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Table des Matières

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Epigraphe

Dédicace

Prologue

Temps anciens I : Juin 1818, le jour où la foudre a frappé

Temps anciens II : 1788, l’incomparable Lusitanien

Temps anciens III : Juin 1818, le dernier banquet du roi

Temps anciens IV : Le roi, dans sa tête, la nuit/I

Temps anciens V : Le roi, dans sa tête, la nuit/II

Temps anciens VI : E ple vi ple no !

Temps anciens VII : Le vice-roi de Gléhué depuis son balcon

Temps anciens VIII : Les sandales de Huégbadja

II
Nouveaux mondes I : Les tribulations du futur Miguel, esclave/I

Nouveaux mondes II : Les tribulations du futur Miguel, esclave/II

Nouveaux mondes III : La longue dérive du Don Francisco et les malédictions de l’esclave Miguel

Nouveaux mondes IV : La case de gavage ou la vie triste et monotone de l’esclave Miguel


Nouveaux mondes V : La secte d’Anselme et la rencontre avec Sule, esclave demi-affranchi

Nouveaux mondes VI : Bahia, 1820, la baie où tout se sait

Nouveaux mondes VII : 1826, drame d’amour à Bahia

Nouveaux mondes VIII : Incidents épars

Nouveaux mondes IX : Bahia, 1835, la révolte des Malês et la trahison de l’esclave Edum

Nouveaux mondes X : Jugements et sentences

III

Temps mêlés I : 1836, l’affaire Nimrod et le retour à Agoué de l’esclave Sule

Temps mêlés II : Où l’on reparle de l’amazone Nansica et de la reine Sophia

Épilogue : La banalité du mal

Remerciements
ISBN : 978-2-7096-3324-6
© 2009, Éditions Jean-Claude Lattès
978-2-709-63393-2
« L’impulsion qui est à l’origine [de ce livre] étant de nature esthétique
plutôt qu’érudite, j’ai exploité les décors de l’Histoire non tant avec
l’arrière-pensée de mettre en scène plus ou moins fidèlement des
événements qui se trouvent consignés dans les livres que mû par ce
qu’ils m’apportent de plaisir et d’émerveillement. C’est de propos
délibéré que j’ai joué de l’anachronisme, que j’ai inventé une langue, des
mots, bref, que j’ai laissé mon inspiration divaguer bien au-delà de mes
sources premières. Chaque fois que la vérité historique allait à l’encontre
de l’invention créatrice, je l’ai remodelée, en pleine et lucide
connaissance de cause, afin de satisfaire les exigences de mon propos. »

T.C. Boyle

Apologia, Water Music.


Du même auteur :
Cola cola Jazz, roman, Éditions Dapper, 2002.
La gazelle s’agenouille pour pleurer, nouvelles, Le serpent à plumes, 2003.
Canailles et charlatans, roman, Éditions Dapper, 2005.
Un rêve d’albatros, nouvelles, Gallimard, 2006.
www. editions-jclattes. fr
À Blandine, reine parasol.
Na Éloi ku Gaétan, novi so yi kume.
À Jean-Norbert, Alain et Bérénice,
qui étaient là durant l’épreuve.
Prologue

1841 : en route vers l’Australie

Le ciel, par-dessus la voilure, sombre comme le ventre d’un four à


l’abandon. Mer cambrée. Lune voilée. Brumes et fraîcheur du noroît. 5 h 20.
Au large du cap des Aiguilles, le capitaine Lewitt Shephard remonta ses
bretelles d’un coup sec et toucha du bois. Le plancher du James Matthew, un
brick de cent sept tonnes enregistré à Londres où il en avait pris le
commandement, craquait de toutes parts. Irrésistible, l’onde de marée
remontait le long des mâts gréés avant d’aller claquer les voiles carrées. Les
quinze marins étaient à la manœuvre, les gestes fébriles mais précis. Seuls
dormaient encore à l’heure de la tourmente – comment s’y prenaient-ils ? –,
les trois passagers embarqués au départ de Londres. Trois bouilles de luxe qui
auraient dépareillé sur cet ancien navire négrier s’ils n’avaient été les
commanditaires de l’expédition : Sir Stephan Brickshaw l’ennobli, Font Deere
le Texan, et le très chtonien Fortuleza Barbarossa, l’inénarrable Portugais à la
moustache en forme de brosse et dont les habits sentaient perpétuellement le
mauvais tabac de Bahia. La veille, à l’escale de Cape Town, et pour conjurer
l’angoisse d’avoir à passer la houle imprévisible des Quarantièmes
Rugissants, le trio s’était saoulé au gin comme de vulgaires émeutiers fêtant
quelque victoire sur la maréchaussée, avant de se mettre à danser en miaulant :
Strip-Me-Naked. L’influence sans doute de Sir Brickshaw, dont le vernis
nobiliaire craquelait en certaines occasions, exhibant au grand jour son
extraction grossière : son aïeul en effet, un maçon du Berkshire, avait été
ennobli au siècle précédent grâce à des services rendus à un Lord qui
l’employait occasionnellement.
Le capitaine avait fait la connaissance de ses trois passagers, le soir du 15
décembre 1841, à la taverne McDonagh’s, au 22 Quay Street à Galway, en
Irlande. Il venait d’écluser sa huitième pinte de Porter, lorsque le capitaine
Warneck, un Français bourru mais généreux, avait attiré son attention sur les
trois hommes attablés sous la voûte centrale incrustée de coquillages géants.
Des hommes, lui avait-il expliqué, à la recherche d’un équipage et d’un
commandant pour conduire jusqu’en Australie la cargaison entassée dans le
ventre du James Matthew, sept mille tuiles de construction, du matériel
agricole et des marchandises diverses. Une bonne affaire, avait insisté le
Français, seulement lui-même ne voulait pas s’en saisir, à cause, murmura-t-il
à l’oreille de l’Irlandais, de la malédiction qui pesait sur le bateau que ces
riches hommes avaient jugé bon d’affréter.
Le capitaine Shephard sourit puis commanda sa neuvième pinte de bière,
avant de se lever, tanguant à peine, et de se diriger vers les trois hommes pour
leur proposer son service. Warneck aimait se faire peur, mais surtout cela
faisait longtemps qu’il n’avait plus navigué, et la perspective d’affronter la
route maritime qui menait vers l’Australie devait plus annihiler sa volonté que
les histoires qui se racontaient à propos du James Matthew. Shephard, lui,
savait que n’eût été son expérience de la traversée des mers de ces contrées,
ses richissimes clients, en même temps que ses patrons, n’eussent pas pris
l’initiative de l’embaucher ce soir du 15 décembre 1841.
Naviguer dans l’océan Indien n’a jamais été une promenade de santé. Et
l’Irlandais avait déjà tout connu, ou presque, des calamités d’une équipée
maritime. Avaries, échouages, guerres, mutineries, pirateries, sans compter
l’insupportable violence des éléments, laquelle mettait à rude épreuve le
dévouement extrême des uns et des autres. Conduire sa route hors des eaux
menant vers le Pacifique sud demandait un bon sens marin et un imaginaire
autrement plus costaud que celui des navires hantés.
« Vous n’y croyez donc pas à la malédiction du James Matthew, lui avait
demandé Sir Stephan Brickshaw ?
– Pas plus qu’au monstre du Loch Ness », avait rétorqué, un brin bravache,
le capitaine, navigateur désœuvré en quête de contrat.
Sur la table devant lui, Sir Brickshaw avait étalé plusieurs pièces en or,
pendant qu’il lui racontait ce qu’il savait de la malédiction du bateau que lui et
ses associés avaient loué à un armateur de Londres.
« On dit tellement de choses à propos de ce bateau… Marins,
commandants, tous ceux qui ont navigué à son bord ont quelque anecdote à
raconter. Même l’armateur a tenté de nous dissuader. Trop risqué, avait-il
prétendu. D’abord, cela faisait une vingtaine d’années que le bâtiment n’avait
pas pris la mer, ayant failli sombrer corps et biens lors de sa dernière traversée
en 1818, au large de l’île de La Dominique. Ensuite, aux événements étranges
qui se seraient déroulés à son bord, nul n’a jamais su trouver des explications
franches. Même remisé dans un coin du port, le James Matthew continue
d’intriguer. Certains racontent qu’on y entend parfois des plaintes sourdre de
la coque et des pleurs sortir des profondeurs de sa cale. J’y suis descendu,
avec mes associés ici présents, je n’ai rien entendu, j’ai juste été sensible au
volume de l’espace, assez vaste pour contenir sept mille tuiles de
construction ! En remontant sur le pont, il est vrai, Barbarossa a trébuché. En
soi ceci aurait pu passer inaperçu, sauf que… non, broutilles. »
Fortuleza Barbarossa fit un rictus, comme s’il avait avalé de travers la
fumée de sa pipe qu’il bourra à la va-vite en puisant dans la tabatière posée
devant lui, un coffret en bronze décoré de têtes de nègre, contenant les feuilles
séchées du tabac de Bahia qu’il se faisait livrer régulièrement. Font Deere
n’avait d’yeux que pour les volutes de fumée, lesquelles semblaient quitter à
regret la bouche rose du Portugais, une bouche s’ouvrant et se refermant
mécaniquement comme celle d’un moorishi captif, les piquants de la
moustache faisant office de nageoires, et ses habits bigarrés imitant la vêture
zébrée du poisson.
De ses deux autres associés, le Texan se sentait différent. Pas plus que la
noblesse achetée de Sir Brickshaw, la fortune au Brésil des ancêtres
Barbarossa ne l’impressionnait. Lui n’avait pas hérité des privilèges de sa
famille, mais des fruits de son labeur.
Quand, à dix-sept ans, il avait vu son père devenir morose et la propriété se
vider des esclaves achetés à prix d’or, il avait eu le pressentiment qu’une page
glorieuse de la culture du coton était en train de se tourner. À moins que tous
les Texans réunis, alliés aux autres États du Sud, ne se révoltent contre les
idées abolitionnistes des Nordistes, assassinant Lincoln, Abraham de son
prénom, patriarche idéaliste puant et répugnant que l’on disait aimer les
négresses et détester le libre-échange, il ne voyait pas bien comment les
propriétaires d’esclaves allaient remonter la pente.
Les temps changeaient et lui aussi. L’Australie l’attirait. Des amis de son
père, de retour de Fremantle, décrivaient au souper la prospérité de ses six
colonies, sous la houlette d’anciens bagnards de la Couronne devenus maîtres
et dieux sur la terre des australoïdes mangeurs de kangourou. La bouche bée,
la cuillère suspendue, il imaginait la ruée des orpailleurs vers la Gold Coast de
Brisbane, les beaux champs de blé poussant aux portes du Great Sandy Desert,
témoins verdoyants de la victoire de l’esprit technique de l’humain sur les
contraintes naturelles, la plaine de Nullarbor couverte de moutons mérinos,
plus rentables et dociles que n’importe lequel des esclaves de son père.
Ah, ces esclaves, engeance ingrate et sans avenir, faible et déracinée, dont
l’extinction définitive ne devrait plus tarder, puisque même dans les États du
Nord où les nègres fuyaient, il y avait les allumés du Ku Klux Klan, un
mouvement hostile à leur intégration, qui couraient le pays la nuit pour les
brûler, les pendre ou les violer. Il lui fallait partir vers l’Australie, s’éloigner
des affaires en déclin de son père, devenir entrepreneur et trouver des associés
dans la vieille Europe, elle aussi gagnée par ces stupides idées d’abolition de
l’esclavage.
Posséder un esclave n’était plus un investissement rentable, puisque même
les chefs de son pays s’abêtissaient à devenir les défenseurs de ces choses à la
peau noire comme l’intérieur du cul de Judas.
En 1839, il était à Londres quand il apprit l’humiliation infligée à son pays
par John Quincy Adams. Loin des rodomontades du naïf Lincoln, le faux
patriarche, le geste d’Adams, ancien président qu’il respectait plus que tout
autre, allait renforcer sa détermination à rompre, à jamais, avec la patrie
traîtresse.
Des nègres criminels, emportés vers Cuba et le Brésil, avaient occis en
plein océan vingt-six marins blancs ainsi que le capitaine du schooner
Amistad, avant de s’échouer sur les côtes américaines et d’être capturés par la
marine. Et au lieu de les vendre à l’encan, des juges de son pays avaient osé
envoyer les criminels, soutenus par des religieux dégénérés, devant les
tribunaux. Depuis deux ans, les minutes de leur procès remplissaient les pages
des journaux ; John Quincy Adams en personne se mêlait de défendre la cause
des assassins noirs devant la Cour Suprême. Quelle déchéance !

Barbarossa poussa vers un Font Deere soucieux le plat de homards que le


serveur venait de déposer sur la table. Le fumet des crustacés ramena le Texan
sur terre. Il sourit à Shephard et remercia le Portugais. Malgré ses réserves
contre ce dernier, il y avait une chose que Font Deere lui reconnaissait : la
mésaventure survenue lors de l’inspection des cales du James Matthew n’avait
pas entamé les velléités de négociant du Portugais. Car, et Font Deere frémit
en y repensant, il s’était réellement passé quelque chose dans ce vieux brick
de sept cent tonnes, que même un esprit aussi rationnel que le sien ne saurait
expliquer.
« Servez-vous, capitaine, reprit Sir Stephan Brickshaw ! Le James Matthew
est un bateau à l’histoire bien mouvementée. Au départ, c’était un navire
négrier qui faisait son commerce à travers l’Atlantique sous un nom presque
innocent, le Don Francisco ; il appartenait alors à un négociant portugais, un
certain Francisco Felix de Souza, aventurier aux dents longues installé à
Wijda, sur la Côte des Esclaves, lequel de Souza avait continué à pratiquer
son commerce illégalement, malgré l’abolition de la traite. En 1818, au large
de l’île caribéenne de La Dominique, le Don Francisco fut arraisonné par les
officiers de Sa Royale Majesté, avec dans ses cales une cargaison de quatre
cent trente-trois esclaves raflés en Afrique. Selon la procédure habituelle, le
navire aurait dû être conduit à Freetown en Sierra Leone pour y être
condamné et détruit, mais la marine anglaise, occupée à traquer au large de
Cuba d’autres trafics clandestins, préféra confier le bâtiment et les esclaves
aux autorités de l’île. Erreur, car la corruption de l’administration chargée de
faire respecter l’abolition sur l’île était telle que bientôt le Don Francisco fut
vendu, nul ne sait dans quelles conditions, et reprit la mer sous le nom de
James Matthew, avec dans ses cales les mêmes esclaves libérés par les
Anglais. Une partie de cette cargaison atteignit Cuba et le Brésil. Pendant la
traversée, dit-on, un des esclaves que l’on suppose être un prêtre d’une
religion obscure nommée Vodoun, aurait provoqué la furie des éléments et
jeté un sort au bateau. Les marins l’auraient entendu se lamenter ou chanter
toute une nuit dans la cale, puis le ciel se serait couvert avant que ne surgisse
de l’océan un promontoire rocheux qui abîma salement la coque du navire. Ils
durent bâillonner l’homme, avant que le calme ne revînt. Mais nul ne sait par
quel prodige le fond de la cale fendu par les rochers s’était refermé tout seul ;
la seule certitude qu’il s’était passé quelque chose, c’est que le nombre
d’esclaves avait diminué, comme si une grande partie de la cargaison avait été
avalée par la mer. L’homme aurait ensuite été déporté au Brésil, mais sa
malédiction pèserait encore sur le James Matthew. »

Visiblement, le manège de Sir Brickshaw impressionnait le capitaine plus


que ses légendes. Les doigts de l’homme n’avaient cessé de pétrir les pièces
en or disposées devant lui en quinconce. Juste au moment où il s’arrêta de
raconter, il fit glisser vers Shephard celle qui allait se révéler sa pièce
maîtresse et la plus rare. Il avait choisi à bon escient ce noble d’or à la rose,
monnaie frappée au XV siècle et conservée par sa famille comme un témoin
e
brûlant de la période dite de la Guerre des Deux-Roses, laquelle vit se
succéder sur le trône d’Angleterre Henry VI, Edouard IV, Richard III, et
l’assassin de ce dernier, Henry Tudor. Shephard scruta la pièce que Brickshaw
avait fait rouler jusqu’à lui. Cantonnée de quatre léopards couronnés, elle
portait au verso une croix feuillue rayonnante en son cœur et contenant elle-
même une rose à cinq pétales.
« Sauf votre respect, Sir, osa le capitaine Lewitt Shephard, vous n’y croyez
pas à ces légendes ?
– J’ai mon opinion, répondit le noble. Mais si ce n’était qu’une légende,
cette histoire, expliquez-moi pourquoi personne ne veut conduire ce navire,
pourquoi même le capitaine Warneck, vieux loup des mers, refuse le contrat
généreux que nous lui offrons, et surtout pourquoi notre associé Barbarossa
s’est retrouvé avec des habits mouillés dans une cale sèche !? Pendant un
court instant, nous l’avons vu dans la pénombre, Font Deere et moi-même,
disparaître par l’écoutille et réapparaître couvert d’eau des pieds à la tête,
comme s’il avait creusé la cale et avait plongé dans l’eau du port. Allons au
but, capitaine ! Vous tenez là entre vos doigts une pièce porte-bonheur. Elle
fut offerte à mon aïeul par un bienfaiteur puissant, et notre famille l’a
conservée parce qu’elle a sauvé la vie de l’aïeul lors d’un duel au pistolet.
Encore une légende, allez-vous me dire, n’est-ce pas ? »
Shephard sourit, las de disputer des croyances. Les pauvres empochent leur
sou sans regarder le métal dont il est fait, et il avait besoin d’argent pour
préparer sa retraite, loin des mers du globe.

Trois jours plus tard, à la barre du James Matthew, il cinglait toutes voiles
dehors vers la bonne terre d’Australie, avec les quinze marins tous recrutés à
la taverne McDonagh’s, 22 Quay Street à Galway. Séché par le temps passé
en cale sèche, le bois du navire avait retrouvé son étanchéité et sa souplesse
grâce à un étoupage sérieux, effectué avec un mélange de chanvre et de poix.

***
Le ciel, par-dessus la voilure, sombre comme l’intérieur d’un four à
l’abandon.
Il avait d’abord cru que ses passagers de luxe dormaient dans leurs cabines.
Aussi fut-il surpris d’entendre crier son nom au milieu de la tourmente du cap
des Aiguilles.
« Capitaine, qu’est-ce que ce tintamarre ?
– Oh, monsieur, ce n’est rien. Qu’une douche. Assez fréquent dans ces
parages-ci. Si vous voulez bien vous mettre au sec. Ça va passer.
– Une douche ? Exactement ce qu’il me faut, capitaine. Passez-moi le savon
et la brosse, et qu’on m’installe le baquet sur le pont ! »
Fracas des vagues s’engouffrant dans les bouches à canons désaffectées et
balayant le pont, en s’infiltrant par toutes les ouvertures. Il avait parlé trop tôt
et s’en serait presque mordu la langue de regret. L’inévitable Fortuleza
Barbarossa qu’il croyait en train de dormir dans sa cabine venait de prendre la
décision la plus farfelue à laquelle le capitaine ait jamais eu affaire durant ses
trente-deux ans de navigation : faire sa toilette en pleine tempête, au sud du
quarantième parallèle, alors même que l’humidité soudaine qu’il sentait
infiltrer ses narines n’augurait autre chose que l’approche des célèbres
Quarantièmes Rugissants !
Comment expliquer à ce Portugais riche mais inconscient qu’une fois qu’il
ne sera plus en mouvement au fond de son baquet, lui et ce stupide objet
risquaient de devenir un poids mort que les vents emporteront ? On ne résiste
pas aux riches, soupira Shephard, mais il est possible de tenter de les sauver
contre eux-mêmes. Il fit fixer le baquet par une chaîne de poulie au poteau du
mât central et aida lui-même le Portugais à s’y installer, vêtu de son pyjama
de douche.
Secoué de toutes parts, le baquet se renversa ; Barbarossa s’y accrocha de
toutes ses forces, les pieds serrés autour du poteau. Une vague vrilla, immense
comme une cathédrale, vers les nuages puis manqua de s’abattre sur le bateau.
L’onde de choc contre la coque arracha le baquet des mains de Barbarossa et
le fit rebondir plusieurs fois. L’homme guetta une accalmie et se réinstalla
dans son baquet. La brosse à manche avait été emportée, mais pas le savon,
qu’il tenait fermement dans son poing serré. Il s’en frotta les aisselles à travers
le pyjama, les pieds et enfin les cheveux, puis attendit le passage de la vague
suivante, laquelle fut moins impressionnante mais assez puissante pour le
recouvrir entièrement.
Quand il ouvrit les yeux, il ne vit que la nuit, et tout autour du bateau de
sombres rideaux liquides que même les éclairs avaient de la peine à percer. Ils
étaient bel et bien au cœur des Quarantièmes Rugissants, et tous les marins
s’étaient mis à prier secrètement que le Portugais arrêtât son jeu dangereux. Il
fallut l’intervention de Sir Brickshaw pour que Barbarossa consentît à
rejoindre sa cabine, laissant Shephard et ses hommes manœuvrer hors de la
zone des vents fous.
Le reste de la traversée eut lieu sans qu’un grain ne vînt à croiser la route du
James Matthew. Quand la vigie annonça terre en vue, au terme de toutes ces
semaines de navigation, le capitaine eut le cœur soudain léger. Enfin lui et les
quinze hommes d’équipage allaient toucher le salaire de leurs efforts. Au loin,
Lewitt Shephard le vérifia lui-même avec ses jumelles, la ligne floue mais
prometteuse d’une côte : Fremantle à l’horizon. Il pinça la pièce porte-
bonheur de Brickshaw et félicita ses hommes ragaillardis par la promesse de
l’accostage.
La suite fut brutale et inattendue. À quelques milles du port, alors que les
marins se préparaient à la manœuvre finale, le bateau fut rejeté au large par un
coup de vent latéral qui le souleva par-dessus les flots. Il tangua, virevolta et
fut de nouveau traîné vers la côte, mais au mauvais endroit.
C’est en effet au large de Woodman’s Point, à presque dix kilomètres de
son point d’ancrage initialement prévu, qu’il fut retrouvé éventré par le fond,
comme s’il avait échoué sur des lames de rocher. Mais nul n’a jamais signalé
la présence de rochers au fond des eaux de Woodman’s Point, malgré le
témoignage insistant du seul survivant du naufrage, Fortuleza Barbarossa.
Ainsi finit, le 31 décembre 1841, l’équipée du James Matthew, autrefois
baptisé Don Francisco, navire négrier appartenant au célèbre esclavagiste
portugais Francisco Félix de Souza, également connu sous le nom de Chacha.
I
Temps anciens I : Juin 1818, le jour où la foudre a
frappé
Le ciel, par-dessus sa tête, chargé de flèches de feu, d’éclairs ininterrompus.
D’instinct, il savait interpréter. La foudre allait frapper avant l’aube, plaise
aux dieux ! Quoi d’autre tout cela pouvait-il signifier ? Mort. Lamentations.
Cérémonies. Au bout de la longue nuit de pluie, des processions rituelles d’où
lui, maître des rituels, sortirait, une fois de plus, exsangue. Trop d’émotions
contradictoires à contenir, trop d’énergie dépensée à crier l’exorcisme dagbe
dagbe ne va pour que la mort profite aux vivants et que la paix décime le mal,
au cœur de la collectivité.
De père en fils, la charge lui a été transmise. Maître des rituels, peut-être,
mais surtout prêtre du tonnerre. Chargé d’enterrer dans la zone des marécages
asséchés les morts violents, ceux que Hêviesso, le dieu, frappait à
l’improviste, jamais sans raison, avait-il tendance à croire. Car, toujours, si le
tort ne datait pas de la veille, suffit-il aux parents de la victime de sonder
l’existence de ce dernier pour découvrir qu’il fut autrefois voleur de chèvre,
empoisonneur d’un rival en amour, auteur d’un crime crapuleux jamais avoué.
Pluie. Grondements du dieu suivis d’éclairs secs et rapprochés. Le mois de
juin sur la côte a toujours été propice aux manifestations des divinités qui
règnent en maîtres absolus sur le ciel et la terre, Hêviesso et Sakpatê, dieux de
la foudre et de la variole. Le premier s’en prenait aux hommes et le deuxième
aux animaux, lesquels transmettaient ensuite la maladie aux hommes.
Il était sorti sur le pas de sa maison dès les premiers grondements du
tonnerre afin de surveiller le tracé des éclairs. Abrité sous l’auvent de paille,
celui qui servait d’abri à ses femmes quand elles cherchaient un coin frais
dans la maison, les jours de canicule, son regard scrutait les signes avant-
coureurs du foudroiement. L’expérience intime des éléments lui donnait la
prescience des lieux où le feu pouvait frapper. Mais ce soir-là, il était troublé
car la courbe des éclairs allait à l’encontre de son pressentiment.
Soudain, il vit tomber le feu vers l’ouest, du côté de Singbomey, la maison
du Yovogan, non loin du fort portugais.
« Ce n’est pas possible », faillit-il crier et il rentra chez lui précipitamment,
se ceignit la taille de son pagne de rituel, une percale rouge au liséré noir, prit
sa canne et sortit sous la pluie, laquelle redoubla d’intensité. Il prit la direction
de la maison de Francisco Chacha de Souza.

La veille encore, il était devant cette maison penchée vers la mer pour
accueillir en toute solennité le roi, qui avait quitté ses quartiers d’Agbomé
pour venir parlementer avec les Blancs installés sur la côte. Ah, les Blancs de
la côte, des chiens, tempêta-t-il intérieurement ! Il faillit glisser sur l’argile
détrempée du chemin. Meute de chiens avec à leur tête le nommé Chacha,
celui que personne n’avait encore proclamé vice-roi de Gléhué, mais qui se
comportait comme tel, et que les habitants, par flagornerie et par peur, avaient
surnommé le Grand Blanc. Un aventurier arrivé sans le sou du Brésil, qui
avait pris leurs femmes aux hommes d’ici, lesquels hommes il avait mis en
servage et revendus aux acheteurs de chair humaine, les négriers sillonnant
l’océan à bord de bâtiments mystérieux.
C’est pourtant chez cet homme sans scrupule que le roi, depuis hier, s’était
installé avec sa suite et sa femme, que l’on disait blanche, elle aussi, mais
qu’il n’avait pu apercevoir à l’arrivée du cortège, tant la foule était excitée. Le
roi aurait épousé une femme blanche, voilà ce qu’il appelait lui la dernière
trouvaille d’un peuple malveillant, prompt à propager n’importe quelle
bêtise ! La vénération du maître des rituels pour le roi était telle que, parfois,
ses épouses se moquaient de son aveuglement ; d’ailleurs, ne furent-elles pas
les premières à lui avoir rapporté cette histoire des épousailles de la femme
blanche, et à soutenir qu’elles l’avaient bel et bien aperçue dans le cortège
royal ? Mais lui n’avait rien vu, et cela suffisait à le rassurer.
Une fois descendu de son hamac à l’entrée de la cité, le souverain du
Danhomé avait été transporté sur son palanquin jusqu’à la maison du
négociant portugais. Ce dernier l’attendait sur la place, entouré de deux autres
Blancs que l’on disait arrivés d’Europe pour assister à l’importante rencontre
convoquée par le roi. Dans tout le Danhomé, plusieurs rumeurs, ces temps-ci,
disaient le maître du royaume en colère contre la malice de Chacha et ses
frères de race, lesquels avaient promis depuis bientôt trois saisons lunaires
qu’ils arrêteraient d’encourager la rafle et la vente des êtres humains dans le
royaume, mais s’y adonnaient toujours frénétiquement grâce à l’entregent des
rabatteurs Egba et Mahi, ennemis jurés des Danhomenou.
La traite et l’inimitié entre tribus allaient de pair, créant une situation
d’insécurité profitable au commerce. Du lointain territoire des Ashanti à celui
des Yoruba d’Oyo, en passant par les enclaves éwé, baoulé, mina et fon, le
fléau de l’esclavage avait détruit les liens de respect et d’amitié entre les
populations côtières autrefois vendeurs des peuples à l’intérieur des terres.
Désormais, plus personne n’était à l’abri de la vindicte de son voisin, puisque
même la mémoire de celui qui fut le premier à vendre l’autre s’était dissipée,
laissant place à un jeu dangereux de vengeances croisées. Les Mahi se
souvenaient ainsi qu’ils avaient été vendus par les Danhomenou, les
Danhomenou par les gens d’Oyo, ceux d’Oyo par les Egba, et les Egba par les
Danhomenou… Rien, personne, homme ou dieu disait-on, n’était en mesure
d’arrêter la curée ; personne, sauf peut-être le roi, le seul à s’être élevé contre
la vente des humains, le seul à oser réunir les Blancs pour leur dire de mettre
fin à cette pratique qui mettait en danger les relations entre les nations.

Une clameur s’éleva au loin. Le maître des rituels hâta le pas vers la place
devant la maison de Chacha où, semblait-il, le drame avait eu lieu. La veille,
spécialement pour l’arrivée du roi, on avait débarrassé la place du prisonnier
qui y était enchaîné depuis trois jours. Un jeune esclave de maison, dont le
maître des rituels avait pris la défense auprès de Chacha, lequel l’accusait
d’avoir souillé la couche d’une de ses jeunes épouses, une belle mina de
quinze ans que le chef du village de Porto Seguro, avec lequel il faisait
commerce d’humains, lui avait offert vierge.
La version des faits de l’accusé différait de celle de son accusateur ; ce
dernier racontait avoir surpris les amants nus, dans les bras l’un de l’autre,
couchés dans le grenier où la jeune femme venait souvent, comme les autres
femmes de la maison, chercher de la farine ou des céréales. Prévenu par une
de ses épouses de la traîtrise, il aurait filé les amants et les aurait surpris.
Mais racontée par l’esclave, l’histoire prenait les proportions d’un
mélodrame confondant. Souvent, pleura-t-il, la jeune épouse de Chacha et lui
s’étaient rencontrés au grenier. Mais jamais l’idée ne lui était venue de
l’offenser. Elle venait chercher de la farine ou des tubercules pour la cuisine
du maître, et lui se sentait honoré de l’aider à choisir, se proposant parfois de
porter les provisions à sa place, afin de lui éviter de traîner sa charge jusqu’à
la demeure. Ce genre de service n’était pas privauté, il avait toujours été
serviable vis-à-vis des maîtresses de la maison. Les choses auraient pu
continuer ainsi si un jour son chemin n’avait pas croisé celui de Mamie
Ahoma, une autre épouse de Chacha, d’origine ashanti. Ce matin-là, Mamie
Ahoma le coinça sur le chemin et lui dit :
« Tu sais, le maître n’a pas toujours du temps pour nous. Je veux faire avec
toi ce qu’un homme et une femme feraient, s’ils étaient nus dans le grenier. Je
veux faire avec toi ce que tu fais avec la jeune épouse de notre mari. Et ne va
pas me dire que tu ne sais pas de quoi je parle, car ma bouche ne saurait
garder longtemps le secret, si tu te refuses à me donner les mêmes plaisirs qui
rendent la jeune épouse de notre mari rayonnante de bonheur. »
Il n’en avait pas cru ses oreilles, et avait souri, sans imaginer que sa
désinvolture allait être la source de ses malheurs. Deux jours plus tard,
l’épouse jalouse revint à la charge, le coinçant entre les sacs du grenier. Il
n’eut pas le temps de l’en empêcher, déjà elle avait baissé son pagne et
découvert sa nudité fanée par le temps et les parturitions.
« Mamie Ahoma, pardon, je n’ai pas le droit », avait-il supplié.
Elle avait écarté les jambes, mère des eaux, sirène offerte dans la poussière
du magasin, et lui avait fait signe de la rejoindre. Son regard tomba sur le
pubis rasé de près. C’est donc vrai ce qu’on racontait, que les femmes du pays
ashanti s’épilaient le sexe dès qu’apparaissent dans leur toison les premiers
poils blancs annonciateurs de la vieillesse. Son cœur battit de peur, peur des
représailles du maître, de pudeur devant le spectacle d’une femme qui aurait
pu être sa mère.
Il abandonna la pauvre créature à la honte de son propre désir contrarié, la
vexation d’un jeu qu’elle était la seule à avoir mis en scène. Mais femme
blessée, fauve dangereux, dit la sagesse des peuples. La suite le prit de court,
car le lendemain Chacha les faisait arrêter aux aurores, la jeune épouse et lui.
Elle eut beau crier, proclamer leur innocence à tous deux, dans sa colère,
Chacha prit la décision de la livrer, elle, aux affres de l’esclavage vers
l’Europe, et de l’exposer, lui, sur la place devant sa maison, nu, jusqu’à ce que
la foudre l’anéantisse !
Le maître des rituels avait écouté les deux versions des faits, et
naturellement compris que l’amour-propre écorné du Portugais justifiant son
accusation mensongère, il eût été impossible de le raisonner. Mieux valait se
fier au jugement du dieu du tonnerre, toujours impitoyable pour les fautifs et
miséricordieux pour ceux qui méritent justice et miséricorde. Le pauvre
esclave, qu’il savait accusé à tort, n’avait rien à craindre. Même sa nudité
offerte au regard des badauds constituera bientôt une raison supplémentaire
pour la compassion générale, car il était impossible que la foudre le frappât, à
moins vraiment qu’il ait brodé son histoire, dissimulant la vérité, ou que
Chacha n’ait trouvé le secret d’attirer la foudre sur le prisonnier, secret que
lui, maître des rituels, connaissait mais qu’il n’aurait pour rien au monde
dévoilé à ce chien de Portugais.

La piste déboucha sur la place où s’était agglutinée, sous la pluie battante,


une foule hétéroclite composée des badauds et des parents de la victime se
tenant à l’écart, respectueusement. Eux aussi avaient entendu la foudre
gronder, cherchant ses proies à travers le pays. Puis elle avait frappé, une fois
repérée l’une d’entre elles. Justice a donc été rendue à Chacha, et plus
personne n’aura à douter de la culpabilité de l’esclave de maison, détrousseur
de vertu. Les eaux de ruissellement avaient creusé le sable sous le corps du
cada vre dont la peau déchirée et le crâne boursouflé semblaient gris. Il gisait
là, ses parties intimes exposées à l’eau, et les bras toujours attachés dans le
dos par une courte chaîne en fer. Plus personne, désormais, ne pouvait s’en
approcher, à part le maître des rituels pour dire les paroles conjuratoires,
pratiquer la cérémonie ultime réservée aux morts violentes, juste avant que le
corps foudroyé ne fût traîné par terre, vers l’espace des mal morts.
Dans la foule, une plainte s’éleva. Une voix de femme désemparée devant
le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Il fit signe d’éloigner la plaignante, car
nul ne peut se permettre de pleurer ostensiblement les victimes de Hêviesso. Il
s’agenouilla près du cadavre. La pluie brouillait sa vision, mais il crut
reconnaître, dispersés dans la boue… Non, s’alarma-t-il, avant de ramasser les
feuilles noircies éparpillées sur la place. Il en porta une à la bouche, la coupa
avec ses incisives et la mâcha. Le jus aqueux coula dans sa gorge, lui
confirmant son intuition : il s’agissait là bel et bien des feuilles de l’arbuste
secret zodjague, le seul arbuste au monde à posséder la vertu naturelle
d’attirer la foudre. Plus besoin de se faire d’illusion, Chacha avait donc éventé
aussi le secret des prêtres du tonnerre ! Il était désormais en position de force
pour imposer ses lois.
« Je vous avais dit, maître des rituels, que la foudre frapperait cet homme,
vous ne m’avez pas cru. »
Il se tenait derrière lui, enveloppé dans un habit noir dont le long col
protégeait mal les mèches rebelles de ses cheveux. En se retournant, leurs
regards se croisèrent. Le maître des rituels baissa les yeux et Chacha lui tapota
le crâne.
« Vous ne me demandez pas comment j’ai découvert le secret de la plante
du tonnerre ? Un bouc calciné, voilà ce qu’il est maintenant, votre protégé. »
La question l’obsédait : comment Chacha avait-il fait pour percer le secret
de cette plante que certains prêtres malintentionnés utilisaient pour détruire
leur ennemi ? Comme si le Portugais avait lu dans ses pensées, il ricana et lui
expliqua, toujours aussi condescendant, qu’un Blanc ne se fie jamais à une
solution superstitieuse, et que par conséquent, il avait rajouté aux feuilles de la
plante du tonnerre de la limaille de fer. Du coup, conclut-il, il ne savait pas
trop laquelle des deux solutions, les feuilles ou la limaille, avait attiré la
foudre sur le jeune homme.
Il baissa les yeux et se souvint de ce qu’on racontait dans le royaume à
propos de cet homme. Nul, disait-on, n’affronte impunément le Yovogan de
Souza, car un homme qui revient de si loin est impitoyable dans sa volonté de
puissance. Nécessairement impitoyable !
Temps anciens II : 1788, l’incomparable Lusitanien
Les peuples d’ici, quoiqu’on dise, ont toujours jugé leurs semblables et les
étrangers d’abord selon leur apparence. Les Blancs, chaque fois qu’ils ont mis
les pieds à Gléhué, avaient été classés en catégories plus ou moins
respectables, et traités selon qu’ils en imposaient ou non aux indigènes par
l’habit, le maintien. Blanc d’église, blanc bateau ou encore blanc pacotille, on
avait presque tout vu dans les parages depuis trois siècles déjà.
Mais quand débarqua à Gléhué, en 1788, calendrier du Blanc d’école, le
sieur Francisco Félix de Souza, Blanc petit se prétendant portugais et
aventurier dans la grande tradition de son peuple, même les gallinacés se sont
effondrés de rire dans les poulaillers. L’histoire inventée par ce gringalet en
piteux état et affamé paraissait improbable. On le fit d’abord asseoir et on
l’arrosa d’eau pour l’empêcher de mourir de déshydratation. Ensuite, il fallut
le gaver, durant des journées entières, de bouillie de tapioca et de poudre de
noix de coco, avant que son estomac retrouvât les joies d’une alimentation
riche et d’une digestion normale.
Les gamins de l’époque, devenus adultes, se souviendront longtemps de la
scène mémorable du retour à la vie de l’aventurier portugais. Souriant au soir
du troisième jour, au milieu des femmes qui le nourrissaient et tentaient de
l’amadouer pour qu’il acceptât de prendre un bain, tellement il sentait
mauvais, l’homme s’était levé en claudiquant comme un oiseau malhabile,
avait lâché des gaz par la bouche et les fesses et crié sa phrase sibylline que
certains habitants, prétendument habitués aux sonorités de la langue des
négriers portugais, disent ressembler à ceci : quero desse na praca Joao
Batista ? La véracité de la phrase est mise en doute par plusieurs sources,
mais l’authenticité du pet et du rot, sujets autrement plus marquants, a été
tellement bien établie qu’aujourd’hui encore certains esprits malins à Gléhué
sont capables de vous les imiter et de vous les reproduire.
Quero desse na praca Joao Batista ? Un mot dans la phrase mystérieuse
avait frappé l’oreille de l’assistance. Joao Batista. Ce nom, les habitants de
Gléhué le connaissaient par cœur. Il désignait le fort à canons bâti dès 1721,
non loin de la forêt de Kpassè, par d’autres frères de race du petit Blanc
malade. Ce dernier, tenant difficilement sur ses jambes, voulait déjà s’en aller
rejoindre ses compatriotes. On m’attend, on m’attend, semblait signifier son
empressement, je dois aller saluer mes frères et prendre ma place parmi eux.
Ingratitude, murmuraient les femmes qui s’étaient occupées de lui, pourquoi
les autres Portugais qui ont eu vent de son calamiteux débarquement
n’avaient-ils pas cherché à le recueillir dès son arrivée ? Non pas qu’elles
regrettaient de l’avoir nourri, vétille, mais elles auraient aimé le garder auprès
d’elles, prolongeant ainsi le sens local de l’hospitalité, puisque le nommé
Francisco disait être venu s’établir à Gléhué où l’attendait un poste important,
ce que personne, bien sûr, ne croyait.
Ingratitude plutôt, murmuraient donc les jeunes femmes émoustillées, que
les charmes et certains atouts du Blanc, vantés par les autres femmes qui les
avaient vus, parfois soupesés quand l’infortuné dormait, ne laissaient pas
insensibles. Mais là encore, il est difficile de se fier à ces détails certainement
inventés pour enjoliver la réputation de l’aventurier portugais. Il était par
contre une chose certaine : il revenait vraiment de loin.
En cette année 1788, quand le nommé Francisco Félix de Souza, originaire
de Salvador de Bahia, entendit parler d’un poste vacant de directeur de fort en
Afrique, précisément sur la Côte des Esclaves, sa situation était bien précaire.
Coups de feu, coups de poing, cellules des pénitenciers, à trente-quatre ans il
avait connu son lot d’expériences et d’émotions fortes, et n’espérait plus rien
que la richesse subite, celle dont rêve tout désespéré de la vie, pour aborder
l’autre pente de l’existence, se laissant aller aux plaisirs et délices d’une vie
sybarite, dans les bras d’Indiennes nues et de Moresques enchantées, créatures
mystérieuses habillées de rouge et glissant leurs pieds frais sur le marbre des
salons de ses palais, enfin des palais en sa mémoire.
Il en construisait beaucoup, surtout quand la faim le tenait au ventre et qu’il
se morfondait, lançant des suppliques muettes au Dieu de son peuple et des
reproches assassins à son géniteur. Ce dernier, immigré flamboyant, avait
quitté Coimbra pour faire fortune au Brésil dans l’agriculture tropicale. Un
temps, ses affaires avaient pu prospérer, mais le stupre et la facilité de la vie
en colonie avaient tôt fait de relâcher sa discipline. Il n’avait pas tenu
longtemps et s’en était allé, miné par la syphilis, laissant à Francisco et sa
mère une pauvreté crue en héritage.
Il avait vingt ans l’année où son père mourut. Et depuis, confiant dans les
possibilités immenses de cette terre qui l’avait vu naître, il n’avait cessé de
provoquer le destin. Sa dernière mésaventure avait pourtant tari la sève des
derniers espoirs qu’il nourrissait. Sorokin, son associé, et deux autres lascars
qu’ils avaient recruté comme assistants en arrivant dans le Minas Gerais
n’avaient pas eu sa chance : ils étaient tombés dans la poussière, morts, sans
avoir compris d’où venaient les balles qui les fauchèrent si promptement.
L’affaire au départ semblait juteuse. Ils avaient acheté à un prix dérisoire
une mine d’or qu’on leur décrivit prometteuse. Et qui tint ses promesses. Mais
très vite, quand les premières pépites émergèrent du tamis, des hommes armés
se présentèrent pour contester leur droit de propriété. La mine appartiendrait à
un richissime homme d’affaires local, les papiers de Francisco et de ses
associés seraient des faux. L’affaire les avait fait rire, mais trois jours plus
tard, quand les hommes armés étaient revenus sur le site et avaient ouvert le
feu sur eux, ils n’avaient plus eu que leurs yeux pour pleurer et leurs dents
pour grincer de dépit devant la justice.
En ce matin de juillet 1788, assis dans le bureau du juge qui allait décider
de son sort, Francisco fut attiré par le journal posé sur le bureau du magistrat
et ouvert à la page des annonces. On cherchait un directeur pour un fort
portugais sur la Côte des Esclaves, y lut-il, rétribution intéressante et liberté
totale laissée à celui qui accepterait le poste d’organiser ses propres bénéfices
tout en servant les intérêts des marchands portugais, lesquels avaient besoin
que les lieux continuassent à être administrés de façon à faciliter le commerce
des esclaves entre le golfe de Guinée et la colonie du Brésil.
L’idée lui vint de s’évader du bureau du juge, de traverser tout le Minas
Gerais et de filer vers Rio ou Bahia prendre un de ces brigantins qu’il avait
souvent vus partir pour l’Afrique. Il s’en irait ainsi vers la bonne aventure, car
il en était convaincu, de façon intime et péremptoire : ce poste lui était réservé
par le destin, sa vie allait enfin changer au milieu des négresses fessues et des
nègres lippus, qu’il vendrait sans état d’âme, puisque de toute manière ces
gens-là n’avaient pas d’âme, ainsi que l’avait décrété la sainte Église catho
lique. Et lui était d’éducation et de nature à faire confiance au jugement de
l’Église.
Que de temps mis à comprendre où était sa chance ! Après tout, n’était-ce
pas un commerce comme un autre !? On racontait que ces gens-là étaient
tellement paresseux que les ramasser et les déporter vers les champs de canne,
de coton et de tabac du Nouveau Monde, c’était leur donner la chance de faire
quelque chose de grand de leur vie d’ennui. Il avait toujours entendu des
discours de cet ordre, mais n’y avait jamais porté grand intérêt. Soudain, oui
soudain, il crut déceler une logique imparable dans la démarche esclavagiste :
ne serait-il pas plausible que la traite fortifiât à long terme la race avilie des
Noirs ?
Oui, s’enflamma-t-il dans son cœur, ne pouvait-on pas envisager
sérieusement l’idée que si tous les sauvages et les cannibales de l’Afrique
pouvaient être réduits en esclavage, leurs enfants constitueraient plus tard une
nation, et nous béniraient de les avoir tirés d’un état véritablement dégradant ?
Il lui fallait partir en Afrique, mais auparavant sortir de ce bureau, fuir la
présence de ce magistrat vindicatif, à la tête dolichocéphale qui n’arrêtait pas
de le fixer, un sourire mauvais étirant les commissures de sa bouche.
« Señor Francisco, vous m’écoutez ? »
Non, il ne l’écoutait pas. Ne voulait plus écouter personne, même pas sa
mère dont la présence dans sa tête avait l’allure d’un encombrant présage. Elle
était morte un an après le décès de son père. La pauvre ne savait plus où aller
dans ce Brésil immense, impitoyable comme une malédiction. Personne pour
la marier en secondes noces. Ici les colons épousaient certes les femmes de
leur race quand ils avaient fini de forniquer avec les négresses et de sodomiser
les Indiens, mais la plupart d’entre eux préféraient chercher femme au
Portugal ou en Espagne. Les veuves en colonie n’avaient aucune chance que
les hommes les récupèrent, à moins qu’elles ne disposent d’un héritage
copieux qui jus tifiât le remariage. Sa mère était morte de ce mépris codé pour
les veuves pauvres et depuis Francisco n’a plus écouté que l’esprit de la
défunte, toujours prompt à rappliquer dans sa tête avec des conseils mièvres,
des reproches gentils mais castrateurs. Ne voilà-t-il pas déjà, à peine avait-il
pensé à vendre le nègre pour le civiliser, que l’esprit lui soufflait de n’en rien
faire... Non, vraiment, l’heure était venue de s’affranchir de la morale des
faibles et de conquérir le monde autrement, en soumettant s’il le fallait par le
fer ou le poison toutes les volontés contraires à ses desseins.
« Réveillez-vous, señor Francisco ! Greffier donnez-lui à boire, il est en
train de perdre conscience ! »
Les objets autour de lui prenaient des reliefs gondolés. Francisco Félix de
Souza se sentit chavirer, glisser vers un abîme dont il ne saurait dire la
consistance. À sa rencontre venaient son père et sa mère, lui les yeux torves et
les organes génitaux pourris de maladie, elle pitoyable à faire honte au Dieu
qui l’a créée femme. Le liquide coulant dans sa gorge lui fit presque mal tant
sa fraîcheur le surprit. Il toussa puis respira bruyamment. Il était de retour
parmi les vivants, mais il avait connu la félicité de la pensée pure, de la
conviction débarrassée des faux-semblants, des pitreries de la morale qui
retiennent les pauvres enchaînés à leur grabat malodorant. Il allait devenir
richissime en Afrique, envers et contre tout.

« Señor Francisco, vous m’écoutez ? Je vous laisse une chance de vous


racheter. Quittez le Brésil, allez au Portugal, en Espagne ou ailleurs, mais
quittez ce pays, sinon l’adversité des propriétaires des mines d’or vous abattra.
Quelle idée d’usurper des titres de propriété ! Je sais, vous m’avez dit que
vous n’y êtes pour rien. Mais les ennemis que vous vous êtes faits ici sont trop
puissants, plus puissants que la justice, alors je vous conseille de vous fondre
dans le vent. »
Il bafouilla des pensées vagues, mal formées.

Pendant le court instant de sa descente vers l’abîme, l’idée l’avait saisi


d’assassiner le juge et de sauter par la fenêtre. Il n’avait jamais tué personne,
même quand il avait vécu dans le Sertão, bravant les rigueurs de la vie de
cangaçeiro. Mais pour son désir d’Afrique, oui, il aurait franchi le pas. Et
voilà que la grâce avait touché ce juge pauvre à la tête de batracien, melliflu
dans ses manières de justicier au service des puissants de ce pays ! Juge
pauvre et ridicule, savait-il qu’il venait d’échapper à la mort par
strangulation ?
Francisco se leva. D’un pas mal assuré mais motivé par la haine de sa
propre destinée et de la pauvreté, celle de ses parents, du juge et des indigents
de manière générale, il se dirigea vers l’homme de loi. Il dépassa le greffier
sans lui jeter le moindre regard. Encore un malheureux que l’on devrait
exterminer pour mettre fin à sa vie minable.
Le juge souriait toujours, les commissures de ses lèvres plissées par un
rictus mauvais et suffisant. Francisco s’arrêta devant lui et, brutalement le
saisit au col avant de l’embrasser goulûment. Dans ses yeux, aucun sentiment
de reconnaissance, mais des larmes de rage, pour protester contre le
paternalisme de la décision de justice. Il eût aimé qu’on le condamnât et qu’il
s’échappât malgré cela vers son destin africain. Au lieu de cela on l’avait
traité comme le pauvre homme qu’il était, on avait eu pitié de lui, et cela, jura-
t-il en son for intérieur, il ferait désormais en sorte que plus jamais, jusqu’à sa
mort, cela ne se reproduise.
Voilà l’homme qui débarqua ce matin de juillet 1788 sur la plage de
Gléhué, fatigué, mal nourri durant la traversée. Il n’y eut personne à l’arrivée
pour l’accueillir. Le capitaine de l’Aquile Aoro, navire négrier cabotant vers la
rade de Porto Seguro, l’avait jeté sur la côte, le confiant aux piroguiers toffin,
lesquels l’avaient mené à terre où il s’était effondré. Les Noirs qui le
sauvèrent n’entonnèrent pas l’hymne qu’il avait composé durant le voyage
vers les côtes africaines :
« Tu es l’incomparable Lusitanien
L’Algarvien d’ici et d’au-delà des mers,
L’Arabe, l’Hindou, le Perse, le chef de Guinée,
Le Grand Maître des terres africaines,
Du Congo, du Manicongo et de Zafolo. »

Les peuples d’ici, habituellement capables de lire la volonté d’un homme à


travers son regard, n’avaient rien lu dans celui de cet homme blanc aux yeux
éteints par la fatigue et le sel marin et répétant sans cesse comme un
perroquet, quero desse na praca Joao Batista ?
Nommé d’abord assistant de l’administrateur temporaire du fort l’année
même de son arrivée, ensuite préposé au livre des comptes, il fallut moins de
dix ans à Francisco Félix de Souza pour prendre la direction du fort et
s’imposer comme un rival sérieux à l’autorité du roi, peupler sa demeure
d’une cinquantaine de femmes qu’il séduisit ou que les chefs de la côte, ses
partenaires dans le commerce des esclaves, lui offrirent, en signe d’allégeance
et d’amitié. Chacha, le surnomma-t-on bientôt, ce qui signifie vivacité,
promptitude, manière de reconnaître et célébrer sa rapidité à conquérir
femmes, honneurs et richesses.
Temps anciens III : Juin 1818, le dernier banquet du
roi
Il en avait oublié presque que Francisco Félix de Souza était également le
directeur du fort Joao Batista, édifice construit par les Portugais à l’entrée de
la ville. C’est en apercevant dans la résidence privée de Chacha les mêmes
lampes qui servaient à éclairer la bâtisse fortifiée qu’il se souvint de cette
autre fonction du maître des lieux. Il est vrai qu’au fil des années, le négoce
personnel de Chacha avait fini par prendre le pas sur la gestion du fort. La
place devant sa maison ne servait-elle pas à l’organisation des enchères des
esclaves avant le départ de ces derniers, à pied, vers la plage où les pirogues
amarrées sur la grève les emportaient vers le cœur des bateaux négriers ?
Les lampes mystérieuses qui donnaient une lumière blanche imitant celle du
soleil avaient été accrochées aux quatre coins du domaine de Singbomey. Rien
à voir avec les loupiotes fumantes brûlant à l’huile de noisette ou de palme
que ses épouses allumaient tous les soirs, et qui laissaient dans le chaume de
l’habitation et sur la peau des enfants une odeur rance et irritante. Ces lampes
massives aux verres polis que les esclaves domestiques pompaient
longuement à l’aide d’une manivelle, avant que la lumière n’en jaillisse du
gaz, l’avaient toujours fasciné sans qu’il comprît le sens de la manipulation ni
d’ailleurs le miracle de l’éclairage. Le maître des lieux, dit-on, les faisait venir
d’un pays plus loin encore que le Brésil, d’un pays dont les habitants portent
l’étrange nom de Chinois. Le nombre des lampes dans la maison avait
augmenté, certainement pour la venue du roi. Il pénétra dans la demeure par la
porte située à l’arrière. Après l’avoir nargué sur le secret dévoilé de la plante
du tonnerre, Chacha avait ordonné au maître des rituels de venir le rejoindre
dans sa demeure.
Dans l’allée qui menait vers le lieu du rendez-vous, les écuries où Chacha
faisait garder ses chevaux haoussa, l’odeur se dégageant d’un bosquet de
jasmin lui tourna la tête. Encore une autre curiosité de cette maison, le nombre
de plantes et de fleurs que le propriétaire avait fait planter partout,
domestiquant des espèces sauvages que les habitants de Gléhué avaient
toujours vues pousser dans la nature où on allait les cueillir pour leurs vertus
mais rarement pour leur beauté. Même chez lui, les plantes comme la
citronnelle, la menthe ou le papayer qu’il avait fait pousser dans la cour n’y
étaient que parce que leurs feuilles et fruits servaient à soigner ou nourrir sa
progéniture, voire éloigner les moustiques par leur fumigation. L’idée qu’on
puisse les planter pour autre chose que le bénéfice que leurs racines, leurs
feuilles et leurs fruits procurent était une attitude de Blancs qu’il trouvait
curieuse mais intéressante.
Au moment d’arracher les fleurs, il eut l’impression fugace qu’il était
observé, mais en en se retournant il ne vit personne. Néanmoins, la certitude
d’une présence humaine dans les parages ne le quitta pas. Il écrasa dans ses
mains les fleurs, mais trouva désagréable l’odeur du liquide qui s’était formée
dans les paumes de ses mains. Il nettoya ses doigts contre ses cuisses et reprit
de nouveau sa marche.
Les derniers mètres du chemin menant aux écuries n’étaient plus éclairés. Il
sentait toujours comme une présence délétère. Il s’arrêta, non de peur mais
d’inquiétude. Habitué au commerce des esprits, ce qu’il redoutait le plus
n’était pas de les croiser sur son chemin ; mais il savait aussi que certains
génies facétieux pouvaient prendre l’apparence de monstres et leurrer leurs
victimes. C’est à cet instant qu’il vit les âmes damnées de Gankpé.
En premier lieu, leurs ombres. Projetées sur le mur du bâtiment qu’il
longeait, elles dessinèrent comme les figures de plusieurs vautours plongeant
vers leurs proies et se confondirent à l’obscurité du feuillage des arbres. Puis
les silhouettes prirent des formes plus distinctes, et il les reconnut. Les âmes
damnées de Gankpé, neveu du roi et chef de ses armées, celles que certains
appellent les amazones.
Elles avaient jailli de l’ombre, et l’avaient encerclé, leurs seins nus ballotant
sur leurs poitrines vieillies par l’âge et les parturitions nombreuses. À
l’exception de quelques-unes, la plupart avaient derrière elles les affres de la
vieillesse, et n’avaient plus la charge de leurs petits-enfants, raison pour
laquelle Gankpé les avait transformées en guerrières.
Même à la cour du roi, peu de gens les connaissaient réellement. Elles
vivaient à l’écart du palais, subissaient des entraînements secrets pour
décupler leurs puissances occultes. Son regard erra sur les poitrines de la
dizaine de femmes qui tournaient autour de lui en bourdonnant des
onomatopées incompréhensibles. Des seins nus, vieillis, en paire… ce n’est
donc pas vrai ce qu’on racontait, que certaines amazones, peut-être les
meilleures, se faisaient amputer d’un sein pour dégager le torse afin de mieux
tirer à l’arc pendant les combats !
Elles s’arrêtèrent de bourdonner aussi subitement qu’elles avaient
commencé, et se tinrent serrées contre lui, comme pour le protéger d’il ne
savait quel ennemi. « Pardon, mères, voulut-il leur dire, j’ai rendez-vous avec
Chacha, il m’a dit de l’attendre aux écuries. »
Mais les mots restèrent dans son cœur, à l’état de pensée, et il se laissa
porter par les événements. Ou plutôt par les amazones, lesquelles le
soulevèrent et le portèrent ainsi, entre ciel et terre, jusqu’à l’entrée des écuries
où se tenait, non pas le maître des lieux, mais un autre homme dont il avait
aussi entendu parler souvent et qu’il n’avait jamais eu la chance de voir :
Gankpé lui-même, en chair et en os !
Il eut vite fait de comprendre à qui il avait affaire, quand les amazones le
déposèrent, et chantèrent, prosternées, dans un geste de soumission et
d’allégeance, les louanges du redoutable chef des armées du roi, proclamé dur
comme le fer et résistant comme la pierre.
Il se tenait devant les écuries, sanglé dans une tunique blanche. D’un geste
de la main, il fit disparaître les amazones et se retrouva seul face au maître des
rituels. Ce dernier, impressionné par la manœuvre, cherchait quelle
contenance adopter.
Les questions qui l’assaillaient n’avaient pas de réponses. Pourquoi Gankpé
et non Chacha était-il au rendez-vous ? Pourquoi les amazones, miliciennes de
l’ombre, avaient-elles fait le déplacement jusqu’à Gléhué ? Devait-on en
conclure que la sécurité du roi exigeait une telle démonstration des troupes ?

