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Raffaele Carbone, « Jean Pic de la Mirandole ou les amphibologies de l’humanisme.

La
relation originaire homme-nature entre liberté, culture et normativité », L’art du comprendre,
15, Philosophies de l’humanisme, 2006, p. 47-66.

Jean Pic de la Mirandole ou les amphibologies de l’humanisme. La relation originaire


homme-nature entre liberté, culture et normativité

1. Le Discours sur la dignité de l’homme : l’exigence relationnelle originaire entre le


cosmos et son contemplateur

Penser la question de l’humanisme avec Pic de la Mirandole revient à se confronter à un


auteur à la personnalité complexe, aux intérêts multiples et protéiformes, à des ouvrages
différents les unes des autres de par leur occasion de composition, leur enjeu, le
développement de leur sujet. Aussi considérerons-nous essentiellement la célèbre Oratio de
dignitate hominis et l’Heptaplus. Le premier ouvrage a été écrit au cours de l’année 1486 : ce
préambule était destiné à présenter les Conclusiones nongentae, un ensemble d’aphorismes
concernant des questions philosophiques et théologiques que Pic souhaitait discuter en janvier
1487 à Rome avec les intellectuels de son époque. Toutefois à cause de l’opposition papale
ces thèses ne furent pas débattues publiquement. D’ailleurs si l’Oratio introductive ne fut pas
prononcée, il n’avait jamais été question non plus pour auteur de la publier. À la lumière de
ces circonstances il faut noter que le texte qui a été proclamé comme l’expression la plus
vigoureuse de l’esprit de la Renaissance a vécu une étrange aventure1. Il constitue une
introduction géniale à une discussion qui n’a jamais eu lieu, il vit de la tension entre ce qui a
le caractère du préambule, du renvoi à quelque chose d’autre, et un rendez-vous raté.
Lorsque le comte de la Mirandole interroge la nature de l’homme, il conjugue deux
orientations théorétiques. Il tient compte des plus intéressantes interprétations de l’humain
proposées par des traditions philosophiques diverses, il énonce une intuition originaire qui
sous-tend et nourrit le développement de sa réflexion : tout discours sur l’homme est possible
à partir de l’horizon de la nature. D’autre part l’interprétation de l’homme est d’abord un
aperçu intellectuel, une expression et une appropriation philosophique du rapport de l’homme

1
Pour les questions historiques et conceptuelles concernant la rédaction de ce texte voir Pier Cesare Bori,
Pluralità delle vie. Alle origini del Discorso sulla dignità umana di Pico della Mirandola, Milano, Feltrinelli,
2000, p. 11-94 ; Louis Valcke et Roland Galibois, Le périple intellectuel de Jean Pic de la Mirandole. Suivi du
Discours de la dignité de l’homme et du traité De l’être et de l’un, Sherbrooke (Canada), Les presses de
l’Université Laval, 1994, p. 75-116. Pour un bilan des interprétations de l’Oratio et de la pensée de Pic cf. le
livre toujours utile de William G. Craven, Giovanni Pico della Mirandola. Symbol of his Age. Modern

1
à la nature. Les sédimentations théoriques provenant des courants philosophiques qu’il
discute, critique ou intègre dans sa méditation confirment que tout questionnement sur
l’homme demande de le situer par rapport à un horizon naturel préalable. Nous croyons que la
dualité de l’homme et du monde, de l’intelligence et de la nature, est maintenue chez Pic, sans
se cristalliser toutefois en un dualisme absolu comme celui de la scolastique médiévale 2. Le
rapport homme-cosmos constitue une polarité originaire qui requiert d’être éclaircie par la
pensée philosophique.
Au début du Discours sur la dignité de l’homme, Pic rappelle qu’Abdallah le Sarrasin
soutenait que dans cette sorte de théâtre qu’est le monde l’homme est certainement le
spectacle le plus digne d’admiration3. Il énonce ensuite ces sentences qu’il a méditées, même
s’il n’en est pas satisfait : l’homme est un truchement (« internuntium ») entre les créatures, il
est l’interprète de la nature (« naturae interpretem ») grâce à la perspicacité de ses sens, à
l’enquête de la raison, à la lumière de son intelligence, intervalle, intermédiaire entre l’éternité
stable et l’écoulement du temps (« stabilis evi et fluxi temporis interstitium »), union, et même
hymen du monde (« mundi copulam, immo hymeneum »), et enfin de peu inférieur aux anges
(« ab angelis … paulo deminitum »)4. Ces arguments, pour Pic, sont certes importants
(« magna ») mais non prépondérants (« sed non principalia »), dans la mesure où ils ne
permettent pas de légitimer le privilège de la plus haute admiration, qui pourrait être accordé
aussi bien aux anges qu’aux bienheureux5. Ils impliquent pourtant l’idée que tout discours sur
l’homme ne peut se dessiner qu’à partir de sa situation particulière dans la nature, de sa
position privilégiée dans la hiérarchie et l’ordre des étants.
L’idée que l’homme est un miracle, qu’il est le plus heureux des êtres vivants constitue
l’héritage spéculatif retenu par le comte de la Mirandole lorsqu’il exprime son point de vue
sur cette question. Il ne discute pas cette thèse et son implication fondamentale – penser
l’homme, c’est le penser en rapport à l’espace pluriel des créatures dans lequel il est situé – ,
mais il se propose de la sonder et de présenter l’argumentation décisive qui permet de la
valider. Il prône une démarche spéculative capable de suspendre l’ankylose intellectuelle qui

Interpretations of a Renaissance Philosophers, Genève, Librairie Droz, 1981 ; Pico della Mirandola. Un caso
storiografico, tr. it. par Alfonso Prandi, Bologna, Il Mulino, 1984, particulièrement p. 7-47, 49-98.
2
« […] la différence entre les deux pôles – pour emprunter une formule de Ernst Cassirer qui nous semble
encore partageable aujourd’hui – n’est possible et concevable que dans la mesure où elle implique en même
temps une relation réciproque entre eux » (E. Cassirer, Individuum und Kosmos in der Philosophie der
Renaissance, Leipzig, 1927 ; Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, tr. fr. par M. de
Gandillac et Pierre Quillet, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 114).
3
Jean Pic de la Mirandole, Sur la dignité de l’homme, dans Id., Œuvres philosophiques, texte latin, traduction et
notes par Olivier Boulnois et Giuseppe Tognon, Paris, PUF, 1993, p. 2.
4
Ibidem.
5
Ibidem.

2
se produit lorsque nous sommes ravis par l’admiration pour l’homme et de comprendre
rationnellement la condition qui lui a été donné dans l’ordre de l’univers par le Créateur6. Les
Écritures, les Pères, les Arabes nous font contempler l’homme par une attitude imprégnée
d’admiration, d’enivrement, presque extatique (« Res supra fidem et mira »)7, et de ce fait
nous ne sortons pas d’une tautologie paralysante (l’homme est un miracle, l’homme est digne
d’admiration), attestée dans la récurrence des termes afférents à la même sphère sémantique
(« admiratione », « mira », « miraculum », « admirandum »), qui cache enfin l’ambivalence
intrinsèque à l’homme. À cet égard Pic requiert une attitude philosophique apte à questionner
les racines de cette admiration diffuse.
Cette approche nous montre au premier abord un virage éclatant. En cherchant la cause
d’un tel enthousiasme pour l’homme, Pic dessine une genèse idéale de cet étant par un
renversement qui substitue cet objet d’admiration par un autre. Selon le récit mythique de Pic,
l’homme, la créature la plus digne d’admiration, apparaît dans le cosmos parce que, une fois
la création accomplie, Dieu désirait qu’il y eût quelqu’un pour évaluer la raison d’un tel
ouvrage, pour en aimer la beauté et en admirer la grandeur (« tanti operis rationem
perpenderet, pulchritudinem amaret, magnitudinem admiraretur »)8. L’étude sur l’homme,
sur les raisons qui en font l’être le plus digne d’admiration, commence par un décentrement
de perspective. Au début, selon une optique idéale et atemporelle, ce n’est pas l’homme qui
occupe une place spéciale dans le cosmos, mais un univers produit et structuré dans sa variété
par le Créateur exigeant d’être contemplé et admiré. En faisant appel à Moïse (Genèse I, 26-
28) et à Timée de Locres (De natura mundi et animae), Pic souligne que, quand toutes choses
furent achevées, Dieu songea enfin à produire l’homme9. Ce dernier doit s’insérer au sein
d’une structure relationnelle (le cosmos/l’être contemplant le cosmos) dont un des pôles est
vide à la fin de la création de la nature. La structure intime de l’univers demande un œil
interne qui puisse la percevoir dans sa beauté et sa grandeur, un être immanent au cosmos et
doté de la capacité intellectuelle de le comprendre : c’est la relation originaire entre un objet
digne d’admiration et un sujet, absent physiquement à la fin de la création, apte à le

