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Présocratiques et post-modernes : les effets de la sophistique

Author(s): Barbara Cassin and Michel Narcy


Reviewed work(s):
Source: Le Cahier (Collège international de philosophie), No. 1 (octobre 1985), pp. 54-63
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40972354 .
Accessed: 02/06/2012 08:24

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Présocratiques Barbara Cassiti
et post- MichelNarcy
modernes: L'objectifdu séminaireétait,dans un pre-
les effetsde mier temps, de faire l'inventaired'une
la sophistiquepensée qui résisteau platonismeet esquive
la métaphysique: la sophistique,comme
alternative, dès les présocratiques, à la lignéeclassique,parménido
hégelienne, de la philosophie. qui veutdirenonseulementredé-
Ce
couvrir,en deçà de l'occultationopérée par l'œuvre de Platon et
d'Aristote, la sophistiquede la Grèceclassique,mais mettreau jour
aussi comment,par-delà,cette alternativese maintient.
Le premiertempsa donc consistéà prendrela mesurede l'opéra-
tionpar laquelle Aristoteparachèvele gesteplatonicien,en instau-
rantun régimede discoursqui feraloi pour toutel'histoirede la
métaphysique. Régimeque nousappelonssémantique,en référence
au gestedécisifd'Aristote qui faitéquivaloirdireet signifier
quelque
chose. Prendrecette mesure,c'est décrireles articulationsessen-
tiellesdu livreGamma de la Métaphysique,comprisen termesde
stratégiecontrela sophistique.
1. Le livreGammaconjointl'étudedu premierprincipede la science
de l'êtreen tantqu'être,principeditde non-contradiction, et la
réfutation de Protagoras. Aristote d'élé-
y procèdeà la réinscription
mentsplatoniciens(en particulier la constructiondoxographique,
physique-sophistique, du Théétète)dans le cadre du « signifier
quelque chose ». Indice du déplacementde la stratégie: l'argu-
mentdirimant chez Platon- la sophistiqueestauto-contradictoire
- est mentionnéen fin de parcours comme «rengaine» (8,
1012bl4).
On peutdécrirecommesuitla stratégied'Aristote: il réduitle
discourssophistique(Protagoras)au discoursphysique(Heraclite)
qu'il étendà celui de la phénoménologieordinaire(tousceux qui
cherchentle vrai).Puisil convertit ce discoursphysique,qui croit
au
échapper principe de non-contradiction, en discoursde régime
aristotélicien.Résistantà cettenormalisation, un reste- ceux qui
parlent« pour le plaisirde parler», « pour l'amourdu discours»
- se trouve,tantqu'il s'en tientà cetteposition,définitivement
marginalisé.
2. Le principede non-contradictionest« le plusfermede tous» (c'est
«
le plusconnu: celuià proposduquelil estimpossibled'êtreabso-
lumentdans l'erreur»; il ne dépend de rien d'autre: « celui qui
ET POSTMODERNES,
PRÉSOCRATIQUES LES EFFETSDE LA SOPHISTIQUE 55

qui chercheà comprendreun étantquel qu'il soit doitnécessai-


rementle posséder», 3, 1005bll-18). Or on ne se heurtepas
seulementà quelquesmalélevés qui en demandentdémonstra-
tion (4, 1006a7), mais tous sans exceptionfontexception.
:
DU PRINCIPE
TABLEAUDES ADVERSAIRES
I. Ceux qui parlentsous l'effet II IL Ceux qui parlentpour le
d'une aporie || plaisir de parler
(5, 1009a 16-22.N.B.: ilsne sontpas discernables en ce qu'ilsdisent)
1.1.« Heraclite» I 1.2.« Protagoras»
(3, 1005b25) (4, 1007Ò22)
= les physiciens = les sophistes
:
reprise 5, 1009a23 reprise: 4, 1007b22
Thèse: les contrairesappartiennent Thèse: tousles phénomènes
en mêmetempsau mêmeobjet sontvrais
ex : Anaxagore ex : Empédocle, Démocrite,
Démocrite Parménide, Anaxagore, Homère
= ceux qui cherchent et aimentle
t plus,1evrai
ceux qui héraclitisent- Cratyle

