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Epigraphe
Dédicace
Prologue
II
Nouveaux mondes I : Les tribulations du futur Miguel, esclave/I
Nouveaux mondes III : La longue dérive du Don Francisco et les malédictions de l’esclave Miguel
Nouveaux mondes IX : Bahia, 1835, la révolte des Malês et la trahison de l’esclave Edum
III
Remerciements
ISBN : 978-2-7096-3324-6
© 2009, Éditions Jean-Claude Lattès
978-2-709-63393-2
« L’impulsion qui est à l’origine [de ce livre] étant de nature esthétique
plutôt qu’érudite, j’ai exploité les décors de l’Histoire non tant avec
l’arrière-pensée de mettre en scène plus ou moins fidèlement des
événements qui se trouvent consignés dans les livres que mû par ce
qu’ils m’apportent de plaisir et d’émerveillement. C’est de propos
délibéré que j’ai joué de l’anachronisme, que j’ai inventé une langue, des
mots, bref, que j’ai laissé mon inspiration divaguer bien au-delà de mes
sources premières. Chaque fois que la vérité historique allait à l’encontre
de l’invention créatrice, je l’ai remodelée, en pleine et lucide
connaissance de cause, afin de satisfaire les exigences de mon propos. »
T.C. Boyle
Trois jours plus tard, à la barre du James Matthew, il cinglait toutes voiles
dehors vers la bonne terre d’Australie, avec les quinze marins tous recrutés à
la taverne McDonagh’s, 22 Quay Street à Galway. Séché par le temps passé
en cale sèche, le bois du navire avait retrouvé son étanchéité et sa souplesse
grâce à un étoupage sérieux, effectué avec un mélange de chanvre et de poix.
***
Le ciel, par-dessus la voilure, sombre comme l’intérieur d’un four à
l’abandon.
Il avait d’abord cru que ses passagers de luxe dormaient dans leurs cabines.
Aussi fut-il surpris d’entendre crier son nom au milieu de la tourmente du cap
des Aiguilles.
« Capitaine, qu’est-ce que ce tintamarre ?
– Oh, monsieur, ce n’est rien. Qu’une douche. Assez fréquent dans ces
parages-ci. Si vous voulez bien vous mettre au sec. Ça va passer.
– Une douche ? Exactement ce qu’il me faut, capitaine. Passez-moi le savon
et la brosse, et qu’on m’installe le baquet sur le pont ! »
Fracas des vagues s’engouffrant dans les bouches à canons désaffectées et
balayant le pont, en s’infiltrant par toutes les ouvertures. Il avait parlé trop tôt
et s’en serait presque mordu la langue de regret. L’inévitable Fortuleza
Barbarossa qu’il croyait en train de dormir dans sa cabine venait de prendre la
décision la plus farfelue à laquelle le capitaine ait jamais eu affaire durant ses
trente-deux ans de navigation : faire sa toilette en pleine tempête, au sud du
quarantième parallèle, alors même que l’humidité soudaine qu’il sentait
infiltrer ses narines n’augurait autre chose que l’approche des célèbres
Quarantièmes Rugissants !
Comment expliquer à ce Portugais riche mais inconscient qu’une fois qu’il
ne sera plus en mouvement au fond de son baquet, lui et ce stupide objet
risquaient de devenir un poids mort que les vents emporteront ? On ne résiste
pas aux riches, soupira Shephard, mais il est possible de tenter de les sauver
contre eux-mêmes. Il fit fixer le baquet par une chaîne de poulie au poteau du
mât central et aida lui-même le Portugais à s’y installer, vêtu de son pyjama
de douche.
Secoué de toutes parts, le baquet se renversa ; Barbarossa s’y accrocha de
toutes ses forces, les pieds serrés autour du poteau. Une vague vrilla, immense
comme une cathédrale, vers les nuages puis manqua de s’abattre sur le bateau.
L’onde de choc contre la coque arracha le baquet des mains de Barbarossa et
le fit rebondir plusieurs fois. L’homme guetta une accalmie et se réinstalla
dans son baquet. La brosse à manche avait été emportée, mais pas le savon,
qu’il tenait fermement dans son poing serré. Il s’en frotta les aisselles à travers
le pyjama, les pieds et enfin les cheveux, puis attendit le passage de la vague
suivante, laquelle fut moins impressionnante mais assez puissante pour le
recouvrir entièrement.
Quand il ouvrit les yeux, il ne vit que la nuit, et tout autour du bateau de
sombres rideaux liquides que même les éclairs avaient de la peine à percer. Ils
étaient bel et bien au cœur des Quarantièmes Rugissants, et tous les marins
s’étaient mis à prier secrètement que le Portugais arrêtât son jeu dangereux. Il
fallut l’intervention de Sir Brickshaw pour que Barbarossa consentît à
rejoindre sa cabine, laissant Shephard et ses hommes manœuvrer hors de la
zone des vents fous.
Le reste de la traversée eut lieu sans qu’un grain ne vînt à croiser la route du
James Matthew. Quand la vigie annonça terre en vue, au terme de toutes ces
semaines de navigation, le capitaine eut le cœur soudain léger. Enfin lui et les
quinze hommes d’équipage allaient toucher le salaire de leurs efforts. Au loin,
Lewitt Shephard le vérifia lui-même avec ses jumelles, la ligne floue mais
prometteuse d’une côte : Fremantle à l’horizon. Il pinça la pièce porte-
bonheur de Brickshaw et félicita ses hommes ragaillardis par la promesse de
l’accostage.
La suite fut brutale et inattendue. À quelques milles du port, alors que les
marins se préparaient à la manœuvre finale, le bateau fut rejeté au large par un
coup de vent latéral qui le souleva par-dessus les flots. Il tangua, virevolta et
fut de nouveau traîné vers la côte, mais au mauvais endroit.
C’est en effet au large de Woodman’s Point, à presque dix kilomètres de
son point d’ancrage initialement prévu, qu’il fut retrouvé éventré par le fond,
comme s’il avait échoué sur des lames de rocher. Mais nul n’a jamais signalé
la présence de rochers au fond des eaux de Woodman’s Point, malgré le
témoignage insistant du seul survivant du naufrage, Fortuleza Barbarossa.
Ainsi finit, le 31 décembre 1841, l’équipée du James Matthew, autrefois
baptisé Don Francisco, navire négrier appartenant au célèbre esclavagiste
portugais Francisco Félix de Souza, également connu sous le nom de Chacha.
I
Temps anciens I : Juin 1818, le jour où la foudre a
frappé
Le ciel, par-dessus sa tête, chargé de flèches de feu, d’éclairs ininterrompus.
D’instinct, il savait interpréter. La foudre allait frapper avant l’aube, plaise
aux dieux ! Quoi d’autre tout cela pouvait-il signifier ? Mort. Lamentations.
Cérémonies. Au bout de la longue nuit de pluie, des processions rituelles d’où
lui, maître des rituels, sortirait, une fois de plus, exsangue. Trop d’émotions
contradictoires à contenir, trop d’énergie dépensée à crier l’exorcisme dagbe
dagbe ne va pour que la mort profite aux vivants et que la paix décime le mal,
au cœur de la collectivité.
De père en fils, la charge lui a été transmise. Maître des rituels, peut-être,
mais surtout prêtre du tonnerre. Chargé d’enterrer dans la zone des marécages
asséchés les morts violents, ceux que Hêviesso, le dieu, frappait à
l’improviste, jamais sans raison, avait-il tendance à croire. Car, toujours, si le
tort ne datait pas de la veille, suffit-il aux parents de la victime de sonder
l’existence de ce dernier pour découvrir qu’il fut autrefois voleur de chèvre,
empoisonneur d’un rival en amour, auteur d’un crime crapuleux jamais avoué.
Pluie. Grondements du dieu suivis d’éclairs secs et rapprochés. Le mois de
juin sur la côte a toujours été propice aux manifestations des divinités qui
règnent en maîtres absolus sur le ciel et la terre, Hêviesso et Sakpatê, dieux de
la foudre et de la variole. Le premier s’en prenait aux hommes et le deuxième
aux animaux, lesquels transmettaient ensuite la maladie aux hommes.
Il était sorti sur le pas de sa maison dès les premiers grondements du
tonnerre afin de surveiller le tracé des éclairs. Abrité sous l’auvent de paille,
celui qui servait d’abri à ses femmes quand elles cherchaient un coin frais
dans la maison, les jours de canicule, son regard scrutait les signes avant-
coureurs du foudroiement. L’expérience intime des éléments lui donnait la
prescience des lieux où le feu pouvait frapper. Mais ce soir-là, il était troublé
car la courbe des éclairs allait à l’encontre de son pressentiment.
Soudain, il vit tomber le feu vers l’ouest, du côté de Singbomey, la maison
du Yovogan, non loin du fort portugais.
« Ce n’est pas possible », faillit-il crier et il rentra chez lui précipitamment,
se ceignit la taille de son pagne de rituel, une percale rouge au liséré noir, prit
sa canne et sortit sous la pluie, laquelle redoubla d’intensité. Il prit la direction
de la maison de Francisco Chacha de Souza.
La veille encore, il était devant cette maison penchée vers la mer pour
accueillir en toute solennité le roi, qui avait quitté ses quartiers d’Agbomé
pour venir parlementer avec les Blancs installés sur la côte. Ah, les Blancs de
la côte, des chiens, tempêta-t-il intérieurement ! Il faillit glisser sur l’argile
détrempée du chemin. Meute de chiens avec à leur tête le nommé Chacha,
celui que personne n’avait encore proclamé vice-roi de Gléhué, mais qui se
comportait comme tel, et que les habitants, par flagornerie et par peur, avaient
surnommé le Grand Blanc. Un aventurier arrivé sans le sou du Brésil, qui
avait pris leurs femmes aux hommes d’ici, lesquels hommes il avait mis en
servage et revendus aux acheteurs de chair humaine, les négriers sillonnant
l’océan à bord de bâtiments mystérieux.
C’est pourtant chez cet homme sans scrupule que le roi, depuis hier, s’était
installé avec sa suite et sa femme, que l’on disait blanche, elle aussi, mais
qu’il n’avait pu apercevoir à l’arrivée du cortège, tant la foule était excitée. Le
roi aurait épousé une femme blanche, voilà ce qu’il appelait lui la dernière
trouvaille d’un peuple malveillant, prompt à propager n’importe quelle
bêtise ! La vénération du maître des rituels pour le roi était telle que, parfois,
ses épouses se moquaient de son aveuglement ; d’ailleurs, ne furent-elles pas
les premières à lui avoir rapporté cette histoire des épousailles de la femme
blanche, et à soutenir qu’elles l’avaient bel et bien aperçue dans le cortège
royal ? Mais lui n’avait rien vu, et cela suffisait à le rassurer.
Une fois descendu de son hamac à l’entrée de la cité, le souverain du
Danhomé avait été transporté sur son palanquin jusqu’à la maison du
négociant portugais. Ce dernier l’attendait sur la place, entouré de deux autres
Blancs que l’on disait arrivés d’Europe pour assister à l’importante rencontre
convoquée par le roi. Dans tout le Danhomé, plusieurs rumeurs, ces temps-ci,
disaient le maître du royaume en colère contre la malice de Chacha et ses
frères de race, lesquels avaient promis depuis bientôt trois saisons lunaires
qu’ils arrêteraient d’encourager la rafle et la vente des êtres humains dans le
royaume, mais s’y adonnaient toujours frénétiquement grâce à l’entregent des
rabatteurs Egba et Mahi, ennemis jurés des Danhomenou.
La traite et l’inimitié entre tribus allaient de pair, créant une situation
d’insécurité profitable au commerce. Du lointain territoire des Ashanti à celui
des Yoruba d’Oyo, en passant par les enclaves éwé, baoulé, mina et fon, le
fléau de l’esclavage avait détruit les liens de respect et d’amitié entre les
populations côtières autrefois vendeurs des peuples à l’intérieur des terres.
Désormais, plus personne n’était à l’abri de la vindicte de son voisin, puisque
même la mémoire de celui qui fut le premier à vendre l’autre s’était dissipée,
laissant place à un jeu dangereux de vengeances croisées. Les Mahi se
souvenaient ainsi qu’ils avaient été vendus par les Danhomenou, les
Danhomenou par les gens d’Oyo, ceux d’Oyo par les Egba, et les Egba par les
Danhomenou… Rien, personne, homme ou dieu disait-on, n’était en mesure
d’arrêter la curée ; personne, sauf peut-être le roi, le seul à s’être élevé contre
la vente des humains, le seul à oser réunir les Blancs pour leur dire de mettre
fin à cette pratique qui mettait en danger les relations entre les nations.
Une clameur s’éleva au loin. Le maître des rituels hâta le pas vers la place
devant la maison de Chacha où, semblait-il, le drame avait eu lieu. La veille,
spécialement pour l’arrivée du roi, on avait débarrassé la place du prisonnier
qui y était enchaîné depuis trois jours. Un jeune esclave de maison, dont le
maître des rituels avait pris la défense auprès de Chacha, lequel l’accusait
d’avoir souillé la couche d’une de ses jeunes épouses, une belle mina de
quinze ans que le chef du village de Porto Seguro, avec lequel il faisait
commerce d’humains, lui avait offert vierge.
La version des faits de l’accusé différait de celle de son accusateur ; ce
dernier racontait avoir surpris les amants nus, dans les bras l’un de l’autre,
couchés dans le grenier où la jeune femme venait souvent, comme les autres
femmes de la maison, chercher de la farine ou des céréales. Prévenu par une
de ses épouses de la traîtrise, il aurait filé les amants et les aurait surpris.
Mais racontée par l’esclave, l’histoire prenait les proportions d’un
mélodrame confondant. Souvent, pleura-t-il, la jeune épouse de Chacha et lui
s’étaient rencontrés au grenier. Mais jamais l’idée ne lui était venue de
l’offenser. Elle venait chercher de la farine ou des tubercules pour la cuisine
du maître, et lui se sentait honoré de l’aider à choisir, se proposant parfois de
porter les provisions à sa place, afin de lui éviter de traîner sa charge jusqu’à
la demeure. Ce genre de service n’était pas privauté, il avait toujours été
serviable vis-à-vis des maîtresses de la maison. Les choses auraient pu
continuer ainsi si un jour son chemin n’avait pas croisé celui de Mamie
Ahoma, une autre épouse de Chacha, d’origine ashanti. Ce matin-là, Mamie
Ahoma le coinça sur le chemin et lui dit :
« Tu sais, le maître n’a pas toujours du temps pour nous. Je veux faire avec
toi ce qu’un homme et une femme feraient, s’ils étaient nus dans le grenier. Je
veux faire avec toi ce que tu fais avec la jeune épouse de notre mari. Et ne va
pas me dire que tu ne sais pas de quoi je parle, car ma bouche ne saurait
garder longtemps le secret, si tu te refuses à me donner les mêmes plaisirs qui
rendent la jeune épouse de notre mari rayonnante de bonheur. »
Il n’en avait pas cru ses oreilles, et avait souri, sans imaginer que sa
désinvolture allait être la source de ses malheurs. Deux jours plus tard,
l’épouse jalouse revint à la charge, le coinçant entre les sacs du grenier. Il
n’eut pas le temps de l’en empêcher, déjà elle avait baissé son pagne et
découvert sa nudité fanée par le temps et les parturitions.
« Mamie Ahoma, pardon, je n’ai pas le droit », avait-il supplié.
Elle avait écarté les jambes, mère des eaux, sirène offerte dans la poussière
du magasin, et lui avait fait signe de la rejoindre. Son regard tomba sur le
pubis rasé de près. C’est donc vrai ce qu’on racontait, que les femmes du pays
ashanti s’épilaient le sexe dès qu’apparaissent dans leur toison les premiers
poils blancs annonciateurs de la vieillesse. Son cœur battit de peur, peur des
représailles du maître, de pudeur devant le spectacle d’une femme qui aurait
pu être sa mère.
Il abandonna la pauvre créature à la honte de son propre désir contrarié, la
vexation d’un jeu qu’elle était la seule à avoir mis en scène. Mais femme
blessée, fauve dangereux, dit la sagesse des peuples. La suite le prit de court,
car le lendemain Chacha les faisait arrêter aux aurores, la jeune épouse et lui.
Elle eut beau crier, proclamer leur innocence à tous deux, dans sa colère,
Chacha prit la décision de la livrer, elle, aux affres de l’esclavage vers
l’Europe, et de l’exposer, lui, sur la place devant sa maison, nu, jusqu’à ce que
la foudre l’anéantisse !
Le maître des rituels avait écouté les deux versions des faits, et
naturellement compris que l’amour-propre écorné du Portugais justifiant son
accusation mensongère, il eût été impossible de le raisonner. Mieux valait se
fier au jugement du dieu du tonnerre, toujours impitoyable pour les fautifs et
miséricordieux pour ceux qui méritent justice et miséricorde. Le pauvre
esclave, qu’il savait accusé à tort, n’avait rien à craindre. Même sa nudité
offerte au regard des badauds constituera bientôt une raison supplémentaire
pour la compassion générale, car il était impossible que la foudre le frappât, à
moins vraiment qu’il ait brodé son histoire, dissimulant la vérité, ou que
Chacha n’ait trouvé le secret d’attirer la foudre sur le prisonnier, secret que
lui, maître des rituels, connaissait mais qu’il n’aurait pour rien au monde
dévoilé à ce chien de Portugais.
Gankpé s’était rapproché du maître des rituels, et lui avait posé une main
sur l’épaule. Le geste eut pour effet d’irriter ce dernier, mais il n’exprima
aucune gêne, aucun mécontentement. Le neveu du roi était un personnage que
l’on disait vindicatif, retors et parfois impulsif. Autant de qualificatifs qui
avaient dû paraître des qualités aux yeux du roi, lequel l’avait nommé chef de
ses armées, malgré leurs rivalités. À moins qu’il n’ait eu d’autre choix que de
le nommer à ce poste, le plus simple étant quand même de l’avoir dans son
camp, pour éviter qu’il ne lui joue de vilains tours.
Tout en fait opposait les deux frères, leur naissance comme leurs amitiés.
Celle de Gankpé avec Chacha était connue. Certaines langues pendues osaient
même supposer que Gankpé se servirait de ses amazones pour razzier des
esclaves au bénéfice du Portugais, un parvenu aux épouses innombrables
comme les termitières dans la savane.
« Je joins mes bénédictions aux siennes, et vous prie de trouver un allié
fidèle en ma personne. Vous et nous allons travailler ensemble à construire le
futur. Quand la bouche est pleine, le surplus dégouline dans la barbe, c’est
bien connu. Vous pouvez donc laisser pousser votre barbe, bientôt elle sera
mouillée, parole de Gankpé. Chacha m’a chargé de vous entretenir d’une
affaire sérieuse. Ce soir nous aurons besoin de vous, pour accomplir de grands
desseins. »
De grands desseins ? Ceux du roi, de Chacha ou de Gankpé ? ne put
s’empêcher de se demander le maître des rituels, surpris par le mystère des
propos de son vis-à-vis.
Les chevaux hennissaient dans le noir, excités par l’odeur canaille du sexe
des juments. On les entendait piaffer d’un désir contrarié. Tout lui paraissait
exagéré dans les manières du chef des armées, cette componction envers sa
personne surtout, car dans la hiérarchie des gens influents du royaume, un
maître des rituels était si peu de chose et ne méritait pas qu’on le révérât
autant. À moins que… il n’osa croire sa propre idée… à moins que sa
connaissance des arcanes de l’invisible ne les impressionnât véritablement.
« Je remercie Chacha, je remercie Gankpé, c’est un honneur que je ne
comprends pas, mais vos bénédictions honorent ma personne. Vous êtes nos
aînés, en richesse et en pouvoir, que puis-je faire pour vous plaire ?
– Connaissez-vous le roi ? Je veux dire, avez-vous déjà été à sa cour et
savez-vous ce qu’on raconte sur lui ? »
La cour du roi était trop loin de Gléhué, à plusieurs jour nées à pied ou à
dos d’âne, et il n’y avait jamais été. Pendant que là-bas courtisans et
privilégiés faisaient le dos rond et tramaient des plans pour être toujours dans
les bonnes grâces du roi ou de ses conseillers, lui se contentait d’exercer sa
charge ici, dispensant ses prières et ses cérémonies pour le bénéfice de tous les
habitants du royaume. Il n’y avait donc jamais été, au palais, mais il en
connaissait les bruits et les rumeurs. Gankpé ne lui laissa pas le temps de
répondre.
« Comme tout être humain, poursuivit-il, le souverain dissimule certains
aspects de sa personnalité aux yeux du commun. J’ai le double privilège d’être
son neveu et le chef de son armée, j’en sais forcément sur lui plus que vous.
Malheureusement, je n’ai pas le temps de tout vous dire, le roi, sa dernière
épouse et notre hôte Chacha nous attendent, nous allons les rejoindre dans la
salle des fêtes, mais auparavant, j’ai à vous préciser votre rôle dans cette
soirée. Il sera capital et vous aurez à l’accomplir sans discuter. Ce que nous
exigeons de vous ensuite, une fois que tout sera terminé, c’est un silence total,
un oubli volontaire qui vous protégera de toute visite désagréable, celle de
mes amazones ou des hommes de main de Chacha. Avez-vous compris ? »
Il se tut et dévisagea son interlocuteur. Ce dernier, gêné et contraint,
acquiesça de la tête, plusieurs fois, comme pour se convaincre de la sincérité
de la décision qu’il venait de prendre.