Gankpé s’était rapproché du maître des rituels, et lui avait posé une main
sur l’épaule. Le geste eut pour effet d’irriter ce dernier, mais il n’exprima
aucune gêne, aucun mécontentement. Le neveu du roi était un personnage que
l’on disait vindicatif, retors et parfois impulsif. Autant de qualificatifs qui
avaient dû paraître des qualités aux yeux du roi, lequel l’avait nommé chef de
ses armées, malgré leurs rivalités. À moins qu’il n’ait eu d’autre choix que de
le nommer à ce poste, le plus simple étant quand même de l’avoir dans son
camp, pour éviter qu’il ne lui joue de vilains tours.
Tout en fait opposait les deux frères, leur naissance comme leurs amitiés.
Celle de Gankpé avec Chacha était connue. Certaines langues pendues osaient
même supposer que Gankpé se servirait de ses amazones pour razzier des
esclaves au bénéfice du Portugais, un parvenu aux épouses innombrables
comme les termitières dans la savane.
« Je joins mes bénédictions aux siennes, et vous prie de trouver un allié
fidèle en ma personne. Vous et nous allons travailler ensemble à construire le
futur. Quand la bouche est pleine, le surplus dégouline dans la barbe, c’est
bien connu. Vous pouvez donc laisser pousser votre barbe, bientôt elle sera
mouillée, parole de Gankpé. Chacha m’a chargé de vous entretenir d’une
affaire sérieuse. Ce soir nous aurons besoin de vous, pour accomplir de grands
desseins. »
De grands desseins ? Ceux du roi, de Chacha ou de Gankpé ? ne put
s’empêcher de se demander le maître des rituels, surpris par le mystère des
propos de son vis-à-vis.
Les chevaux hennissaient dans le noir, excités par l’odeur canaille du sexe
des juments. On les entendait piaffer d’un désir contrarié. Tout lui paraissait
exagéré dans les manières du chef des armées, cette componction envers sa
personne surtout, car dans la hiérarchie des gens influents du royaume, un
maître des rituels était si peu de chose et ne méritait pas qu’on le révérât
autant. À moins que… il n’osa croire sa propre idée… à moins que sa
connaissance des arcanes de l’invisible ne les impressionnât véritablement.
« Je remercie Chacha, je remercie Gankpé, c’est un honneur que je ne
comprends pas, mais vos bénédictions honorent ma personne. Vous êtes nos
aînés, en richesse et en pouvoir, que puis-je faire pour vous plaire ?
– Connaissez-vous le roi ? Je veux dire, avez-vous déjà été à sa cour et
savez-vous ce qu’on raconte sur lui ? »
La cour du roi était trop loin de Gléhué, à plusieurs jour nées à pied ou à
dos d’âne, et il n’y avait jamais été. Pendant que là-bas courtisans et
privilégiés faisaient le dos rond et tramaient des plans pour être toujours dans
les bonnes grâces du roi ou de ses conseillers, lui se contentait d’exercer sa
charge ici, dispensant ses prières et ses cérémonies pour le bénéfice de tous les
habitants du royaume. Il n’y avait donc jamais été, au palais, mais il en
connaissait les bruits et les rumeurs. Gankpé ne lui laissa pas le temps de
répondre.
« Comme tout être humain, poursuivit-il, le souverain dissimule certains
aspects de sa personnalité aux yeux du commun. J’ai le double privilège d’être
son neveu et le chef de son armée, j’en sais forcément sur lui plus que vous.
Malheureusement, je n’ai pas le temps de tout vous dire, le roi, sa dernière
épouse et notre hôte Chacha nous attendent, nous allons les rejoindre dans la
salle des fêtes, mais auparavant, j’ai à vous préciser votre rôle dans cette
soirée. Il sera capital et vous aurez à l’accomplir sans discuter. Ce que nous
exigeons de vous ensuite, une fois que tout sera terminé, c’est un silence total,
un oubli volontaire qui vous protégera de toute visite désagréable, celle de
mes amazones ou des hommes de main de Chacha. Avez-vous compris ? »
Il se tut et dévisagea son interlocuteur. Ce dernier, gêné et contraint,
acquiesça de la tête, plusieurs fois, comme pour se convaincre de la sincérité
de la décision qu’il venait de prendre.
« Suivez-moi ! », conclut Gankpé, avant d’ouvrir la marche. Il était
désormais trop tard pour tergiverser.

***

En entrant dans la salle où Chacha avait organisé la soirée en l’honneur du


roi, les oreilles du maître des rituels sifflaient encore des menaces à peine
voilées de Gankpé. De plus, les recommandations que ce dernier lui avait
faites concernant le déroulement de la soirée lui paraissaient pour le moins
dangereuses.
La salle des fêtes se trouvait au deuxième étage de la maison. Il pensait y
trouver une agitation bruyante, au contraire, il fut surprit par la nervosité des
convives et la gravité de leurs mines. La fête n’en était pas une. Du moins pas
une fête aux normes du royaume, avec orchestres, danseuses et la présence du
peuple pour égayer le souverain.
Les serviteurs tout de blanc habillés, les pieds nus, allaient et venaient,
portant des plateaux de nourriture à bout de bras. Chacha recevait, et le choix
des mets servis répondait à son goût pour la cuisine de son enfance et la
nostalgie du Brésil.
On servit, à tour de rôle, du kokada, sorte d’amuse-gueule à base
d’arachides grillées, de coco haché, de sucre et de jus de citron, du moqueca,
poisson frit et assaisonné à l’ail, aux oignons et au piment, du feichoada, purée
de niébé assaisonnée à la tomate et servie avec de la viande de mouton, des
akra, galettes de niébé cuit à l’huile, du sarabouyè, sorte de friture à base de
petits morceaux de viscères de bœuf, que les invités mangèrent en
l’accompagnant des succulentes galettes d’ablo, et arrosèrent des vins fins que
Chacha, disait-on, faisait venir d’une ville d’Europe nommée Bordeaux.
Il y avait en tout et pour tout, autour de la longue table occupant le centre
de la pièce, le roi, assis en face de Chacha, Joshua Snoep, gros planteur
d’hévéa venu du Surinam, à l’invitation du roi semble-t-il, une interprète, et
un vieil ami de Chacha, habitué des côtes de Gléhué, le marchand d’esclaves
Buchanan Murphy, originaire de Liverpool. Gankpé les avait rejoints, après
l’entretien secret avec le maître des rituels. Ce dernier, une fois entré, avait
pris place dans un coin comme on le lui avait indiqué, assez loin de la tablée
pour ne pas alerter par sa présence, assez proche toutefois pour percevoir
l’essentiel des conversations.
Il pouvait enfin considérer le roi de près. Serein, posé, le buste droit malgré
son embonpoint. Et surtout la femme blanche du roi, celle que Chacha
appelait tout le temps Señorita Sophia, qu’il avait prise pour une simple
interprète, et qui parlait le gbe, la langue des habitants du royaume, quand elle
s’adressait au roi ! Une femme blanche parlant le gbe : où le roi avait-il
déniché ce prodige humain ? Très peu de Blancs traînant leur mélancolie et
leur appétit vorace dans les marécages de Gléhué pouvaient se targuer de
parler couramment le gbe. Même Chacha, depuis le temps qu’il s’était installé
ici, n’avait pas encore fini de maîtriser les subtilités de cette langue à tons et
fracas.
En entrant dans la salle où Chacha avait organisé la soirée en l’honneur du
roi, il avait immédiatement remarqué cette femme au doux visage de jeune
fille, au regard ferme et intelligent, au corps sec comme une tige de raphia. Ce
qu’on racontait dans le royaume était donc vrai, le roi avait bel et bien une
épouse blanche ! Il n’en revenait pas.
Ses propres épouses, radoteuses patentées, lui avaient pourtant rapporté les
faits avec détails. Depuis un certain temps vivait à la cour du roi une Danoise
ou une Hollandaise, nul ne savait faire la différence, que le souverain comptait
au nombre de ses nombreuses épouses. Elle serait venue s’installer là par
amour du roi : il est vrai que le combat de ce dernier contre la mise en
esclavage de son peuple impressionnait plus d’un. Mais de là à ce qu’une
étrangère, blanche de surcroît… Non, la chose lui paraissait invraisemblable,
et même là, bien qu’il les vît ensemble, assis côte à côte, le roi et la señorita
Sophia, quelque chose lui soufflait à l’oreille de ne pas céder trop vite à la
vérité de ses yeux, d’attendre une confirmation, une preuve lourde et
inattaquable attestant que le roi et cette femme avaient un commerce
amoureux.
À l’autre bout de la salle, il vit se dandiner sur ses pieds le porte-canne du
roi. Celui-ci luttait contre la fatigue et la tentation du repos. L’homme
s’accrochait à la lourde récade en ivoire et en or, comme si elle seule pouvait
l’empêcher de tomber de sommeil. L’objet avait une histoire, que les habitants
du royaume connaissaient par cœur. Sans l’avoir jamais vu, chacun pouvait le
décrire dans ses moindres détails : l’extrémité inférieure gainée d’un cuir
souple, le pommeau tout en or ouvragé, et la tige en ivoire, portant les
armoiries du royaume d’Angleterre, deuxième nation d’Europe, dit-on, à la
suite du Danemark, à avoir aboli la razzia et la vente des Noirs ; et ces
inscriptions qu’on attribuait à un certain roi Guillaume IV, laquelle avait fait
envoyer la canne sculptée au roi parasol, protecteur de son peuple, pour le
soutenir dans son combat contre l’esclavage : ON BEHALF OF THE KING
OF ENGLAND, SHALL WE FIGHT TOGETHER AGAINST SLAVERY
FOR HUMAN DIGNITY. GOD BLESS THE KING.
Buchanan Murphy avait le rire des gens repus et l’insolence du parvenu. Il
semblait ne pas tenir compte de la présence à table du roi et de son épouse, et
lançait régulièrement à l’endroit du planteur Joshua Snoep des grossièretés sur
l’anatomie des récolteuses de caoutchouc dans les plantations du Surinam.
« Quelle idée, hurlait-il, tout en faisant résonner son rire empreint de
vulgarité à travers la pièce, quelle idée de faire travailler des contractuels,
alors qu’il eût suffi de maintenir le système esclavagiste dans vos plantations
modèles !?
Señorita, traduisez, traduisez pour votre mari, indiquait-il, débonnaire, à
l’endroit de l’épouse du roi ! A-t-on idée, oui je veux dire a-t-on idée de
considérer les esclaves comme des êtres humains, des êtres normaux ! Mister
Snoep, m’est avis que l’influence du Danemark sur la politique anglaise est
délétère. L’esclavage est un système normal, le combattre c’est de l’idéologie,
et de toutes les façons, je puis vous assurer que les Noirs eux-mêmes ne
comprennent pas pourquoi les Blancs veulent supprimer une pratique qui
enrichit tout le monde et affine les mœurs grossières de ceux que nos bricks et
brigantins emportent vers le Nouveau Monde. Vous verrez, un jour, ils seront
plus civilisés, c’est un point de vue que je partage avec Francisco.
– Monsieur Murphy, il me semble que vous avez une lecture erronée des
abolitions. Le Danemark n’a pas aboli l’esclavage par excès d’idéologie, mais
par pragmatisme. Vos philosophes sont des philanthropes j’en conviens, les
nôtres ont jugé que pour un si petit pays, entretenir des esclaves, les loger, les
nourrir et les soigner revient plus cher que si on leur demandait de se prendre
en charge eux-mêmes, tout en continuant à travailler nos champs contre une
rétribution dont le montant et la nature sont laissés à l’appréciation de chaque
exploitant. Déjà que nos colonies nous coûtent cher ! Nous n’allons pas
continuer à nous encombrer d’esclaves improductifs. Dès 1792, nous l’avons
compris, il a fallu attendre 1807 pour que les Anglais comprennent. Non,
croyez-moi, l’expérience que nous menons au Surinam de faire travailler des
esclaves contractuels, vous devriez l’essayer dans le golfe de Guinée, vous en
verrez les avantages. D’ailleurs, me semble-t-il, si nous avons proposé au roi
cette rencontre, c’est pour mieux expliquer à tous les bénéfices de notre
démarche et convaincre les différents partenaires de réfléchir aux alternatives
pour sauvegarder nos intérêts.
– Sauvegarder nos intérêts ! Mais ils n’ont jamais été aussi florissants !
Écoutez, Mister Snoep, rajoutez à la culture du caoutchouc la fabrication du
fromage et du beurre, et vous serez une nation industrielle, la première à
délaisser le profit simple pour le profit compliqué. Vous êtes un peuple
étrange. Je préfère de loin les Portugais, roi des peuples et non du caoutchouc.
– Monsieur Murphy, êtes-vous heureux de votre situa tion ? À courir
l’Atlantique à la recherche d’esclaves, jouant à cache-cache avec la marine de
Sa Royale Majesté qui vous poursuit comme de vulgaires contrebandiers, qui
détruit vos navires, libère vos esclaves et vous ridiculise ? Nous sommes en
1818, votre pays a aboli la traite depuis onze ans, même les Églises
d’Angleterre pensent désormais que les Noirs ont une âme et méritent qu’on
les traite autrement, mais le gentleman que vous êtes continue à violer les lois
et les traités internationaux relatifs à l’interdiction de la traite négrière, êtes-
vous vraiment heureux et fier de vous mettre en danger pour si peu ? »
Le ton avait monté, insensiblement, entre le commerçant de Liverpool et le
planteur du Surinam. Ce fut l’instant que Chacha choisit pour intervenir,
ménageant ses convives par la délicatesse de sa parole.
« Vous noircissez le tableau un peu trop, me semble-t-il, cher Joshua
Snoep, dit-il en souriant. La traite clandestine n’a pas que des désavantages, je
sais de quoi je parle. Pour l’heure, messieurs, nous parlons, mais le roi n’a
encore rien dit, et je voudrais lui laisser la parole. Souffrez que je m’adresse à
lui en gbe, à la manière du protocole en vigueur dans le royaume : Gankpe, se
ba de fia bubuto gbo be, ne nya de le esia ! »
Le protocole exigeait qu’on s’adressât toujours au roi à travers une tierce
personne. La parole humaine étant un projectile pouvant blesser, intimider ou
tuer, il était recommandé, lorsqu’on l’adressait à l’autorité suprême, de
l’adoucir par un transport intermédiaire. Chacha l’avait respecté en demandant
à Gankpé de transmettre au roi le désir des invités de l’entendre se prononcer
sur le sujet qui les divisait. Le neveu du roi se leva et, rajustant sa tunique, se
baissa vers celui-ci et lui murmura quelques mots à l’oreille.
Le roi sourit, et à son tour murmura une réponse à l’oreille de Gankpé, qui
blêmit. Il se pencha de nouveau vers le roi et lui parla longuement. Le roi
secouait la tête, comme pour approuver les propos de son chef des armées,
puis il le repoussa doucement, lui donnant l’ordre d’un geste précis de la main
et de la tête, de répéter aux invités ce qu’il avait voulu bien lui confier.
Gankpé resta debout, hésitant.
Son regard allait de Francisco Félix de Souza au roi. Il ne pouvait, ou ne
voulait, froisser son ami Chacha, avec lequel les liens étaient très forts, mêlés
de haine et d’admiration mutuelles.
Les invités, silencieux, le regardaient tourner plus que sept fois sa langue
dans la bouche et toujours rester muet. En dehors de Chacha lui-même et de
Sophia, l’épouse du roi, tous les autres étaient loin d’imaginer le conflit
auquel le chef des armées avait à faire face. Oui, il ne voulait pas froisser son
ami Chacha en rapportant les propos du roi. De la même manière, il ne
pouvait se permettre de ridiculiser le monarque en outrepassant ses ordres.
Contre l’un et l’autre, les raisons pour nourrir des griefs ne manquaient pas,
mais l’occasion se révélait trop diplomatique.
Malgré son envie de vengeance, née d’une relation tourmentée avec le roi,
la bienséance l’obligeait à obéir et rapporter ses propos, pussent-ils paraître
insultants. De plus, s’il ne parlait pas, il savait d’instinct ce que le roi allait
faire pour le sortir de l’embarras : donner la parole à Sophia, son épouse,
exprès, pour l’enfoncer, avec une démonstration à l’équation imparable :
même une femme a plus de courage que Gankpé !
Le roi souriait, patient et diabolique. Il ne pouvait parler lui-même, sa
parole étant trop précieuse, supérieure à celle des invités de Chacha, fussent-
ils blancs. Amitié à Chacha ou loyauté à son parent, le choix de Gankpé à
l’instant où il ouvrit finalement la bouche ne fut pas simple à faire.
« Si pourtant quelque jour, le roi m’a chargé de vous dire, si pourtant
quelque jour la guerre et la mer s’enflammant fermaient au roi des peuples le
pays des esclaves, il pourra bien ne vivre que de cette renommée de commerce
en terres d’outremer ! ... Il fera de grosses dettes, ou il mourra de faim. Non,
vraiment les Portugais sont un peuple à courte vue. Voilà ce que le roi m’a
chargé de vous dire, je lui redonne sa parole, la mienne s’est tue,
définitivement je crois. »
Il soupira puis lâcha avant de se rasseoir, décomposé comme un caïman mal
boucané :
« Désolé, Señor Francisco... »

Le rire gras et veule de Buchanan Murphy rompit le malaise, entraînant


celui de Chacha, plus feutré, ambigu. Joshua Snoep tourna la tête vers le roi,
admiratif. Ce dernier semblait se désintéresser des réactions à ses propos, il
était à présent en conciliabule avec son épouse. Buchanan Murphy ne se
contenait plus, son rire lui faisait rouler la bedaine, au point de distendre ses
bretelles qui menaçaient de lâcher. Chacha prit un boîtier posé devant lui,
l’ouvrit et en sortit un cigare qu’il alluma posément avant de prendre la parole
à nouveau.
« N’en faites pas trop, Buchanan, votre cœur risque de lâcher ! L’humour
du roi, c’est connu, est toujours délicieux. Gankpé, ne vous excusez pas, je
vous l’ai déjà dit : je ne suis pas portugais, mais brésilien ! Le roi n’a pas tort
de rappeler la légende du Portugais qui est vraiment celle de l’ineptie molle,
de la stupidité et de la lubricité. Heureusement qu’il y a eu la colonisation du
Brésil pour améliorer l’espèce. Comme disait mon père Gilberto avant sa
mort, celui qui croit que le Portugais s’est corrompu dans la colonisation de
l’Afrique, de l’Inde et du Brésil, se trompe. Lorsqu’il jeta, sur les deux tiers du
monde, sa grande ombre esclavagiste, déjà ses sources de vie et de santé
économique étaient compromises. C’était lui le corrupteur, et non la victime.
L’esclavage qui le corrompit ne fut pas celui de la colonie, mais celui de chez
lui. Pas celui des nègres de Guinée, mais celui des captifs mores. Cela dit, en
ce qui concerne le Brésil, il nous semble injuste d’accuser le Portugais d’avoir
sali de cette tache infamante son œuvre, formidable, de colonisation tropicale.
Le milieu et les circonstances exigèrent l’esclave. Au début l’Indien. Et quand
celui-ci, incapable et trop mou, se montra peu apte à remplir son rôle agricole,
le nègre. Le travailleur africain discipliné par les contraintes de l’esclavage.
Ceux qui veulent abolir l’esclavage ne nous disent pas quelle autre solution
donner au problème du travail au Brésil. Ce pays au climat pénible, aux
insectes dévastateurs a besoin des esclaves noirs pour exister. L’esclavage
pour le Brésil est un don de Dieu et une bonté pour l’esclave. Pourquoi donc
vouloir abolir ce qui profite à tous ? »
Chacha se tut. Le silence revint, lourd et chargé de non-dits. Le conciliabule
entre le souverain et son épouse durait. Avait-il d’ailleurs entendu ce que
Chacha disait ? Rien n’était moins sûr. Un temps disparu, le sourire sur ses
lèvres était revenu, moqueur et conquérant. Rien ne semblait lui faire plus
plaisir que le malaise général. Son épouse Sophia se releva enfin.
« Quand la colère a étalé sa natte, ceux qui s’y couchent se grattent. Le roi
me charge d’être sa bouche », dit-elle en s’adressant aux invités.
Gankpé blêmit. Murphy se tourna vers Chacha, consterné, tandis que ce
dernier tentait de faire bonne mine en s’adaptant à la situation nouvelle. Seul
Snoep semblait apprécier le culot du monarque, et l’aisance de son épouse à
toiser des hommes plus puissants qu’elle lui plaisait encore plus. Plusieurs
fois, quand il avait eu l’honneur de discuter avec le roi, ses idées l’avaient
subjugué. C’était pour cela qu’il avait accepté de faire le voyage à Gléhué,
une fois de plus, pour tenter de l’aider à convaincre les négriers écumant les
côtes du royaume d’abandonner l’esclavage sous sa forme actuelle et tenter de
développer de nouveaux liens commerciaux avec le royaume.
« Cela fait vingt et un ans, dit le roi, qu’il est sur le trône de ses ancêtres,
vingt et un ans qu’il essaye d’expliquer aux Portugais de fermer le fort négrier
que dirige le señor Francisco Félix de Souza afin d’adresser un signal fort à
tous les marchands d’esclaves : le temps de vendre les êtres humains est
révolu. Les idées exprimées par M. Snoep et celles du roi se rejoignent. La
traite négrière n’est une bénédiction ni pour les peuples d’ici ni pour les
acheteurs d’êtres humains. Le roi dit avoir vu, tout petit, les sujets les plus
humains de son peuple se transformer en gredins, en bêtes sauvages capables
de parcourir des kilomètres dans la brousse pour razzier hommes et femmes
dans les tribus voisines, afin de les livrer aux négriers anglais, portugais et
français ou vendre leurs propres parents quand ils n’avaient pas d’esclaves à
livrer. Et tout cela contre quoi ? Contre les artifices et les colifichets de la
civilisation des Blancs. Des objets surprenants pour les goûts d’ici, mais
inutiles. L’esclavage n’a pas rendu son peuple meilleur, dit le roi, au contraire,
le goût du luxe et des richesses faciles a perverti pour longtemps, croit-il, la
mentalité de son peuple. Mais le pire dans les arguments des marchands
d’esclaves, ce qu’il ne comprend pas, c’est quand ils prétendent qu’ils ont
besoin de la main-d’œuvre noire pour développer leurs pays. À croire que le
destin des Noirs est de construire la prospérité des autres, tandis que chez eux
s’installent le chaos, les campagnes désertées, les champs non labourés par
défaut de main-d’œuvre. Pendant que mon peuple construit le bonheur des
autres, se lamente le roi, mon royaume retourne irrésistiblement à la
sauvagerie. Alors, le roi propose à tous de l’aider à convaincre les autorités du
Portugal, de France et d’Angleterre de changer le cours des choses. Il sait que
les terres du Brésil et celles des Amériques sont ensoleillées du même soleil
que celui d’ici, que les pluies et les vents qui apportent fertilité aux plantes
sont identiques à ceux qui règnent ici. Pourquoi donc, au lieu de continuer à
mettre en esclavage une partie de l’humanité, les hommes d’affaires d’au-delà
des mers ne viendraient-ils pas créer sur nos terres les mêmes plantations que
nos hommes et femmes laboureront ? Au lieu de les emporter en esclavage, on
pourrait les faire travailler sur place. Le roi s’engage à susciter l’accord de son
peuple et à négocier dans l’intérêt commercial des peuples d’Europe les
conditions d’une telle implantation. M. Snoep vous a expliqué ce que le
Danemark expérimente au Surinam, faire travailler des hommes libres. Il faut
croire que le Danemark ne s’est pas appauvri en abandonnant le système
esclavagiste. Pourquoi le Portugal et ses alliés commerciaux ne pourraient-ils
en faire autant ? Tout ce que dit le roi n’est destiné contre personne en
particulier, mais il pense qu’il serait temps d’adopter une nouvelle démarche,
avant que son impatience et la colère de son peuple ne se transforment en
révoltes pour empêcher les marchands d’esclaves de continuer à sévir dans la
région. J’ai dit la parole du roi, ma propre voix se tait. »
Nul ne broncha quand Sophia se rassit, après avoir fait la révérence au roi
pour lui dire qu’elle avait accompli la mission à elle confiée. Buchanan
Murphy avait ravalé sa morgue devant la charge royale, et Snoep jubilait. Un
court instant déstabilisé par la vue de cette femme s’adressant à eux, Chacha
se ravisa, et reprenant l’initiative, s’adressa directement au roi.
« Je voudrais remercier le roi pour les pensées franches qu’il nous fait
partager. L’affaire qui nous réunit est complexe, mais il va de soi que chacun
d’entre nous prend au sérieux les propositions royales. Deux voies s’offrent à
nous, continuer ou changer de système, bien malin qui pourrait affirmer sans
risque de se tromper qu’un système vaut l’autre. Pour ma part, je voudrais
rassurer le roi, j’abandonnerais volontiers ma charge de directeur du fort
portugais de Gléhué si la tutelle qui m’en a confié la gestion me le demandait.
Je ne doute pas que cela arrive un de ces jours, avec un Brésil indépendant
débarrassé de la veule tutelle portugaise. Mais en attendant ce jour, continuons
à dialoguer ; que jamais nos opinions divergentes ne nous empêchent de
discuter, ceci est la moindre des politesses entre gens de qualité. Je voudrais
lever mon verre à la santé du roi, qu’il sache que malgré les apparences, j’ai
une immense tendresse pour sa personne et compréhension pour ses idées,
lesquelles ont toujours été formulées dans l’intérêt de son peuple. Ce n’est
d’ailleurs pas pour rien qu’on vous surnomme le roi parasol, allusion à
l’emblème de votre règne. »
Un des serveurs entra dans la pièce. Il portait sur un plateau des verres à
boire bleus en forme de bambou coupé, ainsi qu’une bouteille protégée par un
emballage en osier tressé. De son poste d’observation, le maître des rituels
comprit que l’heure était venue pour lui d’entrer en scène. Irrésistiblement, il
tourna les yeux vers Gankpé, lequel l’ignora, tout entier plongé dans la
contemplation de Sophia, l’épouse de son oncle, le roi.
« J’ai fait venir de mon Brésil natal la meilleure cachaça qu’on puisse
trouver, celle qu’on fabrique dans l’État du Minas Gerais. C’est une
commande spéciale, le meilleur breuvage que je connaisse pour soigner à la
fois la nostalgie et fêter les grandes occasions comme celle d’aujourd’hui : en
effet, messieurs, cela fait vingt et un ans, jour pour jour, que Votre Excellence
est arrivée au pouvoir, cela se fête. »
Chacha prit la bouteille et l’ouvrit. Le serveur avait disposé les verres
devant les convives et s’était éclipsé. Soudain, le maître des rituels aperçut
pour la seconde fois les silhouettes des amazones, les miliciennes de Gankpé,
se faufiler dans l’antichambre plongée dans le noir et attenante à la salle des
fêtes. Elles prenaient position, vautours froids, avant la curée.
« Bon anniversaire, majesté, lança Chacha, tout en levant son verre.
– Bon anniversaire au roi, reprirent tous les convives en chœur. »
Le roi, peut-être touché par cette marque de sympathie inattendue, sourit. Il
leva son verre et trinqua avec tous les invités.
Une petite cachaça et une certitude, pensa le maître des rituels : la mort était
dans le verre, spécialement préparé par lui sous la menace de Gankpé. Dans
dix minutes, tout au plus, le roi allait s’écrouler, son corps se recouvrir des
pustules de la malédiction du dieu de la variole, Sakpatê, et les amazones
sortiraient de l’ombre pour l’emporter prétendument vers le fort Joao Batista
où il devait être soigné par le médecin personnel de Chacha, en réalité vers la
prison : le processus de destitution du roi était en marche, et le maître des
rituels, grand admirateur du souverain, en était le complice malgré lui.
Gankpé souriait enfin, pour la première fois de la soirée, les yeux toujours
fixés sur la femme de celui qu’il considérait à la fois comme son oncle et son
frère. Il paraissait radieux, illuminé d’un contentement secret. Sophie aussi
brasillait. Les pieds nus, les cheveux tressés à la façon yoruba, elle était une
femme désirable, belle dans son habillement traditionnel, un pagne kenté serré
à hauteur des seins, qui lui découvrait les épaules blanches. Sa lumière
éblouissait Gankpé, lequel souriait indéfiniment, assuré d’être au seuil d’un
mystère à moitié dévoilé.
Temps anciens IV : Le roi, dans sa tête, la nuit/I
Il avait ressenti, d’abord, comme des picotements à l’intérieur de la paume
des mains. Cela faisait presque dix minutes qu’il avait bu la cachaça spéciale
de son hôte, il en avait trouvé le goût plutôt fruité et le parfum très frais. Les
bouteilles du même breuvage que d’habitude Gankpé ramenait au palais et
faisait circuler entre les notables et les conseillers lui avaient toujours paru
périmées.
Ensuite, il s’était dirigé avec Chacha et les autres invités vers la terrasse
surplombant la place Brésil, la place des enchères devant le domicile de son
hôte. C’est au moment d’enjamber le seuil de la porte y menant que les
picotements devinrent plus accentués, gagnant pratiquement toutes les parties
de son corps.
Discrètement, le roi porta aux lèvres la bague anti-poison qu’il arborait
toujours à l’annulaire droit. Pour l’avoir expérimentée plus d’une fois lors des
tentatives d’empoisonnement dirigées contre sa personne, il connaissait la
puissance d’extraction de venin de la pierre noire dissimulée dans le métal du
bijou. Il eut la sensation que ses lèvres, qui le grattaient furieusement, avaient
gonflé. Il enleva son couvre-nez en or ouvragé et le tendit à son épouse
Sophia, laquelle avait remarqué le malaise de son époux et s’était rapprochée
de lui.
« Quelque chose ne va pas, majesté ? demanda Chacha qui s’était retourné.
– Aaarrrgh…, râla douloureusement le souverain, dévoré par de violents
fourmillements.
– Une crise d’urticaire, peut-être, avança Gankpé, le roi en a déjà eu par le
passé. »
À présent, il se grattait partout, comme si le centre des douleurs s’était
élargi à tout son corps, sous l’effet d’un sortilège ou d’un poison plus puissant
que sa bague anti-venin, restée sans effet. D’un geste rageur, il s’était
débarrassé de son épais pagne kenté, un tissage luxueux inventé au XVI siècle
e

pour l’apparat des rois du Ghana et adopté par la suite par les autres
royaumes. Arqué et tournant sur lui-même comme la biche menacée par un
troupeau d’éléphants, il se raclait tour à tour et en même temps le torse, les
cuisses, les fesses à travers l’étoffe de sa culotte de velours. La scène,
épouvantable, saisit d’effroi les invités au banquet. Snoep courait de Chacha à
Sophia.
« Il faut faire quelque chose, il faut faire quelque chose », craillait-il en
plusieurs langues.
Buchanan Murphy avait le front plissé d’une incompréhension définitive
cependant que Chacha et Gankpé regardaient la scène de haut, à la fois
distants et concernés autant que pouvaient l’être des complices très au fait des
raisons qui causaient des troubles à la victime étalée par terre sous leurs yeux.
Car la biche s’était enfin effondrée, la tête dans le giron de Sophia, laquelle
avait accompagné le roi dans sa chute avec délicatesse.
La biche gisait à demi consciente. Sur son corps avaient fait irruption des
taches rouges, encadrant certains renflements de la peau qui formaient comme
des vésicules. Les amazones surgirent à cet instant sur la terrasse, cette fois-ci
armées de javelots, et poussant devant elles le maître des rituels, lequel
s’agenouilla près du roi et délivra son diagnostic : malédiction !
« Quelle malédiction, tonna Chacha, soudain sorti de son hébétude ?
Emmenez-le roi au fort, mon médecin l’auscultera ! »
Les miliciennes de Chacha soulevèrent le roi parasol de terre et, toujours
accompagnées du maître des rituels, l’emportèrent vers le fort dont Francisco
Félix de Souza était le directeur depuis bientôt trente ans.

***

Les amazones ne l’avaient pas brutalisé, elles l’avaient juste transporté dans
ce souterrain sombre, en lui expliquant, comme à un enfant, que c’était dans
son intérêt de se laisser faire, monarque désormais marqué du sceau du
terrible Sakpatê, le dieu roué de la variole. Il allait s’en sortir, s’il se pliait aux
nouvelles mesures prises pour son bien par le maître des rituels. Puis elles
étaient sorties, et l’homme avait pris le relais, lui avait tendu à boire le
contenu d’une calebasse, qu’il avait repoussée, méfiant.
« Buvez, mon roi, buvez ! Maintenant que nous sommes seuls, vous pouvez
me faire confiance. »
L’homme qui lui parlait le regardait de biais, comme s’il avait peur
d’affronter son regard. Le roi l’observait attentivement. Il semblait pleurer à
l’intérieur, comme lui-même, le prisonnier, se lamentait, au souvenir de sa
naïveté, de la facilité avec laquelle il était tombé dans le piège de ses ennemis.
Il n’avait jamais douté que son neveu Gankpé, et Chacha, le Portugais infâme
qui se faisait passer pour un Brésilien, pour n’avoir pas à répondre des
agissements de ses compatriotes dans le royaume, complotaient à sa perte. Le
premier n’avait-il pas aidé le second à s’évader de la prison où lui, le roi, avait
fait enfermer Chacha ? L’affaire, condensé de ses démêlés avec les négriers
qui écumaient la côte, remontait à six années de cela, et avait fait sensation
dans le royaume.
De temps à autre, le directeur du fort de Gléhué rendait visite au roi en son
palais. Il est vrai que les occasions d’aller à la cour ne manquaient pas ; soit il
venait de lui-même payer au souverain les taxes douanières imposées par le
Trésor royal sur les transactions commerciales effectuées par les étrangers sur
le littoral du pays, soit il venait en ami offrir au roi son allégeance et
quémander sa protection contre les menées subversives des Hollandais et
autres Anglais disséminés tout le long de la côte qui allait du territoire aurifère
des Fanti aux rivières poissonneuses des Yoruba de Badagri. Il est vrai qu’à
côté des quatorze forts hollandais et des sept forts anglais, l’unique fort des
Portugais faisait figure de cache-misère. Et c’était aussi vrai qu’en dehors de
leur possession d’Angola les Hollandais les avaient chassés de partout, aidés
en cela par les nègres eux-mêmes qui leur vouaient une haine tout aussi
teigneuse qu’immémoriale.
Ils étaient les plus puissants, donc, sur la côte, en ce qui concerne l’achat et
la revente des êtres humains et ils le faisaient souvent ressentir à leurs frères
de race. Impitoyables et voleurs les Hollandais, manipulateurs et faux-
monnayeurs ! Au fort d’Elmina, sur le territoire des Accra et des Fanti,
racontait-on, il était arrivé que, au lieu de donner comme il se devait du bon or
ou des marchandises comme salaire mensuel à la garnison pour leur entretien,
ils distribuent du cuivre limé ou de la limaille de cuivre doré, mélange d’or et
de corail rouge. Aucune nation ne pourrait se mesurer avec les Hollandais,
haineux entre eux, et méfiants vis-à-vis des nègres.
Quant aux Anglais, on peut dire en général qu’ils vivent selon la morale
dans laquelle ils ont été élevés. Rarement a-t-on vu un Anglais tromper un
Noir avec de l’or faux ou d’autres moyens. D’ailleurs, quand ils ont des
esclaves malades, ils les font débarquer dans leurs forts afin que les capitaines
des navires achètent aux Noirs les rafraîchissements dont ces derniers ont
envie. À l’inverse, le roi savait avec quelle inhumanité les Portugais traitaient
les esclaves destinés à travailler dans leurs mines au Brésil. Ses informateurs
lui avaient tout rapporté, comment dans le Minas Gerais on les envoyait sous
terre et les empêchait de revoir la lumière du jour, comment même les chiens
de chasse étaient mieux nourris qu’eux, et comment quand on leur accordait
une pause, les prêtres portugais, bourgeois dans l’âme et complices de
l’abêtissement des Noirs, en profitaient pour descendre dans les mines pour
les baptiser et leur enseigner leur christianisme délétère, religion qui prônait
pourtant l’amour du prochain.
Dans tous les cas, derrière chaque visite du Portugais qui se disait plutôt
Brésilien, le roi lisait une intention secrète, une seule : tenter de s’allier son
autorité pour affaiblir ses concurrents dans le commerce d’esclaves, de cire,
d’or et d’ivoire auquel se livraient les nations d’Europe dans la contrée depuis
des siècles. Néanmoins, depuis un certain temps, les visites du Portugais
s’étaient espacées, et pour cause : malgré les quantités importantes de tabac et
de sucre du Brésil offertes au souverain, ce dernier refusait de lui témoigner
son amitié pleine et entière.
Chacha ne comprenait pas la réticence du roi, tout au plus pouvait-il
l’expliquer par l’influence sur lui de certains de ses amis danois, philanthropes
d’un autre âge, qui lui avaient soufflé cette idée qu’il trouvait dangereuse :
s’opposer à la traite des Noirs vers les Amériques. Et parmi ces Danois qui
rendaient visite au roi régulièrement, une jeune femme mature, nommée
Sophia de Montaguère, la quarantaine presque, qui s’était installée au palais,
et dont on murmurait qu’elle parlait plusieurs langues européennes ainsi que
celles de la côte et aurait des relations intimes avec le roi.
Il avait de ces idées, le roi ! Des idées qu’il exposait à voix haute. À l’en
croire, le bons sens voudrait que les Européens tirent profit de la qualité du
climat de la côte en s’y installant durablement, et en utilisant les esclaves sur
place, dans la culture des mêmes plantations vers lesquelles ils les déportaient
dans leurs colonies. Le climat n’était pas malsain, argumentait-il, même s’il
est vrai qu’entre juillet et août, après la période des pluies, beaucoup
d’Européens mouraient quand les vapeurs montaient de la terre. Ils n’avaient
qu’à moins manger de poissons gras et se gaver de fruits, ironisait le roi. Aidé
de ses amis danois, des gens dont il partageait la philosophie abolitionniste,
mais pas toujours la vision horrifiée de l’esclavage, il avait expérimenté sur
les terres du royaume plusieurs cultures. Tout avait poussé, nourri par l’effet
conjugué du soleil, du limon et des pluies : le maïs, l’ananas, le coton, la
canne à sucre, l’arachide, le caféier, le cacaoyer, sans compter toutes les
épices de valeur, consacrés par les nécessités et les goûts de l’Europe
aristocratique ou princière, et surtout l’étrange manioc dont on tirait le tapioca
et le gari farofa, l’excellente farine de manioc, denrées prisées par la plupart
des populations côtières.
Il proposait donc que l’esclavage soit maintenu, mais localement, comme
cela a toujours existé, de façon à ce que le royaume profite aussi des richesses
engendrées par la main-d’œuvre servile.
Puis un jour, poursuivant sa logique, il avait tenté de le convaincre, lui
Chacha, de l’aider à construire une usine dans la capitale du royaume. Une
usine, et pas n’importe laquelle, une usine pour transformer les noix de palme
en huile de palme dont on raffolait à Bahia, c’est vrai, et fabriquer des
savons ! Interloqué, Chacha avait promis, puis il avait oublié la demande du
roi. Seulement voilà, le roi lui n’avait pas la mémoire courte. Un an plus tard,
lassé d’attendre que le Portugais se manifestât et tienne sa promesse, il l’avait
fait mander par son porteur de canne, signifiant solennellement à l’intéressé la
gravité de la convocation.
Contrairement aux habitudes, on l’avait fait asseoir dans la salle des
audiences vide, pendant presque une heure. Puis le roi était arrivé avec sa
suite. Sans daigner remarquer son visiteur, il avait pris place sur le fauteuil
sculpté aux motifs de son règne. L’animosité des notables de la cour envers
Chacha était perceptible, mais heureusement qu’il pouvait s’appuyer sur le
chef des armées et neveu du roi, Gankpé, un jeune fauve aux dents longues.
C’était le seul avec lequel les relations étaient cordiales, et même parfois
complices. Plusieurs fois, ils avaient eu des échanges secrets qui l’avaient
édifié sur l’esprit frondeur de l’homme. Il en avait conclu qu’un jour viendrait
où le prince Gankpé passerait à l’acte, ce qui ne serait pas pour lui déplaire. Il
tenta de capter le regard du roi, peine perdue.
Il vit alors entrer celle dont tout le monde parlait dans le royaume, Sophia
de Montaguère, la jeune idéaliste danoise dont l’influence sur certaines idées
du roi lui paraissait acquise. Elle était habillée de la même manière que toutes
les épouses du roi : lourds colliers de corail au cou et perles multicolores aux
chevilles, la taille ceinte d’un riche pagne kenté, les pieds nus et le visage
maquillé d’une fine trace de poudre d’or que ses accompagnatrices lui
épongeaient de temps à autre, quand la transpiration devenait trop importante.
Incontestablement, elle était belle ainsi vêtue, et ses cheveux blonds relevés en
chignon lui donnaient l’allure d’une divinité séductrice surgie des profondeurs
d’un lac ou d’un océan de soleil.
Elle s’agenouilla comme les autres femmes sur la natte réservée aux
épouses, mais directement à la gauche du roi, et Chacha comprit d’instinct
qu’elle serait la traductrice de l’échange qui allait suivre entre le roi et lui. Ce
n’était donc pas la peine de demander à son propre interprète, le cabécère
Kpoti, qui attendait dans le vestibule, de faire son entrée dans la pièce.
« Ces derniers temps, monsieur Francisco, je songe sérieusement à déclarer
la guerre à deux ou trois nations pour me refaire une santé financière. »
La remarque prit de court le directeur du fort portugais de Gléhué. Le roi
s’était adressé à lui en portugais, laborieusement certes, mais c’était bien du
portugais avec un accent étrange qu’il eut de la peine à définir.
« Pardon, majesté ?
– J’ai dit, une ou deux petites guerres bien menées pour renflouer les
caisses de mon trésor. »
Stupide, faillit-il lâcher, mais il se retint. Depuis son arrivée dans la région,
il avait eu à constater que les guerres entre nations rivales faisaient d’énormes
ravages. Ah, les Noirs et leurs guerres stupides ! Leur pays magnifique ne
manquait certainement de rien d’autre que de meilleurs habitants, qui
sauraient apprécier dans quel paradis terrestre ils ont été placés, en remerciant
le Créateur les mains et les yeux levés, et en se soumettant à des lois
raisonnables. Mais ils sont bien loin de cela. Non, décidément, même les
Groenlandais sont mieux dans leur froid pays que les nègres en Afrique, et les
guerres inhumaines de ces derniers, leur haine mutuelle héritée de leurs
parents, ont fait d’eux des êtres méchants prompts à s’étriper pour le plaisir de
voir le sang du voisin couler sur leurs fétiches, ou à vendre leurs propres
frères et sœurs aux négriers. Il se souvenait ainsi de ses premiers esclaves
acquis, des captifs qu’on venait lui présenter spontanément.
À l’instar de cet homme venu au fort sous prétexte de lui acheter des
marchandises, et qui farfouilla pendant une bonne heure dans la soierie, la
pacotille, avant de déclarer, l’air sombre et buté qu’il n’avait
malheureusement rien à donner en échange. Il demanda à ses employés de le
mettre à la porte. L’homme eut, cependant, le temps d’expliquer qu’il avait
une femme jeune, originaire de Ganvié, mais que son beau-père avait fait
manger à la demoiselle un fétiche si puissant qu’il ne pouvait la vendre sans
risquer de subir la colère des dieux qui la protègent. Les employés comprirent
tout de suite ce qu’il voulait et lui répondirent : « C’est tout ? Dans ce cas,
emmène ta femme, nous te battrons tellement devant elle que le fétiche n’y
verra que du feu. »
Une heure plus tard, le coquin revint au fort accompagné de son épouse,
une belle femme au regard insolent, qui eut droit à choisir les marchandises
sans savoir qu’elle était la monnaie d’échange. Lui-même quitta la pièce et les
employés s’emparèrent de la femme qu’ils mirent aux fers. L’homme alors se
mit à pousser des hurlements de colère, mais les employés le jetèrent à terre et
le frappèrent affreusement pendant une bonne demi-heure. À la fin, il fit signe
que cela suffisait, se leva, s’épousseta et chargea sa marchandise sur l’épaule
avant de s’éloigner du fort, sans plus d’explication sur le sort réservé à sa
femme, bientôt vendue contre seize onces d’or, prix habituellement négocié au
Brésil pour les esclaves de la Côte.

« Je ne sais pas, majesté, tout dépend contre qui vous pensez lever les
troupes. Ceux d’Allada vous ont-ils offensé ? Ou bien, vous faut-il vous
accaparer des mines d’or des Ashanti ? Ou conquérir les terres fertiles des
Guin le long du fleuve Mono ? Je ne comprends pas mais je suis prêt à vous
épauler, si nécessaire.
– Sans le commerce guinéen des esclaves, avouez quand même que tout
l’or du Brésil serait resté dans son sous-sol, ou tout au plus, seule une infime
quantité aurait vu la lumière du jour. Et puis, il vous faut bien cultiver vos
terres, vos champs de tabac, de canne à sucre et de coton ; sans l’esclavage
des Noirs, comment auriez-vous fait ? Non, vous avez raison, vous autres
nations d’Europe, il est du devoir de vos souverains d’exploiter la force des
autres nations pour accumuler vos richesses, ceci est une belle leçon que je
songe sérieusement à appliquer. Je pourrais bien, une fois que j’aurai les
troupes nécessaires, déclarer la guerre au Portugal et ramener des esclaves ici
pour cultiver mes terres. Qu’en pensez-vous ? »
Francisco blêmit. Les paraboles du roi le surprenaient toujours par leur
tranchant, leur audace. Ses démêlés avec les négriers ces derniers temps
avaient pris une ampleur inquiétante.
Plusieurs fois, délibérément, il avait refusé à certains trafiquants étrangers
le droit de commercer sur ses terres, et avait fait empêcher l’accostage de
plusieurs autres dûment autorisés à négocier directement avec les populations,
les cabécères ou les facteurs installés dans les comptoirs. Un climat de terreur
savamment distillé planait sur le négoce. Les troupes du roi surgissaient de
partout, effrayant marchands et vendeurs, dans le seul but de perturber une
tradition commerciale établie depuis des siècles dans la région. Contre de
telles menées, Francisco lui-même ne savait pas toujours comment se
positionner.
« Les Portugais mériteraient certainement une punition, majesté, mais leurs
terres sont trop lointaines. Je comprends vos sentiments, lâcha-t-il, sans plus
réfléchir davantage.
– Qui vous demande de me comprendre, Francisco ? Ce ne sont pas tous les
Portugais qui mériteraient ma punition, mais un seul, et vous savez de qui je
parle. Il y a un an, vous m’aviez promis d’installer une usine sur mes terres.
N’allez pas me dire qu’une promesse de Blanc est aussi futile que le pet d’une
vieille femme à l’agonie ! Je ne vous croirai pas. Vous m’avez menti, et je
m’en vais vous réserver le même sort que je réserve à ceux qui mentent. Trois
mois de prison, vous aurez le temps de réfléchir au plan de ma future usine.
Quand vous sortirez de là, on reprendra nos discussions. Prince Gankpé,
mettez M. Francisco aux arrêts, et veillez à ce qu’il soit traité comme un
menteur pendant son incarcération ! »
À Gléhué, la nouvelle de l’arrestation de Chacha rapportée par son
interprète, le cabécère Kpoti, fit trembler les assises de la ville et les certitudes
des Européens. Tous les marchands blancs se précipitèrent à la capitale du
royaume pour implorer la clémence du roi. En pure perte. Une rumeur dont
nul ne savait la source commença dès lors à circuler : bientôt tous les
marchands d’esclaves allaient être pourchassés, tués s’il le fallait. La peur prit
au ventre les intéressés, qui désertèrent leurs comptoirs et s’exilèrent vers les
royaumes voisins, le temps que le courroux du roi s’apaise, que la colère
replie sa natte. Pourtant, à peine deux semaines après son arrestation, les
gardiens rapportèrent au roi, un matin, la nouvelle surprenante de l’évasion du
Portugais.
Gankpé, murmura le roi, une telle évasion ne pouvait être que l’œuvre du
prince, jura-t-il ! Comment se fait-il qu’il n’y avait pas pensé plus tôt, s’en
voulut-il aussitôt ? Ah, Gankpé, Gankpé ! Son neveu de prince et ses
ralliements de façade, ses combines et ses trafics avec le Portugais à la barbe
de contrebandier et à l’éternel bonnet de velours, des manœuvres obscures
dont on lui avait toujours rapporté les détails ! Oui, il l’avait toujours su, mais
n’avait jamais voulu l’admettre, que son fils, comme il l’appelait – puisqu’en
succédant au père de Gankpé, il héritait de ses femmes et de la responsabilité
d’être un père pour tous les enfants d’Agonglo –, que donc son presque fils
pourrait un jour lui faire une passe horrible.
Grandir à l’ombre d’Agonglo fut un privilège redoutable. De son vivant,
c’est vrai, le monarque au symbole Ananas avait parfois semblé douter des
qualités de son fils Gankpé pour être un sage conducteur des peuples. Trop
jeune, trop impulsif, peut-être serait-il idéal que son neveu assurât la régence
le temps que la formation du prince soit peaufinée ! Ainsi, très tôt, Agonglo
avait introduit dans leur éducation des différences qui disaient son choix et le
destin pressenti pour son fils et son neveu. Et quand une nuit de l’année 1797,
calendrier du Blanc conspirateur, Agonglo fut retrouvé assassiné dans des
conditions mystérieuses – empoisonné, semble-t-il, pour l’empêcher de se
convertir au catholicisme –, Gankpé crut un temps que le trône allait lui
échoir. Mais les oracles consultés – manipulés, diront les généalogistes – se
prononcèrent en sa défaveur, et il ne put que ravaler sa déception et accepter
de protéger le nouveau roi, son oncle, en acceptant le poste de chef de ses
armées, malgré son jeune âge et son inexpérience des choses de la guerre. Un
pis-aller que les grands prêtres du royaume avaient conseillé au nouveau
monarque pour éviter que l’orgueil blessé de Gankpé ne l’entraînât sur la voie
d’une vengeance occulte, après que ses partisans eurent ferraillé vainement
avec les complices du nouveau roi. Eux l’en savaient capables, que le jeune
prince consultait régulièrement pour des sacrifices. Il avait suivi le conseil des
prêtres, et avait confié sa protection, sa vie à son neveu, sans jamais
abandonner l’idée que ce dernier nourrissait dans le tréfonds de son cœur des
serpents qu’il pourrait envoyer siffler sur sa tête.
Puis il y avait eu cette autre histoire qui allait creuser davantage le fossé
entre l’oncle et le neveu, détruire l’harmonie fragile d’une relation basée sur le
respect du choix des dieux et les convenances de leur rang. Un drame aux
dimensions familiales : la disparition de la mère de Gankpé, ou plutôt son
rapt, son enlèvement criminel, car comment qualifier autrement ce geste aux
antipodes du bon sens ?
Des témoins affirmèrent avoir vu, le soir du drame, de mystérieux inconnus
rôder autour de l’ancien palais d’Agonglo, où la mère de Gankpé vivait depuis
l’assassinat du souverain. Provoquèrent-ils la tornade qui s’était abattue sur la
ville cette nuit-là et qui effaça jusqu’aux traces de leurs pas autour de la
demeure de la veuve ? Toujours est-il que ce matin-là, Gankpé qui rendait
toujours une visite à sa mère, après l’inspection de ses troupes, la trouva
absente. Personne, de toute évidence, ne semblait l’avoir vue sortir aux
aurores, et l’idée qu’elle ait pu découcher était totalement saugrenue. Elle
avait passé l’âge de tels caprices, et de toute façon, si l’envie d’avoir un amant
à son âge l’avait effleurée, elle eût trouvé une solution plus discrète à la
réalisation de son désir. Nulle part dans le palais elle n’était visible. Il fit le
tour des autres cases et des maisons alentour, personne ne se souvenait avoir
vu sa mère ce matin-là, tout au plus l’avait-on aperçue la veille au soir, quand
elle revenait de chercher des herbes chez une de ses co-épouses, pour un mal
de foie persistant qui lui rendait l’humeur mauvaise depuis bientôt six jours.
Hasard ou coïncidence prémonitoire, la veille de cette étrange disparition, le
roi avait fait des remontrances presque paternelles mais acerbes à Gankpé, que
des rumeurs accusaient de fournir des esclaves à Chacha. Le prince avait nié
toutes ces accusations, les mettant au compte de la jalousie et de la
méchanceté naturelle des conseillers du roi. Les gens s’étonnent, avait
poursuivi le roi, du fait que les membres de la famille royale ne vont jamais en
esclavage. « Peut-être qu’un jour, avait-il lâché pour conclure, un de nos
proches pourrait se retrouver à bord du Don Francisco, le navire négrier
appartenant à votre ami Chacha ! Méfiez-vous, prince, quand la colère étale sa
natte… »
Il n’avait pas prêté attention à la dernière remarque du roi, mais à présent
qu’il y repensait, il y lisait comme une menace voilée. Et si la disparition de sa
mère était un règlement de compte, perpétré par son oncle, son presque père ?
L’idée lui traversa l’esprit, sans qu’il fût toutefois en mesure d’apporter la
preuve irréfutable de la justesse de ses soupçons. La douleur le fit chavirer, et
il s’assit à même le sol de la case de sa mère, pendant que ses hommes
organisaient la battue pour tenter de retrouver la vieille dame.
Après six mois d’intenses recherches, la nouvelle tomba finalement,
rapportée par Francisco Félix de Souza lui-même, lequel prit des précautions
pour en atténuer la violence : des informateurs confirmaient la rumeur qui,
depuis un temps, s’installait dans le royaume : la mère de Gankpé avait bel et
bien été enlevée et déportée en esclavage au Brésil, et l’on pense qu’elle aurait
été vendue du côté de São Luís do Maranhão, où elle serait devenue
blanchisseuse et prêtresse à ses heures perdues dans le moulin d’un riche
propriétaire portugais. La phrase traversa l’esprit de Gankpé, lumineuse et
tranchante : « Méfiez-vous, prince, quand la colère étale sa natte… »
Temps anciens V : Le roi, dans sa tête, la nuit/II
« Buvez, mon roi, buvez ! Maintenant que nous sommes seuls, vous pouvez
me faire confiance. »
L’homme qui lui parlait le regardait toujours de biais, incapable d’affronter
son regard. C’était le même homme qu’il avait aperçu au moment où il
s’écroulait, l’esprit brouillé par le poison mystérieux, s’approcher et
s’agenouiller près de lui sur la terrasse du Portugais criminel.
Il portait l’accoutrement des prêtres du tonnerre, et son odeur était celle
d’un homme qui ne s’était pas lavé depuis plusieurs heures. Ses yeux rougis
par un chagrin non pleuré fuyaient, papillotaient. Tout en lui sentait la gêne.
Le regard du roi tomba sur la calebasse qu’il lui tendait, elle contenait de l’eau
dans laquelle flottaient des feuilles d’hysope.
Non, plus aucun liquide, se préparait-il à dire, quand les phrases sortirent
différentes mais marquées d’une inquiétude profonde.
« Qui êtes-vous, bafouilla-t-il ? Où est Gankpé ?
– Je ne suis personne, mon roi, pardon je ne suis personne. »
L’homme posa la calebasse et se coucha sur le sol devant lui, en signe de
soumission totale, tenant sa tête entre ses mains comme s’il se protégeait d’un
fardeau trop lourd à porter ou d’un coup qu’il avait peur de recevoir. Cet
homme ne va pas bien, pensa le roi, tout comme moi, il ne va pas bien.
Brusquement, un spasme violent lui traversa le ventre et il se mit à vomir.
L’homme se releva précipitamment et, soulevant le roi par l’abdomen, cala
son buste contre une de ses jambes et lui tapota fermement dans le dos. Le roi
ouvrit la bouche comme un poisson asphyxié, toussa puis cessa de vomir.
« Buvez, mon roi, buvez. Ils vous ont empoisonné, et ceci enlèvera le
poison de votre corps. Je sais ce qu’ils vous ont fait boire, je connais
l’antidote. Ayez confiance, buvez ! Et si jamais je vous veux du mal, que le
vrai Sakpatê m’emporte. »
Sakpatê ! Le nom du dieu de la variole fouetta son esprit. Il se souvint qu’à
son réveil, il avait cru voir sur son corps des renflements de la peau, mais à
présent tout avait disparu. Il se souvenait également de phrases, de bouts de
phrases, comme dans une conversation hachurée. Des voix, des voix
indifférenciées.
« Malédiction.
– Quelle malédiction ?
– Ceci est l’œuvre de Sakpatê, le propriétaire des maladies terrestres. Ces
rougeurs, ces pustules sont la marque de son apparition.
– Quelles fautes faut-il avoir commis pour mériter un tel châtiment ?
– Meurtre, vol, mauvaises paroles, rapports sexuels en certaines
circonstances…
– Mon mari n’a commis aucune de ses fautes.
– Même les rois commettent des fautes graves, femme, des fautes
dissimulées à l’entendement du commun. »
Sophia !? se souvint brusquement le roi, dont la mémoire avait fini de faire
le lent apprentissage des choses. Où était- elle en ce moment ? Que le prince
ne puisse la ravir ! Oui, il le savait, son neveu éprouvait pour Sophia plus que
de l’admiration. Quel sort Chacha et son acolyte lui avaient-ils réservé ? Peut-
être que Joshua Snoep avait réussi à intercéder en faveur de sa compatriote !
Protéger Sophia, l’étrangère fragile pour laquelle il savait qu’il n’était pas le
seul à éprouver une affection tendre.
Ses amours avec la jeune idéaliste au corps si doux, étonnamment blanc
quand elle s’était dénudée pour la première fois devant lui dans l’intimité de la
chambre royale, avaient fait jaser toutes les bouches du royaume. La sacralité
du pouvoir engendre un nombre tel d’interdits, parmi lesquels, prétendront
plus tard les censeurs, les relations sexuelles entre races. Transgression,
avaient alors proféré certains notables dans le secret de leurs conciliabules. La
semence royale déposée dans le ventre d’une étrangère, passe encore, mais
dans celui d’une femme blanche, doublement étrangère à la race et au genre !
Lui-même au départ n’y pensait pas, mais l’amour a ses pièges que même les
amants les plus rodés ne savent éviter. Ce n’est qu’une fois passé à l’acte qu’il
s’est rendu compte du choc provoqué dans la conscience de ses sujets. C’est
toujours ainsi, quand le bouc brise la jarre, les tessons restent accrochés à son
cou. Mais alors, qui peut juger le bouc, les hommes ou les dieux ? Les dieux,
devant l’infraction, restent souvent muets, tandis que les hommes murmurent,
sans que l’on sache s’ils sont objectifs ou jaloux : « Le bien est un animal
mâle, le péché une femelle qui reproduit. »
Sophia, pensa-t-il douloureusement, oh ! que ne puissent le permettre les
vodun de son clan, l’humiliation de celle qu’il avait juré en son for intérieur
de protéger, depuis le jour où leurs itinéraires s’étaient croisés !