3. Remarquessur I.
3.1. Les sophistessont des physiciens:
- Protagorasest réduit à Heraclite dès le début de 5 : si
Protagoras,alors Heraclite(1009a6-12),si Heraclite,alors
Protagoras(12-15). De même, les deux lignées 1.1. et 1.2.
« héraclitisent» (lOlOall).
- Les deux discoursrelèventde la même conception,selon
laquelle pensée = sensation = altération(1009b12).
La thèse de Protagoras,pour laquelle « phénomène» devient
terminologique (1009a8,bl, bl4, lOlObl, 101Ial8), estla thèse
physiquela plus immédiateque partagenttous les présocra-
tiques,y comprisParménide.
3.2. Le remède du « signifierquelque chose ».
Aristotepersuadetous ces négateursdu principequ'en faitils
y adhèrent.
3.2.1. Il fautmieuxidentifier, pour mieux le signifier,le « quelque
chose », référencedu discoursphysique.Le phénomèneles
induiten erreur(« ce qui change, au momentoù il change,
leur fournitune vraie raison de ne pas croire qu'il est »,
1010a16), et discourantsur quasi-rien,ils ne tiennentquasi
aucun discours.
Mais ilsdoiventconsidérerqu'il y a un substratdu change-
ment,que des distinctions fontéchapper à la contradiction,
qu'il existeun « quelque chose » suprasensibleet immobileau
56 LE CAHIER DU COLLÈGE
regardduquel celui qu'ils ont choisi est « moindre».
3.2.2. Quelleque soitla visibilité du phénomène,le « quelquechose »
quand parlentestau moinsidentifiable
qu'ilssignifient ils : non
le
pas vin, tantôt doux et non doux, mais le doux lui-même,
qui ne change pas (1010b21-26).
Ils tombentpar là sous le régimegénéralde la « démonstra-
tionpar réfutation » du principe,ou coup d'Aristote: le même
ne
(sens) peutpas simultanément apparteniret ne pas appar-
tenirau même (mot).
3.2.3. Ils s'autoréfutentnon par contradiction logique commechez
Platon,mais par contradiction entrethéorieet pratique,ce
qu'ilsdisentet ce qu'ilsfont.En effet,s'ilsétaientconséquents:
- ils se tairaient comme Cratyle qui bouge le doigt
(5,1010al2s;4, 1006al2-15),
- ilstomberaient dans le puits,ne pouvantdiscernerqu'il est
« nonbon » d'ytomber,et ne pouvantpas le discerner d'ailleurs
du non-puits,puisquela contradiction héraclitéenne s'accom-
pagne toujoursdu « touteschoses ensemble» anaxagoréen
(4, 1008bl4-27; 5, 1010b9-ll ; 6,101Ia7-ll).
La sophistiquede Protagoras,comme la phénoménologie ordi-
naire,conséquenteavec elle-même,serait silencieuseet impuis-
sante. La lecturede Gamma la feradevenirce qu'elle est -
aristotélicienne.

4. Remarquessur IL
« Ceux qui parlentpourle plaisirde parler» représentent une autre
sortede sophistique,non réductibleà la physique; leurdiscoursest
indiscernablede celui des protagoréensmais non leur intention.
4.1. Analysede 5, 1009al6-22 :
On ne peut pas les persuader(c'est à cela qu'on les reconnaît)
puisque, refusantle régimedu « signifierquelque chose », ils
n'estiment pas devoirpenserce qu'ilsdisentet échappentainsi
au coup d'Aristote. On peutseulement,se plaçantsurle terrain,
qui est le leur,du discourspur,les « contraindre» en proposant
« une réfutation de ce qui estditdans les sons de la voix et dans
les mots ».
Sur ce genre de réfutation tenantà l'expression,voir Réfuta-
tionssophistiques.
4.2. Analysede 6, 1011al5-16 :
Maisfaceà de telsadversaires,mêmeune réfutation de ce genre
est impossible.La réfutation est en effet un syllogismede la
LES EFFETSDE LA SOPHISTIQUE
ET POSTMODERNES,
PRÉSOCRATIQUES 57

