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CAPITAINE TEMPÊTE

Le navire tanguait fortement, même à quai. La gigantesque île du Levant offrait une ombre bienvenue
au soleil couchant dont l'eau mouvante reflétait les rayons d'or. Tempête, accoudé au bastingage,
observait les formes sous l'étendue marine. Cyrus s'approcha doucement, son pas feutré
reconnaissable entre tous ; une main amicale se posa sur l'épaule du grand capitaine. " Il est l'heure,
Cap. " Il y avait toujours cette solennité chez lui, chez cet homme autrefois vendeur d'esclaves devenu
lui-même marchandise. Tempête eut un pauvre sourire fatigué, contrastant avec la beauté grave de
son visage aux traits fins. "Ne t'inquiète pas, je connais le chemin " fit-il d'un ton doux, non sans un
humour acide qui fit grimacer Cyrus. Le second du capitaine s'éloigna sans bruits continuer son
travail. Ce soir, comme tous les autres, il ne quitterait pas le navire. Tout comme Tempête.

Le Capitaine passa une main sur sa longue veste bleue, et dénoua lentement son foulard aux effluves
d'agrumes. Il le rangea dans une poche, puis s'avança doucement vers le petit escalier de trois
marches menant à sa cabine. Déjà, il retirait d'un mouvement d'épaule sa veste, et débouclait la
ceinture de son sabre. Une fois pénétré dans l'antre sombre et fraîche où brûlait une bougie diffusant
un parfum enivrant de jasmin blanc, il déposa ses vêtements au contact encore tiède de sa chaleur sur
son fauteuil préféré.

Une fois presque nu, il attacha ses cheveux en une tresse qui lui arrivait en dessous des épaules.
Quelques mèches folles bouclaient sur son front. Il ressentait une faim qui montait, faisant pression
sur son estomac, sur son torse, comme un monstre hurlant qui aurait voulu en sortir. Il renifla en
fermant la porte et en glissant la paroi de métal devant le bois tendre. Les cliquetis des différents
cadenas et serrures le calmèrent un peu. Mais il savait de toute façon qu'une partie de son équipage
serait à terre, profitant de leurs derniers pillages, à grand renfort d'alcool, de festins et de compagnie.
Seule quelques hommes resteraient là - mais peu importait qui, il avait une entière satisfaction et une
pleine confiance en ses marins. Il les recrutait après les avoir testé, après tout. Et tous connaissaient
ce terrible secret, que jamais ils ne dévoileraient, comme ils l'avaient promis d'une façon terrible. A
travers les barreaux d'une petite fenêtre, des éclats flamboyants de torches allumées créaient des
ombres qui n'effrayaient nullement le pirate. Il attendait que la véritable nuit se déploie comme une
soierie d'un bleu profond, sertie d'étoiles en diamant. Le linceul nocturne - voilà ce qu'était devenue la
nuit, pour lui.

Sa malédiction.
ALAM (à la fin du 2 du coup)

Les doigts gourds. Impossible de bouger. Impossible de marcher.

Les yeux roulent, affolés. Un plafond. Est-il tombé ? Non. Il est sur le dos. Comme une
tortue.

Des cris, des cris déchirants. Il ne voit pas où. La vision floue, troublée par des bulles
joliment argentées. Bouger. Ne pas bouger. Quelle importance ? Ici, il n'y a rien de vraiment
douloureux. Juste l'angoisse qui griffe, mais même elle s'évanouit, s'évapore dans le délice
de l'immobilité éternelle.

Ta main.

La chaleur se répand dans cette chair devenue métal organique, et il frissonnerait si il


pouvait, le derme durcit, la carnation de fer.

Coupe-la. Défais-toi de ce corps. Coupes tes doigts morts, et tes chairs mortes. Et répares-
toi.

Hallucinations en volutes argentées. Est-ce lui qui les forme ? Peut-être, car il y a ce léger
chatouillis, comme une caresse de plume, une sensation, à peine. Le dernier mouvement est
pour la fermeture des paupières, pour la sensation du goût du fer dans la bouche, une
saveur de cendres et de poussières.

Abandonnes-tu ?