6
« Finalement j’ai cru comprendre pourquoi l’homme est le plus heureux des êtres vivants – et par conséquent le
plus digne d’admiration –, et quelle est précisément la condition que lui a donnée le sort dans l’ordre de l’univers
(conditio quam in universi serie sortitus sit), condition qu’envieraient non seulement les animaux, mais encore
les astres et les esprits au-delà du monde. Chose incroyable et étonnante ! Et comment ne le serait-elle pas ?
C’est à cause d’elle que l’homme est à juste titre estimé un gran miracle (magnum miraculum), et proclamé
vraiment admirable. – Mais quelle est cette condition ? Écoutez, Pères, et prêtez-moi pour ce discours une oreille
indulgente, conforme à votre humanité » (Ibidem, p. 3-5).
7
Ibidem, p. 4.
8
« Sed, opere consumato, desiderabat artifex esse aliquem qui tanti operis rationem perpenderet,
pulchritudinem amaret, magnitudinem admiraretur » (Ibidem).
9
Ibidem, p. 4-5.

3
contempler et l’admirer. L’ouvrage accompli est le terme qui définit l’apparition d’un être
capable de le contempler : l’homme y apparaît en répondant à l’exigence de cette production
achevée. Il est le seuil immanent au monde même où celle-ci révèle son sens et sa beauté. Il
ouvre un ordre différent de la pure nature, à savoir l’univers de l’esprit, le pouvoir de
l’intelligence, qui, comme l’explique l’Heptaple, constitue la force permettant à l’homme de
surpasser toute l’étendue du ciel et de dépasser le cours du temps10.

2. La dignitas hominis comme absence de rang et comme excellence de l’homme

Comme il est notoire, selon le récit de Pic, lorsque Dieu pensait à produire l’homme, il
n’y avait plus d’archétypes sur lesquelles forger un nouvel étant parce que tout était déjà plein
(« Iam plena omnia »), tout avait été distribué entre les ordres supérieurs, intermédiaires,
inférieurs. L’homme naît alors comme celui à qui le suprême artisan ne pouvait rien donner
de personnel et qui ne peut que posséder en commun tout ce qui avait été le propre de chaque
créature (« Statuit tandem optimus opifex, ut cui dari nihhil proprium poterat commune esset
quidcquid privatum singulis fuerat »)11. L’homme exprime à l’origine un manque, une
absence, une opacité, il est « l’œuvre à l’image indistincte (indiscretae opus imaginis) »12. Pic
de la Mirandole imagine que Dieu, ayant placé l’homme au milieu du monde (« in mundi
positum meditullio »), lui explique sa condition particulière dans l’univers et ses possibilités :
« Je ne t’ai donné ni place déterminée (Nec certam sedem), ni visage propre (nec propriam faciem), ni
don particulier (nec munus ullum peculiare), ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les
veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même (ut quam sedem, quam faciem, quae munera tute
optaveris, ea, pro voto, pro tua sententia, habeas et possideas). La nature enferme d’autres espèces en
des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains
duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même. Je t’ai mis au milieu du monde (medium te mundum) afin
que tu puisses mieux contempler autour de toi (ut circumspiceres) ce que le monde contient. Je ne t’ai
fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel (Nec te celestem neque terrenum, neque mortalem
neque immortalem fecimus), afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à
la façon d’un peintre ou d’un sculpteur (ut tui ipsius quasi arbitrarius honorariusque plastes et fictor,
in quam malueris tute formam effingas). Tu pourras dégénérer en formes inférieures, comme celles des
bêtes, ou, régénéré, atteindre les formes supérieures, qui sont divines »13.
10
« […] car ce que nous voyons comme frêle et terrien, ainsi qu’il a été porté dans l’Alcibiade, ce n’est pas
l’homme, mais l’esprit et l’entendement qui surpasse tout le contour du ciel et devance la course du temps (sed
animus est, sed intellectus, qui omnem ambitum cæli, omnem decursum temporis excedit) » (Id., Heptaple, II, 7,
dans Id, Œuvres philosophiques, cit. p. 180). Sur ce sujet cf. Eusebio Colomer, « Individuo e cosmo in Nicolò
Cusano e Giovanni Pico », dans L’opera e il pensiero di Giovanni Pico della Mirandola nella storia
dell’Umanesimo, Actes du Colloque international, Mirandole, 15-18 septembre, 1963, 2 voll., Firenze, Istituto
Nazionale di Studi sul Rinascilemento, 1965, II, p. 53-102, particulièrment p. 92.
11
Jean Pic de la Mirandole, Discours sur la dignité de l’homme, cit., p. 4-5.
12
Ibidem.
13
Ibidem, p. 4-7.

4
C’est l’un des passages les plus célèbres et les plus cités de l’Œuvre de Pic. Il
représente, pour divers interprètes (entre autres Cassirer et Garin, mais aussi Monnerjahn), le
lieu décisif du Discours sur la dignité de l’homme, où l’humanitas est saisie dans l’acte par
lequel l’homme se constitue comme lui-même, dans la possibilité de conquérir sa nature grâce
à une décision prise librement14. Ces paroles, comme l’a noté d’ailleurs Kristeller, traduisent
une résonance moderne et expriment un éloge éloquent de l’excellence de l’homme15.
Récemment Agamben a écrit que le paradigme spéculatif proposé par Pic n’est pas du tout

