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Ω Déteste les odeurs qui soulèvent le coeur, les seules effluves chères à son coeur sont celles

de l'encens, et des parfums capiteux des belles et des éphèbes. Ω Penche la tête sur le côté
quand il est perplexe. Les cheveux qui barrent les plis de son visage froncé. Les rides
d'incertitude. Les sourcils plissés, et les iris qui s'embrasent de circonspection. Ω Totalement
carnivore. Légumes et fruits n'ont nulle chance sous ses dents. Les crocs de roc au muscle
gorgé de sang, froid ou chaud. Ω Ne croit plus en rien, même en l'humanité qu'il veille. La
désillusion sous le poids du Temps. L'amertume de l'immortalité, et cette faim de souffrance.
La sienne. Celle des autres. Pour prouver la vie au regard d'une mort qui lui échappe. Ω Sa
culture est aussi variée que l'existence même. L'intérêt pour les arts et la musique. La
création du bout des doigts, futile, inutile, humaine. Enfantement d'oeuvres mauvaises. Sa
nature inhumaine se joue de lui et de son imagination stérile. Ω La pluie a son amour. Les
bruits délicats des gouttes écrasant le pavé. Les chats qui miaulent. Les animaux en général.
La nature. Les tempêtes et ses orages primordiaux. La neige et son froid qui fait rougir sa
peau illusoire. La solitude armée de ses lointains cieux. Voler de ses ailes décharnées et
faméliques. Devenir quelqu'un d'autre. Ω Les habitudes qui forgent une humanité chimérique.
La complaisance dans cette vie qui change sans arrêt pour redevenir la même, les bases qui
vacillent sans tomber. Ω Le besoin des autres, et le rejet d'autrui. Le paradoxe de l'amour-
haine. Ce vice caché, ces envies voilées, les émotions mordues, qui lacèrent les chairs de
pierre immortelle. La solitude amère, la sociabilité haïe. Ω Le combattant au corps. Le
guerrier aux rémiges de craie sale. Les doigts menteurs, les crocs faucheurs, le tempérament
violent. L'étincelle de l'assassin. Le meurtrier sous les traits. Intuable, infatiguable. Le poète
aux toiles sanglantes. Peu importe qui - il protège et surveille. La neutralité, qui souille son
âme, si il en a une.

La pluie qui offrait au monde ses larmes épicées de pollution. Le bruit du moteur, la mécanique qui
vibre sous les mains, entre les cuisses. La vitesse qui rend ivre. Le risque qui charrie dans le sang une
pulsation bienheureuse. La vie qui s'écoule, le temps d'un clignement de paupières. La sensation
d'être en vie, quand sous les devants humains, dessous la mascarade se cache une éternité putride et
décharnée. Les kilomètres qui défilent, et l'accélération qui éclate. Son casque semble être une
armure, semblable à ses ailes dans son dos, camouflées sous son cuir noir, sous son tee-shirt, sous
ses travestissements d'homme. Une entité qui le dépasse. Les gouttes jaillissent plus fort, le temps de
la hâte. Priam plisse ses paupières sur ses iris sombres. Les risques sont grands, et le ciel ne semble
pas vouloir arrêter ses pleurs. Par réflexe, peut-être dans l'optique de son devoir de gardien, il
détourne ses voies, il part dans une chasse où l'objectif n'est pas le carmin écarlate et liquide.

Les roues glissent sur l'asphalte humide comme une peau neuve, noire de goudron et pleine de la
sueur naturelle d'un firmament nuageux. Il s'arrête alors. Mécanique à terre. Aucune trace du
chevaucheur de bolide. Et si il n'entend pas les gémissements, ses sens s'aiguisent sous la pluie qui
dévale son blouson. Il cale sa monture de vert et d'obscurité, le moteur cesse de rugir. Il dévale les
mètres, les dévore d'un pas pressé, jusqu'au fossé à sa gauche. Silhouette au sol. Il retire son casque.
Ses cheveux sont immédiatement poissés de l'eau qui cascade des nuages gris. Ses bottes forment un
bruit caoutchouteux sur la terre spongieuse. « Hé, ça va ? » La voix au timbre caverneux porte,
malgré l'air humide et frais. D'ici, il ne voit pas de blessure graves. Priam devine que la personne est
peut-être choquée, peut-être un peu assommée, mais pas d'os qui pointe le bout de sa carnation
ivoire. Pas de sang en volutes liquides. Pas de voile morbide. Soudain, il sent, il ressent. La mort et la
putréfaction, le temps et l'éternité. C'est une femme, et elle n'est pas humaine. Faucheuse d'âmes,
dévoreuse d'essence. La méfiance s'est tue il y a des millénaires. Son visage ne montre aucune
émotion, ni haine ni douceur. Juste une neutralité qui est son quotidien depuis des siècles. Il reste
immobile, renifle l'odeur de l'essence, de goudron brûlé et de bruine. « Vous voulez que j'appelle ...
» Il hésite. Il trouve enfin. Le temps n'a pas d'influence. Mais il se doit d'être en coordination.
Déphasage intempestif. « une ambulance ? » finit-il dans un aboiement plus rude qu'il n'aurait voulu.