Légitime interrogation. Est-ce qu'il laisse tomber ? Plus rien ne lui parvient hormis ce vide
agréable, dans lequel il ne tombe ni ne bouge, immobile, flottant tel un corps en une mer
nocturne sans étoiles. Pas de lumière qui l'aveuglerait. Pas de corps étrangers, pour parler
et babiller, l'ennuyer de leurs bavardages. Pas de frère qu'il déteste, pas de famille qui ne le
comprend pas. Pas d'interrogations sur ce manque de saveur de ses aliments, pas d'amis à
sauver, d'ennemis effrayants, de peur de tuer, de peur d'être tué.

Abandonnes-tu ?

La voix n'est pas lui. Ou peut-être que si, une partie, un morceau, infime. Il n'y a personne
autour de lui, de toute façon. Il aimerait devenir inconscient, sombrer totalement. Mais il
continue de flotter, et toutes ses pensées tourbillonnent, créant des ponts avec des sujets si
futiles, si désagréables. Des souvenirs qu'il ne veut se remémorer. Il veut juste sombrer. Est-
ce trop demander que d'enfin s'apaiser ?

Mais impossible, malgré les efforts qu'il met en branle. Il tournoie sur lui-même, agacé par le
manque de stimulus autour de lui, dans cette nuit sans température, dans ce noir qui n'est
pas une couleur mais une absence de lumière. Pourtant il voit parfaitement - ce vide autour
de lui, comme une mer d'encre translucide. Où est-il ? Pourquoi peut-il enfin bouger ? Ses
doigts de la main gauche - il les remue soudainement, avec une joie sauvage, eux qui
avaient été les premiers touchés par le Fer. Il écarte les doigts, les replie, caresse sa peau
humaine.

Les réminiscences l'affolent, souvenirs douloureux. Il n'a pas à être ici. Il déglutit, mal à
l'aise. " Que faire ? Que puis-je faire ? " Il se sent idiot. Se parle t-il à lui-même ?
Rejette l'inutile, le mort et l'inhumain. Deviens.

« Ca ne m'aide pas vraiment. »

Il roule encore sur lui-même, bobine déroulant le fil de ses pensées. Rejeter l'inutile ? Mais
comment faire ? Au moment où cette interrogation fait surface à nouveau, avec force,
quelque chose scintille dans le vide. Un sublime couteau de pierre. Antique chose aux
arrêtes pointues, il s'en saisit non sans se couper. Le sang a des reflets de métal, épais
comme de la mélasse.

« Rejette l'inutile et le mort ? Est-ce que je dois tuer quelqu'un ? Ou ... me tuer moi-même ?
Dois-je me suicider ? »

Ce geste n'a pas l'air d'être le bon. Lui qui aspirait peu de temps auparavant à s'abîmer dans
ce vide qui l'entoure, il le trouve effrayant à présent. Comment a t-il pu imaginer que ce serait
agréable de ne plus rien sentir, de perdre conscience à jamais ? Puis, il regarde ses doigts,
qui ont été incapables de bouger si longtemps. Sa main droite est inerte, reflet inverse de la
gauche, chaude et vivante. Inutiles choses de chair morte, de métal durci.

Inutiles.

Inspirant fortement pour ne pas avoir le temps de songer à ce qu'il fait, il coupe les doigts à
l'articulation de la paume. D'un coup sec. Pas de résistance, comme donner un coup dans
l'eau. Un flot puissant jaillit, carmin et argenté, en même temps que fleurit la douleur vive et
poignante du corps. Mais les pleurs ne l'arrêtent pas. Le bras droit, puis sans qu'il sache
comment, la jambe gauche, de plus en plus vite, au fur et à mesure que monte la douleur,
que s'épanouit le tourment. Bientôt ne reste plus rien, que son crâne, et encore une fois, le
couteau se meut, taille les traits. La dernière des douleurs, foudroyante.

Deviens.

Un ordre, qui repousse tout ce qui était et tout ce qui sera.

Qui traverse l'univers et le temps.

Un mot, simple et doux, une caresse qu'il rêvait. Un rêve qu'il caressait.

