possibles)

Il existe donc une dualité résiduelle même chez le


dernier Merleau-Ponty, et cette dualité est le résultat
direct de l’adoption du point de vue de la puissance
dans la thématisation de la chair 50. La double assimila-

50. Notre interprétation du rapport entre Merleau-Ponty et Patočka


diverge considérablement par rapport à celle que propose James Mensch
dans l’article « The a priori of the visible. Patočka and Merleau-Ponty »
(Studia phaenomenologica, vol. VII, 2007, p. 259-283). Nous ne saurions
en effet attribuer au philosophe tchèque une conception essentialiste (de
provenance kantienne) de l’a priori, tandis que seul Merleau-Ponty aurait

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 117

tion dualiste de la chair à la potentialité, active (celle du


sentant) comme passive (celle du sensible – du monde),
est requise à son tour par le besoin théorique de compléter
la description du champ phénoménal, considéré princi-
palement sous l’angle de la présence ou de l’acte. Nous
reviendrons, dans notre chapitre sur la temporalité, au
fil d’une nouvelle confrontation entre Merleau-Ponty
et Patočka, sur le sens qui revient au présent perceptif
dans Le visible et l’invisible. Pour l’instant, notons ici que
le point de départ patočkien est déjà et d’emblée celui
de l’unité du champ phénoménal : ce dernier n’est pas
seulement présence (acte) requérant par la suite, pour être
complété, l’introduction du possible (ce qui instituerait
une dualité entre l’homme – les possibilités de l’homme –
et le monde – les puissances du monde). Dans la dernière
étape de son travail phénoménologique, donc dès la fin
des années 1960, Patočka inaugure ses analyses par la
prise en compte de l’unité fondamentale de l’apparaître,
en décrivant ce dernier comme une structure indivisible
(bien que bipolaire), régie par une légalité propre qui est,
bien évidemment, la légalité ontogénétique du mouve-
ment. Rappelons ici la célèbre synthèse que l’on trouve
dans les notes de travail qui accompagnent « Épochè et
réduction » :

Nous considérons comme appartenant à la structure de l’apparaître


en tant que tel cette totalité universelle de l’apparaissant, le grand
tout, ainsi que ce à quoi l’apparaissant apparaît, la subjectivité

atteint un a priori dynamique, historique, fini (cf. art cit., p. 278 et p. 281).
Au contraire, nous considérons que c’est Merleau-Ponty qui reste le plus
exposé au risque d’essentialisme, en raison du privilège qu’il continue à
accorder, malgré tout, au possible.

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118 Phénoménologie du mouvement

(ayant une structure pronominale vide, à ne pas identifier avec


un sujet singulier fermé), et le comment de l’apparaître dont
relève la polarité remplissement – évacuation (étant entendu
que l’évacuation ne signifie jamais un vide absolu, un néant) 51.

Bien sûr, ce que Patočka vise ici n’est pas une décompo-
sition analytique de l’apparaître, mais, comme nous avons
pu le suggérer, la mise au jour de son unité fondamentale.
L’apparition du monde et sa polarisation dans une struc-
ture d’horizon par un sujet ne sont que les moments d’un
unique mouvement, d’un même événement originaire.
Puisque le monde est une totalité indéfiniment ouverte
et puisque tout apparaître est aussi annonce et apparition
(négative) d’un monde, toute présence comporte une
marge d’indéfini qui est la marque même de sa monda-
néité. La lecture inverse nous conduit au même résultat :
l’apparition de l’apparaissant pour un sujet veut dire que
celui-ci est toujours orienté par la structure d’horizon,
qu’il est toujours en perspective, qu’il garde, outre sa
proximité, une distance qui l’empêche d’accéder à une
plénitude de donation. La composante subjective, comme
simple moment de l’apparaître, ne garde aucune posi-
tivité 52 ; elle est seulement un pôle du mouvement, régi
par la structure évacuation – remplissement, par lequel
l’apparaître lui-même fait (si l’on peut dire ainsi) que,
d’un même geste, c’est un monde qui apparaît et que
c’est à un pôle subjectif que le monde apparaît.

51. PP, p. 177.


52. Voir par exemple PP, p. 254, où Patočka compte parmi les thèses
de son projet de phénoménologie asubjective l’énoncé suivant : « le devenir
subjectif se situe au contraire du côté des transcendances. Le sujet est un pur
moi individuel apercevant, vide ou, pour mieux dire, une intersubjectivité
purement formelle, telle que l’exprime la structure pronominale ».

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 119

Si la subjectivité transcendantale décrite par Husserl


était infinie parce que, d’une certaine façon, elle se carac-
térisait par l’ubiquité (ou par l’omnitemporalité), la
subjectivité requise par la mise en évidence, dans l’épochè
généralisée, du champ phénoménal en lui-même doit
nécessairement être une subjectivité finie. La polarisation
de l’apparaître sous forme d’horizon implique une subjec-
tivité qui fait partie du monde, en le centrant. Si, comme
Husserl et (dans une certaine mesure) Merleau-Ponty, l’on
part d’une conscience définie comme présence à soi, ou
d’un registre d’immanence et d’un corps pris d’abord au
sens de la res extensa, comme fragment d’espace, la tenta-
tive d’articuler les deux par la pensée est d’emblée viciée :
les deux termes sont définis, en effet, par des attributs
s’excluant par principe. En revanche, le type de subjectivité
réclamé par le champ phénoménal doit simultanément
satisfaire la condition de son incarnation, c’est-à-dire de
son insertion mondaine parmi les étants, et en même
temps se différencier par rapport à eux, car la subjectivité
est aussi (une de) leur(s) condition(s) d’apparition. Or,
seule l’interprétation de la subjectivité comme mouvement
remplit pleinement ces deux exigences. Dans la mesure
où le mouvement advient aux étants et les constitue, il
fait partie du monde. Mais d’autre part, il est simulta-
nément la négation des étants, pour autant que l’être en
mouvement définit une extase, au sens où il implique un
auto-dépassement perpétuel 53. Le sujet est défini par le

53. « Le mouvement est bien ce qui, au cœur de l’étant, en diffère


radicalement et on comprend donc, au plan ontologique, comment il peut
convenir à la caractérisation d’un sujet qui est à la fois sujet apparaissant
et condition de l’apparaître » (Renaud Barbaras, « L’être du sujet et l’unité
du mouvement dans la phénoménologie de Jan Patočka », art. cit., p. 5).

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120 Phénoménologie du mouvement

remplissement et l’évacuation des déterminations, il est


lui-même rapprochement ou éloignement – c’est-à-dire
mouvement. Le monde peut à son tour être caractérisé
comme remplissement et évacuation des déterminations
ontiques, car il génère et détruit les étants : il est donc lui
aussi mouvement. Dans les deux cas donc, c’est toujours le
mouvement qui est premier ; la primauté du mouvement
par rapport aux termes qui entrent dans sa définition est
bien vérifiée. C’est le mouvement du monde qui permet
de dire que le monde cache encore des potentialités
derrière son actualité, tout comme c’est la définition du
sujet comme étant de part en part mouvement qui relie
les possibilités de l’homme à son actualité.
C’est ce qui ressort également de l’analyse du mouve-
ment corporel. Un mouvement quelconque du corps
propre ne peut pas être compris selon la dualité entre un
acte de conscience qui ordonnerait de bouger et l’exécu-
tion de cet ordre par le corps matériel ou objectif (ce que
nous avons pu constater déjà chez Merleau-Ponty, où
l’intentionnalité motrice était elle-même mouvement).
C’est bien le propre du mouvement que d’être auto-
dépassement et donc passage dans l’extériorité. Ainsi, la
condition de l’insertion de la subjectivité parmi les étants,
tout comme la condition de l’ouverture d’un monde, est
remplie par le mouvement qui a comme caractéristique
d’être précisément le geste (inscrit) de l’extériorisation :

Le « pouvoir sur le corps propre » n’est donc pas un simple


épiphénomène, mais le mouvement même dans sa réalisation.
Il s’accomplit dans ce mouvement un saut dans l’être. Le dire
subjectif, ce n’est pas le dire « purement et simplement » subjectif.

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 121

Il est un acte de plein droit. […] Le parcours subjectif d’un trajet


est un parcours effectif 54.

Il n’y a donc pas quelque chose comme un pouvoir


sur le corps propre avant le mouvement du corps propre.
Le sujet n’a pas des possibilités avant d’accomplir des
mouvements ou, mieux encore, le sujet n’a de pouvoir et
de possible que parce qu’il est mouvement 55. L’acte de la
subjectivité est l’ateles energeia, l’acte incomplet, définition
même du mouvement 56. Bien sûr, cette définition de la
subjectivité est requise par l’unité du champ phénoménal,
qu’elle permet de garder intacte, dans la mesure où
l’apparaître est mouvement de l’apparaître. La définition
du mouvement convient au sujet parce qu’elle est aussi,
en tant qu’évacuation et remplissement, la définition de
l’apparaître lui-même, qui est « mouvement d’individua-
tion », « proto-mouvement d’apparition », « mouvement
ontogénétique 57 ».
Dressons maintenant le bilan provisoire de nos acquis,
pour mieux faire ressortir le contraste des positions de
Merleau-Ponty et de Patočka. Nous venons de voir que
les implications phénoménologiques de l’assomption
de la motricité chez Merleau-Ponty permettent bien de
renouveler l’analyse de la perception sur la base de l’unité

54. PP, p. 18.


55. Nous ne dirions donc pas, avec Raphaël Gély, qu’« il y a bien chez
Patočka un excès du “je peux” sur le “je fais” » (« L’apparaître, le sens et
le possible. La question de la liberté dans la phénoménologie asubjective
de Patočka », in Jan Patočka. Liberté, existence et monde commun, op. cit.,
p. 133-157, p. 148), car cela revient dans une certaine mesure à maintenir
la dualité de la puissance et de l’acte au lieu de voir leur unité originaire
dans le mouvement.
56. Cf. Aristote, Physique, III, 1, 201b31 ; Métaphysique, Θ, 6, 1048b28.
57. Cf. PP, p. 157 ; MNMEH, p. 100-101, 242, 270.

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122 Phénoménologie du mouvement

du Sich bewegen et du Wahrnehmen, mais que l’inten-


tionnalité motrice reste néanmoins, en dernière instance,
une dimension du sujet. Car elle s’exprime d’abord
sous la forme d’un « je me meus » qui vient préciser et
prolonger le « je peux » husserlien ; et même sa dernière
radicalisation en termes de chair mondanéisante n’arrive
pas à se débarrasser intégralement de cet aspect (pour
ainsi dire) activiste. C’est là, à nos yeux, non seulement
un résidu de subjectivisme, mais aussi l’effet de la dualité
des puissances qu’implique le privilège du présent visible
comme acte. En effet, comme nous avons pu le constater,
il y a une asymétrie entre la chair mondanéisante (l’avatar
du « je peux ») et la chair du monde (explicitée comme
« prégnance de possibles, Weltmöglichkeit »), dans la mesure
où le monde ne détient que la puissance passive de se
faire chair. L’hétérogénéité entre la puissance active de la
chair et la puissance passive du monde est ce qui interdit
d’unifier complètement les deux régimes de potentialités,
et préserve malgré tout leur dualité irréductible.
Cette dualité cache évidemment un primat incon-
testable de la puissance active. Car il semblerait qu’il
n’y a, pour Merleau-Ponty, rien qui puisse détenir une
quelconque priorité sur l’intentionnalité motrice : le
monde semble toujours attendre l’intervention de cette
intentionnalité pour devenir chair en tant qu’il est senti
par elle, et lui cède ainsi toujours l’initiative du premier
mouvement. C’est la raison pour laquelle la conception
merleau-pontienne du mouvement ne peut pas être
intégrante et unifiante au plus haut degré, mais demeure
scindée entre le mouvement de la puissance active qu’est
la chair et le mouvement de la puissance passive qu’est
le monde, et cela même si les deux s’acheminent et
s’accomplissent (idéalement) en un seul acte commun.

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 123

Si, pour le dernier Merleau-Ponty, le rôle des kines-


thèses et donc de la motricité subjective est crucial pour
sa tentative de rejoindre le moment originaire du chiasme
chair – monde, Patočka, en revanche, se donne comme
point de départ de son explicitation de la structure de
l’apparaître une vision déjà universelle du mouvement,
vision par rapport à laquelle des singularisations comme
les kinesthèses apparaissent comme subordonnées et
secondaires. Cela conduit non seulement à une intégration
principielle du mouvement dans la définition du sujet
– qui n’est même rien d’autre que mouvement (alors que
pour Merleau-Ponty une telle définition du sujet à partir
du mouvement reste encore à chercher, étant seulement
visée par la recherche), mais encore à reconnaître un
mouvement unificateur dont le mouvement subjectif
n’est qu’un moment.
Une telle unification est, encore une fois, rendue
possible chez Patočka par le recours à des outils d’analyse
aristotéliciens, s’agissant cette fois-ci des concepts de
genesis et phtôra. Le mouvement selon la substance (le
mouvement de la génération et de la corruption) apparaît
ainsi comme le mouvement éminent, car c’est grâce à lui
qu’il y a de l’étant, c’est lui qui constitue le mouvement
d’apparition et qui dévoile la fonction fondamentale (de
manifestation) de tout mouvement :

[…] le mouvement rassemble, relie les unes aux autres les déter-
minations d’un même substrat […], les rend simultanément
actuelles. Ainsi, le mouvement de mûrissement d’une pomme
occasionne la rencontre, sur un même substrat, de la douceur, de
la grosseur, d’une couleur spécifique, d’une odeur etc. Comme
ce sont les déterminations du substrat que nous élucidons en
employant le mot « est », « il y a », il s’ensuit que c’est le mouvement

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124 Phénoménologie du mouvement

qui donne aux choses d’être ce qu’elles sont – le mouvement est


un facteur ontologique fondamental 58.

Un tel mouvement ontogénétique sous-tend, en tant


qu’il est mouvement de manifestation, le mouvement
de l’existence et permet de penser ensemble et d’unifier
le mouvement qui définit le sujet et le mouvement par
lequel le monde vient à paraître. La structure même de
l’apparaître, dont nous avons déjà exposé l’unité bipolaire
et la légalité remplissement – évacuation, rassemble dans
un seul pouvoir de manifestation le mouvement subjectif
et le mouvement mondain, qui ne sont que les modalités
d’un unique mouvement universel, caractérisé comme
mouvement d’accroissement des déterminations. Par la
suite, la continuité entre l’apparition de l’étant cumulant
toujours plus de déterminations et le mouvement subjectif
qui cristallise selon la structure d’horizon le flux entier de
ces déterminations dont il n’est pas responsable, devient
pensable si l’on accepte le fait que la subjectivité ne fait
que suppléer aux limites de ce travail de détermination
de l’apparaître de l’étant par lui-même 59. On voit donc
bien que la phénoménologie de Patočka, par la position
de ce mouvement universel de détermination qui dévoile
la subjectivité comme mouvement au sein de la structure
de l’apparaître, est une phénoménologie du mouvement

58. MNMEH, p. 129.


59. Cf. Renaud Barbaras, « L’être du sujet et l’unité du mouvement
dans la phénoménologie de Jan Patočka » (art. cit., p. 12) : « La subjectivité
est essentiellement mouvement car son acte de synthèse vient recueillir
une synthèse déjà effectuée dans les choses et prolonge ainsi le mouvement
ontologique dont cette synthèse est l’œuvre. »

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 125

au sens le plus fort 60. C’est en effet la thématisation du


mouvement de manifestation qui décrit le mieux ces
(et ses) deux pôles que sont le mouvement subjectif et
l’advenir de l’apparaissant.

3. Conclusion. Évaluation critique


du maintien par Patočka de la terminologie
du possible

Tâchons de conclure cette nouvelle étape de notre


analyse. Le rapprochement entre le motif heideggé-
rien de la possibilité comme existential et la définition
aristotélicienne du mouvement est faite par Patočka au
moins dès le début des années 1960. La mobilisation du
concept de mouvement dans le contexte d’une thémati-
sation de la possibilité, dans le cours de 1968-1969 sur
la corporéité et dans les notes qui le préparent, conduit
Patočka à distinguer deux sens du possible – assumé et
choisi, ou non libre et libre – et à destituer donc, au
moins dans une certaine mesure, la force exorbitante
qui revient initialement à la possibilité exprimée par le
« je peux ». Plus loin encore, dans des textes du début des
années 1970, donc à l’époque de l’élaboration explicite
du projet d’une phénoménologie asubjective, c’est une
seconde destitution qui advient à travers la critique du
projet (Entwurf ) et de l’autarcie du Je.

60. On pourrait aussi parler de « dynamique phénoménologique »,


comme le fait Renaud Barbaras (« L’être du sujet et l’unité du mouvement
dans la phénoménologie de Jan Patočka », art. cit., p. 4), même si cela
revient à entériner la manière qu’a la langue de viser le mouvement à travers
(seulement) une de ses extases. En toute rigueur, il faudrait parler, non pas
de dynamique, mais de cinétique phénoménologique.

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126 Phénoménologie du mouvement

Mais tout au long de ce chemin, un certain sens fort du


possible résiste à toutes ces attaques : il s’agit du corrélat
des mouvements de l’existence que sont les possibilités
globales. Car même si le « je peux » est d’abord un « je
dois » et devient par la suite un « je subis » (pour autant
que mon choix est toujours fini et porte sur des possibilités
finies ou données), à travers ces occurrences qui semblent
le remettre en question subsiste néanmoins toujours un
« je suis en rapport avec la totalité ».
Le possible en son sens fort ressurgit donc lorsqu’il
s’agit de décrire les possibilités globales qui correspondent
aux trois mouvements de l’existence. Mais n’est-ce pas
précisément en ce point que le maintien du concept
de possibilité s’avère aussi le plus problématique ? Au
niveau de ces mouvements fondamentaux, pourquoi
parler encore de possibilités, donc de rapports possibles
à la totalité ? Pourquoi poser le rapport comme possible
antérieurement à sa réalisation ? Avoir un rapport à l’être,
ce n’est pas l’avoir en tant que possible, mais c’est l’avoir
déjà – c’est donc être mouvement. Stricto sensu, le rapport
n’existe que comme actuel ou réalisé.
Le mouvement est à chaque fois antérieur à la nécessité
analytique de le décomposer en une possibilité et sa réali-
sation. Il met donc en cause la primauté du possible : tout
d’abord, parce que le « se mouvoir » corporel est primaire,
le règne du possible est réduit, brisé ou redistribué entre
le nécessaire et le virtuel, le dernier étant conditionné par
le premier. Ensuite, le mouvement comme réalisation du
possible montre que réaliser ne veut pas dire créer : en
conséquence, le règne du possible apparaît comme fini et
donné dans le champ de l’apparaître, comme l’inactuel
d’une actualisation elle-même finie. Le possible reste ainsi
seulement le réservoir – à son tour fini et donné – d’un

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 127

mouvement, ce qui nous montre à nouveau que le « se


mouvoir », comme un rencontrer fini, est primordial.
Même lorsque Patočka parle encore de possibilités globales
et recourt donc au sens fort du « je peux » comme « je me
rapporte à l’être », ce « je peux » est secondaire : je peux
parce que je fais, parce que je rencontre, parce que je
me meus.
Pourquoi garder alors encore le vocabulaire de la possi-
bilité ? Si Patočka introduit de prime abord le thème du
mouvement comme équivalent à celui du possible, au fur et
à mesure que l’analyse de la corporéité se déploie et que la
phénoménologie asubjective s’élabore, le possible apparaît
de plus en plus secondaire. Si en un premier temps les
résultats heideggériens sont assumés, et seulement précisés
et clarifiés par l’emploi explicatif du mouvement, chaque
confrontation avec Heidegger apporte une rectification
à la primauté du possible et déplace au premier plan le
concept de mouvement, qui s’atteste de plus en plus en
tant que fondamental. Le mouvement est phénoméno-
logiquement premier (comme « se mouvoir » corporel)
et aussi ontologiquement premier (dans la mesure où le
possible n’est pas projeté subjectivement, mais seulement
rencontré dans le mouvement).
Nous avons invoqué les travaux du dernier Merleau-
Ponty pour mettre en évidence le risque de dualisme
qu’implique, de manière irréductible, le maintien du voca-
bulaire du possible, et cela même dans ses avatars les plus
éloignés comme la chair. Que la chair merleau-pontienne
soit un autre nom pour le possible, cela transparaît avec
clarté de sa genèse : le « je peux » husserlien, radicalisé en
« je me meus », resurgit dans l’interprétation de la motricité
subjective en tant que possibilité de percevoir. Appeler par
la suite « chair » ce pouvoir-percevoir et tenter d’unifier

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128 Phénoménologie du mouvement

le champ phénoménal en gardant le même terme pour


définir le pôle mondain de ce champ, cela ne fait que
nommer le problème, et non pas le résoudre. Car, si le
pôle subjectif de l’apparaître se fait activement chair, le
monde n’est que prégnance de possibles et n’est donc chair
que passivement. Il nous a semblé opportun et suggestif
de renvoyer cette dualité cachée à la dualité aristotéli-
cienne de la puissance passive et de la puissance active,
qui montre bien qu’une scission fondamentale affecte
toujours et irrémédiablement le concept de possibilité dès
qu’il est employé comme principe, comme trait d’union
de la phénoménalité. Ainsi, si l’on part de la scission du
champ de l’apparaître et l’on définit un de ses pôles comme
possibilité (« je peux », pouvoir-percevoir, chair), l’on sera
toujours obligé de définir l’autre pôle également comme
possibilité (puissance passive d’incarnation, prégnance).
L’intuition profonde d’Aristote est, à nos yeux, le fait
qu’activité et possibilité définissent le mouvement comme
les effets définissent la cause – c’est-à-dire que c’est le
mouvement qui est ontologiquement premier, que c’est
lui qui dépose (logiquement et ontologiquement), comme
ses sédiments, l’actualité et la possibilité qui s’y rattachent.
Et, évidemment, si l’on manque l’unité fondamentale du
mouvement au profit d’un de ses sédiments, ce dernier
(le possible, dans notre cas) explosera à son tour en une
activité et une passivité (puissance active et passive : chair
au sens fort et chair par analogie). Le fait de nommer
l’unité du mouvement par l’un de ses termes introduira
toujours dans celui-ci la scission que seul le mouvement
surmonte, car seul le mouvement la dépose 61.

61. Nous allons revenir à Merleau-Ponty à plusieurs reprises, en mettant


à l’épreuve notre soupçon que le vocabulaire du possible (même lorsqu’il

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Le vocabulaire du possible et le mouvement 129

Seul le statut d’ébauche de la phénoménologie asub-


jective, et peut-être le fait que Patočka fait appel à la
réceptivité et à la familiarité de son public avec les thèmes
heideggériens, justifient encore l’emploi explicatif du
vocabulaire du possible. Peut-être il s’agit aussi d’un
geste didactique de la part de Patočka 62 : le maintien
des occurrences husserliennes et heideggériennes du
possible lui permettraient de rendre visible précisément
ce qui est contesté, et ce pour mieux insérer ses dévelop-
pements phénoménologiques novateurs dans le sillage
des fondateurs et pour mieux faire ressortir les percées
que permet d’accomplir la considération du mouvement.
C’est ainsi que pourrait s’expliquer la rémanence, sous
sa plume et dans sa pensée, du réseau conceptuel que les
premiers phénoménologues ont tissé autour du concept
de possibilité.
Mais il est certain qu’un développement conséquent
du projet asubjectif de Patočka conduirait à effacer peu à
peu cette rémanence, tandis que le maintien de ce voca-
bulaire ne fait qu’accuser les problèmes spécifiques à la
tripartition des mouvements de l’existence : la possibilité

est caché) serait autant décisif que problématique pour le projet merleau-
pontien. Nous essaierons de montrer, au 1er chapitre de notre 2e partie,
son rôle dans l’oscillation de la conception merleau-pontienne du temps,
entre la Phénoménologie de la perception et Le visible et l’invisible, et nous
allons confronter ses résultats aux apories aristotéliciennes du temps (qui
sont en fait les apories du mouvement) pour clarifier, par effet de contraste,
ce qui nous apparaîtra comme la reconduction patočkienne du temps au
mouvement. Nous allons également retrouver brièvement le concept de
chair pour examiner sa pertinence, tant comme moyen d’unification de la
spatialité (dans le 2e chapitre de notre 2e partie) que comme description de
la corporéité propre (1er chapitre de notre 3e partie).
62. Nous remercions Frédéric Jacquet de nous avoir suggéré cette
hypothèse.

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130 Phénoménologie du mouvement

d’insertion dans le monde – le premier mouvement – est


en fait une nécessité ; la possibilité d’avoir un commerce
avec les étants et les autres – le deuxième mouvement –
n’est finalement pas globale, elle n’est pas rapport à la
totalité à proprement parler ; et pour autant que le troi-
sième mouvement est un rapport à l’être, il n’est qu’une
reprise du premier mouvement, et ainsi, bien qu’il soit
libre et explicite, il ne recèle pas moins l’aporie d’être la
libre reprise d’une nécessité.

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DEUXIÈME PARTIE

« Outre cela, <on prétend que> sans lieu


[…] et sans temps il est impossible qu’il y
ait mouvement »
(Aristote, Physique, III, 1, 200b21)

« Mais […] tout changement se fait


de quelque chose vers quelque chose »
(Aristote, Physique, V, 1, 225a1)

Dans ce qui précède, nous nous sommes efforcé de


prendre au sérieux la définition aristotélicienne du mouve-
ment, acte de la puissance en tant que puissance, que nous
tenons pour une clef privilégiée en vue de comprendre
les plus originales des contributions phénoménologiques
de Patočka. Aussi, nous avons jugé nécessaire d’opérer
une clarification conceptuelle de cette définition qui
en a exigée, dans un deuxième temps, une autre : celle
du vocabulaire du possible et de son usage, qui semble
parfois freiner les aperçus les plus radicaux – ou, à nos
yeux, les plus aristotéliciens – du philosophe tchèque.
Notre hypothèse interprétative se laisse résumer comme
suit : Patočka recourt à une intuition aristotélicienne
à chaque moment décisif du traitement qu’il fait subir

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132 Phénoménologie du mouvement

aux problématiques les plus importantes qui le préoc-


cupent. Cette intuition aristotélicienne est inscrite dans
la définition du mouvement par ses extases : ainsi, l’acte
et la puissance seraient ce que le mouvement en général
dépose (c’est-à-dire différencie et sédimente) et unifie à
chaque fois.
Mais si le mouvement sédimente ontiquement et
divise logiquement (pour l’analyse) ses extases ou ce
qu’on appelle ses composantes, qu’en est-il de ses « déter-
minations quantitatives 63 » que sont la durée et le trajet
du mouvement ? Pourrait-on vérifier la même hypothèse
dans le cas de l’interprétation que donne Patočka de ces
concepts centraux de toute la philosophie (et de la science)
moderne que sont le temps et l’espace ? Autrement dit,
pourrait-on trouver de façon cohérente chez Patočka
l’idée selon laquelle et l’espace et le temps ne se laissent
éclaircir qu’à travers une pensée du mouvement et ne
peuvent être interprétés, en respectant les phénomènes,
que comme sédiments de ce dernier ?
Nous sommes, bien évidemment, encouragé dans notre
entreprise par quelques assertions de Patočka lui-même
qui, tout en étant fulgurantes et rapides, se trouvent au
cœur des moments centraux qui jalonnent son parcours
philosophique : ainsi, par exemple, la considération
rétrospective (trente-trois ans après la parution du Monde
naturel comme problème philosophique) de l’évolution de
ses propres positions phénoménologiques culmine, dans
la postface de 1969, dans l’esquisse d’une pensée de la
physis, mouvement d’individuation qui donnerait aux
choses leur cadre (spatio-temporel) et auquel s’adjoindrait

63. MNMEH, p. 130.

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Deuxième partie 133

le mouvement que nous sommes 64. Nous y trouvons


un des rares exposés systématiques des thèmes majeurs
de la pensée patočkienne, que l’on pourrait pour notre
part reconduire, d’abord au problème cosmologique du
Weltfug (le problème de l’ajointement interne du monde,
et donc aussi des formes de cet ajointement que sont le
temps et l’espace), et ensuite au problème proprement
phénoménologique du Sich-Fügen (l’ajointement du
sujet et du monde). Ce dernier problème inclut tant la
considération de l’existence comme mouvement (dont
« en définitive, le sens 65 » – selon l’expression de Patočka
au même endroit – est de garantir la pensée de l’ajoin-
tement de l’existence au mouvement du monde) que sa
conséquence philosophique principale qu’est le projet
d’une phénoménologie asubjective.
Une autre impulsion à même de confirmer nos hypo-
thèses nous est venue aussi de la confrontation de Patočka
avec Fink. Patočka présente sa phénoménologie asubjective
comme apte à garantir la pertinence du projet finkéen de
cosmologie désanthropologisée, et s’y aligne en bon et
radical aristotélicien, en concluant entre autres, mais de
façon décisive, qu’il doit y avoir un proto-mouvement
(la physis à nouveau) par lequel le cœur du monde dépose
l’espace-temps en sa totalité comme son sédiment 66.
Mais nous devons montrer aussi que ces aperçus n’ont
rien d’accidentel, en examinant les principaux moments
du traitement patočkien du temps et de l’espace. C’est,
bien sûr, le statut du mouvement qui sera toujours en

64. Cf. MNMEH, p. 100-101.


65. MNMEH, p. 101.
66. Cf. PP, p. 157, et aussi MNMEH, p. 269.

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134 Phénoménologie du mouvement

jeu. Car, comme le rappelle sur un ton critique Patočka 67,


la modernité ne fait que réduire le mouvement à ses
composantes quantitatives pour le penser comme vitesse
ou espace divisé par le temps, réduction illégitime 68 et
caricaturale du mouvement aristotélicien. Nous tente-
rons de montrer que le geste conséquent de Patočka est
d’inverser le sens de cette réduction et de reconduire
– parfois de manière seulement implicite – et le temps et
l’espace à ce qui les sédimente, au mouvement. La tâche
nous sera plus ardue dans le cas de la temporalité, au sujet
de laquelle il n’y a pas de traitement systématique chez
Patočka, mais seulement des développements oscillant
entre des aveux formels de fidélité envers ses maîtres
fribourgeois et des contestations effectives, mais tacites
ou peu développées, des résultats de ces derniers. Pour
tirer au clair « le mystère du temps » (car « le temps est
le mystère même 69 »), il serait nécessaire de reconstituer
attentivement ce que les gestes théoriques de Patočka
ont ici de plus radical. Nous tenterons de dégager ainsi
une double reconduction, orientée contre Heidegger, du
temps au mouvement 70 : d’abord, dans l’interprétation de

67. MNMEH, p. 102.


68. Cf. PP, p. 40-43.
69. LS, p. 236-237.
70. Cette reconduction vise à ébranler la primauté heideggérienne
du temps, pour retrouver la définition aristotélicienne du temps comme
nombre (en termes patočkiens, nous dirions plutôt : comme sédiment) du
mouvement. Notons néanmoins qu’une réduction inverse (qui anticipe
remarquablement celle qu’opère Heidegger) du mouvement au temps a
lieu déjà dans l’Esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure,
lorsque Kant ressent le besoin de justifier le fait de ne pas avoir retenu le
mouvement parmi les formes a priori de la sensibilité : « le concept du
changement, et avec lui le concept de mouvement (comme changement de
lieu), n’est possible que par et dans la représentation du temps […]. C’est

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Deuxième partie 135

la triple temporalisation de la temporalité comme triple


mouvement de l’existence 71, et ensuite dans la théma-
tisation du ciel, visage de la physis qui donnerait, en le
sédimentant, le temps des choses individuées.
Pour vérifier cette reconstitution des positions
patočkiennes, nous mettrons nos résultats à l’épreuve
des apories aristotéliciennes du temps. Bien sûr, si la
reconduction du temps au mouvement est un geste
philosophique valide, ce geste apportera un éclairage
insigne pour le statut du mouvement même comme
concept opératoire. En effet, si le temps est un sédiment
du mouvement, les apories du temps se laisseront lire
comme la formulation des difficultés de la pensée du
mouvement elle-même. Ainsi, ce que nous nommerons
par la suite la première aporie – celle de l’inexistence du
temps, selon laquelle le passé n’est plus là, le futur n’est

seulement dans le temps que deux déterminations contradictoires peuvent se


rencontrer dans une chose, à savoir de façon successive. Ainsi notre concept
du temps explique-t-il la possibilité d’autant de connaissances synthétiques
a priori qu’en présente la théorie générale du mouvement, laquelle n’est pas
peu féconde » (I. Kant, Critique de la raison pure, A 32/B 48-49). Cependant,
dans l’Analytique transcendantale (et plus précisément, dans la déduction
transcendantale des catégories de 1787), Kant semble rapporter le mouve-
ment plutôt à l’espace tout en en faisant un concept empirique (et non
pas a priori) : « Le mouvement d’un objet dans l’espace ne relève pas d’une
science pure, et par conséquent non plus de la géométrie, parce qu’on ne
peut pas connaître a priori que quelque chose est mobile, mais seulement par
l’intermédiaire de l’expérience. Mais le mouvement, comme description d’un
espace, est un acte pur de la synthèse successive du divers dans l’intuition
externe en général par l’imagination productrice et relève, non seulement
de la géométrie, mais même de la philosophie transcendantale » (I. Kant,
Critique de la raison pure, B 155). Ces hésitations kantiennes témoignent à
leur manière de la confusion massive entre le temps et le mouvement qui
traverse toute la philosophie moderne, ainsi que des impasses qui résultent
de cette confusion.
71. Voir par exemple PP, p. 20 ; MNMEH, p. 64 ; MN, p. 169.

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136 Phénoménologie du mouvement

pas encore et le maintenant est inassignable, donc selon


laquelle l’inexistence des parties entraînerait l’inexistence
du temps en son entier – peut être ressaisie comme l’une
des deux questions fondamentales auxquelles le mouve-
ment nous confronte : en effet, le mouvement fait de
quelque chose autre chose, il dépasse le même vers son
autre et dévoile la copule, le est de l’existence, comme
étant foncièrement passage.
Et si la première aporie pose le problème du sens de ce
passage, ou du sens qu’a le fait de dire que le changement
(de quelque chose dans son autre) est (et il est justement
mouvement), la deuxième aporie, qui concerne le statut
tantôt même (identique, invariant, éternel) et tantôt
autre (évanescent, inassignable, passager) du mainte-
nant, se laisse quant à elle réduire au problème, incarné
à nouveau par le mouvement, de l’identité du même et
de son autre. Si Patočka effectue véritablement, quoique
de manière seulement tacite, une reconduction du temps
au mouvement, ses positions reconstituées concernant
la temporalité doivent pouvoir affronter les apories du
mouvement et doivent donc pouvoir s’inscrire dans la
réponse aux deux questions principales qui s’y rattachent :
comment de quelque chose peut surgir autre chose, et
comment le même peut-il être autre (ou comment l’un
peut-il être multiple) 72 ?
Nous comptons procéder à cette confrontation de
manière comparatiste, en nous aidant des dévelop-
pements beaucoup plus systématiques ayant trait à la
temporalité que l’on trouve chez Merleau-Ponty. Dans
la Phénoménologie de la perception, le problème du temps
reçoit un traitement qui est aussi un résumé des avancées

72. Cf. Pierre Aubenque, op. cit., p. 443 sq.

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Deuxième partie 137

phénoménologiques antérieures sur la question. Il est


remarquable que, jusqu’à ce moment de synthèse, la
phénoménologie se soit toujours heurtée, sans renvoi
explicite à Aristote pour autant, précisément aux deux
difficultés qu’expriment les apories du temps. Tout
aussi remarquable est l’oscillation des solutions merleau-
pontiennes, entre l’époque de la Phénoménologie de la
perception et celle du Visible et l’invisible, oscillation dont
les raisons peuvent être éclaircies, selon nous, à l’aide de
Patočka. À propos de ce que nous pourrons appeler la
position éternaliste du Visible et l’invisible, nous trouve-
rons aussi l’occasion d’amorcer au moins, avec Patočka et
contre Merleau-Ponty, une prise en compte plus claire du
problème de l’éternité, geste nécessaire car, après tout, « la
philosophie propose un nouveau visage de l’impérissable
[…], l’éternité qui se présente tout d’abord à elle sous la
forme de la physis 73 », ce qui veut dire que le problème
de l’éternité cache le problème de l’apparaître.
L’espace, quant à lui, a bénéficié chez Patočka d’un
traitement beaucoup plus détaillé. Nous disposons notam-
ment du très bel essai du début des années 1960, « L’espace
et sa problématique », au sujet duquel Patočka avouera
par la suite (dans le cadre du cours de 1968-1969, en
revenant sur les acquis de ses investigations antérieures) :
« Notre tentative pour saisir la structure partielle de la vie
humaine qu’est la manière d’être dans l’espace se voulait
une étude phénoménologique […] qui pour autant n’a
pas emprunté la méthode husserlienne de la réduction
à la conscience pure et de la constitution 74. » Il s’agit
donc d’un texte – dont les résultats remarquables seront

73. EH, p. 109.


74. PP, p. 93.

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138 Phénoménologie du mouvement

repris et prolongés tout au long du parcours philoso-


phique de Patočka – qui, déjà au début des années 1960,
illustre ce que sera appelé, dix ans plus tard, le projet
d’une phénoménologie « asubjective ». La proto-structure
d’interpellation et de spatialisation je – tu – ça, principal
acquis de ce premier essai de phénoménologie asubjective,
mérite bien et réclame (vu son originalité et radicalité)
une étude de ses sources théoriques. Sans prétendre à
l’exhaustivité, nous nous pencherons néanmoins en
détail sur deux des sources que nous pouvons assigner
aux résultats patočkiens. La première, que nous essaierons
de prouver fondamentale, est la théorie aristotélicienne
du lieu propre comme déposé au terme du mouvement.
L’autre, qu’il s’agit surtout de critiquer, est heideggé-
rienne, car ce que la proto-structure de spatialisation
compte fournir est, à nos yeux, précisément une pensée
de l’espace (absente d’Être et temps, comme Heidegger le
reconnaît lui-même) selon la catégorie du lieu et à travers
la considération approfondie du bâtir qui est l’obtention
d’un chez-soi à habiter. En effet, le bâtir et l’habiter sont
des mots-clés, déjà pour Heidegger, en vue d’une vraie
pensée de notre manière d’être spatialement. Et, pour
autant que le regard synchronique requis pour poser
et penser le problème de l’espace arrête nécessairement
(c’est-à-dire met en repos) le mouvement physique 75 et
donc le présuppose, nous espérons montrer ici que c’est
le concept (aristotélicien dédogmatisé et patočkien à la
fois) de mouvement qui est la meilleure voie d’accès (et
la seule vraiment légitime) à une solution du problème
de l’espace et de la spatialisation.

75. Cf. Pierre Aubenque, op. cit., p. 425.

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Deuxième partie 139

Nous aborderons donc, dans ce qui suit, la question


des déterminations quantitatives du mouvement, le temps
et l’espace, afin de vérifier l’hypothèse de l’impossibilité
d’une réduction sans reste du mouvement à ses termes,
et nous nous intéresserons également au problème du
statut précis des termes indissociables (et, dirions-nous,
toujours dépendants) du mouvement : d’où… vers où.

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III

La double reconduction du temps


au mouvement

Le temps n’est jamais thème pour Patočka, comme


le sont par exemple l’espace (dont le traitement explicite
occupe plus d’un texte) ou l’historicité (qu’il aborde tout
au long de son œuvre). Ses propos au sujet du temps restent
disparates et se composent d’abord d’aveux de fidélité à
l’égard des approches antérieures : quand, par exemple,
il retrace, dans L’art et le temps, les racines hégéliennes de
la conception heideggérienne du temps 1 (la temporalité
étant, chez Hegel déjà, régie par le futur qui motive les
rétentions du passé tout en clarifiant le présent), ou quand
il expose, à plusieurs reprises 2, cette même conception
qu’il partage expressément. De même, Patočka présente
les Leçons de Husserl sur la conscience intime du temps
(1905), et s’il le fait d’une manière critique, ses attaques
visent plutôt la prééminence du pôle subjectif que les
descriptions du flux interne qui donne le temps originaire.

1. AT, p. 326.
2. « Notes sur la préhistoire de la science du mouvement », in MNMEH,
p.  9 ; « Méditation sur Le monde naturel comme problème philosophique », in
MNMEH, p.  105 ; « Qu’est-ce que l’existence ? », in MNMEH, p. 262-263.

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142 Phénoménologie du mouvement

Dans ce tableau général, composé plutôt de mentions et de


résumés des travaux de ses maîtres, s’insèrent néanmoins
quelques propos – tout aussi disparates – qui sont, à notre
avis, à même d’apporter des corrections à l’image d’un
Patočka fidèle jusqu’au bout à la conception heideggé-
rienne de la temporalité. Ainsi, dans l’exposition de sa
théorie des trois mouvements de l’existence, bien qu’il
commence toujours en la présentant comme découlant
des analyses heideggériennes de la temporalité, Patočka
emploie la définition aristotélicienne du mouvement
(comme réalisation de possibilités) pour motiver le passage
de la triple extase temporelle 3 à la triplicité cette fois-ci des
mouvements. Dans ce qui suit, nous tenterons d’éclaircir
la motivation de ce passage, qui pourrait à première vue
sembler abstrait ou seulement formel, afin de mesurer
par là la portée de la fidélité déclarée de Patočka envers
la description – heideggérienne (et hégélienne) – de la
temporalité comme procédant du futur.
Nous aurons aussi à analyser l’évocation quasi-poétique
du ciel (autre référence limpide à Aristote) comme dona-
teur du « quand » de l’existence, et l’intégration de cette
référence dans ce qui pourrait être une reconstitution
des transformations toujours implicites de la conception
patočkienne du temps. Par la suite, nous nous efforcerons

3. Telle qu’elle est posée par Heidegger dans Sein und Zeit, p. 328-329 :
« Les phénomènes du à…, du vers… et du auprès… révèlent la temporalité
comme l’ekstatikon sans réserves. La temporalité est le “hors-de-soi” origi-
naire en et pour soi-même. Nous appelons par conséquent les phénomènes
caractérisés de l’avenir, de l’être-été, du présent les ekstases de la temporalité.
Celle-ci n’est pas tout d’abord un étant, qui ensuite sort de soi, mais son essence
est la temporalisation dans l’unité des ekstases. » Sur la notion d’ekstatikon
chez Heidegger et Aristote, voir la contribution de Christophe Bouton :
« À la source du temps », Les études philosophiques, n° 2, 2003, p. 261-282.

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La double reconduction du temps au mouvement 143

de restituer une certaine cohérence entre, d’une part, le


rabattement par Patočka de la temporalité de l’existence
sur les mouvements de l’existence et l’invocation dans
ce cadre du ciel comme puissance donnant à l’existence
le « quand », mais aussi la « distance » ; et d’autre part,
la mobilisation, pour le moins mystérieuse et rarement
développée, de ce que Patočka appelle le proto-mouve-
ment de l’individuation qui, quant à lui, déposerait
comme un « sédiment » l’espace-temps en sa totalité,
cadre préalable des choses que notre existence rencontre
dans le champ d’apparition. La cohérence de l’ensemble
de ces occurrences du problème du temps nous semble
être donnée dans un même geste, que Patočka accomplit
sans le thématiser ou l’approfondir, et qui consiste dans
la reconduction du temps au mouvement, geste qui se
laisse comprendre à la lumière de la reconduction – plus
développée quant à elle – du possible au mouvement.
Le concept de temps est problématique et il nécessite
(comme Platon le disait à propos de l’espace) une « pensée
hybride 4 », ce qui le fait apparaître comme chargé de
négativité ou comme dérivé. La difficulté d’être approché
par la pensée lui est ainsi inhérente et se laisse le mieux

4. Aristote, quant à lui, le dit expressément à propos du temps :


voir par exemple Physique IV, 10, 217b 34-35 « Que donc [le temps] n’est
absolument pas, ou est à peine et confusément, on pourrait le présumer à
partir de ce qui suit » (Nous avons utilisé ici la traduction de Pierre Pellegrin,
Paris, Flammarion, 2002, p 246). Et suivent ce que nous appellerons par la
suite les deux apories du temps. Voir à ce sujet la contribution de Francis
Wolff : « Aristote face aux contradictions du temps » (in Aristote et la pensée
du temps, éd. par Jean-François Balaudé et Francis Wolff, Paris, Le temps
philosophique, 2005, p. 7-38) et, surtout, le livre (malheureusement
non traduit en français) de Virgil Ciomoş : Timp şi eternitate. Fizica IV
10-14. Interpretare fenomenologicǎ [Temps et éternité. Physique IV 10-14.
Interprétation phénoménologique], Bucarest, Paideia, 1998.

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144 Phénoménologie du mouvement

mettre au jour au moyen des deux apories aristotéliciennes


du temps : celle de son unité et celle de la permanence du
maintenant. En effet, le futur n’est pas encore, le passé
n’est plus et ce qui est, le présent, est évanescent. Comment
relier ces extases ? C’est la première aporie. La deuxième
consiste quant à elle dans le fait que le maintenant est
en un sens toujours différent – toujours rempli d’autres
contenus – mais en un autre sens, le même : toujours
là, éternel, puisque c’est lui qu’on habite à chaque fois.
Vu la dispersion des propos de Patočka sur le temps et
le traitement peu systématique du problème, nous avons
considéré opportun de recourir à une comparaison avec
le traitement qu’en propose Merleau-Ponty. Le rappro-
chement des deux phénoménologues est en effet souvent
établi, non seulement parce qu’ils partagent les mêmes
sources phénoménologiques fondamentales, mais aussi du
fait que les critiques qu’ils adressent aux fondateurs de la
phénoménologie se rejoignent à plus d’un endroit. Nous
essaierons de tirer profit du caractère beaucoup plus expli-
cite des analyses merleau-pontiennes de la Phénoménologie
de la perception (qui se présentent aussi comme une
synthèse du traitement qu’avait connu ce thème en phéno-
ménologie), et nous confronterons ces analyses aux deux
apories aristotéliciennes du temps, que Merleau-Ponty
ne manque pas de rencontrer explicitement, bien qu’il
n’en identifie jamais la source. Nous examinerons ensuite
les modifications critiques du problème dans Le visible et
l’invisible, pour mesurer, à l’aide des mêmes apories, la
distance qui sépare les développements merleau-pontiens
du cadre des analyses de Patočka. Nous tâcherons en
outre, pour finir, de prouver que la reconduction du
temps au mouvement est à même de fournir une solution
aux deux apories.

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La double reconduction du temps au mouvement 145

1. La première reconduction de
la temporalité au mouvement

1.1. L’importance du problème de la temporalité. Le


caractère temporel des étants donne leur manière d’être.
Heideggérianisme de Patočka dans sa considération de
la temporalité

Au début de la reprise critique, trente ans après, de


sa thèse d’habilitation, Patočka prend ses distances par
rapport à la démarche subjectiviste (au sens husserlien)
qui avait été la sienne dans Le monde naturel comme
problème philosophique, en soulevant la question de la
donation du monde sous la forme d’un examen de la
manière d’être et de la donation du monde naturel. La
manière d’être est comprise par lui comme caractère
temporel correspondant à tel ou tel étant : la manière
d’être d’un étant nous dit quelle est sa place dans « les
dimensions et les degrés respectifs du temps et de la
temporalité 5 ». Ainsi, les réalités dans leur sens d’objets
habitent le temps objectif, mesurable, les idéalités ou
objectités abstraites sont intemporelles, les composantes
du monde naturel sont dans un « temps pour… » (par
exemple temps pour travailler, pour se reposer etc.) et
la vie elle-même se déploie à partir de ce qu’on pourrait
appeler la temporalité originaire.
Mais pourquoi le temps doit-il nécessairement inter-
venir dans la définition de la manière d’être des étants ?
Parce que les horizons et les divers échelons temporels
sont « des modes divers, intérieurement raccordés, tout
ensemble de la séparation d’avec la totalité qui signifie

5. MNMEH, p. 51.

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146 Phénoménologie du mouvement

l’individuation de l’étant, et de la réunion, de la synthèse


qui pour nous est seule à définir, à déterminer l’étant 6 ».
Dans notre rencontre avec l’étant, nous sommes dépen-
dants de la synthèse, déjà accomplie, de ce qu’on expéri-
mente, et la marque de cette synthèse – le trait d’union
entre les objectités (dont le caractère solide est attesté par
leur persistance), les idéalités (toujours renouvelables sous
la même forme) et les manifestations de la vie (orientées
en vue de quelque chose) – semble être précisément le
temps. « Le temps, dont l’espace est une dimension, est
ce sans quoi n’est possible ni l’étant singulier dans le
monde, ni la clarté que nous acquérons sur l’étant, notre
compréhension, notre activité et notre comportement
compréhensif  7. » Dans cette façon de poser le problème,
nous pouvons remarquer la fidélité de Patočka à l’égard
des analyses de Heidegger 8, ce qui lui permet d’insérer
ses propres recherches portant sur le monde naturel dans
un cadre anti-métaphysique (la métaphysique subissant
de la part de Heidegger, dès Sein und Zeit, précisément
le reproche d’oublier, dans sa considération des étants, de

6. MNMEH, p. 51.
7. MNMEH, p. 51.
8. Pour la détermination par Heidegger du sens de l’être à partir de la
temporalité, la référence sans doute la plus importante est le § 83 de Sein
und Zeit, le dernier de la partie publiée de l’ouvrage. Il faut néanmoins noter
que cette détermination se fait, à cet endroit précis, plutôt sur une forme
interrogative, et que le projet ainsi esquissé (celui de la 3e section de Sein und
Zeit, que Heidegger aurait détruite) n’a pas véritablement abouti. L’ouvrage
se clôt en effet sur ces questions : « La constitution ontologico-existentiale de
la totalité du Dasein se fonde dans la temporalité. Par suite, il faut qu’une
guise de temporalisation originaire de la temporalité ekstatique possibilise
elle-même le projet ekstatique de l’être en général. Comment ce mode de
temporalisation de la temporalité doit-il être interprété ? Un chemin conduit-il
du temps originaire au sens de l’être ? Le temps lui-même se manifeste-t-il
comme horizon de l’être ? » (Heidegger, Sein und Zeit, p. 437).

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La double reconduction du temps au mouvement 147

prendre en compte le rapport temporel). En effet, la clari-


fication des différentes modalités ou insertions temporelles
de l’étant permet à la phénoménologie, non seulement
de distinguer les différentes espèces d’objectivités, mais
aussi de mettre en évidence le caractère originaire de la
temporalité de la vie par rapport au temps objectif, dérivé.
La temporalité comme synthèse entre le plan phéno-
ménal – ce qui m’apparaît – et le réservoir de cette
apparition se décline sous la forme de la triade antici-
pation/présence/rétention. La chose est donnée dans
le plan phénoménal comme présence pour… et peut
seulement par la suite être interprétée au sens de l’objet,
pour autant qu’elle permet toujours une rétention ; les
abstractions et les idéalités, comme par exemple les rela-
tions mathématiques, prouvent leur caractère intemporel
en étant toujours susceptibles d’une anticipation sans
faille. Une confirmation de ce rôle de synthèse assumé
par la temporalité peut aussi être trouvée au niveau de la
reprise par Patočka du problème de l’« être-en-situation ».
Comme il se demande dans un fragment du début des
années 1970 : « De quelle manière le plan phénoménal
se rattache-t-il à la réalité ? Par la situation. Temporalité
comme être-en-situation 9. » C’est donc dans la mesure
où l’être en situation désigne le point de rencontre entre
ce qui apparaît et l’apparaître à moi qu’il a à son tour
le caractère d’une synthèse et se dévoile par là comme
temporel.
L’être en situation signifie l’ouverture du monde, et les
anticipations comme les rétentions mesurent l’épaisseur
de cette ouverture, son extension au-delà de l’immédia-
teté du présent. Et parce que nous pouvons distinguer

9. PP, p. 262.

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148 Phénoménologie du mouvement

diverses formes d’anticipation et de rétention, parce que


nous pouvons identifier différentes tonalités de la synthèse
temporelle (par exemple, le mode nostalgique orienté
vers le passé diffère du mode actif orienté vers l’avenir),
nous pouvons aussi cerner la portée fondamentale de
la situation. Nous voyons ainsi que les variations de la
situation sont à même de colorer différemment le monde
dans sa totalité. De cette manière, nous pouvons attester
la prééminence de cette figure centrale de la temporalité
de l’existence qu’est la synthèse donnée dans l’être-en-
situation face à tout autre horizon temporel qui s’avère du
même coup dérivé. La temporalité de l’existence domine
toutes les temporalités dérivées : le champ atemporel des
idéalités ou celui de la temporalité des ustensiles ou des
réalités considérées objectivement. Ces dernières nous
apparaissent comme secondaires parce qu’affectées par les
variations de l’être-en-situation : les ustensiles reçoivent un
sens différent en fonction de notre disposition active ou
mélancolique, les vérités des sciences de la nature peuvent
être lues comme des appels à l’intrépidité, à l’ouver-
ture de l’avenir ou comme sources d’angoisse, comme
occasions de se réfugier dans le passé. Ces temporalités
dérivées dépendent fondamentalement de la tempora-
lité de l’existence comme être-en-situation synthétique,
composé d’anticipations et rétentions. Examinons dans
ce qui suit la manière dont Patočka analyse la variation
des différents types d’anticipation et de rétention, ou de
temporalisation de l’existence.

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La double reconduction du temps au mouvement 149

1.2. La transformation par Patočka de la triple temporalisa-


tion heideggérienne de la temporalité en trois mouvements
de l’existence. L’analyse de la fin de chaque mouvement
indique une assimilation de l’avenir au possible.

Jusqu’ici on peut estimer que Patočka reste fidèle à


Heidegger, en considérant la temporalité comme la marque
de la synthèse de l’étant et aussi comme un outil en vue
de la distinction des différentes espèces d’étants. Mais il
ne manque cependant pas de mettre au jour une certaine
insuffisance de l’analyse heideggérienne :

Il ne nous semble pas possible de saisir l’existence à l’aide du


concept de temporalité au sens simplement de la trinité de
l’anticipation, de la présentation et de la rétention. Heidegger
déjà souligne à juste titre que la temporalité se « temporalise »
de différentes manières dans différents moments de l’existence.
Cela étant, ne pourrait-on essayer de montrer que la temporali-
sation de la temporalité conduit directement à trois mouvements
différents, selon le moment qui porte l’accent […] 10 ?

Le plus souvent, en effet, lorsque Patočka intro-


duit la théorie des trois mouvements, il le fait dans les
termes 11 – heideggériens – d’une temporalité qui se
temporalise différemment 12. Ainsi, le premier mouvement

10. MNMEH, p. 105.


11. « L’accentuation tantôt du passé, de ce que nous acceptons passive-
ment comme déjà donné, tantôt du présent que nous modifions activement,
ou encore de l’avenir, par rapport auquel cette modification s’effectue,
donne à chacun des mouvements un sens différent » (MNMEH, p. 106).
12. Nous pouvons par exemple lire dans Sein und Zeit : « L’horizon
ekstatique est différent dans chacune des trois ekstases. Le schème où le
Dasein, authentiquement ou inauthentiquement, advient à soi de manière

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150 Phénoménologie du mouvement

correspondrait à une temporalisation à partir du passé 13,


ce qui signifie, bien sûr, que toutes les extases tempo-
relles sont contenues dans le moment d’enracinement
(autre nom du premier mouvement), mais elles sont
toutes interprétées à partir du passé, à partir de ce qui
est déjà donné. Ici, le présent apparaît comme mode ou
moment de présence du passé, au sens de la persistance
de ce dernier. Tout présent n’est que la preuve de la
permanence de ce qui est déjà. Le présent atteste, comme
chez les enfants et les hommes « primitifs », la consistance
massive du donné, de la tradition ou du cadre où ils sont
accueillis : il ne fait donc que reconfirmer ce qui est déjà.
Songeons à l’importance de la mère pour les tout-petits
enfants : ils n’ont pas de désir à proprement parler autre
que celui de la mère, c’est elle qui doit leur faire désirer,
par exemple, la nourriture, sans quoi ils risquent de ne
plus se nourrir et peuvent souffrir d’anorexie (la célèbre
anorexie infantile). Leur désir, leur faim n’a pas de présent :
il faut qu’il soit réaffirmé à partir du passé, par la mère.
De même, dans le cas des peuples « pré-historiques », la
présence est interprétée comme présence de la tradition,
du passé mythique : le soleil n’est pas le soleil, mais le
dieu soleil, etc.

avenante est le en-vue-de lui-même. Le schème où le Dasein est ouvert à


lui-même en tant que jeté au sein de l’affection, nous le saisissons comme le
devant-quoi de l’être-jeté ou le à-quoi de l’abandon. Il caractérise la structure
horizontale de l’être-été. Existant en-vue-de lui-même dans l’abandon à
lui-même en tant que jeté, le Dasein, en tant qu’être auprès…, est en même
temps présentifiant. Le schème horizontal du présent est déterminé par le
pour… » (Heidegger, Sein und Zeit, p. 365).
13. « La temporalisation de la temporalité se fait ici entièrement à
partir du passé » (MNMEH, p. 106).

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La double reconduction du temps au mouvement 151

Qu’en est-il de l’avenir à l’intérieur de ce premier


mode de temporalisation ? Il est lui-même lu à partir du
passé : « Là où l’accent est mis sur le “déjà”, l’avenir aussi
est simplement attendu et, partant, passivement accepté
comme un avènement qui est déjà là, qui ne fait que
réitérer et activer une puissance déjà donnée 14. » Le futur
est donc pure répétition des possibilités déjà données.
Pensons par exemple à l’interprétation magique de la
nouveauté chez les hommes primitifs : elle est réintégrée
dans le système ancestral de l’explication sacrée – le fusil
sera par exemple assimilé au tonnerre. Dans le même
esprit, les enfants qui apprennent de nouveaux gestes
le font en les intégrant dans leur schéma somatique de
manière répétitive, et non pas téléologique : l’attention
se porte sur la répétition du geste appris (c’est-à-dire
sur le passé), et non pas sur le but du geste – ce qui fait,
par exemple, qu’il leur arrive souvent de sauter un des
boutons de leur chemise.
Dans sa lecture de la temporalisation de la temporalité
du premier mouvement, Patočka identifie 15 ce moment à
la disposition affective (Befindlichkeit) heideggérienne : « la
vie m’est rendue (encore un indice de l’avoir-été) 16. » La
vie n’est pas quelque chose que je pourrais me procurer ;
cette passivité fondamentale dans laquelle nous sommes
jetés génère une fascination qui domine, par exemple, le
mode d’être des enfants (qui est la première acquisition
d’un monde) comme toutes les figures pré-historiques
de vivre en communauté, qui regardent tout événement

14. MNMEH, p. 106.


15. « Mouvement de pénétration dans le monde : disposition – enra-
cinement, acceptation » (PP, p. 135).
16. MNMEH, p. 42.

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152 Phénoménologie du mouvement

comme un retour, assumé passivement, du même. Ici, il


n’y a pas de temps à proprement parler, avec des extases
temporelles autonomes et bien définies, mais ce qui a été
reviendra toujours en couvrant tout de sa permanence
massive.
Le second mouvement, le mouvement du commerce
avec les choses, le monde du travail, manifeste quant à
lui une temporalisation à partir du présent. La passivité
qui dominait le premier mode de temporalisation est ici
supprimée 17, et ce qui est déjà donné, toutes les possibilités
dans lesquelles nous nous sommes déjà inscrits, tout cela
est utilisé comme instrument pour transformer l’actualité.
Tous les sédiments passés (outils, aptitudes…) n’existent
que comme moyens pour l’agir actuel. Le domaine du
travail consiste dans l’effectuation, dans « l’ici-présent ».
Patočka écrit pourtant à un endroit 18 que le deuxième
mouvement est régi par la tradition, puisque sous son
règne tout est normé par un type déterminé de rapports
humains, dans le sens où rien n’est instinctif, rien n’est
passivité ou simple nature, mais tout est commerce (dans
le cadre d’une collaboration entre les hommes) avec des
« occasions singulières », avec des choses fragmentées et des
constellations de forces fragmentées, passées au crible de
leur utilité. Dans cette forme particulière de « tradition »,
caractérisée par des rapports humains de collaboration,
d’usage partagé, les forces humaines sont donc interchan-
geables : les hommes se laissent absorber par leurs tâches,
se situent toujours dans le maintenant de l’effectuation

17. « Dans le mouvement qui accentue les choses et les tâches présentes,
la passivité est supprimée dans la mesure où l’on tire parti des potentialités
données afin de modifier le présent » (MNMEH, p. 106).
18. Cf. MNMEH, p. 42.

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La double reconduction du temps au mouvement 153

de la force individuée qu’ils représentent. Ces instants


d’effectuation sont, de manière secondaire seulement,
unifiés dans un « programme de vie 19 », mais qui reste
anonyme, qui est davantage programme de travail que de
vie. Il s’agit d’une somme de tâches données initialement
à la communauté pour s’auto-entretenir, une somme
d’effectuations prescrites (des « à-faire ») et d’instruc­
tions pour l’effectuation : par exemple, des manuels, des
collections de compétences (des métiers). Bien que ce
conglomérat soit appelé par Patočka tradition, il prend
tout de suite le soin de préciser qu’il s’agit d’une tradition
« qui ne ressortit pas du passé mais qui est précisément
la présence indispensable des autres, leur association avec
moi 20 ». Cette « tradition » est par exemple présente dans
l’ustensile, mais aussi dans autrui quand il est actuel­lement
avec moi comme « présence d’une utilité » (le coup de
main qui m’est donné), et quand il est absent comme
« utilité d’une présence » (le coup de main dont j’aurais
besoin). Dans l’optique du présent, le passé est toujours
utilité : il reçoit donc, à l’intérieur de ce deuxième type
de temporalisation à partir du présent, la figure de cette
« tradition » particulière, qui relève davantage du présent
que du passé : le passé lui-même est ainsi lu à partir du
présent et en direction du prolongement du présent.
L’avenir, en revanche, reçoit la forme du « programme
de vie » qui est « programme de travail », c’est-à-dire
programme d’implémentation de tâches, d’effectuation ou,
en fin de compte, de présence. C’est ce qui fait qu’ici non
plus, aucune nouveauté n’est possible : à chaque fois que
l’avenir surgit, il le fait sous la forme du réel, qui disloque

19. MNMEH, p. 42.


20. MNMEH, p. 42.

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154 Phénoménologie du mouvement

le présent anticipé comme prolongement du présent actuel,


en le remplaçant et en obligeant les configurations présen-
tifiantes de la technique à un recalibrage. Ainsi, dans le
cadre de la temporalisation à partir du présent, les tâches
présentes laissent préfigurer des suites, des conséquences
prévisibles, ce qui vaut tant pour l’environnement usuel
de l’artisan (analysé par Heidegger dans Sein und Zeit)
que, d’autant plus, pour la forme hyper-développée de
cet univers artisanal qu’est le monde de la technique
moderne. À chaque fois que l’ustensile choisi et son
utilisation ratent leur but (par exemple, lorsqu’un coup
de marteau trop fort abîme l’ajointement qu’il était censé
opérer), l’extension de l’intervalle de présence où le travail
a lieu est interrompue, et la continuité du présent sous
forme de présence doit être restaurée – par des travaux
de réparation. La même chose advient dans le cas de la
défaillance des objets techniques avancés : les avions, par
exemple, sont censés toujours voler, prolonger le présent
de leur construction, mais les catastrophes aéronautiques
et autres irruptions brutales du réel qui interrompent
la prévisibilité du fonctionnement attestent néanmoins
le fait que cette dernière n’est qu’effort pour prolonger
l’intervalle de présence. La nouveauté, l’avenir sont en fait
connotés ici négativement : comme accident à réparer, à
réintégrer dans le régime dominant de présence.
Par ailleurs, tout le règne du travail et de la technique
poursuit un but modeste, hérité : le maintien de la vie.
Les modalités sophistiquées de conserver la nourriture,
par exemple, ou de la transporter sur de longues distances
et à partir d’endroits exotiques (des acquis importants de
l’époque récente), ne sont pas moins conditionnées par
le besoin primaire et archaïque qu’est la faim. De même,
l’immense sophistication des moyens de communication

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La double reconduction du temps au mouvement 155

– autre invention majeure de la fin du xxe siècle – renvoient


de fait toujours à la fonction simple de la parole. Cela
veut dire que l’innovation, la supposée nouveauté dans
le monde technique n’est rien d’autre que la reprise de
fonctions archaïques qui, elles, restent inchangées dans
leur essence. C’est pourquoi Patočka soutient que, dans
le cadre de cette deuxième modalité de temporalisation,
c’est toujours le passé qui reste secrètement dominant.
Malgré le fait que tout se fait dans le régime de présence,
comme extension du présent, le but reste commandé par
le passé, à savoir par l’impératif de maintien de la vie 21.
Pour qu’une temporalisation à partir de l’avenir soit
possible, il est besoin que « ce qui est déjà ne soit plus
l’instance­qui décide des possibilités 22 ». Un regard véri-
dique dans le futur nous présente la fin indépassable
de tout geste humain. Ainsi, à la place de la répétition
prévisible des tâches projetées, l’avenir est rempli d’une
seule chose : le terme inexorable de l’effort, la fin. Dans
la perspective de cette fin, tous nos efforts, tous les objets
qui servent aux tâches de maintien de la vie, ces tâches
elles-mêmes et tout l’engrenage de coopération où elles
sont inscrites, tout cela apparaît subitement comme
provisoire, évanescent, frappé de vanité. Dans ce type
de temporalisation, une fois l’avenir assumé comme fin,
le présent lui-même se démarque comme intervalle fini
de présence (et non plus susceptible d’être prolongé à
l’infini), limité par la possibilité de la fin (qui est le nom
propre de l’avenir 23) et ouvert vers le passé (qui s’éclaire
ainsi comme chemin vers la fin). Si, dans les deux premiers

21. MNMEH, p. 106.


22. MNMEH, p. 106.
23. MNMEH, p. 256.

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156 Phénoménologie du mouvement

mouvements, la temporalité de la vie humaine supposait


une dispersion dans les étants (dans le premier, comme
somme de « déjà » pour toujours répétables – c’est-à-dire
comme somme d’occurrences ontiques 24, comme ce qui
a été nécessairement étant – et, dans le second, comme
choses, ustensiles qui sont la marque objective du prolon-
gement perpétuel de la présence), ici, confrontée à sa fin
qu’est la mort, la vie humaine se découvre elle-même : sa
fin la dé-finit. Les possibilités de la vie (c’est-à-dire la suite,
l’avenir de ses gestes) ne sont plus déterminées par ce qui
est déjà – passé répétable ou inflation, prolongement du
présent – mais la fin, le non-être, incarne ou rassemble
ces possibilités comme possibilité finale 25. L’emploi du
vocabulaire du possible dans ces circonstances est loin
d’être fortuit : l’avenir est assimilé par Patočka, dans
le sillage de Heidegger, au possible lui-même. Dans le
cadre de la première temporalisation qui part du passé,
tout ce qui est possible, tout ce qui peut advenir, est la
répétition du passé ; dans le cadre de la temporalisation
partant du présent, seul est possible le prolongement du
présent « dans le mauvais infini des lendemains 26 ».

24. C’est cette onticisation qui fait que, par exemple, le sacré est chez
les « primitifs » toujours localisé et facilement localisable (une certaine forêt,
une certaine rivière, et pas d’autres) : parce qu’il est essentiellement dans le
passé, il a été quelque part, et non pas ailleurs. Au contraire, une tempo-
ralisation à partir du futur, dont la source n’est donc plus ontique, mais
ontologique, conduit à une vision du sacré comme diffus et peu susceptible
d’une localisation sans reste.
25. MNMEH, p. 257.
26. EH, p. 206.

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La double reconduction du temps au mouvement 157

1.3. Élucidation de l’assimilation de l’avenir au possible


dans les analyses de Patočka. La complicité entre le
vocabulaire du possible et le problème de la temporalité
éclaire la motivation de la première reconduction de la
temporalité au mouvement

Lorsque le passé régit la temporalisation, la mort


est elle-même intégrée au passé sous la forme de ce que
Patočka appelle le geste fondamental de la préhistoire : le
geste de l’acceptation 27. Le geste du père qui accepte son
fils en le soulevant renferme le fait que le père lui-même,
une fois mort, demeurera présent dans la mémoire de
ses descendants. Intégrée dans la chaîne de filiation qui
relie les générations, la mort est d’emblée placée dans le
passé. Lorsque le temps se déploie à partir du présent, la
mort peut être commandée par « les forces du jour » – ou,
comme la métaphore elle-même le suggère, les forces de la
présence – parce qu’elle est vue comme pure « passation de
fonctions 28 ». C’est pourquoi la mort, comme décès, peut
être planifiée, envisagée comme une donnée statistique,
inscrite dans le prolongement du présent.
Mais une fois le possible lui-même assumé comme
fin, une fois posée l’équivalence possible = avenir = fin,
ni la répétition du passé, ni le prolongement indéfini du
présent ne peuvent plus être appelés possibles. Possible
à proprement parler, c’est-à-dire à-venir à proprement
parler, n’est que la fin. La dé-finition du troisième type
de temporalisation – qui prend son point de départ dans
l’avenir – implique ainsi la dé-finition de la vie humaine
dans sa totalité. Autrement dit, la temporalisation de la

27. EH, p. 66.


28. EH, p. 204.

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158 Phénoménologie du mouvement

temporalité humaine devient ici thème, la vie elle-même


apparaissant, non plus comme un commerce avec de
prétendues possibilités – comme celles de la répétition
du passé ou du prolongement indéfini du présent – mais,
pour ainsi dire, comme incarnation de la possibilité finale.
De cette manière, la vie est définie comme possibilité de
la fin, voire comme réalisation de cette possibilité.
Par ailleurs, la réalisation du possible est aussi la struc-
ture constitutive des deux autres temporalisations, à ceci
près que ce qui est réalisé est respectivement le maintien
du « déjà » (confondu avec le but, avec la fin de la vie) et
l’inflation de la présence (elle-même prise pour le but final
de la vie). Dans les deux cas, quelque chose est tout de
même réalisé : le possible comme insertion dans le passé
ou comme prolongement du maintenant. C’est pour
cette raison bien manifeste, à savoir parce que partout il
y a réalisation de possibilités, que Patočka identifie les
trois temporalisations à des mouvements :

De cette triple orientation temporelle découlent trois mouvements


qui ne se situent pourtant pas sur le même plan. Ce sont des
mouvements parce qu’en eux se réalisent les trois possibilités
fondamentales de l’homme, et la possibilité qui se réalise est la
définition même du mouvement 29.

Cette conclusion d’allure aristotélicienne peut, il est


vrai, sembler d’abord plutôt abstraite. Nous avons cepen-
dant essayé, dans ce qui précède, de rendre plus claire la
cohérence et la motivation de cette conclusion apparem-
ment formelle : la temporalisation de la temporalité est
mouvement parce qu’elle est la réalisation d’une possibilité

29. MNMEH, p. 106.

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La double reconduction du temps au mouvement 159

fondamentale. Ou pour le dire inversement : la tempo-


ralisation est un autre nom pour la décision à propos
du possible à réaliser ; des temporalisations différentes
signifient des types différents de décision à propos de ce
qui peut advenir. Dans le cadre de l’inscription dans le
passé, seul le même « déjà » peut advenir, c’est le même
passé qui est toujours réalisé à nouveau ; tout comme, dans
le commerce avec le présent, seul peut advenir le même
présent. La décision au sujet de ce qui peut être réalisé,
qui caractérise, comme nous venons de le voir, la tempo-
ralisation, n’est qu’un autre nom pour le mouvement.
Nous avons déjà eu l’occasion de traiter, dans notre
chapitre précèdent, le sujet fort délicat de l’emploi du
vocabulaire du possible par Patočka dans son articula-
tion avec le thème du mouvement. La reprise de la « vie
dans la possibilité » heideggérienne, réintégrée dans le
cadre de la définition aristotélicienne du mouvement,
permet à Patočka de concilier les acquis heideggériens
et la prééminence du thème du mouvement. Mais si
notre interprétation est juste, au fur et à mesure que la
phénoménologie asubjective prend forme, c’est-à-dire
au fur et à mesure que l’assimilation aristotélisante de
Heidegger conduit Patočka à préciser sa critique du
subjectivisme husserlien, c’est l’apport heideggérien
lui-même qui se trouve réévalué. Ainsi, nous avons
déjà pu passer en revue la dissolution progressive de la
force conceptuelle du vocabulaire du possible : Patočka
distingue d’abord entre possibilités libres et non libres (le
corps), pour s’attaquer ensuite au statut des possibilités
libres. Contre Heidegger 30, il soutient l’impossibilité

30. Par exemple, au § 31 de Sein und Zeit (p. 145), Heidegger écrit :
« Pourquoi le comprendre, selon toutes les dimensions essentielles de ce qui

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160 Phénoménologie du mouvement

d’un « projet » des possibilités ou de leur « création », pour


autant que les possibilités sont trouvées dans le monde
déjà donné et donc adviennent au Dasein de l’extérieur.
La possibilité que j’ai d’employer un marteau est en fait
la possibilité du marteau d’être contondant et celle de
l’environnement d’être modifié par la mise en œuvre de
cette dureté. La possibilité du marteau d’être marteau est
la fin d’un mouvement qui m’est propre, mais tout en
étant mienne, cette possibilité n’est pas moi (elle renvoie
à la dureté du marteau, sa forme etc., et à la perméabilité
du milieu pour son action). Suite au remaniement de
tout ce dispositif complexe, Patočka ne maintient comme
telles que les possibilités fondamentales, et seulement en
tant qu’extases correspondant aux trois mouvements de
l’existence.
Tout se passe, à notre avis, comme si le vocabulaire
du possible était une échelle qu’il faudrait jeter une fois
la montée accomplie. L’analyse de la temporalisation de
la temporalité semble apporter une autre preuve de ce
dépassement de Heidegger, entamé et repérable à même
les concepts fondamentaux de ce dernier. Le problème
central de la description de la temporalité chez Patočka
nous semble en effet de concilier sa fidélité, déclarée à
maintes reprises, au principe hégélien et heideggérien
de la temporalisation du temps à partir de l’avenir, et

peut être ouvert en lui, perce-t-il toujours jusqu’aux possibilités ? Parce que
le comprendre a en lui-même la structure existentiale que nous appelons le
projet. […] Le caractère de projet du comprendre constitue l’être-au-monde
du point de vue de l’ouverture de son Là comme Là d’un pouvoir-être. Le
projet est la constitution existentiale d’être de l’espace de jeu du pouvoir-
être facticiel. Et en tant que jeté, le Dasein est jeté dans le mode d’être du
projeter. […] Le comprendre est, en tant que projeter, le mode d’être du
Dasein où il est ses possibilités comme possibilités. »

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La double reconduction du temps au mouvement 161

l’éclatement de la temporalisation dans trois modalités


différentes, dont seule la dernière se fait à proprement
parler à partir de l’avenir. Nous avons essayé de prouver
la cohérence inapparente de cette démarche, en montrant
comment l’assimilation de l’avenir au sens large avec le
possible permet la déclinaison tripartite de la tempora-
lité. La temporalisation se fait toujours, et donc même
dans les deux premiers mouvements, à partir de l’avenir
pris dans ce sens large qui l’identifie au possible, à ce
qui peut être réalisé ; sauf que, dans les deux premiers
mouvements, le possible (l’avenir au sens large) est
interprété différemment : selon le premier mouvement,
est possible (peut advenir) seule la répétition du passé ;
et selon le deuxième, seul le prolongement du présent.
L’avenir au sens étroit (au sens du troisième mouvement)
n’est en revanche plus le possible en général, mais la
possibilité ultime – la fin, la mort.
La décision au sujet de ce qui peut être réalisé – qui
définit la temporalisation – est seulement un autre nom
du mouvement. La complicité entre le vocabulaire du
possible et le problème de la temporalité ne doit d’ailleurs
pas nous surprendre : Patočka, en bon aristotélicien, sait
déjà que la clef du rapport des deux est fournie par le
mouvement. Celui-ci se définit le mieux à l’aide de ses
extases (dynamis et energeia), et la circularité apparente de
sa définition (acte de la puissance en tant que puissance)
ne fait que mettre en évidence l’antériorité logique des
composantes par rapport au fondement (dans notre
discours, nous rencontrons d’abord des possibilités et des
actes, alors que seule l’analyse philosophique dévoile leur
fondement phénoménal – la kinesis, la metabolè). Dans le
cas du recours aristotélicien au concept de mouvement
pour définir le temps (comme « nombre du mouvement

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162 Phénoménologie du mouvement

selon l’antérieur et le postérieur 31 »), la situation s’inverse :


ce qui est visé par la définition est la monstration du primat
ontologique du mouvement sur ses extases temporelles.
Même si, dans le discours ou dans le commerce avec
les choses, ce qui apparaît en premier est le passage du
temps, cela n’est qu’une manière de spécifier, d’encadrer
le mouvement (en le dénombrant), donc de rendre intelli-
gible et compréhensible le fondement ontologique qu’est
le mouvement 32. Nous avons ainsi un tableau divisé où le
mouvement figure comme fondement ontologique à la
fois pour le couple dynamis/energeia et pour la temporalité
(nous pourrions-même dire, pour la spatio-temporalité,
mais nous réservons le traitement du problème de l’espace
pour le chapitre suivant).
Nous avons essayé de montrer la manière dont l’héri-
tage aristotélicien intervient dans les analyses de Patočka,
qui reprennent la lecture heideggérienne de la tempo-
ralité en termes de possibilité pour la conduire à une
conclusion que Heidegger, malgré l’attention qu’il porte
lui-même aux sources aristotéliciennes, ne formule pas :
la temporalité comme décision au sujet du possible est

31. « Quand donc nous percevons le maintenant comme unique […],


on n’est pas d’avis qu’un temps quelconque se soit écoulé, parce qu’il n’y a
eu aucun mouvement. Mais quand [nous percevons] l’antérieur et le posté-
rieur, alors nous disons qu’il y a temps. Car c’est cela le temps : le nombre
du mouvement selon l’antérieur et le postérieur », Physique, IV, 11, 219a
31-219b 2, (trad. par Pierre Pellegrin, p. 252). Voir aussi Physique, IV, 11,
220a 2-3 : « Le temps est le nombre du mouvement, et le maintenant est
comme le mobile : il est, pour ainsi dire, l’unité du nombre. » (Nous donnons
ici la traduction de Pierre Aubenque, op. cit. p. 437, note 1.) Patočka, pour
sa part, expose en détail la définition aristotélicienne du temps dans son
Aristote (ADS, p. 204-209).
32. Le mouvement est, par exemple, nommé par Patočka « facteur
ontologique fondamental » (MNMEH, p. 129).

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La double reconduction du temps au mouvement 163

mouvement, car le possible (comme temps) n’est que


l’extase du mouvement.

2. La deuxième reconduction du temps


au mouvement

2.1. Le ciel comme donateur du quand du mouvement de la


vie humaine. Conciliation du ciel comme mesure de tout
mouvement et de sa fonction de donateur de la distance :
la distance dont il s’agit renvoie au mouvement de la
physis qui dépose l’unité spatio-temporelle. La nature
(dont le ciel est une figure insigne) comme matière et
son sens temporel éclairci à nouveau par le vocabulaire
de la dynamis

Notre analyse a permis de mettre en évidence le lien


intime et aucunement fortuit qui relie la thématique de la
temporalité et le vocabulaire du possible. La temporalité
dans sa triple déclinaison et le couple dynamis/energeia
sont des extases du mouvement, ce qui permet à Patočka
de dynamiser littéralement la temporalité, de transformer,
comme nous l’avons vu, sa temporalisation dans un
triple mouvement. Mais encore une fois, le vocabulaire
du possible peut servir à clarifier le fait (surprenant de
prime abord) que Patočka renvoie systématiquement ces
mouvements aux repères que sont le ciel et la terre. En
effet, à chaque fois que Patočka présente sa théorie des
trois mouvements de l’existence, il invoque la nécessité
de ces deux repères fondamentaux :

Nous disons donc que notre vie est déterminée en tant que mouve-
ment. Il s’ensuit une conséquence importante : ce mouvement

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164 Phénoménologie du mouvement

requiert un point de repère qui n’est pas simplement le « monde


en général ». […] La terre (disait déjà Husserl) est initialement
(dans ce monde subjectif mais qui n’appartient pas pour autant
au sujet) quelque chose d’indispensable. […] Toutefois, la terre
n’est pas le seul repère de la vie. […] Il y a encore un autre repère
dont l’essence comporte l’éloignement, un repère impalpable
[…] – les cieux, la lumière et les ténèbres. […] De même que
la terre est avant tout donatrice de tout « où », ainsi le ciel est au
premier chef donateur du « quand », en tant que s’y relaient le
jour et la nuit, la lumière et les ténèbres avec tous leurs cycles,
leurs avènements et leurs évolutions 33.

Le ciel est celui qui donne le quand du mouvement,


tout comme la terre donne le où. Mais de quelle façon ? Le
ciel, par exemple, produit l’alternance jour/nuit qui rythme
notre vie et la partage entre l’activité et le repos. Pour nous,
pour les sujets, le « quand » signifie la temporalisation de
la temporalité, et cette dernière est, en tant que décision
du possible à réaliser, actualisation de la puissance, c’est-
à-dire mouvement. Mais le possible au sujet duquel on
décide est donné : cela revient à dire que nos mouvements
font toujours référence à un mouvement qui les précède
et qui sert de point d’ancrage­et de comparaison. Ce
mouvement de référence est en dernière instance celui du
ciel, ce qui montre la manière dont l’influence d’Aristote 34

33. MNMEH, p. 6-7 ; voir aussi MNMEH, p. 29-30 et p. 32.


34. Voir par exemple Physique IV, 14, 223b 20-24 : « Pas plus l’alté-
ration que l’augmentation ou la génération ne sont régulières, alors que le
transport [circulaire] l’est. C’est pourquoi aussi on est d’avis que le temps
est le mouvement de la sphère [céleste], parce que par lui les autres mouve-
ments sont mesurés, et même le temps [est mesuré] par ce mouvement. »
(Trad. par P. Pellegrin, p. 269.) À la fin de son texte de 1964 portant sur
« La conception aristotélicienne du mouvement », Patočka note à propos

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La double reconduction du temps au mouvement 165

complète ici celle de Husserl qui, quant à lui, faisait de la


terre le repère dernier du mouvement 35. « Le temps est le
nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur » :
l’antérieur et le postérieur dont il est question ici et qui
servent à dénombrer nos propres mouvements renvoient
précisément au mouvement céleste. Ainsi, la montre
elle-même n’est qu’une image du ciel : le mouvement
des aiguilles sur le cadran figure la trajectoire circulaire
du soleil sur la voûte céleste. Bien sûr, il ne s’agit pas du
surgissement du temps objectif ou de l’objectivation du
temps (qui est seulement une convention de mesure),
mais de son fondement – le temps commun, qui est
donné, qui est dans son essence la mise en rapport de
deux mouvements, c’est-à-dire leur comparaison, leur
co-mesure. Il n’y a donc de temps objectif, de convention
de mesure, que parce que le temps lui-même est une telle
comparaison, mesure d’un mouvement par un autre, par
un repère. Le repère le plus efficace du mouvement de
la vie humaine est le mouvement céleste, qui donne la
première et la plus fondamentale séparation temporelle :
celle du diurne et du nocturne. Ainsi, les mouvements
humains mesurent leur vitesse, reçoivent leur épaisseur
temporelle, leur « quand », à l’aune du jour. C’est seule-
ment par leur insertion dans le grand mouvement de la

d’Aristote : « la transposition du concept de dynamis et de sa négativité


dans le ciel permet d’édifier la théorie grandiose (encore que si précaire) de
l’origine une de tout mouvement de l’univers et de l’asseoir sur le fondement
du seul mouvement incessant du ciel. »
35. « La Terre elle-même, dans la forme originaire de représentation,
ne se meut ni n’est en repos, c’est d’abord par rapport à elle que mouvement
et repos prennent sens » (Edmund Husserl, La Terre ne se meut pas, trad.
par Didier Franck, Jean-François Lavigne et Dominique Pradelle, Paris,
Minuit, 1989, p. 12).

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166 Phénoménologie du mouvement

nature – personnifié ici par le mouvement du ciel 36 – que


nos mouvements sont susceptibles de recevoir leur mesure
ou leur « quand ».
Il reste pourtant à voir pour quelle raison Patočka
affirme que le ciel donne aussi la distance 37, là où le repère
de la terre nomme seulement la proximité. Qu’est-ce qui
motive cette double fonction du ciel, temporalisante et,
du moins en apparence, spatialisante aussi ? Une note
intéressante de 1972, liée au texte où Patočka analyse
la contribution métaphysique de Fink au problème
de la forme du monde, saura peut-être nous aider à le
comprendre. Il y est question d’un aveugle de naissance
qui n’a à proprement parler ni jour, ni nuit, ce qui atteste
le fait que la nuit n’est qu’un phénomène de privation : ce
serait donc erroné de dire qu’un aveugle habite dans des
ténèbres, dans une « nuit éternelle ». Le jour, donné par
le ciel, n’est qu’un autre nom pour la distance : l’aveugle,
qui n’en a pas connaissance, a seulement un espace qui
est l’espace parcouru et non pas l’espace dans lequel ce
qui est éloigné est lié (est actuellement présent) à ce qui
est proche. L’éloignement actuellement présent auquel
les voyants ont accès par leur vision fait que « le visible
soit appréhendé comme un seul et même paysage inin-
terrompu 38 ». Mais qu’est-ce que suppose cette distance
que le jour et son règne de visibilité condensent et lient
dans une simultanéité ? Rien d’autre que le but, la fin
potentielle d’un mouvement. Un arbre vu à l’horizon

36. Patočka écrit par exemple (PP, p. 212) : « La nature toujours
présente, c’est le jour et la nuit, la terre et le ciel. »
37. « Mais le ciel est lui aussi donateur du où au sens insigne. […] Et
il est de surcroît donateur de toute clarté, donateur, partant, de tout savoir
concernant le proche dans son contraste avec le lointain » (MNMEH, p. 32).
38. PP, p. 212.

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La double reconduction du temps au mouvement 167

implique, dans sa silhouette rétrécie par la distance, tout


l’effort du cheminement qui mène jusqu’à lui : cela veut
dire, encore une fois, que la distance peut faire (mais
seulement dans le mouvement) synthèse avec l’extension
temporelle 39. Le jour qui donne la temporalité de ceux
qui voient sa lumière inscrit les choses éloignées dans un
régime de simultanéité, à côté des choses proches, mais
cette simultanéité renvoie strictement à la présence du but
du mouvement au moment même de son commencement.
C’est pourquoi la distance que donne le ciel peut avoir,
aussi contre-intuitif que cela puisse paraître à première
vue, également un sens temporel : elle encadre et fixe le
temps pour parcourir le trajet d’un bout à l’autre, du début
à la fin. La distance « jusqu’à », justement parce que, pour
les voyants, elle n’est pas seulement le trajet strictement
spatial et effectivement parcouru (comme elle l’est pour
l’aveugle), indique précisément la présence du possible
dans une simultanéité avec l’actuel, c’est-à-dire la dilatation
de la présence en direction de ses potentialités – le futur
qui peut être réalisé, le passé déjà rencontré. Par ailleurs,
dans la physique contemporaine, c’est un lieu commun que
de dire que regarder loin, c’est regarder dans le passé : les
télescopes puissants au moyen desquels on peut regarder

39. L’analyse de l’impossibilité de la réduction de l’espace à la temporalité,


(tentée par Heidegger dans Sein und Zeit) donnée par Didier Franck dans
Heidegger et le problème de l’espace (Paris, Minuit, 1986), nous occupera
dans notre chapitre suivant. Notons néanmoins ici la façon dont Heidegger
appréhende l’éloignement selon l’échelle du temps : ma maison n’est pas
loin, c’est une promenade, « le temps de fumer une pipe » (Sein und Zeit,
p. 105, apud D. Franck op. cit., p. 85). Or il est évident (et fondamental pour
notre propos ici) que ni « se promener jusqu’à la maison » n’est simplement
une distance, ni « fumer une pipe » n’est simplement une durée, mais les
deux donnent respectivement une distance et une durée parce qu’ils sont
d’abord des mouvements.

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168 Phénoménologie du mouvement

des étoiles extrêmement éloignées nous montrent de fait


le passé de l’univers ; la distance a ici ouvertement aussi
une valeur temporelle (et d’ailleurs, même la physique
relativiste garde comme repère la vitesse de la lumière,
avatar du même repère diurne et céleste mis en avant par
Patočka comme par Aristote).
Toutes ces considérations qui conjuguent la valeur
temporelle de la distance et l’assignation du « quand » par
le ciel se trouvent résumées par Patočka dans le même texte
de 1972 : « Ce qui luit tout d’abord dans le jour et la nuit,
c’est l’articulation spatio-temporelle du “pour…” 40 ». Dans
cette mention du « pour… », on reconnaît aisément une
référence à la structure du mouvement : tout mouvement
a lieu dans un intervalle « de… à… », « d’où… vers où… »,
sa destination étant toujours un « pour… », un terme qui
est son but, qui est à la fois à distance et simultané ou
donné dans la proximité de l’effort. La dilatation de la
présence en direction de l’avenir et du passé est préci-
sément la dilatation du mouvement dans sa proximité
par rapport au but et dans la sédimentation de l’effort
effectué. Et le but de tout mouvement est rendu visible
par le ciel, qui est le donateur de sa présence à distance.
Revenons maintenant à la clarification du recours aux
deux repères du ciel et de la terre au moyen du vocabu-
laire du possible. Dans un passage critique à l’adresse
de Heidegger datant de la même année (1972), Patočka
manifeste son insatisfaction à l’égard du fait que la nature,
dans les analyses heideggériennes du monde ambiant de
la quotidienneté (dans Sein und Zeit), semble être « un

40. PP, p. 212.

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La double reconduction du temps au mouvement 169

concept limite, présent uniquement sous les espèces du


matériel destiné à l’ouvrage 41 ». Et Patočka de poursuivre :

Pourtant, la nuit et le jour, la terre, le ciel et les « éléments » sont


également là dans le monde de l’ouvrage journalier, de même que
l’arbre couvert de poussière qu’on remarque à peine en bordure
d’une rue animée. […] La nature n’est pas là uniquement ou au
premier chef comme carrière, forêt, etc., mais en tant que cadre
non thématique et changeant 42.

Ne retrouve-t-on pas, dans cette interprétation de la


nature comme matériau pour le mouvement humain, un
autre sens du possible aristotélicien : le possible comme
matière ? La nature, réduite à ses repères fondamentaux –
le ciel et la terre – peut devenir matériau seulement parce
qu’elle est tout d’abord matière : réservoir de possibles,
présence de l’inactuel. Même au sens strict, un maté-
riau (le bois pour fabriquer une chaise, par exemple),
se qualifie temporellement pour son rôle pour autant
que sa dureté lui confère une durabilité – c’est-à-dire
la qualité de garder sa présence dans le futur. C’est là le
sens temporel de la matière : elle fait l’avenir parce que
la pérennité, même relative, du bois – comme la source
de la rivière qui produit constamment de nouveaux flots
– nous assure que la chaise ne va pas se casser sous notre
poids, qu’elle prendra part au mouvement fondamental
d’individuation, à la physis, qu’elle accompagnera (au
moins pour un temps), sous sa forme actuelle (la chaise
en bois), le surgissement d’individuations toujours diffé-
rentes et toujours renouvelées. En ce sens, la durabilité du

41. PP, p. 213.


42. PP, p. 213.

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170 Phénoménologie du mouvement

matériau marque la résistance face à l’assaut de l’avenir,


mais cette résistance signifie précisément la participation
du matériau à la nature comme matière, donc le fait
d’accompagner, de survivre au et de suivre le mouvement
de la nature. Le matériau comme matière renvoie donc
au fait que l’avenir est donné par la physis comme réserve
inépuisable de possibilités. De cette manière, la distance
qui sépare Patočka du premier Heidegger se précise :
pour Patočka, la nature reçoit un sens fort – celui, non
pas d’un simple matériau, mais d’une matière qui est
puissance, réservoir de potentialités, source du temps.
Nous pouvons maintenant expliquer également en quoi
le recours au vocabulaire du possible peut être éclairant
dans ce contexte : nous avons vu que Patočka opère la
différence entre le matériau et la nature proprement dite
au fil conducteur du thème du possible, pour autant que
ce dernier régit la distinction entre matériau et matière.
La résistance du matériau au passage du temps ne signifie
ainsi que sa capacité d’accompagner, sans s’y dissoudre
ou disparaître, le mouvement de la nature.
Le ciel (comme la terre) est un visage insigne de la
nature. Tout mouvement accompli ou perçu par nous se
mesure immédiatement et directement au mouvement du
ciel, s’inscrivant ainsi dans le continuum, dans le tout du
mouvement de la nature. C’est la physis qui nous donne
les repères, les buts de nos mouvements (accomplis ou
perçus), et ainsi, à travers cette comparaison intégratrice de
ces mouvements avec le sien, nous donne le temps. Le ciel
est l’incarnation ou la figure de ce sens de la nature comme
réservoir de possibles, c’est-à-dire réservoir de temps.

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La double reconduction du temps au mouvement 171

2.2. L’extension temporelle du champ phénoménal ne relève


ni de la mémoire, ni de la pensée (les deux facultés
fondamentales de la subjectivité), elle relève donc du
pôle transcendant

Jusqu’à maintenant, nous avons pu évaluer en détail le


passage opéré par Patočka de l’analyse heideggérienne de
la temporalisation de la temporalité à l’interprétation de
cette dernière comme triple déclinaison du mouvement.
Puisque, dans la temporalisation, il s’agit à chaque fois
d’une décision au sujet d’un possible réalisé, nous pouvons,
dans le sillage d’Aristote, identifier la temporalisation de
la temporalité au mouvement. Mais tout mouvement a
besoin de repères, et on a pu voir que le temps du mouve-
ment est donné par le repère qu’est le ciel ; et cela en deux
sens : tout d’abord, parce que le mouvement du ciel est
le mouvement de référence auquel nous comparons, à
l’aide duquel nous comptons nos propres mouvements,
et deuxièmement, parce que ce que Patočka appelle ciel
est précisément l’institution de la « distance » au sens
précis de distance jusqu’au but du mouvement, c’est-à-
dire distance potentielle, temporelle (nous avons ici une
nouvelle occurrence de l’identification de la temporalité
au possible). Ce deuxième sens du repère fourni par le ciel
a été rendu visible par la critique que Patočka adresse à la
thématisation implicite de la nature dans Sein und Zeit :
chez le premier Heidegger, la nature semble se réduire au
matériau requis et investi par les mouvements quotidiens,
tandis que Patočka invoque phénoménologiquement une
autre présence de la nature, précisément comme repère
constant de ces mouvements (jour et nuit, etc.). Il nous
a semblé justifié de lire cette critique du sens pauvre
de la matière aristotélicienne (le matériau) comme une

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172 Phénoménologie du mouvement

réinstitution du sens fort de la matière : dynamis. Cela


nous a permis de revenir au thème du temps, assimilé par
Patočka au possible (comme avenir à réaliser), pour opérer,
pour ainsi dire, une première localisation de ce possible :
la nature. Le ciel et la terre ne sont en rien quelque chose
de subjectif ou des constructions de la subjectivité : les
repères de notre mouvement ne sont pas constitués par
ce mouvement même, de même que le possible à réaliser
n’est pas projeté (créé) par nous. Dans ce qui suit, nous
allons examiner plus attentivement le problème du « siège »
asubjectif de ce possible. Nous verrons ainsi, une nouvelle
fois, la cohérence de la démarche de Patočka, dont le
développement en direction d’une phénoménologie
asubjective mène à la conclusion – d’esprit aristotélicien,
comme cela était sans doute prévisible – que le temps
n’est qu’un sédiment du mouvement. Plus précisément :
non seulement notre temporalisation est un sédiment de
notre mouvement (comme régime de possibilité de ce
mouvement, comme son extase), mais le temps-repère
lui-même, le « quand » donné par le ciel, est le sédiment
de ce que Patočka appelle le mouvement d’individuation
(et qui peut être identifié au mouvement de la physis).
Dans un texte de synthèse de ses positions relatives au
problème du monde naturel, datant de 1967, Patočka
décrit les implications de la « présence du non-présent, de
la donation du non-donné » dans notre expérience percep-
tive : le fait que chaque perception singulière s’accompagne
d’une multitude de renvois à ce qui a été une fois donné
mais ne l’est plus, tout en étant maintenu encore dans
une sorte de quasi-présence, comme à des non-actualités
qui sont pourtant actualisables, ce fait ne peut pas être
expliqué par une simple addition de perceptions toujours
autres. Dans la même perception sont donnés d’emblée

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La double reconduction du temps au mouvement 173

l’actuel et le non-actuel, le présent et le non-présent, et


« toutes ces structures ne sont compréhensibles que parce
qu’il y a là au préalable une présence originelle, non
sensible, une donation, pourrait-on dire, de la totalité 43 ».
Mais cette totalité doit être garantie contre l’objection
(psychologiste) selon laquelle elle ne serait que la création
de la mémoire et de la pensée. Nous nous trouvons ici
au cœur du problème du temps, qui désigne justement
notre commerce avec ce qui dépasse l’actualité, c’est-à-
dire l’expansion du présent dans le passé et le futur. La
mémoire n’est pas ce qui opère cette extension, parce
que « la mémoire, au sens du ressouvenir, n’est qu’une
quasi-présence du singulier 44 », quasi-présence parce que
nous ne pouvons pas revivre ce qui est passé comme cela
a proprement été : nous pouvons seulement ramener
le passé dans le champ thématique, offrir une présence
fantomatique, non originale 45 à ce qui a été autrefois vécu
en original. Et la pensée non plus n’en est responsable :
« car elle n’est rien d’autre qu’une schématisation, une
idéalisation, une opération de variation eidétique qui
présuppose les données sensibles et les soumet à une
activité spontanée et explicite 46 ». Autrement dit, la
pensée suppose déjà la dilatation du champ perceptif,
tout comme la dilatation temporelle d’un intervalle où
la variation puisse avoir lieu. Ainsi, la mémoire (tout
comme l’imagination) n’est qu’une modalité de la quasi-
présence qui suppose déjà l’expansion temporelle du

43. MNMEH, p. 27.


44. MNMEH, p. 27.
45. La même chose vaut pour l’imagination qui est « quasi-présent
indéterminé auquel fait défaut jusqu’à ce caractère [du ressouvenir] du vécu
autrefois en original » (PP, p. 166).
46. MNMEH, p. 27.

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174 Phénoménologie du mouvement

champ phénoménal, de même que la pensée elle-même


présuppose déjà l’ouverture d’un intervalle de variation.
Pour le dire autrement, la conscience d’horizon suppose
l’horizon, ce que Patočka résume à la fin de son analyse
comme suit : « la perspective actuelle ne fait pas l’étant,
l’étant est là antérieurement à et indépendamment d’elle,
l’étant est, même sans perspective, mais il n’y a jamais de
perspective sans l’étant 47 ».
Si l’extension (temporelle) du champ phénoménal ne
relève ni de la mémoire, ni de la pensée (les deux facultés
fondamentales de la subjectivité), nous ne pouvons que
conclure que cette extension n’est pas opérée par le sujet :
nous ne pouvons donc qu’avancer en direction d’une
phénoménologie asubjective. Le sens de l’expression
« le monde, les choses se manifestent en personne » est
le suivant 48 : ce que je vois, ce que je touche, ce que je
perçois, les choses auxquelles je pense ne sont pas mes
sensations, mes créations. Le rouge que je vois n’est pas
ma sensation de rouge, mais le rouge dans le monde, le
rouge donné. La distinction husserlienne entre un niveau
hylétique et un niveau noématique ne suffit pas à asseoir
cette conclusion. C’est là en revanche tout le sens de
l’effort de la phénoménologie asubjective de Patočka.
Pour citer un seul passage (extrait des notes de travail
portant sur le corps, les possibilités et le champ d’appa-
raître de 1972) fort éclairant : « La loi fondamentale de
l’apparaître, c’est qu’il y a toujours la dualité de ce qui
apparaît et de ce à quoi cet apparaissant apparaît. Ce n’est
pas ce à quoi l’apparaissant apparaît qui crée l’apparition,
qui l’effectue, la “constitue”, la produit en quelque façon

47. MNMEH, p. 28.


48. Cf. PP, p. 194.

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La double reconduction du temps au mouvement 175

que ce soit 49. » La subjectivité apparaît elle aussi, ainsi que


tout étant, comme soumise à la légalité de l’apparaître,
ce qui implique, pour notre enquête, que nos possibilités
sont elles-mêmes données 50, posées avec le reste de l’étant.

2.3. La deuxième reconduction du temps au mouvement.


Bien que nous soyons en commerce avec les possibilités,
leur vrai réalisateur est le champ d’apparition lui-même.
Nos possibilités, comme unités de compréhension, sont
déposées par le monde et, par analogie, le temps, unité
asubjective du monde, est un sédiment du proto-mouve-
ment de l’apparaître

Revenons aux acquis heideggériens qui constituent le


point de départ explicite de Patočka dans le traitement
du problème de la temporalité. Notre vie se caractérise
par le comportement compréhensif, c’est-à-dire par la
gestion pratique des possibilités. Nous comprenons une
chose lorsque nous voyons clairement à quoi elle peut
être utilisée, donc lorsque nous pouvons opérer avec sa
possibilité 51. La compréhension est clarté au sujet des
possibilités à réaliser ; nous avons vu en effet que Patočka
déplace l’accent de la compréhension des possibilités tout

49. PP, p. 127.


50. « Faire apparaître : il se pose tout en me posant – il y a position
de moi et devant moi ; il y a position de moi comme centre de possibilités,
comme ce qui peut (qui peut, non pas le poser, mais qui est conditionné
par le poser ! comme celui qui fait, qui reçoit ou ne reçoit pas, qui réalise
ou faillit à sa tâche) » (PP, p. 128).
51. Au même § 31, déjà cité, de Sein und Zeit, nous pouvons lire :
« Même l’“unité” du sous-la-main en sa diversité, la nature, ne devient
découvrable que sur la base de l’ouverture d’une possibilité à elle propre.
Est-ce un hasard si la question de l’être de la nature vise les “conditions de
sa possibilité” ? » (Martin Heidegger, Sein und Zeit, p. 144-145.)