14
« L’être de l’homme découle de son action ; et cette action ne se dissout pas simplement dans l’énergie du
vouloir, elle embrasse la totalité de sa puissance créatrice » (E. Cassirer, Individu et cosmos…, cit., p. 111).
« Cette liberté, selon Pic, signifie [...] que l’homme n’est pas renfermé ab initio dans les bornes d’une manière
d’être déterminée. Voilà le trait qui l’élève au-dessus des êtres qui occupent un niveau plus haut que lui dans
l’ordre hiérarchique. Les anges, les intelligences divines ont reçu leur nature et leur perfection dès le début de la
création: l’homme, lui, possède cette perfection seulement dans la mesure où il la conquiert lui-même sur la base
d’une décision qu’il prend librement (Questa libertà, secondo Pico, significa [...] che l’uomo non è chiuso ab
initio nei confini di un determinato modo di essere. Ecco il tratto che lo eleva al di sopra degli esseri che
nell’ordine gerarchico stanno più in alto di lui. Agli angeli, alle intelligenze divine, è stata data fin dall’inizio
della creazione la loro indole e la loro perfezione: l’uomo questa perfezione la possiede solo in quanto la
conquista da sé in base a una decisione presa liberamente) » (Id., « Giovanni Pico della Mirandola », dans
Journal of the History of Ideas, 3 (1942), p. 123-144, 319-346 ; « La filosofia di Pico della Mirandola e il suo
posto nella storia universale delle idee », tr. it. par Federico Federigi, dans Id., Dall’Umanesimo all’Illuminismo,
éd. par Paul Oskar Kristeller, Firenze, La Nuova Italia, 1967, p. 43-116, particulièrement p. 80). « Le discours du
Seigneur à Adam n’est pas brouillé par le temps. La valeur de l’homme consiste dans sa responsabilité, dans sa
liberté. L’homme est l’être du réel, le seul, qui choisit son propre destin. C’est le seul qui a une incidence dans
l’histoire, qui s’affranchit des conditions de la nature, qui domine la nature. C’est le seul qui est le fils de son
œuvre. C’est là qu’est née l’image de l’homme typique du monde moderne : l’homme est l’acte même qui le
constitue, est la possibilité de s’affranchir (Il discorso del signore a Adamo non è appannato dal tempo. Il valore
dell’uomo è nella sua responsabilità, nella sua libertà. L’uomo è il solo essere della realtà che sceglie il proprio
destino ; lui solo incide nella storia e si svincola dalle condizioni della natura ; domina la natura. Lui solo è figlio
dell’opera sua. L’immagine dell’uomo caratteristica del mondo moderno è nata lì : l’uomo è nell’atto che lo
costituisce, è nella possibilità di liberarsi) » (Eugenio Garin, Giovanni Pico della Mirandola, Parma, Comitato
per le celebrazioni centenarie in onore di Pico, 1963, p. 70-71). Voir aussi la position de Monnerjahn, qui
considère Pico essentiellement comme un penseur religieux et un théologien. Pourtant, en même temps, il
souligne l’importance de sa conception de la liberté de l’homme : « Pour Pic liberté signifie d’abord i n d é t e r
m i n a t i o n. [...] Mais ce que l’homme doit à Dieu, ce n’est qu’un début. L’existence lui fut donnée par le
Créateur. Son essence toutefois ne fut pas encore fixée par l’acte de sa création. La création, qui procède des
mains de Dieu, n’est pas accomplie ; ce n’est que de la matière, du matériau dépourvu de forme, qui doit encore
être in-formé. Pic caractérise l’homme dans son état originaire comme “indiscretae opus imaginis”, un ouvrage
qui ne possède pas encore son propre visage ni aucune place déterminée dans le cosmos. Un ensemble de
possibilité lui s’ouvrent (Freiheit heißt für Pico zuerst U n b e s t i m m t h e i t. […] Aber was der Mensch Gott
verdankt, ist nur ein Anfang. Das Dasein wurde ihm von Schöpfer gegeben. Sein W e s e n jedoch wurde in Akt
seiner Erschaffung noch nicht festgelegt. Das Geschöpf, das aus Gottes Hand hervorging, ist nicht fertig; es ist
gleichsam nur Materie, ungestalteter Stoff, der noch geformt werden muß. Pico bezeichnet den Menschen in
seinem Anfangszustand als „indiscretae opus imaginis“, ein Werk, das noch kein eigenes Gesicht besitzt, noch
keinen festen Platz in der Welt hat. Eine Fülle von Möglichkeiten stehet ihm offen) » (Engelbert Monnerjahn,
Giovanni Pico della Mirandola. Ein Beitrag zur philosophischen Theologie des italienischen Humanismus,
Wiesbaden, Franz Steiner Verlag GMBH, 1960, p. 27).
15
Cf. à propos Paul Oskar Kristeller, Eight Philosophers of the italian Renaissance, Stanford (California),
Stanford University Press, 1964, p. 67). Sur cette question voir aussi Matteo A. Gukovsky, « Giovanni Pico della
Mirandola : uomo del Medioevo o del Rinascimento ? », dans L’opera e il pensiero... , cit., II, p. 457-467,
particulièrment p. 466 : ici Pic est considéré comme un « personaggio modernissimo » par rapport à ses
contemporains (Ficino, Manetti, etc.) dans la mesure où il fusionne des éléments et des instances afférents au
Moyen Âge et à la Renaissance.

5
édifiant. En considérant que le terme « dignitas » signifie « rang » et que l’homme n’a ni
archétype ni lieu propre ni rang spécifique et encore moins un visage, la découverte humaniste
de l’homme est la découverte d’un manque, de son irrémédiable absence de dignitas16.
À l’aune de ce passage de l’Oratio, l’homme est tout d’abord la créature sans visage,
sans demeure, sans qualité particulière. Placé au milieu du monde, où tout étant a son
semblant et son rôle spécifiques, il apparaît comme une aberration de la nature, comme une
sorte de paradoxe dans un cosmos hiérarchiquement structuré. La création de l’homme dans le
cosmos achevé est un unicum, sa condition originaire est l’indétermination la plus radicale.
D’ailleurs cette excentricité de la créature humaine par rapport aux autres étants ne doit pas
nous étonner puisque l’homme s’inscrit dans le projet divin comme celui qui doit admirer la
raison de la création, en savoir goûter la beauté, en admirer la grandeur. Sa diversité radicale
de toutes les autres créatures semble être une exigence interne à la polarité
monde/intelligence : l’homme est pensé et produit par Dieu comme le seuil de la différence
entre ces deux sphères. La création de l’homme est le comblement d’un vide à l’intérieur
d’une relation qui demande à être effectivement explicitée. Cette apparition est la réalisation
d’une exigence interne au projet divin déterminant l’altérité entre la nature et l’intelligence,
qui naît comme rapport entre les deux pôles. En considérant cette prémisse, l’homme ne peut
pas être situé dans le cosmos avec les modalités et la dynamique par lesquelles toute créature
particulière reçoit sa physionomie, ses caractères fixes, ses habilités instinctives, son
orientation biologique. Si la marque de tout être naturel est sa fixation spécifique par son
rapport à son milieu, l’homme doit être pensé au-delà de toute détermination de cette sorte et
se constituer comme l’œuvre à l’image indistincte, comme la créature au visage ombreux.
Installé au milieu du monde, donc situé lui aussi dans la nature, l’homme n’est pas doté d’une
vocation déjà établie, d’un parcours biologique déjà tracé ; il n’est assujetti à aucun lien
ontologique, ni affecté par aucune modalité spécifique au moyen de certains caractères fixes
ou par une invariante naturelle bien précise. De ce fait on peut dire qu’en tant que tel il
dépasse la sphère naturelle, qu’il n’a pas de rang spécifique et que son essence exprime plutôt
un manque de dignitas. On pourrait dire qu’il est un néant par rapport à la nature, comme le
suggère R. Esposito dans un article paru récemment (fin 2005) sur Micromega17, mais nous

16
Giorgio Agamben, L’aperto. L’uomo e l’animale, Bollati Boringhieri, Torino, 2002, p. 35-36.
17
Voir Roberto Esposito, « Heidegger e la natura umana », dans Micromega, 4 (2005), p. 227-238, en particulier
p. 230-231 : « Ce n’est pas Pic à saisir la dignitas humana dans une condition d’excentricité par rapport à toute
donnée naturelle ? Et de plus à retrouver justement en elle la différence, mais aussi la primauté de l’homme sur
tous les autres animaux? [...] Aucun lien ontologique, aucun caractère fixe, aucune invariante naturelle ne
l’attache à une modalité naturelle spécifique. Il n’est rien, puisqu’il peut devenir toutes choses – se recréer à son
gré. Proprement dit, il n’est non plus un être, mais un divenir qui se déroule selon un mouvement perpétuel (Non