La première fois qu’il la vit, elle faisait partie d’une délégation d’hommes
blancs venus au palais le rencontrer. Une dizaine d’hommes, avec à leur tête
Joshua Snoep, partisan convaincu de l’abolition de l’esclavage, et parmi tous
ces hommes une seule femme prénommée Sophia. Le plus étrange n’était pas
sa présence parmi le groupe des abolitionnistes, mais sa capacité à
comprendre les paroles du roi et à traduire dans les deux sens. D’habitude, les
interprètes auxquels le palais ou les invités eux-mêmes avaient recours étaient
des hommes en contact avec les négociants de la côte et ils possédaient des
rudiments d’anglais, de portugais et de français, parfois de hollandais. Mais il
était rare de voir les étrangers débarquer avec leurs propres interprètes, car les
langues gbe étaient d’une complexité telle que ceux qui s’aventuraient dans
leur maniement, à l’exception de quelques religieux têtus, finissaient par s’y
décrocher la mâchoire ou proférer des grossièretés en tombant dans le piège
des accents et des tons. Mais là, devant le roi, la jeune femme qui l’écoutait et
lui traduisait les réponses de Joshua Snoep parlait le gbe comme si elle l’avait
toujours parlé.
Amusé, le roi voulut l’éprouver. Il chercha dans sa tête, une tournure
proverbiale ou une expression idiomatique complexe qui puisse dérouter la
jeune femme et, ayant trouvé, sans transition, au milieu d’une séquence de
traduction, lui lança :
« Yovo se gbe voa mu se agbangbangban’o.
– Le Blanc comprend gbe, traduisit-elle mécaniquement, mais... »
Elle s’arrêta, surprise par la complexité du phonème final et surtout ayant
compris que la phrase n’avait rien à voir avec l’échange entre Snoep et le roi.
Le roi sourit et la regarda. Elle regarda le roi et à son tour lui lança :
« Oui c’est vrai, je parle gbe, mais cette subtilité m’échappe.
– Non, reprit le roi, votre maîtrise de la langue est impressionnante. Où
l’avez-vous apprise ?
– À Copenhague, chez un vieux missionnaire danois qui a sillonné toute la
côte.
– Vous pensez qu’il aurait su traduire agbangbangban ?
– Assiette cassée, c’est cela que le mot signifie ?
– Donc vous saviez ? Vous êtes plus intelligente que je ne le pensais.
– Merci, majesté. Mais assiette cassée n’est qu’une possibilité de
traduction, je sais que vous vouliez dire autre chose.
– Je dois donc vous aider ?
– Je voudrais que vous m’aidiez, majesté.
– Dommage, ironisa le roi. Moi qui comptais sur vous pour m’apprendre le
gbe. Sérieusement, madame la traductrice, accepteriez-vous de m’enseigner
les langues des Blancs, et plus particulièrement le portugais ?
– Je suis à votre service, majesté.
– Connaître les langues des Blancs m’aidera à ne pas faire banqueroute.
Agbangbangban, banqueroute, vous saisissez maintenant ? »
Elle rougit, puis soudain, un sourire irradia son regard. Elle regarda le roi
droit dans les yeux et laissa tomber, victorieuse.
« Ma proposition n’était donc pas si bête. Assiette. Banqueroute, assiette
d’impôt, le budget du royaume est sauvé, majesté. »
Comme s’ils avaient été seuls, le roi et la jeune femme éclatèrent d’un franc
rire. Durant la conversation, les notables du palais ainsi que les visiteurs
avaient suivi l’échange sans oser se mêler au dialogue entre la jeune femme et
le roi. Quelque chose se déroulait sous leurs yeux dont ils ne devinaient pas
les développements. Joshua Snoep fut surpris quand plus tard le roi lui
demanda si Sophia était mariée. Oui, répondit-il, à un Français, un certain
Olivier de Montaguère, lequel a séjourné autrefois sur la côte, et qui est
maintenant retourné en Angleterre. Le roi avait suggéré d’envoyer une de ses
épouses s’occuper du mari de Sophia, le temps que cette dernière séjourne au
palais pour lui enseigner les langues des négriers, toutes les langues de tous
les négriers, avait-il insisté.
Dès le lendemain de cette entrevue, tous les après-midi et parfois tard dans
la nuit, dans l’atrium ou sur la terrasse du palais, on entendit le souverain du
Danhomé et sa répétitrice ânonner des mots, des phrases étranges dans des
langues aux sonorités risibles ou déconcertantes.
Les efforts du roi pour maîtriser les langues européennes étaient colossaux,
mais le résultat en était un brouillage permanent de l’expression, les mots du
portugais se glissant indifféremment dans les expressions en anglais, en
français ou en hollandais. Sophia comprit très vite les raisons d’un tel mélange
linguistique, ce que le roi voulait par-dessus tout, c’était parler le portugais. Et
elle concentra son énergie, après une franche discussion avec son élève de
marque, à lui enseigner les subtilités de la langue des ancêtres de Francisco
Félix de Souza, négrier à Gléhué. Les journées du roi furent occupées à cela,
entrer dans les arcanes de la langue de son adversaire afin de l’affronter d’égal
à égal, sans intermédiaire d’aucune sorte.
À quel moment les relations studieuses de maître à élève se transformèrent-
elles en relations amoureuses jugées aussitôt scandaleuses par des esprits
chagrins ? Ni Sophia ni le roi ne sauraient le dire avec certitude.
Les femmes aiment le pouvoir, et les gens de pouvoir ont le flair pour
repérer celles qui sont à l’aise en leur compagnie. Sophia, qui n’avait pas
d’enfant, ne faisait jamais allusion à son mari laissé au pays, comme si aucun
regret n’était lié à l’absence de ce dernier ; et le roi voyait bien que la vie au
palais lui allait, comme si elle avait toujours vécu là. Sans compter que le
combat personnel du monarque contre Chacha et ses amis négriers épousait
les idées abolitionnistes de la jeune femme, renforçant entre eux les liens
d’une certaine complicité intellectuelle que leurs désirs charnels mettaient à
rude épreuve. L’après-midi où les deux franchirent le pas, il faisait une
chaleur à rendre folles les bêtes. Ils étaient sous l’auvent de la terrasse, tentant
de lutter contre l’engourdissement de leurs esprits accablés par la canicule.
« J’ai chaud, avait lâché le roi au milieu d’un bâillement. Il va finir par
pleuvoir, ce n’est pas possible une telle chaleur. Aucun souffle de vent.
– Je peux vous faire du vent si vous le désirez, majesté !
– Non, Sophia, seules mes épouses ont le devoir de m’éventer. À moins que
vous ne vous considériez un peu comme ma femme ? »
Elle avait souri, délicate façon de masquer un sentiment qui relevait plus du
trouble que de l’embarras. Cela faisait six mois qu’elle était au palais, et les
rumeurs les plus folles qui y couraient avaient fini par lui parvenir aux
oreilles. On la disait la maîtresse du roi, l’accusation s’accompagnant de
précisions détaillées sur les lieux où les amants se retrouveraient et
copuleraient régulièrement. Lors d’une promenade en forêt, ils auraient même
fait cela couchés par terre, suprême tabou ! Le roi ne vivrait plus que de ces
rendez-vous furtifs, de ces instants canailles passés en compagnie de sa
prétendue répétitrice de portugais, négligeant ses devoirs de mari envers ses
différentes épouses, princesses ou esclaves.
« Vous n’avez pas répondu à ma question, Sophia.
– Vos épouses, majesté, vous les prenez esclaves ou princesses. Je suis une
femme libre que son mari a abandonnée à Copenhague pour couler des jours
tranquilles à Liverpool, ai-je alors une chance de faire partie de vos femmes ?
Vous savez ce qu’on raconte dans le royaume.
– Je sais ce que les femmes racontent, Sophia. Et cela n’a aucune espèce
d’importance. La puissance d’un roi n’est pas dans le nombre de ses femmes,
mais dans les prérogatives qu’il s’accorde dans le choix de celles-ci. J’ai
hérité des femmes de mon père et oncle Agonglo, celles-là me sont ombrelles.
On vous dit ma maîtresse, quelle honte y aurait-il pour le roi du Danhomé à
entretenir autant de maîtresses qu’il voudrait ? Surtout que de maîtresse à
épouse, le pas est vite franchi quand la femme nous fait des enfants. Je
m’exprime mal, mais je sais que vous comprenez.
– J’essaye de vous comprendre, majesté, seulement la chaleur m’empêche
de me concentrer.
– Et moi alors ! Nous reprendrons la leçon demain, il fait vraiment trop
chaud. Allons à l’intérieur, il fait moins lourd dans mes appartements. »
Le palais assoupi n’assista pas à la suite des événements. Seuls les gardes,
muets et aveugles par devoir, aperçurent le monarque du Danhomé et la
femme blanche pénétrer dans la chambre royale. Une femme suivant un
homme, scène presque classique. Lequel des deux avait loisir à penser aux
surprises de la destinée, à l’instant où leurs corps, presque aimantés par le
désir mutuel, se rapprochèrent ? Pour l’un et l’autre, c’était une première, une
découverte de la différence. Chacun avait, caché dans l’arrière-boutique de
son cerveau, des idées préconçues sur l’anatomie de l’autre. Un corps noir, à
quoi cela pouvait-il ressembler dans l’intimité ? Et un corps blanc, si fragile,
si pâle, pouvait-il résister aux assauts virils d’un corps noir ? Les femmes
blanches, avait-on raconté au roi, faisaient cela en silence, et mordaient
cruellement leurs hommes dans le cou, leur enfonçant la langue dans l’orifice
des oreilles que c’en était dégoûtant. Des ogresses, avait pensé le roi, que la
perspective de se laisser dévorer enchantait sans qu’il l’avouât. Les Noirs,
avait-on appris à Sophia, faisaient cela avec violence, renversant leurs femmes
sur la couche et les chevauchant comme des drogués, dans un vacarme
pouvant s’entendre à une distance d’un mille ! Cela ne lui faisait pas peur,
d’être prise violemment, elle à qui on avait appris à chanter, gamine, Saint
Jean, mariez-moi vite, tant que je suis encore jeune, que le maïs, recueilli
tard, n’a plus ni feuilles ni épis, et dont les charmes se fanaient loin d’un
époux peu porté aux ardeurs de l’alcôve.
Au contraire, à l’instant où le roi la prit par la taille, ce sont d’autres
préoccupations qui lui traversèrent l’esprit : lui fera-t-elle des enfants, même
en sachant que ses rejetons mulâtres ne pourront hériter du trône, tout au plus
des richesses de leur oncle maternel ? Et aussi, à la mort du roi, fera-t-elle
partie des favorites dont on cassera les membres et qu’on jettera dans sa
tombe, pour accompagner et servir le souverain dans son voyage vers le
monde des ancêtres ? Ironie du sort, mourir pour un homme, l’expression
prenait un sens presque sacré dans ces conditions-là. Maîtresse ou épouse, peu
importe lui avait assuré le roi, pourvu qu’elle enfante comme une vraie
négresse, car chaque femme du roi occupait une position dans le palais, et la
sienne, elle la rêvait déjà dans le tréfonds de son cœur, conseillère et amante.
Quand enfin le roi la pénétra, l’orage gronda, la pluie creva l’outre des
nuages en chaleur et Sophia de Montaguère soupira d’aise et de contentement.

***

Comme une rengaine, la voix de l’homme le ramena à sa condition.


« Buvez, mon roi, buvez ! »
Le roi repoussa brusquement la calebasse contenant le liquide et les herbes
que lui tendait le maître des rituels.
« Mais enfin, demanda-t-il d’une voix plus assurée, quel rôle jouez-vous
dans ce complot ?
– Personne, mon roi, je ne suis personne, tout au plus un complice que les
dieux ne tarderont pas à punir. »
L’homme, alors, éclata en sanglots et, suppliant de ses mains qu’il frappait
l’une contre l’autre, entreprit de raconter comment Chacha l’avait convoqué,
après la mort du jeune esclave foudroyé, puis comment le prince Gankpé
l’avait menacé, et l’avait embarqué dans un complot sophistiqué où la seule
chose qu’on attendait de lui était la mise en application de sa connaissance des
plantes, notamment celles capables de provoquer sur le corps d’un homme,
après ingestion, les signes extérieurs de la variole.
Pendant qu’il se confessait, le roi méditait. Ses propres démêlés avec
Gankpé et le complice de ce dernier, le très reptile Chacha, n’avaient-ils pas,
en fin de compte, des liens bizarres avec ceux qui divisèrent, à l’origine du
monde, les frères Hêviesso et Sakpatê, les deux dieux dont l’homme à ses
pieds était le prêtre ?
À l’origine, ils habitaient la terre, mais la femme de Hêviesso était courtisée
par son frère Sakpatê. La situation généra entre eux une rivalité dont sut
profiter Dan, la déesse du vent, pour envenimer davantage leurs relations. Pris
de rage contre les menées amoureuses de son frère, Hêviesso se détacha de la
terre et se fixa dans la voûte céleste. Dan se fixa dès lors entre les deux rivaux,
dans l’atmosphère, pour continuer à jouer son rôle perfide. La lutte depuis n’a
cessé entre les frères. Lorsque Dan est du côté du terrible Hêviesso, on la voit
sous la forme d’un serpent lumineux, de l’éclair, encourageant le tonnerre ou
la foudre à anéantir la terre. Quand au contraire Dan sert Sakpatê, on la sent
onduleuse et invisible dans le vent malsain qui empêche la pluie de tomber.
Mais l’amitié de Dan n’a rien de durable, elle est d’une inconstance
révoltante. Parfois elle sert les deux rivaux, l’un contre l’autre. N’en pouvant
plus, Sakpatê la chasse de son territoire terrestre ; c’est alors que dans une
course folle, haletante, éperdue, la vagabonde Dan va se cacher dans les eaux,
dans les montagnes, dans les grands arbres, où Hêviesso non moins furieux la
pourchasse aussi pour la déloger de sa retraite.
Il eût fallu tuer le serpent Chacha, regretta le souverain du Danhomé. Peut-
être les frères n’en seraient pas venus à de telles extrémités.
Temps anciens VI : E ple vi ple no !
Aux premiers carrefours de la ville, les habitants de Gléhué saluaient déjà
de leurs incantations et libations matinales les esprits en maraude dans les
broussailles, quand le maître des rituels quitta le fort portugais aux premières
lueurs de l’aube pour retourner chez lui. Un sentiment qu’il détestait par-
dessus tout, de honte, le rongeait.
Il avait été complice d’une forfaiture inqualifiable et ne s’en remettait pas.
Le roi, son roi, était tombé au piège de Chacha et de Gankpé et lui n’avait rien
pu faire pour empêcher le déroulement d’un plan qu’on lui avait expliqué et
pour lequel on avait sollicité son savoir. Provoquer les signes de la variole, un
jeu d’enfant que maîtrisait n’importe quel prêtre du dieu, mais Gankpé lui
avait menti, lui faisant croire dans un premier temps que la mixture qu’il
l’avait obligé à préparer était destinée à punir un des visiteurs du roi, Joshua
Snoep ; puis devant les questions insidieuses du maître des rituels, lequel ne
comprenait pas pourquoi il fallait un poison pour impressionner un Blanc, le
chef des armées avait fini par lâcher la vérité : oui, la personne visée était bel
et bien le monarque lui-même, il fallait d’abord l’empoisonner sans attenter à
sa vie, puis constater devant témoins l’apparition sur son corps des signes de
la malédiction suprême du dieu de façon à justifier sa déposition.
« Vous voulez déposer le roi, avait-il demandé, incrédule.
– Nous allons déposer le roi, vous, moi, Chacha. Ses crimes sont devenus
inqualifiables, et sa présence sur le trône de l’ancêtre Huégbadja, fondateur de
ce royaume, est devenue impossible.
– Je ne comprends pas, prince, balbutia-il, saisi d’une terreur prémonitoire.
– Qui vous demande de comprendre quelque chose, maître des rituels ? Je
vous demande d’exécuter un ordre, c’est tout. Vous avez des enfants ?
– Oui… trois.
– Quatre, précisément. Vous oubliez le quatrième ? Un garçon né d’une
relation honteuse, et placé chez votre père à Pahouin. Un beau jeune homme
que tous les vendeurs d’esclaves aimeraient avoir dans leurs filets. Vos trois
femmes aussi sont belles, et la dernière, la plus jeune, vous trompe
constamment, vous le savez ? Mes amazones pourraient s’occuper d’elle, si
vous le souhaitez ! »
Il ne fit pas attention à la remarque sur la légèreté des mœurs de sa jeune
épouse, créature bavarde et facile à tromper, mais plutôt à la menace sur une
possible mise en esclavage de son fils aîné, lequel, c’est vrai, était né d’une
relation incestueuse avec sa propre sœur, décédée lors de l’accouchement de
cet enfant honni. Une relation sexuelle qu’il n’avait jamais su contrôler. Ils
étaient jeunes et inconscients quand cela avait commencé, comme un jeu, dans
la fraîcheur de l’habitation, en l’absence de leurs parents. Puis la fréquence et
le plaisir de leurs relations avaient augmenté. Et le temps que leurs parents
découvrent et condamnent ce travers, il fut trop tard, le ventre de sa sœur
s’était arrondi, au grand désespoir de la famille réunie pour les sermonner.
Mais un enfant reste un enfant, fût-il le fruit d’un tabou, alors sa sœur avait
été autorisée à porter la grossesse, mais pendant la délivrance, elle s’en était
allée dans des souffrances indescriptibles, comme si les dieux la punissaient
d’avoir circonvenu aux lois de la nature en s’accouplant avec un mâle issu du
même sang qu’elle. On avait pleuré puis ri à son enterrement, puis l’enfant
avait été pris en charge par les parents des fautifs, et le futur maître des rituels
avait été envoyé en apprentissage à Gléhué chez les prêtres des dieux
Hêviesso et Sakpatê, dans la forêt de Kpassè. De ce fils adultérin, à présent
dans la force de sa jeunesse, il ne parlait jamais ; il était facile d’imaginer
alors que si Gankpé connaissait son existence, cela signifiait qu’un danger
planait sur lui, voire sur la famille, au cas où il refuserait d’entrer dans le jeu
des conspirateurs. Il regarda le prince droit dans les yeux et eut peur de ce
qu’il découvrit à travers son regard.
« Je demande pardon au prince, pour mon fils. Je ferai ce qu’on me
demande de faire, se força-t-il à déclarer.
– Voilà qui est sage, une très bonne décision, maître des rituels. »

La pluie avait détrempé le chemin qui menait aux habitations, creusant des
rigoles et des crevasses dans lesquelles restaient coincés des débris
hétéroclites amassés par les eaux de ruissellement. La centaine d’âmes qui
habitait son village situé à presque trois kilomètres du centre de Gléhué
semblait profiter de la fraîcheur apportée par la pluie nocturne. Personne
dehors, à cette heure du jour, alors que normalement, aux premières gouttes de
pluie, les villageois possédant quelque lopin de terre se précipitaient aux
champs pour labourer la terre meuble, la préparer au semis. Lui n’avait rien
d’autre à cultiver que le secret commerce avec les dieux, le labeur de ses
journées consistant à pratiquer la divination du Fâ ou à sonder les mystères du
destin, cependant que ses femmes faisaient du petit commerce et s’occupaient
des enfants. Dans le silence général, un détail attira son attention et déclencha
l’alerte : même les tisserins, oiseaux de pluie d’habitude criards, ne chantaient
pas. C’est alors qu’il aperçut les premières cases incendiées et les greniers
éventrés de son quartier.
Il songea : les temps de guerre sont de retour. Ces derniers temps, la rumeur
avait couru que le suzerain d’Oyo avait déclaré le roi du Danhomé son vassal
et exigé de lui allégeance et soumission. Le refus du roi, qui avait envoyé au
roi d’Oyo un message clair et provocateur, avait suscité la peur que les
hostilités ne se déclenchent avant la saison des pluies.
Mais est-il jamais trop tard pour déclarer la guerre ! Dans la boue gisaient
des bêtes, chiens, moutons et volaille, déchiquetés par quelque projectile
puissant. Des fusils à poudre, certainement. Mais il avait beau sonder les
ruines, aucun cadavre humain ne traînait dans les débris des cases, comme si
les habitants du village s’étaient volatilisés, à moins qu’on ne les ait d’abord
évacués avant de mettre le feu à leurs maisons et leurs biens.
Au fond de lui, quelque chose lui disait que son raisonnement était
fallacieux. Il savait qu’une telle délicatesse, si elle se pouvait concevoir,
n’aurait qu’une seule signification : les villageois, hommes, femmes et enfants
avaient été faits prisonniers. Une chaleur violente lui traversa le ventre, et il se
mit à courir vers l’enclos de sa demeure, en pensant au sort que l’on avait pu
réserver à sa famille. Si leurs têtes coupées n’ornaient déjà les tambours de
guerre des cavaliers Oyo…
Il courut comme un fou vers la clairière séparant la place du village de la
clôture de sa maison, un ensemble de cinq cases rapprochées, dont trois
servaient à ses femmes, les deux autres étant utilisées, l’une comme case de
consultation et l’autre comme chambre à coucher. Miraculeusement, les
assaillants n’avaient pas mis le feu chez lui. Il poussa sans ménagement la
porte dans la clôture, un ensemble de branchages reliés par des cordages, et, à
ce moment, entendit distinctement une voix fredonner une mélodie qui lui
glaça le sang :
Ago e e, doblayi, doblayi ;
Vovo wè koliko non kpon
Adjinakou klaklan...

La voix, celle d’une femme, couverte par des rires d’autres femmes, faisait
l’éloge litanique de Francisco Félix de Souza au détriment du roi, comparant
le premier à l’éléphant adjinakou, et le second à la biche koliko. Et la voix et
les rires provenaient du même endroit, la case de sa jeune épouse. Essoufflé
d’avoir couru, et presque sur la pointe des pieds, il se glissa derrière les sacs
de charbon – principal commerce de cette épouse – entassés derrière la case,
puis il écarta le secco afin de jeter un œil à l’intérieur. La violence de la scène
s’étalant sous ses yeux lui coupa la respiration.
Au centre de la case, un groupe d’amazones fusils et couteaux au poing, au
milieu duquel se tenait une jeune femme nue, qui se dandinait en tournant
autour de la victime suspendue par les pieds aux chevrons de la toiture : sa
jeune épouse. Cette dernière avait été dévêtue, mais on l’avait bâillonnée
comme si les agresseurs avaient craint qu’elle ne proférât des insanités ou
quelque malédiction à leur égard.
À cause du bout de chiffon enfoncé dans sa bouche, les hurlements et les
grognements de douleur de la victime ressemblaient aux supplications d’un
fantôme perdu dans l’au-delà. La jeunesse de la guerrière dansant autour de sa
proie avait surpris le maître des rituels.
Dans son souvenir, quand le chemin de ces horribles amazones avait croisé
le sien dans l’arrière-cour de la maison de Chacha, elles lui avaient paru
vieilles et laides. Mais non seulement la danseuse était jeune, mais aussi sa
beauté attirait les regards.
Soudain, la plus vieille des guerrières, celle qui semblait commander la
troupe, tendit une bouteille à la jeune guerrière.
« Bois, Nansica, bois du gin, la boisson des hommes, bois comme nous !
Car nous sommes des hommes, non des femmes. Tu n’es pas une femme,
mais un guerrier, et ta main ne tremblera pas quand tu couperas la chienne qui
couche avec tous les chiens du pays. N’est-ce pas elle qui a couché avec ton
père et fait fuir ta mère du foyer ?
– Oui, répondit la dénommée Nansica, sans que le maître des rituels fût
certain qu’elle disait la vérité.
– N’est-ce pas elle qui a vendu au rabais, à tous les mâles de ton village,
son vagin sucré comme la petite baie rouge dont la douceur reste longtemps
dans la bouche ?
– Oui, répondit la jeune guerrière, tout en vidant goulûment le contenu de la
bouteille de gin qu’on lui avait tendue. Elle a détourné leurs regards de ma
beauté.
– Mère des armes, donne à Nansica le sabre, qu’elle exécute la sentence et
qu’elle rejoigne nos rangs pour toujours. »
Ainsi donc, cette jeune femme n’était qu’une nouvelle recrue que l’on
voulait éprouver, et qui, de toute évidence, n’avait encore jamais tué. C’était
donc vrai ce qu’on racontait sur ces épreuves secrètes à l’issue desquelles,
transformée, la nouvelle amazone était entièrement vouée au combat, à défaut
de rejoindre le harem de Gankpé pour y apprendre les jeux de l’amour. Une
fois devenue personne de confiance, son chef de troupe pouvait lui confier, en
dehors des activités militaires, des fonctions d’espionnage à l’extérieur et à
l’intérieur du pays. Sous couvert de colportage, elle se déplacera fréquemment
et rapportera toutes sortes de renseignements. Et de temps à autre, participera
à la répression et à l’exécution des sentences frappant les coupables ou à la
cérémonie annuelle des grandes coutumes du royaume, au cours de laquelle
des dizaines de captifs étaient sacrifiés aux ancêtres.
La tête en bas, les pieds solidement attachés aux poutres de la toiture, la
jeune épouse du maître des rituels, celle dont Gankpé avait évoqué la légèreté
des mœurs, grogna d’épouvante quand elle vit l’exécutrice de la sentence
soulever des deux mains le sabre bien aiguisé que lui avait tendu une autre
guerrière plus âgée. À travers les interstices du secco, son regard sembla
capter celui du maître des rituels, enfin ce dernier crut lire dans le regard de
son épouse comme un appel à l’aide. Tous les yeux étaient fixés sur la
ravissante et barbare Nansica, laquelle chantait à présent à tue-tête, soûle
comme un ivrogne dans la brousse.
Houékin ma hou lo ;
Bo nan m’bo hoto
Zansoukpè dokpo
hodo lankan wouto,
e ple vi ple no,
é é chiyin !
Les paroles de la chanson enlevèrent ses derniers doutes au maître des
rituels. L’avant-dernière phrase, forte et implacable, se ficha dans sa tête,
violentant tout son être : e ple vi ple no, il achète les mères et leurs fils ! Il,
Chacha bien sûr, ou peut-être Gankpé, victorieux lui aussi de la biche, et
vendeur d’esclaves impitoyable. Tout le village avait donc été emporté en
captivité, ses femmes comme ses enfants, à l’exception notable de sa jeune
épouse que les amazones avaient gardée pour servir de cobaye à l’épreuve de
recrutement de la jeune Nansica.
Il vit celle-ci s’avancer crânement, une fois le chant tu, vers la condamnée,
tenant le sabre fermement de ses deux mains. Elle frappa une première fois,
puis une seconde et une troisième, après quoi elle coupa tranquillement les der
nières chairs qui rattachaient la tête au tronc. Et ce fut au milieu d’un silence
solennel, malgré la présence des autres guerrières, qu’elle essuya avec sa main
le sang resté sur son sabre et le but. Et, son œuvre sanglante terminée, la
nouvelle amazone, en proie à une sorte de délire, agita devant la foule qui
l’applaudissait enfin son arme encore ruisselante de sang.
Le cri resta dans sa gorge. Le maître des rituels se tassa contre les sacs de
charbon au moment où les amazones sortirent de la case après la punition
infligée à leur victime et s’en allèrent en riant, poussant devant elles la
nouvelle recrue fière de son exploit. L’odeur de leur transpiration lui
chatouilla les narines, mélange de sel marin, de fumée d’incendie et d’un
remugle de sang frais.
Avoir trahi son roi, les dieux ne pouvaient que réprouver un acte aussi
odieux. Pourquoi s’étonner alors qu’ils aient choisi de le punir ? Il pleura et
hurla dans le soleil levant, son esprit tiraillé entre l’image du roi dans sa
prison, celle de la tête coupée de sa jeune épouse, et celle de sa famille
emportée en esclavage. Il devinait vers où on les avait emportés, avec les
autres habitants du village faits prisonniers. En descendant le fleuve Mono
vers le territoire des Guin-Mina, peut-être arriverait-il à Porto Seguro avant la
caravane… ?
Il se leva, titubant. Les amazones étaient parties et le soleil était de retour.
Les mouches aussi, lesquelles bourdonnaient déjà autour du corps sans tête de
celle qui déjà n’était plus son épouse. Une masse sans tête toujours suspendue
aux poutres. Il cria plus fort de douleur, ses narines dégoulinant de morve
comme un nourrisson abandonné. Il cria et chanta à son tour, de longues
malédictions contre les commanditaires de ce crime qui l’abaissait au rang
d’une hyène ramasseuse de dépouille, cependant qu’il détachait le cadavre de
la jeune femme, et s’apprêtait à l’enterrer avec la tête décapitée, selon le rituel
réservé aux morts violentes.

Soudain, il s’arrêta. Non, pourquoi l’enterrer ? Selon quels rituels ? Un


monde venait de s’effondrer, avec ses rituels et ses certitudes, pourquoi faire
semblant !? Il ne pouvait plus se leurrer. Partir à la recherche du reste de sa
famille emportée en esclavage, oui, mais revenir sur ces terres où les
puissants, comme des dieux, provoquaient la mort des innocents, cela ne se
pouvait plus. Et continuer à respecter les formes et les règles non plus. L’idée
le secoua qu’il avait assez perdu du temps. Que la vie de ses enfants et de ses
deux autres femmes, ces dernières plus dociles et fidèles que la décapitée, que
leur vie était peut-être en danger grave… il fallait partir à leur recherche. Ces
derniers temps, à cause de la surveillance des eaux du Danhomé par les
bateaux anglais, il savait où l’on menait de plus en plus les esclaves capturés à
Gléhué ou dans les environs : à Porto Seguro, un village des Guin-Mina,
autres vendeurs d’esclaves venus d’Accra s’installer sur les terres des Aja. De
Gléhué à Porto Seguro, il fallait quatre jours de marche à un homme bien
constitué.
Brûler les mouches, brûler les rituels. Que les dieux me pardonnent, dit-il,
puis les premières flammes de l’incendie qu’il alluma de sa propre main
léchèrent la paille de la toiture de la case. Il tourna le dos aux flammes et
s’enfonça dans la végétation.
Temps anciens VII : Le vice-roi de Gléhué depuis
son balcon
Ici, sur ce coin de terre erratique et furieux, la brutalité des levers de soleil
l’avait toujours fasciné. Debout sur son balcon tourné vers l’océan, Francisco
Félix de Souza méditait sur les événements de la veille. Il avait de nouveau
plu dans la nuit, et l’air sentait bon et frais. Une odeur de vase fertile et de
crabes de mangrove. Un râteau dans les mains, son torse nu luisant déjà de
sueur, un esclave dans le jardin arrangeait un bosquet d’orgueil de Chine et de
tulipiers. Un de ceux qui séduisent mes épouses, pensa-t-il brièvement, avant
de se souvenir à nouveau de son rêve nocturne, à mi-chemin entre le songe et
le cauchemar.
D’étranges fourmis avaient tenté de l’abattre, alors que, transformé en
éléphant surpuissant, Chacha déambulait dans la savane. Elles étaient tout à
fait blanches et plus grandes qu’aucune autre espèce de fourmis, mais elles
avaient des pattes plus courtes, et sur le devant de la tête une sorte de pince.
D’étranges fourmis, vraiment, qui n’habitent pas sous terre, mais construisent
sur leur territoire des tours en argile rouge d’une hauteur de seize à vingt-
quatre pieds. Il en avait cassé une avec sa trompe d’éléphant et avait vu surgir
devant lui des rues et des maisons souterraines d’où elles avaient jailli pour le
prendre en chasse, lui lacérant la trompe, le nez et les lèvres supérieures
jusqu’au sang. Attaqué de toutes parts, il avait barri, frappé sa trompe contre
les acacias, gratté le sol avec ses défenses, pour finalement réussir à se
débarrasser de ses agresseurs. Puis, prudemment, il était revenu sur ses pas et
avait saccagé le reste de la tour jusqu’à la base. Pulvérisant les ruines, les
excavant dans un accès de rage où s’exprimait son désir de vengeance. Il mit
au jour une réserve à vivres où était emmagasiné l’équivalent de presque un
boisseau et demi de graines de toute sorte. Là-dessous se trouvait également
une boîte oblongue et carrée de l’épaisseur d’une lame de couteau, longue
d’un demi-empan, haute de deux doigts et large de trois doigts. Un cercueil
pratiquement, avait pensé le cerveau de Chacha niché comme une conscience
dans celui de l’éléphant. Curieux, celui-ci poussa de côté le couvercle de la
boîte et alors il les vit, couchés l’un à côté de l’autre, la reine et le roi, couchés
sur le dos et séparés d’une mince cloison. Sur la partie supérieure de la boîte,
il y avait deux trous, par lesquels rentraient des fourmis solitaires ou en
groupe, qui leur apportaient à manger. Le roi et la reine des fourmis avaient la
grosseur et la longueur d’un ver à soie, et gisaient là emmaillotés comme des
bébés. Ils ouvraient la bouche dès que les ouvriers chargés de les alimenter les
touchaient. Soudain, prodige, il vit la boîte bouger, découvrant une sorte de
cire en boule brune. Un serpent sortit de la cire, qu’il mordait à belles dents,
un serpent aérien qui vivait normalement dans les arbres, noir et vif, aux yeux
de braise. Il se hissa hors de la cire avant de se métamorphoser sous les yeux
ébahis de l’éléphant en buffle, d’attraper la reine et de s’enfuir avec elle.
« Non, pas ma reine, pas elle », couinait, pleurait le roi. L’éléphant courut
après le ravisseur, lequel se transforma, une fois de plus, en enclume et tomba
sur son pied. Il cria de douleur et eut à peine le temps de voir l’enclume
prendre la forme d’un oiseau cardinal, lequel fila dans les airs, avec la
régularité d’un liquide s’écoulant d’une jarre percée.

Quel sens donner à tout cela, se demandait Francisco, tout en sirotant la


chaude bouillie d’akassa que l’une de ses épouses lui avait préparée ? Malgré
la distance d’environ sept kilomètres qui séparait la résidence de Singbomey
de l’océan, il pouvait entendre les vagues gronder. Au loin s’étendait comme
un tapis de verdure la frondaison des arbres de la forêt que les esclaves
traversaient à pied pour rejoindre les pirogues qui les transportaient vers les
bricks et autres brigantins des négriers, quand les Anglais ne faisaient pas leur
ronde dans l’Atlantique. En face de la résidence, la place des enchères était
vide. N’y trônait que l’arbre sous lequel on enchaînait la marchandise
humaine, et qui la veille encore, abritait le jeune esclave que la foudre avait
carbonisé.
Une lassitude l’envahit, au souvenir des intrigues de la veille. Non pas qu’il
éprouvât le moindre remords quant à l’infortune du roi. Francisco Félix de
Souza n’oubliait pas les exactions de sa victime envers ceux de sa race, au
nombre desquelles l’expulsion de Manuel Bastos Varela et de quelques autres
directeurs du fort, juste avant que lui-même n’en prenne en charge
l’administration pour empêcher sa ruine. L’humiliation de Manuel Bastos
Varela fut implacable et lui rappelait sans cesse que lui aussi pouvait un jour
connaître le même sort : chassé sans ménagements, dépouillé de ses
vêtements, ligoté, il fut mis à bord d’un des navires de traite mouillant au
large de Gléhué et envoyé sur Bahia, sans pouvoir rien emporter de ses
affaires. Une lettre l’accompagnait, écrite pour le roi par un des nombreux
captifs portugais que celui-ci gardait à la cour, une lettre dont le contenu n’a
jamais disparu de la mémoire de Francisco :
Sérénissime Seigneur. Mon frère que je vénère beaucoup, en premier lieu
je serais content que ces deux lignes ar rivent auprès de Votre Altesse, la
trouvant en bonne santé. Mon frère et Seigneur, cette lettre est pour vous
faire part des plaintes au sujet de mon et votre gouverneur de la forteresse
d’Ajuda, que le Fidélissime Seigneur m’a fait honneur de m’envoyer. J’avais
toujours pensé qu’étant directeur, il était de bonne compagnie ; c’était tout
le contraire, car tout ce que celui-ci me soumettait étaient des paroles
impolies, chose jamais faite par de tels directeurs. Cependant, la plus
grande de toutes mes réclamations est que ce directeur avait en main un
poison appelé Ryzagol, qui est des Blancs, et qui est une chose très
mauvaise, qui donnée à boire à quelqu’un le tue de suite. Et comme je
recevais de celui-ci quelques boissons et d’autres choses quelconques, je lui
ai fait demander de jeter ce qui tuait. Il n’a pas voulu le faire, et ceci est la
raison pour laquelle je fais remettre à Votre Altesse ledit directeur, que je ne
veux pas dans mon pays.

Il fut nommé, à la place du pauvre Bastos, un lieutenant intérimaire, José


Ferreira de Araujo, lequel fut fourrier de premier régiment à la place forte de
Bahia. À l’annonce de cette nomination, la réaction du roi ne se fit pas
attendre. Le lieutenant Ferreira fut à son tour expulsé, une lettre du roi
accrochée presque à son cou :
Le roi du Portugal est mon frère ; c’est donc à lui que je dois me plaindre
des mauvaises choses que font les Portugais dans mon pays. Envoyez-moi un
gouverneur pour le fort portugais, parce que s’il y a un gouverneur au fort,
si je désire quelque chose, je le lui demande, et s’il veut quelque chose
également, il doit me le demander. Les lieutenants sont très ridicules et ne
sont pas des gens de bien…
Ami, le roi du Danhomé.

Le gouverneur de Bahia transmettait cette lettre à Lisbonne le 20 février


1787, accompagnée des commentaires suivants : « Le roi du Danhomé ayant
expulsé de la forteresse Cézarienne S. João de Ajuda, le directeur par intérim,
pour les motifs exposés dans la lettre qu’il m’a envoyée à la fin de l’année
passée ; et jugeant qu’il est nécessaire d’envoyer un officier ; Jacinto José de
Souza, adjudant du quatrième régiment de milices de cette Ville de Bahia
m’ayant requis l’octroi de ce poste, en attention des 49 années passées dans le
service royal, je l’ai chargé de ce poste par décret du 3 février 1787. »
Au bout de moins d’un an, Jacinto José de Souza mourra terrassé par des
fièvres apocalyptiques. Le magasinier Francisco Xavier Rodrigues da Silva
assuma la direction de la forteresse, aidé dans sa tâche par un nouveau venu
aux dents longues, un temps greffier puis administrateur, Francisco Félix de
Souza lui-même, lequel devait devenir quelques années plus tard le
commerçant le plus fameux de la région.