« Suivez-moi ! », conclut Gankpé, avant d’ouvrir la marche. Il était
désormais trop tard pour tergiverser.
***
pour l’apparat des rois du Ghana et adopté par la suite par les autres
royaumes. Arqué et tournant sur lui-même comme la biche menacée par un
troupeau d’éléphants, il se raclait tour à tour et en même temps le torse, les
cuisses, les fesses à travers l’étoffe de sa culotte de velours. La scène,
épouvantable, saisit d’effroi les invités au banquet. Snoep courait de Chacha à
Sophia.
« Il faut faire quelque chose, il faut faire quelque chose », craillait-il en
plusieurs langues.
Buchanan Murphy avait le front plissé d’une incompréhension définitive
cependant que Chacha et Gankpé regardaient la scène de haut, à la fois
distants et concernés autant que pouvaient l’être des complices très au fait des
raisons qui causaient des troubles à la victime étalée par terre sous leurs yeux.
Car la biche s’était enfin effondrée, la tête dans le giron de Sophia, laquelle
avait accompagné le roi dans sa chute avec délicatesse.
La biche gisait à demi consciente. Sur son corps avaient fait irruption des
taches rouges, encadrant certains renflements de la peau qui formaient comme
des vésicules. Les amazones surgirent à cet instant sur la terrasse, cette fois-ci
armées de javelots, et poussant devant elles le maître des rituels, lequel
s’agenouilla près du roi et délivra son diagnostic : malédiction !
« Quelle malédiction, tonna Chacha, soudain sorti de son hébétude ?
Emmenez-le roi au fort, mon médecin l’auscultera ! »
Les miliciennes de Chacha soulevèrent le roi parasol de terre et, toujours
accompagnées du maître des rituels, l’emportèrent vers le fort dont Francisco
Félix de Souza était le directeur depuis bientôt trente ans.
***
Les amazones ne l’avaient pas brutalisé, elles l’avaient juste transporté dans
ce souterrain sombre, en lui expliquant, comme à un enfant, que c’était dans
son intérêt de se laisser faire, monarque désormais marqué du sceau du
terrible Sakpatê, le dieu roué de la variole. Il allait s’en sortir, s’il se pliait aux
nouvelles mesures prises pour son bien par le maître des rituels. Puis elles
étaient sorties, et l’homme avait pris le relais, lui avait tendu à boire le
contenu d’une calebasse, qu’il avait repoussée, méfiant.
« Buvez, mon roi, buvez ! Maintenant que nous sommes seuls, vous pouvez
me faire confiance. »
L’homme qui lui parlait le regardait de biais, comme s’il avait peur
d’affronter son regard. Le roi l’observait attentivement. Il semblait pleurer à
l’intérieur, comme lui-même, le prisonnier, se lamentait, au souvenir de sa
naïveté, de la facilité avec laquelle il était tombé dans le piège de ses ennemis.
Il n’avait jamais douté que son neveu Gankpé, et Chacha, le Portugais infâme
qui se faisait passer pour un Brésilien, pour n’avoir pas à répondre des
agissements de ses compatriotes dans le royaume, complotaient à sa perte. Le
premier n’avait-il pas aidé le second à s’évader de la prison où lui, le roi, avait
fait enfermer Chacha ? L’affaire, condensé de ses démêlés avec les négriers
qui écumaient la côte, remontait à six années de cela, et avait fait sensation
dans le royaume.
De temps à autre, le directeur du fort de Gléhué rendait visite au roi en son
palais. Il est vrai que les occasions d’aller à la cour ne manquaient pas ; soit il
venait de lui-même payer au souverain les taxes douanières imposées par le
Trésor royal sur les transactions commerciales effectuées par les étrangers sur
le littoral du pays, soit il venait en ami offrir au roi son allégeance et
quémander sa protection contre les menées subversives des Hollandais et
autres Anglais disséminés tout le long de la côte qui allait du territoire aurifère
des Fanti aux rivières poissonneuses des Yoruba de Badagri. Il est vrai qu’à
côté des quatorze forts hollandais et des sept forts anglais, l’unique fort des
Portugais faisait figure de cache-misère. Et c’était aussi vrai qu’en dehors de
leur possession d’Angola les Hollandais les avaient chassés de partout, aidés
en cela par les nègres eux-mêmes qui leur vouaient une haine tout aussi
teigneuse qu’immémoriale.
Ils étaient les plus puissants, donc, sur la côte, en ce qui concerne l’achat et
la revente des êtres humains et ils le faisaient souvent ressentir à leurs frères
de race. Impitoyables et voleurs les Hollandais, manipulateurs et faux-
monnayeurs ! Au fort d’Elmina, sur le territoire des Accra et des Fanti,
racontait-on, il était arrivé que, au lieu de donner comme il se devait du bon or
ou des marchandises comme salaire mensuel à la garnison pour leur entretien,
ils distribuent du cuivre limé ou de la limaille de cuivre doré, mélange d’or et
de corail rouge. Aucune nation ne pourrait se mesurer avec les Hollandais,
haineux entre eux, et méfiants vis-à-vis des nègres.
Quant aux Anglais, on peut dire en général qu’ils vivent selon la morale
dans laquelle ils ont été élevés. Rarement a-t-on vu un Anglais tromper un
Noir avec de l’or faux ou d’autres moyens. D’ailleurs, quand ils ont des
esclaves malades, ils les font débarquer dans leurs forts afin que les capitaines
des navires achètent aux Noirs les rafraîchissements dont ces derniers ont
envie. À l’inverse, le roi savait avec quelle inhumanité les Portugais traitaient
les esclaves destinés à travailler dans leurs mines au Brésil. Ses informateurs
lui avaient tout rapporté, comment dans le Minas Gerais on les envoyait sous
terre et les empêchait de revoir la lumière du jour, comment même les chiens
de chasse étaient mieux nourris qu’eux, et comment quand on leur accordait
une pause, les prêtres portugais, bourgeois dans l’âme et complices de
l’abêtissement des Noirs, en profitaient pour descendre dans les mines pour
les baptiser et leur enseigner leur christianisme délétère, religion qui prônait
pourtant l’amour du prochain.
Dans tous les cas, derrière chaque visite du Portugais qui se disait plutôt
Brésilien, le roi lisait une intention secrète, une seule : tenter de s’allier son
autorité pour affaiblir ses concurrents dans le commerce d’esclaves, de cire,
d’or et d’ivoire auquel se livraient les nations d’Europe dans la contrée depuis
des siècles. Néanmoins, depuis un certain temps, les visites du Portugais
s’étaient espacées, et pour cause : malgré les quantités importantes de tabac et
de sucre du Brésil offertes au souverain, ce dernier refusait de lui témoigner
son amitié pleine et entière.
Chacha ne comprenait pas la réticence du roi, tout au plus pouvait-il
l’expliquer par l’influence sur lui de certains de ses amis danois, philanthropes
d’un autre âge, qui lui avaient soufflé cette idée qu’il trouvait dangereuse :
s’opposer à la traite des Noirs vers les Amériques. Et parmi ces Danois qui
rendaient visite au roi régulièrement, une jeune femme mature, nommée
Sophia de Montaguère, la quarantaine presque, qui s’était installée au palais,
et dont on murmurait qu’elle parlait plusieurs langues européennes ainsi que
celles de la côte et aurait des relations intimes avec le roi.
Il avait de ces idées, le roi ! Des idées qu’il exposait à voix haute. À l’en
croire, le bons sens voudrait que les Européens tirent profit de la qualité du
climat de la côte en s’y installant durablement, et en utilisant les esclaves sur
place, dans la culture des mêmes plantations vers lesquelles ils les déportaient
dans leurs colonies. Le climat n’était pas malsain, argumentait-il, même s’il
est vrai qu’entre juillet et août, après la période des pluies, beaucoup
d’Européens mouraient quand les vapeurs montaient de la terre. Ils n’avaient
qu’à moins manger de poissons gras et se gaver de fruits, ironisait le roi. Aidé
de ses amis danois, des gens dont il partageait la philosophie abolitionniste,
mais pas toujours la vision horrifiée de l’esclavage, il avait expérimenté sur
les terres du royaume plusieurs cultures. Tout avait poussé, nourri par l’effet
conjugué du soleil, du limon et des pluies : le maïs, l’ananas, le coton, la
canne à sucre, l’arachide, le caféier, le cacaoyer, sans compter toutes les
épices de valeur, consacrés par les nécessités et les goûts de l’Europe
aristocratique ou princière, et surtout l’étrange manioc dont on tirait le tapioca
et le gari farofa, l’excellente farine de manioc, denrées prisées par la plupart
des populations côtières.
Il proposait donc que l’esclavage soit maintenu, mais localement, comme
cela a toujours existé, de façon à ce que le royaume profite aussi des richesses
engendrées par la main-d’œuvre servile.
Puis un jour, poursuivant sa logique, il avait tenté de le convaincre, lui
Chacha, de l’aider à construire une usine dans la capitale du royaume. Une
usine, et pas n’importe laquelle, une usine pour transformer les noix de palme
en huile de palme dont on raffolait à Bahia, c’est vrai, et fabriquer des
savons ! Interloqué, Chacha avait promis, puis il avait oublié la demande du
roi. Seulement voilà, le roi lui n’avait pas la mémoire courte. Un an plus tard,
lassé d’attendre que le Portugais se manifestât et tienne sa promesse, il l’avait
fait mander par son porteur de canne, signifiant solennellement à l’intéressé la
gravité de la convocation.
Contrairement aux habitudes, on l’avait fait asseoir dans la salle des
audiences vide, pendant presque une heure. Puis le roi était arrivé avec sa
suite. Sans daigner remarquer son visiteur, il avait pris place sur le fauteuil
sculpté aux motifs de son règne. L’animosité des notables de la cour envers
Chacha était perceptible, mais heureusement qu’il pouvait s’appuyer sur le
chef des armées et neveu du roi, Gankpé, un jeune fauve aux dents longues.
C’était le seul avec lequel les relations étaient cordiales, et même parfois
complices. Plusieurs fois, ils avaient eu des échanges secrets qui l’avaient
édifié sur l’esprit frondeur de l’homme. Il en avait conclu qu’un jour viendrait
où le prince Gankpé passerait à l’acte, ce qui ne serait pas pour lui déplaire. Il
tenta de capter le regard du roi, peine perdue.
Il vit alors entrer celle dont tout le monde parlait dans le royaume, Sophia
de Montaguère, la jeune idéaliste danoise dont l’influence sur certaines idées
du roi lui paraissait acquise. Elle était habillée de la même manière que toutes
les épouses du roi : lourds colliers de corail au cou et perles multicolores aux
chevilles, la taille ceinte d’un riche pagne kenté, les pieds nus et le visage
maquillé d’une fine trace de poudre d’or que ses accompagnatrices lui
épongeaient de temps à autre, quand la transpiration devenait trop importante.
Incontestablement, elle était belle ainsi vêtue, et ses cheveux blonds relevés en
chignon lui donnaient l’allure d’une divinité séductrice surgie des profondeurs
d’un lac ou d’un océan de soleil.
Elle s’agenouilla comme les autres femmes sur la natte réservée aux
épouses, mais directement à la gauche du roi, et Chacha comprit d’instinct
qu’elle serait la traductrice de l’échange qui allait suivre entre le roi et lui. Ce
n’était donc pas la peine de demander à son propre interprète, le cabécère
Kpoti, qui attendait dans le vestibule, de faire son entrée dans la pièce.
« Ces derniers temps, monsieur Francisco, je songe sérieusement à déclarer
la guerre à deux ou trois nations pour me refaire une santé financière. »
La remarque prit de court le directeur du fort portugais de Gléhué. Le roi
s’était adressé à lui en portugais, laborieusement certes, mais c’était bien du
portugais avec un accent étrange qu’il eut de la peine à définir.
« Pardon, majesté ?
– J’ai dit, une ou deux petites guerres bien menées pour renflouer les
caisses de mon trésor. »
Stupide, faillit-il lâcher, mais il se retint. Depuis son arrivée dans la région,
il avait eu à constater que les guerres entre nations rivales faisaient d’énormes
ravages. Ah, les Noirs et leurs guerres stupides ! Leur pays magnifique ne
manquait certainement de rien d’autre que de meilleurs habitants, qui
sauraient apprécier dans quel paradis terrestre ils ont été placés, en remerciant
le Créateur les mains et les yeux levés, et en se soumettant à des lois
raisonnables. Mais ils sont bien loin de cela. Non, décidément, même les
Groenlandais sont mieux dans leur froid pays que les nègres en Afrique, et les
guerres inhumaines de ces derniers, leur haine mutuelle héritée de leurs
parents, ont fait d’eux des êtres méchants prompts à s’étriper pour le plaisir de
voir le sang du voisin couler sur leurs fétiches, ou à vendre leurs propres
frères et sœurs aux négriers. Il se souvenait ainsi de ses premiers esclaves
acquis, des captifs qu’on venait lui présenter spontanément.
À l’instar de cet homme venu au fort sous prétexte de lui acheter des
marchandises, et qui farfouilla pendant une bonne heure dans la soierie, la
pacotille, avant de déclarer, l’air sombre et buté qu’il n’avait
malheureusement rien à donner en échange. Il demanda à ses employés de le
mettre à la porte. L’homme eut, cependant, le temps d’expliquer qu’il avait
une femme jeune, originaire de Ganvié, mais que son beau-père avait fait
manger à la demoiselle un fétiche si puissant qu’il ne pouvait la vendre sans
risquer de subir la colère des dieux qui la protègent. Les employés comprirent
tout de suite ce qu’il voulait et lui répondirent : « C’est tout ? Dans ce cas,
emmène ta femme, nous te battrons tellement devant elle que le fétiche n’y
verra que du feu. »
Une heure plus tard, le coquin revint au fort accompagné de son épouse,
une belle femme au regard insolent, qui eut droit à choisir les marchandises
sans savoir qu’elle était la monnaie d’échange. Lui-même quitta la pièce et les
employés s’emparèrent de la femme qu’ils mirent aux fers. L’homme alors se
mit à pousser des hurlements de colère, mais les employés le jetèrent à terre et
le frappèrent affreusement pendant une bonne demi-heure. À la fin, il fit signe
que cela suffisait, se leva, s’épousseta et chargea sa marchandise sur l’épaule
avant de s’éloigner du fort, sans plus d’explication sur le sort réservé à sa
femme, bientôt vendue contre seize onces d’or, prix habituellement négocié au
Brésil pour les esclaves de la Côte.
« Je ne sais pas, majesté, tout dépend contre qui vous pensez lever les
troupes. Ceux d’Allada vous ont-ils offensé ? Ou bien, vous faut-il vous
accaparer des mines d’or des Ashanti ? Ou conquérir les terres fertiles des
Guin le long du fleuve Mono ? Je ne comprends pas mais je suis prêt à vous
épauler, si nécessaire.
– Sans le commerce guinéen des esclaves, avouez quand même que tout
l’or du Brésil serait resté dans son sous-sol, ou tout au plus, seule une infime
quantité aurait vu la lumière du jour. Et puis, il vous faut bien cultiver vos
terres, vos champs de tabac, de canne à sucre et de coton ; sans l’esclavage
des Noirs, comment auriez-vous fait ? Non, vous avez raison, vous autres
nations d’Europe, il est du devoir de vos souverains d’exploiter la force des
autres nations pour accumuler vos richesses, ceci est une belle leçon que je
songe sérieusement à appliquer. Je pourrais bien, une fois que j’aurai les
troupes nécessaires, déclarer la guerre au Portugal et ramener des esclaves ici
pour cultiver mes terres. Qu’en pensez-vous ? »
Francisco blêmit. Les paraboles du roi le surprenaient toujours par leur
tranchant, leur audace. Ses démêlés avec les négriers ces derniers temps
avaient pris une ampleur inquiétante.
Plusieurs fois, délibérément, il avait refusé à certains trafiquants étrangers
le droit de commercer sur ses terres, et avait fait empêcher l’accostage de
plusieurs autres dûment autorisés à négocier directement avec les populations,
les cabécères ou les facteurs installés dans les comptoirs. Un climat de terreur
savamment distillé planait sur le négoce. Les troupes du roi surgissaient de
partout, effrayant marchands et vendeurs, dans le seul but de perturber une
tradition commerciale établie depuis des siècles dans la région. Contre de
telles menées, Francisco lui-même ne savait pas toujours comment se
positionner.
« Les Portugais mériteraient certainement une punition, majesté, mais leurs
terres sont trop lointaines. Je comprends vos sentiments, lâcha-t-il, sans plus
réfléchir davantage.
– Qui vous demande de me comprendre, Francisco ? Ce ne sont pas tous les
Portugais qui mériteraient ma punition, mais un seul, et vous savez de qui je
parle. Il y a un an, vous m’aviez promis d’installer une usine sur mes terres.
N’allez pas me dire qu’une promesse de Blanc est aussi futile que le pet d’une
vieille femme à l’agonie ! Je ne vous croirai pas. Vous m’avez menti, et je
m’en vais vous réserver le même sort que je réserve à ceux qui mentent. Trois
mois de prison, vous aurez le temps de réfléchir au plan de ma future usine.
Quand vous sortirez de là, on reprendra nos discussions. Prince Gankpé,
mettez M. Francisco aux arrêts, et veillez à ce qu’il soit traité comme un
menteur pendant son incarcération ! »
À Gléhué, la nouvelle de l’arrestation de Chacha rapportée par son
interprète, le cabécère Kpoti, fit trembler les assises de la ville et les certitudes
des Européens. Tous les marchands blancs se précipitèrent à la capitale du
royaume pour implorer la clémence du roi. En pure perte. Une rumeur dont
nul ne savait la source commença dès lors à circuler : bientôt tous les
marchands d’esclaves allaient être pourchassés, tués s’il le fallait. La peur prit
au ventre les intéressés, qui désertèrent leurs comptoirs et s’exilèrent vers les
royaumes voisins, le temps que le courroux du roi s’apaise, que la colère
replie sa natte. Pourtant, à peine deux semaines après son arrestation, les
gardiens rapportèrent au roi, un matin, la nouvelle surprenante de l’évasion du
Portugais.
Gankpé, murmura le roi, une telle évasion ne pouvait être que l’œuvre du
prince, jura-t-il ! Comment se fait-il qu’il n’y avait pas pensé plus tôt, s’en
voulut-il aussitôt ? Ah, Gankpé, Gankpé ! Son neveu de prince et ses
ralliements de façade, ses combines et ses trafics avec le Portugais à la barbe
de contrebandier et à l’éternel bonnet de velours, des manœuvres obscures
dont on lui avait toujours rapporté les détails ! Oui, il l’avait toujours su, mais
n’avait jamais voulu l’admettre, que son fils, comme il l’appelait – puisqu’en
succédant au père de Gankpé, il héritait de ses femmes et de la responsabilité
d’être un père pour tous les enfants d’Agonglo –, que donc son presque fils
pourrait un jour lui faire une passe horrible.
Grandir à l’ombre d’Agonglo fut un privilège redoutable. De son vivant,
c’est vrai, le monarque au symbole Ananas avait parfois semblé douter des
qualités de son fils Gankpé pour être un sage conducteur des peuples. Trop
jeune, trop impulsif, peut-être serait-il idéal que son neveu assurât la régence
le temps que la formation du prince soit peaufinée ! Ainsi, très tôt, Agonglo
avait introduit dans leur éducation des différences qui disaient son choix et le
destin pressenti pour son fils et son neveu. Et quand une nuit de l’année 1797,
calendrier du Blanc conspirateur, Agonglo fut retrouvé assassiné dans des
conditions mystérieuses – empoisonné, semble-t-il, pour l’empêcher de se
convertir au catholicisme –, Gankpé crut un temps que le trône allait lui
échoir. Mais les oracles consultés – manipulés, diront les généalogistes – se
prononcèrent en sa défaveur, et il ne put que ravaler sa déception et accepter
de protéger le nouveau roi, son oncle, en acceptant le poste de chef de ses
armées, malgré son jeune âge et son inexpérience des choses de la guerre. Un
pis-aller que les grands prêtres du royaume avaient conseillé au nouveau
monarque pour éviter que l’orgueil blessé de Gankpé ne l’entraînât sur la voie
d’une vengeance occulte, après que ses partisans eurent ferraillé vainement
avec les complices du nouveau roi. Eux l’en savaient capables, que le jeune
prince consultait régulièrement pour des sacrifices. Il avait suivi le conseil des
prêtres, et avait confié sa protection, sa vie à son neveu, sans jamais
abandonner l’idée que ce dernier nourrissait dans le tréfonds de son cœur des
serpents qu’il pourrait envoyer siffler sur sa tête.
Puis il y avait eu cette autre histoire qui allait creuser davantage le fossé
entre l’oncle et le neveu, détruire l’harmonie fragile d’une relation basée sur le
respect du choix des dieux et les convenances de leur rang. Un drame aux
dimensions familiales : la disparition de la mère de Gankpé, ou plutôt son
rapt, son enlèvement criminel, car comment qualifier autrement ce geste aux
antipodes du bon sens ?