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176 Phénoménologie du mouvement

court vers la compréhension des possibilités à réaliser. Cela


revient à montrer que le mouvement – la possibilité qui
se réalise – est davantage que le possible comme opposé
logique de l’impossible : plus précisément, comme nous
avons essayé de le suggérer dans les pages qui précèdent,
le mouvement est le fondement ontologique du possible.
Si le monde est un champ, ce champ est champ d’action.
C’est pour cette raison qu’à son niveau, ce sont les possi-
bilités à réaliser qui comptent (et non pas, par exemple,
les possibilités en tant que simples représentations) 52.
Comme l’écrit Patočka, à propos de ce champ :

Nous rencontrons ici, non pas ce qui est, mais ce qui n’est pas
encore, ce qui est « retenu », « tenu en réserve », (non pas une
chose, quelque chose de déjà réel, mais) au principe, si bien que
seul ce qui est ainsi « en réserve » rend possible le réalisateur, et
son action en tant qu’action 53.

Ce n’est pas un hasard si ce passage de 1972 précède


une des plus claires mises en cause de l’idée d’une projec-
tion subjective qui créerait les possibilités. Car, si notre
compréhension est commerce avec les possibilités des
choses, et si dans le monde nous rencontrons ce qui est
en réserve, cela implique que notre compréhension est
commerce avec la réserve des choses. Dans ce syllogisme,
il est évident que la réserve des choses ne dépend pas de
nous : les possibilités que nous gérons sont la réserve des
choses elles-mêmes, et non pas celle du sujet. Par ailleurs,
comme le passage que nous venons de citer le montre,

52. « Le champ n’est pas champ de “représentation”, mais d’action ;


nous ne nous représentons pas le champ, nous agissons en lui » (PP, p. 117).
53. PP, p. 117.

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La double reconduction du temps au mouvement 177

la réserve de possibilités du monde, comme réserve


principielle, rend possible le sujet lui-même : l’action
subjective, en tant qu’acte des possibilités, n’est pas un
simple déroulement, quelque chose qui a simplement
lieu, mais action à proprement parler. Car la prise de
position à l’égard de la réserve du monde (le choix d’une
possibilité au détriment des autres et sa réalisation) décide
du sujet lui-même : dans ce processus, en effet, « c’est
de moi qu’il est décidé 54 ». Nous pouvons ainsi affirmer
que ce n’est pas le sujet qui ouvre le champ du monde
comme champ d’action, mais que la réserve de ce dernier
précède le sujet et appelle son action. Patočka est sur ce
point on ne peut plus clair : l’opérateur, celui qui domine
la réalisation des possibilités comme son fondement, le
« réalisateur (et, si l’on veut, le subjectif), c’est le champ
d’apparition lui-même 55 ».
Essayons à présent d’appliquer ces résultats au thème
qui nous occupe ici. Nous avons vu que la décision au
sujet du possible, comme possible à réaliser, détermine
la triple extase de la temporalité. Cette décision, le choix
d’un certain type de possibilité, implique l’intégration de
nos gestes dans un certain type d’unité. Mais, puisque les
possibilités au sujet desquelles on décide sont données,
sont miennes sans pour autant être moi 56 et me précèdent
(comme nous venons de le voir), la décision à leur sujet
nous insère dans une unité préalable, unité que nous
pouvons appeler temps (Patočka utilise encore une fois
l’exemple privilégié de la compréhension comme tâche
d’utilisation « qui n’est jamais isolée mais va toujours en

54. PP, p. 117.


55. PP, p. 198.
56. Cf. PP, p. 214.

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178 Phénoménologie du mouvement

s’élargissant sans pour autant se fragmenter 57 », qui est


donc contenue dans une unité temporelle qui la précède),
mais cela à condition de désubjectiver le temps lui-même :

Le temps est à concevoir autrement que chez Kant, où il est


une représentation vide de l’imagination, une « pure image »,
un vacuum ; autrement que chez Husserl et Heidegger qui eux
aussi regardent le temps et en particulier la temporalité comme
quelque chose de subjectif, comme ce qui unifie subjectivement
par l’anticipation et la rétention, par les modes de temporalisation
des dimensions de la temporalité 58.

Ce passage marque la distance incontestable de Patočka


à l’égard de ses sources husserliennes et heideggériennes.
Le temps fait référence à l’unité préalable du monde, et
notre décision au sujet de la temporalité ne fait que nous
insérer dans une certaine lecture de cette unité qui est
néanmoins déjà donnée. Ce qui peut apparaître comme
la plus grande force de la subjectivité – son pouvoir de
variation du champ, l’extension élastique de la présence
vers l’inactuel – ne doit pas cacher le fait qu’à l’œuvre,
ici, n’est rien d’autre que l’insertion dans le monde, le
pouvoir du monde sur nous :

Détermination du moi par le monde – en ce qui concerne le


temps, par exemple : je suis temporellement, en avant de moi-
même et en retenant le déjà, mais le pas-encore et le jamais-plus
ne sont pas uniquement mon déjà, etc., ils sont communs ; de
même mon être-englobé, mon dedans n’est pas simplement mon
dedans. La détermination par le monde s’exprime précisément

57. PP, p. 215.


58. PP, p. 215.

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La double reconduction du temps au mouvement 179

en ceci que je vis dedans et temporellement, mais ni ceci ni cela


n’est purement mien 59.

La temporalité humaine est caractérisée par une déci-


sion au sujet de la possibilité à réaliser, ce qui motive le
geste de Patočka d’identifier cette décision au mouvement.
La temporalité représente un certain type d’unité, donnée
par l’unité du mouvement vers un certain but. Mais
le but (le possible à réaliser) est préalable, car tous nos
mouvements ont lieu sur fond de monde. Autrement dit,
l’unité de notre mouvement – qui donne la temporalité
subjective – est garantie par l’unité préalable du monde.
D’ici, il n’y a qu’un pas jusqu’à considérer cette unité
préalable comme étant l’unité d’un proto-mouvement : le
mouvement de l’apparition, le mouvement d’individua-
tion. Patočka fait ce pas au moyen d’une analogie avec
notre mouvement (l’apparition secondaire, le mouve-
ment de transcendance qui se procure un centre – un
soi de mouvement – et dispose autour de lui un monde
ambiant, la totalité des possibilités posées comme fins
du mouvement).

L’apparaître comme sortie du fondement obscur ; qu’il y a ici


un mouvement de l’apparaître, un proto-mouvement, c’est ce
qu’atteste per analogiam l’étude de l’apparition secondaire […].
De même, il doit y avoir quelque chose comme un mouvement
par lequel le cœur du monde constitue son contenu contingent
et dont l’espace-temps […] en totalité est un sédiment 60.

59. PP, p. 216.


60. PP, p. 157.

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180 Phénoménologie du mouvement

Notre temporalité, triplement déclinée, est un sédi-


ment du mouvement de l’existence, qui dépose pour
ainsi dire en tant que trajet, en tant que progression,
une certaine orientation temporelle spécifique. Le cadre
préalable à l’intérieur duquel nous nous mouvons et qui
confère une unité à notre mouvement est peuplé par des
choses prégnantes d’inactuel, entourées par leurs horizons
internes, horizons qui s’explicitent pour nous comme
fins, comme possibilités pour notre mouvement. Parce
que notre mouvement rencontre toujours des unités déjà
faites, parce qu’il ne fait que suivre les « lignes de force
de l’apparaître », parce que son unité est déjà donnée
dans l’unité d’un temps asubjectif, temps des choses
avec lesquelles il opère, nous pouvons symétriquement
déduire que cette unité de temps ou de durée du monde
est à son tour déposée, sédimentée par un mouvement,
à savoir par le proto-mouvement de l’apparaître.
Le fondement de notre mouvement est la compréhen-
sion des possibilités comme buts de notre mouvement
ou, en langage heideggérien, la compréhension de l’être
de l’étant. Mais

[…] ce que l’être de l’étant est pour nous : le fondement sur


lequel nous nous tenons, sur lequel nous devenons ce que nous
sommes en tant qu’étant dont l’être réside dans la compréhen-
sion – c’est cela qu’est l’espace-temps pour les choses : le cadre
préalable, total, non-individué, de toute individuation. […] Les
choses seraient alors ce qu’elles sont, non à partir de l’ouverture
secondairement humaine, mais déjà à partir de l’ouverture
primordiale, physique, de l’étant par l’être 61.

61. MNMEH, p. 100.

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La double reconduction du temps au mouvement 181

L’ouverture physique, la restitution de « l’ancienne


physis », comme l’appelle encore au même endroit Patočka,
telle qu’elle est déduite ici, peut éclairer aussi la référence
patočkienne au ciel, qui n’est rien d’autre qu’un analogon
temporel de la physis. Si la physis donne l’unité préalable
du monde, le ciel, quant à lui, illustre la profondeur du
monde, l’épaisseur de l’apparition. C’est ainsi que se
justifie également l’emploi du concept de distance pour
caractériser cette épaisseur, tout comme le fait que cette
distance n’est évidemment pas purement spatiale, mais
essentiellement spatio-temporelle.
Le proto-mouvement de l’apparaître, le mouvement
d’individuation ou de manifestation, dépose comme sédi-
ment l’espace-temps comme cadre préalable qui donne
de l’unité aux individuations, aux singularités. Mais ce
temps dont il est question et qui est une des formes de
cette unité (unité, durée des choses) n’est pas notre temps :
tout comme les possibilités avec lesquelles nous opérons
ne sont pas notre œuvre, de même « l’être de la manifes-
tation n’est pas notre œuvre, le temps qu’elle présuppose
n’est pas créé par l’existence 62 ». Le tableau heideggérien
dont nous sommes parti au début de ce chapitre et dans
lequel la temporalité (celle du Dasein) sert mieux que
toute autre chose pour préciser le sens d’être des étants,
se trouve ici renversé à plusieurs titres. Ce n’est pas notre
temporalité subjective qui décide la place des choses sur
l’échelle de l’être, mais bien au contraire, le mouvement
de manifestation dépose un espace-temps, comme unité
du monde, comme cadre préalable des choses, et notre
mouvement ne fait que suivre à proprement parler cette
unité, en la déposant à son tour comme unité temporelle

62. MNMEH, p. 242.

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182 Phénoménologie du mouvement

pour nous. Ce n’est pas notre temporalité qui éclaire


l’être, mais l’être lui-même sédimente un temps que notre
temporalité ne fait qu’intégrer et répliquer. Ce pourquoi
Patočka peut écrire dans son texte de 1972 sur Fink que

[…] dans l’apparaître à moi l’espace devient espace du monde


environnant, donné dans des perspectives sur le fond d’un ultime
horizon omni-englobant. Le « pas encore » et le « plus jamais »
temporels deviennent rétention anticipante qui demeure auprès
du présent 63.

Autrement dit, notre propre individuation appartient


au proto-mouvement d’individuation et suit les traces de
celui-ci, tandis que notre temporalité, donnée par notre
mouvement, suit le temps non subjectif sédimenté par le
mouvement d’individuation. C’est à cet endroit privilégié
que se laisse montrer au mieux la portée de ce que nous
avons appelé la double reconduction de la temporalité au
mouvement – à savoir de la temporalisation de la tempo-
ralité au mouvement d’existence, et du temps comme
unité du monde au proto-mouvement d’individuation
qui le dépose comme son sédiment :

Tel serait en définitive le sens de la tentative pour comprendre


l’existence en tant que mouvement – le mouvement serait ici le
moyen terme entre les deux manières fondamentales dont l’être
découvre l’étant [la manifestation primaire et l’apparaître à moi,
n. n.] et, par là, se révèle comme son origine et la puissance qui
le gouverne, archè 64.

63. MNMEH, p. 270.


64. MNMEH, p. 101.

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La double reconduction du temps au mouvement 183

Le mouvement est le médiateur entre la nature et le


pôle subjectif ou, plus précisément, entre l’apparaître
primaire et l’apparaître à nous. L’apparaître à nous ne peut
être pensé comme s’intégrant dans l’apparaître primaire
qu’à condition de penser les deux comme mouvements.
Au départ, Patočka assume donc le schéma selon
lequel le rôle clef de la temporalité est dû au fait que
c’est le rapport à elle qui décide de la place des étants
sur l’échelle de l’être. Mais cette même manière d’être
des étants s’avère différente selon nos différents rapports
au possible (à l’avenir), c’est-à-dire selon nos différentes
temporalisations de la temporalité. Cela montre que la
temporalité est toujours la temporalité d’un mouvement,
tout comme le possible est toujours le possible d’un
mouvement. C’est ce que nous avons appelé la première
reconduction de la temporalité au mouvement. Mais le
mouvement de l’existence (qui conditionne la temporalité
subjective) contient ses possibilités comme des repères,
des buts, des avenirs. Et ces repères ne sont pas sa créa-
tion : en effet, contre Heidegger, Patočka n’accepte pas
l’hypothèse d’une projection des possibilités. Les repères
du mouvement subjectif, ses avenirs, ses possibles, sont
donnés par la nature (par le mouvement d’individuation,
l’apparaître primaire) qui, sous le visage du ciel, apparaît
ainsi comme ce qui donne à proprement parler le temps.
Le mouvement d’existence a son temps parce qu’il se
compare (en s’y intégrant) avec le mouvement céleste.
Mais cela veut dire en même temps que les possibilités
(les avenirs du mouvement d’existence) sont données
par le proto-mouvement qui est, lui, le vrai réservoir de
possibles ; et aussi que le temps est déposé comme un
sédiment par ce même proto-mouvement d’individuation.

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184 Phénoménologie du mouvement

C’est ce que nous avons appelé la deuxième reconduction


du temps au mouvement.

3. Merleau-Ponty et Patočka face


aux deux apories aristotéliciennes du temps 65

Le caractère peu systématique du traitement du


problème du temps par Patočka nous a obligé à des
hypothèses et des reconstructions afin de trouver et de
restituer sa cohérence. Un détour par la prise en compte
d’un traitement alternatif du même problème pourrait sans
doute apporter à son tour un éclairage supplémentaire.
C’est ce que nous nous proposons de tenter à travers une
comparaison avec le phénoménologue dont les positions
et la situation théorique semblent se rapprocher le plus de
la pensée du philosophe tchèque : nous parlons, bien sûr,
de Merleau-Ponty. Un examen des développements que ce
dernier consacre à la temporalité (beaucoup plus détaillés
et systématiques que ceux que l’on trouve chez Patočka,
du moins pour ce qui en est de la Phénoménologie de la
perception) nous permettra de mesurer les difficultés qu’il
rencontre et les solutions (en évolution depuis l’ouvrage
de 1945 jusqu’au Visible et l’invisible) qu’il propose. Nous
essaierons par la suite de reconstituer les réponses qui
pourraient être apportées à ces mêmes difficultés depuis
la perspective de Patočka. Les deux difficultés majeures
que nous avons pu, sans véritable surprise, identifier
comme propres à toute pensée phénoménologique du
temps se laissent immédiatement reconduire aux deux

65. Une première version de cette analyse est parue dans la revue
Chiasmi International, vol. 15, 2013, p. 81-93.

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La double reconduction du temps au mouvement 185

apories aristotéliciennes du temps 66 : celle de l’unité du


temps et celle de la permanence du maintenant (ou de
l’éternité) 67. Notre objectif sera de montrer que seule une
considération radicale du mouvement et de la structure
de l’apparaître permet d’éclaircir le vrai statut, tant de
l’unité du temps – que seule donne le mouvement – que
du présent temporel comme champ phénoménal, sans
tomber dans une excessive subjectivation de celui-ci ou
dans une exacerbation du pôle transcendant. Comme

66. Patočka ne manque pas de présenter les deux apories dans son
Aristote (ADS, p. 203) : « Ainsi le temps se compose, selon cette façon de
voir, de deux irréels, entre lesquels se dresse la limite également irréelle
du “maintenant”. Le “maintenant” lui-même est frappé d’une absurdité
semblable : il ne peut ni être toujours autre ni demeurer toujours le même ».
Pour la présentation de la première aporie, voir Physique IV, 10, 218a 3-6 :
« Outre cela, de toute chose divisible, si elle existe, il est nécessaire, quand elle
existe, ou bien que toutes ses parties existent, ou bien quelques-unes. Mais
du temps des [parties] sont passées, les autres à venir, mais aucune n’existe,
alors qu’il est divisible. Quant au maintenant, ce n’est pas une partie [du
temps]. » (Trad. par Pierre Pellegrin, p 246.) Rémi Brague la présente dans
Aristote et la question du monde (op. cit., p. 245). Pierre Aubenque l’analyse
dans le chapitre « Le temps extatique » de son livre (op. cit., p. 436). Pour
la deuxième aporie, voir Physique IV, 10, 218a 9-10 : « De plus, le main-
tenant qui semble bien distinguer le passée et l’avenir, il n’est pas facile
de voir s’il demeure toujours un et identique ou s’il est sans cesse autre »
(trad. P. Pellegrin, p. 247), mais aussi Physique IV, 11, 219b 32-35 : « Le
maintenant est donc en un sens toujours le même, en un sens n’est pas le
même, et il est de même de l’objet transporté. » (Id., p. 255.) Pour Pierre
Aubenque, voir op. cit., p. 436, mais aussi p. 443, où les deux apories du
temps sont reconduites aux apories classiques du mouvement, explicitées
comme suit : « 1) Comment l’être peut-il provenir du non-être ? 2) Comment
le même peut-il devenir autre ? »
67. Patočka invoque par exemple en 1973, dans son séminaire Platon
et l’Europe, le nom qu’Héraclite donne à la présentité stationnaire de
la manifestation : aei eon (« une fois pour toutes », cf. PE, p. 74). Nous
pouvons en inférer l’identité du maintenant (le présent de la présentité)
et de l’éternité (eon).

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186 Phénoménologie du mouvement

alternative au chiasme merleau-pontien, nous pourrons


ainsi proposer, avec Patočka, une pensée rigoureuse de
la corrélation.

3.1. L’analyse de la temporalité dans la Phénoménologie


de la perception. L’unité du temps est donnée par le
champ de présence dilaté en rétentions et protentions.
La deuxième aporie est dissoute dans l’ambiguïté d’une
subjectivité à la fois active et passive, qui est censée être
la porteuse de l’éternité

Nous commencerons par une discussion de l’analyse


de la temporalité dans la Phénoménologie de la perception,
dont on peut déjà dire qu’elle est de part en part et dès le
début conditionnée par la référence centrale à la subjecti-
vité. En effet, il n’y a pas ici pour Merleau-Ponty quelque
chose comme un temps du monde : « si je considère ce
monde lui-même, il n’y a qu’un seul être indivisible et
qui ne change pas. Le changement suppose un certain
poste où je me place et d’où je vois défiler des choses 68 ».
Ce privilège de la subjectivité est confirmé d’ailleurs par
la métaphore de la rivière qu’emploie Merleau-Ponty :
regardée objectivement, une rivière a son passé dans sa
source et son avenir dans la mer qu’elle rejoint ; mais si
l’on introduit un spectateur dans le paysage, la perspective
change, voire s’inverse, car c’est la source qui apparaît
comme origine de l’avenir de la rivière et c’est la mer qui,
au contraire, apparaît comme son passé. Cela offre une
preuve imagée du fait que le flux temporel a en réalité
comme point de départ l’avenir, ce que la présence de la
subjectivité est à même de dévoiler.

68. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 472.

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La double reconduction du temps au mouvement 187

Mais la considération de la temporalité ne peut manquer


de se heurter à l’aporie classique du temps relative à la
difficulté de le penser : car le passé a été, l’avenir n’est
pas encore et le présent est évanescent. Après une critique
rapide des solutions naturalistes et psychologistes qui,
lorsqu’elles tentent de fonder la naissance abstraite de la
temporalité par la rétention physiologique ou la rétention
psychologique, échouent parce qu’elles supposent déjà
ce qui est à déduire, une réponse au problème est cher-
chée par Merleau-Ponty dans la réitération de l’analyse
husserlienne du champ de présence. Ainsi, le présent n’est
plus instant ponctuel, mais intervalle, champ constitué
de rétentions et protentions. Dans cette perspective,
l’aporie peut attendre une résolution car, dans le champ
de présence, le temps est donné en son entier, dans ses
trois dimensions. C’est ce qui fait que le jour qui vient
de passer pèse encore sur moi « de tout son poids, il est
encore là 69 » et de même, le soir à venir « est là comme le
dos d’une maison dont je vois la façade 70 ». Loin d’être
donc inconsistants et fantomatiques, le passé et l’avenir
sont inclus dans le champ de présence, qui est fait de
rétentions et protentions. Mais cette solution d’inspira-
tion husserlienne, quelle que soit sa puissance explicative,
reste malgré tout, de façon très évidente, tributaire de ses
présuppositions subjectivistes : le temps est toujours temps
du sujet, temps subjectif. C’est ce qui permet la traduction
de ce prolongement du présent en rétentions et proten-
tions en termes d’intentionnalité 71. La Phénoménologie

69. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 478.


70. Ibid.
71. « Husserl appelle protentions et rétentions les intentionnalités qui
m’ancrent dans un entourage. Elles partent […] en quelque sorte de mon

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188 Phénoménologie du mouvement

de la perception reprend aussi le diagramme du temps


donné par les Leçons husserliennes de Göttingen sur la
conscience intime du temps en 1904-1905, diagramme
qui figure précisément le fait que le temps n’est pas une
ligne, mais un réseau d’intentionnalités, et explique la
manière dont un moment A de la série est retenu dans
un moment ultérieur qui est à son tour anticipé de façon
protentionnelle.
Mais arrivés en ce point, nous rencontrons de fait une
deuxième difficulté relative au temps : l’aporie aristotéli-
cienne du maintenant, qui est en un sens le même et dans
un autre sens différent selon l’antérieur et le postérieur.
Car si le champ de présence a la vertu de condenser le
temps en ses trois dimensions, il est lui-même invariable,
voire éternel. La métaphore de la rivière est encore une
fois adéquate pour illustrer cette tension (dans laquelle
Merleau-Ponty, qui ne cite pas Aristote, ne reconnaît pas
à proprement parler une aporie classique) : tout comme
le champ de présence est constant et invariable, la rivière
est la même – un même cours, un même écoulement.
Comme il l’écrit : « On dit qu’il y a un temps comme
on dit qu’il y a un jet d’eau : l’eau change et le jet d’eau
demeure […] il n’y a qu’une seule poussée ; une seule
lacune dans le flux suffirait à rompre le jet 72. » Comme le

champ perceptif lui-même, qui traîne après lui son horizon de rétentions
et mord par ses protentions sur l’avenir » (Merleau-Ponty, Phénoménologie
de la perception, p. 478).
72. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 484. À propos
de la conception husserlienne de la temporalité comme flux immanent,
annonçons déjà la question que formulera Patočka (LS, p. 208) : « La
“continuité intérieure” n’est-elle pas une “extension” remarquable, une
tension qui reçoit son sens moins du présent qui chaque fois s’enfuit, que
des points limites entre lesquels se tend son horizon ? La temporalité précède
le flux du temps et sa permanence. »

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La double reconduction du temps au mouvement 189

maintenant aristotélicien, le champ de présence est donc,


en un certain sens, synonyme d’éternité : le passé et le
présent y coïncident, tout le passé est dans le présent 73.
Autrement dit, dans le champ de présence quasi-éternel
nous avons une synthèse, voire une synonymie du passé
et du présent.
La tentative de dépassement de cette nouvelle aporie
est pourtant toujours régie par un basculement dans le
subjectivisme : si le temps est unique, c’est parce que
le temps, c’est moi. « Le passage du présent à un autre
présent, je ne le pense pas, je n’en suis pas le spectateur, je
l’effectue, je suis déjà au présent qui va venir comme mon
geste est déjà à son but, je suis moi-même le temps, un
temps qui “demeure” et ne “s’écoule” ni “ne change” 74. »
C’est ainsi que la rivière qui reste la même devient finale-
ment un analogon de la permanence du moi : la présence
du présent est mise au compte de la subjectivité, en
invoquant l’autorité de Husserl qui dit de la conscience
transcendantale qu’elle est zeitlos, atemporelle, et non pas
intra-temporelle. L’aporie aristotélicienne du maintenant
est par conséquent dissoute en tant que son versant éternel
est mis au compte de la conscience. La suite logique
est que la supposée éternité du champ de présence est
aussitôt mise en doute, lorsque Merleau-Ponty écrit, par
exemple, qu’il s’agit d’une quasi-éternité « hypocrite 75 »,
dans la mesure où tout contenu du champ de présence
est dynamique, évanescent et donc à parcourir.

73. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 482.


74. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 483.
75. « Le sentiment d’éternité est hypocrite, l’éternité se nourrit du
temps » (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 486).

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190 Phénoménologie du mouvement

Mais si nous gardons le sujet comme principe expli-


catif, nous devons clarifier en quoi le champ de présence
peut être le point de rencontre entre le sujet et le monde,
et Merleau-Ponty est bien conscient que la solution
husserlienne des synthèses passives n’est que « l’index
d’un problème 76 ». Dans la synthèse passive se mêlent
en effet deux intentionnalités : l’intentionnalité d’acte,
c’est-à-dire la conscience, et une fungierende Intentionalität
que Merleau-Ponty identifie immédiatement et aisément
à la transcendance. Ce qui se manifeste donc ici, c’est
finalement une passivité qui n’est pourtant pas sans
reste, qui est en un certain sens encore active : « je ne
suis pas l’auteur du temps, pas plus que des battements
de mon cœur, ce n’est pas moi qui prends l’initiative de
la temporalisation ; je n’ai pas choisi de naître et une fois
que je suis né, le temps fuse à travers moi, quoi que je
fasse. Et cependant, ce jaillissement du temps n’est pas
un simple fait que je subis 77 ».
La passivité n’est donc jamais pure, mais elle est une
« spontanéité “acquise” ». Cette ambiguïté entre actif et
passif est également illustrée par l’idée d’auto-affection,
qui n’apparaît pas par hasard dans ce contexte précis où
Merleau-Ponty reformule la théorie husserlienne de la
synthèse passive sans pourtant la récuser. Il se réclame sur
ce point, de façon attendue, de Heidegger qui reprend à
Kant l’idée d’une auto-affection du Gemüt pour l’appli-
quer au temps. Dans le sillage de l’analyse heideggérienne,
Merleau-Ponty écrit, en explicitant l’ambiguïté entre
l’actif et le passif : « le temps est affection de soi par soi :
celui qui affecte est le temps comme poussée et passage

76. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 481.


77. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 490.

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La double reconduction du temps au mouvement 191

vers un avenir ; celui qui est affecté est le temps comme


série développée des présents 78 ».
Tâchons de résumer. L’accent que Merleau-Ponty met
dès le début, dans la Phénoménologie de la perception, sur
la subjectivité comme unique vecteur ou porteur de la
temporalité, fait que l’aporie de l’inexistence du temps
est résolue par le recours à l’analyse husserlienne, menée
en termes intentionnels, du champ de présence constitué
par des rétentions et protentions. En revanche, l’aporie du
maintenant, de la quasi-éternité du champ de présence,
est dissoute : cette quasi-éternité est mise au compte de
la subjectivité, alors que du côté du champ de présence
ne subsiste que la variabilité des contenus. Qui plus est,
l’assomption du point de départ subjectif conduit à décrire
la rencontre de la conscience et du monde dans des termes
ambivalents, à la fois actifs et passifs, ambiguïté qui se
retrouve à la fois dans la reprise du thème husserlien de
la synthèse passive et dans le recours d’inspiration heideg-
gérienne à l’affection de soi par soi. Tout cela fait que le
traitement de cette dernière aporie sera inévitablement
relancé dans les notes de travail accompagnant Le visible
et l’invisible, qui témoignent sans conteste d’une crise du
modèle subjectiviste.

3.2. Les apories du temps dans Le visible et l’invisible.


Perte de l’unité du temps. L’éternité manifestée par la
deuxième aporie n’est plus l’atemporalité de la subjectivité
constituante, mais celle de la nature

Comme on le sait, Merleau-Ponty a lui-même reconnu


les problèmes insolubles posés par la Phénoménologie de la

78. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 488.

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192 Phénoménologie du mouvement

perception, qui fait encore de la distinction conscience/objet


son point de départ 79. Ce sera donc dans une perspective
anti-subjectiviste que le problème de la temporalité sera
abordé dans les rares et éparses notes de travail de 1960
qui en traitent. Ainsi, on y trouvera point par point : une
critique de l’intentionnalité et du diagramme husserlien
du temps ; un renversement du porteur de l’éternité du
champ de présence, qui n’est plus le sujet, mais la nature ;
et enfin, le maintien de l’ambiguïté activité/passivité sous
une nouvelle figure : le chiasme.
Tout d’abord, à rebours des présupposés de l’analyse
de la temporalité dans la Phénoménologie de la perception
où, comme nous l’avons vu, le principe d’explication
était le sujet, dans les notes de travail qui accompagnent
Le visible et l’invisible l’accent est mis à plusieurs reprises
sur la « primauté absolue du monde et de l’être pour une
philosophie “verticale” qui prend vraiment la percep-
tion au présent 80 ». C’est dans ce nouveau cadre qu’est
amorcée la critique du schéma temporel 81 de Husserl, qui
suppose malgré tout un temps sérial. Car même enrichi
par les diagonales des rétentions et des protentions, le
diagramme part de l’idée qu’il est possible de définir un
segment délimité de temps, ce que le problème de l’oubli
(expédié assez rapidement dans la Phénoménologie de la
perception par la formule : « se rappeler, c’est tenir, mais
tenir à distance ») met radicalement en cause. Si l’oubli
apparaît lorsque chaque esquisse est poussée par d’autres

79. Cf. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible suivi de notes


de travail, Paris, Gallimard, 1979 [1964], p. 253.
80. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 284.
81. Schéma que Patočka reprend dans son cours de 1968-1969, comme
en témoignent les notes de ses auditeurs (BCLW, p. 94).

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La double reconduction du temps au mouvement 193

dans le passé jusqu’à ce qu’elle arrive à la zone même


de l’oubli (le bout du segment), alors toute rétention
devrait finir par être oubliée ; or, il existe des rétentions
qui ne sont pas oubliées, aussi éloignées qu’elles soient.
À partir de cette objection, c’est une réévaluation de la
structure rétentionnelle et protentionnelle du champ
de présence qui s’impose : ce n’est plus l’intentionnalité
d’acte, mais ce que Merleau-Ponty appelle « rayon du
monde » – intentionnalité sans acte – qui rend compte
de l’épaisseur temporelle et phénoménale et qui fait que
l’oubli suit d’autres lois que celles de l’évanescence des
impressions.
Le même geste critique se retrouve dans la dénonciation
de la position du spectateur que l’analyse intentionnelle
suppose : celle-ci « sous-entend un lieu de contemplation
absolue […] qui puisse embrasser présent, passé et même
ouverture de l’avenir. C’est l’ordre de la “conscience” des
significations et, dans cet ordre, il n’y a pas simultanéité
passé – présent, il y a évidence de leur écart 82 ». Si ce que
nous avons pu appeler la deuxième aporie du temps était
dissipé dans la Phénoménologie de la perception par le fait
d’ériger la subjectivité en support véritable de l’éternité
(ce qui faisait que la quasi-éternité du champ de présence
était finalement dénoncée comme « hypocrite »), quinze
ans plus tard c’est l’autre versant qui est privilégié : le
champ de présence (avatar du maintenant aristotélicien)
n’est pas différent selon l’antérieur et le postérieur, mais
éternel, et cette éternité est mise au compte, non plus
du pôle subjectif mais du pôle transcendant : la nature.
Comme l’écrit de façon suggestive Merleau-Ponty dans
une de ses notes de travail les plus denses et énigmatiques :

82. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 297, note d’avril 1960.

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194 Phénoménologie du mouvement

La nature est au premier jour. Elle y est aujourd’hui. […] Il s’agit


de trouver dans le présent, la chair du monde (et non dans le passé)
un « toujours neuf » et « toujours le même ». […] Le sensible, la
Nature, transcendent la distinction passé présent, réalisent un
passage par le dedans de l’un dans l’autre. Éternité existentielle 83.

Nous voyons ici clairement que la dimension de


permanence est à présent assumée par la nature, c’est-à-
dire par le pôle transcendant. Mais bien sûr, et malgré
tout, cela ne revient pas à effacer cette polarité elle-même,
cette dualité du subjectif et du transcendant. D’où le
rôle particulier que joue, dans l’architecture interne du
Visible et l’invisible, le chiasme. Le rapport et la simulta-
néité entre le présent et le passé sont eux-mêmes traités
à plusieurs reprises en termes de chiasme : « passé et
présent sont Ineinander, chacun enveloppé – envelop-
pant » (et Merleau-Ponty de continuer : « et cela même
est la chair 84 »). C’est à ce niveau que se trouve transposée
l’ambiguïté déjà évoquée au sujet de la synthèse passive
et de l’auto-affection : celle entre activité et passivité.
En effet, le chiasme est défini dans les notes de travail
comme « réversibilité de toute perception », « acte à deux
faces 85 », « prendre et être pris 86 », « circularité voir – être
vu », « activité = passivité 87 ». C’est le chiasme qui figure
la double intentionnalité que manifestait déjà la synthèse

83. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 320-321, note de


novembre 1960.
84. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 321. Note de
novembre 1960 intitulée « Temps et chiasme ».
85. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 318.
86. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 319.
87. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 318.

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La double reconduction du temps au mouvement 195

passive et qui nous fait croire que la perception se fait en


quelque sorte dans les choses mêmes.
Quelles sont les limites de cette nouvelle description ?
Selon les jalons qui nous ont servi ici de repère, la réso-
lution de la première aporie – celle de l’inexistence du
temps – en 1945 est ici relativisée, du fait que la structure
intentionnelle (rétentions/protentions) du champ de
présence est amendée. De même, au niveau de la seconde
aporie (celle du maintenant qui est à la fois invariable
et différent), la présence du spectateur transcendantal
est raturée au profit de l’autre versant, transcendant,
qui devient le porteur de l’éternité auparavant attribuée
au sujet. L’éternité n’est ainsi plus celle du champ de
présence, mais celle de la nature.

3.3. La considération du mouvement par Patočka permet la


résolution des deux apories. L’unité du temps est l’unité
du mouvement. L’éternité est l’éternité de l’apparaître

Essayons maintenant d’indiquer de quelle manière les


contributions de Patočka à la fin des années 1960 et au
début des années 1970 peuvent nous aider à clarifier les
problèmes qu’a exhibés notre analyse des développements
merleau-pontiens. L’apport directeur et le plus éclairant
est assurément l’introduction du thème du mouvement,
dont Merleau-Ponty ne s’était approché, dans Le visible
et l’invisible, que d’une façon encore tâtonnante. Pour
Patočka, ce thème a une signification beaucoup plus
ample : le mouvement, comprenant toujours la struc-
ture « d’où… vers où… », recouvre en effet, comme
chez Aristote, à la fois les mouvements subjectifs et le
mouvement de la manifestation (genesis/phtôra). Ce cadre
élargi permet de rendre compte d’une temporalité située

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196 Phénoménologie du mouvement

au-delà du temps subjectif : un temps du monde qui est


le temps de la manifestation.
Tout comme chez Aristote 88, la thématisation du
mouvement par Patočka est l’instrument privilégié en
vue d’une résolution de l’aporie de la continuité ou de
l’inexistence du temps. Celle-ci est en effet susceptible de
trouver une solution si nous considérons la temporalité,
comme d’ailleurs l’espace-temps en son entier, comme
un résultat ou un sédiment du mouvement 89, ou encore
comme un cadre de mesure. Si le temps n’est que le
« nombre du mouvement » ou s’il ne se définit que par
rapport à ce dernier, il apparaît plus clairement que ses
extases sont toutes comprises dans la structure du mouve-
ment : en elle est donné d’emblée le commencement (le
passé) et le but (l’avenir). En tant que structure « d’où…
vers où… » qui se laisse illustrer par l’image d’une mélodie,
son sens (son futur) et son développement (son passé)
se trouvent nécessairement donnés ensemble, de même
que chaque maintenant (moment de l’effectuation) est
porté par le tout :

Le mouvement [de cette espèce] fait penser au mouvement d’une


mélodie ou, plus généralement, d’une composition musicale :
chaque élément n’est qu’une partie de quelque chose qui l’excède,

88. « En effet, du fait que […] le mouvement est continu [il suit que]
le temps [l’est aussi] », Physique, IV, 11, 219a 2-4 (trad. P. Pellegrin, p. 251).
89. Aristote écrit : « Que donc le temps ne soit ni un mouvement ni
sans mouvement, c’est manifeste. Il faut donc saisir, puisque nous cherchons
ce qu’est le temps, en commençant par là, ce qu’il est pour le mouvement ».
Physique, IV, 11, 219a 1-3 (trad. P. Pellegrin, p. 250, nous soulignons).
Patočka prend bien en compte cette dépendance du temps par rapport
au mouvement dans la présentation qu’il donne des chapitres 10 et 11 du
livre IV de la Physique dans son Aristote (voir notamment ADS, p. 203).

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La double reconduction du temps au mouvement 197

qui n’est pas là d’emblée sous une figure achevée, quelque chose
plutôt qui, préparé dans toutes les singularités, demeure toujours,
en un certain sens, à-venir, aussi longtemps que la composition
se fait entendre 90.

Voyons de quelle façon cette prise en compte radicale


du mouvement peut servir à dépasser les apories qu’avait
rencontrées Merleau-Ponty. La première d’entre elles
semblait résolue dans la Phénoménologie de la perception
par le recours au jeu des rétentions et protentions qui,
mené du point de vue d’une subjectivité atemporelle, avait
pour conséquence une dissolution de l’aporie du mainte-
nant : la quasi-éternité du maintenant, nous l’avons vu,
était reconduite à l’atemporalité du sujet, dont toutes les
opérations sont processuelles. Dans Le visible et l’invisible
en revanche, l’atemporalité de la conscience constituante
est dénoncée comme illusoire et l’éternité manifestée par
la deuxième aporie du temps est mise au compte du pôle
transcendant : la nature, le « paysage visible ». C’est ce qui
fait que la perception du sujet est toujours enveloppée,
noyée dans la simultanéité du passé et du présent dans
le présent visible, qu’elle se fait finalement à même les
choses. De cette manière, la dimension processuelle
de la subjectivité semble à chaque fois perdue, ce dont
témoigne par excellence l’auto-affection, qui tout en
nommant l’activité (processuelle et donc temporelle) du
sujet, revient toujours à une simultanéité, à une présence
à soi. Cela entraîne finalement une perte de l’unité du
temps, que la Phénoménologie de la perception tâchait de
garantir par un recours à l’intentionnalité subjective.

90. PP, p. 108.

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198 Phénoménologie du mouvement

La considération du mouvement par Patočka permet


quant à elle de préserver l’unité de la temporalité, et cela
précisément en tant qu’unité du mouvement, sans pour
autant sacrifier la dimension de processualité, comme le
fait Le visible et l’invisible, et sans renoncer au privilège
d’invariant du présent de l’effectuation, comme cela
arrive au bout du compte dans la Phénoménologie de la
perception. Le lieu de la corrélation, le lieu de la rencontre
du pôle subjectif avec le pôle transcendant semble bien
être le présent perceptif. Mais, pour Patočka, présent à
proprement parler, « immédiat au sens propre, est le champ
d’apparition en tant que tel 91 ». Nous devons dégager cet
immédiat de ses guises, des caractères perceptifs qui se
présentent en lui, et ainsi, ce ne sont plus les caractères
perceptifs d’un tel ou tel moment qui pointent le lieu de
la corrélation, mais la structure même de la rencontre. Le
champ d’apparition, comme invariant, comme maintenant
éternel, est donc plus que le présent perceptif : il est le fait
même qu’il y a rencontre, le fait même que l’apparaître
à moi a lieu. En effet, au moins une fois, Patočka met
ensemble le concept d’éternité et la pensée de l’apparaître,
dans un fragment intitulé « Ad Sein und Zeit » :

[…] l’apparaître [à moi, n. n.] en tant que dimension du fond


du monde […] pourrait demeurer éternellement irréalisé, mais
n’en est pas moins inhérent au fond du monde, une dimension
que celui-ci ne saurait perdre. C’est même cette dimension qui,
par sa relation essentielle à l’éternité, atteste que l’éternité doit être,

91. PP, p. 193.

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La double reconduction du temps au mouvement 199

au plus profond, propre à l’ordonnance du monde (Weltfug), au


fond du monde 92.

L’apparaître à quelqu’un est ici directement corrélé à


l’éternité, dans la mesure où il ordonne toute la réalité
spatio-temporelle (il s’agit bien sûr de la réalité unifiée par
le temps – et l’espace – déposée par le proto-mouvement
d’individuation, le temps du ciel et du monde, et non
pas notre temporalité). Il devient ainsi l’invariant peuplé
par des contenus variés et contingents. Autrement dit,
les signes de la contingence et de la nécessité s’inversent­ :
même si, par rapport à la dimension du monde qu’est la
réalité spatio-temporelle (citée par Patočka à titre adver-
satif dans le même fragment), l’apparaître à quelqu’un
est contingent (il pourrait ne pas se réaliser), une fois
déclenché, il devient le seul principe nécessaire de l’ordon-
nancement du monde, et ce sont les réalités spatio-tempo-
relles qui le peuplent qui deviennent contingentes. C’est
pourquoi le champ d’apparition, milieu de l’apparaître
à quelqu’un, a exactement les caractères d’invariant du
maintenant aristotélicien. Rappelons la façon dont le
décrit Patočka :

Nous considérons comme appartenant à la structure de l’apparaître


en tant que tel cette totalité universelle de l’apparaissant, le grand
tout, ainsi que ce à quoi l’apparaissant apparaît, la subjectivité
(ayant une structure pronominale vide, à ne pas identifier avec
un sujet singulier fermé), et le comment de l’apparaître dont

92. PP, p. 273, nous soulignons. Fragment du début des années 1970
rédigé en relation directe au texte de 72 sur la cosmologie de Fink.

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200 Phénoménologie du mouvement

relève la polarité remplissement – évacuation (étant entendu


que l’évacuation ne signifie jamais un vide absolu, un néant) 93.

Derrière ce que Patočka nomme ici structure de


l’apparaître se trouve présente en filigrane toute la concep-
tualité du mouvement, comme le montre la référence à
la dynamique remplissement/évacuation. Cela permet
aussi d’apercevoir la différence entre le présent perceptif
merleau-pontien et la légalité du champ phénoménal : si
le présent perceptif ne peut tenir ensemble ses deux pôles
que sous la forme du chiasme, la structure de l’apparaître
englobe l’apparaissant (avatar du pôle transcendant, la
nature) et le destinataire de l’apparaître (avatar du pôle
subjectif) sous la forme de leur corrélation. Qui plus est,
cette corrélation n’est pas statique, elle ne revient pas à
une juxtaposition mécanique mais est précisément dyna-
mique, au sens rigoureux où elle implique la corrélation
de deux mouvements : le mouvement de la manifestation
et le mouvement subjectif (mouvement de l’existence) 94.
La description de la structure de l’apparaître peut aussi

93. PP, p. 177.


94. « Nous-mêmes, avec la manière spécifique dont nous nous mettons
à part du monde à travers un rapport intérieur à lui, serions des participants
à cette individuation première. Comme toutes les autres choses, notre étant
aussi serait un mouvement se dirigeant de l’émergence vers la disparition,
d’un commencement vers une fin. La caractéristique du mouvement qui
nous est spécifique serait cependant la non-indifférence à l’être, l’intérêt
pour l’être propre et, conjointement, pour l’être de l’étant en général, sur
le fondement d’une manière nouvelle dont l’être conditionne l’étant – non
plus simplement dans son émergence et sa disparition, mais bien en tant que
clarté rendant possible la rencontre en dedans, à l’intérieur de l’univers, clarté
qui dévoile l’univers dans sa connexion avec la vie. Tel serait en définitive le
sens de la tentative pour comprendre l’existence en tant que mouvement – le
mouvement serait ici le moyen terme entre les deux manières fondamentales
dont l’être découvre l’étant » (MNMEH, p. 101). Nous redonnons ici dans

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La double reconduction du temps au mouvement 201

nous suggérer une solution à ce que nous avons appelé


l’aporie du maintenant 95 : l’invariant, l’éternel n’est pas
la nature (le pôle transcendant), n’est pas non plus le
sujet, mais l’apparaître lui-même.
Résumons. La note de travail de novembre 1960
qui parle de la nature comme étant au premier jour, de
l’éternité du présent dans le paysage visible, peut nous
inciter à chercher une proximité entre Merleau-Ponty et
les développements de Patočka portant sur la structure
de l’apparaître. En effet, dans les deux cas, c’est notre
rencontre avec la manifestation et notre inscription dans
l’apparaître qui se trouvent pensées : chez Merleau-
Ponty, comme ajointement du sujet percevant à une
simultanéité lourde de temps, profonde (celle de la
nature), et chez Patočka comme croisée de deux mouve-
ments, celui de la manifestation (ou de l’individuation
primaire) et celui qu’est la subjectivité. Qui plus est,
c’est exactement à la même époque (à la fin de l’année
1960) que Merleau-Ponty se rapproche le plus d’une
identification du sujet au Sich bewegen. Mais le problème
du chiasme, qui dénote l’indécision insurmontable entre
activité et passivité, tout comme l’impression d’une
dissolution du mouvement subjectif dans « l’éternité
existentielle » de la nature, nous ont signalé une indéci-
sion plus profonde qui affecte dans Le visible et l’invisible
la pensée de la temporalité. C’est pourquoi nous avons
tenté de reconstituer ici l’évolution du traitement du

son intégralité une citation déjà analysée supra (cf. notre sous-chapitre 2.3 :
« La deuxième reconduction du temps au mouvement »).
95. Cette aporie pourrait aussi bien être reconduite aux analyses husser-
liennes de la temporalité immanente de la conscience. Nous renvoyons sur
ce point à l’ouvrage d’Émilie Tardivel, La liberté au principe, op. cit., § 11 :
« La contradiction du nunc stans ».

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202 Phénoménologie du mouvement

problème du temps depuis la Phénoménologie de la


perception jusqu’au Visible et l’invisible, en insistant sur
les deux principales difficultés ou apories que soulève
ce traitement. En essayant de dépasser l’oscillation
de Merleau-Ponty entre les deux apories, nous avons
essayé d’indiquer en quel sens la prise en compte radi-
cale du mouvement par Patočka et sa description de la
structure de l’apparaître sont à même d’apporter une
solution à ces problèmes. L’aporie de l’unité du temps
est résolue par la considération patočkienne de l’unité
du mouvement : ainsi, le temps est unifié parce qu’il
est toujours le temps d’un mouvement, soit comme
temporalité du mouvement de l’existence, soit comme
temps sédimenté par le mouvement de l’apparaître.
Quant au problème de l’éternité, l’aporie du maintenant
s’éclaircit à la lumière de la différence entre la structure
(patočkienne) de l’apparaître et le présent perceptif, le
présent visible (merleau-pontien). Cette différence est
à notre avis précisément celle entre le caractère statique
du pôle subjectif chez Merleau-Ponty et son caractère
dynamique, de « force voyante » chez Patočka. Même
dans le cas du dernier Merleau-Ponty, toute proces-
sualité subjective est absorbée par la simultanéité de
la nature : la perception est déjà faite dans les choses,
je ne la fais pas mais la trouve comme déjà faite par le
pôle transcendant. C’est ce caractère statique du pôle
subjectif qui fait que, corrélativement, la nature soit
atemporelle, statique elle aussi (« au premier jour »).
Bref, le problème des analyses de Merleau-Ponty nous
semble être le suivant : si l’on pense le présent et lui seul
comme le lieu de la corrélation, l’on est à coup sûr exposé
aux apories de la temporalité. Puisque Merleau-Ponty
affirme que le présent perceptif est « ce qui manque au

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La double reconduction du temps au mouvement 203

monde 96 » pour être complet, cela implique que le sujet


ne rencontre pas à proprement parler le monde, mais son
absence : le manque de monde. Tel nous semble être le
cas dans la Phénoménologie de la perception. Quant au
Visible et l’invisible, si le monde est bien rencontré, celui
qui fait cette rencontre avec le pôle transcendant y est
absorbé, ne fait plus rien, ses perceptions étant déjà faites
dans le monde, etc. L’alternative est la suivante : ou bien
on interprète le présent perceptif comme trace, présence
du sujet, ou bien, si le sujet perd son statut constituant, le
présent perceptif ne peut être que la présence de la nature.
Dans le premier cas, le sujet ne rencontre à proprement
parler rien (manque de monde) et il est, en toute rigueur,
atemporel, éternel, en perte de temps. Dans le deuxième
cas, le sujet ne fait plus rien, c’est la nature qui est éternelle
et elle absorbe le sujet dans sa staticité.
La considération du mouvement par Patočka nous
aide ici en nous montrant que la corrélation renvoie,
non pas au présent perceptif, mais au champ d’appari-
tion. Elle a un statut dynamique, et non pas statique,
n’étant ni la présence du sujet, ni la présence de la
nature (le présent perceptif merleau-pontien dans ses
deux hypostases), mais la présence de la présence, la
présence de la rencontre. Le statut de la « force voyante »,
du pôle subjectif est en effet assurément dynamique ;
aussi, le « lieu » de la rencontre ou de la corrélation est,
chez Patočka, porté, dynamisé par le proto-mouvement

96. Maurice Merleau-Ponty, L’institution. La passivité. Notes de cours au


Collège de France (1954-1955), Paris, Belin, 2003, p. 217. La citation exacte
est : « chaque perception est vibration du monde […]. Comme particulière
elle ne serait pas connaissante, existante ; sa particularité n’est que ce qui
manque au monde pour être tout. »

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204 Phénoménologie du mouvement

d’individuation. Cette dynamisation est rendue visible,


bien sûr, dans la dynamique remplissement/évacua-
tion qui régit le champ phénoménal, le vrai lieu de la
corrélation.

4. Conclusion. La métaphore
de la rivière et les trois mouvements
de l’existence humaine

Nous avons déjà rencontré la métaphore de la rivière


comme description de la temporalité chez Merleau-
Ponty, qui l’utilisait dans deux buts différents : premiè-
rement, pour marquer la différence entre le point de vue
objectiviste (pour lequel l’avenir est la mer dans laquelle
la rivière s’écoule et le passé est la source) et le point de
vue phénoménologique. Si on prend en considération
la rivière en tant qu’elle est pour quelqu’un, c’est-à-dire
si l’on introduit dans le paysage un spectateur phéno-
ménologique, la lecture temporelle s’inverse : l’avenir
est la source des nouveaux flots et le passé est constitué
des ondes déjà écoulées en direction de la mer. Des
deux points de vue, objectiviste et phénoménologique,
la métaphore sert aussi à montrer l’unité du temps
– que la première aporie du temps mettait en doute.
Mais Merleau-Ponty utilise cette métaphore dans un
autre but également, pour illustrer ce que nous avons
appelé la deuxième aporie du temps, celle de l’éternité
du maintenant : bien que les ondes coulent vers la mer,
la rivière elle-même ne change pas (dans un sens, le
maintenant est le même).
Évaluons à présent l’interprétation patočkienne
de la temporalisation de la temporalité selon les trois

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La double reconduction du temps au mouvement 205

mouvements fondamentaux 97. Pour commencer, dans


le deuxième mouvement qui nomme la temporalisation
à partir du présent, le passé et le futur sont lus à travers
le prisme du présent : le passé est le cadre, la somme des
disponibilités pour l’agir actuel, et l’avenir est ou bien la
conséquence prévisible de l’agir actuel (donc déjà donné
dans le présent), ou bien l’accident imprévisible qui doit
être réintégré dans la trame du présent. La seule présen-
tation du passé est donnée comme ici et maintenant,
comme disponibilité massive des objets, et l’avenir est la
conséquence immédiatement anticipable du présent, donc
le prolongement du présent. Si, dans la rivière, quelqu’un
nage avec le courant, son avenir est la conséquence de
l’emportement de la rivière, du fait d’être porté par elle,
il est l’aval, l’écoulement vers la mer. Le passé existe
seulement comme source, comme fournisseur du flot
actuel dans lequel le nageur est immergé. On retrouve
ainsi, logiquement, l’interprétation objectiviste de la
métaphore chez Merleau-Ponty, puisque, chez Patočka
aussi, la temporalisation à partir du présent est le signe de
l’aliénation du deuxième mouvement, de son emporte-
ment et de son écoulement dans l’objectivité. La figure de
cette temporalité serait la fuite (de la source vers la mer).
La temporalisation à partir du passé dans le premier
mouvement, celui de l’enracinement, envisage l’avenir
passivement, dans l’acceptation des possibilités déjà
données. L’avenir est simplement le prolongement de
l’écoulement inchangé du même ; le passé comme tradition

97. Nous sommes donc d’accord pour dénoncer, avec Émilie Tardivel, la
« confusion entre les mouvements et leur mode de temporalisation » (op. cit.,
p. 153) et pour soutenir que dans chaque mouvement de l’existence s’opère
une temporalisation à part entière (id., cf. p. 162, cf. p. 204).

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206 Phénoménologie du mouvement

figée engloutit ce qui advient, et le futur n’est rien d’autre


qu’un nouveau passé, le même passé qui revient. Patočka
a ici en vue, comme on a pu le voir, l’anhistoricité des
peuples « primitifs », dont la tradition norme tout ce qui
advient, ainsi que la cécité de l’enfance (ou de l’anima-
lité) à l’égard de la fuite temporelle (l’« atemporalité » de
l’enfant). Si, pour le deuxième mouvement, la métaphore
de la rivière se précisait dans l’image du nageur animé
par un enjeu de survie, qui lutte pour se maintenir à la
surface, pour prolonger sa vie pendant qu’il est emporté
vers l’avenir de la rivière (la mer), ici on pourrait appli-
quer en guise d’illustration l’image du flottement passif :
le flottement touche à la quasi-éternité de l’écoulement,
car si on flotte, les vagues qui nous entourent et nous
soutiennent restent les mêmes tout en nous emportant.
Le paysage qui change est comme masqué par le fait
que le flot est le même ; on ne sent pas la poussée de la
rivière, comme dans le cas du nageur qui sent la force
du courant dans son effort de se maintenir à la surface.
Bien sûr, il ne peut s’agir ici que d’une quasi-éternité
faible, qui n’est que le résultat d’un rétrécissement du
champ de vue, puisqu’elle suppose seulement la prise en
compte du tout proche, au détriment du paysage lointain
qui, lui, change incessamment. Une telle impression de
l’identique, de l’inchangé qui nous accompagne toujours
de la même façon, nous ne pouvons l’habiter que si l’on
s’en tient au « sens pauvre » qui caractérise pour Patočka
la vie pré-historique. La figure métaphorique de cette
temporalisation serait ici le flottement, dans l’être-emporté
par le flot identique.
Il est fort suggestif, à nos yeux, que Merleau-Ponty,
parlant de « l’éternité existentielle » à trouver dans le paysage
visible, invoque immédiatement la nature. La simultanéité

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La double reconduction du temps au mouvement 207

du passé et du présent au « premier jour » de la nature


évoque plutôt l’être-englouti par le passé dans la passi-
vité du flottement, et d’ailleurs notre analyse a tâché de
montrer que c’est vers une telle passivité que se trouve
reconduit le sujet perceptif dans Le visible et l’invisible :
il trouve toutes les synthèses déjà faites, les perceptions
déjà accomplies – là-bas, dans la nature. De même, pour
Patočka, le premier mouvement, caractérisé à son tour
par la passivité, se rapproche le plus d’un « état naturel ».
Comment la métaphore de la rivière se laisse-t-elle
appliquer au troisième mouvement et quelle image domi-
nante est-elle susceptible de donner dans ce cas ? Dans ce
que Patočka nomme la temporalisation à partir de l’avenir,
ce dernier, on l’a vu, n’est rien d’autre que la possibilité
ultime, la mort qui frappe de finitude tous nos gestes.
Assumer cette finitude n’est possible que dans une attitude
décidée, combattive, qui ne lui tourne pas le dos. C’est
pour cette raison que nous croyons que la métaphore la
plus appropriée pour ce troisième mouvement est la figure
d’un nageur qui va contre le courant, qui l’affronte et qui
fait face à l’avenir (celui-ci étant, dans ce contexte, la source
de la rivière). C’est d’ailleurs ce combat avec les eaux que
mène le forçat des Palmiers sauvages de Faulkner, dont
Patočka se sert pour illustrer l’intrépidité, le dévouement
et le risque impliqués par le troisième mouvement 98.
Le passé, selon cette métaphore, est le flux écoulé des
vagues ; c’est donc dans cette troisième temporalisation
que la métaphore s’inverse et que le passé proprement dit
est bien localisé dans la mer, tandis qu’il devient évident
que le fournisseur de toute nouveauté, de tout à-venir,
est la source. Le sens de la métaphore ainsi inversée révèle

98. « Qu’est-ce que l’existence ? », MNMEH, p. 244-245.

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208 Phénoménologie du mouvement

aussi ce que les deux premiers mouvements semblaient


oublier : si, en eux, le nouveau semblait être (comme l’a
montré notre recours à l’image de la rivière) le paysage
que rencontre celui qui flotte (premier mouvement) ou
les vagues qui emportent celui qui essaie de se maintenir
à leur surface (deuxième mouvement), en réalité, dans les
deux cas, la véritable source de nouveauté est la poussée
de la rivière qui, elle seule, fait que le paysage change en
déplaçant celui qui est emporté vers des configurations
toujours autres. Le véritable avenir est toujours la source
de la rivière, et c’est seulement en affrontant le courant
qu’on la découvre comme telle.
De surcroît, ce qui se montre dans cette troisième
figure de la métaphore, dans l’image du nageur allant
contre le courant, est le fait que seul celui-ci a la possi-
bilité d’acquérir un sens global de l’écoulement. Si l’on
flotte avec les vagues (premier mouvement), la situation
peut renvoyer à un certain invariant (l’immobilité du
flottement, la permanence de l’environnement aquatique
qui nous emmène – pensons par exemple à Huckleberry
Finn et Jim sur leur radeau porté par le Mississippi 99),
mais cet invariant est pauvre et ne se maintient qu’à la
condition d’une myopie qui rétrécit le champ d’atten-
tion à ce qui est immédiatement proche. Si l’on se débat
avec les vagues pour se maintenir à la surface tout en
étant emporté (deuxième mouvement), le sens de notre
action se trouve encore une fois réduit à ce qu’il y a
d’immédiatement proche, d’immédiatement menaçant.

99. Nous n’aurions pas osé donner cet exemple si Patočka lui-même
n’avait pas invoqué Mark Twain, il est vrai, dans un autre contexte (pour
illustrer l’écart entre la disposition respective du capitaine et d’un voyageur
sur un même navire voguant sur le Mississippi). Cf. PP, p. 63.

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La double reconduction du temps au mouvement 209

Mais c’est seulement en affrontant le courant (troisième


mouvement) que l’on gagne un sens global, total de la
rivière, qui devient davantage que les vagues que l’on doit
dominer pour rester à la surface et qui nous emportent
vers d’autres paysages, davantage que le flot qui nous berce
et qui n’apparaît comme identique à soi que si l’on ne
regarde pas trop loin. En affrontant le courant, la force
des vagues suggère et rend présente immédiatement la
source, et leur écoulement appelle en présence aussi la
mer ; ainsi, toute la rivière est donnée d’un seul coup, et
c’est elle seule en son entier qui mérite l’attribut de la
permanence, c’est l’écoulement de la source vers la mer
qui, en son entier, ne change pas.
La métaphore 100 ainsi interprétée nous aide à illustrer
la position de Patočka au sujet du temps, telle que nous
avons essayé de la reconstituer. La temporalisation de la
temporalité se fait différemment en fonction de l’atti-
tude de celui qui se trouve immergé dans la rivière ; c’est
son flottement, son débattement pour la survie ou son
affrontement du mouvement qui s’écoule qui éclairent
différemment, comme début et fin de son mouvement, les
différentes extases temporelles. Mais son mouvement ne
fait que se démarquer sur la toile de fond du mouvement
plus général de la physis, de la rivière, qui lui donne en

100. Si l’on pense à la figure de Thalès, on peut sans doute affirmer que
la métaphore aquatique est présente en philosophie dès son commencement,
et le recours à elle pour penser la physis comme écoulement s’est manifesté
très tôt à travers le panta rhei d’Héraclite. Rappelons aussi la célébrissime
sentence héraclitéenne selon laquelle on ne peut pas se baigner deux fois dans
la même rivière, sentence qu’Aristote invoque dans le cadre de son analyse
du lieu propre pour dire qu’une partie du fleuve peut être quand même
immobile (cf. Physique, IV, 4, 212a12-20). Virgil Ciomoş commente ce
passage important dans Timp şi eternitate [Temps et éternité], op. cit., p. 183.

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210 Phénoménologie du mouvement

effet à chaque fois et plus profondément son sens temporel


le plus propre. C’est le mouvement de la rivière qui
occasionne et fonde les attitudes différentes du nageur :
il y a d’abord le temps de la physis, le début et le sens de
l’écoulement, qui est transformé, dans le débat du nageur
avec lui, dans la temporalité humaine. Mais notre tempo-
ralité ne crée pas le temps, elle est seulement une lecture
différemment faite du temps déposé par le mouvement de
manifestation. Et ce qui se montre à proprement parler
comme invariant aux yeux de celui qui regarde en face
l’inébranlable écoulement de ce mouvement général, ce
qui apparaît comme éternel, c’est le jaillissement de la
manifestation, l’apparaître lui-même.
Nous sommes parti d’un constat simple : même si
Patočka déclare à maintes reprises sa fidélité envers le trai-
tement antérieur, notamment heideggérien, du problème
de la temporalité, au point de le citer comme source de
sa propre théorie des mouvements de l’existence, cette
théorie même, tout comme d’autres propos (disparates
mais fort importants), semble remettre en cause cette
supposée fidélité. Ainsi, le recours à la définition aristo-
télicienne du mouvement mène Patočka à reconduire la
triple temporalisation de la temporalité de l’existence au
mouvement, et nous avons tâché de montrer en quel sens
l’assimilation de l’avenir au possible justifie ce passage
discret mais décisif. C’est à l’aide du même vocabulaire
de la possibilité que nous avons cru trouver la cohérence
et l’opportunité de la mobilisation dans ce cadre du
concept de ciel. Le ciel est un visage insigne de la physis,
du réservoir (matière) de possibles (et beaucoup plus
qu’un simple matériau). Ensuite, l’intervention du ciel
(mesure aristotélicienne des autres mouvements, repère
et donateur du temps) dans le dispositif thématique du

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La double reconduction du temps au mouvement 211

temps nous a aidé à lier à ce même dispositif la considé-


ration du mouvement d’individuation, « l’ancienne physis
restituée », comme ce qui dépose à proprement parler le
temps (et l’espace) en tant que sédiment(s). Nous avons
cru nécessaire aussi de mettre à l’épreuve la cohérence
ainsi reconstituée des thèses patočkiennes sur le temps au
moyen d’une confrontation avec les difficultés majeures
que rencontre, aux prises avec cette même problématique,
une autre pensée importante du courant phénoménolo-
gique : celle de Merleau-Ponty. Le rapport différent et
problématique du premier et du deuxième Merleau-Ponty
aux difficultés de l’unité du temps et de la permanence du
maintenant (déjà reconnues par Aristote comme apories
du temps) nous a permis d’établir combien salutaire est la
dynamisation du problème opérée par Patočka et combien
nécessaire est en effet ce que nous avons appelé la double
reconduction du temps au mouvement.
Un dernier mot à propos du temps « commun »,
sédimenté par la physis, et qui donne la mesure (et donc
la temporalité) de la vie subjective. Patočka est formel
là-dessus : le temps « est à concevoir autrement […] que
chez Husserl et Heidegger, qui eux aussi [comme toute
la modernité, n. n.] regardent le temps et en particulier la
temporalité comme quelque chose de subjectif 101». Patočka
essaie de penser le temps (surtout pendant la période de
la fin des années 1960 et du début des années 1970) de
manière asubjective, et les raisons qui motivent ce retour
au phénomène fondamental du temps (de la physis) sont
les mêmes que celles qui mènent à la destitution du
sens classique de la subjectivité dans la phénoménologie
asubjective. Dans le cas qui nous intéresse ici, aucune des

101. PP, p. 215.

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212 Phénoménologie du mouvement

structures et des facultés proprement subjectives n’est à


même d’introduire dans l’être l’extension temporelle :
ni l’imagination ou la mémoire (deux types de « quasi-
présence »), ni la pensée (« schématisation qui présuppose
les données sensibles ») ne sont capables d’en rendre
compte, car toutes (comme la subjectivité en son entier)
présupposent « au préalable une présence originelle […],
une donation, pourrait-on dire, de la totalité 102 ». Tout
comme le sujet n’est pas responsable de l’apparaître de
l’étant, tout comme il n’y a pas un « projet » subjectif des
possibilités qui constitue la charpente du monde, tout
comme il n’y a pas vraiment de « constitution » subjective
de l’apparaissant, « l’être de la manifestation n’est pas
notre œuvre, le temps qu’elle présuppose n’est pas créé par
l’existence 103 ».
Les repères les plus intimes de la temporalité interne :
la respiration ou les battements du cœur (qui montrent le
mieux l’antérieur/postérieur du flux des vécus), ne sont
tout simplement pas « internes », mais bien plutôt, pour
dire ainsi, « externes » ; ils relèvent (comme le corps propre
lui-même) de l’individuation primaire, physique, celle
qui nous place parmi les autres étants qu’elle individue.
Autant dire que le flux interne des vécus est lui aussi plutôt
externe, et que la conscience intime du temps est à son
tour « extime », comme toute autre effectuation subjec-
tive (et comme d’ailleurs la subjectivité en son entier) :
Patočka ne se lasse en effet pas de rappeler que dans le
sujet, « il n’y a rien à voir ». Ceci nous est dit expressément
dans un paragraphe qui examine la « détermination du
moi par le monde » : « je suis temporellement, en avant

102. MNMEH, p. 27.


103. MNMEH, p. 242, nous soulignons.

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La double reconduction du temps au mouvement 213

de moi-même et en retenant le déjà, mais le pas encore


et le jamais plus ne sont pas uniquement mon déjà, etc.,
ils sont communs 104 ».
Le temps est donc commun : l’antérieur/postérieur qu’il
nomme « n’est [pas] purement mien 105 ». Les animaux
qui attaquent le point de rencontre avec la proie (et
non pas la proie à l’endroit où elle est au moment où ils
la voient) prouvent, par exemple, qu’ils ont la capacité
d’une certaine anticipation temporelle, et ceci est visible
jusque dans les formes les plus primitives de rapport à
un antérieur-postérieur, comme l’observation biologique
des rythmes saisonniers ou l’engagement généralisé dans
l’antério-postériorité qu’on appelle couramment crois-
sance et dépérissement. Ce n’est pas la subjectivité qui
introduit le temps dans l’être ; tout au plus pourrait-on
dire que toute vie fait l’épreuve d’un type de tempora-
lité. Et (si l’on suit Aristote) même les choses (les étants
inanimés) vivent tout au moins de la « vie immortelle »
qu’est pour eux le mouvement de la physis. Un étant
quelconque, tel un morceau de lave sur la surface de la
Lune, même s’il est indifférent à son être (et bien qu’il
n’ait pas de temporalité proprement dite), accompagne
lui aussi, pour un certain temps, le mouvement de la physis
qui l’a individué : il est lui aussi une inscription dans un
intervalle de type pas encore/plus jamais. Que l’uranium
ne « sache » pas qu’il dénombre ou qu’il co-mesure avec
son mouvement le mouvement global de la physis, cela
n’empêche pas qu’il y ait, « objectivement » si l’on veut,
ou mieux encore, physiquement, quelque chose comme
une « durée de vie » de l’uranium. Celle-ci n’est pas le

104. PP, p. 216.


105. PP, p. 216.

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214 Phénoménologie du mouvement

fait d’une attribution subjective de la durée, mais bien


un cadre précisément défini par la physis, dans lequel
s’inscrit, (à un certain endroit et) entre un pas encore et
un plus jamais, l’individuation de cet étant particulier.
Il est extrêmement difficile, nous venons de le voir,
d’exemplifier ce pas encore et ce plus jamais anonymes,
sédimentés par la physis 106 et qui constituent le cadre
temporel de l’individuation de tout étant 107. Nous avons
suggéré, à la suite d’Aristote et de sa définition du temps
comme nombre du mouvement selon l’antérieur et le
postérieur, une explicitation du concept de temps comme
commensurabilité entre un mouvement individué et le
mouvement général de la physis. Un étant quelconque
dénombre (co-mesure) à travers le mouvement individué
qu’il est lui-même un intervalle d’accompagnement du
mouvement de la physis, c’est-à-dire s’inscrit lui-même
dans un segment placé entre un pas encore (antérieur)
et un plus jamais (postérieur), assurés par l’incessante
éclosion de la physis. Nous avons du mal à illustrer cette
commensurabilité asubjective parce qu’il semblerait que,
à chaque fois qu’elle est examinée par une subjectivité,
c’est le sujet lui-même qui dénombre l’antérieur et le
postérieur, que c’est donc seulement le sujet qui est
capable de mesurer quoi que ce soit. Mais s’il est difficile
de thématiser asubjectivement le temps, il est tout simple-
ment impossible d’exemplifier un jaillissement purement
subjectif de la temporalité, un « temps interne », prétendue
essence de l’égoïté transcendantale, qui s’offrirait à soi-
même ses repères, c’est-à-dire son antérieur/postérieur.
Nous venons de le voir : même les jalons les plus intimes

106. Cf. PP, p. 157.


107. Cf. MNMEH, p. 100.

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La double reconduction du temps au mouvement 215

de la fuite irréparable du temps (la respiration, les batte-


ments du cœur) et même les opérations les plus intimes
de la subjectivité (telle l’imagination ou la réflexion, qui
présupposent toutes les deux une donation préalable
de la totalité) sont la marque du mouvement général
d’individuation et les témoins de notre inscription dans
la physis. Pour nous aussi, le plus jamais et le pas encore
sont donnés par le mouvement de manifestation (le ciel,
en tant qu’incarnation la plus régulière et la plus vaste
de l’antérieur/postérieur sédimenté par la physis, est pour
cette raison même notre repère temporel insigne). Patočka
est à nouveau formel là-dessus, quand il écrit que « le pas
encore et le plus jamais temporels [anonymes, sédimentés
par la manifestation, n. n.] deviennent [dans l’apparaître
à moi, n. n.] rétention anticipante qui demeure auprès
du présent 108 ».
La métaphore de la rivière nous a aidé à montrer que
la temporalisation de la temporalité humaine (dans sa
triple figure) est donnée dans notre rapport au mouvement
de la physis. Le temps en général n’est rien d’autre que
ce rapport (cette commensurabilité, ce dénombrer selon
l’antérieur/postérieur) entre un mouvement individué (un
vivant quelconque, mais aussi un étant quelconque) et le
mouvement global de la physis. Si tel est le cas, comment
expliquer la fascination que le concept de temps exerce sur
la phénoménologie husserlienne et heideggérienne ? Si le
temps est ce que le mouvement de manifestation dépose
comme l’antérieur/postérieur qui encadre (et qui est
dénombré comme tel par) tout mouvement individualisé,
il n’y a pas de temps indépendamment du mouvement, il
n’y a tout simplement pas de temps « en soi ». Le flux des

108. MNMEH, p. 270.

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216 Phénoménologie du mouvement

vécus, tout comme l’incessante production d’individualités


toujours autres, n’est pas le fait du temps « en soi », mais
bien le fait du mouvement. L’« extase même » n’est pas le
temps (« en soi »), mais bien le mouvement de la physis,
qui inclut et traverse également le mouvement qu’est le
sujet. Les apories du temps sont de même réductibles,
comme nous avons essayé de le suggérer ponctuellement,
aux apories du mouvement. Autant conclure que ce qui
est cherché dans la multiforme enquête que la phéno-
ménologie a entreprise à propos de cette abstraction (et
extase) du mouvement qu’est le temps n’est rien d’autre
qu’une tentative de saisie du mouvement lui-même.

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IV

Espace et spatialisation.
Les deux sources théoriques
de la proto-structure
spatialisante je – tu – ça

Contrairement au temps, qui n’a jamais reçu un traite-


ment systématique dans les travaux phénoménologiques de
Patočka, le problème de l’espace a été pour sa part présenté
et traité extensivement dans deux textes 1 datant du début
des années 1960 : un plutôt historique 2, incorporé dans
la thèse d’habilitation portant sur Aristote, l’autre, plus
audacieux et phénoménologique 3, qui attirera beaucoup
plus notre attention, témoignant déjà de la refonte des
motifs phénoménologiques classiques. Les résultats de

1. Ces deux textes relevaient originairement d’un seul projet de travail


sur l’histoire et sur la signification du concept d’espace, projet qui comprenait
à la fois une partie historique (que Patočka a remaniée – en la rédigeant
aussi en français pour une publication dans un numéro spécial de la revue
Sborník prací filosofické fakulty brněské university – et qu’il a incorporée par
la suite dans son Aristote) et une partie plus spéculative (publiée seulement
en 1985 – dans l’édition samizdat de ses œuvres – sous le titre « L’espace
et sa problématique »).
2. « Esquisse de l’évolution historique du concept d’espace, des
commencements jusqu’à Leibniz », in ADS, p. 263-317.
3. « L’espace et sa problématique », in QQP, p. 13-81.

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218 Phénoménologie du mouvement

cette enquête se retrouveront d’ailleurs plus tard dans


la présentation de la théorie des trois mouvements de
l’existence comme dans les analyses sur la corporéité,
et motiveront le programme de la phénoménologie
asubjective.
Dans ce qui suit, nous présenterons d’abord les raisons
du déplacement patočkien du problème de l’espace d’un
cadre historique à un cadre phénoménologique – où
l’espace est étudié, non comme un ordre structurel, mais
comme réalisation d’un ordre, comme spatialisation,
comme entrée dans l’espace. Nous suivrons Patočka dans
la présentation qu’il donne de cette proto-spatialisation
en tant que proto-structure d’interpellation, en tant que
relation fondamentale je – tu – ça. La dynamisation du
problème de l’espace à l’œuvre dans l’analyse de la proto-
structure d’orientation nous enjoint à proposer à titre
hypothétique une triple interprétation de celle-ci selon
le terme pronominal qui régit le mouvement d’orienta-
tion. Nous croyons pouvoir repérer ainsi les germes de
ce qui sera par la suite la théorie des trois mouvements
de l’existence.
Le caractère didactique et assertif de la présentation que
donne Patočka de cette proto-structure spatialisante nous
a encouragé à chercher en outre ses éventuelles sources
philosophiques. Le fait que les textes portant sur le thème
de l’espace sont contemporains de son Aristote et suivent
donc une période où Patočka s’occupe intensivement de la
philosophie grecque classique nous a poussé à confronter
ses acquis à la théorie aristotélicienne du lieu. La concep-
tion aristotélicienne du lieu propre nous fournira ainsi
une possible source de la forme pronominale de la proto-
structure de spatialisation, et l’analyse aristotélicienne de
l’architecture des champs sensoriels nous aidera à éclaircir

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Espace et spatialisation 219

l’interprétation que donne Patočka de cette même archi-


tecture comme bâtir, tout en nous indiquant une autre
source hypothétique de la triplicité des mouvements de
l’existence. La confrontation avec Aristote, que nous
poursuivrons aussi à travers une analyse des objections
que Patočka lui adresse, nous montrera surtout l’influence
que le concept aristotélicien de mouvement, ainsi que la
définition du lieu comme terme du mouvement, ont eue
sur la dynamisation phénoménologique du problème de
l’espace.
L’espace personnel est un phénomène d’orientation
qui requiert un repère : la terre. Nous suivrons le destin
de cette assez mystérieuse référence dans l’œuvre phéno-
ménologique de Patočka, en marquant en même temps
les différences par rapport au rôle que la terre joue chez
Heidegger. C’est ce concept de terre comme visage de
la physis qui nous permettra de reconnaître un Patočka
plus aristotélisant que Heidegger et de donner un tableau
complet de l’espace comme moment de la rencontre du
mouvement subjectif spatialisant et du mouvement de
l’apparaître qui dépose comme sédiment l’espace-temps
de l’individuation des étants. Après une analyse du bâtir
comme sens fondamental du phénomène de spatialisation
(et de l’exemple privilégié de bâtir qu’est l’espace sacré), et
après avoir examiné la présentation patočkienne de l’his-
toire de l’habitation, nous poursuivrons la confrontation
avec Heidegger, en analysant les motifs qui ont poussé
ce dernier à récuser ultérieurement sa propre tentative
de réduction de la spatialité à la temporalité dans Sein
und Zeit. La perspective patočkienne apporte pour sa
part une solution à ce problème légué par Heidegger
– problème qui constitue, à notre sens, l’origine directe
de « L’espace et sa problématique » et qui fait donc signe

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220 Phénoménologie du mouvement

vers l’autre source possible de la forme pronominale de


la proto-structure de spatialisation – et permet donc, non
seulement de le résoudre, mais aussi d’élucider les motifs
de la tentative heideggérienne de réduction elle-même.
Notre programme sera par conséquent, dans ce
chapitre, le suivant : la présentation de la proto-structure
spatialisante requise par une analyse de l’espace comme
réalisation d’une géométrie sera suivie d’une confron-
tation de la conception patočkienne avec l’une de ses
sources probables – la théorie aristotélicienne du lieu.
L’éclaircissement du rôle de la terre dans la phénoméno-
logie de Patočka nous amènera à une confrontation avec
Heidegger qui aboutira, à travers l’analyse du bâtir et de
l’habiter patočkiens, à l’examen de la tentative (reconnue
comme impossible par Heidegger) de la réduction de
l’espace à la temporalité. Cette dernière étape de notre
parcours nous conduira à souligner l’importance cruciale
du mouvement dans la phénoménologie patočkienne de
l’espace.

1. Présentation de la proto-structure
spatialisante

1.1. L’espace est la réalisation d’une géométrie (et seulement


par la suite une géométrie réalisée). Le problème de
l’espace est par là déplacé vers la phénoménologie

« L’espace et sa problématique » débute par une


recherche historique guidée par le concept de concret
comme attribut essentiel de l’espace (alors que dans l’autre
analyse des significations historiques de l’espace, que l’on
trouve dans l’Aristote de Patočka, le critère directeur est

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Espace et spatialisation 221

plutôt le concept de vide). Ainsi, l’histoire du concept


d’espace peut, après investigation, être décrite comme
le passage d’un espace comme concret irrationnel et
immaîtrisable (moment de la philosophie pré-socratique :
l’espace comme mè on, pur non-être, des Éléates ; le vide
rempli de négativité des atomistes ; et la hypodochè ou
chôra de Platon, qui n’acceptera jamais de géométrie),
à travers les tentatives modernes de rationalisation et
géométrisation qui sacrifient parfois la concrétude de
l’espace (l’absolutisation de l’espace, en tant que géométrie
euclidienne, dans la peinture de la Renaissance, trouve
son achèvement dans l’espace newtonien, qui perdure à
même ses critiques – les cartésiens, Leibniz, Kant), jusqu’à
un concept d’espace comme concret rétabli et rationa-
lisé (la physique et la psychologie contemporaines, qui
envisagent le problème sous la forme d’une tripartition :
l’espace géométrique abstrait, ordre relationnel et formel,
qui se concrétise respectivement dans un espace physique
et un espace psychologique) 4.
L’espace est donc, maintenant et le plus souvent,
caractérisé comme réalisation d’une géométrie. Patočka
rapporte la définition de Jean Nicod : « l’espace est un
ensemble d’objets satisfaisant une géométrie 5 ». Bien sûr,
la géométrie réalisée dépend de la matière dans laquelle
elle se réalise : celle qui régit le comportement des solides
et qui est l’ordre de l’espace physique post-relativiste est
très loin de celle, euclidienne, de l’espace visuel 6, qui se
réalise dans l’espace psychologique. De plus, le sujet ne

4. Cf. QQP, p. 79.


5. QQP, p. 33.
6. QQP, p. 35.

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222 Phénoménologie du mouvement

vit pas l’espace comme ordre géométrique 7 ; la géomé-


trisation est, certes, une possibilité de l’espace vécu, mais
notre inscription dans des relations spatiales ne se fait
pas à la manière d’un « sujet mathématicien expert » qui,
partant des données des champs sensoriels, développerait
« une géométrie et, partant, une physique 8 ». La physique
moderne elle-même, bien qu’elle envisage l’espace comme
structure formelle des processus, ne traite que l’aspect
formel de ces processus, ne fait que dominer la structure
du réel, et non pas le réel lui-même, car elle n’analyse pas
les processus dans leur réalisation 9. D’où la conclusion
de Patočka : « si nous voulons connaître l’espace en tant
que concret, il faudra diriger notre attention, non pas sur
la structure relationnelle, non pas sur la géométrie, mais
précisément sur la réalisation. Ce n’est pas la géométrie
qui produit la réalisation, mais la réalisation qui produit
la géométrie 10 ».
C’est par ce geste théorique puissant, bien que discret,
que Patočka introduit le problème de l’espace dans la
phénoménologie, lorsqu’il affirme :

Les relations ne sont réelles que dans le contexte de la réalisation.


Une telle réalisation ne nous est connue dans l’expérience qu’en
tant que réalisation par un sujet. […] Si nous voulons étudier,
dans l’expérience, la réalisation des relations, il faudra donc

7. « Le sujet ne parvient pas d’un seul coup à saisir les relations géomé-
triques, dans la formalité qui les dote de leur efficacité pour la science, mais
n’y arrive que par un processus que nous avons qualifié de géométrisation
des relations empiriques » (QQP, p. 42).
8. QQP, p. 40.
9. Cf. QQP, p. 43.
10. QQP, p. 43.

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Espace et spatialisation 223

recourir – il est tout naturel de recourir – à l’étude de l’expérience


de la vie, à l’étude du vécu 11.

Le raisonnement est donc le suivant : le problème de


l’espace se trouve réduit, au bout du parcours historique
qui va jusqu’à nous, au problème de la réalisation d’une
géométrie. Cette conception conserve le statut concret
de l’espace en l’envisageant comme la concrétisation
d’un ordre spécifique. Néanmoins, bien que les sciences
modernes étudient en profondeur la structure formelle
de cet ordre spécifique (en tant que structure du compor-
tement des corps pour la physique et la chimie, ou en
tant qu’ordre structurel des champs sensoriels et du
comportement vivant pour la psychologie et la biologie)
la réalisation de cet ordre n’est quant à elle pas interrogée.
Et le seul exemple disponible de réalisation des relations
est celle qui est à l’œuvre dans la vie d’un sujet agissant.
Autant dire, nous semble-t-il, que le seul concret qu’on
connaît est le champ phénoménal. La forte résonance
husserlienne de cette manière de déplacer le problème sur
le terrain de la phénoménologie est d’ailleurs atténuée ou
tempérée dans la conclusion du texte, où Patočka nous dit
que l’examen de l’organisation originelle de l’expérience
(dont la géométrisation est un épiphénomène) ne peut
être accompli ni par la « psychologie objective », ni par la
« phénoménologie purement introspective » de Husserl,
car les deux « présupposent tacitement que nous savons ce
qui nous est originairement donné », tandis que la tâche
à effectuer est ici « précisément de découvrir les ultimes

11. QQP, p. 44.

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224 Phénoménologie du mouvement

données les plus originaires à travers lesquelles le sujet


entre en relation avec le monde 12 ».
La réalisation est donc à examiner, mais, comme
les écrits phénoménologiques ultérieurs de Patočka le
montreront (et comme cela apparaît déjà en germe
ici), « le réalisateur […] c’est le champ d’apparition lui-
même 13 », et non pas le sujet. C’est le champ phénoménal
qui doit être interrogé et, par conséquent, « l’espace devra
donc être compris, non pas comme ordre fixe et achevé,
mais comme ordination. L’accent est déplacé : l’espace
n’est plus simplement une géométrie réalisée, mais une
géométrie réalisée 14 ».
Soulignons tout de suite la dynamisation du problème
de l’espace opérée ici : l’espace n’est plus une structure
statique, mais un mouvement de spatialisation ou, plutôt,
le terme fluctuant de ce mouvement. Trois conséquences
s’ensuivent immédiatement. D’abord, la relation originaire
qui fonde l’espace n’est pas une relation géométrique, n’est
pas un rapport dans lequel le sujet se trouve intégré, mais
« le se-rapporter qu’il est 15 » lui-même. L’espace réalisé
est un espace ordinans plutôt qu’ordinatum : il est une
entrée dans l’espace. Deuxièmement, « le dedans originaire
et primordial n’est pas le dans ou à l’intérieur de géomé-
trique », mais « il est tout ensemble et dans une mesure
égale dans et hors 16 ». Le hors, qui nomme l’extériorité, la
qualité irréductible d’extension comprise dans le concept
d’espace, n’est pourtant pas un emplacement du sujet

12. QQP, p. 80.


13. PP, p. 198.
14. QQP, p. 46.
15. QQP, p. 46.
16. QQP, p. 46.

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Espace et spatialisation 225

« devant le monde, en face d’une perspective et devant


elle 17 », comme l’écrit Patočka à propos des avatars du
subjectivisme moderne. Il est plutôt l’irréductible distance
entre l’ordonnancement de l’espace et son résultat, l’ordre ;
il est « la mise à part sans laquelle ni l’articulation géné-
rale, ni, partant, l’intégration de soi dans le tout articulé
ne serait possible 18 ». D’où la troisième conséquence : la
relation spatialisante est décrite comme celle « à travers
laquelle le sujet se met à part de la totalité des autres
êtres pour s’y intégrer à nouveau 19 ». Le mouvement de
spatialisation, caractérisé par la suite comme bâtir, est
une intégration dans la totalité, l’obtention d’un « chez
soi », d’un « dedans originaire » qui présuppose au préa-
lable une expulsion du sein de la totalité 20. C’est cette
expulsion qui serait la cause motrice de la réintégration
dans la totalité qu’est la spatialisation.

17. QQP, p. 51.


18. QQP, p. 46.
19. QQP, p. 46.
20. MNMEH, p. 175-176 : « L’homme est, parce qu’il y a une disso-
lution au sein même de la totalité de l’être absolu, dissolution qui peut être
formulée comme l’expulsion de la partie hors du tout et l’aspiration de la
partie à s’approprier ce même tout, aspiration vaine et perverse, puisqu’elle
ne peut aboutir à une subordination nouvelle, à une réconciliation, à une
intégration nouvelle. » Renaud Barbaras relève cette sentence comme étant
le dernier mot que la phénoménologie a à dire à propos de l’individuation
de l’homme (une caractérisation supplémentaire nous placerait déjà dans
une philosophie phénoménologique). Voir, par exemple, L’ouverture du
monde. Lecture de Jan Patočka, Chatou, Les Éditions de la Transparence,
2011, p. 283-294. Voir aussi Le mouvement de l’existence. Études sur la
phénoménologie de Jan Patočka, Chatou, Les Éditions de la Transparence,
2007, p. 107.

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226 Phénoménologie du mouvement

1.2. Présentation de la proto-structure de spatialisation.


L’orientation est une interpellation par un tu qui fixe
et centre le je. Prééminence des pronoms personnels. Le
nous est le terme d’un bâtir qui définit la spatialisation
comme tentative de réintégration dans la totalité

Le dedans originaire ne comporte donc pas une loca-


lisation précise, géométrique et univoque, de l’étant que
nous sommes par rapport aux autres étants, mais est plutôt
une « immixtion dans les choses », il est donc le « dans le
monde », si le monde est conçu comme « schéma général
de tout ce qui […] peut nous interpeller 21 ». Le dedans
originaire est aussi, bien que « constamment présent »,
toujours en mouvement, « parcouru d’un ondoiement 22 »
que Patočka explicite de la manière suivante : « c’est dire
que chaque rencontre est pour nous prélevée dans l’envi-
ronnement dont elle “émerge” pour “s’approcher” et dans
lequel elle “sombre” à nouveau en s’éloignant 23 ». La forme
ou configuration du dedans originaire se conserve toujours,
il y a toujours un centre et une périphérie, le centre étant
le domaine de la proximité, et la périphérie, l’horizon à
partir duquel se déploie le mouvement d’émergence et
vers lequel se dirige celui du déclin. Ni le centre, ni la
périphérie ne sont (encore) des structures géométriques,
mais le centre est un « je, un être vivant 24 », et la périphérie
vit elle-aussi (nous le verrons par la suite) de la vie – genesis
et phtôra – de la physis.

21. QQP, p. 47.


22. QQP, p. 48.
23. QQP, p. 48.
24. QQP, p. 48.

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Espace et spatialisation 227

Le ton de Patočka devient en ce point assertif : « le


centre comporte deux personnes : celle qui est inter-
pellée et celle qui interpelle, le je et le tu 25 ». Le je n’est
pourtant pas un centre géométrique, qui assignerait par
la suite la place des autres étants, et donc il n’est pas un
centre d’assignation, mais bien inversement, un centre
d’interpellation, « celui qui, interpellé, répond, non pas
celui qui émet l’appel et se manifeste 26 ». Le je est donc,
pour ainsi dire, un centre assigné, et non pas assignant. La
centration, l’obtention d’un centre, que Patočka nomme
enracinement en se référant explicitement à Merleau-
Ponty, est attestée phénoménologiquement par l’appareil
d’orientation du je, qui sert « non pas à déterminer le lieu
des autres choses, mais à se situer soi-même 27 ».
Dans le centre ainsi composé, image de la proximité,
c’est seulement le tu qui est donné (« objectivement », dit
Patočka). Ainsi, originairement, « le je est simplement
co-donné, comme ce à quoi le tu est donné 28 ». C’est le tu
(toute chose, toute personne, tout stimulus qui interpelle
le je) qui est la véritable proximité, c’est son appel qui
est proche, car le je ne peut se gagner que par un détour,
par une localisation en fonction du tu. Le je est « essen-
tiellement indéfini, caché à ses propres yeux », il n’est
jamais proche de soi-même, mais doit s’acheminer vers
soi-même à travers ce qui l’interpelle. L’interpellation est
l’émergence d’un appel, l’« institution d’une proximité »,
mais ne se fait que sur fond d’une distance, à partir d’un
éloignement, d’un pas-encore proche, d’une indifférence

25. QQP, p. 48.


26. QQP, p. 48.
27. QQP, p. 49.
28. QQP, p. 49.

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228 Phénoménologie du mouvement

au sein de laquelle surgit le tu. Cet éloignement est figuré


dans la proto-structure par le ça 29. Le ton de Patočka est
à nouveau assertif :

[…] la proto-structure je – tu – ça est un caractère originaire


de tout « dedans », ce qui nous est toujours déjà familier dans le
déroulement de toute expérience, quelle qu’elle soit : la forme
primordiale de toute expérience 30.

Ce qui veut dire, bien sûr, que les pronoms personnels


utilisés ici ne sont pas quelque chose de dérivé, ne sont
pas des généralisations de noms, mais bien la condition
de possibilité et la structure de toute rencontre avec les
choses 31.
Mais quelles sont les règles du jeu pronominal ? Nous
avons vu que le tu émerge du royaume du ça pour nous
accoster (au double sens d’interpellation et d’ancrage) en
nous donnant une proximité. Cette proximité est fluc-
tuante, car d’autres tu viennent toujours nous interpeller,
en nous attirant ou en nous repoussant, pour sombrer à
nouveau dans le ça de par leur remplacement par encore
d’autres tu. Il y a donc « passage et échange entre le tu
et le ça ». Mais le centre indéfini qu’est le je est séparé à
jamais du tu proche. Aucun tu ne peut prendre la place
d’un je véritable. Il y a donc une « disparité absolue 32 » au
sein de la proto-structure, et c’est cette disparité qui occa-
sionne, selon Patočka, tous les avatars du subjectivisme.

29. Cf. QQP, p. 51.


30. QQP, p. 51.
31. « La loi du pronom personnel est la loi primordiale de l’expérience
qui apparaît ainsi comme interpellation ; l’interpellation n’est pas une simple
métaphore, mais l’essence même de l’expérience » (QQP, p. 51).
32. QQP, p. 51.

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Espace et spatialisation 229

Au contraire, le garant du fait que la proto-structure nous


place dans un dedans véritable réside dans la possibilité
d’une « interchangeabilité de principe ». Si « je ne peux
pas passer du je au tu […], le passage est possible en sens
inverse 33 ». D’abord, le je doit s’accepter du dehors comme
un autre, soit comme un ça présent continuellement,
même s’il ne se manifeste pas (nous sommes tenté de
traduire : comme corps parmi les corps), soit « comme
un tu qui se signale souvent de façon fort pénible 34 ».
(Nous croyons que Patočka pense ici non seulement à
l’effort qui signale la première proximité du je qu’est sa
chair, mais aussi à l’appel à la responsabilité que le je peut
s’adresser – comme un tu – à soi-même.) Mais aussi, la
forme pronominale de « tu » peut envahir le je dans la
rencontre (chronologiquement première) avec certains
tu privilégiés qui sont en fait compris comme des je dont
« je » suis le « tu » (les figures parentales d’abord, mais pas
seulement).
À ce schéma, devenu de la sorte quasi-symétrique,
s’ajoute une autre figure : le nous. Le rapport entre le
je et le tu est un rapport « d’attirance ou de répulsion ».
Aussi, « l’opposition proximité – éloignement […] a
une signification qui dépasse les bornes du sensible 35 »,
car la proximité originaire, fondée dans le dedans origi-
naire, peut se manifester là où il n’y a pas de proximité
sensible, en dépit de la distance (pour quelque chose
de désiré), ou malgré les efforts de distanciation (dans
le cas de quelque chose de répulsif qui nous hante). Il
s’ensuit que le rapport entre le je et le tu occasionne ce

33. QQP, p. 52.


34. QQP, p. 52.
35. QQP, p. 53.

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230 Phénoménologie du mouvement

rapprochement particulier, qui n’est pas simplement (ni


originairement) sensible, qu’est le nous. Mais « le nous n’est
pas simplement le pluriel du je », car ce qui est gardé dans
cette forme de rapprochement ne consiste pas seulement
dans des tu privilégiés (pour lesquels le je est un tu), ni
dans des tu interpellants actuels (sensibles), mais aussi
dans des anciens tu qui ne sont plus présents ou qui
sont présents seulement comme manque. Le rapproche-
ment contient donc aussi une certaine partie relevant du
domaine du ça, notamment les traces des tu désirés, qui
s’amalgament dans le décor proche et accueillant du je.
Ainsi, comme dans le cas des objets qui nous sont chers
(ou de la patrie ou la communauté domestique – autres
exemples de Patočka), mais qui ne nous interpellent pas
toujours directement, c’est « l’association entre le je et le
ça qui signifie […] l’accord, l’harmonie [qui] est un nous ».
Mais l’association ne s’arrête pas là, car « il est clair que
le nous implique d’autre part un vous complémentaire
représentant tout le reste du domaine du ça 36 ».
Résumons ces premiers résultats. Le je, principiellement
indéfini, n’est fixé que par l’interpellation d’un tu qui se
détache du domaine immaîtrisable du ça périphérique,
pour y sombrer à nouveau en étant remplacé par d’autres
tu. L’interpellation qui régit l’expérience en tant que sa
loi fondamentale se décline sous la forme d’une attirance
ou d’une répulsion, dans la possibilité d’un nous ou d’un
vous. Le je, expulsé par la totalité, tente de s’y réintégrer,
se plaçant dans ce qui se dispose autour de lui comme
nous attirant, accueillant. Celui-ci (le nous) est peuplé tout
autant de tu privilégiés que de ça privilégiés (traces d’une
proximité désirée). La proto-structure de spatialisation

36. QQP, p. 54.

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Espace et spatialisation 231

décrit donc, dans le jeu pronominal originaire je – tu


– ça, la fixation, l’emplacement dans une proximité.
Néanmoins, cette proximité, ce centre bâti contre l’assaut
de la périphérie, ne supplée que partiellement et d’une
façon finie à la distance infranchissable entre le je et le
tu. C’est pourquoi Patočka peut écrire :

Dans le rapport du je et du tu prend en revanche place tout le


vide du cœur 37, qui n’est pas orienté seulement vers les singula-
rités, mais vers la totalité, vers le supraindividuel, vers le contenu
omni-englobant. Entre le je et le tu, il y a un vide qui rien ne
pourra combler – un vide indispensable à l’actionnement et au
jeu de ce rapport originaire 38.

37. Patočka rencontre cette belle expression (à résonance pascalienne


et augustinienne) chez Scheler. Dans Die Stellung des Menschen im Kosmos
de 1928, on peut en effet lire : « Nous appelons “vide” primitivement la
part de nos attentes et de nos désirs qui n’est pas comblée. Ainsi le premier
“vide” est-il pour ainsi dire le vide de notre cœur. Que nos tendances soient
toujours plus insatisfaites que comblées, cela explique le fait d’abord étrange
que dans l’intuition naturelle du monde l’espace et le temps apparaissent à
l’homme comme des formes vides, qui précèdent toutes choses. » (Scheler,
La situation de l’homme dans le monde, trad. par. M. Dupuy, Paris, Aubier,
1951, p. 61.) Néanmoins, la limitation de la portée que Scheler est prêt à
accorder à cette description transparaît aussitôt : « Ainsi est-ce le vide de son
propre cœur que l’homme, sans qu’il s’en doute, considère comme un “vide
infini” de l’espace et du temps, comme si cette vacuité pouvait subsister
indépendamment de l’existence des choses ! C’est seulement très tard que
la science corrige cette énorme illusion de la vision naturelle du monde, en
enseignant que l’espace et le temps ne sont que des ordres, que des possibilités
de position et de succession des choses, et n’ont pas d’existence en dehors
et indépendamment d’elles » (id., p. 62).
38. QQP, p. 56.

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232 Phénoménologie du mouvement

1.3. Interprétation hypothétique du jeu pronominal de la


proto-structure comme triple orientation correspondant
aux trois mouvements de l’existence

La proto-structure spatialisante consiste donc dans


une orientation (qui veut dire aussi enracinement) du je
par l’interpellation d’un tu, qui se détache du royaume
périphérique du ça. L’enracinement du je veut dire un
bâtir, l’édification de la coupole d’un nous devenu amical.
Cette proto-spatialité de l’enracinement correspond bien
au (et a été souvent décrite dans le cadre du) premier
mouvement de l’existence 39. On peut dire ici que le ça
détermine, par un tu interpellant qui se « met à part 40 »
sur son fond, le je, en lui donnant sa situation. De même,
le ça détermine, par le je, le tu : en s’associant au je dans
un « équilibre essentiel », un « accord », une « harmonie 41 »,
la figure propre de ce tu interpellant devient la nature
accueillante d’un nous. Si le tu hypothétiquement premier
qui nous interpelle n’est pas bienveillant, ne fait pas déjà
partie de l’harmonie du nous, l’enracinement est brisé et
le je dé-situé, c’est-à-dire destitué. Le ça détermine donc
le je en le situant par l’appel d’un tu et détermine le tu
comme partie de cette association harmonieuse du ça au
je qu’est le nous.
Mais il existe d’autres possibilités de lecture de la proto-
structure spatialisante. Qu’advient-il quand, par exemple,
c’est le je qui détermine le tu par le ça ? Si l’interpellant

39. PP, p. 109. Pour une telle interprétation, voir par exemple, Renaud
Barbaras, Le mouvement de l’existence. Études sur la phénoménologie de Jan
Patočka, op. cit., p. 100, note 1.
40. QQP, p. 55.
41. QQP, p. 54.

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Espace et spatialisation 233

privilégié (le tu) est gardé sur le plan de « l’indétermina-


tion ontique » du id 42 (possibilité évoquée par Patočka
lui-même), s’il est donc maintenu dans l’indifférence
(voire, dans l’adversité d’un vous), nous sommes bien,
nous semble-t-il, en plein milieu du deuxième mouve-
ment de l’existence, « ce mouvement de chosification
de soi et d’humanisation du monde 43 ». Le corollaire est
lui aussi vrai : si le je (qui est ici lui-même le principe
de l’orientation) détermine le tu interpellant par le ça,
comme un ça maintenu dans l’adversité d’un vous et
contre lequel on se débat, c’est-à-dire comme l’adver-
saire dans le mouvement de s’emparer des choses, le ça
est immédiatement et en contrepartie déterminé sous la
figure d’un quasi-nous désirable. Ce sont les choses et
les fonctions qui s’agglutinent autour du je, dans le nous
de la possession, c’est le ça qui reprend le dessus sur le
tu comme un avatar du tu non adversatif, véritable abri
apprivoisé. De cette manière, les fonctions remplacent les
personnes 44 en tant qu’interlocuteurs privilégiés : c’est,
par exemple, le policier (fonction indifférenciée de l’État,
lui-même indifférencié) qui me protège, et non plus le tu
accueillant du foyer familial. On peut donc envisager le
deuxième mouvement de l’existence comme l’orientation
qui part du je pour déterminer réciproquement le tu par

42. QQP, p. 55.


43. PP, p. 111.
44. Cf. EH, p. 182 : « L’individualisme moderne […] ne vise pas à
pénétrer au-delà des rôles, jusqu’à ce qui les sous-tend tous, mais à jouer
un rôle marquant. Les combats de la révolution bourgeoise sont livrés pour
un rôle (l’égalité, c’est l’égalité des rôles, la liberté, la possibilité de choisir
le rôle qui nous convient) ». Et même : « [dans la modernité, n. n.] la mort
est comprise comme une passation de fonctions » (EH, p. 190). Voir aussi
EH, p. 204.

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234 Phénoménologie du mouvement

le ça et inversement (tandis que le premier mouvement


était l’orientation qui part du ça pour déterminer réci-
proquement le je par le tu et inversement).
Si l’orientation n’a comme principe, ni le ça, ni le
je, mais le tu (c’est-à-dire l’interpellation elle-même),
nous croyons pouvoir y retrouver les traits du troisième
mouvement de l’existence. En effet, qu’est-ce que pourrait
vouloir dire d’autre le dévouement, qui nous « délie » de
notre « être séparé et sa vanité 45 », qu’une orientation qui
part du tu pour assigner au je sa vraie place dans la totalité
du ça périphérique ? Le dévouement au tu confronte le
je à la périphérie totalisante ; le sacrifice du je pour un tu
véritable le place directement à l’endroit où se manifeste le
pouvoir d’individuation de la périphérie, la surpuissance
du ça indifférencié.

