Vous êtes sur la page 1sur 25

Revue de l'histoire des religions

L'authenticité de l'inspiration égyptienne dans le « Corpus


Hermeticum »
Ph. Derchain

Citer ce document / Cite this document :

Derchain Ph. L'authenticité de l'inspiration égyptienne dans le « Corpus Hermeticum ». In: Revue de l'histoire des
religions, tome 161, n°2, 1962. pp. 175-198;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1962.7758

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1962_num_161_2_7758

Fichier pdf généré le 29/06/2022


L'authenticité de l'inspiration égyptienne
dans le « Corpus Hermeticum1 »

Le monde hellénistique et romain offre à l'historien


l'immense attrait d'être formé d'un grand nombre de peuples
divers, qui se sont rencontrés dans les grandes villes de l'époque
tout autour de la Méditerranée, et y ont comparé et échangé
leurs traditions et leurs expériences avec d'autant plus de
facilité que le grec était devenu une langue commune, qui se
superposait pour les échanges de toutes sortes aux langues
de chacun. Or, si le résultat de l'hellénisation puis de la
romanisation du monde antique fut bien de constituer une
authentique communauté culturelle dans toutes les contrées
intéressées, il n'est pas moins certain que cette communauté
est formée d'éléments provenant de partout. Les questions
nouvelles avec lesquelles les hommes se sont trouvés confrontés
étaient sans doute les mêmes pour tous, dans un univers
largement unifié, mais chacun les abordait évidemment avec ses
traditions propres et l'esprit qu'il avait hérité de sa race.
L'étude de la littérature de cette époque doit donc
nécessairement tenir compte des deux composantes, et c'est
probablement ici, de toute l'histoire littéraire, que la distinction entre
fonds et forme est la plus justifiée et la plus efficace. En effet,
si la langue grecque, et plus particulièrement celle de la
philosophie, dont la précision et les possibilités acquises au cours
des siècles classiques étaient sûrement nouvelles dans le

1) Le texte qu'on va lire est celui d'une communication lue le 26 mai 1962
devant la Société Ernest Renan, légèrement remanié en fonction des discussions
qui suivirent l'exposé. En particulier, les interventions de MM. Montet, Posener
et Yoyotte m'ont susiréré, l'une ou l'autre précision, grâce auxquelles la
démonstration se trouve renforcée.
176 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

monde, a séduit de nombreux Orientaux, il paraît non moins


certain que ceux-ci ont apporté en eux les données
primordiales sur lesquelles se bâtissent les systèmes et que ces
données venaient des traditions propres à chacun. S'il en était
autrement, comment s'expliquerait la profonde
transformation de la pensée quand dominèrent des maîtres nés en dehors
de la Grèce traditionnelle, dans les royaumes hellénisés de
l'Orient ?
Il résulte de tout cela que l'étude des systèmes dans
lesquels pensa le monde hellénistique doit être double :
D'une part, il incombe aux hellénistes d'analyser les
procédés et les moyens d'expression, et ces recherches mènent
tout droit à la philosophie grecque, qui paraît alors rendre
compte de tout, car il n'est guère de phrase qui n'en soit
informée ; d'autre part, il revient aux orientalistes de déceler
sous le vêtement grec le corps même des traditions orientales.
Or, par une étrange destinée de la science moderne, si l'on n'a
jamais mis en doute les fondements juifs ou iraniens de
certains systèmes, il semble qu'on a souvent voulu réduire
parfois jusqu'au néant la part de l'Egypte dans les autres1.
C'est ainsi que l'hermétisme passe aux yeux de beaucoup
pour une manifestation dégénérée de la philosophie grecque.
On retire en effet cette impression de la lecture des livres du
P. Festugière, malgré le rappel fréquent de la nationalité
d'Hermès, et malgré la concession répétée qu'il est probable
que sa pensée ait ses racines dans la vallée du Nil2. Les
pénétrantes analyses de cet auteur ne concernent en fait que
l'habillage hellénistique-gnostique de la pensée hermétique,
sa phraséologie, son imagerie, et on ne peut douter qu'il ait
raison. Au surplus, les traités hermétiques étant composés en
grec s'adressaient à des lecteurs grecs ou parlant grec, et c'est

1) II faut toutefois rappeler que Citmont, Rel. Or., chap. IV, a insisté sur les
origines égyptiennes du culte d'Isis et d'Osiris, tout en envisageant les problèmes
de l'hellénisation, et l'origine égyptienne de l'hermétisme ne fait pas de doute
pour lui dans L Egypte des astrologues , p. 151 sq.
2) Festugière raipelle en effet à plusieurs reprises la nationalité d'Hermès :
Hévilalion ď Hermès Trismégisle, I, 31, 200, etc.
l'authenticité de l'inspiration égyptienne 177

à l'histoire du monde grec qu'ils appartiennent, puisque


c'est là qu'ils ont pu exercer une influence.
Le point de vue ainsi adopté par la plupart des
commentateurs de l'hermétisme est en quelque sorte justifié dans le
cadre de la philologie et de la sociologie littéraire.
Si cependant on veut se placer sur le plan de l'histoire des
idées, si l'on veut intégrer la pensée hermétique dans le monde
qui Га vu croître, si on veut la comprendre, il est nécessaire,
je crois, de s'inquiéter de l'autre composante, et de prendre à
la lettre la déclaration de Jamblique pour qui ce système
contient l'enseignement d'Hermès exprimé dans le langage
de la philosophie1. Strieker a le premier, dans doute, pris
position pour l'authenticité égyptienne du Corpus Hermeticum,
et il va même jusqu'à soutenir que ce recueil serait une des
grandes codifications religieuses inspirées par les souverains
grecs d'Egypte, et au nombre desquelles figure en premier
lieu la traduction de l'Ancien Testament2. A l'argument
fondé sur la proposition de Jamblique et à celui tiré de
l'analogie avec la traduction des Septante, Strieker ajoute que :
« Les Égyptiens de l'époque hellénistique n'avaient pas dans
la langue religieuse héritée de l'ancien Empire et tout orientée
vers l'expression mythologique de la pensée l'instrument
adéquat pour la discussion philosophique, alors que pourtant
il est impensable qu'ils aient pu rester à l'écart du grand
mouvement qui se dessine partout, et se soient contentés de
développer indéfiniment sur elles-mêmes des formes de
penser qui ne répondaient plus aux possibilités et aux besoins
du monde nouveau3. »
Quoique les études du vocabulaire égyptien soient encore
très insuffisantes, certains passages de textes religieux qui
paraissent contenir des tentatives de définitions plus ou moins

1) Jamblique, Mysl., VIII, 4. Cf. Festuoière, о. с, 75-76.


