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Vers la Grèce antique.

De la nostalgie
au deuil
par

Paul Ricœur
NOVEMBRE 2013
  
#Grèce
Reprenant les catégories nietzschéennes d’histoire monumentale, antiquaire et critique,
Paul Ricœur analyse la manière dont l’histoire répond à une « demande du présent »,
demande qui peut se traduire par la nostalgie ou l’oubli. Deux options que Ricœur refuse,
plaidant pour un travail de deuil qui ravive les questions contemporaines sur le passé.

Du classique à l’archaïque
Pour les philosophes, la Méditerranée – la première Méditerranée réfléchie et pensée –,
c’est évidemment la Grèce antique, une Grèce qui incluait encore la Sicile, mère de la
rhétorique, et la face maritime de l’Asie Mineure avant les guerres médiques. De quels
« idéals » les philosophes, éduqués par Kant, le penseur du Nord, sont-ils redevables à cette
Grèce philosophante ? La question est à la fois inéluctable et sans réponse assignable.
Inéluctable, en ce sens que, dans la mémoire philosophique, la Grèce est tout simplement
inoubliable. Mais que faisons-nous de cette mémoire accablante ? Pour m’orienter dans
cette question embarrassante, je suivrai le fil offert par Nietzsche dans son fameux essai :
« De l’utilité et les inconvénients de l’histoire pour la vie2 ». Dans
cette Considération dite inactuelle (ou intempestive), l’auteur fait la distinction entre
histoire monumentale, histoire antiquaire et histoire critique. Cette distinction est suscitée
par une révolte contre une culture livrée à la fascination que le passé exerce sur le présent à
travers l’historiographie elle-même. Ce qui est intempestif dans cette considération, c’est
précisément ce suspens d’un rapport pervers au passé, suspens que provoque le
déplacement du champ du savoir (Wissen) à celui de la vie (Leben). Les mots « utilité » et
« inconvénient » (Nutzen, Nachteil) marquent dans le titre la transvaluation du rapport à
l’histoire issue de cette interruption. Cela dit, qu’en est-il de la distinction entre ces trois
histoires, et comment s’applique-t-elle de façon exemplaire à notre rapport à la Grèce
antique ? Disons d’abord qu’il ne s’agit ni de trois stades qui seraient apparus
successivement au cours de l’histoire et qu’il faudrait à leur tour soumettre au jugement
critique, ni de trois attitudes mutuellement exclusives entre lesquelles il faudrait choisir. Il
s’agit bien plutôt d’une typologie, désignant des modalités de rapport avec le passé, entre
lesquelles nous ne cessons d’osciller, allant et revenant de l’une à l’autre.
L’histoire monumentale relève de la culture savante ; comme la dénomination choisie le
suggère, elle enseigne et avertit par l’insistance d’un regard obstinément rétrospectif qui
interrompt toute action dans le souffle retenu de la réflexion. Nietzsche en parle sans
sarcasme : sans une vue d’ensemble prise sur la chaîne continue des événements, aucune
idée de l’homme ne se formerait. La grandeur ne se révèle que dans le monumental ;
l’histoire lui élève le mausolée de la renommée, qui n’est autre que « la croyance à la
cohésion et à la continuité de la grandeur à travers tous les temps ; c’est une protestation
contre la fuite des générations et contre la précarité de tout ce qui existe3 » [221] (227). Il
n’est pas difficile d’appliquer cette description au rapport le plus fondamental que nous
entretenons avec le monde grec. C’est le rapport à la Grèce en tant que « classique ».
Entendons par « classique », avec Gadamer4, la sorte d’exterritorialité dont jouissent les
grandes œuvres, dont le sens excède les conditions concrètes de production, et qui ainsi
s’élèvent tellement au-dessus de leur temps qu’elles ne souffrent pas de la perte de leur
contexte, mais restent capables d’une série indéfinie de recontextualisations qui n’altèrent
pas fondamentalement leur identité sémantique. Cette élévation au-dessus du temps a
bénéficié plusieurs fois à la Grèce classique, de Socrate aux stoïciens et aux épicuriens, à
travers Platon et Aristote. Ainsi la Grèce classique a-t-elle été revécue et repensée plusieurs
fois à l’identique – du moins le croyait-on – à l’époque du néoplatonisme païen et du
néoplatonisme chrétien, du temps de l’aristotélisme arabe, juif et chrétien, à l’ère de la
Renaissance italienne et européenne et, nous allons y revenir plus longuement dans la suite,
jusqu’à l’aube de l’idéalisme allemand. Ces répétitions sont certes très différentes les unes
des autres. Et surtout les contemporains n’ont cessé de se tromper sur l’identité du
platonisme, de l’aristotélisme, du stoïcisme. Les génies de la Renaissance eux-mêmes ne
savent pas distinguer, dans ce qu’ils inventent, entre ce qu’ils trouvent et ce qu’ils créent.
Mais cet aveuglement est précisément constitutif de l’histoire monumentale. Après le cri
d’éloge de Nietzsche : « Si la grandeur a été possible une fois, elle sera sans doute possible
à l’avenir » – cri de ralliement de tout retour aux Grecs, du moins à la Grèce classique –,
vient l’exclamation : « Et cependant… » (Und doch) : le vice secret de l’histoire
monumentale, c’est de « tromper à force d’analogie », à force d’égaliser les différences ;
évaporée, la disparité ; ne restent que des « effets en soi », à jamais imitables, ceux que les
grands anniversaires commémorent. Dans cet effacement des singularités, « le passé lui-
même souffre dommage » [223] (133).
Dans un langage peut-être différent de celui de Nietzsche, je dirai que l’histoire
monumentale ignore la sorte de rapport entre écriture et lecture qui la constitue et qui fait
que les textes – les monuments aussi, au sens large, comme le rappelle encore une fois
l’expression « histoire monumentale » – ne survivent qu’à travers une chaîne de
réinterprétations, et à la faveur d’attentes nouvelles, de questions nouvelles, auxquelles il
est demandé aux pensées du passé de répondre dans les termes du passé. C’est ce qui n’a
cessé d’arriver à Platon et Aristote, qu’ils soient relus, le premier par Plotin, par Origène ou
par Augustin, le second par Averroès, Maïmonide ou Thomas d’Aquin. On ne reprochera
pas à ces penseurs d’avoir inventé – au double sens qu’on vient de dire – ce qu’ils tenaient
pour être le platonisme ou l’aristotélisme. La condition historique de la pensée fait qu’il
n’est sans doute pas d’invention absolue hors d’un rapport dialectique entre innovation et
tradition, et surtout que ce rapport n’est pas naturellement transparent à lui-même.
Comment la Renaissance se connaîtrait-elle à la fois comme naissance et comme
répétition ? La reprise – la Wiederholung – ne se connaît pas elle-même.
C’est peut-être ce secret de la reprise que l’histoire antiquaire voudrait percer, en mettant
entre le passé et nous, la distance de la vénération. Or la vénération s’adresse à autre chose
que la grandeur, la hauteur architecturale, la puissance tectonique des grands
accomplissements et des grandes œuvres ; elle se porte vers quelque chose de plus intime, à
savoir l’attache de l’arbre à ses racines. De la vénération pour les racines résulte la devise
de la préservation, qui est la devise même de l’histoire antiquaire. Préserver les racines, dit-
elle. La devise justifie un durable compagnonnage et met en garde contre les séductions de
la vie cosmopolite, toujours éprise de nouveauté. Pour elle, avoir des racines n’est pas un
accident arbitraire, c’est tirer croissance du passé, en s’en faisant l’héritier, la fleur et le
fruit.
Appliqué à notre rapport à la Grèce, ce rapport de vénération-préservation a pris
particulièrement vigueur lorsque l’attention non seulement des historiens des idées, mais
des philosophes les plus créateurs, s’est déplacée en amont de la Grèce dite classique vers
la Grèce archaïque ; pour le dire vite, lorsque le regard scrutateur est remonté de Socrate
aux présocratiques. Le rapport à Parménide, Héraclite, Anaximandre, Xénophane, a
toujours été très différent du rapport à Socrate, Platon et Aristote. Ce dernier est largement
resté un rapport à ce qui enseigne et avertit, selon la suggestion de l’expression : histoire
monumentale. Ce rapport est devenu de préservation-vénération, selon le sens que
Nietzsche lui assigne par le terme d’histoire antiquaire. Ce rapport au passé doit être
soigneusement distingué du rapport archéologique, bien qu’il le prolonge en un sens. Il le
prolonge en ce sens que seule la reconstruction et l’édition critique des fragments des
Présocratiques a permis la sorte plus subtile de rapport qui triomphe avec Heidegger dans
ses écrits sur Parménide et Héraclite5. L’expression même de « Présocratiques » est
éloquente : elle désigne beaucoup plus que la conquête d’une antériorité temporelle, à
savoir la conquête d’un passé plus passé que celui de l’âge classique, d’un passé qui n’est
rejoint qu’à travers l’ébranlement, voire la destitution, de l’idée même de classique. On a
caractérisé plus haut celle-ci par la permanence d’un modèle susceptible d’une suite
indéfinie de décontextualisations et de recontextualisations. Or le rapport à la Grèce
archaïque n’est plus le rapport à quelque instance transhistorique, mais à l’immémorial
profond. La Grèce n’est pas la seule à avoir été touchée par la quête du Ur – de l’originaire
et de l’originel. Mais elle est devenue un des lieux privilégiés de ce rapport à un hors-temps
qui, à la différence du classique, n’a pas laissé des monuments auxquels nous voudrions