À la périphérie de notre dedans, il y a cette sphère non individuée,


cet horizon ultime qui se transforme, par l’interpellation, en étant
individué – en gardant lui-même le silence, refusant de répondre
à nos questions, sans jamais nous dire s’il peut être épuisé, inté-
gralement converti en choses singulières, ou si la nuit qui règne
en son sein cache un visage entièrement différent de l’étant 46.

L’orientation en fonction du ça localise, enracine le je


par rapport à un tu interpellant ; l’orientation en fonction
du je perd le tu dans un ça qui assume, sur un mode défi-
cient et insatisfaisant, ses fonctions protectrices ; tandis
que l’orientation en fonction du tu, de l’interpellation
en ce qu’elle a de plus propre, replace le je dans le ça,
en plein milieu de la surpuissance individualisante de la

45. PP, p. 113.


46. QQP, p. 56.

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Espace et spatialisation 235

périphérie, et détermine aussi le ça par le je, justement


comme totalité intotalisable à laquelle le je gagne un
rapport explicite. Comme l’écrit Patočka à propos du
troisième mouvement de l’existence :

j’existe de même que les autres, c’est en eux que je me trouve


moi-même […] comme celui qui c’est délivré de la clôture, qui
se comprend soi-même ainsi que les autres, parce qu’il sait de
quoi il y va dans leurs existence – l’ouverture, l’infinitisation à
travers la finitude 47.

L’infinitisation à travers la finitude n’est ainsi que


celle, redécouverte, de la totalité, qui se donne dans le
troisième mouvement accompagnée par la découverte de
la véritable place du je dans l’interpellation. Par contraste,
le deuxième mouvement, mouvement d’objectivation, est
une dés-orientation ; d’ailleurs, l’objet comme tel (l’objet
de l’objectivisme), comme transparence et présence
simultanée de tous ses côtés, n’est qu’un effet de déso-
rientation 48. Et si le premier mouvement ne donne que
l’emplacement du je (à partir du ça, par l’interpellation
d’un tu), c’est le troisième mouvement qui donne au je
(à partir du tu, par la totalisation du ça) sa vraie place.

47. PP, p. 113.


48. Cf. R. Brague, op. cit., p. 305, note.

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236 Phénoménologie du mouvement

2. Patočka face à la théorie


aristotélicienne du lieu

2.1. Une possible source de la forme pronominale de la


proto-structure spatialisante. Le lieu propre aristotélicien
est lui aussi précisé par une interpellation pronominale.
La présentation par Patočka de la théorie aristotélicienne
du lieu

Nous avons suivi la présentation patočkienne de la


proto-spatialisation donnée par l’orientation du je inter-
pellé par un tu. La prééminence des pronoms personnels
par rapport aux noms qui sont de simples occurrences,
des remplissements de la proto-structure, correspond
bien au statut actif, d’enracinement, de cette dernière,
qui est censée éclaircir notre entrée dans l’espace et non
sa manipulation ultérieure dans le commerce avec les
choses déjà localisées. En même temps, le caractère plutôt
didactique de l’introduction explicative de cette structure
dynamique, ainsi que son étrangeté et originalité, nous
invitent à nous interroger quant aux éventuelles sources
de cette conception de l’espace qui nous est apparue de
prime abord comme radicalement nouvelle.
À la fin de l’essai sur l’évolution historique du concept
d’espace publié en 1964 dans son Aristote, Patočka reprend
un curieux mais suggestif exemple de Leibniz qui sert à
illustrer la conception que celui-ci se fait d’un espace entiè-
rement relationnel 49 (remarquons d’ailleurs que ce type
d’espace conçu comme somme de relations géométriques
sera repris par la physique contemporaine, notamment
par la théorie de la relativité ; c’est donc cette conception

49. ADS, p. 313.

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Espace et spatialisation 237

de l’espace qui fait maintenant l’unanimité des physi-


ciens). L’exemple de Leibniz est le suivant : imaginons
un arbre généalogique qui régit toutes les relations entre
les membres d’une famille, et ajoutons aussi comme
règle supplémentaire de permutation la métempsychose,
ce qui permettrait à tout membre de l’arbre relationnel
de changer de place et d’assumer n’importe quelle autre
position.
Cette présentation suggestive de l’espace leibnizien
comme structure géométrique relationnelle nous fournit
un modèle explicatif de la spatialité en termes de relations
personnelles : l’espace est comme une famille, son ordon-
nancement est fonction des degrés de proximité paren-
tale et personnelle 50. Cette référence est bien sûr plutôt
anecdotique et ne constitue certainement pas l’origine ou
l’inspiration de la forme pronominale donnée à la proto-
structure spatialisante, qui répond plutôt à la nécessité
que ressent Patočka de réduire les conceptions modernes
et objectivistes de l’espace à leur condition de possibilité
qu’est l’espace personnel. Mais l’exemple de Leibniz peut
cependant nous guider vers sa propre source : dans la
théorie leibnizienne de l’espace, Patočka ne manque pas
de reconnaître une reprise de la théorie aristotélicienne
du lieu. En interrogeant cette source précise, nous verrons
d’ailleurs que la théorie aristotélicienne du topos comporte
bien une référence personnelle.
En effet, dans son effort pour préciser le statut du lieu
propre au livre IV de la Physique (IV, 2, 209a33- 209b1),
Aristote est amené, de façon bien remarquable, à interpeller

50. Patočka note ailleurs, à propos de l’impersonnalité de la pensée


moderne postcartésienne (PP, p. 58) : « Leibniz est le premier penseur à
réagir contre cette impersonnalité de la vision moderne. »

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238 Phénoménologie du mouvement

l’auditeur de son cours : « le lieu propre est ton lieu »,


pourrait-on paraphraser 51. Cette inattendue référence
personnelle au tu est unique dans la Physique 52, ce pourquoi
elle n’aurait pas su rester, nous en sommes convaincu,
inaperçue par Patočka, bien qu’il ne la mentionne jamais
expressément. Regardons l’interprétation que Rémi Brague
donne de cette étonnante interpellation qu’Aristote
adresse à son auditeur ou lecteur – interprétation qui a
le mérite de suivre les riches perspectives ouvertes par le
texte aristotélicien, indépendamment des développements
patočkiens (qui lui étaient sans doute inconnus), mais
malgré tout en parfaite consonance avec l’esprit de ces
derniers. À l’origine de la surprenante explicitation du
lieu propre par l’invocation du tu serait, d’après Rémi
Brague, la difficulté de bien distinguer le lieu propre

51. Donnons ici la traduction de Rémi Brague, accompagnée de ses


commentaires : « Si ce qui se trouve dans le lieu commun est corps, nous
ne saurons pas ce qui se trouve dans le lieu propre. Au lieu de l’indiquer,
Aristote qualifie ce lieu de premier, qualité qui n’affecte pas le contenu et
ne nous permet pas de l’inférer. Au lieu de l’explication requise, c’est un
exemple qui nous est fourni : “Je veux dire, par exemple, que toi (sû), tu
es maintenant dans l’univers (ouranos) parce que [tu es] dans l’air (= dans
l’atmosphère), [et que] celui-ci à son tour [est] dans l’univers ; et [tu es] dans
l’air parce que [tu es] dans (= sur) la terre, et de même [tu es] dans celle-ci
parce que [tu es] dans ce lieu-ci, qui n’enveloppe (periékhei) rien de plus que
toi” (Physique IV, 2, 209a33 – 209b1). L’exemple remplace l’explication,
et doit donc être d’une clarté telle qu’il se suffise à lui-même » (R. Brague,
op. cit., p. 286-287). Pour comparaison, voici la traduction que Pierre
Pellegrin donne du même passage : « Je dis, par exemple, “maintenant tu es
dans l’univers”, parce que [tu es] dans l’air, et celui-ci dans l’univers, et que
[tu es] dans l’air parce que [tu es] sur la terre, et de même sur celle-ci parce
que [tu es] dans ce lieu-ci qui n’enveloppe rien de plus que toi » (Aristote,
Physique, trad. P. Pellegrin, p. 207).
52. Comme le remarque Rémi Brague (op. cit., p. 287). Nous explorerons
dans ce qui suit plusieurs suggestions fort précieuses formulées par Rémi
Brague dans son livre Aristote et la question du monde.

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Espace et spatialisation 239

du lieu commun. Cette distinction est nécessaire pour


autant que la véritable intention d’Aristote est d’opérer
une « réduction ou reconduction 53 » du lieu au lieu propre
comme terme du mouvement. La discussion se porte
en termes de pragma et de sôma (la majorité des réfé-
rences de la Physique à la chose comme opposé au corps
– physique – se trouve effectivement dans le chapitre sur le
lieu). Ainsi, selon Aristote 54, pragma aurait comme limite
plutôt l’eidos, la forme, tandis que sôma aurait comme
limite environnante le topos commun. Pour illustrer cette
distinction, Rémi Brague prend l’exemple d’un crayon :
quand j’écris avec lui, il est pragma ; quand il tombe par
terre, il n’est que sôma, dont la nature terrestre cause
son mouvement vers le centre lourd du kosmos. Seule
l’optique « pragmatique » peut nous amener à cerner le
lieu propre, car le lieu propre manifeste une certaine
coïncidence, obtenue au terme du mouvement propre,
entre l’eidos et le topos. La référence au tu – lecteur ou
auditeur du cours d’Aristote – commence maintenant à
s’éclairer : seul un corps propre manifestant un tu véritable
est suffisamment individué pour avoir un lieu propre, le
reste des choses cherchant encore leur individuation 55
et avec elle la coïncidence entre leur eidos et leur topos.
Le tu qui a un lieu propre est bien sûr réversible, car
être un « toi », un point maximal d’individuation, c’est
pouvoir être interpellé par autrui, pouvoir être appelé
à la responsabilité de sa propre situation, qui est dans

53. Cf. R. Brague, op. cit., p. 283.


54. « La forme est limite de la chose, alors que le lieu est limite du
corps enveloppant » (Aristote, Physique, IV, 4, 211b12-14, trad. P. Pellegrin,
p. 218).
55. Cf. R. Brague, op. cit., p. 287.

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240 Phénoménologie du mouvement

ce cas ce qu’il y a de plus propre. La réversibilité du tu


veut dire ici simplement le fait que « l’expérience de la
spatialité [aristotélicienne, n. n.] est l’expérience d’un
moi interpellé […], appelé comme un tu 56 », individué
comme destinataire de l’interpellation. La possibilité
d’une coïncidence entre eidos et topos ouverte par l’optique
pragmatique et qui signifie le maximum d’individuation
n’est atteinte que là où une interpellation a lieu. Le lieu
propre est ainsi éminemment lieu d’une interpellation, et
le corollaire immédiat de cette thèse (par où nous retrou-
vons, au terme de ce détour, la conception patočkienne)
est que la spatialité est plus que la simple marque de cette
interpellation : elle en est le résultat. C’est pourquoi, vu
la patente affinité que sa conception présente avec la
théorie aristotélicienne du lieu, Patočka ne manque pas
de reprendre Aristote.
Dans « L’évolution historique du concept de l’espace »,
qui suit attentivement l’émergence de l’espace à partir
d’une certaine conception du vide et le combat qui se
donne ultérieurement entre les deux concepts, Patočka
envisage la théorie aristotélicienne du lieu comme un
double tournant : elle représente à la fois le moment
grec de la plus grande émancipation de l’espace à l’égard
du vide et le passage à un ordonnancement non mathé-
matique ou non géométrique de l’espace. Le concept de
lieu joue, dans les deux cas, un rôle prédominant. Ainsi,
selon la systématisation proposée par Patočka 57, le vide
spatial des atomistes (à son tour une référence à l’apeiron
qui nomme encore le chaos mythique), remplissait quatre
fonctions. Il était appelé à rendre possible : 1) l’extension

56. R. Brague, op. cit., p. 288.


57. ADS, p. 285.

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Espace et spatialisation 241

des corps ; 2) la composition des formes complexes à partir


des formes (géométriques) simples ; 3) le mouvement de
génération et de périssement, ainsi que l’altération ; 4)
l’emplacement des corps, leur situation relationnelle. De
ces quatre fonctions, le lieu aristotélicien n’assumera que
la dernière, alors que c’est la hyle qui assurera l’extension
des corps, que l’agencement des choses sera mis au compte
de la morphè et que la physis, dont relève la morphè, se
chargera de l’aspect des choses en rendant superflue la
déduction de leur composition. Enfin, Aristote s’opposera
radicalement à l’idée que seul l’espace vide rend possible
le mouvement : bien au contraire, le vide empêche le
commencement du mouvement – car, si ce dernier est
censé se déployer dans l’indétermination du vide, vers
où se déploierait-il ?
C’est donc uniquement la fonction localisante de
l’ancien espace atomiste qui sera conservée dans la théorie
aristotélicienne du lieu, et elle aura à résoudre les deux
difficultés majeures de la nature de l’espace : le problème
de son indépendance par rapport aux choses et celui de
sa négativité. Pour les atomistes, l’espace semble être la
loi même de l’être 58, car pour que quelque chose soit, il
est nécessaire qu’il soit quelque part. Aristote aura donc
à éclaircir en premier lieu le sens de cet « être quelque
part ». Tout d’abord, « être quelque part » ne veut pas dire
être géométriquement corporel, être une composition
géométrique. Les corps se composent de volumes qui se
composent de superficies qui se composent de lignes qui
se composent de points, et les points, les lignes etc. n’ont
pas de lieu. Aristote marque ici la différence entre une

58. Cf. ADS, p. 288.

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242 Phénoménologie du mouvement

géométrie (espace abstrait) et l’espace concret, étendu 59.


« Être quelque part » ne veut pas non plus dire « être dans
le kenon », dans l’espace vide des atomistes, car la même
question adressée au kenon – où est le « quelque part » de
l’espace vide lui-même ? – entraînerait une régression à
l’infini. Le lieu n’est donc pas indépendant des corps, ni
comme légalité géométrique, ni comme vide contenant.
Mais alors, s’il est quelque chose des corps eux-mêmes,
il n’est pas la forme (bien qu’il existe des similarités entre
les deux concepts), car il peut se séparer des corps (les
corps se remplacent), tandis qu’on ne peut pas séparer
la forme sans changer ou détruire la chose. Le lieu n’est
pas non plus la matière, car il reste quand même plutôt
du côté du contenant que du contenu. Le lieu est donc
le premier autre dans lequel la chose se trouve, conclut
Patočka 60.
Le mouvement nous montre bien l’existence du lieu :
les choses se remplacent et il y a donc là quelque chose
de différent des choses elles-mêmes. C’est toujours le
mouvement qui nous montre que des choses de même
nature se déplacent naturellement dans la même direc-
tion, vers une même région. Le lieu comme région de
choses existe bien, mais sa nature n’est pas d’être séparé
des choses comme une légalité géométrique ou comme
un vide absolu. Il est distinct des choses sans être pour
autant indépendant. Il est donc le premier contenant.
La question du sens de l’expression « être quelque part »
est ainsi devenue la question du premier contenant, du
premier « être-dans ». Rémi Brague remarque que en ou
« dans » est, avec ek ou « de », la seule autre préposition qui

59. Aristote, Physique, IV, 1, 209a10-14.


60. Cf. ADS, p. 289.

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Espace et spatialisation 243

« a le privilège de bénéficier, dans l’œuvre d’Aristote », d’un


examen de ses multiples significations 61. L’élucidation de
l’être-dans est évidemment décisive : il peut signifier, soit
« être enveloppé » (sens localisant), soit « être contenu dans
toutes ses parties » (sens cosmologique) 62. Ainsi, l’aporie
fondamentale de l’indépendance du lieu par rapport aux
choses de l’espace est résolue : les choses sont « dans », c’est-
à-dire quelque part, comme enveloppées, mais le monde,
lui, n’a pas besoin d’un enveloppant vide puisqu’il est
« dans », il est quelque part, comme contenu dans toutes
ses parties. Pour être, il faut bien être quelque part ; mais
si les choses sont enveloppées, le monde est quant à lui
seulement présent et non pas enveloppé d’un vide.
Reste à cerner, pour les choses, le sens de l’être-enve-
loppé. Plus précisément, qui est l’enveloppant ? Nous
avons vu qu’il ne s’agit ni de la forme, ni de la matière,
et il ne peut pas non plus s’agir d’un intervalle entre
le contenu et le contenant, puisqu’on serait confronté
encore une fois à une régression à l’infini : quel serait le
lieu de l’intervalle, sa limite enveloppante, la limite entre
l’intervalle et le contenu ? La solution est donc de poser
le lieu comme limite entre le contenu et le contenant,
limite qui est logiquement différente (limite inférieure
du contenant et limite extérieure du contenu), mais
ontologiquement identique. Le lieu est donc la première
limite du premier enveloppant immobile 63.

61. R. Brague, op. cit., p. 279.


62. ADS, p. 290.
63. ADS, p. 292. « De sorte que la limite immobile première de l’enve-
loppant, voilà ce qu’est le lieu » (Aristote, Physique, IV, 4, 212a20-22, trad.
P. Pellegrin, op. cit., p. 221).

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244 Phénoménologie du mouvement

La mention de l’immobilité mériterait une analyse plus


poussée, bien que Patočka n’y insiste que pour montrer
comment cette condition d’immobilité suffit à Aristote
pour clôturer le cosmos : effectivement, le centre immobile
de la terre et la voûte du ciel (dont le mouvement circu-
laire, qui ne dépasse jamais son périmètre sphérique, est le
plus proche de l’immobilité) définissent ensemble le lieu
de tout ce qui est 64. Mais le lieu comme première limite
immobile a, outre son rôle cosmologique ordonnant, le
mérite d’attirer l’attention sur l’étroite dépendance où
il se trouve par rapport au mouvement. Seul le mouve-
ment peut nous montrer que lieu il y a (car les choses
se déplacent), et quel est le lieu naturel (car les choses
de nature identique vont dans la même direction) – et
par là, qu’il y a comme un pouvoir du lieu, un principe
d’organisation selon les dimensions. Autant dire, ici
encore, que la donnée phénoménologique première est
le mouvement. Le lieu d’une pierre lancée est au terme
de son mouvement et il s’identifie à ce terme. L’aigle qui
chasse sa proie volante en visant le point de rencontre (qui
ne plonge pas vers l’oiseau là où il l’aperçoit, mais attaque
le lieu – au sens fort – où ses griffes pourront arrêter la
trajectoire visible de l’oiseau) 65 en témoigne autant que
les célèbres paradoxes de Zénon d’Élée : autant qu’Achille
qui rattrape la tortue et la dépasse en la déposant derrière
lui, car le lieu du dépassement est exactement le terme de
son mouvement de rattrapage, et autant que la flèche qui
s’installe en son lieu au milieu de la cible comme dans le

64. Nous allons revenir sur la conservation, peu élucidée, de cette


référence (au ciel et) à la terre dans la théorie patočkienne de la spatialisation.
65. Nous devons cet exemple à l’enseignement de Virgil Ciomoş, plus
précisément à son cours sur Aristote de l’été 2000.

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Espace et spatialisation 245

terme de son mouvement sans s’occuper de localiser (de


rendre des-vrais-lieux) les points de son trajet.

2.2. Les critiques que Patočka adresse à la théorie aristotéli-


cienne du lieu. Évaluation de ces critiques : le lieu n’est
pas plurivoque chez Aristote ; l’espace n’est pas non plus
réduit sans reste au lieu, mais il est le lieu pris ensemble
avec la légalité de son déploiement. Reste le problème du
statut cosmologique ou personnel de cette légalité

Mais si l’on peut dire que le lieu est déposé par le


mouvement, peut-on dire autant de l’espace, selon une
perspective phénoménologique qui conteste, du moins
de façon déclarative, la réduction de l’être quelque part
à l’être-dans ? Réservons pour la suite de notre chapitre
cette question (qui, comme nous le verrons, est suscep-
tible de recevoir une réponse positive), pour examiner
la principale objection que Patočka adresse à la théorie
aristotélicienne du lieu. Dans le contexte de la réfutation
de l’assimilation de l’espace à une catégorie (qu’il s’agisse
de la catégorie de la relation ou de celle du lieu), Patočka
formule une objection à trois versants, en relevant d’abord
la plurivocité du lieu, en niant ensuite la possibilité de
réduire la richesse des relations spatiales à un être-dans et,
enfin, en accusant le concept de lieu d’être dépourvu de
toute référence à l’étendue qui est pourtant fondamentale
pour la pensée de l’espace.
Tout d’abord, donc, « le lieu est un concept à contenu
plurivoque 66 » : il signifie soit une certaine définition dans
le cadre de la géométrie, soit une pure relation d’inclusion
indépendante du contenu, et il peut être aussi « un concept

66. QQP, p. 29.

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246 Phénoménologie du mouvement

métaphysique signifiant l’insertion activement passive


d’une chose ou d’un être dans l’univers des choses 67 ».
Nous l’avons déjà vu : le lieu aristotélicien n’est pas un
lieu géométrique de points satisfaisant telle ou telle condi-
tion, et il n’est pas non plus une simple relation séparée
des choses. Les deux premiers sens de la plurivocité du
concept sont certes à critiquer, mais les destinataires de
cette critique, qui dénonce une confusion entre ces deux
sens du lieu et l’espace en tant que tel, sont plutôt les
modernes, qui assimilent l’espace soit à un lieu géomé-
trique, soit à un système relationnel. C’est seulement le
troisième sens du lieu, comme insertion d’un être dans
l’univers des choses, qui s’applique du moins partiellement
au lieu aristotélicien. Patočka le sait d’ailleurs très bien, et
c’est pour cette raison que sa critique se poursuit sur ce
point précis : « Certes, il n’y a pas d’espace sans lieu (ni de
lieu sans espace), mais même en considérant les relations
spatiales, on trouve une structure trop riche pour être
réduite à la seule notion d’un “être dans” 68. » Notons au
passage que l’importance de la réduction aristotélicienne
de l’« être quelque part » à l’« être dans 69 » n’a en effet pas
échappé à Patočka. Dans le passage que nous venons de
citer, c’est cette réduction qui semble subir tout le poids
de sa critique.
Nous avouerons tout de suite que cette critique
nous semble légèrement amnésique. En effet, même en
suivant seulement le compte-rendu que Patočka fait lui-
même de la théorie aristotélicienne, on retrouve aussi,

67. QQP, p. 30.


68. QQP, p. 30.
69. Rémi Brague voit dans cette réduction le signe d’une tension entre
la cosmologie et une phénoménologie de la localisation (op. cit., p. 277).

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Espace et spatialisation 247

immédiatement, les compléments de la réduction de


l’« être quelque part » au lieu. L’espace n’est pas réduit à
un simple être-dans comme insertion, mais à une inser-
tion comme être-dans selon certaines légalités qui, elles,
enrichissent la structure du monde. Nous n’insisterons
pas pour le moment sur la structure d’interpellation qui
définit déjà chez Aristote le lieu propre et que Patočka
élargira à tout le mouvement de spatialisation, qui insère
le je dans un dedans (être-dans, donc) originaire et qui
se poursuit dans un riche effort d’inclusion de tout
autre dans un nous (un être-dans apprivoisé). Prenons
en compte pour l’instant le « pouvoir » du lieu 70, qui
s’exprime selon les dimensions : celles-ci suffisent à elles
seules à enrichir l’être-dans du lieu en l’articulant selon
différents critères, en motivant son déploiement et en
palliant à tout appauvrissement conceptuel qui priverait
l’espace de sa richesse conceptuelle.
Il est vrai cependant qu’une autre critique, cette fois-ci
beaucoup plus justifiée, frappe la théorie aristotélicienne
du lieu en ce point précis. Selon Patočka, Aristote a
besoin, pour clôturer l’espace et pour l’ordonner d’une
manière non géométrique, de projeter dans l’ordre du
monde « des traits de l’espace personnel 71 ». Et Patočka
de poursuivre : « C’est notamment l’opposition du haut
et du bas, identifiés au “centre du monde” et à la “péri-
phérie”, qui permet d’expliquer le mouvement des corps
qui sont au monde tels des personnes dans leur chez-soi
et se hâtent de gagner leurs lieux naturels 72. » Nous nous

70. Patočka analyse en détail cette dynamis du topos dans son Aristote
(ADS, p. 286-287).
71. QQP, p. 74.
72. QQP, p. 74.

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248 Phénoménologie du mouvement

proposons d’examiner aussitôt cette critique, ainsi que


les points importants de la théorie des dimensions chez
Aristote comme chez Patočka, mais avant cela, arrêtons-
nous sur la dernière des trois objections déjà citées.
Selon elle, la réduction de l’espace au lieu comporterait
un oubli fondamental : celui de la qualité irréductible
qu’est l’étendue. Il est vrai que la fonction extensive est
assumée chez Aristote par la hyle qui, elle, est extensive
au sens où elle est continue, et elle est continue parce
que les éléments (terre, eau, feu, air) sont continus. Il
n’en reste pas moins que, si notre interprétation est
juste, Aristote est bien plus sensible qu’on ne le pense-
rait de prime abord à cette dimension d’extension qui
accompagne le lieu, et que c’est en son nom qu’il refuse
(geste lourd de conséquences) l’assimilation du lieu au
géométrique. C’est l’étendue, au sens fort d’extension,
de concrétude externe, non imaginaire et strictement
contraire à l’abstrac­tion, qui manque par définition au
point, à la ligne, etc., et c’est pour cette raison qu’avoir
un lieu veut dire pour Aristote bien plus qu’avoir un
lieu géométrique.
La plurivocité reprochée par Patočka au concept de
lieu n’en est pas une chez Aristote ; l’identification de
l’espace au lieu n’est pas sans reste, l’espace étant, si l’on
veut, pour Aristote (comme pour Patočka) le déploiement
d’un être-dans selon des légalités enrichissantes, donc un
être-dans plus sa légalité, et non pas un simple être-inclus ;
enfin, le manque de référence du concept aristotélicien
de lieu à l’étendue n’est que relatif. S’il y a une vraie
objection à énoncer contre la théorie aristotélicienne
du lieu, elle est à chercher dans le statut cosmologique
ou personnel, ou abusivement cosmologique parce que
d’abord personnel, de la légalité qui régit l’enrichissement

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Espace et spatialisation 249

structurel de l’être-dans, autrement dit, dans le statut des


dimensions du lieu.

2.3. Le pouvoir du lieu. Les dimensions sont, chez Aristote,


des structures simultanément cosmologiques et anthropolo-
giques. Chez Patočka, elles sont purement personnelles. Il
existe néanmoins une équivalence, aristotélicienne autant
que patočkienne, entre, d’une part, le haut (le ciel) et la
périphérie et, d’autre part, le bas (la terre) et le centre

La référence au « pouvoir (dynamis) » du lieu est à


trouver au quatrième livre de la Physique (IV, 1, 208b8-
22) 73. Sont prises ici en compte les dimensions fonda-
mentales de l’agencement du cosmos, le haut et le bas,
qui régissent axiologiquement les mouvements des choses.
Nous pouvons parler d’un sens cosmologique de ces deux
dimensions, et non seulement de leur rôle dans l’orienta-
tion humaine : elles sont des dimensions du cosmos avant
d’être ou autant qu’elles sont celles de notre emplacement.
Les choses de la physis semblent bien respecter cette
direction du mouvement : les choses lourdes tombent,
les légères remontent ; les plantes se disposent avant tout
selon cette direction structurelle, et les animaux peuvent
être classés selon le degré d’insertion de leur morphologie

73. « De plus, les transports des corps naturels simples, par exemple du
feu, de la terre et des [corps] de ce genre, non seulement montrent que le lieu
est une certaine chose, mais aussi qu’il a une certaine puissance. Chacun, en
effet, est transporté [R. Brague traduit ici phéretai par « se porte », cf. op. cit.
p. 294, n. n.] vers son lieu quand il n’en est pas empêché, l’un vers le haut,
l’autre vers le bas. Or ce sont là des parties et des espèces de lieu, le haut, le
bas, et le reste des six directions ». Et Aristote de poursuivre : « Mais celles-ci,
le haut et le bas, la droite et la gauche, n’existent pas seulement par rapport à
nous » (Aristote, Physique, IV, 1, 208b8-16, trad. P. Pellegrin, p. 202-203).

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250 Phénoménologie du mouvement

dans cette direction (ainsi, l’homme est le plus conforme


des animaux puisque sa tête et ses organes sensoriels sont
disposés le plus haut, en correspondance avec l’empla-
cement du noûs dans la partie supérieure de l’univers).
Mais le haut et le bas sont aussi liés directement aux
choses animées ; ils sont immédiatement rapportés, avec
les autres dimensions, à ce qui a une locomotion auto-
nome. Aristote présente 74 le haut, la droite et le devant
comme principes de l’orientation, et le bas, la gauche et
le derrière comme les termes (peras) de l’orientation. La
plupart des choses tombent, sont lourdes, et même la
croissance, motivée par le principe de la hauteur (et marque
de la présence de l’âme qui peut réunir les contraires
haut/bas), dépose son substrat vers le bas – donc c’est
ce dernier qui est la fin de l’emplacement. Il y a ici une
étrange exception, qui nous confronte ouvertement au
sens d’orientation (c’est-à-dire non cosmologique) du
couple haut/bas 75. Dans ce contexte, ce qui semble être
haut pour Aristote est le siège du commencement de
l’appareil digestif, d’assimilation ; mais les plantes ont,
quant à elles, le haut (le siège de leur fonction nutritive,
les racines) vers notre bas, et le bas (le lieu où se dépose

74. Aristote, De la marche des animaux, 4, 705a26-29 ; Physique, IV, 1,


209a 4-6, apud Rémi Brague, op. cit., p. 304.
75. « Tous les vivants possèdent la partie du haut et du bas. En effet, le
haut et le bas existent non seulement chez les animaux, mais aussi chez les
plantes. Et [le haut et le bas] sont distingués en fait [érgô], et pas seulement
par la position par rapport au ciel et à la terre. En effet, ce à partir de quoi se
fait la distribution de la nourriture et la croissance, pour chaque [être vivant],
est en haut ; et le [terme] dernier vers lequel aboutit [cette distribution et
cette croissance] est en bas » (Aristote, De la marche des animaux, 4, 705a
28 - b2, apud Rémi Brague, op. cit., p. 306).

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Espace et spatialisation 251

la croissance) vers notre haut 76. Le haut et le bas sont


ainsi également relatifs à l’âme : autant que des principes
cosmologiques, ils sont aussi des principes d’orientation.
De même pour la droite et la gauche, qui sont immédia-
tement reliées à la locomotion, caractérisant, en plus de
la croissance, les formes de vie les plus remplies d’âme.
La disposition de la droite comme principe de ses direc-
tions (et de la gauche comme son terme, peras) ne tient
pas seulement à la direction du mouvement de la voûte
céleste, mais aussi à l’âme : songeons par exemple aux
observations d’Aristote au sujet du caractère dextrogyre
des coquilles des turbides 77.
Le devant et le derrière sont quant à eux mani­fes­
tement associés à la perception et donc à l’âme. C’est ce
qui fait que, d’une part, est « devant » ce qui se donne aux
sens – et donc c’est de là, d’en face que nous viennent
les sensations – et « derrière » ce que je ne perçois pas ;
mais, d’autre part, devant est tout autant, pour Aristote,
la partie du corps où se trouvent disposés les organes des
sens, et derrière, dans ce cas-là, est l’endroit où se trouve
le cœur 78 – localisation étrange d’abord, mais qui peut
nous permettre d’entrevoir, à l’instar de Rémi Brague 79,
une conciliation des deux sens qu’on vient d’évoquer :
le cœur est le siège du désir, c’est-à-dire l’endroit où l’on

76. Patočka remarque lui-même cette différence d’orientation dans


son Aristote (ADS, p. 259).
77. Apud Rémi Brague, op. cit., p. 321.
78. Cette complexité se retrouve dans le sens temporel que revêtent
dans plusieurs langues les adverbes spatiaux : en un sens, le passé est derrière
moi, mais lorsque je me le remémore ou j’en parle je l’ai aussi devant (et
c’est pourquoi je dis : avant en français, before en anglais, vor en allemand,
înainte en roumain, etc.).
79. Rémi Brague, op. cit., p. 319.

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252 Phénoménologie du mouvement

perçoit l’absence, et donc le lieu de ce qui n’est pas perçu ;


le cœur est donc derrière dans les deux sens.
Il y a donc chez Aristote une forte tension entre la
conception orientative des dimensions et la structure
cosmologique, incarnée notamment par l’opposition
haut/bas. Le haut-et-le-bas comme espace de jeu de la
gravitation est le qualificatif positionnel le plus mondain, il
montre le mieux l’appartenance au monde : « la pesanteur
est la présence, dans la chose, de la présence de la chose
dans le monde 80 ». Les expressions d’Aristote témoignent
elles-aussi de cette indécision entre le cosmologique
et le phénoménologique, ou peut-être de la tension
unifiante que manifestent ses descriptions : les deux verbes
employés 81 pour marquer notre insertion dans le système
dimensionnel sont phéretai et straphômen ; le premier,
qui signifie « être porté », est un médio-passif ambigu
comme le pouvoir même du lieu naturel, et le deuxième,
un passif qui veut dire « nous sommes tournés » (nous ne
nous tournons donc pas, nous avons toujours un haut/
bas, une droite et une gauche, et bien que nous puissions
varier le paysage, nous en avons toujours un devant nous).
La solution de cette tension réside chez Aristote dans une
équivalence anthropologico-cosmologique : l’homme a
un haut et un bas parce que le monde en a un comme
ordre de disposition ; l’homme est le plus conforme au
mouvement de l’univers parce que c’est chez lui que la
différence droite/gauche est la plus poussée, et c’est le
mouvement selon cette direction qui est le plus proche du
mouvement circulaire du ciel (c’est le mouvement selon
la droite et la gauche qui nous permet de retourner la

80. Rémi Brague, op. cit., p. 314.


81. Aristote, Physique, IV, 1, 208b 8-22.

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Espace et spatialisation 253

chose ou d’en faire le tour). Et donc, si « les dimensions


sont selon l’homme, l’homme, lui, est selon le monde 82 ».
Pour Patočka, le système des dimensions est un pur
système d’orientation. Il se réfère pour illustrer ce point
aux expériences menées par le psychologue américain
George M. Stratton avec des lunettes ou des miroirs qui
inversent le haut et le bas du champ visuel, expériences qui
montrent qu’une fois opérée, par les sujets, l’orientation
par rapport à la terre, le renversement du champ visuel
est réajusté et les opérations spatiales ne posent plus de
problème. « L’impression du haut et du bas ne coïncide pas
avec les données visuelles ou d’autres contenus sensoriels,
elle est un phénomène d’orientation 83. » Le rôle du haut et
du bas, comme l’atteste aussi la réversibilité fonctionnelle
de la droite et de la gauche, est celui d’une fixation du
je, et non celui d’un ordre ou d’un agencement « imposé
par le je à la réalité comme loi objective 84 ».
Le devant et le derrière sont eux aussi pour Patočka
des dimensions profondément personnelles : le champ
d’interpellation se divise dans un devant à rencontrer
et un appui, c’est-à-dire ce qui soutient le je dans sa
rencontre du ça inconnu. « Le nous originaire contient
dans sa partie objective ce qui est derrière moi, ce qui me
met à couvert, ce qui me protège 85. » Comme le cœur,
qui chez Aristote nomme le derrière en tant que siège de
la perception de l’absent, le nous marque pour Patočka
un apprivoisement déjà effectué du ça et une intégration
déjà opérée dans la totalité, du moins dans sa partie

82. Selon l’expression de Rémi Brague, op. cit., p. 322.


83. QQP, p. 50.
84. QQP, p. 50.
85. QQP, p. 55.

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254 Phénoménologie du mouvement

accueillante. On pourrait proposer ici une distinction de


principe entre l’invisibilité de la périphérie (l’invisible qui
se trouve aux marges du champ visuel, la face cachée de
la chose non encore retournée) et l’invisibilité de ce qui
est derrière moi, qui serait, elle, l’invisible d’un visible
au sens fort du déjà vu, du déjà parcouru. La visibilité
de l’invisible qui se trouve derrière moi serait analogue à
celle d’un manque (au sens où Merleau-Ponty l’analyse
dans son cours sur la passivité, en prenant l’exemple d’un
tableau qui manque sur un mur et donc de la perceptibilité
de son absence), tandis que la visibilité de l’invisible de
la périphérie, de la transcendance, est encore à attester.
Celle-ci nous concerne, tandis que l’autre nous concerne,
elle est déjà à nous. Il y aurait donc une dualité cachée
dans le concept d’invisible 86 qui ne peut pas, comme ne
le peut non plus la chair, unir le subjectif au transcendant
(ainsi que le voulait Merleau-Ponty).
Mais revenons aux dimensions. En tant qu’appareil
de fixation du je, elles sont donc subjectives dans un
sens spécifique : non pas comme structures du sujet qui
ordonnent, dans leur projection, la réalité objective,
mais comme système d’orientation à l’aide du ça et du tu
interpellants, comme système d’enracinement qui met en
place le je. Mais qu’est-ce qui est à proprement parler mis
en place par l’orientation ? « La réponse à la question “où”
est un vis-à-vis habituel, non problématique. » Ou encore,
un peu plus loin : « Le centre de gravité, le lieu immobile

86. Cette dualité permet aussi une transcription temporelle à même


de faire apparaître son origine qui est une surenchère cachée du possible :
invisibilité de l’avenir qui est indéterminé (bien que se trouvant en un sens
devant moi), et invisibilité du passé qui n’est plus présent (il est derrière
moi), mais a été (je peux donc me le représenter, l’avoir donc en quelque
sorte en face de moi).

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Espace et spatialisation 255

par rapport auquel le mouvement se détermine, n’est pas


nous-mêmes, mais ce à quoi nous nous sommes rapportés,
ce dans quoi nous nous sommes enracinés 87. » C’est dire
que ce que le phénomène d’orientation fixe n’est pas tant
le je que l’environnement proche du je, et c’est ce « vis-à-vis
habituel » que représente l’ordre dimensionnel. Ce n’est
pas le je qui a un haut, un bas etc., ce n’est pas non plus
par rapport au je que l’environnement a un haut, un bas
etc., mais c’est le vis-à-vis habituel lui-même (le milieu
le plus proche) qui se fixe en une hauteur, une droite
et une gauche etc., par rapport auxquelles sont rangées
dimensionnellement les autres choses rencontrées (par
exemple, plus à droite de ma droite, plus à droite de la
droite de mon vis-à-vis habituel). Notons ici la profonde
similarité avec la conception d’Aristote : le milieu le
plus proche (le lieu propre, limite la plus proche) se fixe
dimensionnellement dans l’orientation (a un pouvoir
dimensionnel).
Examinons une dernière chose. Toujours dans les
annexes plus tardives au texte « L’espace et sa probléma-
tique », Patočka écrit : « Toute orientation, tout là-bas est
l’orientation d’un debout ici, sur la terre en tant que fonde-
ment et support solide sur lequel les choses sont posées,
qui leur fournit une base évidente 88. » Cette terre « présente
[dans l’orientation, n. n.] en une guise non explicite et
co-déterminante 89 » ne signifie-t-elle justement pas la
connotation cosmologique du haut et du bas aristotélicien ?
Bien que, chez Patočka, la proto-dimension dominante
soit celle de l’insertion, de l’enracinement, donc celle

87. QQP, p. 266.


88. QQP, p. 267.
89. QQP, p. 267.

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256 Phénoménologie du mouvement

d’une entrée parmi les choses, dans l’espace, elle se traduit


naturellement dans l’avancée vers un devant dont relève
la « frontalité de l’organisme en général » et qui s’exprime
dans une orientation contre « la pesanteur, la force que
nous travaillons en permanence […] à surmonter 90 ». Bien
donc que la spatialisation soit l’acquisition d’un centre
dans le combat avec la périphérie, ce combat se déploie
vers un devant et contre une pesanteur 91. Et néanmoins
Patočka écrit à propos d’Aristote :

Pour dégager concrètement l’ordre propre du monde, force lui


est de faire appel à des traits de l’espace personnel, expliqués à titre
de caractères purement objectifs et dynamiques. C’est notamment
l’opposition du haut et du bas, identifiée au « centre du monde »
et à la « périphérie », qui permet d’expliquer le mouvement des
corps qui sont au monde tels des personnes dans leur chez-soi
et se hâtent de gagner leurs lieux naturels 92.

La tension – confusion, si l’on veut – entre l’anthropo-


logique (le personnel) et le cosmologique est indéniable
chez Aristote. Moins confuse nous semble en revanche
l’identification du haut et du bas à la périphérie et au
centre. Chez Patočka aussi, le centre, personnel, qui donne
au je, sous la forme du nous accueillant, l’appui affectif
nécessaire à son avancée parmi les choses, se double de la
figure de la terre – appui elle aussi de son être debout. La
périphérie est bien ce vers quoi nous tâchons d’avancer,
mais aussi le terme de l’espace visuel qui est, en son fond,

90. PP, p. 67.


91. L’homme qui s’oriente est « l’être qui est redressé, debout là-contre,
qui réagit donc à la terre » (QQP, p. 267).
92. QQP, p. 74.

8938 CS6.indd 256 06/11/14 11:58


Espace et spatialisation 257

toujours espace céleste 93. Terre et ciel, proximité et péri-


phérie de l’espace d’orientation, sont pour leur part des
puissances 94, mais ne sont rien de personnel.

2.4. L’architecture des champs sensoriels. L’articulation de


l’espace kinesthético-tactile et de l’espace visuel atteste
phénoménologiquement le fait que notre orientation est
un bâtir

Les relations spatiales ne sont pas originairement


objectives, mais bien une forme de réalisation des relations
personnelles indissolublement liées au déploiement d’un
appareil de fixation et d’orientation d’un je qui se situe
dans le champ phénoménal. Cela dit, le problème de leur
objectivation possible est référé par Patočka à plusieurs
reprises 95 aux sens. « La transformation des relations
personnelles en relations géométriques a lieu dans le
monde sensible par le fait que les données des sens réalisent
[…] certains types de relations objectives 96. » Ainsi, un
mathématicien comme Nicod peut montrer comment,
dans l’espace visuel, à travers différentes « relations de
ressemblance globale et de succession 97 », se réalisent
pas moins de quatre systèmes topologiques différents.
Le danger, auquel succombe l’empirisme de Locke et de
Hume (et, selon Patočka, dans une certaine mesure, Kant
aussi), est de considérer les données des sens en elles-mêmes
comme un chaos (Gewühl, selon l’expression célèbre de

93. QQP, p. 62.


94. MNMEH, p. 7 et p. 31 ; voir aussi EH p. 185, et aussi PP 109 ;
95. QQP, p. 39, p. 57-58.
96. QQP, p. 58.
97. QQP, p. 40.

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258 Phénoménologie du mouvement

Kant 98) où il n’y a rien à connaître, puisque leur unique


ordre possible est donné par les relations géométriques
qui sont, elles, seules connaissables (soit empiriquement,
soit synthétiquement a priori). Évidemment, Patočka,
qui suit ici Aristote, est amené à récuser cette position
et à avancer la question de l’ordre interne des contenus
sensibles, ordre qui est non seulement une hypothèse, mais
un phénomène attestable dans l’ordonnance et l’agen­
cement des champs sensoriels. La question devient alors :
quel est le principe de cet ordre ? Et la réponse donnée
sera, sans surprise, la proto-structure d’interpellation d’un
je par le ça à travers un tu privilégié.
Déjà chez Aristote, les champs sensoriels sont caracté-
risés non seulement de façon causale, mais aussi de façon
interne. Toute aisthesis supérieure a comme fondement
la sphère kinesthético-tactile et thermique, appelée haphé
dans le De anima. Patočka entérine ce point : « dans son
fond, ce principe conserve encore sa validité 99 ». En effet,
on peut attester des cas de perte de fonctions esthésiques
supérieures qui n’annulent pas la vie humaine, mais il est
impossible que quelqu’un existe sans « les rudiments du
sens kinesthético-tactile 100 ». Pour indiquer la manière dont
se laisse esquisser l’ordre d’édification des autres sens sur
la base de ce sens premier, Patočka invoque les travaux
de Jean Nogué, qui propose les distinctions suivantes :
nous avons, d’un côté, les sens de la sphère kinesthético-
tactile et thermique qui « se donnent eux-mêmes, ainsi
que le milieu extérieur, en tant que distincts de celui-ci » ;

98. Dans la première version de la Déduction transcendantale des


catégories (I. Kant, Critique de la raison pure, A 211).
99. QQP, p. 59.
100. QQP, p. 59.

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Espace et spatialisation 259

nous avons aussi les sens internes – l’odorat et le goût –


qui se donnent eux-mêmes, ainsi que le milieu, « mais
sans distinction et en mettant l’accent sur eux-mêmes »
(c’est-à-dire qu’ils se donnent comme une qualité du
milieu : le goût est le goût de la pomme) ; et, enfin, les
sens externes – la vue et l’ouïe – qui ne donnent que le
milieu sans eux-mêmes 101.
On peut immédiatement mettre en résonance cette
classification avec la théorie de l’institution de l’espace
personnel : les données kinesthético-tactiles qui concré-
tisent notre corporéité et sont le fondement de notre
entrée dans le monde s’accompagnent à chaque fois des
données tactiles externes, nous donnant immédiatement
un tu sous la forme d’un contact ou d’une pression,
d’une dureté et d’une résistance. Les données visuelles
nous projettent d’une façon tout aussi immédiate dans
la profondeur qui fonde le passage du tu dans un ça et
inversement. La somme des deux champs nous présente en
totalité la proto-structure je – tu – ça, mais les modalités
d’opération différentes des deux champs nous aident à
voir encore plus clairement la dynamique de la proto-
structure. Ainsi, dans le cas des kinesthèses, le champ
proto-spatial correspondant est sans clôture, étant régi
par une direction unique – vers le tu, mais sans retour :

Il est comme une quête, un tâtonnement qui finit, certes, par


mettre toujours la main sur un objet, mais chaque fois dans une
sphère derechef sans clôture […]. Ce champ part du je pour
ne plus y revenir ; il parvient bien à un tu, mais se voit aussitôt
contraint de le lâcher dans le ça anonyme, sans que le tu lui

101. Cf. QQP, p. 59.

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260 Phénoménologie du mouvement

demeure incorporé, sans se fermer dans l’association qui est le but


de notre contact et de notre existence au milieu des choses 102.

L’image du tâtonnement qui, dans ce cas, n’est pas


une métaphore mais une définition, montre au mieux
en quoi cet espace tactile est sans retour et sans clôture :
son « aveuglement » (car ce n’est pas encore un espace
visuel) l’empêche de garder en simultanéité les impres-
sions passées qui sont aussitôt perdues dans l’avènement
d’autres impressions, dans l’avancement qui localise bien
le centre kinesthétique, mais de façon (quasi-)ponctuelle,
c’est-à-dire sans jamais synthétiser une périphérie.
L’espace visuel, quant à lui, se trouve avec l’espace
tactile dans une « singulière correspondance contraire 103 »,
qui est d’ailleurs la vraie raison des tentatives psycholo-
giques de fonder sa profondeur sur la projection associative
des kinesthèses. Mais les études sur la vision binoculaire
justifient l’idée d’une profondeur originelle de l’espace
visuel, qui serait ainsi seulement l’analogue de la profon-
deur kinesthético-tactile, et non pas sa conséquence.
Alors que la sphère tactile nous donne un tu proche, la
sphère visuelle nous donne le tu avec un recul qui, en
fonction de son ampleur, détermine la conversion du
tu en ça, et, selon son caractère d’espace d’appel, donne
lieu à l’élection du ça en un tu qui m’attire. Qui plus est,
l’espace visuel donne immédiatement l’horizon comme
clôture – bien sûr, infinie, mais immédiatement présente
dans son infinité. Tout comme l’impossibilité de clôturer
l’espace tactile exprime l’impossibilité de synthétiser sa
profondeur dans un laps (pour ainsi dire, non pas de

102. QQP, p. 60.


103. QQP, p. 61.

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Espace et spatialisation 261

temps mais) de présence, la clôture de l’espace visuel ne


signifie pas une circonscription seulement possible, mais
la réalité de la synthèse immédiate de sa profondeur. Si la
profondeur kinesthético-tactile est seulement en puissance,
la profondeur visuelle est toujours en acte :

[…] si mon mouvement dans la sphère kinesthético-tactile est un


mouvement sans retour qui se perd dans l’illimité, dans la sphère
visuelle c’est au contraire l’illimité qui se meut en direction de
moi, qui m’entoure, qui me tombe dessus. Il devient autour de
moi la voûte et les murs d’un édifice, un espace fermé qui me
met à couvert 104.

Nous pourrions dire, pour donner une dernière illus-


tration de cette différence, que la tactilité nous donne
ponctuellement chaque chose, alors que l’espace visuel
nous donne synthétiquement toute chose.
L’ajointement opéré par l’espace visuel ajoute ainsi
d’autres modalités de pronoms personnels : si la sphère
tactile nous donne bien, avec le je, le tu, pour le perdre
dans la nuit tactile, dans un ça anonyme et surtout indé-
fini (pour autant qu’il est l’opposé du contact), l’espace
visuel présentifie le ça lui-même comme périphérie qui,
bien qu’inassignable, est néanmoins présente. Mais en
même temps, par la clôture qu’elle dessine, par la possi-
bilité d’addition et de synthèse qu’elle fonde, elle permet
d’envisager une association accueillante, sous la forme du
nous, ainsi que sa perte dans le vous oppositif. La sphère
visuelle atteste aussi, par sa clôture, que « nous sommes
toujours déjà dedans 105 ». L’architecture matérielle,

104. QQP, p. 61.


105. QQP, p. 63.

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262 Phénoménologie du mouvement

le bâtiment, la maison, ne sont que des prolongements,


des incarnations de cette donnée fondamentale (nous y
reviendrons). La correspondance des sphères tactile et
visuelle atteste ainsi notre tendance à bâtir, à associer le
je au tu (qui l’a touché dans la kinesthético-tactilité) dans
un nous amical, dans un dedans apprivoisé. La tendance
à bâtir n’est donc pas une qualité quelconque de notre
mouvement d’existence, mais bien sa définition, notre
appareil d’orientation nous montrant que « tout l’effort
que nous sommes n’est qu’une tentative de nous insérer
dans le monde », d’intégrer la totalité hors de laquelle
nous nous trouvons expulsés, de « nouer avec le tout de
l’étant un rapport solide d’amitié qui intègre aussi à son
harmonie ce qui est tout à fait étranger […], ce qui s’amasse
continuellement à la périphérie, qui gronde comme un
lointain orage aux confins du monde 106 ».
Résumons. L’interpellation originaire qui localise le je
par un tu constitue le fondement du « dedans originaire »
dans lequel se jouent les drames du passage du ça au tu
et inversement, comme du passage du je dans un nous
accueillant qui s’oppose au vous hostile et périphérique.
L’analyse des champs sensoriels montre comment cette
proto-structure je – tu – ça y est à l’œuvre, précisément
en tant que fondement de leur fonctionnement. Ainsi, la
rencontre fondamentale entre le tu le je est donnée dans
la sphère kinesthético-tactile, elle-même fondamentale et
irréductible (aucune expérience n’est envisageable sans
au moins des rudiments kinesthético-tactiles, de même
que l’absence de la première interpellation annulera le
déploiement de l’espace personnel). Mais l’impossibilité
de la synthèse d’une totalité dans le tâtonnement tactile

106. QQP, p. 63-64.

8938 CS6.indd 262 06/11/14 11:58


Espace et spatialisation 263

appelle la synthèse visuelle qui, elle, nous donne en


présence aussi bien le ça comme périphérie que le nous
comme possibilité de totalisation. En plus, la dynamique
des champs sensoriels est une attestation de la tendance
d’intégration dans la totalité qui définit le mouvement
que nous sommes : la correspondance des sphères tactile
et visuelle représente le besoin que nous avons d’associer
le je au nous, d’apprivoiser toujours le ça dans un tu amical
qui entrerait dans un nous, dans un chez-soi accueillant.
Autant dire que l’agencement des champs sensoriels
atteste aussi bien les termes de la proto-structure que sa
règle de déploiement : le bâtir. Inversement, le bâtir et la
proto-structure apparaissent comme principes d’ordon-
nancement des champs sensoriels, ce qui permet à Patočka
de boucler le cercle de ses analyses et de montrer que la
tendance d’objectivation des champs sensoriels, qui peut
donner place à la géométrisation, n’est rien d’autre qu’une
possibilité du bâtir comme enracinement primordial dans
un dedans 107. En effet, seul le bâtir, en tant que motivé
par le besoin d’une réintégration dans le dedans de la
totalité, permet d’établir « les proto-relations objectives :
à côté de, entre, à l’intérieur de 108 ».
Ainsi, dans un tour de force (narratif et poétique, il
faut le dire, autant que philosophique), Patočka opère
une fondation phénoménologique de la proto-structure
spatialisante et de son déploiement comme bâtir, au moyen

107. Cette conception résonne remarquablement avec certaines descrip-


tions à peu près contemporaines de Levinas. Voir par exemple Totalité et
infini (La Haye, Martinus Nijhoff, 1974 [1961], p. 130), où nous pouvons
lire : « Le mouvement par lequel un être bâtit son chez soi, s’ouvre et s’assure
l’intériorité, se constitue dans un mouvement par lequel l’être séparé se
recueille. La naissance latente du monde se produit à partir de la demeure. »
108. QQP, p. 63.

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264 Phénoménologie du mouvement

de l’attestation fournie par les champs sensoriels et par


leur agencement dans un dedans architectural. Il peut ainsi
rendre compte phénoménologiquement de la tendance à
l’objectivation de l’espace, propre à notre insertion dans le
monde, qui norme d’abord le chez-soi dans les relations
proto-objectives telles « à côté de », « à l’intérieur de », etc.
Mais l’analyse des champs sensoriels recèle en sa richesse
des possibilités théoriques qui n’ont pas été exploitées
explicitement. Nous pouvons remarquer par exemple
l’oubli, dans l’analyse, d’une des trois sphères sensorielles
évoquées au départ : la sphère des sens internes (l’odorat
et le goût). Nous pouvons légitimement interroger cette
omission, d’autant plus que certaines caractérisations des
deux autres sphères sensorielles indiquent la possibilité
d’une analogie entre cette tripartition et la triplicité qui
sera par la suite celle de la théorie des mouvements de
l’existence.

2.5. Développement hypothétique du problème de l’architec-


ture des champs sensoriels. Le déploiement de l’espace (qui
est l’agencement des trois types de champs sensoriels) semble
receler en soi la triple temporalisation de la temporalité
(les trois mouvements de l’existence)

Nous ne sommes pas sans savoir que la description


par Patočka du déploiement de l’espace ordinans, du
proto-espace comme réalisation d’un appareil d’enra-
cinement, a été le plus souvent associée au premier des
trois mouvements de l’existence, la fonction propre
à celui-ci étant justement l’enracinement, l’insertion,
l’obtention d’un monde. Néanmoins (et c’est le problème
même de la description du premier mouvement, la
difficulté qui justifie le mieux la propension de certains

8938 CS6.indd 264 06/11/14 11:58


Espace et spatialisation 265

commentateurs 109 de réduire les trois mouvements au


premier), en tant que premier, ce mouvement doit contenir
en lui la possibilité du déploiement des deux autres : du
mouvement d’objectivation et du mouvement de rapport
explicite à la totalité. Essayons donc d’explorer cette
direction possible d’analyse au moyen de la tripartition
des champs sensoriels. Nous continuons par là (tout
comme nous l’avons fait en parlant de la possibilité et
de la temporalité) à enrichir le paysage des occurrences
théoriques à même de nous aider à trancher, dans l’ultime
étape de notre travail, l’épineux problème de la triplicité
des mouvements.
Au niveau de l’analyse des champs sensoriels, les
deux sens internes finalement laissés de côté par Patočka
– l’odorat et le goût – correspondent le mieux, nous
semble-t-il, au premier des trois mouvements. En effet,
la sphère de ces sens est décrite comme celle qui donne
indistinctement le milieu et le sens lui-même, le goût de
la pomme étant simultanément le goût que je ressens ou
que j’ai. L’indistinction originaire du milieu (ou du moins
d’un certain milieu proche) et du sujet est, bien sûr, un
des phénomènes attestés pour la première enfance, dans
le cas, par exemple, du nourrisson qui, jusqu’au stade du
miroir, n’opère pas la différence entre les désirs de sa mère

109. Voir par exemple Renaud Barbaras, Le mouvement de l’existence,


op. cit., p. 96 et, du même auteur, l’article « L’individuation de l’homme »,
Fogli Campostrini, vol. 2, n° 2, 2012, p. 6-12. Mais aussi Frédéric Jacquet,
« Vie et existence : vers une cosmologie phénoménologique » (Les études
philosophiques, n° 3, 2011, p. 395-419), qui écrit (p. 415) : « Si le mouvement
d’enracinement est phénoménalisant, alors il est déjà percée, et le revi­rement
est inutile ; s’il n’est pas déjà ouverture d’une transcendance, alors un revi-
rement s’impose pour qu’au sein de la vie puisse éclore un mouvement
de percée, cependant, ce revirement est alors impossible, le mouvement de
percée incompréhensible, faute de trouver ses préliminaires dans la vie. »

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266 Phénoménologie du mouvement

et les siens, ni entre le corps de sa mère et le sien. Le goût


et l’odorat sont, en plus, les moyens privilégiés qu’ont les
nourrissons pour explorer l’environnement proche, rôle
directeur qui s’estompe par la suite. La même signification
d’insertion profonde et indistincte, d’absorption dans le
milieu qu’ont ces deux sens est illustrée par l’orientation
animale, qui s’y fonde d’une manière incomparablement
plus grande que chez l’homme, chez toutes les espèces
vertébrées (à l’exception des oiseaux, les plus visuels des
animaux). Plus loin encore, le passé qui domine, selon la
description Patočka, ce premier mouvement, s’explicite
dans notre cas par la relation très étroite des sens internes
avec la mémoire (une évidence exprimée et rendue clas-
sique par la madeleine de Proust).
La sphère kinesthético-tactile est décrite par Patočka
dans les termes suivants : « le contact tactile est pour nous
une manière de nous emparer des choses 110 ». Le mouve-
ment de rencontre qui anime les sens de cette sphère est,
en plus, un mouvement qui « part du je pour ne plus y
revenir 111 », nommant ainsi la perte du je dans le champ
sensoriel, sa dispersion. Ces deux caractérisations valent
aussi bien pour le deuxième mouvement de l’existence,
qui est un mouvement de commerce avec les choses, mais
qui se perd dans un s’emparer des choses et qui confisque
le sujet en modifiant de façon spécifique (objectiviste) sa
tendance à totaliser, à récupérer et à intégrer la totalité.
Cette tendance à réintégrer la totalité par l’acte de bâtir
connaît une déchéance dans la tendance à posséder l’objet,
la totalité de l’étant étant interprétée comme somme et la
réintégration comme possession, comme fait de s’emparer.

110. QQP, p. 61.


111. QQP, p. 60.

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Espace et spatialisation 267

La sphère kinesthético-tactile contient donc, dans son


déploiement en sens unique vers le tu, la condition de
possibilité du deuxième mouvement dans son double sens
de dispersion de l’existence dans les choses (aliénation)
et dans le s’emparer possessif (objectivation). Ce dernier
est exprimé le mieux par l’image de la main : organe du
toucher par excellence, mais aussi outil de tous les outils,
opérateur insigne d’appropriation et d’objectivation.
L’espace visuel est en lui-même une totalisation, du
fait de la clôture qu’il assigne d’un seul coup : clôture
elle-même infinie (comme l’est la limite du champ visuel),
mais totalisation néanmoins. Le troisième mouvement
de l’existence humaine consiste, selon Patočka, dans le
rapport explicite à la totalité comme telle, et semble donc
se trouver conditionné en puissance par cette présen-
tation de la totalité phénoménologiquement première
qu’est l’horizon visuel. Le champ visuel me donne aussi
« l’environnement sans moi », car « la perspective se perd
au périmètre du corps propre 112 », et donc annonce déjà,
à ce niveau, le nécessaire sacrifice du sujet requis par la
liberté d’un rapport explicite à la totalité. Le nous qui
s’atteste pour la première fois dans l’espace visuel comme
possibilité de totalisation évoque, quant à lui, la solidarité
et le dévouement qui sont la marque d’un emplacement
existentiel à l’intérieur du troisième mouvement 113. À
propos du troisième mouvement, Patočka écrit que « la vie
dans la dévotion est, en un sens, vie éternelle 114 ». Nous
pouvons rapprocher cette affirmation d’une assertion
célèbre du Tractatus de Wittgenstein qui dit : « Notre

112. QQP, p. 62.


113. Voir, par exemple, MNMEH, p. 122.
114. MNMEH, p. 123.

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268 Phénoménologie du mouvement

vie est infinie exactement dans la même mesure que le


champ visuel est illimité » (6.4311). La même correspon-
dance entre l’espace visuel et le troisième mouvement
est à trouver aussi dans la nature « luminocentrique 115 »
du monde dans le mouvement de percée, où l’accent est
déplacé de l’étant vers la totalité, vers l’être. La présence
visuelle, contrairement au mouvement tactile qui, on l’a
vu, est un s’emparer des choses, n’exige pas d’effort, est
une donation gratuite et immédiate. Et Patočka d’écrire
à son propos : « Peut-être est-ce à cette présence visuelle
que pensait Proclos en parlant de l’espace comme lumière
pure qui enveloppe tout 116. »
Nous avons ainsi retrouvé, hypothétiquement du
moins, les conditions de possibilité du déploiement des
trois mouvements de l’existence, dans le triple ordonnan-
cement des champs sensoriels. Le premier mouvement
de l’existence humaine correspondrait ainsi au sentir, le
deuxième au préhender, et le troisième au voir. Si nos
spéculations ne sont pas trop éloignées des intuitions
patočkiennes, cela permettrait peut-être de mettre au jour
les conditions spatiales de la triple temporalisation de la
temporalité (qui est, comme nous l’avons vu amplement
dans le chapitre précédent, la définition et le point de
départ de la triplicité des mouvements de l’existence).
La proto-spatialisation, l’insertion dans l’espace comme
déploiement de l’espace semble receler en soi le triple

115. MNMEH, p. 122.


116. QQP, p. 61-62. Rappelons ici que le mot tchèque pour monde, svět,
a la même racine que le mot qui désigne la lumière, světlo ; ce phénomène
linguistique se retrouve d’ailleurs, parmi les langues latines, en roumain,
où monde se dit lume, venant du latin lumen (alors que les autres langues
latines ont privilégié l’étymon mundus).

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Espace et spatialisation 269

déploiement de la temporalité qui occupera Patočka dès


le milieu des années 1960.

2.6. Les champs sensoriels, la perception et le problème de


l’acte. La coïncidence entre présent et parfait définit aussi
notre insertion, toujours déjà accomplie et encore en train
de se faire (parfait-présent), dans l’espace

Avant de résumer les résultats de cette longue compa-


raison entre la théorie patočkienne et celle aristotélicienne
du lieu et des champs sensoriels, relevons une autre
omission de l’analyse des champs sensoriels régie par
la structure spatialisante je-tu-ça, à savoir celle que l’on
pourrait nommer le problème de l’acte. En fin et compé-
tent aristotélicien, Patočka n’est pas, bien sûr, sans savoir
que c’est précisément l’exemple de la perception, du très
particulier avènement qu’a lieu dans le champ sensoriel,
qui illustre la distinction aristotélicienne de Métaphysique,
Θ, 6, entre mouvement et acte.
Ainsi, la kinesis, l’acte incomplet de Physique III,
diffère de l’energeia pure (bien que, selon Aristote, celle-
ci ne puisse être définie, mais seulement exemplifiée) en
ce que l’acte comporte une coïncidence entre présent
et parfait, coïncidence que le mouvement ne peut que
rechercher. L’exemple d’Aristote pour cette coïncidence
est justement : voir et avoir vu sont la même chose 117.
D’une certaine manière, on peut élargir cette coïncidence
au sens kinesthético-tactile, qui sert éminemment, chez
Patočka comme dans le De anima, à définir le vivre ; il
est donc l’irréductible du vivre qui, à son tour, est un
autre exemple d’acte : vivre et avoir vécu sont la même

117. Aristote, Métaphysique, Θ, 6, 1048b18-23.

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270 Phénoménologie du mouvement

chose. La coïncidence présent-parfait va en un double


sens : le présent (le cheminement vers le but) contient
déjà la fin (le parfait), puisque dès que j’ouvre les yeux,
j’ai déjà atteint le visible 118. Je vois, en effet, parce que
j’ai déjà vu. Inversement, le parfait accueille l’action, ne
la remplace pas, il contient en ce sens le présent, puisque
j’ai atteint le visible et je continue d’y rester : j’ai vu parce
que je vois encore. Dans le cas du mouvement simple,
bien sûr, le parfait ne précède pas l’action, il est atteint
seulement à la fin, et quand il est atteint, il marque la
cessation du processus.
Dans un autre contexte (De sensu et sensibilia, VI,
446b 2-6 119), Aristote écrit que la perception n’a pas de
genèse, au sens où on ne passe jamais à la perception,
mais on perçoit toujours, selon la coïncidence présent-
parfait. L’on pourrait être tenté de croire que les analyses
de Patočka sont à même de proposer une telle genèse de
la perception, sous la forme d’une naissance des champs
sensoriels et de leur progression régie par la proto-structure
de spatialisation. Mais, de fait, un principe d’ordonnan-
cement (comme le bâtir de la proto-structure) n’est pas
un principe de genèse. La genèse de la spatialisation est
l’interpellation, tandis que le bâtir n’est qu’un principe
architectonique eu égard aux champs sensoriels. Par
conséquent, ce n’est pas tant la genèse de la perception,
des champs sensoriels, que leur ordre qui est renvoyé par
Patočka à la structure je – tu – ça.
Les champs sensoriels ne font ainsi qu’attester la
nature d’« acte » de l’espace, puisqu’ils définissent notre
insertion, toujours déjà accomplie et encore en train de

118. Comme le remarque Rémi Brague, op. cit., p. 481.


119. Apud Rémi Brague, op. cit., p. 482.

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Espace et spatialisation 271

se faire (parfait-présent) dans le dôme spatial. Dans le


cours de 1968-1969 (« Leçons sur la corporéité »), au
moment où il reprend la question de l’agencement des
champs sensoriels et plusieurs autres thèmes déjà traités
dans « L’espace et sa problématique », Patočka écrit :

Nous passons, de nous-mêmes en tant que voyants, au vu dans


lequel nous nous localisons comme faisant nous-mêmes partie
du monde, comme force et réalité objective. En disant « nous
passons », l’emploi du présent est abusif. Il serait plus juste de
dire, au passé, « nous sommes passés », car nous n’avons jamais
d’abord la composante subjective, nous sommes déjà pris, absorbés
au préalable par le rapport au monde 120.

On voit que Patočka prend bien en compte la coïn-


cidence présent-parfait à l’œuvre dans notre inscription
au monde (et qui définit, il le sait très bien, l’acte aris-
totélicien). L’acte qu’est la donation du monde est aussi
explicité au moins une fois, précisément dans sa connota-
tion spatiale, dans le cadre des remarques cosmologiques
de 1972 occasionnées par Fink :

L’idée de la totalité de l’espace offre un bon point de départ à


une réflexion cosmologique […] ; c’est précisément en tant que
profil instantané, en tant qu’elle représente une synchronie du
tout de l’espace-temps, un ensemble, pour ainsi dire, achevé
[parfait, n. n.] et, partant, effectivement réel [présent, n. n.], que
la totalité de l’espace fournit un point de départ approprié 121.

120. PP, p. 62.


121. MNMEH, p. 266.

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272 Phénoménologie du mouvement

Nous ne nous sommes donc sans doute pas égaré


en supposant une intime connivence entre l’espace et
le concept aristotélicien d’acte et, qui plus est, nous
pouvons attester cette connivence grâce aux textes que
nous venons de citer.
Nous avons pu suivre, dans notre précédent chapitre,
le sens de la coïncidence entre le possible et le temps, mise
en œuvre par Patočka pour expliciter la triple temporali-
sation de la temporalité comme mouvement, mais aussi à
travers la caractérisation du fond du monde comme réserve
(dynamis) qui se déploie en déposant le temps primaire
de l’apparition (différent de et qui fonde la temporalité
humaine). Nous pouvons maintenant souligner à nouveau
la remarquable cohérence de la démarche phénoménolo-
gique de Patočka : dire que le mouvement d’apparition
dépose comme un sédiment l’espace-temps en sa totalité,
c’est dire que le mouvement dépose comme ses extases
l’acte et la puissance 122. Et inversement, parler d’espace-
temps comme cadre préalable de l’étant, c’est donner la
définition aristotélicienne du mouvement : l’acte de la
puissance, et c’est également donc restituer « l’ancienne
physis », le mouvement d’émergence. Notons que, dans
cette perspective, l’identification moderne du mouve-
ment à la vitesse d’un corps (espace divisé par le temps),
identification que Patočka conteste explicitement 123,
revient de fait à caricaturer la définition aristotélicienne
du mouvement.
Le syllogisme que nous essayons de proposer est au
fond le suivant : l’espace (le proto-espace) est ordonné

122. C’est là une interprétation qu’on a déjà pu donner à propos


d’Aristote lui-même ; voir en ce sens Pierre Aubenque, op. cit., p. 438-485.
123. PP, p. 40.

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Espace et spatialisation 273

par les champs sensoriels ; les champs sensoriels sont régis


par la coïncidence présent-parfait (par la nature d’acte) ;
donc, l’agencement de l’espace a lui-même une nature
d’acte. À part la vie, qui nomme à son tour, chez Aristote,
l’entelecheia, c’est la perception, la donation dans et de
l’espace perceptif qui offre une illustration insigne de
l’actualité. Seuls la vie et l’espace peuvent donc recevoir
cette caractérisation. Si notre raisonnement n’est pas faux,
il s’ensuit que Patočka se trompe quand il croit pouvoir
reprocher à Aristote l’imprécision de sa définition du
mouvement : « la définition d’Aristote est incomplète »
parce qu’elle ne comprend aucune référence à la spatia-
lité 124. La référence à la spatialité est, nous le croyons,
implicitement présente dans l’idée même d’acte, dont
nous venons d’essayer de montrer la connivence avec le
bâtir spatialisant.

2.7. Résumé des acquis de la confrontation entre Patočka et


la théorie aristotélicienne du lieu. L’héritage décisif est
la référence de l’espace au mouvement

Nous pouvons à présent esquisser une réponse à la


question de savoir ce que Patočka conserve de la théorie
aristotélicienne du lieu. Tout d’abord, l’idée de la nécessité
d’élucider le « quelque part » spatial comme un être-dans

124. PP, p. 33. Cette interprétation est également contestée, dans un


article récent, par Mariana Larison, à partir d’un argument toutefois diffé-
rent du nôtre, et sans doute moins spéculatif et plus philologique : à savoir
que « la référence spatiale n’est pas donnée par le lieu mais par la grandeur
elle-même (megethos) », pour autant que « la continuité du mouvement » est
« fondée sur celle de la grandeur spatiale » (« Du mouvement chez Aristote
d’après Jan Patočka », in Jan Patočka. Liberté, existence et monde commun,
op. cit., p. 179-193, p. 191 et p. 186).

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274 Phénoménologie du mouvement

fondamental devient chez Patočka la nécessité de référer


la spatialité à l’insertion dans un dedans primordial.
Deuxièmement, si notre reconstitution des points essen-
tiels de la position d’Aristote est recevable, la singulière
interpellation qui éclaire le statut du lieu propre dans la
Physique trouve un écho dans le phénomène d’interpel-
lation qui motive, chez Patočka, le déploiement de la
proto-structure spatialisante qui localise le je (qui lui donne
son lieu propre). Troisièmement, le pouvoir du lieu qui
nomme chez Aristote l’enrichissement en dimensions
de cet être-dans qu’est le lieu se retrouve chez Patočka
dans le statut dimensionnel qu’a l’appareil d’orientation.
Quatrièmement, la référence à la terre, le bas central et
massif d’Aristote, est conservée chez le Patočka du début
des années 1960 (bien que peu élucidée pour le moment)
en tant que support d’orientation (et, ailleurs dans son
œuvre phénoménologique, comme référence fondamen-
tale à la physis, au proto-mouvement de l’apparaître).
Mais surtout – et là, Patočka est ouvertement redevable
à Aristote – c’est la référence cruciale du lieu au mouve-
ment qui est conservée. Dans un sens radical, Patočka
finira par envisager l’espace (l’espace-temps en son entier)
comme sédiment déposé par le mouvement de l’apparaître.
La richesse philosophique de l’assimilation du lieu au terme
du mouvement se laisse décliner comme une véritable
architecture de la conception patočkienne de la spatialité,
telle qu’elle est mise en place dans le texte « L’espace et sa
problématique » : le lieu est, chez Aristote, le terme (peras)
du mouvement, tout comme chez Patočka, l’orientation
est le terme, le résultat de l’interpellation ; la spatialisation,
comme dispositif dynamique d’insertion, est le terme
dernier, obtenu à la fin de l’orientation ; la géométrie est
donnée comme terme de la spatialisation opérée par les

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Espace et spatialisation 275

champs sensoriels et, enfin, l’espace de la physique est le


terme de la réalisation d’une géométrie. Nous passons
donc de l’interpellation à l’orientation, de l’orientation
à la spatialisation, de la spatialisation à la géométrie, et
de la géométrie à l’espace abstrait de la physique, suivant
le même principe aristotélicien selon lequel l’espace se
donne toujours au terme du mouvement.

3. La source heideggérienne de la proto-


structure spatialisante

3.1. La terre dans la phénoménologie de Patočka.


Confrontation avec les sens qu’a la terre dans L’origine
de l’œuvre d’art de Heidegger. La surenchère heideggé-
rienne de la temporalité condamne la terre à rester obscure

Nous avons déjà rencontré à plusieurs reprises la réfé-


rence patočkienne à la terre comme base sur laquelle se
déploie la spatialisation de la proto-structure. Cette réfé-
rence est peu élucidée dans « L’espace et sa problématique »,
mais elle interviendra par la suite dans l’œuvre de Patočka,
et ce à chaque fois qu’il présentera les trois mouvements
de l’existence. Nous allons interroger attentivement le
sens de cette référence, qui se dégagera, nous semble-t-
il, comme visage de « l’ancienne physis restituée 125 » ou
comme sédiment du mouvement de l’apparaître.
La terre est mobilisée par Patočka dès 1965, à une
époque quasi contemporaine de la publication de son
Aristote (et donc ultérieure au texte sur « L’espace et sa
problématique »), dans le même esprit que dans ce dernier,

125. MNMEH, p. 100.

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276 Phénoménologie du mouvement

à savoir comme « repère qui n’est pas simplement le monde


en général 126 », repère solide du mouvement qu’est notre
vie. Husserl se trouve invoqué à cet endroit pour autant
qu’il a déjà 127 souligné le caractère indispensable de cet
« appui universel 128 ». La terre est en même temps le proto-
type de tout ce qu’il y a de massif, le « corps universel ».
Cette dernière expression, utilisée à nouveau en 1967
dans « Le monde naturel et la phénoménologie 129 », n’est
référée à Hegel qu’en 1969, au moment de la caractéri-
sation de la terre comme « chose universelle 130 ». Cette
universalité veut simplement marquer l’appartenance de
toutes les choses, de tous les corps à la terre qui est ainsi
le réceptacle qui les contient, qui régit « leur manque
d’autonomie, leur émergence et leur dépérissement 131 ».
La présentation de 1967 ajoute, en soulignant l’affinité
fondamentale entre la terre et la physis :

126. « Notes sur la préhistoire de la science du mouvement », MNMEH,


p. 6.
127. « La Terre elle-même, dans la forme originaire de représentation,
ne se meut ni n’est en repos, c’est d’abord par rapport à elle que mouvement
et repos prennent sens » (Husserl, Manuscrit D 17 : « L’Arche-originaire
Terre ne se meut pas », trad. par Didier Franck dans La Terre ne se meut
pas, op. cit., p. 12). Mais aussi (id., p. 27) : « On pourrait alors penser qu’il
faut conclure ceci : la Terre peut tout aussi peu perdre son sens d’“archi-
foyer”, d’arche du monde, que ma chair son sens d’être tout à fait unique,
de chair originaire dont toute chair dérive une partie de son sens d’être. »
128. MNMEH, p. 7.
129. MNMEH, p. 30.
130. Comme le remarque Erika Abrams dans une note à sa traduction,
on trouve en effet chez Hegel l’expression : « l’individu universel, la terre »
(voir Hegel, Phénoménologie de l’esprit, vol. I, trad. par J. Hyppolite, Paris,
Aubier, 1949, p. 246).
131. MNMEH, p. 7. Ce sont à peu près les mêmes expressions qui sont
utilisées dans le texte de 1967 (MNMEH, p. 30). Voir aussi PP, p. 108-113.

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Espace et spatialisation 277

Originellement, dans le cadre de la physis primordiale que nous


nous proposons d’analyser, la terre n’est pas un corps parmi les
corps ; elle ne peut être comparée à rien d’autre, car tout le reste,
tout ce qui peut se présenter et venir à notre rencontre se rapporte
à elle comme à un substrat qui est toujours présupposé 132.

Nous avons donc deux caractérisations : la terre comme


repère du mouvement (« horizontale naturelle 133 »), donc
comme repère d’orientation, et la terre comme « corps
universel », substrat présupposé par toute chose et visage
de la physis (d’ailleurs, la référence à la physis transparaît
aussi de l’expression « horizontale naturelle »).
À ces deux caractérisations s’ajoute, dès 1965 (avec
une reprise presque à l’identique en 1967), celle de la
puissance : « À travers le visage de la terre comme porteur
et repère de tous les mouvements et de tous les rapports,
on voit donc également transparaître le fait que la terre
est une puissance 134. » Dans les deux cas, Patočka poursuit
par une distinction : la puissance est différente de la force,
car la puissance a son « règne », elle ne cesse d’« agir en
permanence 135 », tandis que la force est occasionnelle.
Dans un autre passage, plus tardif cette fois-ci, des Essais
hérétiques, Patočka insistera sur cette même différence, en
affirmant que la force actualise pleinement ses possibilités,
tandis que la puissance comporte toujours une réserve 136,

132. MNMEH, p. 30-31.


133. MNMEH, p. 31.
134. MNMEH, p. 7 ; cf. id., p. 31.
135. MNMEH, p. 7. « La puissance est en revanche permanente »
(MNMEH, p. 31). Nous aurions envie de dire que la terre, comme puis-
sance, est ici précisément mouvement, c’est-à-dire dynamis qui s’actualise en
tant que telle, car elle « agit », « règne », etc.
136. EH, p. 185.

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278 Phénoménologie du mouvement

ce qui semble nous autoriser à décrire cette puissance


dont parle Patočka comme dynamis d’un mouvement
inépuisable, du mouvement d’individuation, seul à ne pas
épuiser sa réserve (la force étant, dans cette perspective,
l’actualisation de la dynamis épuisable des mouvements
secondaires déployés après et dans le cadre du proto-
mouvement de l’apparaître). Le règne de la terre est
un règne « orienté », car toutes les choses y adhérent en
permanence, tous les éléments tombent sous son pouvoir,
ainsi l’air et l’eau qui subissent sa domination, tout comme
les nuages et les oiseaux qui, au fond, n’échappent pas
à son étreinte 137. La terre assume donc ici le même rôle
d’orientation cosmologique qui lui revenait chez Aristote
comme donatrice du bas.
À ceci s’ajoute une autre caractérisation, elle aussi à
forte résonance aristotélicienne : la terre est puissance
également au sens de « terre nourricière 138 ». Car « c’est
en définitive elle avec ses éléments qui nourrit la vie, qui
est à la fois vie et autre chose que vie. La terre porte la
vie, l’alimente, la laisse émerger et disparaître, se recouvre
de vie pour voiler sa figure ultime, nue, inexorable 139 ».
Nous sommes ici en présence du point de convergence le
plus marqué entre terre et physis, cette dernière caracté-
risation – nourricière, vie et autre chose que vie – valant
dans une égale mesure pour les deux, de sorte qu’elles
semblent se confondre.
Pour le dire brièvement : la terre est le repère d’orienta-
tion requis par notre mouvement, l’horizontale naturelle.
C’est dans le même esprit qu’en 1967, dans le sillage

137. Cf. MNMEH, p. 31.


138. MNMEH, p. 7 ; cf. p. 31. Voir aussi PP, p. 109, et EH, p. 55.
139. MNMEH, p. 31.

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Espace et spatialisation 279

de « L’espace et sa problématique », Patočka décrit la


terre, en l’opposant au ciel (qui donne, quant à lui, la
périphérie), comme « essentiellement proche 140 », comme
constituant le sol de notre centre. Mais la terre est aussi
puissance, et sa description comme puissance qui régit la
vie et qui domine par son étreinte toute chose nous fait
immédiatement penser à la physis dont elle semble être,
avec le ciel, le visage insigne. Quelle est donc la relation
entre ces deux sens de la terre ? La « Méditation sur Le
monde naturel comme problème philosophique » de 1969
nous apporte de précieux éclaircissements à ce sujet : après
avoir, à cette occasion aussi, nommé la terre « puissance
non individuée 141 » qui règne sur la vie et surtout, sur le
mouvement d’enracinement, Patočka poursuit :

Bien sûr, dès lors que l’individu acquiert le pouvoir sur son
corps, dès lors qu’il devient maître de son mouvement, la puis-
sance universelle doit elle-même se découvrir phénoménalement
comme repère immobile de tout son mouvement […]. Car ce
n’est pas nous qui sommes le centre auquel nous rapportons
les choses (bien que les choses se découvrent à nous dans un
rapport à nous-mêmes et que nous soyons liés en tout à notre
vie propre), mais nous-mêmes nous nous rapportons aux choses
dans le monde et avant tout à la […] terre 142.

Les échos de « L’espace et sa problématique » reten-


tissent ici indéniablement : l’orientation, qui est le propre

140. MNMEH, p. 31.


141. MNMEH, p. 111 : « à l’instar de plusieurs penseurs contemporains »
(Husserl et Heidegger étant ici, non pas expressément nommés, mais sans
doute directement visés).
142. MNMEH, p. 111.

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280 Phénoménologie du mouvement

de notre spatialisation, se fait pour le je, mais ce qui est


fixé comme centre d’orientation est le milieu proche, la
proximité essentielle du je, et c’est celle-ci que nomme,
nous venons de le voir, la terre. Autrement dit, la terre-
puissance, visage de la physis 143, devient, dans l’orientation,
repère central et sol du je. Patočka dit la même chose en
d’autres termes dans le court texte de 1972 dédié à la
cosmologie de Fink : « Dans l’apparaître à moi, l’espace
devient espace […] environnant 144 ».
Nous avons déjà examiné dans notre chapitre précédent
(sous-chapitre 2.3) la tentative patočkienne de « restituer
l’ancienne physis 145 » comme mouvement de l’apparaître,
proto-mouvement qui sédimente l’espace (et le temps),
la terre (et le ciel) 146. C’est « l’ouverture primordiale
physique » qui donne l’espace-temps comme « cadre
préalable, total, non individué de toute individuation 147 »,

143. Nous pouvons invoquer en ce sens le rapprochement que fait


Patočka devant les auditeurs de son cours de 1968-1969, lorsqu’il nomme
terre la puissance qui gouverne les deux premiers mouvements de l’exis-
tence humaine, tout en précisant aussitôt que la seule raison pour laquelle
il n’appelle pas cette puissance nature est qu’il réserve à ce dernier terme
(la physis) une portée plus vaste – plus dynamique, dirions-nous (BCLW,
p. 157) : « We are governed […] by the Earth (we do not say Nature, since
we are reserving that term for something broader). »
144. MNMEH, p. 270.
145. MNMEH, p. 100.
146. « […] il doit y avoir quelque chose comme un mouvement par lequel
le cœur du monde constitue son contenu contingent et dont l’espace-temps
en totalité est un sédiment » (PP, p. 157). Cette idée d’une sédimentation,
fondamentale pour notre propos, est énoncée au passage par Émilie Tardivel
pour illustrer, à propos du ciel, ce qu’elle appelle le « paradoxe du “substrat
créé” » : « Le ciel n’est donc pas l’événement qui ouvre le monde, mais, au
contraire, un résultat, un sédiment de l’ouverture du monde, c’est-à-dire
un substrat créé par l’auto-ouverture du monde » (op. cit., p. 142 et p. 140).
147. MNMEH, p. 100.

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Espace et spatialisation 281

et notre propre individuation appartient à ce proto-


mouvement et suit ses traces au sens où « dans l’apparaître
à moi, l’espace [déposé par le proto-mouvement, n. n.]
devient espace du monde environnant, donné dans des
perspectives, sur le fond d’un ultime horizon omni-englo-
bant 148 ». En parlant de la nature, la grande absente chez
le Heidegger de Sein und Zeit qui ne la voit que comme
matériau, Patočka écrit (nous l’avons déjà vu) :

Pourtant, la nuit et le jour, la terre, le ciel et les « éléments » sont


également là dans le monde de l’ouvrage journalier, de même que
l’arbre couvert de poussière qu’on remarque à peine en bordure
d’une rue animée. […] La nature n’est pas là uniquement ou au
premier chef comme carrière, forêt, etc., mais en tant que cadre
non thématique et changeant 149.

Ce sont ces références qui nous autorisent à parler de


la terre patočkienne comme visage spatial insigne de la
physis, du proto-mouvement de l’apparaître (alors que le
ciel en est le visage temporel). C’est dire aussi que la terre,
tout en étant définie comme puissance, est, nous l’avons
déjà vu, une puissance qui règne, et donc une puissance
agissante, un mouvement. C’est en cela que réside la diffé-
rence peut-être la plus grande entre le concept patočkien
de terre et celui de Heidegger.
Procédons donc à une comparaison de la compré-
hension patočkienne de la terre avec celle que l’on peut
trouver (ou reconstituer) chez Heidegger, notamment
dans L’origine de l’œuvre d’art (1935-1936). Bien que
Heidegger ne soit jamais expressément cité dans les

148. MNMEH, p. 270.


149. PP, p. 213.

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282 Phénoménologie du mouvement

textes de Patočka dédiés à l’espace, on ne peut douter


de son influence et de sa présence implicite à l’horizon
de la démarche de Patočka, surtout lorsque la terre est
en question 150. Nous pouvons sans doute identifier une
concurrence entre Husserl et Heidegger en tant que
sources de l’emploi de ce concept, mais nous ne devons
pas non plus oublier la référence implicite à Aristote (et
à son dispositif terre – ciel) que cet emploi comporte.
Il existe, nous semble-t-il, un certain décalage entre
la mobilisation patočkienne de la terre et celle que fait
Heidegger. Pour le montrer, nous suivrons la quadripar-
tition des sens de la terre que Michel Haar 151 distingue à
partir de L’origine de l’œuvre d’art : 1) l’obscurité mani-
feste en tant qu’obscurité, qui s’oppose au monde dans
un combat (Streit, polemos) rendu visible par l’œuvre
d’art ; 2) la nature, l’harmonie ou l’unisson (Einklang)
des étants naturels (plantes, animaux) où se déploie « le
retrait en soi-même de la terre 152 » ; 3) le matériau de
l’œuvre, ce qui préserve les œuvres humaines au-delà de
leur époque ; 4) la terre comme nourricière, comme terre
d’un enracinement, lieu d’habitation, terre d’un peuple
(heimatlicher Grund).
Le dernier sens, dont Michel Haar nous dit qu’il est
seulement évoqué, et non explicité chez Heidegger 153, se
retrouve aussi chez Patočka, surtout à travers l’histoire
de l’habitation tracée dans les annexes de « L’espace et sa

150. Cf. MNMEH, p. 111. Nous avons déjà pu le remarquer : Husserl


et Heidegger sont implicitement mentionnés à cet endroit lorsque Patočka
écrit : « Nous nommons cette puissance universelle, à l’instar de plusieurs
penseurs contemporains, la terre. »
151. Michel Haar, Le chant de la terre, Paris, L’Herne, 1985, p. 122-134.
152. M. Haar, op. cit., p. 126.
153. M. Haar, op. cit., p. 129.

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Espace et spatialisation 283

problématique » et dans l’évocation de la puissance de la


terre nourricière qui domine les deux premiers mouve-
ments de l’existence. Une différence notable serait le
fait que chez Patočka la terre nourricière régit surtout le
premier mouvement (d’enracinement), étant ainsi terre
natale, terre de naissance et d’incarnation (tout comme
les premières habitations prolongent le nid et donc la
fonction intra-utérine), tandis que chez Heidegger, le
Heim de heimatlich évoque seulement le chez-soi, et non
pas la natalité. Cette exclusion par Heidegger du sens natal
de la terre est à mettre sans doute sur le compte de la
tache aveugle de l’heideggérianisme qu’est le problème de
l’incarnation du Dasein (et qui occasionne des reproches
très explicites de la part de Patočka).
Quant au troisième sens de la terre, nous avons déjà
présenté, dans notre chapitre précédent, la critique que
Patočka adresse à Heidegger au sujet de l’assimilation
de la nature (et ici, de la terre) au matériau, alors qu’elle
serait plutôt un mouvement qui sédimente une matière.
Ceci nous met sur la voie du deuxième sens de la terre
dans L’origine de l’œuvre d’art. La terre serait nature mais,
nous dit Michel Haar, elle l’est à partir d’une « distinction
essentielle 154 » : les étants naturels n’ont pas de subsis-
tance en eux-mêmes, mais seulement dans le monde,
par contraste avec l’œuvre humaine. C’est dire que, si le
retrait en soi-même de la terre heideggérienne n’est pas
une fermeture rigide, mais se déploie en une « plénitude
inépuisable et simple de formes et de modalités (uners­
chöp­fliche Fülle einfacher Weisen und Gestalten) 155 » (les

154. M. Haar, op. cit., p. 126.


155. M. Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », trad. fr. (modifiée)
par Wolfgang Brokmeier, in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris,

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284 Phénoménologie du mouvement

étants naturels : les plantes, les animaux, etc., mais aussi,


par exemple, les saisons), néanmoins, dans le monde,
« la terre comme afflux infatigué et inlassable se trouve
réduite à rien (zu nichts gedrängt) 156 ». Loin donc de
restituer comme Patočka l’ancienne physis, Heidegger la
maintient, en la thématisant comme terre, dans un combat
avec le monde. Essayons d’éclaircir cette opposition qui
sert à délimiter le premier (car le plus déterminant) sens
de la terre.
Ainsi, d’abord et premièrement, la terre est pour
Heidegger la « libre apparition de ce qui se referme
constamment sur soi 157 ». Elle est « l’assise obscure de
notre séjour, claire et manifeste en tant qu’obscure 158 »,
donc ce qui se montre justement comme obscurité,
en opposition avec la clarté du monde, et néanmoins
visible exactement comme limite de cette clarté. Nous
pourrions aussi traduire cette « situation » de la terre en
disant qu’elle est l’invisible d’un visible, la visibilité de
l’invisible comme tel. La luminosité d’une couleur et la
massivité d’une pierre sont, à proprement parler, inex-
plorables : nous pouvons fragmenter, morceler la pierre
sans jamais pénétrer sa dureté. En ce sens, tout comme
la biologie ne dit rien de la vie, bien qu’elle essaie de tout
dire sur ses conditions physico-chimiques, la chimie ne
dit rien de la matérialité de la matière, bien qu’elle tente
d’épuiser les possibles structurations de celle-ci. Morceler

Gallimard, Tel, 1986 [1962], p. 51 ; Holzwege, Gesamtausgabe, tome 5, éd.


par Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Francfort, Klostermann, 1977, p. 34.
156. M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, (trad. modifiée)
p.  49 ; Holzwege, Gesamtausgabe, tome 5, p. 32.
157. M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, p.  52 ; Holzwege,
Gesamtausgabe, tome 5, p. 35-36.
158. M. Haar, op. cit., p. 122.

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Espace et spatialisation 285

et diviser la matière (la terre) ne donne que ses structures,


et non sa matérialité (sa lourdeur terrestre). C’est pour
cette raison que nous pouvons parler, avec Heidegger,
d’une obscurité foncière de la terre ; mais aussi de la terre
comme limite du monde, car le monde, domaine de la
clarté, pénètre la pierre comme structure explorable de
celle-ci, mais s’arrête au seuil même de sa massivité, à
jamais indécelable. L’ustensile témoigne à son tour de
cette limite, car bien qu’il soit « l’historisation totale d’un
étant 159 », et donc sa mondanéisation, en se cassant il ne
manque de montrer sa limite terrestre (le bois et le métal
du marteau, à la place du Zeug).
La terre est ainsi dans une lutte (Streit, polemos) avec
le monde, car « le monde se fonde sur la terre, la terre
surgit au travers du monde (Erde durchragt Welt) 160 ».
De quelle lutte s’agit-il ? Michel Haar avertit ses lecteurs
que le monde, dans L’origine de l’œuvre d’art, est beau-
coup plus vaste que le monde de Sein und Zeit, n’étant
plus simplement l’ensemble des possibilités d’usage,
mais essentiellement histoire, « époque, à tel point qu’il
semble se confondre avec elle 161 ». Cette « surenchère de la
temporalisation 162 », qui motive le triomphe de l’histoire
(temporalisation de la temporalité ou histoire de l’être),
trouve son origine chez Heidegger dans une dénonciation

159. M. Haar, op. cit., p. 125.


160. M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, p.  52 ; Holzwege,
Gesamtausgabe, tome 5, p. 35 (apud M. Haar, op. cit., p. 125).
161. M. Haar, op. cit., p. 123.
162. Pour reprendre une expression de Jocelyn Benoist dans son article :
« Rompre avec l’idéalisme historique : ré-spatialiser nos concepts » (in
Historicité et spatialité, éd. par J. Benoist et F. Merlini, Paris, Vrin, 2001,
p. 97-113, p. 99). Nous explorerons dans ce qui suit plusieurs mises à point
synthétiques et éclairantes opérées par cet article.

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286 Phénoménologie du mouvement

de l’anhistoricisme métaphysique. Elle est aussi une réac-


tion à la supposée domination, au sein de la métaphysique,
du modèle du « réel spatial » (en cela, Heidegger rejoint
Bergson et sa critique de la spatialisation de la durée).
La réification spatialisante métaphysique requiert donc
d’être contrebalancée par une dynamisation, et c’est
Hegel qui est invoqué au § 82 de Sein und Zeit, en tant
que représentant insigne et auteur de l’accomplissement
de la métaphysique, au moment où Heidegger tente à
son tour cette dynamisation. L’histoire, chez Hegel, est
histoire de l’Esprit, qui temporalise la temporalité mais
se tient au niveau de la temporalisation plutôt que du
temps lui-même. Hegel lègue donc l’exigence de penser
le statut du sujet de l’histoire (an-historique, temporali-
sant, voire temporel), en instaurant par là les conditions
de possibilité du dépassement de la métaphysique 163. Le
passage d’une temporalisation de la temporalité (qui est,
pour ainsi dire, une histoire individuelle, personnelle) à
l’histoire de l’être du second Heidegger ne sort pas de ce
cadre hégélien ou historiciste, pouvant à son tour être
envisagé comme une continuation du thème métaphy-
sique de l’histoire de l’Esprit. Heidegger semble donc,
dans une certaine mesure, plutôt « achever qu’interrompre
la métaphysique 164 ».
Cette conception que Heidegger ne dépasse sans doute
jamais entièrement et qui serait le propre de la métaphy-
sique ne consiste pas dans une domination théorique du

163. Mais on peut considérer, avec Jocelyn Benoist, que « de ce point de
vue là, on ne soulignera jamais assez le point auquel Heidegger, qui exhibe
l’impensé de l’hégélianisme (la structure onto-théologique de la métaphy-
sique), peut rester hégélien, et, plus généralement, tout ce que “destruction”
peut comprendre de “répétition” » (J. Benoist, art. cit., p. 105).
164. J. Benoist, art. cit., p. 105.

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Espace et spatialisation 287

modèle spatio-réifiant et an-historique, mais dans une


subsomption de l’espace au temps, dans « l’aménagement
temporel de l’espace, dans l’horizon d’un seul temps,
horizon universel de la vérité et de sa manifestation 165 ».
Dans cette perspective, la philosophie de la res extensa
n’est pas une fixation ou une annulation de l’histoire, de
la temporalité, mais bien une très spécifique détermina-
tion de la nature de l’espace en fonction d’une certaine
conception du temps 166. Les réflexions de Heidegger au
§ 43 de Sein und Zeit autour du « scandale de la philo-
sophie 167 » (le fait que l’on tente toujours et encore de
prouver l’existence du monde extérieur, alors que la nature
extériorisante du temps nous met toujours déjà « dehors »)
ne font pas sortir du cadre d’une domination de l’espace
par le temps. Heidegger a lui-même récusé par la suite
la tentative de réduction de l’espace à la temporalité au
§ 70 de Sein und Zeit (nous y reviendrons), et il nous
semble que c’est l’obscurité de la terre qui vient compléter
le contenu du dehors, en s’opposant au monde (épocal

165. J. Benoist, art. cit., p. 106.


166. Jocelyn Benoist, que nous avons suivi de près ici, cite des exemples
bien frappants (la spatialisation du mouvement de l’Esprit de l’Est à l’Ouest
chez Hegel, « l’insupportable caractère occidentalo-centriste » de la géographie
de Kant, tout comme l’emplacement de l’histoire de l’être en Occident chez
Heidegger), accompagnés de la réflexion suivante : « à quoi nous a jamais
servi l’histoire, si ce n’est précisément à contrôler un espace ? » (art. cit.,
p. 105). Cette dernière remarque résonne avec une des questions prélimi-
naires de « L’espace et sa problématique » : « L’histoire est-elle le résultat du
déséquilibre de l’emplacement des forces dans l’espace, ou la cause de son
remplissement actuel ? » (QQP, p. 15).
167. En se référant au même passage de Sein und Zeit, Patočka qualifie
à son tour, dans une note de travail de 1972, le geste heideggérien d’être
« un tour de force, une pirouette qui voudrait masquer par une profession
verbale de réalisme le fait qu’il verse au fond […] dans un idéalisme indé-
terminé » (PP, p. 125).

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288 Phénoménologie du mouvement

et historique) tout en y étant co-donnée. La lutte entre


la terre et le monde apparaît ainsi comme la lutte entre
l’espace (irréductible, en dépit des efforts de Sein und
Zeit) et le temps (du monde épocal).
Si la compréhension est temporelle, et si le monde est le
domaine de la compréhension, le monde a finalement un
sens temporel 168. C’est parce que le monde heideggérien est

168. Nous devons mentionner ici l’éclairant article « L’unité originaire


de la perception et du langage » (Studia phaenomenologica, vol. VII, 2007,
p. 241-257, repris dans Le mouvement de l’existence, op. cit., p. 113-131), où
Renaud Barbaras retrouve le « langage originaire » (dont Patočka nous dit
qu’il est la « condition de possibilité de la perception humaine elle-même »,
PP, p. 140) dans le déploiement de la proto-structure spatialisante tu – je –
ça. Renaud Barbaras suit les critiques que Patočka adresse à l’« amalgame »
husserlien de l’opposition vide – remplissement avec celle entre la donation
déficiente (signifiante, langagière) et l’intuition. Il montre, avec Patočka, le
fait que toute donation du monde comporte une déficience (car le monde ne
peut, par principe, être présent en personne) et donc que (contrairement à ce
que pensait Husserl) « la présence intuitive apparaît plutôt comme la pointe
d’une donation qui est essentiellement déficiente ou vide, même si c’est à
des degrés divers » (art. cit., p. 123). La cooriginarité du langage (donation
déficiente) et de la perception (intuition) étant ainsi établie dans la donation
inépuisable (donc toujours déficiente) et irréductible (donc toujours présente
à l’intuition) du monde, le proto-langage qui décrit cette donation et fonde
simultanément la parole et la perception est identifié de manière persuasive
à la « conversation » (QQP, p. 67) qu’est le dedans originaire ouvert dans la
proto-structure spatialisante. Pour autant que « c’est finalement le monde
lui-même qui m’interpelle en prenant la forme d’un tu » (art. cit., p. 129)
et que l’interpellation, loi pronominale et langage primordial qui définit la
« forme primordiale de l’expérience » (QQP, p. 61), ne se fait jamais sans
distance (car entre le je et le tu il y a tout le « vide du cœur », la séparation
entre le je et la totalité), Renaud Barbaras peut conclure : « Dire qu’il n’y a
d’interpellation que sur fond d’absence c’est reconnaître que la perception
est bien une modalité d’une présence plus originaire encore et irré­duc­ti­
blement déficiente. C’est en interpellant que ce fond de présence se constitue
comme tu et me constitue par là même comme je, c’est-à-dire finalement
paraît. L’interpellation nomme exactement ce remplissement travaillé par
le vide, cette intuition sur fond d’absence qui caractérisent tout apparaître.

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Espace et spatialisation 289

toujours (nous avons envie de dire : seulement) temporel


(épocal, historique) que l’espace (la terre) ne peut que
s’y opposer. La terre ne peut être qu’obscure, la nature
se trouve « réduite à rien », car c’est seulement le temps
(le sens mondain) qui est clair à proprement parler. Mais
si, comme pour Patočka, le monde est l’espace-temps
en sa totalité qui vient à l’apparaître pour l’homme, il
y aura nécessairement une clarté, une non-obscurité de
l’espace lui-même. La terre patočkienne, visage de la
physis, s’éclaire pour nous comme proximité, comme
appui central, tout comme la physis nous interpelle,
nous parle à travers chaque tu qui nous oriente. La physis
est mouvement de manifestation, l’exact opposé d’une
clôture. Mais quel est le sens de la réduction du monde
à la temporalité ? Pourquoi l’espace (comme plus tard,
la terre) est-il, pour Heidegger, nécessairement obscur ?
C’est ce que nous examinerons dans ce qui suit, mais
non pas avant de retracer le sens qu’ont chez Patočka les
concepts heideggériens de bâtir et d’habiter.