contradiction ; or, puisqu'ils refusentle principe de non-


contradiction, cettemiseen contradiction avec eux-mêmesn'a
pour eux rien d'une défaite : « Ceux qui cherchent seulement
la contraintedans le discourscherchentl'impossible.En effet
ils estimentavoir le droitde dire des contrairesdès qu'ils en
disent» (N.P.C, avec la traductionRoss-Tricot : « ils ont la
prétention qu'on leur accorde le privilège de se contredire eux-
mêmes,demandequi se contredit elle-mêmeimmédiatement »).
Cette réfutation constituedonc, plutôtque leur guérison,un
« remèdecontreeux » destinéà protégerleursauditeurs.Ceux
qui parlentpour le plaisirde parleret s'en tiennentlà sont le
restede l'opérationaristotélicienne : la classe innommabledes
plantesqui parlent est la trace d'un régimede discoursautre
que celui du signifierquelque chose.
4.3. Analysede 1011a22:
Aristote procèdecependantencoreà la récupération d'unepartie
de ce reste,en luiattribuant une détermination supplémentaire :
cellede « soutenirleurdiscours». Soutenirson discoursen accep-
tant la règle dialectique majeure qui consiste à ne pas se
contredire, donc soutenirsa positionde répondant,se distingue
de soutenirla pensée de ce qu'on dit,qui caractérisait la volonté
bonne de ceux qui sont dans l'aporie.
Aristoteassure ainsi le retourdans le girondu principedes
sophistes dialecticiensou éristiquesdécrits par Platon (on
comparerapar exemple6, 1011a 17-33et Théétète,159e-160c:
commentles tenantsde la relativitédu vrai doivent-ilsparler
pour ne pas se contredire).
On peut compléterle tableau précédentcomme suit:
Principe de non- i Négateurs du principe
contradiction I II
Par aporie Pour le plaisir de parler
signifier 1.1. 1.2. II. 1. II.2.
quelque chose "Heraclite" "Protagoras" en soutenant en réclamant
a i leursdiscours l'impossible
^ - I
non-contradiction I- héraclitiser
sophistique
philosophique sophistique
t dialectique
^
, persuasion |
contrainte |
5. La sophistiquereprésentéepar la thèse de Protagoras« tous les
phénomènessontvrais» supposeun accord immédiatentreêtre,
penseret dire,et relève d'un régimeprésocratiquede la vérité.
Aristoteopère à la foisla disjonctiondes troisplans ontologique,
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logique,pratique,et leurajointementdans le principede la non-
contradiction et l'exigencede signification.Il convertitainsi la
sophistique philosophique, réduitla sophistiquedialectiqueà l'ina-
nitéd'unjeu purementlogique et relèguela sophistiquesophis-
tique en l'excluantd'un seul coup de l'essence des choses, du
sens des motset de l'êtrede l'homme.
Relégationà perpétuité: « Au gré d'affirmations contradictoires
que l'hommeest capable de produiretoutà loisirau sujetd'une
seule et mêmechose,il sortlui-mêmede sa propreessence pour
passerdans la non-essence,il rompttoutrapportà l'étanten tant
que tel ». (Heidegger,Nietzsche/,trad.Klossowski,p. 468).

Le bénéficede cetteanalyse est double. Elle permeten effetde


comprendre, d'une part,commentAristote, un régimede
instituant
discoursoù l'instancedominanteest la « science », dégage le sol où
toutel'histoirede la métaphysiquetrouverason lieu, et à ce titre
mérited'êtreappelée«moderne». Mais d'autrepart,en faisantvoir
que cettestratégies'achèveen définitive dansune opérationd'exclu-
sionou de relégation, l'analysede la réfutation donne
aristotélicienne
le meilleurindicede la résistancedu discourssophistique.L'histoire
des « réhabilitations» de la sophistiquemontre,en effet, que l'effort
pourréinterpréter ce que Platonet Aristotedisentde la sophistique
(leur« témoignage») restetoujourssous l'autoritéde la condamna-
tionqu'ils ont portée: il s'agittoujoursde revaloriserles dévalori-
sations (phénoménologie,subjectivisme),et de montrerque la
sophistiquen'a pas tantdéméritéde la philosophie.
Dégager au contrairece qui, dans le texte même de Platon et
d'Aristote, subsistede la sophistique,l'inéliminablede celle-ci,per-
metd'en retrouverle sens. Ce qui, avec la sophistique,est occulté,
et qui refaitsurfaceau-delà de la métaphysique,c'est le discours,
et les statutsdiversde sa toute-puissance.
D'où le secondtempsde la recherche,l'explorationdes résurgen-
ces, expressesou non,d'undiscoursqui sera désormaistransgressif .