Non, Chacha ne regrettait pas la chute du roi, mais son chagrin venait du
pressentiment que, désormais, Gankpé allait l’emmener très loin dans une
relation où chacune des parties allait constamment éprouver la solidité du
dévouement de l’autre. Il s’accouda au balcon et son regard se perdit en
direction du fort où le roi avait été fait prisonnier par Gankpé. Ah, Gankpé
l’impulsif, celui-là l’inquiétait ! Quand le roi était tombé, il avait remarqué le
regard concupiscent qu’il dardait sur son épouse Sophia. Erreur, s’était-il dit,
il commettrait là une erreur s’il se mettait en tête de cocufier le roi, même
déchu. Il avait aussitôt pris la décision de l’en empêcher. La nuit du complot,
après un entretien secret avec Joshua Snoep et Buchanan Murphy, lesquels
continuaient leur voyage en canot vers Porto Seguro, il avait réussi à les
convaincre de soustraire l’épouse du roi à la convoitise de Gankpé en
l’emmenant avec eux. Ni Snoep ni Murphy ne s’opposèrent à cette décision,
qu’ils trouvaient d’ailleurs à l’avantage de leur congénère de race. Une jeune
femme blan che trimbalée entre des frères ennemis, manipulée comme trophée
de guerre et consolation sexuelle par un tombeur de roi, rien que d’y penser ils
en avaient des frissons. Ils acceptèrent donc la proposition de la faire déguiser
en homme et de l’embarquer dans leur canot, afin de la dissimuler au regard
des piroguiers chargés de les conduire en cabotage le long de la côte. Une fois
les préparatifs terminés, Chacha leur avait remis une lettre pour son ami
Wood, négociant anglais établi sur la côte dans le village de Porto Seguro. Il y
expliquait à son confrère et ami les raisons qui l’avaient motivé à envoyer
chez lui et mettre sous sa protection la jeune femme. Son espoir, disait-il, était
que Wood réussisse à aider Sophia à retrouver la raison et aussi le chemin du
retour vers son Danemark natal.
Son esprit revint au roi captif dans le souterrain du fort. Il fallait l’extraire
de là au plus vite. L’alibi de son internement pour maladie tiendra aussi
longtemps que Gankpé et le maître des rituels pourront l’imposer aux notables
et aux populations crédules, mais ce qu’il ne pourra expliquer convenablement
à l’autorité dont il répond lui-même, le roi du Portugal, c’était la présence
physique du malade et son maintien prolongé en ces lieux. Non, une nuit
suffisait, la journée qui commençait risquait d’être longue, il fallait à présent
préparer le transfert du roi vers Agbomé, et convaincre Mehu, son second
ministre, de tout mettre en œuvre pour hâter la procédure de destitution, une
première dans l’histoire longue et secrètement tourmentée du Danhomé.
Un esclave vint lui annoncer l’arrivée de son premier visiteur de la journée.
Le prince Gankpé grimpa les marches de l’escalier et le rejoignit sur le balcon.
Il était flanqué d’une de ses amazones, ces horribles miliciennes dont Chacha
ne supportait pas la vue, et que Gankpé avait toujours entretenues dans
l’ombre. Son habillement avait changé. Il portait en apparat autour des bras,
de la taille et du cou plusieurs rangées de pierres communément appelées des
« aigris », coraux de luxe oblongs percés d’un trou, de la grosseur du petit
doigt d’un homme et aussi longs qu’une phalange, avec de jolis couleurs qui
les traversent de part en part : rouge vif, vert agréable, bleu de Saxe, reflet
jaunâtre et un blanc, tantôt moiré tantôt strié. Seul le roi portait aux grandes
occasions de tels « aigris » que les habitants du royaume disent se trouver sous
la terre, déposés là par des divinités supérieures. Il donna l’accolade trois fois
à Chacha, puis les deux hommes s’accoudèrent au balcon, leurs regards
perdus vers l’horizon de l’océan.
« Sikadjin a disparu, lâcha soudain Gankpé au terme d’un long silence. Je
ne comprends pas comment elle a pu quitter la ville à l’insu des amazones.
Ces dernières ont fouillé partout. Ce n’est pas possible, elle ne peut pas avoir
disparu de la sorte. Il doit y avoir une explication. »
Il fit celui qui n’avait rien entendu. Cette manie qu’avait Gankpé d’appeler
à son insu Sophia Sikadjin, l’or rouge en langue gbe, agaçait particulièrement
Chacha.
« Gankpé, écoute-moi… !
– Guézo, le coupa le prince, appelle-moi désormais Guézo, le buffle, j’ai
décidé de changer de nom et mon symbole sera l’oiseau cardinal. »
Buffle, oiseau cardinal ! Chacha sourit intérieurement. Décidément les
rêves avaient une longueur d’avance sur la réalité.
« Prince, attends d’être intronisé pour prendre un nouveau nom et un
symbole, toute précipitation pourrait te porter malchance. Et puis, le roi est
peut-être prisonnier et maudit par Sakpatê, mais tu ne l’as pas encore fait
détrôner. Il faut à présent y travailler, voilà pourquoi je t’attendais. As-tu des
nouvelles de Mehu, le second ministre du roi ? As-tu réussi à le convaincre de
mettre dans ton camp les autres princes ? »
Gankpé se tourna à peine vers Chacha. Son regard, buté comme une
enclume, exprimait une colère retenue ou quelque souffrance dont la raison ne
pouvait échapper à son interlocuteur. Quelle bête têtue, pensa le Portugais, il
me boude pour une histoire de femme ! Malgré ses pensées, il posa sa main
sur l’épaule du prince, affectant son air le plus innocent.
« Prince, irais-tu jusqu’à douter de moi ?
– Sikadjin a disparu. Elle était dans ta maison la veille, Chacha. Peux-tu
m’assurer que tu ne sais rien de sa disparition ?
– Je te jure que je n’en sais rien. Tout au plus, je soupçonne Buchanan et
Snoep de l’avoir cachée. Où ? J’ai demandé à mes hommes de chercher.
– Snoep et Buchanan seraient partis ce matin, m’a-t-on dit.
– Oui, en canot, vers le comptoir anglais de Badagri où les attendent un
bateau pour l’Europe. Les piroguiers n’ont vu monter aucune femme avec
eux, alors on peut imaginer qu’ils l’ont cachée ici, peut-être chez quelque
marchand blanc. Je ne sais d’ailleurs pourquoi les deux auraient pris cette
décision qui me paraît la seule explication plausible à la disparition de Sophia.
– Vous, les Blancs, vous ne savez pas mentir, j’ai fait chercher Sikadjin
partout. Ils sont partis avec elle, m’ont dit les esclaves de ta maison.
– Ne me vexe pas, prince ! La parole des esclaves vaut-elle plus que la
mienne ? Oublie cette femme pour l’instant, concentrons-nous à préparer la
déposition du roi. J’ai tout mis en place…
– Tu ne peux pas comprendre l’importance que cela revêt pour moi.
Chacha, il me faut retrouver cette femme, c’est la mienne désormais, tu
comprends ? »
Le Portugais faillit à son tour s’emporter comme Buchanan et Murphy
l’avaient fait, quand il leur avait expliqué les intentions du prince concernant
Sophia.
Néanmoins, par un effort à la mesure de ses capacités diplomatiques, il
s’adressa calmement au prince, se faisant davantage complice.
« Sikadjin est enceinte, tu ne peux rien faire avec elle, à part la souiller,
mais es-tu sûr de prendre ce risque extrême, coucher avec la femme de ton
oncle pendant qu’elle porte en son sein ton neveu ou ta nièce ? À moins que tu
ne penses tuer le fœtus qu’elle porte en elle et la garder elle comme épouse ? »
L’allusion à la grossesse de Sophia était une fiction improvisée, mais cela
eut l’effet de calmer Gankpé sur-le-champ. Coucher avec une femme enceinte,
qui plus est d’un autre homme, voilà le plus terrible des tabous jamais
inventés par les populations habitant le golfe de Guinée ! Il ne savait pas
vraiment comment l’idée lui était venue, mais sa justesse lui apparut évidente,
à l’instant précis où il la formula. Le prince marqua le coup, il se tourna
lentement vers Chacha, faisant tomber la main de ce dernier toujours posée
sur son épaule, et lui demanda, le poids des mots portant l’empreinte de sa
surprise et de son incrédulité.
« Sikadjin est enceinte ? »
Chacha hocha la tête en signe d’approbation, à présent convaincu lui-même
de ce qu’il avançait.
« Vous en êtes sûr ?
– Apparemment, prince, les yeux de vos espionnes ne franchissent pas le
seuil de la chambre à coucher du roi. Hier, au banquet, vous n’avez rien
remarqué ? Pourtant, elle avait le teint plus pâle que d’habitude, signe
caractéristique chez les femmes blanches d’un début de grossesse. »
Le silence qui suivit dura presque cinq minutes. Enfin le prince soupira et
s’adressa fermement à son hôte.
« Vous avez raison, il est temps de discuter de l’objet de ma visite, les
préparatifs pour ramener le roi au palais et procéder à sa destitution. Au
palais, tout est fin prêt. »
Et pendant presque une demi-heure, il expliqua au Portugais les subtilités
de la cérémonie qui se préparait à une centaine de kilomètres de là, les
disputes qu’il a bien fallu régler au sein de la famille royale, divisée en deux
clans rivaux. Mais le plus important n’était-il pas, comme il l’expliqua à
Chacha, le pacte scellé avec les princes les plus importants de la maison
royale, à savoir Tometin, Ganse et surtout le prince Adukonu, le frère germain
du roi. Réunis chez la princesse Sava, fille du roi Agonglo, à l’intérieur d’une
case ronde dans le quartier Gbekon-Huegbo, loin des oreilles et des regards
indiscrets, ils avaient scellé entre eux le pacte de destituer le roi et de porter
Gankpé au pouvoir, afin que ce dernier restaure l’autorité royale salie par un
roi maudit. Les griefs des princes contre le roi venaient du refus de ce dernier,
depuis bientôt vingt et un an, d’organiser des sacrifices aux mânes de son père
Agonglo, exposant ainsi le pays aux plus grands des malheurs. Plus que refus
de fou, c’était à leurs yeux la plus grande forfaiture qu’un homme responsable
pouvait commettre : décider de ne pas respecter le culte des morts, la religion
qui fonde la communion entre les vivants et ceux passés dans l’au-delà.
Détester les Portugais, d’accord, mais détester les Vodoun, le socle premier de
la civilisation des Danhomenou, quelle idée ! La dernière fois que les princes
lui avaient encore rappelé l’importance de ce devoir, le roi les avait provoqués
en proposant leur propre immolation lors de ces commémorations.
L’épouvante des pauvres princes fut à son comble, ils comprirent que leur
insistance pouvait être à l’origine d’une riposte dangereuse du roi et se
concertèrent pour signer un pacte de sang et préparer une révolution de palais.
Il faut croire que la thèse de la malédiction divine n’avait impressionné que
les populations superstitieuses, ricana intérieurement le Portugais, les princes
avaient leur raison d’en vouloir au roi ! Il montra beaucoup d’intérêt aux lieux
et aux noms cités par Gankpé, car il savait que plus les soutiens à son poulain
étaient importants, plus il y avait de fortes chances que la destitution du roi ne
fût qu’une formalité.
« Et le peuple, est-on sûr de son appui aux princes ? demanda-t-il. »
Gankpé le rassura. Cela faisait longtemps que les accusations de cruauté
inventées contre le roi avaient fait leur lit dans l’esprit du peuple. Subtilement,
avant même d’en arriver à l’histoire de sa malédiction, ses hommes de main
avaient fait propager la réputation que le roi pouvait être d’un sadisme inouï,
racontant par exemple qu’à la vue d’une femme en grossesse, il pouvait jouer
à deviner le sexe de l’enfant, et pour finir faire ouvrir le ventre à la femme
pour montrer à ses interlocuteurs qui de lui ou d’eux avait raison. Cela faisait
belle lurette que la cause de sa destitution était acquise auprès des populations.
Heureux, Chacha félicita le prince pour son esprit de prévision. Ils
pouvaient enfin quitter le balcon où personne n’avait pu les écouter durant
leur entretien, et redescendre au salon où les attendait le premier repas de la
journée, une spécialité que Chacha voulait faire découvrir à son invité du
matin, du vatapa, sauce faite de farine de manioc, d’huile de palme et de
piment, que les esclaves à Bahia servaient avec du poisson ou de la viande à la
table des riches patriarches brésiliens. Enfin, au moment de se séparer, le
Portugais se souvint d’un important détail.
« Il faudra songer à faire disparaître le maître des rituels. Il ne doit rester
aucun témoin vivant de notre petite manigance. Tu y penseras ? J’ai envoyé
mes hommes chez lui ce matin, après son départ. Tes amazones sont passées
avant eux. L’ont-elles trouvé ?
– Non, il se cache je ne sais où. Peut-être dans le même trou que Sophia,
ironisa le prince. Rassure-toi, mes amazones le retrouveront, où qu’il soit. Je
dois y aller, à présent. Que le dieu arc-en-ciel t’accorde une journée
ensoleillée, ami Chacha !
– À toi de même, et que les selles des chevaux haoussa que j’ai mises à ta
disposition pour le retour à Agbomé ne te fassent pas trop mal aux fesses, ami
Gankpé ! »
Ils éclatèrent de rire et se donnèrent chacun l’accolade pour la deuxième
fois de la journée. Ils avaient le pouvoir, enfin, et plus personne ne pouvait les
en déposséder.
Temps anciens VIII : Les sandales de Huégbadja
Quand l’ancêtre Huégbadja, troisième monarque du Danhomé, fonda la
ville d’Agbomé – ainsi nommée à cause des remparts et des tranchées qui la
protégeaient de l’assaut des armées ennemies – et l’établit comme la capitale
du royaume, lui-même chaussa pour la première fois les sandales royales qui
allaient demeurer à jamais, aux yeux de tous ses successeurs, l’emblème de la
sacralité du pouvoir. Bien avant le roi, des générations entières de souverains
ont symboliquement mis leurs pas dans ceux de l’ancêtre. Le roi lui-même se
souvenait de la cérémonie de son intronisation, une semaine à peine après la
mort d’Agonglo, son père, son oncle.
Le grand consécrateur, l’invitant à s’asseoir sur le trône du Danhomé, avait
proféré la litanie rituelle :
« Chausse les sandales de Huégbadja. Mets tes pas dans ses héroïques
empreintes pour protéger la terre du Danhomé et toutes ses coutumes. Tu es
désormais le maître du monde. Hormis les fétiches de Sakpatê, le dieu de la
variole, toutes les nations ainsi que leurs femmes t’appartiennent. »
Il se souvenait aussi des cris qui avaient accompagné la fin de la litanie et
salué le mouvement de ses pieds se glissant dans les sandales sacrées : « Vive
le Roi ! Vive le jour nouveau ! »
À présent, les mêmes sandales allaient lui être enlevées, symboliquement,
devant la cour et le peuple assemblés. Le même consécrateur allait le
déchausser et le faire marcher pieds nus devant ses sujets, de façon à lui
enlever à jamais ses pouvoirs de roi sacré.
On ne l’avait pas autorisé à s’asseoir. Debout, sans son parasol, il scrutait
attentivement les visages autour de lui. Ils étaient là, ses ennemis, parentèle
hypocrite et bonasse. Les princesses Sikutin, Sava et leur ribambelle de sœurs,
de cousines, de nièces, de même que les grands princes, à l’exception notable
d’Adukonu, réfugié dans sa gentilhommière de Ngbenudo, dans la banlieue
d’Agbomé, tentant de lui faire accroire par ce geste qu’il n’était pas lié à la
révolution de palais, alors même qu’il le sait, le roi, que son frère germain
avait participé au pacte de sang et bu avec les autres le danxomé, le breuvage
qui scelle définitivement la complicité entre les princes. Il avait beau le
chercher des yeux dans l’assistance, manquait également à la parade un invité
de marque, Chacha, l’infâme. Heureusement pour lui qu’il ne soit pas venu
assister à la chute de sa bête noire, celle-ci lui aurait montré qu’elle avait
encore quelques partisans dans la place, des lieutenants fidèles qui avaient juré
au roi de se saisir du négrier s’il foulait de ses pieds le sol sacré d’Agbomé et
de le plonger dans un bain d’indigo chaud pour lui décolorer la peau ! Tiens,
le courage lui aurait-il manqué au dernier moment, alors que c’était le jour de
gloire de son ami et complice Gankpé ? Son éternel sourire moqueur aux
lèvres, le roi regarda la foule et ceux-là même qui hier encore étaient à son
service. Lui enlever les sandales de Huégbadja ne résoudra pas les problèmes
auxquels ils étaient tous confrontés. Que ne pouvaient-ils comprendre
l’évidence : le déposer, lui, affaiblirait davantage leur pouvoir et conduirait
inexora blement ce pays livré à l’esclavage et aux superstitions vers un trou
noir qui a pour nom le démembrement du royaume et l’abdication de toute
souveraineté au profit de l’étranger. Déjà, il le voyait, les peuples autochtones
d’Agbomé, dans un sursaut primaire contre ceux qui avaient conquis leurs
terres, avaient commencé à faire secrètement allégeance à Josu, chef de
Munyon. Mais Josu n’était pas une foudre de guerre, le plus paresseux des
guerriers d’Agbomé pouvait lui couper la tête à tout moment. Par-delà lui, il y
avait un autre spectre, celui du roi d’Oyo, ce Yoruba prétentieux au visage de
babouin, qui supportait mal les velléités d’affranchissement du Danhomé. Ses
guerres avec Oyo avaient un sens, briser à jamais l’alliance conclue par
Kpengla, le prédécesseur d’Agonglo, avec l’Alafin d’Oyo pour échapper aux
assauts de son frère Tégbéssou. Une alliance d’un autre âge, qu’il fallait à tout
prix briser afin de sceller la prédominance des Danhomenou sur les Nago
Yorouba, les Watchi, Mahi et autres Ashanti, des nations qu’il a toujours
jugées trop complices des Portugais et des autres négriers européens établis
sur la côte. Certes, sa dernière campagne militaire avait été soldée par une
cuisante défaite, presque deux milles guerriers massacrés, mais il ne perdait
pas espoir d’une victoire prochaine qui lui laisserait désormais les coudées
franches, dans le triangle délimité par l’Ouémé et son affluent le Zou.
Et puis, il y avait l’autre danger, celle de la traite des hommes vers les
Amériques. Autant sa rivalité sur ce point avec Chacha était de notoriété
publique, autant la complicité secrète de son frère Gankpé avec le Portugais
au ridicule bonnet de velours ne crevait pas encore les yeux. Mais il voyait
déjà venir le jour où son frère se réjouirait que le budget du royaume affiche
des excédents grâce aux captifs déportés vers les terres du Brésil. Non pas que
lui-même veuille s’opposer à l’esclavage des nations assujetties : de tout
temps la pratique a existé. Mais la forme que Chacha et ses semblables lui
donnaient l’inquiétait. Sur cette étroite bande de terre, le nombre de captifs par
an atteignait des chiffres astronomiques. Trop, c’est trop ! On l’avait trouvé
fou quand il avait pesté et proposé aux Européens d’exploiter les esclaves sur
place et d’y construire des usines de transformation des produits cultivés,
voire quelques armureries pour lui fournir les armes nécessaires à ses
conquêtes militaires. Avec sa chute, il le sentait, la voie sera ouverte
désormais aux négociants de tout poil.
Enfin, il chercha des yeux dans la foule le maître des rituels. Étrange qu’il
ne soit pas venu, lui non plus. N’était-il pas l’un des acteurs essentiels de sa
destitution, le pendant mystique du complot ? Le souvenir de cet homme
tourmenté, en pleurs à ses pieds, ramena à la mémoire du roi un sentiment de
colère. Non pas contre le maître des rituels, piètre pantin aux mains de ses
commanditaires, mais contre sa propre naïveté à s’être laissé berner. Que n’a-
t-il pas fait comme d’habitude quand on lui offrait à boire, changer les verres
ou les récipients et boire dans la coupe de l’hôte, seule façon d’éviter les
surprises ? Son précepteur, à l’époque où le roi Agonglo le destinait à régner,
le lui avait toujours répété : « les liquides, plus que les aliments solides,
demeurent le moyen le plus utilisé pour empoisonner un roi, méfie-toi même
des liquides juteux qui sortent du corps d’une femme ! ». Et voilà qu’au
moment fatidique, alors qu’il se savait chez Chacha en territoire ennemi, il
s’était laissé aller à ce relâchement qui lui coûte à présent l’humiliation totale.
Où pouvait-il être en ce moment, ce pauvre maître des rituels ? Mort
certainement, ou jeté aux caïmans, selon la triste loi des complots importants :
nul ne peut être certain de la solidité d’un secret gardé par trois complices, il
en faut un qui soit sacrifié pour que les deux autres sachent à quoi s’en tenir
au cas où l’envie les prendrait de se confier !
Soudain, le brouhaha de la foule reflua, et il vit enfin le consécrateur
s’approcher de lui, tenant à bout de bras les précieuses sandales en cuir
incrustées d’or. On les avait lustrées pour l’occasion, et elles captaient les
reflets du soleil qui tapait encore fort malgré l’heure avancée de l’après-midi.
« Agoo ! Agoo na mi », cria le consécrateur !
La foule se tut tout à fait, et l’on n’entendit plus que quelques toux
étouffées et des pleurs de nourrissons attachés dans le dos de leurs mères. Le
vieil homme reprit la parole.
« Peuples, mon cri n’est pas celui d’un fou ! On m’a transmis un message, à
transmettre au roi, il importe de le crier, afin que chacun sache ce que les
coutumes ordonnent de faire en cas de crise grave. Que ce qui va suivre
n’étonne personne, la destitution du roi n’est pas dirigée contre le roi, elle
n’advient que pour restaurer l’autorité royale. Je m’adresse à vous ainsi pour
la dernière fois, vénéré souverain, enlevez vos chaussures et rechaussez,
comme au jour glorieux de votre intronisation, les sandales de l’intrépide
ancêtre. »
Avançant d’un pas, le roi se débarrassa des babouches qu’il portait et glissa
ses pieds dans les sandales à cordelettes que les souverains du Danhomé se
transmettaient depuis Huégbadja. Mais les choses n’étaient plus comme il y a
vingt et un an, il ne ressentit plus courant sous sa peau le même frisson de
puissance. Serein, il attendit la suite. Tournant autour de lui, le grand
consécrateur le regarda dans les yeux, alors que jadis il les avait baissés pour
le célébrer.
« Vénéré souverain, autrefois, avant que le dieu Sakpatê ne vous punisse,
n’étiez-vous pas beau comme l’arc-en ciel ? »
La foule éclata de rire. Les princesses gloussèrent en se touchant du coude
et les princes, compassés, tentèrent de retenir le rire qui les démangeait.
« Oui, vous étiez beau comme Aïdowêdo, l’arc-en-ciel. De quels crimes
alors le dieu vous tient-il comptable pour oser vous attaquer dans votre chair ?
Votre peuple voudrait savoir, mais tant que vos pieds demeurent dans les
sandales de l’ancêtre, vous n’avez de comptes à rendre à personne. Ne
répondez donc pas à ma question ! Mais la marque du dieu est un signe que
tout va de travers et ira de travers avec vous, si vous restez à la tête du
Danhomé. Acceptez-vous alors le jugement qui convient ?
– Je n’ai de pouvoir que celui que les dieux donnent, répondit le roi en
levant à peine la voix. J’accepte leur décision.
– Alors, je vous retire les chaussures de l’ancêtre, désormais vous n’êtes
plus de sa lignée, et vos noms et symboles seront effacés de la liste des rois du
Danhomé. Baissez-vous et déchaussez-vous ! »
C’est à cet instant qu’il comprit qu’il était vraiment tombé dans le piège de
ses adversaires. Il pensa au roi Kpengla, harcelé et trahi par son frère
Tégbéssou, et se dit que décidément le plus grave danger qui menace un roi au
Danhomé était caché au sein de sa maison. Mais il était trop tard pour
entreprendre quoi que ce fût. Ses partisans avaient voulu qu’il leur donnât
l’ordre d’en découdre avec Gankpé et ses hommes, il n’avait pas voulu. Du
sang versé pour quelle cause ? Le maintien au pouvoir ? Que Gankpé fasse ses
preuves, profite de ses alliances contre nature pour se hisser aux sommets, lui
serait toujours là pour compter les points. Une lassitude terrible lui ploya les
côtes quand il se baissa. Il mit à terre son genou droit, enleva la sandale à son
pied gauche, et changea de position et de genou pour se débarrasser de la
deuxième sandale, et remit la paire entre les mains du consécrateur.
Un silence glacial accompagna son geste. Ému, le grand consécrateur resta
silencieux, les yeux tournés vers les grands princes, comme pour leur
demander s’ils étaient conscients de la gravité de ce qui venait de se passer.
Un roi du Danhomé s’abaissant jusqu’à se déchausser lui-même et rester pieds
nus en public, jamais lui n’aurait imaginé une telle chose possible ! Et celui-
ci, en particulier, était son préféré, pour son audace, son culot à provoquer les
zodjagués, les Blancs cyniques et malicieux qui pullulent dans le pays, ses
colères légendaires contre eux. L’impassibilité des princes lui rappela qu’il
devait continuer de diriger la cérémonie, quoi qu’il lui en coûtât.
« À présent, je vais appeler... » reprit-il, mais il ne put terminer sa phrase.
Le prince Tometin, second ministre du roi, lui avait fait un signe discret.
C’était à lui de terminer la destitution, en passant à la phase la plus cruciale, la
plus humiliante de la cérémonie, la désacralisation : devant la cour et le peuple
assemblés, il appartenait à Tometin de le rejoindre, d’appeler à haute voix le
roi déchu par son petit nom et le faire marcher pieds nus pour rejoindre sa
retraite. Comme ébloui par le sens du geste de Tometin, le grand consécrateur
cligna les yeux. Le second ministre insistait, il l’enjoignait à poursuivre le
rituel, il lui donnait carte blanche, ce qui en clair signifiait… Le grand
consécrateur n’en revenait pas. Gankpé regardait Tometin, qui insistait
toujours. Le refus de ce dernier de se lever pour jouer sa partition était une
surprise qui soulageait le grand consécrateur, et puisque nul, en dehors du
second ministre, n’avait le pouvoir de prononcer le nom profane du roi, cela
signifiait qu’il devait passer à la phase finale et clore cette cérémonie qui
devenait, apparemment, insupportable à tous. Presque avec joie, il leva les
yeux vers le roi aux pieds nus, et lui donna l’ordre de se retirer à jamais de la
cour.
« Homme aux pieds nus, choisis toi-même ta demeure, et retire-toi en paix.
Que t’accompagnent dans ta nouvelle vie les esprits des ancêtres, les mêmes
qui ont édicté ces lois par lesquelles les hommes te jugent. »
Dans le silence toujours glacial, la foule qui s’attendait à tout sauf à ce
revirement regarda l’ex-roi du Danhomé marcher les pieds nus et se diriger
vers la nouvelle demeure que lui avaient préparée ses partisans. La montée au
pouvoir de Gankpé pouvait devenir effective.
Le soir même de la destitution de l’ancien roi eut lieu l’intronisation du
nouveau souverain du Danhomé. Une heure après la cérémonie, apprit-on au
roi relégué dans un coin du palais, Guézo, le Buffle Encorné comme il se
proclama, le nouveau roi du Danhomé envoya une ambassade à son ami
Chacha qu’il nommait vice-roi de Ouidah, à vie.
Ainsi donc le pouvoir était arraché au roi, mais, et les princes et Guézo
n’ignoraient pas la complexité des coutumes royales, au regard de celles-ci,
l’ancien roi, tant qu’il était en vie, restait encore dépositaire de la
souveraineté, et comme la succession se fait de père en fils, le nouveau roi
avait plus le statut d’un régent, d’un chef provisoire, que d’un souverain
complet. Ainsi racontait-on déjà qu’il devra tôt ou tard céder le trône à son
neveu Dakpo, le fils du roi déchu, que les princes l’avaient obligé à nommer
son vice-roi. Une perspective qui n’enchantait guère Guézo, mais à laquelle il
dut se plier. Au demeurant, la destitution de son prédécesseur n’avait pas été
complète. Tometin, le second ministre, n’ayant osé prononcer le nom profane
du roi, son petit nom, celui par lequel on l’aurait définitivement abaissé au
statut d’un être invisible et rampant, il restait au roi déchu du Danhomé la
possibilité d’abattre une dernière carte. À moins que ce ne soit Guézo qui
abatte la sienne en premier, se murmurait ce dernier dans le tréfonds de son
cœur, noir et insatisfait comme celui d’un chasseur qui a raté sa proie.
II
Nouveaux mondes I : Les tribulations du futur
Miguel, esclave/I
Juin 1818. La saison des pluies, cette année-là, fut d’une violence
exceptionnelle. Remonter la plaine du Bas-Mono sous les trombes d’eau puis
sous le soleil fou qui succédait aux orages avait plus qu’éprouvé la résistance
physique du maître des rituels.
De Gléhué à Porto Seguro, il fallait quatre jours de marche à un homme
bien constitué. S’il avait été plus jeune, il aurait pu certainement faire ce trajet
en deux journées, avec une discipline spartiate et des foulées plus régulières
qui l’auraient éloigné de son lieu de départ et rapproché davantage de sa
destination. Mais il était justement, après deux jours de course hallucinée, plus
proche de Gléhué que de Porto Seguro. Il ne désespérait pas d’y arriver
pourtant, malgré la faim chronique, la fatigue récurrente et les douleurs dans
les pieds et les articulations. Il savait que ses épouses et les enfants devaient
subir les mêmes inconforts, voire pire, au moment même où lui aussi les
éprouvait. Hier, en traversant la forêt-galerie qui bordait les marécages de
Guézin, il avait aperçu des traces de pas dans la boue à moitié sèche de la
piste. Ceci l’avait rassuré et convaincu que la caravane avait bel et bien pris
les mêmes chemins que lui, il n’avait plus de doute que sa famille s’y trouvait,
enchaînée et traînée vers un destin qu’il n’aurait jamais cru leur.
Une seule fois, la veille, il avait osé demander à un paysan rencontré dans
ses champs s’il avait entendu parler d’un passage d’esclaves dans les environs,
celui-ci ne lui avait répondu ni par oui ni par non, se contentant d’écarquiller
les yeux et de secouer la tête plusieurs fois, gestes par lesquels les habitants du
coin signifiaient à leurs interlocuteurs qu’ils ne pouvaient pas parler mais que,
oui, il se pouvait bien qu’ils aient vu ou entendu quelque chose. Fort de ce
non-dit qui en fait disait tout, il avait poursuivi sa route en essayant de hâter le
pas.
Au deuxième jour donc, la nuit commençait à tomber sur la plaine lorsqu’il
aperçut dans une descente de la route les toits des premières habitations du
bourg de Comé, étape importante avant la traversée du village d’Agoué et
l’entrée dans la vallée des rivières. D’Agoué, il pourrait se faire remonter en
pirogue jusqu’à l’arrière-pays d’Aného, pensait-il, ensuite, comme les
esclaves qui le précédaient, faire le reste du trajet sur le lac Togo vers Tògódó,
et de là rejoindre à pied Porto Seguro une fois atteint la rive nord du lac. Ce
qu’il ferait ensuite, une fois parvenu là-bas, il l’ignorait pour l’instant. Les
plans et les idées pour libérer sa famille se bousculaient dans sa tête sans qu’il
fût certain de leur justesse et de leur applicabilité. Il n’était même pas garanti
qu’il trouve des alliés parmi les Mina, autres faux amis des Fon, pour lui venir
en aide. Parmi les nations esclavagistes de la côte, les Guin-Mina, qu’on
appellera plus tard Gégé au Brésil, étaient des prédateurs impitoyables. Ce
peuple à l’origine composé des Fanti et des Ga ou Akra avait fui la région de
Nogwa autour du fort portugais d’Elmina après une énième guerre perdue
contre les Akwamu, les nègres des Montagnes, et avait été accueilli sur les
terres des Aja-Tado, dans la région d’Aného-Glidji, où ils tentèrent de fonder
un royaume, le Genyigban. Excellents pêcheurs, spécialistes du
franchissement de la barre, une forme de houle empêchant les navires
marchands de parvenir jusqu’à la côte en l’absence de criques naturelles, ils
avaient à leur palmarès une autre réputation malheureuse, celle de vendeurs
d’esclaves, une expérience acquise au long de plusieurs siècles de commerce
avec les Anglais, les Hollandais et les Portugais établis sur la Côte de l’Or :
jadis les Ashanti et les autres nations devaient traverser le pays désert derrière
Fanti et Accra, quand ils voulaient se rendre à Elmina ou à d’autres forts
occidentaux pour commercer, c’étaient sur ces chemins ou dans ce pays désert
que les Guin-Mina les capturaient pour les vendre sur le littoral. Loin d’Accra,
désormais, ils savaient toujours trouver leurs victimes, notamment les Ouatchi
et les Xwla-Xwéda, mais étant un peuple au pied marin, les Mina préféraient
rester dans leurs fiefs et attendre que les traitants de l’intérieur les
approvisionnent en captifs.
On ne pouvait donc faire confiance à un Mina, pensait le maître des rituels,
à moins d’être stupide et naïf, il lui fallait donc trouver des moyens plus
appropriés afin d’obtenir la libération de ses épouses et de ses enfants.
Comé, son marché nocturne quotidien, au premier carrefour du bourg. En y
pénétrant, il chancelait et grimaçait. Les fruits et les tubercules crus chapardés
dans les champs lui avaient creusé le ventre. Manger, il lui fallait manger
autre chose que ces nourritures d’oiseau et de singe ! L’odeur de l’akpèssè, la
viande d’agouti bouillie et cuite à l’huile de palme, lui chatouilla les narines.
Accompagné de boules d’akassa, ce serait le repas idéal pour lui redonner des
forces avant la poursuite du voyage. Il aperçut l’étal de la vendeuse, à l’écart
des autres, constitué de trois tables sur lesquelles on avait disposé de grosses
marmites fumantes. La propriétaire du commerce, une grosse cuisinière au
visage dessiné de scarifications nago, dirigeait ses serveuses depuis les
fourneaux. Elle l’accueillit avec un grand salut de bienvenue, et demanda aux
filles qui servaient d’apporter au nouveau venu de l’eau pour se laver les
mains. Son instinct ou son expérience de la clientèle lui permettait de lire,
dans le maintien de l’homme, que celui-ci venait de loin et avait besoin qu’on
le réconfortât par des paroles appropriées.
« Soyez le bienvenu, vous qui venez de loin, lui cria-t-elle.
– Soyez remerciée de votre accueil, vous qui prenez soin de nous !
– Vous avez beaucoup marché !
– J’ai beaucoup marché, c’est vrai. Mais la marche n’est rien, j’ai surtout
besoin de nourriture.
– Asseyez-vous, on s’occupe de vous ! Hé, les filles, dépêchez-vous ! »
Il était à peine attablé devant le plat chaud que la cuisinière elle-même
s’était déplacée pour lui porter qu’il remarqua des mouvements de foule
bizarres. Le marché semblait refluer, se disperser sans bruit. Certes, les gens
ne fuyaient pas, mais ils semblaient se regrouper comme pour se protéger ou
se raconter des choses graves, imminentes ou ayant déjà eu lieu, en tout cas
déterminantes. Il voyait tout cela, mais avait trop faim pour s’en alarmer
vraiment. Les morceaux de viande fondaient dans sa bouche comme du sel
gemme tombé dans un puits. Il but deux calebasses d’eau fraîche et
redemanda un autre plat. C’est à cet instant qu’ils firent leur apparition au
milieu de la place du marché.
Leurs sabots firent trembler le sol avant qu’on ne les vît, élégants coursiers
haoussa transportant sur leurs dos trois des amazones de Gankpé dit Guézo,
souverain du Danhomé. La rumeur de la destitution du prédécesseur de ce
dernier était parvenue aux oreilles du maître des rituels pendant sa traversée
du pays. Les nouveaux maîtres, non contents d’avoir asservi sa famille et
provoqué son malheur, avaient envoyé la troupe à sa poursuite.
Il en eut la certitude quand il l’aperçut parmi les soldates. Il fut le premier à
la reconnaître, juchée sur son cheval, et entourée des deux autres cavalières.
Nansica, l’amazone tueuse ! Même dans le noir, sa beauté la distinguait des
autres. Il la revit dans son souvenir, tenant le sabre à la main, prête à décapiter
sa jeune épouse. La décapitant, effectivement. C’était il y a deux jours,
seulement deux jours, mais grâce à son cheval, elle avait avalé les kilomètres
qui les séparaient. Instinctivement, il comprit que sa vie était en danger.
Des voix bourdonnèrent autour de lui.
« Les amazones de Gankpé.
– Elles sont déjà de retour ?
– Mais non, ce ne sont pas les mêmes que celles qui sont passées hier avec
les esclaves.
– Elles veulent des esclaves encore ?
– Ou peut-être des victimes pour un sacrifice humain.
– On dit qu’elles cherchent un homme en fuite.
– Oh, celui-là ferait bien de retourner dans le sperme de son père et de ne
pas naître du tout.
– C’est vrai, il aurait bien fait de ne pas naître du tout. Mais, même s’il
n’était pas né, elles l’auraient trouvé. Visible ou invisible, les amazones
trouvent toujours ce qu’elles cherchent. »
Les battements de son cœur s’accélérèrent et le maître des rituels sentit le
vertige lui tourner la tête. Il vit s’avancer vers lui la commerçante nago. Elle
souleva le lampion posé devant lui et l’éteignit en soufflant dessus.
« C’était bon, lui demanda-t-elle ?
– Oui, c’était bon, lui répondit-il.
– Venez avec moi, vous allez vous laver les mains derrière la cuisine. J’ai
de l’eau propre que je réserve aux clients de marque. »
Il se leva et la suivit, se demandant néanmoins pourquoi elle le prenait pour
un client important. À part le collier en pierres de tonnerre qu’il gardait au
cou, rien dans son habillement vulgaire n’indiquait qu’il était un prêtre du
Vodoun. Mais les commerçantes sont une race particulière, elles savent
souvent des choses que nul ne peut soupçonner.
La cuisine était installée en plein air, sur un espace vague derrière la
palissade de paille. Des femmes en sueur activaient les feux sous les
marmites. La commerçante les dépassa et se dirigea vers un empilement de
casseroles et de jarres qu’elle contourna. Devant elle, dans l’obscurité, apparut
une cahute ronde où elle pénétra tout en faisant signe à l’homme de l’imiter. À
l’intérieur, il faisait sombre. La femme semblait connaître les lieux par cœur,
elle poussa une bûche de bois vers l’homme.
« Asseyez-vous ! Je voulais vous parler. Vous n’êtes pas d’ici.
– Non, je viens de plus loin.
– Ne me dites pas d’où… je sais seulement une chose, c’est peut-être vous
que les chiennes recherchent.
– Les chiennes, quelles chiennes ?
– La meute des amazones. Elles recherchent un fuyard. Elles sont arrivées
dans la ville depuis le milieu de la journée. Elles n’ont encore trouvé
personne, et vous aviez l’air tout à l’heure de vouloir leur échapper.
– C’est moi qu’elles recherchent, en effet. Vous allez me livrer ? »
Elle éclata d’un rire étouffé, avant d’effleurer l’épaule de l’homme d’une
tape affectueuse.
« Une Nago connaît la valeur d’un Fon. Restez caché ici, je reviens ! Ne
bougez surtout pas, ces chiennes ont un flair incroyable. »
Puis elle ressortit de la cahute. Et lui bénit les dieux d’avoir mis cette
femme nago sur son chemin, se demandant comment elle allait s’y prendre
pour le sortir du piège. Désormais, son projet d’atteindre Porto Seguro
semblait compromis. Les amazones étaient à sa recherche, et le seul endroit où
elles étaient certaines de le trouver n’était-il pas là où sa famille avait été
conduite en captivité ? Ainsi protégé de la menace extérieure, il rumina des tas
de plans insensés. Tuer Nansica, tuer les amazones et continuer son
expédition. Peut-être la femme nago pouvait-elle l’aider ? Elle ne semblait pas
porter les amazones dans son cœur, en faire une alliée contre elles était de
l’ordre du possible.
Les bruits du marché lui parvenaient difficilement, mais il ne doutait pas
qu’au même moment sa protectrice cherchât les moyens de le sortir des griffes
de ses adversaires. Sa fatigue était telle que malgré l’angoisse mêlée d’espoir,
il finit par s’endormir à même le sol, sans souci de l’énervant ballet des
moustiques.

Au réveil, il n’eut plus qu’à tenter de comprendre ce qui s’était passé. Il


était dans les fers, enchaîné et jeté au pied de Nansica. Des hommes avaient
surgi dans la cahute à l’aube et l’avaient assommé dans son sommeil. Nulle
trace de la commerçante nago, volatilisée, fondue dans le vent. Elle n’était
plus revenue, et les hommes qui l’avaient capturé parlaient entre eux une
langue qu’il ne comprenait pas, ni fon, ni mina, ni yoruba, ni aucun autre
idiome connu dans le voisinage des peuples de la côte. Plus tard, mais des
années après, il découvrira l’identité de ses ravisseurs : des cavaliers sémassi,
descendus des monts Tchaoudjo, et parcourant la contrée entière à la
recherche d’esclaves pour les marchés locaux. Combien la commerçante
l’avait-elle vendu à ces hommes étranges, qui eux-mêmes avaient empoché
sous ses yeux la récompense des amazones : plusieurs sachets bourrés de
cauris, des fusils et de la poudre d’or, du sel, un baril d’eau-de-vie danois ?
Une richesse, au regard du prix d’un esclave ordinaire : habituellement 96
onces d’or. Mais c’était la récompense fixée par les amazones, et elles s’y
étaient tenues.
Nansica regarda le prisonnier dans les yeux et lui cracha dessus. Les deux
autres amazones éclatèrent de rire et se mirent à la moquer de plus belle.
« Enfin, voici ton homme, Nansica. Fais-lui ce que tu nous as dit que tu lui
feras ! »
Soudain, la mort ne fit plus peur au maître des rituels. Ils étaient sortis de
Comé, et il marchait derrière le cheval de la belle amazone. Il avait le bras
droit fixé par un crampon en fer à un gros morceau de bois qu’il arrivait à
peine à soulever. Il le portait tour à tour sur sa tête ou ses épaules, et tentait de
marcher vaille que vaille. En voyant le sabre battre au flanc de Nansica, il
comprenait que bientôt elle allait le décapiter lui aussi. Les deux autres
comparses riaient toujours et pressaient Nansica de tenir sa parole. Quand elle
descendit de sa monture enfin et lui cracha de nouveau au visage, il comprit
que l’heure était venue d’accepter le sort : il avait trahi et n’avait pas été
capable de sauver sa famille, la mort était le seul prix à payer pour retrouver
un peu de son honneur perdu.
« Suis-moi, ordonna-t-elle !
– Suis ta femme, homme, ricanèrent les amies de l’amazone !
– Vous autres, restez derrière, cria celle-ci sèchement !
– Oui, mais Nansica, comment saurions-nous si tu l’as fait ou pas ?
– Nansica n’est pas femme à mentir, je vous rapporterai la preuve de mon
acte. »
Quand elle disparut avec sa prise dans les fourrés, les deux autres amazones
s’écroulèrent de rire en imitant des gloussements de dindon. Le maître des
rituels, à présent esclave des amazones du roi Guézo, imagina son sang en
train de couler dans les herbes et sa tête coupée recouverte de fourmis rouges.
Nouveaux mondes II : Les tribulations du futur
Miguel, esclave/II
Les chevaux des amazones arrivèrent le soir du même jour à Porto Seguro.
En compagnie d’autres esclaves arrivés en même temps que lui, le maître des
rituels, déjà esclave des amazones, fut revendu aux hommes de main du
négociant anglais Wood, lequel possédait un grand domaine non loin de
l’océan dans le souterrain duquel il faisait entreposer les esclaves
nouvellement achetés, en attendant le mouillage d’un bateau négrier non loin
de la rade et leur embarquement vers les plantations et les mines du Nouveau
Monde. Avant son rachat par le négociant, les employés de celui-ci tinrent à
s’assurer que le nouvel esclave n’avait pas de défauts, qu’il n’était pas malade
ou qu’il ne lui manquait pas de dents. On lui renifla la bouche, le tâta sur tout
le corps ; un des hommes lui lécha même le contour du menton avant de crier,
« il n’a pas de barbe », puis on l’obligea à rire, à chanter et faire des cabrioles,
comme un enfant sans volonté chargé de divertir des adultes pervers.
Certains des prisonniers qui avaient des cicatrices sur le corps furent sortis
du lot, au grand désespoir de leurs ravisseurs qui demandèrent alors au
négociant un prix ridicule, embêtés qu’ils étaient de repartir avec leurs captifs
qu’ils n’avaient d’autre choix que de libérer s’ils ne les connaissaient pas, ou
de tuer dans le cas contraire. Enfin, il fut rasé et enduit complètement d’huile
de palme avant d’être conduit dans l’entrepôt.
Par un tour de passe-passe surprenant, parmi les esclaves arrivés ce jour-là
à Porto Seguro se trouvait également l’amazone Nansica. À l’entrée sur le
domaine sablonneux, celle-ci avait arrêté son cheval et s’était déguisée en
captive. Une fois sa transformation achevée, une des amazones lui avait
attaché un anneau au cou et y avait fait passer une chaîne. Les agissements de
la belle amazone l’avaient intrigué au plus haut point, mais il s’était retenu de
demander à quoi servait ce nouveau jeu. Depuis ce qui s’était passé dans les
fourrés avec elle, il avait appris à se méfier de cette femme imprévisible. Elle
aurait dû le tuer, elle ne l’avait pas fait. Et maintenant, elle se transformait en
esclave à des fins qu’elle était seule, avec ses complices, à connaître.
Oui, elle aurait dû le tuer et elle ne l’avait pas fait. Quand ils s’étaient
éloignés du groupe, il avait cru arrivée sa fin. Le poussant avec le sabre dans
le dos, elle l’avait conduit jusqu’à une clairière où poussait une pelouse drue
mais sans piquants. Ils étaient face à face, elle le toisa durement et il baissa les
yeux. Cette femme avait un mauvais esprit en elle contre lequel il ne pouvait
pas lutter à armes égales. Elle planta le sabre en terre, et se rapprocha de lui.
« À genoux ! »
Il tomba sur les genoux et elle la repoussa par les épaules. Il s’étala de tout
son long sur le dos, et resta là à cligner des paupières sous le soleil. « Si je te
tuais, j’aurais tué un homme, un vrai. Or les hommes vrais, il y en a de moins
en moins. Je t’ai cherché partout, toi le mari capable de mettre sa vie en
danger pour sauver ses femmes et ses enfants. J’ai dit aux autres amazones :
sœurs, quel homme, un jour, fera la même chose pour nous si nous venions à
tomber en captivité ? Tu aurais pu les oublier, ce ne sont pas les ventres qui
manquent pour prendre ta semence. Mais tu as préféré courir après ce que tu
as de plus cher. Tu es un homme, un vrai, et si le roi n’avait pas dit de te tuer,
je t’aurais prise chez moi. J’ai décidé de ne pas obéir aux ordres du roi, j’irai
te vendre à Porto Seguro, peut-être là-bas ou dans le pays d’où personne ne
revient retrouveras-tu les siens. Mais avant je vais prendre ta semence
d’homme. Tu es un homme, un vrai, et il me faut un homme de ta carrure pour
me sentir exister. »
Elle l’avait alors dénudé, avait excité ses organes et une fois qu’elle l’avait
senti dur, l’avait enfourché. La tête coincée dans le bois, lui souffrait plus
qu’il ne jouissait. Elle n’arrêtait pas de répéter la même phrase en gbe :
« Aooh, évo, nusu ntoto be vo ! Ma ku, ma ku, ma ku, éwoé ma ku ! »
Mourir de plaisir, elle voulait mourir de plaisir avec un vrai sexe d’homme.
Elle se mit à le gifler, et à le griffer. Soudain, elle hurla comme une bête
blessée en atteignant l’orgasme, et lui assena un grand coup de poing dans la
cage thoracique. Il cria, suffoqua et se mit à pleurer d’humiliation et de colère
contenue. Les yeux voilés par les larmes, il l’aperçut se relever et s’enfoncer
les doigts entre les jambes pour recueillir le mélange de sperme et de glaire,
son trophée, qu’elle se dépêcha d’aller montrer aux autres amazones qui
s’étaient dissimulées derrière les arbres pour la regarder baiser l’esclave.
Alors, à tour de rôle, les deux autres amazones vinrent également l’exciter.
À présent, il était devenu un esclave, un vrai. On lui avait même donné un
nouveau nom, Miguel. C’était le négociant anglais qui l’avait proposé à ses
hommes, puis avait consigné ceci dans son registre : Miguel, nègre civilisé de
nation fon, bien noir, sans barbe, grand et sec, yeux grands, bonnes dents,
intelligent et très habile. Quant à Nansica, elle avait été présentée à Wood
comme une femme de ménage soumise et exemplaire, et les amazones, qui
visiblement avaient des complices parmi les employés de Wood, réussirent à
la faire placer auprès de l’Anglais comme esclave domestique. À cet instant,
l’esclave Miguel ignorait complètement la présence sur le domaine de la reine
Sophia, enceinte du roi déchu du Danhomé, que Chacha avait soustraite à la
convoitise de Guézo, mais que ce dernier avait réussi à repérer grâce à ses
informateurs. L’objectif secret de Nansica était donc de se faire recruter
auprès de Wood comme domestique et d’exécuter un plan dont elle seule
connaissait les détails.
Miguel, nouvelle marchandise, rejoignit le stock de captifs achetés par le
marchand anglais et attendit qu’on décidât de son sort. Il tenta de se
renseigner auprès des autres esclaves sur la présence en ces lieux de sa femme
et de ses enfants. La description qu’il en fit rappela des souvenirs à quelques-
uns d’entre eux : oui, la veille, lui apprirent-ils, un bateau, était parti, avec
deux femmes et leurs enfants qui pouvaient bien être les siens, vers Cuba.
Cuba, répéta-t-il, comme pour bien se remémorer. Le nom resta fiché dans son
esprit. Cuba, il lui fallait partir vers Cuba. Alors il attendit, presque impatient,
le jour de son embarquement.
Mais sur la route de la traite atlantique, Porto Seguro en ce début du
XIX siècle avait une position particulière. D’abord, son véritable nom n’était
e

pas celui-là. Aux temps des guerres entre peuples de la côte, on appelait cette
localité Agbodrafo, c’est-à-dire en langue gbe : « le bélier a dressé ses
pattes ». Une allusion, dit-on, au totem d’un chef de guerre de l’ethnie Gâ, qui
en prit possession vers le XVII siècle. Mais cela n’a pas empêché les
e