En ce sens, le langage, qui n’est pas encore parole mais certainement ce qui
la fondera, peut être considéré comme la condition même de la perception »
(art. cit., p. 129). Comme Renaud Barbaras le montre clairement, il existe
donc chez Patočka un sens spatial originaire du logos, un proto-langage qui
n’est pas dépendant de la temporalité, mais qui est justement l’interpellation
et la conversation dans lesquelles s’ouvre le monde et donc, aussi, la tempo-
ralité de la compréhension. Patočka échapperait en ce sens à l’objection de
dé-spatialisation (entendre : hyper-temporalisation) du logos que Jocelyn
Benoist reproche à Heidegger comme à toute la métaphysique.

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290 Phénoménologie du mouvement

3.2. Le bâtir. L’espace sacré comme illustration du bâtir.


L’histoire des premières formes de l’habiter montre que
l’homme est « l’être d’un chez-soi »

Nous avons suivi l’interprétation que Patočka donne


de l’agencement des champs sensoriels qui se déploient
comme un bâtir 169. Ainsi, le phénomène d’orientation
décrit par la proto-structure je – tu – ça est un phénomène
d’enracinement, qui part du je à l’appel du tu, en tant
que kinesthético-tactilité, et dont la progression indéfinie
est clôturée par le champ visuel qui assigne, depuis le
ça, une limite encadrante (bien qu’elle même infinie) au
mouvement d’orientation. L’espace kinesthético-tactile est
l’espace terrestre 170 qui forme, avec l’espace céleste qu’est
l’espace visuel 171, dans leur correspondance fonctionnelle,
« la première architecture.
Cette impulsion de bâtir est strictement identique
au phénomène de l’interpellation. Patočka écrit :
« l’acte d’interpeller apparaît à la fois comme acte de
bâtir 172. » Le participe présent utilisé en tchèque 173 nous

169. « La correspondance du tactile et du visuel – expression de la


tendance à bâtir qui s’enracine dans l’espace personnel, dans le désir de se
rapprocher, de s’incorporer dans un district amicalement ouvert de l’étant,
d’associer le je au nous qui lui dispense appui, chaleur et concentration
intime – constitue la première architecture » (QQP, p. 63).
170. « L’espace kinesthético-tactile est dans son fond l’espace d’appui
– la terre qui nous porte » (QQP, p. 62).
171. « L’espace visuel, même limité par l’habitation, est toujours, au
fond, l’espace céleste » (QQP, p. 62).
172. QQP, p. 63. N’oublions pas, par ailleurs, que l’exemple donné par
Aristote pour illustrer sa définition du mouvement est précisément l’action
de bâtir une maison. Patočka reprend cet exemple même dans son cours de
1968-1969 (BCLW, p. 145).
173. Nous remercions Émilie Tardivel de nous avoir confirmé cet aspect
grammatical de l’original tchèque.

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Espace et spatialisation 291

semble renvoyer aux deux sens, actif et passif, du verbe.


L’interpellation qui part du tu vers le je le « construit », lui
assigne une place comme destinataire de l’interpellation.
Mais aussi, l’avancée du je dans l’interpellation (vers le
tu et en conversation avec le tu, donc, en lançant des
interpellations à son tour) déploie les champs sensoriels
dans une première architecture de l’être-dans. Est-ce
dire qu’il y a deux bâtirs : un originel, qui bâtit le je, et
un deuxième, l’avancée du je en tant qu’orientation, en
tant qu’architecture ? Ou bien, et telle nous semble être
la réponse – la seule autorisée par l’usage que Patočka
fera du concept de mouvement – le mouvement qui part
du tu pour instituer le destinataire de l’appel comme je
fait exactement cela, c’est-à-dire lui assigne la place et
le statut de mouvement d’avancée vers la totalité qui
l’appelle. Autrement dit, l’interpellation par le tu – qui
est ici le lieu-tenant du ça en tant que totalité – fait du je
un interpellé-interpellant, un positionnement (donc, déjà
un bâtir actif) et non pas une simple position qui devrait
ultérieurement s’infléchir dans un construire, dans un
élargissement volontaire. La réponse à l’appel de la tota-
lité serait ainsi déjà une démarche d’insertion dans cette
totalité. Comme Patočka le dit lui-même, en décrivant la
présence massive du tu dans l’interpellation : « Cet autre
occupe tout le devant de la scène sur laquelle je n’apparais
pas du tout pour moi-même, en tant qu’interpellé (car je
ne suis pas spectateur mais acteur) 174. » S’il y a donc un
bâtir du je dans le phénomène d’interpellation, le je est
bâti comme mouvement d’insertion (acteur) qui ne se
préoccupe que de la totalité, du non-moi, du tu.

174. QQP, p. 51.

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292 Phénoménologie du mouvement

Le bâtir, nous venons de le voir, signifie pour Patočka


une tendance constitutive qu’a la vie de s’insérer parmi
les choses, de « s’ancrer […] solidement à leur édifice 175 ».
Est-ce dire que la tendance architectonique du je retrouve
un autre bâtir déjà agissant, évoqué ici par l’expression
d’« édifice » des choses ? La question n’a de sens que si l’on
conçoit le bâtir comme un produire, bref, comme une
constitution. Dans ce cas, la question deviendrait : si le
sujet constitue les choses dans leur architecture, comment
parler d’une architecture, d’un édifice des choses avant
leur constitution ? Ou encore, si c’est le Dasein qui a un
monde, qui construit le sens des choses en projetant ses
possibilités (celles-ci étant aussi les possibilités d’usage des
Zeuge), comment évoquer un agencement préalable de
celles-ci ? Ces questions permettent d’évaluer la distance
qui sépare déjà le Patočka du début des années 1960 de
ses précurseurs phénoménologues. À propos du bâtir, il
écrit on ne peut plus clairement : « non que celui-ci soit
présenté [dans la conception sacrée qui est l’exemple
analysé à cet endroit, n. n.] comme notre ouvrage (ce qu’il
n’est effectivement pas, du moins pas pleinement) 176 ». Le
bâtir n’est pas une constitution (dont Patočka récusera
plus tard la possibilité même), et la projection heideggé-
rienne des possibilités sera contestée elle aussi, car le bâtir
n’est pas l’œuvre du je, ou du moins, n’est pas principa-
lement l’œuvre du je. Il n’est pas non plus la production
de l’architecture des choses : quand Patočka critiquera,
au début des années 1970, la théorie husserlienne de
l’intentionnalité, il soulignera en effet la façon dont les
opérations subjectives ne font que suivre les « lignes de

175. QQP, p. 62.


176. QQP, p. 64, nous soulignons.

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Espace et spatialisation 293

force de l’apparaître 177 ». Le bâtir est donc plutôt un


effort de rassembler les individualités qui se dégagent
dans l’interpellation, sur la toile de fond de la nuit non
individuée et immaîtrisable, dans un nous protecteur et
amical.
La question des réquisits préalables du bâtir peut
évidemment se poser : bâtir, mais sur quoi, sur quelle
base ? Nous avons essayé de suivre les quelques suggestions
de Patočka à propos de la terre qui, avec le ciel, semble
bien, en tant que visage de la physis, être le préalable du
déploiement de notre mouvement subjectif. Ce sont
en effet la terre et le ciel qui sont appelés à incarner le
mouvement de l’apparaître, ils en sont la sédimentation
et fournissent les lignes de force le plus marquées de
l’apparaître. C’est donc sur leur toile de fond que se dresse
l’architecture de notre orientation, qui est aussi un bâtir.
Suivons maintenant, avec Patočka, les principaux traits
de ce qui semble être le premier espace bâti : l’espace
sacré (premier historiquement, et aussi pour autant qu’il
est la première prise de conscience de l’effort de bâtir
comme tel). Dans ce que Patočka, à la suite de Mircea
Eliade, appelle la « transsubstantion sacrée », la périphérie
omni-englobante se trouve, d’un geste magique et encore
à élucider, déplacée au centre de notre monde. Ce qui,
aux bords de notre orientation, envoie vers nous d’autres
et d’autres individualités, ce qui produit tous les étants,
ce qui « gronde comme un lointain orage aux confins du
monde 178 » se trouve tout d’un coup au centre de notre
monde, ce qui veut dire : au centre de nos préoccupations
comme au centre de notre espace de commerce avec les

177. PP, p. 172. Voir aussi p. 197-198.


178. QQP, p. 64.

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294 Phénoménologie du mouvement

choses. Bref, la périphérie vient au centre, et c’est cela


même que veut dire la transsubstantiation sacrée. « C’est
dire que la conception sacrée de la réalité à son origine
dans le phénomène d’orientation – l’homme mythique
s’oriente par rapport à un point absolu, par rapport au
“commencement”, à “l’axe du monde” 179. » Cette orien-
tation particulière met l’accent, évidemment, sur le « tout
autre », sur « la nature cachée et omni-englobante de la
périphérie 180 », pour ordonner après coup, autour des
lieux privilégiés où cette périphérie se porte au centre,
tout le reste de l’étant, pour lui assigner sa place plus ou
moins centrale en fonction du rapprochement plus ou
moins grand par rapport au centre sacré désigné. Ainsi,
la différenciation des étants (une première forme de
différence ontologique) a un sens spatial : non seulement
parce qu’elle procède d’une ordonnance du monde (qui
est spatiale en tant qu’ordonnancement et en tant que
mobilisation de thèmes spatiaux comme le centre et la
périphérie), mais aussi parce qu’elle est une démarcation
quasi-géographique – certains étants (certains endroits)
sont au centre et donc sacrés, et d’autres sont plus proches
ou plus lointains, donc plus ou moins vrais selon ce degré
de proximité.
Bien sûr, cette théophanie, cette migration de la
périphérie omni-englobante vers le centre du monde
humain peut être « objet d’espoir et de prière 181 », mais
ne se fait que selon le vouloir propre du sacré, le seul à
avoir la puissance de l’opérer. Ce que le mythe dessine
ici est au fond la vérité selon laquelle le ça se fait tu par

179. QQP, p. 65.


180. QQP, p. 65.
181. QQP, p. 66.

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Espace et spatialisation 295

sa propre puissance, et non par nos efforts, thèse avec


laquelle une phénoménologie asubjective ne peut qu’être
en accord. Le monde sacré présente donc l’articulation
suivante : la périphérie, « l’altérité totale, la nuit et la
non-individuation dont la puissance domine tout le
singulier 182 », fait paradoxalement irruption au centre et
structure le reste du monde, de plus en plus profane, en
fonction du degré d’éloignement par rapport au centre
sacré. Contre Eliade, Patočka précise dans une note que
cet éloignement du profane par rapport au centre ne
divise pas simplement le monde sacré en un centre sacré
et une périphérie profane (car tel semble être le cas dans
Le sacré et le profane 183). En s’appuyant sur l’analyse de
l’espace personnel, Patočka peut dire que « le centre n’est
pas autre chose que la force réconciliée de la périphérie,
ayant opéré une percée jusqu’au cœur du monde […].
Le profane est donné à différents degrés dans l’intervalle
qui sépare le centre de la périphérie 184 ».
L’espace sacré n’est pas seulement un espace, mais
aussi un « premier concept d’espace ». Il n’incarne pas
simplement notre tendance naturelle de bâtir, mais
également la norme. Toutes les villes (construites autour
de centres sacrés), les maisons, les temples, toute l’archi-
tecture jusqu’à très récemment en témoignent toujours et
encore. La maison, avec son centre autour du feu, avec ses
emplacements privilégiés, avec les endroits normés pour

182. QQP, p. 67.


183. Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965 (l’ori-
ginal allemand, Das Heilige und das Profane, que Eliade a adapté lui-même
en français, date de 1956 et se veut un complément, voire une réplique au
célèbre livre sur le sacré que Rudolf Otto publia en 1917). Voir en parti-
culier le chapitre I, intitulé « L’espace sacré et la sacralisation du Monde ».
184. QQP, p. 67.

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296 Phénoménologie du mouvement

accueillir les images ou les récits du sacré 185, n’est rien


d’autre qu’une image de l’univers d’orientation sacrée.
Mais la sacralité du foyer n’est pas, même de nos jours,
un simple vestige de la conception mythique, car elle
« s’enracine, au même titre que la conception sacrée, dans
l’espace originairement personnel […], dans sa dialectique
qui part du ça pour se diriger à travers le couple tu – je
vers un nous dans lequel il trouve le repos 186 ».
Dans une annexe au texte qui nous préoccupe ici,
Patočka donne un compte-rendu historique des diverses
habitations humaines. Ainsi, les toutes premières auraient
été, selon toute probabilité, des abris qui répliquaient les
nids d’oiseaux, qu’on avait fait pour ainsi dire descendre
des arbres et qu’on avait adaptés à l’emplacement terrestre.
La fonction de nid a été préservée en ceci que ces huttes
premières servaient d’abord à protéger l’accouchée et le
nourrisson, donc à prolonger en quelque sorte la fonction
organique intra-utérine, en l’extériorisant. Et Patočka
de noter : « la structure de la perception n’est-elle pas
une anticipation et un prolongement de la fonction
d’assimilation qui s’accomplit d’abord dans un contact
à l’intérieur de l’organisme 187 ? »
L’abrivent s’ajoutait à cette première construction
archaïque pour protéger, non seulement les hommes,
mais aussi le feu. Et bien qu’il ne marque pas encore un
espace propre, l’abrivent est une première clôture, qui
pose un obstacle, une frontière entre l’endroit protégé et

185. Notons que même dans la modernité sécularisée, les murs de la


maison (selon les lois de la luminosité ou de la centralité, elles-mêmes des
évocations d’un ordre qui dépasse l’utilité) servent encore à l’exposition de
l’exceptionnel : tableaux ou memorabilia.
186. QQP, p. 66.
187. QQP, p. 272.

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Espace et spatialisation 297

l’extérieur où le vent froid souffle encore. Il assume par


là, visiblement, une fonction autre que le simple prolon-
gement organique. Dans le paléolithique apparaît aussi,
comme habitation, la caverne, le premier espace intime.
Pour l’animal, la caverne est simplement un endroit où se
cacher ; mais cet abri animal signifie encore « la présence
constante du dehors 188 ». Par opposition à la hutte et à
l’abrivent qui sont eux aussi dehors, la caverne est un
premier espace intime, un intérieur où la vie « acquiert
un caractère nouveau, devenant vie propre au sens fort du
terme 189 ». En offrant un vaste espace, un « espace autre »,
la caverne devient un monde différent, où les mises en
image des forces qui dominent la vie humaine trouvent
naturellement leur lieu – pensons aux « êtres surhumains
(c’est-à-dire animaux) 190 » qui peuplent les décorations
rupestres. Et c’est ce caractère d’espace propre qui est
transféré – par la transformation de la hutte en tente et
par la nouvelle sédentarisation de celle-ci – à la maison,
qui n’est jamais là devant nous, mais à l’intérieur de
laquelle nous sommes chez nous.
L’histoire des habitations, avec ses mutations, sert ici
à montrer que l’homme est « originellement et par toute
sa constitution l’être d’un chez-soi », c’est-à-dire, « au
fond, un être qui comporte une distance, une médiation,
un détour 191 ». La référence au mouvement contenue dans
cette belle synthèse ne peut pas nous échapper : l’être d’un
chez-soi n’en est un que parce que le chez-soi est ce qui

188. QQP, p. 272.


189. QQP, p. 273.
190. QQP, p. 273.
191. QQP, p. 275. Voir aussi EH, p. 183 : « l’homme habite, à la
différence de tous les autres animaux, parce qu’il n’est pas chez lui dans le
monde, [parce n. n.] qu’il y est en débordement. »

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298 Phénoménologie du mouvement

lui manque. Toutes les fonctions de rencontre incarnées


dans l’appareil des champs sensoriels, tous les mécanismes
d’insertion par l’orientation ne font que suppléer à ce
manque ; ils aident donc l’être d’un chez-soi à acquérir
activement son chez-soi. Si la spatialisation est un bâtir
qui se débat contre la périphérie du ça pour apprivoiser
les tu qui en émergent dans un nous accueillant, le bâtir
lui-même n’est rien d’autre qu’un mouvement qui se
débat pour réintégrer le mouvement expulsant-attirant de
la totalité. L’élucidation de ce mouvement qui fixe dans
un nous le je confronté au ça nous fait voir clairement
la différence entre la proto-spatialisation et ses visages
historiques, différence qui est en réalité une relation de
fondation. Ainsi, l’espace mythique qui est régi par la
transsubstantiation sacrée de la périphérie menaçante en
centre bienveillant, diffère de l’espace affectif (du proto-
espace) en ce que, dans celui-ci, « il suffit […] que se
déroule en son sein le processus de transsubstantiation du
ça en nous 192 ». C’est ce processus de transsubstantiation
(pas nécessairement sacrée) du ça en nous qui est, en fait,
notre mouvement le plus propre. C’est pour le mettre en
évidence que nous avons suivi, avec Patočka, l’analyse de
l’espace mythique et de la préhistoire des habitations. Et
c’est ce mouvement qui appelle la conclusion suivante :

L’articulation du sacré et du profane est ainsi une continuation


naturelle de la même tendance à bâtir que nous avons vue à
l’œuvre dans plusieurs phénomènes ressortissant à l’espace
personnel (phénomènes de l’enracinement et de l’orientation,
tendance vers le nous), de la même architecture originaire qui
régit également la correspondance du kinesthético-tactile et du

192. QQP, p. 67.

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Espace et spatialisation 299

visuel, la construction réelle de l’abri et de l’habitation, la création


de spatia affectionis personnels 193.

Un dernier mot à propos de l’espace mythique. C’est


son analyse qui nous a confirmé le bâtir comme mouve-
ment fondamental, mais c’est aussi dans un combat
contre l’espace mythique que se dresse et prend son essor
la première philosophie grecque. La question de la physis
en général (c’est-à-dire le geste « d’embrasser du regard le
bâtir dans son ensemble 194 ») que cette dernière pose ne se
contente plus de la différence architecturale sacré-profane,
et donc pas non plus de la différence spatiale entre kosmos
(centre ordonné) et chaos (périphérie immaîtrisable). Elle se
concentre plutôt sur « les objets intramondains susceptibles
de se transformer de ça en tu 195 », pour la simple raison
que ce sont ces objets qui sont présents sous le regard, et
la différence présence-absence est plus aisée à interroger
que la distinction sacré-profane qui, quant à elle, est déjà
figée et opaque. La distinction présence-absence n’est pas
encore devenue non spatiale, elle cache encore quelque
chose de l’intuition originelle de notre spatialité – car ce
qui est proche est présent (dans la proximité) et ce qui est
absent l’est en tant que caché, en tant que périphérique.
Mais l’optique de la présence ne tardera pas à substituer
au sens de proximité de la présence celui de la durée,
de la résistance au passage du temps et au périssement.
Chez Parménide, comme le rappelle Patočka, l’espace
qui régissait encore l’ordre du monde mythique comme
la loi ontologique la plus importante est désormais le

193. QQP, p. 68.


194. QQP, p. 69.
195. QQP, p. 69.

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300 Phénoménologie du mouvement

non-être par excellence, car il est « ce qui déjoue, dissipe


et affaiblit la présence absolue, unitaire, immédiate de
l’être 196 ». C’est cette mutation du sens spatial en sens
temporel, cette réduction de l’espace au temps qui nous
occupera dans les pages suivantes.

3.3. La source heideggérienne de la forme pronominale qu’a


la proto-structure spatialisante. L’impossibilité de la
réduction de l’espace à la temporalité. La thématisation
du mouvement par Patočka éclaire aussi bien les ressorts
de la tentative heideggérienne de réduction que les raisons
de son impossibilité

Comme il est bien connu, dans la section de Sein


und Zeit qui traite de l’existential du Mitsein, Heidegger
s’arrête sur le fait, attesté par Wilhelm von Humboldt 197,
selon lequel dans certaines langues le je est exprimé par
ici, le tu par là et le il par là-bas :

La signification existentiale proprement spatiale de ces expressions


témoigne que l’explicitation du Dasein […] voit immédiatement
celui-ci dans son « être » spatial éloignant-orientant « auprès » du
monde, dont il se préoccupe. Dans le « ici », le Dasein absorbé par
son monde ne s’adresse pas à soi, mais se détourne de soi, vers
le « là-bas » d’un étant circonspectivement à-portée-de-main, et
pourtant se vise dans sa spatialité existentiale 198.

196. QQP, p. 69.


197. Dans un texte de 1829 intitulé Über die Verwandtschaft der
Ortsadverbien mit dem Pronomen in einigen Sprachen (in Wilhelm von
Humboldt, Gesammelte Schriften, tome I/6, Berlin, B. Behr, 1903-1920).
198. M. Heidegger, Sein und Zeit, § 26, p. 119-120 (apud D. Franck,
Heidegger et le problème de l’espace, op. cit., p. 81). De façon significative,
dans la Cinquième des Méditations cartésiennes (publiées d’abord en français

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Espace et spatialisation 301

Nous avons retrouvé (en suivant certaines suggestions


de Didier Franck, dont l’éclairant livre Heidegger et le
problème de l’espace sera à la fois notre guide et notre inter-
locuteur dans ce qui suit) une autre source possible de la
proto-structure spatialisante de Patočka : en effet, toute la
théorie du déploiement de la spatialité peut assurément
être lue comme une critique (entamée donc dès le début
des années 1960) adressée à ce que Heidegger lui-même
nommera par la suite, dans la conférence Zeit und Sein de
1962, sa « tentative de reconduire la spatialité du Dasein
à la temporalité 199 ». En quoi consiste cette tentative ? En
1927, Heidegger interprète la distance (donc la spatialité)
comme Entfernung, (dés)é-loignement. Mais, avec une
violence faite à la langue courante dont Heidegger est
pourtant bien conscient, l’é-loignement est interprété
comme rapprochement : « nous employons l’expression
é-loignement (Entfernung) dans une signification active
et transitive. […] É-loigner signifie d’abord abolir le
lointain, c’est-à-dire l’être-éloigné de quelque chose :
rapprochement. Le Dasein est essentiellement é-loignant
(entfernend). En tant que l’étant qu’il est, il laisse toujours
l’étant venir à l’encontre dans la proximité 200 ». Nous le
voyons tout de suite : le rapprochement est interprété
par Heidegger comme proximité, et celle-ci comme
une présence dont seul le sens temporel de présent est

en 1931), au § 53, Husserl s’arrête à son tour sur la dialectique ici – là-bas
pour décrire les rapports entre ego et alter ego.
199. M. Heidegger, « Zeit und Sein », in Zur Sache des Denkens,
Gesamtausgabe, tome 14, éd. par Friedrich-Wilhelm von Herrmann,
Francfort, Klostermann, 2007, p. 29 ; trad. fr. (modifiée) par Jean Lauxerois
et Claude Roëls, in Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 46.
200. M. Heidegger, Sein und Zeit, p. 105, Gesamtausgabe, tome 2,
p. 140 (apud D. Franck, op. cit., p. 82).

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302 Phénoménologie du mouvement

retenu : en témoignent les analyses du cours de l’été 1925,


Prolégomènes à l’histoire du concept du temps, souvent
reprises dans la deuxième section de Sein und Zeit.

On peut déterminer négativement la proximité comme le « pas-


très-loin ». Il est parlé de « pas-très-loin » depuis l’horizon de
la préoccupation quotidienne. « Pas très », c’est-à-dire « tout-
de-suite », au sens de ce qui est aussitôt disponible à chaque
maintenant, de ce qui, à chaque maintenant, peut être aussitôt
et constamment (sans perte de temps) apprésenté. […] Mais la
diminution de la perte de temps est la fuite du temps devant lui-
même, mode d’être que seul peut avoir quelque chose comme le
temps. La fuite devant soi-même ne fuit pas vers un ailleurs, elle
est une des possibilités mêmes du temps : le présent 201.

La structure de la reconduction heideggérienne de


l’espace au temps est donc celle-ci : avoir une spatialité,
c’est avoir des lointains dans l’é-loignement, c’est-à-dire
les rapprocher dans la proximité de la préoccupation,
et cette proximité n’est rien d’autre que le tout de suite
disponible, donc la présence au sens temporel, la présence
du présent qui est une des possibilités de la temporalité.
L’espace est donc réductible au temps. Mais Heidegger
lui-même contestera, après la Kehre, dans la conférence
de 1962 déjà citée, la possibilité d’une telle réduction.
Dans l’extrait de Sein und Zeit que nous avons cité plus
haut, en marge de l’affirmation « é-loigner, signifie d’abord
abolir le lointain », il note dans son exemplaire personnel

201. M. Heidegger, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs,


Gesamtausgabe, tome 20, éd. par Petra Jaeger, Francfort, Klostermann,
1979, p. 312 ; trad. fr. (modifiée) par Alain Boutot (Paris, Gallimard,
2006), p. 329-330.

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Espace et spatialisation 303

de l’ouvrage : « d’où [viennent] les lointains qui sont


é-loignés 202 ? ». Toujours en marge d’une autre page, qui
traite de l’unité des places dans lesquelles les ustensiles
morcèlent l’espace de la préoccupation (les lieux sont en
effet non homogènes : chaque ustensile est à sa place ou
non, mais leur ordre est rompu par l’importance, plus
ou moins grande pour l’usage, d’un certain ustensile ou
d’un autre), unité qui ne peut être obtenue que « grâce
à la totalité mondaine des finalités de l’étant à-portée-
de-main spatial », Heidegger conteste l’unicité de l’unité
mondaine (hiérarchique, d’usage, de compréhension) de
l’espace en écrivant : « non, [il y a] justement une unité
propre et non morcelée des places 203 ». Le passage de
la conférence Temps et Être qui porte à leur apogée ces
réserves formulées par Heidegger après coup mérite à son
tour d’être cité intégralement :

Dans la mesure où le temps, aussi bien que l’être en tant que


dons de l’appropriation (Ereignis) ne sont à penser qu’à partir
de celle-ci, il faut que, de manière correspondante, le rapport de
l’espace à l’appropriation soit pensé. Cela ne peut assurément
réussir que si d’abord nous avons au préalable reconnu la prove-
nance de l’espace à partir de et que l’on a pensé à fond ce qu’a
de propre le lieu (cf. « Bâtir Habiter Penser » […]). La tentative
dans Être et temps, § 70, de reconduire la spatialité du Dasein à
la temporalité n’est pas tenable 204.

202. M. Heidegger, Gesamtausgabe, tome 2, p. 140 (apud D. Franck,


op. cit., p. 82).
203. Cf. M. Heidegger, Sein und Zeit, p. 104, Gesamtausgabe, tome 2,
p. 139 (apud D. Franck, op. cit., p. 69).
204. M. Heidegger, « Zeit und Sein », in Zur Sache des Denkens, GA
14, p. 28-29 ; « Temps et Être », in Questions IV, p. 46 (trad. modifiée).

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304 Phénoménologie du mouvement

Résumons les motifs de cette rétractation heideggé-


rienne : les lointains que l’on rapproche n’ont pas un sens
exclusivement temporel ; il y a une unité des places de
l’espace qui n’est pas seulement mondaine (c’est-à-dire
temporelle) ; et c’est la pensée de l’espace en relation aux
concepts de lieu, de bâtir et d’habiter qui est appelée par
l’impossibilité de reconduire l’espace à la temporalité.
Qui plus est, l’interprétation personnelle (en termes de
pronoms personnels) des adverbes de lieu qui nomment
l’espace ne serait ainsi pas non plus réductible à la spatialité
de l’être-sous-la-main qui préoccupe le Dasein.
La solution que Didier Franck privilégie pour expliciter
ce qui résiste à la réduction de l’espace à la temporalité
revient à mobiliser le concept de chair. Pour notre part,
nous avons déjà abordé la question (merleau-pontienne)
de la chair dans notre chapitre qui portait sur le problème
du vocabulaire du possible. Examinons tout de même,
à nouveau et en quelques mots, cette solution : selon
Didier Franck, c’est la chair et l’incarnation du Dasein
(méconnue dans Sein und Zeit, bien que présente sous
la figure de la main) qui recèlent un sens non temporel
et non mondain 205. Par conséquent, c’est à la chair qu’il
incombe de restituer le sens proprement spatial des loin-
tains, « antérieur à celui de la préoccupation 206 », comme
c’est toujours la chair qui donne l’unité de l’espace morcelé
(car c’est la main qui unifie les places en organisant les
ustensiles 207) et qui, en tant que condition de possibilité
d’un être-avec (Mitsein) non mondain, c’est-à-dire non
temporel, garantit un espace personnel originaire qui

205. D. Franck, op. cit., p. 59. Voir aussi p. 54-55, p. 62, p. 71, p. 77.
206. D. Franck, op. cit., p. 84.
207. D. Franck, op. cit., p. 69.

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Espace et spatialisation 305

sera occulté par la substitution à sa place de l’espace de


l’étant à-portée-de-la-main. Rappelons ici rapidement le
principal résultat de notre analyse antérieure qu’était la
dualité de la chair ; or, cette dualité cachée et irréductible
nous semble réduire considérablement l’efficacité de la
solution choisie par Didier Franck. Car si la chair peut
bien témoigner de notre extériorisation non temporelle,
d’une ek-stase non temporelle du Dasein, elle ne peut
unifier l’espace et fournir les lointains qu’on rencontre
que de manière paronymique, « la chair du monde » n’étant
pas, malgré tout, ma chair. Nous nous retrouvons donc
avec un espace unifié par la « chair du monde » qui n’est
que par analogie une chair comme la mienne. Autant
dire que l’espace qui est ainsi unifié n’est qu’un espace
abstrait, un espace sans moi. Qui plus est, la dimension
essentiellement potentielle de la chair, invisible en tant
que telle, possibilité d’agir et de voir (en ce qui nous
concerne) et possibilité du monde d’être vu (chair du
monde) 208, nous interdit la compréhension de l’actualité
et de l’effectivité de l’espace. C’est justement cette omis-
sion (dans sa figure heideggérienne) qui avait permis la
confusion entre présence et présent et qui avait motivé
la tentative de réduction de l’espace à la temporalité.
En cela, la solution proposée par Patočka nous semble
bien meilleure : remarquons d’abord, à nouveau, la
frappante proximité qui existe entre sa démarche et les
suggestions heideggériennes d’auto-correction que nous
venons d’exposer. La spatialité est, chez Patočka, une
dynamique d’abord personnelle (qui ne déposera que par
la suite, et en tant que secondaire, le sens de « à portée de

208. « La chair du monde, c’est de l’Être-vu, i.e. c’est un Être qui est
éminemment percipi » (Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 304).

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306 Phénoménologie du mouvement

la main » de la chose) exprimée dans la proto-structure


je –  tu – ça, qui se décline dans un bâtir. Ce dernier
(attesté aussi dans l’analyse de l’habiter) est l’intégration
dans une proximité – qui, elle, a une très forte connotation
spatiale, non temporelle – des ça lointains qui nous sont
donnés depuis la périphérie menaçante. C’est la terre qui,
pour Patočka, unifie les places : elle n’est pas seulement
l’horizontale de notre orientation, mais aussi, nous l’avons
vu, le visage de l’unification sédimentée par la physis. Plus
loin encore, c’est surtout la mobilisation du mouvement
qui permet ici de penser un espace unifié : mon espace
personnel est un bâtir (donc, le terme du mouvement
d’intégration dans la totalité) selon la proto-structure
d’interpellation, une intégration dans une architecture
amicale des individualités déposées au terme du mouve-
ment d’individuation. Mon architecture respecte donc
l’architecture déposée par ce mouvement et s’inscrit par
là entre le ciel et la terre ; mes effectuations respectent les
lignes de force de l’apparaître ; et mon incarnation – un
premier bâtir – prolonge l’individuation à l’œuvre dans
ce mouvement de la totalité.
Mais revenons à la tentative heideggérienne de recon-
duction de l’espace à la temporalité, que l’on peut résumer
ainsi : l’espace est une proximité, donc une présence, donc
un présent 209. Il nous semble que nous avons affaire ici à

209. Rappelons ici le passage, déjà évoqué dans notre chapitre sur le
temps, où Heidegger appréhende l’éloignement selon l’échelle du temps :
ma maison n’est pas loin, c’est une promenade, « le temps de fumer une
pipe » (Sein und Zeit, p. 105, apud D. Franck op. cit., p. 85). Et soulignons
à nouveau que tout comme « se promener jusqu’à la maison » n’est pas,
simplement une distance, « fumer une pipe » n’est pas simplement une
durée, mais les deux donnent respectivement une distance et une durée
parce qu’ils sont d’abord des mouvements.

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Espace et spatialisation 307

deux réductions, et non pas à une seule. D’abord, l’espace


est réduit à une proximité, c’est-à-dire à une proximité
de préoccupation. Est-ce à dire qu’il est envisagé comme
l’espace d’un mouvement, et justement, d’un mouvement
de préoccupation, d’un commerce circonspect avec les
choses ? N’est-ce pas aussi affirmer que l’espace est le terme
(le lointain é-loigné) de ce mouvement de commerce et
de préoccupation qui sera par la suite repensé comme
bâtir ? C’est ce mouvement qui sera ultérieurement réduit
(deuxième réduction, donc) à la temporalité, dans le
geste qui traverse Sein und Zeit et que Patočka conteste à
plusieurs reprises, appelant par exemple de son vrai nom
de mouvement la temporalisation de la temporalité (dans la
théorie des trois mouvements de l’existence) ou rappelant,
en bon aristotélicien, que la réalisation des possibilités, qui
est la description même de l’existence du Dasein, n’a pas
de prime abord un sens temporel, mais est la définition
même du mouvement 210. Le sens d’être du Dasein serait
pour Patočka d’abord dynamique ; il n’est temporel que
par la suite et en tant que dynamique. La reconduction

210. « Nous essayons, de plus, de tirer parti tant de la radicalisation


heideggérienne, qui transforme la phénoménologie de l’intentionnalité
en phénoménologie de la vie en tant qu’existence, que de l’idée de Fink
selon laquelle l’analyse ontologique de la vie doit être, dans chacun de ses
moments, analyse du monde avec ses moments fondamentaux du temps, de
l’espace, du mouvement. L’ontologie de la vie peut être élargie en ontologie
du monde si nous comprenons la vie comme mouvement au sens originel
du terme – ce mouvement dont Aristote était sur la piste, avec son concept
de dynamis réalisée. Si la dynamis vue comme substrat, arrachée à la spatio-
temporalité et réintégrée de force dans le cadre présent-subsistant de la
substance, est privée d’une partie de sa portée ontologique, la vie humaine
en tant que dynamis, en tant que possibilité qui se réalise, est en revanche
à même de restituer aux concepts d’espace, de temps, de mouvement, leur
signification ontologique originelle » (MNMEH, p. 102).

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308 Phénoménologie du mouvement

heideggérienne est donc tacitement double : il inter-


prète d’abord l’espace comme espace d’un mouvement
(de préoccupation) et il confond ce mouvement avec la
temporalité de ce mouvement. Patočka ne manque pas
d’ailleurs d’indiquer, dans un autre contexte, l’endroit
précis qui rend possible cette double confusion (entre
l’espace et le mouvement et entre le mouvement et le
temps). Ainsi, dans son séminaire tardif Platon et l’Europe,
il fait la remarque suivante : « celui qui dit présence et
absence dit aussi espace et temps. La présence en tant que
présence renvoie à un lieu, mais aussi à un présent 211 ».
Il est vrai (et nous l’avons vu avec Patočka comme avec
Aristote) que l’espace est toujours espace d’un mouvement.
Il est vrai aussi que le mouvement dépose un temps, comme
son nombre. Mais si le mouvement dépose l’espace et le
temps comme ses extases, cela signifie qu’il est double-
ment irréductible : il ne se laisse réduire ni au temps, ni à
l’espace. Par conséquent, le mouvement nous semble être
le pivot implicite et oublié 212 de la réduction tentée par
Sein und Zeit, et aussi ce qui explique son impossibilité.

211. PE, p. 37.


212. La question du statut et du rôle que joue le concept de mouvement
dans l’architecture de Sein und Zeit est fort épineuse. Bien que le mouve-
ment (Bewegung) ne soit pas un des concepts fondamentaux de l’analytique
existentiale du Dasein (ou un « existential » à proprement parler), Heidegger
reconnaît, à propos du Verfallen, qu’il « est un concept ontologique du
mouvement (ontologischer Bewegungsbegriff) » (Sein und Zeit, p. 180), en
renouant par là avec ce que, au début des années 1920, dans son ensei­
gnement empreint par la présence d’Aristote, il avait appelé la mobilité de la
vie facticielle. Dans le cours de l’été 1925 déjà cité, Prolégomènes à l’histoire
du concept de temps, il est en ce sens question, au § 29, du Verfallen comme
« mobilité fondamentale (Grundbewegtheit) du Dasein ». Dans Sein und Zeit,
Heidegger reconnaît aussi, au moment où il aborde le problème de l’histoire
(Geschichte), qu’il y a une « mobilité de l’existence (Bewegtheit der Existenz) »
qui « n’est pas le mouvement d’un sous-la-main », mais « se détermine à partir

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Espace et spatialisation 309

4. Conclusion : les résultats de


l’archéologie théorique à laquelle
nous avons soumis la proto-structure
spatialisante je-tu-ça

Nous avons suivi l’inscription du problème de l’espace


en phénoménologie qu’opère Patočka à travers une
analyse de la conception contemporaine dominante qui
envisage l’espace comme ordre structurel (ou géométrique)
réalisé. Si cette définition convient bien, tant à l’espace
de la physique contemporaine (qui est l’ordre structurel
réalisé – ou plutôt, circonscrit – sous la contrainte du
comportement des solides) qu’à l’espace nommé « psycho-
logique » par la psychologie d’inspiration positiviste (cet
espace étant lui-même vu comme une mise en ordre des
data selon les lois des champs sensoriels), l’impensé de
la définition réside précisément dans le sens d’être de
la réalisation elle-même. Ainsi, pour Patočka, dire que
l’espace est la réalisation d’un ordre, c’est dire que le sens
de l’espace est à chercher avant tout dans la spatialisation,

de l’extension (Erstreckung) du Dasein » et qui est le Geschehen même (Sein


und Zeit, p. 375). À son analyse de l’historicité, Heidegger assigne d’ailleurs
explicitement la tâche de « conduire devant l’énigme (Rätsel) ontologique de
la mobilité (Bewegtheit) du provenir (Geschehen) en général » (Sein und Zeit,
p. 389 ; trad. E. Martineau, p. 293), et il met les obscurités et les difficultés
de l’analyse au compte de « l’énigme de l’être et […] du mouvement » (Sein
und Zeit, p. 392 ; trad. E. Martineau, p. 294). Autant dire que, dans Sein
und Zeit, le mouvement, rencontré essentiellement comme énigme (ce qui,
comme nous l’avons rappelé dans notre introduction, n’a pas manqué
d’attirer l’attention de Husserl, qui recopie en marge, dans son exemplaire
personnel, la double occurrence de l’« énigme du mouvement ». Cf. Edmund
Husserl, Notes sur Heidegger, op. cit., p. 37), a le statut d’une tache aveugle,
et que c’est pour cette raison que sa présence, bien que décisive à des endroits
stratégiques comme l’approche du Verfallen et de la Geschichtlichkeit, est
tellement discrète.

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310 Phénoménologie du mouvement

dans l’entrée dans l’espace qui ne se fait originairement


que comme entrée d’un sujet phénoménalisant dans le
champ phénoménal.
Nous avons présenté la proto-structure spatialisante
je – tu – ça qui nomme pour Patočka la légalité de cette
spatialisation originaire. La proto-structure pronominale
décrit l’entrée dans l’espace d’un je interpellé par un tu qui
est la forme du ça périphérique dans la proximité. Le jeu
proximité – éloignement qui ouvre l’espace correspond
bien à une expulsion – attirance exercée par la totalité sur
la partie (le je) qui tente à son tour, en spatialisant l’espace,
de s’y réintégrer. La réponse à l’appel de la totalité est
ainsi le bâtir, à travers lequel le je s’oriente (c’est-à-dire
se situe) dans un nous accueillant et qui est une tentative
d’apprivoisement de la périphérie englobante et, au fond,
immaîtrisable.
L’importance que Patočka accorde à la forme prono-
minale qu’a la structure de spatialisation nous a incité
à un essai d’archéologie théorique qui visait à mettre
au jour ses sources philosophiques. Dans un premier
temps, nous avons confronté la conception de Patočka
à la théorie aristotélicienne du lieu, en suivant d’abord
le rapprochement entre la forme pronominale de la
proto-structure et la circonscription du lieu propre qui,
chez Aristote aussi, est précisée par une interpellation
pronominale. Ensuite, ont été examinées les critiques que
Patočka adresse lui-même à la théorie aristotélicienne du
lieu, pour contester deux des reproches qui les animent :
le lieu n’est pas plurivoque et l’espace ne se réduit pas
sans reste, chez Aristote, à la catégorie du lieu ; il est au
contraire le lieu pris avec la légalité de son déploiement.
Nous avons poursuivi l’analyse du statut de cette légalité
(le pouvoir dimensionnel du lieu), analyse requise par une

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Espace et spatialisation 311

objection valide formulée par Patočka, pour retrouver,


par-delà la naïveté cosmologique d’Aristote, une double
équivalence opérante chez les deux philosophes entre,
d’une part, le haut (le ciel) et la périphérie et, d’autre part,
entre le bas (la terre) et le centre spatial. L’architecture
centre – périphérie est réinvestie et confirmée par Patočka,
dans le sillage d’Aristote, par le bâtir, dont témoigne
l’articulation des champs sensoriels. Nous avons poursuivi
l’interrogation de l’agencement des champs sensoriels
pour mettre en lumière, guidé à nouveau par Aristote,
la connivence entre le concept patočkien d’espace et le
concept d’acte, qui désigne chez Aristote une extase du
mouvement. C’est cette référence de l’espace au mouve-
ment qui nous semble constituer l’héritage décisif légué
à Patočka par la théorie aristotélicienne du lieu : elle fait
apparaître l’espace comme terme d’un mouvement à
chaque étape de l’analyse. Ainsi, l’orientation est le terme
ou le résultat de l’interpellation ; la spatialisation, comme
dispositif dynamique d’insertion, est le terme dernier,
obtenu à la fin de l’orientation ; la géométrie est donnée
comme terme de la spatialisation opérée par les champs
sensoriels et, enfin, l’espace de la physique est le terme
de la réalisation d’une géométrie.
Dans un second grand moment de notre exploration
archéologique, nous sommes parti des rétractations de
Heidegger concernant sa propre tentative de réduire,
dans Sein und Zeit, la spatialité à la temporalité. Selon
le second Heidegger, une vraie pensée, non réductrice,
de l’espace se doit d’interroger avant tout la catégorie
du lieu, et ne peut être entamée sans une élucidation
préalable du bâtir et de l’habiter. Il nous a semblé que
c’est à ce désidérat précis que répond, point par point,
la démarche de « L’espace et sa problématique ». Le long

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312 Phénoménologie du mouvement

examen de l’héritage aristotélicien relatif à la catégorie du


lieu s’est avéré à ce dessein absolument nécessaire, tout
comme la prise en considération du sens qu’ont, chez
Patočka, le bâtir et l’habiter. Nous avons précédé cette
dernière tâche d’une étude comparée du rôle que joue
la terre dans l’œuvre phénoménologique de Patočka et
dans L’origine de l’œuvre d’art, comparaison à même de
montrer à quel point le second Heidegger lui-même reste
coupable d’une surenchère de la temporalisation au détri-
ment de la spatialité. Patočka, quant à lui, et justement
par la mobilisation du mouvement, parvient à « restituer
l’ancienne physis », dont le visage terrestre (spatial) n’est
plus condamné à rester obscur (réduit).
La tentative de réduire, dans Sein und Zeit, l’espace à la
temporalité, s’exprime dans une interprétation temporelle
de l’équivalence (attestée par certaines langues) entre les
pronoms personnels je – tu – ça (il) et les moments archi-
tecturaux de l’espace ici – là – là-bas. C’est en réaction à
cette interprétation que Patočka reprend, sans surenchère
temporelle, l’analyse pronominale de la spatialisation. Telle
est donc, après celle aristotélicienne, la deuxième source,
oppositive cette fois-ci, que nous avons pu attribuer à la
forme pronominale qu’a, chez Patočka, la proto-structure
spatialisante. Et c’est le concept (aristotélicien d’abord, et
ensuite) patočkien de mouvement qui permet d’éclaircir,
enfin, à la fois les ressorts de la tentative heideggérienne
de réduction (de l’espace au temps) et les raisons de son
impossibilité.
Au cours de cette double enquête archéologique,
nous avons pu aussi, à deux moments de notre analyse,
proposer deux développements théoriques qui prolongent
la proto-structure de spatialisation en direction d’une
lecture tripartite correspondant à ce que Patočka appellera

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Espace et spatialisation 313

les trois mouvements de l’existence. Tout d’abord, le jeu


pronominal peut être lu comme une triple orientation,
différente selon le pronom personnel qui la guide. Ensuite,
l’agencement des champs sensoriels (dont Patočka oublie,
aussitôt après l’avoir évoqué, le champ interne de l’odorat
et du goût) peut lui aussi se décliner triplement, selon
le type correspondant d’architecture qui contient et fixe
le je dans chacun des trois champs. Nous utiliserons ces
développements hypothétiques dans la dernière partie
de notre étude.
« L’espace et sa problématique » a, à nos yeux, une
double importance : il est, sans doute, le premier essai,
avant la lettre, de phénoménologie asubjective 213, car bien
que ce dont il y va, ce soit la constitution de l’espace,
Patočka insiste sur le fait que cette constitution ne se
fait pas à partir du sujet, mais c’est bien le je qui est fixé,
pour ainsi dire en dernier, par le monde qui l’interpelle
sous la figure d’un tu. Autant dire (et il nous semble
que Patočka le fait clairement) que, s’il y a constitution,
c’est de la constitution du sujet par le monde, et non
inversement, qu’il s’agit. Mais ce texte, dont la datation
a pu sembler contestable justement du fait de sa radi-
calité qui anticipe sur les développements patočkiens
ultérieurs, est aussi important par son rôle de pivot entre
une période où Patočka étudie et assimile l’aristotélisme
et la période suivante, qui sera celle des critiques les plus

213. Dans ses notes préparatoires pour son cours de 1968-1969, après
avoir repris les résultats de « L’espace et sa problématique », notamment la
proto-structure je – tu – ça, Patočka écrit (PP, p. 93) : « Notre tentative
pour saisir la structure […] qu’est la manière d’être dans l’espace se voulait
une étude phénoménologique. Étude qui pour autant n’a pas emprunté la
méthode husserlienne de la réduction à la conscience pure et de la constitution
de l’objectité dans la pureté immanente de la subjectivité transcendantale. »

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314 Phénoménologie du mouvement

poussées adressées à Husserl et à Heidegger, donc celle de


l’élaboration par Patočka de sa propre phénoménologie.
Et c’est pour cette raison que notre analyse (allongée par
cette nécessité) a suivi tant l’inspiration aristotélicienne
donnée par la théorie du lieu que le statut de réaction et de
première prise de distance critique à l’égard de Heidegger
qui caractérise la conception patočkienne de l’espace.

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TROISIÈME PARTIE

« Le substrat en effet est principe, et semble


bien antérieur à ce qui lui est attribué »
(Aristote, Physique, I, 6, 189a32)

« C’est pourquoi le mouvement est l’acte


du mobile en tant que mobile »
(Aristote, Physique, III, 2, 202a8)

Dans ce qui précède, nous avons essayé d’aborder le


problème du Weltfug, de l’ajointement ou ordon­nan­
cement du monde qui est à l’œuvre dans les formes du
monde que sont l’espace et le temps. La radicalité de
Patočka, bien que requérant parfois des reconstitutions
ou des mises en perspective archéologiques, consiste à
envisager, à la suite d’un « Aristote dédogmatisé », l’espace-
temps en sa totalité comme un sédiment du mouvement
de manifestation, et à reconduire notre propre manière
d’être dans l’espace et notre propre temporalité, par un
geste symétrique, au mouvement de notre existence
qui les dépose. C’est donc le mouvement qui engendre
l’espace, car c’est le mouvement qui « fonde la divisibilité

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316 Phénoménologie du mouvement

en général 214 ». C’est toujours le mouvement qui dépose


le temps comme son nombre, comme possibilité de
commensurabilité entre mon mouvement et celui de la
physis. La localisation de notre existence est donnée au
terme du mouvement d’insertion qu’elle est elle-même
en fin de compte, tout comme le lieu propre aristotéli-
cien est donné (sédimenté) au terme du mouvement. La
temporalité de notre existence se décline triplement, dans
la triple orientation que peut recevoir notre mouvement
par rapport au mouvement de la physis et que nous avons,
pour notre part, tenté d’illustrer à l’aide de l’ancienne
métaphore de la rivière.
Mais si l’intégration phénoménologique du voca-
bulaire et des intuitions d’Aristote qu’opère Patočka se
justifie tant dans sa cohérence que dans ses remarquables
résultats critiques (car elle alimente les reproches adressés
à Husserl comme à Heidegger), nous sommes aussi en
droit, sans doute, de nous arrêter en retour, ne serait-
ce qu’un instant, sur les effets hypothétiques que cette
reprise phénoménologique est susceptible d’avoir sur les
concepts même d’Aristote. La forte résonance tempo-
relle, par exemple, de la tripartition privation – matière
– forme, a été déjà remarquée par les commentateurs 215.
Nous avons tenté, pour notre part, de montrer que la
distinction acte – puissance se rattache étroitement à la
problématique de l’espace, celui-ci étant donné par un
arrêt synchronique du mouvement physique et en tant
qu’acte de ce mouvement, c’est-à-dire comme la nécessaire

214. Pierre Aubenque, op. cit., p. 428.


215. Cf. P. Aubenque, op. cit., p. 435 : « Les implications temporelles
de la dissociation de l’être en mouvement en matière, privation et forme
sont clairement décelables dès l’analyse du livre I de la Physique. »

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Troisième partie 317

dimension actuelle, réelle, lestée, du mouvement. Il est


donc bien évident que la distinction acte – puissance
recoupe à chaque fois celle, temporelle, des principes. La
privation est ainsi ce que, dans le temps d’un mouvement,
la chose a été, mais a cessé d’être, la matière est son être
présent dans le changement, et la forme est ce qu’on
aura à la fin, dans l’avenir. Mais la privation est coupée
ou divisée aussi par la distinction acte – puissance, étant
d’une part soubassement actuel en tant que ce point
de départ particulier d’un mouvement, son d’où…, et
d’autre part puissance, en tant que pur possible, perdue
dans le non-être inactuel du plus jamais. Évidemment,
la même chose vaut pour le passé, qui est en acte le déjà
montré comme tel par un mouvement qui le quitte tout
en le supposant (qui est, on pourrait dire, le passé actuel,
plus actuel, d’un mouvement), mais est aussi, en tant que
possible, la partie du temps qui n’existe plus.
La matière est elle aussi double, étant en acte le contenu
spatial et le lest du mouvement, et en même temps
puissance, c’est-à-dire indétermination, remplissement
remplaçable montré comme tel une fois que le mouvement
le remplace, le détermine autrement en acte. De même,
le maintenant, on l’a vu, est en acte l’éternité, c’est-à-
dire l’invariance de l’ajointement de notre mouvement
au mouvement de la physis (il est ainsi un maintenant
spatio-temporel, et non seulement une partie du temps)
et, en tant que puissance, il est l’évanescence perpétuelle
du présent, partie du temps.
La forme est en acte déposée au terme et comme but
du mouvement, mais en puissance, elle est la possibilité
indéfinie de toute information ou déformation ; tout
comme le futur, qui est donné en acte à la fin (mais dès
le début) du mouvement, et qui, potentiellement, comme

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318 Phénoménologie du mouvement

partie du temps, est possibilité ouverte, indéterminée,


dépourvue d’ancrage. Autrement dit, c’est le mouvement
qui dépose en acte ses termes, les composantes de son trajet,
en tant qu’actuels (la matière d’un mouvement actuel, sa
forme qui est son but actuel, et la privation, ce qui a été
actuellement changé), tout en ouvrant, par contraste, leur
arrière-fond potentiel : d’autres privations auraient pu être
mises en évidence, c’est-à-dire dépassées, changées, mais
ne l’ont pas été actuellement, d’autres matières auraient
pu être employées, d’autres formes obtenues.
Pour nous, tout cela veut dire qu’une pensée à même
de rendre justice aux phénomènes ne se concentrera ni
exclusivement sur leur dimension potentielle (comme,
par exemple, le fait à notre avis le premier Heidegger dans
son interprétation de la temporalité), ni exclusivement sur
la dimension purement actuelle de notre rencontre avec
« ce qui est » (comme on pourrait dire que le fait dans une
certaine mesure le deuxième Heidegger 216), mais devra

216. Notre propos pourrait être atténué par l’invocation du recours que
fait parfois Heidegger, dans les années 1930, à une thématisation de l’être
comme possible. Pour ne citer qu’un seul exemple, dans le fragment 267 des
Beiträge zur Philosophie intitulé « Das Seyn (Ereignis) », Heidegger écrit :
« que l’être est et ne devient rien d’étant, cela s’exprime avec le plus d’acuité
comme suit : l’être est possibilité, il est ce qui n’est jamais subsistant […] »
(Beiträge zur Philosophie, Gesamtausgabe, tome 65, éd. par Friedrich-Wilhelm
von Herrmann, Francfort, Klostermann, 1989, p. 475). Cette mobilisation
du concept de possible est commandée par la critique heideggérienne de la
métaphysique et par ce que Heidegger appelle, toujours dans les Beiträge,
le primat de l’effectivité (cf. id., p. 281) à l’œuvre dans toute la pensée
métaphysique. Ceci dit, l’effectivité à critiquer ici est bien celle de l’étant,
et affirmer que l’être est possibilité revient tout simplement à dire que
l’être n’est pas effectif comme l’étant est effectif. Ce dispositif nous semble
conduire finalement Heidegger à la recherche, non pas d’un sens possible de
l’être, mais bien de sa manière propre d’être effectif (autre que l’effectivité
de l’étant). Et le résultat, l’Ereignis, dans son événementialité constitutive,

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Troisième partie 319

se déployer sans jamais oublier de prendre en compte le


mouvement qui dépose les termes de cette alternative. Si
l’on s’en tient à une interprétation purement potentielle
ou purement actuelle de notre rencontre avec l’étant, on
peut aboutir à une vision cohérente et totalisante (voire
même, dans le cas de Heidegger, écrasante par sa massi-
vité compacte), mais la totalité en cause n’est, en fin de
compte, que partielle, car elle ne vise que la moitié du
phénomène de rencontre. Et même si l’on tente, comme
le fait Merleau-Ponty, de considérer le double aspect de
ce que nous sommes au monde et de la manière dont
le monde se donne à nous, même donc si l’on essaie de
penser le chiasme de l’objectif et du subjectif, du temps et

n’est pas, bien évidemment, le possible de l’être, mais son effectivité propre
(et différente de l’effectivité de l’étant).
Un autre concept possibilisant référé par Heidegger à l’être dans les
années 1930 et 1940, celui de Mögen, pourrait lui aussi servir de contre-argu-
ment à notre lecture. En effet, dans la très célèbre « Lettre sur l’humanisme »
de 1946, après avoir reconduit ce que peut la pensée au possible (Mögliche)
en tant que Mögen (désir, amour, bienveillance) de l’être, Heidegger écrit :
« L’être en tant que ce qui peut en aimant (vermögend-mögende) est le
“poss-ible” (das Mög-liche) » (Wegmarken, Gesamtausgabe, tome 9, éd. par
Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Francfort, Klostermann, 1976, p. 316 ;
trad. fr., p. 71). La bienveillance de l’être est ce qui fait que l’étant est, ce
qui laisse être l’étant, ce qui assure la présence du présent. Mais ce faisant,
le Mögen est loin d’être tout simplement du possible. La puissance de l’être
est bien identifiée par Heidegger à la force tranquille du possible – une force
qui, bien que « tranquille » (stille), reste toujours en acte dans l’energeia de
l’Ereignis. Pour toutes ces raisons, nous considérons que le diagnostic de
Patočka reste néanmoins correct, lorsqu’il réfère lui-même la pensée du
« second Heidegger, celui de la Kehre » à l’acte, pour autant qu’elle « fait
apparaître, dans son accomplissement phénoménalisant, l’être qui, dans
le sum, entre […] dans la lumière de l’energeia » (QQP, p. 187). Pour un
traitement rigoureux et détaillé de la question du possible chez Heidegger
(mais aussi chez Husserl), nous renvoyons à la thèse de doctorat de Claudia
Serban : Le possible selon Husserl et Heidegger, soutenue à l’université Paris-
Sorbonne (Paris-IV) le 13 décembre 2013.

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320 Phénoménologie du mouvement

de l’espace, c’est-à-dire la double distinction principielle


matière – forme et acte – puissance, l’on sera néanmoins
condamné à échouer encore et encore dans des formes
toujours plus nuancées du dualisme initial, pour autant
que l’on oublie de penser le fondement de toutes ces
distinctions, mais aussi ce qui les unifie originairement :
le mouvement.
C’est à partir de cette dernière position, qui semble
être celle de Patočka, que nous avons mesuré (et conti-
nuerons à le faire dans ce qui suit) la validité des pensées
phénoménologiques auxquelles se confronte explicitement
(ou avec lesquelles peut être confrontée) la démarche
patočkienne dans ce qu’elle a de plus radical. C’est le
mouvement qui décide des principes, puisque la distinc-
tion privation – matière – forme est obtenue au bout
de la séparation qu’est le temps du mouvement, car la
privation est ce que le mouvement laisse derrière lui
comme changé, elle est donc le passé du mouvement ; la
matière est le présent d’un mouvement ; et la forme est
le point d’arrivée du mouvement. De même, l’acte et la
puissance sont déposés par la localisation du mouvement,
car l’acte est le là, l’ancrage du mouvement, son actualité,
et tous ce que le mouvement n’engage pas ici même est
inactualité, potentialité du mouvement.
Mais qu’en est-il alors du point précis d’ajointement
de cette double distinction principielle dessinée et définie
(sédimentée) par le mouvement, du point où l’espace et
le temps du mouvement s’articulent l’un à l’autre ? Nous
parlons, bien sûr, du mobile, analogon du maintenant et
analogon aussi de l’ici : l’ici-maintenant, hic et nunc du
mouvement, l’hypokeimenon, la synthèse de la matière
et de la forme, celui qui est à la fois en acte (encore ici)
et en puissance (déjà là, au terme du mouvement), celui

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Troisième partie 321

donc qui seul sous-tend, dans leur signification, toutes les


distinctions principielles précédentes. Nous tenterons en
conséquence de suivre le traitement patočkien du corps
et du sujet (les deux avatars modernes de l’hypokeimenon
aristotélicien), en essayant d’y retrouver les effets radi-
caux de la pensée du mouvement. Nous verrons ainsi
que le corps propre se laisse penser lui aussi comme le
sédiment du mouvement que nous sommes, ce qui n’est
pas sans conséquence pour la phénoménologie du corps
en général. Ce résultat ne va d’ailleurs pas forcément à
l’encontre de nos attentes, car si, comme le dit Patočka,
le proto-mouvement de manifestation dépose ou sédi-
mente l’espace-temps-qualité en son entier, les besoins
de la symétrie exigeraient de pouvoir en dire autant du
mouvement qui nous sommes, qui devrait donc à son
tour (dé-)« poser directement de l’étant 217 », c’est-à-dire
sédimenter son ancrage ontique, son corps.
De façon tout aussi cohérente, le sujet réel (non pas la
subjectivité-mouvement, le sujet pronominal vide, mais
son remplissement ontique) peut être lui aussi envisagé
comme sédiment qui doit tomber sous le coup d’une
épochè généralisée. C’est là le sens – commandé donc par
la même pensée du mouvement qui dépose ses extases –
du projet patočkien d’une phénoménologie asubjective,
que nous aborderons à partir de ses deux conséquences
les plus audacieuses : la destitution de la théorie de
l’intentionnalité de la conscience et le dépassement de la
réduction phénoménologique au profit de l’épochè géné-
ralisée. Dans la phénoménologie asubjective, le rôle de
l’intentionnalité pourrait être assumé par le déploiement
de la vie dans son effort constitutif de réintégration dans

217. PP, p. 18.

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322 Phénoménologie du mouvement

la totalité du monde, et l’épochè s’expliquerait par la liberté


foncière de notre être. À partir de cette configuration
et en nous appuyant sur tous nos résultats provisoires
antérieurs, nous aurons enfin à juger du statut, dans le
dispositif patočkien, de sa théorie des trois mouvements
de l’existence.
C’est donc le problème de l’hypokeimenon, de l’être
mobile du mobile, tant sous la forme de la corporéité
vivante que sous celle d’un sujet destitué, qui nous occu-
pera dans cette dernière partie de notre entreprise. Cela
nous donnera l’occasion de poser le problème du Sich-
Fügen (au-delà de celui déjà traité, de l’ajointement
interne du monde : Weltfug), c’est-à-dire le problème de
l’ajointement du corps-sujet et du monde, de l’apparaître
à moi qu’est le phénomène et de la manifestation primaire
qu’est la physis. Le corps témoigne, bien évidemment, de
cette insertion dans la physis 218, de l’ajointement de ce que
nous sommes à ce que le monde est. Mais les avancées
phénoménologiques dans la matière, chez Husserl comme
chez ses continuateurs français (du nombre desquels nous
choisirons ici Michel Henry, sans oublier de revenir
ponctuellement à Merleau-Ponty) seront encore à criti-
quer, pour autant que s’y trouve omise la pensée de cet
ajointement comme l’ajointement de deux mouvements :
celui que nous sommes et celui de la physis. De même, ce
qui se trouve dans le sujet (qui est, d’une certaine façon,
toutes les choses) est à la fois rien d’immanent et tout
du monde. Autant dire que le statut du subjectif est lui
aussi un témoignage insigne du problème du Sich-Fügen.
Il est vrai cependant que le problème de l’ajoin­tement
est très rarement abordé de manière détaillée par Patočka.

218. Cf. MNMEH, p. 107.

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Troisième partie 323

Arrêtons-nous donc rapidement sur un passage, datant


de 1972, où il essaye de thématiser le Sich-Fügen de
l’apparaître à moi et du monde. Le monde est, d’une
certaine manière, dépendant du moi « parce qu’il apparaît
– l’apparition en tant que telle n’est pas indépendante du
moi », ce qui veut simplement dire qu’il y a ajointement,
que quelque chose dans le monde ne s’oppose pas au fait
qu’il y a du phénoménal. Sans céder à une téléologie stricto
sensu, nous pouvons au moins déduire que, puisqu’il y a
du phénoménal, « l’apparition [la phénoménalité, l’appa-
raître-à-moi, n. n.] n’est pas extérieure à l’essence de l’être
du monde 219 ». Et Patočka d’établir les conditions d’une
telle pensée (corollaire d’une phénoménologie asubjective
qui ne conçoit pas la dépendance du monde par rapport
au subjectif comme résultat d’une constitution du monde
par l’ego, mais peut thématiser véritablement – et sans
mythologiser le pouvoir du subjectif – l’ajointement des
deux) :

Cela sera établi en concevant l’être lui-même à partir de l’appa-


rition, au lieu de prendre l’apparition comme quelque chose qui
ferait vis-à-vis à l’être. L’être serait lui-même en retrait, mais le
retrait est une modalité de l’apparaître […]. L’être du monde
n’est rien d’autre que ce qui met l’apparition comme telle en
mouvement – l’espace-temps unique et omni-englobant qui
fait apparaître l’intramondain, c’est-à-dire qui le laisse être sans
comme avec son rapport à moi 220.

219. « Forme-du-monde de l’expérience et expérience du monde »,


PP, p. 224.
220. PP, p. 224.

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324 Phénoménologie du mouvement

Une observation s’impose : concevoir l’être (le monde,


la physis) à partir de l’apparition, c’est prendre bien en
compte la disponibilité du monde anonyme, a-subjectif
(en tant que mouvement qui « fait apparaître l’intramon-
dain » sans son rapport à un champ phénoménal) pour
la présence d’un champ phénoménal, pour la phéno-
ménalité. C’est pour cela qu’il faut repenser l’être, non
seulement comme retrait, comme arché dominante dont
le destin régit le phénoménal depuis son obscurité, mais
comme ayant un sens commun dans sa double hypos-
tase d’individuation (sans rapport à moi, à un centre, au
phénoménal) et de phénoménalisation (d’entrée dans
l’apparaître-à-quelqu’un). Même le retrait de l’être, son
« obscurité », contient l’ouverture possible et bienveillante
à une phénoménalisation, et l’on pourrait dire que déjà
l’individuation des choses est une proto-phénoménali-
sation. La thématisation patočkienne de l’ajointement
exige donc de repenser le sens possible de la dépendance
du monde (ou de l’être) par rapport à la phénoména-
lité, au-delà des alternatives husserlienne (qui voit cette
dépendance comme constitution du monde par l’ego) et
heideggérienne (qui ne pense que la dépendance inverse,
celle de la phénoménalité par rapport à l’être et à son
destin). Il est vrai – nous dit Patočka dans sa confrontation
avec Fink – qu’un monde (au sens premier, d’individua-
tion) est pensable et possible sans la phénoménalité, sans
l’homme. Mais puisqu’il y a phénoménalité, il doit aussi
y avoir non-opposition entre le monde comme proto-
individuation et le phénoménal, co-détermination du
monde par l’apparition, par l’apparaître à moi. Nous
avons déjà pu voir, à la fin de notre premier chapitre, que
Patočka réfère en fin de compte cette continuité entre
le mouvement de l’existence et le proto-mouvement de

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Troisième partie 325

l’apparaître à un même sens téléologique, aristotélicien,


du mouvement comme visant un maximum d’être. C’est
parce que le mouvement, dans toutes ses guises, « veut »
toujours le maximum de détermination, le dévoilement
maximal, que nous pouvons en dernière instance penser ce
qui unifie, ce qui adjoint la délimitation (l’individuation
de l’étant) et le dévoilement (la phénoménalité).
Rappelons ici, pour conclure cette brève explicitation
du Sich-Fügen, que Patočka présente cette compréhension
du mouvement comme visant un maximum d’être, qui
se trouve à la base de la téléologie aristotélicienne (projet
qui reste pour Patočka valide en un certain sens 221),
comme étant obtenue « en prolongeant au-delà de ses
limites effectives la tendance dont il [le mouvement
analysé, sous le regard, phénoménalisé, n. n.] ne peut
réellement atteindre le terme 222 ». Dans ce type de téléo-
logie neutre (qui affirme, non pas que le monde existe
pour l’homme, mais que, puisque l’homme et le monde
existent ensemble, le monde ne s’oppose pas à l’existence
de l’homme mais l’inclut déjà et peut-être l’exige), il
s’agit d’un passage phénoménologique à la limite, de
quelque chose comme une déduction transcendantale
de l’ontologie du mouvement (physique) à partir de la
phénoménologie du mouvement.
Enfin (pour revenir à notre démarche), si dans le cadre
de cette pensée du Sich-Fügen le monde de notre vie se
laisse le mieux décrire, de l’aveu même de Patočka, comme
triple mouvement de l’existence, (ce qui implique en retour
que le problème des trois mouvements est synonyme
du problème du monde naturel), l’approche frontale et

221. Cf. ADS, p. 253.


222. MNMEH, p. 131.

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326 Phénoménologie du mouvement

critique de cette théorie apportera, nous l’espérons, des


clarifications supplémentaires tant au sujet du monde
de la vie qu’au sujet du statut et du rôle du concept de
mouvement pour une phénoménologie qui fait de la
Lebenswelt son point de départ.

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V

L’impropriété du corps propre

Dans la conférence prononcée à Fribourg en 1968


à l’invitation de Fink 1, visant à présenter l’intérêt du
thème du mouvement pour la phénoménologie, Patočka
commence par dire qu’« en mettant en évidence dans
leur originalité des phénomènes tels que la corporéité
subjective et le mouvement propre », la phénoménologie
« a battu en brèche les positions tenacement fixées et
figées de la métaphysique 2 ». Ce diagnostic vaut autant
pour la figure classique de la métaphysique que pour la
métaphysique dans sa forme moderne, non moins abstraite
et bornée 3. C’est donc le corps propre, comme thème
porté à l’attention expresse de la phénoménologie, qui
sert à différencier cette dernière des formes précédentes
du philosopher. Rôle pas des moindres, et constat répété
à plusieurs reprises par Patočka, par exemple déjà dans le
cadre de son Introduction à la phénoménologie de Husserl
de 1965 (où est mise en évidence la nécessité de recon-
sidérer le rôle du corps propre même dans la démarche

1. « Phénoménologie et métaphysique du mouvement », PP, p. 13-27.


2. PP, p. 13.
3. Cf. PP, p. 13.

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328 Phénoménologie du mouvement

des sciences modernes, qui l’ont toujours manqué inévi-


tablement 4), et repris aussi dans l’objection adressée aux
sciences biologiques, qui décrivent « seulement par après
les constellations, […] les éléments et configurations
dans lesquels la donation de sens [à l’œuvre dans le corps
subjectif, n. n.] a lieu, sans jamais pouvoir la saisir dans
son acte propre 5 ». Surtout, le même constat réapparaît
dans les considérations introductives du cours donné
par Patočka en 1968-1969, dont nous avons les traces à
la fois dans les notes prises par ses étudiants 6 et dans le
support de cours de la main de Patočka lui-même, publié
par les premiers éditeurs samizdat en deux textes séparés
que la traduction française reprend sous cette forme :
« Phénoménologie du corps propre 7 », qui contient le
début du support de cours, et qui se poursuit dans les
« Leçons sur la corporéité 8 ». La conférence de Fribourg
et ce support de cours – extrêmement important à la
fois comme synthèse des acquis de la phénoménologie
historique et comme reprise et clarification des propres
positions philosophiques de Patočka par rapport aux
développements husserliens et heideggériens – sont les
textes qui nous guideront le plus dans l’analyse du sens
et du rôle que détient la corporéité chez Patočka. Il est
suggestif d’ailleurs que ce support de cours commence à
son tour avec le constat que jamais avant la phénoméno-

4. Cf. IPH, p. 182 ; QQP, p. 85.


5. PP, p. 23.
6. Publiées par les éditeurs en samizdat de l’œuvre de Patočka au
tome IV du P. S., p. 1.1-1.127, sous le nom Tělo, Společentsvi, Jazyk, Svět,
rééditées en 1995 par OYKOYMENH et traduites en anglais par Erazim
Kohak sous le titre Body, Community, Language, World.
7. MNMEH, p. 139-154.
8. PP, p. 53-116.

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L’impropriété du corps propre 329

logie le corps propre n’a été thème à proprement parler


pour la philosophie 9.
Notre existence est toujours corporelle 10, notre ego est
toujours corporel 11 : Patočka ne se lasse pas de le répéter,
à chaque grand moment de son œuvre – là où il compte,
en 1969, revenir de façon critique sur le problème du
monde naturel et sur la phénoménologie de Husserl et
de Heidegger, et là aussi où il articule explicitement, en
1971, le projet d’une phénoménologie asubjective. Et dès
1967, dans l’essai « Le monde naturel et la phénoméno-
logie », Patočka note de façon programmatique qu’une
vraie description du monde naturel – tâche qui peut
être envisagée comme centrale dans toute son œuvre –
comporte, outre l’exposition des raisons pour lesquelles
le monde n’est pas un simple ensemble d’étants, mais une
totalité intotalisable, un deuxième mais pas moins impor-
tant moment, celui de la description de ce que Patočka
nomme le « pôle interne » du monde et qui aura comme
thèse centrale le fait que la perception est corporelle 12.

9. « En effet, l’ensemble de la tradition métaphysique a conçu le corps


et la corporéité de telle sorte que le corps propre, c’est-à-dire le corps vivant
et vécu, expérimenté et expérimentant n’a jamais pu devenir un thème »
(MNMEH, p. 139).
10. PP, p. 16-17. Voir aussi MNMEH, p. 105 (dans le cadre du texte
qui synthétise le mieux les positions phénoménologiques de Patočka, le
célèbre projet de postface écrit 33 ans après pour la réédition tchèque du
Monde naturel comme problème philosophique, « Méditation sur Le monde
naturel comme problème philosophique »).
11. QQP, p. 213. Ce constat est fait dans le cadre du texte crucial portant
sur « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence d’une
phénoménologie asubjective. »
12. « La description proprement dite du monde naturel comprend deux
moments principaux qui demandent à être analysés de plus près : 1° Le
monde n’est pas primordialement donné comme un ensemble de choses.
C’est dire aussi qu’il n’est pas donné à la conscience sur le mode qui est

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330 Phénoménologie du mouvement

1. Les thématisations manquées du corps


propre : Descartes, Husserl, Heidegger

1.1. Descartes manque la thématique du corps propre au


moment même où il inaugure la possibilité de le poser
comme problème

Comment donc une vérité telle que la corporéité


propre, dans ce qu’elle a de spécifique, a-t-elle pu être
manquée par la tradition philosophique ? Patočka rappelle
(à la suite de Merleau-Ponty qui avait mis en avant
la différence entre être en troisième personne et être
impersonnel) 13 que la philosophie grecque, de par sa
fascination pour la présence (que nous avons interrogée
dans notre chapitre sur l’espace) envisage toujours, en
dépit de ses avancées notables – comme le De anima
d’Aristote – le corps en troisième personne, le corps
comme étant sous le regard. La perte du corps à l’œuvre
dans la philosophie moderne, et qui se manifeste dans
ce que Patočka appelle à plusieurs reprises son imper-
sonnalité 14, a lieu, paradoxalement, au moment même
de la découverte cartésienne du philosopher en première
personne. Présentons rapidement les jalons de la lecture
patočkienne de cette perte.

celui de la visée et de la donation des singularités et de leurs ensembles.


[…] Ce moment – moment de la périphérie, de la totalité – représente l’un
des pôles du rapport au monde. 2° La perception, comme toute donnée
originaire du contenu du monde naturel, est essentiellement liée à la vie
corporelle […]. C’est là l’autre pôle, le pôle intérieur de la mondanéité »
(MNMEH, p. 25-26).
13. BCLW, p. 29.
14. PP, p. 58 ; MNMEH, p. 146 ; QQP, p. 25.

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L’impropriété du corps propre 331

Le « cogito, ergo sum » cartésien ne peut être transcrit


en troisième personne sans renoncer à « toute sa persua-
sion 15 ». Dire : « quiconque pense est, Descartes pense,
donc Descartes est », c’est laisser de côté précisément
l’éprouver de l’existence, et sans cet éprouver il n’y a
pas non plus la preuve cherchée de l’existence. C’est
donc la première personne qui entre en philosophie
avec Descartes, et naturellement elle ne peut pas le faire
sans sa dimension de fixation, sans ce qu’il y a en elle
de plus personnel, c’est-à-dire sans le corps propre. Le
corps propre est, dans les Méditations métaphysiques, un
« motif important, inquiétant 16 », selon l’expression de

15. MNMEH, p. 143. Rendons l’expression de Patočka : « si nous


le comprenons [le cogito, ergo sum, n. n.] comme inférence logique […],
il perd aussitôt toute sa force de persuasion et apparaît comme aussi peu
fondé que la proposition qui ambulat est » (ce ou celui qui marche ou se
promène est ; Patočka se souvient sans doute de l’objection formulée par
Hobbes à l’encontre de la deuxième Méditation métaphysique). À notre
avis, « qui ambulat est » n’est pas, y compris pour Patočka, si peu fondé
que le requièrent les besoins rhétoriques de l’argumentation citée. Ailleurs,
Patočka écrit à propos du mouvement (mais on pourrait sans doute le dire
aussi de la déambulation) qu’il « est si étroitement lié à la vie qu’il en est le
seul indice sûr » (PP, p. 27). Le mouvement, y compris la déambulation,
est ainsi bien fondé et significatif, car il renvoie du moins à la vie – sinon à
la vie de l’univers, à la physis. (Nous pouvons noter sur ce point, ne serait-
ce qu’à titre de curiosité, que « marcher (ambulare) » se dit en roumain « a
merge », qui provient du latin emergere (émerger, sortir du fond obscur).
« Marcher » peut donc être aussi lié à la physis.) Rappelons ici que l’exemple
de la « promenade », qui servait à Heidegger pour appréhender l’éloignement
selon l’échelle du temps – ma maison n’est pas loin, c’est juste une prome-
nade, « le temps de fumer une pipe » (Sein und Zeit, p. 105) –, nous a déjà
permis de mettre en évidence l’impossibilité de la réduction de l’espace au
temps : tout comme le fait de « se promener jusqu’à la maison » n’est pas
simplement une distance, le fait de « fumer une pipe » n’est pas simplement
une durée, mais les deux donnent respectivement une distance et une durée
parce qu’ils sont d’abord des mouvements.
16. MNMEH, p. 144.

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332 Phénoménologie du mouvement

Patočka qui cite le célèbre passage résumant le projet de


doute universel voué à une carrière prodigieuse dans la
phénoménologie. C’est dans ce cadre que Descartes écrit :
« Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai,
et assuré, je l’ai appris des sens […]. Mais, encore que
les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses
peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être
beaucoup d’autres desquelles on ne peut raisonnablement
douter […], par exemple que je sois ici, assis auprès du
feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre
les mains, et d’autres choses de cette nature 17. » C’est ce
« plus vrai et assuré » des sens qui sera soumis à l’examen
et, avec lui, le point de départ de toute perception qu’est
le corps propre. Patočka note aussitôt : « Car c’est bien
du propre corps vivant qu’il s’agit, c’est ce corps qui est
moi assis en train d’écrire […], et qui me réchauffe en
me blottissant au coin du feu, sans me soucier de tout
cela, parce qu’en pensée je suis ailleurs, auprès de ma
méditation 18. »
Pour suspendre sa vérité tout comme la vérité des sens,
Descartes, on le sait bien, invoque l’exemple du rêve : en
rêve aussi, nous avons des sensations, en rêve aussi, nous
accomplissons des tâches, mais le fait que nous soyons,
en réalité, pendant tout ce temps-là, endormis dans notre
lit montrerait l’absence radicale de véridicité de tout
notre mécanisme perceptif et d’orientation. C’est donc
le manque de vérité des sensations éprouvées en rêve et
le faux corps du rêve qui justifient la mise en doute du
corps et des sensations en général. Et c’est en ce point
précis que frappe la critique de Patočka :

17. Descartes, Œuvres, AT IX, 13-14 ; apud MNMEH, p. 144.


18. MNMEH, p. 144.

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L’impropriété du corps propre 333

On peut trouver étrange que Descartes ne se rende pas compte


que le rêveur, lui aussi, a un corps. C’est évidemment un corps
rêvé, mais celui qui rêve n’est pas pour cela sans corps – le corps
est indispensable, même au monde onirique. Pour avoir une
expérience en général – ne serait-ce qu’une quasi-expérience – je
dois être quelque part, ce qui est impossible sans corps 19.

Même dans le cas d’un rêve où je vole, ce qui semble


voler est mon corps, c’est ma propre situation qui se
(quasi-)modifie, c’est mon point de vue qui s’envole.
Même si, en rêve, je me vois moi-même du dehors, c’est
le point d’origine du champ visuel (fût-il champ visuel
rêvé) qui est mon quelque part et, pour citer Patočka, « ce
“d’où” indique la position de mon corps 20 ».
Si le corps propre, comme les sens, se voit contester sa
vérité, c’est bien sûr parce que, pour Descartes, c’est un
autre type de vérité qui compte : c’est la certitude de type
mathématique qui est modèle insigne de vérité. Et pour
arriver à cette certitude impersonnelle, tout ce qui relève
d’une situation personnelle devra être évacué. L’illustration
donnée dans la deuxième Méditation métaphysique, où
Descartes reprend et développe à son compte un exemple
aristotélicien 21, celui de la cire, est sur ce point édificateur
pour Patočka. Nous ne connaissons pas la cire dans son
essence par nos sens, mais par la raison, car en appro-
chant le bâton de cire du feu, il perd aussitôt ses qualités

19. MNMEH, p. 145.


20. MNMEH, p. 145.
21. Voir, par exemple De anima, II, 12, 224a18-21 : « D’une façon
générale, pour toute sensation il faut comprendre que le sens est le réceptacle
des formes sensibles sans la matière, comme la cire reçoit l’empreinte de
l’anneau sans le fer, ni l’or, et reçoit le sceau d’or ou d’airain, mais non en
tant qu’or ou airain. »

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334 Phénoménologie du mouvement

sensibles : son odeur, son goût, sa forme spatiale, sa dureté


sont tous modifiés, mais c’est néanmoins toujours de la
cire, et la même cire, qu’on a sous la main.
L’odorat, le goût et la forme sont mentionnés par
Patočka à titre de modifications qualitatives 22. Avant
de suivre la réponse patočkienne, nous pouvons déjà
répliquer à Descartes qu’il doit y avoir néanmoins un
ou quelques indices qualitatifs inchangés pour attester
la présence du même objet à travers ses autres modifi-
cations qualitatives. C’est à ces indices inchangés qu’on
peut référer l’hypokeimenon aristotélicien, ce sont eux
qui témoignent de la présence du même bâton de cire.
Ces indices correspondent, bien sûr, à un geste corporel
d’identification : pour un sujet qui est délié de son corps
ou qui est pure raison, le célèbre problème scolastique
de l’intuition intellectuelle du singulier est insoluble. En
effet, si quelqu’un remplace, sans que le sujet cartésien
s’en aperçoive, le bâton de cire que voici avec un autre
bâton de cire identique, le sujet n’aura aucune possibilité
de remarquer la différence. Une solution scolastique 23
consiste à recourir à une hypothétique intuition intel-
lectuelle du singulier qui, elle, garantirait la présence et
l’identité du même, et cela pour suppléer à l’incapacité des
sens à distinguer une chose de sa réplique parfaite qui s’y
substituerait. Dans une perspective phénoménologique,

22. Cf. MNMEH, p. 146.


23. Nous renvoyons à ce sujet à l’ouvrage documenté de Camille
Bérubé : La connaissance de l’individuel au Moyen Âge (Paris, PUF, 1964),
qui retrace la généalogie de l’intuition intellectuelle du singulier entre le xiiie
et le xive siècle, d’Alexandre de Halès à Ockham en passant par Albert le
Grand, saint Bonaventure, saint Thomas, Duns Scot et beaucoup d’autres ;
pour une présentation des problèmes qui sous-tendent cette enquête, voir
en particulier p. 161 sq. et p. 195 sq.

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L’impropriété du corps propre 335

en revanche, ce sont bien les sens – et le corps propre – qui


sont les seuls à même de garantir l’identité du même. Car
ce qui manque pour opérer cette identification, ou pour
attester la différence entre l’original et la copie du bâton
de cire, est justement le corps propre. Que l’objet soit
remplacé avec sa copie sans que le sujet s’en aperçoive,
cela suppose justement l’absence du corps propre – et des
sens – qui, en tant qu’absents, n’ont pas pu témoigner
du remplacement frauduleux. Le sujet cartésien était, en
effet, ailleurs (c’est-à-dire son corps était ailleurs, d’où il
ne regardait pas le bâton en train d’être remplacé) ; son
corps avait une autre orientation. Ce qui garantit l’identité
du même, c’est bien le corps propre dans ses visées senso-
rielles : c’est avec ma main que j’approche le bâton du cire
du feu, et puisque ce qui reste dans ma main auprès du
feu est cette substance molle d’une autre odeur et d’un
goût autre, je peux dire que c’est le même bâton de cire
que j’ai dans ma main dans les deux cas. Et même si ce
n’est pas ma main qui approche le bâton de cire du feu, si
par exemple je l’oublie sur un coin de mon bureau situé
dans la proximité du feu et qu’il se liquéfie sans que je
ne m’en aperçoive, c’est la couleur de la tache liquéfiée
sur le bureau qui m’avertira qu’il y a là le même bâton
de cire, ce qui veut dire que c’est à nouveau un indice
sensoriel, corporel qui garantit la présence du même. Et
même si la couleur change elle aussi, ce sera à nouveau un
indice situationnel, corporel qui me donnera l’identité :
cette tache liquéfiée se trouve là, sur mon bureau, à ma
droite disons, où il y avait auparavant le bâton de cire.
C’est sans surprise, donc, qu’on voit Patočka accuser
Descartes de confondre, dans son exemple du bâton de
cire, la cire qu’on manipule, c’est-à-dire la cire qu’on
rencontre avec notre corps dans le monde ouvert par ce

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336 Phénoménologie du mouvement

corps, et la cire porteuse de qualités. Ces qualités sont


quelque chose de figé, d’impersonnel ; elles sont, nous
semble-t-il, plutôt et déjà des significations, et non plus
tellement de vraies qualités sensorielles (celles-ci étant
toujours, dans le monde de l’expérience, des renvois au
corps et à son faire). À propos de ces qualités sensorielles
vivantes, Patočka note :

La blancheur jaunâtre de la cire renvoie à sa pureté, sa matité à


sa consistance que je vérifie en la comprimant, de manière à lui
donner une nouvelle forme appropriée à un but ; la pression que
j’exerce dépend de l’objet que je veux envelopper, et cet objet
a lui aussi une apparence et des couleurs qui, de même que la
teinte et la texture de la cire, reflètent l’heure qu’il est et le temps
qu’il fait, […] le contexte proche et lointain 24.

Et il poursuit aussitôt : « Dans l’expérience concrète, les


“qualités”, la couleur, l’odeur, le goût n’existent pas sous la
forme figée de quelque chose d’absolu qui ne pourrait être
converti en autre chose. » C’est notre expérience sensible
dans son entier qui n’est rien qu’un processus toujours
en marche au moyen des « renvois et des corrections 25 »
et qui témoigne, au fond, de notre commerce avec ce
qui est à distance et qui peut toujours être amené dans
la proximité qui équivaut à une donation plus claire.
La clarté recherchée par Descartes n’est, en revanche,
qu’une « application des principes logiques d’identité et
de non-contradiction 26 », elle est donc d’abord le clair
et le distinct d’une signification logique. Patočka cite

24. MNMEH, p. 146.


25. MNMEH, p. 146.
26. MNMEH, p. 147.

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L’impropriété du corps propre 337

la Troisième Méditation, où Descartes nous dit que,


contrairement par exemple à la clarté qui caractérise
l’extension, la substance ou le nombre, toutes les qualités
sensorielles – la couleur, le goût, l’odeur, la consistance ou
les propriétés thermiques – sont inévitablement confuses.
Leur manque de clarté tiendrait à ce que l’on ne peut pas
décider laquelle de ces déterminations (par exemple, chaud
ou froid, noir ou blanc 27) est positive ou pleine et laquelle
est une simple privation : le froid est-il privation de la
chaleur ou inversement ? Mais dans l’expérience corporelle,
le froid comme la chaleur ont tous deux leur positivité
indéniable 28. Le fait que ces déterminations qualitatives
soient dans une relation de réciprocité – à tel point que
l’extrême froideur semble brûlante, comme l’atteste la
confusion lexicale présente parfois dans les descriptions
que donnent les petits enfants de leur première rencontre
avec la neige – veut dire au fond que le froid comme la
chaleur sont les déterminations d’un éloignement plus
ou moins grand par rapport à l’optimum thermique du
corps propre. La confusion lexicale témoigne du fait qu’à
égale distance de l’optimum thermique corporel, le chaud
et le froid sont également nocifs. C’est donc seulement si
l’on ignore le corps que l’on peut accuser l’indistinction
des qualités sensorielles. Si le froid ne se rapporte qu’à la

27. Patočka note en guise d’explicitation pour ce dernier couple


d’opposés : « Ténèbres – lumière » (MNMEH, p. 147).
28. Nous trouvons déjà chez Kant une tentative de penser ces phéno-
mènes autrement que comme des privations, dans le fameux Essai sur les
grandeurs négatives de 1763, qui montre qu’entre de telles qualités (froid et
chaleur, obscurité et lumière…) il n’y a pas opposition logique, mais répu-
gnance réelle, de sorte que la présence de l’une annule les effets de l’autre
(I. Kant, Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative,
trad. par Roger Kempf, Paris, Vrin, 1980).

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338 Phénoménologie du mouvement

chaleur, il est effectivement difficile d’établir lequel des


deux est positif. Mais dans le vivre de notre expérience,
les deux qualités se rapportent d’abord à un optimum du
corps propre, comme le font d’ailleurs toutes les qualités
sensorielles 29.
Manquer le sens véritable des qualités sensorielles,
c’est manquer le corps propre, et c’est à ce manque que
Descartes se heurte sous la forme d’une « difficulté comi-
quement paradoxale 30 », selon l’expression de Patočka. En
effet, si le cogito, si l’âme ne comprend pas ou ne contient
pas la référence à une situation, à un corps (comme elle
le faisait encore dans la métaphysique traditionnelle pour
laquelle, sous l’influence d’Aristote, l’âme et le corps sont
dans une relation de forme à matière), nous ne pouvons
pas comprendre pourquoi mon âme est liée à ce corps-
ci plutôt qu’à n’importe quel autre. La liaison de mon
âme à mon corps semble donc être, chez Descartes, un
« hasard métaphysique 31 ». C’est ce hasard qui fait que,
bien que mon corps soit lui aussi, comme tout l’univers,
un mécanisme, l’âme n’est pas dans le corps comme le

29. Ainsi, concernant les couleurs, Patočka cite plus loin (dans ce même
cours de 68-69) la Phénoménologie de la perception : « Il ne faut donc pas se
demander comment et pourquoi le rouge signifie l’effort ou la violence, le
vert le repos et la paix, il faut réapprendre à vivre ces couleurs comme les
vit notre corps, c’est-à-dire comme des concrétions de paix ou de violence »
(Merleau-Ponty Phénoménologie de la perception, p. 256). Et à propos de
ce que signifie véritablement – et corporellement – la clarté, Patočka cite
encore Erwin Straus : « Dans les phénomènes intermodaux de clarté, nous
faisons l’expérience d’une relation du monde à nous [….]. Tout ce qui est
clair, spacieux, frais et alerte – l’allegro du langage musical – exerce sur nous
un effet libérateur […]. Au contraire, tout ce qui est sale et visqueux adhère
à nous et réduit notre liberté vitale » (E. Straus, Du sens des sens, Grenoble,
Jérôme Millon, 1989, p. 352-353).
30. MNMEH, p. 150.
31. MNMEH, p. 151.

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L’impropriété du corps propre 339

pilote dans son navire et que je ne ressens pas la douleur


comme le pilote constaterait « par la vue si quelque chose
se rompt dans son vaisseau 32 ». Descartes est amené donc
à postuler l’union de l’âme et du corps dans une substance
unique, mais comme le fait que l’âme soit séparée est
pour lui une vérité bien plus importante, il se voit obligé
de ranger l’unité de l’âme et du corps parmi les vérités
qu’enseigne la nature 33, la considérant donc seulement
comme « quelque vérité », comme une « part de vérité 34 ».

1.2. Les descriptions que Husserl donne du corps propre


« peuvent être poussées plus loin » (vers le problème du
mouvement subjectif). Heidegger non plus ne rend pas
justice au phénomène du mouvement corporel

L’impossibilité de préciser la manière dont le corps


appartient au moi est pour Patočka un problème qui
traverse, depuis son commencement cartésien, toute la
philosophie moderne. Le criticisme kantien subit le même
reproche, et c’est à propos de toutes les « doctrines de la
personnalité purement spirituelle 35 » que Patočka écrit
on ne peut plus clairement :

Si le moi – la personne – n’est pas foncièrement corporel, dans son


étant même, parler de sa localisation dans l’espace est une simple
métaphore fondée sur l’accompagnement que le moi apporte
toujours à certains phénomènes de la corporéité. […] Quant à
savoir pourquoi le moi est uni par un rapport de coordination

32. Descartes, Œuvres, AT IX, 64.


33. Descartes, Œuvres, AT IX, 65.
34. Descartes, Œuvres, AT IX, 64, apud MNMEH, p. 153.
35. PP, p. 60.

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340 Phénoménologie du mouvement

nécessaire à certains objets – à des fragments d’aspects visuels


de ses propres membres, ainsi qu’à certaines impressions kines-
thésiques – cela demeure une énigme : le moi ne se retrouve
« dans l’espace » que sous les espèces de cet accompagnement 36.

C’est évidemment Husserl qui est, entre autres, visé


ici, et dans le dernier chapitre de son Introduction à la
phénoménologie de Husserl, Patočka résume d’ailleurs
avec soin les acquis de la phénoménologie husserlienne
du corps 37. Le corps propre est d’abord le « support des
sensations localisées 38 », mais il apparaît immédiatement
comme étant d’une autre nature que les objets dans leurs
déterminations matérielles, dans la mesure où notre loca-
lisation en tant que centre des sensations ne se donne pas
en perspectives ou par esquisses, comme le font toutes
les autres choses. Le corps sensitif est ainsi « un centre
d’orientation, le point zéro (Nullpunkt) à partir duquel
se projette toute perspective sur les choses 39 ». Toutes

36. PP, p. 60.


37. Cf. QQP, p. 89-93 ; IPH, p. 185-190.
38. QQP, p. 88 ; IPH, p. 185. À partir de ce constat, Husserl reprend
à son compte l’analyse des champs sensoriels, posant, comme Aristote avant
lui, la sphère kinesthético-tactile comme base proprioceptive des sphères
visuelle et auditive. Voir à ce sujet les analyses du chapitre III des Ideen II :
« Les aistheta dans leur relation au corps propre esthésique ». Nous avons,
pour notre part, analysé cette architecture des champs sensoriels dans notre
chapitre portant sur l’espace (sous-chapitres 2.4 et 2.5).
39. QQP, p. 89 ; IPH, p. 186 (cf. Edmund Husserl, Idées directrices pour
une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre second :
Recherches phénoménologiques pour la constitution, trad. par Eliane Escoubas,
Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1982 – abrégé Ideen II, p.  223 ; Husserliana,
tome IV, éd. par Marly Biemel, La Haye, Martinus Nijhoff, 1952, p. 158 :
« Le corps propre (Leib) possède alors, pour l’ego qui lui appartient, ce trait
distinctif, unique en son genre, qu’il porte en soi le point zéro (Nullpunkt)
de toutes ces orientations. »)

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L’impropriété du corps propre 341

les choses perçues renvoient au corps propre comme au


centre de leur donation perspective et lui sont présentes en
proximité dans le champ kinesthético-tactile et à distance
dans les champs visuel et auditif. Et c’est en considérant
le rôle fondamental des kinesthèses que Husserl ajoute
au corps comme point zéro de la donation sensorielle
une autre caractéristique : celle d’être le corrélat d’un je
peux, ou d’être un corps volitif. Sur ce point, Patočka cite
un passage des Ideen II où Husserl insiste sur la fonction
fondamentale du corps qu’est le je peux, car le corps est
le seul objet qui peut être mû immédiatement par l’ego 40.
Nous y reviendrons.
Le corps propre est donc « défini dans sa fonction
primordiale par son je peux et seulement en second lieu
par la possibilité de devenir lui-même objet », et de plus
il est défini « comme centre d’orientation au milieu des
choses et par rapport à elles 41 ». Mais à cela s’ajoute aussi
le fait que certaines des parties du corps propre sont
invisibles et d’autres seulement quasi-visibles, « visibles

40. QQP, p. 90-91 ; IPH, p. 187. Husserl écrit plus précisément :


« Le trait distinctif du corps propre en tant que champ de localisation est
la présupposition de base pour ses autres traits distinctifs par rapport à
toutes les choses matérielles, en particulier pour celui-ci : que pris déjà en
tant que corps propre (à savoir en tant que cette chose qui a sa couche de
sensations localisées), il est organe du vouloir, il est le seul et unique objet qui
peut être mis en mouvement de manière spontanée et immédiate par le vouloir
de l’ego pur qui est le mien, et le seul et unique moyen pour produire un
mouvement spontané médiat d’autres choses que par exemple ma main,
dans son mouvement spontané immédiat, heurte, saisit, soulève, etc. Les
choses simplement matérielles ne sont susceptibles que de mouvement mécanique
et la spontanéité de leur mouvement n’est que médiate ; seuls les corps sont
capables de mouvement spontané immédiat (“libre”) et ce, par l’entremise
de l’ego libre qui leur appartient et de son vouloir » (Husserl, Ideen II, trad.
fr., p. 215 ; Husserliana, tome IV, p. 151-152).
41. QQP, p. 92 ; IPH, p. 188.

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342 Phénoménologie du mouvement

seulement en raccourci 42 ». Patočka mentionne à cet égard


le fait que nous ne nous reconnaissons pas de profil, que
nous avons du mal à reconnaître notre voix enregistrée, et
cette invisibilité renvoie en fin de compte au fait que le je
peux corporel s’accompagne d’une certaine passivité. Pour
opérer ou accomplir quoi que ce soit, l’ego est renvoyé au
champ somatique, ce qui signifie que le corps témoigne
de notre insertion préalable dans le monde comme champ
d’action présente et future.
Tels sont donc les notables acquis des analyses
husserliennes portant sur le corps propre : celui-ci est le
Nullpunkt de l’orientation sensorielle, il est aussi un je
peux fondamental, mais s’accompagne en même temps
d’une passivité foncière, signe d’une insertion préalable
dans le monde. Mais dans son cours de 1968-1969 43,
Patočka va plus loin que ce résumé et fait, non sans
humour, une remarque générale consignée dans les notes
de ses auditeurs :

On pourrait se demander si, dans ce chapitre portant sur la


corporéité, Husserl n’est pas un Colomb à rebours. Il semble avoir
pensé qu’il a trouvé une nouvelle île dans l’océan des significations
humaines ; il se peut bien qu’il n’ait trouvé qu’une nouvelle voie
d’accès vers un ancien continent, le continent de la totalité, et non
seulement vers une de ses parties, vers une forme d’expérience
particulière, mais vers la nature même de l’être-humain 44.

42. QQP, p. 92 ; IPH, p. 188.


43. Les chapitres de l’Introduction à la phénoménologie de Husserl sont
parus dans la revue Filosofický časopis, en 1965-1966.
44. « We might ask whether, in this chapter dealing with corporeity,
Husserl is not a Columbus in reverse. He seems to have thought that he
had found a new island in the ocean of human meanings ; it may be that
he found a new way to an old continent, to the continent of the whole, not

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L’impropriété du corps propre 343

Husserl serait ainsi un Colomb à rebours 45, car il croit


offrir à l’analyse l’île nouvelle du phénomène du corps
propre, alors qu’en fait il ne découvre qu’un nouveau
chemin vers le vieux continent de la subjectivité. Il nous
semble que nous pouvons mesurer aussitôt la distance
qui sépare Patočka de Husserl, en synthétisant la position
du philosophe tchèque comme suit : l’existence est de
part en part corporelle et être corporel veut dire être en
mouvement. L’existence (le sujet) est mouvement, et le
corps est la preuve insigne de ce fait même. Le reproche
qui serait donc à adresser à Husserl depuis cette position
est de ne pas avoir effectué lui-même le syllogisme que
nous venons d’esquisser : même s’il analyse le corps
comme zéro de localisation, il ne fait qu’amorcer ainsi
(en la manquant) l’identification du corps propre à la
spatialisation, qui est bien l’œuvre propre du corps-sujet.
La localisation, la spatialisation (toujours corporelles) ne
sont pas envisagées comme les gestes et les marques les
plus propres du sujet, mais comme des phénomènes qui
ne font que l’accompagner. Le je peux corporel n’est pas
non plus précisé comme mouvement, mais seulement
comme accompagné par des mouvements.

only to one of its parts, to one particular experiencing, but to the very nature
of being human » (BCLW, p. 70-71).
45. Une notation du Journal de Maine de Biran mérite d’être invo-
quée ici, ne serait-ce qu’à titre de curiosité : « Qui sait tout ce que peut la
réflexion concentrée et s’il n’y a pas un nouveau monde intérieur qui pourra
être découvert un jour par quelque Colomb métaphysicien ? » (Maine de
Biran, Journal, tome 1, p. 176, apud Anne Devarieux, Maine de Biran :
L’individualité persévérante, Grenoble, Jérôme Millon, 2004, p. 392.) Husserl
a été peut-être le Colomb métaphysicien dont rêvait Maine de Biran, mais
du point de vue de Patočka la découverte du monde de l’intériorité n’est
aucunement la découverte d’un nouveau continent (et plus radicalement,
l’intériorité est un mythe, car « dans l’ego comme tel, il n’y a rien à voir »).

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344 Phénoménologie du mouvement

L’être corporel du sujet est donc seulement effleuré


par Husserl, et ce diagnostic ressurgit tout au long de
l’œuvre patočkienne. Ainsi, en 1976, après l’exposé de
l’analyse faite par Landgrebe des trois types de réduc-
tion qui jalonnent l’œuvre de Husserl, Patočka tire une
conclusion à première vue étrange (mais qui s’éclaire,
nous l’espérons, à la lumière des considérations que nous
venons de faire), en affirmant la nécessité de corriger et
de compléter les développements husserliens par une
nouvelle psychologie ou anthropologie :

Cette science ne sera pas une « science de la conscience » dans


la mesure où elle comprendra, comme partie intégrante, une
théorie du corps – non pas de l’image du corps dans le sujet et sa
conscience, mais du corps réellement vivant, dans toute l’ampleur
de […] son activité, du corps qui ne fait réellement qu’un avec
l’orientation au milieu des choses que signifie la vie au monde 46.