L'examende la secondesophistique, et la naissancedu romangrec,


montrent que le discoursde fictionest l'undes paradigmesde cette
transgression.L'histoire,avec la logographied'Hérodote et de
Thucydide,étaitune des illustrations majeuresde la prosesophisti-
que ; sitôtqu'elle passe sous les canons aristotéliciens (Polybe),la
puissancepropred'un discoursnon asservi à un « réel » trouvesa
ressourcedans la fiction: l'indiscernabilité,dans le discours,du vrai
et du faux.L'inventiondu roman contre la Poétique: c'est, après
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LESEFFETS
le romangrec(qui ne s'appellepas encoreroman,et en faitn'a pas
de nom),touteune histoiredu roman,de Cervantesà Borges,qui
trouveici sa place.
En outre,à partirde la rupturemallarméenne,avec le dévelop-
pementd'unepoétiquequi n'estpluscelle d'Aristote, c'est-à-direqui
n'est plus asservie aux canons de la représentation, s'autoriseun
discoursaffranchi ouvertement de l'autoritéaristotélicienne. Encore
faut-ilattendrela manifestation du refoulédans la psychanalyse pour
l'entendrepleinement.
« D'une façongénérale,écritLacan,le langages'avèreun champ
beaucoup plusrichede ressourceque d'êtresimplementcelui où
au coursdu temps,le discoursphilosophique
s'estinscrit, » (Encore,
33). Pour une il
fois, s'agitde « refiler quelque chose à la métaphy-
sique »,au lieu de « prendredans sa mangeoire» (56). Quel est ce
plus? Benvenistel'énonceavec la plusgrandesimplicité: «On est
dans un langage qui agitautantqu'il exprime» (« Remarquessur
la fonctiondu langage dans la découvertefreudienne», in:Pro-
blèmesde linguistiquegénérale,77). Non seulementle langage
« exprime» : dit ce que je vois, dit ce qui est (phénoménologie,
ontologie),mais il « agit» : il est capable en bon pharmakonde
transformer l'autreou moi-même,et il est capable aussi,comme
le personnageet le stratagèmed'Hélène nous l'ontfaitcompren-
dre, de créer,de produireun effet-monde.
Lacan, commela sophistique,articulecetteactivitédu langage
en deux temps: un tempscritiquepar rapportà la philosophie,
et un tempspositif,où s'éclairentquelques formulesclefs.Dans
les deux textesqui paraissentles plus explicitesde ce pointde
vue,Encore(1972-1973)et la conférencedu 2e Congrèsde Rome
(1.11.1974),il s'en prendd'abord à Parménide,et, trèsprécisé-
ment,aux deux thèsesqui fondentl'ontologieet donnentau dis-
cours philosophiquesa physionomiedes siècles à venir. La
premièreest que « l'êtreest et le non-êtren'estpas » . « C'estbien
parce qu'il étaitpoète que Parménidedit ce qu'il a à dire de la
façonla moinsbête. Autrement, que l'êtresoitet que le non-être
ne soit pas, je ne sais pas ce que ça vous dit à vous, mais moi,
je trouveça bête. Et il ne fautpas croireque ça m'amuse de le
dire» (Encore, 25). La seconde, c'est l'identité,ou la co-
appartenancede l'êtreet du pensé : « Jepensedoncje souis...c'est
quand mêmemieuxque ce que ditParménide.L'opacitéde la con-
jonctiondu noeinet de Veinai,il n'en sortpas le pauvre Platon»
(Rome,546). Et,à proposd'Aristote : « Sa fauteestd'impliquer que
le pensé est à l'imagede la pensée, c'est-à-dire que l'êtrepense »
60 LE CAHIERDUCOLLÈGE
(Encore,96). Ces deuxthèsesensemblefontqu'ilestimpossible
de direetde penserce quin'estpas,etl'ontologie s'yauto-définit
commele direce qui est; elleapparaîtainsisimplement comme
unepétition de principe : « Le discours de l'êtresupposeque l'être
soit,et c'estce qui le tient» (Encore,108).
Tel estexactement, moinsla dénégation de l'amusement à le
dire,le pointde départdu Traitédu non-être de Gorgias.Gorgias
y montreque l'ontologie de Parménide lorsqu'onluiappliqueà
elle-même ses propresprincipes, quideviendront ceuxd'identité
et de non-contradiction, produitson proprerenversement. Par
exemple, si l'on ne peut dire ni penser ce qui n'estpas, alors il