navigateurs portugais, béliers autrement plus puissants, qui fréquentaient la


localité à la même époque de la rebaptiser de plusieurs noms, Abrée, au
départ, ensuite Porto Seguro, d’après le nom d’un port de Bahia au Brésil,
d’où venaient, probablement, la plupart d’entre eux. Le site de Porto Seguro
avait aussi cette particularité d’être érigé sur les ruines d’un ancien
établissement dédié à la traite, et que les Anglais, les Hollandais et les
Portugais utilisèrent un temps avant de se retourner vers les forts officiels de
Gléhué, d’Elmina ou autres. Mais il était certainement écrit quelque part que
sur la route des esclaves, Porto Seguro renaîtrait de ses cendres. Ce qui allait
arriver lorsque les Anglais, acquis à la cause abolitionniste, commencèrent à
traquer sur l’Atlantique les bateaux engagés dans la traite transocéanique entre
ports africains et ports brésiliens.
Ainsi donc, à la période où commence cette histoire, une grande partie du
trafic négrier se faisait dans la clandestinité. Porto Seguro avait repris son rôle
de comptoir, mais de comptoir clandestin : tous les navires surveillés dans la
rade de Gléhué venaient y mouiller au large, la nuit, pour embarquer des
esclaves que les divers négociants de la région envoyaient. Plusieurs
précautions s’imposaient avant leur embarquement et le stock de captifs
pouvait y passer un temps assez long avant son départ vers les Amériques.
Ceci explique que l’esclave Miguel fut maintenu en captivité durant quatre
semaines. La vie dans le dépôt fut monotone durant ces longues semaines
d’attente forcée. Aucun bateau n’était annoncé. Puis un matin, les surveillants
vinrent chercher les esclaves pour les emmener au puits où ils allaient être
lavés. Il y eut des murmures comme quoi le départ était imminent, peut-être
cette nuit-là même.
C’est en allant au puits ce matin-là que l’esclave Miguel allait revoir
Nansica l’amazone tueuse pour la dernière fois. Elle tenait le parasol à une
dame qui marchait devant elle. Il n’en crut pas ses yeux, mais il avait beau les
cligner, la réalité demeurait intangible : il s’agissait bel et bien de la reine
Sophia, épouse du roi déchu du Danhomé. Il voulut crier pour la prévenir du
danger. Que faisait-elle chez Wood, comment y avait-elle atterri ?
Perplexe, il la regarda attentivement, elle marchait en se tenant le bas du
ventre, un peu comme une femme enceinte. Il ne sut quoi penser qui fût une
certitude, mais il comprit intuitivement que le nouveau roi Guézo n’ayant pu
avoir pour lui l’épouse blanche de son oncle avait décidé d’envoyer auprès
d’elle Nansica, l’amazone tueuse, afin de l’exterminer. Et lui une fois de plus
savait, et comme toujours il ne pouvait parler. Il était là, hébété, bouillonnant
d’une rage intérieure, copie conforme d’un bambin incapable d’articuler des
phrases claires. Son regard croisa celui de Nansica. Elle eut un sourire de
victoire et bomba la poitrine fièrement, comme savent le faire les femelles de
la côte quand elles veulent vous narguer. Les deux femmes continuèrent leur
chemin et l’esclave Miguel fut poussé vers le puits où on l’obligea à prendre
son bain, en compagnie des autres esclaves.
Il songeait encore à cette rencontre le soir quand les chants montèrent dans
l’entrepôt. Des chants tristes, infinis. Les surveillants avaient annoncé aux
esclaves l’arrivée du bateau, et la peur, la nostalgie les avaient submergés. Un
homme seul ne participa pas à ce concert éploré, l’esclave Miguel, impatient
de partir vers Cuba, ce pays au nom étrange où, pensait-il naïvement, il
retrouverait ses deux épouses et ses enfants et recommencerait sa vie avec
eux. Personne ne lui avait expliqué la destination exacte du bateau, mais il
était sûr que c’était celle-là. Les dieux, s’il le fallait, dirigeraient le navire vers
ce lieu.
Au moment où les pêcheurs Guin-Mina le soulevèrent pour le poser dans la
grosse pirogue, il se mit à prononcer les terribles litanies que les prêtres lui
avaient apprises pour s’allier les forces de la nature. Des phrases dangereuses,
issues des pratiques de la magie noire, qu’on lui avait enseigné à ne prononcer
qu’en dernier recours, sa formation initiale n’étant ni celle d’un sorcier ni
celle d’un magicien, mais celle d’un honorable prêtre des dieux du tonnerre et
de la variole, deux des divinités piliers de la religion Vodoun.
L’humidité de l’air, le sel qui pique les yeux et le bourdonnement incessant
venant des profondeurs lui confirmèrent son impression qu’il entrait à jamais
dans un monde peuplé d’incertitudes. Le fracas des vagues l’étourdit un court
instant, mais il garda le regard fixé sur la masse sombre du bateau à l’horizon,
ballotté par les flots, comme pour l’imprégner de la force de ses incantations.
La coque verte marine du Don Francisco, navire négrier fraîchement repeint,
appartenant au sieur Francisco Félix de Souza dit Chacha, directeur du fort
portugais de Gléhué et vice-roi du Danhomé, brillait faiblement sous la
lumière de la lune, complice muet de l’esclave en prière.
Nouveaux mondes III : La longue dérive du Don
Francisco et les malédictions de l’esclave Miguel
Le Don Francisco prit la mer le 10 juillet 1818, direction l’île portugaise de
Sao Tomé, encore appelée l’île du Prince, afin de rafraîchir les esclaves avant
la longue traversée. L’équipage profita de l’escale pour déverser toute l’eau
embarquée au départ, car l’eau de la côte est souvent saline et sent toujours
mauvais au bout de quelques jours, comme si elle contenait un principe qui la
pourrissait. On dit l’eau de l’île du Prince de qualité supérieure, ayant la vertu
très appréciable de ne pourrir qu’une seule fois pour ensuite devenir aussi
sucrée qu’une noisette, avec une couleur identique à celle d’un vieux vin.
Ensuite, méthodiquement, les marins fouillèrent la cale à la recherche de
couteaux ou d’autres sortes d’instruments et d’outils que les esclaves avaient
pu faire entrer dans le bateau, en les cachant dans l’anus, la bouche ou sous les
aisselles. Le capitaine du Don Francisco veilla lui-même à la fouille, car il
connaissait des cas de révoltes qui se sont déjà produites, où les esclaves ont
maté l’équipage d’un navire, tué tout le monde et laissé le bâtiment aller à la
dérive jusqu’à ce qu’il soit rejeté sur la côte. On vérifia également la quantité
de poison à bord. Car celui-ci pouvait toujours se révéler utile. En effet, les
navires pouvaient parfois se retrouver sans eau ni vivres, surtout quand ils
tombaient dans le pot au noir, cette zone de calme sur l’équateur où les vents
pouvaient se faire rares et leur absence immobiliser les bateaux durant des
semaines. De telles circonstances sont les pires qui puissent arriver à un
capitaine de négrier : l’équipage, dans ces conditions, est alors obligé
d’ajouter du poison à la nourriture destinée à une centaine d’esclaves ou plus,
afin de se sauver soi-même. Puis l’on fit monter à bord d’autres captifs, on
sépara ceux qui parlaient la même langue en procédant à un savant mélange
des nations, on marqua tous les esclaves, hommes et femmes au fer rouge, à
l’épaule ou à la cuisse, et le Don Francisco put enfin prendre la mer vers sa
destination programmée, l’île caribéenne de La Dominique.
Ce n’est qu’au bout du deuxième jour de la traversée que les esclaves surent
le nom du pays où ils allaient débarquer. La désolation de l’esclave Miguel fut
à la mesure de sa stupeur. Il répéta, hagard, le nom qui circulait parmi les
enchaînés, Dominique, comme pour bien en éprouver la consistance. Non,
pour lui cela ne signifiait rien. C’était plus difficile à prononcer que Cuba,
mais aussi cela n’avait aucune saveur à son entendement, et surtout lui
enlevait tout espoir de retrouvailles avec les siens, dont le souvenir n’arrivait
pas à s’estomper de sa mémoire chancelante. Il était très vite tombé malade au
départ de Sao Tomé. Des fièvres inconnues avaient pris possession de son
corps et l’avaient dévoré après la mort de son voisin, un Mahi vigoureux qui
s’était étranglé tout seul en avalant sa langue. Il l’avait vu se concentrer et se
forcer à retourner l’organe dans sa bouche. Il connaissait l’astuce, c’était la
même que certains malins, condamnés à être sacrifiés vivants durant les fêtes
annuelles au roi du Danhomé, utilisaient pour se soustraire à la déca pitation
rituelle ou éviter d’être jeté, attaché dans un panier, du haut d’une falaise ou
d’un pic rocheux. Le jeune Mahi lui aussi connaissait la technique de suicide
et se l’était appliquée, en émettant de terribles gloussements de moribond.
Une fois mort, il avait retrouvé son calme et un sourire étale s’était formé sur
ses lèvres flasques. Ce n’est qu’au bout de deux jours que les marins avaient
détaché Miguel de l’esclave mahi et enlevé le cadavre, mais les humeurs
pourries de la dépouille, l’écoulement de ses liquides morbides avaient infesté
le voisin du mort qui y avait baigné dedans avec lui. Le chirurgien du bord
l’ausculta, rien de grave dit-il, juste une infection de sa plaie à la cuisse, lui
savait que c’était autre chose, que l’esprit errant du mort cherchait à
l’emporter avec lui dans l’au-delà. Il lui donna des médicaments qu’il avala
sans protester, mais continua à vomir toute nourriture ingurgitée.
La maladie donc, plus la déception, tout cela avait contribué à l’abattre.
Qu’irait-il faire à La Dominique ? D’ailleurs, et c’était la première fois qu’il
se posait vraiment la question, qu’allaient-ils faire, les esclaves, dans les
nouveaux pays où on les emportait ? Certains esclaves affirmaient que les
Blancs déportaient les Noirs pour aller les manger lors de gigantesques orgies
cannibalesques. Il n’était pas assez crédule pour croire à de telles sottises. Il
eût fallu pour cela qu’il ignorât à quoi servait naturellement un esclave au
royaume du Danhomé, un kluvi comme on disait à Gléhué. Certes, la situation
de celui-ci ne peut en aucun cas être rapprochée de celle qu’il connaissait sur
le Don Francisco, mais au Danhomé aussi les esclaves étaient au service
exclusif de leurs maîtres, le roi ou les familles aristocratiques, et astreints à
payer tribut, redevances et à exécuter des corvées pénibles. Au su de tout cela,
il pouvait s’imaginer une servitude plus grande encore, plus cruelle pour des
captifs emportés à si grands frais par-delà l’océan, dans des conditions aussi
difficiles pour tous.
À cause de sa maladie, on le laissa tranquille durant la semaine qui suivit. Il
était toujours enchaîné, mais il l’était seul. Cette solitude privilégiée lui permit
de se rendre compte de l’horreur de leur condition. Les hommes étaient
empilés à fond de cale, enchaînés ; aux femmes on avait réservé le second
entrepont, et celles qui étaient enceintes étaient réunies dans la cabine arrière.
Les enfants étaient entassés dans le premier entrepont comme des harengs en
baril. S’ils voulaient dormir, ils tombaient les uns sur les autres. Il y avait des
sentines pour satisfaire les besoins naturels, mais comme beaucoup
craignaient de perdre leur place, ils se soulageaient là où ils se trouvaient,
surtout les esclaves mâles cruellement accumulés. Il fallait presque une
volonté surhumaine pour supporter la chaleur et les odeurs. Au bout d’un
temps qu’il ne savait plus mesurer, l’obscurité de la cale lui ayant fait perdre
tout repère, il se releva petit à petit et reprit goût à la nourriture qu’on leur
servait sur le pont, trois fois par jour : bouillie de riz, de légumes secs et de
manioc. Il n’était pas comme certains qui refusaient de manger, et qu’on
devait nourrir de force, il lui fallait survivre pour tenter d’influer sur le cours
des événements.
Car son idée était arrêtée, et sa décision prise, il allait détourner le bateau de
son itinéraire et l’emmener vers Cuba.
Ce matin-là, l’équipage avait disposé sur le pont des orgues de Barbarie,
ainsi que des tambours, des flûtes et des baguettes aux sonorités chaudes, des
instruments de musique collectionnés le long des côtes africaines. On avait
fait monter les esclaves par groupe de cinquante pour les faire se laver et
ensuite chanter et danser afin de les divertir. C’était l’occasion qu’il attendait
depuis la fin de sa convalescence pour entrer en action. « Agir en primitif et
réfléchir en stratège », ainsi aurait-on pu définir sa nouvelle résolution ! Dans
sa tête, il avait passé en revue toutes les incantations secrètes apprises à la fin
de son initiation aux arcanes du Vodoun et du Fa, la géomancie traditionnelle,
dans la forêt de Kpassè. Celles de la magie noire, surtout, lui étaient revenues
par bribes. La première fois qu’il les avait prononcées, la nuit de son
embarquement à Porto Seguro, il s’était rendu compte, au bout de quelques
minutes, qu’il se trompait dans les formules. Il en avait presque pleuré de
rage. Il est vrai que c’était des paroles qu’il n’avait jamais utilisées, d’ailleurs
on ne les enseignait aux prêtres du Vodoun que pour qu’ils sachent par quelles
formules les magiciens et autres sorciers pouvaient manipuler les forces
maléfiques de la nature et impressionner leurs victimes. Car la religion dont il
était le serviteur à Gléhué était aux antipodes de telles pratiques, la magie et la
sorcellerie relevant plus de domaines sombres d’où la spiritualité avait fichu le
camp. On contenait les dieux dans le Vodoun, n’utilisant que leurs forces
bénéfiques, tandis que magiciens et sorciers faisaient appel aux esprits du mal,
s’alliaient leurs fluides négatifs pour détruire de manière égoïste.
Du moins, c’est ce qu’on lui avait enseigné. Mais aujourd’hui, il n’en
n’était plus certain. Il avait décidé de franchir le pas, de rejoindre la
corporation des égoïstes, car au mal que les Blancs lui avaient fait, il lui fallait
répondre par un mal plus grand. Le Don Francisco devait aller à Cuba, ou
alors qu’il périsse dans les flots !
Ce matin-là, il prit sa douche comme on prend son bain lustral. Certes, il
manquait les nécessaires feuilles d’hysope trempées dans l’eau, néanmoins
son esprit accueillit celle-ci comme un liquide sanctifié destiné à le purifier
avant le passage à l’acte. Après dix-huit jours d’enfermement, son corps avait
forci, pris du poids par manque d’exercice. Il se sentit lourd au moment
d’entrer dans le cercle, mais il se secoua et lança ses bras en l’air, salua les
dieux d’un cri sec et jeta ses jambes dans la danse. Le rythme joué lui était
indifférent, il n’était pas de chez lui, mais il y avait assez de puissance dans
les bras des batteurs, deux Noirs aux faciès contractés, pour le soutenir.
Il démarra lentement, tournant sur lui-même comme le soleil dans sa course
matinale. Un groupe de femmes l’entoura, elles répondaient à sa danse par une
pavane langoureuse en phase avec la lenteur de ses propres mouvements. Il
s’écarta d’elles, allant se placer en face des musiciens et soudain poussa un
appel que ces derniers comprirent immédiatement. Parmi les esclaves, on
savait qui était l’esclave Miguel avant sa captivité. Certains prisonniers de la
même nation que lui avaient parlé. L’importance de son cri n’échappa donc
pas aux musiciens, on eût dit d’ailleurs qu’ils n’attendaient que cela. Ils
accélèrent le rythme pendant que Miguel, transfiguré, parlait aux dieux et aux
déesses, aux esprits de la mer comme à ceux du ciel, des plus retors aux plus
criminels. Même pour les quelques natifs de Gléhué présents sur le bateau, les
paroles de Miguel restèrent incompréhensibles. Les mots sortaient durs, et
rebondissaient. Une ferveur sans égale traversa le groupe d’esclaves, plusieurs
d’entre elles entrèrent alors en transe, les yeux révulsés et proférant elles aussi
des paroles incompréhensibles que Miguel, lui, déchiffrait : oui, les dieux
répondaient à son appel, et disaient par la bouche des femmes possédées des
promesses de malédiction certaine. Soudain apparut sur le pont le chapelain de
bord attiré par les feulements sauvages des esclaves déchaînés. Il comprit le
danger d’une telle situation, la violence de la rébellion était là en puissance,
qui guettait l’équipage. Il s’entretint rapidement avec le capitaine, lequel fit
tirer plusieurs coups de feu en l’air pour mettre fin à ce que le chapelain
qualifia de cérémonie déguisée. Surpris par les coups de feu, Miguel s’écroula
fatigué sur le pont. Il fut transporté comme un objet précieux par les autres
esclaves jusqu’à sa place dans la cale. Là, il attendit que les dieux agissent
enfin.
Deux jours, trois jours, rien. Puis, il perdit le décompte des jours, rien ne se
produisait toujours. Après les rituels, c’était donc la magie noire elle-même
qui ne servait plus à rien ! Mais qui étaient-ils donc, ces hommes blancs, de
quelle sorcellerie puissante disposaient-ils pour ainsi affaiblir la puissance des
dieux et des mauvais esprits ?
Le dixième jour, pourtant, un déluge s’abattit sur le Don Francisco, le
secouant comme un cheval fou son cavalier. L’ouragan était venu du néant,
personne ne l’avait vu s’annoncer. En plein jour, un vent latéral avait fait
trembler le bateau et le ciel avait ouvert ses écluses. Les marins vomissaient,
les esclaves hurlaient de terreur dans les cales, et la foudre s’abattit sur les
haubans. Pendant presque dix heures, sans interruption, les éléments se
déchaînèrent, rendant toute navigation impossible. Et le lendemain, il se
produisit à bord un fait étrange qui alarma le capitaine. L’ouragan avait
détourné insensiblement la trajectoire du bateau, qui s’était éloigné de trois
quarts vers l’est, ce qui le faisait cingler de nouveau vers les eaux
équatoriales. Il refit ses calculs et fit redresser la barre, et le Don Francisco
reprit sa route comme initialement prévu.
Les jours passèrent. Combien ? Aucun des esclaves ne le savait. Tous
ignoraient qu’il fallait quarante à cinquante jours pour atteindre l’île de La
Dominique. Mais à la vérité, ce n’était pas là l’aîné de leurs soucis, le temps.
Encore moins Miguel, qui était devenu apathique, à force de désespérer. Une
nuit pourtant, il se passa encore des choses étranges à bord du Don Francisco.
Les marins descendirent dans la cale et fouillèrent partout comme s’ils
recherchaient un fuyard. Ce n’est que le lendemain qu’ils comprirent le sens
de cette descente dans les puanteurs de leur prison. Le capitaine du navire
avait disparu, il s’était volatilisé en pleine mer. Mais par-delà cette histoire qui
semait la zizanie au sein des marins, un autre drame plus terrible se jouait
encore. Un des leurs, pauvre marin déboussolé, s’était enfermé dans la cabine
du capitaine absent et jurait de se faire sauter la tête si l’on n’accordait enfin
du crédit à sa version des faits. Il avait été témoin, disait-il, de la mésaventure
du capitaine. Ce dernier, qui buvait au goulot son whisky sous le mât
principal, avait soudain été aspiré par l’océan quand le plancher du pont s’était
ouvert sous ses pieds. Il jura ses grands dieux que les choses s’étaient
réellement passées ainsi, mais on le crut fou, et vexé, il s’était barricadé et
hurlait des insanités au chapelain qui tentait de lui parler. Il fallut à ce dernier
deux jours pour le convaincre de se rendre, mais il était trop tard, il avait
dangereusement modifié le trajet du bateau et était vraiment devenu fou :
quelques heures après sa reddition, il se suicida en se pendant au mât de vigie.
Quant à la disparition du capitaine, elle resta un mystère insoluble durant toute
la traversée.
La longue dérive du Don Francisco commença. Le capitaine disparu, son
second corrigea de nouveau la route. Mais quelque chose semblait détraquée
dans le gouvernail. Chaque matin au réveil, il constatait une modification : au
lieu d’aller vers La Dominique, le navire semblait faire route plutôt vers l’île
voisine de Cuba. Certes, La Havane n’était pas loin de là, mais qu’irait-il y
faire, et qu’allait-il expliquer aux commanditaires qui attendaient leurs
marchandises à La Dominique, alors moins surveillée que les côtes de Cuba ?
C’était pure folie que cette histoire. Mais vaille que vaille, perdant des jours
précieux, le bateau tenta de poursuivre sa route.
Un coup du sort inattendu allait survenir, qui combla partiellement les
espoirs de l’esclave Miguel. Quelques jours après ces événements
extraordinaires, la vigie signala à l’horizon un bâtiment que le nouveau
capitaine identifia comme un patrouilleur anglais, un de ceux qui étaient les
principaux garants des nouvelles lois contre la traite des Noirs, et qui rodaient
le long des côtes des Caraïbes. L’alerte fut aussitôt donnée à l’équipage de
changer de pavillon et de déclarer le navire en détresse, obligé par conséquent,
pour ne pas se perdre corps et biens, de toucher à n’importe quel port sans se
faire contrôler. Tous les marins endossèrent des uniformes d’officiers
américains, mais le subterfuge fut découvert, car le marin chargé de hisser le
pavillon de détresse se trompa et remplaça le pavillon portugais par un
drapeau anglais. C’est ainsi que, le 20 juillet 1818, au large de l’île caribéenne
de La Dominique, le Don Francisco fut arraisonné par les officiers de Sa
Royale Majesté, avec dans ses cales une cargaison de quatre cent trente-trois
esclaves raflés en Afrique.
Selon la procédure habituelle, le navire aurait dû être conduit à Freetown en
Sierra Leone pour y être condamné et détruit, mais la marine anglaise,
occupée à traquer au large de Cuba d’autres trafics clandestins, préféra confier
le bâtiment capturé et les esclaves libérés aux autorités de l’île. Erreur, car la
corruption de l’administration chargée de faire respecter l’abolition sur l’île
était telle que bientôt le Don Francisco fut vendu, nul ne sait dans quelles
conditions, et reprit la mer sous le nom de James Matthew, avec dans ses cales
les mêmes esclaves libérés par les Anglais. Une partie de cette cargaison
atteindra Cuba et l’autre partie le Brésil. Nul ne sait pourquoi l’esclave Miguel
ne fut pas vendu à La Havane. On le laissa dans le lot des esclaves destinés à
être vendus à Recife au Brésil. Pendant cette dernière traversée, dit-on, le
James Matthew aurait encore connu des avanies. À l’entrée de Recife, le ciel
se serait couvert avant que ne surgisse de l’océan un promontoire rocheux qui
abîma salement la coque du navire. Ils durent la colmater d’urgence avant
l’arrivée au port, mais le nombre d’esclaves avait diminué, comme si une
grande partie de la cargaison avait été avalée par la mer. Presque soixante
jours de péripéties depuis son départ de Porto Seguro : l’esclave Miguel fut
débarqué au Brésil le 15 septembre 1818, mais raconte-t-on, sa malédiction
pèsera longtemps sur le James Matthew, qui connaîtra une fin catastrophique
bien des années plus tard.
Nouveaux mondes IV : La case de gavage ou la vie
triste et monotone de l’esclave Miguel
Chétif et amaigri, l’homme que l’on débarqua de nuit, ce 15 septembre
1818, sur une plage clandestine de Recife, surnommée « praia do chega
nego », la plage où le nègre débarque, fut directement conduit à la case de
gavage – un bâtiment précaire, hâtivement construit en bois léger et destiné à
être aisément détruit à la première alerte. Là, pendant quinze jours, il fut
nourri de force. Viande séchée, poisson sec, farine de manioc encore et
encore, bananes et oranges, rien ne lui fut épargné. Il semblait redevenu
important aux yeux de ses geôliers, lesquels l’astiquèrent et le soignèrent afin
de lui rendre sa santé et une belle apparence. Du moins c’est cela qu’il
comprit quand quinze jours plus tard, son atrophie musculaire disparue, ses
dents et ses gencives bien frottées avec des racines astringentes, la bouche
saine et presque sans odeur, il fut présenté à des intermédiaires qui
l’emmenèrent en charrette, en compagnie d’un petit groupe de vingt esclaves,
jusqu’à la localité voisine d’Olinda où ils furent présentés aux enchères
comme des esclaves apparte nant à un seigneur qui voulait les revendre. En
cette période de traite clandestine, plus personne théoriquement ne faisait
venir des esclaves d’Afrique. Pourtant, chacun savait ce qui se tramait, et pour
donner forme et contenance à des lois hypocrites, faisait-on passer pour
anciens de nouveaux esclaves arrivés d’Afrique, ou tout simplement pour des
« meubles » provenant d’un séquestre après hypothèque. Une comédie bien
rodée où chacun jouait son rôle, les autorités bienveillantes comme les
acheteurs complices.
Cela ne diminuait pas pour autant le prix des esclaves. Ainsi le nègre
Miguel, baptisé sur le Don Francisco par le chapelain de bord, qui empocha
pour cela 7 500 réaux par groupe de cinq nègres baptisés, fut-il revendu
110 000 réaux, prix incluant l’envoi par mer et le coût payé au capitaine, les
médicaments et les honoraires du chirurgien de bord, son alimentation
pendant 76 jours à raison de soixante réaux par jour, et la commission globale
de 6 % empochée par les divers intermédiaires.
L’homme qui acheta Miguel était plus jeune que lui. La trentaine, tout au
plus, il était vêtu ce matin-là d’une tunique blanche au col coupé qui faisait
ressembler son habit à une robe de religieux. Et en effet, il avait plus l’air d’un
moine que d’un propriétaire d’esclaves forcené, surtout qu’il achetait sans
vraiment surenchérir. D’ailleurs, toute la vente publique s’était déroulée dans
une ambiance qui eût pu faire croire à un observateur avisé qu’il y avait eu
entente préalable entre le vendeur et l’acheteur. En tout cas, l’homme était
d’une impassibilité totale, et malgré le sourire que lui adressa le crieur public
à la fin de la vente, il eut à peine un geste cordial envers celui-ci, et fit signe à
Miguel et aux quatre autres esclaves qu’il avait achetés de monter dans la
charrette, que son cocher avait rapprochée de la place. Puis, prenant place lui-
même à côté du cocher, il avait donné l’ordre du départ, sans se soucier des
regards de la foule amassée sur la place. Une jeune femme portant une per
ruque à queue et une large robe de taffetas lui lança au passage : « Bonne
journée, Señor Do Nascimento. Et n’oubliez pas de faire mes hommages à
Dona da Fonseca. La pauvre, est-ce vrai ce qu’on raconte, qu’elle aurait fait
une fausse couche ? »
Un silence absolu accueillit la fausse interrogation de la jeune femme et
l’équipage continua sa route à travers les rues pavées de la ville. Les chevaux
soufflaient en gravissant les chemins pentus menant au domaine du seigneur
Do Nascimento. Les rues pavées, bientôt, laissèrent la place à une grande
route de campagne longeant un cours d’eau, au bord duquel poussaient des
châtaigniers. Tout à coup, la charrette amorça une descente, les freins serrés,
et ô délice, même pour les yeux d’un esclave fatigué, surgit un paysage vert et
frais ! Des champs irrigués, des vergers, des jardins au milieu desquels
trônaient des maisons blanches à l’architecture baroque. Cela fit peur à
Miguel, car se dit-il instantanément, autant de beauté et d’ordre ne pouvaient
être obtenus qu’à la sueur du travail d’hommes et de femmes partageant son
état.
La ferme de l’Algarve, division du grand domaine Do Nascimento, était le
centre de la vie agricole, source principale de la richesse de la famille
Nascimento. Elle s’étendait sur des hectares considérables. À perte de vue, des
champs de canne où travaillaient des nègres et des négresses arrachés sans
combattre à leur terre d’Afrique par des vainqueurs aux mœurs rudes, et
surveillés jour et nuit par des contremaîtres omniscients et naïfs. Les
habitations des esclaves se trouvaient à mi-chemin entre la ferme et la villa du
maître. Une grande porte de style moyenâgeux, portant l’inscription « Vila
Viçosa », du prénom de la mère de Lourival Do Nascimento, marquait l’entrée
du domaine. En y entrant, on apercevait sur la gauche une église dont la tour
attirait le regard, et qui dépassait les sommets des arbres, un mélange
d’architecture gothique et arabe. Les fenêtres y étaient doubles, et présentaient
des arcs de cercle outrepassés. Il y avait partout de frêles colonnettes, des
festons aux bizarres découpures, des arcs en forme de croissant et des
chapiteaux qui semblaient voilés de dentelles. Ce fut d’ailleurs devant la
chapelle de l’église que la charrette s’arrêta pour dégorger ses passagers.
Fouets à la main, deux contremaîtres à cheval apparurent au coin de l’église et
mirent pied à terre pour saluer le maître du domaine.
Lourival Do Nascimento disparut dans l’église et réapparut quelques
instants plus tard habillé d’une soutane mauve. Il ressemblait trait pour trait à
ces prêtres blancs que Miguel pouvait apercevoir autrefois dans les rues de
Gléhué, et qui tentèrent à plusieurs reprises de le convertir, lui et ses confrères
du temple du python, à leur religion sans danses, sans prêtresses et sans noix
de kola à partager. Il était pieds nus, et tenait à la main une calebasse, une
vraie, ce qui surprit Miguel, et dans laquelle se trouvait de l’eau bénite ainsi
qu’un goupillon. Comme si le baptême donné sur le navire négrier était
entaché d’irrégularité ou ne lui convenait pas, il fit s’agenouiller les nouveaux
esclaves et les aspergea d’eau en prononçant leurs nouveaux prénoms qu’on
lui avait communiqués avec les procès-verbaux de vente.
« Francisco… je te baptise… David, je te baptise…Bruno… Julio… Miguel
je te baptise, selon les rituels de l’Église d’Anselme. Au nom du Père, du Fils
et du Fluide Très Puissant.
– Amen », répondirent en chœur les contremaîtres, qui obligèrent les cinq
esclaves à répéter la phrase après eux.
Miguel ne comprenait plus rien, apparemment son nouveau maître était un
prêtre d’un genre assez spécial. Cependant, ignorant tout des pratiques réelles
des prêtres du Brésil, il se disait que ces derniers pouvaient bien être à la fois
au service de leur dieu et de leurs propres intérêts, posséder des esclaves et les
baptiser avant de les envoyer travailler dans les champs. Mais, ce qui
l’étonnait le plus, c’était la présence entre les mains de son nouveau baptiseur
d’une calebasse, objet relevant plutôt des cérémonies religieuses des Noirs du
golfe de Guinée. Ou cet homme était fou, ou c’était la nouvelle manière en
usage sur cette nouvelle terre, mais dans ce cas, il aurait tout aussi bien pu
rajouter à son rituel des tam-tams et quelques danses pour amadouer les
esclaves. Il n’avait pas fini de penser cela que les battements des tam-tams
résonnèrent dans son dos. En se retournant, il aperçut plusieurs autres Noirs
qui chantaient et dansaient, comme pour célébrer leur baptême. La petite fête,
pourtant, ne dura pas longtemps. Une fois le maître des lieux disparu à
nouveau dans son église, les contremaîtres dispersèrent les musiciens et leurs
accompagnateurs. La vie triste et monotone de l’esclave Miguel débuta à cet
instant précis.
En effet, il n’y eut pas de repos pour les nouveaux venus. Les contremaîtres
les prirent en charge pour leur enseigner, outils à la main, les différents
travaux liés à la culture de la canne ; ils leur criaient des ordres en portugais,
une langue qu’aucun d’entre eux ne comprenait. Les mots violentaient
Miguel, car malgré leur obscurité, le ton avec lequel ils étaient prononcés était
à la fois méprisant et suffisant. Pis encore, il n’avait personne à qui demander
le sens des insultes. Chaque esclave avait un œil rivé sur sa tâche et l’autre sur
les chevaux des surveillants, lesquels allaient et venaient parmi les rangées.
Un fouet, manipulé par l’un des contremaîtres, siffla par-dessus sa tête, en
guise d’avertissement : il avait fait tomber, plus par mauvais usage que par
inadvertance, la lourde serpe effilée avec laquelle on coupait les ronces sous
les plants de canne. L’outil lui avait échappé de la main et avait heurté la
jambe de Julio, l’esclave avec qui il avait été acheté, lequel travaillait dans sa
rangée, lui entaillant la chair. On recouvrit la plaie de ce dernier d’un tissu
qu’on serra autour de la jambe, et l’apprentissage (ou le travail, il ne savait
plus trop) reprit, au milieu des cris des hommes chargés de surveiller les
esclaves et des hennissements de leurs montures. En ce premier jour, Miguel
allait travailler jusqu’à tard le soir, et n’allait se reposer qu’une fois la nuit
définitivement tombée.
L’homme chez qui on le déposa à la fin de sa journée de travail était vieux
et maigre comme un âne, avec un défaut à la jambe gauche : il claudiquait
dessus comme s’il dansait. On l’avait confié à cet individu sans rien lui
expliquer, mais très vite il comprit que sa nouvelle demeure serait auprès de
lui. L’infirme eut un sourire niais quand il aperçut les chevaux des
contremaîtres qui lui amenaient l’esclave qu’il devait héberger dans sa case.
Mais à peine les surveillants repartis, ce sourire obséquieux laissa place à un
visage dur et fermé. Le contraste fit reculer Miguel presque de peur. L’homme
qu’il jugeait niais, presque imbécile il y avait à peine une minute, était en
réalité un hôte sévère qui savait jouer la comédie devant les maîtres et
redevenir lui-même, une fois seul. Ce court instant de métamorphose valait
des années de leçon, se dit-il, oui cet inconnu venait de lui apprendre sa
première leçon de survie en terre ennemie, et il se jura de la reproduire
fidèlement.
Sa case se trouvait un peu à l’écart des autres habitations. Elle était
modeste, mais bien tenue, propre à l’entour, avec deux touffes de citronnelle
entourant une grosse jarre d’eau en argile cuite. Sans lui souhaiter la
bienvenue, il le fit entrer et lui désigna sa couche. Un tas de couvertures
superposées, étalées à même le sol. De l’autre côté de la case se trouvait la
sienne, identique. Au milieu de la case, il y avait un tapis propre, qu’il lui fit
contourner prudemment, le tenant presque par la main pour l’empêcher de
marcher dessus. Ils ressortirent et il lui fit signe de s’asseoir sur une souche
d’arbre, puis il disparut encore dans la case. Il l’entendit faire du bruit, comme
s’il manipulait des assiettes ou des casseroles, et quand il réapparut, il tenait
dans les mains deux plats remplis d’une nourriture qu’il eut la joie de
reconnaître aussitôt. De l’abará, du haricot cuit à l’eau jusqu’à mollir comme
une pâte et marinant dans un mélange d’huile de palme pimentée et de farine
de manioc. Il se lava les mains dans le récipient que l’homme lui tendit et
ferma ses doigts autour des grains de haricot.
Pendant qu’ils mangeaient en silence, la nuit s’était épaissie, et des
claquements de tambours se mirent à résonner dans les habitations voisines. Il
mangeait dans le noir, en pensant à ses épouses et aux enfants, et constatait,
sans grand pincement au cœur, que la douleur de la perte de sa famille
s’estompait sous le poids de sa trop grande fatigue morale. Il avait tout fait
pour les retrouver, mais il avait échoué. Où pouvaient-ils être en ce moment,
que faisaient-ils et vivaient-ils ensemble, ou les avait-on séparés ?
Soudain l’homme lui parla.
« Ils font cela toute la nuit, danser, chanter. J’espère pour vous que vous
aimez la danse, ici c’est la seule solution pour ne pas mourir de nostalgie. »
L’homme lui avait parlé en fon, et il dut se forcer pour admettre que, oui,
c’était bien du fon qui sortait de sa bouche, malgré l’accent bizarre qui
enrobait les phrases.
« Vous m’avez compris alors, vous comprenez cette langue ?
– Oui, je la comprends, dit-il, le cœur battant de joie.
– Donc vous êtes fon ? Je me disais bien cela. »
Puis il éclata de rire.
« Okábò, comme disent vos voisins yoruba. Bienvenue ! C’est devenu un
jeu d’enfant pour moi, vous savez, deviner les nations d’origine des esclaves.
Vous êtes fon, et je suis haoussa. Comment vous appelez-vous ? Moi c’est
Sule.
– Moi c’est Miguel.
– Non, pas cela, je veux dire, votre vrai nom ? »
Il y eut un vide dans sa tête. Il ne sut plus, sur le coup, quel était son nom
d’antan. Oui, il avait raison, Miguel n’était pas son véritable nom, alors quel
était le vrai ? Le vide se mua en vertige. Il ferma les yeux, secoua la tête pour
remettre en place ses idées, mais sa mémoire s’était enlisée dans un sable fin
de bord d’océan, sur une plage où on l’avait fait tourner neuf fois autour de
l’arbre dit de l’Oubli. Quand il rouvrit les yeux, son hôte avait allumé une
lampe qui fumait et éclairait ses pieds. Son regard tomba sur le marquage au
fer s’étalant sur sa cuisse gauche.
Sule vint à son secours.
« Miguel, ça va ?
– Ça va, répondit-il, le regard vague.
– Avez-vous bien mangé ? Ici, il faut toujours bien manger quand on a des
projets pour plus tard. C’est plutôt facile, d’ailleurs, nous avons un avantage
sur nos maîtres, nos cuisines sont riches et variées, et nous sommes mieux
nourris qu’eux, donc nous leur survivrons. Vous m’avez l’air très fatigué, je
vous conseille d’aller dormir. Demain, ils viendront vous chercher tôt pour la
plantation, alors il vaut mieux reprendre des forces.
– Je vous remercie de m’avoir nourri, c’est vrai je suis très fatigué, et je ne
sais plus mon nom. »
Les larmes coulèrent alors le long de ses joues, avant que les sanglots ne lui
nouent la gorge. Comme un père le ferait pour son fils, Sule se leva et le prit
par la taille. Claudiquant à ses côtés, il le conduisit jusqu’à couche.
« Ne vous en faites pas, Miguel, moi aussi je suis passé par là. On
m’appelait Joaquim, je suis devenu Sule. Un jour, vous aurez un nom.
Reposez-vous à présent ! Que la nuit vous soit bonne ! Et si vous m’entendez
prier la nuit, ne vous en faites pas, il m’arrive de m’adresser au
Miséricordieux Allah quand je n’arrive pas à dormir. Je suis un pauvre esclave
à demi affranchi qui a de la peine à trouver parfois le sommeil. Mais je vous
expliquerai cela plus tard. Que la nuit vous soit bonne ! »
Une fois qu’il se retrouva seul dans l’obscurité, Miguel pleura longtemps
sur sa couche, répétant inlassablement, dans un effort qui le laissa exsangue,
la même phrase : « Je ne sais plus mon nom, je ne sais plus mon nom. »
Dehors, Sule s’était agenouillé pour courber ses prières au dieu des
musulmans. Lui aussi pleura, en écoutant marmonner dans la case le pauvre
Miguel complètement dépassé par sa perte de mémoire, et ne put aller
jusqu’au bout de la récitation de ses sourates.
Nouveaux mondes V : La secte d’Anselme et la
rencontre avec Sule, esclave demi-affranchi
Cela faisait maintenant plus d’un an que Miguel était sur le domaine du
seigneur Nascimento, à peiner du matin au soir dans les plantations de canne.
Le temps avait passé sans qu’il s’en rendît compte, son corps s’étant habitué,
par instinct de survie, à sa nouvelle vie de paysan servile, dure vie que la
sienne, surtout qu’il s’était mis en tête de travailler pour deux, afin d’aider le
vieux Sule à payer ses dettes au maître, et retrouver sa liberté. En effet, malgré
son statut d’esclave affranchi, le vieil Haoussa devait encore au seigneur
Nascimento père trois années de travail, et la loi étant la loi, le fils ne pouvait
la circonvenir.
L’histoire de l’affranchissement de Sule fut un nouveau sujet de tristesse
pour Miguel après sa découverte de la vie que menait le vieillard qui l’avait
nourri le jour de son arrivée à Olinda. Le lendemain, après une nuit peuplée de
cauchemars malgré son grand épuisement, il avait trouvé la case vide à son
réveil. Le vieillard avait disparu. À sa place, sur la couche où il avait dormi, se
trouvait un gros livre aux inscriptions bizarres que Miguel ne sut déchiffrer.
Sur le tapis toujours propre, le vieux avait posé un gros rosaire en bois. Il le
prit avec délicatesse pour l’étudier, et le reposa. À cet instant, il entendit des
bruits devant la porte. Un groupe d’esclaves venait le chercher, comme l’avait
prévu Sule, aux premières heures du matin, pour l’emmener à la plantation,
afin de lui éviter les punitions.
Le soir, en rentrant à la case, il n’y trouva toujours personne. Il prit peur et
scruta longtemps les ombres, à la recherche d’une silhouette humaine qui se
découperait dans la pénombre. Soudain, dans son dos, quelqu’un toussa, il se
retourna et le vit. Sule, le vieillard, était fatigué, en sueur, et grimaçait en se
tenant la jambe. Il avait pris un raccourci que Miguel découvrait.
« Vous allez bien, père Sule ?
– Je vais bien, je vais bien, répondit-il en grognant de colère.
– Vous n’étiez pas là ce matin…
– Et puis quoi ? Hein ? Et puis quoi ? »
Un silence malaisé s’installa. Il s’assit en face de Miguel, et reprit son
souffle longuement. Ses bronches sifflaient et il n’arrêtait pas de cracher, des
crachats épais que son voisin imaginait remplis de glaire. Le vieux doit être
malade, se dit Miguel, mais où était-il toute la journée ? Il le voyait mal se
baisser aux champs, et même comme esclave domestique, il ne devait pas être
capable de grand-chose, alors, à quoi passait-il ses journées ?
Comme s’il avait deviné ses interrogations, le vieillard s’éclaircit la gorge
et lui répondit.
« Je travaille, moi, oui je travaille, même si je suis un esclave affranchi,
enfin un demi-affranchi comme on appelle les gens de mon espèce. »
Ainsi donc, Miguel découvrait une nouvelle race d’esclaves, et il se disait,
depuis le récit du vieillard, que décidément les Blancs étaient un race
d’hommes infecte. Les lois sur l’esclavage au Brésil prévoyaient la possibilité
pour certains esclaves de recouvrer leur liberté après un certain nombre
d’années au service de leurs maîtres. Des lois que beaucoup d’esclaves
ignoraient, évidemment. Le vieux Sule n’était pas de ceux-là. L’homme,
maître de Koran du sultan de Sokoto avant sa mise en esclavage par un rival
plus puissant que lui, connaissait les arcanes des coutumes juridiques. De plus,
découvrait Miguel, savoir lire et écrire dans une société esclavagiste était un
atout majeur. Et le vieux Sule savait lire et écrire l’arabe avant son arrivée,
aussi se plongea-t-il avec méthode dans l’apprentissage en secret de la langue
des maîtres. Quand il sut qu’il existait une loi dite des « sexagénaires », qui
autorise la libération de tous les esclaves adultes de plus de 60 ans, il alla se
présenter à son maître, le père du jeune Lourival, et lui demanda de
l’affranchir. Il ne savait plus quel âge il avait mais il se sentait fatigué comme
un homme de 65 ans. Bonito Do Nascimento, propriétaire avisé, se dit en lui-
même qu’un vieil esclave de moins n’était pas une si grande perte, et lui
accorda la liberté conditionnelle. En effet, la même loi prévoyait que l’esclave
libéré se devait d’indemniser son maître, s’il était âgé de 60 à 62 ans, il
travaillerait encore pendant trois ans pour payer sa liberté, et s’il avait plus de
62 ans, il travaillerait toujours pendant trois ans supplémentaires. Le maître
accorda à Sule le choix de son âge, vu qu’il lui restait toujours les mêmes
années à tirer quelle que soit sa décision.
Même la mort de Bonito Do Nascimento ne put accélérer
l’affranchissement total du vieil homme. Il devait encore une année de travail
à son fils Lourival, le nouveau maître du domaine. Alors, ne pouvant plus
couper la canne, il quittait sa case tous les matins à l’aube pour aller mendier
devant les portes des églises de Recife, au milieu d’autres vieillards
abandonnés, infirmes de tout poil, aveugles, boiteux ou goitreux réduits à
vivre de la charité publique pour payer une dette dont le prix était souvent en
nature l’équivalent deux fois du prix de leur acquisition.
Acheté à 200 000 réaux, il fallait donc à Sule rembourser 400 000 réaux à la
famille Do Nascimento pour être pleinement libéré. Il était loin du compte, au
moment de sa rencontre avec Miguel. Cela faisait quatre ans qu’il mendiait, il
avait donc dépassé les années supplémentaires qu’on lui avait accordées, mais
n’avait pu, avec l’argent de la mendicité, se débarrasser de son obligation.
Miguel prit alors la décision de travailler pour deux. Sule lui avait expliqué
que s’il pouvait travailler durement, les surveillants l’autoriseraient à prendre
des tiges de canne que lui pourrait aller vendre dans la rue. Miguel avait
décidé qu’il le ferait, et même plus, si Sule lui trouvait les idées. Lui avait
encore de l’énergie, malgré la quarantaine passée, et voulait de tout son cœur
servir à quelque chose d’autre que l’enrichissement de son maître.
L’affranchissement valait-il mieux alors que la fuite ou la mort, autre manière
d’échapper à l’esclavage, se demandait Miguel, chaque fois qu’il repensait à
cette histoire ? Il avait vu, en une année, plusieurs esclaves se suicider ou
tenter de fuir. Pendaison, strangulation, consomption, encore appelée banzo,
c’est-à-dire le suicide lent par refus de manger. Les moins chanceux, ceux
qu’on avait pu ranimer ou ramener avec des chiens qui les avaient pistés,
avaient été exposés en public et fouettés jusqu’au sang. Et puis, comment
passer inaperçu dans un pays si vaste que l’on connaissait à peine ? Ainsi la
mésaventure arrivée à l’esclave Maria, une petite et grosse femme de la nation
nago, à la figure marquée de scarifications et se distinguant par un morceau de
l’oreille droite manquant. Il a juste fallu que le crieur public donne ces
indications et annonce la récompense promise par son maître pour qu’elle soit
dénoncée, repérée et ramenée sur le domaine où les surveillants la dénudèrent
pour la fouetter sur le dos et les fesses.
Chez le jeune maître Lourival, on s’en tenait encore à ces punitions
policées. Mais Sule avait raconté à Miguel que les châtiments étaient pires
chez d’autres propriétaires d’esclaves. Il lui avait parlé de carcans, de colliers,
de masques de fer et de troncs pour emprisonner le cou ou les chevilles, afin
d’immobiliser le fautif pendant des jours et des jours. Aucune loi n’interdisant
les mutilations d’esclaves, certains maîtres s’y donnaient à cœur joie :
marques inutiles au fer rouge, doigts écrasés par des menottes à vis, oreilles
coupées, pieds en partie amputés n’étaient pas rares. Au début, Miguel aussi
avait été tenté par le suicide.
Certains jours, quand il refusait de manger les plats frustes que Sule
préparait, ce dernier le mettait alors ouvertement en garde.
« Ne fais pas comme les nègres irresponsables, ne te fais pas banzo ! Toi et
moi avons des choses à réaliser. Jeito, jeito ! Astuce, art et adresse, Miguel. Le
jour viendra où les esclaves fouetteront les maîtres blancs, mais avant cela, il
faut manger ! »
Les idées de Sule, Miguel les connaissait à présent depuis le jour où celui-ci
avait décidé de lui apprendre à lire et à écrire. La découverte des écritures
arabe et portugaise dans la case du vieil homme fut un moment de stupeur.
Autant d’idées contenues dans de simples lettres, qu’il avait fini par connaître
et distinguer ! La lettre arabe, souple et nerveuse, plutôt proche de son
imaginaire de nègre, la lettre latine du Portugais plutôt sèche et rébarbative.
« Aller de droite à gauche et de gauche à droite, ce n’est pas la même chose,
ce n’est pas l’œuvre du même cerveau, répétait sans cesse son maître, à la
lueur de la lampe. »
Quand il commença à écrire ses propres phrases, à coucher sur le papier
volé, fourni à Sule par des esclaves complices travaillant à l’intérieur de la
maison du maître, il faillit crier à l’œuvre du Diable, autre créature dont Sule
lui avait appris à se méfier, quand il avait finalement réussi à le convaincre
d’embrasser la foi musulmane. Son regard sur sa propre condition changea du
tout au tout, à partir de cette première victoire.
Un soir, alors qu’ils étaient devant le pas de la case à écouter ces battements
de tambours que le vieil homme jugeait stupides et fétichistes, ce dernier lui
avait lancé :
« Il te faut une femme, Miguel.
– Je n’ai besoin d’aucune femme, je me sens bien comme cela.
– Il te faut une femme, épouse ou prostituée, peu importe, pour te guérir de
ta mélancolie. Les femmes sont des créatures que le Miséricordieux Allah a
créées pour nous rendre la vie douce et insupportable.
– Il t’en faut une aussi, alors, père Sule ! Pour te rendre la vie encore plus
insupportable.
– Je t’ai déjà dit ce que les femmes m’ont coûté. Je n’ai plus grand-chose
pour m’occuper d’elles. Et le Tout-Puissant lui-même sait que je savais
m’occuper de ces créatures. »
C’est vrai, Miguel n’avait pu oublier cette révélation de Sule. Tout maître
de Koran qu’il était à Sokoto, il ne pouvait se contenir à la vue des belles
femmes, surtout celles qui avaient la poitrine et le fessier généreux. Ainsi
tomba-t-il dans le piège d’une délurée, Salimata, jeune épouse du seigneur
Kourou’Ma, un riche et puissant commerçant de noix de kola de Sokoto.
Salimata n’arrivait pas à concevoir, et venait se faire fabriquer des talismans
chez le maître de Koran. Un jour, son charme le fit sortir de sa réserve, alors
qu’ils étaient seuls dans la case de consultation.
Une première fois n’avait pas suffi, il avait pris un goût immense à
farfouiller l’intimité de sa cliente, jusqu’au jour où… la suite fut terrible. Une
nuit, on le cueillit au retour de la mosquée, on le châtra avec un couteau non
aiguisé, et quand sa blessure cicatrisa, on le sortit de sa cachette pour le
vendre à Abeokuta à des rabatteurs egba, qui le revendirent à des Yoruba de
Badagri, lesquels le revendirent à des négriers portugais en maraude entre
Allada et la baie d’Onim. C’est ainsi que Sule avait perdu sa virilité. Et
Miguel se demandait si lui-même avait encore la sienne, depuis le jour où la
belle amazone Nansica l’avait couché dans les herbes, pour l’humilier, lui
prendre de force sa semence d’homme.
« Il te faut une vie stable pour réussir le projet que nous avons à cœur. Mais
tu prendras le temps qu’il faut, les femmes sont utiles à un homme qui a des
idées, mais toutes ne sont pas efficaces. En attendant, nous allons entrer dans
la tanière du lion. Tu connais la secte d’Anselme ?
– Oui, n’est-ce pas celle que le jeune maître Lourival a créée pour les
esclaves travaillant sur son habitation ?
– Oui, il veut maintenant l’étendre aux esclaves des autres plantations, et
pour cela, il lui faut un relais fiable. Il m’a proposé de diriger la secte, je lui ai
dit que toi tu étais prêtre du Vodoun avant ton arrivée ici, tu pourrais l’aider à
inventer cette nouvelle religion qu’il veut pour le bonheur de ses nègres.
– Je ne suis plus un prêtre du Vodoun, père Sule, je suis un musulman.
– Ai-je dit le contraire ? L’islam a cette puissance qu’elle digère toutes les
coutumes. Tu vas diriger la secte d’Anselme, pour aider le maître et pour nous
aider à pénétrer dans la tête du lion, savoir ce qui s’y prépare. Je t’aiderai à
inventer les rituels qu’il faut, pour plaire au jeune maître et ouvrir les yeux
aux nôtres sur la possibilité que nous avons de prendre le pouvoir. »
Il prononça cette dernière phrase presque en murmurant, et sourit bêtement,
comme il savait le faire quand il jouait la comédie de la soumission devant les
contremaîtres de la ferme.
Tout comme la plupart de ses idées, celles du vieux Sule relatives à ce qu’il
qualifiait de mélange désordonné entre la religion des maîtres et celle des
esclaves surprenaient Miguel. Il connaissait son aversion pour toutes les reli
gions, à part l’islam. Pour lui, ni les saints du catholicisme, ni les esprits
ancestraux bantous, encore moins les orishas fon ou yoruba n’étaient utiles à
l’homme pour se construire un moral de fer et une spiritualité qui vaille le
détour. D’ailleurs, à ses yeux, les Blancs minimisaient l’importance des
religions des esclaves, les assimilant à des folklores sans véritable danger pour
leur religion jugée supérieure. Raison pour laquelle ils autorisaient les danses
et les célébrations selon les coutumes africaines, tout en empêchant
systématiquement la célébration de vrais cultes. Seul l’islam leur faisait peur.
Alors, quand l’idée germa dans la tête du jeune Lourival de créer une secte, le
vieux Sule s’était d’abord méfié de l’entreprise, puis avait décidé de découvrir
les vrais mobiles de son maître, qu’il savait vaguement mystique.
D’autant plus que la construction d’une église, à des fins personnelles, par
Lourival Do Nascimento n’avait pas déclenché les foudres de la hiérarchie
catholique. La générosité de l’homme à l’égard des prélats n’était pas la seule
explication. La secte d’Anselme faisait rire évêques et théologiens, pour eux
c’était une lubie de prêtre raté, vraiment pas de quoi faire trembler les
fondations du Saint-Siège !
Lourival Do Nascimento avait beaucoup d’estime pour son vieil esclave
Sule. Aussi accepta-t-il la proposition de ce dernier de confier les rênes de la
secte d’Anselme à l’esclave Miguel, un protégé du vieil homme. Peu à peu, la
fréquentation de l’église du domaine par les esclaves augmenta.
Progressivement, Miguel inventait des rituels qui recevaient l’approbation du
fondateur. Le plus célèbre de ces rituels, l’adoration des astres et de l’eau,
avait lieu tous les dimanches, jour de repos autorisé sur le domaine. La veille,
les esclaves devaient s’abstenir de boissons alcoolisées, et le jour venu porter
des tuniques blanches confectionnées à l’identique. On partait dans la nature,
en procession vers les cascades, les rivières ou les chutes d’eau en
psalmodiant :
« L’union des eaux
avec les étoiles, je la voyais,
le cercle, et mon royaume
qui à Dieu appartenait. »

Puis, le culte proprement dit se déroulait à l’intérieur de l’église et


consistait surtout en danses, où l’on imitait les mouvements des astres. On
chantait des cantiques, tantôt en portugais, tantôt dans des langues inventées
de toutes pièces. Et à la fin, Lourival Do Nascimento en personne, chantant et
bénissant, distribuait à ses fidèles des bouteilles d’une eau sacrée censée
contenir les fluides des astres, qu’ils emportaient dans leurs cases et
vénéraient comme des reliques, jusqu’à la prochaine procession.
Les semaines où l’on pressait la canne, toutes nations confondues, la
dévotion des esclaves atteignait son paroxysme. Le premier jour du pressage,
Miguel demandait au Grand Anselme – Lourival Do Nascimento, bien sûr –
de bénir le moulin avant le début des travaux. D’abord, celui-ci disait une
messe en latin, langue à laquelle les esclaves ne comprenaient rien. Ensuite, à
la sortie de la messe, on se rendait en foule vers le moulin à bénir, les Blancs
sous les parasols, lents et solennels, leurs femmes grasses, la tête recouverte
de mantilles. Les nègres, joyeux, ne songeant eux qu’aux danses nocturnes et
aux ébats qui les attendaient après le travail. Après la bénédiction, on plaçait
entre les meules les premières cannes mûres, attachées par des rubans verts,
rouges ou bleus, et c’est alors que le pressage commençait, les esclaves
chantant et s’échinant comme si la canne bien pressée leur ouvrait les portes
du paradis promis par le Grand Anselme.
Sule secouait la tête d’incrédulité devant la finesse de Lourival Do
Nascimento et la naïveté insupportable des esclaves du domaine. Tant de
rituels imbéciles renforçaient leur penchant à l’animisme. Il commençait, un
peu comme les évêques et les théologiens catholiques, à se désintéresser de la
secte, lorsque survint l’affaire qui allait tout faire basculer et provoquer la
ruine presque cocasse de son maître.
Ce dernier avait un secret de polichinelle, il entretenait une liaison régulière
avec une négresse de la nation Benguela, connue sous le prénom de Catarina.
Grande, grosse, la poitrine forte, et la tête large, elle avait de grosses lèvres et
une belle fente entre les dents, et sa peau cuivrée, presque jaune, mettait en
valeur son visage fin et bien proportionné. Esclave d’habitation, souvent en
contact avec Lourival et son épouse Dona Fonseca, Catarina avait tourné la
tête au maître à son propre insu d’abord, puis quand elle s’était rendu compte
de l’intérêt que ce dernier manifestait envers son corps, elle avait tissé sa toile
de femme qui se sait désirée, et avait fait tomber l’imprudent dans ses mailles.
L’épouse légitime du domaine, Dona Fonseca, était au parfum de
l’infidélité chronique de son époux, et n’avait qu’une hantise, trouver le
moyen d’empêcher cette rivale aux formes sulfureuses de faire un bâtard à Do
Nascimento. Sa propre fécondité était aux antipodes de celle des négresses à
son service, créatures toujours enceintes sans qu’elle sache comment elles
faisaient, alors qu’elle avait beau multiplier les neuvaines à la Vierge Marie,
aller faire des cures thermales en Espagne, ou boire des potions d’apothicaire
comme la mandragore ou l’herbe « pigeonne » enfumée avec des dents de
mort jetées sur des briques brûlantes censée la guérir, rien n’y faisait, l’héritier
tant attendu par son mari ne venait jamais. Alors l’idée qu’une de ses
domestiques la ridiculise en tombant enceinte des œuvres de son Lourival fut
trop insupportable à l’hystérique Dona Fonseca. Folle de jalousie, et décidée à
frapper un grand coup, elle fit un soir, au moment de l’entremets, apporter à
son mari dans le compotier du dessert, nageant dans le sang encore frais, les
yeux de Catarina qu’elle lui avait, elle-même, arrachés !
Il découvrit sa maîtresse noire gisant dans son sang, horriblement mutilée.
Elle lui avait également arraché les seins et les ongles, brûlé la figure et les
oreilles, et pour finir, lui avait planté un couteau dans le ventre. Il fit venir en
urgence un médecin de Recife, mais quand ce dernier arriva, il était trop tard,
Catarina avait rendu sa belle âme de négresse amoureuse de son maître. Alors,
il la fit transporter dans l’église et la veilla toute une nuit.
On s’attendait, le lendemain, à ce qu’elle fût enterrée. Au contraire, pris à
son tour d’une autre folie, mystique celle-là, Lourival Do Nascimento avait
décidé de garder le corps de Catarina à l’intérieur de l’église et avait fait venir
tous les adorateurs de sa secte pour d’interminables séances de prières.
Comme Jésus avait ressuscité Lazare, le Grand Anselme voulait ressusciter sa
belle esclave dont le corps sanguinolent, exposé en plein centre de la nef, sur
un autel recouvert de pourpre cardinalice, commençait à pourrir au troisième
jour de cette lamentable hystérie. Miguel, associé à l’affaire, ne savait plus
quoi penser. Il suppliait Sule d’intervenir, de parler au maître, convaincu que
les sages propos du vieillard pourraient faire revenir le maître à la raison.
Sule, complètement indifférent, riait cette fois-ci franchement, et refusait
d’intervenir.
« Fais ce qu’il te dit, le Grand Anselme, et si tu veux, pousse même le
bouchon un peu plus loin que lui, tout cela finira plus vite que tu ne le
crois ! »
En effet, au quatrième jour de cette mascarade mystique qui commençait à
faire grand bruit dans tout le Pernambouc, le Service d’Hygiène Médical de
Recife dépêcha un émissaire au seigneur Do Nascimento, lui enjoignant
d’enterrer sur-le-champ, pour des raisons de salubrité, son esclave décédée. Il
ignora les ordres des médecins. Le même jour, à la faculté de théologie de la
même ville, l’évêque réunit ce que l’Église comptait d’éminents spécialistes
de la pensée hérétique et décida de porter plainte contre le fondateur de la
secte d’Anselme. Le vin était tiré, et les amours hypocrites rompues entre le
richissime héritier des Nascimento et la sainte Église catholique et
apostolique. À minuit, la police de l’État débarqua sur le domaine, mit les
scellés à l’église et fit inhumer le cadavre puant de la belle Catarina.
Quant à Miguel, son maître ainsi que la maîtresse des lieux, ils furent
emmenés pour être interrogés, mais furent remis en liberté le lendemain.
Néanmoins, l’Église intenta un procès pour hérésie contre les prétentions
insistantes de Lourival Do Nascimento, lequel soutenait mordicus qu’il était
capable de reproduire l’acte du Christ ressuscitant Lazare, puisqu’il affirmait
en avoir reçu le don et possédait suffisamment d’amour pour le sujet décédé.
Le procès dura trois mois, durant lesquels les affaires de la famille
périclitèrent gravement. Sule fut le premier à l’annoncer à Miguel. Le maître
avait fait faillite, et les autorités religieuses de Recife allaient bientôt mettre un
terme aux activités de la secte d’Anselme. Lui le savait, parce que le jeune
maître lui avait tout raconté. Le coût du procès, ainsi que la mauvaise situation
financière du domaine, l’obligeraient bientôt à se débarrasser de ses esclaves.
Il pensait en revendre une partie sur les marchés de Recife, si ses créanciers
lui en laissaient le temps, et une autre à un gros propriétaire de ses amis,
planteur de café à Bahia.
Quand le maître avait parlé de Bahia, Sule avait presque dû se pincer pour
se retenir de crier de joie. Bahia ! Il expliqua à Miguel que c’était la ville où
les Noirs avaient une chance d’écrire une page glorieuse de leur résistance à
l’esclavage, et que son rêve avait toujours été d’y être. Il était trop tard pour
lui, disait-il, mais le sort avait voulu que le maître acceptât sa proposition : il
ferait en sorte que Miguel parte à Bahia servir un nouveau propriétaire.
Les yeux de Sule brillaient de joie pendant qu’il parlait. Sa joie était double.
Le jeune maître, pris par son procès, lui avait annoncé le matin même qu’il lui
faisait une remise totale de sa dette. À présent le vieil esclave était totalement
affranchi, il pouvait envisager une nouvelle vie, et Miguel le pressait de
l’accompagner à Bahia.
« Je n’irai pas à Bahia, lâcha-t-il au bout d’un moment.
– Tu vas faire quoi ?
– Je vais rentrer chez moi. Plus de dette à payer, plus de femmes pour me
séduire, je vais rentrer chez moi.
– À Sokoto ?
– Non, chez moi, c’est-à-dire chez Lui. Je vais rejoindre mon créateur. Mais
toi tu iras à Bahia, là-bas ils vont avoir besoin de toi.
– Qui ?
– Écoute, ne fais pas semblant. Je t’ai appris à lire et à écrire l’arabe, la
seule langue par laquelle nous communiquons depuis des années entre Recife
et Bahia, entre esclaves lettrés. Il se prépare là-bas une grande révolte contre
l’esclavage des Noirs. Ils auront besoin de toi. Je te dirai avec qui entrer en
contact, une fois sur place. Mais surtout n’oublie pas : jeito, jeito, Miguel.
– Astuce, art et adresse, je n’oublierai pas, père Sule. »
Lourival Do Nascimento avait perdu le procès intenté contre lui par les
théologiens de l’Église catholique, et sa secte avait été dissoute. De plus, il
avait fait faillite. Il fit rassembler ses 2 503 esclaves pour leur annoncer qu’il
allait les revendre à d’autres maîtres. Comme Sule le lui avait annoncé,
Miguel fut revendu à un ami des Do Nascimento, le seigneur Pereira de la
senzala Vermelho, pour aller le servir comme esclave d’habitation. Le jour de
son départ pour Bahia, Miguel avait passé en tout et pour tout deux années à
Olinda, près de Recife, comme l’attestera à jamais la légende au dos de la
photo prise de lui par un photographe que Sule avait fait venir jusqu’à la case :
Olinda, Pernambouco, 1820. On l’y voit habillé à l’européenne, dans le
costume que lui avait offert le vieux Sule. Ce dernier lui avait aussi légué un
burnous haoussa, avec recommandation de ne le porter que le jour de la
grande révolte qui, insista-t-il, finira bien par avoir lieu, immanquablement.
Trois jours après le départ de Miguel, son vieux maître s’affranchissait
définitivement en se faisant banzo. Miguel ne le saura jamais.
Quant au maître du domaine lui-même, il légua ses ultimes économies à son
épouse Dona Fonseca, comme l’y obligeait la loi, surtout qu’elle ne lui avait
pas donné d’héritier, mit sa mère Viçosa à l’hospice, et prit un bateau pour
une destination inconnue. On n’entendit plus jamais parler de lui.
Nouveaux mondes VI : Bahia, 1820, la baie où tout
se sait
Sur le port, d’immenses voiliers se balançaient au gré de la marée, et des
porteurs transbordaient de leurs ventres des ballots de marchandises venus des
quatre coins du monde. Miguel aperçut, furtivement, des Indiens sales, aux
mouvements indolents, qui vendaient, dans de grands paniers reliés entre eux
par une perche, des oranges, des potirons, des noix de coco et des bananes.
La ville est grande, pensa-t-il, et il serra sans trop savoir pourquoi le figue,
l’amulette contre la malchance, que le vieux Sule, musulman fervent qui n’en
était pas à un paradoxe près, lui avait fabriqué avant son départ. En rang, les
uns marchant dans les pas des autres, les esclaves furent conduits, à pied,
jusqu’à la senzala du seigneur Pereira, située dans la vallée fertile de
Cachoueiras, immense et parsemée de champs plantés de manioc, de palmiers,
et des deux richesses principales de la famille depuis presque un demi-siècle,
le tabac et le café.
À la différence de son précédent maître, Miguel constata que le seigneur
Pereira n’avait pas de plantations de canne, mais une grande usine à sucre où
les autres propriétaires de Bahia et des environs venaient faire transformer le
fruit de leurs récoltes. L’ampleur de l’entreprise le surprit. Sur le domaine
allaient et venaient des esclaves venant d’autres propriétés, lesquels
semblaient plus qualifiés que ceux qu’il avait côtoyés à Recife. On lui
murmura que la préférence du maître des lieux allait aux esclaves
expérimentés, raison pour laquelle il avait racheté ceux de son ami Do
Nascimento, pour gagner du temps sur l’adaptation des nouveaux esclaves à la
cadence un peu spéciale de l’exploitation. Ainsi, bien que le domaine fût plus
grand, il remarqua qu’il y avait effectivement très peu d’esclaves fraîchement
achetés. Néanmoins, parmi les quelques-uns qui y travaillaient, il eut la joie de
faire la connaissance d’une dizaine de Fon, des captifs de sa nation,
nouvellement débarqués. Ce fut grâce à ces derniers qu’il allait, de nouveau,
après un vide de deux ans, avoir des nouvelles du roi, et se replonger dans les
interrogations à propos du sort de ce dernier et celui de son épouse Sophia,
réfugiée à Porto Seguro. Épatant, depuis celles de sa destitution, c’était les
nouvelles les plus fraîches qu’il avait du roi, et comme il le comprendra plus
tard, c’était seulement à Bahia, la ville où tout ce qui concerne l’Afrique se
savait, qu’il pouvait les avoir, étant donné les liens étroits que la cité
entretenait avec la plupart des pays du continent dont les esclaves provenaient.
Certes, apprit-il, le pouvoir avait été arraché au bon roi, mais il demeurait,
au regard des coutumes, le vrai dépositaire de la souveraineté, puisque les
successions se faisaient de père en fils. Une telle situation n’était pas sans
susciter l’embarras de Guézo. Ce dernier, doublement inquiet de cette
disposition coutumière, et de la présence à ses côtés de son neveu Dakpo, le
fils du roi déchu – qu’il avait dû nommer son vice-roi –, s’employa à
rechercher l’union sacrée des princes autour de son règne visiblement fragile,
en nommant ministres plusieurs de ses complices.
« Du temps de nos ancêtres, plaida-t-il auprès de ces derniers, le Danhomé
était semblable à une jarre pleine, non fêlée, pouvant contenir de l’eau, sans
aucun risque de fuite. Mais voilà que par nos disputes et querelles, la jarre se
retrouve fêlée, criblée de trous. À présent, si chacun d’entre nous, de ses
doigts, venait boucher les trous de cette jarre, elle pourra retenir à nouveau
l’eau, et le royaume sera sauvé. »
L’allégorie de la jarre trouée semblait avoir eu quelque effet, car pendant un
moment, plus personne n’entendit parler des rumeurs qui couraient sur
l’éventualité qu’un jour le trône n’échappe à Guézo au profit de son jeune
vice-roi Dakpo, lequel attendait patiemment son jour, proclamant partout sa
venue, tant il est vrai qu’il nourrissait l’espoir, du reste cyniquement entretenu
par Guézo, de finir par régner pour de vrai. Que se passa-t-il ensuite pour
qu’un matin, alors qu’il se rendait à sa résidence privée de Gbékon, le
nouveau roi fasse une halte à Batinpe, et là, en présence du peuple et de ses
guerriers qui se préparaient à partir en campagne contre le chef mahi, Hunjro,
déclarât qu’il était logique qu’un homme ait la maîtrise totale d’un bien à lui
confié, et que par conséquent si un jour il venait à mourir en plein exercice du
pouvoir, c’était à son propre fils, Zenmajegbenyin, que reviendrait le trône ?
Ce dernier, présent aux côtés de son père, comprit la portée de la décision, et
prit la parole pour envoyer un message définitif à Dakpo, naïf prétendant à la
succession, déclarant sous les applaudissements de la foule et le sourire
approbateur de son géniteur :
« Le Danhomé est semblable à un palmier à huile : si toi le grimpeur
n’arrives pas au sommet, personne d’autre ne le fera ; seuls les oiseaux
récolteront les fruits du palmier. »
Ce qui signifiait la mise au tombeau des espérances du jeune vice-roi. Ce
dernier, sonné par l’ampleur de la révélation, prit le chemin de la propriété où
son père, l’ancien roi, avait été relégué depuis sa déposition, afin de l’infor
mer de la manière dont le pouvoir venait de lui être définitivement arraché. Le
bon roi, qui était au parfum de l’affaire avant même qu’elle n’éclatât,
accueillit la nouvelle et tenta de convaincre son fils de se faire une raison :
sans partisans nombreux et sans appuis parmi les princes, quelles chances
avaient-ils de lancer une contre-attaque ? Le pouvoir est ainsi, philosopha-t-il
désabusé, un jour tu l’as et un autre tu ne l’as plus, et de lui rappeler que cela
avait été toujours ainsi au Danhomé, depuis l’éviction de Gannexesu par
Dako, jusqu’à l’élimination d’Agonglo par son épouse Naye Wangelie avec la
complicité de Dogan, le propre frère d’Agonglo qui voulait le trône. Et qui
sait si demain il n’y aura pas d’autres liquidations de l’aîné par son jeune
frère, des successions scabreuses à la tête du Danhomé, avant la disparition
totale de la dynastie royale, car, il le pensait sincèrement, elle était partie pour
sombrer dans les brumes de l’Histoire, avec les appétits forcenés des uns et
des autres, l’incapacité notoire des princes à déchiffrer les dangers que
l’immixtion de plus en plus grande des étrangers dans la politique du royaume
faisait courir à la stabilité de celui-ci.
« Je n’ai plus de père alors », déclara Dakpo, surpris par cette réaction
désabusée.
Et comme il est de coutume pour le fils de le faire à la mort de son géniteur,
il décida d’immoler un bélier à la mémoire de ce dernier, afin d’accomplir le
dernier rite de passage, celui qui confirme le passage de la vie à la mort d’un
grand homme.
« Je n’ai plus de père, peuples du Danhomé, hurla-t-il de douleur, je vais
tuer le bélier pour que son âme repose en paix ! »
Dans une rage et un empressement spectaculaires, le jeune vice-roi floué
monta sur le toit de la maison où vivait toujours son père et trancha le cou à
l’imposant bélier noir qu’il y avait fait transporter. Puis, il mit le feu à la
toiture de la résidence et toujours vociférant, comme une bête à l’agonie, la
perte d’un père qui eût pu le conseiller, l’aider à reconquérir son bien volé, il
s’immola lui-même dans l’incendie, sous les yeux du roi déchu ébahi et
meurtri, lequel s’était réfugié dans la cour de la résidence pour contempler la
vaine tentative de ses hommes de sauver son fils.
Comme nourri par le désespoir de l’homme qui venait de mettre fin à sa vie
pour protester contre l’existence inutile de celui qui l’avait fait naître au
monde, l’incendie se propagea de maison en maison et atteignit bientôt la
résidence secondaire de Guézo, avant d’être finalement maîtrisé. Piqué au vif
par cet acte, qu’il croyait aussi dirigé contre lui, le nouveau souverain du
Danhomé ordonna à son second ministre de procéder à la véritable destitution
de l’ancien roi, afin qu’il n’ait plus du tout aucune parcelle de souveraineté.
Faut-il rappeler que ce dernier avait, lors de la première cérémonie de
destitution, refusé d’aller jusqu’au bout, et n’avait jamais osé prendre la parole
pour appeler le roi par son petit nom, celui par lequel il serait redevenu un être
invisible et rampant ? L’heure était venue, estimait Guézo, de mettre fin à
cette situation hypocrite : il allait faire bannir à jamais le nom de son
prédécesseur de toutes les litanies du royaume, de tous les cantilènes, de la
liste des souverains telle que les peuples se la répéteront jusqu’à l’éternité du
temps ! Il fit mander le roi déchu par son porte-canne, et le fit exposer devant
les badauds tournant autour des ruines fumantes d’une aile de son palais. À
l’écart de la foule, le second ministre cria alors, avec une pointe de sanglot
dans la voix :
« Avisu, Avisu, Avisu ! Je t’appelle trois fois, Avisu Madogugu, que ton
véritable nom de règne à jamais disparaisse ! Tu n’es plus, tu n’es plus, tu n’es
plus ! Que même ton souvenir fasse mal au palais de celui qui osera prononcer
ton nom banni. Va, va, va dans le néant, pour toujours ! Qu’on évoque à
jamais ton souvenir avec honte, qu’on évoque ton existence sur terre en
t’appelant pudiquement Daa Gbólòlometon, celui qui est quelque part dans la
nature ! Je raye à jamais ton nom de la dynastie de Huégbadja ! »
La brutalité des paroles toucha le roi déchu au cœur. Il n’allait pas ce jour-
là enterrer que son fils carbonisé, il allait enterrer son nom d’homme de
pouvoir. Il quitta le palais sans savoir ce qui l’attendait : le pire. Quelques
jours plus tard, en effet, Guézo prit une autre décision capitale, qui allait
précipiter davantage la déchéance du bon roi : plusieurs membres de sa
famille furent pourchassés, d’autres arrêtés et vendus en esclavage dans le
Mono et sur le territoire des Guin-Mina. Lui-même, aux dires des esclaves qui
rapportèrent les faits à Miguel, avait préféré s’éloigner du palais et se serait,
aux dernières nouvelles, installé avec le reste de la branche royale dans la
petite cité maritime d’Agoué.
Agoué ! Miguel tenta de se souvenir rapidement de la distance séparant
cette ville de Porto Seguro. À peine une bonne journée de marche ! Un tel
choix, voulut-il se persuader, ne pouvait être le fait d’un hasard. Le roi avait-il
retrouvé Sophia ? Celle-ci avait-elle pu rejoindre son époux dans sa nouvelle
retraite, afin d’accoucher à ses côtés ? Cela ferait bientôt trois ans qu’il l’avait
aperçue se tenant le ventre comme une femme enceinte, en compagnie de
cette traîtresse d’amazone, Nansica. On avait découvert son jeu, pour sûr, et la
reine avait pu accoucher sans danger. D’un fils ou d’une fille ? Les questions,
sans réponses, plongèrent Miguel longtemps dans un recueillement que les
autres pouvaient difficilement comprendre. Ils ignoraient qui il était, n’avaient
jamais entendu parler d’un maître des rituels déporté en esclavage, et de fait le
prenaient pour un des leurs, victime d’une histoire écrite par d’autres hommes
plus puissants et plus rusés qu’eux. L’un de ses informateurs avait même osé
formuler à haute voix ce que chacun pensait et n’osait avouer, à savoir que de
toute façon, si l’occasion lui était donnée de se venger de ses bourreaux, il
n’était pas exclu que lui aussi les revende, exactement comme eux avaient pu
le faire avec lui. Jamais il n’y aura plus de l’apaisement dans cette histoire,
pensa Miguel, l’esclavage appellera désormais l’esclavage, le cœur des captifs
n’étant pas prêt à oublier ni pardonner l’humiliation subie !
Mais il était à Bahia, la ville où naquit Francisco Félix de Souza, dit
Chacha, l’un des ennemis du roi déchu du Danhomé, un de ceux qui ont eu sa
peau, et par ailleurs propriétaire du Don Francisco, le bateau qui l’avait
transporté, lui Miguel, jusqu’au Brésil. Il se devait d’oublier le passé et tenter
de poser les marques d’un avenir différent, et ce nouveau défi passait par un
homme avec lequel il devait absolument entrer en contact.
Cela faisait presque six mois que Miguel était à Bahia. Il n’avait pourtant
pas encore trouvé le moyen d’établir un lien avec l’homme que le vieux Sule
lui avait recommandé, un certain Félix Santana. Officiellement, l’homme était
un chef d’orchestre connu de tous ici, mais en secret, lui avait révélé Sule, il
dirigerait un groupe d’esclaves surnommé « la milice noire », dont il serait le
capitaine. Les objectifs de cette milice de l’ombre, dont les membres sont
sélectionnés par une cooptation où la confiance absolue reste le critère en
vigueur, seraient de préparer une grande révolte à Bahia et de prendre en otage
les membres les plus importants de l’administration esclavagiste afin d’obliger
le roi à se pencher sérieusement sur la question de l’abolition de la traite au
Brésil. Le projet était né dans la tête de Félix Santana lui-même, un mulâtre
appartenant à la très fermée confrérie de la Santa-Casa-da-Misericordia de
Bahia. Un homme dont le destin peu commun relevait d’une histoire peu
commune !
Au cœur de l’esclavage brésilien, Bahia, joyau de la colonie portugaise,
avait toujours été, plus que les autres villes du pays, un cas à part, et ce depuis
le XVII siècle. Ici, plus qu’ailleurs, les métissages entre les races ont
e