Le corps est donc réellement l’activité, la vie au monde,


le mouvement même du sujet, et la nouvelle science qui
répondra le mieux au désidérat phénoménologique origi-
naire sera bien une psychologie (et non pas seulement une
science de la conscience), pour autant qu’elle visera l’être
du sujet dans sa corporéité, comme corporéité. Le texte
cité se poursuit avec un éclaircissement supplémentaire :
la corporéité qu’il s’agit d’inclure et d’étudier dans cette
nouvelle phénoménologie est aussi la corporéité des signes,
la corporéité expressive, c’est-à-dire non seulement « la
corporéité que nous sommes 47 », mais la corporéité sans
laquelle nous ne sommes pas. La corporéité sans laquelle

46. MNMEH, p. 213.


47. MNMEH, p. 213.

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L’impropriété du corps propre 345

nous ne sommes pas est ainsi la forme que prend, en


1976, la considération de la passivité foncière de notre
existence corporelle, son être préalable composé tant des
besoins dits corporels (faim, soif, etc.) que des besoins
d’accueil dans un champ de sens (signes, langage), préa-
lables eux aussi, dans la mesure où l’existence serait tout
aussi impossible sans eux.
L’inclusion, dans la conclusion du texte topique
consacré par Patočka à l’exigence d’une phénoménologie
asubjective, d’un résumé des analyses phénoménologiques
portant sur le corps propre, nous semble tout aussi
suggestive. Patočka commence par rappeler que toute
réalisation subjective, toute attraction et répulsion qui
insère le sujet dans le champ phénoménal se fait par le
corps ; il définit ensuite le corps comme le centre d’une
perspective, pour insister sur le fait qu’il est un centre
non donné, que « je n’apparais pas à moi-même en tant
que corps, mais dans et au moyen du corps 48 ». Nous
reconnaissons ici toutes les caractéristiques mises au jour
par Husserl dans ses analyses de la corporéité. Mais leur
sens est profondément remanié, car la conclusion que
tirera Patočka est que le phénomène du corps propre nous
montre, d’une manière insigne, à quel point le sujet n’est
jamais immédiatement donné à lui-même. L’ego n’appa-
raît pas à lui-même dans une perception interne (et par
là, tout l’édifice de la phénoménologie transcendantale
s’écroule), puisqu’il est « un complexe non explicite de
moyens et de fins » qui relient dans une appartenance
réciproque « les choses apparaissantes et le corps comme
réalisateur ». Et Patočka de poursuivre :

48. QQP, p. 214.

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346 Phénoménologie du mouvement

Le complexe final comme tel [le sujet ainsi considéré, n. n.]


n’apparaît derechef pas pour lui-même, comme donnée de fait,
mais seulement dans la dynamique constante de la réalisation
[…]. Si l’on peut dire que je suis présent dans le fonctionnement
actif de ce complexe, en revanche je n’y suis pas objectivement
donné 49.

Ce qui est mis en avant ici est bien sûr le projet même
d’une phénoménologie asubjective, qui conteste la dona-
tion claire et immédiate de la conscience à soi-même et
qui conduit à un remaniement radical de la théorie de
la constitution de l’objet et du primat de l’égologique
qui s’y rattache.
Si les avancées de Husserl dans le traitement de la
corporéité seront prolongées, complétées et développées
par Patočka jusqu’aux dernières conclusions (ce qui, d’ail-
leurs, alimentera et motivera la profonde contestation de
la phénoménologie transcendantale husserlienne qu’est
le projet asubjectif), c’est toujours la considération du
corps propre qui donnera chair à l’une des critiques les
plus explicites que Patočka adresse à Heidegger. Bien
que les analyses que ce dernier consacre à la modalité
foncièrement praxique qui, en tant que compréhension,
définit notre commerce avec les choses – nos possibilités
de réalisation – suscitent l’adhésion à maintes reprises
réitérée de Patočka 50, néanmoins, dans le cours de 1968-
1969, il se demande :

Que faut-il modifier ou compléter dans cette analyse […] ? Rien,


si ce n’est que nous insisterions derechef sur la corporéité essentielle

49. QQP, p. 214.


50. Voir par exemple PP, p. 97.

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L’impropriété du corps propre 347

de notre être assumé, activement réalisé. La corporéité n’est pas


un moment empirique qu’on pourrait adjoindre arbitrairement
à cet « être en vue de l’être ». Loin de là, l’effectuation de l’être
qui est en vue de son être, qui effectue sa vie et vit en avant de
lui-même est possible uniquement grâce à sa corporéité 51.

Et un peu plus loin, d’ajouter : « Se réaliser, c’est-à-dire


réaliser ses possibilités, cela n’est possible que corporel-
lement ». Malgré la modestie de cet ajout, Patočka est
bien conscient qu’il s’agit, avec la corporéité, d’un grave
manque de l’analytique existentiale. Ainsi, il a pu écrire
en préparant le même cours (bien qu’il l’ait raturé tout
de suite dans le manuscrit) : « la doctrine de Heidegger
<est incapable d’expliquer tant le corps propre que la
socialité> 52 ». En quoi consiste le manquement de la
corporéité par Heidegger ? Tout d’abord, les ustensiles
– les pragmata du monde du travail – présupposent
le corps, dans lequel leur donation sensible a lieu 53.
D’ailleurs, dans une note de travail accompagnant, en
1974, l’essai décisif pour le projet d’une phénoménologie
asubjective : « Épochè et réduction », Patočka se demande
encore, dans le cadre d’une tentative d’élucidation plus
poussée de l’hou heneka, du pourquoi de notre commerce

51. PP, p. 97.


52. PP, p. 79. La notation entre crochets obliques correspond au
passage raturé – voir sur ce point le mot de la traductrice (PP, p. 9). Ce
propos, aussitôt rétracté dans les notes préparatoires, sera néanmoins repris,
d’une façon légèrement atténuée, dans le cours lui-même (cf. BCLW, p. 50).
53. « Or, le monde du travail ne présuppose-t-il pas autre chose, anté-
rieurement à lui-même ? Le monde du travail me donne les corrélats de mon
travail, les pragmata, les outils, mais c’est là un caractère de signification,
et non pas un caractère de donnée. Les choses ne sont données qu’en une
guise sensible. Le monde de Heidegger ne présuppose-t-il pas, en tout état
de cause et en tout ce qu’il est, la donation sensible ? » (PP, p. 98).

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348 Phénoménologie du mouvement

avec les choses (ce pourquoi étant, bien sûr, le pourquoi


d’un mouvement) : « où classer [dans le champ des Zeuge,
n. n.] la nourriture et la boisson ? Le Zeug, l’outil-boire
ou l’outil-manger est plutôt ce dont on se sert pour
boire, pour manger 54 ». Évidemment, cette brèche dans
le domaine de l’ustensilité fait signe vers le corps propre
et valide le renvoi de tout Zeug à ce dernier, tant par sa
préalable donation sensible que par le fait que l’usage et
l’effectuation sont toujours corporels.
Mais les corrélats de notre être au monde, les pragmata
ne sont pas les seuls à supposer une référence directe au
corps. Notre être en situation est exprimé par Heidegger
par la Befindlichkeit, et Patočka n’hésite pas à reconduire
celle-ci au corps – ce que Heidegger aurait probablement
préféré d’éviter 55 :

54. PP, p. 209. Levinas formule dans Totalité et infini (1961) une critique
tout à fait similaire : « Il est curieux de constater que Heidegger ne prend
pas en considération la relation de jouissance. L’ustensile a entiè­rement
masqué l’usage et l’aboutissement au terme – la satisfaction. Le Dasein
chez Heidegger n’a jamais faim. La nourriture ne peut s’interpréter comme
ustensile que dans un monde d’exploitation » (op. cit., p. 108).
55. Un passage célèbre de Heidegger, tiré du cours marbourgeois de l’été
1928, parle cependant de la corporéité en termes de « dispersion facticielle » :
« Le Dasein en général recèle la possibilité interne de la dispersion facticielle
dans la corporéité et par conséquent dans l’être-sexué (Das Dasein überhaupt
birgt die innere Möglichkeit für die faktische Zerstreuung in die Leiblichkeit
und damit in die Geschlechtlichkeit) » (Martin Heidegger, Metaphysische
Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, Gesamtausgabe, tome
26, éd. par Klaus Held, Francfort, Klostermann, 1978, p. 173). Au même
endroit, Heidegger met au compte de la même « dispersion facticielle » la
spatialité du Dasein, ce qui justifie per a contrario l’interprétation de Didier
Franck (dans Heidegger et le problème de l’espace) déjà évoquée : irréductibles
à la temporalité, la chair comme la spatialité ne peuvent relever que d’une
« dispersion (Zerstreuung) du Dasein », donc finalement d’une manière
d’être déchéante. En effet, dans Sein und Zeit, la dispersion (Zerstreuung) est
explicitement mise en rapport avec la temporalité propre au Verfallen, qui ne

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L’impropriété du corps propre 349

Que la tonalité affective se rattache étroitement à la corporéité,


c’est ce que montrent les termes mêmes grâce auxquels nous nous
efforçons de la saisir : le fait qu’on parle de dépression, d’exaltation,
de sauts d’humeur qui nous abattent ou nous remontent, etc.,
mais davantage encore le fait que nous ressentons corporellement
cette tonalité comme quelque chose qui nous freine et stimule
dynamiquement, quelque chose qui nous oriente, nous tourne
de tel ou tel côté, nous pousse dans telle ou telle direction 56.

La disposition affective, tout comme l’ordre de la


Zuhandenheit, ne peut donc manquer de renvoyer à la
corporéité. Qui plus est, si la Befindlichkeit nomme juste-
ment le se-trouver du Dasein « qui, existant, a chaque fois
été et existe selon le mode constant de l’avoir-été 57 », les
possibilités dans lesquelles le Dasein s’est toujours déjà
trouvé sont bien préalables aux possibilités d’usage, aux
possibilités projetées dans le monde du travail. Ainsi,
avant de soulever l’épineux problème du rapport pré-
linguistique au monde, donc le problème de l’enfant et
de l’animal, Patočka écrit : « Mais les mots de Heidegger
que nous venons de citer ne présupposent-ils pas un stade
de la vie où il n’y a pas encore de prédominance active,
où ne vit aucune distance à l’égard des choses, où ce qui,
pour nous, représente un simple moment, est un […]

fait que présentifier (Sein und Zeit, p. 347). Voir à ce sujet le commentaire
de Derrida dans « Geschlecht », in Psyché, Paris, Galilée, 1987, p. 395 sq.
56. PP, p. 91. Et Patočka de poursuivre : « D’autres éléments encore de
la disposition, le plaisir et la douleur, qui à première vue semblent dépourvus
de “signification”, correspondent manifestement à une teneur de sens dont
l’état corporel est doté : ils sont l’état corporel dans le cadre du vivre global
qui se comprend soi-même » (PP, p. 91-92).
57. Cf. Heidegger, Sein und Zeit, p. 340.

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350 Phénoménologie du mouvement

rapport spécifique au monde 58 ? » Ce stade préalable est


bien celui des possibilités préalables que Patočka iden-
tifie au vivre corporel 59, au vivre sympathétique avec le
monde qui caractérise aussi bien la sensibilité animale que
notre propre stade d’enfance prélinguistique. Et bien que
l’animal ne soit pas symbolique 60 et qu’il n’ait pas « un
rapport à l’être propre 61 », sa sensibilité « est d’une certaine
manière intégralement conservée dans notre sensibilité 62 ».
Les ustensiles renvoient donc au corps, la disposition
affective est en fait (et surtout) corporelle, et les possibilités
d’usage présupposent des possibilités préalables, non libres,
qui nomment le corps avec sa sensibilité. Cette sensibilité
corporelle, agissant chez l’enfant et l’animal, est intégra-
lement préservée dans notre sensibilité. Autant d’oublis
donc, et pas des moindres, de l’analytique existentiale.
Y réintroduire le corps, c’est là d’ailleurs une tâche que
Patočka assume tout en estimant que Merleau-Ponty n’est

58. PP, p. 100-101.


59. Les possibilités qu’on ne choisit pas sont précisément le corps. Cf.
MNMEH, p. 94. Voir aussi notre chapitre « Le vocabulaire du possible et
le mouvement », et notamment la section 1.3.
60. Cf. PP, p. 102.
61. PP, p. 101 (évident clin d’œil de Patočka vers la biologie privative
de Heidegger, qui écrit dans Sein und Zeit, p. 50 : « La vie est un mode
d’être à part entière, mais il n’est essentiellement accessible qu’à partir du
Dasein » ; voir à ce sujet la contribution de Renaud Barbaras : « Perception
et pulsion », Alter, n° 9, 2001, p. 13-26, reprise dans Vie et intentionnalité.
Recherches phénoménologiques, Paris, Vrin, 2003, p. 185-199).
62. PP, p. 102. Pour expliciter cette conservation, Patočka évoquera
l’exemple, employé par Merleau-Ponty, de la vision binoculaire qui contient
indissolublement la vision monoculaire, en la focalisant dans un tout insé-
parable et indivisible de fonction visuelle.

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L’impropriété du corps propre 351

pas parvenu à la mener jusqu’au bout 63. Mais comment


devrait-on penser le corps pour y parvenir ?

1.3. Les caractérisations patočkiennes du corps : la corporéité


comme centralisation spatiale et la corporéité dynamique
(d’une force voyante)

Nous avons déjà eu l’occasion d’aborder, dans notre


précédent chapitre, le problème de la spatialisation d’un
je. Dès la première moitié des années 1960, le sujet qui se
localise est par ailleurs traité et explicité par Patočka en
termes de corporéité 64. Tous les acquis des analyses de la
spatialisation (et notamment la proto-structure spatiali-
sante je – tu – ça dans sa dynamique) seront repris tout
au long de ses futures analyses phénoménologiques 65 ; il
est donc sans surprise que nous retrouverons le thème
de la localisation spatiale dans le cadre de l’élucidation
de la corporéité. En effet, pour Patočka, le problème de
la corporéité ne fait en définitive qu’un avec celui de la

63. Dans une lettre inédite à Robert Campbell datant du 1er mai 1964,
Patočka se déclare enchanté par Le visible et l’invisible à propos duquel il
écrit : « Ce sont des choses que Heidegger a négligées dans Sein und Zeit
où il omet l’incarnation dans la structure du Dasein. […] Celles-ci n’ont
été tentées que par Merleau. Un jour, il faudra les intégrer dans la structure
totale du Dasein, ce que Merleau n’a pu parfaire lui-même. »
64. Voir par exemple les annexes de « L’espace et sa problématique »
(QQP, p. 270).
65. La proto-structure est reprise dans l’Introduction à la phénoménologie
de Husserl de 1965 (voir par exemple QQP, p. 112-113 ; IPH, p. 209-210.),
et aussi dans le texte de 1967 sur « Le monde naturel et la phénoménologie »
(MNMEH, p. 35-36). En 1968 et 1969, la proto-structure spatialisante se
retrouve dans les « Leçons sur la corporéité » (PP, p. 78-79), mais aussi dans
la postface projetée pour la réédition tchèque, en 1969, du Monde naturel
comme problème philosophique (MNMEH, p. 110-111) et, en 1973, dans
le séminaire Platon et l’Europe (PE, p. 31).

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352 Phénoménologie du mouvement

spatialisation. Il écrit ainsi, en donnant « la réponse à la


question de savoir comment nous sommes dans l’espace » :
« Nous sommes dans l’espace en tant que subjectivement
corporels, par la réalisation du mouvement non seulement
au milieu des choses, mais plus originairement vers les
choses, qui n’est pas un accident qui nous survient, mais
ce que nous sommes 66. » La réponse à la question de la
spatialité est donc le corps subjectif, dans lequel a lieu la
réalisation du mouvement que nous sommes.
Bien sûr, cette identification implique plusieurs infé-
rences et assimilations, la plupart explicitement présentes
dans « L’espace et sa problématique ». D’abord, le mouve-
ment que nous sommes est vu comme localisation, car il
est un effort d’orientation, et l’être-orienté de l’homme
suppose son excès « en direction d’une réponse spontanée
et active à la question “où suis-je ?” 67 ». Notre mouvement
est donc orientation, et l’orientation nous donne – nous
l’avons déjà vu dans notre chapitre sur la spatialité –
d’abord notre localisation par rapport aux (et à l’aide des)
choses qui nous interpellent, et non pas (inversement) leur
localisation dans un système de coordonnées. Ensuite, la
localisation qui rend manifeste l’architecture des champs
sensoriels renvoie au corps comme centre inapparent
mais actif de cette architecture peuplée par les choses
dans leur perspectivité. C’est donc le corps propre qui
est la projection active de l’architecture sensorielle, et
cette dernière est une dynamique déployée vers les choses
interpellantes afin de se situer soi-même, afin de se loca-

66. PP, p. 93 ; pour l’équivalence des deux problèmes, voir aussi
MNMEH, p. 30, où l’orientation spatiale renvoie au corps propre, ou encore
MNMEH, p. 93-94, où la corporéité est identifiée à l’être en situation.
67. PP, p. 61.

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L’impropriété du corps propre 353

liser dans l’orientation. Patočka n’hésite pas à donner une


première définition, si on peut l’appeler ainsi, du corps
propre en termes de spatialisation :

Le corps personnel n’est pas une chose dans l’espace objectif. Il est
une vie qui, par elle-même, est spatialement, qui produit sa propre
localisation, qui se rend elle-même spatiale. Le corps personnel
n’est pas étant à la manière d’une chose, mais en tant que rapport,
ou plutôt se-rapporter à soi qui n’est le rapport subjectif qu’il est
qu’en faisant le détour à travers un étant étranger 68.

C’est évidemment toute l’envergure de la proto-struc-


ture spatialisante je – tu – ça qui est mobilisée ici pour
cerner l’être du corps propre : celui-ci est le rapport même
de spatialisation, le se-rapporter du je au tu et l’endroit
précis où a lieu l’interpellation du je par le tu. Le corps
est donc production de spatialité, mais aussi résultat
de la localisation que cette spatialisation vise. Patočka
exprime la même idée en d’autres termes, en soulignant
d’abord l’orientation de notre vie qui nous porte vers le
monde, vers le dehors (sans doute, faut-il ici compléter,
suite à l’appel de ce dehors), pour faire retour à nous-
mêmes afin de nous positionner au sein du monde. Et il
écrit : « d’un côté, nous sommes donc ce courant d’énergie
centrifuge ; de l’autre, nous sommes ce que ce courant
trouve de lui-même lors de son retour à soi, si l’on peut
dire, du point de vue du monde, ce qu’il se trouve être
dans son intégration dans le monde 69 ». Ainsi donc, c’est
la même figure d’un devancement de soi vers les choses et
le monde, accompagné d’un retour à soi, qui caractérise

68. PP, p. 59.


69. PP, p. 65.

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354 Phénoménologie du mouvement

tant notre vie – ce que nous sommes – que l’être du


corps 70. La raison en est, sans doute, le fait que ce corps
propre est vie, notre vie même. Mais avant de relever le
défi de l’explicitation de l’apparent paradoxe caché dans
cette description du corps qui serait à la fois le courant
centrifuge et le résultat d’un retour centripète (paradoxe
qui, nous le devinons déjà, se laissera trancher à l’aide
du concept de mouvement), arrêtons-nous un instant
sur la figure que revêt ce résultat du retour à soi de la
dynamique corporelle. Comment circonscrire, en effet,
ce centre de l’architecture sensorielle qui marque notre
localisation parmi les choses ? Patočka note en ce sens :

J’ai un savoir de mon corps au centre des champs sensoriels.


D’un côté, je le palpe, je le vois, du moins partiellement, comme
chose parmi les choses, mais il n’est jamais mon objet de même
que les autres choses : je ne peux pas en faire le tour, l’embrasser
d’un coup d’œil, […] je ne peux pas modifier ma position à son
égard, le corps ne peut jamais s’éloigner – et pourtant je le ressens
continuellement, de façon indifférenciée, comme ce à quoi les
champs sensoriels sont rapportés 71.

Dans les notes de cours des auditeurs de Patočka est


mentionné un exemple non dépourvu d’humour – celui
du dessin que Ernst Mach fait de soi-même, intitulé en
guise de référence ironique à Fichte : Selbstanschauung

70. Cet aller-retour de la dynamique corporelle peut être illustré par


le système d’orientation des chauves-souris et des cétacées (système repris
par les sonars, pièce maîtresse du dispositif technique de localisation des
sous-marins) et qui consiste dans l’émission d’un signal sonore dont le retour
réceptionné sert à localiser l’émetteur par rapport aux objets qui reflètent le
signal plus ou moins rapidement, en fonction de leur éloignement relatif.
71. PP, p. 66.

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L’impropriété du corps propre 355

des Ich, auto-intuition du je, où nous voyons le canapé


sur lequel est assis le philosophe, ses pieds, une partie du
nez et l’arc des sourcils qui délimite la partie supérieure
du dessin 72. Cet exemple vise à rappeler que, bien que
nous nous voyions nous-mêmes, bien que nous percevions
notre corps, cette perception reste toujours irrémédia-
blement partielle.
Nous sommes donc corporellement au centre de
notre champ perceptif, mais nous y sommes (comme
l’écrit Patočka à la suite de Merleau-Ponty) comme une
tache aveugle 73. Ce qui ne se montre pas, ce qui fait que
la monstration même de notre corps parmi les choses
est toujours partielle, est bien la corporéité originaire.
Et c’est parce qu’il est mouvement que le corps n’est
pas complètement visible, car seul le mouvement peut
s’excéder soi-même de cette manière. Patočka emploie
plusieurs expressions et exemples pour décrire ce phéno-
mène : il parle, en 1967, de la différence entre le corps
vécu et le corps expérimenté – celui-ci étant déjà objectivé,
tandis que celui-là n’est visible que dans ses réalisations,
et jamais en original 74 ; et déjà en 1965 (dans un effort
de prolonger les analyses husserliennes), du fait que nous
sommes toujours à distance du corps objectif, distance
qui marque la différence entre celui-ci et le corps vécu,
corps propre au sens fort du terme 75. Plus loin encore,
dans le cours de 1968-1969, Patočka emploie, citant à
nouveau Merleau-Ponty, la métaphore du cinéma, qui

72. Cf. BCLW, p. 51.


73. Cf. PP, p. 68.
74. PP, p. 23.
75. QQP, p. 95.

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356 Phénoménologie du mouvement

requiert un espace d’obscurité comme fond nécessaire à


la visibilité de la projection 76.
Notre corps est le centre de l’architecture perceptive
tout en étant sa tache aveugle 77, et cela parce qu’il est un
courant centrifuge qui entre dans l’espace 78 et produit
son architecture, mais ne se retrouve que partiellement,
c’est-à-dire que comme exemplification de cette archi-
tecture, dans son retour à soi centripète. Tel serait donc
le premier moment de la caractérisation de la corporéité
par Patočka : celle-ci est spatialisation au sens d’une
centration qui ne se retrouve que partiellement au centre
du champ déployé.
Dans le deuxième moment thématique de la descrip-
tion phénoménologique du corps, ce sera, sans véritable
surprise, au mouvement de rendre compte du double
statut du corps (à la fois ancrage et tache aveugle de
l’architecture spatiale), et donc de l’ambiguïté de sa
caractérisation comme centre inapparent. Si le corps est
une situation, cette situation est dynamique. C’est à cet
endroit que l’on pourra commencer à mesurer l’apport
théorique de Maine de Biran, que Patočka invoque comme
contrepoids de l’omission du corps propre dans l’histoire

76. Cf. BCLW, p. 26. L’éditeur de la traduction anglaise met en


rapport cette notation avec l’emploi, chez Hume, de la métaphore du théâtre
pour décrire l’unité du moi, tout en remarquant une différence essentielle :
Hume refuse, dans le Treatise, d’en déduire la nécessité d’avoir une « obscure
place » où les perceptions seraient projetées, alors que Patočka, à l’instar de
Merleau-Ponty, insiste sur l’obscurité qui fait du corps une tache aveugle.
77. C’est en ce sens qu’on peut aussi interpréter la proposition 5.633
du Tractatus de Wittgenstein : « Rien, dans le champ visuel, ne permet de
conclure qu’il est vu par un œil. »
78. Patočka décrit cette spatialisation comme oppositive aux choses
(PP, p. 68) : « Notre existence corporelle […] est une existence non parmi,
mais au-delà des choses, et vers elles. »

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L’impropriété du corps propre 357

de la philosophie moderne. Pour Maine de Biran, le moi


est une « force hyper-organique 79 » qui ne se distingue
comme soi-même, comme individualité, qu’en opposition
avec la résistance qu’elle rencontre. Dans l’effort sont
données immédiatement comme distinctes l’activité et
la passivité, la force et la résistance qu’elle rencontre, et
c’est donc comme centre d’effort 80 que le sujet est pensé.
Cela implique deux choses : d’abord, que le corps propre
est lui-même un terme de résistance, une première oppo-
sition que rencontre la force hyper-organique ; mais aussi
que cette première résistance se distingue des résistances
extérieures – des choses comme termes extérieurs de
l’effort, car c’est le corps propre qui est « terme propre
de l’effort […] dont le moi est inséparable 81 ». Le corps
propre est ainsi la première résistance, et la plus propre,
c’est-à-dire la résistance proprement dite, car c’est en lui
que toutes les autres résistances – celle de la solidité ou
de la lourdeur des autres choses – seront données 82.

79. « Le moi a la perception interne de son existence dès qu’il peut
distinguer cette cause qui est lui de l’effet ou de la contraction rapportée
au terme organique qui n’est plus lui et qu’il met en dehors. Le fait primitif
[est] une force hyper-organique naturellement en rapport avec une résistance
vivante » (Maine de Biran, Essai sur les fondements de la psychologie, éd. par
Pierre Tisserand, Paris, Alcan, 1932, p. 187 ; éd. par F.C.T. Moore, Paris,
Vrin, 2001, p. 125, apud PP, p. 56).
80. « Sens de l’effort, dont la cause devient moi par le seul fait de la
distinction qui s’établit entre le sujet de cet effort libre, et le terme qui
résiste immédiatement par son inertie propre » (Maine de Biran, Essai, éd.
Tisserand, p. 179 ; éd. Moore, p. 118).
81. Maine de Biran, Essai, éd. Tisserand, p. 206, apud PP, p. 57 (le
passage ne se retrouve pas tel quel dans l’édition Moore).
82. Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons ce schéma
explicatif. Rappelons que le lieu propre était déjà donné chez Aristote comme
terme premier, comme première limite du mouvement.

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358 Phénoménologie du mouvement

Chez Maine de Biran, le corps est également compris


comme « étendue intérieure 83 » qui sert de localisation,
de condition de possibilité à l’apprentissage ultérieur que
le moi fait des différents « systèmes de locomotion […],
en prenant connaissance de leurs limites communes, de
leurs enchaînements, etc 84. ». Le moi est donc donné
dans l’effort simultanément avec sa résistance qu’est le
corps propre, l’étendue interne. Pour résumer, reprenons
un passage du Mémoire sur la décomposition de la pensée
qui rassemble admirablement la conception biranienne :

Le sentiment de la force moi, qui produit le mouvement, et


l’effet senti de contraction musculaire, sont bien deux éléments
constitutifs de la perception d’effort volontaire ; mais le premier
de ces éléments est si nécessairement uni à l’autre dans la même
perception complète, qu’il ne peut en être séparé sans que
cette dernière soit entièrement dénaturée, et réduite à la simple
sensation passive 85.

De Maine de Biran, Patočka retient donc les deux


résultats fondamentaux : le moi, le sujet incarné, est un
« centre d’effort 86 » et, en tant que centre d’effort, il est
une force – force voyante, ajoute-t-il aussitôt. Notons
tout de suite la correspondance thématique avec ce que

83. « L’étendue intérieure […] dont le moi se distingue sans pouvoir


jamais se séparer » (Maine de Biran, Essai, éd. Tisserand, p. 207, apud PP,
p. 57). Dans l’édition Moore de l’Essai (p. 142), nous trouvons cependant,
très curieusement, « étude » à la place d’« étendue ».
84. PP, p. 57.
85. Maine de Biran, Mémoire sur la décomposition de la pensée, tome
I, éd. par Pierre Tisserand, Paris, PUF, 1952, p. 54-55 ; éd. par François
Azouvi, Paris, Vrin, 1988, p. 332.
86. PP, p. 60 ; le texte continue : « un centre de mouvements possibles
et effectifs ».

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L’impropriété du corps propre 359

nous avons dégagé comme le premier moment de la


caractérisation patočkienne de la corporéité subjective.
Celle-ci est maintenant référée au centre d’effort, tout
comme elle l’était avant au centre de l’architecture spatiale ;
et comme elle était la localisation du courant centrifuge
d’orientation, elle est maintenant la corporéité d’une force.
Le corps propre doit donc nécessairement être le corps
d’une force, le corps qui correspond au centre d’effort.
Patočka l’affirme clairement : « La corporéité du moi
est tout d’abord, dans l’optique de notre expérience, la
corporéité d’une force. En tant que force, elle est quelque
chose d’existant et d’agissant 87. » Autant dire qu’elle est
la corporéité donnée, ou déposée par un mouvement, ce
que Patočka reconnaît lui-même, mais indirectement :
il commence par identifier le moi au mouvement 88, il
caractérise ce mouvement comme « élan dynamique » qui
fait que l’existence est existence, c’est-à-dire sortie hors
de soi, excès en direction des choses (c’est-à-dire aussi,
on l’a vu, mouvement vers l’espace), et il continue : « et
le mouvement du corps propre qui modifie les choses,
le mouvement qui sait faire serait une spécification de ce
mouvement vers l’espace 89 ». Ces précisions sont apportées
dans le cadre d’une discussion critique du « fiat magique »
qui semble illustrer, chez Merleau-Ponty, la façon dont le
corps propre est mû subjectivement. Quelques pages avant,
c’est un autre concept merleau-pontien, celui de schéma
corporel, qui se trouve remanié : ce schéma n’en est pas
un à proprement parler, il n’est pas une forme, une image

87. PP, p. 66.


88. « Le moi n’est pas quelque chose qui donne des ordres, il est lui-
même d’ores et déjà mouvement » (PP, p. 72).
89. PP, p. 72.

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360 Phénoménologie du mouvement

ou la simplification de quelque chose de plus concret,


mais bien « la conscience pré-réflexive de la dynamique
propre » du corps 90. Les correspondances symétriques
de ce dernier (la main droite qui peut relayer la main
gauche), son orientation vers l’avant, etc., témoignent
toutes du fait qu’il est à proprement parler porté par une
dynamique, et que donc le schéma corporel est à son tour
toujours dynamique 91.
Nous pouvons à présent boucler le cercle : le corps
propre est centre inapparent qui localise le courant centri-
fuge du je, bien que seulement partiellement décou-
vert dans son retour à soi centripète, parce qu’il est
centralisation d’un effort, c’est-à-dire terme (premier)
d’une dynamique, d’une force voyante qui, en tant que
mouvement, se dépasse vers les choses. Néanmoins, les
formulations de Patočka sont parfois floues : qui est à
proprement parler le centre inapparent de l’architecture
spatiale (sensorielle) ? Le corps propre ou le moi ? En quel
sens le corps propre est-il celui d’une force voyante ? C’est
l’existence qui est caractérisée comme mouvement vers
les choses, c’est elle qui est la force dont parle Patočka à
la suite de Biran. C’est l’existence qui ne se redécouvre
jamais qu’en faisant retour à soi-même sur fond de monde,
après s’être déployée comme courant centrifuge. Notre
question est au fond la suivante : quel est le statut précis
du corps dans la symphysis moi – corps propre, du « corps
en tant que sujet », « ce paradoxe » dont Patočka dit qu’il
« est pourtant un phénomène 92 » ?

90. PP, p. 67.


91. Voir PP, p. 68.
92. PP, p. 17.

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L’impropriété du corps propre 361

2. Le corps propre comme sédiment


du mouvement

2.1. Le corps propre comme sédiment du mouvement subjectif.


L’influence biranienne est décisive et rejoint directement
des aperçus aristotéliciens. Le corps (lieu propre) est dans
les deux cas terme propre de l’effort (dépôt du mouvement)

Centre inapparent de spatialisation, centre d’effort,


courant centrifuge qui fait retour à soi sur fond de
monde, force voyante : ces caractérisations visent plutôt
la synthèse, le phénomène insécable d’un « corps-sujet »
ou d’une « subjectivité incarnée ». Mais où exactement est
le corps là-dedans ? Dans la conclusion de sa conférence
de 1968, c’est de manière dualiste que Patočka formule
ce problème : « Le mouvement subjectif semble ainsi
présupposer deux éléments : un déterminant, un sujet qui
[…] effectue un choix afin de se déterminer soi-même,
c’est-à-dire de modifier son état, et une correspondance
dans le monde, au sein de l’étant, quelque chose qui
s’accorde avec et obéit à la libre détermination du sujet. »
Et il ajoute : « aucun des deux ne peut être réduit à l’autre,
ou interprétativement escamoté 93 ». Nous sommes prêts
à reconnaître le corps propre derrière la désignation, à
résonance husserlienne, d’une partie du monde qui obéit
à la détermination du sujet. Mais cette obéissance, définie
aussi comme « engrenage », « adhésion (Sich-Fügen) 94 »,

93. PP, p. 26.


94. Dans son article « Corps, corps propre et affectivité de l’homme » (Les
études philosophiques, n° 3, 2011, p. 375-393), Karel Novotný exprime, sans
s’attarder sur ce point, ses doutes quant à la possibilité de résoudre à l’aide
du concept de mouvement le problème du Sich-Fügen, de l’ajointement ou

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362 Phénoménologie du mouvement

« correspondance originaire 95 », est requise par Patočka du


monde en son entier : c’est, en effet, non seulement le corps
propre, mais le monde lui-même qui doit correspondre
au sujet. Son raisonnement est le suivant : le mouvement
subjectif semble supposer deux pôles irréductibles – le
sujet et l’obéissance au sujet au sein de l’étant. Mais
« nous n’avons conscience que de la docilité graduée du
corps 96 » (ce qui est rendu manifeste par les expériences
de gêne, de fatigue, etc.), et son mode de fonctionnement
nous échappe. Donc, « il est probable qu’on ne peut, au
bout de compte, que présupposer sans jamais la ressaisir
pleinement » la correspondance originaire, la docilité
et l’adhésion qu’il « doit y avoir dans l’étant même 97 »,
afin qu’un monde se donne à nous. Autrement dit, la
symphysis 98 (la correspondance originaire, le Sich-Fügen) :
sujet (déterminant) – docilité (corps) est donnée, mais
puisque la docilité du corps est graduée (autant dire
qu’elle est résistance graduée, qu’elle est déjà du côté de
l’étant), la symphysis est celle d’un déterminant (sujet) et
d’une résistance en général (monde de l’étant).
Trois observations s’imposent immédiatement :
d’abord, il est évident que la donnée primaire de l’analyse
est le mouvement subjectif, car c’est lui qui est incontes-
tablement présent, c’est lui qui est un paradoxe qui est
déjà phénomène, et la synthèse corps – sujet y est déjà
opérée phénoménalement. Et c’est pour les besoins de
l’analyse, pour l’interprétation, qu’il « semble » nécessaire

de l’unité du moi et du monde. Nous tenterons d’évaluer cette possibilité


dans les pages qui suivent.
95. PP, p. 26-27.
96. PP, p. 26.
97. PP, p. 27.
98. Sur le mouvement corporel comme symphysis, voir PP, p. 50.

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L’impropriété du corps propre 363

de le décomposer en deux pôles : le sujet déterminant


et le corps (étant) obéissant. Deuxièmement, notons
tout de suite la forte résonance biranienne 99 des propos
passés en revue ci-dessus : pour Maine de Biran aussi, le
« fait primitif » est celui de l’effort, dans lequel sont déjà
inséparablement liées une « force hyper-organique » et
sa « résistance vivante 100 ». Pour lui aussi, le corps donné
comme résistance, comme « contraction musculaire »
ne peut être séparé, dans le cadre de la « perception
complète » (c’est-à-dire du phénomène primaire), qu’au
risque de le réduire à la « simple sensation passive 101 » (à
quelque chose de passif donc, à l’obéissance). Et bien
sûr, chez Biran, le corps propre est la première résistance,
inséparable (autrement que dans l’analyse) de la force,
tout comme pour Patočka le corps n’est qu’une docilité
graduée. D’où notre troisième remarque : le problème
de l’accord entre le sujet et son corps propre n’est pas
autre chose que le problème de la coïncidence de la force
et de la résistance (graduée), c’est-à-dire le problème de
l’accord entre l’existence et le monde en totalité. Et la
réponse que cette question reçoit toujours chez Patočka
est le mouvement.
Puisque Maine de Biran exerce ici une influence
incontestable, arrêtons-nous un instant sur ses descriptions
pour montrer ce qu’elles ont de hautement pertinent et
de radical d’un point de vue phénoménologique. Tout
d’abord, que veut dire en vérité le fait que la relation

99. Patočka n’hésite pas à invoquer ici Maine de Biran comme


« l’exemple » que suivent en général les phénoménologues français qui,
à la différence de Husserl et de Heidegger, ont, eux, une autre façon de
procéder – biranienne, donc.
100. Maine de Biran, Essai, éd. Tisserand, p. 187 ; éd. Moore, p. 125.
101. Maine de Biran, Mémoire, éd. Tisserand, p. 54-55.

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364 Phénoménologie du mouvement

moi – corps n’est autre que celle de la force et de la


première résistance, telle qu’elle est donnée dans l’effort ?
Par exemple, dans l’effort extrême, la coïncidence moi –
corps, qui demeure autrement ininterrogée, se divise ou
se brise : mes bras fatigués ne peuvent plus soulever le
fardeau, et plus encore, dans l’extrême fatigue, mes bras
deviennent eux-mêmes un fardeau pour eux-mêmes,
pure résistance. Mais pourquoi cette résistance est-elle
appelée « terme propre de l’effort 102 », en opposition
avec l’effort extérieur (celui qui correspond aux objets
extérieurs) ? On ne perçoit le fardeau de ce terme propre
qu’à la fin immobile d’une lutte avec « l’objet de la vue
et du toucher 103 » – par exemple, lorsqu’on ne peut plus
soulever ce poids qu’on touche ici, ou lorsqu’on ne peut
plus avancer dans la course vers la destination que voilà.
La résistance propre n’apparaît donc qu’au bout de la
résistance extérieure, ou plus précisément au terme de la
lutte avec elle. Fin immobile au sens propre du terme, car
là, notre mouvement ne peut plus se poursuivre (et bien
sûr, nous employons cette expression pour sa résonance
aristotélicienne, que nous avons déjà eu l’occasion de
souligner). Ainsi, la résistance qu’est le corps est à nos
yeux une résistance première, tout comme le lieu propre
aristotélicien est une première limite immobile. Le « terme
propre » (expression biranienne et aristotélicienne à la
fois) de l’effort qu’est la résistance corporelle est propre
comme le lieu aristotélicien lui-même est terme propre,

102. PP, p. 57 ; Maine de Biran, Essai, éd. Tisserand, p. 206 (le passage
ne se retrouve pas tel quel dans l’édition Moore).
103. PP, p. 57 ; Maine de Biran, Essai, éd. Tisserand, p. 206 (le passage
ne se retrouve pas tel quel dans l’édition Moore).

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L’impropriété du corps propre 365

c’est-à-dire sédiment du mouvement, donné à la fin du


mouvement qui définit sa première (sa plus proche) limite.
Ainsi, le mur que je pousse sans succès, tout comme
l’édifice qui limite mon champ visuel, sont des résis-
tances secondaires, c’est-à-dire plus éloignées. Le mur qui
s’oppose à ma poussée et la limite le fait dans ma chair,
c’est donc de celle-ci qu’il est la limite ; la solidité du mur
ne m’est donnée que comme blocage de ma compression
musculaire, ou mieux encore, n’est donnée que comme
compression musculaire bloquée. La limitation de mon
champ visuel qu’est le bâtiment que voici est bien une
limitation secondaire de mon corps, qui s’étend dans son
expansion visuelle pour être, dans un certain sens, toutes
les choses (pour reprendre le mot aristotélicien à propos
de l’âme sentante). Dans ce cas, la limitation première
– la résistance première – serait plutôt la résistance la
plus proche, par exemple l’obscurité des paupières qui
renferment de plus près le champ visuel. Évidemment,
ces développements semblent radicaliser quelque peu la
position biranienne, car selon cette dernière la résistance
interne est le plus souvent distinguée de celle d’un objet
extérieur auquel le moi « ne consent point 104 ». Néanmoins,
ces distinctions biraniennes semblent être sous-tendues
par une certaine identification : dans le Mémoire sur la
décomposition de la pensée est aussi postulée l’unité de la
connaissance du corps propre et de la « perception des
existences étrangères », car les deux « se rallient donc et

104. « Cette force qui résiste absolument, qui annihile tous les faits de
l’impulsion motrice, qui suspend ou arrête le mouvement que la volonté a
déterminé, diffère bien essentiellement de la simple résistance musculaire,
résistance qui obéit ou cède toujours à l’effort voulu qui constitue le moi,
cause d’un effet qui lui est toujours proportionné : la contraction musculaire »
(Maine de Biran, Essai, éd. Tisserand, p. 374-375 ; éd. Moore, p. 282).

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366 Phénoménologie du mouvement

coïncident dès l’origine avec l’exercice de la même fonction


volontaire et le sentiment qui lui correspond ». Et Biran
de poursuivre : « Cet exercice est-il libre ? C’est le moi et
son corps. Est-il contraint ou arrêté ? C’est encore le moi
et son corps plus une résistance étrangère absolue 105. » La
dépendance des résistances étrangères (qui signifient au
fond l’objet) par rapport à la première résistance qu’est
le corps est donc à son tour reconnue, comme l’atteste
un propos cité par Anne Devarieux dans le livre qu’elle
consacre à Maine de Biran : « Mais s’il n’y avait point de
résistance ou de sens musculaire, existerait-il pour nous
un objet quelconque 106 ? »
Ne faut-il pas conclure, dans ce cas, que si les choses
nous sont données comme résistance et si, de surcroît,
cette résistance coïncide d’une certaine manière avec la
résistance interne qu’est le corps propre, alors ce dernier
est plutôt du côté des choses, du côté du monde, qu’il est
donc plus corps que propre 107 ? Ne devrait-on pas accepter
ainsi, au risque très sérieux d’un dualisme difficilement

105. Maine de Biran, Mémoire, éd. Tisserand, p. 74 ; éd. Azouvi, p. 210.
106. Maine de Biran, Œuvres, IX-3, p. 214, apud Anne Devarieux, op. cit.,
p. 182, note 77. Dans son analyse détaillée, Anne Devarieux formule elle
aussi, à un moment donné, la thèse de cette co-dépendance de la résistance
extérieure et de la résistance du corps : « Le monde en tant qu’il me résiste
n’est pas loin de moi, mais au contraire à portée de moi » (id., p. 177).
107. Renaud Barbaras tire cette conclusion radicale dans L’ouverture
du monde (p. 190) : « Patočka va certainement plus loin [que Husserl et
Merleau-Ponty], et il nous paraît nécessaire de comprendre le corps au sens
spatialement déployé, le corps que je touche, non pas comme mon corps
[…], mais déjà comme un corps, comme le premier des corps. Entendons
par là que le corps propre, en tant que déjà objectivé et situé, ce corps que je
touche et vois, n’est déjà plus mon corps précisément parce que je le touche
et le vois. Il est seulement le plus proche, ce que je rencontre d’abord (et
toujours) dans la sphère de proximité. » Tout en suivant Renaud Barbaras
dans cette radicalisation, nous voudrions simplement ajouter et examiner

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L’impropriété du corps propre 367

franchissable entre la force hyper-organique – le vrai


moi – et sa résistance (double en son sens, mais résistance
néanmoins), que le corps propre est plutôt propre comme
le monde est propre, et non pas radicalement plus propre
que le monde ? Ou peut-être – et c’est à notre avis la
position de Patočka dans ce qu’elle a de plus radical dans
sa forte inspiration aristotélicienne – nous sommes ici en
présence tant de la source phénoménale de tout dualisme
que de la possibilité de nous en affranchir. Déjà, Maine de
Biran n’est jamais enclin à oublier que le « fait primitif »
n’est pas la dualité de la force et de la résistance, mais
bien leur rapport, l’effort. Leur distinction est comme
produite par le rapport, ce qui nous semble rejoindre la
décisive intuition aristotélicienne concernant le mouve-
ment : c’est le mouvement qui dépose ses termes, qu’ils
soient matière (sôma) et forme (psyché) 108, ou qu’ils soient
dynamis et energeia (passivité et activité de la sensation du
mouvement chez Biran) 109. C’est le mouvement – l’effort,
si l’on veut – qui est d’abord donné, et ses termes ne sont
que ses sédiments, tant ontologiquement que logiquement
(c’est-à-dire pour l’analyse). Considérer le corps comme
sédiment, comme terme du mouvement que nous sommes,
est d’ailleurs loin d’être en contradiction avec une certaine

ici de plus près les implications de la thèse d’une sédimentation du corps


propre par le mouvement.
108. Patočka cite lui-même cette distinction aristotélicienne entre le
corps (hyle kai hypokeimenon) et l’âme (morphè kai eidos). Cf. MNMEH,
p. 141. Il n’oublie pas non plus de rappeler, au même endroit, l’exemple
de la cire et de sa forme, que nous avons retrouvé chez Descartes. Voir
aussi PP, p. 220.
109. Curieusement, Maine de Biran ne semble avoir eu qu’une connais-
sance scolaire d’Aristote (comme c’est le cas aussi pour Merleau-Ponty, qui
s’inscrit d’ailleurs dans la tradition biranienne). Ainsi, Aristote n’est jamais
mentionné dans son opus magnum, l’Essai sur les fondements de la psychologie.

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368 Phénoménologie du mouvement

biologie, par exemple celle qui, dans le sillage de von


Uexküll, montre que c’est la fonction qui fait au sens
propre (ou qui dépose) l’organe. C’est le mouvement qui
sédimente le corps, ce sont – pour continuer les exemples
de Maine de Biran 110 – les répétitions d’un même geste
lesté qui font accroître nos muscles, qui les déposent, et
c’est l’engagement dans l’effort répété de la course qui,
en améliorant le système cardio-vasculaire, nous permet
d’éloigner, de remettre littéralement pour plus tard et
plus loin, le moment et le lieu de l’épuisement.
Si, pour l’analyse, le mouvement éclate en une dualité,
s’il « semble présupposer deux éléments », comme le dit
Patočka dans le passage analytique cité un peu plus haut,
c’est toujours lui qui témoigne, en tant que fait primitif,
de l’union, de la correspondance originaire, de l’adhésion
incontestable (Sich-Fügen), car donnée phénoménologique
primaire, de la force voyante et du monde 111. Mais si

110. Et que Patočka reprend lui aussi synthétiquement, dans des notes
de travail qui se rattachent tant au cours de 1968-1969 qu’à la conférence
de Fribourg : « Longue marche pénible – le corps comme un fardeau qu’on
incite toujours à nouveau à avancer, qui se fait de plus en plus récalcitrant, de
plus en plus encombrant, nous obligeant à devenir de plus en plus l’énergie
qui se fraie un chemin de l’avant, énergie freinée, qui lutte contre ce qui
freine » (PP, p. 48). Cette description pourrait aussi bien se retrouver sous
la plume de Biran lui-même.
111. De ce point de vue, il nous semble que les considérations de
Patočka qui suivent le passage déjà cité de la conclusion de la conférence
de 1968 et que reprend Karel Novotný dans l’article déjà mentionné ne
doivent pas être interprétées comme le témoignage d’une impossibilité de
saisir théoriquement l’ajointement moi – corps/monde (Sich-Fügen). Ce
qui est impossible – plutôt improbable, selon Patočka – est de le « ressaisir
pleinement dans la conscience », c’est-à-dire de le ressaisir par exemple dans
le cadre d’une phénoménologie transcendantale comme celle de Husserl.
Aussi, quand Patočka affirme que le mouvement subjectif « ne pourra
jamais être compris, dans le fondement de ce qui le rend possible, à partir

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L’impropriété du corps propre 369

le mouvement est le seul fait primitif, le corps comme


sédiment de celui-ci n’est, pour ainsi dire, qu’une abstrac-
tion, ce qui vaut d’ailleurs aussi pour le moi. Le corps,
pourrait-on dire, n’est pas propre, il est, à des degrés
différents, mais sans que la gradation signifie différence
radicale, tout aussi propre que le monde propre. Mais
ne perd-on pas ainsi tout sens propre du propre ? Si ni le
moi, ni son terme d’incarnation (son corps), en tant que
sédiment de l’effort, en tant que sédiment donc de leur
différenciation dans le mouvement, en tant qu’abstraction,
ne se qualifient plus pour illustrer le propre, comment
garder encore la première personne ? Comment oser
imputer son omission et son approche manquée à toute
la tradition philosophique avant Descartes et sa perte ou
sa mécompréhension après celui-ci ?
La réponse pourrait, à nos yeux, s’énoncer comme
suit : le corps n’est pas propre, car il est bien une résis-
tance, mais l’effort, le mouvement est en revanche tout à
fait propre. Y a-t-il d’ailleurs une autre réponse possible à
cette question qui ne fait que cacher le dualisme à l’œuvre
dans toute la métaphysique moderne ? Le problème

du monde », il vise l’impossibilité de thématiser l’ajointement (Sich-Fügen)


du moi et du monde (dont le mouvement subjectif témoigne déjà !) à partir
d’une quelconque position objectiviste. Le texte se poursuit d’ailleurs en
caractérisant le fondement du mouvement subjectif – la correspondance, le
Sich-Fügen – comme objectivement insaisissable ; et, plus loin encore : « la
vie ne pourra jamais être comprise de l’extérieur » (PP, p. 24). La pensée
de l’ajointement est ainsi impossible seulement pour une philosophie de
la conscience et pour une biologie objectiviste. Ce constat, récurrent chez
Patočka, ne remet pas pour autant en cause la possibilité d’une phénomé-
nologie de l’ajointement, de la correspondance. Et bien sûr, cela ne veut pas
dire que l’ajointement ne peut pas du tout être pensé, car bien évidemment,
c’est là tout l’intérêt de la conception aristotélicienne du mouvement, qui
est déjà une pensée du Sich-Fügen.

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370 Phénoménologie du mouvement

du propre est le problème de la scission du monde


(cette partie-ci du monde diffère essentiellement, de
par sa propriété, de toutes les autres : le sujet diffère de
l’objet). Et le problème du corps propre est justement
celui du témoignage que celui-ci donne immédiate-
ment du brouillage foncier de ce dualisme, du témoi-
gnage paradoxal de la coïncidence entre le subjectif et
l’objectif, témoignage de l’ajointement (Sich-Fügen)
qui est toujours déjà à l’œuvre. Donc, la perte de cette
supposée – et abstraite – propriété, qui veut dire en fait
séparation, n’est pas une perte de sens du phénomène
que l’on analyse ici, mais bien sa récupération et sa
sauvegarde.
Nous pouvons, dans le même esprit, pallier à une
autre possible objection qui, attentive aux résonances
biraniennes de la considération du corps comme résis-
tance et donc comme sédiment situé du côté du monde,
rétorquerait que c’est justement ce type de conception qui
renforce un indépassable dualisme. Si le corps, comme
les autres étants, s’oppose radicalement, en tant que
résistance, au moi, l’opposition elle-même serait indé-
passable, et le dualisme restauré. Or, comme on l’a vu,
c’est cette opposition qui est en fait secondaire : c’est une
opposition logique et ontique, c’est-à-dire envisagée du
point de vue de l’analyse ou des choses ; elle n’est que
l’incontournable façon de décrire et de décomposer une
union qui, elle, est originaire et originairement donnée.
Par exemple, en disant : « Socrate est assis », nous sommes
en train de séparer le sujet du prédicat, tandis que nous
visons justement à montrer l’unité des deux. Dans ce cas,
la copule serait bien le signe du mouvement, car c’est le
mouvement, comme « facteur ontologique fondamental »,

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L’impropriété du corps propre 371

qui « donne aux choses d’être ce qu’elles sont 112 ». Cette


position que Patočka fait sienne et qu’il présente comme
étant aristotélicienne (et qui, en tant que telle, est origi-
nairement orientée contre la séparation platonicienne du
sujet et du prédicat du mouvement – du jugement – dans
une dualité des mondes) implique, bien évidemment, que
le sujet et le prédicat ne sont séparés que dans l’analyse,
autrement dit, qu’ils sont déposés, comme séparés pour
l’analyse, par le mouvement. Cela veut dire que ce qui fait
figure d’invariant, l’hypokeimenon, est lui aussi sédimenté
par le mouvement, en tant que sujet de son jugement
ontologique. Car c’est le mouvement qui juge de l’être des
choses 113. Dans ce cas, le reproche que Patočka adresse,
de façon récurrente, à Aristote 114, celui d’avoir maintenu
dans sa conception du mouvement un substrat immobile
qui durerait à travers les changements, doit être nuancé.
L’hypokeimenon, tout comme le sujet d’un jugement,
est seulement le lieu-tenant du vrai invariant qu’est le
mouvement même de la symphysis, celui qui maintient
en union les déterminations (les prédicats). La mobilité
du substrat, de l’hypokeimenon, est de fait son essence
même 115, ce qui revient à dire que le sujet est déposé par
l’invariance du mouvement, par ce qui ne change pas :
son être en mouvement. Dans le cas du corps propre,

112. MNMEH, p. 129 ; voir aussi MNMEH, p. 132 : « le mouvement


est ce qui fonde l’identité de l’être et de l’apparaître. »
113. « Le mouvement est ce qui fait apparaître qu’il y a, pour un temps
déterminé, une place dans le monde pour une réalité singulière déterminée
parmi les autres réalités singulières » (MNMEH, p. 129).
114. Par exemple, MNMEH, p. 106, mais aussi PP, p. 107.
115. Cela appert avec clarté de la définition du mouvement donnée par
Aristote par exemple dans Physique VIII, 1, 251a9-10 : « Le mouvement est
l’acte d’être mobile du mobile. »

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372 Phénoménologie du mouvement

on retrouve bien sûr le même schéma : le corps en tant


qu’invariant est le mouvement même de la corporéité (et
non pas le corps déposé). On pourrait peut-être illustrer
l’invariance de la corporéité dynamique par l’exemple de
la série indéfiniment étendue de naissances qui relient,
à travers le cordon ombilical, toute l’humanité dans un
seul hypothétique et invariant corps commun. Mais, bien
sûr, cette liaison totalisante qui donne le substrat corporel
(qui, en tant que total, ne varie pas) n’est rien d’autre
que le mouvement de la genesis humaine dans toutes ses
occurrences. Inversement, le corps sédimenté est quant à
lui la variation même : il n’est pas le substrat du mouve-
ment subjectif, mais sa soustraction dans l’objectivité.
Envisager le corps propre comme sédiment, c’est-à-dire
comme moins propre que le mouvement propre, nous
semble rejoindre par conséquent les développements de
Patočka, bien que le langage qu’il utilise sur ce point soit
souvent flou, voire empreint d’un certain dualisme. Par
exemple, avant d’introduire, dans le cours de 1968-1969,
la thématique aristotélicienne du mouvement comme
possibilité qui se réalise (et qui correspondrait le mieux,
après sa radicalisation, au mouvement que nous sommes),
Patočka propose le syllogisme suivant : notre existence
est incarnée (corporelle) ; le corps propre est capacité de
se mouvoir ; donc notre existence est, par toute sa nature,
mouvement 116. Il nous semble que ce syllogisme peut

116. Nous rendons ainsi sous une forme simplifiée la démarche de Patočka
qui écrit : « Notre existence est essentiellement corporelle, incarnée, et notre
corps propre, en tant que corps vivant, corps capable de se mouvoir, corps
sur lequel nous avons pouvoir, est le fondement de toute vie d’expérience »
(PP, p. 107). Ici, Patočka intercale une phrase explicative qui vise à préciser
pourquoi le pouvoir-se-mouvoir est fondement de l’expérience (ibid.) : « Le
pouvoir sur le corps, c’est l’être qui est tout ensemble compréhension de

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L’impropriété du corps propre 373

être trompeur, bien que nous soyons loin de contester sa


conclusion : au contraire, à notre sens, c’est la conclusion
elle-même qui devrait être la majeure du syllogisme.
En effet, la donnée phénoménologique fondamentale
et originaire n’est-elle pas justement ceci : toute existence
est effectuation – passive ou active – de soi ? La perception
n’est pas seulement accompagnée par des mouvements,
mais est de part en part mouvement 117. L’insertion spatiale
qui me localise dans ses champs perceptifs est un bâtir,
c’est-à-dire orientation dynamique et orientation pour
l’obtention d’un chez soi. L’extension du champ de
présence témoigne, de même, de l’expansion entre un
d’où et un vers où du mouvement que je suis. C’est donc
par là qu’on devrait commencer. Et si l’on ajoute la
conscience du fait que toutes ces effectuations de mon
existence se font uniquement à travers le corps vivant,
le syllogisme devrait être : l’existence est mouvement (la
majeure), l’existence est corporelle (la mineure), donc
le corps est quelque chose du mouvement, appartient
au mouvement et, dirions-nous, est une extase, un sédi-
ment du mouvement, sa première limite déposée 118. Le

ses possibilités les plus fondamentales, sans lequel la vie d’expérience qui
se comprend elle-même ne serait pas possible. » Et le syllogisme reprend
(ibid.) : « Pour cette raison, il faut dire encore : notre existence est de telle
espèce, non seulement que le mouvement lui appartient par essence, mais
qu’elle est, par toute sa nature, mouvement. »
117. Voir sur ce point MNMEH, p. 6.
118. Bien évidemment, la forme que donne Patočka à son raisonnement
est le syllogisme de vérité universelle de première figure, de type Barbara :
tous les grecs sont des hommes, tous les hommes sont des êtres animés, donc
tous les grecs sont des êtres animés. Mais si l’on devait partir de cette dernière
vérité attestable – nous, les grecs, nous avons évidemment une âme – et en
ajoutant que les grecs sont aussi des hommes, on devrait affirmer, à propos
des hommes – le vrai sujet qui nous intéresse – qu’ils sont quelque chose

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374 Phénoménologie du mouvement

corps comme terme du mouvement serait donc son d’où


ou son vers où 119, car toute effectuation de l’existence
commence dans le corps et peut être considérée comme
y revenant en retour, en tant que localisation du moi (du
sédiment corporel du moi, pour être plus précis) à travers
l’obtention d’un chez soi positionnel. C’est, à notre avis,
le sens de l’évocation patočkienne du courant centrifuge
qui fait un retour à soi centripète pour se retrouver. Mais
il existe aussi un moment où la nature de sédiment du
corps propre est thématisée par Patočka de manière plus
frontale (mais cependant moins directement qu’on ne le
souhaiterait). Il s’agit d’un passage difficile 120 de la confé-
rence fribourgeoise de 1968 qui, dans le style modeste
qui est ici celui de Patočka, pose les prémisses tout en
s’arrêtant au seuil de la conclusion :

de l’ordre de (une partie de) l’être animé. Le syllogisme, dans ce cas, est de
troisième figure, de type Darapti : de deux universelles affirmatives, on tire
come conclusion une particulière affirmative – dans notre cas, à partir des
prémisses : l’existence est mouvement, l’existence est corporelle, on conclut
que le corps est quelque chose (de l’ordre) du mouvement (son sédiment,
son terme). Par ailleurs, Patočka lui-même semble raisonner parfois de cette
manière, c’est-à-dire en commençant par poser l’existence comme mouve-
ment et en déduisant sa corporéité, par exemple dans la postface de 1969
(MNMEH, p. 105) : « La conception de l’existence en tant que mouvement
implique que l’existence est essentiellement corporelle. »
119. Le d’où et le vers où sont définis par Aristote comme les termes
du mouvement, et Patočka invoque régulièrement cette définition du
mouvement par ses termes.
120. Pierre Rodrigo, par exemple, l’interprète comme une récurrence,
cachée sous le nom du mouvement, du « modèle métaphysique de la plénitude
de l’être » (« L’émergence du thème de l’asubjectivité chez Jan Patočka », in
Jan Patočka. Phénoménologie asubjective et existence, éd. par Renaud Barbaras,
Milan, Mimesis, 2007, p. 29-47, p. 41 ; voir aussi L’intentionnalité créatrice,
Paris, Vrin, 2009, p. 110, où l’auteur accuse Patočka de ne pas avoir pensé
« la négativité ontologique qui, en toute rigueur, constitue le mouvement »).

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L’impropriété du corps propre 375

Il me semble qu’il y a une caractéristique du mouvement subjectif


qui ne s’applique ni aux effectuations perceptives du corps, ni à
l’objectivation en général. La perception, pas plus que le reste de
l’objectivation, ne parvient jamais à un terme, se disperse dans
toujours de nouveaux renvois ; pour elle, l’étant n’est jamais à
saisir de façon définitive et exhaustive, dans son en-soi, mais
demeure dans des perspectives. Le mouvement, en revanche, pose
directement de l’étant, réalise ou détruit de l’étant comme tel 121.

Il nous semble que l’étant que le mouvement subjectif


(dé-)pose directement ne peut être autre chose que le corps
sédimenté au terme de ce mouvement. C’est seulement
de cette manière que pourra être garantie l’identification
du subjectif et du mouvement. Il serait donc sans doute
nécessaire, à la fin de notre enquête portant sur le statut
du corps propre, de proposer une distinction entre la
corporéité – le mouvement subjectif proprement dit – et
le corps (propre), le sédiment, la résistance donnée comme
terme et au terme du mouvement qu’est la corporéité.

2.2. La main – avatar persistent de la corporéité chez


Heidegger – est d’abord un possible, la main du mainte-
nant temporel, et ne réussit pas à situer le Dasein. Après
la Kehre, elle est un acte (pur) et n’est pas non plus la
main (la situation corporelle et mondaine) que l’homme
a, mais celle de l’être, qui a l’homme et son histoire

Tâchons de soumettre les analyses que nous avons


proposées dans le sillage de Patočka à l’épreuve d’une
confrontation avec ce qui pourrait être vu comme la
solution heideggérienne au problème de la corporéité, à

121. PP, p. 17-18.

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376 Phénoménologie du mouvement

savoir l’avatar que celle-ci se voit assigner tout au long de


l’œuvre de Heidegger : la main. Il est vrai que la main,
thème d’une importance difficilement négligeable, n’est
jamais envisagée de manière explicite comme marque
de la corporéité dans une grille existentiale ou comme
remplacement du corps propre dans l’analytique du
Dasein (ou après). De ce point de vue, son utilisation
abondante peut être envisagée plutôt comme un oubli
symptomatique de ce qui rend la main effective, à savoir
l’incarnation du Dasein.
Nous avons déjà passé en revue les sentences critiques
patočkiennes qui frappent l’analytique existentiale exac-
tement à cet endroit. Néanmoins, le fait qu’il s’agit là
plutôt d’une décision que d’un oubli de Heidegger est
rendu visible, par exemple, par le propos du cours Was
heisst denken ? selon lequel : « Seul un être qui parle,
c’est-à-dire pense, peut avoir la main et accomplir dans le
maniement (Handhabung) les œuvres de la main (Werke
der Hand) 122. » Notons tout de suite la frappante simi-
larité de cette formule avec celle citée par Patočka qui
distingue le se-trouver (la Befindlichkeit – autre avatar
heideggérien de l’ancrage au monde, de la situation qui
n’est jamais, pour Patočka, séparée du corps propre,
voire qui n’est jamais autre chose que l’incarnation) de
toute localisation, naturaliste ou métaphysique, par le
corps (animal ou non), par l’étendue ou par la sensation
pure. « Seul un étant qui a le sens de son être donne la
possibilité de se trouver […]. [Seul un étant] qui, existant,

122. Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. par Aloys Becker


et Gérard Granel, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1992 [1959], p. 90 (Was
heisst denken ?, Tübingen, Niemeyer, 1984, p. 51), apud Jacques Derrida,
Heidegger et la question, Paris, Flammarion, 1990, p. 194.

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L’impropriété du corps propre 377

a chaque fois été et existe selon un mode constant de


l’avoir-été peut être affecté 123. » En commentant cette
assertion, Patočka concède d’abord à Heidegger le fait
que l’affection humaine ne peut être expliquée à partir
d’un datum pur et simple (de la sensation), mais qu’elle
suppose un rapport préalable au monde et à ses possibi-
lités. D’où la thèse selon laquelle exister c’est « vivre dans
les possibilités ». Mais aussi, et c’est un point décisif qui
marque aussitôt une prise de distance, cela implique qu’il
doit y avoir, en vue de notre commerce avec les choses,
des possibilités préalables : c’est-à-dire, tout ce que nous
devons accepter comme le préalable de la corporéité 124.
Néanmoins, dans le cours de 1951-1952 comme dans
Être et temps, Heidegger opère à nouveau le geste d’une
purification de toute trace corporelle, à l’égard de la main
comme de la Befindlichkeit. Essayons de comprendre les
ressorts et les motivations de cette démarche.
Remarquons d’abord que l’élimination de la corpo-
réité est coextensive d’une mise à l’écart de l’animalité.
De même que dans le cours de l’hiver 1929-1930 : Les
problèmes fondamentaux de la métaphysique, l’homme est
distingué de l’animal par toute la distance qui sépare la
pauvreté en monde (Weltarmut) de la configuration du
monde (Weltbildung), dans Qu’appelle-t-on penser ?, c’est
par opposition avec la préhension animale que la main est
circonscrite : « Le singe, par exemple, possède des organes
de préhension, mais il ne possède pas des mains. » Les
raisons qui invitent à faire cette différence sont enchaînées
comme suit : « la main ne saisit pas et n’attrape pas seule-
ment, ne sert et ne pousse pas seulement. La main offre

123. Heidegger, Sein und Zeit, p. 346, apud PP, p. 100.


124. Cf. PP, p. 100.

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378 Phénoménologie du mouvement

et reçoit […]. La main garde. La main porte 125 ». Dans


sa conférence « La main de Heidegger 126 », pour donner
davantage de relief à cette opposition, Jacques Derrida
invoque non seulement le singe comme celui qui ne fait
que préhender, mais aussi l’animal rationale de la métaphy-
sique, qui ne fait que « s’emparer de la chose 127 » sans jamais
la donner, la recevoir ou la garder à proprement parler.
La main, donc, en plus de la préhension, donne et reçoit ;
on pourrait dire qu’elle donne « comme la pensée se donne
à penser », qu’elle garde comme la pensée garde et porte
le questionnement. Heidegger, effectivement, poursuit
dans Was heisst denken ? : « La main trace des signes, elle
montre » ; ses gestes pénètrent tout le travail de la pensée,
« avec la plus grande pureté quand l’homme parle en se
taisant ». La main opère donc, pourrait-on poursuivre,
comme un parler silencieux, car la monstration qu’elle
peut incarner, ce qu’elle donne donc, est déjà un renvoi,
un parler. Heidegger tient à préciser que, contrairement

125. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, p.  90 ; Was heisst denken ?, p. 51.
126. Quelques pistes ouvertes par Derrida nous ont servi partiellement
de jalons dans ce qui suit, bien que sa contribution ne nous semble avoir
rien d’une tentative rigoureuse de résoudre le problème et s’en tient le plus
souvent à la démarcation d’une difficulté dont l’attaque est soit allusive,
soit repoussée pour plus tard.
127. Derrida, Heidegger et la question, p. 196. Dans l’article intitulé
« Diachronie et représentation », Levinas étend ce constat à la phénomé-
nologie elle-même en notant : « Voir ou connaître et prendre en mains
sont noués dans la structure de l’intentionnalité » (Entre nous. Essais sur
le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991, p. 178). Virgil Ciomoş remarque
dans le même esprit, dans son analyse de l’âme en tant qu’incarnée et du
corps vivant chez Aristote : « L’Âme a la compréhension métaphysique de
l’objet parce que son anlaogon – la main – a, à son tour, la capacité de sa
préhension physique » (« Corps vivant et Limite incarnée. Sur la proto-
phénoménologie aristotélicienne de la chair », in Être(s) de passage, Bucarest,
Zeta Books, 2008, p. 34).

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L’impropriété du corps propre 379

à ce que la métaphysique croit encore, « l’homme pense


parce qu’il parle, et non inversement ». La main est donc
aussi un donner, et non seulement une préhension, car
elle peut montrer, et le montrer est déjà un parler ; donc
la main, en tant que parler, est aussi la possibilité de la
pensée. D’où la conclusion : « C’est pourquoi la pensée
est elle-même pour l’homme le plus simple, et pourtant
le plus difficile travail […] de la main (Hand-Werk) 128. »
La référence de la pensée à la main est poursuivie par
Heidegger également dans le but de montrer le danger
qui guette la pensée : celle-ci, en tant que et comme
tout Hand-Werk, risque d’être dissoute dans une acti-
vité orientée par le commerce (Beschäftigung orientée
par le Geschäft), ou dans un métier qui, par sa probable
étymologie de ministerium, renvoie lui aussi à l’offre, à
l’utilité et au service rendu 129. D’où l’étrange équivalence
posée par Heidegger : « Penser est peut-être simplement
du même ordre que travailler à un coffre 130. » Le vrai
menuisier « s’accorde aux formes qui dorment dans le
bois tel qu’il pénètre dans l’habitat de l’homme », il laisse
donc le bois être tel qu’il est. Derrida emploie pour expli-
quer cela une formule fort heureuse : « Il n’y aurait pas
de métier de menuisier sans cette correspondance entre
l’essence du bois et l’essence de l’homme en tant que
voué à l’habitation 131. » L’homme et le bois s’accordent
dans l’habiter, le premier comme être d’un chez-soi
(ce qu’il est, nous l’avons vu dans notre chapitre sur
l’espace, précisément dans la mesure où il n’en a pas un,

128. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, p.  90 ; Was heisst denken ?, p. 51.
129. Cf. Derrida, op. cit., p. 188.
130. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, p.  89 ; Was heisst denken ?, p. 50.
131. Derrida, op. cit., p. 188.

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380 Phénoménologie du mouvement

car le chez-soi est ce qui lui manque), et le bois comme


ce qui se prête au bâtir d’une habitation. De ce point
de vue, le bois du coffre n’est qu’une métaphore pour
le monde en son entier, et la prédisposition à l’habiter
humain lui fait face dans l’accord-correspondance que
nomme le Sich-Fügen. L’exemple du bois du coffre fait
résonner tout particulièrement cette correspondance
en tant qu’essentielle, car si l’on peut nommer l’habiter
essence de l’homme, l’essence du bois ne renvoie pas
seulement à sa prédisposition à s’accorder au mouvement
d’intégration dans la totalité qu’est l’homme (Sich-Fügen
dans lequel est pris le monde en totalité, et non seulement
le bois), mais aussi à la particularité d’un bois spécifique,
à son essence forte ou molle, à sa « cassabilité » plus ou
moins grande, à sa façon de vieillir, qu’on doit respecter,
en bons menuisiers, si l’on veut assurer une plus grande
durabilité à notre habitat.
La pensée partage donc avec la main la menace de
devenir simple manipulation 132. Heidegger s’arrête ailleurs,
pour le montrer, sur un exemple : la machine à écrire,
qui coupe la liaison (le legein du logos) des lettres et des
mots, qui « arrache l’écriture au domaine essentiel de la
main, c’est-à-dire du mot (des Wortes) 133 », en témoignant
de la sorte du danger traversé par toute action humaine,

132. « Tout travail de la main (Handwerk), tout agir (Handeln) de


l’homme est exposé toujours à ce danger. L’écrire poétique en est aussi peu
exempt que la pensée » (Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, p.  88 ; Was
heisst denken ?, p. 50).
133. « Dans l’écriture à la machine, tous les hommes se ressemblent »
(Martin Heidegger, Parménide, trad. fr. (modifiée) par Thomas Piel,
Paris, Gallimard, 2011, p. 133 ; Gesamtausgabe, tome 54, éd. par Manfred
S. Frings, Francfort, Klostermann, 1992 [1982], p. 119 ; cité par Derrida,
op. cit., p. 201).

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L’impropriété du corps propre 381

par tout agir de la main. Si nous avons pu voir comment


toute pensée se réfère à la main en tant que Hand-Werk,
si nous pouvons donc dire que le domaine de la pensée
relève de la main, Heidegger nous dit aussi l’inverse ou
plutôt le corollaire : le domaine de la main, c’est la parole,
c’est-à-dire la signification, la pensée. Mais quelle peut
être cette main qui est aussi pensée, cette main dont
Heidegger peut écrire, dans son cours sur Parménide de
l’hiver 1942-1943 : « l’homme n’a pas des mains, mais la
main occupe, pour en disposer, l’essence de l’homme 134 » ?
Notons tout d’abord, avec Derrida 135, que le Dasein
ne semble pas avoir deux mains, mais une seule, la main
qui l’a, comme la pensée au singulier a l’homme. À la
fin de l’Introduction à la métaphysique, les deux mains
de l’homme semblent, dans cette configuration double,
être reléguées au même rang que l’organe de préhension
du singe dans Was heisst denken ? ou que le prendre et le
s’emparer inauthentiques : « Savoir questionner signifie :
savoir attendre, même toute une vie. Une époque toute-
fois pour laquelle n’est réel que ce qui va vite et se laisse
saisir à deux mains tient le questionner pour “étranger
à la réalité”, pour quelque chose qui “ne paie pas” 136. »
Mais revenons aussi à ce qui motive l’introduction, dans
Sein und Zeit, de la référence manuelle : c’est pour récu-
pérer le sens fort du comprendre qui n’est pas contempla-
tion mais agir, praxis, que Heidegger invoque les pragmata
grecs comme considération plus adéquate de l’essence des

134. Heidegger, Parmenide, Gesamtausgabe, tome 54, p. 119 ; trad. fr.,


p. 132 ; cité par Derrida, op. cit., p. 200.
135. Derrida, op. cit., p. 206, note 1.
136. Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. par Gilbert
Kahn, Paris, Gallimard, 1980 [1967] p. 209 ; Einführung in die Metaphysik,
Tübingen, Niemeyer, 1987 [1953], p. 157, cité par Derrida, op. cit., p. 206.

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382 Phénoménologie du mouvement

choses en tant qu’elles nous préoccupent. Les choses, en


tant que pragmata, seront déterminées comme Zeuge, outils
ou ustensiles. C’est leur mode d’être qui, renvoyant à notre
agir, sera déterminé comme Zuhandenheit et se révélera
fondateur eu égard au mode objectivable de présence des
choses qu’est la Vorhandenheit. Mais comme l’analyse est
commandée par, et se poursuit vers une interprétation
temporelle du mode d’être du Dasein, la Zuhandenheit
comme la Vorhandenheit s’avèrent finalement dépourvues
d’un sens proprement corporel. Car le corps impliquerait,
pour Heidegger, une dissolution dans la métaphysique
de la res extensa, donc une réification du Dasein. Nous
avons déjà pu examiner, dans notre chapitre précédent,
les rétractations de Heidegger quant à la tentative de
réduire la spatialité à la temporalité, et donc la nécessité
qu’il ressentait de repenser la spatialité pour elle-même.
Mais cela veut dire aussi que, si l’extension spatiale peut
être et doit être repensée au-delà de la métaphysique,
la même chose vaut pour le danger de réification caché
dans la res extensa.
Dans Sein und Zeit, le sens temporel de la Befindlichkeit
est évident : se trouver, c’est avoir-été 137 ; l’é-loignement
spatial est lui aussi disponibilité sans perte de temps, donc
présence ; et le même sens purement temporel surcharge
aussi la main de Vorhandenheit et de Zuhandenheit. Nous
pourrions, pour faire ressurgir ce sens temporel et à titre
d’exemple, mobiliser les ressources du français et traduire
Vorhandenheit par maintenant (du latin manus tenere). Le
français permettrait ainsi de garder la référence heideg-
gérienne à la main et de faire ressurgir son vrai sens de
présence temporelle (mieux, de présent temporel), qui est

137. Cf. Heidegger, Sein und Zeit, p. 340.

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L’impropriété du corps propre 383

habilement déguisé en allemand. Nous pourrions encore,


toujours en guise d’illustration, traduire la Zuhandenheit
par le maintien : ainsi, en cohérence avec l’intention
heideggérienne, mais sans ses ruses, le maintien fonderait
le maintenant, ce qui se maintient fonderait le sens et
la teneur de la présence, comme la Zuhandenheit fonde
la Vorhandenheit. C’est dire que, si notre hypothèse de
traduction n’est pas dépourvue de toute pertinence, la
main contenue implicitement dans Zuhandenheit et
Vorhandenheit aura moins à voir avec le sens propre de
la praxis qu’avec le maintenant, son présupposé temporel
(ce que d’ailleurs la traduction proposée par Jean-François
Courtine pour la Vorhandenheit comme « présence subsis-
tante » surprend fort bien). Quant au sens véritable de la
praxis, n’oublions pas que Patočka écrit, contre Heidegger :
« Se réaliser, c’est-à-dire réaliser ses possibilités, cela n’est
possible que corporellement 138. »
Le sens purement temporel de la main dans Être et temps
nous semble donc difficilement contestable ; il provient du
projet même de l’analytique existentiale, qui se proposait
de mettre au jour le sens temporel de l’être. De ce point
de vue, si notre rencontre avec les choses est caractérisée
comme praxique, c’est pour dire qu’elle est compréhen-
sion, et la compréhension est toujours temporelle. De
même, cette rencontre se fait en situation, et celle-ci a
toujours un sens temporel. L’éloignement spatial, on l’a
vu, devra lui aussi avoir un sens temporel commandé
par la compréhension – toujours temporelle. Mais, si la
compréhension est commerce avec les possibilités (ce qui,
aux yeux de Heidegger, la qualifie à proprement parler
de temporelle, car vivre dans des possibilités, c’est vivre

138. PP, p. 97.

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384 Phénoménologie du mouvement

temporellement), Patočka rappelle bien que la réalisation


des possibilités, la possibilité qui se réalise est la définition
même du mouvement. Du mouvement donc, et non pas
du temps ; de la temporalisation de la temporalité si l’on
veut, mais à condition de comprendre celle-ci comme
mouvement 139. Ce qui veut dire, nous semble-t-il, que
ce qu’une interprétation purement temporelle risque
d’oublier est justement la réalisation, l’incarnation de cette
temporalité même. Si l’on considère notre commerce avec
les choses seulement temporellement ou, ce qui revient
au même, uniquement sub specie possibilitatis, on risque
d’oublier précisément l’acte, le point d’ancrage des possi-
bilités avec lesquelles nous traitons, que nous comprenons
et que nous réalisons dans l’actualité.
La présence ne se laisse donc pas réduire au seul présent
temporel, mais suppose aussi, de façon tout aussi essen-
tielle, la présence au sens spatial, la coupure synchronique
dans le mouvement du monde qu’est l’espace, et c’est là
le sens ultime de l’aveu heideggérien de l’impossibilité
d’une réduction de l’espace à la temporalité. La présence
ne se laisse pas réduire au présent temporel, tout comme le
maintenant aristotélicien échappe dans un certain sens au
temps, n’étant pas une de ses parties. C’est à cette absence
d’actualité, à laquelle se heurte inévitablement l’interpréta-
tion de l’existence conduite sous l’emprise du seul possible
(et donc du temps), qu’était censée suppléer, à notre avis,
la mobilisation tacite de la main dans Vorhandenheit et
Zuhandenheit. Cette main devait donc mettre en scène

139. Nous avons exposé ce que nous avons appelé la double reconduc-
tion patočkienne de la temporalité au mouvement dans notre chapitre du
même nom, où nous avons également analysé la complicité qui existe entre
les extases temporelles et le possible.

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L’impropriété du corps propre 385

l’acte de « l’acte de la puissance en tant que puissance ».


Mais elle ne le fait que sous une forme possibilisante, car
c’est le possible (le temps dans ses extases) qui doit donner
le vrai sens de l’être. Avec la Vorhandenheit (comme le
suggère notre proposition de traduction par maintenant),
Heidegger réussit à garder intact le sens possibilisant tout
en le déguisant en actualité, dans l’actualité d’une praxis
et d’un ancrage supposé devant la main.
Que c’est pour sa nature d’acte, dont l’absence est
éprouvée avec acuité par Heidegger, que la main garde sa
place dans l’analyse même après la Kehre, cela transparaît
peut-être de son équivalence même avec la pensée selon
Was heisst denken ? Cette équivalence n’est pas nouvelle :
déjà pour Aristote, le toucher (de la main, pourrait-on
dire) était une meilleure analogie pour l’intellect que la
vue 140 ; car le toucher est acte, comme tout percevoir 141,
de même que l’intellect est acte. Le toucher témoigne
aussi d’une proximité maximale, sans confusion 142, et il
montre que nous sommes auprès des choses sans nous
dissoudre en elles 143, tandis que la vue ou l’ouïe, par
exemple, supposent une action des choses dans ou sur
nous-mêmes (car la vue suppose l’actualisation tant du
diaphane externe que du diaphane interne de l’œil, et
l’ouïe suppose non seulement l’actualisation du son, mais
aussi son action sur l’oreille interne). Mais la main elle-

140. Aristote, Métaphysique Θ, 10, 1051b24 et Λ, 7, 1072b21.


141. Voir la section 2.5 de notre chapitre sur l’espace.
142. Aristote, De anima, II, 8, 420a3-19.
143. Rémi Brague remarque que le toucher a aussi été employé par une
certaine tradition stoïcienne comme la définition de la conscience de soi
qui n’est rien d’autre qu’un « toucher interne » (op. cit., p. 373, note 88).
Est mentionné en ce sens, par exemple, Cicéron, Premières Académiques,
II, XXIV, 76.

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386 Phénoménologie du mouvement

même est « comme » l’âme 144, car elle est l’instrument de


tous les instruments, de même que l’âme est la forme de
toutes les formes. Superposer le domaine de la main au
domaine de la pensée revient ainsi à suggérer leur nature
d’acte (absente d’Être et temps), mais aussi à conserver
la distance entre le mode d’être de l’homme, qui ne se
confond pas avec le mode d’être des choses (ni des animaux
– pensons aux singes), comme dans le toucher nous ne
nous confondons pas avec les choses touchées. Et encore,
cela revient à garder sous la main, dans la problématique
du travail de Hand-Werk, toute la dimension de la praxis
de Sein und Zeit, pour expliciter tant ce qui est menacé
dans l’homme que le danger qui le menace : la déchéance
dans les choses. C’est pour ces raisons, sans doute, que
la main traverse la Kehre et lui survit.
Heidegger utilise donc la main pour exemplifier aussi
la déchéance dans les choses, et c’est cette déchéance que
visera l’une des plus subtiles et des plus fortes critiques
formulées par Patočka. Dans les notes des auditeurs de
son cours de 1968-1969, nous pouvons en effet trouver
le reproche suivant : pour Heidegger, la relation de l’exis-
tence et du monde est comprise comme une chute dans
le monde 145, ce qui fait que l’existence doit être purifiée
et libérée de l’objectivation dans laquelle elle se perd.
Sur ce point, Patočka tient à souligner que sa propre
conception est fondamentalement différente, car il ne

144. Aristote, De anima, III, 1, 431b20. Patočka cite cette équivalence


aristotélicienne en 1971, dans « Le subjectivisme de la phénoménologie
husserlienne et l’exigence d’une phénoménologie asubjective » (QQP, p. 194).
145. Du moins telle est l’explicitation du Verfallen au § 38 d’Être et
temps : « De prime abord, le Dasein est toujours déjà retombé de lui-même
comme pouvoir-être-Soi-même authentique, et il est échu (verfallen) sur le
“monde” » (Heidegger, Sein und Zeit, p. 175).

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L’impropriété du corps propre 387

conçoit pas la relation des hommes au monde comme


négative, mais au contraire comme éminemment posi-
tive : non pas aliénation, perte de soi, mais condition de
la redécouverte de soi 146. Et tout de suite, c’est le même
exemple de l’écriture qui est donné – celui qui servait à
Heidegger pour illustrer la menace de la perte du logos dans
l’anonymat de la mécanisation. L’émergence de l’écriture,
c’est-à-dire d’une mémoire collective, est évidemment
l’objectivation de quelque chose qui, originellement, est
donné mentalement, individuellement ; mais elle est aussi
la possibilité d’un retour à soi de l’humanité, rendant
effective, selon Patočka, la science, l’organisation poli-
tique, la vie dans l’histoire, la créativité de l’imagination,
la poésie 147. Dans ses propres notes qui préparent le cours,

146. « Heidegger understands the relation of existence to the world as


a fall into the world. Existence must fight its way out of the world, must
be liberated from it by carrying out a certain purification. The fall consists
of the important phenomenon that we fall into things, devote ourselves
to them, and thereby objectify ourselves. Thus we become alienated from
our original nature […]. Herein our conception is fundamentally different.
The relation of humans to the world is not negative in that way, but
rather positive, it is not a self-loss, but the condition of the possibility of
self-discovery » (BCLW, p. 49). Ce reproche est fait immédiatement avant
l’introduction par Patočka de la proto-structure spatialisante, et la citation
continue avec le rappel de l’oubli heideggérien du corps propre : « What
is characteristic of Heidegger’s analysis of being in the world is how little
space is devoted to the concrete phenomena involved, for instance to the
phenomenon of corporeity. »
147. « This becoming involved in what originally we are not, but what
we become, reveals our possibilities to us. For instance, the emergence of
writing – of controlled memory (the possibility of controlling something
that is originally given mentally) – makes possible for humans systematic
knowledge, science, life in history, organization of life in great wholes, poetry,
creativity in imagination : those, though, are internal matters, related to
internal life itself » (BCLW, p. 50).

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388 Phénoménologie du mouvement

bien que la référence explicite à Heidegger soit absente,


Patočka écrit dans le même sens :

Une fois maîtrisé, un savoir-faire tel que l’écriture, opérant une


sédimentation et une fixation de l’intériorité dans l’objectivité,
permet de faire derechef retour à soi comme à une subjectivité
capable d’une mémoire englobante, fiable, […] capable d’un
degré supérieur d’analyse des choses et d’elle-même, capable
d’une accumulation du savoir activement acquis, capable aussi
d’un degré supérieur d’organisation sociale 148.

Et il ajoute :

L’élan qui nous porte vers le monde, notre ouverture au monde


conduit ainsi à de nouvelles formations matérielles, à de nouvelles
objectités qui, à leur tour, rendent possible une guise nouvelle de
notre propre vie, un nouvel approfondissement de nous-mêmes.
En nous jetant dans les choses, en nous y ancrant, en appréhen-
dant et en créant de nouvelles synthèses objectives, nous nous
appréhendons, nous nous ouvrons et nous nous modifions nous-
mêmes. Telle est la courbe du mouvement de notre existence 149.

Ces développements nous aident à préciser plusieurs


choses : d’abord, la nature de sédimentation nécessaire
qu’ont toutes nos effectuations, dont Patočka nous dit

148. PP, p. 70-71. Patočka est ici plus proche de la position qui est
celle de Husserl dans L’origine de la géométrie, qui insiste sur la fonction
de sédimentation de l’écriture, sédimentation qui rend possible la réacti-
vation de l’évidence du sens (E. Husserl, L’origine de la géométrie, trad. par
Jacques Derrida, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1995 [1962], p. 186 sq. ;
Husserliana, tome VI, éd. par Walter Biemel, La Haye, Martinus Nijhoff,
1954, p. 371 sq.)
149. PP, p. 71.

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L’impropriété du corps propre 389

aussi, comme nous l’avons vu, qu’elles sont toujours


corporelles 150. Si nous inversons cette thèse, nous pouvons
donc confirmer l’hypothèse selon laquelle la corporéité
en son entier (c’est-à-dire, prise avec les effectuations qui
ne peuvent que passer par elle) n’est autre chose qu’une
sédimentation du mouvement que nous sommes. Les
propos que nous venons de citer confirment cela, en
parlant tant de l’élan que nous sommes (et qui, lui, va
vers le monde en s’objectivant, en se sédimentant néces-
sairement) que du mouvement de notre existence, dont la
courbe, c’est-à-dire le déploiement, est en fait ce qui est
décrit par l’intrigue d’un avancement vers les choses dont
les dépôts objectivés servent de condition à son retour
vers soi-même. La nature de part en part corporelle de
ce dépôt ou de cette sédimentation opérée dans l’objec-
tivation du mouvement que nous sommes est confirmée
par l’appel que fait Patočka en 1968-1969 devant ses
auditeurs à une formule que Hegel emploie pour nommer
ce qui est constitué à l’extérieur (la nature) ou, pour-
rions-nous dire, ce qui est sédimenté par l’impulsion que
nous sommes et qui va hors de soi, comme notre « corps
non organique 151 ». L’exemple de l’écriture qui, en tant
qu’objectivation privilégiée, montre que la sédimentation
que nous opérons nécessairement n’est pas seulement un

150. Voir par exemple PP, p. 108.


151. Cf. BCLW, p. 50 : « Life is made possible by a primordial impulse
that transcends us, that relates to what [it] is without, constituting what
is external […] as Hegel would have it, as our non-organic body. » Cette
formule a été rendue célèbre surtout par Marx qui, dans les Manuscrits de
1844, écrit de la nature qu’elle est le « corps non organique de l’homme » :
« l’universalité de l’homme apparaît de façon pratique précisément dans
l’universalité qui fait de la nature entière son corps non organique » (Karl
Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. par Franck
Fischbach, Paris, Vrin, 2007, p. 122).

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390 Phénoménologie du mouvement

danger, mais aussi la condition (la nécessaire condition,


pourrait-on dire) de la découverte de nous-mêmes, et
revient ainsi à reprocher à Heidegger son pessimisme mal
placé à l’égard de la chute dans les choses.
C’est peut-être par le même biais que s’éclaircit aussi
une autre mystérieuse (car jamais développée ou élaborée)
critique adressée par Patočka à son deuxième maître
fribourgeois, qu’il accuse, toujours dans le cours de 1968-
1969, d’avoir interprété l’espoir seulement comme « espoir
d’obtenir pour soi quelque chose 152 ». Pour Heidegger,
l’espoir présuppose, en effet, que le Dasein s’est déjà
trouvé soi-même, et il n’est dans cette perspective que
le contraire de la peur, qui est elle-même une modalité
inauthentique de la « tonalité qui déprime », de l’angoisse.
Or, « quant à la question de savoir s’il n’y a pas deux
modes fondamentaux de l’espoir, de la tonalité qui allège,
de même qu’il y a deux modes de la tonalité qui déprime,
Heidegger ne cherche pas à la résoudre ». Et Patočka de
continuer, un peu plus loin :

On serait effectivement autorisé à demander s’il n’y a pas ici


aussi plusieurs modalités : une tonalité qui nous dispose dans le
soulagement en tant qu’objet, et une autre dans laquelle nous
nous y trouvons comme possibilité d’existence qui se révèle à
soi-même, qui est ouverte à l’avenir. L’espoir ainsi conçu ne serait
pas le contraire de l’angoisse, mais simplement son autre face 153.

152. PP, p. 99. Heidegger réduit en effet l’espoir (Hoffen) à l’« espérer-


pour-soi (Für-sich-erhoffnen) », ou encore à l’« attente d’un bonum futurum »
(Heidegger, Sein und Zeit, p. 345).
153. PP, p. 99.

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L’impropriété du corps propre 391

Si la sédimentation du mouvement que nous sommes


est inévitable, alors elle peut être plus qu’une perte dans
les choses, plus qu’une « ruinance », pour reprendre
l’expression qu’emploie Heidegger avant de parler de
déchéance (Verfallenheit) 154. Le danger ne serait donc pas
cette sédimentation comme telle, car elle est inévitable,
mais la non-mobilisation des ouvertures qu’elle implique,
dont la plus importante semble être la possibilité qu’a
l’existence de faire retour à soi à partir de cette sédimen-
tation toujours sienne. La solution au danger ne serait pas
seulement l’attente que l’angoisse en vienne à réveiller le
Dasein de son identification avec ses objectivations en en
montrant la partialité, mais aussi l’espoir véritable qui,
en tant qu’ouvert vers l’avenir, rend manifeste le fait que
notre existence est toujours mouvement et jamais seule-
ment les sédiments de ce mouvement. Le danger, ainsi,
ne serait pas tant celui d’une dégradation de l’écriture
manuscrite dans une mécanisation et objectivation qui
délient le logos et font oublier la nature de Hand-Werk de
la pensée, mais plutôt celui d’oublier que l’écriture (même
mécanisée et publiée en masse ou digitalisée) est une forme
de la sédimentation nécessaire du mouvement que nous
sommes, sédimentation qui est toujours en vue de notre
retour éventuel à nous-mêmes. Si toute pensée requiert
et suppose la main, cela ne veut pas seulement dire que
toute pensée véritable est artisanale (c’est-à-dire patiente

154. Le vocabulaire de la Ruinanz est présent dans les cours dispensés


par Heidegger au début des années 1920. Voir par exemple, dans le cours
de l’hiver 1920-1921, Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles.
Einführung in die phänomenologische Forschung (Gesamtausgabe, tome 61,
éd. par Käte Brocke-Oltmanns et Walter Bröcker, Francfort, Klostermann,
1985), le 2e chapitre de la IIIe partie (p. 130-155), qui est aussi le dernier
chapitre du cours.

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392 Phénoménologie du mouvement

et respectueuse des essences qu’elle travaille), mais plutôt


que toute pensée exige une sédimentation déjà opérée,
une corporéité des signes sur et avec lesquels elle médite
comme des signes qu’elle emploie pour s’incarner. Elle
suppose aussi une sédimentation de l’organe (main et
cerveau), premier dépôt nécessaire à travers lequel se fait
cette sédimentation qu’est l’écriture. Les mots avec lesquels
on pense, tout comme les mots qui inscrivent notre pensée
et le corps qui fait l’inscription, sont tous déjà des dépôts
du mouvement que nous sommes, et le retour à soi de
ce mouvement que devrait être la pensée véritable n’est
faisable que parce qu’il y a cette sédimentation.
La main de Hand-Werk, qui partage son domaine avec
la pensée, ne représente donc que la moitié du phéno-
mène que nous sommes, tout comme l’acte (nature tant
du toucher de la main que de l’intellect chez Aristote)
ne représente qu’une des moitiés sédimentées par le
mouvement qui est l’acte de la puissance en tant que
puissance. On peut déplorer la perte de la pureté de
cet acte, et Heidegger le fait bien avant de déplorer la
dégradation de l’écriture manuelle (manuscrite) dans sa
mécanisation, en affirmant que même la pensée véritable
se perd dans ce qu’elle a de plus propre dès sa première
sortie de soi dans l’expression et qu’elle n’est véritable
que comme silence. On peut regretter, en effet, la perte
de la pureté de l’acte (acte pur, disait Aristote) et ses
dégradations successives, mais seulement si l’on ne se
rend pas compte qu’on a déjà décomposé le mouvement
de l’existence dans ses extases, et qu’on a déjà oublié le
fait que ce mouvement n’est rien d’autre qu’une activité
qui sédimente ses possibilités tout en les ouvrant dans
la sédimentation. Déjà dans la conférence de 1968 que
nous avons eu auparavant l’occasion de citer, Patočka

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L’impropriété du corps propre 393

prend l’exemple de l’écriture et il affirme, après avoir


conditionné l’existence de l’humanité par l’extériorisation
de ses gestes dans un dehors :

La pensée elle-aussi, la réflexion, ne pourrait jamais se déve-


lopper sans ce dehors […]. L’activité donatrice de sens produit
ainsi comme un organe extérieur qui conditionne derechef et
influence foncièrement notre donation spirituelle de sens. La
main humaine renvoie loin d’elle-même, vers les instruments
qui la complètent et viennent en quelque sorte au-devant d’elle,
chacun des gestes fondamentaux de l’homme étant devenu un
ustensile ou un dispositif durable 155.

C’est donc d’un même geste que Patočka répond tant


au Heidegger de Qu’appelle-t-on penser ? qu’au Heidegger
d’Être et temps. D’abord, la pensée n’est jamais possible sans
des sédimentations de sens dans l’extériorité – autant dire
qu’elle n’est que la face d’acte du mouvement que nous
sommes et qui suppose aussi le dépôt de ses possibilités.
Quant aux possibilités d’usage et de compréhension des
Zeuge, elles sont des excroissances d’ordre corporel 156, des
prolongements de la main, ce qui revient à dire qu’on
devrait bien prendre en compte la nature déposée de ces
possibilités (c’est-à-dire leur corporéité du même ordre
que celle de la main), au lieu d’en déduire, à partir de
leur nature d’ouvertures du possible, la nature de la main
comme possibilité. Autrement dit, ce n’est pas le Dasein
(et la main de la Zuhandenheit et de la Vorhandenheit)

155. PP, p. 21.


156. La citation précédente continue en effet : « Notre activité d’orga-
nisation sensée se prolonge continuellement dans la constitution d’une
“corporéité vivante”, d’un corporel (Körperliches) » (PP, p. 21-22).

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394 Phénoménologie du mouvement

qui est de l’ordre du possible, comme le sont les possi-


bilités d’usage, mais ce sont les possibilités d’usage qui
sont corporelles comme la main, c’est-à-dire sédimentées
(comme le sont la main et le corps) par le mouvement
que nous sommes.
Nous pourrions par conséquent résumer comme suit
le statut de la main heideggérienne : dans Sein und Zeit,
le renvoi à la main contenu dans la Zuhandenheit et la
Vorhandenheit est en fait le renvoi des possibilités d’usage
à un possible (la main possible) qui les attribue au Dasein
lui-même considéré sub specie possibilitatis, c’est-à-dire
seulement temporellement. La main serait donc, dans
Être et temps, seulement un possible qui tente de situer le
Dasein mais ne le fait que temporellement (possi­blement)
dans le main-tenant de « l’être en vue de son être ». Mais
la vraie situation du Dasein, la corporéité, « n’est pas un
moment empirique qu’on pourrait adjoindre arbitraire-
ment à cet être en vue de son être 157 ». Patočka insistera
donc, quant à lui, sur le fait que la corporéité (la sédi-
mentation d’une situation propre qu’est la corporéité de
l’existence) est requise, comme l’envers d’un endroit, par
toute effectuation, par tout vivre dans des possibilités 158.

157. PP, p. 97.


158. Il est d’ailleurs suggestif que dans Être et temps, Heidegger, visant
la nature praxique de notre rencontre avec les étants, invoque les pragmata
grecs comme illustrations de ce rapport pratique et compréhensif, et qu’il
entend conserver ce rapport par l’interprétation des choses comme Zeuge,
ustensiles ou outils. Mais, comme le remarque Rémi Brague (op. cit., p. 199),
en grec, la traduction du Zeug n’est pas pragma mais organon, organe donc,
mot dont l’histoire a incorporé jusqu’à nous et conservé toujours dans son
sens l’idée juste d’une sédimentation, comme dans l’expression : la fonction
crée l’organe. Il est vrai d’autre part que Patočka suit Heidegger dans cette
identification transgressive et répond à l’un des participants à la discussion
autour de l’entretien heideggérien du Der Spiegel que Zeug, en grec, se dit

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L’impropriété du corps propre 395

Après la Kehre, Heidegger, bien conscient de cette lacune


du projet de Sein und Zeit (attestée plus tard par l’aveu de
l’impossibilité de la réduction de la spatialité à la tempo-
ralité), se concentrera davantage sur la nature d’acte (et
non plus seulement temporelle et possibilisante) de notre
rencontre avec l’être. Mais à nouveau, la main qui partage
son domaine avec la pensée ne dépeint qu’une moitié du
phénomène que nous sommes, et c’est en considérant
cette fois-ci notre existence comme acte qu’on peut encore
déplorer, comme le plus grand danger qui la menace, sa
sédimentation parmi les choses. Cette thématisation de
notre insertion parmi les choses comme danger constitue
le trait d’union entre l’époque de Sein und Zeit et celle de
Was heisst denken ? Or la main, garante de la minimisation
de ce danger de chute par l’artisanalité respectueuse des
essences qu’est le Hand-Werk, n’est jamais un acte pur,
elle ne peut que représenter éventuellement l’actualité du
mouvement qu’est notre existence, c’est-à-dire elle ne peut
être qu’une spécification de celui-ci. Le Hand-Werk, lui
aussi, ne serait, en tant que mouvement qui « sait faire »,
qu’une spécification du mouvement que nous sommes,
du mouvement qui va vers l’espace et vers les choses et
qui ne se perd pas dans l’espace et parmi les choses 159.
Notre insertion au monde et notre relation avec les
étants dans l’horizon de l’être ne peut pas être décrite
comme la relation d’une possibilité (le Dasein d’Être et
temps avec sa main qui garde le maintenant) avec des

pragma (LS, p. 295). Sur le rapport entre organe et ustensile dans une pers-
pective heideggérienne, voir la contribution de Claudia Serban : « Capacités
de l’animal, potentialités de l’ustensile et possibilités du Dasein », art. cit.
159. « Le mouvement originaire ne serait pas alors dans l’espace, mais
vers l’espace, et […] le mouvement qui sait faire serait une spécification de
ce mouvement vers l’espace » (PP, p. 72).

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396 Phénoménologie du mouvement

possibilités (pratiques, d’usage et de compréhension), car


ainsi, nous manquerions l’acte même de cette rencontre.
Et Heidegger lui-même le sait très bien, car le mainte-
nant n’est pas seulement temporel, il implique aussi la
spatialité (dans son irréductibilité au temps), c’est-à-dire
l’acte effectif d’ancrage dans toute sa massivité. Notre
rencontre avec le monde ne peut pas non plus être décrite
autrement qu’à moitié si on la considère comme la rela-
tion d’un acte à des possibilités dans lesquelles il risque
de perdre sa pureté. Tout d’abord, l’acte en jeu ne peut
être qu’une abstraction du mouvement qui le porte,
car dans le mouvement de notre existence, la réflexion,
donc même la pensée la plus pure, suppose déjà « des
possibilités préalables » (qui sont, on l’a vu, la corporéité
même – celle du moi, mais aussi celle des signes que le
moi emploie pour penser). Mais aussi, à faire de notre
rencontre avec le monde la rencontre d’un acte avec des
possibilités siennes, nous serions obligés de déplacer du
côté de l’être la consistance de l’acte qui agit. Ce serait
donc l’être qui se penserait en nous, les possibilités de la
pensée ne seraient pas purement nôtres, mais plutôt celles
du pôle objectif, celles déjà sédimentées. C’est ainsi que,
pour Heidegger, la langue doit parler à travers nous, la
main a l’essence de l’homme et en dispose (au lieu d’être
la main que l’homme a vraiment) 160. Bref, si l’homme

160. Que la main qui a l’essence de l’homme n’est pas sa main, mais
plutôt celle de l’être, cela apparaît aussi de certains propos de Heidegger
dans La parole d’Anaximandre (Chemins qui ne mènent nulle part, p.  441 ;
Holzwege, Gesamtausgabe, tome 5, p. 366), où il tient à rappeler que dans
chreôn, dans la nécessité qui régit le tout de l’homme et le tout de l’être, il
y a bien un renvoi à la main (cheir). Mais chreôn est censé nous permettre
de penser plus profondément « le présent en sa présence (das Anwesende in
seinem Anwesen) » (Chemins qui ne mènent nulle part, p.  444 ; Holzwege,

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L’impropriété du corps propre 397

est le lieu de la rencontre d’un acte et de ses possibilités,


ni l’acte ni les possibilités ne sont plus ceux de l’homme,
mais sont ceux de l’être même. Ce qui est décrit, ce n’est
donc ni la main de l’homme, ni l’œuvre de l’homme :
elles ne sont que le déguisement, pour ainsi dire, de la
main (l’acte) et de l’histoire (époque, possibilité) de l’être.
Mais qu’advient-il à la main si elle est pensée depuis
une position théorique qui thématise notre rencontre avec
le monde, non pas comme la rencontre d’une possibilité
avec des possibilités, ni d’un acte (qui n’est jamais à propre-
ment parler l’homme) avec des possibilités, mais d’un
mouvement (acte de la possibilité qu’est notre existence)
avec un mouvement plus général qui le porte, l’expulse
et l’attire (le proto-mouvement de manifestation, l’acte

Gesamtausgabe, tome 5, p. 369), indication qui montre on ne peut plus


clairement, à notre avis, que ce qui préoccupe ici Heidegger est une pensée
de l’acte, présence du présent. Notons aussi (avec Derrida, op. cit., p. 204)
un autre fait qui est tout aussi symptomatique de la démarche heideggérienne
en général, même après la Kehre : bien qu’il traduise chreôn par Brauch (de
Brauchen qui signifie couramment besoin), il se croit obligé d’évacuer du
registre sémantique de ce terme toute signification de contrainte, d’obligation
mercantile. Le problème est que, du même geste, c’est aussi la signification
forte du besoin qui est évacuée, à savoir le besoin corporel. « Il n’est donc
pas nécessaire de penser la main à partir du besoin », conclut ici Derrida. Le
sens fort du besoin est donc évacué du terme Brauch tout comme l’organe de
préhension du singe était évacué de la main de l’homme. Or, dira Patočka,
même si « l’être animal ne peut être symbolique » (PP, p. 102), c’est-à-dire
même s’il ne peut pas avoir la main qui montre, la main de l’homme, la
consonance avec le monde animal (manifeste aussi et surtout dans les besoins)
« est […] intégralement conservée dans notre sensibilité » (PP, p. 102). Autant
dire que la main du singe est intégralement conservée dans la nôtre, que c’est
sur la préhension que se fondent tant la compréhension que la monstration
symbolique, et donc que chreôn contenait peut-être aussi un renvoi à cette
nécessité vitale qu’est le besoin corporel, marque d’un mouvement qui se
consomme et s’épuise (dans la résistance nécessaire qui s’oppose à lui) et
qui a besoin aussi de s’alimenter.