Les yeux noirs observent les courbes et le visage, sans émotion. Les tabous, les étiquettes, les
demandes sociales ne sont plus. Quand on est une gargouille incapable de mourir, il est des choses
qui n'ont plus de sens. Le corps, l'esprit, l'essence même d'un être, Priam comprend et ne ressent
pas. Sa propre vie est une mascarade pitoyable. Il approche encore et s'accroupit près de la jeune
femme, les paupières plissées, sans la toucher. Aucune voiture, aucun engin humain. Ils se sont peut-
être trop éloignés de Paris. Il n'en sait rien - il n'y reconnait qu'en vol. Les ailes qui frémissent
discrètement à la pensée d'une liberté envolée. Il ne sait pas ce qu'il fait ici, Priam. Elle n'est pas
blessée gravement, et elle aurait pu s'en remettre toute seule. Mais quand on est créée pour
protéger, le devoir est une ligne que l'on doit suivre. « Vous avez pas l'air blessée » grogne t-il. Les
interactions sociales ne sont pas son fort. Seul Ambroise a, à ses yeux, un intérêt quelconque. Leurs
discussions lui sont chères. Précieuses comme ses immobilités sur les toits pointus de Notre-Dame. Il
reste là, penchant la tête sur le côté, repoussant ses cheveux en arrière d'un geste négligent,
dénudant son front humide et ses yeux où l'univers s'est déversé. Sombres comme la nuit. Aussi
humains que deux billes d'obsidiennes. Elle a du sentir son éternité, de toute façon. Peu importe.

Le corps n'est pas brisé. La vitesse est une ivresse qu'il connait, mais ses propres blessures
disparaîtraient aussitôt apparues. L'immortalité chevillée au corps, malédiction d'un Chronos
ironique. La demoiselle ne répond pas à ses paroles. Allons bon, elle est sourde ou muette ? Il retient
le fiel de ses propos. Mais il n'a pas l'air inquiet - il ne l'est pas. Il a l'habitude des ombres écarlates
dans la nuit, pas des accidents ridicules sur le bas de la route. Il n'a rien à faire ici, il le sait. C'est peut-
être ça qui le rend aussi cynique. A t-il jamais été à sa place, quelque part ? Peut-être aux côtés des
siens. Ambroise. Le sang est mêlé de larmes ; les reniflements tranchent le silence brumeux. Elle
tente tant bien que mal de se redresser, et si l'inconnue tente d'avoir l'air sûre d'elle, une chose est
certaine : elle n'y arrive guère. Priam se penche et la saisit par les épaules. Elle n'a pas l'air blessée.
Elle ne portait aucun casque. Risques inutiles. Frissons du danger. Il la redresse et la soutient, une
main en bas du dos. Nullement attiré par un contact charnel. Loin de là. « M'engueulez pas »
commence à riposter Priam, qui déteste qu'on lui parle sur ce ton. Une faucheuse. Bon dieu, qu'est-
ce qu'elle fiche ici ? C'est comme regarder une photo en noir et blanc, avec une tâche qui se
transpose. Elle n'a rien à faire ici. Aucun d'eux ne devrait se trouver sur l'herbe mouillé d'un fossé
boueux. Le seul mot qu'elle semble capable de prononcer est en rapport avec l'engin à deux roues
couché sur l'asphalte.

« Votre moto n'a rien » tranche t-il d'une voix assurée. Il n'a pas vérifié. Il n'en sait rien, mais il n'a
pas vu de roue écartelée en descendant, en glissant sur la pente herbue et humide. « Vous devriez
vous inquiétez d'abord de votre front. » Il sort de sa poche un mouchoir en tissu. Dans l'ombre
nuageuse, il semble gris, mais en réalité, le textile est blanc. Il ne l'est bientôt plus, parce que Priam
l'a collé sur la blessure. Un mouchoir qui se teinte du carmin de la blessure. « Vous êtes pas
commotionnée au moins ? » Il dit ça comme si elle était bête. Décidément, il n'est pas un grand
expert en sociabilité. Il se fiche qu'on l'apprécie ou pas. Cela lui importe peu, dans le fond. Il reste
accroupit, et dans sa posture, on a l'impression de voir ces gardiens de pierre grimaçants sur les
rebords des cathédrales. « Vous pouvez me dire en quelle année on est, ou combien de doigts j'ai ?
» grince t-il en portant devant leurs regards une main à trois doigts levés. On sait jamais. Mémoire
dissolue, esprit égaré. Il ne voudrait pas avoir affaire à un légume. Mais décidément, elle ne semble
pas gravement blessée. Même pas amochée. Un instinct de préservation lui hurle de partir. Elle n'est
pas morte. Il n'a pas à veiller sur elle, comme un berger ses moutons. De toute façon, sa chevelure
n'est ni blanche ni bouclée. Si elle avait bêlé, par contre, cela aurait pu amuser la gargouille. Mais les
faucheurs qu'il avait rencontré avaient assez peu d'humour.