2) Stricker, De brief van Aristeas, Verhandel. K. nederl. Akad., N.R. 62, 4,
Amsterdam, 1956, 113. Pour une excellente analyse de ce livre touffu et écrit dans
une lanerue peu accessible, voir CdE, 65 (1958), p. 153 sq. (Cl. Préaux).
3) Ibid., 117.
178 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

abstraites1, suggèrent l'existence de ce mouvement


philosophique supposé par Strieker, môme si, jusqu'au 111e siècle
apr. J.-C, les prêtres parmi lesquels se recrutaient sans doute
les philosophes, ont continué à construire et décorer des
temples, même s'ils ont continué à reconnaître au rituel une
puissance d'action que la philosophie ne peut, en aucun cas,
posséder. Du reste, les auteurs hellénisés des traités hermétiques
sont eux-mêmes convaincus de la puissance active de
l'expression mythique, opposée à l'expression philosophique d'usage
purement intellectuel, ainsi que le montre le début du
traité XVI qu'il vaut la peine de citer en entier2 :

CH, XVI, 1-2 :


« Hermès donc... avait accoutumé de me dire que ceux
qui liront mes livres en trouveront la composition toute
simple et claire, alors que, au contraire, elle est obscure et
tient cachée la signification des paroles, et qu'elle deviendra
même tout à fait obscure quand les Grecs, plus tard, se seront
mis en tête de la traduire de notre langue en la leur, ce qui
aboutira à une complète distorsion du texte et à une pleine
obscurité. 2. Par contre, exprimé dans la langue originale,
ce discours conserve en toute clarté le sens des mots : et,
en effet, la particularité même du son et la propre intonation
des vocables égyptiens retiennent en elles-mêmes l'énergie des
choses qu'on dit.
« Pour autant donc que tu en aies le pouvoir, ô roi — et tu
peux tout — préserve bien ce discours de toute traduction,
afin que de si grands mystères ne parviennent point jusqu'aux
Grecs et que l'orgueilleuse elocution des Grecs, avec son
manque de nerf et ce qu'on pourrait dire ses fausses grâces,
ne fasse pâlir et disparaître la gravité, la solidité, la vertu

1) Comme dans ce passade du papyrus Bremner Rhind, 28, 20 sq. (trad.


Faulkner, JEA 21, 41), sur lequel J. Yoyotte a attiré l'attention au cours de la
discussion.
2) Tous les textes hermétiques seront cités dans la traduction de Festupière.
Pour le passage cité ici, cf. aussi les réflexions de Sauneron, Les prêtres de l'ancienne
Égyple, 124.
l'authenticité de l'inspiration égyptienne 179

efficace des vocables de notre langue. Car les Grecs, ô roi,


n'ont que des discours vides bons à produire des
démonstrations : et c'est là en eiîet toute la philosophie des Grecs,
un bruit de mots. Quant à nous, nous n'usons pas de simples
mois, mais de sons loul remplis d'efficace1. »
Ainsi apparaît nettement l'opposition des deux conceptions
dont l'auteur du traité a parfaitement conscience. Et si la
pensée mythique et rituelle devait survivre pour des raisons
pratiques, ainsi que nous le verrons, il est sans doute légitime
de penser avec Strieker qu'une partie au moins des Égyptiens
les plus évolués et les plus savants devaient avoir découvert
tout l'intérêt de la philosophie, qui fournissait un moyen de
dépasser les limites auxquelles ils ne pouvaient manquer de
sentir que la pensée primitive s'était enfin heurtée.
D'autre part, alors que nous savons tout l'intérêt que les
Grecs portaient aux faits religieux égyptiens, à commencer
par les hiéroglyphes, il serait bien étrange qu'il n'y ait jamais
eu de tentative pour leur expliquer ce qu'était dans son
essence et dans ses principes la religion égyptienne, essence
et principes qu'il devait du reste être très difficile d'exprimer
en égyptien, cette langue ayant très peu développé, semble-t-il,
ses possibilités d'abstraction2.
Cela étant, il n'y a pas de raison de mettre en doute les
déclarations des auteurs hermétiques quand ils s'affirment
égyptiens ; il faut, au contraire, chercher dans quelle mesure
il est possible de reconnaître sous le langage philosophique
les principes dont les mythes et les rites sont l'application
implicite.
Strieker préconise une méthode excellente théoriquement,
la comparaison phrase par phrase des traités hermétiques

1) La question «le la traduction a été étudiée par Stricker, o. c, § 4, p. 43-59,


en même temps que relie du nationalisme religieux. Sur ce dernier point, on verra
également, Morenz, Лед. Religion, 19G0, p. 56 sq. La traduction est cependant
parfois réclamée par les dieux : Morenz-Leipoldt, Heilige Schriflen, 11)53, 70.
2) (L'est ce qu'a très bien exprimé, Festugière, о. с, 85 et 428. Mais il n'en
reste pas moins vrai que cette langue grecque recouvre un fond d'idées égyptiennes.
On tiendra compte également îles réserves formulées plus haut.
180 REVUE DE L'HISTOIRE: DES RELIGIONS-

avec la littérature égyptienne.. Hélas, il est obligé d'avouer


aussitôt que cette méthode est inapplicable, à de rares
exceptions; près.
La, première difficulté: vient, de la? transmission» de la
littérature égyptienne. Nous n'en connaissons en réalité qu'une
infime fraction, et peut-être la moins utilisable:.
En effet, nous savons que les temples possédaient de riches
bibliothèques de papyrus, dont nous . connaissons <

.
d'innombrables titres, mais. dont. très peu nous: sont parvenus1. Or,
d'après ces i titres, il? ai dût exister: des traités dont la; matière
était apparemment proche de celle des traités hermétiques.
En revanche, nousi possédons plusieurs temples, richement
inscrits, qui* sont en quelque sorte l'application des principes
des traités supposés. Or, c'est de ceux-ci que les traités
hermétiques sont inspirés, et non des textes des rituels. Entre ceux-ci
et les premiers, il y a . toute : la distance : de la pratique à la
;

théorie. De sorte que la comparaison restera toujours délicate.