6
préférons le considérer comme le bord de la différence entre le cosmos physique et la sphère
de l’intelligence, comme un espace de tension entre les deux pôles où ceux-ci trouvent leur
affirmation dans la mise à l’œuvre de leur différenciation.
Nous croyons, toutefois, qu’à partir de cette absence originaire de dignitas (dans son
acception, envisagée par Agamben, de « rang », « degré » « position ») il est possible de
découvrir, chez Pic, son autre signification, celle qui en général est retenue et mise en lumière
par les lecteurs et les commentateurs de l’Oratio : « être digne », « dignité », « prestige ». De
plus, c’est l’absence originaire de rang spécifique qu’en ouvrant un vide entre l’homme et les
autres étants, dessine la condition de possibilité de l’excellence de l’homme dans la nature. Le
seuil de la différenciation réside dans la possibilité originaire qu’a l’homme de conquérir par
lui-même sa place, son visage, ses dons, bref, dans le fait qu’il définit lui-même sa nature. À
cet égard nous pouvons amorcer un deuxième tournant. L’exigence divine de produire une
créature pour contempler et admirer le cosmos achevé procure un autre sens et une autre
portée à la contemplation. Il ne s’agit pas d’une activité statique, purement intellectuelle, ne
visant qu’à mettre en lumière la grandeur et la beauté de la création : l’homme contemple le
monde et le comprend dans sa variété pour connaître tout ce qu’il peut être. La richesse du
monde devient la richesse de l’homme, l’univers devient un miroir où l’homme peut se
trouver lui-même, connaître ses choix possibles : il peut dégénérer en formes inférieures,
vivre et agir comme les bêtes, ou atteindre les formes supérieures en s’approchant du divin.
La nécessité originaire d’un contemplateur pour l’univers achevé se métamorphose dans la
fonction de la contemplation comme le moyen qui permet à l’homme de connaître le monde et
en même temps de définir sa nature par son choix. L’homme n’a été fait ni céleste ni terrestre,
ni mortel ni immortel. Il n’est pas rivé à un des sommets de ce carré (le ciel, la terre, les
mortels, les immortels), il doit s’orienter entre les quatre points cardinaux, mais il est libre de
choisir sa destination, d’être son propre artisan, de se sculpter selon la forme que lui-même
choisit. L’absence originaire de rang est la condition ontologique qui décide de la dignité, de
l’excellence de l’homme et de sa souveraine et admirable félicité18. De l’admiration de la
beauté du cosmos Pic nous conduit à l’admiration de la position de l’homme.

era stato proprio Pico a situare la dignitas humana in una condizione di eccentricità da ogni dato naturale ? Non
solo, ma a rintracciare proprio in essa la differenza, e anche la superiorià, dell’uomo rispetto a tutti gli altri
animali ? [...] Nessun vincolo ontologico, nessun carattere fisso, nessuna invariante naturale lo lega ad una
specifica modalità naturale. Egli non è nulla, perché può diventare tutto – ricrearsi a suo piacimento.
Propriamente parlando, non è neanche un essere, ma un divenire in perpetuo mutamento »).
18
« O summam Dei patris liberalitatem, summam et admirandam hominis felicitatem ! » (Jean Pic de la
Mirandole, Discours sur la dignité de l’homme, cit., p. 6-7).

7
La félicité de l’homme demeure donc dans le fait que son sort n’est pas préétabli, décidé
à l’avance. L’homme a la faculté d’avoir ce qu’il désire et d’être ce qu’il veut : voilà le
clivage qui le sépare des plantes, des animaux mais aussi des anges. Les bêtes portent en elles,
dès la matrice de leur mère, l’inscription de tout ce qu’elles auront. Les esprits supérieurs ont
été presque toujours ce qu’ils seront à jamais dans l’éternité19. « Mais dans chaque homme qui
naît – écrit Pic – , le Père a introduit des semences de toutes sortes, des germes de toute
espèce de vie. Ceux que chacun a cultivés, croîtront, et ils porteront des fruits en lui »20. Ces
germes peuvent être végétaux, sensitifs, rationnels, intellectuels. À chacun d’eux correspond
un type de vie particulière de sorte que, selon le cas, l’homme pourra devenir plante, bête,
âme céleste, ange et fils de Dieu21. Pic envisage enfin la possibilité que l’homme soit
insatisfait de l’état de chaque créature. Dans ce cas il tend à se recueillir dans le centre de son
unité ; de ce fait, devenu un seul esprit avec Dieu, il dépassera toute chose dans les ténèbres
solitaires du Père22. Au-delà de cette ouverture mystique, il nous semble, même à l’aune de la
suite immédiate du texte – on doit nécessairement admirer ce caméléon qu’est l’homme23 – ,
que le noyau de cette section de l’Oratio réside dans la richesse, dans l’ouverture, dans la
modulation incertaine de l’existence de l’homme, dans le caractère transitoire des formes
qu’elle prend24.
La dignité et la félicité de l’homme ne demeurent pas principalement dans sa centralité
au sein du cosmos ni dans la maîtrise de la création, mais dans son rapport singulier au
cosmos – celui du contemplateur au contemplé – qui lui ouvre ses chemins possibles et lui fait
découvrir le pouvoir de sa liberté, le pouvoir de se forger lui-même en aspirant au rang qu’il
préfère. La pointe de l’Oratio est peut-être la déclaration de cette ouverture radicale du destin
de l’homme qui se dessine moyennant l’inflexion particulière par laquelle s’institue et se
module le rapport de l’homme au cosmos. Ici l’homme ne semble pas être considéré en

19
Ibidem.
20
« Nascenti homini omnifaria semina et omnigenae vitae gemina indidit Pater. Quae quisque excoluerit illa
adolescent, et fructus suos ferent in illa » (Ibidem).
21
Ibidem.
22
« Et si nulla creaturarum sorte contentus in unitatis centrum suae se receperit, unus cum Deo in spiritus factus,
in slitaria Patris caligine qui est super omnia constitutus onibus antestabit » (Ibidem, p. 6-9).
23
« Quis hunc nostrum chamaeleonta non admiretur ? Aut omnino quis aliud quicquam admiretur magis? »
(Ibidem, p. 8-9).
24
« L’homme modèle, façonne de son plein gré, comme un modeleur de glaise ou un sculpteur, sa propre
nature ; cela revient à dire qu’il n’est proprement aucune des formes qu’il prend chaque fois, que son identité et
son aspect […] ne peuvent qu’être transitoires. Il choisit et endosse librement ses formes et peut avec cette même
liberté les congédier (L’uomo plasma, foggia liberamente, al pari di un modellatore di creta o di uno scultore, la
propria natura, ciò significa che egli non è propriamente nessuna delle forme che di volta in volta assume, non
ha identità né forma [...] che non sia transitoria, da lui liberamente costruita e assunta, e da lui altrettanto
liberamente congedabile) » (Fabio Frosini, « Umanesimo e immagine dell’uomo. Note per un confronto tra

8
premier lieu comme un microcosme qui reflète en lui la nature entière, en tant qu’il en est le
lien et le composé, comme Pic l’explique dans la suite de l’Oratio25, mais plutôt comme
l’étant sans archétype, au sort indéterminé, qui saisit sa nature en regardant ce qui l’entoure.
Si contempler le cosmos signifie le connaître dans son articulation et en admirer la beauté,
dans ce rapport de l’homme au monde l’accent tend à se déplacer de ce dernier vers le sujet
qui le contemple et à déceler cette dynamique par laquelle l’homme peut choisir la condition
qu’il souhaite et peut atteindre, pour être digne, ainsi, de la plus grande admiration. Bref, cette
aptitude cognitive et extatique face au monde doit stimuler un élan pragmatique qui traverse
l’existence humaine et qui la détermine en actualisant au fur et à mesure ses possibilités. Le
rapport de l’homme au cosmos se décline donc par le biais de la contemplation révélatrice de
la liberté de l’homme et de son action forgeuse et par la portée transversale de l’admiration
qui se reflète, comme dans un jeu de miroirs, du monde vers l’homme26.