« Z'êtes trempée » grommelle t-il. Il retire son blouson, où la pluie glisse sans pénétrer, et lui met sur
les épaules. Il n'a pas froid - l'intérêt d'être un homme de pierre. La roche ne ressent pas la bise ou
l'humidité. Elle roule sur la carnation pâle, presque lumineuse dans cette sombre tranchée
bourbeuse. « Vous vous sentez assez remise pour vous lever, ou bien ... ? » C'est qu'il s'ennuie
presque, l'être gris et ailé. Il voudrait bouger, retrouver sa moto. Mais il doit finir ce qu'il a
commencé - s'occuper de la non-humaine. Elle n'est pas un encombrement ou une créature stérile.
Elle vit, elle ressent sûrement la douleur. Et la voir pleurer, ça déstabilise Priam. « Mais, pleurez pas !
» gronde t-il, d'un air incroyablement maladroit. Il n'a jamais su faire face aux larmes. Le sang, la
violence, ça il gère. Les lacérations d'une brutalité ancestrale, il sait les manier. Jouer avec elle, avec
la douleur qu'elles engendrent. Mais les larmes, la tristesse, il les ressent encore trop fortement,
empathie inhumaine. Il détourne ses yeux noirs du visage qui pourrait être joli sans la pluie et le
sang, sans cet air désespéré et les traits crispés. Mais la beauté est éternelle, impalpable et
changeante, miroitante comme le temps lui-même. « J'dois faire quoi pour vous faire arrêter de
pleurer ? » bougonne t-il tout bas, immobile comme une statue. La pluie a trempé son tee-shirt gris,
l'a collé à sa peau. Il n'a même pas fait attention aux membranes ailées repliées dans son dos, qui
forment des bosses sous le tissu. Qui s'en soucie ? Elle ne doit même pas faire attention. Hors du
monde, hors du temps. Rangée dans son propre esprit, tournée vers sa guérison. Il attache ses yeux
avec les siens, leurs regards se heurtent, et il fait l'effort de sourire, comme une grimace ridicule, qui
fait briller son regard une seconde. Puis, les traits ont juste l'air forcés. Il déteste sourire, Priam.

Les faucheurs, est-ce que ça pleure ? Est-ce que ces êtres, ces dévoreurs d'âmes, sont aussi capables
de verser des larmes ? Priam a sa réponse. Et elle ne lui plaît qu'à moitié. Il déteste ces gouttes
salées, comme d'autres haïssent la pluie ou les chats. Viscéralement. Ces larmes, elles ont le don de
le crisper, de figer son sourire et ses yeux de nuit. L'excuse qu'elle donne, par rapport au prix de la
moto, ne le satisfait pas. « C'est que du fric. » Ca ne vaut pas votre vie. Il n'a pas le culot de
prononcer les derniers mots qui hurlent dans son esprit. L'argent a toujours été un moteur social très
important. La gargouille ne l'a jamais compris. Autrefois, c'était l'or et l'argent. Puis c'est devenu des
billets, et les cartes de crédit. L'avarice, l'appartenance, l'homme en a décidé ainsi, les possessions et
le contrôle. Possessive créature, dont il maintient l'illusion, par besoin. La demoiselle semble perdue,
et la réponse qu'elle assène, il ne sait si l'ironie s'y enracine. Comme pour être sûr, il regarde sa main,
pensif. Si il sait manier l'ironie, il a du mal avec les sarcasmes d'autrui. « Quarante doigts, ça ferait de
moi un sacré monstre. Mais on va dire que ça va. » Il aurait fait un piètre médecin. Il suppose qu'elle
joue. Qu'elle se moque de lui. Il hausse les épaules sous la bruine qui tombe, légère et qui imbibe
tout, arbres et pelouse, boue et presqu'humains. Les perles noircies de maquillage roulent, forment
quelques sillons sombres sur les joues, rapidement dissolus dans l'eau qui cascade des cieux. Il ne
répond pas, ne riposte pas, cette fois. Un point pour elle. Il détourne les yeux, observe autour d'eux.
Aucune âme charitable pour prendre sa place de sauveur. Il n'aime pas jouer les héros, Priam. Jouer,
il apprécie, mais pas comme ça. L'odeur du sang excite un appétit monstrueux. L'écarlate d'une
moitié de monstre.