nous égaler, mais seulement des traces que l’on n’a jamais fini de déchiffrer. Si l’on
considère, en effet, ce qui s’est passé au plan de la traduction, depuis l’époque où Diels,
suivi par Kranz, éditait les Fragments des Présocratiques6, et surtout si l’on se remémore
les interprétations de Burnet7, à la recherche des sources de la pensée scientifique, on est
frappé par la croissance insistante d’un dépaysement qui, à la limite, rend impossible la
traduction. Pour les érudits cités, était archaïque ce qui n’avait pas atteint le seuil du logos.
Entre le muthos et le logos, entre les mots et les choses8, les penseurs archaïques n’auraient
pas su choisir. Ce que nous n’avons cessé de découvrir depuis lors – et qui les rend dignes
de vénération –, ce n’est pas la faiblesse d’un logos encore trop jeune, mais la haute
maturité d’un logos qui sait encore retenir la mémoire du muthos. C’est cela même qui doit
être préservé contre la mainmise d’une pensée modernisante qui ne conçoit plus
le logos qu’en termes de rupture avec le vieux muthos et d’anticipation infantile du savoir
vrai selon la mathématique. Pour Heidegger et ses suivants, la séduction que Nietzsche
localisait dans la vie cosmopolite toujours éprise de nouveauté réside dans la réduction du
monde à une suite de tableaux que se représente un sujet qui se plante lui-même au centre
de la scène. Voilà la nouveauté, celle des neue Zeiten – des temps nouveaux – dont peuvent
nous garder la vénération de l’archaïque et la préservation de ces traces écrites du massacre
par les traductions modernisantes.
C’est en ce moment qu’il faut entendre l’avertissement de Nietzsche. Si, dit-il, tout ce qui
est ancien et passé est également vénérable, l’histoire, une fois de plus, est lésée, non
seulement par la courte vue de la vénération, mais par la momification d’un passé que le
présent n’anime plus. La vie, déclare Nietzsche, ne demande pas à être préservée, mais à
être accrue.
Cette opposition entre préserver et accroître est sans doute propre à Nietzsche ; elle tient à
son plaidoyer constant contre une conception de la vie qui se bornerait à en protéger les
acquisitions, dans une attitude purement conservatrice et réactive. Cette opposition me
paraît toutefois pouvoir être reprise en dehors et au-delà de Nietzsche : dans une réflexion
sur les rapports entre la philosophie se faisant et l’histoire de la philosophie, lorsque celle-ci
en appelle des schémas classiques, où la répétition n’est pas nuisible, à un schéma
archaïsant, où la répétition est non seulement impossible mais ruineuse. Une herméneutique
très particulière est ici requise, qui ne se laisse plus résumer dans le rapport encore
tranquille entre la tradition et l’innovation, par quoi se laissent caractériser les reprises du
classique dans toutes ses variantes néoclassiques. Ce rapport est plus violent, dans la
mesure où il confronte, dans une sorte de court-circuit, l’archaïque à une pensée qui se
caractérise volontiers comme postmoderne, mais qu’il vaudrait mieux appeler
postclassique, le moderne n’étant lui-même qu’une configuration particulière du classique,
celle qui s’autorise de la pensée des Lumières. Cette torsion violente de la pensée présente
soumise au choc de l’archaïque donne l’occasion de prendre conscience d’un rapport entre
passé et présent qui restait inaperçu au niveau de l’histoire documentaire. Rappelons la
notation de Nietzsche parlant du monumental : le mausolée de la renommée n’est autre,
disait-il, que « la croyance à la cohésion et à la continuité de la grandeur à travers tous les
temps… ». C’est cette croyance que le choc de l’archaïque vient ébranler ; tandis que le
classique perdure, comme par vitesse acquise, voire par inertie, de l’archaïque, nous nous
découvrons séparés, par l’effet même du classique et de sa durée assurée. C’est bien
pourquoi il faut le préserver, même s’il faut, finalement, riposter que la vie ne veut pas être
préservée mais accrue. L’aspect inaperçu du rapport entre passé et présent, auquel nous
faisons ici allusion, c’est la distance. Je préfère dire distance plutôt que discontinuité, bien
que, outre la cohésion, Nietzsche nomme aussi la continuité. Mais discontinuité et
continuité s’opposent à l’intérieur d’une même conception linéaire du temps. Parallèlement
aux discontinuités qu’un Thomas Kuhn pointe entre les paradigmes, ou un Michel Foucault
entre les epistemè9, court un fil de continuité dans d’autres domaines que ceux que rompent
les coupures épistémologiques alléguées. Or, entre l’archaïque et le classique la coupure
n’est pas épistémologique. C’est une distance qui, à la différence des écarts mesurables,
peut être modulée en termes de proximité et d’éloignement. On transcrirait aussi bien ce
rapport non mesurable en termes d’étrangeté et de familiarité. Car il s’agit bien de cela :
l’archaïque défamiliarise ; c’est l’inquiétante expérience que nous faisons lorsque nous
sommes confrontés au Poème de Parménide ou aux Fragments d’Héraclite. Ce dont il faut
alors nous défamiliariser, c’est précisément du « classique » selon Platon et Aristote, Plotin
et Augustin, Descartes et Kant, Hegel et Schelling. Une familiarité de second degré naît
alors de cette défamiliarisation. La distance se donne alors, non comme abîme
infranchissable, mais, dirait-on dans le langage de Proust, comme temps traversé. Cette
traversée depuis l’archaïque jusqu’à nous n’est pas autre chose que la dialectisation des
rapports de proximité et d’éloignement qui nous fait proches dans l’éloignement et distants
dans la proximité.
Cela dit, qu’en est-il de la troisième sorte d’histoire, l’histoire critique ? Et comment
affecte-t-elle notre rapport aux « idéals » méditerranéens de la Grèce philosophique ? Ce
que Nietzsche a pensé sous le titre d’histoire critique n’est pas du tout ce que nous
entendons par philosophie critique de l’histoire, dans la ligne des petits traités de Kant sur
le cours de l’histoire universelle. La critique dont parle Nietzsche signifie tout autre chose,
à savoir, radicalement, l’interruption que le présent vif opère à l’égard du double rapport
qu’on vient de dire au passé, dans le style de l’histoire monumentale et dans celui de
l’histoire antiquaire. Il ne s’agit donc pas de ce que la philosophie spéculative de l’histoire
dénomme le sens de l’histoire, mais de ce que, au nom de l’intérêt de la vie, on peut appeler
le sens historique, à savoir ce que signifie vivre historiquement. Se battre avec cette
question, c’est pour Nietzsche entrer dans une contestation gigantesque de la modernité,
pour autant que la culture historique des modernes a transformé l’aptitude au souvenir, par
quoi l’homme diffère de l’animal, en un fardeau : le fardeau du passé. Intempestive est
alors l’interruption réclamée, dans la mesure où, sous la figure de l’oubli, c’est l’état
« anhistorique » qui est érigé en tribunal de l’histoire. Le seul anhistorique que Nietzsche
reconnaisse, c’est la vie forte en son énergie présente ; devant ce tribunal « tout passé
mérite condamnation » [229] (247). La cruauté ici à l’œuvre est celle de l’oubli, non par
négligence, mais par mépris. Tombe alors la fameuse sentence qui nous fera rebondir à
notre tour : « C’est en vertu seulement de la force suprême du présent, que vous avez le
droit d’interpréter le passé » [250] (301). Cette sentence, nous ne la séparerons pas de cette
autre : dans cette force du présent s’inscrit « l’élan de l’espoir » – le hoffendes Streben. Seul
cet élan permet de mettre à l’abri de la vitupération contre les « désavantages de l’histoire »
ce qui demeure « l’utilité de l’histoire pour la vie ».
Quelle place, nous qui méditons sur notre rapport à la Grèce antique, pouvons-nous faire à
cette histoire critique et à la force du présent qui la porte ? Je proposerai de dire – sans
aucun souci d’orthodoxie nietzschéenne (si cela a d’ailleurs le moindre sens) – que
l’histoire critique ne s’ajoute pas à l’histoire monumentale et à l’histoire antiquaire, mais en
découvre le ressort. Ce que l’histoire critique porte au jour, ce sont les attentes
différemment orientées vers le futur qui règlent la constitution de l’histoire monumentale et
de l’histoire antiquaire. La double équation proposée plus haut entre d’une part histoire
monumentale et Grèce classique, et d’autre part histoire antiquaire et Grèce archaïque le
vérifie. La Grèce classique, depuis Plotin et Augustin jusqu’à la Renaissance et aux
Lumières, a répondu à une certaine demande du présent qui était précisément une demande
d’enseignement stable et d’avertissement. Cette Grèce était elle-même monumentale, dans
son architecture, sa sculpture, sa littérature et sa philosophie, dans la mesure où elle
répondait à une attente de la grandeur qui perdure. Quant à la Grèce archaïque, celle de la
statuaire préclassique, celle de la tragédie et des philosophes présocratiques, elle a été
accueillie par une conscience du présent marquée par la précarité acceptée et la finitude
reconnue du comprendre. À l’inverse du classique qui demeure et que l’on ne quitte pas,
l’archaïque demande à être préservé, parce que l’expérience majeure du présent est devenue
celle de la problématicité. C’est à une qualité chaque fois différente d’attente du présent
que répondent tour à tour la reconnaissance du classique en tant que thème de l’histoire
monumentale et la visée de l’archaïque en tant qu’horizon de l’histoire antiquaire.