suffitque je diseet que je penseque "descharsluttent en pleine
mer"pourque deschars,effectivement, luttent en pleinemer(9).
Seulel'ontologie fondele lieucommun sophistique de l'impossibi-
litédumensonge etdufaux.L'ontologie faitcommesil'êtrequ'elle
avaità direétaitdéjà là, et n'a plusdès lorsà se soucierque de
l'adéquation. Gorgias faitcomprendre qu'ellenepeuttenirsa posi-
tionet occuperdès lorstoutela scèneque parcequ'elleoublie,
nonpas l'être,maisqu'elle-même est un discours.
Face à l'ontologie, la thèsesophistique et la thèselacanienne
ne fontqu'un: l'êtreest un « effetde dire», « un faitde dire»
(Encore, 107).C'estexactement surce point, ence positionnement,
que Lacanparaîtdevoirêtreditsophiste. Bienentendu, lessophis-
tes,à la différence de Lacan, furent bien plus exclusivement des
praticiens, pédagogues etorateurs, qu'ilsnelaissèrent de réflexions
surleurpratique. Parailleurs, on l'a déjàsenti,c'esttoujours aussi
à regret que Lacan constate qu'iln'est pas parménidéien, platoni-
cien,aristotélicien, heideggerien, philosophe. Enfin, celava de soi,
Lacandisposed'autresconcepts, en particulier ceuxde la subjec-
tivitéetceuxde la linguistique. Maissilesdeuxmondes sontmalgré
toutcomparables, c'estjustement etpourfairebref, parceque les
sophistes et Lacan ontle mêmeautre,le régimephilosophique
« normal» dudiscours. Indiquons simplement que la définition la
plusadéquate de ce régime normal est à construire à partirdu
livreGammade la Métaphysique d'Aristote, où la démonstration
duprincipe de non-contradiction nese soutient que de la confusion
expresseentre« dire» et« signifier quelquechosequiaitle même
senspoursoi-même etpourautrui ».Cetteidentification estexplici-
tementélaboréeparAristote commeparadeà la sophistique. Il
estdoncau moinsplausible qu'unrégimeanté-aristotélicien et un
régime post-aristotéliciencommela psychanalyse puissent commu-
niquerdansleurnon,voire leur anti-aristotélisme.
LESEFFETSDE LASOPHISTIQUE
ET POSTMODERNES,
PRÉSOCRATIQUES 61
Pour explicitercette positionqu'on peut nommerd'un terme
de Novalis,« logologique», on tâcherade mettrecôte à côte cita-
tion lacanienne et citationsophistique.
L'êtreest un faitde dit: cela signifietoutsimplementqu'« il n'y
a aucuneréalitéprédiscursive. Chaque réalitése fondeet se définit
d'un discours» {Encore,33). Il fautinverserle sens du sens, qui
ne va pas de l'êtreau diremaisdu direà l'être,ou, dans les termes
du Traitédu non-êtrede Gorgias: « Ce n'est pas le discoursqui
indiquele dehors,mais le dehorsqui vientrévélerle discours»
(Sextus Empiricus,Adv. Math.,VII, 85). Ainsi «la réalité», «le
dehors», l'être,en un mot,loin d'être antérieur,se conforme,
toujoursdans l'après-coup,au discoursqui en a effectuéla pré-
diction,et il tientson existence,commeHélène,cetteconcrétion
fétichiséede souffle,seulementd'avoir été discouru.
Une série de propositionsnégativess'ensuit,qui affectent de
naïveté les discoursscientifiquestraditionnels. Par exemple, la
« cosmologie» : « est-cequ'il n'ya pas dans le discoursanalytique
de quoi nous introduire à ceci que toutesubsistance,toutepersis-
tance du mondecommetel doitêtreabandonnée» (Encore,43) ;
la « physique» : « En quoi cette nouvellescience concerne-t-elle
le réel? » (Encore,96),et dans le mêmesac aristotélicien, le « beha-
viourisme» (96) ; enfin,1'«histoire» qu'on peutextrapolerde « l'his-
toiredu christianisme », où « il n'ya pas un seul faitqui ne puisse
être contesté», et où toute la véritéest d'être « dit-mention, la
mentiondu dit» (97) : en somme« pourminoriser la véritécomme
elle le mérite,il fautêtreentrédans le discoursanalytique» (96).
Cettesérie de négationsculminedans la formule: « il n'y a pas
de métalangage», où il fautentendre,comme prévu,qu'« il n'y