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398 Phénoménologie du mouvement

de la puissance en tant que puissance qu’est la physis dans


sa générativité) ? Notre hypothèse interprétative serait
de voir la main – et la corporéité en général – plutôt
comme un sédiment du mouvement que nous sommes,
selon les lois de sédimentation du mouvement physique
qui nous porte.
Même si elle n’est employée originairement qu’à
titre illustratif, la courte analyse que fait Patočka de
l’exemple merleau-pontien du membre fantôme est à
même, croyons-nous, de confirmer nos hypothèses. Le
membre fantôme est la fausse présence d’un membre,
en réalité amputé, mais qui semble ressentir les sensa-
tions propres au membre en cause (le froid et la chaleur,
par exemple), ou encore, qui semble – subjectivement,
disons – accomplir des tâches spécifiques qui corres-
pondent à (voire, qui ne sont rien d’autre que) l’intention
du mouvement subjectif (une préhension par exemple,
pour une main amputée). À propos de ce phénomène,
Patočka remarque :

[…] il s’explique par le fait que le mouvement subjectif n’est


pas un mouvement dans le monde en tant qu’objet, mais un
mouvement vers le monde, qui ne prend fin et ne disparaît pas
du fait de la suppression de tel ou tel chaînon ou dispositif
physiologico-anatomique, s’il y a des raisons qui maintiennent
en fonction l’impulsion de l’existence vers l’objectité qui traverse
les membres normalement présents 161.

Dire que l’impulsion vers l’objectité qui anime le


mouvement que nous sommes traverse tant les membres
présents que celui qui, accidentellement, manque, c’est

161. PP, p. 74.

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L’impropriété du corps propre 399

dire tout simplement qu’ils sont tous des concrétions,


des sédiments de ce mouvement même. C’est le membre
fantôme, absent comme sédiment effectif, qui montre
le mieux la nature de sédiment de tout membre, le fait
que notre impulsion vers le monde s’y dépose, que tout
membre est le résultat d’une concrétion dans l’objectité
du dehors et que notre mouvement se résout bien dans
cette sédimentation particulière. Sans le conclure si expli-
citement lui-même, Patočka accomplit pourtant tous les
pas argumentatifs nécessaires pour affirmer que, d’une
certaine manière, tout membre est un membre fantôme,
toute main est un dépôt du mouvement de préhension,
de poussée, etc., c’est-à-dire du mouvement d’entrée
dans l’objectité. Et aucune main, aucun membre n’épuise
ce mouvement, de même que l’acte et les possibilités
n’épuisent pas le mouvement dont ils sont les extases.
Ainsi, ni le déguisement d’un possible en acte (la
main de Sein und Zeit qui prétend situer, actualiser le
Dasein mais ne donne que son main-tenant temporel,
i. e. possible), ni l’attention portée exclusivement au régime
actuel, monstratif, réflexif, de notre rencontre avec l’étant
dans son être, ne peuvent rendre justice et éclaircir le lieu
où cette rencontre se déploie : la corporéité qui nous lie
aux choses. Dans le premier cas, dans Être et temps, la
main n’est pas la main corporelle de l’homme, mais une
main possible : la main du temps, la main du maintenant
temporel. Dans le deuxième, la main n’est pas non plus
la main de l’homme, mais la main de l’être, la main de
l’acte de monstration dans lequel l’être se montre à soi-
même à travers nous. Et dans les deux cas, l’élucidation
de la nature de la rencontre de l’homme avec le monde
pâtit du manque d’élucidation de la nature de l’endroit
précis où cette rencontre a lieu : notre corporéité.

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400 Phénoménologie du mouvement

2.3. Considérations supplémentaires : la chair (le corps


originaire) chez Michel Henry et le « je peux » husserlien
après révision

Il nous semble opportun d’évoquer ici rapidement


un autre exemple de mésinterprétation de la nature de
mouvement qui caractérise la corporéité : la conception
que se fait du corps originaire et de la chair Michel
Henry. Le même conflit que celui que nous avons tenté
de tirer au clair chez Heidegger, entre un point de départ
partiel et la nécessité de le compléter par la suite, affecte
cet hybride métaphysique qu’est la chair henryenne 162.
En tant que passivité pure et aveugle, dont témoigne
l’exemple de la douleur, la chair semble se dévêtir de
toute actualité pour être la pure possibilité de sentir
(de souffrir). Mais la douleur montre aussi que le corps
originaire est irremplaçable (personne ne peut sentir
ma douleur comme telle) et sa situation infalsifiable est
interprétée par la suite comme pure immanence. Dès
lors, comme il est contradictoire d’avoir une immanence
(présence à soi) d’un pur possible, la passivité de la chair
doit être doublée par l’acte d’auto-affection, dans lequel
se donne à soi le corps originaire. Le résultat est donc un
possible déguisé en acte, une pure passivité 163 qui s’auto-

162. Les descriptions les plus importantes pour le traitement du thème


de la corporéité chez Henry sont à trouver dans Philosophie et phénoménologie
du corps (Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1987², 1965) et dans Incarnation
(Paris, Seuil, 2000). Nous citerons aussi L’essence de la manifestation (Paris,
PUF, coll. « Épiméthée », 1990², 1963), Généalogie de la psychanalyse (Paris,
PUF, coll. « Épiméthée », 1985), Phénoménologie matérielle (Paris, PUF, coll.
« Épiméthée », 1990) et C’est moi la vérité (Paris, Seuil, 1996).
163. Que la pensée de la passivité soit une pensée du possible, cela
ressortit directement, comme nous l’avons vu dans notre premier chapitre,
des analyses aristotéliciennes du livre III de la Physique (analyses qui suivent

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L’impropriété du corps propre 401

affecte originairement dans l’immanence 164. Et comme


la nécessité théorique de l’immanence pure n’est jamais
remise en cause 165, le dualisme entre le moi (sa chair) et
le monde est non seulement inévitable, mais peut même
s’ériger en point de départ inattaquable.
Nous pouvons trouver, dans les écrits de Patočka,
des réponses implicites à ce type de description 166.

immédiatement la position de la définition du mouvement) et de la définition


de la dynamis elle-même au livre Δ de la Métaphysique. Voir aussi la « Note
sur la passivité » de notre premier chapitre.
164. Voir par exemple L’essence de la manifestation, p. 291, 309, 482,
589, 758…
165. Comme l’a montré Michel Haar, cité par Renaud Barbaras dans
l’article « Le sens de l’auto-affection chez Michel Henry et Merleau-Ponty »
(Épokhè, n° 5, 1995, p. 91-111, p. 94, note 10 ; Le tournant de l’expérience,
chapitre VI, p. 140, note 3).
166. Nous pouvons invoquer ici une lettre inédite de Patočka à Robert
Campbell, datant du 10 novembre 1976, qui montre bien le fait que
Patočka connaissait, au moins partiellement, les écrits de Michel Henry :
« J’ai vu avec intérêt qu’il y a un Marx par Michel Henry, et bien que ce
M. Henry me paraît, par l’Essence de la Manifestation (sic, n. n.), quelque
chose entre Hegel, Feuerbach et Heidegger, peut-être est-il précisément à
cause de cela capable de faire de son héros un contemporain ». Une autre
lettre inédite, datant du 12 janvier 1977 raconte le moment où Patočka
reçoit finalement le Marx de Henry. Le témoignage est à la fois tragique
et comique : « Votre aimable cadeau, le grand ouvrage de M. Henry sur
Marx m’est arrivé dans des circonstances assez particulières. J’étais en train
de revenir d’un interrogatoire où je figurais en tant que témoin au sujet
d’une inculpation pour organisation non permise et de lésion d’intérêts
d’état à l’étranger, accompagné de mon inquisiteur (auditeur), chargé de
faire mon instruction. […] il pénétra dans ma demeure, […] et montra du
doigt le petit paquet (ou plutôt le grand) fraîchement arrivé de Paris en
me demandant si je pouvais lui en montrer le contenu. J’ai donc défait la
ficelle et pu développer, devant ses yeux assez éberlués, le titre dont même
une personne qui n’a que des notions précaires de la langue française ne
peut avoir aucun doute. »

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402 Phénoménologie du mouvement

Commençons avec l’exemple de la douleur 167, qui semble


justifier une fois pour toutes aussi bien l’immanence à
l’œuvre dans la corporéité que son contraire : sa passivité
absolue et sans lumière. Dans la conférence de Fribourg
de 1968, Patočka reprend à son compte cet exemple.
Bien sûr, la perspective est différente : ce qui est visé,
immédiatement après l’exemple de l’écriture que nous
avons déjà évoqué, est la possibilité de concevoir le corps
propre comme ce qui correspond aux (nous avons envie
de traduire : le sédiment des) « effectuations de sens qui se
déroulent en lui […] et qui constituent à la fois sa propre
condition de possibilité 168 ». Patočka envisage bien, dans ce
cas, différents niveaux de l’effectuation de sens (que nous
traduisons, pour notre part, comme mouvement) selon
le degré de rapprochement ou d’éloignement du dépôt
résulté ; ou, dans les termes du texte, selon la « distance »
plus ou moins grande entre la vie et la chose (écriture,
instrument) où s’inscrit l’effectuation de sens. Et c’est ici
qu’intervient la considération annoncée :

Une sensation de douleur ne se préoccupe pas, à la manière


d’un objet, du soubassement organique dont elle est le sens. Elle
signifie cependant une constellation qui englobe le corps propre,
précisément en tant que douloureux […] op-posé à moi, elle est
un quale dirigé à mon encontre, un être insoutenable pour…,
l’impossibilité pour quelqu’un de s’en affranchir, une non-liberté 169.

167. Nous avons déjà rencontré cet exemple chez le Descartes de la


Sixième Méditation métaphysique, pour qui la douleur est la preuve du fait
que l’âme n’est pas présente dans le corps comme le pilote dans son navire.
168. PP, p. 22.
169. PP, p. 22.

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L’impropriété du corps propre 403

La douleur n’est donc pas seulement preuve de passi-


vité, image indéniable de l’immanence, de l’intériorité
et de sa nuit 170, mais elle est aussi toujours signifiante,
c’est-à-dire effectuation de sens, mouvement. Elle a bien
un pour, donc un terminus ad quem, « être insoutenable
pour » quelqu’un, et nous pouvons donc immédiatement
lui attribuer un terminus a quo, une origine dans l’exté-
riorité depuis laquelle elle se dirige vers moi. Si la douleur
a un d’où… vers où…, si elle a un hou heneka, si elle est
signifiante 171, cela veut dire qu’elle est mouvement. Et
malgré le fait que ce mouvement me vise, il n’est pas moins
épreuve de l’extase et de l’extériorité du déploiement que
tout mouvement suppose. Et, évidemment, dans ce cas,
la douleur n’est pas le piétinement sur place de l’imma-
nence, comme Patočka le dit explicitement, un peu plus
loin : « le sens même de la peine et du plaisir implique une
activité, un mouvement de repousser et de se tourner vers
[….]. En ce sens, on pourrait dire qu’un mouvement est
présent […] même dans la douleur passive 172 ».
Bien évidemment donc, « tout oppose Patočka à Michel
Henry 173 », même et surtout dans leur conception de la
corporéité. Pour Patočka, dans ce que ses propos ont de
plus radical, la corporéité est mouvement, et le corps

170. Cf. par exemple L’essence de la manifestation, p. 827 : « L’être,


l’affectivité, par essence, est souffrance. »
171. « D’autres éléments encore de la disposition, le plaisir et la douleur,
qui à première vue semblent dépourvus de “signification”, correspondent
manifestement à une teneur de sens dont l’état corporel est doté : ils sont
l’état corporel dans le cadre du vivre global qui se comprend soi-même »
(PP, p. 91-92). Chez Michel Henry, nous lisons en revanche dans Généalogie
de la psychanalyse : « la vie n’a pas de sens […], ne portant en elle aucune
intentionnalité […], ne portant en elle aucune ek-stase » (p. 358).
172. PP, p. 23.
173. R. Barbaras, L’ouverture du monde, op. cit., p. 191.

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404 Phénoménologie du mouvement

(pas plus propre que le monde propre) est le sédiment


de la corporéité selon les lois de sédimentation du proto-
mouvement de sédimentation. Nous avons suivi les prin-
cipales (et récurrentes) caractérisations du corps moteur
(de la corporéité qui est mouvement) : force voyante (et
non pas passivité aveugle 174), mouvement vers le monde,
vers l’espace (et non pas immanence acosmique 175). Le
mouvement qu’est la corporéité est un vrai mouvement,
un dépassement vers, et aussi une sédimentation nécessaire
dans l’extériorité. Il n’est donc pas une auto-affection,
mouvement abstrait, simulacre de mouvement, qui
sert à rendre compte de l’actualité d’un pur possible.
Il est d’ailleurs incompréhensible (comme Patočka le
remarquait par ailleurs à propos de l’intention qui est
censée animer les data sensoriels et qui, chez Husserl,
est elle aussi improprement logée dans l’immanence) de
quelle manière cette auto-affection pourrait faire ressurgir
une transcendance quelconque. Qui plus est (comme
Aristote, relayé par Patočka, le notait déjà à propos du
mouvement dans le vide), il est difficile, voire impossible
de comprendre comment une telle auto-affection dans
l’immanence pourrait jamais commencer : qu’est-ce qui
pourrait motiver le début de sa mise en œuvre ?

174. De l’obscurité du sentiment dans L’essence de la manifestation à la


nuit des amants dans Incarnation (en passant par L’amour les yeux fermés),
Henry a toujours été soucieux de préserver la vie, l’affectivité ou encore
la chair de la lumière qui est toujours associée au monde (association que
l’affinité étymologique que nous avons soulignée entre lumière et monde,
en tchèque et en roumain, ne fait que confirmer).
175. Cf. C’est moi la vérité, p. 134 : « Dans le concept d’auto-affection
comme essence de la vie est impliqué son acosmisme, le fait que, n’étant
affectée par rien d’autre ou d’extérieur, elle s’accomplit en soi-même dans la
suffisance absolue de son intériorité radicale – n’éprouvant que soi, n’étant
affectée que par soi, avant tout monde possible et indépendamment de lui. »

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L’impropriété du corps propre 405

La solution est pour Patočka claire : l’auto-affection


n’est simplement pas immanente, elle n’est d’ailleurs pas
auto-affection au sens où elle serait simultanée, réversibilité
proprement-dite, mouvement circulaire. Dans ses notes
pour le cours de 1968-1969, quand il parle du champ
tactile, Patočka insère une petite précision, hautement
significative à nos yeux : il est bien d’accord pour dire
que « dans le contact, nous ne sentons pas seulement
la chose, nous nous sentons aussi nous-mêmes », mais
il ajoute : « combien même ce ne serait pas de manière
simultanée 176 ». Quand ma main droite touche ma main
gauche, cette dernière est de l’ordre du senti, elle est un
corps, et quand la sensation s’éveille en elle, c’est la main
droite qui deviendra sentie. L’auto-affection n’est donc
pas la preuve phénoménologique d’une synthèse propre-
ment dite du sentant et du senti. Mon corps n’est pas un
sentant – senti, mais plutôt sentant du senti. En tant que
sentant et réactif, il est plutôt corporéité, mouvement, et
en tant que senti, il est dépôt de ce mouvement. L’auto-
affection serait donc toujours moins auto- qu’affection,
témoignage phénoménologique, non pas de la réversi-
bilité du sentir, de son auto-référentialité, mais bien de
l’impossibilité de cette réversibilité : jamais la main qui
sent ne sera sentie à proprement parler comme sentante,
mais toujours comme sentie, toujours déjà du côté du
monde. Ce que sent la sensation, c’est toujours du senti ; ce
que touche l’affectivité, c’est toujours de l’affect et jamais
l’affectivité elle-même. Ce n’est donc pas la réversibilité
qui se montre dans ce phénomène, mais bien la diffé-
rence parlante entre le mouvement et ses extases, entre le
mouvement et son dépôt, entre la corporéité et le corps

176. PP, p. 66.

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406 Phénoménologie du mouvement

qu’elle sédimente nécessairement. De ce point de vue,


toute affectivité est toujours extériorisation de soi, elle a
toujours un « corrélat global 177 », c’est-à-dire un monde,
une transcendance, une extériorité, présupposé évident
de tout mouvement. C’est pourquoi Patočka peut écrire :
« Le rôle de la motricité, de l’émotivité, de l’imagination
dans le sentir, dans la sympathie sensorielle avec le monde,
montre que […] cette consonance a néanmoins un
caractère cosmique 178. » Ce n’est donc pas l’auto-affection
d’une chair passive et immanente qui rend justice aux
phénomènes, ne serait-ce que parce que le mouvement
qu’est le sentir nous la montre comme étant affection
par le corrélat global, par le cosmos, par le mouvement
du monde. Nous conclurions pour notre part qu’une
analyse conséquente du corps propre ne conduit pas, en
toute rigueur, à la position d’un corps originaire, d’une
chair plus profonde (une passivité déguisée en activité),
mais bien à la prise en considération de la corporéité
comme mouvement – passivité qui se résout dans une
activité, acte de la puissance, mouvement qui dépose son
sédiment, seul rapport non abstrait concevable entre le
possible et l’acte.

177. PP, p. 101. Ce corrélat global, le monde, est traduit dans le contexte
qui est ici celui de Patočka – le vivre sympathétique avec le monde de l’enfant
et de l’animal – comme « expectation qui meut toujours la créature d’une
manière spécifique, qui la maintient à l’intérieur de l’être mû ».
178. PP, p. 104. Le passage se poursuit : « Grâce à cette sympathie,
l’animal est aussi en dehors des limites de l’organisme, de son être privé ».
Donc même l’animal qui, pour Patočka, n’existe pas comme l’homme, ne
saurait être figé dans l’immanence de son être privé, et cela parce que sa
sympathie avec le monde est mouvement. Notons aussi que même si Patočka
est loin de poser d’une manière satisfaisante le problème de l’animal, il a
au moins le mérite de l’avoir abordé, tandis que son manque est patent et
symptomatique chez Michel Henry.

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L’impropriété du corps propre 407

Les objections (reconstruites à partir de ce qui semble


être la position la plus radicale de Patočka) avancées dans
ce qui précède, notamment dans la courte analyse de
l’auto-affection et de la réversibilité de la chair, peuvent
être dirigées non seulement contre Michel Henry, mais
aussi contre Merleau-Ponty. La corporéité-mouvement se
laisse difficilement saisir comme chair, pour autant que ce
concept est censé signifier la réversibilité et l’empiètement
du sentant et du senti. La transgression à l’œuvre dans
le concept merleau-pontien de chair consiste dans le fait
de supposer une véritable réversibilité du corps propre
sentant et senti, en forçant de la sorte les phénomènes.
Qui plus est, cette circularité qui donnerait une identité
unifiante sera par la suite étendue au monde : s’il y a
réversibilité du moi sentant et du moi senti, il peut y avoir
aussi réversibilité du moi sentant et du senti en général
– du moi et du monde. Mais si la réversibilité comme
telle n’est pas attestable dans le cas du corps propre, le
concept de chair (qui la nomme) n’est que l’illusion de
l’unification du moi et du monde (de leur réversibilité),
ce n’est donc qu’une manière illusoire de dépasser le
dualisme transcendantaliste 179. Nous pouvons dire que,
si pour Michel Henry la chair est le nom de l’immanence
illusoire de notre vie originaire, pour Merleau-Ponty,
la chair est l’unification illusoire du monde et du sujet
percevant.
Une critique complémentaire adressée à l’auteur de
la Phénoménologie de la perception est présente dans les
notes de Patočka pour le cours de 1968-1969. Après

179. Nous retrouvons donc ici, à propos de Merleau-Ponty, la conclusion


à laquelle nous étions arrivé, par d’autres biais, dans notre chapitre sur le
possible et dans notre chapitre sur le temps.

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408 Phénoménologie du mouvement

avoir rappelé la formule poétique de Merleau-Ponty selon


laquelle le mouvement du corps propre est « magique »
par son immédiateté, car il semble être la marque d’un
« sortilège qui fait que, par mes mouvements, les chan-
gements voulus se réalisent dans les choses 180 », Patočka
note à ce propos : « le “fiat” magique ne fait figure de
sortilège que si l’on sépare, par abstraction, du corps-
sujet et du mouvement, le moi qui n’est pourtant rien de
plus que l’horizon dans lequel est impliquée l’énergie, la
dynamique subjective ». Et un peu plus loin, en guise de
conclusion : « le moi n’est pas quelque chose qui donne
des ordres ; il est lui-même d’ores et déjà mouvement 181 ».
Le dualisme hérité de Husserl à l’œuvre dans la
Phénoménologie de la perception, qui n’a pas échappé à
son auteur même, est ici radicalement contesté. Mais
qu’en est-il alors du dualisme originaire, celui de Husserl,
et comment circonscrire synthétiquement la position de
Patočka à l’égard des explicitations husserliennes du Leib
en termes de « je peux » ? Sont à ce propos suggestifs les
compléments que Patočka ajoute à plusieurs reprises à cette
caractérisation : la corporéité n’est pas un « je peux » quel-
conque, mais un pouvoir-se-mouvoir – et ce complément
est ici bien plus important que la thèse héritée. Car le « je
peux » reste malgré tout un emplacement du corps dans
le registre du possible, tandis que seule l’introduction du
mouvement dynamise à proprement parler ce registre 182.

180. PP, p. 71. Cf. par exemple Merleau-Ponty, Phénoménologie de la


perception : « Dès son début le mouvement de saisie est magiquement à son
terme, il ne commence qu’en anticipant sa fin. »
181. PP, p. 72.
182. Aussitôt après avoir rappelé, dans les notes qui préparent le cours de
1968-1969, la définition aristotélicienne du mouvement et la caractérisation
du mouvement comme d’où… vers où…, Patočka précise : « le d’où de ce

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L’impropriété du corps propre 409

Dans ce même esprit, dans le cours de 1965 qu’il


consacre à la phénoménologie husserlienne, le « je peux »
est complété par sa négation : « le “je peux” du corps
propre est par ailleurs le corrélat d’un “je dois” et d’un
“je ne peux pas”, le corrélat d’un subir […]. Le “je peux”
du corps propre est la conscience de la liberté. […] Sa
liberté est toutefois une liberté dans la dépendance 183 ». Le
je dois et le je ne peux pas, en tant que revers de la liberté
de mouvement du corps propre, sont très clairement
impliqués par sa nature de résistance, c’est-à-dire, on l’a
vu, par sa nature de sédiment, de terme du mouvement.
Et, sans surprise, c’est ce que Patočka infère immédiate-
ment en prenant en compte les besoins corporels :

Si l’existence corporelle est dépendante, renvoyée au champ de


signification chosique, c’est également parce que le corps n’est pas
là comme une donnée passive qui irait de soi. Le corps propre est
non seulement un centre actif, le point de départ d’une action,

mouvement, c’est notre réalité propre […] comme soubassement organique,


réservoir de possibilités déjà réalisées » (PP, p. 93). C’est donc sur cette base
corporelle que seront ouvertes les possibilités libres et, bien sûr, celles-ci font
signe vers leur réalisation vers le monde qui est le vers où de ce mouvement.
Nous pouvons interpréter cette synthèse, dans le cadre d’un aristotélisme
radicalisé, comme montrant aussi que c’est seulement par le mouvement
que se font jour tant les possibilités déjà réalisées (corps-sédiment) que les
possibilités qui, libres, se sédimenteront par la suite sur la base de celui-ci.
Autrement dit, c’est le mouvement qui donne (comme sédiment) et ouvre
(comme liberté) le possible, c’est le mouvement qui fait et rend possible la
dynamique de la dynamis.
183. QQP, p. 92. Immédiatement après avoir amendé de la sorte la
conception husserlienne du « je peux », Patočka rend encore plus manifeste
l’intention polémique de ses propos, en considérant qu’« à cet égard, les
analyses de Husserl pourraient être poussées plus loin ».

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410 Phénoménologie du mouvement

mais encore le but d’une dynamique : il a faim et soif, il veut de


l’air, de la lumière, du mouvement 184…

Notons d’abord la subtile identification du « je peux »


husserlien au possible – donnée passive, supposée par toute
action, abstraction donc, à partir de cette action, en tant
que sa possibilité (passive) de commencer. Que c’est bien
là le sens de l’expression « donnée passive », cela ressort de
la suite immédiate du texte, où Patočka parlera de besoins,
des nécessités corporelles qui nuancent la définition de la
corporéité comme centre d’action. Or les besoins sont le
plus souvent ce qu’on invoque pour montrer justement
la dimension de passivité que comporte notre existence
au monde 185. Si le corps comme donnée passive ici en
question était une dénonciation de sa compréhension
comme soumis aux besoins, le texte serait contradictoire
et dirait : le corps ne comporte pas de passivité ; il n’est
pas pure activité, car il comporte bien de la passivité. Il
est évident donc que la donation passive du corps qui est
ici contestée est en fait sa compréhension dans le registre
du possible, c’est-à-dire uniquement comme je peux.
Soulignons aussi la percutante formule de Patočka :
le corps, en tant qu’il est soumis à des besoins, en tant
qu’il est un je dois et un je ne peux pas, est « le but d’une
dynamique ». Il est terme d’un mouvement donc, sédi-
mentation du mouvement de la corporéité, dirions-nous ;

184. QQP, p. 93. Comme Patočka le remarque lui-même, cette façon


d’être son propre but corporel dont témoigne toute la problématique des
besoins est bien l’entelechéia qu’Aristote n’hésitait pas à employer pour
décrire l’être de l’animal, dont le but est sa propre vie (cf. PP, p. 102).
185. Voir par exemple la caractérisation de la vie dans le premier et
dans le deuxième mouvement de l’existence, comme enchaînée au besoin
(MNMEH, p. 133).

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L’impropriété du corps propre 411

et, qui plus est, sédimentation qui requiert toujours un


mouvement pour être maintenue au monde (par exemple,
le mouvement de satisfaction de la faim et de la soif).
Le reproche que Patočka adresse souvent à Heidegger
– l’oubli du fait que toute réalisation de possibilités a
besoin d’un corps – se trouve ici renversé d’une certaine
façon : non seulement que, pour vivre, nous avons besoin
d’un corps, mais aussi et plus profondément, pour être
au monde, le corps a besoin d’un vivre, du mouvement
dont il n’est que le sédiment. Ce mouvement préalable
qui doit répéter indéfiniment la sédimentation pour la
maintenir trouve son analogon phénoménal dans les
mouvements indispensables (et préalables à tous les
autres, même au niveau ontique du corps animé) que
sont par exemple les battements du cœur ou « l’échange
perpétuel de mon être contre l’être du monde 186 » qu’est
la respiration (Atmen). Le corps propre est donc toujours
excédé par le mouvement qui le sédimente, et c’est en ce
sens que devrait à notre avis être comprise cette phrase
du cours de 1968-1969 : « le “je fais” présuppose un “je
peux” et se déploie sur sa base. Je fais toujours ce que je
peux, et [nous lirions plutôt : mais, n. n.] le miracle du
faire tient à ce qu’il excède ce “je peux” originaire 187 ».

186. Cf. Rilke, Sonnets à Orphée, II, I, trad. par Maurice Regnaut,
in Œuvres poétiques et théâtrales, éd. par Gérald Stieg, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, p. 600. Henri Maldiney cite lui aussi ce poème
(dans une traduction propre que nous avons reproduite ici) comme thème
de méditation incontournable pour une évaluation du concept merleau-
pontien de chair (« Chair et verbe dans la philosophie de Merleau-Ponty », in
Merleau-Ponty, le psychique et le corporel, éd. par Anna-Teresa Tymieniecka,
Paris, Aubier, 1988, p. 55-83, p. 55).
187. PP, p. 71.

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412 Phénoménologie du mouvement

Le mouvement qu’est notre corporéité excède toujours


les possibilités qu’il a déjà sédimentées – le corps déposé.

3. Conclusion. Le corps dans les trois


mouvements de l’existence

Nous sommes parti, en accompagnant Patočka, des


accusations que la phénoménologie pourrait à juste titre
adresser à quasiment toute la tradition philosophique qui
la précède concernant l’oubli ou la non-thématisation du
corps propre dans ce qu’il a de spécifique. Les analyses
de Patočka portent d’abord sur le point de départ de la
philosophie moderne, sur le manquement du corps propre
par Descartes au moment même où son étude aurait pu
finalement commencer, pour autant que c’est Descartes
qui inaugure le philosopher en première personne et sur
la première personne. Le fait que cet oubli a pu avoir
lieu est une preuve du substantialisme qui sous-tend
toute la perspective cartésienne, et confirme aussi, à nos
yeux, l’intuitionnisme qui s’y rattache et que nous avons
essayé de faire ressortir à travers l’évaluation de l’intuition
intellectuelle, solution scolastique au problème de la falsi-
fication qui est supposée, comme pour Descartes, menacer
toujours les perceptions sensibles, donc corporelles.
Mais les critiques que Patočka formule au sujet du
corps propre visent tout autant les deux fondateurs de la
phénoménologie. Husserl, « Colomb à rebours », ne fait
qu’amorcer l’analyse du corps, en le traitant comme un
thème régional, au lieu d’y voir une voie d’accès vers le
problème fondamental du statut de la subjectivité. En
négligeant le fait – remarqué aussi par Merleau-Ponty
dans le cas de la perception – que dans toute effectuation

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L’impropriété du corps propre 413

subjective « il n’y a pas […] de kinesthèses isolées ; il n’y a


justement que le corps vivant qui agit et réagit 188 », Husserl
ne comprend pas que le vrai objet d’étude devrait être
le mouvement qu’est le corps-sujet en son entier, et non
pas ses mouvements (kinesthèses) vus comme ses attri-
buts possibles. D’ailleurs, la caractérisation husserlienne
principale du corps subjectif – le « je peux » – doit être
poussée plus loin (selon l’expression même de Patočka),
à travers la prise en compte nécessaire du « je dois » et du
« je ne peux pas » qui s’y rattachent de façon tout aussi
fondamentale. Quant à Heidegger, une des critiques les
plus fortes que Patočka lui adresse à plus d’un endroit
est d’avoir oublié que toute réalisation des possibilités
suppose la corporéité, qui devrait, pour cette raison même,
détenir une place tout sauf marginale dans l’analytique
existentiale du Dasein.
Les tentatives analytiques de Patočka pour suppléer à
ce manque et à cette imprécision de la phénoménologie
(insuffisances qui seront identifiées, de son propre aveu,
par « les phénoménologues français ») peuvent être résu-
mées en deux formules : le corps-sujet comme centrali-
sation spatiale et le corps-sujet comme force dynamique.
La symétrie et la relation des deux est évidente : le corps
propre est le centre inapparent qui localise le courant
centrifuge qu’est le je parce qu’il est centralisation d’un
effort, d’une force dynamique qui se dépasse vers les
choses. Il nous a semblé néanmoins nécessaire de poser
plusieurs questions à propos de ces descriptions qui ne sont
pas toujours sans ambiguïté : qui est à proprement parler
le centre localisant – le corps propre ou le moi ? Lequel
des deux est force, courant centrifuge et dynamique ?

188. PP, p. 180.

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414 Phénoménologie du mouvement

Autrement dit, quel est le statut des termes de la synthèse


incontestable qu’est le corps-sujet ?
Pour trancher ces questions, nous avons fait retour
à une référence cruciale dans le cadre ainsi délimité :
Maine de Biran. En examinant plus en détail cette
source dont l’influence transparaît tant du cours de
1968-1969 que, dans une forme plus radicale encore,
de la conférence de Fribourg-en-Brisgau, nous avons
pu constater l’importance que Patočka accorde à la
conception du corps propre comme première résistance
qui fait face, dans un rapport irréductible (et originai-
rement donné), au moi comme force hyper-organique.
Nous avons tenté de dégager trois conséquences de cette
conception : d’abord, le fait que le corps propre, bien
que résistance première, est résistance néanmoins, il est
du côté de l’étant et donc moins propre que corps et pas
plus propre que le monde propre ; deuxièmement, que
la donnée originaire est l’effort (le mouvement), dont
les termes, le moi (la force hyper-organique) et le corps
(la résistance) ne sont que les dépôts ou des termes pour
l’analyse. Ceci aurait comme conséquence le fait que ce
qui est à proprement parler propre, c’est le mouvement
subjectif, et tant le moi que le corps ne sont que les
sédiments (ontiques et logiques) de ce dernier. D’où le
troisième point, qui concerne la remarquable proximité
de Biran et d’Aristote (une fois celui-ci « dédogmatisé »,
pour parler comme Patočka) dans leur traitement du
corps (ou du lieu propre) comme sédiment, terme,
première limite du mouvement. Cette proximité éclaire
en retour la position même de Patočka, qui lui-même
réunit explicitement et exploite conjoin­tement, dans
chacun des deux textes mentionnés, ces deux références
dans ce qu’elles ont de proche.

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L’impropriété du corps propre 415

Nous avons proposé en conséquence une distinction


entre la corporéité (le mouvement subjectif) et le corps
« propre », sédiment de celle-ci. Soulignons à présent
que cela devrait aussi permettre de repenser la célèbre
distinction husserlienne entre Leib et Körper : si le corps
propre est du côté de l’étant (de la résistance), mais s’il
n’est évidemment pas un Körper, nous pouvons inférer
que c’est le concept même de Körper ainsi pensé qui est
un mythe – une partie du mythe objectiviste. Car (et c’est
sans doute ce que Husserl n’a pas aperçu dans sa propre
tentative d’articuler le corps propre et le corps objectif)
toute donation de l’objectivité a lieu dans le corps, dans
ses effectuations ; ou, pour employer des termes biraniens,
toute résistance secondaire doit passer, pour être perçue,
par la résistance primaire. Par exemple, le mur est là
objectivement, car la première résistance qu’est la main
commence à résister absolument dans mon effort de la
faire passer à travers le mur, de pousser le mur. Mais si le
concept de Körper comme nom de l’extériorité objective
(absolue, nous aurions envie de dire) est à abandonner,
celui de Leib doit lui aussi être repensé. L’intériorité (la
propriété) du Leib serait, dans cette perspective, à son
tour un mythe, le mythe correspondant (subjectiviste) au
mythe de l’extériorité objective. Ce que le Leib cacherait,
en tant que composante d’un dualisme, est sa nature
intrinsèquement contradictoire, tant qu’il n’est pas extrait
du cadre dualiste cartésien : on pourrait dire que, chez
Husserl, la chair est une potentialité (un « je peux ») qui a
une nature d’acte (qui est « propre », qui est immanence).
Ce contexte d’investigation nous a permis de tester à
nouveau notre hypothèse de travail, d’inspiration ouver­
tement aristotélicienne, selon laquelle le mouvement
dépose ses termes, et donc selon laquelle l’acte seul comme

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416 Phénoménologie du mouvement

le possible considéré séparément ne sont que les sédiments


ontiques et logiques du mouvement. Cette hypothèse se
vérifie évidemment dans la compréhension du corps propre
comme sédiment du mouvement subjectif, conception qui
est, sinon assumée par Patočka dans ces termes radicaux,
du moins suggérée dans des formulations plus modestes,
et donc indiscutablement amorcée. Remarquons aussi que
cette manière de rendre compte du corps propre est en
parfaite cohérence avec les considérations cosmologiques
les plus poussées de Patočka : le proto-mouvement de
manifestation sédimente l’espace-temps-qualité (le corps
du monde, dirions-nous), tout comme le mouvement
subjectif sédimente lui aussi le corps propre.
Enfin, nous avons testé nos résultats dans une confron-
tation avec un avatar insigne de la corporéité présent
chez Heidegger avant comme après la Kehre : la main. La
main d’Être et temps, la main de la Vorhandenheit et de
la Zuhandenheit nous est apparue ainsi, à la lumière des
acquis que nous venons d’expliciter, comme un possible
déguisé en acte, comme une considération de la corpo-
réité qui se veut purement temporelle, donc comme la
main temporelle et possible du maintenant. Conscient
des brèches laissées ouvertes dans le corps d’Être et temps,
Heidegger se penche après la Kehre sur la nature d’acte de
notre rencontre avec l’être. Mais la main du Hand-Werk
qu’est la pensée est un acte pur, elle est donc la main de
l’être qui dispose de l’essence de l’homme, tout comme
dans l’ouvrage de 1927 la main était celle du maintenant
temporel. Un autre dernier exemple que nous avons pris
en compte a été celui du corps originaire, de la chair chez
Michel Henry, qui peut à son tour subir le reproche
d’avoir manqué, malgré tout, le sens de la corporéité
comme mouvement en se concentrant sur les extases du

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L’impropriété du corps propre 417

mouvement. La chair henryenne est en effet le mélange


paradoxal (car contradictoire dans cette forme) d’une pure
passivité (la nuit de la chair) et d’une pure actualité censée
mettre en mouvement cette dernière (l’auto-affection 189).
Nous ne pouvons en même temps pas conclure cette
analyse sans tenter de poser rapidement le problème du
corps et de la corporéité dans le cadre de la théorie des
trois mouvements de l’existence. C’est la manière dont est
vécu le rattachement du corps sédimenté à la corporéité
mouvante qui le dépose qui donnerait le critère d’une
tripartition correspondant aux trois mouvements. Dans le
cadre du premier mouvement de l’existence, la corporéité
ressent son sédiment, le corps « propre », surtout sous la
forme du plaisir – soit en tant que plaisir réclamé (les
cris du nourrisson réclament le plaisir de l’allégement de
son impuissance par l’accueil des autres 190), soit en tant
que plaisir ressenti (dans l’allégement et dans l’accueil
qui réparent provisoirement l’injustice de l’expulsion de
la totalité qu’est notre individuation). Dans le deuxième
mouvement de l’existence, le corps sédimenté se manifeste
pour la corporéité qui le dépose comme besoin, comme
manque toujours à combler. L’enchaînement à la terre 191,
nom que donne Patočka à la nature de fardeau du corps
propre qui alourdit inévitablement le mouvement de la
force voyante, apparaît dans ce cas aussi de deux manières :

189. Ce qui vaut ici de la chair vaut aussi de la vie, pour autant que
Henry écrit : « Le vivant n’est pas fondé en lui-même, il a un Fond qui
est la vie, mais ce Fond n’est pas différent de lui, il est l’auto-affection en
laquelle il s’auto-affecte et à laquelle, de cette façon, il s’identifie » (M. Henry,
Phénoménologie matérielle, p. 177).
190. Cf. MNMEH, p. 113.
191. Cf. MNMEH, p. 115.

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418 Phénoménologie du mouvement

le corps est fardeau en tant que complexe de besoins 192,


en tant que « je ne peux pas » et « je dois » qui complètent
nécessairement le « je peux » husserlien ; mais le corps est
aussi fardeau dans l’effort de satisfaire ce « je dois 193 »,
fardeau du « je ne peux pas » du travail 194, ou encore du
« je ne peux plus » de l’épuisement. Pour les deux premiers
mouvements de l’existence, la relation du corps propre
sédimenté et de la corporéité qui le dépose se laisse lire à
chaque fois à travers un double prisme, celui de la cause
et de l’effet : le corps-sédiment est plaisir recherché, car
réparateur, mais aussi plaisir obtenu ; il est besoin et « je
dois » qui requièrent le travail, mais qui déclenchent
aussi le « je ne peux plus » de la fatigue. Dans les deux
premiers mouvements donc, la relation entre le corps
sédimenté et le mouvement subjectif est une relation
de dépendance. Songeons, à titre d’exemple, à ce qu’on
appelle couramment, de nos jours, l’addiction chimique
(la dépendance à l’égard de certaines substances). Sa
théorisation neutre, scientifique ne saurait cacher un
très psychanalysable infantilisme toujours à l’œuvre dans
de telles pratiques qui ne visent d’abord que le principe
de plaisir. Et évidemment, la destruction du corps sédi-
menté tient dans ce cas toujours à son épuisement, plus
accéléré certes, mais somme toute de même nature que
l’épuisement dû au travail car, après tout, la dépendance
d’eau et de nourriture est elle aussi une dépendance de
substances, un « je dois » plus originel, mais toujours un
« je dois ». Remarquons aussi que de ce point de vue, la
souffrance, la douleur que peut être le corps déposé dans

192. Cf. MNMEH, p. 33.


193. Cf. PP, p. 136.
194. Cf. EH, p. 39.

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L’impropriété du corps propre 419

le deuxième mouvement, loin d’indiquer, comme chez


Michel Henry, l’immanence de la chair, est bien plutôt
le signe de l’extériorité irréductible du corps sédimenté.
Le plaisir, que Henry ne semble pas privilégier, serait plus
proche d’une hypostase plus originaire, bien qu’extérieure
elle aussi, du corps.
Le troisième mouvement de l’existence se laisse lui
aussi décrire dans cette perspective, mais non plus comme
relation de dépendance. Bien au contraire, comme le
montre clairement l’exemple du sacrifice, la corporéité
mouvante se délie de son fardeau, se déleste pour se
montrer finalement comme ce qui agit, comme ce qui
est à l’œuvre dans toute effectuation. Mettre sa vie en
péril revient ainsi à mettre en péril plutôt le corps sédi-
menté, pour faire ressurgir, par son traitement en tant que
sédiment négligeable, que quelque chose d’autre est plus
important dans toute sédimentation. En jetant le fardeau,
on met au jour le fait qu’il y avait là quelque chose qui le
portait. Bien sûr, comme il n’y a pas de dualisme entre
ce qui sédimente et ce qui est sédimenté, jeter (au feu)
le fardeau revient à risquer aussi le porteur ; ce que nous
envisageons ici comme dépôt du mouvement que nous
sommes est tout aussi le corps propre que le sujet qui n’est
pas une figure pronominale vide, mais son remplissement
ontique, le sujet particulier 195.
Le thème du corps propre n’est jamais explicitement
situé par Patočka par rapport aux trois mouvements,

195. D’ailleurs, Patočka n’hésite pas à localiser dans le corps le sujet


ontique : système nerveux – qui construit, contre la pression de la totalité,
un « extraordinaire règne intérieur » (MNMEH, p. 176) – ou cerveau :
« ce en quoi le monde est donné, c’est le corps, concrètement le cerveau »
(PP, p. 120).

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420 Phénoménologie du mouvement

bien qu’il affirme par ailleurs que les trois mouvements


de l’existence « sont essentiellement des mouvements
du corps subjectif 196 ». Nous pouvons comprendre cette
dernière phrase, d’abord comme l’aveu du fait que dans les
trois mouvements, ce qui importe est le « corps subjectif »
en tant que corporéité, mouvement de sédimentation,
et dans ce cas c’est au mouvement qu’est le corps-sujet
qu’arrivent les trois mouvements. Une autre hypothèse
de lecture serait de dire que ce par rapport à quoi appa-
raissent essentiellement les trois mouvements (dans leur
différence), c’est le corps subjectif sédimenté. Mais cela
revient au même, car dans ce cas nous pouvons aussi inférer
que les trois mouvements sont des rapports essentiels et
dynamiques au corps sédimenté. Quoi qu’il en soit, les
moments de classification que nous avons utilisés sont
bien présents : Patočka nous parle bien de l’idéal du plaisir
à l’œuvre dans le premier mouvement, des besoins qui
nous enchaînent à la terre et au travail dans le deuxième,
et de la libération par le sacrifice dans le troisième. Mais
si le corps propre se laisse bien circonscrire dans le cadre
de la théorie des trois mouvements, son inscription ne
sera pas sans conséquence pour cette théorie même. Car,
si nos suggestions sont fondées, chaque mouvement de
l’existence serait en conséquence plutôt un rapport spéci-
fique du mouvement (au singulier) que nous sommes à
son sédiment corporel. Nous devrions donc, peut-être, les
appeler plutôt des relations d’existence, des orientations
du mouvement que nous sommes par rapport à son dépôt,
et dans ce cas la théorie des trois mouvements serait en
réalité la théorie des trois rapports du mouvement de
l’existence (au singulier) à son sédiment.

196. MNMEH, p. 46.

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VI

Le projet asubjectif. Le problème


des trois mouvements de l’existence

1. Le projet asubjectif et la critique


de l’intentionnalité

Dans ce qui suit, nous allons examiner la présentation


que donne Patočka de son projet de phénoménologie
asubjective, afin de mieux cerner ses enjeux, mais aussi
ses ouvertures, ses points insuffisamment développés. En
effet, l’élaboration d’une phénoménologie asubjective
implique un remaniement de l’intentionnalité qui découle
directement du dépassement de l’horizon transcendantal
de la subjectivité, tel qu’il était maintenu par Husserl.
La destitution du subjectivisme ne revient cependant
pas à récuser toute pertinence au modèle intentionnel,
mais plutôt à en réviser le statut et le sens. Il nous semble
qu’une analyse plus poussée du mouvement de la vie est
à même de montrer la vie même comme héritant le sens
nouveau que revêt l’intentionnalité dans une phénomé-
nologie asubjective. Nous nous bornerons à suggérer
cette ouverture que Patočka explore peu, et nous ferons
de même avec un second prolongement possible de ce

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422 Phénoménologie du mouvement

projet : le vrai sens de l’épochè généralisée, que Patočka


lui-même considère comme l’expression la plus propre
de la liberté qui est la nôtre. Nous verrons par la suite
que c’est à ces deux ouvertures, insuffisamment élaborées
par Patočka, que peuvent être réduites les difficultés de
sa doctrine des trois mouvements.

1.1. Le sujet comme destinataire de l’apparaître et comme


pôle du (mouvement du) monde. Le sujet n’est pas consti-
tuant au sens husserlien. Le sujet concret (sédimenté) est
un apparaissant comme les autres

La nécessité de proposer une alternative au subjecti-


visme et à l’idéalisme implicites de la phénoménologie
husserlienne découle chez Patočka d’une volonté de
rendre compte plus authentiquement, c’est-à-dire plus
phénoménologiquement, de la structure et de la moda-
lité de l’apparaître. En effet, c’est en s’interrogeant sur
le comment de l’apparaître que Patočka est conduit à
affirmer que l’apparition (le phénomène) ne peut pas être
expliquée à partir d’un sujet qui, avant tout, est lui-même
quelque chose d’apparaissant. S’il apparaît à son tour, c’est
qu’il est soumis lui-même à la légalité de l’apparaître, au
lieu d’en être le principe. À partir de ces considérations,
il devient possible de formuler une distinction tranchée
entre deux types de phénoménologie, comme le fait
Patočka dans un fragment de 1972 :

Quelle est la différence entre la phénoménologie subjective


et la phénoménologie asubjective ? Le plan d’explication de la
phénoménologie subjective se situe dans le sujet. L’apparaître
(de l’étant) est reconduit au subjectif (le moi, le vécu, la repré-
sentation, la pensée) comme ultime base d’éclaircissement. Dans

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Le projet asubjectif 423

la phénoménologie asubjective, le sujet dans son apparaître est


un « résultat » au même titre que tout le reste. Il doit y avoir des
règles a priori tant de ma propre entrée dans l’apparition que de
l’apparaître de ce que je ne suis pas 1.

La phénoménologie asubjective revient donc, non pas à


faire l’économie du sujet, mais à changer radicalement son
statut 2 : au lieu d’être le principe de l’apparaître, il en est
à son tour le « résultat » ou le produit. Il faut néanmoins
savoir que ce n’est pas là une position que Patočka attein-
drait seulement vers la fin de son parcours philosophique.
Car c’est dès le milieu des années 1960, dans son cours
sur la phénoménologie husserlienne (1964-1965) comme
dans les textes ultérieurs dédiés à la subjectivité incarnée
et à la corporéité motrice (1968-1969), qu’il commence
à prendre ses distances, explicitement ou bien par le seul
style de ses analyses, par rapport à une phénoménologie
dominée par le subjectivisme. Toutefois, l’explicitation
et l’élaboration proprement dite et systématique de cette
nouvelle phénoménologie de type asubjectif ne se fera
que dans les années 1970, dans trois textes décisifs : tout
d’abord, dans les deux articles de 1970 et 1971 portant,
respectivement, sur la possibilité et sur l’exigence d’une
phénoménologie asubjective, mais aussi dans l’article
crucial paru en 1975, « Épochè et réduction », et surtout
dans les notes de travail qui le préparent.

1. « [Corps, possibilités, monde, champ d’apparition] », PP, p. 127.


2. En ce sens, nous pouvons affirmer avec Alessandra Pantano que
« asubjectif » veut dire, « non pas sans sujet, mais asubjectiviste » (« Vers
les moments de l’apparaître », Studia phaenomenologica, vol. VII, 2007,
p. 331-352, ici p. 332).

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424 Phénoménologie du mouvement

Dans sa forme la plus élaborée, la phénoménologie


asubjective de Patočka propose une critique systématique
du préjugé de l’évidence à soi de l’ego. Par là, ce n’est pas
la certitude de soi propre à l’ego qui est niée, mais bien
la nature et le contenu de cette certitude :

Certes, l’ego dans l’ego cogito est immédiatement certain, mais


cette certitude n’est pas la certitude d’un contenu. Au contraire,
elle est une simple certitude d’existence, dénuée de tout contenu
si ce n’est le seul fait que cet ego est ce à quoi l’apparaissant
apparaît ; l’apparaître, le champ phénoménal, est son apparaître 3.

S’il y a donc une certitude de l’ego, ce n’est pas celle


d’une transparence parfaite des cogitationes, d’une percep-
tion immanente 4 indubitable de ses propres vécus ou d’une
expérience interne qui ouvrirait un domaine d’apodicti-
cité absolue. Cette certitude se résume, au contraire, au
simple fait que l’ego n’est rien d’autre que le destinataire
de l’apparaître. En même temps, cette fonction de pôle
du champ phénoménal que l’ego assume en tant que
destinataire de l’apparaître ne l’épuise pas : il n’est pas
réductible à cette fonction puisqu’il est, en même temps,
lui-même quelque chose d’apparaissant. Et même, il n’est
un sujet concret qu’en tant qu’il apparaît à son tour, alors
que la fonction de destinataire de l’apparaître ne concerne

3. « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence


d’une phénoménologie asubjective », QQP, p. 208.
4. Pour un examen des résidus brentaniens et de « l’aspect psycholo-
gique non surmonté » de la conception que Husserl se fait de la subjectivité,
nous renvoyons à l’analyse proposée par Ana Cecilia Santos dans l’article
« Vers une phénoménologie asubjective », (in Jan Patočka Phénoménologie
asubjective et existence, éd. par Renaud Barbaras, Milan, Mimesis, 2007,
p. 49-69, p. 50 sq et p. 63 en particulier).

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Le projet asubjectif 425

qu’un sujet en quelque sorte formel, que Patočka qualifie


de « structure pronominale vide ». La différence entre
les deux sens de la subjectivité est illustrée comme suit :

Si le sujet n’est originairement rien d’autre que ce à quoi le


monde apparaît, s’il n’y a aucune intuition pure du subjectif
dans sa concrétion, il s’ensuit que cette concrétion est à situer
du côté des choses, que le sujet apparaît donc de deux manières
différentes, tantôt comme ce à quoi tout apparaît, tantôt comme
l’une des choses apparaissantes 5.

Patočka propose donc une description de la structure


de l’apparaître, à l’intérieur de laquelle la subjectivité a
encore une place incontestable. Mais elle se fait reconnaître
comme un moment et non plus comme un principe :
« Le phénomène, l’apparaître, a pour moments ce qui
apparaît (le monde), ce à quoi l’apparaissant apparaît (la
subjectivité) et le comment, la manière dont l’apparaissant
apparaît 6. » Ou, dans une formulation plus complète (que
nous avons déjà rencontrée sur notre chemin) :

Nous considérons comme appartenant à la structure de l’apparaître


en tant que tel cette totalité universelle de l’apparaissant, le grand
tout, ainsi que ce à quoi l’apparaissant apparaît, la subjectivité
(ayant une structure pronominale vide, à ne pas identifier avec
un sujet singulier fermé), et le comment de l’apparaître dont
relève la polarité remplissement-évacuation (étant entendu que
l’évacuation ne signifie jamais un vide absolu, un néant) 7.

5. « Épochè et réduction – manuscrit de travail », PP, p. 171-172.


6. PP, p. 172.
7. PP, p. 177.

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426 Phénoménologie du mouvement

Dans la structure ainsi décrite, le sujet est à la fois


destinataire de l’apparaître et apparaissant à son tour, et
dans cette dernière posture il appartient au monde en tant
que totalité de l’apparaissant. Il n’est un sujet concret que
par cette inscription mondaine, qui est intrinsèquement
inscription corporelle, c’est-à-dire sédimentation du corps
par le mouvement que nous sommes, selon les légalités de
sédimentation du mouvement même du monde. Quant
au comment de l’apparaître qui est explicité ici à partir de
la polarité remplissement – évacuation 8, nous le laissons
de côté pour l’instant puisque nous allons le retrouver
à un endroit crucial de la critique de l’intentionnalité :
comme nous le verrons, pour Patočka, le couple visée à
vide – remplissement ne décrit plus le mode d’être ou le
modus operandi de la conscience (les rapports qu’entre-
tiennent les vécus et notamment les intentions signitives
et intuitives), mais la structure d’horizon de l’apparaître.
Arrêtons-nous sur l’intrication des deux autres moments
de l’apparaître que sont le sujet et le monde, pour voir,
tout d’abord, que devient le sujet une fois resitué sur fond

8. À son sujet, Ana Santos introduit une intéressante et pertinente


restriction, en soutenant que cette polarité ne peut décrire que la modalité
de l’apparaître de l’apparaissant singulier et reste inadéquate pour penser
la donation phénoménale de la totalité ou du monde, qui doit être pré-
donné(e) en son entier (Ana Cecilia Santos, « Die Lehre des Erscheinens
bei Jan Patočka. Drei Probleme », Studia phaenomenologica, vol. VII, 2007,
p. 319). Émilie Tardivel propose à son tour d’entériner le paradoxe qui
fait que « la donation du monde en totalité ne contredit pas sa donation
par esquisses » : « Le monde se donne totalement, mais l’homme ne peut
le recevoir de la même manière. L’homme est limité dans sa capacité de
réception, mais non le monde dans sa capacité de donation » (op. cit., p. 103
et 104). Nous traduisons pour notre part ce schéma explicatif en disant
simplement que le mouvement que nous sommes fait partie, c’est-à-dire est
seulement une partie, du mouvement général de la physis, qui le précède,
le porte et donc l’excède.

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Le projet asubjectif 427

de monde. L’appartenance mondaine du sujet en tant


qu’apparaissant permet en effet de comprendre les motifs
profonds qui conduisent Patočka à nier la transparence à
soi de l’ego et l’évidence de ses cogitationes dans un regard
intérieur 9. La donation de l’ego n’est jamais immédiate
puisqu’il est toujours co-donné, dans le monde et à côté
des choses 10. Co-donné avec les choses, il n’est pas au
principe de leur apparition, car il est, dans sa concré-
tude, lui aussi quelque chose d’apparaissant et obéit, par
là, à la même légalité de l’apparaître : « Dans le champ
phénoménal, les choses laissent l’égologique se faire jour,
de même que l’égologique, de son côté, fait apparaître
les choses, mais l’égoïté ne peut être saisie en elle-même
de manière “absolue” 11. »
L’ego est donc la condition d’apparition des choses dans
l’exacte mesure où les choses (ou mieux encore, le mouve-
ment de l’individuation des choses) conditionnent à leur
tour son apparition parmi elles ; ils sont par conséquent
co-apparaissants, ce qui exclut la possibilité d’une donation
immédiate, absolue et séparée de l’ego. La conséquence de
cette corrélation réalisée à l’intérieur du monde est que
l’activité subjective n’est évidente ou visible qu’à partir de
son contexte, à partir des modifications qui surviennent
dans le champ phénoménal et qui dévoilent, toujours

9. « La perception des cogitationes à l’aide d’un “regard intérieur”


qui correspondrait au regard extérieur comme un pendant renversé, est un
mythe » (« Épochè et réduction », QQP, p. 225).
10. « Je ne suis jamais donné, mais seulement co-donné, car je ne suis
jamais chose, affaire, objet – tout en étant au monde, je ne suis pas non plus
un caractère de la chose, mais plutôt vers les choses » (« [Corps, possibilités,
monde, champ d’apparition) », PP, p. 129).
11. « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence
d’une phénoménologie asubjective », QQP, p. 207-208.

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428 Phénoménologie du mouvement

après coup, les traces de cette activité. Et de même, tout


contenu subjectif n’est saisissable que par ricochet, à la
lumière des variations des états de choses dans ce champ.
Pour le dire autrement :

Le sujet concret lui-même n’apparaît initialement qu’en tant que


perspective sur les choses, en tant que donation perspective des
choses. Le sujet concret en tant que facteur causal n’apparaît pas
tout d’abord pour lui-même, il n’y a pas de « noèse » qui puisse être
élaborée pour soi et saisie réflexivement, il n’y a que la continuité
du perspectif, l’en soi des choses malgré l’unilatéralité, la sélection
et la distorsion, l’apparaître des choses dans des phénomènes,
dans des perspectives 12.

L’abandon de la noèse qui est ici en question se fait


donc au profit d’un apparaître autonome des choses,
apparaître dont le sujet ne fait que suivre les perspectives.
Cela donne déjà un indice très important du sort que cette
nouvelle description du champ phénoménal va réserver
aux actes subjectifs et, avec eux, à l’intentionnalité comme
leur propriété fondamentale. C’est un point sur lequel
nous aurons à revenir.
Avant cela, essayons encore de préciser, après cet
examen du sujet comme moment duel de l’apparaître
(pôle de l’apparaître et apparaissant), le contenu du
premier moment qu’est le monde, « totalité universelle
de l’apparaissant » ou « grand tout ». Le statut véritable
du (mouvement du) monde, pour autant qu’il va au-delà
de cette exigence de totalisation de ce qui apparaît, est
susceptible de devenir visible seulement lorsque l’ego, remis
à sa vraie place à l’intérieur du champ phénoménal, est

12. « Épochè et réduction – manuscrit de travail », PP, p. 173.

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Le projet asubjectif 429

destitué de sa prétention de sujet constituant. Le nouveau


statut de la subjectivité revient en effet à affirmer que
la réduction à la conscience pure doit être surmontée
au profit d’une épochè radicalisée qui ne reconduit plus
l’apparaître à l’immanence d’une conscience constituante.
Car la structure universelle de l’apparition, loin d’être
tracée par la subjectivité, se définit à partir du monde :

Grâce à l’universalisation de l’épochè il deviendra alors clair


aussi que, de même que le soi est la condition de possibilité de
l’apparaître du mondain, de même le monde comme horizon
originaire (et non pas comme l’ensemble des réalités) représente
la condition de possibilité de l’apparaître du soi. L’égoïté n’est
sans doute jamais perçue en et dans soi-même, expérimentée
immédiatement, de quelque façon que ce soit, mais uniquement
comme centre d’organisation d’une structure universelle de
l’apparition qui ne peut être ramenée à l’apparaissant comme tel
dans sa singularité. Cette structure, nous la nommons le monde 13.

Étant la totalité mouvante de l’individuation, le monde


est donc, d’une part, ce qui conditionne l’apparition du
sujet lui-même et fait de cette apparition une donnée
médiate, inscrite dans le champ phénoménal. Mais d’autre
part et plus essentiellement, le monde désigne en même
temps la « structure universelle de l’apparition », et comme
tel il est la véritable condition de possibilité de l’appa-
raître. Notons ici ce fait, si facilement ignoré : condition
de possibilité ne veut pas dire possibilité. Nos analyses
antérieures relatives à la prééminence du mouvement sur
ses extases (l’acte et le possible) montrent au contraire que
c’est le mouvement (dans ce cas, la physis, mouvement du

13. « Épochè et réduction », QQP, p. 225.

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430 Phénoménologie du mouvement

monde) qui est condition de toute possibilité, car toute


possibilité est rendue visible (déposée) seulement par du
mouvement. À rebours d’une démarche transcendantale
centrée sur la subjectivité, Patočka montre donc que le
sujet est lui-même, pour ainsi dire, déposé (c’est-à-dire
mû, ou si l’on veut, rendu possible) par le monde :

Le monde est la condition de possibilité non seulement de


l’apparaître des réalités naturelles, mais encore d’un étant qui vit
dans un rapport à soi-même et, par là, rend possible l’apparition
comme telle. L’épochè conduit ainsi d’un seul coup à l’a priori
universel qui ouvre le lieu de l’apparaître tant pour le réal que
pour le sujet de l’expérience 14.

Il s’agit donc de reconnaître que l’ego est lui aussi soumis


à un a priori qui le précède : s’il avait été identifié d’abord
à un pôle de l’apparaître, comme ce à quoi l’apparaissant
apparaît, cette structure pronominale vide 15 ne peut se
remplir que sur fond de monde. Mais le remplissement du
sujet qui est ici en question et dont dépend la concrétude
de l’ego concerne tous ses vécus et tous les contenus de ces
vécus, qui s’avèrent être ainsi eux-mêmes quelque chose
d’apparaissant. C’est pourquoi Patočka peut se demander :
« Les accomplissements subjectifs ne sont-ils pas quelque
chose qui apparaît dans un champ phénoménal, au même
titre que les choses qu’ils font apparaître 16 ? »

14. « Épochè et réduction », QQP, p. 226.


15. Nous renvoyons ici aux analyses patočkiennes du jeu pronominal,
qui est une autre occurrence de la structure universelle de rencontre avec
l’étant (et que nous avons déjà examinées dans notre chapitre portant sur
la spatialité).
16. « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence
d’une phénoménologie asubjective », QQP, p. 207.

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Le projet asubjectif 431

Pour dresser un premier bilan des avancées patočkiennes


que nous venons d’examiner, il faudrait d’abord souligner
le fait que la subjectivité concrète n’est plus constituante,
mais d’une certaine façon, constituée ; que, corrélative-
ment et inversement, le monde n’est plus constitué mais
constituant ; et que l’épochè proprement dite (généralisée)
n’est plus la réduction à la sphère d’immanence de la
subjectivité transcendantale, mais bien la mise au jour du
champ de l’apparaître dans sa structure à trois moments
co-déterminés. Pour faire un pas de plus et préparer le
passage vers la critique et le remaniement de l’inten-
tionnalité, nous invoquerons le manuscrit de travail qui
prépare l’article « Épochè et réduction », où Patočka non
seulement reprend tous ces points fondamentaux, mais
tire également les conséquences relatives au nouveau
statut des vécus considérés traditionnellement comme des
accomplissements subjectifs ou des opérations de l’ego :

Le rendre-présent, etc., ce sont des caractères phénoménaux du


monde. Le « sujet » n’est qu’une composante de cette structure : au
se-montrer, à l’apparaître appartient aussi ce à quoi l’apparaissant
apparaît, mais rien au-delà […]. Ce « sujet » étant aussi peu une
réalité que l’apparaître comme tel, on est en droit de le séparer du
réel en le qualifiant de « transcendantal ». Mais, loin d’être le sol
et le fondement de la structure de l’apparition, il n’en est qu’une
composante vide, une pure existence qui n’acquiert la concrétion
d’un étant qu’en étant incorporée dans la structure d’un sujet réel.
Or, ce sujet concret ne fait pas partie de l’apparaître, il est quelque
chose d’apparaissant (le sujet « psycho-physiologique »), et le sujet
apparaissant ne pourra jamais rendre raison de l’apparaître […].
En effet, il n’y a pas de corrélation fondamentale entre le côté
« noétique » (le côté subjectif des vécus, saisi dans l’immanence
absolue) et le côté noématique ; il n’y a, au sein de l’apparaissant

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432 Phénoménologie du mouvement

en tant que tel, que des renvois relevant du monde ; il n’y a que
le côté noématique, le monde ou le phénomène du monde 17.

Comme la fin de ce passage que nous avons jugé digne


d’être rendu in extenso l’affirme explicitement, la prise en
compte de la structure ternaire du champ phénoménal
doit mener à l’abandon de l’idée d’une corrélation noético-
noématique 18. La dimension noétique, prise isolément
et dans une acception purement subjective, devient ainsi
quelque chose de problématique. Le noétique comme visée
intentionnelle subjective doit s’effacer devant les renvois
internes au champ phénoménal, renvois qui constituent
les véritables lignes de force de l’apparaître. Autrement
dit, ce qui était auparavant considéré comme étant dans
le sujet, dans la sphère d’immanence de ses vécus, lui
est en réalité extérieur et se trouve non pas en lui mais
devant lui, dans le monde, au sein de ce qui apparaît.
Mais si la noèse se situe désormais en face du sujet, cela
veut dire qu’elle se confond de fait avec le noème, ce qui
remet en question la distinction même du noétique et
du noématique. Une fois cette distinction rendue inopé-
rante, nous sommes en mesure de comprendre que tout
ce à quoi elle nous confrontait, tout ce qui était caché

17. « Épochè et réduction – manuscrit de travail », PP, p. 169.


18. Comme le note László Tengelyi à propos de l’entreprise de Patočka :
« Ce qu’il rejette n’est rien de moins que l’interprétation traditionnelle du
fameux “a priori de corrélation” auquel Husserl, à la fin de sa vie, a rétros-
pectivement reconnu un rôle non seulement fondamental mais presque
fondateur dans toute sa pensée » (« La phénoménologie asubjective et la
théorie des trois mouvements de l’existence chez Patočka », in Jan Patočka.
Phénoménologie asubjective et existence, éd. par Renaud Barbaras, Milan,
Mimesis, 2007, p. 137-150, p. 140).

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Le projet asubjectif 433

derrière la dénomination de noème n’était rien d’autre


que le monde.
Cette révision de la corrélation noético-noématique
n’est cependant qu’un aspect du remaniement global que
subit la signification des actes et des vécus subjectifs en
général, et avec eux l’intentionnalité comme leur propriété
fondamentale. C’est l’exposition de ce remaniement qui
va constituer le prochain moment de notre investigation.

1.2. La refonte du sens de l’intentionnel. L’intention n’est


pas dans la conscience. Les visées intentionnelles sont des
renvois internes au champ phénoménal, des « lignes de
force » de l’apparaître. Les data hylétiques sont des qualités
des choses. La polarité vide – remplissement

Tout d’abord, il faut remarquer que, prise dans sa


généralité, la critique de l’intentionnalité découle immé-
diatement de la mise en lumière de la structure ternaire
de l’apparaître, dans la mesure où la destitution du sujet
constituant concerne de fait la conscience intentionnelle
elle-même :

Fût-il défini par l’intentionnalité, le concept de « conscience » est,


dans son principe même, inapte à rendre raison de l’apparaître
de l’apparaissant. La « conscience », dont le mode d’être demeure
d’ailleurs indéterminé ou apparaît même, saisi dans la réflexion
intérieure pure, comme une chose constituée, subsistante, est
toujours un étant intégralement positif qui ne peut donner
lieu à aucun dépassement, qui ne peut donc être la source dont
procède l’apparition 19.

19. « Qu’est-ce que la phénoménologie ? », QQP, p. 228.

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434 Phénoménologie du mouvement

La critique de l’intentionnalité est donc, avant tout,


une critique de la conscience 20 dans son prétendu fonc-
tionnement transcendantal ou constituant. Comprise à
partir de la conscience, l’intentionnalité se trouve privée
de tout pouvoir de révélation, car le concept traditionnel
de conscience est éminemment aporétique : ou bien la
conscience implique un mouvement de dépassement, et
alors elle se confond avec le champ d’apparaître qui est
le vrai contenant de tous ces renvois ; ou bien il s’agit
d’une sphère close d’évidence absolue, mais alors elle est
privée de toute transcendance.
On peut cependant sortir de cette aporie en resituant
la conscience et l’intentionnalité à l’intérieur d’un système
de coordonnées fourni par la structure de l’apparaître.
Dans ce nouveau cadre, la conscience en tant que trans-
cendantale nomme le pôle destinataire de l’apparaître,
tandis que ses effectuations intentionnelles sont à trouver
à même le champ phénoménal. Il ne s’agit donc plus
de visées subjectives, mais de renvois phénoménaux à
l’intérieur de ce qui apparaît. Et l’intentionnalité de la
conscience n’est plus son activité de dépassement vers
les choses, mais son ouverture aux choses déjà amorcée
par la structure de l’apparaître. Les effectuations de la
conscience ne font en effet que suivre les lignes de force du
champ phénoménal, ce qui veut dire que la vraie demeure
de l’intentionnalité n’est finalement plus la conscience,
mais ce champ lui-même. Comme le souligne Patočka,
toujours dans le manuscrit de travail qui prépare l’article
« Épochè et réduction » :

20. Cette critique nous paraît aller au-delà d’une « redéfinition », comme
semble la considérer Émilie Tardivel qui continue à accorder une certaine
pertinence à ce vocabulaire (cf. op. cit., p. 107).

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Le projet asubjectif 435

Pour toutes ces raisons, on ne peut pas non plus parler d’une
« intentionnalité de la conscience ». Ce n’est pas à même le moi
et au sein de l’égoïque qu’il y a des renvois, mais à même l’appa-
raissant. S’il y a des « intentions », elles sont quelque chose qui
appartient à ce qui fait vis-à-vis au sujet […]. Les prétendues
intentions ne sont rien d’autre que les lignes de force de l’appa-
raître à même l’apparaissant. Elles ne forment ni ne « constituent »
rien, mais montrent simplement et renvoient à autre chose que
ce qui déjà apparaît 21.

Or, si les intentions sont, comme Patočka l’affirme


ici, les lignes de force de l’apparaître, cela équivaut mani-
festement à une radicale désubjectivation de l’intention-
nalité : elle n’est plus une propriété ou le mode d’être de
la conscience, mais seulement la marque de la structure
d’horizon de l’apparaître. Car ce qui apparaît dans le
champ phénoménal n’a pas à être constitué ; il s’agit de
choses qui sont déjà données, quoique seulement dans
des perspectives (c’est là un héritage incontestable de
la doctrine husserlienne des Abschattungen 22). Par là, la
portée constituante des visées intentionnelles se trouve

21. « Épochè et réduction – manuscrit de travail », PP, p. 172 ; cf.


aussi p. 197-198.
22. Au premier tome des Idées directrices, Husserl décrit comme suit la
différence entre le mode de donation de la chose et celui de la conscience :
« d’un côté un être qui s’esquisse, qui ne peut jamais être donné absolument,
un être purement contingent et relatif, de l’autre un être nécessaire et absolu,
qui par principe ne se donne pas par esquisse et apparence (durch Abschattung
und Erscheinung) » (E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et
une philosophie phénoménologiques pures, livre premier : Introduction générale
à la phénoménologie pure, trad. par Paul Ricœur, Paris, Gallimard, 1950,
p. 163 ; Husserliana, tome III/1, éd. par Karl Schumann, La Haye, Martinus
Nijhoff, 1976, p. 105). Dans la perspective qui est celle de Patočka ici, cette
différence est annulée.

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436 Phénoménologie du mouvement

suspendue tout comme leur caractère subjectif : elles


désignent des rapports donnés à l’intérieur de l’apparais-
sant. Les renvois et les intentions ne nomment pas les
opérations ou les actes de la conscience ; il ne s’agit pas
d’accomplissements subjectifs mais de la légalité même
de l’apparaître :

Le champ [d’apparition n. n.] comme tel n’a donc pas une


« structure intentionnelle » et il n’y a pas lieu de partir d’un
schéma de description intentionnel ; il faudrait, au contraire,
suivre les rapports internes au champ qui seuls déterminent
quelles structures sont à considérer comme relevant du moi et
quelle est la structure d’apparition du psychique en tant que tel 23.

En même temps, cette manière de rabattre l’inten-


tionnel sur les rapports qui structurent le champ phéno-
ménal ne revient pas à destituer sans droit d’appel la
thématique de l’intentionnalité, que Husserl plaçait au
cœur de la phénoménologie 24. Bien plutôt, elle revient à
resituer l’intentionnalité à un niveau où elle peut garder
une véritable pertinence descriptive. Une réappropriation
des visées intentionnelles en tant que désubjectivées,
en tant que découplées de la conscience prétendument
constituante, reste donc encore possible. C’est ce que
montre Patočka lorsqu’il envisage, par exemple, un réin-
vestissement de la dynamique du remplissement pour
nommer la structure d’horizon du champ phénoménal :

23. « Épochè et réduction – manuscrit de travail », PP, p. 198.


24. Toujours dans les Ideen I, au § 84, Husserl présente l’intention-
nalité comme « le thème central de la phénoménologie » (E. Husserl, Idées
directrices, tome I, p. 282 ; Husserliana, tome III/1, p. 187).

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Le projet asubjectif 437

Nous croyons que c’est Husserl lui-même qui a fourni, dans


les Recherches logiques, un modèle de l’analyse des rapports de
ce genre, et cela par l’exemple fondamental de l’intention et
du remplissement ou de la déception. L’intention dont il est
question ici n’est pas une intention subjectivement « noétique »,
comme il faudrait dire selon la terminologie des Ideen, mais plutôt
« noématique », un rapport interne au champ 25.

Nous retrouvons ici la même idée d’un déplacement de


la noèse, et avec elle de l’intention, qui nous fait quitter
la sphère du subjectif pour gagner le niveau du champ
phénoménal, ce niveau caché, pour la pensée de la corré-
lation qui était encore celle de Husserl, derrière la notion
de noème. En même temps, l’assimilation de la polarité
visée à vide – remplissement à la structure d’horizon de
l’apparaître (qui en fait tout sauf un mécanisme subjectif)
ne peut pas laisser intact son sens traditionnel. Par exemple,
il ne pourra plus être question d’une visée « à vide » à
proprement parler ou d’un remplissement « total » : ni le
vide initial, ni la plénitude finale ou la déception radicale
ne sont plus adéquats pour rendre compte de la structure
d’horizon. Cette structure suppose au contraire la présence
à la fois irréductible (d’où l’impossibilité du vide absolu)
et inépuisable (d’où l’impossibilité de la plénitude totale)
du monde et de son mouvement.
Outre la corrélation noético-noématique et la polarité
visée – remplissement, il y a un autre moment central
de la conception husserlienne de l’intentionnalité que
Patočka examine afin de révéler sa véritable signification
et portée : l’hypothèse, encore plus controversée, d’une
animation des data hylétiques. Encore plus radical sur ce

25. PP, p. 198.

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438 Phénoménologie du mouvement

point, Patočka rejette dans sa critique l’existence même


de telles data : contre la thèse, soutenue par Husserl dès
les Recherches Logiques, d’une constitution de l’objectité
à partir d’une matière intentionnelle animée et pourvue
de sens grâce à une visée ou intention 26, Patočka met
en avant le fait que ce processus est suspendu à la pré-
donation de la chose qui, en tant que déjà là, n’a pas à
être constituée. Dans cette perspective, les anciennes
data hylétiques s’avèrent n’être rien d’immanent ou de
subjectif, mais seulement des qualités des choses. D’où
la conclusion suivante :

Un « problème de data » […] ne se pose que dès lors qu’on


réfléchit sur les « qualités » des « choses », qu’on en établit des
échelles spécifiques, qu’on en étudie les rapports de similitude et
de contraste. Cette interprétation introduit une disparité singu-
lière dans la théorie de l’intentionnalité. En effet, la coïncidence,
l’identification, l’identité de la visée à vide et du remplissement
ne sont possibles que si l’intention vise originairement la même
chose que le remplissement, et non pas si elle « anime » les data.
Le rapport intention-remplissement est un mouvement dans
le champ de l’être avec ses différentes modalités, au lieu que
l’« animation des data » serait ce qui « constitue » l’étant, mais
est-ce là un processus qui puisse être légitimé 27 ?

Le schéma descriptif de l’animation des data hylé-


tiques (maintenu par Husserl dans les Ideen I, comme

26. Ce dispositif se retrouve dans les Ideen I au § 85, où Husserl présente


les data sensibles « comme matière à l’égard de formations intentionnelles
ou de donations de sens » (E. Husserl, Idées directrices, tome I, p. 289 ;
Husserliana, tome III/1, p. 193).
27. « L’épochè transcendantale et l’attitude théorique », PP, p. 232.

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Le projet asubjectif 439

le montrent les analyses consacrées au § 85 aux rapports


entre morphè intentionnelle et hyle sensuelle) est donc
à réviser profondément pour autant qu’il dénature le
fonctionnement même de l’intentionnalité. Si celle-ci
est comprise à partir d’une telle animation des données
hylétiques, on perd complètement de vue ce qui la définit
réellement et fait son unité : le fait d’être visée de la chose,
et d’une même chose. L’idée même d’un remplissement
adéquat ne prend d’ailleurs son sens qu’au moyen de
cette référence constante à la chose prise dans son unité et
identité, comme déjà donnée dans la visée. En revanche,
le schéma d’une animation des données sensorielles
à travers laquelle l’identité de la chose se construirait
progressivement ne peut qu’ôter toute cohérence à la
dynamique du remplissement 28.
En outre, comme nous avons déjà pu le suggérer, les
data hylétiques sont à critiquer, non seulement parce
qu’elles obscurcissent le fonctionnement et le sens de
l’intentionnalité et du remplissement, mais également
en raison de leur présumée appartenance à la sphère
d’immanence réelle du sujet. En tant qu’appartenant
(avec les noèses) à la sphère de l’immanence réelle, les
data sont pour Husserl ce qu’il y a de plus subjectif, elles
sont l’étoffe même de la subjectivité 29. Or, tout comme

28. « Le remplissement qualitatif ne garantit pas que la chose elle-même


soit là. La face arrière de la chose n’est pas donnée, mais il est donné que, pour
autant qu’il s’agisse bien d’une chose, il y a une face arrière. C’est pour cette
raison et uniquement pour cette raison qu’il y a un sens à la retourner ou à
en faire le tour » (« Épochè et réduction – manuscrit de travail », PP, p. 177).
29. La conclusion du § 85 des Ideen I pose en ce sens : « Le flux de
l’être phénoménologique [synonyme, pour Husserl, de l’être subjectif, n. n.]
a une couche matérielle et une couche noétique » (E. Husserl, Idées directrices,
tome I, p. 293 ; Husserliana, tome III/1, p. 196).

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440 Phénoménologie du mouvement

elles n’ont pas à être animées pour constituer l’objet (car


une chose est toujours donnée avant toute constitution
d’objet), de même elles ne sont en réalité rien d’immanent
ou de subjectif, mais ne font que déguiser des qualités en
réalité chosiques ou des structures d’objet. L’impressionnel
se situe à même les choses, et il n’y a pas de sens à le
redoubler par des moments situés dans l’immanence
réelle du sujet 30. C’est là le sens de l’interrogation que
formule Patočka : « La liaison spécifique que représente
le rouge comme face d’un objet, comme coloration rouge
d’une boîte de cigarettes, n’est-elle pas une structure
d’objet ? Où voit-on là quelque chose comme un “acte”
ou un vécu 31 ? » Il n’y a donc plus à distinguer, comme le
faisait Husserl, entre un moment subjectif et un moment
objectif de la qualité, un « rouge » impressionnel et un
« rouge » chosique.
Cette révision du statut de la hyle infléchit profon­
dément la description de la façon dont la conscience fonc-
tionne et se dirige vers l’objet. Ses trois moments étaient
situés auparavant du côté du vécu : direction de la visée
(l’objet saisi à partir du pôle noématique), les moments
de la visée (les data hylétiques interprétées comme des
impressions au sein du vécu) et, bien sûr, le mouvement

30. « Le sens objectif sur le fondement duquel un objet de la pensée


est intentionné ; les caractères positionnels ; les caractères de donation qui
en premier lieu conduisirent à la découverte de l’important renvoi phéno-
ménal entre la donation déficiente, la visée à vide, et le remplissement par
la présence, ou, le cas échéant la présence en chair et en os, la “présence en
personne” de l’objet – tout cela n’est rien de “subjectif” au sens d’un vécu réel
(reelen) qui m’appartiendrait à titre d’élément constitutif » (« Le subjectivisme
de la phénoménologie husserlienne et l’exigence d’une phénoménologie
asubjective », QQP, p. 209).
31. « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence
d’une phénoménologie asubjective » (QQP, p. 205).

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Le projet asubjectif 441

comme tel, le dépassement des data en direction de l’objet


(l’intentionnalité). Après révision, nous avons, d’abord,
une chose (et non pas un objet) pré-donnée à travers
ses caractères chosiques (les anciennes data hylétiques),
selon des lignes de force et des perspectives qui décrivent
notre façon dynamique de rencontrer l’objet (l’ancienne
intentionnalité). Si l’animation des data hylétiques par
l’intentionnalité exprimait le besoin de rendre compte
de la dynamique de la synthèse qui donne finalement la
chose, cette dynamique s’explique à présent par le fait
que le sujet est de part en part mouvement.
En effet, l’universalisation et la radicalisation de l’épochè
ne débouchent pas seulement sur la mise en évidence
de la structure tripartite du champ de l’apparaître. Elles
mettent également en valeur, à nouveau, le fait que l’exis-
tence du sujet est intégralement mouvement. Car c’est
la même chose que de dire que le champ phénoménal
a une structure d’horizon régie par des perspectives et
par des relations d’approchement et d’éloignement, et
que le sujet se définit par le mouvement : le sujet ne
peut assumer sa tâche de destinataire de l’apparaître
qu’en se mouvant, en se faisant « pour ainsi dire » motri-
cité. Dans le cadre de la structure d’horizon, ce qui est
proche représente précisément ce que Husserl nommait
une intention remplie (quoiqu’il ne s’agisse pas d’une
plénitude totale) et ce qui est éloigné, mais peut devenir
proche, correspond au remplissement déficient. Cette
polarité proximité – distance, présente à l’intérieur de la
structure d’horizon, Husserl la faisait correspondre à des
processus intentionnels constituants. Or, la dynamique
visée – remplissement ou remplissement – évacuation est
elle-même interne au champ de l’apparaître. Autant dire
que cette dynamique renvoie ici au proto-mouvement

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442 Phénoménologie du mouvement

d’individuation, à la physis elle-même. Et c’est parce qu’il


y a une telle dynamique du champ phénoménal que le
sujet qui lui correspond en tant que son destinataire doit
être lui-même mouvement (sans que cela signifie que la
corrélation des deux dynamiques doive être comprise
comme un rapport causal d’action et réaction, car il s’agit
plutôt d’une coordination qui relie le proto-mouvement
de l’apparaître et le mouvement que nous sommes). Nous
retrouvons bien ici le problème du Sich-Fügen, qui est
impensable autrement que comme ajointement des deux
mouvements : celui que nous sommes et celui de la physis.
Reprenons à présent les jalons de cette analyse du projet
asubjectif de Patočka. Nous avons voulu montrer que la
description de la structure de l’apparaître (qui comprend
le monde comme ce qui apparaît, la subjectivité comme
destinataire de l’apparition et le comment de l’apparaître)
mène directement à une critique de l’évidence à soi de
l’ego. L’ego a une certitude propre en tant que destinataire
de l’apparaître, mais comme tel il n’est qu’une structure
pronominale vide. Pris en revanche en tant que sujet
concret, il est lui aussi apparaissant, partie du monde,
du grand tout de ce qui apparaît. L’ego apparaissant,
mondain et corporel, est tout sauf donné à soi dans une
évidence immédiate, dans un régime d’auto-transparence.
Au contraire, ce sont les modifications qui surviennent
dans le champ phénoménal qui dévoilent, toujours après
coup, les traces de son activité : la structure pronominale
vide qui nomme son visage formel ne se remplit, ne se
concrétise que sur fond de monde.
En ce qui concerne les effectuations intentionnelles,
nous avons pu voir que, suite à ce remaniement complexe,
elles se trouvent déplacées, délocalisées pour ainsi dire
par rapport à la subjectivité : désormais, elles sont à

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Le projet asubjectif 443

trouver à même le champ phénoménal, car elles « ne


sont rien d’autre que les lignes de force de l’apparaître à
même l’apparaissant ». C’est ainsi qu’il devient manifeste
que l’intentionnalité n’a pas de portée constituante à
proprement parler, tout comme elle ne renvoie plus à des
opérations subjectives. Le remaniement opéré par Patočka
affecte aussi, comme nous avons pu le voir, la polarité
visée à vide – remplissement : sur fond de monde, il n’y
a plus de vide absolu ou de remplissement plénier, car la
structure d’horizon que cette polarité désigne à présent
suppose la présence à la fois irréductible (d’où l’impossi-
bilité du vide absolu) et inépuisable (d’où l’impossibilité
de la plénitude totale) du monde.
Enfin, les data hylétiques s’avèrent être une abstrac-
tion, car la rencontre de la conscience et de l’objet n’a
plus la même signification : dans cette rencontre, on a
plutôt affaire à une chose (et non pas à un objet) pré-
donnée à travers ses caractères chosiques (et non pas au
moyen de data hylétiques), selon des lignes de force et des
perspectives qui suivent la dynamique de l’apparition (et
non pas par une intentionnalité qui « anime » les data).
Ainsi, le mouvement de notre rencontre avec les choses
ne relève plus d’une animation intentionnelle des data,
mais exprime le mouvement que nous sommes, qui fait
face et correspond au mouvement de l’apparaître.
Nous pouvons donc conclure que dans la phéno-
ménologie asubjective de Patočka, tous les moments de
la théorie husserlienne de l’intentionnalité se trouvent
remaniés. Les data hylétiques sont dénoncés comme
étant des abstractions au profit des caractères chosiques
qui seuls apparaissent : il n’y a donc plus lieu de parler
d’une animation de telles data et donc de l’intentionnalité
comme constituante de l’objet. Soulignons aussi la parfaite

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444 Phénoménologie du mouvement

cohérence du projet asubjectif avec les développements


patočkiens antérieurs, et notamment avec les reprises
d’Aristote. C’est toujours le sens des concepts de prove-
nance aristotélicienne qui est corrigé chez Husserl  : la hyle
husserlienne n’est pas la vraie hyle, l’extase du mouvement
de la physis, et les actes (de conscience) jouent chez Husserl
le rôle qui est à proprement parler celui du mouvement
dont ils ne sont que l’extase. D’où la conséquence : au
lieu de caractériser (comme chez Husserl) l’être de la
conscience, les intentions nomment les lignes de force
de l’apparaître. Et si la dynamique remplissement –
évacuation est conservée, c’est seulement pour illustrer
la rencontre entre le mouvement de la subjectivité et le
mouvement de l’apparaître (la physis).
Mais quelle sera, plus loin encore, la contrepartie
positive de ce remaniement critique ? Comment décrire à
présent ce qui, dans la subjectivité, se laissait auparavant
saisir comme intentionnalité ? Si le mouvement que nous
sommes n’est pas à comprendre comme une dynamique
intentionnelle, cela ne veut pas dire qu’il est dépourvu de
toute détermination. Bien au contraire, il se caractérise
par deux traits décisifs qui vont nous occuper dans ce
qui suit. Il est, tout d’abord, une dynamique vitale : le
mouvement que nous sommes est vie. Mais il est aussi
une dynamique libre. La vie et la liberté seront donc les
termes clé d’une pensée du sujet à même de prolonger
les exigences d’une phénoménologie asubjective.

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Le projet asubjectif 445

2. Les ouvertures du projet asubjectif :


les problèmes de la vie et de la liberté

2.1. L’intentionnalité du mouvement et le quasi-oubli de


la vie animale

Il existe bien, dans les écrits phénoménologiques de


Patočka, plusieurs tentatives de rapprocher le concept
d’intentionnalité de celui de vie, et à plusieurs endroits,
Patočka semble tenté d’en établir l’équivalence. À chaque
fois, le concept de mouvement sert de moyen terme,
mais à chaque fois, les intérêts ponctuels de l’analyse
empêchent l’explicitation jusqu’au bout de cette équiva-
lence. Dans la postface tchèque de 1969 (et – notons-le
bien – immédiatement avant d’introduire la définition
aristotélicienne du mouvement), Patočka déclare vouloir
« tirer parti » tant de la transformation heideggérienne de
la phénoménologie de l’intentionnalité de Husserl en une
ontologie de la vie, que de la manière dont Fink entend
le fait que toute ontologie de la vie doit être aussi analyse
du monde. Et il poursuit, en instituant explicitement
une synonymie entre vie et mouvement : « L’ontologie
de la vie peut être élargie en ontologie du monde si nous
comprenons la vie comme mouvement au sens originel
du terme, ce mouvement dont Aristote était sur la piste
avec son concept de dynamis réalisée 32. » Nous avons eu
l’occasion d’examiner à plusieurs reprises le sens qu’a
« en définitive 33 » cette équivalence : c’est seulement si
l’on considère l’existence comme mouvement que l’on
peut véritablement penser son ajointement au monde qui

32. MNMEH, p. 102.


33. MNMEH, p. 101.

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446 Phénoménologie du mouvement

est, lui aussi et lui d’abord, mouvement. Reconduire le


problème de l’intentionnalité à celui du mouvement, c’est
donc un geste requis à son tour par les phénomènes : c’est
le mouvement qui vise quelque chose, c’est lui qui est
désigné par le concept d’intentionnalité. Comme l’écrit
Patočka, toujours dans le cadre d’une reprise d’Aris-
tote : « quant à ce que le mouvement “veut” dans son
fond, nous le comprendrons en prolongeant au-delà des
limites effectives la tendance dont il ne peut réellement
atteindre le terme. Nous verrons alors qu’il vise ce qui
est éternellement présent, absolument stable 34 ». C’est
cette « tendance » qu’a le mouvement qui est la vérité
de l’intentionnalité et, d’ailleurs, c’est à l’aide de cette
« tendancialité » que Patočka compte, dans une annexe
de « L’espace et sa problématique », préciser les propos
husserliens sur la présentation de l’alter ego : le regard
vivant, par exemple, est toujours attiré, réactif, tendanciel
et « je vois chez l’autre qu’il subit cette même attraction 35 »
que mon regard que je sais vivant.
Mais cette synonymie entre vie et intentionnalité
établie par l’intermédiaire du mouvement, bien qu’elle
soit opérée ponctuellement et à des endroits stratégiques,
n’est jamais explicitée jusqu’au bout. Tâchons, dans ce
qui suit, de présenter les étapes de son élaboration. Tout

34. MNMEH, p. 131. Une certaine forme de téléologie est inévitable


dans toute thématisation du fait que le mouvement en général est orienté, et
en particulier dans la thématisation de notre mouvement en tant qu’orienté,
c’est-à-dire intentionnel. D’ailleurs, dans le cours de 1968-1969, Patočka
éclaircit l’un par l’autre ces deux termes (intentionnalité et téléologie), en
parlant de l’unité orientée de notre mouvement corporel : « ici aussi il y
a implication réciproque des différentes parties, ici aussi symétrie (entre
commencement et fin), ici aussi intentionnalité, téléologie » (PP, p. 72).
35. QQP, p. 269.

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Le projet asubjectif 447

d’abord, dans la conférence de Fribourg de 1968, Patočka


se demande si les diverses effectuations subjectives ne
pourraient pas être réunies et subsumées dans un seul
mouvement général – celui de notre vie. Mais il condi-
tionne la réponse (qu’on sait affirmative dans le reste de
son œuvre) par celle à une autre question : « à savoir si la
vie elle-même peut être conçue comme une autoréalisation
à l’instar du mouvement 36 ». Les efforts de la conférence se
dirigent vers la mise en place de cette synonymie générale,
car « le mouvement est si étroitement lié à la vie qu’il est
le seul indice sûr 37 ». Néanmoins, cette équivalence se
trouve ensuite plutôt réduite à celle entre le mouvement
et notre vie. Pour ne citer que deux exemples : dans le
cours de 1968-1969, notre corporéité en mouvement est
« une vie qui, par elle-même, est spatialement, qui produit
sa propre localisation 38 » ; vers la fin du même cours,
l’équivalence est d’ailleurs ouvertement établie : « Notre
mouvement – notre individuation, notre vie – est pour
cette raison un mouvement par rapport à l’être qui nous
médiatise les singularités de l’univers, et par là, l’univers
en totalité 39. » Bien évidemment, c’est ce se-rapporter aux
singularités (ou à la totalité) qui est généralement appelé
intentionnalité d’objet (ou, respectivement, d’horizon).
Mais cette interprétation n’est pas explicite ici.
Nous pouvons interroger néanmoins le point d’origine
de ce rapport aux individualités et à ce qui les génère :
dans la postface tchèque de 1969 au Monde naturel comme
problème philosophique, nous trouvons par exemple – dans

36. PP, p. 19.


37. PP, p. 27.
38. PP, p. 59.
39. PP, p. 115.

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448 Phénoménologie du mouvement

le cadre d’une description du premier mouvement de l’exis-


tence qui est celui qui instaure notre rapport à ce que nous
ne sommes pas (étants ou être) – cette remarque à propos
de notre individuation, qui « ne cesse pas de ressentir son
incomplétude, […] ne cesse pas de comprendre sa finitude,
son être, comme un manque 40 ». Ce manque à remplir
est le moteur même de l’intentionnalité. Par exemple,
dans le cadre du premier mouvement qui est celui que
Patočka décrit ici, ce manque est compensé d’abord par
les proches qui nous accueillent et dans lesquels s’incarne
le monde qui, lui aussi, nous accueille. Et nous tenterons
par la suite toujours de remplir ce manque, dans toutes
les effectuations ultérieures, objectivantes ou ouvertes.
La thématisation, à peine esquissée ici, de l’inten-
tionnalité comme manque, est en fait la reprise d’une
ancienne configuration conceptuelle, datant des années
1950, et plus précisément du texte sur « Le “point de
départ subjectif” et la biologie objective de l’homme ».
Patočka y aborde le problème de la différence de notre
mode d’être et de celui de l’animal :

L’animal n’a aucune égoïté, puisque c’est la totalité qui agit en


lui. La totalité n’est pas pour lui un objet, mais une présence,
à tout instant là de manière indivise. C’est parce que son inté-
gration dans la totalité n’est pas brisée, parce que la totalité ne
s’est pas pour lui […] réduite à un ensemble de singularités,
que l’animal peut se laisser aller tout entier au présent. Il n’a pas
besoin d’un rapport explicite à la totalité – il est lui-même cette
totalité, il en fait partie. L’homme au contraire s’est mis à part.
Le rapport humain à la totalité signifie qu’il y a chez l’homme
une incomplétude essentielle, une révolte contre la totalité, une

40. MNMEH, p. 112.

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Le projet asubjectif 449

dissension avec elle. […] La vie humaine est à vrai dire une vie
contre la totalité 41.

Aussi, le système nerveux humain est un microcosme


qui résiste à l’assaut de la totalité en s’opposant à lui, en
lui faisant concurrence, en n’y succombant pas à tout
moment comme l’animal. Cela dit, Patočka poursuit :

L’homme est parce qu’il y a une dissolution au sein même de


la totalité de l’être absolu, dissolution qui peut être formulée
comme l’expulsion de la partie hors du tout et l’aspiration de la
partie à s’approprier ce même tout, aspiration vaine et perverse,
puisqu’elle ne peut aboutir à une subordination nouvelle, à une
réconciliation, à une intégration nouvelle 42.

Telle est la plus claire thématisation des raisons et


des mobiles (pour ainsi dire) de l’intentionnalité, bien
qu’elle ne soit pas nommée explicitement ici non plus.
L’intentionnalité n’anime pas des data, ne constitue
pas des objets, mais elle est l’expression même de notre
manque, de notre désir de réintégrer la totalité dont nous
avons été expulsés. Le microcosme de notre vie est notre
tentative de réintégration, toujours inaboutie.
Or, si l’équivalence de notre vie à ce mouvement (inten-
tionnel) de réintégration est bien tenable dans un registre
patočkien, qu’en est-il de l’équivalence de l’intentionnalité
avec la vie animale (c’est-à-dire avec la vie en général),
en opposition avec laquelle se définit, comme nous

41. MNMEH, p. 175.


42. MNMEH, p. 175-176.

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450 Phénoménologie du mouvement

venons de le voir, notre vie contre la totalité 43 ? Patočka


sait très bien que la vie animale a elle aussi un « corrélat
global 44 », et même si celui-ci n’est que l’environnement
présent, l’animal lui aussi est « en dehors de son centre
particulier 45 ». Nous pouvons donc dire également de la
vie animale qu’elle est « auto-élaboration », qu’elle « se
confère à elle-même un sens 46 ».
Dans le cours de 1968-1969, Patočka est beaucoup
plus attentif à l’identité de la consonance et de l’empathie
avec le monde, à l’œuvre tant dans la vie animale que
dans l’état pré-linguistique de notre vie. Malgré cela et
malgré la critique explicite qu’il adresse au même endroit
à Heidegger (notamment celle d’avoir oublié d’analyser
cette composante de consonance – la plus à même de
prouver la corporéité nécessaire de notre mouvement
subjectif), c’est en recourant au diagnostic heideggérien
de l’animal comme « pauvre en monde » que Patočka
entend évacuer ici le problème de la vie animale. Il nous
semble en revanche que Patočka a été plus proche d’un
traitement plus direct et frontal de cette difficulté de son

43. Renaud Barbaras a porté une attention particulière à ce décalage


qui s’insinue subrepticement, chez Patočka, entre la vie (vie en général) et
l’existence (vie humaine). Voir par exemple Introduction à une phénoménologie
de la vie, op. cit., p. 123 sq.
44. PP, p. 101.
45. MNMEH, p. 39. Dans ce texte de 1967, Patočka relègue néan-
moins cette vérité dans une parenthèse, en invoquant la différence entre « la
nécessité instinctive » d’être hors de soi de l’animal et le « libre consentement »
humain qui est co-créateur de sa sortie hors de soi.
46. QQP, p. 119. Patočka parle bien ici, dans une analyse des posi-
tions husserliennes, seulement de la vie humaine, qu’il appelle au même
endroit « relèvement par le temps dans le temps et au-dessus du temps ».
Nous citons cette belle expression qui peut néanmoins se réduire à : « la
vie est mouvement » (ce qui vaut aussi, évidemment, pour la vie animale).

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Le projet asubjectif 451

dispositif théorique qu’est le problème de la vie animale


par opposition à la vie de l’esprit, dans les notes de travail
de 1969 : « Phénoménologie et ontologie du mouve-
ment », qu’il consacre à la conception aristotélicienne
du mouvement. C’est dans ce cadre aristotélicien que
Patočka se penche sur une observation de Scheler selon
laquelle « dans l’intuition du mouvement vivant, l’on
suit spontanément la tendance et l’on voit où elle porte
l’objet [plutôt l’animal, dirions-nous] – le changement de
lieu est une suite du mouvement de ce qui se meut 47 ».
C’est précisément la tendance dont il est question ici
qui peut offrir un point de départ pour la thématisation
d’une intentionnalité générale du mouvement vivant.
Mais là aussi, Patočka tire une autre conclusion : dans la
perspective aristotélicienne qui est la sienne, il souligne
que tout mouvement, même celui des choses inanimées,
« a toujours un caractère physionomique 48 ». Donc tout
mouvement serait la marque d’une intentionnalité, car
tout mouvement a la physionomie d’un d’où… vers
où… Rappelons ici le beau fragment de Physique VIII,
1, 250b13 : « [le mouvement] a toujours été et sera
toujours […], immortel et sans trêve, appartenant aux
étants comme une sorte de vie pour toutes les choses
constituées par [la] nature 49 ». C’est à cette vie immor-

47. Apud PP, p. 37.


48. PP, p. 37.
49. Aristote, Physique, VIII, 1, 250b13 (trad. P. Pellegrin, p. 383).
Ce fragment, nous l’avons vu, a bien retenu l’attention de Patočka (cf.
MNMEH, p. 129), comme celle d’autres commentateurs d’Aristote.
Ainsi, Rémi Brague (op. cit., p. 392) accuse Aristote d’« enfle[r] quelque
peu la voix » à cet endroit, tout en remarquant que le ton interrogatif (car
rhétorique) qu’Aristote adopte au début du livre VIII sera remplacé au
milieu du même livre par l’assertion : « [Il faut poser un Premier Moteur],
s’il faut qu’il y ait parmi les étants un mouvement incessant et immortel,

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452 Phénoménologie du mouvement

telle, mouvement du monde, que Patočka réfère, nous


l’avons vu, le vrai sens de l’intentionnalité, qui n’est que
le fait de suivre les lignes de force de l’apparaître. C’est
à ce mouvement général (qui nous traverse) qu’appar-
tiennent les vraies intentions : ce sont ses lignes de force.
Mais, une fois de plus, le problème de la vie animale, de
l’intentionnalité vitale est occulté au profit d’un passage
direct à la vie « intentionnelle » de la physis. C’est en ce
sens que Patočka écrit par exemple que « l’âme vit la vie
universelle de la terre 50 ».
Mais la physis est plus que la vie des saisons, des
grands cycles naturels : elle est aussi la vie animale, le
mouvement vivant, dont notre mouvement (Patočka
l’a bien montré dans les « Leçons sur la corporéité ») est
loin d’être entièrement différent. Néanmoins, cette vie
animale est connotée négativement dans à peu près toutes
les présentations des trois mouvements de l’existence :
c’est elle qui nous enchaîne, c’est en nous accrochant
à elle que nous sommes manipulables par les forces
nihilistes du jour et de la paix (qui sont aussi nommées
par Patočka les forces de la vie) 51. Qui plus est, la seule
occurrence explicite d’une attribution patočkienne de
l’intentionnalité à la vie en général se trouve précisément
dans un tel cadre connoté négativement. En passant en

et que l’étant demeure lui-même en lui-même et dans le même » (Aristote,


Physique, VIII, 6, 259b24-26, trad. R. Brague, op. cit., p. 408). Pierre
Aubenque, quant à lui, s’arrête sur ces mêmes expressions dans une brève
note (op. cit., p. 426, note 5).
50. PP, p. 105.
51. EH, p. 201 et p. 204-205 ; MNMEH, p. 33 et p. 114-116. Nous
passerons en revue toutes les références à la vie dans le cadre de la doctrine
des trois mouvements dans l’analyse que nous réservons à cette doctrine à
la fin de ce chapitre.