Ш vaut" la' peine- de- rappeler: ici les- conclusions ^ d'une
enquête similaire menée par D. Muller sur les arétalogies d'Isis
et: en* particulier sur V Hymne ď Andros2. Quoiqu'il* s'agisse
d'un texte rigoureusement isiaque, le tiers à peine des
déclarations de la déesse égyptienne a pu; être reconnu- comme
égyptien; c'est-à-dire qu'il'n'a été possible: de retrouver la
formulation* égyptienne que d'un tiers? de la* composition;
De là- découle la; conclusion^ naturelle que ^ d'autres sources
d'inspiration. ont été exploitées par l'auteur, de Tarétalogie;
On se trouve naturellement dans la même situation vis-à-vis
du Corpus Hermelicum, peut-être plus défavorable encore.
Cependant, iline faudrait pas se laisser impressionner par la
rareté* des passages qui peuvent, être traduits? en i égyptien,

1) A ce sujet, on verra les articles de E. Otto et S. Schott dans B. Spuler,


Handbuch d. Orientalislik, l, 2 : Aeggptol. : Literatur, 220 sq., et sur l'étendue
des pertes, Posener, Leçon inaugurale faite le 6-12-1961 au Collège de France,
.

p. 8 sq. De toute façon, on possède également le témoignage de Clément


d'Alexandrie, Strom., IV, 4, .35-37, mentionné par Festucière, Rév., I, 75.
2) D. Muller, Aegvptenai. d. gr. Isisaretalogien, Abh. Sachs. Ak. Wiss.,
53, 1, 1961.
l'authenticité de l'inspiration égyptienne LSI

et attribuer une inspiration grecque ou iranienne à tout le


reste. Comme nous l'avons vu, et comme Hermès lui-même
l'affirme1, la traduction en langage philosophique grec des
pensers mythiques entraîne une nécessaire distorsion qu'il
faut tenter de mesurer pour retrouver la forme dont nous
connaissons l'image à travers le prisme du langage hellénistique-
gnostique. Nous devons d'ailleurs, dans cette recherche,
distinguer ce qui est simple transposition d'images ou de
symboles de ce qui est réinterprétation profonde, et qui est
souvent synthèse. Dans le premier cas, il faudra découvrir
les textes ou les représentations égyptiens réutilisés par les
auteurs hermétiques ; dans le second, nous devrons établir
la concordance entre des ensembles déductibles de
l'observation des faits égyptiens — produits par conséquent de
l'érudition — et les traités.
La première enquête est sans doute la plus facile, mais
aussi la moins probante. Dans l'exposé qui va suivre, je me
contenterai de peu d'exemples de l'une et de l'autre
catégorie de correspondances, qui suffiront, je l'espère, à
illustrer la méthode, et à faire accepter la thèse soutenue ici, à
savoir l'authenticité de l'inspiration égyptienne des auteurs
hermétiques.
Le premier exemple que je citerai est connu depuis
longtemps. Dans CH, XVIII, 11, les rayons du soleil sont comparés
à des mains avec lesquelles l'astre divin recueille le parfum
des plantes, dont il nourrit les germes. Or, les rayons du soleil
ont été parfois munis de mains en Egypte, avec lesquelles
ils tendaient le signe de vie vers la terre. D'autre part, le
soleil avait été reconnu depuis longtemps comme celui qui
faisait vivre le germe dans l'œuf2. Il paraît inutile de mettre
en doute l'exactitude égyptienne de ce passage, admise du
reste par le P. Festugière3, quitte à ignorer comment ces

1) Hermès Trismégisle, XVI, 1 (éd. Festuiriêre-Nock, Soc. Les Belles-Lettres..


2) Hymne d'Akhenaton, Sandman, Texts from the time of Akhenaton,
Bill. AegypL, Я, 94, 13 щ. Cf. Erman, Lileralur, :$Г>9.
3) Festugière, Révélation, I, 91.
18"2 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

particularités de l'iconographie et de l'hymnologie spécifiques


d'Akhenaton se sont transmises à douze ou quinze siècles
d'écart à un hermétiste.
Aussi caractéristique, et plus important parce qu'il utilise
des notions plus communes, est le fragment XXIV du choix
conservé par Stobée, qui attribue, aux §§ 11 et 12, les qualités
propres à chaque race humaine à la position qu'elle occupe
sur la terre, comparée pour la circonstance à un gigantesque
corps. Or, des traces certaines de cette conception de la
terre existent en Egypte. On y connaît en effet de nombreuses
figures où la terre est le dieu Geb, totalement anthropomorphe,
étendu sur le dos en dessous de la déesse du ciel1. Roscher
avait du reste déjà noté ce parallélisme2. Mais il y a plus.
Comme le texte hermétique, les Égyptiens plaçaient la tête
de la terre au sud. En effet, sud en égyptien se dit ip rsij,
c'est-à-dire littéralement « Tète du Sud », et rsy par ailleurs
est de la racine sémitique r\s, qui signifie tête. De même,
il existe un mot phww, littéralement « arrière-train » qui
désigne le nord. De sorte que l'orientation du grand corps
terrestre d'Hermès coïncide exactement avec celle de la
terre égyptienne. Or, cette façon de s'orienter est assez
exceptionnelle pour qu'on puisse admettre qu'il ne s'agit pas
d'une rencontre fortuite.
Il ne serait guère utile dans un exposé comme celui-ci, qui
n'a d'autre ambition que de poser un problème et d'indiquer
au moyen d'exemples d'une évidence certaine la solution
qu'on doit raisonnablement en attendre, de multiplier les
cas de transposition d'images ou d'utilisation de thèmes
limités. Ces cas prouvent simplement que les auteurs des
traités hermétiques étaient familiers du style égyptien, et
pourraient même, si l'on voulait se montrer hypercri tique, ne
pas prouver plus en faveur de l'authenticité que les
ornements égyptiens que l'on trouve dans les mobiliers de style

1) Lanzone, Diz. Mitol. eg., pi. 156 sq.


2) Voir la note de Festugière-Nock, Hermès Trismégisle, 4, 61, n. 31.
l'authenticité de l'inspiration égyptienne 183

Empire. Il en va tout autrement des textes dont il va être


question et où nous allons trouver des essais de synthèse de
la pensée égyptienne, ou des allusions qui révèlent des
conceptions certainement égyptiennes.
Il suffira ici d'indiquer quelques-uns des thèmes principaux
selon lesquels s'organise la recherche, parmi lesquels les plus
caractéristiques sont :
1) La théorie de la royauté ;
2) La fonction démiurgique du soleil ;
3) La théorie des statues vivantes et
4) La théorie générale des rites.
La royauté pharaonique a fait l'objet depuis longtemps
d'analyses variées, qui ont finalement mené à des thèses
extrêmes exagérant le caractère divin du roi, ou au contraire
le négligeant totalement, selon les documents qui, dans la
masse innombrable, ont le plus retenu l'attention des savants1.
En fait, le double caractère du pharaon dieu et homme
apparaît nettement dès qu'on tente de saisir ensemble la
fonction et la personne2. Sans reprendre ici ce problème, je
rappellerai que, d'une part, le pharaon est fils de dieu et dieu
lui-même, en sa qualité de support de la fonction d'Horus,
dieu royal qui, d'après les généalogies mythiques, régna en
dernier sur l'Egypte avant les souverains humains3. En fait,
le pharaon étant Horus, on peut considérer que celui-ci règne
encore sur terre, comme le dernier des dieux. C'est du moins
ce qu'on doit conclure de l'examen de la titulature royale
traditionnelle. D'autre part, certains textes, préoccupés de
définir la position du roi dans l'organisation sociale, ont