Des témoins affirmèrent avoir vu, le soir du drame, de mystérieux inconnus
rôder autour de l’ancien palais d’Agonglo, où la mère de Gankpé vivait depuis
l’assassinat du souverain. Provoquèrent-ils la tornade qui s’était abattue sur la
ville cette nuit-là et qui effaça jusqu’aux traces de leurs pas autour de la
demeure de la veuve ? Toujours est-il que ce matin-là, Gankpé qui rendait
toujours une visite à sa mère, après l’inspection de ses troupes, la trouva
absente. Personne, de toute évidence, ne semblait l’avoir vue sortir aux
aurores, et l’idée qu’elle ait pu découcher était totalement saugrenue. Elle
avait passé l’âge de tels caprices, et de toute façon, si l’envie d’avoir un amant
à son âge l’avait effleurée, elle eût trouvé une solution plus discrète à la
réalisation de son désir. Nulle part dans le palais elle n’était visible. Il fit le
tour des autres cases et des maisons alentour, personne ne se souvenait avoir
vu sa mère ce matin-là, tout au plus l’avait-on aperçue la veille au soir, quand
elle revenait de chercher des herbes chez une de ses co-épouses, pour un mal
de foie persistant qui lui rendait l’humeur mauvaise depuis bientôt six jours.
Hasard ou coïncidence prémonitoire, la veille de cette étrange disparition, le
roi avait fait des remontrances presque paternelles mais acerbes à Gankpé, que
des rumeurs accusaient de fournir des esclaves à Chacha. Le prince avait nié
toutes ces accusations, les mettant au compte de la jalousie et de la
méchanceté naturelle des conseillers du roi. Les gens s’étonnent, avait
poursuivi le roi, du fait que les membres de la famille royale ne vont jamais en
esclavage. « Peut-être qu’un jour, avait-il lâché pour conclure, un de nos
proches pourrait se retrouver à bord du Don Francisco, le navire négrier
appartenant à votre ami Chacha ! Méfiez-vous, prince, quand la colère étale sa
natte… »
Il n’avait pas prêté attention à la dernière remarque du roi, mais à présent
qu’il y repensait, il y lisait comme une menace voilée. Et si la disparition de sa
mère était un règlement de compte, perpétré par son oncle, son presque père ?
L’idée lui traversa l’esprit, sans qu’il fût toutefois en mesure d’apporter la
preuve irréfutable de la justesse de ses soupçons. La douleur le fit chavirer, et
il s’assit à même le sol de la case de sa mère, pendant que ses hommes
organisaient la battue pour tenter de retrouver la vieille dame.
Après six mois d’intenses recherches, la nouvelle tomba finalement,
rapportée par Francisco Félix de Souza lui-même, lequel prit des précautions
pour en atténuer la violence : des informateurs confirmaient la rumeur qui,
depuis un temps, s’installait dans le royaume : la mère de Gankpé avait bel et
bien été enlevée et déportée en esclavage au Brésil, et l’on pense qu’elle aurait
été vendue du côté de São Luís do Maranhão, où elle serait devenue
blanchisseuse et prêtresse à ses heures perdues dans le moulin d’un riche
propriétaire portugais. La phrase traversa l’esprit de Gankpé, lumineuse et
tranchante : « Méfiez-vous, prince, quand la colère étale sa natte… »
Temps anciens V : Le roi, dans sa tête, la nuit/II
« Buvez, mon roi, buvez ! Maintenant que nous sommes seuls, vous pouvez
me faire confiance. »
L’homme qui lui parlait le regardait toujours de biais, incapable d’affronter
son regard. C’était le même homme qu’il avait aperçu au moment où il
s’écroulait, l’esprit brouillé par le poison mystérieux, s’approcher et
s’agenouiller près de lui sur la terrasse du Portugais criminel.
Il portait l’accoutrement des prêtres du tonnerre, et son odeur était celle
d’un homme qui ne s’était pas lavé depuis plusieurs heures. Ses yeux rougis
par un chagrin non pleuré fuyaient, papillotaient. Tout en lui sentait la gêne.
Le regard du roi tomba sur la calebasse qu’il lui tendait, elle contenait de l’eau
dans laquelle flottaient des feuilles d’hysope.
Non, plus aucun liquide, se préparait-il à dire, quand les phrases sortirent
différentes mais marquées d’une inquiétude profonde.
« Qui êtes-vous, bafouilla-t-il ? Où est Gankpé ?
– Je ne suis personne, mon roi, pardon je ne suis personne. »
L’homme posa la calebasse et se coucha sur le sol devant lui, en signe de
soumission totale, tenant sa tête entre ses mains comme s’il se protégeait d’un
fardeau trop lourd à porter ou d’un coup qu’il avait peur de recevoir. Cet
homme ne va pas bien, pensa le roi, tout comme moi, il ne va pas bien.
Brusquement, un spasme violent lui traversa le ventre et il se mit à vomir.
L’homme se releva précipitamment et, soulevant le roi par l’abdomen, cala
son buste contre une de ses jambes et lui tapota fermement dans le dos. Le roi
ouvrit la bouche comme un poisson asphyxié, toussa puis cessa de vomir.
« Buvez, mon roi, buvez. Ils vous ont empoisonné, et ceci enlèvera le
poison de votre corps. Je sais ce qu’ils vous ont fait boire, je connais
l’antidote. Ayez confiance, buvez ! Et si jamais je vous veux du mal, que le
vrai Sakpatê m’emporte. »
Sakpatê ! Le nom du dieu de la variole fouetta son esprit. Il se souvint qu’à
son réveil, il avait cru voir sur son corps des renflements de la peau, mais à
présent tout avait disparu. Il se souvenait également de phrases, de bouts de
phrases, comme dans une conversation hachurée. Des voix, des voix
indifférenciées.
« Malédiction.
– Quelle malédiction ?
– Ceci est l’œuvre de Sakpatê, le propriétaire des maladies terrestres. Ces
rougeurs, ces pustules sont la marque de son apparition.
– Quelles fautes faut-il avoir commis pour mériter un tel châtiment ?
– Meurtre, vol, mauvaises paroles, rapports sexuels en certaines
circonstances…
– Mon mari n’a commis aucune de ses fautes.
– Même les rois commettent des fautes graves, femme, des fautes
dissimulées à l’entendement du commun. »
Sophia !? se souvint brusquement le roi, dont la mémoire avait fini de faire
le lent apprentissage des choses. Où était- elle en ce moment ? Que le prince
ne puisse la ravir ! Oui, il le savait, son neveu éprouvait pour Sophia plus que
de l’admiration. Quel sort Chacha et son acolyte lui avaient-ils réservé ? Peut-
être que Joshua Snoep avait réussi à intercéder en faveur de sa compatriote !
Protéger Sophia, l’étrangère fragile pour laquelle il savait qu’il n’était pas le
seul à éprouver une affection tendre.
Ses amours avec la jeune idéaliste au corps si doux, étonnamment blanc
quand elle s’était dénudée pour la première fois devant lui dans l’intimité de la
chambre royale, avaient fait jaser toutes les bouches du royaume. La sacralité
du pouvoir engendre un nombre tel d’interdits, parmi lesquels, prétendront
plus tard les censeurs, les relations sexuelles entre races. Transgression,
avaient alors proféré certains notables dans le secret de leurs conciliabules. La
semence royale déposée dans le ventre d’une étrangère, passe encore, mais
dans celui d’une femme blanche, doublement étrangère à la race et au genre !
Lui-même au départ n’y pensait pas, mais l’amour a ses pièges que même les
amants les plus rodés ne savent éviter. Ce n’est qu’une fois passé à l’acte qu’il
s’est rendu compte du choc provoqué dans la conscience de ses sujets. C’est
toujours ainsi, quand le bouc brise la jarre, les tessons restent accrochés à son
cou. Mais alors, qui peut juger le bouc, les hommes ou les dieux ? Les dieux,
devant l’infraction, restent souvent muets, tandis que les hommes murmurent,
sans que l’on sache s’ils sont objectifs ou jaloux : « Le bien est un animal
mâle, le péché une femelle qui reproduit. »
Sophia, pensa-t-il douloureusement, oh ! que ne puissent le permettre les
vodun de son clan, l’humiliation de celle qu’il avait juré en son for intérieur
de protéger, depuis le jour où leurs itinéraires s’étaient croisés !
La première fois qu’il la vit, elle faisait partie d’une délégation d’hommes
blancs venus au palais le rencontrer. Une dizaine d’hommes, avec à leur tête
Joshua Snoep, partisan convaincu de l’abolition de l’esclavage, et parmi tous
ces hommes une seule femme prénommée Sophia. Le plus étrange n’était pas
sa présence parmi le groupe des abolitionnistes, mais sa capacité à
comprendre les paroles du roi et à traduire dans les deux sens. D’habitude, les
interprètes auxquels le palais ou les invités eux-mêmes avaient recours étaient
des hommes en contact avec les négociants de la côte et ils possédaient des
rudiments d’anglais, de portugais et de français, parfois de hollandais. Mais il
était rare de voir les étrangers débarquer avec leurs propres interprètes, car les
langues gbe étaient d’une complexité telle que ceux qui s’aventuraient dans
leur maniement, à l’exception de quelques religieux têtus, finissaient par s’y
décrocher la mâchoire ou proférer des grossièretés en tombant dans le piège
des accents et des tons. Mais là, devant le roi, la jeune femme qui l’écoutait et
lui traduisait les réponses de Joshua Snoep parlait le gbe comme si elle l’avait
toujours parlé.
Amusé, le roi voulut l’éprouver. Il chercha dans sa tête, une tournure
proverbiale ou une expression idiomatique complexe qui puisse dérouter la
jeune femme et, ayant trouvé, sans transition, au milieu d’une séquence de
traduction, lui lança :
« Yovo se gbe voa mu se agbangbangban’o.
– Le Blanc comprend gbe, traduisit-elle mécaniquement, mais... »
Elle s’arrêta, surprise par la complexité du phonème final et surtout ayant
compris que la phrase n’avait rien à voir avec l’échange entre Snoep et le roi.
Le roi sourit et la regarda. Elle regarda le roi et à son tour lui lança :
« Oui c’est vrai, je parle gbe, mais cette subtilité m’échappe.
– Non, reprit le roi, votre maîtrise de la langue est impressionnante. Où
l’avez-vous apprise ?
– À Copenhague, chez un vieux missionnaire danois qui a sillonné toute la
côte.
– Vous pensez qu’il aurait su traduire agbangbangban ?
– Assiette cassée, c’est cela que le mot signifie ?
– Donc vous saviez ? Vous êtes plus intelligente que je ne le pensais.
– Merci, majesté. Mais assiette cassée n’est qu’une possibilité de
traduction, je sais que vous vouliez dire autre chose.
– Je dois donc vous aider ?
– Je voudrais que vous m’aidiez, majesté.
– Dommage, ironisa le roi. Moi qui comptais sur vous pour m’apprendre le
gbe. Sérieusement, madame la traductrice, accepteriez-vous de m’enseigner
les langues des Blancs, et plus particulièrement le portugais ?
– Je suis à votre service, majesté.
– Connaître les langues des Blancs m’aidera à ne pas faire banqueroute.
Agbangbangban, banqueroute, vous saisissez maintenant ? »
Elle rougit, puis soudain, un sourire irradia son regard. Elle regarda le roi
droit dans les yeux et laissa tomber, victorieuse.
« Ma proposition n’était donc pas si bête. Assiette. Banqueroute, assiette
d’impôt, le budget du royaume est sauvé, majesté. »
Comme s’ils avaient été seuls, le roi et la jeune femme éclatèrent d’un franc
rire. Durant la conversation, les notables du palais ainsi que les visiteurs
avaient suivi l’échange sans oser se mêler au dialogue entre la jeune femme et
le roi. Quelque chose se déroulait sous leurs yeux dont ils ne devinaient pas
les développements. Joshua Snoep fut surpris quand plus tard le roi lui
demanda si Sophia était mariée. Oui, répondit-il, à un Français, un certain
Olivier de Montaguère, lequel a séjourné autrefois sur la côte, et qui est
maintenant retourné en Angleterre. Le roi avait suggéré d’envoyer une de ses
épouses s’occuper du mari de Sophia, le temps que cette dernière séjourne au
palais pour lui enseigner les langues des négriers, toutes les langues de tous
les négriers, avait-il insisté.
Dès le lendemain de cette entrevue, tous les après-midi et parfois tard dans
la nuit, dans l’atrium ou sur la terrasse du palais, on entendit le souverain du
Danhomé et sa répétitrice ânonner des mots, des phrases étranges dans des
langues aux sonorités risibles ou déconcertantes.
Les efforts du roi pour maîtriser les langues européennes étaient colossaux,
mais le résultat en était un brouillage permanent de l’expression, les mots du
portugais se glissant indifféremment dans les expressions en anglais, en
français ou en hollandais. Sophia comprit très vite les raisons d’un tel mélange
linguistique, ce que le roi voulait par-dessus tout, c’était parler le portugais. Et
elle concentra son énergie, après une franche discussion avec son élève de
marque, à lui enseigner les subtilités de la langue des ancêtres de Francisco
Félix de Souza, négrier à Gléhué. Les journées du roi furent occupées à cela,
entrer dans les arcanes de la langue de son adversaire afin de l’affronter d’égal
à égal, sans intermédiaire d’aucune sorte.
À quel moment les relations studieuses de maître à élève se transformèrent-
elles en relations amoureuses jugées aussitôt scandaleuses par des esprits
chagrins ? Ni Sophia ni le roi ne sauraient le dire avec certitude.
Les femmes aiment le pouvoir, et les gens de pouvoir ont le flair pour
repérer celles qui sont à l’aise en leur compagnie. Sophia, qui n’avait pas
d’enfant, ne faisait jamais allusion à son mari laissé au pays, comme si aucun
regret n’était lié à l’absence de ce dernier ; et le roi voyait bien que la vie au
palais lui allait, comme si elle avait toujours vécu là. Sans compter que le
combat personnel du monarque contre Chacha et ses amis négriers épousait
les idées abolitionnistes de la jeune femme, renforçant entre eux les liens
d’une certaine complicité intellectuelle que leurs désirs charnels mettaient à
rude épreuve. L’après-midi où les deux franchirent le pas, il faisait une
chaleur à rendre folles les bêtes. Ils étaient sous l’auvent de la terrasse, tentant
de lutter contre l’engourdissement de leurs esprits accablés par la canicule.
« J’ai chaud, avait lâché le roi au milieu d’un bâillement. Il va finir par
pleuvoir, ce n’est pas possible une telle chaleur. Aucun souffle de vent.
– Je peux vous faire du vent si vous le désirez, majesté !
– Non, Sophia, seules mes épouses ont le devoir de m’éventer. À moins que
vous ne vous considériez un peu comme ma femme ? »
Elle avait souri, délicate façon de masquer un sentiment qui relevait plus du
trouble que de l’embarras. Cela faisait six mois qu’elle était au palais, et les
rumeurs les plus folles qui y couraient avaient fini par lui parvenir aux
oreilles. On la disait la maîtresse du roi, l’accusation s’accompagnant de
précisions détaillées sur les lieux où les amants se retrouveraient et
copuleraient régulièrement. Lors d’une promenade en forêt, ils auraient même
fait cela couchés par terre, suprême tabou ! Le roi ne vivrait plus que de ces
rendez-vous furtifs, de ces instants canailles passés en compagnie de sa
prétendue répétitrice de portugais, négligeant ses devoirs de mari envers ses
différentes épouses, princesses ou esclaves.
« Vous n’avez pas répondu à ma question, Sophia.
– Vos épouses, majesté, vous les prenez esclaves ou princesses. Je suis une
femme libre que son mari a abandonnée à Copenhague pour couler des jours
tranquilles à Liverpool, ai-je alors une chance de faire partie de vos femmes ?
Vous savez ce qu’on raconte dans le royaume.
– Je sais ce que les femmes racontent, Sophia. Et cela n’a aucune espèce
d’importance. La puissance d’un roi n’est pas dans le nombre de ses femmes,
mais dans les prérogatives qu’il s’accorde dans le choix de celles-ci. J’ai
hérité des femmes de mon père et oncle Agonglo, celles-là me sont ombrelles.
On vous dit ma maîtresse, quelle honte y aurait-il pour le roi du Danhomé à
entretenir autant de maîtresses qu’il voudrait ? Surtout que de maîtresse à
épouse, le pas est vite franchi quand la femme nous fait des enfants. Je
m’exprime mal, mais je sais que vous comprenez.
– J’essaye de vous comprendre, majesté, seulement la chaleur m’empêche
de me concentrer.
– Et moi alors ! Nous reprendrons la leçon demain, il fait vraiment trop
chaud. Allons à l’intérieur, il fait moins lourd dans mes appartements. »
Le palais assoupi n’assista pas à la suite des événements. Seuls les gardes,
muets et aveugles par devoir, aperçurent le monarque du Danhomé et la
femme blanche pénétrer dans la chambre royale. Une femme suivant un
homme, scène presque classique. Lequel des deux avait loisir à penser aux
surprises de la destinée, à l’instant où leurs corps, presque aimantés par le
désir mutuel, se rapprochèrent ? Pour l’un et l’autre, c’était une première, une
découverte de la différence. Chacun avait, caché dans l’arrière-boutique de
son cerveau, des idées préconçues sur l’anatomie de l’autre. Un corps noir, à
quoi cela pouvait-il ressembler dans l’intimité ? Et un corps blanc, si fragile,
si pâle, pouvait-il résister aux assauts virils d’un corps noir ? Les femmes
blanches, avait-on raconté au roi, faisaient cela en silence, et mordaient
cruellement leurs hommes dans le cou, leur enfonçant la langue dans l’orifice
des oreilles que c’en était dégoûtant. Des ogresses, avait pensé le roi, que la
perspective de se laisser dévorer enchantait sans qu’il l’avouât. Les Noirs,
avait-on appris à Sophia, faisaient cela avec violence, renversant leurs femmes
sur la couche et les chevauchant comme des drogués, dans un vacarme
pouvant s’entendre à une distance d’un mille ! Cela ne lui faisait pas peur,
d’être prise violemment, elle à qui on avait appris à chanter, gamine, Saint
Jean, mariez-moi vite, tant que je suis encore jeune, que le maïs, recueilli
tard, n’a plus ni feuilles ni épis, et dont les charmes se fanaient loin d’un
époux peu porté aux ardeurs de l’alcôve.
Au contraire, à l’instant où le roi la prit par la taille, ce sont d’autres
préoccupations qui lui traversèrent l’esprit : lui fera-t-elle des enfants, même
en sachant que ses rejetons mulâtres ne pourront hériter du trône, tout au plus
des richesses de leur oncle maternel ? Et aussi, à la mort du roi, fera-t-elle
partie des favorites dont on cassera les membres et qu’on jettera dans sa
tombe, pour accompagner et servir le souverain dans son voyage vers le
monde des ancêtres ? Ironie du sort, mourir pour un homme, l’expression
prenait un sens presque sacré dans ces conditions-là. Maîtresse ou épouse, peu
importe lui avait assuré le roi, pourvu qu’elle enfante comme une vraie
négresse, car chaque femme du roi occupait une position dans le palais, et la
sienne, elle la rêvait déjà dans le tréfonds de son cœur, conseillère et amante.
Quand enfin le roi la pénétra, l’orage gronda, la pluie creva l’outre des
nuages en chaleur et Sophia de Montaguère soupira d’aise et de contentement.
***
La pluie avait détrempé le chemin qui menait aux habitations, creusant des
rigoles et des crevasses dans lesquelles restaient coincés des débris
hétéroclites amassés par les eaux de ruissellement. La centaine d’âmes qui
habitait son village situé à presque trois kilomètres du centre de Gléhué
semblait profiter de la fraîcheur apportée par la pluie nocturne. Personne
dehors, à cette heure du jour, alors que normalement, aux premières gouttes de
pluie, les villageois possédant quelque lopin de terre se précipitaient aux
champs pour labourer la terre meuble, la préparer au semis. Lui n’avait rien
d’autre à cultiver que le secret commerce avec les dieux, le labeur de ses
journées consistant à pratiquer la divination du Fâ ou à sonder les mystères du
destin, cependant que ses femmes faisaient du petit commerce et s’occupaient
des enfants. Dans le silence général, un détail attira son attention et déclencha
l’alerte : même les tisserins, oiseaux de pluie d’habitude criards, ne chantaient
pas. C’est alors qu’il aperçut les premières cases incendiées et les greniers
éventrés de son quartier.
Il songea : les temps de guerre sont de retour. Ces derniers temps, la rumeur
avait couru que le suzerain d’Oyo avait déclaré le roi du Danhomé son vassal
et exigé de lui allégeance et soumission. Le refus du roi, qui avait envoyé au
roi d’Oyo un message clair et provocateur, avait suscité la peur que les
hostilités ne se déclenchent avant la saison des pluies.
Mais est-il jamais trop tard pour déclarer la guerre ! Dans la boue gisaient
des bêtes, chiens, moutons et volaille, déchiquetés par quelque projectile
puissant. Des fusils à poudre, certainement. Mais il avait beau sonder les
ruines, aucun cadavre humain ne traînait dans les débris des cases, comme si
les habitants du village s’étaient volatilisés, à moins qu’on ne les ait d’abord
évacués avant de mettre le feu à leurs maisons et leurs biens.
Au fond de lui, quelque chose lui disait que son raisonnement était
fallacieux. Il savait qu’une telle délicatesse, si elle se pouvait concevoir,
n’aurait qu’une seule signification : les villageois, hommes, femmes et enfants
avaient été faits prisonniers. Une chaleur violente lui traversa le ventre, et il se
mit à courir vers l’enclos de sa demeure, en pensant au sort que l’on avait pu
réserver à sa famille. Si leurs têtes coupées n’ornaient déjà les tambours de
guerre des cavaliers Oyo…
Il courut comme un fou vers la clairière séparant la place du village de la
clôture de sa maison, un ensemble de cinq cases rapprochées, dont trois
servaient à ses femmes, les deux autres étant utilisées, l’une comme case de
consultation et l’autre comme chambre à coucher. Miraculeusement, les
assaillants n’avaient pas mis le feu chez lui. Il poussa sans ménagement la
porte dans la clôture, un ensemble de branchages reliés par des cordages, et, à
ce moment, entendit distinctement une voix fredonner une mélodie qui lui
glaça le sang :
Ago e e, doblayi, doblayi ;
Vovo wè koliko non kpon
Adjinakou klaklan...