commencé très tôt et ont pris une telle ampleur que certaines lois, non écrites,
ont vite fait de s’imposer, bien avant que le légis lateur pensât à les adopter.
Au nombre de ces lois, celle qui sera promulguée plus tard par la princesse
Isabelle, régente du royaume, la loi dite du « ventre libre », qui accordait de
fait la liberté aux enfants nés au Brésil d’une femme esclave. Nombre de
bâtards, de fils naturels et de rejetons illégitimes allèrent, bien avant la lettre,
bénéficier de ce privilège, même si dans la plupart des cas, les freins à leur
ascension sociale étaient plus puissants que leurs désirs.
Mais même parmi les bâtards, il y en avait qui étaient plus privilégiés
encore. Ce fut le cas du mulâtre Félix Santana, né de l’union de Dowa, une
belle et fraîche esclave de la nation Moba, et du vicaire António Da Silva,
chapelain au moulin du seigneur Nobrega Santana. Corpulence fine, démarche
sensuelle et langoureuse, la jeune esclave d’environ quinze ans venait, tous les
matins, faire des travaux chez le vicaire. Il l’observait aller et venir dans la
maison, époussetant les meubles avec une conscience qu’il trouvait presque
angélique. Il avait quarante ans, António Da Silva, il souffrait dans sa chair
d’un amour concupiscent pour cette belle créature de Dieu. Il souffrait et se
retenait. Puis un matin, après une nuit particulièrement agitée où la jeune
Moba avait été dans tous ses rêves, il se jeta à ses pieds, le corps tremblant de
désir fou, et la supplia de lui pardonner, mais qu’il ne pouvait plus mentir, il la
voulait comme maîtresse, mais pas une maîtresse furtive, il voulait l’aimer
tous les jours, comme on aime une épouse fidèle, malgré sa charge de prêtre,
malgré ses vœux de chasteté, de célibat. Dowa ne comprenait pas ce qui
arrivait à ce prêtre mature aux yeux bleus, mais au fond, se dit-elle, avait-elle
le choix ? Elle prit le pot de chambre du religieux, qu’elle vidait tous les jours,
et revint, quelques minutes plus tard, se coucher en silence auprès de lui, dans
le grand lit à moustiquaire.
Plusieurs fois, quand il lui fit l’amour, il pleura de trouver tant de douceur
dans le corps ferme de cette esclave, et pria son dieu d’avoir pitié de lui.
Quand elle tomba enceinte, il prit soin d’en informer lui-même le seigneur
Santana, qui ferma les yeux sur l’inconduite sexuelle du prêtre, et accepta
l’idée de faire élever l’enfant parmi les siens, comme il était de coutume à
Bahia chez la plupart des seigneurs de moulin. Quand l’enfant vint au monde,
sa mère mourut en couches, et le Père António Da Silva prit cela pour un
blâme divin, mais se jura, pour racheter sa faute, de veiller, personnellement, à
l’éducation de ce fils né d’un amour certes immoral mais sincère. Oui, il
l’avait aimée, la jeune Dowa, même s’il avait toujours lu dans son regard une
soumission à une situation qui la dépassait, quand sa soutane jetée par terre ou
retroussée, il jouissait en elle, accroché à ses beaux seins comme un agonisant
à la robe du Christ sauveur.
Mais comme dit un adage brésilien, « il n’y a pas de fils illégitime,
particulièrement de fils de prêtre, qui ne soit heureux ». Quand Félix naquit, il
fut baptisé par le Père Da Silva en personne, et élevé par les mêmes nourrices
qui s’occupaient des autres enfants du maître. Sa peau très claire était un atout
de taille, il passait facilement pour un jeune Blanc, et n’eut aucune peine à
gravir les échelons de la société. Si tout le monde faisait semblant de le
prendre pour un Santana, l’on savait, néanmoins, dans les milieux informés,
de qui il était le fils en réalité, et les portes par conséquent s’ouvraient devant
lui chaque fois qu’il voulait les franchir. Sans compter que très tôt, on lui
trouva des talents incroyables au collège des Jésuites, où son faux père
spirituel, en réalité son géniteur, l’avait fait admettre. En effet, rien de ce qui
touchait à la musique, qu’elle fût sacrée ou profane, ne lui échappait, et très
vite il fut amené à siéger parmi les grands organistes de la cathédrale de
Bahia, pour lesquels il composa, à dix-sept ans, un Ave Maria qui fit se pâmer
d’admiration les dames patronnesses de la confrérie de la Santa-Casa-da-
Misericordia de Bahia, lesquelles exigèrent du proviseur et des membres du
directoire son admission immédiate, malgré la règle du sang pur impo sée à
tout adhérent, à savoir ne pas être nouveau chrétien, c’est-à-dire juif, ou ne pas
avoir un homme ou un femme de couleur dans ses ascendants ou comme
conjoint. Il faut dire qu’il était beau, de peau trop claire pour lui jeter à la
figure quelque défaut de sang, et surtout avait les appuis nécessaires au sein de
la société dominante et du clergé. Un an plus tard, d’ailleurs, il convolait en
noces pures avec la belle Reginald de la Rocha Pita, en présence de son
prétendu père spirituel, António Da Silva, lequel, à cinquante-huit ans, était
désormais un patriarche presque complet, avec six fils naturels élevés par une
vieille servante que le seigneur Nobrega Santana avait mis de force à son
service, pour éviter qu’il ne tombât amoureux de ses domestiques et les
engrosse toutes les saintes semaines.
Plus personne ne semblait outré par les comportements licencieux du Père
António. La promiscuité des races et le climat ne favorisaient pas la chasteté
au Brésil. La dignité supérieure de l’ascétisme, de la virginité stérile, soit
forcée, soit volontaire, est une idée qui semblait répugner à la raison, au bon
sens, spécialement dans un pays neuf, où la polygamie se justifiait
moralement, les bénéfices qu’elle apportait à toutes les parties compensant les
maux.
Intégré au sein de la haute société bahianaise, malgré le petit rang de son
épouse Reginald, une obscure vicomtesse d’origine française, Félix Santana
avait suffisamment d’atouts pour aller plus loin dans son irrésistible
ascension. Raffiné, cultivé, lisant le grec et le latin dans le texte, il recevait
régulièrement les meilleurs conseils de son géniteur, qui le poussait à devenir
sénateur de l’Empire. Que se passa-t-il dans sa tête, à l’approche de la
trentaine, quand son deuxième fils naquit et que sa femme hurla en découvrant
l’enfant ? Un cri d’épouvante qu’il qualifia lui-même de cri de la honte. À part
ses yeux bleus, la peau du bébé était d’une noirceur qui ne pouvait plus
dissimuler les origines métisses du père. Et pendant que la mère du nourrisson
sombrait dans une déprime lente, qui obligea Félix à confier l’allaitement du
nouveau-né à une nourrice, lui-même entamait à rebours le chemin de la
redécouverte des conditions violentes dans lesquelles il avait été conçu.
Bien sûr, il savait qui était son père, mais jamais n’avait cherché à savoir
qui était sa mère. Quand il pénétra cette nuit-là dans la maison du Père Da
Silva, ce dernier comprit à sa mine que l’heure de prodiguer les conseils
essentiels à ce fils tant doué avait enfin sonné. Leur entretien dura des heures,
au cours desquelles son père lui narra dans le détail ses amours immorales
avec la belle Dowa.
« Et maintenant que faire ? » lui avait demandé Félix.
La question l’avait pris de court. Il mit longtemps avant d’y répondre.
« Fais comme si de rien n’était, et continue ton chemin !
– Mais justement, père, il y a quelque chose et il m’est impossible de ne pas
la voir.
– Tu as reçu la meilleure éducation du monde, tu n’es pas un esclave, que
voudrais-tu, Félix ? Tes yeux boivent l’éclat du soleil et s’étonnent de
pleurer ? Pleure et sèche tes larmes, et prépare-toi pour un combat plus
difficile que tu ne peux l’imaginer. Oui, tu es un mulâtre, c’est-à-dire que tu
portes en toi deux tares, la blanche et la noire. Un jour, au moindre faux pas,
tes frères des deux côtés de la barrière te rejetteront, mais si tu choisis toi-
même le côté où tu te sentirais mieux vivre, sois certain que ta gloire et celle
de ta pauvre mère seront chantées jusqu’à la fin des temps. Je te voulais
sénateur, imagines-tu pourquoi ?
– J’ai essayé d’imaginer que tu me voulais du côté du plus fort.
– Comme si j’étais assez naïf pour croire la force éternelle. Non, Félix, un
jour l’esclavage disparaîtra, mais cela ne se fera pas naturellement. As-tu
songé que tu pouvais être du côté de ceux qui hâteront sa disparition ? »
Il y eut un moment de stupeur. C’était donc vrai ce que la rumeur racontait,
que le Père Da Silva n’était pas qu’un détrousseur de négresses, mais un
libéral secrètement acquis aux idées abolitionnistes qui commençaient à
circuler dans des cercles restreints ! Parmi les promoteurs de cette idée, une
minorité d’anticléricaux en tête, et quelques humanistes sans le sou dont les
riches propriétaires se moquaient entre eux. Jamais Félix n’aurait cru que la
confiance que son père illégitime plaçait en lui eût poussé ce dernier à se
dévoiler ainsi. Mais par-delà cette révélation, c’était la suggestion que
contenait sa dernière phrase qui le laissait sans voix : il lui fallait choisir son
camp dans la vaste comédie de la vie, et le seul où il avait une place de choix
n’était-il pas celui dont venait sa génitrice !?
La crise intérieure de Félix Santana eut des conséquences incalculables sur
sa vie de couple. La semaine qui suivit, sans dire un mot à personne, il
disparut de Bahia et l’on raconta qu’il se rendit à Recife. Vrai ou faux, le
mystère de ce voyage restera entier. Deux mois plus tard, de manière tout
aussi impromptue, il était de retour à Bahia. Sans explication, il s’établit alors
comme pâtissier-confiseur, bouda les réceptions de la haute société et les
offices religieux chrétiens, acceptant seulement de diriger l’orchestre de la
cathédrale lors de la fête de l’Immaculée Conception. On le vit un temps
fréquenter les cérémonies fétichistes des esclaves, avant qu’il ne les dédaignât
de nouveau.
« Bof, persiflèrent quelques mauvaises langues, sang barbare ne saurait
mentir, il est maintenant à la place où il aurait dû être depuis le début. »
Mais seul le Père Da Silva comprit les visées secrètes de son fils, quand il le
surprit en train de lire le Koran un jour. Il était entré en contact avec les
Mahométans, et était devenu un des leurs ! C’était l’évidence même, Recife
n’aura été qu’une étape dans la découverte du monde secret des esclaves
musulmans du Brésil. Le mulâtre lettré avait compris que seuls des esclaves
lettrés pouvaient lui faire confiance et partager son rêve fou, préparer une
révolte à Bahia. Surtout, pensait le religieux, que ces pauvres esclaves étaient
nés affublés d’un défaut rédhibitoire, leur incapacité à s’organiser. Ne
passaient-ils pas le plus clair de leur temps à se tirer dans les pattes, comme
des gamins chahuteurs, au lieu de s’entendre pour se laisser conduire par un
chef ? Il se souvenait, avec étonnement, de la toute première tentative de
soulèvement des Noirs à Bahia. À l’intérieur de la province, des esclaves des
mines avaient échoué à séquestrer leurs maîtres, à cause d’une stupide
querelle qui les avait divisés au dernier moment. Ils s’étaient mis à se
chamailler pour savoir qui devait être le chef. Ceux de la nation Angola le
voulaient choisi parmi leur groupe, tandis que les Mina réclamaient la même
prérogative. Ainsi fut découvert ce premier complot d’envergure qui avait de
grandes chances d’aboutir, et qui aurait nécessité l’intervention de toutes les
forces de police du royaume, vu que les insurgés étaient particulièrement bien
armés, pour récupérer Bahia dont ils eussent pu prendre possession.
Les esclaves avaient besoin d’un leader, et du fond de son cœur
d’abolitionniste madré, António Da Silva se disait que Félix avait toutes les
qualités requises pour l’être. Son intelligence était vive, de même que la
rapidité avec laquelle il avait fait ses déductions. De plus en plus d’esclaves
débarquant à Bahia provenaient du stock des prisonniers des guerres qui
ravageaient la Côte des Esclaves, notamment du djihad, la guerre sainte que
menaient dans le pays yoruba les nations belliqueuses et civilisées de Foulani,
de Haoussa et de Nago. N’était-ce pas sur ces éléments musulmans, à
l’évidence plus instruits que les autres, qu’il fallait compter ? Les organiser,
leur fournir les armes qu’il fallait, tout cela était une véritable question de
leader, et seul un homme au-dessus de tout soupçon pouvait valablement s’en
charger.
Heureux, le Père Da Silva emporta ce secret dans la tombe. En effet, deux
ans plus tard, atteint d’une syphilis dont aucune médication ne vint à bout, il
mourut en léguant à Félix une grande partie de sa richesse matérielle, et un
dernier conseil murmuré dans le creux de l’oreille :
« Tu connais les Blancs, Félix, tu sauras les combattre. Dowa et moi serons
aux premières loges. »

C’est donc pour Félix Santana, ce mulâtre énigmatique, que Sule avait
confié une missive à Miguel, avec la recommandation expresse qu’il aille dans
sa pâtisserie lui remettre la lettre en main propre. Or tous les esclaves
affranchis de la ville connaissaient l’emplacement de la pâtisserie Ave Maria,
ils s’y approvisionnaient souvent en pains, en gâteaux et autres confiseries
dont ils raffolaient : pipocas, gâteaux de pâte de maïs ou manioc, purva,
gâteaux de poissons faits de quitunga, ces admirables cacahuètes grillées et
saupoudrées de piment cumari, ou encore des « pieds de négrillons » faits de
farine de manioc et de cacahuètes écrasées. La nuit, la vitrine de la pâtisserie
restait éclairée, comme liturgiquement, de chandelles de couleur noire ou
encore de petites lampes d’étain ou de lanternes vénitiennes qui attiraient la
clientèle des esclaves libres. Le maître des lieux, racontait-on, bien que peu
disert et se prenant pour un Blanc, poussait la gentillesse parfois jusqu’à leur
tenir la conversation. Et pour des nègres qui avaient une piètre opinion des
mulâtres, le fait était suffisamment étrange pour être rapporté.
Nouveaux mondes VII : 1826, drame d’amour à
Bahia
Six ans déjà qu’il était à Bahia. Miguel, petit à petit, s’installait dans sa
nouvelle vie de commis aux écritures, une sorte d’intendant-greffier chargé de
noter au quotidien les dépenses de la maison et d’empêcher les larcins
effectués par certains esclaves sur les récoltes de café et de tabac. À bord
d’une maxambula, charrette tirée par des mulets, et employée pour conduire
les esclaves jusqu’aux champs de café, il faisait plusieurs fois par jour le tour
des plantations et notait le poids des sacs de fruits et de feuilles récoltés par
les mains agiles de ses frères et sœurs de race.
Son maître, le vieux seigneur Pereira, lui faisait une grande confiance. Plus
à lui qu’à ses contremaîtres blancs. Comme il aimait à le répéter, « l’esclave
est peut-être voleur, le contremaître blanc l’est encore plus que l’esclave ! ».
C’est fort de cette philosophie basée sur son expérience des métayers et autres
agrégés blancs et métis, au service de sa famille depuis presque un demi-
siècle, qu’il avait confié cette responsabilité à Miguel, un esclave musulman
dont son ami et autrefois associé, le seigneur Lourival Do Nascimento, lui
avait dit le plus grand bien.
Au long des années, son poids dans la demeure devenait incontestable,
déclenchant la jalousie des uns et l’admiration des autres. Au nombre de ses
admirateurs les plus nombreux, les femmes. Celles-ci lorgnaient d’un œil
émoustillé, cet esclave mature enfermé dans un mutisme constant et une
solitude studieuse. Il est vrai que Miguel avait pris les tics de son mentor Sule.
Il riait rarement, préférait sa propre compagnie à celle de ses frères de race, et
surtout faisait tout pour gagner davantage la confiance absolue de son maître,
surtout après les incidents de ces derniers temps, des tentatives de semer le
désordre dans les plantations, auxquelles certains esclaves du seigneur Pereira
avaient malheureusement participé. Depuis le traumatisme de son viol entre
Gléhué et Porto Seguro par l’amazone Nansica, le commerce des femmes était
le cadet de ses soucis, et celles-ci avaient beau se moquer dans son dos, que la
masturbation, à son âge, finirait par le rendre irritable, il n’en changeait pas
moins ses habitudes de décliner poliment leurs avances.
Souvent, les moqueries du vieux Sule lui revenaient. « Bahia possède les
plus belles négresses du Brésil, c’est-à-dire les plus belles femmes au monde,
je t’envie. Il t’en faut une pour te guérir de ta solitude. Mais attention, choisis-
la docile et attachée à la vraie foi ! »
Parfois, tard le soir, quand il s’abîmait dans la lecture du Saint Koran,
certaines sourates semblaient prolonger les conseils du vieil esclave haoussa.
Il les méditait profondément, les unes après les autres :
« Vos femmes sont un champ de labour par où vous entrez comme vous
voulez. » Et aussi, « le Prophète – Allah le bénisse et lui donne salut – faisait
le tour de ses femmes en une seule nuit, et il avait neuf femmes. »
Bien sûr, il se sentait incapable de rivaliser avec le Prophète – Allah le
bénisse et lui donne salut ! –, encore moins avec Sule, lequel possédait à
Sokoto, avant sa déconvenue d’amant insatiable et sa mise en servage forcé,
six femmes de six nations différentes, c’est-à-dire le double des épouses qu’il
avait autrefois à Gléhué, quand il y exerçait la fonction de maître des rituels.
Mais reconnaissait-il, c’était vrai qu’à Bahia la beauté des femmes pouvait
être un casse-tête, même pour celui qui tente de fuir leur compagnie.
Des femmes étonnamment belles, il y en avait partout, parmi les esclaves
domestiques comme parmi les esclaves des champs. Et le cœur d’un homme
n’étant pas une bûche, Miguel avait remarqué que le sien avait des ratés, ces
derniers temps, à cause de deux créatures irrésistibles qu’Allah, dans sa
volonté, sans doute, de le ramener aux délices de la chair, avait délibérément
placées sur son chemin.
Edum, esclave Nago originaire d’Abeokuta, travaillait déjà depuis plusieurs
années comme esclave d’habitation quand Miguel fut emmené sur la propriété
du seigneur Pereira. Pendant longtemps, leurs regards se sont croisés. Parfois
elle lui avait simplement adressé le bonjour en ployant le genou devant lui, à
la manière des femmes du golfe de Guinée, mais à chaque rencontre, il avait
attendu qu’elle s’éloignât pour se tourner légèrement, afin de contempler du
coin de l’œil, le mouvement élastique et la cambrure de son postérieur, qu’il
imaginait d’une fermeté irréprochable sous la robe. Il savait qu’elle savait
qu’il l’observait en cachette, mais le jeu de la séduction féminine étant un jeu
de patience, il lui a fallu attendre plus d’un an avant de déceler chez elle, dans
son sourire, sa démarche, les premiers signes de l’intérêt qu’elle aussi
semblait lui porter. Puis, l’an dernier, un soir qu’il était seul assis sous le
palissandre où d’habitude il venait méditer, il avait vu s’approcher de lui une
forme dans l’obscurité. C’était elle, Edum. Elle portait un panier qu’elle
déposa poliment devant l’homme, avant de le saluer.
« Que la soirée te soit douce, Oga !
– Qu’elle te soit douce également, Edum. Comment était ta journée de
travail ?
– À chaque jour suffit sa peine, Oga. Dieu seul sait pourquoi nous devons
tant trimer.
– Oui, vraiment, lui seul sait. Que puis-je pour toi ?
– J’ai apporté un peu de ma cuisine pour te faire goûter, sauf si tu as peur
que je t’empoisonne. Tu me ferais honneur en acceptant de partager cette
nourriture modeste.
– Je te remercie de me nourrir, je ferai honneur à ta nourriture. »
Il prit le panier et la remercia encore plusieurs fois, puis il souleva le
couvercle du plat et en découvrit le contenu chaud et fumant : du paxica,
ragoût de foie de tortue, assaisonné de sel, de citron et de piment, que les
femmes de Bahia proclament avoir des vertus aphrodisiaques. Elle prit les
assiettes prévues à cet effet, et les remplit en silence.
Cette nuit-là, pour la première fois, ils discutèrent longuement en mangeant,
et elle lui avoua comment parfois toute cette solitude de femme sans homme
lui pesait.
Il écouta l’aveu sans daigner y répondre. Mais pour elle, plus de doute, le
silence de Miguel fut interprété à sa juste valeur :
« Voici l’homme de ma vie, se dit-elle, et quoi qu’il advienne, rien ne
m’empêchera de l’avoir pour mari. »

L’autre femme, Sabina, était une fine Peule, raflée quelque part dans les
plaines sahéliennes, vers l’amont du fleuve Niger. Il avait fait sa connaissance
dans les champs, un jour qu’il s’y était rendu pour régler un différend entre
elle et une autre esclave, Zeferina, à propos d’un sac de café de sa cueillette,
que cette dernière accusait Sabina de lui avoir subtilisé pour gonfler son
chiffre auprès des contremaîtres. Elle pleurait et jurait les dieux de sa nation
qu’elle n’avait jamais volé de sa vie, cependant que Zeferina, une femme
acariâtre que l’on disait sorcière, hurlait des insanités contre sa gracile
adversaire. Elle menaçait de la tuer, et l’aurait fait si Miguel ne s’était pas
interposé entre les femmes, pour ramener Zeferina à la raison. Une fois la
querelle dissipée, il l’avait revue de loin en loin parmi les autres esclaves des
plantations, mais n’avait pas cherché à s’en rapprocher. Jusqu’au jour où il la
revit, de très près. Il était tombé nez à nez avec elle un dimanche, à l’entrée de
la demeure du seigneur Pereira. Il crut d’abord qu’elle venait le remercier
pour son intervention contre Zeferina, mais fut déboussolé quand il comprit la
raison de sa présence en ces lieux. Cela faisait deux dimanches successifs
qu’elle n’avait plus de nouvelles de son amie Edum, laquelle avait l’habitude
de lui rendre des visites furtives chaque fois qu’elle sortait de la messe.
« Edum est ton amie, avait-il bredouillé ?
– Mon amie et ma sœur, à la fois, señor Miguel.
– Il y a beaucoup de travaux à la demeure ces temps-ci, en effet, par
conséquent le maître a supprimé le repos du dimanche jusqu’à nouvel ordre.
Je dirai à Edum que tu lui as rendu visite. Au fait, tu es peule, mais es-tu
musulmane ?
– Je suis musulmane, señor.
– Allah m’est témoin, vous êtes la plus belle musulmane qu’il m’ait jamais
été donné de contempler ! »
Elle avait souri avant de le remercier. Ce jour-là, parce qu’il avait découvert
que les deux femmes qui lui plaisaient étaient amies, et bien qu’il n’ait encore
déclaré ouvertement sa flamme ni à l’une ni à l’autre, Miguel fit des rêves
étranges où il revit ses épouses de Gléhué en train de s’étriper pour des
histoires de tour dans son lit. Non, se dit-il au réveil, la polygamie n’était plus
du ressort d’un homme comme lui, il lui fallait choisir entre les deux amies, et
pour cela, il fallait faire vite, avant qu’elles ne se transforment en rivales.
Il n’eut pourtant pas le temps de mettre en œuvre son plan. Était-ce
l’intuition que la situation était assez mûre pour qu’elle acculât enfin l’homme
dont elle était à présent réellement amoureuse ? Toujours est-il qu’en femme
décidée, Edum fut la première à tenter d’imprimer une direction claire à ce jeu
de cache-cache. Une nuit, alors qu’il s’était endormi depuis des heures sur son
tapis de prière, Miguel entendit frapper à la porte de sa chambre, un réduit
situé tout au fond de la demeure du maître. Il se leva précipitamment, croyant
que le seigneur Pereira, comme il arrivait souvent à celui-ci, avait besoin de
ses services. Quand il la vit, il comprit tout de suite ses intentions.
Edum entra et sans laisser à Miguel le temps de réfléchir, s’agenouilla
devant lui, et se mit à pleurer.
« Oga, suis-je aussi vilaine pour que tu refuses de m’aimer ? Les esclaves
racontent que tu te serais moqué de moi, suis-je aussi vilaine que tu le
racontes partout ?
– Edum, que se passe-t-il ? Relève-toi, que se passe-t-il ?
– Tu l’as dit, Miguel, tu l’as dit. Toi un homme de Dieu, tu l’as dit, oui, que
j’étais une prétentieuse qui voudrait de toi comme mari. Est-ce ma faute si je
t’aime, Miguel ? Mais toi, on dirait que tu as une pierre à la place du cœur.
Mon tort a été de t’avoir rencontré. Je suis donc venue implorer ton pardon,
pour t’avoir aimé, pour t’avoir offensé. Plus jamais, entends-tu, plus jamais je
ne viendrai perturber ta douce vie de célibat. Je m’en vais, et pardonne-moi,
l’amour est quelque chose qui peut rendre prétentieuse. Il fallait que je te le
dise cette nuit, pour éviter la honte de te parler en plein jour. Et c’est vrai que
de mon côté j’ai été trop vite en besogne, mais c’est parce que je t’aime et que
je voudrais t’épouser, t’avoir comme mari. Voilà. »
Tout était allé si vite. Le temps que Miguel réagisse, sa visiteuse avait de
nouveau franchi la porte, et sa silhouette se dissipait dans le noir, vers l’allée
du verger où il faisait pousser des fruits du pays à ses heures perdues. Non, il
n’était pas sûr d’avoir bien entendu ce qu’elle disait, que lui Miguel aurait
dit… Non, il ne sera pas dit qu’il l’aurait laissée repartir sans tenter de
s’expliquer.
« Edum, Edum, écoute, reviens ici ! Edum, où es-tu ? »
Il la retrouva enfin, toujours en train de pleurer. Il la prit par le bras, et la
ramena jusqu’à la chambre. Il la fit asseoir sur le lit, et entreprit de chercher
une bougie pour chasser l’obscurité. Quand il se retourna, elle était nue,
debout près du lit, ses habits étaient par terre. Les mains croisées sur ses seins,
elle s’adressa à l’homme calmement, ses pleurs avaient cessé.
« Dans les pays d’où nous venons, Oga, il n’est pas décent pour une femme
de se mettre aux trousses d’un homme pour en faire à tout prix son mari. Mais
moi je ne peux faire autrement, et si je dois être humiliée par toi, que mon
humiliation soit totale. Je veux être à toi, Miguel ! »
Seigneur, pensa-t-il au moment de s’abandonner, le corps d’une femme,
après tant d’années de privations, de masturbation ! Le corps d’une femme,
malgré l’âge, malgré la fatigue chronique de la vie d’esclave ! Son esprit
vacilla et ses doigts glissèrent dans le creux de la cambrure des reins de la
femme.
« Edum, Edum, ne m’oblige pas… »
Elle l’attira vers sa poitrine, et rapidement le dénuda. Puis elle se coucha en
travers du lit. Il entra en elle, dur, victorieux, l’esprit tourmenté cependant par
l’image de Sabina. Qu’allait-elle lui dire, lui qui s’était promis de demander sa
main à la jeune musulmane ? Fallait-il lui expliquer que son amie allait
désormais être sa rivale ? Car il savait, au moment où son sexe pénétrait dans
le creux des reins de la jeune Nago, qu’elle ne serait pas sa femme dans ce
nouveau pays. Et le pays réel était loin, avec ses usages codés, ici même pas
d’intermédiaire pour parler à Edum, lui faire comprendre que Miguel, dans sa
tête, avait déjà fait son choix, et que malgré leur attirance physique, il préférait
la douce et timide Sabina, laquelle avait un avantage supplémentaire, celle de
partager la religion de son futur époux.
Le lendemain, toute la journée, une précipitation inhabituelle marqua les
gestes de Miguel. Il chercha, d’une plan tation à l’autre, l’esclave Sabina, et
quand il la retrouva, il la fit monter à bord de sa maxambula, et sous les yeux
étonnés des autres travailleurs, la mena loin des champs.
« Sais-tu pourquoi je suis venu te chercher ? commença-t-il une fois qu’ils
se furent éloignés.
– Je ne sais pas, señor.
– Vous les femmes, même quand vous savez ! As-tu vu Edum ce matin ?
– Non.
– Mais tu sais, c’est ton amie, qu’elle et moi nous voyons souvent ?
– Je sais, señor, et même que vous allez vous marier. Elle m’a dit que tu
allais l’épouser.
– Ce qui sort de la bouche d’Edum n’est que sa vérité. Sabina, je suis venu
te demander d’être ma femme.
– Miguel… Edum va nous tuer. »
Son prénom, sans la marque de respect du supérieur, lui avait échappé. Puis
il y eut un silence, après ces mots simples et francs, qui en disaient plus long
que tous les discours. Les femmes entre elles s’échangent tant de secrets,
pensa Miguel, qu’il se demandait ce que Edum avait pu raconter à son amie.
« Pourquoi ?
– Miguel, elle t’a attaché, avec toutes ces nourritures qu’elle t’a
régulièrement données. Même au candomblé, tout le monde sait que tu es son
futur mari. Elle va me tuer, tu t’imagines ?
– Laisse Edum croire à ses fétiches, Sabina, fille d’Allah. Je n’ai personne
d’autre à qui demander ta main. Veux-tu être mon épouse dans ce pays qui
n’est pas nôtre ?
– Miguel, j’ai peur, Edum va me tuer.
– Veux-tu, oui ou non ? Pour le reste, je m’en occupe. »
Il savait qu’avant la fin de la journée, Edum rapporterait à Sabina avoir
couché avec lui. Une victoire bien mince, dont l’annonce pourrait bien
troubler sa future épouse. Alors, il prit soin de la prévenir et de lui expliquer
lui-même les circonstances particulières dans lesquelles ils avaient fait
l’amour. Puis, il la prit contre lui, pour calmer son angoisse.
« Personne ne te tuera, tout cela est de ma faute, j’aurais dû me décider plus
tôt. »
Bien que certains maîtres à Bahia s’opposaient au mariage de leurs
esclaves, préférant les voir vivre dans un concubinage et une polygamie qui
leur faisait fabriquer des enfants à la chaîne, future main-d’œuvre servile, le
seigneur Pereira accepta la demande de son esclave préféré d’épouser en
noces mahométanes l’esclave de champ Sabina. Le jour où la nouvelle de la
future alliance tomba, la case de Sabina fut incendiée par des mains
mystérieuses, et Miguel trouva le lendemain, devant sa porte, un étrange
présent, déposé la nuit par un émissaire malveillant : des entrailles de cochon,
intestins, foie et lymphe sanguinolente, le tout emballé dans des feuilles de
bananier.
Deux semaines plus tard, malgré ces menaces que son cœur de croyant et
d’amant compréhensif minimisèrent, Miguel se présenta avec Sabina devant
l’imam et chef de la communauté des esclaves musulmans de Bahia, Thomé
das Alvarengas dit Mala Abubakar, un esclave affranchi respecté de tous,
originaire du Bornou. Il les unit selon un rituel simple et rapide, qui laissa
perplexe les esclaves chrétiens présents à la cérémonie, habitués aux
longueurs et aux fastes de l’Église catholique, ainsi qu’aux débordements
musicaux accompagnant d’ordinaire les mariages des chrétiens à Bahia.
La joie de Miguel était grande mais incomplète, car il eût aimé que le vieux
Sule assistât à la cérémonie, et même que ce fût lui qui leur donnât la
bénédiction. Mais la grande vénération qu’il portait à l’imam Abubakar
compensa vite cette insatisfaction légère qu’il mit au compte des manœuvres
égoïstes du Diable. Sabina était à lui, et rien qu’à la regarder, il imaginait déjà
le puits de douceur dans lequel son vieux corps usé par les ans et l’esclavage
allait se revigorer la nuit, une fois les festivités terminées.
Edum conçut un immense chagrin en apprenant la nouvelle du mariage.
Cela faisait un moment que Miguel avait coupé tout contact avec elle, et elle-
même évitait soigneusement de rendre encore visite à son amie de longue date
et néanmoins rivale en amour. Son chagrin fut tel qu’elle passa ses nuits à
grelotter de douleur et d’insomnie et à maudire l’amant qui l’avait trahie.
« Tu me le paieras, Miguel, tu me le paieras », n’arrêtait-elle pas de
répéter !
L’écho de sa propre voix, distinctement, lui répondait dans l’obscurité.
Alors elle hurlait plus fort, et les passants et les esprits nocturnes en maraude
autour de l’habitation frissonnaient de peur et se tenaient à carreau devant la
violence de la promesse de vengeance. Ils savaient eux, les esprits de la nuit,
qu’une femme jalouse tient toujours sa promesse de nuire à qui l’a rendue
malheureuse, et dispose d’un éventail considérable de moyens pour parvenir à
ses fins.
Nouveaux mondes VIII : Incidents épars
Miguel avait fini par entrer en contact avec Félix Santana, au bout de
presque huit mois après son arrivée sur la propriété du seigneur Pereira.
Presque huit mois d’attente, à guetter le moment opportun d’entrer en contact
avec l’homme dont le vieux Sule ne lui avait pas dit grand-chose, à part qu’il
le connaissait et demandait à Miguel de garder le secret de cette relation.
« D’ailleurs, avait-il rajouté, quand tu lui remettras ma lettre, arrange-toi
pour que personne ne le sache, et surtout pas d’intermédiaire entre vous !
Arrange-toi pour le rencontrer les yeux dans les yeux, lui seul peut te dire sur
qui compter à Bahia. Une dernière chose, Miguel, si jamais il arrivait que la
Grande Révolte qui se prépare échoue, promets-moi que tu ne révéleras jamais
le nom de Félix Santana à personne, même sous la torture, dis-toi que tu ne
dois en aucun cas prononcer son nom. »
Il avait promis de garder le secret de l’implication probable de ce
mystérieux Félix Santana dans ce non moins mystérieux complot contre les
esclavagistes blancs, dont le vieillard n’arrêtait pas de lui parler, lui faisant
miroiter une gloire éternelle au cas où sa participation à cette cause immense
serait retenue. C’est à Bahia, assurait-il, qu’une telle entreprise avait plus de
chances d’aboutir à une victoire, voilà pourquoi il tenait à recommander
Miguel à l’un des membres du réseau de la grande conspiration, le nommé
Félix Santana. Ce n’est qu’une fois parvenu à Bahia qu’il allait découvrir que
l’homme était un mulâtre, un entre-deux comme on appelait ici les gens issus
de ces mélanges entre maîtres blancs et esclaves noires. Jamais il n’aurait
pensé qu’on pouvait faire confiance à un mulâtre, mais il savait que Sule était
un être prudent et avisé, alors il avait décidé de se fier à son jugement.
Huit mois après son arrivée, une fois qu’il se fût informé sur les habitudes
du propriétaire de la pâtisserie Ave Maria, Miguel s’adonna à une
reconnaissance précise des lieux, profitant des quelques heures de liberté
accordées tous les dimanches aux esclaves pour aller dans la rue Cabula.
Après la messe, tous les dimanches, Félix Santana ouvrait sa pâtisserie, et les
clients s’y précipitaient pour rafler le contenu des vitrines. Puis un jour, au
moment où il se retrouva seul face au maître des lieux, il lui tendit
discrètement la lettre, tout en prenant soin de glisser la phrase essentielle.
« Je viens de la part de Sule, l’homme de Recife.
– Je sais. Je vous avais déjà repéré, et je savais que vous vouliez me parler.
Je me suis renseigné sur vous. Venez, entrez par là et attendez-moi dans
l’arrière-cour ! »
Il exécuta les ordres et alla s’asseoir sur une chaise dans la cour vide à
l’arrière du bâtiment. Quelques instants plus tard, Félix le rejoignit, après
avoir accroché un écriteau à l’entrée, prévenant les clients de son retour
imminent.
« Tout à l’heure en repartant, dit-il en s’asseyant à ses côtés, vous sortirez
par la porte où l’on vient me livrer la farine, personne ne fera attention à vous.
Comment va-t-il, le vieux ?
– Je n’ai plus de ses nouvelles depuis mon départ de Recife. Il n’a pas voulu
rentrer dans son pays, malgré son affranchissement.
– Il a raison, certains retours sont inutiles, j’espère qu’il sera encore parmi
nous pour voir aboutir l’œuvre à laquelle il aura tant contribué. Vous serez des
nôtres, Miguel, je fais confiance à Sule. »
Il lui expliqua alors dans le détail ce qui se préparait, la grande révolte des
esclaves lettrés sous l’étendard du Livre Sacré des musulmans. Sans que son
interlocuteur ait prononcé un seul nom, il comprit que beaucoup de ceux
qu’ils côtoyaient parmi les affranchis ou ceux qui étaient encore esclaves
étaient au courant de l’existence d’un tel projet. Mais puisque les contacts se
faisaient par écrit, et par l’usage de la langue arabe, il était presque impossible
aux maîtres d’imaginer que, sous couvert des sourates du Koran, circulait
aussi toute une littérature séditieuse. Il fallait continuer à garder le secret, et
faire comme si de rien n’était. Mais l’ampleur du projet ne lui échappait point,
et il se promettait d’y concourir de toute son âme, et ce même au péril de sa
vie.
Après l’esclavage, quelle pire humiliation l’homme noir peut-il encore
connaître ? lui avait enseigné Sule. Non, il ne se rebifferait pas au moment
fatidique, puisque même la mort, insista Félix Santana, ne pouvait être qu’une
victoire de plus sur un système d’asservissement dégradant, pas une libération
mais une victoire essentielle dans la guerre nécessaire pour que chaque
esclave regagne sa terre, après avoir recouvré son nom.
« Sule m’écrit que vous avez perdu votre nom, Miguel.
– Je l’ai retrouvé depuis dans les plis de ma mémoire, mais même celui-là
ne me va plus.
– Vous vous appeliez comment autrefois ?
– Peu importe, señor Félix. J’ai l’intention de prendre un autre nom, mais je
serai le seul à en décider le moment venu.
– Une nouvelle naissance, en somme ?
– Une nouvelle naissance, señor, oui c’est cela, une nouvelle naissance.
– Je peux comprendre ce désir. Moi-même… enfin, n’oubliez jamais ceci,
où que vous serez, vous recevrez un mot d’ordre et des armes. Quelqu’un
viendra à vous et dira ceci : Nossa Senhora da Guia. Nous aurons à peine
tourné le dos à la semaine de Bonfim, et à ce moment-là, à ce moment-là
seulement, il n’y aura plus de retour en arrière. Les bénédictions d’Allah sur
vous, Miguel, frère de mon frère Sule ! »
Après leur entretien secret dans l’arrière-cour déserte de la pâtisserie, le
mulâtre aussi lui avait répété la même recommandation que Sule, à savoir ne
plus jamais le contacter. Mais, quelques jours plus tard, lorsque des troupes
venues du Portugal arrivèrent à la plantation, Miguel fut tellement surpris
qu’il faillit courir demander des explications à Félix Santana. Le moment tant
attendu était-il arrivé, s’était-il demandé sans savoir quel comportement
adopter ? Fallait-il se joindre aux esclaves qui tentaient de se rebeller, avec à
leur tête Zeferina, cette esclave que la rumeur disait posséder des pouvoirs de
sorcellerie, ou attendre tout simplement le dénouement de cet incident qui
l’avait surpris tout autant que la plupart des autres esclaves ?
Aucun mot d’ordre ne lui était parvenu, comme l’avait promis Félix, au cas
où ce serait l’heure. Aucune arme ne lui avait été donnée, alors il se demandait
ce que pouvaient signifier ces soulèvements intempestifs et aux origines
incertaines qui venaient de secouer Bahia en deux jours d’affilée.