Il a détaché les doigts d'elle. Il n'a pas compris qu'elle n'était pas à l'aise. C'est parce que lui-même
était gêné de la toucher. Parce qu'il n'aime pas les caresses aussi sordides que celles de cet instant en
décalage du monde. Il les préfère serrant ses genoux sous son pantalon de cuir. Serres pâles, qui
pourraient paraître grises sous la lumière chiche. Les cris, les gémissements, qui carillonnent aux
oreilles. La grimace s'accentue, masculine et exaspérée. « On verra si vous pouvez vous lever après.
Mais arrêtez de geindre comme ça. Cessez de pleurer. Si je mets des bouchons à vos yeux, ça va
s'arrêter ? » Grand gosse. Enfant plurimillénaire. Il soupire sous l'ordre, plisse les paupières puis se
redresse comme un fauve, sur ses pieds agiles. Docilement. Ou pour fuir les gémissements féminins.
« Ouai, ouai » grommelle t-il, mais il a l'impression que, de la demoiselle en détresse, elle n'a que le
premier attribut, formes féminines. Il s'éloigne, va remettre la moto sur ses deux roues, comme on
relèverait un homme ivre. Quelques éraflures sur la peinture. Un pneu amoché. Rien de grave.
Comme pour le cheuvaucheuse de métal. « Rien de cassé ici. Rassurée ? » Agacement mal dissimulé.
Il revient à l'humaine, chien de pierre, créature absolue. « Maintenant, vous arrêtez de chialer. Et
j'vais vous redresser. » A lui de s'imposer. Il s'approche d'elle, se penche mais s'arrête, une main
immobile près de son épaule. Il ne sent pas les émotions, mais peut-être que quelque chose s'est
allumé, dans sa caboche abîmée dans les délires inhumains. « Vous voulez que je vous aide à vous
lever ? » C'est dit, mâchonné, murmuré. Un bruit du coeur, organe vital et froid, qui ne palpite
depuis des lustres. Il songe à une chose. Si ils avaient été humains, peut-être y auraient-ils pensé au
premier abord. Les hommes prêtent beaucoup d'importance à ces petites choses. « C'est quoi, votre
nom ? » Il bouge les épaules. Ses grands ailes sont alourdies d'eau. Fauchées dans son dos par le
vent. Il n'a pas froid, mais il sent les désagréables gouttes qui trempent tout son être jusqu'au dedans
comme de l'acide. Les plumes noires sont serrées les unes contre les autres. Créature d'une autre
dimension. Monstre d'outre-tombe, ou saint divin, oeuvre d'un créateur délirant. Lui-même ne sait
plus. Peut-être l'a t-il oublié, ou l'a t-il jamais connu, ce moment où, du néant, il est devenu lui ? «
Vous saignez plus. » Maigre remarque. Il essaye de faire la conversation, laborieusement. Comme un
animal auquel on a appris un tour, et qui se les approprie, difficilement. Il gratte une joue mangée
par une barbe sombre, et fixe ses yeux vers le ciel. Les gouttes forment des larmes sur ses joues, mais
il n'a jamais su ce que c'était que de pleurer. Cela doit être étrange. Admirables capacités, que celles
de rire à plein poumons, ou d'épancher un chagrin dans les fuites d'une paire d'yeux. Il n'a jamais
compris. A longtemps cru à un problème de tuyauterie chez les hommes. L'âme, qu'il possède peut-
être encore, par bien des côtés trop enfantine, trop lointaine. Trop distante, à des lieux de là.
Compréhension ivre, et laborieuse. Il détourne son attention sur la créature vivante, qui mérite
soudain son intérêt, parce qu'il l'a décidé. Doit-il l'aider, lui attraper le bras pour la relever, ou la
porter, comme une princesse ? Il hésite. Incertitude. Pitoyablement mortelle.
C'est fou combien, d'une simple gorge, peuvent sortir des cris qui semblent tout droit sortis des
enfers. Ca heurte les tympans, ça vrille le cerveau comme des chaînes passées au rouge. Il se retient
presque de fuir, sans savoir que cette envie fait écho à celle de l'autre. Unis par la même émotion
d'embarras. Pourtant, ce n'est pas par courage, qu'ils restent, ces deux êtres mouillés jusqu'à l'os, et
rongés de quelque chose de plus noir que l'encre. « Pas faux » répond t-il par réflexe. Combien de
monstres qu'il a dévoré, qu'il a tué, avaient l'apparence douce et soyeuse de la normalité ? Mais le
problème, c'est où sont les limites, où sont les étiquettes ? Il se souvient d'écailles, de dents longues,
et du goût de leur sang, malsain et immonde de par l'origine du mal. Goûteux et vital. Les dents qui
déchiquettent. L'illusion brisée en éclats de verre transparent, alors que le festin infernal éclos entre
ses crocs d'ivoire. Pensée repoussée. Ou l'appétit lui reviendra, comme l'addiction d'une vie. Le rire le
surprend. Les sourcils haussés qui marquent l'étonnement. « Non. » Le minimum syndical. L'avarice
des mots, lui qui peut se révéler si bavard. Mais pas là, sous la pluie, à tordre son esprit pour le priver
des geignements. Il allait lui demander, une énième fois, d'arrêter les flots de ses larmes, mais il est
prévenu. Fichue humanité.

Les corps qui se repoussent. L'impression de rejet, qui ne lui fait ni chaud ni froid. Elle n'a pas l'air de
vouloir être touchée. Il ne comprend pas - les époques où il avait peur du contact sont révolues. Sa
peau, celle des autres, les limites sont dissoutes à présent dans les frasques des éons. Il la laisse donc
se relever. Il regarde, sans rire ou s'amuser, sans une once de moquerie dans les yeux, alors qu'elle se
débat avec la boue traîtresse, collante et poisseuse. Il y a juste l'idée de son pauvre blouson couvert
de terre, de maquillage et de larmes. L'idée presque douloureuse. Il a l'intention de la retenir, mais
encore une fois, il arrête son mouvement. Stoppé dans sa conscience. Elle a choisi, après tout, non ?
Petra. Petrouchka. C'est pas normal. Il plisse les yeux, deux fentes ouvertes sur un espace interne.
Qu'entend t-elle par là ? La curiosité l'enflamme comme un brandon mal éteint. Le regard se baisse.
La différence de taille semble l'embarrasser, à moins que ce ne soit leur proximité. Il ne bouge pas,
immobile, ressemblant non pas à un cadavre mais à ces gardiens de pierre surveillant portes et
arches. « Vous êtes petite » rétorque t-il avec une lueur d'amusement dans la voix, une étincelle
joyeuse, vivante - la première intonation presque humaine qu'on entend dans son timbre grave et
caverneux, profond et musical. C'est comme la corde d'un gigantesque instrument dans sa poitrine,
qu'on tirerait avec délicatesse. « Je suis, oui. » Il ne sait ce qu'elle allait dire, mais il s'y intéresse peu.
« Vous avez fini de tomber ? » s'enquière t-il presque poliment, sans trace d'un sarcasme ironique
dans les mélodies de sa gorge, comme un ronronnement.