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Le projet asubjectif 453

revue, toujours dans le cours de 1968-1969, les exem-


plifications histo­ri­quement diverses du comportement
ouvert caractéristique du troisième mouvement (celui
qui brise l’enchaînement de la vie à elle-même), Patočka
présente la solution propre au bouddhisme comme suit :
« Enchaînement – le bouddhisme remonte à la racine du
lien (ce lien, c’est […] le désir, la tendance, l’intention-
nalité dans la vie en général) 52. » Le seul endroit donc où
l’intentionnalité est élucidée par Patočka comme relevant
de la vie en général réclame aussi son abolition.
Il nous semble néanmoins que Patočka ressentait
quelque peu la nécessité de rapporter le problème de
l’intentionnalité à la vie en général, et non seulement à
notre mouvement ou à celui de la manifestation. Patočka
nomme lui-même en 1974 le problème du mouvement
vital « une question difficile 53 », mais le réduit tout de suite
au même endroit au problème de l’existence humaine.
Une autre brève notation de la même année, présente
dans le manuscrit de travail qui prépare l’essai « Épochè
et réduction », pourrait néanmoins s’avérer ici particu-
lièrement féconde :

Le terme « adaptation » désignant la faculté qu’a le vivant de


reconnaître le même dans ce qui est différent et […] d’établir
des invariances, ne suffit pas à expliquer les lois structurales de
l’apparaître. La structure de l’apparition implique en effet […]
qu’apparaît aussi le variable, ce qui varie constamment et en
quoi seul quelque chose comme l’invariance devient possible 54.

52. PP, p. 113, nous soulignons.


53. PP, p. 143.
54. PP, p. 180.

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454 Phénoménologie du mouvement

Bien que ce fragment fasse partie d’une note qui a


une autre intention polémique (celle d’assurer l’indé-
pendance de la légalité du monde par rapport à toute
forme de causalité ou de subjectivisme), il contient un
aperçu intéressant : le fait que la vie animale ne soit pas
dépourvue d’intentionnalité d’objet, car l’animal vise la
même chose sous des guises différentes, il perçoit l’identité
d’un même, soit celle d’une ousia individuelle (un exem-
plaire de la même espèce), soit en effectuant au moins
une identification catégoriale (l’unité catégoriale de l’atti-
rant en général ou du répulsif en général). La différence
avec l’homme serait une autre : non pas l’impossibilité
d’« opérer » des unifications, mais celle d’opérer, pour ainsi
dire, leur contraire – les variations. C’est cela même qui
empêche l’animal de « totaliser » la totalité. Nous lisons
cette suggestion dans le sens suivant : l’animal reconnaît
le même, mais il ne reconnaît que le même, dans son
sens le plus propre, celui d’être le même d’une unité de
mouvement. Autrement dit, l’animal n’opère pas (au sens
propre) l’unité intentionnelle, comme nous ne l’opérons
pas non plus (nous venons de voir avec Patočka que notre
intentionnalité ne consiste que dans le geste de suivre les
lignes de force de l’apparaître, c’est-à-dire de reconnaître
– et non pas de produire – une unité là où elle a été déjà
déposée par le monde). C’est le monde qui unifie les
déterminations d’une chose, c’est le mouvement de la
physis qui est intentionnel au sens le plus fort, et nous
ne faisons que suivre et reconnaître l’unité qu’il dépose.
La différence avec l’animal résiderait ainsi dans le fait
que ce dernier ne peut suivre que cette unité donnée
par le mouvement de la physis : il ne peut pas arrêter ce
mouvement originaire d’unification par des variations,
par un vrai formalisme. Il est d’ailleurs frappant, même

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Le projet asubjectif 455

chez les espèces supérieures de vertébrés, que l’animal


– un chat, par exemple – ne reconnaît pas un autre
exemplaire de son espèce (ou soi-même) dans des reflets,
images, statues ou représentations. Ce qui manque dans
ces représentations est précisément le mouvement, ce qui
revient à dire que l’animal ne peut reconnaître le même
que comme un « même » de mouvement (ainsi, un chat
pourra bien chasser une souris mécanique et ne pas la
reconnaître comme souris si elle est en arrêt). Nous en
revanche, nous pouvons arrêter le mouvement et opérer
avec le possible (d’un mouvement) – représentation,
forme – comme s’il était le mouvement lui-même. Ceci
nous semble être le corollaire immédiat, bien que non
explicité, de l’étrange description de l’animal, dans la
postface tchèque de 1969, dans les termes de la défini-
tion aristotélicienne du mouvement : « L’animal est tout
entier ce qu’il est, ses possibilités sont en même temps
des réalités effectives. Comme chaque possibilité est,
dans lui, simultanément actualisée, il n’a pas besoin du
monde : l’entourage qui est à chaque instant à sa portée
lui suffit 55. » L’actualisation de toutes les potentialités
de l’animal nous semble évoquer ici immédiatement sa
nature plénière de mouvement ; il n’est que mouvement,
et la simultanéité des actualisations de toutes ses possi-
bilités voudrait donc dire ici que le mouvement qu’il est
est simultané par rapport à celui de la physis. Entre son
mouvement et la physis, il n’y a pas de décalage, et c’est
pourquoi l’environnement immédiat suffit à l’animal.
Un autre constat évoqué par Patočka dans les annexes
de « L’espace et sa problématique » peut être rappelé ici :
l’animal est toujours dehors, il n’a que des abris, et pas

55. MNMEH, p. 55.

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456 Phénoménologie du mouvement

de chez-soi 56 ; nous dirions que son mouvement n’est


pas suffisamment décalé par rapport au mouvement du
monde pour qu’il ait besoin d’un chez-soi.
Une conséquence s’ensuit immédiatement de tout cela :
l’appartenance du mouvement animal au mouvement
de la physis est nettement plus grande que la nôtre, pour
autant que le mouvement animal ne peut qu’accompagner
le mouvement de la physis. La différence anthropologique
pourrait donc recevoir, dans un contexte patočkien marqué
par la reprise d’Aristote, au moins cette explicitation : le
mouvement animal adhère au mouvement de la physis,
tandis que le nôtre n’a pas une telle adhérence, mais
consiste plutôt dans l’aspiration à annuler l’écart et le
décalage, à réintégrer la physis. Bien sûr, cette explicitation
reste seulement ébauchée par Patočka, mais nous pouvons
y voir le versant positif d’une autre distinction à même
d’exprimer la différence anthropologique, celle proposée
par Renaud Barbaras (dans le cadre d’une phénoméno-
logie de la vie qui se réclame autant de Patočka que d’une
inspiration rilkéenne) : celle entre l’exil et l’exode 57. Les
deux nomment des modalités différentes d’expulsion
de la partie hors de la totalité. La différence entre la vie
animale et celle humaine est ainsi conçue négativement
et comme correspondant à des degrés ou des échelles
de privation. L’intérêt du versant positif de ce schéma
différentiel serait son attestabilité phénoménologique,

56. QQP, p. 272.


57. Pour le cadre rilkéen de l’élaboration de cette distinction, voir le
chapitre intitulé « Vers une anthropologie privative », in Renaud Barbaras,
Introduction à une phénoménologie de la vie, op. cit., en particulier p. 236-250.
Pour une thématisation du concept d’exil à partir de Patočka, voir le dernier
chapitre de L’ouverture du monde, intitulé « L’expulsion originaire » (op. cit.,
p. 283-294, et surtout p. 288-289).

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Le projet asubjectif 457

du moins pour une phénoménologie du mouvement. La


différence anthropologique s’exprimerait aussi par des
échelons différents de la modalité que cherche le vivant
(animal ou humain) de réinsertion dans la totalité, et non
seulement par les degrés différents d’expulsion. Ainsi,
physiquement (et non pas encore métaphysiquement),
la réinsertion animale dans la totalité pourrait être pensée
comme adhérence de son mouvement à (ou assimilation
dans) celui de la physis, et la réinsertion humaine comme
réintégration, ré-assimilation. Bien sûr, il ne s’agit ici que
de suggestions et de voies possibles de prolongement des
aperçus patočkiens – de simples esquisses donc, mais qui
sont à même de montrer, malgré leur caractère hautement
provisoire, l’ouverture et la fécondité du projet asubjectif.
Un autre point d’ancrage de cette ouverture est, à nos
yeux, le traitement du problème de la liberté, qui nous
occupera dans ce qui suit.

2.2. Liberté et épochè. La négativité et le terrain commun


de la phénoménologie husserlienne et heideggérienne

L’épochè est introduite par Husserl comme une attitude


libre distincte de la réduction (ou, plus précisément, des
réductions), comme ce qui sous-tend la démarche du
doute cartésien 58. Mais en quel sens l’épochè est-elle la
marque de la liberté ? Nous voulons suivre rapidement
ici la manière dont Patočka tente d’élucider la source de
l’épochè en s’appuyant sur Heidegger, ce qui le mène à la

58. Cf. QQP, p 221. Chez Husserl, voir par exemple, dans la première
des Méditations cartésiennes, le § 11 où il est question de « la libre épochè
à l’égard de l’existence du monde empirique » (E. Husserl, Méditations
cartésiennes, p. 52 ; Husserliana, tome I, p. 64).

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458 Phénoménologie du mouvement

concevoir comme négativité. Cette élucidation de l’épochè


– qui aboutit à une synthèse inédite entre les positions de
Husserl et Heidegger – conduit Patočka à proposer un
élargissement de celle-ci. Une telle épochè élargie, taillée
à la mesure du projet de phénoménologie asubjective,
n’est pas sans avoir un retentissement éthique et doit
déboucher aussi sur une philosophie de l’histoire 59. En
effet, si l’épochè husserlienne a pour fondement une liberté
vis-à-vis de l’étant, l’élargissement de l’épochè suppose
une liberté encore plus radicale : celle vis-à-vis de l’étant
subjectif que nous sommes. C’est par cette considération,
nous le verrons, que Patočka met en rapport la liberté
avec le thème, crucial pour lui, du sacrifice.
Mais commençons par examiner l’élucidation de
l’épochè comme négativité 60. Il faut comprendre d’abord
que l’épochè n’est ni une simple négation de l’existence, ni
une abstraction. Chez Husserl déjà, elle est la marque de
la liberté parce qu’elle peut être effectuée à tout moment :
la suspension de la thèse générale, bien qu’elle n’affecte
pas l’étant dans son existence, ne dépend pas non plus

59. C’est une direction qu’ont explorée les travaux de Filip Karfĭk : « La
philosophie de l’histoire et le problème de l’âge technique chez Jan Patočka »
(Études phénoménologiques, n° 29-30, 1999, p. 5-28 ; voir aussi « Jan Patočkas
Philosophie der Geschichte », in Jan Patočka : Ästhetik – Phänomenologie
– Pädagogik – Geschichts- und Politiktheorie, éd. par Matthias Gatzemeier,
Aachen, Alano, 1994, p. 38-49), de Françoise Dastur : « Réflexions sur la
“phénoménologie de l’histoire” de Patočka » (Studia phaenomenologica,
vol. VII, 2007, p. 219-239) et de Bruce Bégout : « Ratiocinatio ex eventu.
Patočka et la philosophie de l’histoire » (in Jan Patočka. Liberté, existence et
monde commun, op. cit., p. 265-297).
60. Les racines hégéliennes de cette accentuation de la négativité sont
incontestables. Voir sur ce point les analyses d’Émilie Tardivel, qui montre
que « la reprise du concept de négativité » est « motivée par l’interprétation
heideggérienne que Kojève donne ou prétend donner de Hegel dans son
Introduction » (op. cit., p. 41).

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Le projet asubjectif 459

de lui. Mais tout en laissant intact l’étant, l’épochè a


une charge de négativité sans doute plus importante
qu’une suppression effective de l’étant. Comme l’explique
Patočka : « L’épochè est plus négative que la négation
même, qui est toujours en même temps une thèse : dans
l’épochè, rien n’est posé 61. » Or, pour autant qu’elle porte
éminemment sur la thèse de l’étant dont elle suspend la
position, l’épochè husserlienne reste malgré tout limitée à
l’objectivité. Pourquoi ne s’exercerait-elle pas à l’égard de
la subjectivité elle-même, qui n’est qu’un type particulier
d’étant ? C’est seulement à cette condition qu’elle pourra
avoir véritablement la signification d’un pas en arrière
face à la totalité de l’étant 62. La radicalité de l’épochè
dépend donc de sa capacité à porter sur cette totalité
même et de ne pas tolérer d’exception à son emprise.
Mais ce recul devant l’étant se résume-t-il à un geste
théorique et trouve-t-il son fondement dans le pouvoir de
connaître du sujet ? S’il fallait lui trouver un fondement
plus profond, celui-ci serait sans doute à chercher dans
la manière dont nous faisons face à notre propre finitude
et dont nous l’assumons.

61. EH, p. 235. Nous nous limiterons dans ce qui suit aux présen-
tations tardives de l’épochè par Patočka. Pour un examen des élaborations
antérieures au projet d’une phénoménologie asubjective, nous renvoyons
à la contribution de Karel Novotný : « L’esprit et la subjectivité transcen-
dantale. Sur le statut de l’épochè dans les premiers écrits de Jan Patočka »,
Études phénoménologiques, n° 29-30, 1999, p. 29-57.
62. Toujours au § 11 des Méditations cartésiennes, Husserl met explici-
tement l’épochè au service de la différence transcendantale entre la conscience
et le monde : « Ce moi et sa vie psychique, que je garde nécessairement
malgré l’épochè, ne sont pas une partie du monde » (E. Husserl, Méditations
cartésiennes, p.  52-53 ; Husserliana, tome I, p. 64) ; un peu plus loin, l’épochè
est caractérisée comme ce qui révèle l’ego transcendantal.

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460 Phénoménologie du mouvement

Patočka se demande donc à nouveau, dans une note


de travail qui prépare la postface française de 1976 au
Monde naturel comme problème philosophique, pourquoi
il faudrait restreindre l’épochè à l’objectif et ne pas y
inclure l’étant subjectif que nous sommes 63. La néga-
tivité plus profonde (que la domination de l’étant sur
nous) que l’épochè incarne nous montre comme effective
notre liberté vis-à-vis de l’étant. Mais la source de cette
liberté n’est pas un pouvoir intellectuel quelconque ; elle
doit être retrouvée dans la situation même de l’homme.
Comment rendre donc compte de la possibilité de ce pas
en arrière comme négativité de l’homme ? À la différence
de l’animal, qui semble être pris dans la totalité mondaine
(ce que Heidegger avait déjà appelé, dans son cours sur
Les problèmes fondamentaux de la métaphysique, acca­pa­
rement, Benommenheit) et qui n’est lui-même rien d’autre
que l’action de cette totalité, l’être humain est capable
d’avoir un rapport à la totalité, rapport qui s’accomplit
comme recul, comme prise de distance. Citons à nouveau
ce texte célèbre de Patočka :

L’homme au contraire s’est mis à part. Le rapport humain à


la totalité signifie qu’il y a chez l’homme une incomplétude
essentielle, une révolte contre la totalité, une dissension avec elle.
L’homme vit dans un rapport à la totalité parce qu’il ne vit pas
dans la totalité et à partir d’elle. La vie humaine est à vrai dire
une vie contre la totalité 64.

63. Cf. PP, p. 140.


64. MNMEH, p. 175. Rappelons aussi la suite (déjà citée à plusieurs
reprises) du texte (MNMEH, p. 176) : « L’homme est, parce qu’il y a une
dissolution au sein même de la totalité de l’être absolu, dissolution qui peut
être formulée comme l’expulsion de la partie hors du tout et l’aspiration de
la partie à s’approprier ce même tout, aspiration vaine et perverse, puisqu’elle

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Le projet asubjectif 461

L’homme est donc l’étant qui peut avoir un rapport


à la totalité – ou au monde – parce qu’il en est séparé, et
qui a un tel rapport précisément pour tenter d’annuler
une séparation qui pourtant le constitue. L’être humain
est en conflit avec la totalité, pour autant qu’il ne se
laisse pas assimiler par elle : il lui oppose une résistance,
ce qui se manifeste dans le fait qu’il peut disposer – par
la perception, par son usage du langage – de certaines
parties de cette totalité mondaine, les en extraire donc.
L’homme est donc liberté en face de l’assaut de la totalité.
Mais cette liberté est simultanément liberté pour la totalité,
car dans l’insatisfaction face à tout donné se manifeste
un désir de la totalité – mouvement inverse à l’expulsion
hors d’elle. La liberté pour la totalité, désir de la totalité,
est donc essentiellement liberté face à l’étant singulier.
La liberté de disposer de lui est donc aussi liberté à son
égard, une prise fondamentale de distance : « L’expérience
de la liberté a, au contraire, le caractère négatif d’une
distance, d’une distanciation, d’un dépassement de toute
objectité, de tout ce qui est contenu, représentation ou
substrat. C’est ce qu’atteste notamment le caractère total
de cette expérience 65. »
Seul le recul face à l’étant, comme expression de la
liberté, peut rendre compte de l’objectivité : la démarche
même de notre expérience peut en témoigner : nous vivons
dans des perspectives qui s’étendent à l’infini, dans des
horizons qui se succèdent. Tout cela ne s’explique que par
un acte global de recul, c’est-à-dire de non-arrêt en face
d’un monde d’objets. Nous pouvons donc, avec Patočka,

ne peut aboutir à une subordination nouvelle, à une réconciliation, à une


intégration nouvelle. »
65. LS, p. 83-84.

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462 Phénoménologie du mouvement

caractériser l’expérience de notre liberté comme consistant


essentiellement dans une insatisfaction vis-à-vis de l’étant
en tant que donné 66. Cela devient manifeste au plus haut
degré dans des expériences négatives que l’on peut appeler
même néantisantes 67 : l’ennui, l’angoisse révèlent cette
incapacité de se contenter, de trouver son repos auprès
d’un étant particulier ou d’un donné sensible, mais aussi
le pouvoir de frapper d’irréalité ce même étant, de faire
comme s’il n’était pas. C’est à partir de ces expériences
de néantisation que nous pouvons d’ailleurs fonder
l’épochè qui, chez Husserl, faute d’un tel soubassement
expérientiel ou existentiel, semblait « tomber du ciel ».
Ou, selon l’expression de Patočka, il s’agit de trouver
« dans la vie même une justification de la possibilité de
l’épochè 68 ». Ces expériences négatives ouvrent en effet une
sphère où l’étant perd son importance primordiale et où
toutes les prises de distance deviennent possibles. Et ce
sont ces comportements ouverts, c’est-à-dire libérés de
l’emprise de l’étant, qui seront regroupés dans le troisième
mouvement de l’existence.
En faisant référence aux expériences négatives de l’ennui
ou de l’angoisse pour fonder l’épochè, Patočka mobilise de
manière visible des acquis heideggériens pour compléter
les descriptions husserliennes. Plus précisément, c’est la
conférence de 1929, Was ist Metaphysik 69 ?, prononcée

66. Sur cet aspect, voir les analyses d’Émilie Tardivel, qui montre que
cette insatisfaction est relative à la finitude du donné (op. cit., p. 66).
67. Cf. LS, p. 79-80.
68. QQP, p. 250.
69. Martin Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », trad. par
Roger Munier, in Heidegger, éd. par Michel Haar, Paris, L’Herne, 1983,
p. 47-56 (« Was ist Metaphysik ? », in Wegmarken, Gesamtausgabe, tome
9, p. 103-122).

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Le projet asubjectif 463

par Heidegger à Fribourg-en-Brisgau dans la présence


de Husserl, qui sert à Patočka de référence fondamentale
pour procéder à cette fondation de l’épochè. Dans cette
conférence, Heidegger entend montrer qu’à la racine de
la négation se trouve une négativité plus profonde, qu’il
appelle néantir 70. Patočka voit dans cette activité néan-
tisante le fondement même de l’épochè et donc le sens
même de la liberté : « Dans quelle mesure l’épochè est-elle
un comportement néantisant ? Dans la mesure où elle est
un non-usage des thèses. On fait l’expérience d’une liberté,
d’une absence de tout lien imposé par l’étant 71. » Le rapport
de fondation que Husserl établissait entre réduction et
épochè se trouve de cette manière approfondi et prolongé
dans une direction encore plus radicale, dans la mesure
où l’épochè elle-même, loin d’aller de soi, a besoin d’être
fondée. Comme le résume Patočka : « ce n’est pas l’épochè
qui fonde le suspens sur lequel la réduction phénomé-
nologique s’édifie. Au contraire, l’épochè présuppose
l’expérience de ce flottement, le néantissement auquel
toute attitude négative renvoie comme à son origine 72 ».
Si nous ne comprenons l’étant qu’en faisant un pas
en arrière par rapport à lui, cela veut aussi dire que dans
ce geste de prise de distance nous apparaissons nous-
mêmes comme étrangers par rapport à l’étant. Mais ce
pouvoir insigne du négatif, cette liberté vis-à-vis de l’étant
ne peut venir que de nous-mêmes, de notre situation.
En effet : « Il y a dans l’épochè un refus (Absage) de tout

70. Nichtung ou Vernichtung, dont Heidegger fait « l’essence du rien » et


que Roger Munier traduit par « néantissement » (M. Heidegger, « Qu’est-ce
que la métaphysique ? », p. 52 ; Gesamtausgabe, tome 9, p. 114).
71. QQP, p. 250.
72. QQP, p. 251.

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464 Phénoménologie du mouvement

intérêt 73 » qui serait intérêt envers l’étant. Il faut donc


pouvoir « mourir pour l’étant », pour ainsi dire ; il faut
que notre mouvement se montre comme plus important
que ses sédimentations (ou que le mouvement subjectif
se montre comme plus important que le sujet concret)
pour que le mouvement du monde apparaisse aussi
comme premier par rapport à ses sédiments (les étants).
Pour expliciter cette manière de mourir à l’étant qu’est
son refus, Patočka recourt, nous venons de le voir, à la
différence ontologique heideggérienne, qu’il substitue à
l’horizon husserlien de la différence transcendantale entre
la conscience et le monde. L’intérêt pour l’être qu’ins-
titue l’épochè comme liberté est possible seulement parce
que, dans notre mouvement qui dépose ses sédiments,
nous sommes libres par rapport à l’étant, par rapport à
tout étant. L’épochè est donc possible parce que, comme
l’écrit Patočka, « nous ne sommes pas tributaires de ce
qui s’impose à nous – c’est-à-dire : nous sommes libérés
aussi de notre être propre, nous “connaissons” notre
mortalité 74 ».
La rencontre avec la finitude fait en effet entrevoir
les limites de son propre être, ce qui suppose déjà un
recul par rapport à cet être même. Assumer sa finitude,
c’est prendre du recul par rapport à son propre être, c’est
donc une libération par rapport à soi-même. Il s’agit là
d’une proto-négation, inhérente à tout mouvement et
qui, en faisant émerger l’intérêt pour notre propre être,
rature l’intérêt pour les autres étants. C’est à partir de là
que devient possible le recul face à la thèse de tout étant,

73. PP, p. 249.


74. PP, p. 250.

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Le projet asubjectif 465

la suspension de l’intérêt pour l’étant en général et la


suspension de la position de l’étant.
Si l’intérêt pour l’étant est la première réaction à
l’expulsion hors de la totalité, comme manière de s’accro-
cher à elle et d’espérer la réintégration, cela veut dire que,
d’une certaine façon, l’intérêt ouvre le monde. Mais en
l’ouvrant de la sorte, il le restreint aussi à l’étant particulier
au lieu de viser la totalité en tant que telle. Autant dire
que cette « ouverture » reste malgré tout statique, car c’est
dans ce sens que, avant l’épochè, nous comptons réinté-
grer la totalité : en arrêtant son mouvement, en tentant
une totalisation statique et additive, bref, en étantisant
et en objectivant le proto-mouvement d’individuation.
L’épochè, en revanche, comme liberté face à l’intéresse-
ment pour l’étant apparaît comme une contre-réaction
à l’engloutissement dans les intérêts particuliers suscités
par l’étant. Vue comme une contre-offensive, elle n’est
pas l’œuvre d’un sujet désintéressé, à l’instar du specta-
teur transcendantal husserlien, mais une réponse active,
voire combative, à l’enfermement dans la particularité :

Le spectateur qui se penche sur la manière dont s’accomplit


l’approche de la vie à elle-même et aux choses n’est donc pas
un spectateur tout à fait désintéressé, mais bien qui lutte contre
la fragmentation de l’intérêt à son être en des intérêts facticiels
singuliers, un spectateur intéressé au désintéressement, intéressé
à la vérité 75.

Tout comme il n’est pas un sujet absolument désin-


téressé, mais un être qui prend de l’intérêt à la totalité,
le sujet qui accomplit l’épochè n’est pas un « théoricien

75. MNMEH, p. 55-56.

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466 Phénoménologie du mouvement

pur  76 », mais un être libre et responsable au-delà de tout


intérêt particulier.
En élucidant la possibilité de l’épochè comme négativité,
Patočka s’inscrit à bon escient dans le sillage de Heidegger
et des analyses déjà évoquées de la conférence de 1929.
La fondation de l’épochè le conduit ainsi à reconnaître
une négativité plus profonde, qui en fait une libération
par rapport aux intérêts commandés par l’étant, mais
aussi un intéressement pour le désintéressement. Patočka
articule donc l’effort de Heidegger aux développements
de Husserl, jusqu’à établir une remarquable continuité
entre les positions de ses deux maîtres fribourgeois.

Ainsi compris, le « pas en arrière devant l’étant en totalité » évoqué


par Heidegger serait l’épochè husserlienne menée à son terme,
effectuant la mise en suspens, non seulement de la thèse générale
du monde objectif, mais encore de la subjectivité elle-même, en
sorte que l’être émerge hors de l’« oubli », comme fondement
véritable de toute compréhension, c’est-à-dire fondement de
l’apparition de tout étant, quel qu’il soit, de l’ordre de celui
que nous sommes ou de celui que nous ne sommes pas. Entre
l’analyse phénoménologique de Husserl et celle de Heidegger, il
y aurait moins rupture que, plutôt, approfondissement du thème
le plus authentiquement phénoménologique 77.

Et c’est cette synthèse entre l’épochè husserlienne et


la négativité heideggérienne qui constitue la charpente
même de la phénoménologie asubjective.
Nos développements jusqu’ici nous ont conduit à
mettre en évidence la distance non négligeable que la

76. MNMEH, p. 205.


77. PP, p. 140.

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Le projet asubjectif 467

considération du mouvement aristotélicien introduit


entre les développements les plus radicaux de Patočka et
ceux, tour à tour trop possibilisants ou trop actualisants,
de Heidegger. Retrouver un terrain commun pour la
phénoménologie dans la synthèse des positions heideg-
gériennes et husserliennes qu’est le projet asubjectif, cela
n’aurait pas été possible sans les méditations de Patočka
sur la nature de mouvement de notre existence et sur le fait
que notre ajointement au monde est en fait celui de deux
mouvements. Mais dans ce cas, la monstration d’une néga-
tivité plus profonde qui fonderait simultanément l’épochè
husserlienne (dans sa véritable intention) et la différence
ontologique nécessaire à la compréhension heideggérienne
de l’être reviendrait à s’arrêter en mi-chemin. Ce n’est
rien de plus, pour employer une quasi-métaphore de
l’histoire de la philosophie, que de s’arrêter au point de
départ de la pensée d’Aristote (donc cela reviendrait à
rester encore platonicien, même négativement). Aristote,
lui aussi, part de l’expérience indéniable de la négativité
de l’être, mais il arrive à nommer et à penser la source de
cette négativité, cela même qui introduit la négativité dans
l’être : le mouvement. Il ne nous semble pas dépourvu
d’intérêt que les développements patočkiens du thème
du sacrifice aient à la fois été occasionnés, le plus souvent
au moins, par la figure de Platon et de son chorismos, ni
par ailleurs le fait que ces développements marquent la
plus grande résurgence du vocabulaire heideggérien chez
Patočka. Mais le sacrifice ne consiste pas seulement dans
le fait de « connaître sa mortalité » : il requiert de s’installer
dans sa mortalité ; le sacrifice est donc un mouvement et
il est précisément la manière qu’a notre mouvement de
se montrer premier par rapport à ses sédimentations (le
corps propre et le sujet propre).

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468 Phénoménologie du mouvement

Qui plus est, les suggestions qu’énonce Patočka dans


ce cadre à propos du pouvoir des sans-pouvoir nous
semblent être seulement des ébauches ou des amorces
des conclusions que la thématisation patočkienne du
mouvement subjectif et du mouvement de l’histoire
permettrait d’avancer et qui pourraient se faire beaucoup
plus nettes. Si le pouvoir en place est toujours la puissance
du jour, la puissance active, le pouvoir des sans-pouvoir,
quant à lui (la solidarité des ébranlés), n’est qu’une puis-
sance passive. Mais, nous le savons tant d’Aristote que
de Patočka, derrière la puissance (active et passive) et
plus fondamentale qu’elle est le mouvement. Resterait
à accomplir donc, dans ce cadre, une thématisation du
mouvement qui institue tout pouvoir (peut-être pour-
rait-on nommer ce mouvement par le « courage » qui, lui
seul, garantit et maintient tout pouvoir), en prolongeant
ainsi les amorces patočkiennes d’une manière fidèle par
rapport à leur plus grande radicalité. C’est avec la même
acuité que nous ressentons d’ailleurs la nécessité de
compléter la philosophie patočkienne avec une phéno-
ménologie de la vie 78, qui lui est indispensable mais qui,
nous l’avons vu, reste dans son cadre à peine esquissée.
Nous aborderons donc l’épineux problème de la théorie
des trois mouvements de l’existence tout en étant bien
conscient de ces deux ouvertures du projet asubjectif de
Patočka – ouvertures qui, en tant que lacunes à combler,
lui garantissent aussi la fécondité.

78. Un tel complément a été apporté par les travaux de Renaud Barbaras,
depuis Le désir et la distance et Vie et intentionnalité jusqu’à l’Introduction
à une phénoménologie de la vie et La vie lacunaire.

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Le projet asubjectif 469

3. Le problème des trois mouvements


de l’existence

3.1. Les variations de la doctrine des trois mouvements de


l’existence dans l’œuvre phénoménologique de Patočka

Patočka élabore sa « doctrine » des trois mouvements


de l’existence à partir des années 1960. Elle sera présente
par la suite dans presque tous les efforts de synthèse de
ses propres positions phénoménologiques, en subissant
aussi des modifications (non seulement de nuance, mais
parfois tout à fait essentielles) et en restant sous la plume
et dans la méditation de son auteur jusqu’à la fin de sa
vie. Cette théorie est exposée en 1965 dans les très belles
« Notes pour une préhistoire de la science du mouve-
ment » ; elle sera reprise en 1967, dans le premier grand
texte phénoménologique de synthèse qu’est « Le monde
naturel et la phénoménologie » ; et elle sera développée
d’une façon encore plus détaillée dans le cours de 1968-
1969 (et dans les notes préparatoires éditées et traduites
comme « Leçons sur la corporéité »), ainsi que dans
la postface tchèque de 1969 au Monde naturel comme
problème philosophique (ce sont là les deux occurrences
les plus développées, avec celle de 1967, de cette théorie).
Une brève présentation en sera encore donnée dans un
autre essai de 1969, « Qu’est-ce que l’existence ? », et une
mention tout aussi fulgurante en sera faite en 1970, dans
le premier des deux articles qui examinent la possibilité
(et l’exigence) d’une phénoménologie asubjective. De
même, dans l’évaluation de la phénoménologie husser-
lienne du monde de la vie en 1971 tout comme dans le
texte de 1972 où Patočka apporte son soutien à (et son
évaluation de) la cosmologie de Fink, les trois mouvements

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470 Phénoménologie du mouvement

seront invoqués comme explicitation de la Lebenswelt.


L’analyse des trois mouvements sera présentée à partir
de là comme une voie d’étude ouverte par la phénomé-
nologie asubjective. Son dispositif théorique est remis en
chantier dans deux manuscrits de travail de 1973-1974,
et ses concepts directeurs réapparaissent dans une confi-
guration nouvelle dans les Essais hérétiques, pour que la
présentation de la doctrine subisse une modification dans
la postface française de 1976 au Monde naturel comme
problème philosophique. Dans ce qui suit, nous tâcherons
de donner un aperçu synthétique de l’évolution de la
théorie des trois mouvements 79.
Dans le court texte de 1965, les trois mouvements sont
introduits comme des phénomènes originaires qui doivent
obligatoirement être pris en compte par une tentative de
retracer l’histoire du concept de mouvement jusqu’à ses
origines phénoménales. Les « Notes » s’inscrivent ainsi dans
la continuité du projet dont l’Aristote publié en 1964 devait
constituer le versant proprement historique (et donc moins
spéculatif). Patočka témoigne ici de ce qu’il considère être
la tâche de sa propre phénoménologie : celle de récupérer
et d’y réintégrer un concept ontogénétique (aristotélicien)
du mouvement 80. Dans ce cadre, le premier mouvement,

79. Nous ne nous arrêterons cependant pas en détail sur les aspects
que nous avons déjà eu l’occasion d’analyser dans nos chapitres précédents,
comme la référence à la triple temporalisation de la temporalité ou aux
repères physiques que sont la terre et le ciel.
80. C’est sans doute du fait de cette continuité directe avec son livre
sur Aristote que Patočka n’a pas jugé nécessaire de rappeler la définition du
mouvement, qui apparaît par exemple comme introduction à la présentation
de la théorie des trois mouvements dans le cours de 1968-1969, dans la
postface tchèque de 1969 et dans l’essai « Qu’est-ce que l’existence ? ». Tout
aussi significatif est pour nous le fait qu’en guise d’introduction à cette
théorie en 1965, Patočka fait cette remarque qui annonce déjà les résultats

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Le projet asubjectif 471

mouvement d’« acquisition du monde 81 », est présenté


comme ce qui conduit l’être du monde que nous sommes à
« se procurer la disposition du monde, s’ancrer, s’enraciner
en lui ». L’enracinement suppose l’accueil des autres, qui
répond à notre impuissance originaire, et correspond à la
figure passée du temps, au déjà. Le deuxième mouvement
correspond, quant à lui, à la « phase “présente”, qui est
celle du fonctionnement dans l’insertion 82 » : il a comme
fin « “l’existence” qui se poursuit et se reproduit 83 » ; il est
caractérisé par la « prépondérance de l’objectité » et par
« l’orientation sur l’instrumental », et peut donc être saisi
aussi comme « mouvement de prolongement et de répé-
tition qui est à la fois un dessaisissement de soi 84 ». Dans
le deuxième mouvement, l’autre est un co-exploitant, un
partenaire – mais partenaire concurrent – et l’être-avec
n’est plus illustré par la figure de l’accueil, mais par « le
mode d’opposition ». Le troisième mouvement (nommé ici
« le troisième aspect du mouvement de la vie », aspect d’un
mouvement au singulier) est l’« approche de la conquête
de soi par le sacrifice de soi, lorsque nous nous réclamons
de et assumons notre propre finitude 85 ». Notons que le
thème du sacrifice est présent dès 1965, tout comme celui

de la phénoménologie asubjective : « Chez un être “du” monde […] tous ses


accomplissements et toutes ses activités sont un rapport au monde, et […] dans
son action de se rapporter au monde il est sujet et objet à la fois, c’est-à-dire
qu’en tant que sujet il est essentiellement un co-sujet » (MNMEH, p. 8).
81. MNMEH, p. 8.
82. MNMEH, p. 9.
83. MNMEH, p. 9. Les guillemets intérieurs marquent le fait que
l’existence dont il est question ici n’est pas existence véritable.
84. MNMEH, p. 9.
85. MNMEH, p. 10.

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472 Phénoménologie du mouvement

de l’assomption de la finitude 86. Le troisième mouvement


est décrit de plusieurs manières figurées : « tout ce qu’il
y avait de solide [….] est devenu chancelant » (Patočka
affirme parler ici le langage de Hegel) ; « la terre elle-même
a été ébranlée » ; « tremblement de terre 87 » ; « avalanche
[qui] une fois mise en mouvement, plus rien ne peut
la retenir 88 » ; « lutte » ; exposition au « péril 89 ». Dans le
troisième mouvement, la terre et le ciel sont découverts
comme soutien et appui seulement relatif, incapable
d’offrir un enracinement définitif à l’homme, incapable de
lui donner « un “pourquoi” valable une fois pour toutes 90 ».
Ainsi, « la terre et le ciel perdent leur puissance. “Il y a”
quelque chose devant quoi ils s’arrêtent, quelque chose
qui ne s’incline devant rien, mais devant quoi et la terre
et le ciel s’inclinent en nous. La terre et le ciel deviennent

86. Ce dernier thème se réclame ici directement de Heidegger : « En


affrontant la finitude, la vie peut – comme Heidegger a tenté de le montrer
– surmonter […] sa “chute” dans les choses et sous leur domination »
(MNMEH, p. 10).
87. MNMEH, p. 10 et p. 12. Patočka passe sous silence ici, comme il
le fera d’ailleurs dans toutes les autres présentations de la théorie des trois
mouvements, une référence qu’il ne pouvait pas ignorer : le tremblement
de terre qui caractérise le troisième mouvement fait en effet écho au seismos
qui, dans la République de Platon, déclenche la remontée des âmes vers
la lumière, leur sortie de la caverne (Platon, République, livre X, 621b2).
88. Notons qu’il existe aussi un moment préparatoire de l’avalanche où
« la liberté frappe à la porte », mais sans encore la déclencher, et que Patočka
illustre, à l’aide de Kojève, avec l’exemple des alpinistes, des aquanautes, des
cosmonautes et des acrobates, qui incarnent le besoin (purement humain)
de risque (MNMEH, p. 10). Ce moment préparatoire est placé toujours
dans le deuxième mouvement, en tant que situation-limite de celui-ci.
89. MNMEH, p. 12. Le péril dont parle Patočka est dû au fait que
la terre en tant que puissance, lorsqu’elle est menacée par le tremblement,
se défendra en attaquant.
90. MNMEH, p. 10. La référence à la théorie aristotélicienne du
mouvement et au hou heneka peut être immédiatement inférée.

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Le projet asubjectif 473

le théâtre d’un “plus haut” 91 ». Enfin, le troisième mouve-


ment ouvre la possibilité d’une communauté véritable
des hommes (que Patočka interprète ici comme le sens
véritable de ce que Husserl visait par l’intersubjectivité
en tant que figure authentique de la subjectivité absolue),
car le « tremblement de terre a également détruit ce qui
sépare, ce qui nous rend étrangers les uns aux autres ». C’est
donc le dévouement, le don de sa vie aux autres, qui est
réclamé par la reconquête de la vie dans l’affrontement de
la finitude. Qui plus est, « le mouvement de la conquête
de soi par le don de soi et le dévouement devient en
même temps un rapport explicite au monde en totalité,
un rapport qui rend le monde présent de la manière la
plus originelle, la plus pleine et la plus propre 92 ».
L’essai de 1967 « Le monde naturel et la phénomé-
nologie » apporte quelques précisions supplémentaires
au dispositif qu’il reprend néanmoins, pour l’essentiel,
dans les termes de l’exposé de 1965. À la description du
premier mouvement ou du mouvement d’enracinement
est ajoutée une référence explicite à la Befindlichkeit, à la
disposition affective, ainsi qu’un développement explicatif
de l’impuissance radicale qui réclame l’accueil des autres
(qui sont ici appelés « le chez-soi originel 93 ») en termes de
besoin : c’est aux besoins de celui qui réclame l’accueil
que l’autre pourvoit, et c’est toujours le besoin qui assure
le passage et la liaison entre le premier et le deuxième
mouvement, car c’est pour pourvoir à des besoins que la

91. MNMEH, p. 10-11. À nos yeux, cet « arrêt devant » du ciel et de


la terre doit être lu comme un « arrêt au terme » de ce qui est plus profond,
et donc plus haut : le mouvement de manifestation, la physis, dont la terre
et le ciel sont les visages et les sédiments en tant qu’espace-temps déposé.
92. MNMEH, p. 11.
93. MNMEH, p. 37.

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474 Phénoménologie du mouvement

vie humaine s’organise en une communauté de travail.


Le travail s’ajoute aussi explicitement parmi les caracté-
ristiques du deuxième mouvement, et dans le travail – qui
est un rapport aux choses – s’origine aussi une nouvelle
forme de rapport à autrui, « rapport de force », « rapport
extérieur 94 » qui réduit l’autre et soi-même à un rôle.
Dans le deuxième mouvement, la vie est « enchaînée par
elle-même à la terre et au ciel », les hommes sont (comme
dans le texte de 1965) objectivés et chosifiés. Le passage
entre le premier et le deuxième mouvement est assuré non
seulement par la thématique des besoins, mais aussi par
celle de la « terre nourricière 95 » (qui doit néanmoins être
contrainte ou forcée à nourrir par le travail et qui règne
sur les deux premiers mouvements). D’autres caractéri-
sations, à résonance heideggérienne, complètent en 1967
la description du deuxième mouvement : il consisterait
dans une « tendance fragmentante, atomisante », car en
lui la seule chose qui compte est « l’intérêt personnel »
(qui est, bien sûr, « ce qu’il y a de plus universel ») 96.
Toujours d’inspiration heideggérienne (et toujours aussi
explicite qu’en 1965) est la caractérisation du troisième
mouvement comme « manifestation de la vie authentique »,
comme assomption de la finitude et affrontement de la
mort. Alors que la spécification du troisième mouvement
comme ébranlement 97 est gardée inchangée (comme l’est
aussi le renvoi des trois mouvements aux trois extases de
la temporalité), il s’ajoute en revanche une autre carac-
térisation : le troisième mouvement serait « vie libre par

94. MNMEH, p. 38.


95. MNMEH, p. 42.
96. MNMEH, p. 43.
97. Cf. MNMEH, p. 40.

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Le projet asubjectif 475

rapport à elle-même », en opposition avec le deuxième


qui est vie enchaînée par elle-même, et avec le premier
qui est « vie infinie », libre à l’égard de la mort, malgré sa
dépendance foncière. Nous mentionnons et soulignons
cette classification des trois mouvements par rapport
à la vie parce qu’elle ne sera plus reprise comme telle.
En revanche, une autre explicitation supplémentaire
qu’apporte le texte de 1967 et qui sera remaniée par
la suite concerne l’idée de lutte, de combat. Comme
en 1965, ce dernier semble relever plutôt du troisième
mouvement 98 qui devient, en conséquence, scindé : « dans
le combat, la conscience que j’acquiers de moi-même ne
s’élève pas au-dessus de la conscience négative que j’ai
de n’être aucune chose, aucune objectivité en général 99 »,
alors qu’« un dépassement plus profond de la finitude,
dépassement qui a au contraire un contenu positif 100 »,
est atteint dans le dévouement 101. Enfin, comme en
1965, dans le troisième mouvement la terre et le ciel « ne
manifestent pas qu’eux-mêmes », mais sont la « révélation
d’un “plus haut” 102 ». Nous insisterons encore une fois
sur la référence explicite à Heidegger en 1967 : Patočka

98. La situation d’opposition dans laquelle l’homme se trouve dans le


deuxième mouvement est une condition pour le combat qui « a alors besoin
de l’autre comme réalité du péril qui me menace » (MNMEH, p. 39). Hegel
est à nouveau évoqué ici pour sa dialectique maître – esclave.
99. MNMEH, p. 40.
100. MNMEH, p. 39.
101. Le dévouement est décrit ici, en résonance avec « L’espace et sa
problématique », comme une « transsubstantiation » (MNMEH, p. 45).
102. MNMEH, p. 45. Par rapport à celle de 1965, cette description
a des accents plus nettement téléologiques, car Patočka nous dit au même
endroit : « la terre et le ciel sont, mais seul l’homme existe. C’est uniquement
en vertu de l’homme que le tout de l’étant, que la totalité universelle peut
être totalité, qu’elle peut avoir un terme, un telos, une fin ».

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476 Phénoménologie du mouvement

avoue en effet que « le mouvement de dessaisissement par


le prolongement de soi et le mouvement de reconquête
de soi par le dévouement ont été mis en évidence par
Heidegger ». Mais si la distinction entre le deuxième
et le troisième mouvement se réclame de Heidegger,
cela ne se fait pas sans une critique : chez ce dernier, les
deux mouvements sont placés dans une antithèse aiguë,
le caractère indispensable du deuxième mouvement
n’étant pas reconnu, comme n’est pas reconnu non plus
« le fondement dernier de cette nécessité : la corporéité,
la “naturéité” de l’être humain 103 » (c’est-à-dire, somme
toute, la nécessité du premier mouvement).
Les notes préparatoires du cours de 1968-1969
apportent de nouvelles précisions et reconfigurations dans
la description des trois mouvements. Le premier, qui est
mis ici immédiatement en rapport avec la vie animale
– que Patočka avait analysée quelques pages auparavant
en tant qu’oubli heideggérien, avec l’état prélinguistique
de l’homme – est appelé « premier et fondamental 104 ».
Outre ces caractérisations qui se répètent : ancrage
(1965 et 1967), enracinement (1965 et 1967), besoin
(1967), dépendance à l’égard de l’autre (1965 et 1967),
correspondance avec le passé et son déjà (1965 et 1967),
disposition et affectivité (1967) 105, nous avons ici deux
précisions supplémentaires : premièrement, l’« idéal » du
premier mouvement serait esthétique, car il recherche le
bonheur de la fusion, « l’instant de jouissance » selon le
« principe de plaisir 106 » ; mais aussi, l’élément définitoire,

103. MNMEH, p. 48.


104. PP, p. 108. Et toujours « mouvement fondamental » (PP, p. 109).
105. Cf. PP, p. 108-109.
106. PP, p. 110 et p. 111.

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Le projet asubjectif 477

la situation-limite indépassable du premier mouvement


serait la « contingence » de la naissance 107. La terre est ici
la puissance fondamentale (alors qu’en 1967 la vie était
présentée comme enchaînée à la terre et au ciel) et, comme
en 1967, elle est aussi le point de départ du deuxième
mouvement. Celui-ci est caractérisé, là encore, comme :
« monde du travail » (comme en 1967), chosification de
soi et humanisation du monde (comme en 1965 et 1967)
qui réduit autrui à son rôle (comme en 1967) 108. Mais
il reçoit également quelques explicitations supplémen-
taires : tout en étant à son tour guidé, comme le premier
mouvement, par le principe de plaisir, la satisfaction des
besoins est, dans son cadre, « reculée », et son idéal est
en ce sens « ascétique 109 ». Patočka semble s’être décidé
en outre d’inclure dans le deuxième mouvement de
l’existence la lutte (et la souffrance) comme situations-
limite. La lutte n’est donc plus la face négative du
troisième mouvement, mais la limite du deuxième 110,
et le monde du deuxième mouvement est aussi celui
du « pouvoir » (et non seulement, comme en 1967,
celui de l’organisation du travail et de la production).
Le troisième mouvement, appelé ici « mouvement de
l’existence », mais aussi « mouvement de percée qui bat
en brèche le terrestre », est à nouveau décrit comme une
« conquête de soi au sens propre par le dévouement 111 »
(comme en 1965 et 1967), « ébranlement de la terre
en nous » (comme en 1965 et 1967) et « ébranlement

107. Cf. PP, p. 109 et p. 111.


108. PP, p. 110 et p. 112.
109. PP, p. 111.
110. Cf. PP, p. 111. Nous le verrons tout de suite : en 1974-1975,
Patočka nuancera encore une fois son propos sur ce point.
111. PP, p. 110.

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478 Phénoménologie du mouvement

de ce qui enchaîne dans la séparation 112 » (comme en


1967) ; mais aussi renoncement à soi, « acceptation et
assomption de la fin 113 » ; et enfin, rapport à la totalité,
par opposition aux deux premiers mouvements où ce
rapport n’est pas réalisé explicitement 114. Le troisième
mouvement est illustré par l’exemple de deux religions,
l’une proche : le christianisme, l’autre plus exotique : le
bouddhisme, dont le point commun serait la recherche
d’une solution à l’enchaînement de la vie à soi-même et
à la terre. Mais par-delà toutes ces précisions, on trouve
dans ces notes préparatoires encore un ajout, singulier
car jamais repris (si on ne compte pas la transcription
du cours d’après les notes des auditeurs de Patočka 115),
qui identifie des inauthenticités propres à chacun des
trois mouvements. Le premier mouvement aurait son
inauthenticité « dans la ligne du mouvement de prolon-
gement et du travail – répression de l’instinctif » ; pour
le deuxième, Patočka note rapidement : « inauthenticité
correspondante : armes idéologiques servant à aveugler les
autres et à s’aveugler soi-même » ; et quant au troisième
mouvement : « inauthenticité correspondante : refus de
voir la finitude 116 ». Nous y reviendrons à la fin de ce
bilan bibliographique.
La postface tchèque de 1969 au Monde naturel comme
problème philosophique reprend et expose la même

112. PP, p. 112.


113. PP, p. 112.
114. « La vie “esthétique” est tout naturellement dispersée dans les
instants, les épisodes singuliers de bonheur et de malheur. Dans le mouvement
de prolongement et de projection de soi en revanche, c’est l’instrumentalité
essentielle, la non-clôture de la vie qui s’oppose à sa totalité » (PP, p. 112).
115. Cf. BCLW, p. 158-159.
116. PP, p. 110.

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Le projet asubjectif 479

configuration que le cours de 1968-1969, avec quelques


variations descriptives dont les plus importantes nous
semblent être les suivantes : le premier mouvement, que
Patočka appelle ici d’une formule poétique « l’ostinato de
la polyphonie de la vie 117 », est référé à la corporéité (de
même que, dans le cours de 1968-1969, il était référé à
l’animalité et à l’état pré-linguistique) prise en tant que
somme, si l’on peut dire ainsi, des possibilités à assumer,
non libres 118. Mais la corporéité est également « insertion
dans la physis », et donc « le premier de nos mouvements
fondamentaux […] est propre à nous rappeler cette
domination universelle de la physis dans le tout de notre
vie 119 ». Notons qu’ici, ce n’est pas la terre qui domine,
mais la physis elle-même (ce qui confirme d’ailleurs notre
reconduction de celle-là à celle-ci, dans notre chapitre
sur la spatialité). Nous comprenons donc cette modifi-
cation du dispositif comme suit : la terre est reconduite
tacitement, comme quasi-synonyme, à la physis (et par
ailleurs, elle est toujours présentée comme puissance
et repère des deux premiers mouvements 120) qui, elle-
même, rappelle tout aussi silencieusement la synonymie
monde = être = manifestation (physis). Ce qui était désigné
comme enchaînement à la vie ou enchaînement de la vie
à la terre et au ciel (et qui vient d’être thématisé dans la
domination de la physis) est référé aussi à l’être : « dans
le mouvement d’enracinement, l’être nous lie à l’étant
dans son individuation. Le lien ici utilisé est celui du

117. MNMEH, p. 107.


118. Nous avons examiné dans notre deuxième chapitre le sens des
possibilités non libres.
119. MNMEH, p. 107.
120. Cf. MNMEH, p. 111.

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480 Phénoménologie du mouvement

plaisir 121 ». Qui plus est (et en relation directe, il nous


semble, avec cette référence à l’être), Patočka fait cette
étrange remarque à propos du premier mouvement :
« il y a ici pour la première fois un rapport à tout 122 ».
Ce rapport à la totalité est premier si on le compare à
l’indifférence de l’étant individué vis-à-vis de l’être, et
Patočka prend bien la précaution de préciser que, dans
ce premier dévoilement, il y a aussi du voilement. Car
dans l’ouverture du premier mouvement, le reste de
l’étant se dissimule comme abri, protection, sécurité 123.
Le rapport à la totalité qui se manifeste dans le premier
mouvement n’est donc pas un dévoilement intégral. Le
deuxième mouvement, « de reproduction », a cette fois-ci
comme présupposé, non pas l’enchaînement de la vie à
la terre, mais « l’enchaînement de la vie à elle-même 124 ».
Si l’on assume la reconduction de la terre à la physis, ainsi
que la parenté entre la vie et la physis (vie immortelle des
choses), cette variation est loin d’être contradictoire. Il
n’en reste pas moins que, comme nous avons tenté de le
suggérer, la thématique de la vie est encore peu développée.
Mais poursuivons notre examen et remarquons que,
par rapport au cours de 1968-1969 qui reprenait la
thématique de la lutte, la postface de 1969 ajoute aussi la
caractérisation de la situation du deuxième mouvement
comme culpabilité générale et diffuse 125, ainsi que la
précision (d’inspiration heideggérienne) que l’organisation
de la vie a ici un caractère « immaîtrisable » qui est dû,

121. MNMEH, p. 113. Et au même endroit : « l’être […] nous lie à


notre étant aussi bien qu’à l’étant étranger. »
122. MNMEH, p. 108.
123. Cf. MNMEH, p. 109.
124. MNMEH, p. 114.
125. Cf. MNMEH, p. 117.

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Le projet asubjectif 481

non pas à un manque à suppléer par une organisation


encore meilleure, mais à « l’absence de l’essentiel 126 ». Le
mouvement de percée est, quant à lui, reconnu comme « le
plus important des trois mouvements, et le plus significatif
au point de vue humain », semblant ainsi dépasser en
importance le premier mouvement qui, dans le contexte
des « Leçons sur la corporéité », apparaissait comme
« premier et fondamental ». Le troisième mouvement est
le plus important car, à travers la « rencontre, non pas
avec l’étant étranger, mais avec l’étant propre », nous y
acquérons, enfin, un rapport « à l’être et à l’univers 127 ».
La culpabilité du deuxième mouvement trouve un écho
dans les illustrations que donne Patočka du mouvement
de percée, à travers l’analyse du mythe de la Genèse, où la
culpabilité est ressaisie comme « châtiment », le premier
mouvement étant pour sa part directement identifié au
paradis perdu 128. La rédemption (troisième mouvement)
est celle de l’homme-Dieu, de l’« homme parfaitement
véridique » qui est nécessairement mis à mort, et dont la
véridicité incarnée ne peut cependant être entièrement
annulée, mais ressuscite inévitablement. C’est donc
toujours une expression empruntée au vocabulaire reli-
gieux qui apparaît ici comme source manifeste de l’usage
du concept de dévouement dans le contexte du troisième
mouvement de l’existence ; et qui plus est, la « vie dans

126. MNMEH, p. 118.


127. MNMEH, p. 118.
128. On trouve dans ce contexte une nouvelle référence au bouddhisme,
mais sont aussi invoquées, à titre d’illustrations du troisième mouvement, la
« représentation rituelle » et sa verbalisation, le mythe (MNMEH, p. 118-119
et p. 121).

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482 Phénoménologie du mouvement

la dévotion » que la percée apporte est qualifiée de « vie


éternelle 129 ».
Dans le cours de 1968-1969, Patočka tentait de s’éloi-
gner du formalisme 130 heideggérien en essayant de penser
la triplicité des mouvements en dehors de la distinction
authentique – inauthentique (car, comme nous venons
de le voir, cette distinction s’appliquait à chacun des
mouvements et ne marquait plus la différence qui sépare
le deuxième et du troisième). Cette prise de distance ne
se retrouve plus dans la postface tchèque, qui témoigne
au contraire d’une résurgence du vocabulaire de l’être.
D’ailleurs, Patočka conclut la postface en avouant son
intention de montrer que l’ouverture apportée par le
troisième mouvement et thématisée de manière plutôt
heideggérienne, « n’a rien de “mystique” 131 ».
Cette même tendance de réconciliation avec le vocabu-
laire heideggérien (motivée sans doute aussi par la fami-
liarité de ses lecteurs potentiels avec celui-ci) se poursuit
dans l’essai de 1969, « Qu’est-ce que l’existence ? ». Sans
que la structure enracinement – perte dans le monde –
percée soit abandonnée, le troisième mouvement est
décrit comme réalisation de la « possibilité de l’existence
authentique », qui se gagne contre l’esquive et la tendance
à l’allégement 132. La conférence prononcée à Varsovie
(rédigée et présentée en français) en 1971, « La philoso-
phie de la crise des sciences d’après Edmund Husserl et
sa conception d’une phénoménologie du monde de la

129. MNMEH, p. 123.


130. Patočka emploie lui-même cette expression (voir par exemple
MNMEH, p. 93).
131. MNMEH, p. 124.
132. Cf. MNMEH, p. 263.

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Le projet asubjectif 483

vie », apporte à la structure tripartite des mouvements de


l’existence une interprétation du troisième mouvement
et du monde de la vie en totalité en termes de bien et de
mal (développement très intéressant, mais peu élaboré) 133
et insiste sur l’unité des trois mouvements (nous allons
y revenir).
Il existe aussi, comme nous l’avons annoncé, une
rapide mention de la théorie des trois mouvements dans
le texte de 1970, « Le subjectivisme de la phénoméno-
logie husserlienne et la possibilité d’une phénoménologie
asubjective ». La phénoménologie asubjective y est jugée

[…] capable aussi […] de descendre vers une analyse des mouve-
ments de la vie que notre sum accomplit et dans le déroule-
ment desquels la sphère phénoménale acquiert son agencement
concret. L’ego sum doit s’insérer, s’enraciner parmi les hommes
et les choses afin ensuite de participer à et de se dépenser dans
l’œuvre de défense contre la pression du monde ; il doit, dans
ce mouvement, acquiescer à la perte de son essence propre pour
un jour, peut-être, la reconquérir 134.

De même, les trois mouvements apparaissent dans


de brèves esquisses présentes dans les courts manuscrits :
Ms. 5E/14 (1972 ou 1973) 135 et Ms. 9I/4a (1973). Dans
le dernier des deux se trouve une référence condensée à
la physis, mouvement général de manifestation : « Vie
humaine – mouvement de la manifestation – accepta-
tion, défense, rapport à l’origine (plus grande originarité,

133. MNMEH, p. 240-242.


134. QQP, p. 187.
135. PP, p. 158-159.

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484 Phénoménologie du mouvement

rapport explicite à la totalité) 136. » Les trois mouvements


sont aussi, sans détail supplémentaire, mentionnés dans
le manuscrit Ms. 0B/7 (août 1976) 137, prouvant ainsi la
persistance de l’intérêt pour cette doctrine dans la pensée
de Patočka jusqu’à la fin de sa vie.
Dans l’essai de 1972 « Le tout du monde et le monde
de l’homme » portant sur la cosmologie de Fink, Patočka
décrit à nouveau le premier mouvement comme étant « le
plus fondamental ». Car c’est lui qui institue la structure
non modalisable de l’apparaître à nous : centre (chez soi)
– éloignement (étranger). « C’est dans ce mouvement que
l’homme devient d’abord un centre 138 », écrit Patočka.
Une contribution, importante à nos yeux, est apportée
à la doctrine des trois mouvements par ce texte (qui
partage moins que les deux présentés précédemment la
tendance de récupération du vocabulaire heideggérien)
à travers l’exposé (bref, mais clair) de l’identité, dans le
cadre du troisième mouvement, entre le rapport explicite
à soi et le rapport explicite à la totalité. Cette identité est
exprimée comme suit :

Les deux premiers mouvements partent eux aussi d’un centre et


se déploient dans le tout universel, bien que celui-ci demeure
dissimulé par la pression impérieuse du monde environnant. Le
voilement signifie en effet que ni le tout du monde ni le centre
comme tel ne se manifestent expressément […]. Si, en revanche,

136. PP, p. 160. Nous pouvons inférer, malgré le caractère schématique


de la note, que le mouvement (au singulier) est celui de la vie humaine dans
le cadre du mouvement de manifestation, et que les trois mouvements sont
ses degrés de différenciation en fonction de l’accès plus ou moins grand à
l’originaire, à ce mouvement de manifestation même.
137. PP, p. 246.
138. MNMEH, p. 270.

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Le projet asubjectif 485

le centre devient explicite comme ce dont l’essence et l’actua-


lisation m’importent avant et dans tout le reste, cette éclaircie
comporte nécessairement un rapport non moins explicite à la
totalité. Car je ne peux me rapporter explicitement à moi-même
sans apparaître au milieu des autres contenus mondains, sans
apparaître à moi-même dans le monde 139.

Dans le premier des Essais hérétiques, les trois mouve-


ments sont à nouveau présentés comme une déclinaison
de la triple temporalisation de la temporalité 140, comme
mouvements de : « acceptation », « défense », « vérité ». Les
deux premiers sont ainsi la manifestation d’un « enchaî-
nement de la vie à elle-même 141 ». Le second Essai, le
plus remanié par Patočka (en vue d’une publication
possible dès le printemps 1975), reprend par ailleurs
la thématique de la lutte, déjà présente dès le premier
exposé de la théorie des trois mouvements en 1965, et
que Patočka envisageait, soit comme passage entre le
deuxième et le troisième mouvement (en 1965), soit
comme partie négative du troisième (en 1967), soit

139. MNMEH, p. 271.


140. Cf. EH, p. 61. Dans les Essais hérétiques, le vocabulaire heideggérien
est en effet de retour : Patočka parle souvent d’être et d’authenticité. Une
prise de distance timide est cependant opérée dans le quatrième Essai (qui
est en fait le plus ancien, datant de 1973), où Patočka propose de doubler la
distinction authentique – inauthentique (interprétée ici comme différence
entre la responsabilité et la fuite) par une autre opposition, celle du quoti-
dien et de l’exceptionnel (la fête, le démoniaque). Mais par la lecture des
religions comme ce qui responsabilise l’orgiastique, cette dernière opposition
est intégrée de facto dans la première distinction (celle de l’authenticité et
de l’inauthenticité) (cf. EH, p. 161 et p. 163). Derrida s’y arrête aussi dans
Donner la mort (Paris, Galilée, 1999, p. 15-24 et p. 44-51).
141. EH, p. 40. Voir aussi EH, p. 41-43, où Patočka donne une nouvelle
analyse du fardeau du travail corrélatif du deuxième mouvement, et EH, p. 62.

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486 Phénoménologie du mouvement

comme situation-limite du deuxième (en 1969). Après


avoir localisé à nouveau, dans la situation particulière du
combattant ou du guerrier 142, la possibilité du dépasse-
ment de l’enchaînement de la vie à elle-même, Patočka
prend néanmoins soin de faire une distinction entre les
différents sens pour lesquels le guerrier combat : celui
d’avant l’histoire (c’est-à-dire d’avant l’émergence de la
problématicité, du troisième mouvement), s’appuyant
sur un sens pauvre, hérité, tandis que le combattant qui
vit à même l’historique combat pour la vie libre comme
telle 143. Notons en passant que la situation théorique
est loin d’être claire : la « vie à la frontière » du guerrier
est-elle ici une condition de possibilité du troisième
mouvement, c’est-à-dire se trouve-t-elle à la limite du
deuxième ? Ou bien est-elle déjà manifestation (effet)
du sens du troisième mouvement, comme semble le
suggérer la distinction des deux guerriers (pré-historique
et historique) ? Autrement dit, la vie libre est-elle résultat
ou condition de la combativité ?
Plus loin encore, Patočka fera ici de la vérité du combat-
tant, du polemos, la vérité du troisième mouvement lui-
même, ou ce que le troisième mouvement donne à voir.
Le rapport explicite à la totalité est interprété comme
acceptation de la présence universelle du polemos héra-
clitéen qui, en tant qu’« éclair de l’être 144 », est ce qui est
« commun » en toutes choses et qui unifie les adversaires

142. Ce qui n’est pas sans rappeler la sélection des dirigeants dans la
République de Platon, recrutés eux aussi dire parmi les défenseurs de la cité.
143. Cf. EH, p. 74.
144. EH, p. 80. Patočka se rappelle sans doute ici (sans indiquer la réfé-
rence comme il le fait systématiquement pour les autres citations d’Héraclite
et d’Anaximandre) le Fragment B 64 d’Héraclite : « La foudre (keraunos)
gouverne l’univers (ta panta, la totalité) ».

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Le projet asubjectif 487

dans l’ébranlement du sens reçu 145. La conclusion de


Patočka va ici également dans le sens d’une description
de ce que donne à voir le troisième mouvement : « la vie
est à comprendre, non pas du point de vue du jour, dans
la seule optique de la vie acceptée, de la vie pour la vie,
mais du point de vue du conflit, de la nuit, du point de
vue du polemos 146 ». Dans le dernier des Essais hérétiques,
la thématique du polemos est reprise expressément : la nuit
du polemos est ce qui est révélé par le front, et le sacrifice
qu’elle requiert pour se manifester se fait à l’encontre du
mauvais infini des possibilités du jour 147. C’est l’optique
de la vie pour la vie, l’optique du jour, qui est responsable
« d’un conflit interminable, qui renaît sans cesse, iden-
tique sous des figures toujours nouvelles 148 ». Cela arrive
parce que « l’homme est enchaîné à la vie par la mort et
par la peur, il est manipulable à l’extrême 149 ». C’est dans
l’optique du jour que la vie est tout pour l’homme, et la
peur de la perdre (la peur qui fait que la vie et la paix et
le jour règnent sur nous 150) nous arme et nous entraîne
dans l’interminable « combat pour la paix 151 ». La seule

145. Cf. EH, p. 81.


146. EH, p. 82.
147. Cf. EH, p. 206.
148. EH, p. 209.
149. EH, p. 211.
150. Cf. EH, p. 204.
151. EH, p. 200. Patočka écrit aussi (EH, p. 201) : « En apparence, cette
guerre contre la guerre […] semble se comporter de manière eschatologique,
mais en réalité elle ramène l’eschatologie dans le plan “mondain” du jour,
fait tourner au profit du jour ce qui appartient à la nuit et à l’éternité. C’est
la démonie du jour qui, se faisant passer pour tout en tout, aplatit et vide
de sa substance cela même qui la dépasse. » À propos de cette formulation
idéologique célèbre à l’époque de Patočka et de son côté du Rideau de fer :
« le combat pour la paix », il circulait dans cette même époque et dans cette
même partie de l’Europe une plaisanterie multiforme et amère, dont la version

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488 Phénoménologie du mouvement

possibilité de la liberté, la seule possibilité pour l’homme de


se libérer de la tyrannie du jour et de sa « Force » consiste
dans l’assomption de la situation de combat, du front,
que Patočka décrit dans un fragment terrible que nous
nous devons de citer :

Ce front, c’est celui de la résistance aux motifs « démoralisants »,


terrorisants et trompants du jour. C’est le dévoilement de leur
véritable nature, une protestation qui se paie d’un sang qui ne
coule pas, mais pourrit dans les prisons, la marginalité, les projets
et possibilités de vie contrecarrées – et qui coulera à nouveau,
dès que la Force le jugera à propos 152.

Il nous reste enfin à reprendre la dernière occurrence


de la doctrine des trois mouvements dans la postface
française de 1976, occurrence différente à bien des égards
par rapport aux précédentes et qui ne s’éclaircira, comme
nous le verrons, qu’avec la prise en compte de deux courts
manuscrits préparatoires. Mais passons d’abord en revue
cette nouvelle présentation de la théorie qui nous préoc-
cupe ici. Patočka commence par rappeler que, en deçà de
l’analyse « magistrale » effectuée par Heidegger dans Sein
und Zeit, « les phénomènes vus par Husserl demeurent ;
les phénomènes sont les phénomènes 153 ». Parmi ceux-ci,
donc parmi les oublis d’Être et temps, figure la distinction
husserlienne (reprise ouvertement par Patočka, comme
nous l’avons vu dans notre chapitre sur la spatialité) entre
le chez-soi et l’étranger, entre un être-avec non encore

roumaine se traduirait : « Nous combattrons pour la paix jusqu’à ce qu’il


ne reste plus brique sur brique (trace de civilisation, piatrǎ peste piatrǎ). »
152. EH, p. 211.
153. MN, p. 173.

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Le projet asubjectif 489

frappé d’anonymat et son opposé. Cet oubli se fait ressentir


dans l’analyse heideggérienne, qui part de la situation
anonyme de l’être-avec pour montrer comment le Dasein,
en écoutant la « voix de la conscience », se désanonymise,
pour ainsi dire, et réintègre le monde historique en tant
que résolu ou capable, nous dit Patočka, « d’accomplir
le saut instantané dans la situation active 154 » en enta-
mant « une action historique résolue 155 ». Or, et c’est
là le premier reproche de Patočka, « ce que la banalité
quotidienne cache de la sorte, n’est-ce pas, en plus du
fait que le soi authentique est à reconquérir, l’inscription
simultanée de cette reconquête dans un avec-les-autres
qui exclut l’anonyme et l’interchangeable 156 ? ». Nous
avons reconnu le premier mouvement de l’existence, dans
lequel l’être-avec ou l’acceptation nécessairement non
anonyme constituent le premier chez-soi et nous centrent
à proprement parler. Un reproche analogue affecte aussi
la présentation heideggérienne de l’authenticité : « Ne
faut-il pas cependant qu’en plus de faire face au monde
en être historique capable de résoudre les problèmes
d’une situation, le soi, une fois reconquis, acquière un
“être-avec-autrui” qui ne soit plus celui d’une nivellation
anonyme 157 ? » C’est donc non seulement la quotidien-
neté anonyme qui suppose comme préalable l’être-avec

154. MN, p. 175.


155. MN, p. 174.
156. MN, p. 174.
157. MN, p. 173. Il est vrai, cependant, que Heidegger a bien tenté de
raccorder la problématique de la résolution à celle de l’être-avec, lorsqu’il
écrit par exemple au § 60 : « La résolution à soi-même place pour la première
fois le Dasein dans la possibilité de laisser “être” les autres dans leur pouvoir-
être le plus propre et d’ouvrir conjointement celui-ci dans la sollicitude qui
devance et libère. Le Dasein résolu peut devenir “conscience (Gewissen)”
d’autrui » (Heidegger, Sein und Zeit, p. 298).

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490 Phénoménologie du mouvement

de l’acceptation (le premier mouvement), mais aussi la


reconquête de soi authentique qui doit incorporer un
être-avec non anonyme, le dévouement (le troisième
mouvement). Il existe encore une brèche dans l’analyse
heideggérienne de 1927, et Patočka l’expose en apparente
continuité avec l’oubli de l’être-avec (mais cette continuité
est seulement apparente) : il mentionne ainsi des compor-
tements humains ouverts « tels que les actes de dévotion,
les activités de l’artiste ou celles du penseur ». Bien sûr, ces
comportements que nous reconnaissons comme représen-
tatifs (voire typiques) du troisième mouvement « n’ont
en vue nul hou heneka immédiatement compréhensible
dans la sphère du quotidien, ni une action historique
résolue » : ils ne se laissent donc pas décrire selon l’oppo-
sition inauthentique – authentique. Or, les mouvements
humains que cette dernière distinction heideggérienne
dépeint « aboutissent », en revanche, « l’un comme l’autre à
l’étant mondain, à l’engagement dans cet étant 158 ». C’est
en ce point précis que nous devons mentionner en outre
deux notes de travail : l’une de 1973-1974 (Ms. 3G/4)
et l’autre, préparatoire de cette postface française, datant
de 1974 (Ms. 3G/9). La première pose brièvement cette
question : « Peut-être pourrait-on parler d’un vers où de la
temporalisation, plutôt que d’un d’où/Le d’où décide du
couple authenticité – inauthenticité/Le vers où décide si le
but est le contenu du monde ou le monde lui-même 159. »
La deuxième note, d’une façon toujours aussi concise,
répond par l’affirmative à cette question même :

158. MN, p. 174. L’authenticité ne fait pas exception, car elle « prend
le détour des limites, mais uniquement pour retourner à un monde [en tant
que] facteur de l’action historique ».
159. PP, p. 252.

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Le projet asubjectif 491

Mouvement de pénétration dans le « monde »


Disposition – enracinement, acceptation
Déchéance – dépense de soi : travail, domination, lutte
Mouvement de sortie hors du « monde », de transcendance vers
le monde et vers l’être
Existence – mythe, art, métaphysique 160.

La problématisation et la solution que ces éclairantes


notes donnent à voir seront reprises telles quelles dans la
postface de 1976 161. C’est en effet ainsi qu’est redéfini le
rapport de la triplicité des mouvements à la distinction
heideggérienne authentique – inauthentique : celle-ci
marque le point de départ (responsable ou non) de notre
commerce avec les choses, tandis que les trois mouve-
ments sont, eux, des distinctions portant sur la nature de
ce commerce même, en fonction de sa destination. Pour
les deux premiers mouvements, c’est (en des guises diffé-
rentes) l’étant qui est visé (intégration au sein de l’étant
pour le premier, perte dans l’étant dans le deuxième),
alors que pour le troisième, c’est l’être même, ou le monde
(selon la synonymie que Patočka n’hésite pas à proposer
à plusieurs reprises). De là s’ensuivent immédiatement
d’autres démarcations par rapport à Sein und Zeit : les
mouvements – en fait, seulement le premier et le troi-
sième – sont définis comme des avancées « vers la limite »
(comme l’était la voix de la conscience chez Heidegger) ;

160. PP, p. 135.


161. « Si l’authenticité et l’anonymat sont contraires, se fondent sur
la dimension à partir de laquelle s’accomplit la temporalisation, n’y a-t-il
pas aussi à se demander vers quelle dimension elle se dirige, vers où elle va
[…] ? » (MN, p. 175).

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492 Phénoménologie du mouvement

mais ils n’aboutissent cependant pas à l’action 162. Ils sont


aussi décrits comme des « temps d’arrêt ou plutôt de
séjour 163 », et donc n’ont plus le caractère instantané et
fulgurant de l’appel de la voix de la conscience (car, par
exemple, la réflexion philosophique suppose un prolon-
gement de et un séjour dans l’étonnement 164), et aussi
« ne sont pas sans parole, tandis que le silence marque le
rappel de la conscience 165 ».
Cette refonte de la doctrine des trois mouvements
dans la confrontation avec Heidegger n’est pas sans
conséquence pour la structure même du dispositif. Ainsi,
les trois mouvements recevront ici une présentation
qui diffère des précédentes : le premier, décrit dans des
termes plutôt flous, semble être à la fois mouvement
d’acceptation du moi par les autres 166 et le mouvement
d’acceptation par le moi d’un autre – telle semblerait
être (le texte reste allusif) l’avancée vers la limite qu’est
le début « à jamais immaîtrisable ». Il est vrai que cette
dimension actuelle du premier mouvement, qui relève de
la dimension passée du temps, mais n’est pas seulement

162. « Il est cependant des mouvements qui tendent eux aussi vers les
limites, vers un début à jamais impossible à maîtriser, vers une fin immédia-
tement certaine, sans pour cela aboutir directement à l’action » (MN, p. 175).
163. MN, p. 175.
164. Patočka opère un collage de deux extraits de la Lettre VII de Platon
pour signifier le besoin du « commerce répété » et du « frottement avec ce
dont il s’agit » (cf. MN, p. 177, note 4).
165. MN, p. 175. Au § 56 d’Être et temps, Heidegger affirme en effet
que « la conscience parle uniquement et constamment sur le mode du faire-silence
(im Modus des Schweigens) » (Heidegger, Sein und Zeit, p. 273).
166. Car, nous dit Patočka en dénonçant à nouveau l’oubli heideggérien
de l’être-avec : « Sans acceptation, pas d’existence humaine ; l’homme n’est
pas seulement jeté dans la réalité, il est aussi accepté ; il n’est pas jeté, sinon
en tant qu’accepté » (MN, p. 176).

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Le projet asubjectif 493

dans le passé, est indiquée plusieurs fois dans les présen-


tations antérieures du premier mouvement – soit sous la
forme de la thématique de l’amour (y compris sexuel) qui
en serait une résurgence dans la quotidienneté (donc un
passage du second mouvement au premier 167), soit dans
l’évaluation que donne Patočka des « peuples naturels »,
dont la vie ressemblerait à celle animale et qui vivent le
présent même dans le premier mouvement 168. Qui plus
est, outre l’ambiguïté qui affecte le statut du premier
mouvement, l’ordre de présentation se trouve lui-même
changé en 1976, car immédiatement après la caractérisa-
tion du premier mouvement en termes d’avancée vers la
limite, Patočka passe à la description (concise) du troisième
mouvement qui est « à l’autre extrême, l’avance vers la
fin 169 ». Le deuxième mouvement, lui, est évoqué à la fin
en tant que « processus d’aliénation et de son dépassement,
qui est à la racine tant des développements anonymes de
l’histoire que de sa prise en charge responsable 170 ». Bien
que Patočka ne le dise pas explicitement, nous voyons
qu’il y inclut l’inauthenticité et l’authenticité, la résolution.
Soulignons ce point : l’authenticité heideggérienne ferait
ici partie du deuxième mouvement de l’existence et, avec
elle, nous pouvons inférer que toute la problématique
du polemos et de la lutte s’y trouverait incluse aussi. À la
fin de sa postface, Patočka dressera le tableau suivant :

167. Voir par exemple : PP, p. 112, MNMEH, p. 112-113, ou encore


PP, p. 251 (cette dernière référence à l’amour se trouve dans le même Ms.
3G/4 que nous venons de citer et qui prépare la postface de 1976).
168. EH, p. 37.
169. MN, p. 177.
170. MN, p. 177, nous soulignons.

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494 Phénoménologie du mouvement

Nous dirions, en somme, aujourd’hui, que le monde naturel


est celui qu’apporte avec soi […] l’être humain en tant que cet
être-avec, dont l’ultime fondation est à trouver dans […] les deux
possibilités de temporalisation que sont le projet de soi parmi
les choses et le recueillement aux limites mêmes de l’humain.
Le monde naturel apparaît ainsi comme un mouvement triple :
mouvement d’acceptation d’abord qui, selon les modalités
de l’amour et de la haine, offre au Dasein un point d’enra­ci­
nement, mouvement ensuite d’aliénation et de dépassement
qui lui conquiert une place propre dans la nature tant humaine
qu’ultrahumaine, mouvement véritatif enfin, […] qui le situe
par rapport à la totalité et à tout ce qui la révèle 171.

Ce nouveau schéma appelle, bien sûr, au moins deux


questions immédiates. Tout d’abord, le premier mouve-
ment, en tant qu’il est lui aussi avancée vers les limites
de l’humain, ne se confond-il pas ici avec le troisième ?
Prenons l’exemple même de l’acceptation : si on opère
effectivement le premier mouvement dans l’amour, en
acceptant véritablement l’autre, ne sommes-nous pas,
en effet, en train de nous dévouer à lui ? Autrement dit,
pour autant que le premier mouvement ainsi conçu est
mouvement vers la limite (même s’il s’agit de la limite
du début), n’est-il pas en fait mouvement véritatif, ou du
moins ne suppose-t-il pas certaines des caractéristiques
de ce dernier : le dévouement (l’amour), le dépassement
de l’anonymat et de la chosification ? Cela impliquerait
qu’il est, lui aussi, mouvement de percée. Mais si tel était
le cas, comment garder la classification donnée dans les
notes de 1973-1974, qui sont une source évidente pour la
postface de 1976 et qui classent le premier mouvement,

171. MN, p. 178.

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Le projet asubjectif 495

avec le deuxième, comme ayant son vers où dans l’étant,


et non pas dans l’être ou dans la totalité – comme illus-
trant donc la première possibilité évoquée par Patočka
dans l’extrait que nous venons de citer, celle du projet
de soi parmi les choses ? Ensuite, à propos du deuxième
mouvement, pour autant qu’il contient aussi la possibilité
du dépassement de la chosification de soi (donc pour
autant qu’il contient l’authenticité), nous pouvons nous
demander s’il n’inclut pas le passage à la limite, c’est-à-
dire les deux autres mouvements.

3.2. Les deux difficultés de la théorie des trois mouvements.


L’élargissement de la distinction authentique-inauthen-
tique et le problème du statut du premier mouvement

Nous pouvons à présent, et à partir de ces deux


dernières questions, dresser le bilan de cette présentation
des occurrences textuelles de la théorie des trois mouve-
ments chez Patočka. Deux nous semblent être les diffi-
cultés principales du dispositif : d’abord, les oscillations
par rapport à la distinction heideggérienne authentique
– inauthentique, qui motivent aussi l’oscillation du lieu
précis qu’occupe dans la structure la thématique de la lutte
et du polemos ; et ensuite l’ambiguïté du statut du premier
mouvement, tantôt fondamental et premier (car c’est en
lui qu’a lieu l’institution de la structure fondamentale
centre – étranger et donc aussi l’apparition d’un certain
rapport à la totalité), tantôt subordonné, avec le deuxième
(en tant qu’aboutissant tous deux toujours et seulement
à de l’étant), au troisième mouvement, mouvement de
l’existence proprement dite.
Rappelons rapidement les jalons de l’oscillation par
rapport à la distinction authentique – inauthentique :

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496 Phénoménologie du mouvement

en 1965, la lutte (contre la terre et sa puissance) est placée


dans le troisième mouvement, dont la différence avec le
deuxième est décrite en 1967 comme identique à celle
de l’Eigentlichkeit et de l’Uneigentlichkeit. Dans le cours
de 1968-1969, la lutte et la situation combative sont
des limites du deuxième mouvement, et Patočka tente
de loger la distinction authentique – inauthentique dans
chacun des trois mouvements, tentative abandonnée dans
la postface de 1969, qui parle en plus de la culpabilité
du deuxième mouvement et du rapport explicite à l’être
dans le troisième. Ce troisième mouvement sera nommé,
toujours en 1969 dans « Qu’est-ce que l’existence ? »,
réalisation de la « possibilité de l’existence authentique ».
Dans les Essais hérétiques, la lutte et la situation polémique
semblent être à la fois les conditions de possibilité du
troisième mouvement et la vérité qu’il obtient dans son
déploiement : la loi éternelle du polemos. Dans ce cadre
donc, l’authenticité est indécidablement placée dans le
deuxième et dans le troisième mouvement. Enfin, dans
la postface de 1976, la distinction heideggérienne (le d’où
de la temporalisation, c’est-à-dire du mouvement que
nous sommes) est opposée aux trois mouvements (le vers
où, l’orientation du mouvement que nous sommes) et
se trouve ainsi intégrée de facto dans le deuxième, le seul
mouvement qui ne va pas ici aux limites de l’humain et
qui a affaire toujours seulement à de l’étant.
Les ambiguïtés qui affectent le statut du premier
mouvement se laissent résumer comme suit : en 1965, il
est déjà dit être rapport au monde dans lequel le sujet est
seulement co-sujet (comme dans tous les autres mouve-
ments d’ailleurs), alors que dans le cours de 1968-1969,
il est mis en relation avec la corporéité et appelé « premier
et fondamental ». Dans la postface de 1969, c’est le premier

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Le projet asubjectif 497

mouvement qui est le plus à même de rappeler la domina-


tion de la physis dans notre vie, car il est l’insertion même
dans la physis (en étant aussi identifié, à la fin de cette
postface, au paradis perdu des représentations religieuses).
Dans l’essai de 1972 sur la cosmologie de Fink, le premier
mouvement est appelé mouvement le plus fondamental,
car c’est dans son cadre que l’homme devient le centre de
la structure invariante approchement – éloignement ; et
enfin, nous venons de le voir, dans la postface de 1976,
son sens oscille entre une intégration de la vie humaine
au sein de l’étant et un passage à la limite, donc vers l’être
(qui est d’une certaine façon totalisable dans l’amour et
dans la thématisation explicite de l’origine, dont relève
la sexualité elle-même).
Bien sûr, ces deux difficultés que nous venons d’iden-
tifier n’ont pas échappé aux commentateurs de Patočka.
En ce qui concerne le rapport entre les trois mouvements
de l’existence et l’opposition authentique – et inauthen-
tique, examinons ici rapidement les contributions de
Pavel Kouba et d’Émilie Tardivel. Le premier voit dans
les tentatives de Patočka d’affronter, dans le cadre de sa
doctrine tripartite, cette distinction heideggérienne « une
série de combinaisons imprévues et en partie opaques 172 ».
Il relève, de manière juste à notre avis, le fait que dans
le cours de 1968-1969 l’inauthenticité dite correspon-
dante au premier et au troisième mouvement se rabat
précisément sur le deuxième qui, lui, n’a pas, malgré les
déclarations de Patočka, d’authenticité propre. En effet,

172. Pavel Kouba, « Le problème du troisième mouvement. En marge


de la conception patočkienne de l’existence », in Jan Patočka. Phénoménologie
asubjective et existence, éd. par Renaud Barbaras, Milan, Mimesis, 2007,
p. 183-204, ici p. 192.

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498 Phénoménologie du mouvement

la figure patočkienne (dans les passages en cause) de


l’inauthentique propre au premier mouvement, c’est
le refoulement de la corporéité 173 – caractéristique du
deuxième mouvement. Symétriquement, l’aveuglement
par rapport à la finitude, censé être l’inauthenticité du
troisième mouvement, est lui aussi une autre caractéris-
tique du deuxième. Nous croyons que Patočka lui-même
était peu satisfait de ces précisions et que c’est là le motif
de leur abandon ultérieur. Nous ne sommes en revanche
pas d’accord avec la conclusion de Pavel Kouba qui, après
avoir cité la première moitié du fragment de la postface
de 1976 174 où il est question de la double possibilité (de
s’intégrer dans l’étant et de passer à la limite de celui-ci)
qui fonde le mode d’être de l’homme (et son monde
naturel), conclut un peu plus loin que Patočka « n’y
trouve aucun moyen de garantir que le dépassement
des limites du subjectivisme n’entraîne pas l’abandon de
la subjectivité qui existe de manière essentielle en tant
qu’accomplissement de la différence entre authentique
et inauthentique 175 ».
La double possibilité qui fonde le monde naturel
de l’homme est bien au contraire, comme nous venons
de le voir, censée rendre compte plus profondément

173. Et non, comme on pourrait s’attendre selon Pavel Kouba (art.


cit., p. 193), l’incapacité de quitter le giron accueillant du chez-soi. Mais
là aussi nous serions en fait dans le deuxième mouvement, car l’infantilisme
n’est pas l’enfance ; il est plutôt un refoulement du refoulement, c’est-à-dire
l’assomption du rôle (marque déjà du deuxième mouvement) de refuser
tout rôle. D’une certaine façon, dans l’infantilisme, l’enfance est donc
doublement refoulée.
174. Cf. Pavel Kouba, art. cit., p. 194. La suite du texte cité atteste le
maintien par Patočka de la triplicité des mouvements, dans laquelle cette
double possibilité se déclinerait. Voir MN, p. 178.
175. Pavel Kouba, art. cit., p. 197.

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Le projet asubjectif 499

de l’apparition des comportements ouverts parmi ceux


qui ne le sont pas, et inclut l’opposition de l’inauthentique
et de l’authentique (telle que Heidegger l’établit) dans
le commerce avec l’étant, c’est-à-dire dans la première
des deux possibilités ici mentionnées. Ce fragment n’est
donc pas un aveu d’impuissance de la part de Patočka
(et qui serait requis par l’échec de 1968-1969), mais une
nouvelle tentative de corriger la présentation heideggé-
rienne de la différence en cause. La deuxième conclusion
de Pavel Kouba, concernant cette fois-ci la nature d’acte
du troisième mouvement (qui ne serait donc pas un
mouvement), nous semble tout aussi peu fondée. Il écrit :
« Là où il s’agit du sens global de l’existence, Patočka […]
parle d’un mouvement dans lequel est réalisée “l’ouverture
même” qui dépose tout étant. Or, un tel acte n’est plus un
mouvement ; il sert à mettre en évidence l’être en acte non
objectif de l’être qui n’a pas un caractère de mouvement,
car la sphère des possibilités en tant que telles est devenue
actuelle 176. » La reprise de la définition aristotélicienne
du mouvement par Patočka semble ici oubliée par le
commentateur : en effet, l’être en acte d’une possibilité
n’est rien d’autre qu’un mouvement ; ce mouvement
semble être par ailleurs confondu par le commentateur avec
ce qu’il estime, quelques lignes plus bas, impossible pour
une vie humaine (c’est-à-dire l’actualisation plénière des
possibilités – l’acte pur, dirait Aristote). Une actualisation
des possibilités est néanmoins possible, mais seulement
en tant que mouvement, acte incomplet certes, mais
qui ouvre, comme son extase, le possible. Nous voulons

176. Pavel Kouba, art. cit., p. 200. Nous avouons ne pas avoir réussi
à identifier, malgré les renvois à la traduction française, les micro-citations
que Pavel Kouba donne à l’appui de cette thèse.

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500 Phénoménologie du mouvement

dire par là que s’il y a pour l’homme la possibilité de se


confronter à la totalité, cette possibilité est uniquement la
possibilité d’un mouvement­ : il n’y a pas d’autre rencontre
du monde que notre mouvement. D’ailleurs, tel nous
semble être le reproche que Patočka adresse lui-même à
Heidegger concernant la nature fulgurante de l’entente
de la voix de la conscience dans le silence. Ce serait plutôt
un « temps de séjour », quelque chose donc de l’ordre du
mouvement, et non pas de l’acte, qui décrirait le mieux
un comportement ouvert ; même l’institution de celui-ci
est un passage à la limite, mouvement, et non pas un acte
pur ; c’est toujours un passage à la limite qui est accompli
dans le dévouement, le sacrifice, la confrontation avec la
finitude, etc. Notons aussi que ce qui nous semble être ici
le point le plus propre de la démarche patočkienne est loin
d’être en désaccord avec les critiques qu’il formule ailleurs
à l’égard de la surenchère du possible dans Sein und Zeit.
Il nous semble en outre que c’est cette surenchère qui
condamne l’authenticité à n’avoir, pour Heidegger, par
contraste avec le commerce avec les possibilités qu’est la
quotidienneté, qu’une nature fulgurante d’acte.
Émilie Tardivel, quant à elle, prend à la lettre les
indications du cours de 1968-1969 pour défendre la
neutralité 177 des trois mouvements de Patočka par rapport
à la distinction heideggérienne de l’Eigentlichkeit et de
l’Uneigentlichkeit, neutralité qui lui semble requise pour
garantir, dans sa propre interprétation, l’identification
des trois mouvements patočkiens à des événementiaux
(au sens que donne à ce terme Claude Romano dans
L’événement et le monde). Le dispositif des trois mouve-
ments est un effet de la phénoménologie asubjective et

177. Cf. Émilie Tardivel, op. cit., p. 152.

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Le projet asubjectif 501

doit donc être lu comme une structure différenciée de la


donation du monde pour l’homme, donc de la donation
de l’extérieur du Dasein, donation de soi-même sur fond
de monde selon des différences spécifiques (et non pas
projetée par le Dasein en tant que ses possibilités) 178. Le
sens général de cette démarche nous semble bien juste, et
nous avons eu l’occasion nous-même de suivre la critique
patočkienne de l’Entwurf heideggérien, tout comme
nous avons pu examiner le problème de l’ajointement
du moi au monde (qui ne se laisse comprendre autre-
ment que comme un ajointement de notre mouvement
au mouvement de la physis d’où il provient, et donc ne
pourra jamais être simplement un « moment structurel
du Dasein 179 », mais sera toujours un moment conjoint
de celui-ci et du monde). Nous approuvons tout aussi
fort la décision de présenter les trois mouvements comme
indissolublement liés au projet asubjectif, pour autant
que le mouvement qu’est le sujet est toujours (et malgré
les différentes déclinaisons) mouvement non seulement
dans le monde, mais du monde et avec le monde (avec les
autres qui nous accueillent dans le premier mouvement,
avec les étants dans le deuxième, avec l’être dans le troi-
sième). En conséquence, le sujet qu’est ce mouvement est
toujours seulement co-sujet, tandis que le sujet concret
(celui qui n’est pas seulement une figure pronominale
vide) est la sédimentation conjointe du mouvement
que nous sommes et des légalités de sédimentation de la
physis. Nous ne croyons néanmoins pas que la sauvegarde
à tout prix (au-delà de l’intention même de Patočka qui,
lui, l’abandonne) du dispositif du cours de 1968-1969

178. Cf. Émilie Tardivel, op. cit., p. 146.


179. Cf. Émilie Tardivel, op. cit., p. 152 ; voir aussi p. 154.

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502 Phénoménologie du mouvement

est indispensable pour la défense de cette acception de la


théorie des trois mouvements. Ainsi, l’interprète essaie de
montrer, dans une polémique explicite avec Pavel Kouba,
que le deuxième mouvement n’incarne pas l’inauthen-
ticité universelle, qu’il n’est donc pas inauthentique en
soi, mais l’est (selon l’indication de Patočka lui-même
dans le cours de 1968-1969) seulement « lorsqu’il devient
idéologique, pour autant que l’idéologie est une réduc-
tion du présent à lui-même par idéalisation de l’avenir
et falsification du passé 180 ». Mais n’est-il pas le propre
du deuxième mouvement de réduire toujours l’avenir
au mauvais infini de la répétition du présent, et donc
de le falsifier ? Nos propres résultats dans l’analyse de
la temporalité nous autorisent à répondre de manière
affirmative à cette question, car dans le commerce avec
les choses seul le présent peut être anticipé (ou seulement
la continuité du présent, et c’est l’interruption de cette
continuité qui met le train-train quotidien en crise). Et
ne sommes-nous pas, dans le deuxième mouvement,
toujours en train de falsifier le passé, du moins par l’oubli
constamment réitéré de notre insertion irréductible dans
la physis (car c’est ici qu’on réduit la physis à un simple
matériau pour nos effectuations, et c’est ici qu’on prétend
la maîtriser) ? Si, effectivement, l’on peut concevoir une
manière authentique d’être auprès de son travail de tout
cœur, n’est-on pas plutôt et déjà dans le dépassement de
la fuite, et donc dans le troisième mouvement ?
Plus loin encore, un des deux moyens qu’Émilie
Tardivel trouve pour sauvegarder d’inauthenticité le
deuxième mouvement est de citer 181 l’occurrence de 1976

180. Émilie Tardivel, op. cit., p. 153. Cf. PP, p. 110.


181. Cf. Émilie Tardivel, op. cit., p. 154, note 2.

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Le projet asubjectif 503

où Patočka y inclut « l’aliénation et son dépassement ».


Nous avons vu néanmoins que dans la postface fran-
çaise, le deuxième mouvement, pour autant qu’il inclut
effectivement l’aliénation et son dépassement, semble
aussi bien inclure les deux autres mouvements, et donc
incarner à lui seul le mouvement général de la subjectivité
dont le premier et le troisième mouvement ne sont que
des passages à la limite. D’ailleurs, l’autre extrait cité à
l’appui de sa thèse par l’interprète est tiré du cours de
1968-1969 et se réfère toujours à ce mouvement général
(au singulier) que nous sommes (et donc non pas expli-
citement au deuxième mouvement de la tripartition, qui
ne sera présenté que dans la suite du cours). C’est donc
ce mouvement général, dont la triplicité des mouvements
de l’existence n’est que la déclinaison, qui est à la fois
courant centrifuge et centripète, qui nous insère dans
l’étant pour ensuite nous permettre un éventuel retour
à nous-mêmes, c’est lui qui « n’est pas un [mouvement]
simplement d’éloignement, mais aussi et au même rythme
de retour à nous-mêmes 182 ». Et c’est toujours ce mouve-
ment général qui doit être neutre par rapport à (ou inclure
comme ses possibilités, comme ses extases) l’inauthenticité
et l’authenticité.
Pour conclure très brièvement sur ce point, nous dirions
quant à nous que les hésitations de Patočka par rapport
à la distinction heideggérienne de l’Eigentlichkeit et de
l’Uneigentlichkeit sont la marque d’une tentative répétée
de correction de celle-ci. Déjà l’interprétation de la tempo-
ralisation de la temporalité comme mouvement est une
telle correction ; et dès 1965, la triplicité des mouvements
inclut l’ancrage et l’accueil (la corporéité et l’être-avec non

182. PP, p. 78, cité par Émilie Tardivel, op. cit., p. 154.

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504 Phénoménologie du mouvement

anonyme), tout comme elle inclut l’extension de la fulgu-


rance de l’authenticité dans un mouvement, un compor-
tement ouvert. Ainsi, la distinction heideggérienne, qui
est bien trop stricte et rigide, se trouve dilatée pour ainsi
dire et élargie. En 1968 et 1969, avec les analyses de la
corporéité (comme somme des possibilités non projetées
par le Dasein et qu’il doit assumer), se trouve déjà amorcée
une critique de l’Entwurf (qui n’aboutira explicitement
qu’en 1972) 183. C’est à la lumière de cette critique, qui
met au jour la surenchère heideggérienne du possible dans
Sein und Zeit, que les tentatives ultérieures de correction
doivent à notre avis être lues. Celles-ci porteront tant sur
la nature fulgurante de l’authenticité (sa nature d’acte
qui répond symétriquement à la surenchère du possible
dans le commerce avec l’étant) que sur le but, sur le vers
où… occulté par cette distinction, telle que Heidegger
la présente. C’est donc une « authenticité » élargie et
redirectionnée qui est à l’œuvre dans les comportements
ouverts envisagés par Patočka en 1976. Mais, nous l’avons
vu, cet élargissement met Patočka dans l’embarras, car
il se voit obligé de considérer, toujours en 1976, sous la
figure du deuxième mouvement, le mouvement général
qu’est la subjectivité et de décrire les deux autres comme
des limites de celui-ci.
C’est toujours à partir du problème de l’unification
des trois mouvements de l’existence dans un seul mouve-
ment que nous sommes (unification dont nous avons
délibérément gardé en réserve les références textuelles
pour les donner le moment venu) que peut être envisagée
l’autre difficulté du dispositif patočkien : le statut du
premier mouvement. Les critiques le mieux formulées

183. Voir sur ce point les analyses de notre chapitre sur le possible.

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Le projet asubjectif 505

nous semblent être celles de Renaud Barbaras (et, dans sa


lignée, de Frédéric Jacquet) 184. Ainsi, pour reprendre un
résumé concis de ces critiques : « Si l’on reconnaît que, dès
le premier mouvement, le sujet entre en rapport avec le
tout du monde en échappant à l’emprise de ce monde, la
question reste ouverte de comprendre quels sont exacte-
ment le statut et la fonction du troisième mouvement, dont
certains textes de Patočka donnent à penser que c’est avec
lui seulement que l’homme s’approprie le monde comme
tel 185. » Autrement dit, si c’est le premier mouvement qui
institue la structure fondamentale centre – périphérie (ou,
si l’on veut, la structure fondamentale : destinataire et pôle
de l’apparaître – monde qui apparaît), ne contient-il pas
déjà les deux autres ? Notons que la question ainsi formulée
s’oppose et répond symétriquement à la situation qui se
dégage de la postface française, où le premier mouvement,
en tant que passage à la limite, semble être absorbé par le
troisième. Dans cette perspective, l’interrogation formulée
par Renaud Barbaras nous semble fortement pertinente.
Nous sommes néanmoins tenté de répondre, non pas par
une réduction des deux autres mouvements au premier,
mais par la réduction de tous les trois à un seul dont ils
ne sont que les orientations. Bien entendu, cela exigerait
une correction de la description patočkienne du premier
mouvement. Celui-ci ne doit plus être décrit comme
mouvement vers l’étant, c’est-à-dire comme mouvement
non pas dans le monde, mais vers lui, comme institution

184. Nous les avons déjà mentionnées dans notre chapitre sur la spatialité
(sous-chapitre 2.5). Pour Renaud Barbaras, voir par exemple Le mouvement
de l’existence, p. 96-98, p. 104-106 et surtout la note 1 de la page 112 ;
mais aussi l’article déjà cité, « L’individuation de l’homme ». Pour Frédéric
Jacquet, voir l’article déjà cité : « Vie et existence », p. 415 en particulier.
185. Renaud Barbaras, Le mouvement de l’existence, p. 112, note 1.