La nostalgie de la Grèce
C’est sur le fond de cette libre reprise de la Seconde Considération intempestive de
Nietzsche que je propose d’examiner deux tonalités, deux humeurs, qui, dans l’Europe du
Nord, exactement dans l’Allemagne postkantienne, ont marqué la réception de la Grèce
méditerranéenne. Ces deux humeurs sont celles de la nostalgie et du deuil. J’aimerais
suggérer qu’elles sont apparues l’une et l’autre au tournant de l’histoire monumentale à
l’histoire antiquaire, quand la continuité dans la grandeur avec la Grèce classique
commençait d’être perdue, que la Grèce archaïque n’avait pas encore surgi et que la
dialectique de proximité et de distance avec celle-ci n’avait pas encore vu le jour. Par la
nostalgie et le deuil, la conscience historique apprend à se défaire du lien tranquille de
cohésion et de continuité à la faveur duquel le classique enseigne, et ainsi se prépare à
entrer dans le rapport violent entre l’archaïque qui se dérobe et le présent que tourmente sa
précarité. Entre les deux donc, la nostalgie et le deuil. La nostalgie, tirée en arrière par un
regret qui tient encore attaché à ce qui est perdu – le deuil qui, selon l’analyse de Freud, est
le début d’une réconciliation avec la réalité10.
La nostalgie de la Grèce est une passion connue qui prend corps en Europe du Nord à
l’aube de l’idéalisme allemand, lorsque la philosophie de la subjectivité, née avec
Descartes, atteint avec Kant le point de non-retour11. Comme le comprendra plus tard
Hegel, le grand conciliateur, la pensée grecque, c’est la pensée de la substance, ou plutôt du
substantiel ; la pensée moderne, c’est la pensée du sujet. Alors qu’avec Descartes la pensée
de la substance est déplacée plutôt qu’abolie, déplacée par et vers le cogito sum, avec Kant
la substance fuit à l’infini sous la figure fantomatique de la chose en soi. On peut dire que
la Dialectique de la raison pure, culminant dans la critique de l’« illusion
transcendantale », scelle l’exil de la substance grecque. La nostalgie de la Grèce surgira
lorsque le penseur du Nord, refusant de voir le soleil grec disparaître derrière la grande
ombre kantienne, se sentira déchiré entre Kant et les Grecs12. Pour connaître les souffrances
de la nostalgie, il faut être passé par Kant, par le sujet transcendantal, l’objectivité réglée
par les catégories, la morale de l’obligation, et aussi – ceci est très important – par
l’esthétique soumise au jugement réfléchissant de Goût. La nostalgie, dit un autre texte de
Nietzsche,
c’est l’aspiration au passé dans ce qu’il a eu de meilleur. On ne se sent plus nulle part chez
soi, on finit par aspirer à retourner en arrière, dans un monde où l’on puisse se sentir tant
soi peu chez soi, parce que là seulement on rêve de retrouver la patrie ; et ce monde est le
monde grec ! Mais il se trouve que les ponts qui y mènent sont tous rompus excepté les
arcs-en-ciel des concepts13.
C’est lorsque se sont aussi effondrés les arcs-en-ciel des concepts que le « rêve de retrouver
la patrie » devient rêve pur ; car ce à quoi il aspire est à jamais perdu. Le vis-à-vis de la
nostalgie allemande, c’est la Grèce perdue. Mais quelle Grèce est ainsi ressentie comme
perdue ? Il est remarquable que pour Schiller, Hölderlin et le jeune Hegel, la Grèce perdue
n’est pas la Grèce des concepts, mais celle d’« une certaine pensée de l’art et de la
Beauté14 ». On dira plus loin de quelle manière la cité grecque, la religion grecque se sont
trouvées aspirées dans l’espace de gravitation de la nostalgie, puis du deuil. Mais c’est
d’abord du beau, de la Beauté, que Schiller déplore la perte au soir de la pensée des
Lumières. Entendons-nous bien. Par « beau » et « Beauté » Schiller, précurseur et initiateur
en ce point de Hegel et de Hölderlin, n’entendait pas ce que nous appellerions aujourd’hui
un prédicat esthétique, comme c’était précisément le cas dans le jugement esthétique de
Kant, et plus largement dans un système des beaux-arts ; c’est une instance ontologique de
même altitude que le Bien chez Platon ou le Vrai chez Leibniz : une instance ontologique
qui englobe le Bien et le Vrai dans le Beau. Ce que la nostalgie vise, ce n’est donc même
pas un ensemble d’œuvres – poèmes, statues, temples – ajoutées en complément à un
ensemble d’Idées, c’est une totalité, un monde, le monde grec, l’hellénité même, dans son
opposition globale à une autre totalité, la modernité. C’est le monde où rien n’est encore
divisé : la pensée et l’être, la culture et la nature, le dehors et le dedans, l’invisible et le
visible, la communauté et l’individu, l’éternité et le temps, le concept et le sentiment, la
religion et la vie, le raisonnement et l’imagination. Eh bien, c’est cette totalité de présence
qui est visée comme absente, absente à jamais. Pour la première fois, peut-être, il est parlé
de la nature « dépouillée de ses Dieux » (die Entgötterte Natur).
Ne soyons donc pas étonnés de reconnaître les traits sublimés de la Méditerranée, quand
Schiller voit l’amour se fondre « dans la mer de l’éternelle clarté15 » (im Meer des ewigen
Glanzes). Mais, dit un autre poème, ce resplendissement s’est éteint sous « le sombre
souffle du Nord16 ».
On a certes trouvé chez Schiller des accents qu’on peut dire eschatologiques : ce qui est né
jadis dans la Beauté s’achèvera un jour dans la Beauté ; comme le dit Jacques Taminiaux,
en affirmant une eschatologie générale de la Beauté, il [le poème cité] semble garantir un
dépassement de l’alternative Grèce-monde moderne et concilier la nostalgie de la Grèce et
l’optimisme de l’Aufklärung : la permanence de l’Art garantit le retour futur de ce qui fut à
l’origine. Mais cette eschatologie n’est pas articulée. Si l’Art n’a jamais cessé de dire
l’unité profonde du Tout, comment celle-ci qui fut éprouvée jadis dans la vie des hommes
a-t-elle pu se briser17 ?
La nostalgie est finalement plus forte que l’eschatologie. Une philosophie lyrique est trop
débile pour rassembler les membres épars de la belle totalité rompue.
On a aussi rendu justice aux efforts de Schiller pour égaler une philosophie de l’histoire à
une philosophie de l’esthétique. Penser l’histoire, c’est pour lui « penser l’intervalle
séparant la subjectivité d’un règne de la Beauté qui est l’Être même mais qui a disparu de la
Terre18 ». Mais le kantisme en tant que philosophie de la conscience séparée,
l’ego retranché de son essence, est une philosophie trop bien articulée dans ses divisions et
ses antinomies pour se laisser vaincre par une philosophie de l’indivision. Et puis, Kant
avait lui-même une réponse à la question qui hantait Schiller, à savoir :
Comment la nature aimante, belle et libre a-t-elle pu disparaître, comment l’accord a-t-il pu
faire place à la discorde ? Que nous reste-t-il dans l’indivision où nous vivons ? Comment
restaurer l’harmonie19 ?
La réponse de Kant, qui se lisait dans l’Idée d’une histoire universelle du point de vue
cosmopolitique et dans les Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine était celle-ci : la
Nature a elle-même voulu que l’homme quittât l’état de concorde, de satisfaction et
d’amour où elle l’avait initialement situé. En louant la nature pour sa parcimonie et son
avarice dans la dotation de l’homme, Kant avait esquissé le geste inverse de celui de la
nostalgie, celui que j’appelle le geste de deuil. Se détacher par degré de l’objet d’amour
pour se rendre libre pour de nouveaux investissements affectifs, tel est le deuil selon Freud.
Mais une philosophie critique, même élargie à une philosophie du jugement esthétique, est-
elle assez puissante pour conduire le deuil ? La subjectivité, même transcendantale, est-elle
capable de prendre la relève d’une nature débile et de promouvoir un futur qui ne porte
aucune marque de nostalgie, un futur qui soit une avancée sans retour ? C’est ce que n’ont
pas pu croire les amis du Stift de Tübingen : Hölderlin et Hegel.
Le témoignage des œuvres de jeunesse de ces derniers atteste que le chemin de la nostalgie
au deuil est long et difficile. Je ne dirai rien ici de Hölderlin20, afin de consacrer ma
troisième partie à un rapide survol des interprétations successives et variées que Hegel a
données de la Grèce. Afin de ne pas me disperser à l’excès, je garderai aussi souvent et
aussi longtemps que possible le fil de la conquête du deuil sur la nostalgie.