La voix, celle d’une femme, couverte par des rires d’autres femmes, faisait
l’éloge litanique de Francisco Félix de Souza au détriment du roi, comparant
le premier à l’éléphant adjinakou, et le second à la biche koliko. Et la voix et
les rires provenaient du même endroit, la case de sa jeune épouse. Essoufflé
d’avoir couru, et presque sur la pointe des pieds, il se glissa derrière les sacs
de charbon – principal commerce de cette épouse – entassés derrière la case,
puis il écarta le secco afin de jeter un œil à l’intérieur. La violence de la scène
s’étalant sous ses yeux lui coupa la respiration.
Au centre de la case, un groupe d’amazones fusils et couteaux au poing, au
milieu duquel se tenait une jeune femme nue, qui se dandinait en tournant
autour de la victime suspendue par les pieds aux chevrons de la toiture : sa
jeune épouse. Cette dernière avait été dévêtue, mais on l’avait bâillonnée
comme si les agresseurs avaient craint qu’elle ne proférât des insanités ou
quelque malédiction à leur égard.
À cause du bout de chiffon enfoncé dans sa bouche, les hurlements et les
grognements de douleur de la victime ressemblaient aux supplications d’un
fantôme perdu dans l’au-delà. La jeunesse de la guerrière dansant autour de sa
proie avait surpris le maître des rituels.
Dans son souvenir, quand le chemin de ces horribles amazones avait croisé
le sien dans l’arrière-cour de la maison de Chacha, elles lui avaient paru
vieilles et laides. Mais non seulement la danseuse était jeune, mais aussi sa
beauté attirait les regards.
Soudain, la plus vieille des guerrières, celle qui semblait commander la
troupe, tendit une bouteille à la jeune guerrière.
« Bois, Nansica, bois du gin, la boisson des hommes, bois comme nous !
Car nous sommes des hommes, non des femmes. Tu n’es pas une femme,
mais un guerrier, et ta main ne tremblera pas quand tu couperas la chienne qui
couche avec tous les chiens du pays. N’est-ce pas elle qui a couché avec ton
père et fait fuir ta mère du foyer ?
– Oui, répondit la dénommée Nansica, sans que le maître des rituels fût
certain qu’elle disait la vérité.
– N’est-ce pas elle qui a vendu au rabais, à tous les mâles de ton village,
son vagin sucré comme la petite baie rouge dont la douceur reste longtemps
dans la bouche ?
– Oui, répondit la jeune guerrière, tout en vidant goulûment le contenu de la
bouteille de gin qu’on lui avait tendue. Elle a détourné leurs regards de ma
beauté.
– Mère des armes, donne à Nansica le sabre, qu’elle exécute la sentence et
qu’elle rejoigne nos rangs pour toujours. »
Ainsi donc, cette jeune femme n’était qu’une nouvelle recrue que l’on
voulait éprouver, et qui, de toute évidence, n’avait encore jamais tué. C’était
donc vrai ce qu’on racontait sur ces épreuves secrètes à l’issue desquelles,
transformée, la nouvelle amazone était entièrement vouée au combat, à défaut
de rejoindre le harem de Gankpé pour y apprendre les jeux de l’amour. Une
fois devenue personne de confiance, son chef de troupe pouvait lui confier, en
dehors des activités militaires, des fonctions d’espionnage à l’extérieur et à
l’intérieur du pays. Sous couvert de colportage, elle se déplacera fréquemment
et rapportera toutes sortes de renseignements. Et de temps à autre, participera
à la répression et à l’exécution des sentences frappant les coupables ou à la
cérémonie annuelle des grandes coutumes du royaume, au cours de laquelle
des dizaines de captifs étaient sacrifiés aux ancêtres.
La tête en bas, les pieds solidement attachés aux poutres de la toiture, la
jeune épouse du maître des rituels, celle dont Gankpé avait évoqué la légèreté
des mœurs, grogna d’épouvante quand elle vit l’exécutrice de la sentence
soulever des deux mains le sabre bien aiguisé que lui avait tendu une autre
guerrière plus âgée. À travers les interstices du secco, son regard sembla
capter celui du maître des rituels, enfin ce dernier crut lire dans le regard de
son épouse comme un appel à l’aide. Tous les yeux étaient fixés sur la
ravissante et barbare Nansica, laquelle chantait à présent à tue-tête, soûle
comme un ivrogne dans la brousse.
Houékin ma hou lo ;
Bo nan m’bo hoto
Zansoukpè dokpo
hodo lankan wouto,
e ple vi ple no,
é é chiyin !
Les paroles de la chanson enlevèrent ses derniers doutes au maître des
rituels. L’avant-dernière phrase, forte et implacable, se ficha dans sa tête,
violentant tout son être : e ple vi ple no, il achète les mères et leurs fils ! Il,
Chacha bien sûr, ou peut-être Gankpé, victorieux lui aussi de la biche, et
vendeur d’esclaves impitoyable. Tout le village avait donc été emporté en
captivité, ses femmes comme ses enfants, à l’exception notable de sa jeune
épouse que les amazones avaient gardée pour servir de cobaye à l’épreuve de
recrutement de la jeune Nansica.
Il vit celle-ci s’avancer crânement, une fois le chant tu, vers la condamnée,
tenant le sabre fermement de ses deux mains. Elle frappa une première fois,
puis une seconde et une troisième, après quoi elle coupa tranquillement les der
nières chairs qui rattachaient la tête au tronc. Et ce fut au milieu d’un silence
solennel, malgré la présence des autres guerrières, qu’elle essuya avec sa main
le sang resté sur son sabre et le but. Et, son œuvre sanglante terminée, la
nouvelle amazone, en proie à une sorte de délire, agita devant la foule qui
l’applaudissait enfin son arme encore ruisselante de sang.
Le cri resta dans sa gorge. Le maître des rituels se tassa contre les sacs de
charbon au moment où les amazones sortirent de la case après la punition
infligée à leur victime et s’en allèrent en riant, poussant devant elles la
nouvelle recrue fière de son exploit. L’odeur de leur transpiration lui
chatouilla les narines, mélange de sel marin, de fumée d’incendie et d’un
remugle de sang frais.
Avoir trahi son roi, les dieux ne pouvaient que réprouver un acte aussi
odieux. Pourquoi s’étonner alors qu’ils aient choisi de le punir ? Il pleura et
hurla dans le soleil levant, son esprit tiraillé entre l’image du roi dans sa
prison, celle de la tête coupée de sa jeune épouse, et celle de sa famille
emportée en esclavage. Il devinait vers où on les avait emportés, avec les
autres habitants du village faits prisonniers. En descendant le fleuve Mono
vers le territoire des Guin-Mina, peut-être arriverait-il à Porto Seguro avant la
caravane… ?
Il se leva, titubant. Les amazones étaient parties et le soleil était de retour.
Les mouches aussi, lesquelles bourdonnaient déjà autour du corps sans tête de
celle qui déjà n’était plus son épouse. Une masse sans tête toujours suspendue
aux poutres. Il cria plus fort de douleur, ses narines dégoulinant de morve
comme un nourrisson abandonné. Il cria et chanta à son tour, de longues
malédictions contre les commanditaires de ce crime qui l’abaissait au rang
d’une hyène ramasseuse de dépouille, cependant qu’il détachait le cadavre de
la jeune femme, et s’apprêtait à l’enterrer avec la tête décapitée, selon le rituel
réservé aux morts violentes.
Non, Chacha ne regrettait pas la chute du roi, mais son chagrin venait du
pressentiment que, désormais, Gankpé allait l’emmener très loin dans une
relation où chacune des parties allait constamment éprouver la solidité du
dévouement de l’autre. Il s’accouda au balcon et son regard se perdit en
direction du fort où le roi avait été fait prisonnier par Gankpé. Ah, Gankpé
l’impulsif, celui-là l’inquiétait ! Quand le roi était tombé, il avait remarqué le
regard concupiscent qu’il dardait sur son épouse Sophia. Erreur, s’était-il dit,
il commettrait là une erreur s’il se mettait en tête de cocufier le roi, même
déchu. Il avait aussitôt pris la décision de l’en empêcher. La nuit du complot,
après un entretien secret avec Joshua Snoep et Buchanan Murphy, lesquels
continuaient leur voyage en canot vers Porto Seguro, il avait réussi à les
convaincre de soustraire l’épouse du roi à la convoitise de Gankpé en
l’emmenant avec eux. Ni Snoep ni Murphy ne s’opposèrent à cette décision,
qu’ils trouvaient d’ailleurs à l’avantage de leur congénère de race. Une jeune
femme blan che trimbalée entre des frères ennemis, manipulée comme trophée
de guerre et consolation sexuelle par un tombeur de roi, rien que d’y penser ils
en avaient des frissons. Ils acceptèrent donc la proposition de la faire déguiser
en homme et de l’embarquer dans leur canot, afin de la dissimuler au regard
des piroguiers chargés de les conduire en cabotage le long de la côte. Une fois
les préparatifs terminés, Chacha leur avait remis une lettre pour son ami
Wood, négociant anglais établi sur la côte dans le village de Porto Seguro. Il y
expliquait à son confrère et ami les raisons qui l’avaient motivé à envoyer
chez lui et mettre sous sa protection la jeune femme. Son espoir, disait-il, était
que Wood réussisse à aider Sophia à retrouver la raison et aussi le chemin du
retour vers son Danemark natal.
Son esprit revint au roi captif dans le souterrain du fort. Il fallait l’extraire
de là au plus vite. L’alibi de son internement pour maladie tiendra aussi
longtemps que Gankpé et le maître des rituels pourront l’imposer aux notables
et aux populations crédules, mais ce qu’il ne pourra expliquer convenablement
à l’autorité dont il répond lui-même, le roi du Portugal, c’était la présence
physique du malade et son maintien prolongé en ces lieux. Non, une nuit
suffisait, la journée qui commençait risquait d’être longue, il fallait à présent
préparer le transfert du roi vers Agbomé, et convaincre Mehu, son second
ministre, de tout mettre en œuvre pour hâter la procédure de destitution, une
première dans l’histoire longue et secrètement tourmentée du Danhomé.
Un esclave vint lui annoncer l’arrivée de son premier visiteur de la journée.
Le prince Gankpé grimpa les marches de l’escalier et le rejoignit sur le balcon.
Il était flanqué d’une de ses amazones, ces horribles miliciennes dont Chacha
ne supportait pas la vue, et que Gankpé avait toujours entretenues dans
l’ombre. Son habillement avait changé. Il portait en apparat autour des bras,
de la taille et du cou plusieurs rangées de pierres communément appelées des
« aigris », coraux de luxe oblongs percés d’un trou, de la grosseur du petit
doigt d’un homme et aussi longs qu’une phalange, avec de jolis couleurs qui
les traversent de part en part : rouge vif, vert agréable, bleu de Saxe, reflet
jaunâtre et un blanc, tantôt moiré tantôt strié. Seul le roi portait aux grandes
occasions de tels « aigris » que les habitants du royaume disent se trouver sous
la terre, déposés là par des divinités supérieures. Il donna l’accolade trois fois
à Chacha, puis les deux hommes s’accoudèrent au balcon, leurs regards
perdus vers l’horizon de l’océan.
« Sikadjin a disparu, lâcha soudain Gankpé au terme d’un long silence. Je
ne comprends pas comment elle a pu quitter la ville à l’insu des amazones.
Ces dernières ont fouillé partout. Ce n’est pas possible, elle ne peut pas avoir
disparu de la sorte. Il doit y avoir une explication. »
Il fit celui qui n’avait rien entendu. Cette manie qu’avait Gankpé d’appeler
à son insu Sophia Sikadjin, l’or rouge en langue gbe, agaçait particulièrement
Chacha.
« Gankpé, écoute-moi… !
– Guézo, le coupa le prince, appelle-moi désormais Guézo, le buffle, j’ai
décidé de changer de nom et mon symbole sera l’oiseau cardinal. »
Buffle, oiseau cardinal ! Chacha sourit intérieurement. Décidément les
rêves avaient une longueur d’avance sur la réalité.
« Prince, attends d’être intronisé pour prendre un nouveau nom et un
symbole, toute précipitation pourrait te porter malchance. Et puis, le roi est
peut-être prisonnier et maudit par Sakpatê, mais tu ne l’as pas encore fait
détrôner. Il faut à présent y travailler, voilà pourquoi je t’attendais. As-tu des
nouvelles de Mehu, le second ministre du roi ? As-tu réussi à le convaincre de
mettre dans ton camp les autres princes ? »
Gankpé se tourna à peine vers Chacha. Son regard, buté comme une
enclume, exprimait une colère retenue ou quelque souffrance dont la raison ne
pouvait échapper à son interlocuteur. Quelle bête têtue, pensa le Portugais, il
me boude pour une histoire de femme ! Malgré ses pensées, il posa sa main
sur l’épaule du prince, affectant son air le plus innocent.
« Prince, irais-tu jusqu’à douter de moi ?
– Sikadjin a disparu. Elle était dans ta maison la veille, Chacha. Peux-tu
m’assurer que tu ne sais rien de sa disparition ?
– Je te jure que je n’en sais rien. Tout au plus, je soupçonne Buchanan et
Snoep de l’avoir cachée. Où ? J’ai demandé à mes hommes de chercher.
– Snoep et Buchanan seraient partis ce matin, m’a-t-on dit.
– Oui, en canot, vers le comptoir anglais de Badagri où les attendent un
bateau pour l’Europe. Les piroguiers n’ont vu monter aucune femme avec
eux, alors on peut imaginer qu’ils l’ont cachée ici, peut-être chez quelque
marchand blanc. Je ne sais d’ailleurs pourquoi les deux auraient pris cette
décision qui me paraît la seule explication plausible à la disparition de Sophia.
– Vous, les Blancs, vous ne savez pas mentir, j’ai fait chercher Sikadjin
partout. Ils sont partis avec elle, m’ont dit les esclaves de ta maison.
– Ne me vexe pas, prince ! La parole des esclaves vaut-elle plus que la
mienne ? Oublie cette femme pour l’instant, concentrons-nous à préparer la
déposition du roi. J’ai tout mis en place…
– Tu ne peux pas comprendre l’importance que cela revêt pour moi.
Chacha, il me faut retrouver cette femme, c’est la mienne désormais, tu
comprends ? »
Le Portugais faillit à son tour s’emporter comme Buchanan et Murphy
l’avaient fait, quand il leur avait expliqué les intentions du prince concernant
Sophia.
Néanmoins, par un effort à la mesure de ses capacités diplomatiques, il
s’adressa calmement au prince, se faisant davantage complice.
« Sikadjin est enceinte, tu ne peux rien faire avec elle, à part la souiller,
mais es-tu sûr de prendre ce risque extrême, coucher avec la femme de ton
oncle pendant qu’elle porte en son sein ton neveu ou ta nièce ? À moins que tu
ne penses tuer le fœtus qu’elle porte en elle et la garder elle comme épouse ? »
L’allusion à la grossesse de Sophia était une fiction improvisée, mais cela
eut l’effet de calmer Gankpé sur-le-champ. Coucher avec une femme enceinte,
qui plus est d’un autre homme, voilà le plus terrible des tabous jamais
inventés par les populations habitant le golfe de Guinée ! Il ne savait pas
vraiment comment l’idée lui était venue, mais sa justesse lui apparut évidente,
à l’instant précis où il la formula. Le prince marqua le coup, il se tourna
lentement vers Chacha, faisant tomber la main de ce dernier toujours posée
sur son épaule, et lui demanda, le poids des mots portant l’empreinte de sa
surprise et de son incrédulité.
« Sikadjin est enceinte ? »
Chacha hocha la tête en signe d’approbation, à présent convaincu lui-même
de ce qu’il avançait.
« Vous en êtes sûr ?
– Apparemment, prince, les yeux de vos espionnes ne franchissent pas le
seuil de la chambre à coucher du roi. Hier, au banquet, vous n’avez rien
remarqué ? Pourtant, elle avait le teint plus pâle que d’habitude, signe
caractéristique chez les femmes blanches d’un début de grossesse. »
Le silence qui suivit dura presque cinq minutes. Enfin le prince soupira et
s’adressa fermement à son hôte.
« Vous avez raison, il est temps de discuter de l’objet de ma visite, les
préparatifs pour ramener le roi au palais et procéder à sa destitution. Au
palais, tout est fin prêt. »
Et pendant presque une demi-heure, il expliqua au Portugais les subtilités
de la cérémonie qui se préparait à une centaine de kilomètres de là, les
disputes qu’il a bien fallu régler au sein de la famille royale, divisée en deux
clans rivaux. Mais le plus important n’était-il pas, comme il l’expliqua à
Chacha, le pacte scellé avec les princes les plus importants de la maison
royale, à savoir Tometin, Ganse et surtout le prince Adukonu, le frère germain
du roi. Réunis chez la princesse Sava, fille du roi Agonglo, à l’intérieur d’une
case ronde dans le quartier Gbekon-Huegbo, loin des oreilles et des regards
indiscrets, ils avaient scellé entre eux le pacte de destituer le roi et de porter
Gankpé au pouvoir, afin que ce dernier restaure l’autorité royale salie par un
roi maudit. Les griefs des princes contre le roi venaient du refus de ce dernier,
depuis bientôt vingt et un an, d’organiser des sacrifices aux mânes de son père
Agonglo, exposant ainsi le pays aux plus grands des malheurs. Plus que refus
de fou, c’était à leurs yeux la plus grande forfaiture qu’un homme responsable
pouvait commettre : décider de ne pas respecter le culte des morts, la religion
qui fonde la communion entre les vivants et ceux passés dans l’au-delà.
Détester les Portugais, d’accord, mais détester les Vodoun, le socle premier de
la civilisation des Danhomenou, quelle idée ! La dernière fois que les princes
lui avaient encore rappelé l’importance de ce devoir, le roi les avait provoqués
en proposant leur propre immolation lors de ces commémorations.
L’épouvante des pauvres princes fut à son comble, ils comprirent que leur
insistance pouvait être à l’origine d’une riposte dangereuse du roi et se
concertèrent pour signer un pacte de sang et préparer une révolution de palais.
Il faut croire que la thèse de la malédiction divine n’avait impressionné que
les populations superstitieuses, ricana intérieurement le Portugais, les princes
avaient leur raison d’en vouloir au roi ! Il montra beaucoup d’intérêt aux lieux
et aux noms cités par Gankpé, car il savait que plus les soutiens à son poulain
étaient importants, plus il y avait de fortes chances que la destitution du roi ne
fût qu’une formalité.
« Et le peuple, est-on sûr de son appui aux princes ? demanda-t-il. »
Gankpé le rassura. Cela faisait longtemps que les accusations de cruauté
inventées contre le roi avaient fait leur lit dans l’esprit du peuple. Subtilement,
avant même d’en arriver à l’histoire de sa malédiction, ses hommes de main
avaient fait propager la réputation que le roi pouvait être d’un sadisme inouï,
racontant par exemple qu’à la vue d’une femme en grossesse, il pouvait jouer
à deviner le sexe de l’enfant, et pour finir faire ouvrir le ventre à la femme
pour montrer à ses interlocuteurs qui de lui ou d’eux avait raison. Cela faisait
belle lurette que la cause de sa destitution était acquise auprès des populations.
Heureux, Chacha félicita le prince pour son esprit de prévision. Ils
pouvaient enfin quitter le balcon où personne n’avait pu les écouter durant
leur entretien, et redescendre au salon où les attendait le premier repas de la
journée, une spécialité que Chacha voulait faire découvrir à son invité du
matin, du vatapa, sauce faite de farine de manioc, d’huile de palme et de
piment, que les esclaves à Bahia servaient avec du poisson ou de la viande à la
table des riches patriarches brésiliens. Enfin, au moment de se séparer, le
Portugais se souvint d’un important détail.
« Il faudra songer à faire disparaître le maître des rituels. Il ne doit rester
aucun témoin vivant de notre petite manigance. Tu y penseras ? J’ai envoyé
mes hommes chez lui ce matin, après son départ. Tes amazones sont passées
avant eux. L’ont-elles trouvé ?
– Non, il se cache je ne sais où. Peut-être dans le même trou que Sophia,
ironisa le prince. Rassure-toi, mes amazones le retrouveront, où qu’il soit. Je
dois y aller, à présent. Que le dieu arc-en-ciel t’accorde une journée
ensoleillée, ami Chacha !
– À toi de même, et que les selles des chevaux haoussa que j’ai mises à ta
disposition pour le retour à Agbomé ne te fassent pas trop mal aux fesses, ami
Gankpé ! »
Ils éclatèrent de rire et se donnèrent chacun l’accolade pour la deuxième
fois de la journée. Ils avaient le pouvoir, enfin, et plus personne ne pouvait les
en déposséder.