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506 Phénoménologie du mouvement

d’un centre et d’une périphérie. Ce dernier serait plutôt


le mouvement (au singulier) que nous sommes dans
chacune des trois déclinaisons, car la structure générale :
pénétration et sédimentation dans l’étant (centration et
délimitation d’une périphérie) est répétée par tous les
trois mouvements. En tant qu’orientation spécifique
correspondant à l’état prélinguistique de l’homme, en tant
qu’assomption première des possibilités corporelles et en
tant que réclamation d’un accueil dans l’impuissance et
la privation, le premier mouvement ainsi réduit (c’est-à-
dire saisi au sens propre) ne serait qu’une des variations
de ce mouvement (au singulier) que nous sommes.
Certes, il est premier chronologiquement et conditionne
temporellement les autres orientations du mouvement
général. Mais s’il était lui-même et à lui seul la totalité
du mouvement que nous sommes, comment rendre
compte, non seulement de la différence anthropologique
(de l’homme, une fois passé son état prélinguistique, au
sein du vivant), mais aussi de la différence, au sein de
la même situation historique humaine, entre, disons,
un nourrisson passif et innocent (première orientation
du mouvement que nous sommes), un agent du régime
politique qui obéit aux ordres des forces du jour et un
porte-parole de la Charte 77 que le dernier « interroge »
jusqu’à la mort ? C’est aussi ce type de différences que
Patočka veut circonscrire dans la triplicité des mouve-
ments, et nous croyons qu’il surenchérit, malgré tout, ses
descriptions du mouvement dans lequel l’homme « devient
un centre ». L’homme devient, en effet, un centre dans
chacune des trois déclinaisons du mouvement général ; la
structure spatialisante centre – périphérie est invariante,
comme l’est aussi l’orientation de la temporalité vers ce
qui peut arriver, et cette invariance est elle-même donnée

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Le projet asubjectif 507

par le fait que notre vie (au singulier) est mouvement


(au singulier).
Le mouvement a toujours un d’où… vers où…, il
sédimente toujours son substrat, c’est-à-dire le centre de
sa localisation (il dépose toujours à son terme son lieu
propre). Seuls varient les contenus de cette structure
invariante du mouvement : dans le premier mouvement
(réduit à l’accueil, à l’impuissance et à l’assomption
des habitualités corporelles données), seul peut arriver
temporellement ce qui est déjà là. Et la seule centration est
celle que nous donnent ceux qui nous acceptent. Dans le
deuxième mouvement, seul peut surgir le présent continu,
et le mouvement que nous sommes se localise en fonction
des sédiments objectifs et chosiques. C’est seulement dans
la troisième orientation du mouvement général (qui doit
elle aussi être réduite uniquement à la thématisation expli-
cite de la structure invariante du mouvement) qu’apparaît
aussi explicitement la totalité du mouvement, la physis, la
manifestation – comme ce qui nous porte et qui porte le
mouvement que nous sommes. Il nous semble d’ailleurs
que dans ses hésitations au sujet de la structure tripartite
des mouvements, Patočka n’opère pas d’une manière
suffisamment claire la réduction (à un seul mouvement)
qu’il sait très bien mettre au jour, déjà dans son Aristote,
dans le cas d’une autre tripartition, aristotélicienne cette
fois-ci : celle de la privation – matière – forme. Cette
dernière peut bien rendre compte de la tripartition des
mouvements patočkiens, car elle n’est chez Aristote
qu’une tentative d’expliciter les extases temporelles et
logiques du mouvement, geste analogue à celui par lequel
Patočka redonne son vrai nom de mouvement à la triple
temporalisation heideggérienne de la temporalité. En
effet, l’état d’impuissance qui réclame l’accueil de l’enfant

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508 Phénoménologie du mouvement

est bien un état privatif ; le commerce avec les choses


nous réduit au rôle de matière employée par les forces
du jour, et la thématisation explicite de notre situation
est bien de l’ordre de l’eidétique. Mais, nous insistons,
cette tripartition de principes temporels et logiques n’est
qu’une description des extases du mouvement. Et c’est
de la même manière que nous croyons devoir envisager
la tripartition patočkienne : les trois mouvements, après
révision, seront les trois extases ou, si l’on veut, les trois
orientations différentes (selon la prééminence d’une
de ces extases) du mouvement (au singulier) que nous
sommes. Patočka les appelle toujours des « mouvements »
parce que la définition du mouvement y est à chaque fois
satisfaite : il s’agit dans chacune des trois orientations
d’une réalisation de possibilités ou, mieux encore, dans
chaque cas, le mouvement que nous sommes dépose et fait
voir comme ses extases certains actes et certains possibles.
Et c’est seulement dans la troisième orientation que le
sujet mouvant parvient à comprendre que ses actes et
ses possibles sont en fait les actes et les possibles déposés
pour et à travers son mouvement, par le mouvement de
la physis. De même, c’est uniquement dans la troisième
orientation du mouvement que nous sommes que nous
découvrons la responsabilité que chaque mouvement
porte pour ses sédiments, même s’ils sont sédimentés
selon les lois de sédimentation de la physis.
Faisons une dernière remarque. Les deux difficultés
que nous venons d’analyser (en nous laissant guider
par certains des interprètes de Patočka) correspondent
bien à ce que nous avons appelé les ouvertures du projet
asubjectif : le problème de la négativité de la liberté
(qui circonscrit et inclut l’élargissement de la différence
heideggérienne Eigentlichkeit – Uneigentlichkeit) et le

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Le projet asubjectif 509

problème de la vie (qui doit intégrer aussi la question


de la différence anthropologique – de l’homme au sein
du vivant – tout comme celle du rapport multiforme de
l’homme à sa propre vie).

3.3. L’unité des trois mouvements. Reprise de nos résultats


préalables. Les trois mouvements ne sont rien d’autre
que les orientations du mouvement (au singulier) que
nous sommes

Pour conclure, nous passerons en revue les références


patočkiennes les plus parlantes de l’unité des trois mouve-
ments, afin de montrer, tout d’abord, que Patočka a
toujours en vue, de fait, cette unité par delà les différences
qui la traversent, mais aussi pour insister sur le fait que
c’est cette unité qui doit retenir notre attention comme
primaire, plus importante et préalable par rapport aux
différences que sont les trois orientations du mouvement
que nous sommes. Nous rappellerons aussi nos propres
résultats théoriques qui sont à même, l’espérons-nous,
de confirmer l’importance de la reconduction des trois
mouvements au mouvement que nous sommes et qui
les dépose comme ses orientations – bref, l’importance
de leur unité.
Déjà dans la première synthèse que Patočka donne
de ses propres positions phénoménologiques en 1967, il
invoque explicitement la continuité qui existe entre notre
mouvement (au singulier) et celui de la physis :

Le monde et l’homme sont engagés dans un mouvement réci-


proque – le monde englobe l’homme de telle manière que
l’homme peut effectuer, avec les autres, en son sein, le mouvement
d’enracinement, de prolongement de soi par le dessaisissement

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510 Phénoménologie du mouvement

et de découverte de soi par le dévouement. Ce mouvement


est mouvement au sens le plus originel et plus fort du terme.
Chacun de nos « mouvements physiques » fait en réalité partie de
ce mouvement total, omnienglobant, que nous sommes […] 186.

L’unité originaire des trois mouvements est ainsi mise


en évidence on ne peut plus clairement, comme elle l’est
aussi dans le cours de 1968-1969, où Patočka nous dit
d’abord que dans le rapport dialectique, de refoulement
réciproque, « les trois mouvements de la vie n’en font
qu’un », et où il poursuit : « chez l’homme, en revanche,
le mouvement de la vie est le mouvement [au singulier,
nous soulignons] d’un rapport à l’être en totalité. Ni
l’ancrage, ni la reproduction et le prolongement de soi,
ni la percée qui bat en brèche la puissance de la terre ne
seraient possibles sans ce rapport 187 ». Le même constat
d’unité est réitéré encore plus clairement en 1971, dans la
conférence « La philosophie de la crise des sciences d’après
Edmund Husserl et sa conception d’une phénoménologie
du monde de la vie » : « tous ces mouvements sont portés
par la mobilité fondamentale de l’existence humaine 188 ».
Mais la confirmation la plus claire, et aussi la dernière
chronologiquement, du fait que Patočka conçoit bien les
trois mouvements comme des orientations du mouvement
général que nous sommes nous est fournie par la postface

186. MNMEH, p. 46.


187. PP, p. 113.
188. MNMEH, p. 241. À la page suivante, les trois mouvements sont
présentés comme les déclinaisons et les incarnations mêmes du monde de
la vie, dont la véritable appartenance est la suivante : « ce monde [de la vie,
n. n.] appartient à la dimension spécifique de l’être qu’on pourrait appeler
la manifestation » (MNMEH, p. 242).

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Le projet asubjectif 511

française de 1976, à l’endroit même où Patočka introduit


et présente cette triplicité des mouvements :

Il semble donc bien que l’on ait de quoi se convaincre d’une


possibilité propre au mouvement total de la vie de se différencier
selon des accents qu’y mettent les moments d’arrêt ou, au contraire,
de propulsion qui en font partie 189.

C’est cette configuration, celle d’un mouvement total,


qui fait partie de la manifestation et qui s’y adjoint, car il
en provient (mais qui peut tenter cet ajointement selon des
orientations différentes), qui semble être confirmée aussi
par les conclusions que nous avons pu tirer à différentes
étapes de notre analyse. Nous avons vu dans la première
partie de notre enquête que la persistance du vocabulaire
du possible ne fait qu’accuser les problèmes spécifiques
à la tripartition des mouvements de l’existence. Ainsi, la
possibilité d’insertion dans le monde – le premier mouve-
ment – est en fait une nécessité ; la possibilité d’avoir
un commerce avec les étants et les autres – le deuxième
mouvement – n’est finalement pas globale, elle n’est pas
rapport à la totalité à proprement parler ; et pour autant
que le troisième mouvement est un rapport à l’être, il
n’est qu’une reprise du premier mouvement, et ainsi,
bien qu’il soit libre et explicite, il ne recèle pas moins
l’aporie d’être la libre reprise d’une nécessité.
La métaphore de la rivière nous a aidé, dans notre
chapitre sur la temporalité, à illustrer la position de Patočka
au sujet du temps, telle que nous avons essayé de la recons-
tituer. L’emploi heuristique de cette métaphore nous a
servi à établir que la temporalisation de la temporalité se

189. MN, p. 175-176, nous soulignons.

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512 Phénoménologie du mouvement

fait différemment en fonction de l’attitude de celui qui se


trouve immergé dans la rivière. Ainsi, son flottement, son
débattement pour la survie ou son affrontement frontal
du mouvement qui s’écoule éclairent différemment les
trois extases temporelles. Mais le mouvement du nageur
se démarque au bout du compte sur la toile de fond du
mouvement plus général de la physis, de la rivière, qui lui
donne en effet à chaque fois et plus profondément son
sens temporel le plus propre. Dans le cadre de « notre »
métaphore, cela veut dire que c’est le mouvement de la
rivière qui occasionne et fonde les attitudes différentes
du nageur : il y a d’abord le temps de la physis, le début
et le sens de l’écoulement, qui est transformé, à travers le
débat du nageur avec lui, dans la temporalité humaine. Et
notre temporalité ne crée pas le temps, elle est seulement
une lecture à chaque fois différente du temps déposé
par le mouvement de manifestation. Ce qui se montre à
proprement parler comme invariant aux yeux de celui qui
regarde en face l’inébranlable écoulement de ce mouve-
ment général, ce qui apparaît comme éternel, c’est le
jaillissement de la manifestation, l’apparaître lui-même.
Dans notre chapitre sur la spatialité, nous avons pu
aborder le problème de la triplicité des mouvements de
l’existence en rapport avec la proto-structure je – tu – ça.
Notre hypothèse a été que cette triplicité se décline en
fonction du poids central (et du rôle déterminant de
pôle d’orientation) que reçoit respectivement chacun des
termes de la proto-structure. Ainsi, lorsque c’est le je qui
détermine le tu par le ça, lorsque l’interpellant privilégié
(le tu) est gardé sur le plan de « l’indétermination ontique »
du ça 190 (possibilité évoquée par Patočka lui-même) et

190. QQP, p. 55.

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Le projet asubjectif 513

maintenu dans l’indifférence (voire, dans l’adversité


d’un vous), nous sommes, selon toute apparence, en
plein milieu du deuxième mouvement de l’existence, ce
mouvement « de chosification de soi et d’humanisation du
monde 191 ». Et le corollaire est également vrai : si le je (qui
est ici lui-même le principe de l’orientation) détermine
le tu interpellant par le ça, comme un ça maintenu dans
l’adversité d’un vous et contre lequel on se débat (c’est-à-
dire comme l’adversaire dans le mouvement de s’emparer
des choses), le ça est immédiatement et en contrepartie
déterminé sous la figure d’un quasi-nous désirable. Ce
sont les choses et les fonctions qui s’agglutinent autour
du je, dans le « mauvais » nous de la possession. C’est ainsi
que les fonctions finissent par remplacer les personnes
en tant qu’interlocuteurs. Le deuxième mouvement de
l’existence peut donc être envisagé comme une orientation
qui part du je pour déterminer réciproquement le tu par
le ça et inversement (alors que le premier mouvement
est l’orientation qui part du ça pour déterminer réci­pro­
quement le je par le tu et inversement).
Si, en revanche, dans le même jeu de permutation des
termes de la proto-structure spatialisante, l’orientation
n’a plus comme principe le ça ou le je, mais bien le tu,
c’est-à-dire l’interpellation elle-même, nous atteignons le
seuil du troisième mouvement de l’existence. En effet, le
dévouement, qui nous « délie » de notre « être-séparé et
[de] sa vanité 192 », n’est rien d’autre qu’une orientation qui
part du tu pour assigner au je sa vraie place dans la totalité
du ça périphérique. Le dévouement au tu confronte le je
à la périphérie totalisante : le sacrifice du je pour un tu

191. PP, p. 111.


192. PP, p. 113.

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514 Phénoménologie du mouvement

véritable le place directement à l’endroit où se manifeste le


pouvoir d’individuation de la périphérie, la surpuissance
du ça indifférencié.
Pour résumer, nous pouvons reconstituer la dynamique
(et la structure) des trois mouvements de l’existence à partir
d’un jeu de permutation des termes de la proto-structure
spatialisante. Cela implique immédiatement que les trois
mouvements de l’existence sont essentiellement des orien-
tations de notre entrée dans l’espace, dont la variation est
donnée par la figure spécifique du repère d’orientation.
Ainsi, l’orientation en fonction du ça localise, enracine
le je à côté d’un tu interpellant (premier mouvement) ;
l’orientation en fonction du je perd le tu dans un ça
qui assume, sur un mode déficient et insatisfaisant, ses
fonctions protectrices (deuxième mouvement) ; tandis
que l’orientation en fonction du tu, de l’interpellation
en ce qu’elle a de plus propre, replace le je dans le ça, lui
donne à voir la force de la physis (de la périphérie), et fait
aussi voir le ça comme totalité intotalisable à laquelle le
je gagne un rapport explicite (troisième mouvement). À
propos du troisième mouvement de l’existence, Patočka
parle d’une « infinitisation à travers la finitude 193 » qui
est celle, redécouverte, de la totalité en tant qu’elle s’y
donne. Par contraste, le deuxième mouvement, mouve-
ment d’objectivation, donc de finitisation, est une dés-
orientation. Et si le premier mouvement ne donne que
l’emplacement du je (à partir du ça, par l’interpellation
d’un tu), c’est le troisième mouvement qui donne au je
(à partir du tu, par la totalisation du ça) sa vraie place.
La description par Patočka du déploiement de l’espace
ordinans, du proto-espace comme réalisation d’un appareil

193. PP, p. 113.

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Le projet asubjectif 515

d’enracinement, a été le plus souvent associée au premier


mouvement de l’existence. Nous avons essayé pour notre
part d’explorer une autre direction d’analyse au moyen,
cette fois-ci, de la tripartition des champs sensoriels. Nous
croyons avoir ainsi montré que la triplicité d’orientation
des mouvements est présente déjà à même le niveau le
plus élémentaire du déploiement de la vie spatialisante.
Cela veut dire que le premier mouvement de l’existence
(comme tous les autres d’ailleurs) n’est qu’une orientation
attestable du mouvement (unique) que nous sommes. Une
des réductions tentées au sujet des trois mouvements de
l’existence est celle des deux autres au premier mouvement,
en tant que premier, donc en tant que fondamental. Mais
si nous pouvons attester, à un niveau fondamental, la
triplicité des mouvements (mieux, des orientations), la
réduction des deux derniers au premier est impossible. Ce
sont alors les trois mouvements qui doivent être réduits
(reconduits) à un niveau encore plus fondamental.
C’est là que se trouve la justification de l’examen
que nous avons consacré à la problématique des champs
sensoriels. Nous croyons ainsi que les deux sens internes
négligés par l’analyse de Patočka – l’odorat et le goût –
correspondent le mieux au premier des trois mouvements.
La sphère de ces sens est décrite comme celle qui donne
indistinctement le milieu et le sens lui-même (le goût
de la pomme étant simultanément le goût que j’ai).
L’indistinction originaire du milieu (ou du moins d’un
certain milieu proche) et du sujet est, en effet, un des
phénomènes attestés pour la première enfance. Le goût
et l’odorat sont ainsi, comme nous l’avons rappelé, les
moyens privilégiés qu’ont les nourrissons pour explorer
l’environnement proche, rôle directeur qui s’estompe par
la suite. La même signification d’insertion profonde et

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516 Phénoménologie du mouvement

indistincte, d’absorption dans le milieu qu’ont ces deux


sens est illustrée par l’orientation animale, qui s’y fonde
d’une manière incomparablement plus grande que chez
l’homme, chez toutes les espèces vertébrées, à l’exception
des oiseaux. Plus loin encore, le passé qui domine, selon
la description Patočka, ce premier mouvement, s’explicite
dans notre cas par la relation très étroite des sens internes
avec la mémoire. La sphère kinesthético-tactile est, quant
à elle, décrite par Patočka dans les termes d’un s’emparer
des choses 194. Le mouvement de rencontre qui anime
les sens de cette sphère est, en plus, un mouvement qui
« part du je pour ne plus y revenir 195 », nommant ainsi la
dispersion du je dans le champ sensoriel. Ces deux carac-
térisations valent aussi bien pour le deuxième mouvement
de l’existence, qui est un mouvement de commerce avec
les choses, mais qui se perd dans un s’emparer des choses
et qui confisque le sujet en modifiant de façon spécifique
(objectiviste) sa tendance à totaliser, à récupérer et à
intégrer la totalité. La sphère kinesthético-tactile contient
donc, dans son déploiement en sens unique vers le tu, la
condition de possibilité du deuxième mouvement dans
son double sens de dispersion de l’existence dans les choses
(aliénation) et dans le s’emparer possessif (objectivation).
L’espace visuel est en lui-même une totalisation, du fait
de la clôture qu’il assigne d’un seul coup : clôture elle-
même infinie (comme l’est la limite du champ visuel),
mais totalisation néanmoins. Le troisième mouvement
de l’existence humaine consiste dans le rapport explicite à
la totalité comme telle, et se trouve donc conditionné en
puissance par cette présentation de la totalité phénoméno-

194. QQP, p. 61.


195. QQP, p. 60.

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Le projet asubjectif 517

logiquement première qu’est l’horizon visuel. Le nous qui


s’atteste pour la première fois dans l’espace visuel comme
possibilité de totalisation évoque, quant à lui, la solidarité
et le dévouement qui sont la marque d’un emplacement
existentiel à l’intérieur du troisième mouvement 196. La
présence visuelle, contrairement au mouvement tactile
qui est un s’emparer des choses, n’exige pas d’effort, est
une donation gratuite et immédiate. Nous avons ainsi
retrouvé, hypothétiquement du moins, les conditions
de possibilité du déploiement des trois mouvements de
l’existence dans la triple ordonnance des champs senso-
riels. Ce que Patočka appelle le premier mouvement
de l’existence humaine correspondrait ainsi au sentir, le
deuxième au préhender, et le troisième au voir.
Dans le cadre de notre analyse de la corporéité, le
problème des trois mouvements s’est explicité en fonction
de la manière dont est vécu le rattachement du corps
sédimenté à la corporéité mouvante qui le dépose. Dans
le cadre du premier mouvement, la corporéité ressent
son sédiment, le corps « propre », surtout sous la forme
du plaisir – soit en tant que plaisir réclamé, soit en
tant que plaisir ressenti. Dans le deuxième mouvement
de l’existence, le corps sédimenté se manifeste pour la
corporéité qui le dépose comme besoin, comme manque
toujours à combler. L’enchaînement à la terre, nom que
donne Patočka à la nature de fardeau du corps propre
qui alourdit inévitablement le mouvement de la force
voyante, apparaît dans ce cas de deux manières : le corps
est fardeau en tant que complexe de besoins, en tant
que « je ne peux pas » et « je dois ». Mais le corps est aussi
fardeau dans l’effort de satisfaire ce « je dois », fardeau du

196. Voir, par exemple, MNMEH, p. 122.

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518 Phénoménologie du mouvement

« je ne peux pas » du travail fatigant, ou encore du « je


ne peux plus » de l’épuisement. Pour les deux premiers
mouvements de l’existence, la relation du corps propre
sédimenté et de la corporéité qui le dépose se laisse lire à
chaque fois à travers un double prisme, celui de la cause
et de l’effet : le corps-sédiment est plaisir recherché, car
réparateur, mais aussi plaisir obtenu ; il est besoin et « je
dois » qui requièrent le travail, mais qui déclenchent
aussi le « je ne peux plus » de la fatigue. Dans les deux
premiers mouvements donc, la relation entre le corps
sédimenté et le mouvement subjectif est une relation de
dépendance. Le troisième mouvement de l’existence se
laisse lui aussi décrire dans cette perspective, mais non
plus comme relation de dépendance. Bien au contraire,
comme le montre clairement l’exemple du sacrifice, la
corporéité mouvante se délie de son fardeau, se déleste
pour se montrer finalement comme ce qui agit, comme
ce qui est à l’œuvre dans toute effectuation. Mettre sa
vie en péril revient ainsi à mettre en péril plutôt le corps
sédimenté, pour faire ressurgir, par son traitement en
tant que sédiment négligeable, que quelque chose d’autre
est plus important dans toute sédimentation : en jetant
le fardeau, on met au jour le fait qu’il y avait là quelque
chose qui le portait. Même si le thème du corps propre
n’est jamais explicitement situé par Patočka par rapport
aux trois mouvements, il affirme par ailleurs que les trois
mouvements de l’existence « sont essentiellement des
mouvements du corps subjectif 197 ». Les moments de
classification que nous avons utilisés sont cependant bien
présents : Patočka parle de l’idéal du plaisir à l’œuvre dans
le premier mouvement, des besoins qui nous enchaînent

197. MNMEH, p. 46.

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Le projet asubjectif 519

à la terre et au travail dans le deuxième, et de la libération


par le sacrifice dans le troisième.
Mais si le corps propre se laisse bien circonscrire
dans le cadre de la théorie des trois mouvements, son
inscription n’est pas sans conséquence pour cette théorie
même. Car selon l’interprétation qui est la nôtre, chaque
mouvement de l’existence serait plutôt un rapport spéci-
fique du mouvement (au singulier) que nous sommes à
son sédiment corporel. Nous devrions donc les appeler
plutôt des relations d’existence, des orientations du
mouvement que nous sommes par rapport à son dépôt,
et dans ce cas la théorie des trois mouvements serait en
réalité la théorie des trois rapports du mouvement de
l’existence (au singulier) à son sédiment 198.
Les trois mouvements nous sont apparus comme trois
orientations temporelles (variations du sens qu’a le débat
du nageur contre la rivière), comme des orientations
proprement dites du mouvement d’entrée dans l’espace
exprimé par la proto-structure je – tu – ça, et comme
des orientations du niveau fondamental (perceptif) de
notre inscription dans le monde (la déclinaison des
champs sensoriels). Dans chacune de ces configurations
du jeu d’orientation, deux constantes perdurent : d’une
part, notre impulsion d’intégrer la totalité (sur fond
de totalité), comme le vrai et unique mouvement de

198. « L’unité du mouvement ne requiert pas nécessairement l’unité d’un


trajet ininterrompu […]. Chez Aristote aussi, cette unité n’est pas donnée
dans le trajet, mais à vrai dire dans le telos, dans l’entelecheia. On peut dire,
bien sûr, que là où le trajet est discontinu/pluriel, il y a nécessairement une
pluralité de mouvements dans le cadre d’un seul, englobant » (PP, p. 50).
Cet extrait nous semble illustrer mieux que tout autre la primauté d’un seul
unique mouvement d’existence par rapport à ses orientations (ou, si l’on
veut, mouvements pluriels), produites toutes par une discontinuité du trajet.

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520 Phénoménologie du mouvement

l’existence dont les orientations différentes ne sont que


les déclinaisons (elles sont ses orientations), et d’autre
part, le mouvement qui non seulement nous fait face,
mais nous traverse : la physis, dont l’espace (l’étendue
irréductible), le passage du temps et l’individuation des
choses données à la perception ne sont que des visages.
Notre intégration dans la totalité est ainsi à la fois déjà
accomplie (par la nécessité de l’enracinement dans le
premier mouvement) et toujours encore à accomplir
pleinement (ateles energeia).
La vérité donnée au terme de l’orientation la plus propre
de notre mouvement, celle qui thématise explicitement
(car elle va directement vers) la totalité est, de facto, celle
de la réintégration même dans la totalité mouvante. Nous
comprenons cela, avec Patočka, d’une double manière.
D’abord, la vérité que rencontre tout comportement
ouvert est le fait que nous sommes intégrés dans cette
totalité mouvante, que notre mouvement fait bien partie
de la physis, que c’est ce mouvement global du monde
qui est le seul objet propre de l’ouverture qu’est ici notre
mouvement à nous (ou, comme le dit Patočka dans la
postface de 1976, telle doit être la tâche propre de la
philosophie : « l’étude du mouvement de manifestation
de tout ce qui est », l’étude de la physis et du fait qu’elle
nous inclut). Mais aussi, au sens très propre, la vérité du
troisième mouvement est le fait qu’en lui se donne à nous
la seule réintégration véritable (et qui, pour reprendre
l’expression de Patočka, n’a « rien de mystique ») à laquelle
notre vie aspire dans toutes ses déclinaisons. Le courage
d’affronter la finitude doit ainsi porter ses fruits et nous
montrer le fait que nous avons toujours déjà obtenu ce
que nous cherchons – l’intégration dans la physis – et
que, dans un certain sens, la mort (la réintégration) est

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Le projet asubjectif 521

toujours déjà derrière nous 199. Il faut du courage pour


affronter cette vérité. L’ultime accomplissement de la
« percée » ne peut alors être que l’assomption de cette
intégration première qui nous traverse déjà – parce que
nous sommes mouvement, pour autant donc que nous
sommes nous aussi des êtres de la physis. Se confronter à
sa finitude (à sa mortalité) ne veut dire rien d’autre que
l’acceptation libre et courageuse du fait que nous sommes
toujours déjà physis 200.

199. Comme, dans la huitième Elégie de Duino, Rilke l’affirme au sujet


de l’animal : « le bête libre/a toujours derrière elle son périr/et devant elle
Dieu (das freie Tier/hat seinen Untergang stets hinter sich/und vor sich Gott) »
(trad. par Jean-Pierre Lefebvre, in Rainer Maria Rilke, Œuvres poétiques et
théâtrales, sous la dir. de Gerald Steig, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, p. 548). Renaud Barbaras analyse ce poème et son commentaire
par Roger Munier dans Introduction à une phénoménologie de la vie, op. cit.,
p. 371-373.
200. En résonance avec l’exemple de l’églantier (dont Patočka décrit, pour
illustrer la définition aristotélicienne du mouvement, la marche de la germi-
nation au dépérissement), et aussi pour compléter le témoignage poétique de
Rilke, nous voudrions invoquer pour finir un poème qui figure à la fin de
la pièce de Tennessee Williams La nuit de l’iguane : « Branche d’oranger, si
calmement/Regardes-tu le ciel sombrant/Sans aucun cri et sans prière/Sans
signe que tu désespères.//Un jour, quand il t’assombrira/Le zénith de ta vie
sera/Passé à tout jamais. Après,/Une-autre histoire va commencer//Chronique
non plus dorée, mais dure/À supplier la moisissure/Et-enfin, le tronc se
cassera,/Puis l’écroulement par terre. Suivra//L’interaction peu destinée/
Aux êtres de nature dorée/Qui doivent s’archer bien au-dessus/D’amours
terreux et corrompus.//Et néanmoins, si calmement/Regarde la branche le
ciel sombrant/Sans aucun cri et sans prière/Et sans montrer qu’elle déses-
père.//Pourquoi, courage, quand sonnera l’heure/Ne pas choisir seconde
demeure :/Non pas seulement la branche dorée/Mais-aussi ma pauvre-âme
effrayée ? » (Tennessee Williams, How Calmly Does the Orange Branch, in
The Night of the Iguana, nous traduisons).

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Conclusion

Dans « De l’essence et du concept de la φύσις 1 »,


Heidegger appelle la Physique d’Aristote le livre caché
de la philosophie occidentale. Nous souscrivons volon-
tiers à ce jugement et sommes prêt à considérer notre
présent travail comme une tentative de mettre au jour
et de suivre de près les efforts de Patočka pour dévoiler
et récupérer ce qui, de ce grand livre, a été oublié par la
pensée occidentale. Nous nous sommes concentré sur un
des résultats patočkiens dont nous avons essayé de montrer
la présence, dans son œuvre phénoménologique, tant en
filigrane (dans les effets qu’il engendre pour la concep-
tualité phénoménologique en général) qu’explicitement.
On pourrait résumer ce résultat ainsi : le mouvement est
phénoménologiquement et ontologiquement premier.
Le mouvement est donnée phénoménologique
primaire, car tout ce que nous percevons et effectuons,
tout percevoir et toute effectuation peuvent y être recon-
duits comme à leur définition. Nous ne pouvons percevoir
que du mouvement (changement, séparation de la tache

1. « Vom Wesen und Begriff der Φύσις » (écrit en 1939, publié pour la
première fois en 1958), in Wegmarken, Gesamtausgabe, tome 9, op. cit. ; trad.
fr. (modifiée) par François Fédier sous le titre « Qu’est-ce que et comment
se détermine la φύσις », in Questions II, Paris, Gallimard, 1990, p. 489.
Le passage en question forme dans le texte un alinéa séparé et est mis en
italiques. Il s’énonce plus précisément comme suit : « La Physique d’Aristote
est le livre fondamental (Grundbuch) [F. Fédier traduit : « le livre de fond »]
de la philosophie occidentale, livre caché (verborgen) [F. Fédier traduit : « en
retrait »] et pour cette raison jamais suffisamment pensé (durchdacht) [F. Fédier
traduit : « travesé par la pensée »] ».

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524 Phénoménologie du mouvement

sur le fond, d’où… vers où) et nous ne pouvons percevoir


que par du mouvement. Nos effectuations, même les
plus abstraites, sont des actualisations de possibles (des
mouvements). Et aussi, tout ce que nous faisons est en
fait changement, metabolè, immixtion dans, altération du
monde. Autrement dit, seul le mouvement peut apparaître
à nous et nous sommes de part en part mouvement.
Mais le mouvement est également « donnée » ontolo-
gique primaire (au moins par analogie), car tout ce qui
ne nous apparaît pas est engagé aussi dans un change-
ment universel. Même le morceau de lave à la surface
de la Lune change, pour autant qu’il change son lieu, se
déplace dans la révolution astronomique, est altéré par
l’individuation d’autres étants et par les forces qui les
unifient et séparent, ou encore, plus généralement, il est
en mouvement du moins en tant qu’il accompagne, avec
sa persistance dans son repos relatif et anonyme, les autres
changements qui apparaissent à nous. Nous illustrons
ainsi, quelque peu naïvement (sans prendre en compte
les limites même du langage), une vérité élémentaire que
Patočka n’hésite pas à formuler comme suit : « un monde
sans centres, exempt de tout centrage, est possible et
concevable 2 », c’est-à-dire : un univers sans hommes, sans
phénomènes est du domaine du pensable. La conséquence
directe de cette vérité signifie que ce n’est pas le phéno-
ménal, l’apparaître à moi qui introduit le mouvement
dans le monde, mais c’est le mouvement du monde qui
porte déjà la phénoménalisation. Nous pouvons donc
parler, même improprement, d’un mouvement préalable
– donnée ontologique primaire – ne serait-ce que parce
qu’il est évident que le phénoménal n’est pas responsable

2. Cf. MNMEH, p. 269.

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Conclusion 525

de son remplissement ontique. Car nous ne décidons


pas de l’entrée dans notre champ phénoménal de tel ou
tel étant ; ce sont les choses qui changent ou persistent
dans le changement là-bas, c’est un autre mouvement
que le nôtre qui les fait apparaître à nous, qui les dépose
ou les retire hors de notre champ phénoménal. Même
sans variation (de notre part) du champ, il y a variation,
metabolè, kinesis, dans celui-ci. Autant dire que nous ne
faisons jamais « la pluie et le beau temps » du phénomène,
de même que nous ne décidons pas, au sens propre
(météorologique), de quand il va pleuvoir. Tel est, en fin
de compte, le sens de l’analogie du phénoménologique et
de l’ontologique, à laquelle nous venons de faire allusion :
puisque tout résultat que j’obtiens dans l’effectuation
suppose mon mouvement d’effectuation qui le dépose
à son terme, les résultats dont je ne suis pas responsable
supposent, per analogiam, par leur nature de termes, un
autre mouvement que le mien, qui les sédimente 3. Et,
sans doute, c’est ici, dans la possibilité de cette analogie,
que réside le sens d’une synonymie de la phénoménologie
et de l’ontologie.
Nous venons d’énoncer somme toute des banalités,
même si, comme le dira Patočka aux auditeurs d’un de ses
séminaires, « c’est précisément en de telles banalités que
se cache le mystère de l’apparition 4 ». Moins banal nous

3. Cf. PP, p. 157.


4. PE, p. 29. Patočka se souvient sans doute de l’affirmation célèbre
de Husserl dans les Recherches logiques, selon laquelle la philosophie serait
une « science des trivialités (Wissenschaft von den Trivialitäten) » (E. Husserl,
Recherches logiques, tome 2 : Recherches pour la phénoménologie et la théorie de
la connaissance, deuxième partie : Recherches III, IV et V, trad. par Hubert Élie,
Arion L. Kelkel et René Schérer, Paris, PUF, 1972, p. 137 ; Husserliana, tome
XIX/1, éd. par Ursula Panzer, La Haye, Martinus Nijhoff, 1984, p. 350).

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526 Phénoménologie du mouvement

semble – et nous avons tenté de suivre cette implication –


le corollaire direct de ce que nous venons d’affirmer :
si le mouvement est premier phénoménologiquement
et ontologiquement, cela veut dire que les extases et
les déterminations du mouvement ne sont, elles, que
secondaires, phénoménologiquement et ontologiquement
dérivées. La matière et la forme, l’acte et la puissance, le
temps et l’espace, l’hypokeimenon (le corps et le sujet) sont
secondaires, car sédimentés, déposés par le mouvement.
Cette sédimentation est double : en tant qu’unifiée, en tant
qu’individuation en général, en tant que sédimentation
des individus et de leur cadre (« l’espace-temps-qualité en
son entier »), elle est la sédimentation ontique du monde
par le proto-mouvement de manifestation. En tant que
divisée, en tant que séparation des principes (séparation
entre ce qui a été unifié par la manifestation, séparation
matière – forme, acte – puissance, forme-du-temps –
forme-de-l’espace, substrat inchangé – changement du
substrat), la première sédimentation qu’est le terme du
mouvement d’individuation devient aussi, pour nous,
pour l’analyse, sédimentation logique.
Il est presque « naturel » de penser la physis comme étant
derrière les individuations, comme étant le mouvement
qui les dépose. C’est pourquoi, comme Aristote le note
bien, contrairement à « beaucoup de gens » et aux « poètes »,
aucun philosophe (pré-socratique, en l’occurrence) n’a
posé la terre comme arché, comme sens insigne de l’être 5 :
les autres éléments – eau, feu, air, voire un cinquième
« plus dense que le feu et plus subtil que l’air 6 » – ont bien
eu l’honneur d’occuper cette position de fondement, mais

5. Cf. Aristote, Métaphysique, A, 8, 989a8.


6. Aristote, Physique, I, 4, 187a14.

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Conclusion 527

pas la terre, sans doute (c’est notre hypothèse) à cause


du fait que seule la terre, dans sa massivité reposante et
le plus souvent en repos, n’évoque pas immédiatement
le mouvement, comme le font directement les autres
éléments. Mais s’il est illégitime d’oublier la primauté
du mouvement par rapport à ses sédiments, comment se
fait-il que toute la modernité philosophique et scientifique
l’oublie systématiquement au profit de l’un ou de l’autre
de ses termes logiques, au profit de ses sédimentations
dans la divisibilité du logos ?
S’il est incontestable que la science moderne ne fait
que se concentrer sur les déterminations quantitatives
du mouvement : le trajet et la durée, il est d’autant plus
révélateur que même dans les modèles contemporains de
la physique les problèmes sont posés toujours dans des
termes secondaires, dérivés. Ainsi, la relativité, c’est la
relativité d’un système spatio-temporel de coordonnées
par rapport à d’autres (toujours décrits de notre point de
vue d’une façon dérivée, car on parle d’espace-temps –
de sédiments donc, et non pas de ce qui les engendre 7).
Le mouvement subatomique est, quant à lui, ou bien
pensé toujours et encore comme le déplacement d’un
hypokeimenon (d’une particule) dans l’espace et pour un
temps, ou bien, quand ce modèle ne s’accorde plus aux
mesures expérimentales, l’hypokeimenon est remplacé
par des déplacements locaux : oscillation (onde) ou
vibration (des supposées « cordes »). C’est donc, selon
toute apparence, autour des dérivés du mouvement que
se construisent encore les problèmes de la physique (et

7. C’est pourquoi Patočka peut accuser la physique relativiste de se


concentrer sur la forme, beaucoup plus que ne l’a fait la physique moderne
(cf. PP, p. 43).

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528 Phénoménologie du mouvement

de la science) moderne et contemporaine : celle-ci n’est


ainsi plus, à vrai dire, science du mouvement lui-même.
Nous serons cependant assurément plus à l’aise pour
prouver cette hypothèse eu égard à la philosophie moderne
– et cela vaut même pour la phénoménologie qui, elle aussi,
du moins avant Patočka, semble oublier le mouvement au
profit de ses sédiments logiques. La domination des dérivés
logiques du mouvement sur une pensée proprement dite
de celui-ci est très ancienne et quasi-généralisée. Elle est
manifeste, par exemple, dans la manière dont encore
maintenant, pour parler de la nécessité de remettre en
mouvement les dépôts statiques du mouvement ou pour
parler de leur processualité, nous usons plutôt de noms
qui se rapportent aux dérivés du mouvement. Nous disons
ainsi « dynamiser », « dynamique », croyant parler du
mouvement, sans nous rendre compte que nous désignons
seulement une de ses extases, la dynamis, la puissance (le
possible, sans doute le plus « logique » des sédiments du
mouvement). Mais nous parlons également d’activité ou
d’actualisation, et nous échangeons alors la perspective de
la puissance pour celle de l’acte, qui n’est cependant à son
tour qu’un sédiment du mouvement que nous essayons
de nommer. (Ou encore, en brouillant complètement les
distinctions, nous disons « avoir l’énergie » pour nommer la
possibilité d’effectuer un effort.) Ces choix qui dissimulent
à peine l’oscillation conceptuelle de la pensée devant le
mouvement se retrouvent aussi chez les phénoménologues.
Même celui qui dénonce l’oubli de la Physique aristotéli-
cienne, à savoir Heidegger lui-même, succombe très tôt
à une surenchère du possible. Comme nous avons tenté
de le suggérer ponctuellement, c’est cette surenchère qui
commande certains des moments clef de Sein und Zeit,
et sa rétractation partielle ne fait que conduire Heidegger

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Conclusion 529

(après la Kehre) à une autre surenchère qui est le pendant


symétrique de la première : celle de l’acte et de l’actualité
(autre extase secondaire du mouvement). Le rationalisme
de Husserl, dans sa période transcendantale, peut être lu
de manière similaire : le rabattement des choses sur leurs
significations, l’absorption du noème dans la noèse (logos,
possible) requiert en retour quelque chose de l’ordre de
l’acte pur : l’actualité immanente et transparente de l’ego
constituant. Merleau-Ponty aussi s’efforce d’obtenir, dans
Le visible et l’invisible, l’unité du moi et du monde à l’aide
d’un concept de l’ordre du possible, mais la chair reste
malgré tout double, comme la puissance active et la puis-
sance passive qui ne renvoient pas encore au mouvement
qui les sédimente. Et à son tour, Michel Henry déguise
la passivité de la vie dans une pure actualité, auto-affec-
tion immanente. Autant dire que l’oubli de la physique
aristotélicienne attendait encore une pensée comme celle
de Patočka (du moins dans ses percées les plus radicales)
pour pouvoir commencer à espérer une réparation.
En quoi la perspective patočkienne, lorsqu’elle reprend
à son compte, bien qu’à la suite d’Aristote, la pensée
du mouvement, peut-elle être salutaire ? Déjà, il n’est
pas si insignifiant de pouvoir enfin amorcer un retour
à « l’ancienne physis » et de tenter à nouveau – selon le
souhait de Patočka lui-même – sa restitution. Car, en
fin de compte, l’éternité que cherche la philosophie dès
son début (et la seule qu’elle ait trouvée depuis) n’est
autre que la physis elle-même, pour autant que seul le fait
même du changement ne change jamais. Qui plus est, les
critiques de la conceptualité phénoménologique encore
dérivée, et des présuppositions qui s’y cachent, ne peuvent
qu’augmenter l’honnêteté du retour aux choses mêmes.
Mais il y a d’autres champs ouverts par une pensée du

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530 Phénoménologie du mouvement

mouvement : songeons par exemple aux deux directions


découlant immédiatement du projet patočkien d’une
phénoménologie asubjective, c’est-à-dire d’une phénomé-
nologie qui reconnaît l’indépendance du mouvement de
l’apparaître par rapport au mouvement qu’est le sujet. S’y
trouvent ainsi garanties dans leurs fondements respectifs,
d’une part une philosophie de la vie, qui doit assumer la
tâche d’élucider ce que la phénoménologie husserlienne
appelle encore intentionnalité (notre ouverture active au
monde), mais aussi, d’autre part, une pensée de la liberté,
et donc une philosophie de l’histoire et du politique,
censée repenser la réalité du pouvoir.
La philosophie de la vie que la phénoménologie du
mouvement permet d’ébaucher 8 pourrait sans doute
rendre compte de la différence anthropologique présente
au sein de la vie, par la capacité qu’ont les hommes
d’« arrêter » le mouvement ontogénétique, de l’obliger à se
reposer dans le concept, c’est-à-dire de forger du possible
(sans oublier que cette capacité d’arrêter le mouvement
dans une de ses extases le masque souvent comme tel et
fonde phénoménologiquement l’oubli du mouvement au
profit du possible 9). La pensée de l’histoire et de la liberté
reviendrait d’abord à montrer que le pouvoir, l’enjeu poli-
tique par excellence, est à amender conceptuellement, non

8. Une telle ébauche serait, à nos yeux, complémentaire par rapport


aux riches développements que des travaux de Renaud Barbaras comme
Le désir et la distance, Introduction à une phénoménologie de la vie et La vie
lacunaire ont apporté dans ce domaine. Dans la même lignée théorique
s’inscrivent aussi les travaux de Frédéric Jacquet.
9. L’oubli du mouvement au profit du possible nous semble être le
plus grand danger d’une attitude théorique et le pendant exact du danger
qui menace l’attitude naturelle, qui tend à oublier le mouvement au profit de
l’acte que celui-ci dépose, se concentrant ainsi sur « l’actualité », la « réalité ».

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Conclusion 531

seulement par son corollaire : le pouvoir des sans-pouvoir


(la puissance passive qui fait face au pouvoir actif), mais
aussi en tant que concept et réalité secondaire, réductible
au mouvement qui l’engendre. Par rapport à la (théorie)
politique du pouvoir (politique seconde, pour ainsi
dire), il devrait y avoir une (théorie) politique première,
politique du courage, du seul mouvement qui instaure,
garantit et, encore plus essentiellement, dépose le pouvoir.
Et si tâtonnante qu’ait été sa mise en place théorique par
Patočka, elle n’a pas moins été admirablement incarnée
dans toute sa vérité par le philosophe dissident mis à
mort par le pouvoir.
Nous avons suggéré un peu plus haut que l’analogie
entre le phénoménologique et l’ontologique pourrait
aboutir à une synonymie. Cette synonymie est déjà
donnée si l’on ramène ses deux termes à une physique
où l’apparaître à moi et la manifestation sont pensés tous
deux comme mouvement : mouvement de l’existence
et proto-mouvement d’individuation. Avoir au moins
tenté de récupérer cette synonymie, tel nous semble être
le geste le plus propre de Patočka, geste qui le place très
loin du rôle secondaire de commentateur de Heidegger (et
de Husserl) que la vulgate 10 philosophique lui a accordé
jusqu’à il y a peu. C’est en effet par le besoin de retrouver
cette synonymie que pourraient s’expliquer les critiques
qu’il adresse à Heidegger : l’analytique du Dasein (qui
est encore une phénoménologie) doit être reconduite au
problème du mouvement de l’existence, et la question

10. Patočka lui-même mentionne dans l’article « Qu’est-ce que la


phénoménologie ? » de 1976, se sentant sans doute visé autant que Fink,
le fait que l’« on reproche parfois à certains élèves de Husserl d’interpréter
celui-ci dans une optique heideggérienne » (QQP, p. 262).

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532 Phénoménologie du mouvement

de l’être (plus ontologique que phénoménologique) doit


être subordonnée au problème de la manifestation. Sans
une telle double reconduction, l’analytique du Dasein
n’atteindra jamais l’être (restera une phénoménologie
sans ontologie), et la pensée de l’être ne rejoindra plus
la vie des hommes, mais seulement leur être-accompli
déguisé sous le pouvoir-mourir des mortels (et restera donc
une ontologie sans phénoménologie). Seuls peuvent se
rencontrer – car ils sont déjà synonymes – le mouvement
que nous sommes et le mouvement de la physis, et c’est
seulement dans une physique que peuvent être pensés
ensemble, car ils y sont déjà synonymes, le phénoménal
et l’ontologique. Bref, la phénoménologie et l’ontologie
sont une physique, la même physique.
De ce point de vue, ce que Patočka appelle dans
Platon et l’Europe une philosophie phénoménologique
n’est pas tant une métaphysique que la physique dont
il est question ici. Patočka parle en effet de la nécessité,
pour cette philosophie phénoménologique, de tirer les
« conséquences “métaphysiques” 11 » du fait de l’ajointe-
ment du mouvement de l’existence au mouvement de la
manifestation, et il avance comme une telle conséquence
métaphysique le constat, plutôt neutre à nos yeux, qu’il y a,
dans l’apparaître lui-même (dans le mouvement de mani-
festation), quelque chose comme la disposition pour…, la
« possibilité » de l’apparaître à moi, du phénoménal, du
mouvement de l’existence. Mais le phénoménal n’est dit
« co-déterminer » l’ontologique que de cette manière neutre
et paronymique, car il ne « détermine » pas l’ontologique
autrement qu’en réclamant sa condition de possibilité,
qui lui est en fait déjà garantie, pour autant qu’il est déjà

11. PE, p. 41.

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Conclusion 533

là : il y a du phénoménal, donc il doit y avoir, sinon de la


tolérance pour lui dans le mouvement ontogénétique, du
moins absence d’intolérance. Il n’est donc pas question
de parler ici de « téléologie », ou de décision explicative
métaphysique. Bornons-nous cependant à remarquer
cela : il n’est pas plus métaphysique d’affirmer qu’il y
a ajointement de notre mouvement au mouvement de
manifestation qu’il n’est de dire que le mouvement précède
et dépose ses termes. En effet, si nous sommes incontes-
tablement et phénoménologiquement mouvement, et
si notre mouvement s’adjoint à (ou croise) des termes
qui ne sont pas siens (ce qui est tout aussi incontestable
phénoménologiquement), nous pouvons dire aussi (d’une
perspective physique qui n’est pas encore métaphysique)
qu’il y a un mouvement (un proto-mouvement) qui
nous accueille, ou du moins nous tolère, et nous porte.
Arrêtons-nous donc ici, dans la physique et au seuil de la
métaphysique : il y a (seulement du) mouvement, et nous
y sommes, et nous en sommes.

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Postface

Dans ce travail aussi sobre que profond, Dragoş Duicu se


propose d’aborder la pensée de Patočka au fil conducteur d’une
question qui est omniprésente dans son œuvre mais, pour cette
raison même, difficile à thématiser : celle du mouvement. Il
affronte ainsi ce que tous les commentaires rencontrent sans
jamais en faire leur objet véritable, de sorte que le sens de ce
mouvement s’y trouve le plus souvent présupposé. La thèse du livre
est que la pensée de Patočka puise à la définition aristotélicienne
du mouvement et vise à en ressaisir la radicalité, qui tient dans
l’affirmation d’une unité originaire du mouvement, unité qui
en fait une donnée ontologique et phénoménologique primaire.
La démarche de Dragoş Duicu consiste à prendre la mesure de
cette originarité du mouvement pour rendre compte, à partir
de lui, des moments et des dimensions auxquels on le reconduit
le plus souvent. Il procède ainsi à une sorte de retournement ou
d’inversion fondamentale en établissant que tout cela par quoi
l’on tentait de décrire le mouvement ne prend véritablement
sens que par lui, en raison même de son originarité, de sorte que
toute forme de multiplicité que l’on serait enclin à y reconnaître
doit toujours être reconduite à son unité originaire. Telle est,
selon l’auteur, la décision théorique qui commande la pensée
de Patočka et lui confère sa cohérence véritable. Ceci signifie
d’abord que le mouvement dépose ses propres extases, à savoir
la distinction de l’acte et de la puissance à partir de laquelle
Aristote le définit, mais aussi la triplicité de la matière, de la
forme et de la privation. Cependant, l’originalité de la démarche
de Patočka consiste dans une sorte de greffe de la compréhension

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536 Phénoménologie du mouvement

heideggérienne du Dasein comme réalisation de possibilités sur


la conception aristotélicienne du mouvement. S’il est vrai que
l’existence est réalisation de possibilités et que cette réalisation
n’a de sens que dans et par le mouvement, force est alors de
reconnaître que l’existence doit être conçue comme mouvement.
Telle est la raison pour laquelle il faut introduire au cœur du
Dasein, au titre de son existential premier, la dimension de la
corporéité dont Heidegger n’a jamais pu reconnaître le caractère
constitutif. Ceci conduit à une complexification de la notion de
possible sous la forme d’une triplicité, qui est examinée dans le
second temps de la première partie de l’ouvrage : aux possibilités
que je dois assumer et qui conditionnent désormais les libres
possibilités auxquelles Heidegger s’en tenait, c’est-à-dire à ce
que je dois faire afin de pouvoir faire ce que je peux faire, il
faut ajouter les possibilités globales de l’existence, celles-là même
qui se réalisent à travers les trois mouvements de l’existence.
Après avoir établi que le mouvement sédimente ontiquement
et divise logiquement ses extases, l’auteur se propose de montrer,
dans une seconde partie, que les déterminations quantitatives
du mouvement, à savoir le temps et le trajet parcouru, doivent
pouvoir elles-mêmes être ressaisies à partir du mouvement,
au titre de sédiments de son unité originaire. De là les deux
moments qui la scandent, respectivement consacrés au temps
et à l’espace. À la faveur de l’assimilation du futur au possible,
l’auteur ouvre la voie d’une reconduction du temps au mouve-
ment, qui est double : non seulement la temporalisation de
la temporalité doit être rapportée au mouvement d’existence
mais le temps comme unité du monde doit lui-même être
reconduit au proto-mouvement d’individuation qui le dépose
comme son sédiment. Ce premier versant de l’analyse débouche
sur une confrontation entre Merleau-Ponty et Patočka qui
est particulièrement éclairante. L’auteur effectue ensuite la
même démarche à propos de l’espace, ce qui lui permet de

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Postface 537

jeter un éclairage neuf sur la forme pronominale de la proto-


structure spatialisante (développée dans le texte extraordinaire
« L’espace et sa problématique »), dont il montre que la théorie
aristotélicienne du lieu en est une source possible. Outre une
confrontation avec Aristote, cette phase de l’analyse donne
également lieu à une discussion très clarifiante avec Heidegger
à propos du thème de la Terre, dont l’auteur conclut qu’elle
est le « visage spatial insigne de la physis », ce qui le conduit
alors à contester en profondeur la tentative heideggérienne de
reconduction de l’espace à la temporalité.
Ces résultats permettent enfin à l’auteur d’affronter la
question du « point où l’espace et le temps du mouvement
s’articulent l’un à l’autre », à savoir du mobile lui-même comme
analogon du maintenant et de l’ici. Conformément à la ligne
qui est la sienne depuis le début, il établit que le corps propre
lui-même doit être conçu comme un sédiment du mouvement
et c’est à la faveur d’une confrontation à la fois avec Maine
de Biran et, à nouveau, Aristote, qu’il précise les modalités
de cette sédimentation : le corps doit être compris comme le
« terme propre de l’effort ». Cette analyse débouche sur ce qui
constitue assurément le point culminant de cet ouvrage, où
viennent converger tous les fils qui ont été tissés, à savoir une
interprétation de la théorie des trois mouvements de l’existence.
Cependant, la thèse centrale de l’ouvrage enveloppe pour ainsi
dire deux autres thèses, c’est-à-dire deux autres lignes directrices
qui courent comme un fil rouge sous tous les développements.
D’une part, une mise en place extrêmement précise, sur les
points les plus sensibles (le possible, la Terre, le temps, le corps
etc..) de la relation exacte de Patočka à Heidegger, du mode
de réappropriation et de mise à distance de l’un par l’autre.
D’autre part et surtout, une interprétation de la théorie des trois
mouvements de l’existence, à laquelle l’auteur donne sens sous
à peu près tous les points de vue qui sont adoptés, de sorte que

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538 Phénoménologie du mouvement

la reprise de cette théorie rythme le livre, comme si elle en était le


véritable enjeu. Plus précisément, c’est au moins à quatre reprises
que la triplicité des mouvements de l’existence se trouve pour
ainsi dire déduite. Tout d’abord, bien sûr, du point de vue de
la temporalité, qui permet, tout au moins dans le cadre au sein
duquel elle est comprise, de penser une temporalisation à partir
des trois extases. En second lieu, l’auteur montre qu’il est possible
de retrouver cette triplicité dans le cadre de la proto-structure
spatialisante : pour le dire vite, selon que l’orientation a comme
principe ou encore comme point de départ le ça, le je ou le tu,
on a affaire à chacun des trois mouvements de l’existence. En
troisième lieu, de manière tout à fait originale et éclairante,
l’auteur parvient à établir la correspondance au plan des sens :
si l’odorat et le goût correspondent au premier mouvement et le
sens kinesthético-tactile au second, la vue correspond assurément
au troisième. Enfin, la triplicité est à nouveau déduite à partir,
cette fois, de la manière dont le corps sédimenté est senti : comme
plaisir dans le premier mouvement, comme besoin et manque
dans le second, comme capacité à se délester de la dépendance
corporelle, notamment à travers le sacrifice, dans le troisième
mouvement. Ces analyses sont particulièrement frappantes et
éclairantes. Mais leur possibilité même est commandée par
la thèse défendue : si c’est bien le mouvement qui dépose ses
extases et ses déterminations quantitatives, la triplicité de ce
mouvement doit pouvoir être déclinée au niveau de ces déter-
minations, et en particulier au plan de l’espace et du temps.
Toutes ces analyses viennent culminer dans la synthèse finale,
où l’auteur établit, en toute cohérence et en toute rigueur, qu’il
n’y a qu’un seul mouvement : les trois mouvements « seront les
trois extases ou, si l’on veut, les trois orientations différentes
(selon la prééminence d’une de ces extases) du mouvement (au
singulier) que nous sommes. Patočka les appelle toujours des
“mouvements” parce que la définition du mouvement y est

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Postface 539

à chaque fois satisfaite : il s’agit dans chacune des trois orien-


tations d’une réalisation de possibilités ou, mieux encore, dans
chaque cas, le mouvement que nous sommes dépose et fait voir
comme ses extases certains actes et certains possibles ». Ainsi, le
modèle découvert avec Aristote vaut pour la théorie des trois
mouvements : leur triplicité est déposée par son unité originaire
et en est par conséquent dérivée.
Cet ouvrage passionnant suscite une première interroga-
tion, qui concerne le temps et la symétrie que l’auteur tient à
maintenir vis-à-vis de l’espace en affirmant, conformément à ce
que Patočka écrit au moins une fois, que le proto-mouvement
de l’apparaître dépose non seulement l’espace mais le temps.
C’est ce qui lui permet de parler d’une double reconduction
du temps au mouvement : reconduction non seulement de la
temporalisation au mouvement d’existence mais du temps
comme « unité du monde » au proto-mouvement d’individua-
tion. Or, autant il me paraît clair que le proto-mouvement
d’individuation est bien le déploiement d’un espace originaire
en l’absence de tout sujet et est bien, en ce sens, un mouvement
de proto-spatialisation, autant il me semble problématique
de parler de proto-temporalisation, c’est-à-dire de penser une
temporalité dès le mouvement de l’apparaître. On se demande
en effet s’il est possible de parler d’une temporalité véritable
sans temporalisation et il est encore plus difficile de penser une
temporalisation sans un sujet, c’est-à-dire une existence. C’est ici,
me semble-t-il, que la vérité phénoménologique selon laquelle
le temps advient au monde en raison de notre rapport à lui
doit être maintenue, et c’est la raison pour laquelle ce qui vaut
pour l’espace ne saurait valoir pour le temps. L’argument que
l’auteur avance est celui d’une précession au sein du monde,
comme proto-mouvement de phénoménalisation, des modes
d’unité ou d’unification dont le sujet est capable, à savoir de
l’espace et du temps. Il évoque ainsi une unité temporelle du

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540 Phénoménologie du mouvement

monde déposée comme cadre préalable des choses, unité que


notre mouvement ne ferait que reprendre et prolonger sous la
forme de la temporalisation proprement dite. Mais cette idée
d’une temporalité déposée et d’un cadre préalable me paraît peu
compatible avec l’essence de la temporalité, en tant qu’elle est son
propre jaillissement et exclut donc toute forme de totalisation
ou de clôture, bref qu’elle ne peut être que temporalisante et
non temporalisée. Il est vrai que l’auteur évoque plus loin, dans
un cadre aristotélicien (revu par Aubenque), un « mouvement
qui dépose le temps comme son nombre, comme possibilité de
commensurabilité entre mon mouvement et celui de la physis »,
ce qui le conduit naturellement à parler d’un temps des choses.
Mais en revenant à la détermination aristotélicienne du temps
comme nombre du mouvement, l’auteur ne s’interdit-il pas
définitivement de penser la possibilité d’une articulation ou
d’une continuité entre ce temps du monde et le temps déployé
par l’existence ? Ce qu’il nomme temps de part et d’autre n’a en
vérité plus rien de commun et, en procédant ainsi, il court le
risque de compromettre définitivement la possibilité de penser
l’unité ultime du mouvement comme unité de son versant
cosmologique et de son versant existentiel. Autrement dit, le prix
à payer de l’affirmation d’une précession de la temporalisation
au sein même du monde est une scission au sein même du temps
– celui-ci ne peut pas être au mouvement de l’apparaître ce que
le temps proprement dit est à notre mouvement – qui signifie une
scission au sein même du mouvement. En vérité, ne faudrait-
il pas se rendre à l’évidence d’une dissymétrie fondamentale
entre l’espace et le temps et reconnaître par conséquent que le
proto-mouvement de l’apparaître est zeitlos ? Il est un mouve-
ment sans temps, mouvement que je qualifierais d’éternel car
il se nourrit de son propre inachèvement, prend la forme d’un
piétinement – selon un terme de Patočka – au sein duquel il
est impossible de distinguer un avant et un après pour autant

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Postface 541

que ce pur surgissement ne peut contenir aucun ordre, aucune


progression, aucun développement, ni non plus, par voie de
conséquence, aucune unité. Il s’agit d’un devenir éternel, ou
plutôt de l’éternité comme trait du devenir. C’est au sein de ce
devenir que l’existence – dont le mode d’être est, quant à lui,
temporalisant – introduit de la temporalité. Conformément à
la leçon husserlienne, la temporalité n’advient au monde que
par le sujet et ne se précède donc dans le monde que sous la
forme d’un devenir qui n’est pas encore temporel et non d’une
temporalité qui serait déposée par le procès de l’apparaître,
comme Patočka semble pourtant le penser parfois.
Comme on le voit, ce qui est sous-jacent à cette première
question est évidemment le problème, assurément le plus difficile,
du mode d’articulation entre le proto-mouvement de l’apparaître
et le mouvement de l’existence, entre le plan cosmologique et le
plan phénoménologique, problème auquel l’auteur ne cesse de se
confronter tout au long de l’ouvrage. En vérité, ses formulations
manifestent une hésitation qui est elle-même très significative.
Le plus souvent, il met en avant un ajointement (ou encore
une coordination) entre notre mouvement et celui du monde,
ajointement qui est plus une manière de nommer le problème
que de le résoudre et qui, surtout, présuppose quelque chose
comme une dualité. Parler d’ajointement c’est reconduire de
manière très subtile le dualisme que Patočka a voulu dépasser,
sous la forme d’une distinction, cette fois dynamique, entre un
mouvement cosmique et un mouvement existentiel. Or, une
telle présupposition entre en conflit frontal avec le cœur de la
démonstration, à savoir la thèse de l’unité du mouvement : si
le mouvement est un, il faut admettre qu’il n’y a qu’un seul
mouvement et, par conséquent, que le mouvement existentiel
et le mouvement cosmique ne font qu’un. C’est évidemment
ce dont l’auteur prend conscience à plusieurs reprises et c’est
pourquoi il évoque un mouvement ontogénétique qui permettrait

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542 Phénoménologie du mouvement

« de penser ensemble et d’unifier le mouvement qui définit le


sujet et le mouvement par lequel le monde vient à paraître ».
Cela le conduit à affirmer que le sujet lui-même est « déposé
par le monde », même s’il est en même temps déposé par son
propre mouvement. Mais il n’en dit pas plus et l’on comprend
pourquoi : si on va au bout de cette thèse d’une unité du mouve-
ment, la différence entre mouvement cosmique et mouvement
de l’existence, c’est-à-dire tout simplement la possibilité même
du sujet devient impensable. Cependant, cette hésitation est
significative et correspond pour ainsi dire à la vérité même
de la situation : elle équivaut en cela à une sorte de position
du problème. En effet, les deux branches de l’alternative que
l’auteur semble adopter successivement sont vraies et il faut,
selon moi, accepter d’abord cette tension fondamentale, qui se
donne sous la forme d’une contradiction, si l’on veut avoir une
chance de la résorber ou de la résoudre. D’un côté, il est vrai
que le mouvement est un, qu’il n’y a qu’un seul mouvement,
de telle sorte que ce que l’on nomme mouvement du sujet n’est
qu’une modalité du proto-mouvement de manifestation, que
le mouvement de l’existence est inscrit dans celui du monde
– ce que la prise en compte de la dimension d’appartenance
constitutive du sujet aurait également permis de découvrir. De
ce point de vue, la dualité des mouvements et donc l’existence
du sujet demeurent impensables. Et pourtant, d’autre part,
force est de reconnaître que cette dualité est effective, qu’il y a
un apparaître du monde qui est apparaître à (un sujet). On a
donc affaire à une dualité qui est à la fois impensable – tout
simplement au sens où sa possibilité ne saurait être inscrite
dans l’essence d’un mouvement dont on a établi qu’il était
un – et néanmoins effective. Elle est donc quelque chose qui a
eu lieu alors même qu’il est impossible d’en rendre raison ou
d’en assigner une cause : elle est exactement un événement.
La différence des mouvements affecte le proto-mouvement mais

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Postface 543

n’en est en aucun cas une possibilité et c’est pourquoi elle exige,
selon moi, de faire intervenir un troisième niveau, qui n’est
ni cosmologique, ni phénoménologique mais événemential et
fait l’objet de ce que je nomme une métaphysique, en un sens
renouvelé. Cette voie de résolution du problème et l’interven-
tion de ce niveau sont évidemment absents chez Patočka, ce
qui soulève la question de la possibilité de résoudre le problème
dans le strict cadre de sa pensée.
Or, ce problème central comporte un dernier versant, que
l’auteur rencontre lorsqu’il évoque la question du corps et de son
rapport au mouvement, corps qu’il définit comme le « sédiment
de la corporéité [par quoi il faut entendre le mouvement]
selon les lois de sédimentation du proto-mouvement de sédi-
mentation ». La question que l’on ne peut manquer de se poser
est très simple : la sédimentation du corps par son mouvement
peut-elle être ontologiquement homogène à la sédimentation
des étants mondains par le proto-mouvement ? De manière plus
générale, les différents types de sédimentations qui sont évoqués
peuvent-ils être les mêmes de part et d’autre, c’est-à-dire du côté
du mouvement du monde et de celui de l’existence ? Nous nous
trouvons à nouveau confrontés au problème précédent car, d’un
côté, l’unité du mouvement appelle celle de la sédimentation
et de l’autre, pourtant, la différence du sujet ne peut pas ne
pas avoir d’incidence sur la manière dont il se sédimente. Il
me semble en tout cas que, si le proto-mouvement du monde
fait être, produit des étants, en quoi il est bien ontogénétique,
notre mouvement ne produit pas son corps, en tout cas pas de
la façon dont le monde fait être les étants. En vérité, la clé de
la manière dont l’existence se sédimente renvoie à ce qui fait la
différence de son mouvement et cette question n’est autre que
celle du mode d’individuation du sujet, en tant qu’il diffère
de celui des autres étants au sein du monde.

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544 Phénoménologie du mouvement

Dans ce travail remarquable, l’auteur aborde l’œuvre de


Patočka sous son versant le plus escarpé, en ne laissant de côté
aucun des textes les plus difficiles ; il parvient à rendre compte
des plus énigmatiques d’entre eux et à jeter un éclairage neuf sur
ceux dont le sens nous semblait acquis. Grâce au fil conducteur
adopté, celui du statut du mouvement, il réussit à donner une
cohérence inédite à cette pensée et, par là même, à ordonner
et articuler nombre de textes qui nous apparaissaient comme
les fragments épars d’un ensemble dont il restait à découvrir le
principe. Le résultat en est que la théorie des trois mouvements
de l’existence y gagne une ampleur et un degré d’enracinement
dans toutes les dimensions de la démarche du penseur qui sont
absolument sans précédent. Je formule le vœu que cet ouvrage,
rigoureux travail d’histoire de la philosophie mais aussi œuvre
philosophique à part entière soit pour ses lecteurs la puissante
stimulation intellectuelle qu’il a été pour moi.
Renaud Barbaras,
professeur de philosophie contemporaine
à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne,
membre de l’Institut universitaire
de France (IUF)

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Bibliographie

I. Littérature primaire

A. Œuvres de Patočka

– Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine,


Dordrecht/Boston/Londres, Kluwer Academic Publishers,
1988 (abrégé MNMEH) ;
– Papiers phénoménologiques, trad. par Erika Abrams, Grenoble,
Jérôme Millon, 1995 (abrégé PP) ;
– Qu’est-ce que la phénoménologie ?, trad. par Erika Abrams,
Grenoble, Jérôme Millon, 2002 [1988] (abrégé QQP) ;
– Aristote, ses devanciers, ses successeurs, trad. par Erika Abrams,
Paris, Vrin, 2012 (abrégé ADS) ;
– Introduction à la phénoménologie de Husserl, trad. par Erika
Abrams, Grenoble, Jérôme Millon, 2002 [1992] (abrégé
IPH) ;
– Platon et l’Europe : séminaire privé du semestre d’été 1973, trad.
par Erika Abrams, Lagrasse, Verdier, 1983 (abrégé PE) ;
– Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, trad. par Erika
Abrams, Lagrasse, Verdier (Poche), 2007 [1981] (abrégé
EH) ;
– Liberté et sacrifice, trad. par Erika Abrams, Grenoble, Jérôme
Millon, 1990 (abrégé LS) ;
– Le monde naturel comme problème philosophique, trad. par
Jaromir Danek et Henri Declève, La Haye, Martinus
Nijhoff, 1976 (abrégé MN) ;
– L’art et le temps, trad. par Erika Abrams, Paris, POL, 1990
(abrégé AT) ;

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546 Phénoménologie du mouvement

– Body, Community, Language, World, trad. par. Erazim Kohak,


Chicago and La Salle, Open Court, 1998 (abrégé BCLW) ;
– Die Bewegung der menschlichen Existenz, éd. par Klaus Nellen,
Jiří Němec et Ilja Srubar, Stuttgart, Klett-Cotta, 1991 ;
– Vom Erscheinen als solchem. Texte aus dem Nachlass, éd. par
Helga Blaschek-Hahn et Karel Novotný, Fribourg/Munich,
Karl Alber, 2000 ;
– Texte – Dokumente – Bibliographie, éd. par Ludger Hagedorn
et Hans Rainer Sepp, Fribourg/Munich, Karl Alber, Prague,
OYKOYMENH, 1999 ;
– « Sur Heidegger », trad. par Erika Abrams, Épokhè, n° 2,
1991, p. 383-391 ;
– « Souvenirs de Husserl », trad. par Heinz Leonardy, Études
phénoménologiques, n° 29-30, 1999, p. 93-106.

B. Autres auteurs

Aristote, Physique, trad. par Pierre Pellegrin, Paris, GF, 2000 ;


– Métaphysique, trad. par Jules Tricot, Paris, Vrin, 1991 ;
– De anima, trad. par Jules Tricot, Paris, Vrin, 1995 ;
Descartes, René, Œuvres, éd. par Charles Adam et Paul
Tannery, Paris, Vrin, 1996 ;
– Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit en la recherche
de la vérité, traduction selon le lexique cartésien et annota-
tion conceptuelle par Jean-Luc Marion, La Haye, Martinus
Nijhoff, 1977 ;
Eliade, Mircea, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965 ;
Hegel, G.W.F., Phénoménologie de l’esprit, vol. I, trad. par
Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1949 ;
Heidegger, Martin, Être et temps, trad. par Emmanuel
Martineau, édition numérique hors commerce (Sein und
Zeit, Tübingen, Niemeyer, 2000 [1927] ; Gesamtausgabe,

8938 CS6.indd 546 06/11/14 11:58


Bibliographie 547

tome 2, éd. par Friedrich-Wilhelm von Herrmann,


Francfort, Klostermann, 1977) ;
– Qu’appelle-t-on penser ?, trad. par Aloys Becker et Gérard
Granel, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1992 [1959] (Was
heisst denken ?, Tübingen, Niemeyer, 1984) ;
– Introduction à la métaphysique, trad. par Gilbert Kahn, Paris,
Gallimard, 1980 [1967] (Einführung in die Metaphysik,
Tübingen, Niemeyer, 1987 [1953]) ;
– Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, Tel, 1986
[1962] (Holzwege, Gesamtausgabe, tome 5, éd. par Friedrich-
Wilhelm von Herrmann, Francfort, Klostermann, 1977) ;
– Questions I et II, Paris, Gallimard, 1990 (Wegmarken,
Gesamtausgabe, tome 9, éd. par Friedrich-Wilhelm von
Herrmann, Francfort, Klostermann, 1976) ;
– Questions IV, Paris, Gallimard, 1976 (Zur Sache des Denkens,
Gesamtausgabe, tome 14, éd. par Friedrich-Wilhelm von
Herrmann, Francfort, Klostermann, 2007) ;
– Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, trad. par Alain
Boutot, Paris, Gallimard, 2006 (Gesamtausgabe, tome 20,
éd. par Petra Jaeger, Francfort, Klostermann, 1979) ;
– Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz,
Gesamtausgabe, tome 26, éd. par Klaus Held, Francfort,
Klostermann, 1978 ;
– Parménide, trad. par Thomas Piel, Paris, Gallimard, 2011
(Gesamtausgabe, tome 54, éd. par Manfred S. Frings,
Francfort, Klostermmann, 1992 [1982]) ;
– Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. Einführung
in die phänomenologische Forschung, Gesamtausgabe, tome
61, éd. par Käte Brocke-Oltmanns et Walter Bröcker,
Francfort, Klostermann, 1985 ;
– Beiträge zur Philosophie, Gesamtausgabe, tome 65, éd. par
Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Francfort, Klostermann,
1989 ;

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548 Phénoménologie du mouvement

– « Qu’est-ce que la métaphysique ? », trad. par Roger Munier,


in Heidegger, éd. par Michel Haar, Paris, L’Herne,
1983, p. 47-56 (« Was ist Metaphysik ? », in Wegmarken,
Gesamtausgabe, tome 9, p. 103-122) ;
Henry, Michel, L’essence de la manifestation, Paris, PUF, coll.
« Épiméthée », 1990², 1963 ;
– Philosophie et phénoménologie du corps, Paris, PUF, coll.
« Épiméthée », 1987², 1965 ;
– Généalogie de la psychanalyse, Paris, PUF, coll. « Épiméthée »,
1985 ;
– Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, coll. « Épiméthée »,
1990 ;
– C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme,
Paris, Seuil, 1996 ;
– Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000 ;
Humboldt, Wilhelm von, Über die Verwandtschaft der
Ortsadverbien mit dem Pronomen in einigen Sprachen, in
Gesammelte Schriften, tome I/6, Berlin, B. Behr, 1903-1920 ;
Husserl, Edmund, Recherches logiques, tome 2 : Recherches
pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance,
deuxième partie : Recherches III, IV et V, trad. par Hubert
Élie, Arion L. Kelkel et René Schérer, Paris, PUF, 1972
(Husserliana, tome XIX/1, éd. par Ursula Panzer, La Haye,
Martinus Nijhoff, 1984) ;
– Chose et espace, trad. par Jean-François Lavigne, Paris, PUF,
coll. « Épiméthée », 1989 (Husserliana, tome XVI, éd. par
Ulrich Claesges, La Haye, Martinus Nijhoff, 1973) ;
– Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie
phénoménologique pures, livre premier : Introduction géné-
rale à la phénoménologie pure, trad. par Paul Ricœur, Paris,
Gallimard, 1950 (Husserliana, tome III/1, éd. par Karl
Schumann, La Haye, Martinus Nijhoff, 1976) ;

8938 CS6.indd 548 06/11/14 11:58


Bibliographie 549

– Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie


phénoménologique pures, livre second : Recherches phénomé-
nologiques pour la constitution, trad. par Éliane Escoubas,
Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1982 (Husserliana, tome IV,
éd. par Marly Biemel, La Haye, Martinus Nijhoff, 1952) ;
– Méditations cartésiennes, trad. par Emmanuel Levinas et
Gabriel Peiffer, Paris, Vrin, 1992 [1947] (Cartesianische
Meditationen und Pariser Vorträge, Husserliana, tome I, éd.
par Stephan Strasser, La Haye, Martinus Nijhoff, 1950) ;
– L’origine de la géométrie, trad. par Jacques Derrida, Paris, PUF,
coll. « Épiméthée », 1995 [1962] (Husserliana, tome VI, éd.
par Walter Biemel, La Haye, Martinus Nijhoff, 1954) ;
– La Terre ne se meut pas, trad. par Didier Franck, Jean-François
Lavigne et Dominique Pradelle, Paris, Minuit, 1989 ;
– Expérience et jugement, trad. par Denise Souche-Dagues,
Paris, PUF, 1991 [1970] (Erfahrung und Urteil, éd. par
Ludwig Landgrebe, Hambourg, Claassen, 1954) ;
– Notes sur Heidegger, trad. par Didier Franck, Paris, Minuit,
1993 ;
Kant, Immanuel, Critique de la raison pure, trad. par Alain
Renaut, Paris, Aubier, 1997 ;
– Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur
négative, trad. par Roger Kempf, Paris, Vrin, 1980 ;
Levinas, Emmanuel, Totalité et infini, La Haye, Martinus
Nijhoff, 1974 [1961] ;
– Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991 ;
Maine de Biran, François-Pierre-Gonthier, Essai sur les
fondements de la psychologie, éd. par Pierre Tisserand, Paris,
Alcan, 1932 ; éd. par F. C. T. Moore, Paris, Vrin, 2001 ;
– Mémoire sur la décomposition de la pensée, éd. par Pierre
Tisserand, Paris, PUF, 1952 ; éd. par François Azouvi,
Paris, Vrin, 1988 ;

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550 Phénoménologie du mouvement

Marx, Karl, Manuscrits économico-philosophiques de 1844,


trad. par Franck Fischbach, Paris, Vrin, 2007 ;
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception,
Paris, Gallimard, 2005 [1945] ;
– Le visible et l’invisible suivi de notes de travail, Paris, Gallimard,
1979 [1964] ;
– L’institution. La passivité. Notes de cours au Collège de France
(1954-1955), Paris, Belin, 2003 ;
Pascal, Blaise, De l’esprit géométrique, Paris, GF-Flammarion,
1985 ;
Scheler, Max, La situation de l’homme dans le monde, trad.
par. M. Dupuy, Paris, Aubier, 1951 ;
Straus, Erwin, Du sens des sens. Contribution à l’étude des
fondements de la psychologie, trad. par Georges Thinès et
Jean-Pierre Legrand, Grenoble, Jérôme Millon, 1989 ;
Wittgenstein, Ludwig, Tractatus logico-philosophicus, trad.
par Gilles Gaston-Granger, Paris, Gallimard, 2001.

II. Littérature secondaire

Altieri, Lorenzo, « À même les “choses mêmes”. La jonction de


sentir et mouvement dans la phénoménologie de Patočka »,
Studia phaenomenologica, vol. VII, 2007, p. 285-302 ;
Aubenque, Pierre, Le problème de l’être chez Aristote, Paris,
PUF, 1991 [1962] ;
Barbaras, Renaud, De l’être du phénomène. Sur l’ontologie de
Merleau-Ponty, Grenoble, Jérôme Millon, 2001 [1991] ;
– Le tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de
Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 1998 ;
– Le désir et la distance, Paris, Vrin, 1999 ;
– Vie et intentionnalité. Recherches phénoménologiques, Paris,
Vrin, 2003 ;

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Bibliographie 551

– Le mouvement de l’existence. Études sur la phénoménologie de


Jan Patočka, Chatou, Les Éditions de la Transparence, 2007 ;
– Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008 ;
– L’ouverture du monde. Lecture de Jan Patočka, Chatou, Les
Éditions de la Transparence, 2011 ;
– « Motricité et phénoménalité chez le dernier Merleau-Ponty »,
in Merleau-Ponty. Phénoménologie et expériences, éd. par
Marc Richir et Etienne Tassin, Grenoble, Jérôme Millon,
1992, p. 27-42 ;
– « Le sens de l’auto-affection chez Michel Henry et Merleau-
Ponty », Épokhè, n° 5, 1995, p. 91-111 ;
– « Perception et pulsion », Alter, n° 9, 2001, p. 13-26 ;
– « L’unité originaire de la perception et du langage », Studia
phaenomenologica, vol. VII, 2007, p. 241-257 ;
– « La phénoménologie comme dynamique de la manifesta-
tion », Les études philosophiques, n° 3, 2011, p. 331-349 ;
– « Phenomenology and Henology », in Jan Patočka and the
Heritage of Phenomenology, éd. par Ivan Chvatík et Erika
Abrams, Dordrecht, Springer, 2011, p. 99-110 ;
– « L’individuation de l’homme », Fogli Campostrini, vol. 2,
n° 2, 2012, p. 6-12 ;
– « L’héroïsme de la philosophie dans le monde », in Jan
Patočka. Liberté, existence et monde commun, éd. par Nathalie
Frogneux, Argenteuil, Le Cercle Herméneutique, 2012,
p.  87-106 ;
Bégout, Bruce, « Ratiocinatio ex eventu. Patočka et la philo-
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Cercle Herméneutique, 2012, p. 265-297 ;
Benoist, Jocelyn, « Rompre avec l’idéalisme historique :
ré-spatialiser nos concepts », in Historicité et spatialité, éd.
par J. Benoist et F. Merlini, Paris, Vrin, 2001, p. 97-113 ;

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552 Phénoménologie du mouvement

Bernard, Marion, « Le monde comme problème philoso-


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Bérubé, Camille, La connaissance de l’individuel au Moyen
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Brague, Rémi, Aristote et la question du monde, Paris, Cerf,
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Bouton, Christophe, « À la source du temps », Les études
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Ciomoş, Virgil, Timp şi eternitate. Fizica IV 10-14. Interpretare
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Interprétation phénoménologique], Bucarest, Paideia, 1998 ;
– Être(s) de passage, Bucarest, Zeta Books, 2008 ;
Dastur, Françoise, « La phénoménologie de la finitude
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commun, éd. par Nathalie Frogneux, Argenteuil, Le Cercle
Herméneutique, 2012, p. 43-64 ;
Derrida, Jacques, Psyché, Paris, Galilée, 1987 ;
– Heidegger et la question, Paris, Flammarion, 1990 ;
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Devarieux, Anne, Maine de Biran : L’individualité persévérante,
Grenoble, Jérôme Millon, 2004 ;
Duicu, Dragoş, « La phénoménologie asubjective de Jan
Patočka, une phénoménologie non intentionnelle ? »,

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Bibliographie 553

Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. 6, n° 8 (2010),


p.  230-243 ;
– « Le vocabulaire du possible et le mouvement chez Patočka »,
Fogli Campostrini, vol. 2, n° 2, 2012, p. 29-43 ;
– « Le monde : équivoques et résolution dynamique »,
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– « Merleau-Ponty et Patočka face aux deux apories aristoté-
liciennes du temps », Chiasmi International, n° 15, 2013,
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– « La proto-structure spatialisante et dynamique : la solution
patočkienne au problème de l’espace », Studia phaenome-
nologica, à paraître fin 2014 ;
– « La reprise par Patočka de la définition aristotélicienne du
mouvement : trois conséquences », à paraître fin 2014
dans les Actes du Colloque Patočka, lecteur d’Aristote,
Phénoménologie, ontologie, cosmologie ;
Franck, Didier, Heidegger et le problème de l’espace, Paris,
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Gély, Raphaël, « L’apparaître, le sens et le possible. La ques-
tion de la liberté dans la phénoménologie asubjective
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commun, éd. par Nathalie Frogneux, Argenteuil, Le Cercle
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Haar, Michel, Le chant de la terre, Paris, L’Herne, 1985 ;
Jacquet, Frédéric, « Vie et existence : vers une cosmologie
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Janssens, Emmanuel, « Sur un passage de l’Histoire des animaux
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1999, p. 5-28 ;
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in Jan Patočka. Phénoménologie asubjective et existence, éd.
par Renaud Barbaras, Milan, Mimesis, 2007, p. 217-234 ;
Kouba, Pavel, « Le problème du troisième mouvement. En
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Jan Patočka. Phénoménologie asubjective et existence, éd.
par Renaud Barbaras, Milan, Mimesis, 2007, p. 183-204 ;
Laoureux, Sébastien, « L’apparaître comme tel et sa mani-
festation : questions sur le sens de l’“asubjectif” dans la
phénoménologie de Patočka », in Jan Patočka. Liberté,
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Argenteuil, Le Cercle Herméneutique, 2012, p. 211-222 ;
Larison, Mariana, « Du mouvement chez Aristote d’après
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Novotny, Karel, La genèse d’une hérésie : monde, corps et histoire
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Bibliographie 555

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l’épochè dans les premiers écrits de Jan Patočka », Études
phénoménologiques, n° 29-30, 1999, p. 29-57 ;
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tive et existence, éd. par Renaud Barbaras, Milan, Mimesis,
2007, p. 9-28 ;
– « Corps, corps propre et affectivité de l’homme », Les études
philosophiques, n° 3, 2011, p. 375-393 ;
Pantano, Alessandra, « Vers les moments de l’apparaître »,
Studia phaenomenologica, vol. VII, 2007, p. 331-352 ;
Richir, Marc, « Possibilité et nécessité de la phénoménologie
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politique, éd. par Marc Richir et Étienne Tassin, Grenoble,
Jérôme Millon, 1992, p. 101-120 ;
Rodrigo, Pierre, Aristote, l’eidétique et la phénoménologie,
Grenoble, Jérôme Millon, 1995 ;
– L’intentionnalité créatrice. Problèmes de phénoménologie et
d’esthétique, Paris, Vrin, 2009 ;
– « L’émergence du thème de l’asubjectivité chez Jan Patočka »,
in Jan Patočka. Phénoménologie asubjective et existence, éd.
par Renaud Barbaras, Milan, Mimesis, 2007, p. 29-47 ;
– « Negative Platonism and Maximal Existence in the
Thought of Jan Patočka » in Jan Patočka and the Heritage
of Phenomenology, éd. par Ivan Chvatík et Erika Abrams,
Dordrecht, Springer, 2011, p. 87-97 ;
– « Le problème de la cohérence de la théorie du mouvement
chez Patočka : enracinement, percée et ébranlement du sens
dans les Essais hérétiques », in Jan Patočka. Liberté, existence
et monde commun, éd. par Nathalie Frogneux, Argenteuil,
Le Cercle Herméneutique, 2012, p. 161-177 ;
Romano, Claude, L’événement et le monde, Paris, PUF, 1998 ;

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556 Phénoménologie du mouvement

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par Renaud Barbaras, Milan, Mimesis, 2007, p. 49-69 ;
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Serban, Claudia, Le possible selon Husserl et Heidegger, thèse
de doctorat soutenue le 13 décembre 2013 à l’université
Paris-Sorbonne (Paris IV) ;
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Jean, Jean Leclercq et Nicolas Monseu, Louvain-la-Neuve,
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Novotný, Taylor S. Hammer et Anne Gléonec, Bucarest,
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Tardivel, Émilie, La liberté au principe. Essai sur la philosophie
de Patočka, Paris, Vrin, 2011 ;
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Bibliographie 557

Frogneux, Argenteuil, Le Cercle Herméneutique, 2012,


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Tengelyi, László, « La phénoménologie asubjective et la
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par Renaud Barbaras, Milan, Mimesis, 2007, p. 137-150 ;
Wolff, Francis, « Aristote face aux contradictions du temps »,
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Balaudé et Francis Wolff, Paris, Le temps philosophique,
2005, p. 7-38.

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8938 CS6.indd 558 06/11/14 11:58
Index nominum

Aristote 7-9, 13, 14, 16-17, 432, 450, 456, 468, 497,
21-22, 24, 26-27, 29, 505, 521, 530, 554-557
31-33, 35, 37-47, 49, Benoist 285-287, 289
50, 52-53, 56, 73, Biran 343, 357, 360, 363,
76-77, 79-81, 83, 84-85, 366-368, 414
104, 107-110, 112, 114, Brague 35, 76, 185, 235,
121, 128, 131, 137, 238-240, 242-243, 246,
142-143, 162, 164-165, 249-253, 270, 385, 394,
168, 171, 185, 188, 451
195-196, 209, 211, 217, Ciomoş 143, 209, 244, 378
220, 236-245, 247-253, Derrida 349, 376, 378,
255-256, 258, 269-270, 379-381, 388, 397, 485,
272-275, 278, 282, 290, 549
307-308, 310, 315-316, Descartes 21, 330-336,
330, 338, 340, 357, 367, 338-339, 367, 369, 402,
371, 374, 378, 385-386, 412
392, 404, 410, 414, 444, Franck 12, 165, 167, 276,
451, 467, 470, 499, 507, 300-301, 303-304, 348,
519, 523, 526, 529, 550, 389, 549-550
552 Haar 282-285, 401, 462,
Aubenque 33, 35, 38-41, 548
44-46, 50, 53-56, 73, Heidegger 12, 14, 17,
75-76, 107, 136, 138, 20-22, 26, 77, 79-81,
162, 185, 272, 316, 452 83, 85-86, 88-93, 95,
Barbaras 9-11, 105-107, 97, 99, 100, 127, 134,
110, 112, 119, 124-125, 138, 142, 146, 149-150,
225, 232, 265, 288, 350, 154, 156, 159-160, 162,
366, 374, 401, 403, 424, 167-168, 170-171, 175,

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560 Phénoménologie du mouvement

178, 183, 190, 219, 462-463, 466, 525, 529,


220, 275, 279, 281-287, 531
289, 300-303, 308, Karfĭk 9, 458
311, 314, 316, 318-319, Kouba 11, 497-499, 502
329-330, 339, 346-351, Levinas 263, 348, 378, 549
363, 375-383, 385-396, Maine de Biran 18, 343,
400-401, 411, 413, 416, 356-358, 363-367, 414
450, 457, 460, 462-463, Merleau-Ponty 22, 80,
466-467, 472, 475, 103-108, 110-111,
488-489, 491-492, 499, 113-116, 119-123,
504, 523, 528, 531, 548, 127-128, 136, 144, 184,
553 186-195, 197, 201-206,
Henry 21-22, 322, 211, 227, 254, 305, 319,
400-401, 403-404, 322, 330, 338, 350,
406-407, 416-417, 419, 355-356, 359, 366-367,
529 401, 407-408, 411-412,
Husserl 12, 20, 21, 25-26, 529
33, 81, 104-106, 119, Novotný 10, 361, 368, 459
141, 164-165, 178, 187, Pascal 36-37
189, 192, 223, 276, 279, Rilke 411, 521
282, 288, 301, 309, 314, Rodrigo 10, 109, 374
316, 322, 327, 329, 330, Tardivel 10, 34, 201, 205,
339-346, 351, 363, 366, 280, 290, 426, 434, 458,
368, 408-409, 412, 415, 462, 497, 500-503
421, 424, 432, 435-439, Tennessee Williams 521
441, 444, 457-459, Wittgenstein 267, 356

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Table des matières

Introduction ...................................................................................... 7

PREMIÈRE PARTIE
I. Considérations préliminaires :
la reprise de la définition
aristotélicienne du mouvement ................................. 31
1. La circularité de la définition aristotélicienne
du mouvement ............................................................................. 37
1.1. La puissance contient, dans sa définition,
une référence au mouvement. L’acte aussi est
le résultat du mouvement .............................................................. 37
1.2. La traduction interprétative que donne Patočka à la
définition de Physique, 201a10. Il s’appuie aussi sur
une autre occurrence de la définition, celle de 201a28-29.
La double circularité de la définition du possible
(dynaton). Destitution de la pertinence, pour une pensée
du mouvement, de la triplicité des principes ............................ 40
1.3. La négativité de la physis. L’exemple de l’églantier
et l’acte inachevé ............................................................................. 46
2. La double négativité de la définition
du mouvement ............................................................................. 49
2.1. Nier et la position et la négation.
« Dialectique » de la définition .................................................... 49
2.2. La hiérarchie des apories du mouvement. La première
(comment dire le « devenir-autre » ?) est secondaire par
rapport à la deuxième (comment le même est-il autre ?).
Le mouvement dépose ses extases .................................................. 52
2.3. Note sur la passivité. La continuité du mouvement ............ 58

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562 Phénoménologie du mouvement

2.4. Note sur le concept de monde chez Patočka ........................... 61


3. Conclusion. Proximité des deux exégèses ....................... 73
II. Le vocabulaire du possible
et le mouvement ........................................................................ 79
1. La double destitution patočkienne du possible ........... 81
1.1. Vivre, c’est réaliser des possibilités : présentation du
cadre conceptuel. Les deux motivations de l’équivalence
entre la réalisation des possibilités et le mouvement ................ 81
1.2. Le mouvement corporel et les deux sens du possible :
assumé et libre. La première destitution du possible.
Problème de l’enfant et de l’animal : l’état pré-linguistique,
impressionnel, du rapport au monde est l’actualisation
des possibilités assumées ................................................................. 85
1.3. Dans quel sens les possibilités libres peuvent-elles être
dites libres ? La critique de la projection (Entwurf) des
possibilités. La seconde destitution du possible. Le seul sens
fort du « je peux » : les possibilités globales, fondamentales,
corrélats des trois mouvements de l’existence ............................. 94
2. Illustration du risque que comporte le vocabulaire
du possible. Le dédoublement de la puissance chez
Merleau-Ponty .......................................................................... 103
2.1. L’intentionnalité motrice merleau-pontienne
redimensionne le « je peux » husserlien
en « je me meus » .......................................................................... 104
2.2. La connivence des analyses merleau-pontiennes de
la perception et de l’analyse aristotélicienne de la sensation
dans le De anima. Le dédoublement des puissances.
La dualité de la chair ................................................................. 107
2.3. Patočka échappe au dualisme du possible. Seule l’optique
de l’unité originaire du mouvement (acte de la puissance)
est à même de dépasser l’irréductible séparation entre la
puissance active (la chair comme puissance de percevoir
du sujet) et la puissance passive (la chair du monde
comme prégnance de possibles) .................................................. 116

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Table des matières 563

3. Conclusion. Évaluation critique du maintien


par Patočka de la terminologie du possible ................ 125

DEUXIÈME PARTIE
III. La double reconduction du temps
au mouvement ........................................................................... 141
1. La première reconduction de
la temporalité au mouvement ............................................ 145
1.1. L’importance du problème de la temporalité.
Le caractère temporel des étants donne leur manière
d’être. Heideggérianisme de Patočka dans
sa considération de la temporalité ............................................ 145
1.2. La transformation par Patočka de la triple
temporalisation heideggérienne de la temporalité
en trois mouvements de l’existence. L’analyse de la fin
de chaque mouvement indique une assimilation
de l’avenir au possible ................................................................. 149
1.3. Élucidation de l’assimilation de l’avenir au possible dans
les analyses de Patočka. La complicité entre le vocabulaire
du possible et le problème de la temporalité éclaire la
motivation de la première reconduction de la temporalité
au mouvement .............................................................................. 157
2. La deuxième reconduction du temps
au mouvement .......................................................................... 163
2.1. Le ciel comme donateur du quand du mouvement de
la vie humaine. Conciliation du ciel comme mesure de tout
mouvement et de sa fonction de donateur de la distance :
la distance dont il s’agit renvoie au mouvement de la
physis qui dépose l’unité spatio-temporelle. La nature
(dont le ciel est une figure insigne) comme matière
et son sens temporel éclairci à nouveau par
le vocabulaire de la dynamis .................................................... 163

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564 Phénoménologie du mouvement

2.2. L’extension temporelle du champ phénoménal ne relève


ni de la mémoire, ni de la pensée (les deux facultés
fondamentales de la subjectivité), elle relève donc
du pôle transcendant ................................................................... 171
2.3. La deuxième reconduction du temps au mouvement.
Bien que nous soyons en commerce avec les possibilités,
leur vrai réalisateur est le champ d’apparition lui-même.
Nos possibilités, comme unités de compréhension, sont
déposées par le monde et, par analogie, le temps, unité
asubjective du monde, est un sédiment
du proto-mouvement de l’apparaître ....................................... 175
3. Merleau-Ponty et Patočka face
aux deux apories aristotéliciennes du temps ............... 184
3.1. L’analyse de la temporalité dans la Phénoménologie
de la perception. L’unité du temps est donnée par
le champ de présence dilaté en rétentions et protentions.
La deuxième aporie est dissoute dans l’ambiguïté d’une
subjectivité à la fois active et passive, qui est censée être
la porteuse de l’éternité ............................................................... 186
3.2. Les apories du temps dans Le visible et l’invisible.
Perte de l’unité du temps. L’éternité manifestée par
la deuxième aporie n’est plus l’atemporalité de la
subjectivité constituante, mais celle de la nature .................. 191
3.3. La considération du mouvement par Patočka permet la
résolution des deux apories. L’unité du temps est l’unité du
mouvement. L’éternité est l’éternité de l’apparaître ............. 195
4. Conclusion. La métaphore de la rivière et les 
trois mouvements de l’existence humaine ................... 204
IV. Espace et spatialisation. Les deux
sources théoriques de la proto-structure
spatialisante je – tu – ça .................................................. 217
1. Présentation de la proto-structure spatialisante ........ 220
1.1. L’espace est la réalisation d’une géométrie (et seulement
par la suite une géométrie réalisée). Le problème de
l’espace est par là déplacé vers la phénoménologie ................ 220

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Table des matières 565

1.2. Présentation de la proto-structure de spatialisation.


L’orientation est une interpellation par un tu qui fixe et
centre le je. Prééminence des pronoms personnels. Le nous
est le terme d’un bâtir qui définit la spatialisation
comme tentative de réintégration dans la totalité ................ 226
1.3. Interprétation hypothétique du jeu pronominal de la
proto-structure comme triple orientation correspondant
aux trois mouvements de l’existence ......................................... 232
2. Patočka face à la théorie
aristotélicienne du lieu .......................................................... 236
2.1. Une possible source de la forme pronominale de la
proto-structure spatialisante. Le lieu propre aristotélicien
est lui aussi précisé par une interpellation pronominale.
La présentation par Patočka de la théorie
aristotélicienne du lieu ............................................................... 236
2.2. Les critiques que Patočka adresse à la théorie
aristo­télicienne du lieu. Évaluation de ces critiques :
le lieu n’est pas plurivoque chez Aristote ; l’espace n’est
pas non plus réduit sans reste au lieu, mais il est le lieu
pris ensemble avec la légalité de son déploiement. Reste
le problème du statut cosmologique ou personnel
de cette légalité ............................................................................. 245
2.3. Le pouvoir du lieu. Les dimensions sont, chez Aristote,
des structures simultanément cosmologiques
et anthropologiques. Chez Patočka, elles sont purement
personnelles. Il existe néanmoins une équivalence,
aristotélicienne autant que patočkienne, entre, d’une
part, le haut (le ciel) et la périphérie et, d’autre part,
le bas (la terre) et le centre ......................................................... 249
2.4. L’architecture des champs sensoriels. L’articulation
de l’espace kinesthético-tactile et de l’espace visuel atteste
phénoménologiquement le fait que notre orientation
est un bâtir .................................................................................... 257

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566 Phénoménologie du mouvement

2.5. Développement hypothétique du problème de l’architecture


des champs sensoriels. Le déploiement de l’espace (qui est
l’agencement des trois types de champs sensoriels) semble
receler en soi la triple temporalisation de la temporalité
(les trois mouvements de l’existence) ........................................ 264
2.6. Les champs sensoriels, la perception et le problème
de l’acte. La coïncidence entre présent et parfait définit
aussi notre insertion, toujours déjà accomplie et encore
en train de se faire (parfait-présent), dans l’espace .............. 269
2.7. Résumé des acquis de la confrontation entre Patočka
et la théorie aristotélicienne du lieu. L’héritage décisif est
la référence de l’espace au mouvement .................................... 273
3. La source heideggérienne
de la proto-structure spatialisante .................................... 275
3.1. La terre dans la phénoménologie de Patočka.
Confrontation avec les sens qu’a la terre dans L’origine
de l’œuvre d’art de Heidegger. La surenchère
heideggérienne de la temporalité condamne la terre
à rester obscure ............................................................................. 275
3.2. Le bâtir. L’espace sacré comme illustration du bâtir.
L’histoire des premières formes de l’habiter montre que
l’homme est « l’être d’un chez-soi » ........................................... 290
3.3. La source heideggérienne de la forme pronominale
qu’a la proto-structure spatialisante. L’impossibilité de
la réduction de l’espace à la temporalité. La thématisation
du mouvement par Patočka éclaire aussi bien les ressorts
de la tentative heideggérienne de réduction que les raisons
de son impossibilité ...................................................................... 300
4. Conclusion : les résultats de l’archéologie
théorique à laquelle nous avons soumis la proto-
structure spatialisante je-tu-ça .......................................... 309

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Table des matières 567

TROISIÈME PARTIE
V. L’impropriété du corps propre ............................... 327
1. Les thématisations manquées du corps propre :
Descartes, Husserl, Heidegger .......................................... 330
1.1. Descartes manque la thématique du corps propre
au moment même où il inaugure la possibilité
de le poser comme problème ...................................................... 330
1.2. Les descriptions que Husserl donne du corps propre
« peuvent être poussées plus loin » (vers le problème du
mouvement subjectif). Heidegger non plus ne rend pas
justice au phénomène du mouvement corporel ...................... 339
1.3. Les caractérisations patočkiennes du corps : la corporéité
comme centralisation spatiale et la corporéité dynamique
(d’une force voyante) ................................................................... 351
2. Le corps propre comme sédiment
du mouvement .......................................................................... 361
2.1. Le corps propre comme sédiment du mouvement
subjectif. L’influence biranienne est décisive et rejoint
directement des aperçus aristotéliciens. Le corps
(lieu propre) est dans les deux cas terme propre
de l’effort (dépôt du mouvement) ............................................. 361
2.2. La main – avatar persistent de la corporéité chez
Heidegger – est d’abord un possible, la main du
maintenant temporel, et ne réussit pas à situer le Dasein.
Après la Kehre, elle est un acte (pur) et n’est pas non plus
la main (la situation corporelle et mondaine) que
l’homme a, mais celle de l’être, qui a l’homme
et son histoire ................................................................................ 375
2.3. Considérations supplémentaires : la chair (le corps
originaire) chez Michel Henry et le « je peux »
husserlien après révision ............................................................. 400
3. Conclusion. Le corps dans les trois
mouvements de l’existence .................................................. 412

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568 Phénoménologie du mouvement

VI. Le projet asubjectif. Le problème


des trois mouvements de l’existence .................. 421
1. Le projet asubjectif et la critique
de l’intentionnalité .................................................................. 421
1.1. Le sujet comme destinataire de l’apparaître et comme
pôle du (mouvement du) monde. Le sujet n’est pas
constituant au sens husserlien. Le sujet concret
(sédimenté) est un apparaissant comme les autres ................ 422
1.2. La refonte du sens de l’intentionnel. L’intention n’est
pas dans la conscience. Les visées intentionnelles sont
des renvois internes au champ phénoménal, des « lignes
de force » de l’apparaître. Les data hylétiques sont des
qualités des choses. La polarité vide – remplissement .......... 433
2. Les ouvertures du projet asubjectif :
les problèmes de la vie et de la liberté ............................ 445
2.1. L’intentionnalité du mouvement et le quasi-oubli
de la vie animale ......................................................................... 445
2.2. Liberté et épochè. La négativité et le terrain commun
de la phénoménologie husserlienne et heideggérienne .......... 457
3. Le problème des trois mouvements
de l’existence .............................................................................. 469
3.1. Les variations de la doctrine des trois
mouvements de l’existence dans l’œuvre
phénoménologique de Patočka .................................................. 469
3.2. Les deux difficultés de la théorie des trois
mouvements. L’élargissement de la distinction
authentique-inauthentique et le problème du statut
du premier mouvement .............................................................. 495
3.3. L’unité des trois mouvements. Reprise de nos résultats
préalables. Les trois mouvements ne sont rien d’autre
que les orientations du mouvement (au singulier)
que nous sommes .......................................................................... 509

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Table des matières 569

Conclusion ..................................................................................... 523


Postface ............................................................................................. 535
Bibliographie ................................................................................. 545
Index nominum ............................................................................. 559

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Remerciements

Cet ouvrage est issu du remaniement d’une thèse de doctorat


soutenue en mars 2013 à l’université Paris-1 Panthéon-
Sorbonne devant un jury composé de Messieurs les profes-
seurs Renaud Barbaras, Virgil Ciomoş, Karel Novotný et
Pierre Rodrigo. Qu’ils soient tous remerciés pour leur lecture
attentive et pour leurs commentaires et suggestions qui m’ont
permis d’améliorer ce travail à maints égards. Ma gratitude va
en premier lieu à mon directeur de thèse, Renaud Barbaras, qui
a encouragé et soutenu ce projet de publication. Je remercie
éga­lement Arthur Cohen et Roger Bruyeron d’avoir accepté
d’accueillir­ce travail dans leur collection.
D. D.

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