3. L’itinéraire spéculatif et moral vers la vision des res divinae et l’irréductibilité de


la philosophie

Le comte de la Mirandole ne place pas tous les sorts possibles que l’homme peut choisir
sur le même plan. Il déclare que nous devons modeler notre existence sur l’idéal de la vie
chérubinique (« ad exemplar vitae Cherubicae vita nostra formanda est »)27, qui rayonne à
partir de l’éclat de l’intelligence28. Dans la mesure où nous souhaitons égaler sur terre la vie
des chérubins, nous devons maîtriser les élans des passions par la science morale et dissiper le
brouillage qui obscurcit la raison grâce à la dialectique. Ainsi, en effaçant les souillures de
l’ignorance et des vices, pourrons-nous purifier notre âme pour ne pas avoir à craindre les

Leonardo e Giovanni Pico », dans F. Frosini (éd.), Leonardo e Pico. Analogie, contatti, confronti, Actes du
Colloque de Mirandole, 10 mai 2003, Firenze, Leo Olschki editore, 2005, p. 173-208, particulièrement p. 191).
25
« Tum illud γνω εαυ όν, idest cognosci te ipsum, ad totius naturae nos cognitionem, cuius et interstitium et
quasi cynnus natura est hominis, excitat et inhortatur. Qui enim se cognoscit, in se omnia cognoscit, ut
Zoroaster prius, deinde Plato in Alcibiade scripserunt » (J. Pic de la Mirandole, Discours sur la dignité de
l’homme, cit., p. 30-31). En tout cas Pic se montre insatisfait de l’idée traditionnelle de l’homme centre de
l’univers et microcosme. Sur cette question voir Henri de Lubac, Pic de la Mirandole. Études et discussions,
Paris, Aubier Montaigne, 1974, p. 160-169, notamment p. 166-167.
26
À ce propos Boulnois a écrit : « L’homme est donc à la fois le sujet par excellence et l’objet éminent de
l’admiration. C’est pour lui-même (et non pour Dieu) qu’il joue son rôle et qu’il se regarde jouer. Car en
s’admirant lui-même, il admire en soi tout ce qui est admirable. Modèle réduit du monde, il est le modèle de tout
ce qui mérite l’admiration, il fait apparaître en soi-même le monde comme étonnant » (Olivier Boulnois,
« Humanisme et dignité de l’homme selon Pic de la Mirandole », dans J. Pic de la Mirandole, Œuvres
philosophiques, cit., p. 292-340, particulièrement p. 302).
27
J. Pic de la Mirandole, Discours sur la dignité de l’homme, cit., p. 16-17.
28
« [...] fulget Cherub intelligentiae splendore [...] » (Ibidem, p. 14-15).

9
dérèglements des passions et le délire de la raison29. À ce stade du travail sur nous-mêmes,
nous inondons notre âme, bien disposée et purifiée, de la lumière de la philosophie naturelle,
pour la rendre enfin parfaite par la connaissance des choses divines30. Quelques lignes plus
loin en insistant sur cet itinéraire conduisant l’homme du sensible au divin, Pic évoque encore
le rôle décisif de la philosophie morale dans la mesure où elle peut nous affranchir de
l’esclavage des charmes du corps31. Le but d’un tel cheminement, que Pic avait déjà suggéré
auparavant, c’est de reposer dans le sein du Père qui est au sommet de l’échelle, pour être de
ce fait consumé par la félicité théologique (« theologica felicitate consumabitur »)32.
La tonalité de cette section de l’Oratio semble avoir changée par rapport aux passages
qui exaltent l’excellence de l’homme protéiforme. Pic nous fait envisager une des possibilités
offertes à l’homme comme celle qui est la plus souhaitable de toutes : c’est l’itinéraire qui
nous fait perfectionner dans l’intelligence et dans la morale jusqu’à nous élever à la
contemplation de Dieu, au bonheur et à la beauté de la théologie. Il faut tout d’abord laver les
attraits charnels dans la philosophie morale comme dans un fleuve de vie (« morali
philosophia quasi vivo flumine ablamus ») pour ne pas accéder impurs à l’échelle divine et en
être rejetés (« ne a scalis tamquam prophani pollutique reiciamur »)33. L’auteur explique
aussi qu’il faut canaliser les forces affectives de l’âme dans la direction de l’intelligence du
divin :
« O Pères, soyons ravis par les fureurs socratiques (agemur Socraticis furoribus), qu’elles nous
mettent hors d’esprit (qui extra mentem ita nos ponant), au point de nous mettre, nous et notre esprit,
en Dieu (ut mentem nostram et nos ponant in Deo). Elles nous raviront lorsque nous auront d’abord
fait ce qui était en notre pouvoir : lorsque la force de nos passions sera réduite par la morale à des
justes proportions (affectuum vires ita per debitas competentias ad modulos fuerint intentae), de façon
à résonner dans une harmonie inaltérable, et lorsque grâce à la dialectique notre raison progressera en
rythme (et per dyalecticam ratio ad numerum se progrediendo moverit), alors, transposés par la fureur
des Muses (Musarum perciti furore), nous nous enivrerons d’entendre intérieurement l’harmonie
céleste (celestem armoniam intimis auribus combibemus) »34.

Il nous semble que Pic, en souhaitant montrer le type d’existence le plus approprié et le
plus attrayant pour l’homme, nous décrit un itinéraire qui se termine, dans son étape ultime,
par une transposition ek-statique en Dieu. La conversion des affects en forces d’équilibre de
notre vie morale et la progression de notre raison par la dialectique nous rendent aptes à être

29
« Ergo et nos Cherubicam in terris vitam emulantes, per moralem scientiam affectuum impetus cohercentes,
per dialecticam rationis caliginem discutientes, quasi ignorantiae et vitiorum eluentes sordes animam purgemus,
ne aut affectus temere debac[c]hentur aut ratio imprudens quandoque deliret » (Ibidem, p. 18-19).
30
« Tum bene compositam ac expiatam animam naturalis philosophiae lumine perfundamus, ut postremo
divinarum rerum eam cognitione perficiamus » (Ibidem).
31
Ibidem, p. 20-21.
32
Ibidem.
33
Ibidem.
34
Ibidem, p. 28-30.

10
ravis par un fureur qui vient d’ailleurs (Musarum furore) et à nous imprégner dans notre
intimité d’une harmonie non humaine. À cet égard nous signalons que, comme l’exprimera le
De ente et uno, l’amour, aux yeux de Pic, nous permet de mieux nous rapporter à Dieu que la
connaissance même : « Mais vois, cher Ange, quelle folie nous tient (quae nos insania
teneat)! Tandis que nous sommes dans un corps, nous pouvons mieux aimer Dieu que le
nommer ou le connaître »35. L’insania, le délire, est une disposition particulière à la fois
heureuse et inquiète marquant l’élan par lequel l’homme atteint l’objet de sa tension. En
revenant à l’Oratio, Pic avait déjà indiqué cette tension conduisant l’homme à sortir de lui-
même à propos de l’initiation aux mystères des Grecs, considérés comme « l’interprétation de
la nature la plus secrète par la philosophie » (« Quae quid aliud esse potest quam secretioris
per philosophiam naturae interpretatio ?) : il s’agit de « la vision intérieure des réalités
divines par la lumière de la théologie (rerum divinarum per theologiae lumen inspectio ) »36.
Ces passages qui décrivent le cheminement de l’homme vers l’inspectio et la jouissance
des réalités divines montrent, à notre avis, moins une prééminence absolue de la théologie et
de l’union mystique de l’homme avec Dieu qu’une valorisation des ressources humaines (la
contemplation de la nature, la philosophie morale) dans le but de perfectionner la vie de
l’homme par le chemin le plus noble qu’il peut emprunter. L’interprétation de la nature
requiert une initiation, c’est-à-dire une purification des égarements produits par un
attachement déréglé aux biens sensibles et par une teneur intellectuelle et morale qui nous
permet de bien lire les structures internes et l’architecture globale du cosmos. Cette formation
de l’esprit, qui nous fait exploiter au mieux nos forces cognitives et affectives, nous transpose
dans un état intellectuel et émotif tel, que nous devenons capables de percevoir intérieurement
l’harmonie et les réalités divines. Dans cette dynamique qui consiste à sortir de lui-même pour
trouver une place en Dieu, l’homme peut se détacher de la relation ordinaire qu’il a avec le
cosmos et s’unir véritablement à son Autre en expérimentant la puissance métaphysique de
son esprit au-delà de la connaissance ontique de la nature et de la tension éthique qui le purifie
des passions ardentes pour les plaisirs sensibles. L’interprétation de la nature et la philosophie
morale, qui se dessinent sur l’horizon du lien ontologique de l’homme au cosmos, permettent
enfin à l’homme de s’approcher de Dieu et de réaliser sa suprême vocation, intellectuelle et
affective, parmi ses choix possibles. Le dessein revient à valoriser l’homme dans l’intégrité et
la plénitude de ses fonctions bien réglées par un apprentissage constant, par un contact vécu et

35
Id., L’être et l’un, dans Id., Œuvres philosophiques, cit., p. 110-111.
36
Id., Discours sur la dignité de l’homme, cit., p. 28-29.