De la nostalgie au deuil
C’est d’abord dans la fidélité à Schiller et en opposition à toute la philosophie kantienne,
comprise comme philosophie de la scission, ou, comme il dira plus tard, de l’« entendement
diviseur » que le jeune Hegel renoue avec la nostalgie des Grecs. À première vue l’enjeu
paraît s’être fortement déplacé en passant de l’art à la religion. Il n’en est rien, si l’on se
rappelle que pour Schiller la Beauté est une totalité vivante qui englobe le Vrai et le Bien,
et donc s’étend beaucoup plus loin que les beaux-arts, et si l’on considère que la religion
dont Hegel exprime alors la nostalgie peut être tenue pour une religion esthétisée qui
s’adresse au tout de la vie. Plus tard, à l’époque du deuil accompli, ce sera comme
« religion esthétique » que le moment grec continuera d’être reconnu, mais sans nostalgie
aucune, comme une chose désormais dépassée, et dépassée sans regret.
Dans le System Fragment, que Nohl nous a restitué dans les Hegels Theologische
Jugendschriften21, la religion et son culte de la vie indivise règnent au-dessus de la
philosophie, qui reste pensée de la séparation, lors même qu’elle se veut synthèse pensée ou
pensée de la synthèse. Religion et culte de la Beauté coïncident encore dans la religion
belle. C’est le même « esprit de la Beauté » que célèbre, à l’époque de Francfort, l’Esprit
du christianisme et son destin22. Si nous nous y arrêtons quelque peu, c’est parce que
l’esprit de la Grèce y est pour la première fois explicitement opposé à son contraire, lui-
même interprété comme archétype du kantisme. Sous les traits d’Abraham se dessine la
figure du départ, du voyage éternel, de la « scission qui déchire les liens de la vie commune
et de l’amour, le tout des rapports dans lesquels il avait vécu jusque-là avec les hommes et
la nature23 ».
Permettez-moi d’ouvrir ici une parenthèse : pour nous qui essayons ici de penser les idéaux
de la Méditerranée, il n’est pas indifférent de noter qu’outre la Méditerranée des Grecs il y
eut une autre Méditerranée qui n’était pas l’Occident, mais l’Orient, celle du judaïsme.
Dira-t-on que Jérusalem n’est pas la Méditerranée ? Sans doute pas, d’abord, à l’origine.
Mais le mariage de la Méditerranée grecque avec celle de la Torah sera scellé à Alexandrie
par la traduction en grec de la Bible avant que saint Paul ne sillonne la Méditerranée,
annonçant un second mariage avec la Méditerranée grecque à l’âge du christianisme
hellénistique. Refermons cette parenthèse jusqu’à nos remarques finales.
Revenant au Hegel de l’Esprit du christianisme et son destin, il est de la plus grande
importance de prendre note de cette alliance, au début de l’hégélianisme, entre la nostalgie
de la Grèce et le déni du judaïsme. Certes, ce n’est pas dans les termes de l’antisémitisme
du xxe siècle qu’il faut entendre cette suspecte conjonction : l’esprit du judaïsme, à ce stade
de la pensée hégélienne, c’est l’esprit de la morale kantienne :
De part et d’autre [observe Taminiaux], un « déchirement » s’installe dans la Vie, une
relation de domination et de servitude rend la Vie étrangère à elle-même, y perpétue une
opposition entre réalités hétérogènes : le sujet et l’objet, l’universel et le particulier, l’un et
le multiple24.
La nostalgie de la Grèce trouve alors dans la répétition du Phèdre de Platon son expression
la plus rapprochée : ici « l’esprit de la Beauté » s’oppose au judaïsme en même temps qu’il
se découvre une affinité profonde avec la grande symbolique de la Lumière et de la Vie
selon l’Évangile de Jean. Un Évangile de la Beauté éclipse la figure moralisante du Jésus de
la période précédente ; mais, dans l’Esprit du christianisme et son destin, c’est de part en
part la Beauté grecque qui sert de pierre de touche pour la réévaluation des rites et des
croyances chrétiennes.
L’art et la religion belle des Grecs sont encore exaltés à l’époque d’Iéna dans Différence
des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling25. À l’encontre de toute religion de
l’intériorité, la religion esthétique est seule à unir le dehors et le dedans. Toutefois, pour la
première fois se fait jour l’intuition que l’Art, en raison de l’inconscience du sentiment et
de la lourdeur de l’œuvre, ne fait pas droit à l’Absolu. Pour la première fois l’Art est
relégué dans le passé, région par excellence de la nostalgie et du deuil. Ce qui fait défaut à
l’Art et à la religion belle, c’est l’épreuve de la scission en vue d’un rassemblement plus
haut. L’Art et l’esprit de la Grèce ne sauraient réussir mieux que la foi positive. C’est dès
lors dans la transposition spéculative du christianisme, à l’encontre de la foi positive, que
l’Absolu accédera au Begriff26, terme qui fait son apparition dans Glauben und Wissen27. On
peut dire que le « Vendredi Saint spéculatif », la passion absolue, retire à l’Art et à la
religion belle leur gloire antérieure. L’Art et la religion belle ne connaissent rien du
Calvaire et de la mort de Dieu. Dès les Leçons d’Iéna, l’art est surmonté par la religion,
comme celle-ci l’est par la science philosophique. Une fois pour toutes, l’art a cessé d’être
adéquat au Concept qui le fonde. C’est ce déclassement de l’Art, de la Beauté et de la
religion belle des Grecs, qui trouve son expression, au niveau du sentiment profond, dans le
renversement de la nostalgie au deuil.
Ce renversement est accompli dans la Phénoménologie de l’esprit28. Par rapport à la douleur
qui s’exprime dans la dure parole : « Dieu est mort », l’esprit de la Beauté n’est plus que
passé dépassé. (Je ne dirai pas avec J. Taminiaux que « comprenant le sens de cette douleur
la Phénoménologie de l’esprit efface toute nostalgie de la Grèce29 », je dirai qu’elle la
convertit en deuil.) Ce que la Phénoménologie de l’esprit accomplit, en effet, ce n’est pas
un effacement, qui serait sans reste, de la Grèce et de la religion belle. La Phénoménologie
de l’esprit pose le moment grec comme une Gestalt, une forme finie, une configuration
nécessairement apparaissante-disparaissante. Le « travail du négatif », dont parle la
fameuse préface, est exactement ce qui constitue le deuil.
Le renversement de la nostalgie au deuil est d’autant plus impressionnant que l’évocation
de la Grèce couvre désormais un champ plus vaste que celui de l’Art, même si l’empire de
la Beauté a toujours été plus étendu que celui des beaux-arts. L’idéal de la Grèce,
c’est aussi celui de la cité grecque. À vrai dire, cet « aussi » ne marque aucun saut d’une
région de l’être à l’autre, disons de l’esthétique à la politique. Car la grande œuvre d’art est
aussi − en un sens inclusif du terme − la vie politique d’un peuple libre. S’il est vrai que
l’Antiquité diffère des Temps Modernes comme la substance diffère de la subjectivité, la
vie d’un peuple organisé en cité est la substance en un sens éthique du mot ; elle est la
substance éthique.
La substance éthique [note Jean Hyppolite], c’est le peuple ; et ce peuple est dit libre quand
règne une harmonie entre le tout et les parties, entre les volontés individuelles et la volonté
générale30.
Et, plus loin :
L’esprit est la substance éthique, la vie d’un peuple libre, dans lequel chaque conscience
singulière existe comme reconnue par les autres ; ou, pourrait-on encore dire, existe par son
lien ontologique avec les autres consciences singulières31.
La phénoménologie recueille ici l’enseignement de la Realphilosophie de Iéna, où
la Sittlichkeit32 est élevée au-dessus de la Moralität de l’homme du devoir. Mais
la Sittlichkeit est elle-même travaillée intérieurement par l’histoire, non pas l’histoire
contingente des événements, mais une histoire sensée, une histoire du sens, qui conduit le
développement dialectique. On connaît le rythme ternaire : « esprit immédiat », « esprit
étranger à soi-même », « esprit certain de soi », rythme qu’il est trop facile de réduire à un
schéma rigide. Il faut toujours refaire le chemin, répéter intérieurement le travail conceptuel
et spirituel qui entraîne l’esprit au-delà de chaque moment tour à tour posé et déposé. C’est
de cette façon que le monde antique grec et romain est assigné à l’« esprit immédiat » que
devra surmonter l’« esprit étranger à soi-même ». Le passage par le monde antique est
nécessaire, mais nécessaire aussi le passage du monde antique au monde moderne et
contemporain :
L’esprit est la vie éthique d’un peuple en tant qu’il est la vérité immédiate − l’individu qui
est un monde −, l’esprit doit progresser jusqu’à la conscience de ce qu’il est
immédiatement, il doit supprimer cette belle vie éthique et à travers une série de figures
atteindre le savoir de soi-même33.
Que le dépassement de l’« esprit immédiat » incarné par le monde grec, sa famille et sa
cité, soit bien autre chose qu’un jeu conceptuel, au sens populaire du mot concept, le rôle
joué par la tragédie, au point tournant de la nostalgie au deuil, l’atteste amplement. La
tragédie grecque témoigne de ce que le travail du négatif est la douleur de l’esprit. La
tragédie marque en ce sens le propre deuil de la belle cité. Dans la tragédie, l’esprit grec
porte son propre deuil. Hyppolite se plaît à citer ce texte de la période de Iéna sur la
tragédie :
Cette tragédie l’absolu la joue éternellement avec soi-même. Il s’engendre éternellement