Tout avait commencé en effet vendredi. La veille du soulèvement de


Cachoueiras, une autre tentative avait eu lieu sur l’île d’Itaparica, distante de
dix milles de Bahia. Des récits qu’on lui avait rapportés, il en ressortait que
dans la nuit de jeudi à vendredi, plusieurs esclaves de nation Nago avaient fui
leurs lieux de travail et s’étaient réfugiés dans la forêt de l’île. Dans la journée
qui suivit cet exode massif, ils seraient revenus de leur refuge et auraient
envahi la poissonnerie du seigneur Manuel Ignacio da Cunha, mettant le feu
aux installations de l’usine comme aux habitations des esclaves, obligeant les
plus réticents parmi ces derniers à se joindre à l’insurrection. À l’exception
d’une demi-douzaine d’esclaves récemment importés d’Afrique, la majorité
des esclaves de la poissonnerie ainsi que ceux de la propriété voisine du
seigneur Francisco Lourenço Herculano refusèrent de se joindre aux insurgés.
Appelée en renfort à la police de l’île, une troupe militaire venue du Portugal,
qui stationnait au même moment à la garnison de la capitainerie de Bahia, prit
en chasse les rebelles et les débusqua jusque dans leur refuge, un quilombo
nommé Engomadeira. Les esclaves nago se défendirent furieusement, mais
l’arrivée d’un second bataillon d’infanterie venu de Piraja mit fin à leur
tentative de révolte. Le bilan fut lourd car les troupes massacrèrent les
esclaves : vingt morts, et une cinquantaine de blessés. Le Roi des Noirs, ou
l’esclave qui se proclamait ainsi, grièvement blessé, fut arrêté et détenu
comme prisonnier, il portait un drapeau rouge, une couronne sur la tête et un
costume en lambeaux, ainsi qu’un manteau de velours et une pèlerine tissée
d’or.
On croyait ce cas isolé quand, le lendemain samedi, en plein midi, alors que
Miguel sur sa charrette faisait le tour des plantations, un autre foyer de révolte
s’alluma sur le chemin de Cachoueiras, dans un champ de café appartenant au
seigneur Pereira.
Une esclave du nom de Zeferina, la même qui avait eu une altercation
violente avec Sabina, l’épouse de Miguel, avait pris en otage, avec l’aide
d’une centaine d’esclaves, un groupe de capitaes do matto, des chasseurs
d’esclaves marrons venus enquêter sur la possibilité de la présence dans les
champs de quelques fugitifs dont la tête avait été mise à prix par leurs maîtres.
En moins d’une demi-heure, les dix chasseurs de tête avaient été dénudés et
massacrés aux cris de « mort aux Blancs » par des hommes surexcités et
manipulés par Zeferina. Puis, la colère du groupe d’assassins s’était retournée,
nul ne sait pourquoi, contre les contremaîtres du domaine, lesquels furent
également poursuivis et abattus avec les fusils récupérés sur les cadavres
encore chauds des mercenaires. Une clameur immense parcourut alors toutes
les plantations, appelant tous les esclaves à rejoindre Zeferina et à se diriger
vers la résidence du seigneur Pereira, qu’il fallait dénuder et brûler sur un
bûcher, avec toute sa famille.
Mais, prévenu tôt des menées de ses esclaves, le seigneur Pereira avait fait
venir en urgence la même troupe portugaise qui avait participé la veille à la
répression d’Itaparica. Une bataille avait alors eu lieu, à laquelle Miguel fut
tenté de se mêler. Mais la violence de la répression et l’inorganisation totale
de Zeferina et ses partisans l’en dissuadèrent à la dernière minute. À sa
stupéfaction, Miguel découvrit que, ici comme à Itaparica, beaucoup
d’esclaves nago faisaient partie des insurgés. Quand on fouilla leurs
habitations, on ne retrouva que quelques flèches et des javelots rudimentaires,
quelques tambours atabaques de candomblé, des chasse-mouches, en somme
vraiment pas de quoi donner l’impression qu’on était en face d’une révolution
préparée de longue date.
Plutôt que de se rendre à la troupe, Zeferina préféra se suicider en se tirant
une balle dans la poitrine, à la grande admiration des autres esclaves, auxquels
elle avait promis que même morte, elle reviendrait hanter les plantations,
jusqu’à ce que l’esclavage cesse et qu’on leur redonne leur liberté. Le suicide
de Zeferina déclencha une folie plus grande encore, la centaine d’esclaves se
rua comme un seul bloc contre les militaires, lesquelles mirent le genou à terre
et ouvrirent une salve meurtrière à laquelle pas même un seul des insurgés
n’échappa. Plus de cent morts, le nombre de cadavres ramassés sur les
chemins ce jour impressionna même les journaux accourus pour couvrir la
révolte. Ils furent enroulés dans des nattes et enterrés, non pas dans le
cimetière des esclaves près de la chapelle où officiait autrefois le Père Da
Silva, mais au bord de la plage, à la sauvette, et presque au ras du sol. Dans
les jours qui suivirent, les chiens n’eurent aucune peine à arracher un os à
ronger, ou déterrer le bras entier de Zeferina, ni les vautours urubu à trouver
de la chair à picorer.
Au soir de ces incidents, quand Miguel rentra se coucher, il voulut étaler
son tapis de prière, afin de dire au Prophète – sur lui salut et bénédiction – sa
reconnaissance, lorsqu’il aperçut une feuille de papier glissée dans les plis du
tapis. Il la prit et découvrit que c’était une lettre en arabe qui lui était adressée.
« Le Sage observe les fous s’agiter et se gratte la barbe, avait écrit la main
invisible. Que la prudence soit ton guide, toujours. Allah te bénisse ! »
Il comprit d’où venait la lettre et fit sa prière, rassuré. L’heure n’était pas
encore venue, et il ne servait à rien de suivre la même voie que ces esclaves
impulsifs et toujours si mal préparés.
Nouveaux mondes IX : Bahia, 1835, la révolte des
Malês et la trahison de l’esclave Edum
Les jours puis les années qui suivirent la tentative de révolte de Zeferina,
l’ambiance changea au domaine du propriétaire Pereira. Le maître, d’habitude
débonnaire, était devenu irascible et violent. Il passait ses journées à boire et
insulter les esclaves, à les traiter d’ingrats et de fils de chiens. Il était devenu
alcoolique et traitait sa nouvelle bête noire, Miguel, de singe demi-lettré ! À
ce changement brutal du caractère du vieux maître débonnaire, il y a avait des
raisons, ou plutôt une seule raison, suffisante pour le mettre en furie. D’autres
tentatives de révolte avaient eu lieu dans Bahia, et leur écho avait perturbé,
d’année en année, la quiétude des propriétaires d’esclaves.
Quand, deux années après ce qu’il appelait la trahison de Zeferina, il avait
cru que les choses s’étaient tassées, d’autres foyers de révolte s’étaient
rallumés dans le pays. De loin, il avait suivi et applaudi les répressions, mais
quand l’année dernière, le 10 avril 1834, survint dans le Recôncavo
l’assassinat de la femme de son meilleur ami, le seigneur Wenceslão Miguel
d’Almeida, par ses propres esclaves déchaînés, son humeur devint maussade
et une haine profonde du Noir se substitua à la bienveillance lâche qu’il avait
toujours manifestée envers les représentants de cette race. La mort de la
señorita d’Almeida fut la nouvelle de trop, dans la longue liste de celles qui
parvenaient de plus en plus aux propriétaires de fazendas.
Ce jour-là, une vingtaine de Noirs avaient pénétré dans l’armurerie de
Francisco José Tupinamba, sise dans la rue Fonte dos Padre, et forcé le
propriétaire à leur remettre une douzaine de sabres et cinq poignards anglais.
Puis, avant de s’en aller, ils le blessèrent à la poitrine et enfoncèrent plusieurs
coups de poignard dans les fesses de son employé, le mulâtre José Silveira
Rapozo. Ensuite, ils dévalisèrent d’autres armureries, avant de se diriger vers
le dépôt d’esclaves appartenant à Wenceslão Miguel d’Almeida, dans la rue
Julião, afin de libérer la centaine d’esclaves fraîchement importés d’Afrique.
Ces derniers se joignirent au mouvement, et en moins de temps qu’il n’en
faut à des fourmis pour envahir un pain sucré, ils arrivèrent au domaine du
seigneur d’Almeida. Ne l’ayant pas trouvé, ils tuèrent sauvagement son
épouse dans sa baignoire, avant de se diriger vers Soledade, vers les locaux de
la police, où ils tuèrent un sergent et plusieurs autres agents en faction. Certes
l’expédition sanglante des esclaves fous à travers la ville finit par être arrêtée,
mais quand on découvrit plus tard, dans les forêts d’Otim et de São Gonçalo,
l’importante quantité d’armes qu’ils avaient amassée, on comprit que quelque
chose de plus important avait échoué ou était en préparation. Et, fait étrange,
la plupart des meneurs de la curée du Recôncavo étaient nago ou haoussa,
mais surtout étaient des musulmans qui savaient lire et écrire. Pour Pereira, à
cet instant-là, il devint clair que son esclave Miguel aurait pu, lui aussi, faire
partie du lot.
« Hé, le Malê, lui disait-il souvent, comme ça vous et votre Prophète voulez
nous ruiner, c’est cela, non ? »
Il ne l’appelait plus Miguel, mais le Malê. Le nouveau vocable était apparu
dans les rapports de police rédigés à la suite des révoltes, et s’était popularisé
dans Bahia du jour au lendemain. Peu de gens en connaissaient le sens, mais
nul n’ignorait que par ce terme la police désignait expressément les esclaves
de religion musulmane, lettrés donc dangereux. On commençait aussi, parmi
les maîtres, à prendre conscience que cet atout chez les serfs pouvait devenir à
la longue une menace.
Certes, d’Almeida avait pu échapper à la mort, mais cela n’avait été
possible que grâce aux informations que lui avait fournies, la veille, une de ses
maîtresses noires, Alexandrina Joana. Ce fut la seule leçon tirée par Pereira de
la malaventure de son ami d’Almeida. Alors pour se protéger des mauvaises
surprises, lui aussi avait décidé, malgré ses soixante-dix ans, de prendre une
maîtresse parmi les négresses de son stock. Et comme le hasard fait toujours
les choses de façon sérieuse, son choix se porta sur Edum, une de ses esclaves
dans l’habitation, dont il avait remarqué la sensualité débordante. Edum que la
haine de Miguel avait rendue acariâtre, vit là une occasion d’être en cour
auprès du maître, et de se venger de son humiliation. Aussi offrit-elle son
corps au maître, en espérant aussi que la semence du vieil homme lui fabrique
un bâtard dans le ventre, ne serait-ce que pour montrer à son amie Sabina
qu’elle aussi pouvait faire des enfants. Cette dernière, c’est vrai, en l’espace
de neuf ans, avait déjà mis au monde trois garçons qui, même s’ils
deviendraient esclaves eux aussi, faisaient la joie et le bonheur du couple.
Neuf années s’étaient écoulées donc depuis les incidents qui avaient mené à
la mort de Zeferina, mais le maître en parlait encore comme si l’événement
datait de la veille, et Miguel avait beau le rassurer du caractère primesautier de
la créature qui en fut responsable, rien, mais alors rien n’y faisait, Pereira
demeurait inflexible, et en venait même, parfois, à accuser Miguel lui-même
de nourrir des projets de vengeance contre lui.
« N’est-ce pas vrai que tu veux nous tuer, moi et ma famille, hein le Malê ?
Avoue-le, tu es comme tous ces chiens de musulmans qui arrivent d’Afrique,
tu ne songes qu’à me trancher la gorge. Ingrat ! Après ce que j’ai fait de toi.
Essaye, essaye, et tu verras, je te pendrai par les couilles ! Dégage, dégage,
ha ! »
La nouvelle situation demandait à Miguel plus de vigilance et
d’intelligence. Il se mettait à rire comme un idiot, ainsi que le lui avait appris
le vieux Sule à Recife, lorsque Pereira se lançait dans ses insultes. Cela
désarçonnait un temps le maître, et permettait à Miguel de souffler, et
d’attendre patiemment le jour tant promis par Sule et Félix Santana, même s’il
lui arrivait de plus en plus de douter qu’un jour les gens de sa condition se
soulèvent effectivement, et fassent changer le cours des événements.
Neuf années déjà qu’il n’avait plus eu de nouvelles de Félix Santana, ni
d’un autre d’ailleurs. Neuf années au cours desquelles il avait rampé plus que
de coutume, subi des humiliations indignes d’un homme autrefois respecté
pour sa stature, son poids dans la société.
Aussi étrange que celui puisse paraître, ce fut au cours de ces années-là
qu’il découvrit pleinement jusqu’à quel point la nature de l’homme noir lui-
même était quelque chose de difficile à cerner et décrire. En même temps qu’il
pleurait sa condition, l’esclave noir se révélait incapable d’éprouver le besoin
d’une solidarité sans faille avec son frère ou sa sœur de race. Il était même
prêt à dénoncer à son maître les velléitaires qui voulaient forcer le sort et
précipiter la fin de leur servitude, il était prêt à trahir, comme si, au fond, sa
condition servile ne lui répugnait pas trop, et que tout compte fait, il préférait
de loin l’esclavage au Brésil à sa liberté d’autrefois parmi les gens de sa
nation. Le mystère d’un tel comportement, quand il lui y arrivait d’y penser
lorsqu’il surprenait le maître en train de se glisser certains soirs dans la case
d’Edum, laissait Miguel les bras coupés. Non, jamais, se disait-il, jamais
l’esclavage ne disparaîtra à Bahia, puisque les Noirs eux-mêmes s’y
opposaient en collaborant avec les propriétaires d’esclaves, malgré leur
nombre de plus en plus important dans la ville. En effet, Salvador de Bahia à
cette époque avait, disait-on dans les milieux informés, près de la moitié de sa
population composée de Noirs esclaves ou libres, originaires de presque toutes
les nations d’Afrique, les plus belliqueuses comme les plus pacifiques.
Sur qui compter dans ces conditions, songeait Miguel ? Surtout pas sur
Edum, son ennemie jurée. Celle-ci, plus que toute personne, lui faisait peur.
Plusieurs fois, il l’avait surprise en train d’épier ses faits et gestes, comme si le
maître l’avait investie d’une mission particulière de surveillance à son endroit.
Ou peut-être était-ce du zèle tout simplement ou une nouvelle manière qu’elle
avait trouvée d’intimider son vieil ennemi en amour !? Dans l’habitation, son
prestige avait augmenté au fur et à mesure que celui de Miguel avait baissé.
Les autres esclaves, au courant de ses relations avec leur maître, se
rabaissaient devant elle, afin de bénéficier des menues faveurs qu’elle seule
pouvait leur obtenir. Elle était désormais, à presque quarante ans, une femme
belle et forte, aux rondeurs et à la sensualité éclatantes, qui n’ignorait pas que
sa puissance dépendait de l’énergie qu’elle mettait à faire l’amour à son
maître, à lui passer tous ses caprices de septuagénaire devenu lubrique et
haineux.
Miguel se faisait tout petit devant elle, car il était persuadé que l’heure
d’Edum finira par sonner, l’heure de sa vengeance. Il vivait dans cette crainte,
de lundi à samedi, et s’acquittait de sa tâche au jour le jour, avec l’espoir que
s’il y avait un prix à payer pour ce que cette femme appelait sa trahison,
Sabina et les enfants en seraient exemptés.
Dimanche venait toujours dans la semaine comme le jour béni, même si ce
n’était pas celui du Prophète – Allah le bénisse et lui donne salut !
Il marchait ce jour-là dans la ruelle Mata-Porcos, au milieu d’autres
esclaves musulmans, affranchis pour la plupart. Sur la pente de la place
Pelourinho, à l’ombre des églises et des couvents catholiques, les membres du
groupe haranguaient leurs frères et sœurs esclaves qui revenaient de la messe,
et profitaient de ce jour de liberté pour se promener dans la ville, aller voir des
amis, avant de reprendre leur travail servile le lendemain et jusqu’à la fin des
temps. Les membres du groupe, élevés selon le Saint Koran, tentaient de leur
prêcher la religion du Prophète. Les plus durs et les plus intransigeants
essayaient par la même occasion de monter en douce les autres esclaves contre
les seigneurs blancs, notamment les nouveaux venus moins blasés que ceux
qui avaient plusieurs années de travail forcé derrière eux, et que la
désinvolture naturelle de celui qui avait perdu tout espoir d’être libéré avait
atteint depuis des lustres.
Le sort réservé aux esclaves musulmans était des plus injustes. Non point
par rapport à leurs conditions de travail, identiques à celles de leurs frères de
race, mais par rapport à leur foi, à la reconnaissance pleine et entière de leur
religion. Vendredi, jour de prière, eux n’avaient aucun droit, aucune liberté
accordée pour louer leur Dieu. Où qu’ils se trouvaient, ils devaient tenter
d’échapper à la surveillance des contremaîtres, lesquels les surprenaient
parfois courbés dans les allées et les ornières, en train de prier, et prenaient un
malin plaisir à les épouvanter en fonçant sur eux avec leurs chevaux qu’ils
piquaient au flanc. Les cris des fidèles d’Allah étaient une jouissance
particulière pour ces hommes-là, et en l’absence d’une mosquée, d’une loi
reconnaissant à l’esclave mahométan la liberté de célébrer Allah et son
Prophète, comme les autres esclaves baptisés dans la foi catholique le faisaient
avec la dizaine de saints accommodés à leur propre sauce culturelle, le jeu
prenait parfois des proportions dramatiques.
Certains « culs-en-l’air », ainsi que les contremaîtres les surnommaient
méchamment, mouraient effectivement écrasés, quand leurs bourreaux ne leur
soulevaient pas tout simplement la tunique pour leur lacérer les fesses à coups
de fouet ! Miguel n’avait jamais connu un tel affront, mais, se disait-il, cela
n’aurait pas été non plus une raison glorieuse que de faire d’une vexation
l’argument nécessaire pour propager la parole miséricordieuse d’Allah.
Il devait être onze heures quand l’événement capital qui allait changer le
cours de sa journée se produisit. Miguel, sous sa tunique blanche, commençait
à transpirer. Le soleil, en ce 25 janvier 1835, n’avait pitié de personne. Surtout
pas du moleque malingre qui se tenait devant lui, un enfant si fluet qu’il avait
l’impression que la chaleur le transperçait de part en part. Il se tenait en face
de lui, lui barrant la route avec sa sébile. Encore un enfant que ses parents
envoient mendier, constata-t-il, avant de lui caresser la tête tendrement, à
défaut de glisser une pièce d’argent dans sa sébile. Le moleque, comme
indigné par le geste, courut après Miguel et lui tendit encore son écuelle sous
le nez, faisant tinter le contenu d’un mouvement rageur.
« L’aumône à un fils d’Allah, señor, l’aumône pour gagner votre place au
paradis, criait le gamin.
– Hé, molequinho, l’interpella Miguel, à ton âge tu connais déjà le tarif
pour l’entrée au paradis ! Qui sont tes parents ?
– Je ne sais pas, señor, par contre je sais autre chose. »
Il baissa la voix brusquement et débita d’un seul trait sa tirade, tout en
continuant à secouer son escarcelle.
« Celui que tu sais veut te voir, il est agenouillé au dernier rang, dans la
cathédrale en ce moment. Dépêche-toi, il n’a pas le temps, et puis ce n’est pas
grave, il a déjà payé votre place au paradis. Bonne journée, señor ! »
Il s’était mis à courir et, avant que Miguel ne revienne de sa surprise, il
avait disparu au coin de l’angle du collège des Jésuites. La scène avait été si
courte que Miguel se demanda un instant si le moleque avait existé, ou s’il
n’était qu’un avatar du Diable.
Quelque chose pourtant, son sixième sens, souffla alors à Miguel que le
jour tant attendu était peut-être enfin arrivé, car il ne doutait pas de l’identité
réelle de l’homme qui l’attendait dans la cathédrale de Bahia.

***

Au même moment que Miguel se dirigeait vers la cathédrale, une autre


scène se déroulait non loin du domaine du seigneur Pereira. Edum avait
décidé de rendre visite à Sabina, sa vieille amie et rivale en amour. Elle s’était
réveillée ce matin-là avec une envie de faire du mal à quelqu’un, et son esprit
torturé lui avait soudain rappelé que la quiétude dont son ex-amie jouissait
depuis neuf ans méritait d’être perturbée. Elle avait guetté le départ de Miguel
de la propriété, s’était assurée qu’il se dirigeait, comme tous les dimanches,
vers le Pelourinho, puis avait pris la direction de la case où Sabina vivait avec
ses enfants. Malgré leur mariage, Miguel n’avait pas changé ses habitudes de
vivre seul dans le réduit que le maître lui avait donné dans la propriété. Il
avait, avec l’aide d’autres esclaves, construit une case plus grande pour Sabina
et les enfants, qu’il venait voir tous les jours, une fois le travail terminé. Les
dimanches, il n’y allait que le soir, après avoir passé la journée à haranguer la
foule, en compagnie de ses frères musulmans.
Edum jubilait en ruminant son plan. L’histoire qu’elle s’était inventée, et
qu’elle allait servir à Sabina, n’était pas des plus ragoûtantes. Semer le doute
dans le cœur de son ancienne amie, la faire souffrir et si possible faire voler en
éclats son couple avec Miguel. Elle avait une complice, qui était au parfum, et
jouerait merveilleusement son rôle, au cas où l’idée viendrait à Sabina de
vérifier les allégations d’infidélité de son Miguel. Il s’agissait d’une jeune
servante nago, belle, dix-neuf ans à peine, récemment arrivée d’Onim. Elle
l’avait prise à son propre service avec l’accord du maître, et la louait comme
prostituée à ses riches clients ou à quelques agrégés du domaine qui pouvaient
se permettre de payer à la maquerelle la somme de mille reis que cette
dernière exigeait, avant de livrer à l’appétit goulu des mâles les charmes de sa
protégée. C’est elle que Edum avait chargée de séduire Miguel. Sous prétexte
d’apprendre le Koran, elle s’enfermait parfois avec celui-ci dans le réduit qui
lui servait d’étude et de logement. Leur familiarité était telle que maintenant,
il ne restait plus à la jeune Nago que de passer à l’étape suivante du plan.
Ce matin-là, elle était arrivé tôt avant son départ, et avait proposé à Miguel
de nettoyer le logement. Ce dernier était parti sans s’inquiéter, mais juste
après son départ, la jeune esclave s’était déshabillée et s’était couchée dans
son lit, nue et offerte comme une femme que son amant venait de quitter. Il ne
restait plus à Edum que d’aller prévenir Sabina, qui viendrait constater d’elle-
même ce que son cher Miguel faisait dans son dos, et avec plus jeune qu’elle,
depuis que les maternités successives l’avaient rendue moins désirable.
Sur le chemin, Edum se hâtait, quand soudain elle entendit quelqu’un crier
son nom dans son dos. Elle se retourna et vit courir dans sa direction une de
ses amies, Guilhermina Roza de Souza, une esclave originaire de la nation
Mina. Celle-ci habitait dans la rue Bispo, et était l’esclave de Firmiano
Joaquim de Souza, chirurgien et propriétaire d’un moulin à sucre.
Guilhermina Roza était une femme comme Edum les aimait, intrigante,
volage, et toujours au courant de tout. Une alliée fiable, avec qui elle
s’entendait sur tout et partageait des histoires de femmes aimant le pouvoir et
les hommes de pouvoir. C’était la pire des taupes travaillant au service
d’Edum.
À la voir haleter comme un animal piégé, ses gros seins battant la cadence
sous son corsage en coton, Edum se demanda quelle pouvait être la nouvelle
qui faisait ainsi souffrir sa bonne amie si tôt le matin. Guilhermina Roza
suffoquait presque, sous son poids monstrueux de cuisinière trop nourrie. Les
veines de son cou, sous la peau qu’elle avait très claire, étaient gonflées d’un
sang violet. Elle s’accrocha presque à son amie, afin d’arrêter sa course.
« Ma chère, tu es toute bleue, que t’arrive-t-il, plaisanta Edum ? Le patron
est mort dans tes bras ?
– Ah, ma chère Edum, si tu savais, ça fait trois mois que je n’ai plus vu son
piston dans la machine. Mais tu as raison, j’aurais préféré t’annoncer cela que
ce que je venais te raconter.
– Ah bon, tu me cherchais vraiment ?
– Partout, je t’ai cherchée partout. J’ai même failli mourir, tant j’ai couru
pour te rattraper. C’est vraiment urgent.
– Parle vite, Roza, parle vite !
– Il faut prévenir le commisário Martins !
– Le commisário ?
– Mais bien sûr, Francisco Gonçalvez Martins, tu ne couches plus avec lui ?
– Roza, Roza, tu cries trop fort ! Explique-moi, calmement, pourquoi nous
devons aller voir le chef de la police ! »
Elles avisèrent un pan de mur ombragé, à l’écart des passants, et s’y
adossèrent. Les esclaves allaient encore se révolter, commença alors
Guilhermina Roza, mais cette fois-ci c’était pour prendre la terra, le territoire
de Bahia, définitivement, et non des surra, des coups de fouet comme ils en
recevaient souvent. L’affaire était hautement sérieuse, poursuivit-elle. Elle
tenait ses informations de plusieurs sources concordantes. D’abord, du père de
ses enfants, Domingo Fortunato, esclave de Fortunato José da Cunha, lequel
avait surpris des conversations entre les Noirs des saveiros, les bateaux de
pêche amarrés sur le port. Ils avaient affirmé, ces pêcheurs, qu’un Nago de
Santo Amaro, un inconnu répondant au surnom d’Aluna, était arrivé à Bahia
depuis plusieurs jours dans un total anonymat, afin de conduire une rébellion
sanglante où allaient être exterminés tous les Blancs, les cabras, ces métis
issus de l’union entre mulâtres et nègres, les créoles ainsi que tous les Noirs
qui refuseraient de se joindre au mouvement ; seuls les mulâtres, paraît-il,
allaient être épargnés, l’intention des maîtres noirs étant d’en faire des laquais
et des esclaves. Ensuite, elle jura avoir entendu elle-même, depuis sa fenêtre,
trois esclaves de la nation Nago raconter dans leur langue, qu’elle comprenait
approximativement, que ce soir, à l’heure où les gardes du palais sonneraient
la relève, et que les esclaves descendraient à la fontaine, ils allaient mettre le
feu à la ville. Elle n’avait pas pris cela à la légère, bien sûr, mais sa certitude
que quelque chose de grave se préparait allait se renforcer quelques heures
plus tard, lorsqu’elle rencontra, sur sa route, sa voisine, Sabina da Cruz, une
affranchie Egba Nago et de surcroît musulmane, qui avait été autrefois
l’esclave de José Manuel Gonçalvez. C’est elle qui lui aurait révélé, sans se
douter que Roza irait rapporter ses propos à Edum, que le matin même, dans
une maison à l’angle de la rue Guadalupe, plusieurs esclaves armés, arrivés de
Santo Amaro, s’étaient réunis pour un entretien secret avec un grand chef
musulman surnommé Aluna, afin de préparer les événements qui allaient les
libérer de la domination des infidèles, et qu’ils se trouveraient toujours là,
attendant le couvert de la nuit et le signal de leur chef pour sortir tuer les
chiens blancs.
« Oui, mais Roza, la pressa Edum, as-tu pris soin de vérifier s’il y avait
effectivement des gens cachés dans cette maison de la rue Guadalupe ?
– Tu t’imagines bien que oui, Edum. J’ai suivi en cachette Sabina da Cruz,
laquelle y allait, m’avait-elle dit, pour porter des ignames aux soldats du
Prophète.
– Les soldats de qui ?
– Les soldats du Prophète, c’est le surnom qu’ils se sont donné. Enfin
Sabina m’a confirmé que le soulèvement était vraiment prévu pour le soir
même. À l’heure où les esclaves sortiraient chercher de l’eau aux bornes des
fontaines publiques, quelqu’un tirera une balle contre la vitrine de la pâtisserie
de Félix Santana, et ce sera le début de la révolte. Ma chère, apparemment
c’est un plan bien conçu. »
Guilhermina Roza ne croyait pas si bien dire. Quand une heure plus tard,
ayant abandonné son idée d’aller torturer l’autre Sabina, la femme de Miguel,
Edum se retrouva en face du commissaire Francisco Gonçalvez Martins pour
tout lui raconter, ce dernier ne put que se rendre à l’évidence. Oui, le plan
avait été parfaitement conçu. Les rebelles allaient simultanément allumer des
incendies dans plusieurs quartiers de la ville, afin de distraire l’attention et la
vigilance des troupes de police, qu’on ferait sortir des casernes par ce biais,
afin de les désarmer. Une fois maîtres de la cité, des forces supplémentaires,
venues des plantations du Recôncavo et de la péninsule d’Itapagipe, les
rejoindraient pour le massacre final.
Ce scénario avait plus de chance de réussite, comparé aux précédents où les
révoltes avaient toujours démarré en dehors de la ville, laissant aux troupes le
temps de s’organiser pour réprimer les assauts.
Francisco Gonçalvez Martins décida alors de prendre les devants, au lieu
d’attendre que les choses ne se déroulent comme l’avaient prévu les rebelles et
leur chef énigmatique, le mystérieux Aluna ! D’ailleurs qui était cet Aluna, le
chef de la police aurait aimé le savoir. Quand il posa la question à Edum, cette
dernière sourit de façon étrange, et murmura en se penchant vers lui :
« Je crois bien que j’ai une idée. Je crois savoir qui c’est. »

***

L’homme que Miguel découvrit en train de prier dans la cathédrale n’était


visiblement pas celui qu’il croyait y rencontrer. L’inconnu portait une vieille
bure de moine, et avait la tête entièrement recouverte du capuchon de son
habit ; il était difficile de dire à quoi ressemblait son visage. À peine Miguel
s’était-il rapproché de lui, s’agenouillant à ses côtés, qu’il s’était relevé et
avait changé de rang. À présent, il était à genoux dans le dos de Miguel, lequel
attendait qu’il parlât, espérant reconnaître au moins la voix de Félix Santana.
Cela faisait neuf ans qu’il n’avait plus mis les pieds à la pâtisserie de ce
dernier, et il était possible que le propriétaire de l’Ave Maria ait changé. Mais
quand l’homme ouvrit la bouche, il comprit que ce n’était vraiment pas le
mulâtre conspirateur qui lui avait donné rendez-vous dans cette église
catholique, vide à cette heure de la journée, à l’exception de deux ou trois
vieilles dames couchées presque devant l’autel, en train de prier pour la
rémission de quelque horrible péché.
La question de l’homme, au prime abord, le surprit.
« C’est bien toi, Sule ? Le maître m’a dit de te saluer.
– Je ne suis pas Sule, je m’appelle Miguel. »
L’homme toussa, comme si la réponse de Miguel l’avait énervé, puis il
reprit, posément.
« Miguel n’est pas un nom à porter par un tel jour. Tu t’appelleras
désormais Sule, ainsi en a décidé l’homme qui t’avait recommandé au maître,
dans la lettre qu’il t’avait remise pour lui. Tu l’ignorais ?
– Je l’ignorais, mais Dieu est grand et je suis fier de m’appeler désormais
Sule ! »
Une chose était certaine, au moins l’inconnu semblait bien connaître Félix
Santana. Une joie sans pareille traversa le cœur de Miguel.
« Je suis venu te dire ce qu’il faut faire. Ce soir, deux groupes de fidèles
prendront la ville d’assaut. Tu feras partie du deuxième groupe. Le maître te
charge aussi de la plus grande mission : donner le signal du soulèvement aux
soldats du Prophète. Juste après le clairon, quand la garde du palais entamera
la relève, tu mettras le feu à la pâtisserie du maître, ce sera le signal attendu
par les groupes. »
Un temps, ce que l’inconnu venait de dire lui parut saugrenu. Incendier
l’Ave Maria !? N’aurait-on pas pu trouver un autre moyen d’avertir les
insurgés ? Un commerce si florissant ? L’entreprise de toute une vie ? Puis il
se résolut à accepter l’ordre, comme un véritable soldat : si le maître lui-même
avait demandé qu’on incendie son commerce, c’est qu’il y avait des raisons à
cela, mieux, une nécessité.
D’ailleurs, l’homme ne lui laissait pas le temps de poser des questions, il
continuait de parler, calmement, mais rapidement.
Quand il lui eut expliqué tous les détails du plan d’attaque, il se pencha vers
l’oreille de Miguel, faisant mine de se relever.
« Une dernière chose. Il se peut que certains d’entre vous tombent entre les
mains des infidèles. Ils chercheront à savoir qui je suis. Je m’appelle Aluna, et
je n’ai pas de visage. Toi, Sule, tu m’as aperçu, mais m’as-tu reconnu ?
– Non.
– Et ils t’interrogeront : qui vous a donné les armes, qui est derrière tout
cela ? Jamais, m’entends-tu, Sule, jamais tu n’évoqueras le nom du maître,
c’est clair ?
– C’est clair, même sous la torture, je ne prononcerai plus jamais le nom du
maître.
– Répète avec moi la sourate : Quand la terre tremblera d’un violent
tremblement, ce jour-là, les gens sortiront séparément pour que soient
montrées leurs œuvres. Quiconque fait un bien, fût-ce du poids d’un atome, le
verra, et quiconque fait un mal, fût-ce du poids d’un atome, le verra. »
Quelle que que soit l’issue de la journée, il sentait qu’il n’était pas prêt de
rentrer chez lui. Il répéta la sourate dite de « La secousse », et se dirigea d’un
pas ferme vers la sortie.
***

Francisco Gonçalvez Martins, président de la province, et chef de la police


de Bahia, se rendit immédiatement au palais informer le gouverneur. Puis,
quelques minutes avant l’heure où la garde du palais effectuait la relève, il
rassembla ses troupes, qu’il divisa en deux groupes, le premier étant chargé de
fouiller toutes les maisons des Africains, du côté de la ladeira da Praça, à la
recherche des armes et des munitions, et surtout de capturer le chef rebelle
Aluna, et il prit lui-même la tête du second groupe pour une perquisition à la
rue Guadalupe, dans cette maison où se serait tenue, aux dires de son
informatrice, une réunion secrète des rebelles avec le mystérieux Aluna. La
maison, lui avaient rapporté ses limiers, appartiendrait à un mulâtre du nom de
Domingo Marinho de Sa, qu’ils trouvèrent en arrivant sur les lieux. Il fumait
sa pipe, assis devant le portail, et s’étonna de voir la police le soupçonner
d’abriter chez lui des brigands.
« Je suis un honnête cidadão, criait-il, et nul n’a le droit de me traiter de la
sorte.
– Citoyen de Sa, le calma Martins, ceci n’est qu’une formalité de routine.
Nous savons que vous n’avez rien à cacher, alors permettez…
– Jamais, s’interposa le maître de maison, jamais vous m’entendez,
personne n’entrera dans ma maison, au nom d’Allah le Miséricordieux !
– Votre réaction m’étonne, citoyen de Sa, mais permettez-moi néanmoins
d’insister. Nous devons entrer dans cette maison. »
Juste à cet instant, un soupirail dans la façade du bâtiment s’ouvrit
lentement. Les policiers, occupés à suivre la discussion de leur chef avec le
propriétaire des lieux, ne virent pas sortir, par cette ouverture, un tromblon
tenu par deux bras puissants. Ils n’entendirent que le bruit sec de l’arme et
virent s’élancer dans le ciel une fusée au panache rougeâtre qui illumina la
nuit en train de tomber sur le quartier. Alors, soudainement, une soixantaine
d’hommes surgirent de partout, armés de lances, de pistolets, d’épées et fusils.
Ils prirent en chasse les policiers.
Francisco Gonçalvez Martins confia la direction des troupes au lieutenant
Lazaro et s’en fut préparer la défense du palais, car il sentait confusément que
quelque chose allait se passer à cet endroit. Mais quelques minutes après son
départ, la déroute de ses hommes allait être spectaculaire. Le lieutenant Lazaro
fut abattu, et un policier battu à mort par les assaillants, qui se dispersèrent en
petits groupes à travers la ville, certains vers le collège des Jésuites, où ils
tuèrent deux soldats et un civil blanc, un autre vers le palais du gouverneur, et
d’autres encore vers le fort de San Pedro où ils affrontèrent au corps à corps
les artilleurs surpris par la force de tir et la discipline des Africains, qui les
obligèrent à battre en retraite à l’intérieur de l’édifice, après que deux ou trois
sergents furent laissés sur le carreau. Et malgré la salve nourrie tirée depuis les
douves contre les insurgés, ces derniers maintenaient le siège, à présent
qu’une centaine d’esclaves les avait rejoint en renfort.
Les soldats du Prophète tuaient ou blessaient tous ceux qui se mettaient en
travers de leur route, et de façon systé matique les autres esclaves africains
qui, armés de bric et de broc, les poursuivaient par endroits afin de défendre
leurs maîtres blancs. La mise à mort de ces frères se faisait dans la douleur
mais sans regret, car il était impossible de les raisonner en pareille
circonstance, et la moindre hésitation devant ces renégats d’un autre type
équivalait à la mort. Oui, il fallait les tuer, ou c’était eux qui vous tuaient, en
hurlant comme des bêtes sauvages. Nul ne savait trop pourquoi ils prenaient la
défense de ceux qui les avaient asservis, mais le résultat était là, ils étaient
fous furieux et rendus haineux par la progression victorieuse de la rébellion
noire.
Et en effet, elle avançait, irrésistible. À travers le quartier Victoria, en
passant par le Barroquinha. La mise à sac de la caserne de police de Mouraria
fut vécue comme une bénédiction divine, et les insurgés, munis de nouvelles
armes et de munitions, se dirigèrent en chantant vers la prison de la rue Ajuda
afin d’en libérer les prisonniers. Ils criaient et chantaient en gbe, cette langue
que la plupart d’entre eux, originaires de la Côte dite des Esclaves, avaient la
chance d’avoir en partage :
Satanás ga le mo dji
El’a fima zan kple keli
Yesiayi me yi na’gbe do da pe
Me kpo ne le nye mondji
Kpe de n’ti nye mayi’a pe
Apeto
Kpe de n’ti nye mayi’a pe
Yesiayi me yi na’gbe do da pe
Me kpo ne le nye mondji.

Pendant ce temps, Francisco Gonçalvez Martins avait fini d’organiser la


défense du palais du gouverneur, et courait vers un autre front où, l’avait-on
prévenu, les Africains allaient attaquer. La rumeur, effectivement, lui était
parvenue que le chef rebelle Aluna avait pris la tête d’un groupe qui se
dirigeait vers la caserne de cavalerie de Agua de Meninos. Le commissaire
Martins jubilait à l’idée de ce choc auquel il avait préparé la cavalerie, car il le
savait désormais, sa maîtresse Edum le lui avait confirmé : le mystérieux
Aluna n’était autre que l’un des esclaves travaillant au domaine du seigneur
Pereira de la senzala Vermelhos, le nommé Miguel do Nascimento, un esclave
musulman arrivé de Recife depuis quelques années, dont la vie, disait-on,
avait été jusque-là exemplaire.

***

Miguel connaissait par cœur la musique que les gardes, en faction devant le
palais, jouaient tous les jours à dix-sept heures, à la même heure que les
cloches de la cathédrale sonnaient. Il n’a jamais su pour quelle raison. Il en
connaissait la mesure autant que la durée. Deux minutes, durant lesquelles une
nappe sonore recouvrait le centre-ville de Bahia. Aussi ses oreilles habituées
depuis des années à ce phénomène bruyant et distrayant furent-elles surprises
de ne rien entendre quand vint l’heure de donner le signal de l’assaut. Depuis
son départ de l’église, il avait rejoint les autres insurgés et, tapi là en leur
compagnie, dans une maison non loin de la pâtisserie Ave Maria, attendait
l’heure où il prendrait son arme et allumerait la torche avec laquelle il devait
mettre le feu à l’établissement de Félix Santana.
Il n’avait pas eu le temps de passer voir Sabina et les garçons, et pour dire
la vérité, il pensait peu à eux depuis qu’il avait rencontré son mystérieux
interlocuteur. Un sentiment peu commun, qu’il était désormais seul au monde
contre tous, mais que sa victoire solitaire serait aussi celle de sa famille,
étreignait son cœur de mari. L’esclavage allait finir, oh oui il allait finir, et au
nom du Tout-Puissant Miséricordieux, lui et ses enfants quitteraient ce pays
pour retourner vivre là où la vie aurait du sens, et lui un statut autre que celui
de nègre au sourire pastèque, habitué aux courbettes et autres veuleries.
Les autres rebelles le regardaient. D’instinct, il comprit qu’il se passait
quelque chose d’anormal. Tous savaient l’heure à laquelle la garde sonnait la
relève, et cette heure était passée depuis au moins trente minutes, et il ne se
passait toujours rien. Il prit sur lui d’aller jeter, seul, un coup d’œil dans la rue,
et c’est à ce moment qu’il entendit les clameurs des batailles qui avaient
commencé ailleurs.
Les gens couraient dans tous les sens, et parlaient d’incendies allumés çà et
là, de rebelles fous tuant civils et soldats sur leur passage. Il s’avança vers la
pâtisserie. Elle était fermée, mais la vitrine était achalandée, comme à
l’accoutumée. Il la contourna, et vit la petite porte par laquelle Félix Santana
l’avait fait sortir le jour de leur premier entretien. Un cadenas l’avait rendue
impraticable. Il s’en revint sur ses pas, ne sachant que faire exactement. Dans
sa course, un homme le frôla. Il se retourna et le vit, le mulâtre en personne,
qui le prit par le bras et lui murmura :
« Nous sommes trahis, Sule, nous sommes trahis. Mets le feu à la boutique,
c’est essentiel, pour éloigner de moi les soupçons. Aluna vous attend à la
caserne de la cavalerie. Faites vite, nous avons encore une petite chance ! »
Puis il tourna le coin de la rue, et s’en fut en courant. Miguel courut
informer ses hommes, et ensemble ils allumèrent l’incendie qui consuma dans
leur dos l’Ave Maria. Puis ils prirent la direction de Agua de Meninos. De
loin, on pouvait entendre le chant des soldats du Prophète. Ses hommes, que
l’envie de tuer démangeait, le reprenaient en chœur en tirant sur les passants
qui refusaient de venir grossir leurs rangs. À son tour, Miguel se mit à le
fredonner, mâchonnant les paroles de la chanson dans sa bouche, comme une
médecine aux vertus apaisantes.
Satan est toujours sur la route
Il rode nuit et jour dans les parages
Chaque fois que je m’en vais te prier
Je le trouve en travers de ma route
Aide-moi à rentrer chez moi
Maître de nos patries
Aide-moi à rentrer chez moi
Satan est toujours sur la route
Il rode nuit et jour dans les parages.

Un groupe de soldats, embusqué non loin de la prison de la rue Ajuda, les


prit sous un feu de tirs nourris. Ils répliquèrent et en tuèrent la moitié,
obligeant les autres à déposer les armes. En réalité, ces soldats tentaient de
prendre à revers les insurgés qui avaient attaqué la prison. Miguel cria l’ordre
à ses hommes de prêter main-forte aux insurgés bloqués devant l’immense
portail, et en l’espace de dix minutes, la prison tomba, libérant de ses
entrailles puantes une centaine de prisonniers, des Africains pour la plupart
d’entre eux, heureux de leur nouveau sort. Ils dépouillèrent leurs geôliers de
leurs armes et se mêlèrent à la marée humaine décidée à en découdre avec la
cavalerie.
Il planait désormais dans l’air comme un parfum de fin du monde. Presque
mille cinq cents hommes se dirigeaient vers Agua de Meninos, soudés dans la
même foi que cette bataille serait décisive pour la suite de leur existence. Une
victoire, cette fusion, cette union dans le ressentiment depuis des années que
les esclaves tentaient de faire tomber le système qui les dominait et avait fait
d’eux des enfants sans volonté. Miguel pensait à Félix Santana, qui, il le
savait, en avait été pour une grande part l’artisan. Où était-il en ce moment ?
Et aussi au vieux Sule, mort peut-être depuis belle lurette dans ce Recife où il
avait recouvré une liberté bien tardive. Et qui n’était pas là pour vivre le grand
jour tant espéré.
Un brusque mouvement de la foule le sortit de ses réflexions. Ils étaient
devant la caserne, et pas un seul soldat n’était en vue. Entre eux, les esclaves
révoltés se murmuraient des consignes, toujours les mêmes. Aluna, disait-on,
avait donné l’ordre d’attaquer en vagues de trois, alors, on avait commencé à
choisir les membres des trois factions qui allaient partir à l’assaut de la
caserne silencieuse. Fait étrange, nul ne savait qui était Aluna. Tout au plus un
nom, mais l’obéissance que chacun vouait aux ordres venus de cet être
invisible confinait à la dévotion. Il n’était pas nécessaire qu’on le vît : il
suffisait de croire et de faire ce qu’il disait. D’ailleurs, qui pouvait affirmer
avec certitude qu’il n’était pas parmi eux ? Simple soldat comme les autres,
mais stratège habile qui venait de les prévenir de faire attention : derrière les
portes de la caserne, les soldats blancs se tiendraient eux aussi prêts à les
affronter. À l’annonce de cette dernière nouvelle, chacun comprit sans le dire
que le premier groupe qui allait défoncer l’immense portail taillé dans l’ipê
amarelo, un bois célèbre des profondeurs de l’Amazonie, infiniment résistant
et difficile à scier, allait se sacrifier pour que le suivant ait quelque chance de
réussite.
Le chant monta, puissant. Coude contre coude, les hommes se soutenaient.
Ahanant, soufflant et proférant des malédictions contre les maîtres, les
esclaves soldats firent bouger, millimètre après millimètre, l’ouvrage de bois.
Quand, enfin, la porte céda et s’écroula dans un vacarme assourdissant, la
première unité se rua dans la cour sans rencontrer de résistance.
Le sang de Miguel ne fit qu’un tour. Son cœur battit à se rompre. Un piège,
c’était un piège. Il n’eut pas le temps de crier pour prévenir ses hommes. Ces
derniers, pris d’impatience comme les membres des deux autres factions,
s’étaient mis à brandir leurs armes et à courir vers l’intérieur de la caserne.
Francisco Gonçalvez Martins le savait, une caserne vide attirait forcément des
novices de la chose martiale. L’attrait de la victoire facile, l’illusion que l’on a
fait fuir l’adversaire avant même le combat ultime. Ce faux sentiment de
pouvoir, il faut des chefs aguerris pour l’enlever du cœur des hommes de
troupe. Et les esclaves, à cause justement de leur enthousiasme, de leur colère
meurtrière, étaient plus enclins que tout autre à commettre cette erreur-là.
Miguel chercha des yeux Aluna, sans être sûr qu’il le reconnaîtrait. La révolte
avait du plomb dans l’aile. Félix Santana n’avait pas menti, ils avaient bel et
bien été trahis. Par qui, il l’ignorait, mais il n’en douta plus, à l’instant où il vit
ses hommes partir sans peur mais naïvement vers une mort certaine.
« Un piège, c’est un piège », réussit-il à crier à la fin. Mais il était trop tard.
Les chevaux étaient plus de cent, ils avaient surgi des écuries comme des
djinns, et la peur viscérale que les esclaves, surtout les esclaves musulmans,
avaient de ces animaux diaboliques déclencha une panique sans pareille parmi
les factions. Ce fut miracle qu’il y eût encore des survivants, ce soir-là, parmi
les insurgés. Les cavaliers, sabre au clair, taillaient dans la marée humaine,
coupant les têtes, les bras, comme on coupe des légumes. Les Africains
hurlaient, épouvantés jusqu’à la moelle des os. Ils escaladaient les corps de
leurs amis, de leurs frères d’armes, et cherchaient des endroits sûrs où se
barricader.
Miguel, entouré de quelques rescapés, tenta de se défendre, mais les sabots
meurtriers des chevaux firent très vite le vide autour de lui. Soudain, au
moment où il allait céder au désespoir et, comme tant d’autres soldats du
Prophète, sauter dans la mer toute proche pour échapper à la tuerie, il vit
arriver du renfort. Une centaine d’hommes armés de flambeaux, et marchant à
leur tête côte à côte le mulâtre, le visage couvert d’un masque, et l’homme à la
capuche de moine, réunis pour conduire l’ultime contre-attaque.
La peur venait de changer de camp. Les montures du diable, terrorisées par
le feu, jetaient à terre leurs cavaliers et s’enfuyaient en piétinant les hommes.
Miguel courut rejoindre les nouveaux leaders de la rébellion, et un flambeau
dans une main, un sabre dans l’autre, entreprit d’effrayer les chevaux et de se
défendre. Aluna criait des encouragements en arabe, et Félix se battait au
corps à corps avec les soldats dépossédés de leurs bêtes. Soudain, Aluna cria
et montra du doigt un homme qui regardait le combat du haut de la tour de
garde à l’aide d’une longue-vue. Quand Miguel se tourna, il vit l’homme le
viser avec sa carabine ; il n’eut pas le temps de réagir qu’une balle se fichait
dans son épaule droite. Il tomba sur les genoux et aperçut l’homme le viser
une deuxième fois. Alors, il ferma les yeux, certain que cette fois-ci il ne le
raterait pas. Mais quand il les rouvrit, l’homme n’était plus là, et deux
insurgés le transportaient à l’écart de la bataille. Il n’eut pas le temps de
s’opposer à son évacuation, Félix l’avait rejoint, et lui murmurait à l’oreille :
« Sule, nous allons perdre, mais notre honneur est à jamais glorieux.
L’homme qui t’a tiré dessus, c’est le commissaire Martins. Je n’ai pas réussi à
le tuer, mais il est sûr qu’il te recherche. On lui aurait dit que tu serais Aluna.
N’oublie jamais, Sule, si jamais ils te retrouvent, nie de toutes tes forces que
tu n’es pas Aluna, sinon ils te tueront. Une chose est sûre, tous ceux qui seront
arrêtés seront jugés et rapatriés en Afrique. Donne-toi cette chance-là, tu n’es
pas Aluna. Bonne chance, frère du Prophète, Allah veillera sur toi ! »

Ce fut la dernière rencontre de Miguel, à présent surnommé Sule, avec


Félix Santana. Évacué précipitamment, il ne saura que plus tard l’issue de
cette révolte. Les soldats, aidés par l’arrivée de plusieurs autres bataillons
venus du palais, ripostèrent longuement à l’attaque frontale des esclaves. Et
vers minuit tout fut terminé. Aluna avait disparu ou avait été arrêté, nul ne
saurait le dire, puisque personne ne connaissait son visage ; Félix Santana, le
cœur lourd sous son masque et jurant de retrouver le traître qui les avait
donnés, s’était fondu dans la nature juste avant la fin des hostilités. Des corps
d’esclaves noyés flottaient dans la mer, les pavés de Bahia avaient pris la
couleur du sang des hommes, toutes races confondues, et les derniers insurgés
avaient pris le chemin des bois.
Ainsi prit fin la révolte des Malês. En moins de six heures, un millier de
rebelles avaient réussi à faire se terrer dans leurs demeures les maîtres blancs,
et défié les soldats de la province. Bahia tremblera longtemps devant ce fait
d’armes sans égal, et des siècles plus tard, on se racontera encore dans les
familles des descendants d’esclaves les exploits de ces hommes dont les noms,
pour la plupart, resteront à jamais dans l’anonymat.

***

Le lendemain, Edum apprit l’arrestation de Miguel. Elle accueillit la


nouvelle avec joie, et se rendit vers midi chez Sabina pour la narguer. Elle
avait triomphé, enfin, elle avait gagné. Miguel était sous les verrous, et Sabina
privée de mari, pour toujours, elle l’espérait.
Toute la soirée, les hommes de Martins avaient poursuivi leurs
investigations, à la recherche des repaires des insurgés Malês.
Miguel, qui avait fui la charge de la cavalerie, avait été retrouvé, blessé,
épuisé, dans un quilombo de l’île d’Itapagipe. Tout comme les autres
combattants blessés, il n’avait pas opposé de résistance quand les soldats
étaient arrivés.
Le soir de cette arrestation, Edum courut danser sa victoire dans le
candomblé qu’elle fréquentait régulièrement, heureuse et fière d’avoir fait
tomber l’époux de Sabina, et d’avoir sauvé, par la même occasion, d’une ruine
certaine son maître et amant, le seigneur Pereira. Tout heureuse et fière de son
coup, et plus que jamais sûre d’avoir affermi sa puissance, elle sortit tard de la
séance de danse, aux aurores, aux bras d’un amant plus jeune qu’elle, car
s’était-elle dit, il fallait célébrer d’une manière toute charnelle de tels
événements. Et il lui fallait pour cela un homme, un vrai, un taureau dans la
force de l’âge, et pas ce vieux cochon de Pereira qui passait son temps à
essayer d’avoir une véritable érection, et finissait par vider sur son pubis un
jus étique qu’elle imaginait malsain. Non, il lui fallait se donner à un homme,
et dans son rêve en vérité, l’homme en question avait le visage de Miguel, le
seul dont elle emporterait avec elle l’amour dans la mort.
Ils s’étaient déshabillés dans le noir, cachés dans les broussailles du
chemin, car son envie de se laisser prendre était trop forte. Elle pensa puis
oublia aussitôt que chez elle, en pays nago, faire l’amour par terre ou dans les
herbes était un tabou qui pouvait attirer le malheur sur ceux qui le violaient.
La transpiration du jeune homme qui avait dansé avec elle durant la soirée lui
chatouillait agréablement les narines, déclenchant en elle une envie de le
mordre sous les aisselles. Il était encore en elle et elle gloussait des vulgarités
quand elle vit, en contre-plongée, la silhouette d’un moleque malingre et
presque aérien s’agrandir devant elle. Elle vit l’ombre lever un bras puis
l’abattre violemment. Son amant glissa sur le côté en râlant. Le temps qu’elle
crie au secours, la main se leva et s’abaissa plusieurs fois encore. Elle reçut
dans la poitrine et dans le ventre la mort et se vida de son sang lentement,
comme une chèvre immolée pour un rituel musulman.
Le lendemain, quand on la découvrit, son corps était recouvert d’étranges
fourmis rouges que personne n’avait jamais vues à Bahia, et que certains
diront n’avoir vues de leur vivant qu’en Afrique, dans le golfe de Guinée.
Nouveaux mondes X : Jugements et sentences
Le 23 février 1835, moins d’un mois après ces événements qui allaient
marquer, définitivement, la mémoire de la ville, le tribunal de Bahia rendait
un premier verdict contre le premier groupe des accusés de la révolte dite des
Malês. Plus de sept cents accusés, que les juges condamnèrent à des peines
variées, selon les dispositions de l’article 38 du Code criminel de l’époque :
pendaison, six cents à mille coups de fouet sur la place publique, fusillade,
travaux forcés et bannissement.
Miguel ne faisait pas partie de ce premier groupe. Il n’avait pas encore été
présenté au juge et croupissait dans la prison de la Rua Ajuda, comme tous les
esclaves du deuxième groupe d’insurgés qui avaient été faits prisonniers en
même temps que lui. Il avait été jeté dans le même cachot que Thomé das
Alvarengas dit Mala Abubakar, l’imam qui avait célébré son union avec
Sabina.
On avait d’abord pris Miguel pour Aluna, puis à force de répéter qu’il ne
l’était pas, on avait fini par le croire, et pour changer, on l’avait torturé pour
qu’il livrât l’identité de celui qui paraissait être aux yeux de tous le vrai leader
de l’insurrection. Mais il avait résisté. Fichée dans son cerveau, l’ultime
recommandation d’Aluna :
« Et quand ils t’interrogeront, réponds-leur par la sourate : Quand la terre
tremblera d’un violent tremblement, ce jour-là, les gens sortiront séparément
pour que soient montrées leurs œuvres. Quiconque fait un bien, fût-ce du
poids d’un atome, le verra, et quiconque fait un mal, fût-ce d’un poids d’un
atome, le verra. »
Et aussi les consignes de Félix Santana :
« N’oublie jamais, Sule, si jamais ils te retrouvent, nie de toutes tes forces
que tu n’es pas Aluna, sinon ils te tueront. Une chose est sûre, tous ceux qui
seront arrêtés seront jugés et rapatriés en Afrique. Donne-toi cette chance-là,
tu n’es pas Aluna. Bonne chance, frère du Prophète, Allah veillera sur toi ! »
Il répétait la sourate en hurlant, quand la douleur devenait trop forte, trop
difficile à supporter. Un matin, pour l’impressionner, on avait sorti Mala
Abubakar du cachot, puis on était venu chercher Miguel pour qu’il assistât à la
pendaison de son imam. L’homme n’avait pas été jugé, alors il prit toute
l’affaire pour un jeu destiné à l’effrayer. Mais le jeu tourna mal. Un des
geôliers chargés d’empêcher le prisonnier de tomber lâcha prise au bout d’un
long stationnement debout, et la corde se tendit, étranglant le cou du pauvre
Abubakar. Certes, le chef des gardiens se précipita pour couper la corde, mais
le prévenu s’était évanoui sous la violence du choc. Il fut immédiatement
conduit à l’hôpital Santa Casa da Misericordia, mais il rendit l’âme le soir
même, causant le trouble chez les gardiens.
Ce n’est qu’après ce drame que Miguel eut enfin la paix. Finalement, le 2
mars 1835, les accusés du second groupe, au nombre desquels Miguel, furent
tous condamnés à la déportation vers l’Afrique.
Ce jour-là, il entendit le juge égrener les noms sans broncher, il connaissait
la plupart des accusés, mais ce qui plutôt le faisait sourire, c’était ces
patronymes accolés aux prénoms : de Souza, de Santos, de Oliveira et de
Campos, de Fanti, da Costa, da Silva, d’Almeida, Figueira, Vieira, Baeta,
Freitas, Pinto, Bravo, Davidio, Amorino, Sacramento, Gonçalves, Gomes, da
Cruz… Des noms qui bientôt disparaîtraient, une fois arrivés en Afrique.
Soudain, il sursauta. Avait-il bien entendu le dernier nom prononcé ?
« Francisco Olympio da Silva, homme libre, fils de Félix Santana, mulâtre,
condamné à la déportation vers l’Afrique. »
Il tourna la tête et vit le jeune homme vers lequel le greffier se dirigeait
pour lui remettre en main propre l’acte de bannissement. Les épaules larges, le
corps droit, on pouvait lui donner à peu près vingt-trois ans. Il était noir de la
tête aux pieds, et n’avait aucune ressemblance avec le mulâtre Santana, mais
tout dans son regard, l’assurance, la morgue, suffisait à lui trouver des liens
autrement plus réels avec son célèbre géniteur. Miguel n’en revenait pas, ainsi
donc c’était le fameux fils de Santana, celui dont on racontait que la naissance
avait bouleversé sa vie, au point que du jour au lendemain, il avait cessé de
fréquenter la haute société blanche où on le célébrait, pour devenir un simple
pâtissier. Que faisait-il là, parmi eux ? Car il ne se souvenait pas de l’avoir
aperçu aux côtés de son père, cela eût d’ailleurs été insensé, mais vraiment,
que faisait-il là, au banc des accusés ?
Pendant son interrogatoire, les policiers lui avaient posé des questions à
propos de Félix Santana. Ce dernier, avaient-ils insinué, serait de mèche avec
des Anglais installés à Bahia, et ferait partie des commanditaires de la révolte.
Miguel avait feint d’écarquiller de grands yeux, non vraiment, il n’avait
jamais mis les pieds à l’Ave Maria, et ignorait jusqu’à l’existence d’un
nommé Félix Santana. Quant aux Anglais, la communauté étrangère la plus
importante de la ville, comment un esclave comme lui pouvait-il les
fréquenter ? Ils avaient beau ne pas venir du Portugal, mais il n’en demeurait
pas moins qu’ils étaient des Blancs eux aussi, donc des maîtres, même si leur
réputation d’anti-esclavagistes les précédait !
Mis à part ces soupçons, personne ne lui avait parlé d’une éventuelle
participation du fils de Santana à la révolte. Il demanda à son voisin de
gauche, Pacifico Likouti, esclave du seigneur de Mesquita Varela, s’il avait,
lui, aperçu durant les émeutes le fils Santana parmi les insurgés. Oui, lui
confirma ce dernier. Miguel secoua alors la tête plusieurs fois, non pas de
dépit ni de dégoût, mais d’admiration devant la vie extraordinaire du mulâtre
Félix Santana. De père en fils, dans cette famille, les gènes de la révolte et de
l’insoumission se transmettaient ! Il éclata de rire, au grand étonnement du
juge et de ses comparses. Un rire fou, joyeux, irrépressible, qui se
communiqua à l’ensemble du rang des accusés, qui riaient à présent sans
savoir pourquoi au fond. Le juge, énervé, fit évacuer la salle du tribunal, et
déclara close pour toujours, en ce 2 mars 1835, l’affaire dite de la révolte des
Malês. La lettre qu’il envoya, par la suite, au gouverneur de la province de
Bahia, se trouve toujours dans les archives de la ville. En voici un extrait :
Le tribunal ne pouvant rester indifférent aux informations répétées qui lui
parviennent quant à la possibilité d’une nouvelle insurrection, ayant pris les
mesures conservatoires en son pouvoir, a immédiatement mis en application
les lois de la province relatives à la déportation de tout Africain libre
suspecté de sédition ; en conséquence, 150 de ces Africains ont été renvoyés
sur les côtes d’Afrique aux frais du gouvernement ; 120 d’entre eux ont été
condamnés et bannis comme suspects et les autres, qui constituent le lot des
trafiquants et des contrebandiers, doivent immédiatement être réexportés
conformément aux mêmes lois. Entre 300 et 400 personnes ont été
emprisonnées et 148 expulsées le 12 décembre 1835 à bord du schooner
brésilien de 120 tonnes, le Maria Damiana, sans aucune indication quant à
la distance entre leur territoire d’origine et le port de débarquement.
D’autres ont quitté le pays le 15 novembre 1835 à bord du schooner
brésilien Annibal et Oriente. La conséquence directe de cette mesure a été le
départ volontaire de plusieurs autres Africains. Un grand nombre d’entre
eux se prépare toujours à quitter notre territoire.
Ainsi donc, à l’issue des événements de ces derniers mois, plus de 700
passeports ont été délivrés par le gouvernement aux Africains sur le point de
retourner dans leur pays d’origine. La situation s’est considérablement
améliorée et la peur d’une nouvelle insurrection est désormais moins
justifiée. Toutefois, si le danger n’est pas imminent, il n’a pas complètement
disparu, et aussi longtemps que ces barbares, nos ennemis héréditaires,
vivront parmi nous, jamais ils n’abandonneront leurs sinistres projets . 1

***

L’identité du vrai leader de la révolte, celui dont le nom figure encore


aujourd’hui dans les archives de la police de Bahia, le nommé Aluna, ne fut
jamais découverte. Quant à Félix Santana, malgré les soupçons du chef de la
police qui jura avoir reconnu parmi les insurgés un homme masqué lui
ressemblant, qui avait même failli le tuer en lui tirant dessus, il ne fut jamais
inquiété. Désormais, l’homme ne se cachait plus pour défendre la cause des
esclaves noirs, au risque de se faire détester. Ainsi paya-t-il les amendes de
plusieurs d’entre eux, se battit aux côtés des députés de Bahia qu’il rejoignit
quelque temps après, pour que les peines de mort fussent commuées en
déportation ou en travaux forcés, et affréta-t-il le bateau sur lequel certains des
mutins, qui avaient été condamnés à être expulsés du Brésil, voyagèrent et
firent leur retour au pays natal.