a pas de langage de l'être», et Lacan peut enfindésamorcerla
propositionontologiquefondamentaleen l'affectant d'un indice
d'énonciation,caractéristiquede la procéduredoxographique:
« l'êtreest,commeon dit,et le non-êtren'estpas ». On conclura
sur la puissancede la logologieelle-même: « Je me distinguedu
langagede l'être.Cela impliquequ'ilpuissey avoirfiction de mot.
Je veux dire à partirdu mot», (Encore,107).
Que l'êtresoit un faitde dit inviteà prendredes précautions
en ce qui concernela signification. La précautionélémentaire, qui
engagerait à réfléchir sur la spécificitéde l'écritest sans doute
de « distinguer la dimensiondu signifiant ». « Distinguerla dimen-
sion du signifiant ne prendreliefque de poser que ce que vous
entendez,au sens auditifdu terme,n'a avec ce que ça signifie,
aucun rapport»(Encore,31). Et de même que la logologie ne
62 LE CAHIERDU COLLÈGE
procède pas de l'êtreau dire,mais du dire à l'être,on n'ira pas
du signifié au signifiant, maisà l'inverse: « Le signifié, ce n'estpas
ce qu'on entend.Ce qu'on entend,c'est le signifiant. Le signifié,
c'est l'effetdu signifiant » (34).
Les sophistesn'ontpas, commeles stoïciens,utiliséce typede
terminologie. Par contre,il est trèsmanifesteque leurcritiquede
l'ontologies'appuie sur l'autonomied'un discoursdéfinicomme
son, en termesd'entendreet d'écouter- la voix d'Hélène : « De
même que la vue ne vientpas à connaîtreles sons de la voix,de
même l'ouïe n'entendpas non plus les couleursmais les sons,et
celuiqui dit,dit,maisnonpas une couleurniune chose...Car pour
commencer,il ne ditpas une couleur,maisun dire.De sortequ'il
n'y a ni concevoirni voirde la couleur,pas plus que de bruit,il
n'y a que de l'entendre» (Traitédu non-être,10).
La psychanalyse,commela sophistique,faitbruirele signifiant,
ce pourquoi Lacan lacanise, et Gorgias,ses contemporainsle
disaientavec non moinsd'hainamoration, « gorgianise». En effet,
la granderessourcedu signifiant, c'est de brouillerla certitude
du sens - depuisAristote,sens unique,« l'un-sens» - en jouant
sur l'équivoque : « L'interprétation... n'est pas interprétation de
sens, mais jeu sur l'équivoque. Ce pourquoij'ai mis l'accent sur
le signifiantdans la langue » (Rome,552). On pourraitrelire,pour
censurerXEtourdit, lesRéfutations sophisitiques d'Aristote où,après
avoirdéploréle péché originelde la langue- il y a moinsde mots
que de choses,et l'on parle en sommecomme avec des cailloux
que l'on rapporteau compte-, il traquel'équivoque caractéris-
tiquedes sophismes.Les sophismesqui tiennentà des confusions
dans la penséesontfacilesà réfuter en utilisantles catégoriesonto-
logiques,logiqueset physiques,en définissant ; maiscontreceux
qui tiennent seulement à l'élocution (lexis),par exempleà l'accent,
à l'enchaînement et à la divisiondes syllabeset des mots,au débit
de la voix, les pursjeux de signifiant donc,Aristotene peut rien
qu'un simple retour à l'envoyeur, une relégationdans, juste-
et
ment,l'insignifiance. Insignifiance que le mot d'espritsait bien
pourtant rendre parlante.
Comprenonsà quel pointtoutesces thèsessontliées. La fiction
de motsignela ruptureavec la philosophie(« Commentvous sortir
de la têtel'emploiphilosophique de mestermes,c'est-à-dire l'emploi
ordurier? »,Rome,544). Disparaîtl'objetsubsistant et substantiel,
au profitde l'effetet de l'efficacité de cet effet: « L'objeta... c'est
l'objetdontjustementil n'y a pas d'idée (c'est ce qui justifiemes
réserves...à l'endroitdu présocratisme de Platon)...Le symbolique,
ETPOSTMODERNES,
PRÉSOCRATIQUES LESEFFETS
DELASOPHISTIQUE 63
et le réel,c'estrenoncéde ce qui opère effectivement
l'imaginaire
dans votreparole,quand vous vous situezdu discoursanalytique,
quand analystesvous Têtes.Maisilsn'émergent, ces termes,vrai-
mentque pour et par ce discours» (Rome, 546-547).