Il se détourne et passe derrière elle, comme pour l'inciter à remonter hors du fossé. Il désigne la
moto de la belle, remise droite, comme un cheval métallique. La pluie englobe tout et rend le monde
étrange et féérique. « Sortons de là avant de nous faire aspirer par la boue. » Quand il dit nous, ça
veut dire juste elle. Il n'est presque pas sali, uniquement ses grandes bottes. Il attarde son regard sur
le corps féminin, par curiosité. Ils sont seuls. Peut-être peut-il oser. « Vous semblez jeune, pour une
faucheuse. » L'immortalité dans la voix venue du fond des âges. Accent antique et ancien, aux
syllabes dévorantes. Il a senti qu'elle doutait. Autant mettre les cartes sur la table plutôt que de la
laisser prendre feu sous sa curiosité vive. « Et un peu sale, aussi. » Aucun tact. Il n'a toujours pas
froid, malgré que son tee-shirt soit tant trempé qu'il doute qu'un jour, il sache à nouveau ce que
désigne le mot sec. Ses cheveux tombent devant ses yeux, comme des boucles brunes et négligées. Il
a envie de partir d'ici. Au loin, des bruits de voiture - sur la route fréquentée qu'ils ont quitté, le trafic
a repris de plus belle. Mais toujours aucun bolide pour les surprendre. « J'vous ai vu, à rouler comme
une tarée sur votre bécane. J'vous ai suivi. » Peut-être pour savoir si elle allait bien, dans l'instinct
même du chasseur et du gardien. Ou l'intérêt vif et primal pour quelqu'un qui, comme lui, aime la
vitesse au point de se ficher des dangers. « Faut être sacrément couillue pour rouler sans casque à
une telle vitesse. » Compliment maladroit mais sincère. Il aime l'ivresse des kilomètres rapides. « La
prochaine fois, faudra juste éviter la pluie. » Slalomer entre les gouttes. Il réalise qu'il n'a pas donné
son nom. Impolitesse visée aux tripes. S'y intéresse t-elle, au moins ? Sûrement pas. Il n'a jamais
intéressé qui que ce soit, et il s'en porte magnifiquement bien ; ombre du monde et disparu du
matin. Une fois qu'elle sera remontée sur sa moto, elle l'aura oublié. Il n'est ni un héros, ni un
sauveur. Juste ce mec un peu bizarre et grand, selon ses dires à elle. Et ça, ça le fait sourire, juste une
seconde, comme la lueur de ses yeux. Ca dévoile un air plus doux, plus agréable. Juste le temps d'un
battement de coeur, et la sincérité s'envole.

C'est pas ma faute. Une excuse d'enfant, dont elle a les traits. Juvénile créature, qui cache pourtant la
mort et la faim incessante. Comme quoi, les illusions, faut pas s'y fier. Les jeux dangereux, il s'y
connait. Les griffes qui pénètrent les chairs maléfiques. Les dents qui cherchent le coeur, où réside le
mal. Beaucoup ont succombé à sa chasse. Tous ont été punis pour leurs méfaits. Mais cela ne change
pas le fait qu'il n'était pas un héros. C'est jamais de la faute à personne, hein ? Maigre défense. Des
échappatoires en carton, et des excuses en mousse. Il laisse passer. Qu'elle s'aveugle elle-même si
elle le désire. Lui, il se contente de jeter les accusations qui n'en sont pas, et les mots blessants qu'il
ne veut pas qu'ils soient, contre elle, sur elle, comme les gouttes de pluie qui tapotent les blousons,
les cheveux, la peau.

Le volte-face est flagrant. Il pourrait sourire, tout crocs dehors, dénuder son apparence, mais jamais,
ô grand jamais, il ne ferait cela. Même Ambroise, son cher Ambroise, l'a rarement vu décharné et
famélique, créature de sous l'illusion. Ils cachent cela, comme ils cacheraient leurs tares. Ils se
connaissent, se savent, mais ne veulent pas voir la réciproque. Ici, Priam est certain que ce ne serait
ni agréable, ni pour elle ni pour lui. A quoi bon ? Et, il faut l'avouer, la pousser dans la curiosité, cela
amuse la gargouille rocheuse. « Suivi. » Il répète, calmement, lentement, comme si elle avait mal
entendu. Il conçoit qu'elle soit hébétée. Mais Priam n'a jamais fait dans les faux-semblants moraux. Il
se cache déjà physiquement. C'est déjà assez lourd pour lui. Alors il est franc, d'une honnêteté qui
est aussi tranchante qu'une arme blanche. Parfois, ses mots font saigner. Parfois, ils tuent. «
Etonnant que vous n'ayez pas de don de prophétesse. » Cette fois, la douce moquerie est présente
et palpable. Il se gausse d'elle, mais ce n'est pas méchant. Il se joue de ses mots rudes, à elle. Il les
tourne en dérision, d'une façon bancale et maladroite. Comme on voudrait dégoupiller une grande à
plasma.