11
inéluctable avec la philosophie37. C’est là, d’autre part, que le comte de la Mirandole semble
entrevoir l’expression la plus haute de l’excellence de l’homme38. Il semble suggérer aussi
que celle-ci doit être interprétée non seulement selon son expression statique originaire –
l’indétermination et l’ouverture de la nature humaine – , mais aussi selon son sens dynamique
qui se révèle dans le cheminement intellectuel et éthique réclamé par Pic.
Les références multiples à la théologie et à une sorte de transposition extatique de l’âme
dans la contemplation de Dieu ne censurent pas le rôle de la philosophie entendue dans sa
double fonction d’étude de la nature et de maîtrise de nos affections. Philosophie et théologie
demeurent liées dans un espace de tension et de corrélation où la première n’est pas annihilée
au profit exclusif de la deuxième. En témoigne un passage de l’Oratio où Pic défend avec
cohérence le rôle de la philosophie39 contre ces gens qui ont l’habitude de la blâmer:
« Une conviction funeste et monstrueuse a envahi presque tous les esprits, selon laquelle personne, ou
presque, ne doit philosopher. Comme si avoir exploré ce que nous avons sous les mains et sous les
yeux, les causes du réel, les voies de la nature, la raison de l’univers, les desseins de Dieu, les mystères
des cieux et de la terre, tout cela n’était rien tant que l’on n’en peut espérer ni faveur ni salaire »40.
Par son étendue, par sa vocation à relier des domaines hétérogènes en s’interrogeant sur
les causes du réel au point d’effleurer les confins de la théologie, la philosophie manifeste une
puissance et une légitimité qui doivent être célébrées et opposées aux arguments de ses
détracteurs. D’ailleurs la philosophie acquiert de la valeur grâce à son lien intime à la
théologie, même si cette dernière ne suspend pas toutefois son identité et son rôle

37
« Voilà, Pères très vénérables, les raisons qui m’ont non seulement attiré, mais forcé (non animarunt modo sed
compulerunt) à l’étude de la philosophie » (Ibidem, p. 36-37).
38
À ce propos voir cette observation de Kristeller : « La dignité de l’homme consiste dans sa liberté de choisir
parce que la gamme de ses possibilités inclut la plus éminente ; sa dignité n’est parfaitement réalisée que
lorsqu’il choisit sa possibilité la plus élevée. [...] Pico envisage plutôt des alternatives morales et intellectuelles.
L’excellence de l’homme se réalise seulement lorsqu’il choisit le style de vie moral et spirituel le plus élevé
parmi ceux qu’il peut atteindre, et cette excellence ne s’accorde à sa nature que dans la mesure où cette nature
compte parmi ses potentialités celle du type de vie supérieur (Man’s dignity consists in his freedom of choice
because the different possibilities open to him include the highest ; his dignity is fully realized only when this
highest possibility is chosen. [...] Pico rather thinks in terms of moral and intellectual alternatives. Man’s
excellence is realized only when he chooses the higher forms of moral and intellectual life that are open to him,
and this excellence belongs to his given nature only in so far as this nature includes among its potentialities those
higher form of life) » (P. O. Kristeller, Renaissance Concepts of Man and other Essays, New York, Evanston,
San Francisco, London, Harper & Row Publishers, 1971, p. 14).
39
Si nous pensons, d’ailleurs, à la lettre à Ermolao Barbaro (écrite l’année précédente l’Oratio), où l’enjeu était
le style des philosophes, la polarité raisonnement-éloquence, nous devons constater la cohérence avec laquelle
Pic défend l’irréductibilité et la spécificité de la philosophie. Voir, entre autres, ce passage : « Il n’est pas
d’homme du monde (humanus) qui n’ait quelques notions d’une langue plus élégante, mais il n’est pas d’homme
qui ne soit quelque peu philosophe. Une sagesse sans éloquence peut être utile, une éloquence stupide ne peut
qu’être terriblement dangereuse, comme un glaive entre les main d’un fou » (J. Pic de la Mirandole, Lettre à
Ermolao Barbaro, 3 juin 1485, dans Id., Œuvres philosophiques, cit., p. 264-265).
40
« Quasi rerum causas, naturae vias, universi rationem, Dei consilia, caelorum terraeque mysteria, pre oculis,
pre manibus exploratissima habere nihil sit prorsus, nisi vel gratiam inde aucupari aliquam, vel lucrum sibi quis
comparare possit) » (Id., Discours sur la dignité de l’homme, cit., p. 38-39).

12
irremplaçable dans l’expérience du monde, dans les sphères de la vie intérieure et de la
praxis41, bref dans ce domaine où l’homme, n’ayant pas un rang prédéfini et n’étant pas la
réalisation d’un archétype particulier, peut se forger lui-même sa propre nature. En gardant
donc son statut et sa spécificité, la philosophie semble se rapporter à la théologie comme à sa
source ineffable, laquelle ne peut pas être ultérieurement interrogée et sondée par les
instruments du raisonnement. Comme l’explicite Pic vers la fin de son Oratio, en traitant des
textes de la Kabbale et en rappelant les paroles d’Esdras, dans ces livres se trouvent « […] “la
veine de l’intelligence”, la théologie ineffable de la déité suressentielle (ineffabilem
supersubstantiali deitate theologiam), la “source de la sagesse”, c’est-à-dire l’exacte
métaphysique des formes intelligibles et le “fleuve de la science”, c’est-à-dire la plus sûre
philosophie de la nature (idest de rebus naturalibus firmissimam philosophiam) »42. Dans la
mesure où la théologie suprême est ineffable et dépasse le pouvoir de la dialectique, elle
délimite une circonscription pour la philosophie naturelle et pour la science morale – le
territoire de l’homo humanus – qui jouit de et est alimentée par la théologie même comme sa
source ultime non objectivable et non thématisable par les structures logiques internes à ce
domaine.
Nourri d’une pluralité de sources (la philosophie grecque, les mystères païens, le
christianisme, la tradition cabalistique, etc.), Pic suggère que si l’homme veut véritablement
faire son choix, se former lui-même et tirer le plus grand succès de son indétermination
foncière, il doit se plonger dans la richesse du monde à l’aide de la pluralité des chemins
spéculatifs et spirituels sédimentés dans l’histoire de l’humanité. Le rapport ontique originaire
de l’homme avec le cosmos se métamorphose dans l’engagement de la philosophie naturelle
et de la science morale qui visent à comprendre les liens entre les différentes doctrines qui ont
essayé d’expliquer la connexion de l’humain et de la nature face à l’horizon du divin. Pic a
saisi en outre que l’homme est enté essentiellement sur deux ordres, la philosophie et la
religion, dont chacun présente une articulation et une polychromie internes. Il pense que son
contact philosophique avec Dieu et ses rapports religieux ne peuvent pas s’opposer les uns
aux autres, mais doivent s’harmoniser dans une charpente globale de l’intelligible43. Comme
le dernier passage cité le montre bien, le comte de la Mirandole connecte la philosophie et la

41
« La philosophie elle-même m’a enseigné à dépendre plutôt de ma propre conscience que des jugements
d’autrui, et à veiller moins au mal qu’on dit de moi qu’à n’en jamais dire ou n’en jamais commettre moi-même »
(Ibidem).
42
Ibidem, p. 64-65.
43
Voir entre autres ce passage de l’Heptaple : « Et si la nature est l’ébauche et le dégrossissement de la grâce,
certainement la philosophie sera l’apprentissage de la religion, car elle n’est point philosophie si elle en sépare
l’homme » (Id., Heptaple, Septième Exposition, Prologue du septième livre, cit., p. 232).