Temps anciens VIII : Les sandales de Huégbadja
Quand l’ancêtre Huégbadja, troisième monarque du Danhomé, fonda la
ville d’Agbomé – ainsi nommée à cause des remparts et des tranchées qui la
protégeaient de l’assaut des armées ennemies – et l’établit comme la capitale
du royaume, lui-même chaussa pour la première fois les sandales royales qui
allaient demeurer à jamais, aux yeux de tous ses successeurs, l’emblème de la
sacralité du pouvoir. Bien avant le roi, des générations entières de souverains
ont symboliquement mis leurs pas dans ceux de l’ancêtre. Le roi lui-même se
souvenait de la cérémonie de son intronisation, une semaine à peine après la
mort d’Agonglo, son père, son oncle.
Le grand consécrateur, l’invitant à s’asseoir sur le trône du Danhomé, avait
proféré la litanie rituelle :
« Chausse les sandales de Huégbadja. Mets tes pas dans ses héroïques
empreintes pour protéger la terre du Danhomé et toutes ses coutumes. Tu es
désormais le maître du monde. Hormis les fétiches de Sakpatê, le dieu de la
variole, toutes les nations ainsi que leurs femmes t’appartiennent. »
Il se souvenait aussi des cris qui avaient accompagné la fin de la litanie et
salué le mouvement de ses pieds se glissant dans les sandales sacrées : « Vive
le Roi ! Vive le jour nouveau ! »
À présent, les mêmes sandales allaient lui être enlevées, symboliquement,
devant la cour et le peuple assemblés. Le même consécrateur allait le
déchausser et le faire marcher pieds nus devant ses sujets, de façon à lui
enlever à jamais ses pouvoirs de roi sacré.
On ne l’avait pas autorisé à s’asseoir. Debout, sans son parasol, il scrutait
attentivement les visages autour de lui. Ils étaient là, ses ennemis, parentèle
hypocrite et bonasse. Les princesses Sikutin, Sava et leur ribambelle de sœurs,
de cousines, de nièces, de même que les grands princes, à l’exception notable
d’Adukonu, réfugié dans sa gentilhommière de Ngbenudo, dans la banlieue
d’Agbomé, tentant de lui faire accroire par ce geste qu’il n’était pas lié à la
révolution de palais, alors même qu’il le sait, le roi, que son frère germain
avait participé au pacte de sang et bu avec les autres le danxomé, le breuvage
qui scelle définitivement la complicité entre les princes. Il avait beau le
chercher des yeux dans l’assistance, manquait également à la parade un invité
de marque, Chacha, l’infâme. Heureusement pour lui qu’il ne soit pas venu
assister à la chute de sa bête noire, celle-ci lui aurait montré qu’elle avait
encore quelques partisans dans la place, des lieutenants fidèles qui avaient juré
au roi de se saisir du négrier s’il foulait de ses pieds le sol sacré d’Agbomé et
de le plonger dans un bain d’indigo chaud pour lui décolorer la peau ! Tiens,
le courage lui aurait-il manqué au dernier moment, alors que c’était le jour de
gloire de son ami et complice Gankpé ? Son éternel sourire moqueur aux
lèvres, le roi regarda la foule et ceux-là même qui hier encore étaient à son
service. Lui enlever les sandales de Huégbadja ne résoudra pas les problèmes
auxquels ils étaient tous confrontés. Que ne pouvaient-ils comprendre
l’évidence : le déposer, lui, affaiblirait davantage leur pouvoir et conduirait
inexora blement ce pays livré à l’esclavage et aux superstitions vers un trou
noir qui a pour nom le démembrement du royaume et l’abdication de toute
souveraineté au profit de l’étranger. Déjà, il le voyait, les peuples autochtones
d’Agbomé, dans un sursaut primaire contre ceux qui avaient conquis leurs
terres, avaient commencé à faire secrètement allégeance à Josu, chef de
Munyon. Mais Josu n’était pas une foudre de guerre, le plus paresseux des
guerriers d’Agbomé pouvait lui couper la tête à tout moment. Par-delà lui, il y
avait un autre spectre, celui du roi d’Oyo, ce Yoruba prétentieux au visage de
babouin, qui supportait mal les velléités d’affranchissement du Danhomé. Ses
guerres avec Oyo avaient un sens, briser à jamais l’alliance conclue par
Kpengla, le prédécesseur d’Agonglo, avec l’Alafin d’Oyo pour échapper aux
assauts de son frère Tégbéssou. Une alliance d’un autre âge, qu’il fallait à tout
prix briser afin de sceller la prédominance des Danhomenou sur les Nago
Yorouba, les Watchi, Mahi et autres Ashanti, des nations qu’il a toujours
jugées trop complices des Portugais et des autres négriers européens établis
sur la côte. Certes, sa dernière campagne militaire avait été soldée par une
cuisante défaite, presque deux milles guerriers massacrés, mais il ne perdait
pas espoir d’une victoire prochaine qui lui laisserait désormais les coudées
franches, dans le triangle délimité par l’Ouémé et son affluent le Zou.
Et puis, il y avait l’autre danger, celle de la traite des hommes vers les
Amériques. Autant sa rivalité sur ce point avec Chacha était de notoriété
publique, autant la complicité secrète de son frère Gankpé avec le Portugais
au ridicule bonnet de velours ne crevait pas encore les yeux. Mais il voyait
déjà venir le jour où son frère se réjouirait que le budget du royaume affiche
des excédents grâce aux captifs déportés vers les terres du Brésil. Non pas que
lui-même veuille s’opposer à l’esclavage des nations assujetties : de tout
temps la pratique a existé. Mais la forme que Chacha et ses semblables lui
donnaient l’inquiétait. Sur cette étroite bande de terre, le nombre de captifs par
an atteignait des chiffres astronomiques. Trop, c’est trop ! On l’avait trouvé
fou quand il avait pesté et proposé aux Européens d’exploiter les esclaves sur
place et d’y construire des usines de transformation des produits cultivés,
voire quelques armureries pour lui fournir les armes nécessaires à ses
conquêtes militaires. Avec sa chute, il le sentait, la voie sera ouverte
désormais aux négociants de tout poil.
Enfin, il chercha des yeux dans la foule le maître des rituels. Étrange qu’il
ne soit pas venu, lui non plus. N’était-il pas l’un des acteurs essentiels de sa
destitution, le pendant mystique du complot ? Le souvenir de cet homme
tourmenté, en pleurs à ses pieds, ramena à la mémoire du roi un sentiment de
colère. Non pas contre le maître des rituels, piètre pantin aux mains de ses
commanditaires, mais contre sa propre naïveté à s’être laissé berner. Que n’a-
t-il pas fait comme d’habitude quand on lui offrait à boire, changer les verres
ou les récipients et boire dans la coupe de l’hôte, seule façon d’éviter les
surprises ? Son précepteur, à l’époque où le roi Agonglo le destinait à régner,
le lui avait toujours répété : « les liquides, plus que les aliments solides,
demeurent le moyen le plus utilisé pour empoisonner un roi, méfie-toi même
des liquides juteux qui sortent du corps d’une femme ! ». Et voilà qu’au
moment fatidique, alors qu’il se savait chez Chacha en territoire ennemi, il
s’était laissé aller à ce relâchement qui lui coûte à présent l’humiliation totale.
Où pouvait-il être en ce moment, ce pauvre maître des rituels ? Mort
certainement, ou jeté aux caïmans, selon la triste loi des complots importants :
nul ne peut être certain de la solidité d’un secret gardé par trois complices, il
en faut un qui soit sacrifié pour que les deux autres sachent à quoi s’en tenir
au cas où l’envie les prendrait de se confier !
Soudain, le brouhaha de la foule reflua, et il vit enfin le consécrateur
s’approcher de lui, tenant à bout de bras les précieuses sandales en cuir
incrustées d’or. On les avait lustrées pour l’occasion, et elles captaient les
reflets du soleil qui tapait encore fort malgré l’heure avancée de l’après-midi.
« Agoo ! Agoo na mi », cria le consécrateur !
La foule se tut tout à fait, et l’on n’entendit plus que quelques toux
étouffées et des pleurs de nourrissons attachés dans le dos de leurs mères. Le
vieil homme reprit la parole.
« Peuples, mon cri n’est pas celui d’un fou ! On m’a transmis un message, à
transmettre au roi, il importe de le crier, afin que chacun sache ce que les
coutumes ordonnent de faire en cas de crise grave. Que ce qui va suivre
n’étonne personne, la destitution du roi n’est pas dirigée contre le roi, elle
n’advient que pour restaurer l’autorité royale. Je m’adresse à vous ainsi pour
la dernière fois, vénéré souverain, enlevez vos chaussures et rechaussez,
comme au jour glorieux de votre intronisation, les sandales de l’intrépide
ancêtre. »
Avançant d’un pas, le roi se débarrassa des babouches qu’il portait et glissa
ses pieds dans les sandales à cordelettes que les souverains du Danhomé se
transmettaient depuis Huégbadja. Mais les choses n’étaient plus comme il y a
vingt et un an, il ne ressentit plus courant sous sa peau le même frisson de
puissance. Serein, il attendit la suite. Tournant autour de lui, le grand
consécrateur le regarda dans les yeux, alors que jadis il les avait baissés pour
le célébrer.
« Vénéré souverain, autrefois, avant que le dieu Sakpatê ne vous punisse,
n’étiez-vous pas beau comme l’arc-en ciel ? »
La foule éclata de rire. Les princesses gloussèrent en se touchant du coude
et les princes, compassés, tentèrent de retenir le rire qui les démangeait.
« Oui, vous étiez beau comme Aïdowêdo, l’arc-en-ciel. De quels crimes
alors le dieu vous tient-il comptable pour oser vous attaquer dans votre chair ?
Votre peuple voudrait savoir, mais tant que vos pieds demeurent dans les
sandales de l’ancêtre, vous n’avez de comptes à rendre à personne. Ne
répondez donc pas à ma question ! Mais la marque du dieu est un signe que
tout va de travers et ira de travers avec vous, si vous restez à la tête du
Danhomé. Acceptez-vous alors le jugement qui convient ?
– Je n’ai de pouvoir que celui que les dieux donnent, répondit le roi en
levant à peine la voix. J’accepte leur décision.
– Alors, je vous retire les chaussures de l’ancêtre, désormais vous n’êtes
plus de sa lignée, et vos noms et symboles seront effacés de la liste des rois du
Danhomé. Baissez-vous et déchaussez-vous ! »
C’est à cet instant qu’il comprit qu’il était vraiment tombé dans le piège de
ses adversaires. Il pensa au roi Kpengla, harcelé et trahi par son frère
Tégbéssou, et se dit que décidément le plus grave danger qui menace un roi au
Danhomé était caché au sein de sa maison. Mais il était trop tard pour
entreprendre quoi que ce fût. Ses partisans avaient voulu qu’il leur donnât
l’ordre d’en découdre avec Gankpé et ses hommes, il n’avait pas voulu. Du
sang versé pour quelle cause ? Le maintien au pouvoir ? Que Gankpé fasse ses
preuves, profite de ses alliances contre nature pour se hisser aux sommets, lui
serait toujours là pour compter les points. Une lassitude terrible lui ploya les
côtes quand il se baissa. Il mit à terre son genou droit, enleva la sandale à son
pied gauche, et changea de position et de genou pour se débarrasser de la
deuxième sandale, et remit la paire entre les mains du consécrateur.
Un silence glacial accompagna son geste. Ému, le grand consécrateur resta
silencieux, les yeux tournés vers les grands princes, comme pour leur
demander s’ils étaient conscients de la gravité de ce qui venait de se passer.
Un roi du Danhomé s’abaissant jusqu’à se déchausser lui-même et rester pieds
nus en public, jamais lui n’aurait imaginé une telle chose possible ! Et celui-
ci, en particulier, était son préféré, pour son audace, son culot à provoquer les
zodjagués, les Blancs cyniques et malicieux qui pullulent dans le pays, ses
colères légendaires contre eux. L’impassibilité des princes lui rappela qu’il
devait continuer de diriger la cérémonie, quoi qu’il lui en coûtât.
« À présent, je vais appeler... » reprit-il, mais il ne put terminer sa phrase.
Le prince Tometin, second ministre du roi, lui avait fait un signe discret.
C’était à lui de terminer la destitution, en passant à la phase la plus cruciale, la
plus humiliante de la cérémonie, la désacralisation : devant la cour et le peuple
assemblés, il appartenait à Tometin de le rejoindre, d’appeler à haute voix le
roi déchu par son petit nom et le faire marcher pieds nus pour rejoindre sa
retraite. Comme ébloui par le sens du geste de Tometin, le grand consécrateur
cligna les yeux. Le second ministre insistait, il l’enjoignait à poursuivre le
rituel, il lui donnait carte blanche, ce qui en clair signifiait… Le grand
consécrateur n’en revenait pas. Gankpé regardait Tometin, qui insistait
toujours. Le refus de ce dernier de se lever pour jouer sa partition était une
surprise qui soulageait le grand consécrateur, et puisque nul, en dehors du
second ministre, n’avait le pouvoir de prononcer le nom profane du roi, cela
signifiait qu’il devait passer à la phase finale et clore cette cérémonie qui
devenait, apparemment, insupportable à tous. Presque avec joie, il leva les
yeux vers le roi aux pieds nus, et lui donna l’ordre de se retirer à jamais de la
cour.
« Homme aux pieds nus, choisis toi-même ta demeure, et retire-toi en paix.
Que t’accompagnent dans ta nouvelle vie les esprits des ancêtres, les mêmes
qui ont édicté ces lois par lesquelles les hommes te jugent. »
Dans le silence toujours glacial, la foule qui s’attendait à tout sauf à ce
revirement regarda l’ex-roi du Danhomé marcher les pieds nus et se diriger
vers la nouvelle demeure que lui avaient préparée ses partisans. La montée au
pouvoir de Gankpé pouvait devenir effective.
Le soir même de la destitution de l’ancien roi eut lieu l’intronisation du
nouveau souverain du Danhomé. Une heure après la cérémonie, apprit-on au
roi relégué dans un coin du palais, Guézo, le Buffle Encorné comme il se
proclama, le nouveau roi du Danhomé envoya une ambassade à son ami
Chacha qu’il nommait vice-roi de Ouidah, à vie.
Ainsi donc le pouvoir était arraché au roi, mais, et les princes et Guézo
n’ignoraient pas la complexité des coutumes royales, au regard de celles-ci,
l’ancien roi, tant qu’il était en vie, restait encore dépositaire de la
souveraineté, et comme la succession se fait de père en fils, le nouveau roi
avait plus le statut d’un régent, d’un chef provisoire, que d’un souverain
complet. Ainsi racontait-on déjà qu’il devra tôt ou tard céder le trône à son
neveu Dakpo, le fils du roi déchu, que les princes l’avaient obligé à nommer
son vice-roi. Une perspective qui n’enchantait guère Guézo, mais à laquelle il
dut se plier. Au demeurant, la destitution de son prédécesseur n’avait pas été
complète. Tometin, le second ministre, n’ayant osé prononcer le nom profane
du roi, son petit nom, celui par lequel on l’aurait définitivement abaissé au
statut d’un être invisible et rampant, il restait au roi déchu du Danhomé la
possibilité d’abattre une dernière carte. À moins que ce ne soit Guézo qui
abatte la sienne en premier, se murmurait ce dernier dans le tréfonds de son
cœur, noir et insatisfait comme celui d’un chasseur qui a raté sa proie.
II
Nouveaux mondes I : Les tribulations du futur
Miguel, esclave/I
Juin 1818. La saison des pluies, cette année-là, fut d’une violence
exceptionnelle. Remonter la plaine du Bas-Mono sous les trombes d’eau puis
sous le soleil fou qui succédait aux orages avait plus qu’éprouvé la résistance
physique du maître des rituels.
De Gléhué à Porto Seguro, il fallait quatre jours de marche à un homme
bien constitué. S’il avait été plus jeune, il aurait pu certainement faire ce trajet
en deux journées, avec une discipline spartiate et des foulées plus régulières
qui l’auraient éloigné de son lieu de départ et rapproché davantage de sa
destination. Mais il était justement, après deux jours de course hallucinée, plus
proche de Gléhué que de Porto Seguro. Il ne désespérait pas d’y arriver
pourtant, malgré la faim chronique, la fatigue récurrente et les douleurs dans
les pieds et les articulations. Il savait que ses épouses et les enfants devaient
subir les mêmes inconforts, voire pire, au moment même où lui aussi les
éprouvait. Hier, en traversant la forêt-galerie qui bordait les marécages de
Guézin, il avait aperçu des traces de pas dans la boue à moitié sèche de la
piste. Ceci l’avait rassuré et convaincu que la caravane avait bel et bien pris
les mêmes chemins que lui, il n’avait plus de doute que sa famille s’y trouvait,
enchaînée et traînée vers un destin qu’il n’aurait jamais cru leur.
Une seule fois, la veille, il avait osé demander à un paysan rencontré dans
ses champs s’il avait entendu parler d’un passage d’esclaves dans les environs,
celui-ci ne lui avait répondu ni par oui ni par non, se contentant d’écarquiller
les yeux et de secouer la tête plusieurs fois, gestes par lesquels les habitants du
coin signifiaient à leurs interlocuteurs qu’ils ne pouvaient pas parler mais que,
oui, il se pouvait bien qu’ils aient vu ou entendu quelque chose. Fort de ce
non-dit qui en fait disait tout, il avait poursuivi sa route en essayant de hâter le
pas.
Au deuxième jour donc, la nuit commençait à tomber sur la plaine lorsqu’il
aperçut dans une descente de la route les toits des premières habitations du
bourg de Comé, étape importante avant la traversée du village d’Agoué et
l’entrée dans la vallée des rivières. D’Agoué, il pourrait se faire remonter en
pirogue jusqu’à l’arrière-pays d’Aného, pensait-il, ensuite, comme les
esclaves qui le précédaient, faire le reste du trajet sur le lac Togo vers Tògódó,
et de là rejoindre à pied Porto Seguro une fois atteint la rive nord du lac. Ce
qu’il ferait ensuite, une fois parvenu là-bas, il l’ignorait pour l’instant. Les
plans et les idées pour libérer sa famille se bousculaient dans sa tête sans qu’il
fût certain de leur justesse et de leur applicabilité. Il n’était même pas garanti
qu’il trouve des alliés parmi les Mina, autres faux amis des Fon, pour lui venir
en aide. Parmi les nations esclavagistes de la côte, les Guin-Mina, qu’on
appellera plus tard Gégé au Brésil, étaient des prédateurs impitoyables. Ce
peuple à l’origine composé des Fanti et des Ga ou Akra avait fui la région de
Nogwa autour du fort portugais d’Elmina après une énième guerre perdue
contre les Akwamu, les nègres des Montagnes, et avait été accueilli sur les
terres des Aja-Tado, dans la région d’Aného-Glidji, où ils tentèrent de fonder
un royaume, le Genyigban. Excellents pêcheurs, spécialistes du
franchissement de la barre, une forme de houle empêchant les navires
marchands de parvenir jusqu’à la côte en l’absence de criques naturelles, ils
avaient à leur palmarès une autre réputation malheureuse, celle de vendeurs
d’esclaves, une expérience acquise au long de plusieurs siècles de commerce
avec les Anglais, les Hollandais et les Portugais établis sur la Côte de l’Or :
jadis les Ashanti et les autres nations devaient traverser le pays désert derrière
Fanti et Accra, quand ils voulaient se rendre à Elmina ou à d’autres forts
occidentaux pour commercer, c’étaient sur ces chemins ou dans ce pays désert
que les Guin-Mina les capturaient pour les vendre sur le littoral. Loin d’Accra,
désormais, ils savaient toujours trouver leurs victimes, notamment les Ouatchi
et les Xwla-Xwéda, mais étant un peuple au pied marin, les Mina préféraient
rester dans leurs fiefs et attendre que les traitants de l’intérieur les
approvisionnent en captifs.
On ne pouvait donc faire confiance à un Mina, pensait le maître des rituels,
à moins d’être stupide et naïf, il lui fallait donc trouver des moyens plus
appropriés afin d’obtenir la libération de ses épouses et de ses enfants.
Comé, son marché nocturne quotidien, au premier carrefour du bourg. En y
pénétrant, il chancelait et grimaçait. Les fruits et les tubercules crus chapardés
dans les champs lui avaient creusé le ventre. Manger, il lui fallait manger
autre chose que ces nourritures d’oiseau et de singe ! L’odeur de l’akpèssè, la
viande d’agouti bouillie et cuite à l’huile de palme, lui chatouilla les narines.
Accompagné de boules d’akassa, ce serait le repas idéal pour lui redonner des
forces avant la poursuite du voyage. Il aperçut l’étal de la vendeuse, à l’écart
des autres, constitué de trois tables sur lesquelles on avait disposé de grosses
marmites fumantes. La propriétaire du commerce, une grosse cuisinière au
visage dessiné de scarifications nago, dirigeait ses serveuses depuis les
fourneaux. Elle l’accueillit avec un grand salut de bienvenue, et demanda aux
filles qui servaient d’apporter au nouveau venu de l’eau pour se laver les
mains. Son instinct ou son expérience de la clientèle lui permettait de lire,
dans le maintien de l’homme, que celui-ci venait de loin et avait besoin qu’on
le réconfortât par des paroles appropriées.
« Soyez le bienvenu, vous qui venez de loin, lui cria-t-elle.
– Soyez remerciée de votre accueil, vous qui prenez soin de nous !
– Vous avez beaucoup marché !
– J’ai beaucoup marché, c’est vrai. Mais la marche n’est rien, j’ai surtout
besoin de nourriture.