Alors il devint.
Priam le rocheroi. (après la bataille près des ports du coup, avec les magosfer)

Le goût de la cendre. L'obscurité rampante. Le corps d'albâtre qui se meut, comme le Temps qui
égrène des grains de sable. Les articulations grippées, rouillées, heurtées. La chair pierreuse, les
côtes de diamant, le souffle de poussière. Les paupières cillent sur un monde qu'il aurait préféré
oublier. Déjà, son être reforme chaque morceau, chaque lambeau pour recréer. Cela pourrait faire
mal, mais il décide de ne pas ressentir. Depuis des siècles déjà, il n'a plus d'émotions. Il ne comprend
pas. Son buste s'élève, s'affaisse, sous une respiration artificielle, inutile. Ses prunelles d'obsidienne
se plissent. Aucun intérêt à son entourage. Juste l'ombre habituelle. Pourtant, quelque chose l'a tiré
de son ample sommeil. Cela l'aiguillonne, une main griffue qui souhaiterait de son être, des veines
qui charrient des rivières d'argent et d'or, de débris et de poudre. Il ouvre des lèvres scellées depuis
une éternité. Sa langue, lourde et épaisse, goûte de son bout effilé la saveur des ères, des éons. Ils
ont laissés leur trace, ici même, dans la fissure du Temps, là où il aurait dû reposer à jamais. Mais le
Temps est capricieux, lui qui l'a fait immortel, aspirant à une mort qui ne viendrait jamais. Gardien
d'une humanité volage et éphémère. Il se souvient. Il voudrait ne pas voir les réminiscences de cette
mémoire qui n'oublie pas. Il grimace, amèrement. Chaque mort, chaque vie.

Ses ailes se déploient, semblables à celles d'une chauve-souris, pourtant plumeuses, pourtant
duveteuses, lourdes comme des montagnes, dans un bruit de gravats, dans un son craquant comme
si l'on fendait des falaises. Elles soulèvent un nuage de scories poussiéreuses. Il les fait aller, l'une
après l'autre, ressentant dans son dos leur puissance agréable. Il a toujours aimé voler, déjà autrefois
quand Ambroise était là. Son frère. Mort, comme les autres. Etait-il le dernier de sa race ? Il se
sentait comme le dernier de sa race. Il n'en doutait plus. Il secoua la tête, et sa carnation reprit son
travail éreintant de métamorphose. Ses traits mouvaient sous la peau pâle, grise, durcie par l'âge. Il
était aussi ancien que le Temps lui-même. Ancestrale bête cornue, antique monstre du fond des
âges. Ses crocs déjà disparaissaient dans une bouche de plus en plus humaine. Apparence stupide,
illusion temporaire. Car il se souvenait de sa mission. Il se souvenait de l'Oracle de l'Ouest et de ses
mots. Il e souvenait de la mise en garde d'Ambroise et de ses inquiétudes. Son frère était toujours
plus tendre, plus doux avec les hommes. Lui-même n'avait jamais voulu avoir cette patience. Ce
n'était pourtant pas les années qui lui manquaient. Il avait tout le temps du monde. Mais ses mains
avaient toujours rejetées la douceur de ces insectes à peau humaine.

Entièrement nu, il écarta l'énorme bloc de pierre qui le retenait là. Plus volontaire que captif.
Prisonnier de sa propre volonté. D'un sommeil recherché, apprécié, salvateur. Mais il était réveillé, à
présent. Ses sens s'aiguisaient de seconde en seconde, comme ceux du fauve immortel qu'il était. Il
était sentinelle de ce monde. Il se devait de remplir sa mission. Non pour ceux qui le lui avaient
ordonné, car eux aussi étaient morts. Mais pour Ambroise. Pour sa promesse. Des mots, loyaux
pourtant, qui résonnaient dans un coeur dont les valves palpitaient tranquillement, morceau de
pierre troué de chambres vivantes. Il avait apparence humaine, à présent. Sûrement beau, d'une
beauté inhumaine, comme tout ce qu'il faisait, incapable de créer, capable de tout restituer, de façon
mécanique, sans cette étincelle humaine qui était propre à cette race. Il était juste capable de copier,
tricheur abusant la naïveté de beaucoup. Il était né pour cela. Pour trafiquer la réalité, pour altérer ce
temps et cet espace. Là était son pouvoir. Là était sa charge. Sans faire attention au contact froid et
rude de la pierre sous son pied, il descendit lentement les falaises du Mont ??.