1) Résumé et essai de coordination des théories de la monarchie divine dans


Derchain, Le rôle du roi d'É^ypte dans le maintien de l'ordre cosmique, in Le
pouvoir et le sacré, annales du C.enlre ďÉlude des religions, Institut de Sociologie,
Bruxelles, 1961, 61 sq. Posener, De la divinité du Pharaon, Cahiers Soc. Asial.,
15, I960, en étudiant les documents non religieux, montre que le pharaon n'est
divin que dans les temples, et pas du tout dans la vie politique.
2) Goedicke, Stellun? des Kôniys im Alten Reich, Лед. Abhandl., 2, I960, a
montré que les deux aspects divin et humain existent simultanément, selon la
fonction remplie par le pharaon.
3) Selon Diodore de Sicile, I, 25, 7, par exemple.
184 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

voulu insister sur ses devoirs envers ses sujets, en rappelant


la nature humaine. Le roi, dans ce cas, comme le dit
l'enseignement à Merikaré, a été choisi par la divinité entre des
millions1.
Par ailleurs, la fonction du pharaon est essentiellement
d'assurer le fonctionnement régulier des institutions et îles
temples, où il officie à l'exclusion de tout autre, pour assurer
par les rites le maintien de l'ordre universel.
Or, dans un fragment conservé par Stobée, auquel nous
avons déjà emprunté (XXIV, 1-2), il est rappelé explicitement
que « les dieux engendrent des rois qui sont dignes d'être
leurs descendants sur terre », ce qui évoque aussitôt les
croyances égyptiennes, comme MM. Festugière et Nock l'ont
du reste noté2, et un peu plus loin, le même texte précise que
le roi « est le dernier d'entre les dieux en général, mais qu'il est
le premier des hommes. Tant qu'il est sur la terre, il demeure
fort éloigné de la nature divine en sa vérité, mais il a eu égard
aux hommes, quelque chose d'exceptionnel qui est semblable
à Dieu ». Cette définition, qui a pour mérite entre autres de
rappeler que le pharaon n'acquiert la divinité parfaite qu'après
la mort, correspond assez exactement à ce qui vient d'être dit
de la royauté égyptienne, et je crois qu'elle est une de celles
sur lesquelles les égyptologues pourraient le plus facilement
s'accorder.
Au surplus, le rôle du roi dans le maintien de l'ordre est
rappelé avec insistance dans le traité XVIII, 16, qu'il faut
citer en entier :
« ... La vertu du roi, que dis-je, le nom seul de roi confère
la paix. Car le roi est ainsi nommé pour cette raison qu'il
s'appuye d'un pied léger sur le pouvoir suprême et qu'il
est le maître de la parole qui fait la paix, et parce qu'il est né
pour l'emporter sur la royauté des Barbares, en sorte que le
nom seul de roi est symbole de paix. C'est pourquoi rien que

1) Merikaré, 115-116. Cf. Morenz, Die Erwâhlung zwischen Gott und Kônig
in Àgypten, in Sino-Japonica, Festschrift Wedemeyer, 1956, p. 118 sq.
2) Festugière-Nock, о. с, 4, 59, n. 6.
l'authenticité de l'inspiration égyptienne 185

le nom de roi est souvent de nature à faire reculer aussitôt


l'ennemi... »
Dans ce texte, le roi est le maître de la parole qui fait la
paix, c'est-à-dire qui établit l'ordre, et cette idée est
exactement conforme à la tradition égyptienne, puisque le pharaon
est le ritualiste suprême et unique, et que par les rites se
maintient l'équilibre1.
Son apparition seule, d'autre part, produit la victoire. Ceci
aussi est vrai en Egypte, et il suffît de lire tant les innombrables
textes des scènes rituelles dans les temples où les dieux
promettent la victoire au roi en échange du rite accompli, que
les récits historiographiques du Nouvel Empire, où un pharaon
énergique gagne seul une bataille, après que son armée l'a
abandonné2.
Ici encore, et même si la théorie de la royauté exprimée
dans le traité en question correspond à une théorie
hellénistique courante3, l'origine première de cette théorie doit
sûrement être cherchée en Egypte.
L'importance de la monarchie en Egypte est telle que le
seul fait d'avoir consacré une position si exceptionnelle au
souverain serait déjà un argument en faveur de l'inspiration
égyptienne des auteurs hermétiques. Mais nous avons encore
d'autres exemples, tout aussi nets, dont il va être question
maintenant.
Revenons au traité XVI, qui définit le soleil comme
démiurge, père et créateur, qui est à la fois un et tout « celui
qui étant l'un est tout, et qui étant tout est un. Car le plérôme
de tous les êtres est un et dans l'Un, non que l'un se dédouble,
mais ces deux ensemble font une même unité (XVI, 4) »4.
1} Voir mon article déjà cité. La preuve de cette exclusivité du roi est fournie
par toute la décoration des temples où il e<t l'unique ofliciant représente, alors
que dans la pratique, les rites étaient accomplis par des prêtres. On sait que les rites
devaient leur efficace non seulement aux trestes mais aux paroles, prononcées ou
écrites. Le roi étant le seul ritualiste est donc nécessairement le maître unique
de la parole mairique.
2) Par exemple, dans le récit de la bataille de Kadesh, Gardiner, The Kwlcsli
inscriptions of Harrises il, p. '.).
.'ii Bibliographie dans Festi;giére-Nock, o. c, 2, 254, n. 32.
4) La même idée est exprimée dans VAsclépins, 2 fin.
186 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Or, il est bien connu que le démiurge en Egypte est Atoum,


selon la théologie héliopolitaine, dieu de caractère solaire, dont
le nom même signifie « Tout », sur la solitude et l'unité de qui
on insiste souvent1. Mais ainsi que l'affirme un lexle des
Sarcophages, ce Un primordial pour créer dut engendrer
d'abord deux dieux, à partir desquels la création put se
développer normalement, qui continuèrent cependant d'être
un avec lui, de façon que cette apparente triade était en fait
une trinité qui n'était en fin de compte qu'une unité2. Il
semble donc légitime d'admettre que les spéculations sur
l'Un et le Tout du texte hermétique en cause puissent aussi
être dérivées de la théologie égyptienne traditionnelle, dont
elles n'ont fait que transcrire en langage philosophique des
essais de représentation mythique.
D'autre part, plus l'histoire égyptienne se déroule, et plus
le caractère solaire du démiurge s'affirme, de sorte que
l'insistance avec laquelle l'auteur du traité XVI fait du soleil le
démiurge est, sans aucun doute, déjà une indication qu'il faut
chercher l'explication de ce passage dans la tradition
égyptienne.
Il nous reste maintenant à examiner un long fragment de
YAsclépius latin, où il est d'autant plus intéressant de
découvrir une tradition égyptienne authentique que d'après les
études des spécialistes de l'hermétisme, ce traité repose sur
une très abondante littérature hermétique. Ainsi donc, même
au second degré, l'inspiration originale est encore très reconnais-
sable, ce qui ne laisse naturellement pas de doute sur la nature
profondément égyptienne des sources immédiates du traité.
Pour la commodité, nous examinerons d'abord la première
partie de ce fragment, qui se rapporte aux statues : « Ce
sont, dit l'auteur, des statues pourvues d'une âme, conscientes,
pleines de souffle vital, et qui accomplissent une infinité de
merveilles ; des statues qui connaissent l'avenir et le prédisent

1) Bonnet, Reallexicon, 71.