– Asseyez-vous, on s’occupe de vous ! Hé, les filles, dépêchez-vous ! »
Il était à peine attablé devant le plat chaud que la cuisinière elle-même
s’était déplacée pour lui porter qu’il remarqua des mouvements de foule
bizarres. Le marché semblait refluer, se disperser sans bruit. Certes, les gens
ne fuyaient pas, mais ils semblaient se regrouper comme pour se protéger ou
se raconter des choses graves, imminentes ou ayant déjà eu lieu, en tout cas
déterminantes. Il voyait tout cela, mais avait trop faim pour s’en alarmer
vraiment. Les morceaux de viande fondaient dans sa bouche comme du sel
gemme tombé dans un puits. Il but deux calebasses d’eau fraîche et
redemanda un autre plat. C’est à cet instant qu’ils firent leur apparition au
milieu de la place du marché.
Leurs sabots firent trembler le sol avant qu’on ne les vît, élégants coursiers
haoussa transportant sur leurs dos trois des amazones de Gankpé dit Guézo,
souverain du Danhomé. La rumeur de la destitution du prédécesseur de ce
dernier était parvenue aux oreilles du maître des rituels pendant sa traversée
du pays. Les nouveaux maîtres, non contents d’avoir asservi sa famille et
provoqué son malheur, avaient envoyé la troupe à sa poursuite.
Il en eut la certitude quand il l’aperçut parmi les soldates. Il fut le premier à
la reconnaître, juchée sur son cheval, et entourée des deux autres cavalières.
Nansica, l’amazone tueuse ! Même dans le noir, sa beauté la distinguait des
autres. Il la revit dans son souvenir, tenant le sabre à la main, prête à décapiter
sa jeune épouse. La décapitant, effectivement. C’était il y a deux jours,
seulement deux jours, mais grâce à son cheval, elle avait avalé les kilomètres
qui les séparaient. Instinctivement, il comprit que sa vie était en danger.
Des voix bourdonnèrent autour de lui.
« Les amazones de Gankpé.
– Elles sont déjà de retour ?
– Mais non, ce ne sont pas les mêmes que celles qui sont passées hier avec
les esclaves.
– Elles veulent des esclaves encore ?
– Ou peut-être des victimes pour un sacrifice humain.
– On dit qu’elles cherchent un homme en fuite.
– Oh, celui-là ferait bien de retourner dans le sperme de son père et de ne
pas naître du tout.
– C’est vrai, il aurait bien fait de ne pas naître du tout. Mais, même s’il
n’était pas né, elles l’auraient trouvé. Visible ou invisible, les amazones
trouvent toujours ce qu’elles cherchent. »
Les battements de son cœur s’accélérèrent et le maître des rituels sentit le
vertige lui tourner la tête. Il vit s’avancer vers lui la commerçante nago. Elle
souleva le lampion posé devant lui et l’éteignit en soufflant dessus.
« C’était bon, lui demanda-t-elle ?
– Oui, c’était bon, lui répondit-il.
– Venez avec moi, vous allez vous laver les mains derrière la cuisine. J’ai
de l’eau propre que je réserve aux clients de marque. »
Il se leva et la suivit, se demandant néanmoins pourquoi elle le prenait pour
un client important. À part le collier en pierres de tonnerre qu’il gardait au
cou, rien dans son habillement vulgaire n’indiquait qu’il était un prêtre du
Vodoun. Mais les commerçantes sont une race particulière, elles savent
souvent des choses que nul ne peut soupçonner.
La cuisine était installée en plein air, sur un espace vague derrière la
palissade de paille. Des femmes en sueur activaient les feux sous les
marmites. La commerçante les dépassa et se dirigea vers un empilement de
casseroles et de jarres qu’elle contourna. Devant elle, dans l’obscurité, apparut
une cahute ronde où elle pénétra tout en faisant signe à l’homme de l’imiter. À
l’intérieur, il faisait sombre. La femme semblait connaître les lieux par cœur,
elle poussa une bûche de bois vers l’homme.
« Asseyez-vous ! Je voulais vous parler. Vous n’êtes pas d’ici.
– Non, je viens de plus loin.
– Ne me dites pas d’où… je sais seulement une chose, c’est peut-être vous
que les chiennes recherchent.
– Les chiennes, quelles chiennes ?
– La meute des amazones. Elles recherchent un fuyard. Elles sont arrivées
dans la ville depuis le milieu de la journée. Elles n’ont encore trouvé
personne, et vous aviez l’air tout à l’heure de vouloir leur échapper.
– C’est moi qu’elles recherchent, en effet. Vous allez me livrer ? »
Elle éclata d’un rire étouffé, avant d’effleurer l’épaule de l’homme d’une
tape affectueuse.
« Une Nago connaît la valeur d’un Fon. Restez caché ici, je reviens ! Ne
bougez surtout pas, ces chiennes ont un flair incroyable. »
Puis elle ressortit de la cahute. Et lui bénit les dieux d’avoir mis cette
femme nago sur son chemin, se demandant comment elle allait s’y prendre
pour le sortir du piège. Désormais, son projet d’atteindre Porto Seguro
semblait compromis. Les amazones étaient à sa recherche, et le seul endroit où
elles étaient certaines de le trouver n’était-il pas là où sa famille avait été
conduite en captivité ? Ainsi protégé de la menace extérieure, il rumina des tas
de plans insensés. Tuer Nansica, tuer les amazones et continuer son
expédition. Peut-être la femme nago pouvait-elle l’aider ? Elle ne semblait pas
porter les amazones dans son cœur, en faire une alliée contre elles était de
l’ordre du possible.
Les bruits du marché lui parvenaient difficilement, mais il ne doutait pas
qu’au même moment sa protectrice cherchât les moyens de le sortir des griffes
de ses adversaires. Sa fatigue était telle que malgré l’angoisse mêlée d’espoir,
il finit par s’endormir à même le sol, sans souci de l’énervant ballet des
moustiques.
pas celui-là. Aux temps des guerres entre peuples de la côte, on appelait cette
localité Agbodrafo, c’est-à-dire en langue gbe : « le bélier a dressé ses
pattes ». Une allusion, dit-on, au totem d’un chef de guerre de l’ethnie Gâ, qui
en prit possession vers le XVII siècle. Mais cela n’a pas empêché les
e
commencé très tôt et ont pris une telle ampleur que certaines lois, non écrites,
ont vite fait de s’imposer, bien avant que le légis lateur pensât à les adopter.
Au nombre de ces lois, celle qui sera promulguée plus tard par la princesse
Isabelle, régente du royaume, la loi dite du « ventre libre », qui accordait de
fait la liberté aux enfants nés au Brésil d’une femme esclave. Nombre de
bâtards, de fils naturels et de rejetons illégitimes allèrent, bien avant la lettre,
bénéficier de ce privilège, même si dans la plupart des cas, les freins à leur
ascension sociale étaient plus puissants que leurs désirs.
Mais même parmi les bâtards, il y en avait qui étaient plus privilégiés
encore. Ce fut le cas du mulâtre Félix Santana, né de l’union de Dowa, une
belle et fraîche esclave de la nation Moba, et du vicaire António Da Silva,
chapelain au moulin du seigneur Nobrega Santana. Corpulence fine, démarche
sensuelle et langoureuse, la jeune esclave d’environ quinze ans venait, tous les
matins, faire des travaux chez le vicaire. Il l’observait aller et venir dans la
maison, époussetant les meubles avec une conscience qu’il trouvait presque
angélique. Il avait quarante ans, António Da Silva, il souffrait dans sa chair
d’un amour concupiscent pour cette belle créature de Dieu. Il souffrait et se
retenait. Puis un matin, après une nuit particulièrement agitée où la jeune
Moba avait été dans tous ses rêves, il se jeta à ses pieds, le corps tremblant de
désir fou, et la supplia de lui pardonner, mais qu’il ne pouvait plus mentir, il la
voulait comme maîtresse, mais pas une maîtresse furtive, il voulait l’aimer
tous les jours, comme on aime une épouse fidèle, malgré sa charge de prêtre,
malgré ses vœux de chasteté, de célibat. Dowa ne comprenait pas ce qui
arrivait à ce prêtre mature aux yeux bleus, mais au fond, se dit-elle, avait-elle
le choix ? Elle prit le pot de chambre du religieux, qu’elle vidait tous les jours,
et revint, quelques minutes plus tard, se coucher en silence auprès de lui, dans
le grand lit à moustiquaire.
Plusieurs fois, quand il lui fit l’amour, il pleura de trouver tant de douceur
dans le corps ferme de cette esclave, et pria son dieu d’avoir pitié de lui.
Quand elle tomba enceinte, il prit soin d’en informer lui-même le seigneur
Santana, qui ferma les yeux sur l’inconduite sexuelle du prêtre, et accepta
l’idée de faire élever l’enfant parmi les siens, comme il était de coutume à
Bahia chez la plupart des seigneurs de moulin. Quand l’enfant vint au monde,
sa mère mourut en couches, et le Père António Da Silva prit cela pour un
blâme divin, mais se jura, pour racheter sa faute, de veiller, personnellement, à
l’éducation de ce fils né d’un amour certes immoral mais sincère. Oui, il
l’avait aimée, la jeune Dowa, même s’il avait toujours lu dans son regard une
soumission à une situation qui la dépassait, quand sa soutane jetée par terre ou
retroussée, il jouissait en elle, accroché à ses beaux seins comme un agonisant
à la robe du Christ sauveur.
Mais comme dit un adage brésilien, « il n’y a pas de fils illégitime,
particulièrement de fils de prêtre, qui ne soit heureux ». Quand Félix naquit, il
fut baptisé par le Père Da Silva en personne, et élevé par les mêmes nourrices
qui s’occupaient des autres enfants du maître. Sa peau très claire était un atout
de taille, il passait facilement pour un jeune Blanc, et n’eut aucune peine à
gravir les échelons de la société. Si tout le monde faisait semblant de le
prendre pour un Santana, l’on savait, néanmoins, dans les milieux informés,
de qui il était le fils en réalité, et les portes par conséquent s’ouvraient devant
lui chaque fois qu’il voulait les franchir. Sans compter que très tôt, on lui
trouva des talents incroyables au collège des Jésuites, où son faux père
spirituel, en réalité son géniteur, l’avait fait admettre. En effet, rien de ce qui
touchait à la musique, qu’elle fût sacrée ou profane, ne lui échappait, et très
vite il fut amené à siéger parmi les grands organistes de la cathédrale de
Bahia, pour lesquels il composa, à dix-sept ans, un Ave Maria qui fit se pâmer
d’admiration les dames patronnesses de la confrérie de la Santa-Casa-da-
Misericordia de Bahia, lesquelles exigèrent du proviseur et des membres du
directoire son admission immédiate, malgré la règle du sang pur impo sée à
tout adhérent, à savoir ne pas être nouveau chrétien, c’est-à-dire juif, ou ne pas
avoir un homme ou un femme de couleur dans ses ascendants ou comme
conjoint. Il faut dire qu’il était beau, de peau trop claire pour lui jeter à la
figure quelque défaut de sang, et surtout avait les appuis nécessaires au sein de
la société dominante et du clergé. Un an plus tard, d’ailleurs, il convolait en
noces pures avec la belle Reginald de la Rocha Pita, en présence de son
prétendu père spirituel, António Da Silva, lequel, à cinquante-huit ans, était
désormais un patriarche presque complet, avec six fils naturels élevés par une
vieille servante que le seigneur Nobrega Santana avait mis de force à son
service, pour éviter qu’il ne tombât amoureux de ses domestiques et les
engrosse toutes les saintes semaines.
Plus personne ne semblait outré par les comportements licencieux du Père
António. La promiscuité des races et le climat ne favorisaient pas la chasteté
au Brésil. La dignité supérieure de l’ascétisme, de la virginité stérile, soit
forcée, soit volontaire, est une idée qui semblait répugner à la raison, au bon
sens, spécialement dans un pays neuf, où la polygamie se justifiait
moralement, les bénéfices qu’elle apportait à toutes les parties compensant les
maux.
Intégré au sein de la haute société bahianaise, malgré le petit rang de son
épouse Reginald, une obscure vicomtesse d’origine française, Félix Santana
avait suffisamment d’atouts pour aller plus loin dans son irrésistible
ascension. Raffiné, cultivé, lisant le grec et le latin dans le texte, il recevait
régulièrement les meilleurs conseils de son géniteur, qui le poussait à devenir
sénateur de l’Empire. Que se passa-t-il dans sa tête, à l’approche de la
trentaine, quand son deuxième fils naquit et que sa femme hurla en découvrant
l’enfant ? Un cri d’épouvante qu’il qualifia lui-même de cri de la honte. À part
ses yeux bleus, la peau du bébé était d’une noirceur qui ne pouvait plus
dissimuler les origines métisses du père. Et pendant que la mère du nourrisson
sombrait dans une déprime lente, qui obligea Félix à confier l’allaitement du
nouveau-né à une nourrice, lui-même entamait à rebours le chemin de la
redécouverte des conditions violentes dans lesquelles il avait été conçu.
Bien sûr, il savait qui était son père, mais jamais n’avait cherché à savoir
qui était sa mère. Quand il pénétra cette nuit-là dans la maison du Père Da
Silva, ce dernier comprit à sa mine que l’heure de prodiguer les conseils
essentiels à ce fils tant doué avait enfin sonné. Leur entretien dura des heures,
au cours desquelles son père lui narra dans le détail ses amours immorales
avec la belle Dowa.
« Et maintenant que faire ? » lui avait demandé Félix.
La question l’avait pris de court. Il mit longtemps avant d’y répondre.
« Fais comme si de rien n’était, et continue ton chemin !
– Mais justement, père, il y a quelque chose et il m’est impossible de ne pas
la voir.
– Tu as reçu la meilleure éducation du monde, tu n’es pas un esclave, que
voudrais-tu, Félix ? Tes yeux boivent l’éclat du soleil et s’étonnent de
pleurer ? Pleure et sèche tes larmes, et prépare-toi pour un combat plus
difficile que tu ne peux l’imaginer. Oui, tu es un mulâtre, c’est-à-dire que tu
portes en toi deux tares, la blanche et la noire. Un jour, au moindre faux pas,
tes frères des deux côtés de la barrière te rejetteront, mais si tu choisis toi-
même le côté où tu te sentirais mieux vivre, sois certain que ta gloire et celle
de ta pauvre mère seront chantées jusqu’à la fin des temps. Je te voulais
sénateur, imagines-tu pourquoi ?
– J’ai essayé d’imaginer que tu me voulais du côté du plus fort.
– Comme si j’étais assez naïf pour croire la force éternelle. Non, Félix, un
jour l’esclavage disparaîtra, mais cela ne se fera pas naturellement. As-tu
songé que tu pouvais être du côté de ceux qui hâteront sa disparition ? »
Il y eut un moment de stupeur. C’était donc vrai ce que la rumeur racontait,
que le Père Da Silva n’était pas qu’un détrousseur de négresses, mais un
libéral secrètement acquis aux idées abolitionnistes qui commençaient à
circuler dans des cercles restreints ! Parmi les promoteurs de cette idée, une
minorité d’anticléricaux en tête, et quelques humanistes sans le sou dont les
riches propriétaires se moquaient entre eux. Jamais Félix n’aurait cru que la
confiance que son père illégitime plaçait en lui eût poussé ce dernier à se
dévoiler ainsi. Mais par-delà cette révélation, c’était la suggestion que
contenait sa dernière phrase qui le laissait sans voix : il lui fallait choisir son
camp dans la vaste comédie de la vie, et le seul où il avait une place de choix
n’était-il pas celui dont venait sa génitrice !?
La crise intérieure de Félix Santana eut des conséquences incalculables sur
sa vie de couple. La semaine qui suivit, sans dire un mot à personne, il
disparut de Bahia et l’on raconta qu’il se rendit à Recife. Vrai ou faux, le
mystère de ce voyage restera entier. Deux mois plus tard, de manière tout
aussi impromptue, il était de retour à Bahia. Sans explication, il s’établit alors
comme pâtissier-confiseur, bouda les réceptions de la haute société et les
offices religieux chrétiens, acceptant seulement de diriger l’orchestre de la
cathédrale lors de la fête de l’Immaculée Conception. On le vit un temps
fréquenter les cérémonies fétichistes des esclaves, avant qu’il ne les dédaignât
de nouveau.
« Bof, persiflèrent quelques mauvaises langues, sang barbare ne saurait
mentir, il est maintenant à la place où il aurait dû être depuis le début. »
Mais seul le Père Da Silva comprit les visées secrètes de son fils, quand il le
surprit en train de lire le Koran un jour. Il était entré en contact avec les
Mahométans, et était devenu un des leurs ! C’était l’évidence même, Recife
n’aura été qu’une étape dans la découverte du monde secret des esclaves
musulmans du Brésil. Le mulâtre lettré avait compris que seuls des esclaves
lettrés pouvaient lui faire confiance et partager son rêve fou, préparer une
révolte à Bahia. Surtout, pensait le religieux, que ces pauvres esclaves étaient
nés affublés d’un défaut rédhibitoire, leur incapacité à s’organiser. Ne
passaient-ils pas le plus clair de leur temps à se tirer dans les pattes, comme
des gamins chahuteurs, au lieu de s’entendre pour se laisser conduire par un
chef ? Il se souvenait, avec étonnement, de la toute première tentative de
soulèvement des Noirs à Bahia. À l’intérieur de la province, des esclaves des
mines avaient échoué à séquestrer leurs maîtres, à cause d’une stupide
querelle qui les avait divisés au dernier moment. Ils s’étaient mis à se
chamailler pour savoir qui devait être le chef. Ceux de la nation Angola le
voulaient choisi parmi leur groupe, tandis que les Mina réclamaient la même
prérogative. Ainsi fut découvert ce premier complot d’envergure qui avait de
grandes chances d’aboutir, et qui aurait nécessité l’intervention de toutes les
forces de police du royaume, vu que les insurgés étaient particulièrement bien
armés, pour récupérer Bahia dont ils eussent pu prendre possession.
Les esclaves avaient besoin d’un leader, et du fond de son cœur
d’abolitionniste madré, António Da Silva se disait que Félix avait toutes les
qualités requises pour l’être. Son intelligence était vive, de même que la
rapidité avec laquelle il avait fait ses déductions. De plus en plus d’esclaves
débarquant à Bahia provenaient du stock des prisonniers des guerres qui
ravageaient la Côte des Esclaves, notamment du djihad, la guerre sainte que
menaient dans le pays yoruba les nations belliqueuses et civilisées de Foulani,
de Haoussa et de Nago. N’était-ce pas sur ces éléments musulmans, à
l’évidence plus instruits que les autres, qu’il fallait compter ? Les organiser,
leur fournir les armes qu’il fallait, tout cela était une véritable question de
leader, et seul un homme au-dessus de tout soupçon pouvait valablement s’en
charger.
Heureux, le Père Da Silva emporta ce secret dans la tombe. En effet, deux
ans plus tard, atteint d’une syphilis dont aucune médication ne vint à bout, il
mourut en léguant à Félix une grande partie de sa richesse matérielle, et un
dernier conseil murmuré dans le creux de l’oreille :
« Tu connais les Blancs, Félix, tu sauras les combattre. Dowa et moi serons
aux premières loges. »
C’est donc pour Félix Santana, ce mulâtre énigmatique, que Sule avait
confié une missive à Miguel, avec la recommandation expresse qu’il aille dans
sa pâtisserie lui remettre la lettre en main propre. Or tous les esclaves
affranchis de la ville connaissaient l’emplacement de la pâtisserie Ave Maria,
ils s’y approvisionnaient souvent en pains, en gâteaux et autres confiseries
dont ils raffolaient : pipocas, gâteaux de pâte de maïs ou manioc, purva,
gâteaux de poissons faits de quitunga, ces admirables cacahuètes grillées et
saupoudrées de piment cumari, ou encore des « pieds de négrillons » faits de
farine de manioc et de cacahuètes écrasées. La nuit, la vitrine de la pâtisserie
restait éclairée, comme liturgiquement, de chandelles de couleur noire ou
encore de petites lampes d’étain ou de lanternes vénitiennes qui attiraient la
clientèle des esclaves libres. Le maître des lieux, racontait-on, bien que peu
disert et se prenant pour un Blanc, poussait la gentillesse parfois jusqu’à leur
tenir la conversation. Et pour des nègres qui avaient une piètre opinion des
mulâtres, le fait était suffisamment étrange pour être rapporté.
Nouveaux mondes VII : 1826, drame d’amour à
Bahia
Six ans déjà qu’il était à Bahia. Miguel, petit à petit, s’installait dans sa
nouvelle vie de commis aux écritures, une sorte d’intendant-greffier chargé de
noter au quotidien les dépenses de la maison et d’empêcher les larcins
effectués par certains esclaves sur les récoltes de café et de tabac. À bord
d’une maxambula, charrette tirée par des mulets, et employée pour conduire
les esclaves jusqu’aux champs de café, il faisait plusieurs fois par jour le tour
des plantations et notait le poids des sacs de fruits et de feuilles récoltés par
les mains agiles de ses frères et sœurs de race.
Son maître, le vieux seigneur Pereira, lui faisait une grande confiance. Plus
à lui qu’à ses contremaîtres blancs. Comme il aimait à le répéter, « l’esclave
est peut-être voleur, le contremaître blanc l’est encore plus que l’esclave ! ».