Gargouille immortelle, gardien éternel des hommes et des dieux, le Rocheroi s'échappa de son trône
enseveli sous la Montagne.
Le chevalier aux yeux blancs

Konti eut une grimace en remontant le seau. L'eau lui ruisselait sur les mains, alors que la froideur de
la nuit tombant glaçait tout son corps. La jeune femme soupira, les épaules douloureuses et maugréa
contre sa robe trempée. Elle n'avait pas la force d'un de ses frères, mais c'était toujours elle que son
père harcelait le soir pour faire les pires corvées, les plus salissantes, les plus désagréables. Elle
repoussa ses cheveux nattés, et se mit à marcher le long du petit sentier de terre battue. Quelques
insectes piqueurs vrombissaient déjà, amateurs de sa chaleur et de son sang. L'anse lui sciait les
mains, et elle maudit son paternel en posant au sol son seau de bois pour reprendre son souffle.
Peut-être était-ce à cause de sa respiration rauque, mais elle ne l'entendit pas arriver. Elle trouva cela
étrange, après coup, il aurait du y avoir le son métallique des fers, ou le bruissement des feuilles.
Mais rien de tout cela ne l'interrompit, et elle sursauta en se redressant alors qu'une silhouette se
trouvait face à elle. Un homme à cheval, dans la pénombre de quelques arbres. Il s'était savamment
positionné pour s'ourler d'ombres, mais Konti n'était pas assez intelligente pour se faire la réflexion.

La jeune femme prit peur et heurta son seau en reculant de quelques pas. L'eau se répandit au sol en
glougloutant faiblement. Konti inspira mais fût incapable de crier. La monture était étrange, avachie,
apparemment vêtue d'une sorte d'armure ornée de piquants. Mais ce qui était impressionnant
c'était son cavalier, un personnage portant une armure à la couleur indéfinissable, et dont le crâne
était vêtu d'un heaume en forme de crâne d'animal aux longs crocs qui descendait jusqu'à son
poitrail comme des lames. Peut-être était-ce réellement la boîte crannienne d'une bête, Konti n'en
savait rien, mais les runes gravées sur le casque la mettaient mal à l'aise, tout comme l'entièreté de
la scène, l'apparition soudaine, ces yeux qui scintillaient d'une lueur blanche dans la nuit. Comment
était-ce possible ? Elle devait crier. Avertir quelqu'un. Cet homme lui faisait peur. Il n'avait rien à faire
près de leur ferme. Sa place n'était pas ici.

Ton seau est tombé, enfant.

Konti aurait été bien malheureuse que de définir d'où venait cette voix, car elle ne voyait pas les
lèvres remuer, camouflées qu'elles étaient par l'obscurité et par les mâchoires du casque. Mais de
toute évidence, c'était une voix masculine, et plutôt belle, modulée et paisible. Ce n'était pas le
timbre de quelqu'un s'apprêtant à tuer une fille de fermer, elle en avait l'intime conviction.

Souhaites-tu de l'aide pour chercher de l'eau ? Frêle roseau que tu es, qui donc t'ordonnes de
malmener ton corps faible ?

Etait-il gentil, finalement ? Sans qu'elle répondre, il descendit en glissant de sa monture, et elle vit la
couleur de son armure, entre le rouge et le noir, entre les pans d'une grande cape de laine épaisse. Il
portait des gantelets aux doigts griffus. On aurait dit une bête faite de métal. Mais Konti ne dit rien,
quand il ramassa le seau et monta la margelle pour tirer de l'eau. Il ne disait plus rien, et elle trouvait
ça dommage. La jeune femme s'approcha de la monture une main en avant.

Si j'étais toi, j'éviterai.


Mais Konti, après s'être arrêtée une seconde, avança d'un pas. Elle connaissait les chevaux, sa famille
en avait quelques uns, des trapus avec une robe jaune, la race idéale pour les travaux de ferme. Elle
leur donnait des carottes et leur avait donné à chacun un nom malgré l'interdiction de son père - ce
ne sont pas des animaux domestiques qu'il pestait quand il la voyait traînait à l'écurie. Konti était
persuadée qu'elle pouvait caresser le doux chanfrein, les naseaux frémissants.

L'animal remua, et elle sentit une étrange piqûre dans les doigts. Elle baissa des yeux étonnés vers
ce qui lui restait de la main. Un souffle chaud et nauséabond s'échappa de la gueule carnassière de la
monture, dont elle vit l'encolure frissonner. Elle put voir aussi, proche comme elle l'était à présent,
que ce n'était pas des protections mais bel et bien des ronces sur ce corps. Dans ce corps. Les lianes
piquantes allaient et venaient, partie intégrante de l'animal sombre. Elle hurla enfin quand elle
ressentit la douleur.

Ne t'inquiète pas, j'apporterais moi même le seau d'eau.