2) Morenz, Aeg. Bel., 150 sq., citant un texte des sarcophages particulièrement
net {CT, II, .m
l'authenticité de l'inspiration égyptienne 187

par des sorts, l'inspiration prophétique, les songes et bien


d'autres méthodes, qui envoient aux hommes les maladies
et qui les guérissent, qui donnent selon nos mérites la douleur
ou la joie (24). »
Or, il est bien connu depuis très longtemps que les statues
égyptiennes sont des statues vivantes1. Les rites de l'ouverture
de la bouche, qu'on leur faisait subir dès la sortie de l'atelier
du sculpteur, avaient pour but de permettre à l'âme du mort
de s'y fixer et de se servir de ses sens et de ses membres comme
s'il était vivant. Il en va de même pour les statues divines
qui rendaient fréquemment des oracles, comme à Karnak,
dans des exemples célèbres2, ou envoyaient des songes, comme
le grand sphinx à Thouthmès IV3. Les statues guérisseuses
sont également bien connues, qu'il s'agisse de statues divines
comme celle de Khonsou, envoyée en Asie pour guérir la
princesse de Bakhtan4, et qui sut manifester son désir de
rentrer en Egypte quand elle jugea que son séjour avait
assez duré, ou de statues de particuliers, comme celle de
Djed-Hor le Sauveur, couvertes de textes magiques, qui en
faisaient des talismans puissants contre les morsures de
serpents et de scorpions5. Il n'y a donc qu'à admettre ici
encore la fidélité à la tradition de l'auteur hermétique.
Il y a longtemps sans doute que l'égyptianisme de ce
passage a été reconnu6. Mais il était, je crois, indispensable de le
rappeler et d'insister sur l'ancienneté des conceptions qui y
sont reproduites, parce que s'enchaîne immédiatement la
longue apocalypse bien connue, qui nous fournit la description
la plus parfaite de la religion égyptienne et de ses mécanismes

1) Une bibliographie- concernant les statues vivantes se trouve dans une note
de Nock, in JE A, 11, 155, n. 2.
2) Par ex. l'élection de Thouthmès III (Urk., IV, 156 sq.) ; et l'affaire rapportée
par le papyrus de Brooklyn 47. 218. 3 (Parker, Proceed. 23d Congress Orient., 1954,
p. 65-66).
3) Stèle du sphinx, Urk., IV, 1539 sq.
4) Stèle de Bakhtan, Lefebvre, Romans et contes, p. 221 sq.
5) Jelínkova, La statue de Djed-Her le sauveur, Bibl. ď Éludes, 23, 1956 ;
ou encore, Klasens, A magical statue base, Leiden, 1952.
6) Festugière-Nock, n. c, 2, 379, n. 199-200.
188 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

fondamentaux. Le texte est ici encore d'une telle clarté et


précision qu'il pourrait sans doute rallier tous les égyptologues
en quête de la religion égyptienne, et qui cherchent à travers
rites, mythes et théologie les principes implicites de son
fonctionnement.
La citation malheureusement très longue qui suit est
nécessaire pour faciliter la discussion des divers points de
détail sur lesquels nous reviendrons. Elle comprend les
chapitres 24 et 25 du traité en entier :
« Ignores-tu donc, Asclépius, que l'Egypte est la copie du
ciel, ou, pour mieux dire, le lieu où se transfèrent et se
projettent ici-bas toutes les opérations que gouvernent et meltenl en
œuvre les forces célestes ?
« Bien plus, s'il faut dire tout le vrai, notre terre est le temple
du monde entier.
« Et cependant, puisqu'il convient au sage de connaître
à l'avance toutes les choses futures, il en est une qu'il faut que
vous sachiez. Un temps viendra où il semblera que les
Égyptiens ont en vain honoré leurs dieux, dans la piété de leur
cœur, par un culte assidu : toute leur sainte adoration échouera
inefficace, sera privée de son fruit. Les dieux quittant la terre,
regagneront le ciel ; ils abandonneront l'Egypte ; cette contrée
qui fut jadis le domicile des saintes liturgies, maintenant veuve
de ses dieux, ne jouira plus de leur présence. Des étrangers
rempliront ce pays, cette terre et non seulement on n'aura
plus souci des observances, mais, chose plus pénible, il sera
statué par de prétendues lois, sous peine de châtiments
prescrits, de s'abstenir de toute pratique religieuse, de tout
acte de piété ou de culte envers les dieux. Alors cette terre
très sainte, patrie des sanctuaires et des temples, sera toute
couverte de sépulcres et de morts. О Egypte, Egypte, il ne
restera de tes cultes que des fables et tes enfants, plus tard,
n'y croiront même pas ; rien ne survivra que des mots gravés
sur les pierres qui racontent tes pieux exploits. Le Scythe ou
l'Indien, ou quelque autre pareil, je veux dire un voisin
barbare, s'établira en Egypte. Car voici que la divinité remonte
l'authenticité de l'inspiration égyptienne 189

au ciel ; les hommes abandonnés mourront tous, et alors,


sans dieu et sans homme, l'Egypte ne sera plus qu'un désert.
C'est à toi que je m'adresse, fleuve très saint, c'est à toi que
j'annonce les choses à venir : des flots de sang te gonfleront
jusqu'aux rives et tu les déborderas, et non seulement tes
eaux divines seront polluées par ce sang, mais il les fera sortir
de leur lit, et il y aura beaucoup plus de morts que de vivants ;
quant à celui qui aura survécu, ce n'est qu'à son langage
qu'on le reconnaîtra pour Égyptien : dans ses façons d'agir, il
paraîtra un homme d'une autre race.
25. « Pourquoi pleurer Asclépius ? L'Egypte elle-même se
laissera entraîner à bien plus que cela, et à bien pire : elle
sera souillée de crimes bien plus graves. Elle, jadis la sainte,
qui aimait tant les dieux, seul pays de la terre où les dieux
fissent séjour en retour de sa dévotion, elle qui enseignait
aux hommes la sainteté et la piété, donnera l'exemple de la
cruauté la plus atroce.
« A cette heure, fatigués de vivre, les hommes ne
regarderont plus le monde comme le digne objet de leur admiration
et de leur révérence. Ce tout qui est une chose bonne, la
meilleure qui se puisse voir dans le passé, le présent, l'avenir,
sera en danger de périr, les hommes l'estimeront un fardeau ;
et, dès lors, on tiendra en mépris et ne chérira plus cet ensemble
de l'univers, œuvre incomparable de Dieu, glorieuse
construction, création toute bonne faite d'une infinie diversité de
formes, instrument de la volonté de Dieu qui, sans envie,
prodigue sa faveur dans son ouvrage, où s'assemble en un
même tout, dans une harmonieuse diversité, tout ce qui peut
s'offrir au regard qui soit digne de révérence, de louange et
d'amour. Car les ténèbres seront préférées à la lumière, on
jugera plus utile de mourir que de vivre ; nul ne lèvera plus
ses regards vers le ciel ; l'homme pieux sera tenu pour fou,
l'impie pour sage ; le frénétique passera pour un brave, le
pire criminel pour un homme de bien. L'âme et toutes les
croyances qui s'y rattachent, selon lesquelles l'âme est
immortelle par nature, ou pressent qu'elle obtiendra l'immor-
13
190 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