C’est fort de cette philosophie basée sur son expérience des métayers et autres
agrégés blancs et métis, au service de sa famille depuis presque un demi-
siècle, qu’il avait confié cette responsabilité à Miguel, un esclave musulman
dont son ami et autrefois associé, le seigneur Lourival Do Nascimento, lui
avait dit le plus grand bien.
Au long des années, son poids dans la demeure devenait incontestable,
déclenchant la jalousie des uns et l’admiration des autres. Au nombre de ses
admirateurs les plus nombreux, les femmes. Celles-ci lorgnaient d’un œil
émoustillé, cet esclave mature enfermé dans un mutisme constant et une
solitude studieuse. Il est vrai que Miguel avait pris les tics de son mentor Sule.
Il riait rarement, préférait sa propre compagnie à celle de ses frères de race, et
surtout faisait tout pour gagner davantage la confiance absolue de son maître,
surtout après les incidents de ces derniers temps, des tentatives de semer le
désordre dans les plantations, auxquelles certains esclaves du seigneur Pereira
avaient malheureusement participé. Depuis le traumatisme de son viol entre
Gléhué et Porto Seguro par l’amazone Nansica, le commerce des femmes était
le cadet de ses soucis, et celles-ci avaient beau se moquer dans son dos, que la
masturbation, à son âge, finirait par le rendre irritable, il n’en changeait pas
moins ses habitudes de décliner poliment leurs avances.
Souvent, les moqueries du vieux Sule lui revenaient. « Bahia possède les
plus belles négresses du Brésil, c’est-à-dire les plus belles femmes au monde,
je t’envie. Il t’en faut une pour te guérir de ta solitude. Mais attention, choisis-
la docile et attachée à la vraie foi ! »
Parfois, tard le soir, quand il s’abîmait dans la lecture du Saint Koran,
certaines sourates semblaient prolonger les conseils du vieil esclave haoussa.
Il les méditait profondément, les unes après les autres :
« Vos femmes sont un champ de labour par où vous entrez comme vous
voulez. » Et aussi, « le Prophète – Allah le bénisse et lui donne salut – faisait
le tour de ses femmes en une seule nuit, et il avait neuf femmes. »
Bien sûr, il se sentait incapable de rivaliser avec le Prophète – Allah le
bénisse et lui donne salut ! –, encore moins avec Sule, lequel possédait à
Sokoto, avant sa déconvenue d’amant insatiable et sa mise en servage forcé,
six femmes de six nations différentes, c’est-à-dire le double des épouses qu’il
avait autrefois à Gléhué, quand il y exerçait la fonction de maître des rituels.
Mais reconnaissait-il, c’était vrai qu’à Bahia la beauté des femmes pouvait
être un casse-tête, même pour celui qui tente de fuir leur compagnie.
Des femmes étonnamment belles, il y en avait partout, parmi les esclaves
domestiques comme parmi les esclaves des champs. Et le cœur d’un homme
n’étant pas une bûche, Miguel avait remarqué que le sien avait des ratés, ces
derniers temps, à cause de deux créatures irrésistibles qu’Allah, dans sa
volonté, sans doute, de le ramener aux délices de la chair, avait délibérément
placées sur son chemin.
Edum, esclave Nago originaire d’Abeokuta, travaillait déjà depuis plusieurs
années comme esclave d’habitation quand Miguel fut emmené sur la propriété
du seigneur Pereira. Pendant longtemps, leurs regards se sont croisés. Parfois
elle lui avait simplement adressé le bonjour en ployant le genou devant lui, à
la manière des femmes du golfe de Guinée, mais à chaque rencontre, il avait
attendu qu’elle s’éloignât pour se tourner légèrement, afin de contempler du
coin de l’œil, le mouvement élastique et la cambrure de son postérieur, qu’il
imaginait d’une fermeté irréprochable sous la robe. Il savait qu’elle savait
qu’il l’observait en cachette, mais le jeu de la séduction féminine étant un jeu
de patience, il lui a fallu attendre plus d’un an avant de déceler chez elle, dans
son sourire, sa démarche, les premiers signes de l’intérêt qu’elle aussi
semblait lui porter. Puis, l’an dernier, un soir qu’il était seul assis sous le
palissandre où d’habitude il venait méditer, il avait vu s’approcher de lui une
forme dans l’obscurité. C’était elle, Edum. Elle portait un panier qu’elle
déposa poliment devant l’homme, avant de le saluer.
« Que la soirée te soit douce, Oga !
– Qu’elle te soit douce également, Edum. Comment était ta journée de
travail ?
– À chaque jour suffit sa peine, Oga. Dieu seul sait pourquoi nous devons
tant trimer.
– Oui, vraiment, lui seul sait. Que puis-je pour toi ?
– J’ai apporté un peu de ma cuisine pour te faire goûter, sauf si tu as peur
que je t’empoisonne. Tu me ferais honneur en acceptant de partager cette
nourriture modeste.
– Je te remercie de me nourrir, je ferai honneur à ta nourriture. »
Il prit le panier et la remercia encore plusieurs fois, puis il souleva le
couvercle du plat et en découvrit le contenu chaud et fumant : du paxica,
ragoût de foie de tortue, assaisonné de sel, de citron et de piment, que les
femmes de Bahia proclament avoir des vertus aphrodisiaques. Elle prit les
assiettes prévues à cet effet, et les remplit en silence.
Cette nuit-là, pour la première fois, ils discutèrent longuement en mangeant,
et elle lui avoua comment parfois toute cette solitude de femme sans homme
lui pesait.
Il écouta l’aveu sans daigner y répondre. Mais pour elle, plus de doute, le
silence de Miguel fut interprété à sa juste valeur :
« Voici l’homme de ma vie, se dit-elle, et quoi qu’il advienne, rien ne
m’empêchera de l’avoir pour mari. »
L’autre femme, Sabina, était une fine Peule, raflée quelque part dans les
plaines sahéliennes, vers l’amont du fleuve Niger. Il avait fait sa connaissance
dans les champs, un jour qu’il s’y était rendu pour régler un différend entre
elle et une autre esclave, Zeferina, à propos d’un sac de café de sa cueillette,
que cette dernière accusait Sabina de lui avoir subtilisé pour gonfler son
chiffre auprès des contremaîtres. Elle pleurait et jurait les dieux de sa nation
qu’elle n’avait jamais volé de sa vie, cependant que Zeferina, une femme
acariâtre que l’on disait sorcière, hurlait des insanités contre sa gracile
adversaire. Elle menaçait de la tuer, et l’aurait fait si Miguel ne s’était pas
interposé entre les femmes, pour ramener Zeferina à la raison. Une fois la
querelle dissipée, il l’avait revue de loin en loin parmi les autres esclaves des
plantations, mais n’avait pas cherché à s’en rapprocher. Jusqu’au jour où il la
revit, de très près. Il était tombé nez à nez avec elle un dimanche, à l’entrée de
la demeure du seigneur Pereira. Il crut d’abord qu’elle venait le remercier
pour son intervention contre Zeferina, mais fut déboussolé quand il comprit la
raison de sa présence en ces lieux. Cela faisait deux dimanches successifs
qu’elle n’avait plus de nouvelles de son amie Edum, laquelle avait l’habitude
de lui rendre des visites furtives chaque fois qu’elle sortait de la messe.
« Edum est ton amie, avait-il bredouillé ?
– Mon amie et ma sœur, à la fois, señor Miguel.
– Il y a beaucoup de travaux à la demeure ces temps-ci, en effet, par
conséquent le maître a supprimé le repos du dimanche jusqu’à nouvel ordre.
Je dirai à Edum que tu lui as rendu visite. Au fait, tu es peule, mais es-tu
musulmane ?
– Je suis musulmane, señor.
– Allah m’est témoin, vous êtes la plus belle musulmane qu’il m’ait jamais
été donné de contempler ! »
Elle avait souri avant de le remercier. Ce jour-là, parce qu’il avait découvert
que les deux femmes qui lui plaisaient étaient amies, et bien qu’il n’ait encore
déclaré ouvertement sa flamme ni à l’une ni à l’autre, Miguel fit des rêves
étranges où il revit ses épouses de Gléhué en train de s’étriper pour des
histoires de tour dans son lit. Non, se dit-il au réveil, la polygamie n’était plus
du ressort d’un homme comme lui, il lui fallait choisir entre les deux amies, et
pour cela, il fallait faire vite, avant qu’elles ne se transforment en rivales.
Il n’eut pourtant pas le temps de mettre en œuvre son plan. Était-ce
l’intuition que la situation était assez mûre pour qu’elle acculât enfin l’homme
dont elle était à présent réellement amoureuse ? Toujours est-il qu’en femme
décidée, Edum fut la première à tenter d’imprimer une direction claire à ce jeu
de cache-cache. Une nuit, alors qu’il s’était endormi depuis des heures sur son
tapis de prière, Miguel entendit frapper à la porte de sa chambre, un réduit
situé tout au fond de la demeure du maître. Il se leva précipitamment, croyant
que le seigneur Pereira, comme il arrivait souvent à celui-ci, avait besoin de
ses services. Quand il la vit, il comprit tout de suite ses intentions.
Edum entra et sans laisser à Miguel le temps de réfléchir, s’agenouilla
devant lui, et se mit à pleurer.
« Oga, suis-je aussi vilaine pour que tu refuses de m’aimer ? Les esclaves
racontent que tu te serais moqué de moi, suis-je aussi vilaine que tu le
racontes partout ?
– Edum, que se passe-t-il ? Relève-toi, que se passe-t-il ?
– Tu l’as dit, Miguel, tu l’as dit. Toi un homme de Dieu, tu l’as dit, oui, que
j’étais une prétentieuse qui voudrait de toi comme mari. Est-ce ma faute si je
t’aime, Miguel ? Mais toi, on dirait que tu as une pierre à la place du cœur.
Mon tort a été de t’avoir rencontré. Je suis donc venue implorer ton pardon,
pour t’avoir aimé, pour t’avoir offensé. Plus jamais, entends-tu, plus jamais je
ne viendrai perturber ta douce vie de célibat. Je m’en vais, et pardonne-moi,
l’amour est quelque chose qui peut rendre prétentieuse. Il fallait que je te le
dise cette nuit, pour éviter la honte de te parler en plein jour. Et c’est vrai que
de mon côté j’ai été trop vite en besogne, mais c’est parce que je t’aime et que
je voudrais t’épouser, t’avoir comme mari. Voilà. »
Tout était allé si vite. Le temps que Miguel réagisse, sa visiteuse avait de
nouveau franchi la porte, et sa silhouette se dissipait dans le noir, vers l’allée
du verger où il faisait pousser des fruits du pays à ses heures perdues. Non, il
n’était pas sûr d’avoir bien entendu ce qu’elle disait, que lui Miguel aurait
dit… Non, il ne sera pas dit qu’il l’aurait laissée repartir sans tenter de
s’expliquer.
« Edum, Edum, écoute, reviens ici ! Edum, où es-tu ? »
Il la retrouva enfin, toujours en train de pleurer. Il la prit par le bras, et la
ramena jusqu’à la chambre. Il la fit asseoir sur le lit, et entreprit de chercher
une bougie pour chasser l’obscurité. Quand il se retourna, elle était nue,
debout près du lit, ses habits étaient par terre. Les mains croisées sur ses seins,
elle s’adressa à l’homme calmement, ses pleurs avaient cessé.
« Dans les pays d’où nous venons, Oga, il n’est pas décent pour une femme
de se mettre aux trousses d’un homme pour en faire à tout prix son mari. Mais
moi je ne peux faire autrement, et si je dois être humiliée par toi, que mon
humiliation soit totale. Je veux être à toi, Miguel ! »
Seigneur, pensa-t-il au moment de s’abandonner, le corps d’une femme,
après tant d’années de privations, de masturbation ! Le corps d’une femme,
malgré l’âge, malgré la fatigue chronique de la vie d’esclave ! Son esprit
vacilla et ses doigts glissèrent dans le creux de la cambrure des reins de la
femme.
« Edum, Edum, ne m’oblige pas… »
Elle l’attira vers sa poitrine, et rapidement le dénuda. Puis elle se coucha en
travers du lit. Il entra en elle, dur, victorieux, l’esprit tourmenté cependant par
l’image de Sabina. Qu’allait-elle lui dire, lui qui s’était promis de demander sa
main à la jeune musulmane ? Fallait-il lui expliquer que son amie allait
désormais être sa rivale ? Car il savait, au moment où son sexe pénétrait dans
le creux des reins de la jeune Nago, qu’elle ne serait pas sa femme dans ce
nouveau pays. Et le pays réel était loin, avec ses usages codés, ici même pas
d’intermédiaire pour parler à Edum, lui faire comprendre que Miguel, dans sa
tête, avait déjà fait son choix, et que malgré leur attirance physique, il préférait
la douce et timide Sabina, laquelle avait un avantage supplémentaire, celle de
partager la religion de son futur époux.
Le lendemain, toute la journée, une précipitation inhabituelle marqua les
gestes de Miguel. Il chercha, d’une plan tation à l’autre, l’esclave Sabina, et
quand il la retrouva, il la fit monter à bord de sa maxambula, et sous les yeux
étonnés des autres travailleurs, la mena loin des champs.
« Sais-tu pourquoi je suis venu te chercher ? commença-t-il une fois qu’ils
se furent éloignés.
– Je ne sais pas, señor.
– Vous les femmes, même quand vous savez ! As-tu vu Edum ce matin ?
– Non.
– Mais tu sais, c’est ton amie, qu’elle et moi nous voyons souvent ?
– Je sais, señor, et même que vous allez vous marier. Elle m’a dit que tu
allais l’épouser.
– Ce qui sort de la bouche d’Edum n’est que sa vérité. Sabina, je suis venu
te demander d’être ma femme.
– Miguel… Edum va nous tuer. »
Son prénom, sans la marque de respect du supérieur, lui avait échappé. Puis
il y eut un silence, après ces mots simples et francs, qui en disaient plus long
que tous les discours. Les femmes entre elles s’échangent tant de secrets,
pensa Miguel, qu’il se demandait ce que Edum avait pu raconter à son amie.
« Pourquoi ?
– Miguel, elle t’a attaché, avec toutes ces nourritures qu’elle t’a
régulièrement données. Même au candomblé, tout le monde sait que tu es son
futur mari. Elle va me tuer, tu t’imagines ?
– Laisse Edum croire à ses fétiches, Sabina, fille d’Allah. Je n’ai personne
d’autre à qui demander ta main. Veux-tu être mon épouse dans ce pays qui
n’est pas nôtre ?
– Miguel, j’ai peur, Edum va me tuer.
– Veux-tu, oui ou non ? Pour le reste, je m’en occupe. »
Il savait qu’avant la fin de la journée, Edum rapporterait à Sabina avoir
couché avec lui. Une victoire bien mince, dont l’annonce pourrait bien
troubler sa future épouse. Alors, il prit soin de la prévenir et de lui expliquer
lui-même les circonstances particulières dans lesquelles ils avaient fait
l’amour. Puis, il la prit contre lui, pour calmer son angoisse.
« Personne ne te tuera, tout cela est de ma faute, j’aurais dû me décider plus
tôt. »
Bien que certains maîtres à Bahia s’opposaient au mariage de leurs
esclaves, préférant les voir vivre dans un concubinage et une polygamie qui
leur faisait fabriquer des enfants à la chaîne, future main-d’œuvre servile, le
seigneur Pereira accepta la demande de son esclave préféré d’épouser en
noces mahométanes l’esclave de champ Sabina. Le jour où la nouvelle de la
future alliance tomba, la case de Sabina fut incendiée par des mains
mystérieuses, et Miguel trouva le lendemain, devant sa porte, un étrange
présent, déposé la nuit par un émissaire malveillant : des entrailles de cochon,
intestins, foie et lymphe sanguinolente, le tout emballé dans des feuilles de
bananier.
Deux semaines plus tard, malgré ces menaces que son cœur de croyant et
d’amant compréhensif minimisèrent, Miguel se présenta avec Sabina devant
l’imam et chef de la communauté des esclaves musulmans de Bahia, Thomé
das Alvarengas dit Mala Abubakar, un esclave affranchi respecté de tous,
originaire du Bornou. Il les unit selon un rituel simple et rapide, qui laissa
perplexe les esclaves chrétiens présents à la cérémonie, habitués aux
longueurs et aux fastes de l’Église catholique, ainsi qu’aux débordements
musicaux accompagnant d’ordinaire les mariages des chrétiens à Bahia.
La joie de Miguel était grande mais incomplète, car il eût aimé que le vieux
Sule assistât à la cérémonie, et même que ce fût lui qui leur donnât la
bénédiction. Mais la grande vénération qu’il portait à l’imam Abubakar
compensa vite cette insatisfaction légère qu’il mit au compte des manœuvres
égoïstes du Diable. Sabina était à lui, et rien qu’à la regarder, il imaginait déjà
le puits de douceur dans lequel son vieux corps usé par les ans et l’esclavage
allait se revigorer la nuit, une fois les festivités terminées.
Edum conçut un immense chagrin en apprenant la nouvelle du mariage.
Cela faisait un moment que Miguel avait coupé tout contact avec elle, et elle-
même évitait soigneusement de rendre encore visite à son amie de longue date
et néanmoins rivale en amour. Son chagrin fut tel qu’elle passa ses nuits à
grelotter de douleur et d’insomnie et à maudire l’amant qui l’avait trahie.
« Tu me le paieras, Miguel, tu me le paieras », n’arrêtait-elle pas de
répéter !
L’écho de sa propre voix, distinctement, lui répondait dans l’obscurité.
Alors elle hurlait plus fort, et les passants et les esprits nocturnes en maraude
autour de l’habitation frissonnaient de peur et se tenaient à carreau devant la
violence de la promesse de vengeance. Ils savaient eux, les esprits de la nuit,
qu’une femme jalouse tient toujours sa promesse de nuire à qui l’a rendue
malheureuse, et dispose d’un éventail considérable de moyens pour parvenir à
ses fins.
Nouveaux mondes VIII : Incidents épars
Miguel avait fini par entrer en contact avec Félix Santana, au bout de
presque huit mois après son arrivée sur la propriété du seigneur Pereira.
Presque huit mois d’attente, à guetter le moment opportun d’entrer en contact
avec l’homme dont le vieux Sule ne lui avait pas dit grand-chose, à part qu’il
le connaissait et demandait à Miguel de garder le secret de cette relation.
« D’ailleurs, avait-il rajouté, quand tu lui remettras ma lettre, arrange-toi
pour que personne ne le sache, et surtout pas d’intermédiaire entre vous !
Arrange-toi pour le rencontrer les yeux dans les yeux, lui seul peut te dire sur
qui compter à Bahia. Une dernière chose, Miguel, si jamais il arrivait que la
Grande Révolte qui se prépare échoue, promets-moi que tu ne révéleras jamais
le nom de Félix Santana à personne, même sous la torture, dis-toi que tu ne
dois en aucun cas prononcer son nom. »
Il avait promis de garder le secret de l’implication probable de ce
mystérieux Félix Santana dans ce non moins mystérieux complot contre les
esclavagistes blancs, dont le vieillard n’arrêtait pas de lui parler, lui faisant
miroiter une gloire éternelle au cas où sa participation à cette cause immense
serait retenue. C’est à Bahia, assurait-il, qu’une telle entreprise avait plus de
chances d’aboutir à une victoire, voilà pourquoi il tenait à recommander
Miguel à l’un des membres du réseau de la grande conspiration, le nommé
Félix Santana. Ce n’est qu’une fois parvenu à Bahia qu’il allait découvrir que
l’homme était un mulâtre, un entre-deux comme on appelait ici les gens issus
de ces mélanges entre maîtres blancs et esclaves noires. Jamais il n’aurait
pensé qu’on pouvait faire confiance à un mulâtre, mais il savait que Sule était
un être prudent et avisé, alors il avait décidé de se fier à son jugement.
Huit mois après son arrivée, une fois qu’il se fût informé sur les habitudes
du propriétaire de la pâtisserie Ave Maria, Miguel s’adonna à une
reconnaissance précise des lieux, profitant des quelques heures de liberté
accordées tous les dimanches aux esclaves pour aller dans la rue Cabula.
Après la messe, tous les dimanches, Félix Santana ouvrait sa pâtisserie, et les
clients s’y précipitaient pour rafler le contenu des vitrines. Puis un jour, au
moment où il se retrouva seul face au maître des lieux, il lui tendit
discrètement la lettre, tout en prenant soin de glisser la phrase essentielle.
« Je viens de la part de Sule, l’homme de Recife.
– Je sais. Je vous avais déjà repéré, et je savais que vous vouliez me parler.
Je me suis renseigné sur vous. Venez, entrez par là et attendez-moi dans
l’arrière-cour ! »
Il exécuta les ordres et alla s’asseoir sur une chaise dans la cour vide à
l’arrière du bâtiment. Quelques instants plus tard, Félix le rejoignit, après
avoir accroché un écriteau à l’entrée, prévenant les clients de son retour
imminent.
« Tout à l’heure en repartant, dit-il en s’asseyant à ses côtés, vous sortirez
par la porte où l’on vient me livrer la farine, personne ne fera attention à vous.
Comment va-t-il, le vieux ?
– Je n’ai plus de ses nouvelles depuis mon départ de Recife. Il n’a pas voulu
rentrer dans son pays, malgré son affranchissement.