Le cheval de ronces haleta et planta à nouveau ses crocs dans le bras, arrachant un large morceau
sous les cris de la fermière. L'homme en armure lui caressa la nuque, griffant le cou, la chair tendre,
la peau tendue. Konti aurait voulu s'enfuir, mais la douleur et la peur la paralysaient. Cette bête ne
pouvait pas être réelle, ni cet homme qui s'éloignait, après avoir croisé le regard terrifié de la jeune
femme. Des yeux blancs, lumineux. Des yeux inhumains. Le cheval la fit tomber à la renverse. Elle se
griffa aux ronces qui parsemaient ses jambes musclées. Ses sabots durs comme le fer s'affairèrent à
la piétiner. Sanglotant, sanglante, elle tourna les yeux vers la ferme à quelque centaine de mètres de
là. Le chevalier avait disparu à l'intérieur. Toutes les lumières furent soudain mouchées, et la maison
resta ainsi, porte béante sur l'obscurité. Pas un bruit.

Quand le chevalier revint, son armure rouge encore un peu plus rouge, sa monture avait fini son
repas. Les yeux blancs se posèrent sur les reliefs, la carcasse encore tiède, les côtes brisées
apparentes. Le spectacle répugnant ne lui fit rien. Son gantelet essuya une humeur ayant giclée sur
son casque, puis il reposa presque tendrement le seau à côté de la jeune fille. Le récipient clapota,
comme si il contenait quelque chose. Puis l'homme remonta à dos de sa monture, et déserta le lieu
du carnage pour s'oublier dans la nuit.

(-> un garçon de ferme dans la grange a tout vu, récits à partir de là.)

SUR LE BATEAU DE RAKSHA.

« Shiki ! Shiki ! »

La voix tonnait, rauque, au fort accent. Une femme tout de bleu vêtu, au visage entièrement
voilé hormis ses yeux, se dépêcha d'accourir à la proue. Elle inclina la tête devant sa
capitaine, qui se découpait telle une géante sur le fond nocturne du paysage marin. Raksha
lui sourit et désigna de la tête des îles au loin.
« Il va nous falloir accoster aux Ecailles du Dragon. Dieux, que je déteste ces îles, mais il
nous faut de l'eau potable et de nouvelles rations. Fais passer le mot à Dilys. »

Shiki hocha à nouveau la tête et disparut rapidement pour transmettre les ordres de sa
capitaine. Raksha posa les mains sur le bois du bateau, ses gigantesques mains recouvrant
une partie de la figure de proue toute proche. Elle eut un sourire carnassier. Si elle haïssait
devoir s'approvisionner aux îles pirates, l'idée de faire un tour à la Tête de Dragon, la taverne
la plus réputée de ce bouge, lui plaisait bien. Tempête y serait peut-être.

« Capitaine, nous avons un problème avec Sulk et Viv : ils sont extrêmement agités, et
refusent de s'endormir, même avec la flûte de Roé. »

Il n'était pas encore temps. Raksha eut un grognement, soupira et balança une main en l'air,
agacée. Lettec l'observait, non pas apeurée mais attendant simplement son ordre. Raksha
inspira, gonflant son impressionnante poitrine, et tourna ses prunelles de feu vers sa
matelote.

« Dites à Roé de continuer. Et s'ils sont trop ennuyants, nous les laisserons à la mer
temporairement, le temps de descendre à terre. »

Elle les comprenait : leur royaume à eux tous était la mer. L'ondée salée, le royaume de
Guldr, les profondeurs et l'orée de l'eau aux confins du monde. Raksha préférait mille fois
vivre en pleine tempête dans une mer déchaînée que de devoir poser les pieds sur le sol des
terriens plus d'une semaine entière. Elle se déhancha jusqu'à sa cabine sous le regard
calme de sa chirurgienne, Hob. Peut-être venait-elle de soigner la main aux doigts brisés de
Nipher. Raksha eut un rictus par devers-elle : son équipage au grand complet était
miraculeux, surtout quand on savait l'aléatoire de toutes ces femmes présentes par des
coups du destin, n'ayant jamais mis un pied sur un bateau pour certaines. Elle était fière de
leurs capacités, de leurs expériences, de leur témérité.