L’expulsion de son propre fils, Francisco Olympio da Silva, né libre et


ayant effectivement participé avec lui aux combats devant la caserne de la
cavalerie de Agua de Meninos, n’avait été qu’une relative surprise pour lui. Il
savait que c’était le prix à payer pour avoir failli à sa mission : mener les
esclaves à la prise du pouvoir et faire de la province le premier bastion noir de
l’Empire brésilien, comme autrefois à Palmarès, près de Recife, l’avait tenté le
nègre Zumbi, dont il avait étudié la vie et les exploits, comme un aspirant à la
prêtrise étudie la vie des saints patrons. Et dans l’espoir de ce grand jour, il
avait préparé son fils à gouverner parmi les Noirs qui devaient prendre
possession de la ville ; ce dernier y avait cru, sans y être forcé, mais le résultat
était là : à défaut de compromettre le père, on avait tout fait pour l’atteindre à
travers son rejeton mutin. Mais il savait, Félix Santana, pour l’avoir confié à la
surveillance de Sule Djibril, autrefois nommé Miguel, que le jeune Francisco
Olympio da Silva était entre de bonnes mains, au moment de partir pour
l’Afrique, continent étrange dont lui-même ignorait tout, à part que c’était de
là qu’étaient venus les hommes et les femmes qui avaient fait du Brésil une
colonie prospère. Oui, il en était profondément convaincu, et le répétait à
l’envi aux députés, les esclaves venus des aires culturelles africaines les plus
avancées furent un élément actif, créateur, et on pourrait dire noble de la
colonisation du Brésil, abaissés seulement par leur condition d’esclaves. Loin
de n’avoir été que des animaux de traction et des ouvriers agricoles, ils
exercèrent une fonction civilisatrice. Ils furent la main droite de la formation
agraire brésilienne.
« Comme les Indiens, et, à un certain point de vue, les Portugais en étaient
la main gauche », ironisaient ses collègues à l’Assemblée de Bahia.
Et pas seulement de sa formation agraire, poursuivait-il, imperturbable et
insensible aux quolibets. Et de souligner que la minéralisation du fer au Brésil
fut apprise des Africains, puisqu’on leur doit la première industrie de
préparation du fer dans les forges rudimentaires du Minas Gerais, fruit naturel
de la science pratique infuse chez ces métallurgistes-nés que sont les Africains
du grand pays mandingue par exemple. Et d’enfoncer le clou, en pensant à sa
propre mère, la belle Dowa dont le destin fugace ne cessera de le hanter toute
sa vie. Oui, le Brésil ne s’était pas limité à chercher en Afrique cette boue
noire qui a fécondé ses champs de canne et de café, qui a humecté sa terre
sèche, qui a complété ses zones de massapé . L’Afrique lui a donné des
2

maîtresses de maison pour les colons sans femme blanche ; des techniciens
pour ses mines ; des artisans pour ses forges ; des nègres s’y entendant en
élevage de bétail et en industrie pastorale ; des commerçants d’étoffes et de
savon ; des maîtres d’école, des prêtres catholiques et mahométans. Et de
conclure, magnifique et exalté, devant une salle abasourdie par la témérité de
l’analyse :
« Le pire élément de notre population, messieurs, ce ne fut pas la race
nègre, mais cette race réduite à l’esclavage. Et qu’on ne vienne plus nous
seriner, comme le fait souvent ici de façon bornée et dogmatique notre
collègue Oliveira Martins absent ce jour, que le nègre est un type
anthropologiquement inférieur, proche de l’anthropoïde, et bien peu digne du
nom d’homme. Et que les amis d’Oliveira Martins, dont le père fut chef de la
police de notre ville et traqueur de nègres révoltés, que les amis d’Oliveira lui
rapportent mes propos, la prochaine fois qu’il dira des choses aussi graves,
même dans mon dos ; je le ferai enfermer dans une cage et le ferai expédier en
Afrique à mes propres frais, pour être étudié par les anthropologues africains.
Messieurs, il est temps que le Brésil donne le bon exemple, en affranchissant
ses esclaves, et en abolissant l’esclavage. »
Le combat parlementaire de Félix Santana dura encore quelques années
avant que son vœu le plus cher, et par ricochet celui de son géniteur, le Père
da Silva, dont il avait donné le patronyme à son fils, ne fût exaucé. En effet, le
13 mai 1888, lui et ses amis abolitionnistes obtinrent gain de cause, quand la
loi, sèche et concise, mettant fin au travail forcé des Africains et déclarant
l’esclavage supprimé au Brésil fut reçue en la Chancellerie majeure de
l’Empire, en ces termes :
La Princesse Impériale Régente, au nom de Sa Majesté l’Empereur
Seigneur dom Pedro II, fait savoir à tous les sujets de l’Empire que
l’Assemblée générale a décrété et Elle a sanctionné la loi qui suit :
Article 1 : Dès la date de cette loi, l’esclavage est déclaré éteint au Brésil.
Article II : Sont révoquées les dispositions contraires.
Ordonne cependant à toutes les autorités auxquelles appartiennent la
connaissance et l’exécution de ladite loi, de la soutenir et d’agir en sorte
qu’on lui obéisse et qu’on garde son contenu.
Ordonne que le Secrétaire d’État aux Affaires de l’Agriculture, du
Commerce et des Travaux Publics, et, par intérim, des Affaires étrangères,
membre du Conseil de Sa Majesté l’Empereur, la fasse respecter, publier et
distribuer.
Donnée en son Palais de Rio de Janeiro, le 13 mai 1888.
67 année de l’Indépendance de l’Empire.
e

Princesse Impériale Régente


Rodrigo A. da Silva

La loi est une chose, on le sait, son exécution affaire de volonté et de


coercition. La traite clandestine surviva encore au Brésil quelques années
après l’abolition du phénomène, et ce malgré l’hostilité farouche des Anglais
patrouillant l’Atlantique. Beaucoup d’esclaves préférèrent rester au Brésil,
l’Afrique étant devenue une terre inconnue pour eux après tant d’années
d’éloignement.
Félix Santana mourut un an après l’abolition de l’esclavage des Noirs, dans
sa bonne ville de Salvador de Bahia, rongé par un autre remords : son fils
Francisco Olympio da Silva, nommé ainsi en hommage à son grand-père, le
prêtre humaniste amoureux de sa grand-mère, l’esclave Dowa, se serait lié
d’amitié avec des Portugais louches à Kpando, sur la Côte de l’Or, et serait,
dit-on, impliqué dans des affaires indescriptibles !
Il fit tout pour dissimuler la nouvelle à ses adversaires politiques, jusqu’à sa
mort le 12 mai 1889.

En Afrique même – à part la tentative ratée du roi déchu du Danhomé de


court-circuiter son adversaire, le négrier portugais Francisco Félix de Souza,
dit Chacha, et son complice, le futur roi Guézo, et dans une certaine mesure la
charte du Mandé, déclaration solennelle proférée le jour de son intronisation
par le roi mandingue Soundjata Keïta en 1222, réaffirmant l’opposition totale
de la confrérie des chasseurs à l’esclavage –, aucun royaume n’avait proclamé
ouvertement l’interdiction de la traite négrière et tenté de la faire respecter. Il
en est qui racontent que si la traite négrière a saigné l’Afrique, elle a aussi
enrichi ses rois. Mais rétorqueront les plus choqués par une telle affirmation,
mettre l’enrichissement des rois complices au même niveau que celui des
nations d’Europe et d’Amérique, qui elles ont été radicalement transformées
par le pillage de la main-d’œuvre noire, c’est seulement faire acte d’un
cynisme de petit raconteur d’histoires ! Et d’ajouter, en s’en remettant à la
sagesse des Bédouins : la tabghath ar-raghˉıbi-l-hanˉım, « ne confondez pas
le soupir du chameau avec son san glot ! ». Les plus forts sont toujours à
l’origine de la violation des droits naturels et sont les derniers à avoir en eux
le sentiment de justice. Celui qui accuse entre sous le feu de la critique, mais
seulement voici la vérité : celui qui accuse a déjà connu le feu : al-mit-him
ahal an-nˉar !
Les Noirs d’aujourd’hui eux-mêmes ne s’entendent pas sur le sujet,
préférant se chamailler de l’Afrique aux Antilles : que penser d’un tel
clivage ? Quant aux Européens, toujours fidèles à leur bassesse, ils
entretiennent encore le mythe outrageant de ceux qui n’ont acheté que parce
qu’il y avait des vendeurs. Piètre raisonnement.
L’esclavage est un outrage, un défi lancé à l’humanité, pourquoi tenter de
s’en disculper ! Et s’il y avait une justice à rendre, c’est aux victimes qu’il
faudrait la rendre, et non pas à leurs bourreaux.
1 Sous la référence précise PRO, FO 84/198, 5 mars 1836.
2 Terre argileuse, ordinairement de couleur noire, provenant de la décomposition du calcaire crétacé et
particulièrement bonne pour la culture de la canne à sucre.
III
Temps mêlés I : 1836, l’affaire Nimrod et le retour à
Agoué de l’esclave Sule
Après vingt-quatre années passées en esclavage au Brésil, dont deux à
Recife et vingt-deux à Bahia, il était temps pour Sule, dit le Malê, ou encore
Sule Djibril comme il l’avait fait inscrire sur son passeport de banni, de
retrouver la terre de ses origines. Il rentrait seul, sans Sabina et les enfants,
auxquels le tribunal de Bahia avait refusé d’étendre le bannissement, malgré
l’intervention de Félix Santana. Les raisons invoquées par le juge étaient sans
appel : ni la femme de Sule ni ses enfants n’étaient impliqués dans le
soulèvement, alors il ne voyait aucune raison de lier leur sort à celui de
Miguel. Mieux, Sabina demeurait, malgré son union avec Miguel, la propriété
du seigneur Pereira, et ce dernier n’allait pas se séparer d’une esclave pour la
seule raison qu’elle était mariée à un vilain qui avait fait le coup de feu contre
les maîtres et allait payer son outrecuidance.
Mais malgré cette situation triste, l’ancien esclave Miguel était heureux de
rentrer. Il pensait fortement à l’autre Sule, son homonyme, le vieil esclave
haoussa qui avait été son mentor à Recife, celui grâce à qui sa vision du
monde avait été transformée. Sans sa rencontre avec cet homme, se disait-il,
qu’aurait été sa vie de serf ? Et même, aurait-il pu imaginer qu’il était possible
d’affronter ses maîtres ? De pauvres captifs domestiqués, prétendument sans
volonté, défiant la puissance établie de leurs propriétaires !
Jusqu’au jour du départ, il lisait et relisait sans cesse la lettre d’expulsion,
se contentant de sourire : lire, déchiffrer le mystère de l’écriture, laisser bruire
dans sa tête les sonorités de la langue, qu’elle soit arabe ou portugaise, il
devait cela à cet homme unique, Sule le Haoussa, l’esclave demi-affranchi
qu’il avait voulu aider à payer ses dettes, et qui était mort trop tôt ! Son âme
avait-elle pu retrouver le pays de ses ancêtres, Sokoto ? Il l’espérait, le croyait,
se forçait à le croire, l’âme retrouve toujours ses origines, c’est la seule
certitude qu’il gardait encore malgré sa nouvelle foi, oui même Allah le
Miséricordieux lui est témoin que l’âme retrouve toujours ses quartiers
d’autrefois, une fois libérée de sa prison corporelle !
L’heure du retour avait sonné, et il était content de retourner chez lui
vivant, usé mais bien vivant.
Quand le juge avait ordonné son rapatriement en Afrique, il lui avait laissé
le choix de sa destination. Sans hésitation, il avait choisi de débarquer à
Agoué, pour une raison évidente : là se trouvait désormais son histoire : le roi
dont il avait causé la chute en complotant avec Chacha et Gankpé y reposait
désormais. On lui avait annoncé la mort du souverain déchu et son
enterrement dans la petite cité marine. Il s’était promis d’aller sur sa tombe se
recueillir, demander pardon et réciter des sourates pour le repos de son âme.
Vingt-quatre années après le complot, sa mémoire n’en avait perdu aucun
détail. Gankpé, devenu roi, avait pris le surnom de Guézo le Buffle, et
Chacha, le Portugais perfide et polygame, était devenu vice-roi de Gléhué, à
vie. Leurs affaires avaient prospéré. Comment pouvait-il en être autre ment ?
Il avait vu des nations entières du golfe de Guinée débarquer à Bahia, de
pauvres esclaves déboussolés qui racontaient avoir été raflés par les amazones
de Guézo ou les hommes de main de Francisco Félix de Souza, et juraient
avoir séjourné dans la cour, sous les intempéries, ou dans les entrepôts du fort
portugais dont Chacha était toujours le directeur. Les Anglais avaient beau
menacer de représailles le royaume du Danhomé, patrouiller constamment au
large de Gléhué, rien n’y faisait, et le roi et Chacha semblaient être devenus
fous, qui faisaient razzier sans pitié et vendre des hommes et des femmes de
toutes les nations, comme s’il leur fallait s’enrichir définitivement avant
l’interdiction totale de la traite.
Une frénésie sans pareille s’était emparée d’eux, ils ressemblaient
désormais à deux chasseurs qui avaient décidé de mettre joyeusement le feu à
la forêt pour en rabattre tous les animaux vers leurs pièges.
Et ces criminels avaient des descendants qui, il en était certain, vanteront
leurs mérites un jour, mentiront en racontant de fausses histoires sur leurs
vertus supposées. Il s’était juré de mener sa barque à l’écart de ces hommes
cupides et faux.
Cela faisait plusieurs mois, depuis le prononcé du jugement, qu’ils auraient
dû partir. Ils, c’est-à-dire les cent soixante passagers du Nimrod, le bateau que
Félix Santana avait affrété à ses propres frais auprès du consignataire Lyon &
Parkinson pour ramener les esclaves africains, sous la protection du drapeau
anglais, vers les ports d’Arriba Athuna, Agoué, Aunim (Lagos) et Minas
Pequenas. Selon l’accord signé le 20 novembre 1835 entre les contractants, le
schooner anglais Nimrod commandé par le capitaine Dambrill devrait être prêt
à quitter Bahia, au plus tard le 24 décembre de la même année, au risque de se
voir infliger une amende de 10 000 reis payée par jour supplémentaire de
présence au port. Mais nul ne sait pour quelle raison mystérieuse le vice-
consul anglais de Bahia, de mèche certainement avec les ennemis obscurs de
Félix Santana, avait décidé d’empêcher le départ du bateau. Une affaire qui
allait créer un scandale sans précédent au sein de la petite colonie anglaise de
Salvador de Bahia, d’habitude soudée et plutôt portée vers les idées
abolitionnistes.
Un homme aux visées absurdes que ce vice-consul, John Hoccart Robillard,
fraîchement arrivé de Buenos Aires, où il était auparavant courtier en affaires
maritimes ! Un marchand, donc, plutôt qu’un gentleman rompu aux subtilités
de la diplomatie.
La veille du départ du bateau, dans une lettre adressée au consignataire
Lyon & Parkinson, il réclamait à la firme la somme de 2,50 dollars pour
chaque passager qui allait embarquer à bord du schooner, c’est-à-dire un total
de 400 dollars, avant d’accorder la signature nécessaire qui mettrait le bateau
sous la protection de la flotte de Sa Royale Majesté durant sa traversée de
l’Atlantique. Une honte puisque la loi de Bahia fixait à simplement
2,50 dollars la somme nécessaire pour avoir la signature du président de la
province ou d’une autre autorité compétente, certifiant que les Noirs
transportés étaient des hommes libres et non des esclaves.
Le capitaine Dambrill conseilla à Lyon & Parkinson de payer, mais quand
Félix Santana fut mis au courant de l’affaire, il fit suspendre le départ du
bateau, et pour des raisons de principe réclama au vice-consul la rétrocession
de la somme indûment perçue. Alors, pour se défendre, ce dernier, ruant dans
les brancards, accusa Santana, Dambrill ainsi que Lyon & Parkinson de
vouloir se livrer au commerce des esclaves vers l’Amérique, depuis qu’il était
devenu difficile d’écouler des stocks de Noirs sur le marché de Bahia, après
les nouvelles lois promulguées à la suite du dernier soulèvement d’esclaves.
S’ensuivit alors un échange de lettres d’insultes et de propos violents entre le
vice-consul et les intéressés.
Le 8 janvier 1836, à la demande de Lyon & Parkinson, une réunion
importante avec les autorités anglaises fut convoquée, afin de vérifier la teneur
des allégations de John Hoccart Robillard. Ce dernier, contre toute attente,
s’enferma dans un mutisme buté pendant la rencontre, refusant d’apporter les
preuves de ses accusations. Celles-ci furent donc déclarées diffamatoires et
sans fondement, et le vice-consul lui-même jugé indigne de ses fonctions et
sommé de rembourser les 400 dollars.
Vexé d’avoir été déjugé par ses concitoyens, John Hoccart Robillard se
tourna alors vers le gouverneur de la province de Bahia, suppliant celui-ci de
le croire et de faire tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher le départ du
Nimrod. Le 7 janvier 1836, lassé des jérémiades de cet Anglais si peu
gentleman, la plus haute autorité de Salvador de Bahia lui envoyait une lettre
aux propos secs, dans laquelle elle réaffirmait qu’à défaut des preuves réelles
de l’implication de Lyon & Parkinson dans la traite des Noirs, et vu que tous
les passagers étaient déjà en possession de passeports portant sa signature, elle
était obligée par la logique des textes de lois de rejeter sa demande et, par
conséquent, donnait l’autorisation définitive au Nimrod d’appareiller.
Ainsi, finalement le 25 janvier 1836, le bateau prit-il la mer, avec ses
passagers au complet. Quelques mois plus tard, le capitaine Dambrill envoyait
une lettre à Félix Santana par l’entremise de Lyon & Parkinson en ces termes :
Capitaine Dambrill, commandant à bord du schooner anglais Nimrod, à
Felix Santana.
Cher Monsieur Santana,
J’ai le plaisir de vous informer que l’ensemble des Noirs passagers à bord
du Nimrod ont tous été débarqués, avec leurs bagages et les biens leur
appartenant, sur la Côte de l’Afrique dans les ports d’Elmina, de Winnebah
et Igway. Le Nimrod a quitté la baie de cette dernière localité le 14 avril en
l’an de grâce 1836 et poursuivi sa route vers Whydah, et une fois au port,
j’ai vendu aux courtiers d’un certain Francisco Félix de Souza une
importante quantité de tabac se trouvant être le reste de la cargaison du
bateau, tabac que nous avons échangé tout le long de la côte avec des
défenses d’éléphant. Francisco Félix de Souza est aussi connu ici sous le
nom de Chacha…, etc.

***

Personne ne l’attendait quand les piroguiers le débarquèrent sur la plage


d’Agoué, le 14 avril 1836. Sule Djibril était le seul à avoir choisi de débarquer
à cet endroit de l’immense golfe de Guinée. Il était seul, car même le jeune
Francisco Olympio, le fils que Félix Santana avait confié à sa charge, avait
refusé de l’accompagner jusque-là. Il avait préféré le quitter à Elmina, car
prétendait-il, il allait continuer sa route vers Kpando où il avait des amis.
« Des amis, lui avait-il demandé ? Tu as des amis à Kpando ? Je ne
comprends pas, tu n’es pas d’ici et tu y as des amis ? »
La discussion avait failli s’envenimer entre eux, mais très vite il avait
tranché. Ce jeune homme n’était plus un gamin, et il était riche, alors pourquoi
l’empêcherait-il d’aller où il voulait, et d’ailleurs comment le pourrait-il ? Il
l’avait alors embrassé, et lui avait souhaité bonne chance, lui demandant
simplement de le tenir au courant de ses activités.
Le cœur serré, il était resté sur le pont du Nimrod, et l’avait regardé
descendre l’échelle de corde qui menait à la barque dont les piroguiers se
servaient pour franchir les vagues monumentales.
À son tour, arrivé devant Agoué, il avait dansé sur la même échelle de
corde, puis les piroguiers l’avaient emmené jusqu’à la plage, avec ses
bagages.
« Vous avez des parents ici ? », lui avaient-ils demandé.
Il ne les écoutait pas. Touchant le sol, il s’était souvenu de vieux gestes
ancestraux. Personne ne l’attendait, personne pour faire en sa faveur une
libation de djassi, le mélange d’eau, d’alcool et de levure de maïs versé au sol
pour apaiser les mânes et quérir leurs bénédictions. Personne pour lui donner
l’accolade fraternelle. Parti dans l’anonymat de la soute du bateau négrier, il
était de retour dans l’indifférence totale de ses frères.
« Vous avez des parents ici ? », continuaient les piroguiers.
Il regardait autour de lui. La végétation était presque la même qu’au Brésil,
remarqua-t-il. Il était de retour mais avait l’impression de n’avoir jamais quitté
cette contrée.
Il s’agenouilla et d’un geste hésitant prit dans la main une poignée de la
terre que ses pieds venaient de fouler. Il la scruta. C’était donc cela, cette terre
où la fureur de l’Histoire avait laissé les habitants pantois et indifférents.
Personne pour lui demander comment c’était là-bas ? Comment s’appelait ce
pays d’où il revenait ? Comme si les soleils et les lunes se levant, se couchant
sur la contrée avaient toujours été de cette couleur d’argile des termitières.
Tout un pays faisait usage des oublis, abondamment. Pour ne plus se souvenir
de quoi, en réalité, il l’ignorait complètement. La torpeur autour lui fit peur
soudain, et sa main remonta mécaniquement vers sa bouche.
Les piroguiers éclatèrent de rire en le voyant porter la motte de terre à la
bouche. Un enfant ou un fou, devaient-ils se dire, car seuls les femmes
enceintes, les fous et les nourrissons sont réputés être capables de manger de
la terre quand l’appel irrépressible de leurs sens affolés le commandait.
Il se releva et demanda qu’on le conduisît auprès du chef de la localité. Lui
devait savoir où avait été enterré le roi. Car il n’avait pas oublié ce que
d’autres esclaves fon lui avaient rapporté à Bahia. Après sa véritable
destitution, le roi avait préféré s’éloigner du palais et se serait installé avec le
reste de la branche royale dans la petite cité maritime d’Agoué où il aurait
terminé ses jours.
À l’approche de la concession du chef, plusieurs jeunes filles aux seins nus
et bourgeonnants se présentèrent devant lui et le saluèrent en pliant le genou.
Le geste le toucha, et il leur tendit la main, comme on le faisait à Bahia.
Étonnées, elles prirent néanmoins sa main et éclatèrent de rire quand il fit le
geste de leur secouer le bras. Drôle d’étranger, devaient-elles se dire, il secoue
la main des gens comme on secoue le palmier !
Quand le chef le reçut, il sut enfin qu’il était de retour dans un monde qui
n’avait pas changé depuis son départ. Les mêmes regards furtifs, les mêmes
chuchotements. On lui donna à boire, il but en oubliant de verser par terre la
goutte d’eau en partage avec les ancêtres, et toute l’assemblée réunie éclata
encore de ce rire malsonnant.
Il se présenta, et à la demande du chef enfin leur raconta son histoire.
Quand il eut fini, au milieu des hochements de tête qu’il ne savait interpréter –
compassion, approbation ? –, au milieu du brouhaha des commentaires
passionnés sur ce Brésil dont ils n’avaient qu’une idée confuse, et les
conditions de la vie d’esclave elle-même, le chef se leva et lui souhaita un bon
retour parmi ses frères.
Il demanda alors à ses épouses de préparer à l’étranger redevenu un des
leurs le repas de bienvenue, et à ses conseillers de lui trouver un lieu où il
allait dorénavant habiter.
Sule Djibril demanda si on pouvait l’emmener à l’emplacement où le corps
du roi reposait désormais.
« Et la reine Sophia, demanda-t-il ?
– La reine Sophia, fit le chef étonné ? C’est qui la reine Sophia ?
– La femme du roi, la Blanche.
– Ah, Sikadjin ! Morte elle aussi, mais bien avant lui. »
La reine était morte, et le roi aussi.
Ce fut plus fort que lui. Instinctivement, il défit ses sandales, demanda de la
cendre, et s’en badigeonna le visage en signe de deuil, comme il le faisait
autrefois quand il était maître des rituels à Gléhué. Un long chant funèbre lui
revint à la mémoire, qu’il fredonna spontanément, les yeux fermés et les
poings serrés, comme pour ne pas faiblir dans ses sentiments.
O yi loo
Nu gbe yi la o me gbo’wo loo
O yi loo o me gbo’wo
O yi loo
Eku me nye lan woa le ooo
Oooooooooooooooooooo
Nu gbe yi la o me gbo’wo loo
O yi loo o me gbo’wo
O yi loo.
La mort n’est pas une proie qu’on attrape… disait la chanson, autrement, il
y a longtemps qu’on l’aurait circonvenue.
Temps mêlés II : Où l’on reparle de l’amazone
Nansica et de la reine Sophia
On l’avait conduit sur la tombe du roi où il s’était recueilli en silence. Puis
de retour chez le chef, ce dernier lui avait raconté l’histoire extraordinaire de
la mort de la femme du roi, celle que tout le monde connaissait ici sous le
prénom de Sikadjin. Oui, tout le monde connaissait cette histoire, car elle
avait fait le tour des villes et villages de la côte.
À son arrivée sur le domaine du négociant Wood, on avait d’abord cru que
Sikadjin était l’épouse de ce dernier, ou sa maîtresse arrivée d’Europe. Le
maître du domaine, célibataire aux mœurs relâchées, célèbre pour ses
coucheries avec de nombreuses femmes de la localité, s’était-il résigné à
trouver chaussure à son pied ? Mais très vite une autre rumeur courut parmi
les employés, en réalité la nouvelle venue serait la femme du roi déchu du
Danhomé, et on l’aurait confiée à la protection de Wood, pour éviter contre
elle les représailles de certains parents du roi.
Du jour au lendemain, le respect des employés envers Sikadjin redoubla. La
célébrité du roi avait atteint jusqu’aux rives du Mono, et une femme qui avait
connu l’intimité d’un si grand homme, une Blanche de surcroît, n’était pas à
leurs yeux une femelle ordinaire. D’ailleurs, il se racontait également, même
si aucun signe visible ne venait confirmer l’allégation, qu’elle était enceinte,
raison pour laquelle le négociant anglais avait affecté à sa compagnie une
vigoureuse esclave, Nansica. Puis les soupçons devinrent réalité, quand le
ventre de Sikadjin s’arrondit à vue d’œil, au bout de deux mois de présence
sur la propriété.
Nansica s’occupait d’elle comme si c’était la seule façon pour elle
d’échapper à sa propre déportation vers des cieux inconnus. Puis, très vite,
elle-même fut l’objet d’une autre curiosité.
En effet, vers le septième mois de la grossesse de Sikadjin, on découvrit
une autre surprise qui fit jaser les employés : Nansica, l’esclave domestique,
était elle aussi enceinte, mais il a fallu attendre le quatrième mois avant que le
pot aux roses ne fût découvert. On crut d’abord que c’était l’œuvre d’un
employé, et on l’interrogea dans ce sens. Elle nia avoir été séduite par les
hommes de main de Wood, ce qui signifiait qu’avant son arrivée sur le
domaine, elle avait déjà été fécondée par un mari ou un amant, puisqu’elle
soutenait fermement que personne parmi les employés n’avait eu accès à son
intimité. Drôle de situation, mais pas situation impossible, il arrivait par
intervalle qu’on embarquât vers les Amériques des esclaves avec des fœtus
dans les entrailles, même si l’on faisait attention à éviter cela. Il y avait
désormais deux femmes enceintes sur la propriété Wood.
Et c’est quand l’épouse du roi entra dans son neuvième et dernier mois que
survint le drame terrible que personne, même l’esprit le plus tordu, n’aurait été
capable d’imaginer. On crut d’abord aux douleurs classiques de
l’accouchement quand, ce matin-là, alors qu’elle prenait son petit déjeuner,
Sikadjin commença par grogner en se tenant le bas-ventre. Mais quand les
grimaces laissèrent place sur son visage à un masque d’épouvante, et que de la
bave se mit à couler aux commissures de ses lèvres, il devint clair aussitôt
pour Wood et son invité arrivé deux jours plus tôt, le docteur Holton, un
médecin anglais en tournée dans les forts établis le long de la côte, que le
malaise de la parturiente n’avait rien à voir avec les signes annonciateurs de la
délivrance. Le thé à la citronnelle qu’elle venait de boire quelques instants
plus tôt fumait encore dans la tasse posée sur la table du salon, et la
domestique qui l’avait apporté n’était nulle part visible.
Le médecin anglais porta la tasse vers le nez et respira le liquide. À l’odeur,
rien qui puisse trahir un poison particulier, il prit alors une serviette qu’il étala
par terre et jeta le reste du liquide dessus. Le tissu, une fois mouillé, prit alors
en son milieu une couleur brunâtre, et Holton jura ses grands dieux !
« Vite, il faut faire vite, cria-t-il. Je connais le poison, mais je crains que ce
ne soit trop tard. »
Sikadjin hurlait comme une bête à l’agonie, et soudain ses yeux
commencèrent à se révulser. La réaction du médecin fut immédiate, il tenta de
la faire vomir, puisqu’elle ne répondait pas à ses questions, occupée à souffrir
un martyre qui avait affolé tous les employés de la maison. Le docteur Holton
appuyait fermement sur l’abdomen de la pauvre Sikadjin, dont les forces
déclinaient. Wood criait, demandait où était passée Nansica. Dans un désordre
indescriptible, les employés lui répondirent qu’ils l’avaient aperçue se diriger
vers la sortie du domaine, mais ne s’étaient pas inquiétés, vu qu’il lui arrivait
de sortir faire des courses au marché du village d’à côté.
« Mon cheval, sellez-moi mon cheval !
– Bonne mère, elle va perdre le bébé, c’est foutu, fulminait le médecin ! J’ai
déjà vu des cas semblables, c’est de la bile de caïman, elle a dilué son thé avec
une pincée de bile de caïman.
– Mon cheval, cria Wood à s’arracher les poumons, ma carabine, qu’on me
donne ma carabine ! »
Et pendant que le médecin tentait encore de sauver Sikadjin, Wood avait
enfourché sa monture et, son arme passée en bandoulière, était parti à la
poursuite de l’empoisonneuse, enceinte de six mois elle-même, mais traînant
devant elle un ventre anormalement gros, comme si elle attendait des
jumeaux.
Pendant que Holton tentait désespérément de sauver l’épouse du roi du
Danhomé, Wood partait à la poursuite de la criminelle Nansica, suivi de
plusieurs de ses employés courant après le cheval. Le médecin savait, par
expérience, que les effets de la bile de caïman sont foudroyants, Sikadjin avait
très peu de chances d’y réchapper. Mais une autre idée lui trotta dans la tête,
juste à l’instant où il vit son hôte disparaître à cheval. Le bébé, peut-être était-
il encore temps de sauver le bébé, si la transmission du poison de la mère à
l’enfant ne s’était pas encore faite ! Il aurait aimé en discuter avec Wood avant
toute décision, mais ce dernier en colère était parti comme une flèche juste
après l’avoir supplié :
« Sauve-la, Holton, sauve-la, pour l’amour du ciel ! »
Sa décision finale, il la prit quand il sentit les battements du cœur de
Sikadjin faiblir inexorablement. Il ordonna qu’on lui fasse bouillir une
marmite d’eau et se mit à étaler sur le sol du salon le contenu de sa trousse de
chirurgie.
Pendant ce temps, avec les informations glanées auprès de habitants de
Porto Seguro, Wood et ses hommes avaient retrouvé les traces de la fugitive.
Nansica avait rejoint la route menant vers le lac et s’apprêtait à monter dans
une pirogue qui allait l’emmener de l’autre côté des berges quand Wood
l’aperçut. Il cria son nom, elle se retourna et voyant l’homme armé sur son
cheval, retrouva ses réflexes de femme dressée à faire la guerre. Elle sortit un
couteau de ses habits et le mit sous la gorge du piroguier. Puis, se servant du
corps de celui-ci comme d’un bouclier, entreprit de se replier à reculons vers
la forêt galerie située non loin du lac. Une fois sous le couvert des arbres, elle
assomma son otage et reprit la fuite en courant, tentant de se dissimuler
derrière les racines aériennes des palétuviers.
Mais que pouvait une femme enceinte de six mois, fût-elle l’une des
meilleures espionnes du roi Guézo, contre un homme armé à cheval et ses
hommes armés de machettes ? Quand Wood la somma pour la seconde fois de
s’arrêter et de se rendre, elle hurla des malédictions et entonna un chant de
guerre, un chant de défi contre les chasseurs qui la poursuivaient. Deux
hommes l’approchèrent et tentèrent de la cerner. Sa main se leva, rapide, et
elle leur enfonça son couteau dans le ventre. Alors, le négociant anglais ouvrit
le feu et l’abattit comme un animal dangereux prêt à sauter sur une nouvelle
proie.
Quand il arriva au domaine et entra dans le salon de sa demeure, un
spectacle l’attendait, qui allait le marquer à vie. Le corps sans vie de Sikadjin
gisait là, le ventre ouvert, les intestins éparpillés sur le tapis. Holton était
couvert de sang et tenait dans ses mains un bébé, qu’il regardait le visage
désolé.
Les hommes de Wood jetèrent le cadavre de Nansica auprès de celui de sa
victime. Holton et Wood se regardèrent et se comprirent instinctivement.
Alors, le médecin se saisit à nouveau de son scalpel, trempa de nouvelles
serviettes dans l’eau bouillante qui fumait encore dans la marmite, et
s’agenouilla près de Nansica que la vie venait à peine de quitter.
Il fallut toute la science des nourrices de Porto Seguro pour sauver le bébé
prématuré de l’amazone tueuse Nansica, âgé de six mois seulement l’année de
sa naissance par césarienne postmortem.
Le bébé de Sikadjin, de sexe féminin, n’avait pas survécu à la déglutition
du poison ingurgité par sa mère et avait connu la même mort que celle-ci.
Wood fit enterrer Sikadjin et sa fille dans la même tombe et envoya un
émissaire à Francisco Félix de Souza, pour qu’il prévienne le roi.
Au terme de ses démêlés avec les princes du Danhomé, le roi déchu quitta
Agbomé et vint s’installer, un an plus tard, à Agoué, à quatre jours de marche
de Porto Seguro. À son arrivée à Agoué, il envoya chercher l’enfant de la
femme qui avait empoisonné Sikadjin. Il avait été confié à une nourrice, une
esclave domestique vivant sur le domaine du négociant. L’intention royale
était de faire pendre le nourrisson, ou d’offrir sa vie en sacrifice aux mânes,
pour se venger. Mais nul ne sait ce qui attiédit finalement sa décision, toujours
est-il qu’au lieu de faire tuer le bébé, il le confia à son tour à ses épouses, avec
l’ordre de s’occuper de lui comme de la prunelle de leurs yeux.
Sule avait écouté le chef sans broncher. Puis quand celui-ci eut fini de
parler, il demanda à s’entretenir avec lui, en tête à tête. Lui savait des choses
que son hôte ignorait, par exemple que Nansica n’avait jamais été une
véritable esclave, et que son dessein dès le premier jour de son arrivée chez
Wood avait été de se faire passer pour une domestique, afin d’approcher la
proie qu’on lui avait demandé d’abattre. Espionne de Gankpé, amazone
tueuse, elle avait presque réussi sa mission secrète, n’était le sort qui avait
tourné au dernier moment, l’obligeant à devenir elle-même une proie sous la
carabine de Wood.
S’il suivait la chronologie de cette histoire pour le moins mouvementée, le
fils de Nansica, né en 1819, devait maintenant avoir dix-sept ans, ou plus. Il
devait être aussi grand que Francisco Olympio da Silva, le fils du mulâtre
Santana, ce garnement qu’il avait voulu garder auprès de lui, et l’élever
comme son propre fils, et qui avait refusé de débarquer avec lui à Agoué,
préférant partir vers Kpando, où prétendait-il des amis l’attendaient. Il pensa à
ses garçons restés à Bahia auprès de Sabina. Et à ses trois épouses et leurs
enfants emmenés aussi en esclavage, à Cuba probablement. Jusqu’à quand ces
enfants resteront-ils les siens ? En ce pays d’esclavage, où leurs vies, leur
labeur appartiennent à un autre, auront-ils le loisir de penser qu’ils avaient un
père ? Jusqu’à quand Sabina restera-t-elle sa femme ?
Quand il les avait revus avant d’embarquer sur le Nimrod, celle-ci lui avait
dit qu’un jour, quand l’esclavage serait terminé, elle viendrait le rejoindre
avec les garçons. Il les avait embrassés en pleurant, car il savait que plus
jamais il ne les reverrait. L’esclavage aurait été un pagne vieilli que l’on jette
sans regret, oui, il aurait cru à cette promesse, mais c’était une activité
rentable pour les propriétaires de senzala et, pensait-il dans sa tête, à moins
d’un miracle, sa disparition n’était pas proche.
Alors il raconta ce qu’il savait de l’histoire de Nansica au chef, et demanda
à voir l’enfant de l’amazone qui l’avait violé, l’année de son départ en
esclavage.
Le jeune homme travaillait aux champs. Ils se mirent à sa recherche et le
trouvèrent assis en train de prendre la pause à l’ombre d’un baobab. Il regarda
le jeune homme que le chef du village d’Agoué lui désignait. Toute son
existence, il avait fait des enfants, mais ils n’étaient plus les siens. Il avait
maintenant un fils, de plus un protégé du roi, de son roi.
« Voici ton fils, Sule, lui murmura le chef, ou bien ne reconnais-tu pas en
lui ton sang, malgré l’histoire dont il est issu ? »
Un étrange sourire lui creusait les fossettes. Il regardait le chef, il regardait
le jeune homme. Il avait un fils, et des larmes de joie se formaient à l’intérieur
de ses globes oculaires. Que dire ? Il savait quoi dire, même s’il n’arrivait pas
à ouvrir la bouche pour formuler le fond de sa pensée. Ce jeune homme était-
il son fils ? Une question sans importance, puisqu’un enfant est un enfant, fût-
il d’un autre ou de soi. L’essentiel, c’est quoi ? Le sang, ou l’écho du sang ?
Et même, ce jeune homme ne serait pas son sang, et alors ? Il sera son fils,
cela suffit. L’ascendance, pensa-t-il fortement, n’est en elle-même qu’un
cercueil blanchi à la chaux : chargé d’immondices à l’intérieur.
« Bonjour, jeune homme, dit-il au paysan. Nous avons beaucoup de choses
à nous raconter. Le travail avance ? »
Le jeune homme se leva et vint saluer le chef et l’inconnu qui venait de
s’adresser à lui de manière si agréable.
« Oui, le travail avance. Chef, il me semble que je ne connais pas notre
invité, puis-je demander qui il est ? »
Le chef et Sule se regardèrent à nouveau. Puis ils sourirent. Et le jeune
homme, à son tour, se mit à sourire, il ne savait pourquoi, mais pressentit
immédiatement que si le chef et l’étranger s’étaient déplacés jusqu’à lui,
c’était pour une raison qui en valait la peine.
« Qui suis-je, demandez-vous, reprit Sule ? Oh, je vais vous le dire. Je vais
vous le dire. Puis-je m’asseoir avec vous un instant ? »
Épilogue : La banalité du mal
Satanas ga le mo dji/El’a fima zan kple keli
« Satan est toujours sur la route/Il rôde nuit et jour dans les parages. »
Chanson populaire mina.

Djibril Sule passa quinze années de sa vie à Agoué, village autrefois situé
dans le sud-est de TiBrava, et aujourd’hui classé parmi les villes du pays
Bénin, ex-Danhomé. Il le quitta dans les années 1850 pour s’installer à
TiBrava, actuelle capitale du pays du même nom, où il mourut finalement le
11 mai 1857, entouré de ses dix enfants et de sa nouvelle et dernière épouse,
Musibath Domingo, née à Bahia, passagère sur le brigantin Alliança, revenue
s’installer à Porto Novo, et partageant la même foi que lui.
Il aurait pu épouser une seconde femme, voire trois, comme le lui avait
proposé à plusieurs reprises le chef du village d’Agoué, lequel rêvait de placer
ses cousines et ses nièces auprès de cet homme influent ; la religion
musulmane l’y autorisait, sa richesse le lui permettait, qu’il avait accumulée
avec ses plantations de palmier, ses cocoteraies et ses nombreuses factoreries
le long de la côte. Mais au fond de lui, quelque chose résistait contre la
répétition des gestes du passé. Il ne se sentait plus le même homme
qu’autrefois.
Bien sûr, une concession aux pratiques culturelles locales comme la
polygamie, ou le recours au Vodou, religion qu’il connaissait de l’intérieur
pour y avoir été initié, eût été possible. Beaucoup de retornados, comme on
appelait les esclaves revenus du Brésil, y cédaient parfois. Justement, Djibril
Sule ne se considérait pas lui-même comme un revenu, mais simplement
comme un homme de la côte, qui avait vécu une expérience redoutable,
laquelle l’avait transformé.
S’il y avait une chose dont il était revenu, aimait-il à enseigner à sa
progéniture, c’était de la mort, de la honte et de l’humiliation de l’esclavage.
Pas de quoi faire de lui autre chose qu’un homme qui a beaucoup souffert, de
la main de ses propres frères et de la cruauté de ses maîtres blancs. Mais
justement parce qu’il avait connu tout cela, mais aussi des êtres admirables au
cœur pur comme le vieux Sule, l’esclave haoussa qui lui avait enseigné
l’islam, ou le mulâtre Félix Santana, fomenteur de révolte et défenseur
acharné de la condition du Noir, il ne pouvait plus faire semblant d’être le
même homme.
Certes, il avait par exemple cherché longtemps la femme avec laquelle
mener sa nouvelle vie, mais aucune de celles qu’on lui proposait ne savait ni
lire ni écrire. Ainsi s’était-il résigné au mariage avec une ancienne esclave
musulmane, qu’il avait rencontrée à Porto Novo, l’année où il avait participé à
la rénovation de la grande mosquée de cette ville, construite par les tout
premiers esclaves affranchis revenus chez eux.
Voilà pourquoi, tout en refusant de se laisser aller aux facilités de la vie
locale, il ne supportait pas non plus l’outrecuidance avec laquelle ses
compagnons d’esclavage, revenus comme lui sur le sol des ancêtres, aimaient
à se présenter, s’appelant entre eux les « Afro-brésiliens », ou carrément
« Brésiliens », et formant un groupe qui s’autoproclamait supérieur aux autres.
Afro-brésilien ! Le qualificatif lui répugnait, mais c’était ainsi que les gens
de sa communauté avaient commencé à se désigner entre eux. Plusieurs fois,
ils avaient tenté de l’inviter à leurs regroupements hebdomadaires, mais il
avait refusé et avait défendu à sa femme de fréquenter les réunions de ces
gens-là qui, selon lui, faisaient semblant de ne pas savoir d’où ils venaient. Et
jusqu’à sa mort, en dehors des convenances sociales, il ne se sentira jamais
membre de cette communauté, allant jusqu’à enseigner à ses enfants d’oublier
que leur père avait quelque lien avec les soi-disant Brésiliens ! Au grand
désespoir de Musibath, son épouse, native de Bahia, qui dut se plier aussi à la
loi de Sule Djibril.
Le pays changeait. Et des gens comme lui contribuaient à ce changement
avec leur savoir-faire, leur culture double. Il se lança dans le commerce de
l’huile de palme, faisant venir du tabac de Bahia, transformant les noix de
coco de ses plantations en huile, en savon et en étoupe, ouvrant des boutiques
qui proposaient aux habitants de la côte des marchandises qualifiées de
« produits de Blancs ». La colonisation pointait du nez, qui bientôt allait se
substituer à l’esclavage, lequel vivait ses derniers jours, même si son caractère
clandestin avait accru les rafles et les razzias. Français, Allemands, Anglais,
toutes ces nations se préparaient pour une autre domination des peuples de la
côte, et Sule se disait en son for intérieur que d’autres batailles se profilaient
pour ses fils, car il était sûr qu’il ne serait plus là quand l’inorganisation de
son propre pays ferait le lit de ces Blancs madrés et sans état d’âme.
Le 8 mai 1849, il apprit par quelques-uns de ses partenaires en affaires, des
Anglais installés à Gléhué, la mort de Francisco Félix de Souza, dit Chacha. Il
laissait derrière lui cinquante trois veuves, cent quatre-vingt-dix enfants et
mille deux cents esclaves. Les biens de l’infâme négrier furent partagés,
semble-t-il, entre trois de ses fils, ce qui provoqua des divisions au sein de la
famille. Isidoro l’aîné et le plus riche reprit le titre de Chacha ; Ignacio, le
deuxième, s’installa comme cabécère, et le troisième, Antonio, reçut le titre
d’amigo do Rey, ami du roi. Tous les trois renouvelèrent leur allégeance au
souverain du Danhomé et continuèrent à verser à ce dernier les mêmes taxes,
dont leur père de son vivant s’acquittait régulièrement.
Des vendus, ces de Souza, de père en fils, soupira Sule, en apprenant la
nouvelle ! Vraiment, il n’y avait pas de quoi se réjouir. Les rejetons peuvent
être une telle honte pour les pères, et il pensa à cet instant au jeune Francisco
Olympio da Silva, le fils de son ami Félix Santana, dont il n’avait plus reçu de
nouvelles très sûres depuis qu’il avait préféré aller vivre à Kpando. Certes, des
bribes d’informations sur la vie que menait le jeune Francisco Olympio lui
parvenaient de temps à autre, mais il les prenait pour des rumeurs sans
fondement. Puis, les choses commencèrent à se clarifier dans la tête de Sule,
l’année où il apprit l’assassinat d’un certain d’Almeida Sokpa, à la suite d’un
conflit de ventes d’esclaves avec un autre « Brésilien » de la côte, un certain
Pedro Codjo Landjèkpo da Silveira, réputé être un ami proche de Francisco
Olympio da Silva. Quelques jours après l’incident qui avait vu le Brésilien
d’Almeida attaqué et tué par des inconnus chez lui, le fils de Félix Santana
avait soudainement réapparu.
Ce jour-là, il était chez lui, à l’intérieur du sobrado dont les ouvriers
venaient à peine de terminer la construction, quand un de ses domestiques lui
annonça l’arrivée d’un visiteur. Il sortit d’abord épier l’homme depuis son
balcon, et reconnut, avant même d’apercevoir le visage caché par un casque,
la morphologie du jeune Francisco. Il le reçut à bras ouverts, manifestant
même bruyamment, contrairement à ses habitudes, sa joie de revoir ce fils que
son meilleur ami lui avait confié à leur départ de Bahia. La visite surprise à
Agoué avait un sens, car Francisco annonça à Sule, vers la fin de leur
entrevue, qu’il venait de quitter Kpando et vivait désormais, depuis trois mois,
à Porto Seguro.
« À Porto Seguro ? Depuis trois mois, s’était-il réellement étonné, avant de
poursuivre, l’occasion faisant le larron : Mais, mon fils, que fais-tu à Porto
Seguro ? »
Francisco avait souri sans répondre à la question.
« Ton père m’a écrit, Francisco, il s’inquiète pour toi. Ce qu’on lui
rapporte, me dit-il, ne le rassure pas. Il paraît même que tu aurais plusieurs
femmes. Que fais-tu à Porto Seguro ?
– Des affaires, avait-il fini par répondre, lapidaire, au bout de quelques
secondes de silence.
– Oui, mais quel genre d’affaires, avait-il insisté ?
– Un peu comme toi, papa Sule. Un peu de tout, je fais venir de Bahia plein
de choses que je revends ici, et vice versa. »
Il l’avait alors regardé les yeux dans les yeux, et lui avait posé la seule
question qui lui brûlait les lèvres.
« Est-il vrai, mon fils, comme cela se raconte partout, que toi aussi tu
pratiques ce commerce honteux, toi qui t’es battu à Bahia comme nous ? »
Il avait sursauté, puis protesté, violemment.
« On dit cela de moi, mon Dieu, on dit cela de moi ? Ce n’est pas vrai, papa
Sule, ce ne sont que des médisances. Je ne fais pas la traite, rassure-toi. »
Malgré cette dénégation, bien après son départ, et durant les mois qui
suivirent, la rumeur d’une implication de Francisco dans l’achat et la vente
d’esclaves à des négociants européens, lesquels les transportaient en cachette
vers Bahia, au prix de subterfuges incroyables, continua de se propager. Un
jour, pour en avoir le cœur net, il se rendit lui-même à Porto Seguro, et
attendit la nuit pour se glisser dans la maison où, lui avait-on dit, étaient
parqués les hommes achetés par Francisco. Soudoyés, les gardiens
confirmèrent l’information première, les esclaves dont ils avaient la garde
faisaient bel et bien partie d’un des stocks du jeune négociant, disséminés un
peu partout dans le village.
De retour à Agoué, amer, Sule Djibril envoya une lettre de soixante pages
en arabe et en portugais à son mentor demeuré à Bahia, et décida de se tenir à
l’écart du jeune homme. Surtout qu’il venait de découvrir que le cas du jeune
Francisco n’était qu’un cas parmi tant d’autres. En effet, il n’était pas le seul
parmi les retornados à se livrer à la traite clandestine.
Mais il faut croire que le jeune Francisco, non content de le démoraliser,
avait aussi décidé de troubler le sommeil de Sule Djibril. En effet, un an, juste
un an après leur dernière rencontre, il le vit encore débarquer dans la paisible
bourgade d’Agoué, cette fois-ci non plus pour lui rendre visite, mais pour s’y
installer comme tant d’autres Afro-brésiliens qui trouvaient du charme à ce
lieu paisible. Il était de retour à Agoué, cette fois-ci, avec ses épouses et sa
progéniture, avait laissé tomber son patronyme da Silva, qui devait trop lui
rappeler de mauvais souvenirs, et ne se cachait plus désormais de ses activités
de vendeur d’esclaves.
Au nez et à la barbe de Sule, donc. C’était plus qu’il n’en fallait pour
réveiller la haine de la servitude qui dormait dans le cœur de l’ancien esclave.
Mais Francisco était le fils de Félix Santana, par conséquent Sule ne pouvait
l’affronter comme un chien de Portugais !
On raconte que dans la nuit qui précéda le départ de Sule Djibril d’Agoué
pour TiBrava avec toute sa famille, la résidence de Francisco Olympio et
plusieurs de ses prisons d’esclaves furent incendiés. Certains y virent des
représailles, mais nul ne sut jamais qui alluma les feux !
Ah, la colère de Sule Djibril et son départ pour TiBrava ! Temps mêlés et
ironie du sort ! Quand Francisco Olympio mourut en 1907, il laissait derrière
lui sept épouses vertueuses, une famille riche et vingt et un enfants tous
éduqués dans les meilleures écoles coloniales. L’un d’entre eux, Sylvanus
Epiphanio Elpidio, surnommé plus tard le Métis par ses ennemis, sera le fer de
lance de la lutte des indigènes contre la colonisation européenne, et deviendra,
de ce fait, le premier président du jeune État indépendant de TiBrava.

L’année même de la disparition de Sule Djibril, l’ancien chef des armées du


roi déchu du Danhomé, Adandozan, celui dont les traditions d’Agbomé
interdisent de prononcer le nom jusqu’à la fin des temps, l’ancien chef des
armées, Gankpé devenu Guézo, acculé par la pression abolitionniste, et vexé
par les rappels à l’ordre incessants de la reine d’Angleterre pour qu’il mette
fin à la traite, fit envoyer à cette dernière une lettre de protestation, dans
laquelle il se plaignait ouvertement que les projets stupides de la Dame, s’ils
venaient à se concrétiser, n’amenuisent sérieusement la bonne santé du trésor
de son royaume. Autrement dit, que la chienne se taise et que la caravane
avance, pour le bien du commerce entre les peuples.
Comme on dit encore aujourd’hui à Agbomé, quand on veut noyer le
poisson, seul celui qui est capable de remplir d’eau une jarre percée connaît la
complexité de l’affaire.
Remerciements
Je remercie la Division de l’écrit et des médiathèques du ministère français
des Affaires étrangères pour la Bourse Stendhal qui m’a permis d’effectuer
une mission documentaire au Brésil en mars et avril 2004.

Table

Prologue, 1841 : en route vers l’Australie 11


I
Temps anciens I : Juin 1818, le jour où la foudre a frappé 25
Temps anciens II : 1788, l’incomparable Lusitanien 33
Temps anciens III : Juin 1818, le dernier banquet du roi 41
Temps anciens IV : Le roi, dans sa tête, la nuit/I 59
Temps anciens V : Le roi, dans sa tête, la nuit/II 73
Temps anciens VI : E ple vi ple no ! 84
Temps anciens VII : Le vice-roi de Gléhué depuis son balcon 93
Temps anciens VIII : Les sandales de Huégbadja 105
II
Nouveaux mondes I : Les tribulations du futur Miguel, esclave/I 115
Nouveaux mondes II : Les tribulations du futur Miguel, esclave/II 123
Nouveaux mondes III : La longue dérive du Don Francisco et les
malédictions de l’esclave Miguel 130
Nouveaux mondes IV : La case de gavage ou la vie triste et monotone de
l’esclave Miguel 140
Nouveaux mondes V : La secte d’Anselme et la rencontre avec Sule, esclave
demi-affranchi 149
Nouveaux mondes VI : Bahia, 1820, la baie où tout se sait 163
Nouveaux mondes VII : 1826, drame d’amour à Bahia 177
Nouveaux mondes VIII : Incidents épars 187
Nouveaux mondes IX : Bahia, 1835, la révolte des Malês et la trahison de
l’esclave Edum 194
Nouveaux mondes X : Jugements et sentences 219
III
Temps mêlés I : 1836, l’affaire Nimrod et le retour à Agoué de l’esclave
Sule 231
Temps mêlés II : Où l’on reparle de l’amazone Nansica et de la reine Sophia
240
Épilogue : La banalité du mal 249
Remerciements 257

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