Le coup au corps. Quelque chose tonne, quelque chose craque. C'est elle, qui fait ça - qui lui fait ça,
avec ses mots comme des flèches. Leurs yeux se cherchent et s'évitent. C'est un ballet répétitif et
dangereux. Les iris sombres ne savent plus où se poser et fixent avec intensité la pelouse perlée. Je
mange bien, c'est pour ça que je pourris pas. Et lui, de sous son minois, reste t-il cette momie
ancestrale, aux os pointant ? Quand a t-il mangé pour la dernière fois ? Ses festins se sont espacés,
depuis la dernière guerre. Les tranchées étaient pleines de sang et de tripes. Ses griffes souillées
portaient à sa bouche les coeurs mauvais. Les détonations résonnaient, auraient rendu sourd
n'importe qui - n'importe qui d'autre qu'une gargouille. Les mains salies, les ongles souillés, l'estomac
lourd et l'esprit corrompu de cette haine qu'il avait ingéré. « Mourir jeune, ça doit aider, oui. Aucune
idée. » Le timbre porte en lui tout le désespoir du monde, d'un être qui ne connaîtra jamais le
toucher de la mort. Il l'a cherchée, pourtant, cette fin. Il l'a traquée comme les monstres qu'il avalait.
Une conclusion, même pas forcément digne. Juste un point dans sa vie, un retour de paragraphe. Un
dénouement. Mais c'était impossible - il était aussi intemporel que le temps. Il secoua la tête, chassa
l'eau de son visage et de ses cheveux. Des gestes lents, précautionneux. Non pas de pierre mais de
verre, parfois. La sensation d'une fragilité temporaire. Il oublie parfois de respirer, de manger, de
boire. Nul coeur à faire fonctionner. Nul poumon à remplir. L'oxygène est un luxe qu'il peut se payer.
Vous êtes qui. La grande question. Il entend les cloches de la curiosité. Mais il comprend
parfaitement - par qui, elle veut dire quoi. Elle veut savoir ce qu'il est. Peu importe qui. Il va
répondre. Mais les mots sont gardés par ses dents, sous ses lèvres charnues.

Il éclate d'un rire comme un aboiement. Il ouvre plus grand des yeux abyssaux. « Un psychopathe. »
Il répète. Ce n'est pas une affirmation. Il secoue de nouveau sa tête, au port princier, et toute sa
stature semble bouger, alors qu'il reste immobile. Il y a quelque chose de changé - une assurance
qu'il n'avait pas quelques secondes auparavant. « Qui je suis n'a aucune importance. Mais ma
nature vous intéresse. » Le doigt là où ça fait mal. Là où les cibles s'illuminent. Aucune hésitation. Ca
ne l'amuse plus. « Les êtres de pierre, immémoriaux, l'amnésie des créatures. Gargouille. » Comme
un cours qu'on récite. L'amertume en plus. Comme pour chasser le goût de venin de sa langue, il
continue, d'un même timbre bas. « Priam. Juste Priam. » Elle a cessé de pleurer. Il se demande si elle
va encore geindre ou éclater en sanglots. Quitte à choisir, il préfère quand elle rit. Au moins, ça vrille
moins les oreilles. Il songe à ce qu'elle a dit, sur la sensation d'une absence de casque. Que risquerait-
il, lui qui ne peut mourir ? Mais ça ne serait pas raisonnable. Si il avait un accident ... Ambroise
n'apprécierait pas. Il ne veut pas faillir à son frère. Il sort du fossé, d'un bond de fauve. Il fait rouler
les muscles sous sa peau, comme pour s'assurer de leur présence. Il ne regarde même plus la
demoiselle - Pétra. « Et maintenant ? » Une question d'enfant. Qu'est-ce qu'on fait ? Une faucheuse
et une gargouille. On dirait le commencement d'un conte. Une légende étrange et bancale. Ou une
mauvaise blague. Le brouillard se lève. Les klaxons forment une musique irritable. « Et maintenant ?
» répète t-il dans un murmure doux, caressant. Il lève les yeux vers le ciel. L'envie de bondir, de voler.
Les ailes frémissent encore, bougent sous le t-shirt, noires et plumeuses comme celles d'un corbeau
géant. Quelques plumes dépassent, du col, du bas du dos. Il n'y prend pas garde. Priam se
contrefiche de tout. Sauf de cette présence à côté de lui, qui n'est ni familière ni inconnue. C'est
presque reposant. Il ferme les yeux, avec un air, non pas apaisé, mais pensif.

Depuis combien de temps n'a t-il pas senti cette absence de méfiance ou d'émotions, un réel trou
dans son être profond, dans son essence même, dans son existence ? A côté d'un être comme cette
faucheuse, il se sentirait comme éteint. C'est une autre sorte de blessure que celle que les humains
lui infligent dans leurs mouvements constants. Elle a connu la mort, elle est à présent condamnée à
boire les âmes comme fioul pour son corps meurtri. Mais il n'a pas de compassion. Manque
d'attendrissement d'un marbre mouvant. Il a face à elle une demoiselle aux abois. Elle n'a plus l'air
d'une bête, mais d'une biche. Ses longs cils sont emperlés de gouttes d'eau. Il distingue ses traits
délicats, et sa mortalité simple et primitive. Il est jaloux. Ses doigts piquent. Ses griffes hurlent à
sortir, comme un fauve en cage. Son coeur pourrait cogner, si il en avait la force. Pourrait-il, en le lui
ordonnant, se mettre à battre plus fort ? Il inspire, et ressent chacune des fibres qui se gorge
d'oxygène. C'est comme une drogue. Un échelon, une phase : son moyen de se rapprocher de ceux
qu'il protègent.