Raksha s'assit dans son fauteuil, les jambes croisées, et se mit à travailler sur ses cartes.
Points de repères, annotations, déchiffrage de vieilles langues : ils ne trouveraient pas le
Trésor de l'Arc-en-Monde sans un minimum de recherches. Elle espérait que les réponses à
leurs questions se trouvaient ici, dans cette liasse de papiers plus ou moins récents. Elle
repoussa sa masse cheveux sombre comme la nuit, dans un tintement de bijoux, et desserra
son corset d'un geste alors qu'elle attrapait une bouteille ; elle allait en avoir besoin. Etouffé
mais proche, jaillit le rugissement d'un félin marin. Elle secoua la tête et reporta une note sur
une nouvelle page. Un mouvement lui fit lever les yeux, mais elle sourit tendrement et reprit
son travail minutieux sans faire attention aux deux jumelles dans son lit. Ambre et Sol
dormaient à poings fermés, blotties l'une contre l'autre, adorables créatures à la peau de
miel. De là où elle était, les flammes d'une bougie dans un candélabre formait des reflets
cuivrés sur elles, flamboyant dans les cheveux coupés au-dessus des épaules, sur leurs
oreilles étranges, sur leur charpente fine comme celle d'oiseaux. Raksha les appréciait
énormément, ces petites. Elles faisaient de plus de bonnes mousses. Elle les laissa donc
dormir, apaisée par leur présence et le léger chuintement de leurs respirations.

Les yeux écarquillés pour qu'ils ne se ferment pas, Raksha finit par faire quelques calculs,
ses doigts bruns jouant avec les billes afin de compter plus facilement. Ses ongles noirs
râpèrent le bois des boules, mais elle ignora le crissement. Elle plissa les yeux, puis fronça
le nez : elle avait la conviction qu'elle venait de tomber sur une information importante. La
langue écrite sur le vélin était ancienne, très ancienne et difficile à déchiffrer. Les calculs que
l'inscription soulevait étaient complexes, mais ils parlaient d'étoiles, de constellations, de
courants marins disparus depuis longtemps et d'îles cachées par des bancs de brouillard
mouvants. De quoi intéresser Dilys, la pilote qui connaissait la mer comme sa poche.
Raksha se leva d'un bond, finit sa bouteille de vin épicé d'une longue lampée, et se dépêcha
de rejoindra la timonière à la barre, le coeur battant.

vieux sorcier qui a deux apprentis (garçon et fille, frère et soeur) ; le garçon est prédisposé aux
pouvoirs. il va "ouvrir" le garçon à de plus grandes choses,

et lui piquer son corps juste après. (sacrifice de son propre corps, disparition de l'âme du garçon.) il
finira par violer la jeune fille (sa soeur), la laissant pour morte,

et ivre de pouvoir, partir à la conquête d'autres endroits. -> quel personnage ? nécromant ? vraie
histoire du méchant ?

« Elisan ! Thorald ! Pourquoi mon repas n'est-il pas encore prêt ? »

Elisan sursauta, mais ne lâcha pas la main de son frère. Elle était toujours aussi brûlante.
Dans un gémissement, la petite fille prit de sa main libre le petit chiffon humide qu'elle
trempa dans la solution aux herbes qu'elle avait faite, et en nettoya le front couvert de sueur
du garçonnet dans le lit. Thorald était plus âgé qu'elle de deux ans, mais amaigri et voûté,
comme elle, il semblait faire tellement plus jeune que ses douze ans. Il avait le visage
boursouflé de fièvre, brillant et rouge. Elisan se leva précipitamment en entendant les bruits
de pas du sorcier, mais c'était de toute façon trop tard : Ferd'Gar entra en trombes, et il ne lui
fallut que les secondes où son regard se posa sur elle pour lui attraper durement le bras
dans ses doigts squelettiques qui cachaient pourtant une grande force. Elisan ne pipa mot,
elle avait rapidement apprit à se taire, même sous les douleurs qu'il lui causait par
amusement.

« Petite paresseuse, que fais-tu là ? »

Elle comprit qu'il savait que quelque chose clochait, car il ne ponctua pas sa phrase d'une
gifle. Elisan leva ses grands yeux gris vers lui, effrayée tout de même par la force que
cachait le vieillard - la force et les pouvoirs qu'il avait, terribles et inhumains. Elle désigna en
tremblant son frère alité, qui se mit à tourner d'un côté et de l'autre, comme agité de
cauchemars.