dans l’objectivité ; dans cette figure concrète de lui-même il se livre à la passion et à la
mort et renaît de sa cendre dans sa majesté34.
Il est remarquable que Hegel ait choisi l’Antigone de Sophocle comme emblème du
tragique. Avec Antigone, l’action tragique met directement en conflit la loi divine et la loi
humaine. L’action est tragique parce que sans médiation au plan où elle se déroule, celui
précisément de la Cité organiquement liée par ses mœurs, par son ethos. Ici, l’esprit antique
se divise contre lui-même. De l’Antigone à l’Œdipe, la division des puissances spirituelles
s’intériorise dans la connaissance de soi-même, au prix de la lutte du savoir et du non-
savoir de soi-même. Ainsi se détache et s’éloigne de soi-même l’esprit de l’harmonieuse
cité.
C’est en repassant à son tour par le moment tragique que le « roman » de la conscience en
quoi consiste la Phénoménologie de l’esprit répète le congé que la cité grecque se donne à
elle-même. À la place de la belle individualité éthique surgira la personne juridique du droit
romain. En un sens, cette révolution se déroule encore dans l’espace méditerranéen, la
romanité prenant la relève de l’hellénité. Mais la romanité elle-même ne sera qu’une
transition conduisant à la grande épreuve qui, du Moyen Âge au xviiie siècle, égalera
culture (Bildung) à aliénation (Entäusserung). Le centre de gravité géographique s’est alors
déplacé du Midi vers le Nord, de la Méditerranée vers Königsberg.
Mais le dernier mot sur l’hellénité n’est pas encore dit. Pour le jeune Hegel, l’hellénité
s’identifiait à la Beauté, grandeur esthétique autant que politique et religieuse.
La Phénoménologie de l’esprit – quoi qu’en ait pensé Kojève − ne se termine pas avec le
chapitre VI, intitulé Geist, et avec la conclusion de ce chapitre : « l’esprit certain de lui-
même ». Il était certes parfaitement concevable qu’il en fut ainsi. Mais ce n’est pas le cas.
L’Encyclopédie justifiera plus tard ce rebondissement, en hiérarchisant l’Esprit en « Esprit
subjectif », « Esprit objectif » (duquel relève toute la philosophie politique) et « Esprit
absolu », lequel s’articule en Art, Religion, Philosophie. Voilà donc, dès
la Phénoménologie de l’esprit, la religion promue au-dessus de l’Esprit − disons au-dessus
de l’Esprit objectif pour anticiper le vocabulaire de l’Encyclopédie. Or il est remarquable
que l’esprit de la Grèce remonte une dernière fois sur la scène phénoménologique sous le
titre de la Religion de l’Art, entre la Religion de la Nature et la Religion révélée, c’est-à-
dire le christianisme philosophiquement réinterprété. Je n’aurais pas tenu à faire entendre
une dernière fois l’adieu à la Grèce, si les pages magnifiques qui lui sont consacrées ne
donnaient une voix à ce que j’appelle ici la conscience de deuil dans laquelle se sublime la
nostalgie de la Grèce. Hegel vient d’évoquer une dernière fois la tragédie, non plus
seulement comme crise de la cité harmonieuse, comme c’était le cas ci-dessus, mais comme
crise du Panthéon grec des Dieux. La Comédie est apparue comme le moment de la prise de
conscience de la religion esthétique considérée globalement : « Avant tout, écrit Hegel,
dans la comédie la conscience de soi effective se représente comme destin des Dieux35. » Et
un peu plus loin :
Le soi singulier est la force négative par laquelle et dans laquelle les Dieux aussi bien que
leurs moments − la nature comme être-là et les pensées de leur détermination −
disparaissent36.
Cette disparition a pour vis-à-vis la conscience malheureuse sur le fond de laquelle se
détache la prédication chrétienne. Mais cette conscience malheureuse n’est plus la nostalgie
de Schiller mais, dit Hegel, « le savoir d’une perte totale37 ». C’est pourquoi je parle ici de
deuil plutôt que de nostalgie. Lisons plutôt cette page magnifique :
Pour elle [c’est-à-dire pour cette conscience malheureuse] sont perdues aussi bien la valeur
intrinsèque de sa personnalité immédiate que celle de sa personnalité médiate, la
personnalité pensée. Muette est devenue la confiance dans les lois éternelles des Dieux,
aussi bien que la confiance dans les oracles qui devaient connaître le particulier. Les statues
sont maintenant des cadavres dont l’âme animatrice s’est enfuie, les hymnes sont des mots
que la foi a quittés. Les tables des Dieux sont sans la nourriture et le breuvage spirituel, et
les jeux et les fêtes ne restituent plus à la conscience la bienheureuse unité d’elle-même
avec l’essence. Aux œuvres des Muses manque la force de l’esprit qui voyait jaillir de
l’écrasement des Dieux et des hommes la certitude de soi-même. Elles sont désormais ce
qu’elles sont pour nous : de beaux fruits détachés de l’arbre ; un destin amical nous les a
offertes, comme une jeune fille présente ces fruits ; il n’y a plus la vie effective de leur être-
là, ni l’arbre qui les porta, ni la terre, ni les éléments qui constituaient leur substance, ni le
climat qui faisait leur déterminabilité ou l’alternance des saisons qui réglait le processus de
leur devenir38.
On peut certes entendre comme un regret dans cette élégie pour une Muse défunte, et n’y
reconnaître que le ton de la nostalgie. Hegel lui-même évoque quelques lignes plus loin « la
douleur et la nostalgie de la conscience de soi malheureuse pénétrant toutes ces figures39 » ;
mais cette nostalgie prend valeur de deuil, dès lors que les figures du déclin et de la
disparition − stoïcisme et scepticisme, comédie et ironie − se révèlent annonciatrices − en
une « ardente attente40 » − de la douleur la plus haute, celle qui s’exprime dans la dure
parole : « Dieu est mort41. » La douleur de la perte devient alors « douleur de l’enfantement
à la lumière42 » de la conscience de soi portée au niveau du Concept.
Hegel ne variera plus dans son estimation du moment grec, qu’il s’agisse de la dimension
esthétique dans les Leçons sur l’esthétique, de la dimension politique dans les Principes de
la philosophie du droit ou de la dimension religieuse dans les Leçons sur la philosophie de
la religion de Berlin.
Permettez-moi, néanmoins, de terminer ce rapide parcours par deux points d’interrogation.
Le premier attire l’attention sur une question que nous n’avons fait que traverser à
l’occasion des écrits de jeunesse ; cette question est celle de la place du moment juif par
rapport au moment grec dans l’Odyssée hégélienne de la conscience. À l’époque des Écrits
de jeunesse, on a vu le judaïsme mis en couple avec le kantisme, au plan de la conscience
divisée, voire de la conscience serve ; il était alors placé très en dessous de la religion belle.
Ce n’est que dans les Leçons sur la philosophie de la religion, en 1821, 1824, 1827, que le
judaïsme se trouve mieux reconnu, au titre cette fois de la religion de la « sublimité » ; il
entrera alors dans une compétition plus équilibrée avec la religion de la beauté, à l’intérieur
du grand intervalle constitué par la « religion déterminée », à mi-chemin de la religion
« immédiate » ou « naturelle » et de la religion « révélée » ou « accomplie ». De plus, entre
les trois séries de Leçons, ce n’est que dans celle de 1827 que la religion de la sublimité
prend l’avantage sur la religion de la beauté et se trouve portée plus près du seuil de la
religion accomplie43. Cette compétition entre hellénisme et judaïsme n’est pas sans affecter
le sens à donner à la nostalgie de la Grèce et à la conversion de cette nostalgie en deuil.
Pour nous qui avons été les témoins (et parfois les agents) des plus terribles offenses
commises en pensée et en actes contre le judaïsme, la question est devenue de savoir si la
« sublimité » juive n’est pas le chemin requis pour s’élever de la nostalgie de la Grèce au
deuil de l’hellénité au cœur de notre modernité.
Seconde question que je laisse également en suspens. On se rappelle les équivalences
proposées dans notre première partie entre histoire monumentale, au sens de Nietzsche, et
Grèce classique, et entre histoire antiquaire et Grèce archaïque. La question est celle-ci : la
Grèce à laquelle Hegel dit adieu et à laquelle il assigne une place noble mais subordonnée
dans l’histoire de la conscience occidentale, n’est-elle pas encore et toujours la Grèce
classique ? Qu’adviendra-t-il de la nostalgie et du deuil lorsque la Grèce archaïque − celle
des déesses-mères, celle de Mycènes et de Knossos, et surtout celle des Présocratiques −
aura supplanté la Grèce classique dans notre commerce avec l’Antiquité méditerranéenne,
comme cela est arrivé au xxe siècle ? Le rapport d’une conscience elle-même postclassique
avec une Grèce préclassique se laisse-t-il encore éprouver sous les espèces de la nostalgie et
du deuil ? Ou bien peut-on penser que, dans la mesure où la nostalgie de la Grèce avait
pour vis-à-vis privilégié la Grèce classique, le chemin vers la Grèce archaïque a été ouvert
par la sublimation de la nostalgie en deuil ? Le deuil de l’hellénité classique serait ainsi la
présupposition de ce rapport insolite évoqué à la fin de notre première partie, de ce rapport
fait d’extrême distance et d’extrême proximité entre une conscience devenue critique de sa
propre modernité et un temps immémorial vers lequel fait signe la Grèce
archaïque retrouvée…