13
religion – ou plutôt les philosophies et les religions – dans un même univers de pensée, où la
théologie constitue la source ultime de la sagesse, et garde en même temps leurs frontières.
Cet auteur n’impose pas un clivage longitudinal de la philosophie, comme sphère de la pensée
pure qui interprète la nature, et de l’expérience religieuse, comme domaine exclusif de
l’expérience surnaturelle. Pic ne choisit point la catégorie du clivage entre les différentes
expressions polymorphes dans lesquelles l’homme est engagé. L’enjeu est plutôt l’incidence
perpendiculaire de la théologie sur la pensée spéculative et la continuité entre, d’une part, la
pratique de la philosophie visant à purifier notre âme des erreurs épistémologiques et des
passions déréglées et, de l’autre, la progression de l’esprit vers la contemplation des structures
métaphysiques les plus pures incorporées en Dieu même. Sans effacer l’horizon de
l’excellence de l’homme dessiné au cours de la première partie de l’Oratio, Pic montre
l’arrière-plan métaphysique (le cosmos hiérarchisé) et historique (la pluralité des théories et
des religions) où l’indétermination originaire de l’homme peut se décider dans un sens ou
dans l’autre afin d’exploiter le mieux sa vertu congénitale grâce à un parcours qui en valorise
les qualités intellectuelles et morales.

4. L’Heptaple : la normativité originaire réglant à l’intérieur la nature humaine

Pic pense que la connaissance de l’homme et de sa valeur ne peut pas être détachée de
celle de Dieu et du monde44. Le double rapport de l’homme à Dieu d’une part et au monde de
l’autre est discuté dans l’Heptaple, un ouvrage fort différent du Discours sur la dignité de
l’homme, paru au cours de l’été 1489, offert à Laurent de Médicis et publié aux frais de
Roberto Salviati : il s’agit d’un commentaire de l’Écriture sainte destiné à la publication, d’un

44
« La valeur de l’homme demeure dans son caractère surnaturel – “magnum miraculum” – et en même temps
dans son caractère naturel, par lequel il est nature et histoire : cela est possible parce qu’il y a Dieu dans
l’homme, parce que l’homme a été fait pour Dieu, pour ramener le cosmos à Dieu (Il valore dell’uomo è nella
sua soprannaturalità umana – “magnum miraculum” – e insieme nella sua naturalità, che gli permette di
incentrare in sé natura e storia: e questo, perché nell’uomo è Dio, perché l’uomo è fatto per Dio, per ricondurre il
mondo a Dio) » (E. Garin, « La “dignitas hominis” e la letteratura patristica », dans La Rinascita, 4 (1938), p.
102-146, particulièrement p. 105). Dans les Conclusions Pic avait proposé une thèse affirmant qu’il y a une seule
et unique science de Dieu, de l’homme et de la matière première ; celui qui atteint le savoir de l’un connaît aussi
les autres selon la proportion entre les extrêmes et les moyens: « Eadem est scientia de Deo, homine, et materia
prima, et qui de uno scientiam habuerit, habebit de reliquis, seruata proportione extremi ad extremum, medii ad
extrema, et extremorum ad media » (Giovanni Pico della Mirandola, Conclusiones nongentae. Le novecento tesi
dell’anno 148θ, éd. par Albano Biondi, Firenze, Leo Olschki editore, 1995, Conclusiones numero quingentae
secundum opinionem propriam, III, 52, p. 84).

14
texte exprimant l’exigence de dessiner une vision unitaire du rapport entre Dieu et le cosmos,
dans laquelle, bien sûr, l’homme doit trouver sa place45.
Dans l’Heptaple, Pic dessine une structure quadripartie de l’être, constituée par (1) le
premier monde, Dieu, l’unité première, le moteur immobile des neuf hiérarchies des anges,
(2) le monde céleste et moyen, (3) le monde élémentaire (la matière première et les neuf
sphères ou révolutions circulaires des formes corruptibles)46, (4) le quatrième monde,
l’homme, où l’on trouve ce qui est aux autres et qui est dénommé de ce fait, selon une
terminologie usitées dans les écoles, un petit monde. Dans l’homme sont vus et recueillis les
autres étants, le corps pétris d’éléments, l’esprit céleste, l’âme végétale de la plante, le sens
animal, la raison, la pensée angélique et enfin la ressemblance divine47. Prince et souverain
des animaux et des plantes selon l’autorité de Moïse et de Platon, l’homme est le seuil de la
nature corruptible, le bord où celle-ci « […] ferme le pas et sonne la retraite »48, où l’échelle
des espèces sensibles effleure l’incorruptible49. L’homme appartient donc aux trois mondes
surnommés, à celui qui lui est particulier et aux deux extrêmes, c’est-à-dire l’immatériel et
l’élémentaire, « […] desquels il est tellement le milieu et l’entredeux, qu’il est établi fin de
l’un et commencement de l’autre »50.
Dans l’Heptaple, Pic conçoit l’homme comme composé de l’âme rationnelle (le
« ciel »), du corps (la « terre »), d’une « agrafe intermédiaire » ((l’« esprit ») apte à accoupler
ces deux natures si diverses51, de la faculté sensitive que nous avons en commun avec les
bêtes et de l’intelligence que nous avons en commun avec les anges 52. À la fin de cette partie
(la Quatrième Exposition) de l’Heptaple Pic précise premièrement que l’homme a été fait à
l’image de Dieu – c’est donc une autre conception de la nature humaine ayant une matrice
strictement religieuse – pour commander la nature entière. Il rappelle deuxièmement que

45
Suivant Anagnine, « L’idée fondamentale de l’Heptaple est la suivante : le monde, ouvrage de vertu et de
sagesse, est un dans ses variations infinies ou plutôt est Dieu même, envisagé selon des aspects et des côtés
différents ; c’est le Dieu qui se déploie au niveau de la création et ce n’est pas le Dieu contracté dans sa solitude
et dans sa percection ineffable (L’idea fondamentale dell’Heptaplus è che il mondo, opera di virtù e di sapienza,
è uno attraverso le sue infinite variazioni o piuttosto è Dio stesso, visto esso sotto diversi aspetti ed angoli, il Dio
dispiegato sul piano del creato anzi che “contrattato” nella sua solitudine e nella sua ineffabile perfezione) »
(Eugenio Anagnine, G. Pico della Mirandola. Sincretismo religioso-filosofico. 1463-1494, Bari, Laterza, 1937,
p. 237).
46
J. Pic de la Mirandole, Heptaple, Seconde préface, cit., p. 151-152
47
Ibidem, p. 153.
48
Ibidem, Exposition première, ch. 6, p. 168.
49
Ainsi l’homme est-il la « consommation absolue de toutes les choses inférieures » comme le Christ est la fin
absolue de tous les hommes. (Ibidem, Exposition première, ch. 7, p. 168). Suivant encore le Genèse, l’homme
doit être envisagé aussi comme la fin et le terme du monde angélique, comme il est d’ailleurs le chef et le
commencement de la nature corruptible (Ibidem, Troisième Exposition, ch. 7, p. 192).
50
Ibidem, Troisième Exposition, ch. 7, p. 193.
51
Ibidem, Quatrième Exposition, ch. 1, p. 195-196.
52
Ibidem, Quatrième Exposition, ch. 2, p. 196-197.