Un autreaxe, surlequel cettefoisla sophistiquen'a jamais cessé


d'inspirerle débat,c'est la politique.Qu'on pense aux empruntsde
Rousseauau mythede Protagoraset à sa théoriedu contratsocial.
Or, si la pensée politiquedes Sophistesa connu un meilleursort,
cela ne tientcertainement un volet
pas au faitqu'elle constituerait
indépendant. L'artde parlerque cultivaientles sophistes en quel-
est
que sorte consubstantiel à l'artpolitique,puisquec'estluiqui détient
la clefde la production de Yhomonoia.Le modèledu consensuscons-
titutifde la citéest fournipar la critiquesophistiquede l'ontologie,
qui oppose, à l'unitéimmédiatede l'êtreéléatique,une dispersion
de singularités, qui restentà agréger.
Deux axes de recherchepeuventici être indiqués:
1. L'ambivalencede la notionde consensusdans la premièresophis-
tique : tyrannieou démocratie,droitnaturelou droitpositif? Ce
dilemmeest patentdans les textesdes sophistes(voirpar exemple
Antiphon); mais d'autrepartil provoque un débat aussi long que
l'histoirede la philosophieelle-même,autourde la démocratie: cf.
Platonet Aristoted'abord,jusqu'auxcontemporains mais
(Nietzsche,
aussibienle débatMax Weber- Leo Strauss); ou Rousseau,déjà cité.
2. Si la premièresophistiqueétaitdirectement articuléesurla poli-
tique en acte, la seconde sophistique,sous l'Empire,inventeune
politique-fiction.La problématiquedémocratique,à traversla réfé-
renceomniprésente à la cité,y devientimaged'unpeupleet de héros
idéalisés. Or c'est là, avec l'inventioncontemporainede genres
nouveauxtelsque la biographie(Plutarque), que se créentune mytho-
logie et une topiquepromises à un long avenircommematricesde
représentations politiques : voir la Révolution française,et toutce
qui continue de fonctionner de son universsymbolique.
On débouche ainsi sur l'ambivalencede la seconde sophistique
elle-même: libertéde la fiction d'unepart,consécrationd'autrepart
d'images à valeurde modèle. Que l'écriturede la transgressionpour-
tantcroise la subversiondu bon sens politique,c'est ce qui arrive
avec Sade.

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