 1. 

Texte d’une conférence faite à l’Institut Català d’Estudis Mediterranis, en avril


1991 ; publié en catalan, « Filosofia : cap a la Grècia antiga, de la nostàlgia al dol »,
dans G. Duby (sous la dir. de), Els Ideals de la Mediterrània dins la Cultura
Europea, Barcelone, Institut Català d’Estudis Mediterranis, 1995, p. 189-205 (II.V.
1). Voici l’original en français trouvé dans les archives laissées par Paul Ricœur. ©
Comité éditorial du Fonds Ricœur.

 2. 

Friedrich Nietzsche, Unyzeitgemässe Betrachtungen II, Vom Nutzen und Nachteil


der Historie für das Leben, dans Werke in drei Bänden, Munich, Karl Hanser Vg,
1966 (tome I. ; trad. fr. Paris, Aubier, 1964).

 3. 

Les numéros de page entre crochets correspondent à l’original et ceux entre


parenthèses à la traduction française (ndlr).

 4. 

Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul


Siebeck), 1re éd., 1960 ; 3e éd., 1973.

 5. 
Martin Heidegger, Heraklit, Gesamtausgabe. 55, 1960-1967, Francfort, V.
Klostermann, 1979.

 6. 

Diels/Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin, Weidmannsche


Verlagsbuchhandlung, 1952.

 7. 

John Burnet, Early Greek Philosophy, 4e éd., Londres, 1930.

 8. 

Clémence Ramnoux, Héraclite ou l’homme entre les mots et les choses, Paris, Les
Belles Lettres, 1959.

 9. 

Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of


Chicago Press, 1962 ; Michel Foucault, l’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard,
1969.

 10. 

Sigmund Freud, « Le deuil et la mélancolie », dans Essai de métapsychologie,


G.W.X., p. 437 ; S.E., XIV, p. 250. Dans De l’interprétation. Essai sur Freud,
Paris, Le Seuil, 1965, j’écrivais ceci : « Dans le travail du deuil, la libido obéit à la
réalité qui lui commande de renoncer à tous ses liens un à un, de se rendre libre par
désinvestissement ; dans la mélancolie, il en va tout autrement. Une identification
du moi avec l’objet perdu permet à la libido de poursuivre son investissement dans
l’intériorité : le moi devient ainsi par identification l’objet ambivalent de son amour
et de sa haine ; la perte de l’objet est transformée en une perte dans l’ego et le
conflit entre l’ego et la personne aimée se poursuit à travers le nouveau clivage
entre la faculté critique de l’ego et l’ego lui-même affecté par l’identification » (p.
214). La nostalgie romantique n’est-elle pas parente de la mélancolie selon la
psychanalyse ?

 11. 

Jacques Taminiaux, la Nostalgie de la Grèce à l’aube de l’idéalisme allemand, La


Haye, M. Nijhoff, 1967.

 12. 
C’est le sous-titre de l’ouvrage de J. Taminiaux : « Kant et les Grecs dans
l’itinéraire de Schiller, de Hölderlin et de Hegel ».

 13. 

Nietzsche, la Volonté de puissance, trad. G. Bianquis, tome II, p. 231, cité par J.
Taminiaux, la Nostalgie de la Grèce…, op. cit., p. V.

 14. 

J. Taminiaux, la Nostalgie de la Grèce…, op. cit., p. VII.

 15. 

Ibid., p. 17.

 16. 

Ibid., p. 21.

 17. 

J. Taminiaux, la Nostalgie de la Grèce…, op. cit., p. 23.

 18. 

Ibid., p. 24.

 19. 

Ibid., p. 27.

 20. 

J. Taminiaux lui consacre un important chapitre, la Nostalgie de la Grèce…, op. cit.,


p. 128-205. Voir également Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, Paris,
Gallimard, 1962.

 21. 

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Hegels Theologische Jugendschriften, éd. par H.


Nohl, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1907. Voir P. Asveld, la Pensée religieuse du jeune
Hegel, Louvain, 1953, et A. Peperzak, le Jeune Hegel et la vision morale du monde,
La Haye, M. Nijhoff, 1960.

 22. 
Hegel, l’Esprit du christianisme et son destin, trad. fr. J. Martin, Paris, Vrin, 1948.

 23. 

Id., Hegels Theologische Jugendschriften, op. cit., p. 245-246 et Hegel, l’Esprit du


christianisme et son destin, op. cit., p. 6.

 24. 

J. Taminiaux, la Nostalgie de la Grèce…, op. cit., p. 213.

 25. 

Hegel, Premières publications. Différence des systèmes philosophiques de Fichte et


de Schelling. Foi et Savoir, trad. Marcel Mary, Paris, Vrin, 1952.

 26. 

Le « concept » hégélien : la philosophie consiste à élever l’expérience au concept (à


la Raison), et l’aboutissement serait d’arriver au Concept (savoir) absolu du Réel
(ndlr).

 27. 

Hegel, Foi et Savoir, dans Premières publications, op. cit.

 28. 

Id., Phänomenologie des Geistes (1807), éd. J. Hoffmeister, Hambourg,


1952. Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. J. Hyppolite, Paris, Aubier, tome I,
1939 ; tome II, 1941.

 29. 

J. Taminiaux, la Nostalgie de la Grèce…, op. cit., p. 245.

 30. 

Jean Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel,


Paris, Aubier, 1946, p. 263.

 31. 

Ibid., p. 264.

 32. 
Le mot Sittlichkeit s’oppose à la Moralität (moralité) kantienne individuelle et
purement intérieure. La Sittlichkeit, c’est l’ensemble de la vie ou de la substance
morale objective (droit, lois, mœurs), donc la vie éthique d’une société. Nous
arrivons dans un monde toujours déjà moral, avec une vie éthique du peuple ou de
la nation (ndlr).

 33. 

Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. Hyppolite, op. cit., tome II, p. 12.

 34. 

J. Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie…, op. cit., p. 340.

 35. 

Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. Hyppolite, op. cit., tome II, p. 254.

 36. 

Ibid., p. 256.

 37. 

Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. Hyppolite, op. cit., tome II, p. 261.

 38. 

Ibid., p. 262.

 39. 

Ibid.

 40. 

Ibid.

 41. 

Ibid., p. 264.

 42. 

Ibid., p. 262.
 43. 

Vorlesungen Über die Philosophie der Religion, nouvelle édition par Walter
Jaeschke, Hambourg, Félix Meiner, 1985. Les trois séries de leçons de 1821, 1824,
1827 sont publiées séparément.

Les Grecs de Paul Ricœur.