La révélation provoque une avalanche de froncement de sourcils chez Pétra. Priam l'observe, se fige
dans des mouvements agiles. Il ne sait pas ce qu'il doit faire, et ça le tue. Non, ça ne le tue pas, et
c'est là le problème. Il rouvre ses paupières, les baisse jusqu'au cils de Pétra. Il ne cille plus, ancre les
iris à ceux inconnus, comme en espérant lire l'âme derrière ces miroirs féminins. Il hausse les
sourcils, surpris par les paroles et les gestes. Comme si elles savaient qu'on parlait d'elles, les ailes
frémissent encore. La rudesse de l'interrogation. Il ne la saisit pas, cette brusquerie. Il comprend juste
la curiosité. « Je peux voler, oui. » Il tire sur le col de son tee-shirt, et dévoilant un morceau de dos,
une hanche pâle, une aile s'étend plus fort. Un voile de rémiges, aussi sombres que l'univers le plus
profond. Grande comme un bras, puissante et douce. A moins que ce ne soit le contraire - rêche et
glissante comme des plumes de pierre. « C'est aussi différent que l'âme d'un homme et celle d'un
chat, je suppose. » C'est une analogie pataude. Ils tâtonnent, à la recherche de l'autre. Il a connu des
faucheurs. A rarement essayé de leur parler. A dévoré la plupart. « La moto, c'est le risque et la
vitesse. Voler, c'est ... intrinsèque. Ca fait partie de moi. Je ne risque pas de tomber, ce serait
ridicule, comme si un homme pouvait oublier comment utiliser ses doigts. L'ivresse de la rapidité,
c'est ça que je recherche. Ca et le danger. » Echo aux désirs de Pétra. « Ce que ça fait d'être une
gargouille. » Il répète les propos. Comme pour savourer les mots qu'elle a prononcé. Il garde le
silence quelques secondes avant de grimacer et de hausser une épaule, celle où l'aile est dénudée. Le
céleste membre frissonne et se replie, voilage d'encre et de duvet. « C'est défier et tuer le temps lui-
même. » Brisement et contrariété - aucune foi, depuis des lustres tuée. Il considère la
presqu'humaine. Elle est jolie, peut-être. Il n'a plus fait attention à la beauté depuis des décennies. La
temporalité qui n'a plus de sens.

Il se surprend à rougir, sous l'insistance du début de colère. Il s'approche et hausse encore les
épaules en rangeant hanche, épaule et aile sous le tee-shirt détrempé. « Elle devrait survivre. » Il
prend ça avec détachement. Comme si leur discussion n'avait jamais eu lieu. Le même cynisme, le
même demi-sourire malicieux, presque. Il ne sait pas si il a envie de lui rendre ses questions. Ce n'est
peut-être même pas le moment. « Depuis combien de temps vous êtes ... faucheuse ? » Morte. Il
avait failli dire " depuis combien de temps vous êtes morte. " Mais ses années passées lui avaient
appris à, parfois, surprendre ses mots et les garder, les changer, les modifier. La pluie s'est arrêtée.
Ne reste que des nappes de brouillard gris comme de la roche. Il ne sait pas si il a le droit à ses
questions. Il a tué plus de ses semblables qu'elle ne peut l'imaginer. Et il a cru voir, en elle, cette
compassion mâtinée de surprise, quand quiconque apprend son existence. Les gargouilles, ces
maudits qui traversent le temps. Ces monstres parmi les monstres, chasseurs incontestables, dont il
vaut mieux ne pas se faire des ennemis. La bavarde merveille de roc n'est plus aussi loquace en
présence de Pétra. Pas de timidité. Autre chose, de plus subtil, que lui-même ne comprend pas.
Priam ne croyait en rien. Ni en l'humanité, ni même aux créatures surnaturelles, parce que tout ceux
là, ils n'avaient pas besoin de foi pour s'animer. Il ne croyait même plus en lui. Il avait cessé il y avait
longtemps. Pourquoi croire en un tas de pierre qui s'anime et parle, quand la statue vivante ne l'est
pas vraiment ? Pour vivre, il faut pouvoir mourir. A chaque début, il y a une fin. Alors, comment
appeler une créature dont l'origine s'estompait dans la Grèce Antique, il y a plus de mille cinq cent
ans, et dont le futur semblait aussi tracé qu'une autoroute direction l'enfer ? Priam ne croyait pas les
rumeurs. Gargouilles, créatures d'un Dieu. Oeuvres d'un sculpteur fou. Il ne savait pas, en toute
honnêteté, et il ne s'en souciait plus. Seuls les spéciaux, les tordus et les bizarres attiraient son
attention. Un talent, une compétence, une vie ondulée et cabossée. Un peu comme Pétra. On ne
pouvait pas plus cabossé qu'une faucheuse, non ? Mort, puis réhabilité à vivre, sans pourtant avoir la
chance qu'on rende tout ce qui nous appartenait. Se nourrir des âmes, ça doit être pire que se nourrir
du Mal, juge Priam. Il cherche une pointe de compassion, mais peut-être a t-il oublié en route, depuis
son chemin à Athènes, comment on faisait.

« Il y a environ 0.0003 % de chance que cela arrive. Le pneu n'est même pas abîmé, il se dégonfle
juste très lentement à cause d'une incision si fine qu'elle est difficilement détectable. » Il énonce ça
calmement. Quand on a connu Thalès et Pythagore, on ne pouvait qu'avoir ce qu'on nomme,
communément, la bosse des mathématiques. Il la laisse examiner sa moto, et lui-même s'éloigne de
quelques mètres pour aller poser gants et casques, trempés, sur la selle de cuir de sa propre bécane.
On dirait un couple de motards, vu du dehors. Mais c'est tellement plus compliqué que cela. Il ne
pensait pas qu'elle aurait répondu. Sa question était indiscrète, très maladroite. Blessante aussi,
imagine t-il. Quatorze ans. C'est jeune, non ? Mais pour lui, quatorze ou deux cents, cela lui paraît
remonter trop loin. Il essaye de se concentrer sur ce que cela doit faire, d'être si jeune et de mourir,
alors qu'on sort d'une église. Ironie glapissante. La maison de Dieu, le salut et la protection. Huit ans.
Le calcul est vite fait. Vingt et un ans. Comme elle est jeune. Une entité à l'aube de sa vie. Non. A son
crépuscule le plus sombre, peut-être.