talité comme je vous l'ai enseigné — on ne fera qu'en rire,


bien plus, on n'y verra que vanité. Et même, croyez-moi,
ce sera un crime capital, aux termes de la loi, que de s'être
adonné à la religion de l'esprit. On créera un droit nouveau,
des lois nouvelles. Rien de saint, rien de pieux, digne du ciel
et des dieux qui l'habitent ne se fera plus entendre, ni ne
trouvera créance dans l'âme.
« Les dieux se séparent des hommes ; divorce déplorable.
Seuls demeurent les anges malfaisants qui se mêlent aux
hommes, et les contraignent par violence, les malheureux,
à tous les excès d'une criminelle audace, les engageant en des
guerres, des brigandages, des tromperies, et en tout ce qui
est contraire à la nature de l'âme. La terre alors perdra son
équilibre, la mer ne sera plus navigable, le ciel ne sera plus
sillonné d'astres, les astres arrêteront leur course dans le ciel;
toute voix divine sera forcée au silence et se taira ; les fruits de la
terre pourriront, le sol ne sera plus fertile, l'air lui-même
s'engourdira dans une torpeur lugubre. »
Dans ce texte magnifique, quatre points principaux se
dégagent immédiatement, dont nous allons montrer
successivement le caractère typiquement égyptien. Ce sont :
1) L'Egypte est la projection du ciel ;
2) Le rôle des rites, que l'on peut déduire de la description
de ce qui se passe si on cesse de les exécuter ;
3) Les relations entre le respect d'une loi morale et l'équilibre
cosmique ;
4) La description de la fin du monde, où se trouvent des
phrases visiblement traduites de l'égyptien, comme nous
le verrons.
Le premier point paraît, à première vue, l'écho des
cosmologies égyptiennes les plus courantes, où les trois mondes
céleste, terrestre et infernal se correspondent. Ils sont tous les
trois disposés le long d'un fleuve qui en constitue, en quelque
sorte, l'armature vitale. Cependant, il vaut mieux comprendre
autrement cette révélation d'Hermès, et prendre la notion de
l'authenticité de l'inspiration égyptienne 191

ciel dans un sens figuré. Chaque grand temple était, en effet,


une synthèse divine du pays entier1, où tous les dieux étaient
représentés, soit à leur place géographique, par rapport l'un
à l'autre, soit à tel endroit du temple où la fonction, l'élément
ou le phénomène naturel qu'ils régissaient ou représentaient
le justifiait.
Si nous regardons les dieux égyptiens comme des forces
diffuses de la nature, saisissables dans leurs manifestations
telles que le soleil, la crue du Nil, la végétation, etc., comme on
doit se les imaginer pour s'expliquer le culte, la rectification
d'Hermès qui précise que « l'Egypte est le lieu où se projettent
et se transfèrent les opérations que gouvernent et mettent en
œuvre les forces célestes », s'éclaire et devient pour nous
l'expression parfaite de ce qu'était essentiellement le culte
égyptien, système de mise en œuvre par le moyen des rites des
forces divines, en vue d'obtenir des effets pratiques, c'est-à-dire
en fin de compte de « projeter sur terre les opérations des forces
célestes », pour maintenir au pays sa forme et sa constitution
physique et morale.
La nature de notre information égyptologique est telle
que nous ne saisissons guère la religion que dans les rites, où
les allusions aux mythes sont rarement très longues, et où il
n'y a pas d'exposés théoriques. Les rares fragments
dogmatiques qui nous soient parvenus ne peuvent, d'autre part,
nous être utiles dans le cas présent. Cependant, l'analyse des
rituels laisse voir comment ils fonctionnent et fait
apparaître dans un grand nombre de cas leur signification cosmique.
Ils sont là, en réalité, pour aider sinon pour provoquer
certains phénomènes. Par exemple, pour nous en tenir à quelques
cas clairs, le retour régulier de la lune est favorisé par le
sacrifice de l'antilope, parce que, d'après certains mythes,
cet animal était un dangereux ennemi de l'œil céleste qui
représentait la lune2. Ou encore, en partant de cet autre

1) Rochemonteix, Le temple égyptien, in Œuvres diverses, 1 sq.


2Í Derchain, Riles égyptiens, I : Le sacrifice de Vnnjx, Bruxelles, 1962.
192 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

mythe du cycle lunaire qui expliquait les phases par la fuite et


le retour de la déesse Tefnout, on provoquait la pleine lune en;
accueillant la; déesse fugitive revenant du désert où elle
avait pris l'aspect d'une lionne terrifiante, et en la distrayant
par des danses, des chants, de la musique, des fleurs et du vin,
qui devaient la décider à rester, apaisée en Egypte1.
Si donc le rite, par l'évocation du mythe2 agit finalement
sur le . monde ■ sensible, il1 faut . Ыеш admettre - que le mythe :
devait être pour les Égyptiens non une simple description de la;
réalité sensible, mais ; plutôt une, force réelle, commandant les

:
phénomènes, qui* sont dès lors des espèces de projections dur
mythe, ainsi que dit VAsclépius, qui ne; fait en somme que,
reprendre dans le langage mythique, dans un cas concret le
principe que nous avons souligné dans le traité XVI, que les ►
Égyptiens n'usent pas de simples mots, mais de sons tout
remplis d'efficace.. Cette prédominance du mythe sur le sensible
est, par ailleurs, si ancienne en- Egypte ; qu'il est inutile d'y
.

chercher une* influence platonicienne, comme * on pourrait


peut-être tenter de le faire..
Cela étant admis, puisque la mise, en œuvre rituelle du.
mythe,, sa- représentation en actes ou en bas-reliefs dans les
temples paraissent indispensables à son actualisation, on peut"
dire que c'est du rite finalement que dépend la stabilité de
l'univers. Nous rencontrons ainsi la seconde partie de la révélation
d'Hermès, qui relie la. fin du monde à. la fin des rites. Or, il
existe un rituel égyptien spécialement destiné à éviter, l'ultime
cataclysme. . IL est connu «par le- papyrus Sait 825 du < Musée
britannique, en assez mauvais état. L'effet qu'on en attend est
cependant clair; car au- début se trouve une description dess
bouleversements menaçants, tandis ! que ■ la * fin proclame le
sauvetage de la création, parce que les rites ont été accomplis.
Or, de ; l'ensemble ; des gestes > prescrits, \ les plus importants