Introduction
par

Michaël Fœssel
NOVEMBRE 2013
  
#Divers
« C’est en vertu seulement de la force suprême du présent que l’on a le droit d’interpréter le
passé. » Issue de considérations qui, au xixe siècle, se voulaient « intempestives », cette
phrase de Nietzsche semble épouser à merveille l’esprit de notre temps. Un esprit qui se
caractérise par l’amnésie et le déni de l’histoire. Les accélérations techniques, l’adhésion à
l’actualité la plus proche, les succès de l’histoire du temps présent : tout indique que notre
époque s’est arrogé le droit d’interpréter le passé à son propre bénéfice. Au point de le
refouler lorsqu’il inquiète certaines évidences dont on préfère penser qu’elles sont de tous
les temps.
Comment expliquer alors que Paul Ricœur, dont on célèbre cette année le centenaire de la
naissance, ait choisi dans le texte qu’on va lire de se référer à Nietzsche pour éclairer le
rapport que nous entretenons avec la Grèce1 ? Il est vrai que nous ne partageons plus la
confiance que le xixe siècle accordait à l’histoire, cette « science reine » en laquelle on a vu
la solution aux apories de la méta physique. Ricœur n’ignore pas que Nietzsche réagit à un
siècle qui n’est plus le nôtre puisqu’il consacre le triomphe de l’historicisme contre les
croyances dans une vérité intemporelle. Selon Nietzsche, l’éternelle jeunesse de la vie
devait répondre à l’hypertrophie des savoirs historiques. Mais les savoirs qui dominent
aujourd’hui sont de nature technique et formelle. À l’heure de l’innovation et de la
créativité obligatoires, les sciences ne recherchent plus leur légitimité dans le passé. De nos
jours, c’est même plutôt la « vie » magnifiée par le jeune Nietzsche qui sert de justification
à des connaissances que l’on veut efficaces et originales.
S’il n’est pas exclu que la référence aux Considérations nietzschéennes soit elle-même
devenue intempestive, il faut surtout remarquer que ce n’est pas l’opposition entre le savoir
et la vie qui intéresse le philosophe. Ricœur est trop soucieux des médiations (symboliques,
textuelles et surtout historiques) pour croire dans les vertus créatrices d’une vie toujours
innocente et neuve. Ce qui l’intéresse, ici comme partout ailleurs, c’est la condition
historique de l’homme. Plus précisément, c’est le rapport ambivalent que l’homme
moderne entretient avec son passé : une histoire dont il se pense l’héritier et que (en tant
que moderne) il prétend aussi avoir dépassé dans la certitude de soi. L’adhésion
contemporaine au présent n’annule pas cette ambivalence puisque, toute à son goût pour la
vitesse et l’instantané, notre époque encourage la vénération du patrimoine et exalte les
origines. Attentif aux « abus de mémoire » comme à ceux de l’oubli, Ricœur est à la
recherche d’un rapport équitable avec le passé, respectueux de l’altérité de ce qui n’est plus
et capable néanmoins d’appropriation critique.
Dans le texte inédit que nous avons choisi de publier2, cette recherche périlleuse s’effectue
à propos de la Grèce antique. Il y sera donc question de la philosophie (la Grèce est la
« Méditerranée des philosophes »), de l’Europe et d’une histoire traversée par le conflit des
interprétations. Tour à tour célébrée (Renaissance, idéalisme et romantisme allemands,
pensées des origines) et refoulée par la philosophie (cartésianisme, positivisme logique), la
Grèce illustre l’ambivalence de la modernité à l’égard de son passé. Encore faut-il, et le
texte de Ricœur s’y emploie, revenir sur l’unité fantasmée de « la » Grèce, tant il est vrai
que le passé hellénistique est toujours réinterprété dans des configurations variables et selon
les exigences du présent. Constamment réinventée, la Grèce trahit l’hésitation des
Modernes à se donner une Antiquité.
À égale distance de la passion identitaire des origines et du pathos moderne de la
nouveauté, le geste de Ricœur consiste à explorer les voies d’une « mémoire heureuse » de
la Grèce. C’est pourquoi, à la figure de Nietzsche succède celle de Hegel : l’exaltation du
présent doit être corrigée par la conscience du deuil. Nous ne reviendrons pas à la Grèce
comme à l’image aurorale de ce que nous sommes, c’est entendu. Mais pour que
l’inaccessibilité des origines ne devienne pas nostalgie mélancolique, il faut s’exercer à la
reconfiguration du passé dans les conditions du présent.
Les pages qui suivent visent à expliciter l’articulation entre nostalgie et deuil préconisée par
Ricœur dans le texte « Vers la Grèce ». Tout en faisant écho à maints aspects de la pensée
du philosophe, ce texte présente une réflexion originale dans son œuvre puisqu’il pose la
question de l’origine de la philosophie dans un discret débat avec les « grands récits » de la
modernité (hégélien, nietzschéen, mais aussi heideggérien). Ricœur ne s’est jamais
vraiment intéressé aux problèmes posés par la philosophie comme discipline : la recherche
de son « commencement » ou sa « fin » tant de fois proclamée. Son goût pour la transitivité
du discours théorique autant que sa critique du structuralisme l’ont tenu à l’écart des
jugements massifs sur l’histoire de la métaphysique. Pour autant, le rapport entre le sens et
le temps n’a cessé de hanter son œuvre depuis la publication d’Histoire et vérité en 19553.
Une pensée qui recherche un enseignement « aux frontières de la philosophie » est, plus
qu’une autre, soucieuse de son identité précaire et du poids de la tradition.

L’herméneutique des origines


Pour saisir l’enjeu de cette réflexion sur la Grèce, il faut se reporter à une affirmation qui se
trouve approximativement au milieu du texte : « L’expérience majeure du présent est
devenue celle de la problématicité. » En rompant avec les fils de la tradition, la modernité a
ouvert un espace d’incertitudes qui affecte le rapport qu’elle entretient avec son passé.
Comme Ricœur le dit ailleurs, la crise moderne se caractérise par un écart sans cesse accru
entre l’« espace d’expérience » des individus et l’« horizon d’attente » en lequel ils
projettent leurs possibles4. De cette conscience d’une contradiction entre ce que l’on vit et
ce que l’on est en droit d’espérer naît inévitablement la recherche des origines. La
désarticulation entre le présent et l’avenir est une invitation à retourner au passé.
C’est pourquoi la question de la Grèce se pose ici et maintenant (en Europe) comme elle
s’est posée aux générations confrontées à d’autres formes de crises temporelles. Ricœur
choisit de l’illustrer en faisant référence aux trois modalités de l’étude historiographique
distinguées par Nietzsche. L’« histoire monumentale » privilégie la grandeur des œuvres
passées. Pour notre sujet, elle correspond à la croyance dans une « Grèce classique »,
autosuffisante, qui pourrait toujours valoir comme modèle. Ce type d’histoire fleurit aux
époques qui, parce qu’elles sont sûres de leur présent, n’hésitent pas à envisager le passé
comme un monde clos. Dans les périodes de doute, il cède la place à l’« histoire
antiquaire » qui n’a plus affaire à des monuments, mais à des traces ou à des ruines qu’il
conviendrait de préserver. Ricœur associe à ce genre d’histoire l’image d’une « Grèce
archaïque », celle d’avant les classiques, d’avant Socrate et d’avant la philosophie. Il s’agit
moins ici d’admirer ce qui a triomphé que d’ouvrir des possibilités de sens non exploitées.
À travers les figures d’Anaximandre ou d’Héraclite, la Grèce n’apparaît plus comme un
monde clos, mais comme un champ de bataille opposant le classicisme de la raison
occidentale à une parole originaire dont il faudrait (enfin) se mettre à l’écoute. L’histoire
antiquaire porte la conscience de crise à son paroxysme : elle prend la figure d’une
méditation sur les « ratages » qui, dans l’histoire de l’esprit, expliquent la catastrophe du
présent. Enfin, l’« histoire critique » tente d’objectiver le rapport au passé en passant ce
dernier au crible de la confrontation des sources et en doutant des discours qu’une époque
porte sur elle-même. La Grèce antique ne se présente plus alors comme le matin du monde,
mais comme une civilisation parmi d’autres dont il est possible de rendre compte de
manière causale. L’origine apparemment miraculeuse de l’Occident apparaît conditionnée
par ce qui la précède et relativisée par les cultures qui l’entourent.
Chacune de ces formes d’historiographie comporte sa démesure. L’histoire monumentale
fige le passé en tradition morte. L’histoire antiquaire porte à une vénération des
commencements d’autant plus fervente qu’elle considère que ces derniers ont été
recouverts par l’histoire officielle. Enfin, l’histoire critique s’exaspère dans le doute sur la
continuité du temps : elle révoque tous les liens qui unissent le présent à ce qui le précède.
À la différence de Nietzsche, Ricœur ne dispose pas du critère de la « vie » pour juger de ce
qui, du passé, mérite d’être conservé. Ce n’est donc pas au nom d’une créativité vitale
douteuse que l’on est en droit de réinvestir, ou au contraire de condamner à l’oubli, le legs
de la tradition. Fidèle au geste qui caractérise toute son œuvre, Ricœur substitue au principe
métaphysique de la vérité celui, herméneutique, de l’interprétation.
De la Grèce classique magnifiée par l’histoire monumentale, il faut dire que son
enseignement est indissociable des réinterprétations historiques dont elle a été l’objet. Le
classicisme ne désigne pas une essence intemporelle, mais une catégorie de la réception :
chaque époque de l’histoire occidentale a configuré une image de la Grèce qui
correspondait à ses attentes. Réciproquement, il faut renoncer à l’idée d’une Grèce d’avant
la Grèce dont nous pourrions attendre le salut. Ici, Ricœur vise certainement Heidegger et
sa recherche de l’immémorial dans les fragments présocratiques. De ce dernier, il conserve
néanmoins la « violence herméneutique » par laquelle il est toujours possible de revenir à
un sens inaperçu par la tradition. La Grèce archaïque (on en dirait autant de la tragédie)
recèle des significations qui permettent de nous « défamiliariser » avec les catégories
héritées de la métaphysique. L’interprétation n’est donc pas seulement une appropriation du
sens, mais aussi une épreuve de l’altérité. Et ce qui vaut de l’archaïsme grec vaut peut-être
davantage encore de la tradition judaïque que Ricœur a toujours envisagée comme un défi
pour la rationalité philosophique5.
Par ces deux aspects, l’herméneutique préconisée joue un rôle similaire à celui que
Nietzsche assignait à l’« histoire critique ». Pour Ricœur, l’interprétation n’est pas
seulement le déchiffrement d’un sens déjà donné, elle s’accomplit dans la confrontation
entre le « monde du texte » et le « monde du lecteur ». Dès lors, interpréter la Grèce ne
revient ni à ériger un monument ni à mettre en lumière une origine perdue. La question
devient plutôt : à quelles demandes surgies du présent répond, à chaque fois, la Grèce que
nous privilégions ? L’espace d’expérience dicte une certaine manière d’interroger le passé,
tandis que l’horizon d’attente, loin de ne porter que sur l’avenir, privilégie tel ou tel type
d’enquête historiographique. Il y a donc une histoire de l’histoire de la Grèce qui nous
renseigne sur les motifs (mais aussi sur les illusions) liés à la recherche de l’origine.
L’herméneutique ne s’oppose pas à la critique comme l’idée de tradition à l’exigence
critique issue des Lumières6. C’est au contraire en confrontant les images de la Grèce à la
« problématicité du présent » que l’on a une chance d’inquiéter l’idée de commencement.