« Sotte ! Pourquoi n'es-tu pas venue de suite ? La fièvre est installée. Amène-le dans mon
atelier, tout de suite. »

Il s'éloigna, certain de se faire obéir, claquant ses pieds sur le solde bois comme autant de
sabots d'un animal mythique et affreux. Elisan soupira : c'était à elle de trouver le moyen de
porter son frère jusque l'atelier, quand bien même elle était faible, et petite, et maigrelette.
Cependant, Thorald sembla comprendre ce qui se passait et l'aida comme il put, marchant
en s'accrochant à elle ; ils manquèrent plusieurs fois de tomber, notamment dans les
escaliers, mais ils arrivèrent sans troubles à l'atelier dont la porte était ouverte. Elisan
détestait cet endroit qui puait la mort, l'alcool de conservation, la chair en putréfaction,
l'humidité et quelque chose de pire, de doux et de vicieux, comme si la sournoiserie avait
une odeur. Elle ignora son dégoût pour cet endroit et entra d'un pas vacillant, le dos brûlant,
couverte de sueur.

Ferd'Gar lui jeta un coup d'oeil, grogna pour se moqueur de sa faiblesse, et claqua de deux
doigts : Thorald se mit à léviter pour être posé sans ménagement sur une table de travail
préalablement vidée de ses ustensiles. Elisan sut qu'elle se ferait réprimander pour ne pas
avoir rangé l'endroit. C'était injuste : elle ne pouvait venir ici ranger pour quand son frère
serait là, et l'amener en même temps. Mais elle s'était faite à l'idée que la vie n'était pas
juste, du haut de ses huit tristes années. Elle préféra s'approcher de son frère, lui tenir la
main et ne plus penser à rien d'autre qu'à sa guérison.

« Il ne doit pas mourir. Il est prédisposé. Il est précieux. Va me préparer une tisane, toi ! »
jeta t-il d'une voix exaspérée, en voulant sans doute séparer les deux enfants.

Elisan obéit, la mort dans l'âme ; elle prépara trop rapidement la tisane afin d'être aux côtés
de Thorald : Ferd'Gan se déclara insatisfait, le goût étant trop fade et l'eau trop chaude. Il
finit par la renvoyer à ses occupations, lui promettant mille tourments si un seul coin de la
maison était encore poussiéreux quand il sortirait. Elle passa donc son temps à se ronger les
sangs, tout en essayant de faire son travail.

Le sorcier ne sortit que tard dans la journée, l'air particulièrement joyeux, ce qui affola Elisan.
Elle s'approcha de lui, fébrile, nerveuse. Il lui raconta que tout allait bien, que son frère se
reposait, qu'il avait encore quelques petites choses à faire, et qu'il pourrait sortir dès demain.
Quand Elisan ouvrit la bouche pour demander si elle pouvait aller le voir, il ne la laissa pas
placer un mot, la frappant au visage, éclatant une lèvre avec une bague. Il la tança d'être
insolente et irrespectueuse, et elle fut punie de repas, alla se coucher sans manger. C'est le
ventre creux, le coeur lourd, qu'elle s'endormit ce soir-là, incapable de pleurer, trop épuisée
par les tâches physiques pour rester éveillée, trop apeurée aux idées de ce qu'elle encourrait
si elle allait voir Thorald.

Elle se réveilla tôt, le lendemain matin, et quand elle eut finit de préparer le petit déjeuner,
elle chipa un oeuf plus petit que les autres et se dépêcha de l'amener à l'atelier, en espérant
que son frère irait mieux et serait ravi de manger quelque chose. Elle poussa la grande porte
et retint son souffle : Thorald était là. Pas signe du vieillard. Le jeune garçon dormait, et elle
s'approcha pour passer une main fraîche sur son front. Plus de fièvre. Il semblait apaisé. Elle
regarda autour d'elle : Ferd'Gar avait dû utiliser l'atelier durant cette nuit car beaucoup de
choses avaient été déplacées. Elle observa les pierres étranges sur le bureau, les divers
ingrédients dégoûtants, mais elle ne remarqua pas derrière un bibelot le cadavre de poule
dont la tête manquait. Elle soupira, s'assit sur la table où était son frère et se tourna vers
Thorald ; elle manqua de tomber à la renverse car il s'était redressé sans bruit, le regard
vague. La fièvre devait le tarauder encore un peu ; elle le rassura, guettant des bruits au-
dehors, mais si le sorcier avait travaillé tard il devait dormir encore.