1) Junker, Auszug der Hathor Tefnout, A bhandl. Berlin, 1911, et Onuris-


le^ende, Denkschr. Wien, 1917.
2) A propos des rapports du rite et du mythe, cf. E. Otto, Das Verhâltnis
von Rite und Mythus in Âgyptischen, SB Heidelberg, 1958, 1.
l'authenticité de l'inspiration égyptienne 193

consistent à fabriquer de sable, d'argile et d'aromates une


statuette d'Osiris appelée « Vie » ou « Vivant », qu'il faut
envelopper d'une peau de mouton et enfermer dans une
caisse au centre d'un sanctuaire appelé lui-même « Maison
de la Vie ». Peu importe du reste les détails des
prescriptions liturgiques. Dans les conditions de la présente recherche,
le fait important est la relation entre l'intégrité de cette
statuette et l'intégrité de la vie universelle et de l'ordre
cosmique. Or, si le rituel décrit par le papyrus est en rapport
avec le maintien de l'ordre universel, envisagé naturellement
d'un point de vue égyptien avant tout, l'explication théorique
de son utilité ne se trouve que dans la révélation de VAsclépius
dont nous nous occupons, et la ressemblance entre les deux
textes est encore accentuée du fait que le texte d'Hermès
reprend mot pour mot la description de la fin du monde
du papyrus Sait 825. Le parallélisme est si frappant qu'il
vaut la peine ici de reproduire encore la fin de la citation
hermétique avant de donner la traduction du passage
correspondant du papyrus. « La terre alors perdra son équilibre, dit
Hermès, la mer ne sera plus navigable, le ciel ne sera plus
sillonné d'astres, les astres arrêteront leur course dans le ciel ;
toute voix divine sera forcée au silence et se taira... Quand
toutes ces choses seront accomplies, ô Asclépius, alors le
Seigneur et Père... anéantira toute la malice, soit qu'il l'efface
par un déluge, soit qu'il la consume par le feu... »
Tandis que le papyrus Sait 825 : « La terre est dévastée, le
soleil ne sort pas, la lune tarde, elle n'existe même pas, le
Noun tremble, la terre perd son équilibre, le fleuve n'est plus
navigable... »
La renaissance du monde, obtenue par le Seigneur et Père
du traité hermétique était prévue dans le papyrus égyptien,
non pas comme la suite d'un déluge ou d'un embrasement,
mais parce que les rites avaient permis d'écarter le pire.
Toutefois, il faut souligner que l'idée d'embrasement est
contenue dans le texte égyptien, puisqu'on y lit que les dieux
ne brûleront pas, si les rites ont été correctement exé-
194 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

cutés1. Il serait bien sûr imprudent de conclure de cette


allusion à l'incinération des dieux que les Égyptiens avaient
une quelconque doctrine d'une éventuelle Ekpyrôsis lou
kosmou. En revanche, un autre texte eschatologique
égyptien, conservé dans le chapitre 175 du Livre des Morts,
parle d'un ultime anéantissement du monde par le démiurge
lui-même sous la forme d'un plongeon dans l'océan
primordial, néant resté toujours menaçant et qui doit finalement
l'emporter2.
La notion de fin du monde étant ainsi bien attestée en
Egypte3, on pourrait se demander si le texte de YAsclépius
ne doit pas être invoqué en faveur de l'existence d'une
doctrine de l'embrasement ultime de la création. Qu'une telle
hypothèse, impossible à vérifier dans le cadre d'une
communication comme celle-ci, soit permise, suffît, je crois, à montrer
que l'étude du Corpus hermelicum peut être rentable pour les
égyptologues, qui risquent d'y trouver ce que les textes
hiéroglyphiques n'ont pas dit. Quoi qu'il en soit, le texte qui vient
d'être commenté est trop proche dans l'ensemble de l'esprit
égyptien, et ressemble trop littéralement par certaines
phrases décisives au texte égyptien, connu par hasard par le
papyrus Sait 825, pour qu'on soit encore autorisé à ne voir
dans ce passage de VAsclépius qu'une banale vision
apocalyptique, comme il y en a tant d'autres dans la littérature
hellénistique4.
Tant d'analogies disposent à croire que l'auteur du texte
original de VAsclépius, si bien attesté en Egypte par des

1) P. Sait 825, XVII, 11-13.


2) Sur ce passade «lu Livre des Morls, voir la bibliographie complète dans
<i. Lanczkowski, Altâg. Prophetismus, Лед. Abhandl., 4, 1960, 101 sq., et mes
observations dans L'être et le néant selon la philosophie égyptienne, in dialoog
■Bruxelles), 2, n° 3, printemps 1962, 180 sq. On ajoutera ce détail important
que le passage eschatologique en question fait partie du répertoire classique
des prêtres égyptiens jusqu'à l'époque romaine, car on le retrouve dans un
papyrus tardif et dans une inscription du temple d'Opet à Karnak, ainsi que
Га découvert E. Otto, Zwei Paralleltexte zu ТВ 175, С. d'É., 74 (1962).
3) Cf. Sciiott, Altaï. Vorstellungen v. Weltende, Analecta Biblica, 12, p. 319
sq. Autre exemple de l'anéantissement par l'eau, P. Leyde 348, 4, 4 sq., cité par
SciioTT, о. c, 321.
4) Festucière-Nock, Hermès Trismégiste, 2, 381, n. 218.
l'authenticité de l'inspiration égyptienne 195

citations dans les papyrus grecs que par la traduction copte1,


était lui-même un homme bien au courant de la littérature
religieuse égyptienne, et qu'il a puisé l'inspiration du passage
dans une connaissance profonde et intime de sa croyance.
L'accent prophétique est loin d'éveiller l'impression d'un
avertissement, mais suggère bien plutôt les regrets de
quelqu'un qui assiste, impuissant, au naufrage du monde où il
s'est fait.
Il y a plus encore. L'apocalypse de Y Asclépius accuse de
l'écroulement du monde les hommes qui auront méprisé les
lois de la morale et de la piété. Et si une telle idée peut passer
à première vue pour un lieu commun, où il est vain de vouloir
retrouver un trait particulier à une religion ou une philosophie
quelconque, dans un contexte typiquement égyptien comme
celui-ci, il est très probable qu'il faille y voir une réminiscence
de la double valeur de Maât, à la fois principe d'ordre et loi
morale, du respect de laquelle dépend la bonne marche du
monde. En effet, pendant que le pharaon offre Maât d'une
façon tout abstraite dans le fond des sanctuaires, en un rite
qui est à la fois le plus courant (on le rencontre à
d'innombrables exemplaires) et le plus saint (il figure gravé sur la
paroi du fond des temples), les hommes sont tous tenus de
conformer leurs dires et leurs faits au même principe2. Cette
concordance théorique est admirablement confirmée par un
texte sur lequel M. Montet a attiré l'attention au cours de la
discussion qui a suivi cet exposé, et qui met bien en lumière
la corrélation entre le respect des préceptes et la sauvegarde
de ce qui est. Pour terminer, je citerai encore en entier ce
passage du Papyrus Jumilhac, dans la traduction de J. Van-
dier3, dont la parenté avec le texte hermétique peut n'être