L’adieu à la Grèce ?
Cet effort de problématisation est semblable au passage de la nostalgie au deuil. Ricœur a
souvent emprunté à la métapsychologie freudienne pour rendre compte de la manière dont
se constitue l’identité personnelle et collective. De fait, si l’exercice de l’interprétation
dédramatise le rapport aux origines, c’est aussi parce que l’herméneutique constitue une
ascèse capable de distinguer, dans une tradition, le vivant du mort. Il y a donc un travail de
l’interprétation tout comme il existe un « travail du deuil » : dans les deux cas, le sujet tente
d’investir de nouvelles significations en se déliant de ses anciennes attaches. On passe alors
du plan de l’histoire à celui du souvenir collectif : « C’est toujours avec des pertes que la
mémoire blessée est contrainte à se confronter7. » La perte de la Grèce est l’une des
expériences centrales de la modernité. À ce titre, elle est susceptible de mener à une
mélancolie spécifiquement philosophique à laquelle l’œuvre entière de Ricœur veut
apporter un démenti.
C’est à Hegel que le philosophe français se réfère pour illustrer le passage « réussi » de la
nostalgie à l’égard de la Grèce antique au deuil. S’il fallait « renoncer à Hegel » dans le
champ de la philosophie de l’histoire, c’est précisément parce qu’aucune réconciliation
totale n’est possible dans l’expérience temporelle. Ici, Ricœur joue la carte d’un autre
Hegel : celui qui a fait de la Grèce un « moment » (fondateur, mais relatif) de l’odyssée
sans terme de l’esprit. Paradoxalement, le penseur moderne de l’absolu est convoqué pour
faire pièce aux tentatives d’absolutiser les origines.
On ne résumera pas ici la restitution par Ricœur de l’itinéraire hégélien. Il suffit de
souligner que le passage de la nostalgie au deuil est expérimenté par Hegel lui-même qui,
durant sa jeunesse, a sacrifié au mythe de la « belle totalité » grecque. Seule la découverte
du « travail du négatif », qui est aussi une conscience aiguë de l’irréversibilité du temps,
explique pourquoi le penseur d’Iéna renoncera au retour à la Grèce dans les conditions de la
modernité. S’il demeure un philosophe de l’absolu, Hegel n’envisage plus que celui-ci
puisse s’incarner dans des institutions ou des mœurs qui nient les droits de l’individu. Cette
tension entre l’universel et le particulier, déjà perceptible dans la tragédie antique, constitue
pour Ricœur le régime commun de la modernité. Les Grecs ignoraient le « soi » et ses
prétentions légitimes à juger le monde objectif selon les critères de sa conscience. Dès lors,
il est vain de s’abandonner, à la manière romantique, à une nostalgie pour l’harmonie
grecque.
Le problème est politique autant que spéculatif. L’acceptation de la scission (moderne)
entre la conscience et le monde ou entre la liberté et la nature explique pourquoi on ne
reviendra pas au temps d’une immanence plus ou moins rêvée. La mélancolie pour la Grèce
antique est un phénomène typiquement allemand, aux conséquences historiques
désastreuses. Car le retour à l’« avant » de la scission moderne implique le déni non
seulement de la subjectivité, mais aussi de toute forme de transcendance. Ricœur le dit en
passant, mais la remarque n’est pas sans importance : c’est bien souvent pour ne pas avoir à
avouer une quelconque dette à l’égard du judaïsme que certains penseurs romantiques ont
vénéré la Grèce éternelle.
On le voit, tout le projet de Ricœur consiste à historiciser la Grèce pour éviter que la
philosophie ne s’enferme dans la fausse alternative entre répétition du classique et
anamnèse de l’archaïque. C’est bien plutôt en étant attentif à ce qui, de l’intérieur d’une
tradition, inquiète l’assignation d’un modèle ou d’une origine que l’on se donne une chance
d’accéder au sens des phénomènes historiques. De là, certainement, le titre en forme
d’énigme du texte que nous publions : « Vers la Grèce », comme si l’antique avait autant le
caractère d’un horizon que celui d’un héritage.
Le choix de ce texte pour rendre hommage à Paul Ricœur se justifierait déjà par son
originalité à l’intérieur du corpus des œuvres publiées par le philosophe. Mais on ne peut
s’empêcher de penser aussi à ce qui se dit actuellement du lien entre la Grèce et l’Europe,
voire entre l’espace méditerranéen et l’aire germanique. Cette méditation rappelle qu’il y a
des dettes (mais aussi des projets) qui échappent aux critères édictés par les agences de
notation, et sans lesquels l’Europe ne serait rien de plus qu’une construction sans mémoire.
Plus qu’une autre, elle rappelle l’actualité de cette pensée. À cela, il faut ajouter que, selon
Ricœur, une philosophie ne demeure vivante que pour autant qu’elle est au travail. Esprit a
voulu être fidèle à cette exigence en soumettant ce texte à la discussion d’historiens et de
philosophes qui, sans en être des commentateurs, ont tous reconnu le caractère inspirant de
l’œuvre ricœurienne.

 1. 

Les Considérations intempestives de Nietzsche sont souvent commentées par


Ricœur. La discussion la plus complète se trouve dans Paul Ricœur, la Mémoire,
l’Histoire, l’Oubli, Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre phiosophique », 2000, p. 377-384
(rééd. coll. « Points essais », 2003).

 2. 

Nous remercions le Conseil éditorial du fonds Ricœur (www.fondsricœur.fr),


Catherine Goldenstein et Jean-Louis Schlegel de nous avoir permis de publier ce
texte.

 3. 

P. Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Le Seuil, 1955 (rééd. Points, 2001).

 4. 

Voir P. Ricœur, Temps et récit, tome III, Paris, Le Seuil, 1985, p. 374-434.

 5. 

Voir d’abord de P. Ricœur la Symbolique du mal qui procède à une confrontation


entre le mythe tragique et le mythe adamique sur l’origine de la faute (Paris, Aubier,
1960).

 6. 

Sur ce point, voir la discussion menée par Ricœur avec Gadamer et Habermas dans
P. Ricœur, « Herméneutique et critique des idéologies », Du texte à l’action, Paris,
Le Seuil, 1986, p. 333-378.

 7. 

P. Ricœur, la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, op. cit., p. 96. Dans ce passage, Ricœur
rapproche le travail de mémoire de la perlaboration (Durcharbeiten) dont parle
Freud à propos du transfert.

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