– Il a raison, certains retours sont inutiles, j’espère qu’il sera encore parmi
nous pour voir aboutir l’œuvre à laquelle il aura tant contribué. Vous serez des
nôtres, Miguel, je fais confiance à Sule. »
Il lui expliqua alors dans le détail ce qui se préparait, la grande révolte des
esclaves lettrés sous l’étendard du Livre Sacré des musulmans. Sans que son
interlocuteur ait prononcé un seul nom, il comprit que beaucoup de ceux
qu’ils côtoyaient parmi les affranchis ou ceux qui étaient encore esclaves
étaient au courant de l’existence d’un tel projet. Mais puisque les contacts se
faisaient par écrit, et par l’usage de la langue arabe, il était presque impossible
aux maîtres d’imaginer que, sous couvert des sourates du Koran, circulait
aussi toute une littérature séditieuse. Il fallait continuer à garder le secret, et
faire comme si de rien n’était. Mais l’ampleur du projet ne lui échappait point,
et il se promettait d’y concourir de toute son âme, et ce même au péril de sa
vie.
Après l’esclavage, quelle pire humiliation l’homme noir peut-il encore
connaître ? lui avait enseigné Sule. Non, il ne se rebifferait pas au moment
fatidique, puisque même la mort, insista Félix Santana, ne pouvait être qu’une
victoire de plus sur un système d’asservissement dégradant, pas une libération
mais une victoire essentielle dans la guerre nécessaire pour que chaque
esclave regagne sa terre, après avoir recouvré son nom.
« Sule m’écrit que vous avez perdu votre nom, Miguel.
– Je l’ai retrouvé depuis dans les plis de ma mémoire, mais même celui-là
ne me va plus.
– Vous vous appeliez comment autrefois ?
– Peu importe, señor Félix. J’ai l’intention de prendre un autre nom, mais je
serai le seul à en décider le moment venu.
– Une nouvelle naissance, en somme ?
– Une nouvelle naissance, señor, oui c’est cela, une nouvelle naissance.
– Je peux comprendre ce désir. Moi-même… enfin, n’oubliez jamais ceci,
où que vous serez, vous recevrez un mot d’ordre et des armes. Quelqu’un
viendra à vous et dira ceci : Nossa Senhora da Guia. Nous aurons à peine
tourné le dos à la semaine de Bonfim, et à ce moment-là, à ce moment-là
seulement, il n’y aura plus de retour en arrière. Les bénédictions d’Allah sur
vous, Miguel, frère de mon frère Sule ! »
Après leur entretien secret dans l’arrière-cour déserte de la pâtisserie, le
mulâtre aussi lui avait répété la même recommandation que Sule, à savoir ne
plus jamais le contacter. Mais, quelques jours plus tard, lorsque des troupes
venues du Portugal arrivèrent à la plantation, Miguel fut tellement surpris
qu’il faillit courir demander des explications à Félix Santana. Le moment tant
attendu était-il arrivé, s’était-il demandé sans savoir quel comportement
adopter ? Fallait-il se joindre aux esclaves qui tentaient de se rebeller, avec à
leur tête Zeferina, cette esclave que la rumeur disait posséder des pouvoirs de
sorcellerie, ou attendre tout simplement le dénouement de cet incident qui
l’avait surpris tout autant que la plupart des autres esclaves ?
Aucun mot d’ordre ne lui était parvenu, comme l’avait promis Félix, au cas
où ce serait l’heure. Aucune arme ne lui avait été donnée, alors il se demandait
ce que pouvaient signifier ces soulèvements intempestifs et aux origines
incertaines qui venaient de secouer Bahia en deux jours d’affilée.
***
***
***
Miguel connaissait par cœur la musique que les gardes, en faction devant le
palais, jouaient tous les jours à dix-sept heures, à la même heure que les
cloches de la cathédrale sonnaient. Il n’a jamais su pour quelle raison. Il en
connaissait la mesure autant que la durée. Deux minutes, durant lesquelles une
nappe sonore recouvrait le centre-ville de Bahia. Aussi ses oreilles habituées
depuis des années à ce phénomène bruyant et distrayant furent-elles surprises
de ne rien entendre quand vint l’heure de donner le signal de l’assaut. Depuis
son départ de l’église, il avait rejoint les autres insurgés et, tapi là en leur
compagnie, dans une maison non loin de la pâtisserie Ave Maria, attendait
l’heure où il prendrait son arme et allumerait la torche avec laquelle il devait
mettre le feu à l’établissement de Félix Santana.
Il n’avait pas eu le temps de passer voir Sabina et les garçons, et pour dire
la vérité, il pensait peu à eux depuis qu’il avait rencontré son mystérieux
interlocuteur. Un sentiment peu commun, qu’il était désormais seul au monde
contre tous, mais que sa victoire solitaire serait aussi celle de sa famille,
étreignait son cœur de mari. L’esclavage allait finir, oh oui il allait finir, et au
nom du Tout-Puissant Miséricordieux, lui et ses enfants quitteraient ce pays
pour retourner vivre là où la vie aurait du sens, et lui un statut autre que celui
de nègre au sourire pastèque, habitué aux courbettes et autres veuleries.
Les autres rebelles le regardaient. D’instinct, il comprit qu’il se passait
quelque chose d’anormal. Tous savaient l’heure à laquelle la garde sonnait la
relève, et cette heure était passée depuis au moins trente minutes, et il ne se
passait toujours rien. Il prit sur lui d’aller jeter, seul, un coup d’œil dans la rue,
et c’est à ce moment qu’il entendit les clameurs des batailles qui avaient
commencé ailleurs.
Les gens couraient dans tous les sens, et parlaient d’incendies allumés çà et
là, de rebelles fous tuant civils et soldats sur leur passage. Il s’avança vers la
pâtisserie. Elle était fermée, mais la vitrine était achalandée, comme à
l’accoutumée. Il la contourna, et vit la petite porte par laquelle Félix Santana
l’avait fait sortir le jour de leur premier entretien. Un cadenas l’avait rendue
impraticable. Il s’en revint sur ses pas, ne sachant que faire exactement. Dans
sa course, un homme le frôla. Il se retourna et le vit, le mulâtre en personne,
qui le prit par le bras et lui murmura :
« Nous sommes trahis, Sule, nous sommes trahis. Mets le feu à la boutique,
c’est essentiel, pour éloigner de moi les soupçons. Aluna vous attend à la
caserne de la cavalerie. Faites vite, nous avons encore une petite chance ! »
Puis il tourna le coin de la rue, et s’en fut en courant. Miguel courut
informer ses hommes, et ensemble ils allumèrent l’incendie qui consuma dans
leur dos l’Ave Maria. Puis ils prirent la direction de Agua de Meninos. De
loin, on pouvait entendre le chant des soldats du Prophète. Ses hommes, que
l’envie de tuer démangeait, le reprenaient en chœur en tirant sur les passants
qui refusaient de venir grossir leurs rangs. À son tour, Miguel se mit à le
fredonner, mâchonnant les paroles de la chanson dans sa bouche, comme une
médecine aux vertus apaisantes.
Satan est toujours sur la route
Il rode nuit et jour dans les parages
Chaque fois que je m’en vais te prier
Je le trouve en travers de ma route
Aide-moi à rentrer chez moi
Maître de nos patries
Aide-moi à rentrer chez moi
Satan est toujours sur la route
Il rode nuit et jour dans les parages.
***
***
maîtresses de maison pour les colons sans femme blanche ; des techniciens
pour ses mines ; des artisans pour ses forges ; des nègres s’y entendant en
élevage de bétail et en industrie pastorale ; des commerçants d’étoffes et de
savon ; des maîtres d’école, des prêtres catholiques et mahométans. Et de
conclure, magnifique et exalté, devant une salle abasourdie par la témérité de
l’analyse :
« Le pire élément de notre population, messieurs, ce ne fut pas la race
nègre, mais cette race réduite à l’esclavage. Et qu’on ne vienne plus nous
seriner, comme le fait souvent ici de façon bornée et dogmatique notre
collègue Oliveira Martins absent ce jour, que le nègre est un type
anthropologiquement inférieur, proche de l’anthropoïde, et bien peu digne du
nom d’homme. Et que les amis d’Oliveira Martins, dont le père fut chef de la
police de notre ville et traqueur de nègres révoltés, que les amis d’Oliveira lui
rapportent mes propos, la prochaine fois qu’il dira des choses aussi graves,
même dans mon dos ; je le ferai enfermer dans une cage et le ferai expédier en
Afrique à mes propres frais, pour être étudié par les anthropologues africains.
Messieurs, il est temps que le Brésil donne le bon exemple, en affranchissant
ses esclaves, et en abolissant l’esclavage. »
Le combat parlementaire de Félix Santana dura encore quelques années
avant que son vœu le plus cher, et par ricochet celui de son géniteur, le Père
da Silva, dont il avait donné le patronyme à son fils, ne fût exaucé. En effet, le
13 mai 1888, lui et ses amis abolitionnistes obtinrent gain de cause, quand la
loi, sèche et concise, mettant fin au travail forcé des Africains et déclarant
l’esclavage supprimé au Brésil fut reçue en la Chancellerie majeure de
l’Empire, en ces termes :
La Princesse Impériale Régente, au nom de Sa Majesté l’Empereur
Seigneur dom Pedro II, fait savoir à tous les sujets de l’Empire que
l’Assemblée générale a décrété et Elle a sanctionné la loi qui suit :
Article 1 : Dès la date de cette loi, l’esclavage est déclaré éteint au Brésil.
Article II : Sont révoquées les dispositions contraires.
Ordonne cependant à toutes les autorités auxquelles appartiennent la
connaissance et l’exécution de ladite loi, de la soutenir et d’agir en sorte
qu’on lui obéisse et qu’on garde son contenu.
Ordonne que le Secrétaire d’État aux Affaires de l’Agriculture, du
Commerce et des Travaux Publics, et, par intérim, des Affaires étrangères,
membre du Conseil de Sa Majesté l’Empereur, la fasse respecter, publier et
distribuer.
Donnée en son Palais de Rio de Janeiro, le 13 mai 1888.
67 année de l’Indépendance de l’Empire.
e
***
Djibril Sule passa quinze années de sa vie à Agoué, village autrefois situé
dans le sud-est de TiBrava, et aujourd’hui classé parmi les villes du pays
Bénin, ex-Danhomé. Il le quitta dans les années 1850 pour s’installer à
TiBrava, actuelle capitale du pays du même nom, où il mourut finalement le
11 mai 1857, entouré de ses dix enfants et de sa nouvelle et dernière épouse,
Musibath Domingo, née à Bahia, passagère sur le brigantin Alliança, revenue
s’installer à Porto Novo, et partageant la même foi que lui.
Il aurait pu épouser une seconde femme, voire trois, comme le lui avait
proposé à plusieurs reprises le chef du village d’Agoué, lequel rêvait de placer
ses cousines et ses nièces auprès de cet homme influent ; la religion
musulmane l’y autorisait, sa richesse le lui permettait, qu’il avait accumulée
avec ses plantations de palmier, ses cocoteraies et ses nombreuses factoreries
le long de la côte. Mais au fond de lui, quelque chose résistait contre la
répétition des gestes du passé. Il ne se sentait plus le même homme
qu’autrefois.
Bien sûr, une concession aux pratiques culturelles locales comme la
polygamie, ou le recours au Vodou, religion qu’il connaissait de l’intérieur
pour y avoir été initié, eût été possible. Beaucoup de retornados, comme on
appelait les esclaves revenus du Brésil, y cédaient parfois. Justement, Djibril
Sule ne se considérait pas lui-même comme un revenu, mais simplement
comme un homme de la côte, qui avait vécu une expérience redoutable,
laquelle l’avait transformé.
S’il y avait une chose dont il était revenu, aimait-il à enseigner à sa
progéniture, c’était de la mort, de la honte et de l’humiliation de l’esclavage.
Pas de quoi faire de lui autre chose qu’un homme qui a beaucoup souffert, de
la main de ses propres frères et de la cruauté de ses maîtres blancs. Mais
justement parce qu’il avait connu tout cela, mais aussi des êtres admirables au
cœur pur comme le vieux Sule, l’esclave haoussa qui lui avait enseigné
l’islam, ou le mulâtre Félix Santana, fomenteur de révolte et défenseur
acharné de la condition du Noir, il ne pouvait plus faire semblant d’être le
même homme.
Certes, il avait par exemple cherché longtemps la femme avec laquelle
mener sa nouvelle vie, mais aucune de celles qu’on lui proposait ne savait ni
lire ni écrire. Ainsi s’était-il résigné au mariage avec une ancienne esclave
musulmane, qu’il avait rencontrée à Porto Novo, l’année où il avait participé à
la rénovation de la grande mosquée de cette ville, construite par les tout
premiers esclaves affranchis revenus chez eux.
Voilà pourquoi, tout en refusant de se laisser aller aux facilités de la vie
locale, il ne supportait pas non plus l’outrecuidance avec laquelle ses
compagnons d’esclavage, revenus comme lui sur le sol des ancêtres, aimaient
à se présenter, s’appelant entre eux les « Afro-brésiliens », ou carrément
« Brésiliens », et formant un groupe qui s’autoproclamait supérieur aux autres.
Afro-brésilien ! Le qualificatif lui répugnait, mais c’était ainsi que les gens
de sa communauté avaient commencé à se désigner entre eux. Plusieurs fois,
ils avaient tenté de l’inviter à leurs regroupements hebdomadaires, mais il
avait refusé et avait défendu à sa femme de fréquenter les réunions de ces
gens-là qui, selon lui, faisaient semblant de ne pas savoir d’où ils venaient. Et
jusqu’à sa mort, en dehors des convenances sociales, il ne se sentira jamais
membre de cette communauté, allant jusqu’à enseigner à ses enfants d’oublier
que leur père avait quelque lien avec les soi-disant Brésiliens ! Au grand
désespoir de Musibath, son épouse, native de Bahia, qui dut se plier aussi à la
loi de Sule Djibril.
Le pays changeait. Et des gens comme lui contribuaient à ce changement
avec leur savoir-faire, leur culture double. Il se lança dans le commerce de
l’huile de palme, faisant venir du tabac de Bahia, transformant les noix de
coco de ses plantations en huile, en savon et en étoupe, ouvrant des boutiques
qui proposaient aux habitants de la côte des marchandises qualifiées de
« produits de Blancs ». La colonisation pointait du nez, qui bientôt allait se
substituer à l’esclavage, lequel vivait ses derniers jours, même si son caractère
clandestin avait accru les rafles et les razzias. Français, Allemands, Anglais,
toutes ces nations se préparaient pour une autre domination des peuples de la
côte, et Sule se disait en son for intérieur que d’autres batailles se profilaient
pour ses fils, car il était sûr qu’il ne serait plus là quand l’inorganisation de
son propre pays ferait le lit de ces Blancs madrés et sans état d’âme.
Le 8 mai 1849, il apprit par quelques-uns de ses partenaires en affaires, des
Anglais installés à Gléhué, la mort de Francisco Félix de Souza, dit Chacha. Il
laissait derrière lui cinquante trois veuves, cent quatre-vingt-dix enfants et
mille deux cents esclaves. Les biens de l’infâme négrier furent partagés,
semble-t-il, entre trois de ses fils, ce qui provoqua des divisions au sein de la
famille. Isidoro l’aîné et le plus riche reprit le titre de Chacha ; Ignacio, le
deuxième, s’installa comme cabécère, et le troisième, Antonio, reçut le titre
d’amigo do Rey, ami du roi. Tous les trois renouvelèrent leur allégeance au
souverain du Danhomé et continuèrent à verser à ce dernier les mêmes taxes,
dont leur père de son vivant s’acquittait régulièrement.
Des vendus, ces de Souza, de père en fils, soupira Sule, en apprenant la
nouvelle ! Vraiment, il n’y avait pas de quoi se réjouir. Les rejetons peuvent
être une telle honte pour les pères, et il pensa à cet instant au jeune Francisco
Olympio da Silva, le fils de son ami Félix Santana, dont il n’avait plus reçu de
nouvelles très sûres depuis qu’il avait préféré aller vivre à Kpando. Certes, des
bribes d’informations sur la vie que menait le jeune Francisco Olympio lui
parvenaient de temps à autre, mais il les prenait pour des rumeurs sans
fondement. Puis, les choses commencèrent à se clarifier dans la tête de Sule,
l’année où il apprit l’assassinat d’un certain d’Almeida Sokpa, à la suite d’un
conflit de ventes d’esclaves avec un autre « Brésilien » de la côte, un certain
Pedro Codjo Landjèkpo da Silveira, réputé être un ami proche de Francisco
Olympio da Silva. Quelques jours après l’incident qui avait vu le Brésilien
d’Almeida attaqué et tué par des inconnus chez lui, le fils de Félix Santana
avait soudainement réapparu.
Ce jour-là, il était chez lui, à l’intérieur du sobrado dont les ouvriers
venaient à peine de terminer la construction, quand un de ses domestiques lui
annonça l’arrivée d’un visiteur. Il sortit d’abord épier l’homme depuis son
balcon, et reconnut, avant même d’apercevoir le visage caché par un casque,
la morphologie du jeune Francisco. Il le reçut à bras ouverts, manifestant
même bruyamment, contrairement à ses habitudes, sa joie de revoir ce fils que
son meilleur ami lui avait confié à leur départ de Bahia. La visite surprise à
Agoué avait un sens, car Francisco annonça à Sule, vers la fin de leur
entrevue, qu’il venait de quitter Kpando et vivait désormais, depuis trois mois,
à Porto Seguro.
« À Porto Seguro ? Depuis trois mois, s’était-il réellement étonné, avant de
poursuivre, l’occasion faisant le larron : Mais, mon fils, que fais-tu à Porto
Seguro ? »
Francisco avait souri sans répondre à la question.
« Ton père m’a écrit, Francisco, il s’inquiète pour toi. Ce qu’on lui
rapporte, me dit-il, ne le rassure pas. Il paraît même que tu aurais plusieurs
femmes. Que fais-tu à Porto Seguro ?
– Des affaires, avait-il fini par répondre, lapidaire, au bout de quelques
secondes de silence.
– Oui, mais quel genre d’affaires, avait-il insisté ?
– Un peu comme toi, papa Sule. Un peu de tout, je fais venir de Bahia plein
de choses que je revends ici, et vice versa. »
Il l’avait alors regardé les yeux dans les yeux, et lui avait posé la seule
question qui lui brûlait les lèvres.
« Est-il vrai, mon fils, comme cela se raconte partout, que toi aussi tu
pratiques ce commerce honteux, toi qui t’es battu à Bahia comme nous ? »
Il avait sursauté, puis protesté, violemment.
« On dit cela de moi, mon Dieu, on dit cela de moi ? Ce n’est pas vrai, papa
Sule, ce ne sont que des médisances. Je ne fais pas la traite, rassure-toi. »
Malgré cette dénégation, bien après son départ, et durant les mois qui
suivirent, la rumeur d’une implication de Francisco dans l’achat et la vente
d’esclaves à des négociants européens, lesquels les transportaient en cachette
vers Bahia, au prix de subterfuges incroyables, continua de se propager. Un
jour, pour en avoir le cœur net, il se rendit lui-même à Porto Seguro, et
attendit la nuit pour se glisser dans la maison où, lui avait-on dit, étaient
parqués les hommes achetés par Francisco. Soudoyés, les gardiens
confirmèrent l’information première, les esclaves dont ils avaient la garde
faisaient bel et bien partie d’un des stocks du jeune négociant, disséminés un
peu partout dans le village.
De retour à Agoué, amer, Sule Djibril envoya une lettre de soixante pages
en arabe et en portugais à son mentor demeuré à Bahia, et décida de se tenir à
l’écart du jeune homme. Surtout qu’il venait de découvrir que le cas du jeune
Francisco n’était qu’un cas parmi tant d’autres. En effet, il n’était pas le seul
parmi les retornados à se livrer à la traite clandestine.
Mais il faut croire que le jeune Francisco, non content de le démoraliser,
avait aussi décidé de troubler le sommeil de Sule Djibril. En effet, un an, juste
un an après leur dernière rencontre, il le vit encore débarquer dans la paisible
bourgade d’Agoué, cette fois-ci non plus pour lui rendre visite, mais pour s’y
installer comme tant d’autres Afro-brésiliens qui trouvaient du charme à ce
lieu paisible. Il était de retour à Agoué, cette fois-ci, avec ses épouses et sa
progéniture, avait laissé tomber son patronyme da Silva, qui devait trop lui
rappeler de mauvais souvenirs, et ne se cachait plus désormais de ses activités
de vendeur d’esclaves.
Au nez et à la barbe de Sule, donc. C’était plus qu’il n’en fallait pour
réveiller la haine de la servitude qui dormait dans le cœur de l’ancien esclave.
Mais Francisco était le fils de Félix Santana, par conséquent Sule ne pouvait
l’affronter comme un chien de Portugais !
On raconte que dans la nuit qui précéda le départ de Sule Djibril d’Agoué
pour TiBrava avec toute sa famille, la résidence de Francisco Olympio et
plusieurs de ses prisons d’esclaves furent incendiés. Certains y virent des
représailles, mais nul ne sut jamais qui alluma les feux !
Ah, la colère de Sule Djibril et son départ pour TiBrava ! Temps mêlés et
ironie du sort ! Quand Francisco Olympio mourut en 1907, il laissait derrière
lui sept épouses vertueuses, une famille riche et vingt et un enfants tous
éduqués dans les meilleures écoles coloniales. L’un d’entre eux, Sylvanus
Epiphanio Elpidio, surnommé plus tard le Métis par ses ennemis, sera le fer de
lance de la lutte des indigènes contre la colonisation européenne, et deviendra,
de ce fait, le premier président du jeune État indépendant de TiBrava.
Table