1) La traduction copte récemment découverte est signalée par Doresse et


Toî;o Mina, Nouveaux textes <rnostiques découverts en Haute Éprypte, in Vigiliae
Chrislianae, 'Л, 1949, p. 135 sq. Citation du texte <rree original dans les papyrus
magiques grecs : PGM, III, 591-609 = Asclepius, 41. Les deux documents sont
cités par Festkhère, Révélalion, I, 285 et 427.
2) Derchain, Le rôle du roi ďÉggple, déjà cité, p. 66 sq.
3) J. Van d 1er, Le papyrus Jumilhac, p. 130.
196 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

pas commentée et où on notera également l'extraordinaire


coïncidence entre les deux textes au sujet de la présence
d'ennemis sur le territoire de l'Egypte :
« Si on n'agit pas justement dans sa ville, en tout ce qui
concerne son temple, de telle sorte que la justice soit juste et
qu'elle détruise le mensonge, alors les ennemis seront insolents
dans le pays entier... Si on néglige les cérémonies d'Osiris, en
leur temps, dans ce district, ... ce pays sera privé de ses lois,
la plèbe abandonnera son maître, il n'y aura plus de règlement
pour la foule... Si on n'accomplit pas les cérémonies d'Osiris
en leur temps, il y aura une année d'épidémie dans le Sud et
dans le Nord... Si on ne décapite pas l'ennemi qu'on a devant
soi, qu'il soit modelé en cire, dessiné sur un papyrus vierge,
ou sculpté en bois d'acacia, suivant toutes les prescriptions
du rituel, les habitants du désert se révolteront contre l'Egypte
et il se produira la guerre et la rébellion dans le pays tout
entier, on n'obéira plus au roi dans son palais, et le pays sera
privé de défenseurs. Ouvrez les livres, voyez les paroles divines,
et vous serez sages suivant les plans des dieux... Ne vous
lassez pas, ne soyez pas ignorants, gardez-vous d'être oublieux
de cœur ; c'est ainsi qu'on s'éloigne d'une mort prématurée
sur terre ; c'est la vie ou c'est la mort. »
Le ton de l'avertissement même est très proche de celui
d'Asclépius et la date du papyrus, fin de l'époque ptolémaïque,
et de sa langue, indiquant également une époque tardive,
suggère bien que nous avons affaire à des manifestations plus
ou moins parallèles d'un même état d'esprit profondément
égyptien.
De la masse des textes hermétiques, notre enquête n'a fait
qu'effleurer les traités XVI, XVIII, VAsclépius, et le
fragment XXIV de Stobée. Il y a six mois à peine, S. Sauneron,
à la tribune de la Société d'Égyptologie, montrait le
parallélisme étroit entre un passage de la cosmopée de Leyde et un
texte du temple d'Esna1. La rencontre fortuite de nos enquêtes

1) Sauneron, in Bull. Soc. Fr. Égyptol., 32 (XII-1962), 47.


l'authenticité de l'inspiration égyptienne 1(J7

paraît appeler un enseignement. L'hermétisme a passé pour

;
un phénomène grec aussi longtemps que seuls des hellénistes
se sont occupés de lui. Mais, d'autre part, il serait injuste de
leur reprocher leur attitude, car la littérature égyptienne
d'où les textes hermétiques peuvent être inspirés, celle de la
basse époque, est particulièrement inaccessible. Qu'il s'agisse
dupapyrus Sait 825, dont il n'existe qu'une traduction russe
et un fac-similé, des textes d'Esna, inédits, ou du* Papyrus
Jumilhac publié cette année; tous les documents sur lesquels
est fondée la thèse présente ne sont accessibles qu'au prix de
grandes difficultés, et en dehors du cercle restreint des égypto-
logues qui se consacrent à la basse époque n'ont . guère de
chance d'être connus.. L'égyptologue, s'il a parfois appris le
grec, ne se risque pas volontiers ni sans crainte dans le monde
de la pensée hellénistique. L'helléniste, pour sa part, ne peut
guère pénétrer le monde égyptien défendu par sa langue, et
surtout par ses écritures d'autant plus inaccessibles qu'on est
plus près - des époques qu'il importerait de connaître pour
déchiffrer l'hermétisme. Ajoutons-y l'immense destruction des
papyrus dont les auteurs hermétiques ont pu se servir, et dont
j'ai parlé.
Compte tenu de tout cela, on doit accepter l'idée qu'un
examen systématique du Corpus Hermelicum ferait apparaître
d'autres passages, dont l'inspiration égyptienne serait évidente
même si d'autres doivent rester irréductibles. On ne devra pas
s'étonner, en effet, de trouver des. influences diverses dans
ces textes, auxquelles un Égyptien cultivé, vivant dans ces
villes cosmopolites Memphis ou Alexandrie, ne pouvait guère
échapper.. Il est très vraisemblable que la composition des
textes hermétiques soit hétérogène, comme l'ont noté les
éditeurs. Mais comme on l'a trop souvent oublié, dans cette
hétérogénéité, il y a place aussi et avant tout pour, une
tradition égyptienne. C'est pourquoi je crois que s'il fallait
maintenant juger le Corpus Hermelicum, il serait opportun de choisir
un moyen terme entre les interprétations de Strieker et de
Festugière-Nock. Pour le premier, il s'agit, rappelons-le,
198 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

d'une codification de la religion égyptienne ; pour les seconds,


d'un phénomène purement hellénistique d'inspiration grecque.
Il est hors de doute bien entendu que l'ensemble est
hellénistique, par son âge, sa langue, sa composition, par le choix
des récits cadres, que sais-je encore. Mais il est non moins vrai
que les rares passages que nous avons examinés ont révélé une
pensée égyptienne authentique, et souvent une formulation
égyptienne, que parfois ils ont montré que cette pensée
égyptienne avait été synthétisée, repensée en termes
hellénistiques, sans perdre pour autant de sa spécificité, ce qui nous a
permis de la reconnaître.

Ph. Derchain,
Chargé de Recherches au F.N.R.S.

Vous aimerez peut-être aussi