« Tout va bien, ta fièvre semble descendue. Ce vieux bouc a réussi à te guérir. Tu m'as fait
peur, tu sais. Tout va bien ? »

Les pupilles de Thorald s'étaient fixées sur elle, mais Elisan n'y voyait aucune lueur. Etait-il
encore confus ? Le sorcier n'avait-il pas réussi à le guérir totalement ? Elle leva la main pour
caresser son visage, se rassurer autant que le rassurer lui, mais Thorald se recula, les traits
soudain crispés.
« Ne me touche pas ! »

Elisan en resta bouche bée. Le sorcier avait-il pu changer quelque chose chez son frère ? Il
était habituellement doux et patient, c'est ce qu'elle préférait chez lui. Elle glissa de la table
et le fixa des yeux, médusée. Il portait des vêtements amples, et il se mit à tâter son corps,
comme pour vérifier que tout était bien là. Il passa une main sous sa chemise, et grimaça
avant de se tourner vers Elisan, le regard mauvais.

« La fièvre est tombée, oui. Tout va bien. Tout va tellement mieux. »

Elisan fronça les sourcils. Elle baissa les yeux, remarqua des tâches rouges sur les avant-
bras de son frère, comme des piqures en forme de longues traînées. Qu'était-ce ? Thorald
s'approcha enfin, et la serra contre lui. Elisan soupira d'aise en sentant sa présence, sa
chaleur ; il lui avait manqué. Elle voulait le protéger, elle avait voulu qu'il aille mieux, mais
elle n'était pas forte, pas comme lui. Il l'avait tant aidée, l'avait tant soutenue après qu'ils
aient été vendus par leurs parents. Thorald passa la main dans les cheveux cendrés de sa
soeur, inspira son odeur. Elisan éclata de rire et voulut s'éloigner, se moquant de lui, disant
qu'elle lui avait manqué aussi. Mais il l'attrapa par les bras et la tint serrée. Elle gigota, mal à
l'aise, la position devenant douloureuse.

« Thorald, tu me fais mal ! Lâche-moi ! »

La gifle la laissa plus ahurie que fâchée. Sa lèvre gonflée, éclatée de la veille, se rouvrit,
donnant à sa bouche un goût de sang. Elle redressa la tête, le cou douloureux, surprise, les
larmes aux yeux. Qu'avait fait le sorcier à son frère ?

« Insolente. Un vieux bouc, hein ? Voilà ce que vous vous disiez, dans le noir ? »

Elisan se tétanisa. Non. Non, ce n'était pas possible. Elle n'avait plus la force de bouger,
comme si au contact des mains de Thorald, toute son énergie était aspirée. Ses prunelles
cherchaient celles de son frère, suppliantes, alors qu'elle gémissait, le coeur en miettes,
réalisant l'affreuse réalité.

« Est-ce qu'il te rassurait ? Est-ce qu'il te disait qu'il me tuerait, Elisan ? Est-ce qu'il te
blottissait contre lui, te touchait ? »

Horreur. Elle ne perdit pas conscience, hélas. Elle dût vivre l'horreur absolue, observant ces
yeux devenant noirs dans la pénombre. Ferd'Gan les détestait, tous les deux, elle et Thorald.
Il enviait leur jeunesse, leur fraîcheur. Une magie aussi noire, permettant de voler un corps,
de détruire un esprit jeune, avait soif d'actes brutaux, violents. Elisan ferma les yeux. Elle ne
voulait pas mourir en voyant le visage de son frère dénaturé. Ce n'était plus son frère. Et elle
ne tarderait pas à le rejoindre.

Ce qui avait été Thorald sortit de la maison, la chemise couverte de sang, l'air joyeux. Le
jeune garçon observa autour de lui, apprécia d'entendre les oiseaux, fit jouer ses doigts sans
arthrite, s'amusa à courir et à chasser un écureuil. Puis, lassé, il leva deux doigts : un éclair
pourpre mit le feu à peuplier et brûla une nichée d'oiseaux, deux rats et une foultitude
d'insectes. Ferd'Gan éclata d'un rire qui n'avait rien en commun avec celui d'un garçon de
douze ans. Il palpa son ventre couvert de sang avec amour, et s'éloigna sur la route en
abandonnant sa maisonnée. Déjà crépitait le feu sur le bois. Les flammes dévoreraient tout.
Même le petit corps disloqué, comme une poupée brisée, et dont les yeux étaient fermés.

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