15
« […] l’homme a été établi par la nature à cette condition que la raison maîtrisât le sens, et
que toute la rage et l’appétit de l’ire et de la convoitise fussent bridés par les lois […] ».
Toutefois, comme le portrait de Dieu qu’il gardait en lui s’est aussitôt effacé, l’homme se
pencha vers la terre et, affamé de choses terrestres, oublia son pays, son royaume et sa dignité
première, qui lui avait été accordé par privilège53. Cette prérogative consiste donc dans le fait
de porter l’image de Dieu et, par conséquent, de comprendre véritablement en soi toutes les
substances naturelles et le comble de tout l’univers : voilà « une dignité propre » et une image
de l’essence divine que l’homme n’a en commun avec aucune créature54.
Dans l’Heptaple, Pic ne considère pas simplement l’homme tel qu’il était sorti des
mains du Créateur et qui jouissait dans l’Oratio d’une liberté radicale. En premier lieu il
suggère que l’homme a originairement un visage – on peut au moins dire qu’il est fait à
l’image de Dieu – et en deuxième lieu il relève la chute causée par le péché en l’interprétant
comme un déchéance de nature comportant la perte d’une prérogative. En troisième lieu, il
affirme qu’il y a une condition préalable fixée avec la création même de l’homme, c’est-à-dire
que les facultés de cette créature obéissent à une hiérarchie (c’est la raison qui doit conduire et
maîtriser les sens) et que les pulsions irrationnelles et les appétits sensuels doivent être
disciplinés par des lois. La nature humaine, qui ne semble pas être absente, ombreuse ou
indistincte dans cette œuvre, est réglée par une normativité originaire exacte qui fixe les
conditions internes de la vie de l’homme et ses rapports avec son espace-ambiant et ses
semblables. Si l’homme demeure imprévisible, plastique, protéiforme et est donc capable du
meilleur comme du pire, il ne peut point cependant éluder ce code qui réglemente son
dynamisme et qui, fixé à l’acte même de sa création, oriente la destination idéale de sa vie et
de ses activités et établit les canons de sa perfection et de sa dignité.
Les critères et les structures des normes disciplinant la nature humaine sont détectés par
Pic dans les textes religieux et philosophiques constituant le patrimoine spirituel de
l’humanité. Les clauses de l’humanitas, les conditions qui décident de la dignité de l’homme
sont à chercher dans un immense héritage alimenté par plusieurs traditions spéculatives et
religieuses. La nature de l’homme est circonscrite donc en termes de culture et de
normativité ; ses rapports, ses équilibres internes, qui déterminent la relation de l’homme à

53
Ibidem, Quatrième Exposition, ch. 6, p. 203.
54
Ibidem, Cinquième Exposition, ch. 6, p. 212. « Mais, tout de même que Dieu ne comprend pas toutes choses en
soi seulement parce qu’il les entend, mais parce qu’il réunit et rallie en soi toute la perfection de leur vrai
substance, de même, l’homme étreint et rassemble dans la totalité de sa substance toutes les natures du monde
universel (bien qu’autrement, comme nous montrerons, car s’il n’en était ainsi, il ne serait plus image de Dieu,
mais Dieu même). Ce que nous ne pouvons dire d’aucune autre créature, angélique, céleste, ou sensible »
(Ibidem, p. 213).

16
son propre environnement mais aussi ses liens sociaux, dépendent de la conservation de ces
conditions et normes originaires révélées par les philosophes, les poètes, les théologiens. Le
rapport de l’homme avec la nature – qui est à l’origine de l’apparition de cette créature dans le
cosmos, comme le montre l’Oratio – est enfin filtré, interprété et vécu par une multiplicité
d’auteurs, de textes, de commentaires, de courants philosophiques et spirituels afférents à des
lieux et des époques divers. Le discours sur l’homme et sur son rapport au cosmos où il est
placé ne peut être lu qu’à travers la dispersion historique de ces traditions, que Pic cherche
fermement à rapporter à une unité fondamentale. D’ailleurs la notion usuelle de l’homme
défini comme petit monde, qui rassemble dans la totalité de sa substance toutes les natures du
cosmos, doit être encadrée par ces coordonnées théorétiques et historiques : le rapport de
l’homme à la nature en termes de microcosme ne peut pas être compris indépendamment de la
normativité primordiale réglant les équilibres internes de la nature humaine et ne peut être
exploré et explicité qu’à l’aune d’un long cheminement intellectuel et religieux. L’homme est
en définitive le quatrième monde qui se place à côté de Dieu, du monde céleste, de la matière
première et qui entretient les caractères se trouvant dans les autres sans s’identifier avec ceux-
ci. Ce quatrième monde existe et se comprend par sa relation originaire à Dieu et à la nature,
mais c’est au niveau intellectuel et spirituel – les réponses fournies par les multiples traditions
philosophiques et religieuses aux questions théandriques et cosmologiques – que ce domaine
acquiert son sens et se connaît.

5. Le rapport homme-nature entre liberté, normativité et culture

La réflexion de Pic est marquée par une amphibologie fondamentale. S’ajoutant à


l’ambiguïté de la notion de dignitas (absence de rang/dignité de l’homme), elle émerge dans
le développement même de l’Oratio et dans la comparaison de ce texte avec l’Heptaplus : (1)
une image de l’homme conçu comme l’étant sans archétype, comme indétermination
originaire et liberté créative précédant toute forme déterminée; (2) une conception de
l’homme évoquant la normativité inscrite dans la nature humaine qui se définit historiquement
dans un domaine culturel polychrome. Les ouvrages du comte de la Mirandole expriment une
tension entre une liberté originaire qui s’ancre dans l’absence d’une nature humaine préétablie
et une interprétation du rapport homme-nature en termes de culture et de téléologie. Dans un
cas, en se détachant des représentations et des doctrines héritées, Pic souligne l’ouverture
radicale de l’homme comme l’étant qui n’a pas de nature propre et dont le sort se joue

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entièrement sur l’échiquier de son histoire personnelle, selon un libre choix créatif de
formes de vie et de physionomies éthiques. Dans l’autre, l’auteur de l’Heptaple propose l’idée
d’une nature humaine impliquant en elle une normativité et une direction. Les traditions
philosophiques et religieuses esquissent un horizon téléologique où l’humanitas manifeste une
orientation normative à l’intérieur d’une structuration hiérarchique de l’être. Dans ce cadre
l’excellence de l’homme, la véritable humanitas de l’homo humanus demeure dans un travail
de formation intellectuelle et de perfectionnement moral qui s’exprime en termes de culture et
par lequel le rapport de l’homme au cosmos n’est vécu et n’est interprété que dans un code
intellectuel, religieux, symbolique.
Nous avons noté que le rapport entre l’homme et le cosmos est à l’origine de la question
de l’humanisme chez Pic. Ce rapport entre l’homme et le cosmos requiert le rôle décisif de
Dieu, d’un réalisateur qui mettrait en scène une pièce et dirigerait les acteurs sur « cette sorte
de théâtre qu’est le monde (in hac quasi mundana scena) »55. Penser l’homme dans son
rapport à la nature revient donc à penser aussi son rapport à Dieu au sein d’un triptique, d’une
structure tripartie. C’est dans ce cadre que se pose le problème du spectacle le plus digne
d’admiration. Le développement de la pensée de Pic qui veut répondre à cette question
procède par tournants et amphibologies et semble laisser ouverte la tension entre l’élan initial
de l’Oratio et le déploiement successif de ses thèses. Bref, situé dans un cadre ontologique
fondamental à trois vecteurs interconnectés, l’enjeu de l’humanisme demeure dans
l’ambiguïté d’une nature humaine indéfinie, fragmentée dans une indétermination foncière,
mais constamment évoquée et cherchée, et une nature humaine définie par rapport à Dieu et
aux articulations du monde, dotée d’une normativité intrinsèque établie par son créateur selon
une axiologie ontologique qui décide de l’excellence effective de l’existence humaine.

55
Id., Discours sur la dignité de l’homme, cit., p. 2-3.

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