On s'y habitue. Mensonge. Les ailes qui aspirent à s'étendre, comme des muscles trop peu utilisés. Le
corps d'argile, de craie et de silex, qui hurle et se tord de-sous l'illusion. La carcasse famélique. La
mascarade continue, mais le visage humain a un petit sourire. Un de ces sourires sans joie, comme si
lui et elle partageaient des secrets. C'est le cas, dans un sens. « Non, je n'ai pas ce plaisir. » Il cligne
des yeux pour en chasser l'eau - mais pas des larmes. Jamais. « Pour tout vous avouer, je n'ai
d'ailleurs aucune idée de quel goût cela peut avoir. Je n'ai jamais eu la possibilité de manger une
pizza. Ou, si je l'ai fait, elle n'avait que le goût de la cendre et des os. » Cela n'est guère réjouissant,
mais il a un petit rire aigrelet. « Je me demande si les âmes ont le même goût que le Mal que je
dévore. » Pour un peu, ils discuteraient cuisine autour d'un verre de vin - fade, le vin. La remarque
sur le danger lui fait dresser l'oreille. Créé un frisson sur son épiderme, là où le froid et la pluie n'y
ont pas réussi. L'enfantine question résonne dans ses oreilles, pourtant elle n'a pas crié. Elle ne
comprend pas. Par un réflexe humain, dans une envie soudaine de lui faire comprendre, il fait bouger
ses doigts dans l'air, cherche les mots les plus aptes à exprimer le peu de choses qu'il ressent. Priam
ne sait pas pourquoi, mais il se confie à cette parfaite inconnue, dont il a senti le goût du sang en le
respirant, et dont il sait qu'elle a une jolie moto et une ivresse de vitesse pareille à la sienne. « Si
vous tentiez de me poignarder, cela ne fonctionnerait pas. Décapitation, lacération, écartèlement.
Je suis effectivement immortel. Aussi intemporel que le temps. Je ne vieillis pas. Mais ... » Légère
hésitation, qui donne à son visage des traits plus jeunes et plus vulnérables. « Même si il n'y a pas de
danger, la vitesse, la puissance, cela m'attire. Peut-être que je cherche l'illusion du risque. Si je
tombais, à 200 kilomètres heure, je ne me ferai pas mal. Mais j'ai envie d'y croire. La vitesse créée
une étincelle, que je n'avais plus ressenti depuis longtemps. C'est pareil pour vous, non ? » lance t-
il du ton farouche du gamin qui veut forcément partager quelque chose, pour ne pas être seul. « Je
veux dire, vous faites ça aussi pour les sensations. Vous portez pas de casque. Vous avez pas peur
de mourir ? » Parmi toutes les créatures qu'il pouvait rencontrer, il tombe sur l'une d'elles qui se
fiche de la mort ? « C'est étrange de voir tant de gens qui ont peur de la mort, alors que je la
cherche depuis toujours. » Priam se demande quel goût aurait son âme, puis se rappelle qu'il n'y
croit pas non plus. Il ne doit pas en avoir. « Z'avez une famille ? » demande t-il d'une voix bougonne.
Ils doivent avoir l'air idiot, dans l'air humide, à causer comme si rien d'autre ne comptait. « Au fait,
vous êtes morte ... comment ? Je veux dire .... C'est quelqu'un qui ... Vous avez voulu vous venger
si ... » Peut-être qu'il se rend compte du manque flagrant de tact dont il fait preuve, mais on arrête
pas la curiosité d'une gargouille. « Moi, si on m'avait tué, et que j'étais revenu, j'aurai voulu leur
faire du mal. » Comme un enfant qui ne comprend plus le bien et le mal. Mais Priam ne connaîtra
jamais ça. Et il sait que son devoir n'est pas la vengeance mais la protection. Alors il soupire
doucement, sans joie, et continue de fixer le ciel, pour ne pas voir les jolis yeux, dans le visage pâle,
au front blessé et aux sourires tristes.

Les souvenirs sont sensés s'estomper avec le temps. Mais la mémoire reste vive. Nullement
déclinante, délirante, la psychose de pierre. Acuité du temps. La chaleur de la Grèce, et ses accents
antiques. La rencontre sanglante avec Ambroise, son bien-aimé Ambroise. Son frère de diamant et de
roche, d'obsidienne et sans âge. Est-ce que, dans mille ans, il se souviendra de Pétra ? Peut-être, oui.
Il l'espère, Priam. Il ne voudrait pas oublier les jolis yeux qu'elle a, et le timbre spécial de sa voix,
comme une caresse ondulante qui se fait griffe féline sous la colère ou l'emportement.
L'interrogation dans sa voix est légère, enfantine. Gracile dans son humanité, qui fait vibrer les
cordes liturgiques chez la gargouille. Ils sont comme deux entités, à se frôler sans oser se toucher. Ce
n'est pas un jeu, mais un ballet. Il a toujours aimé danser, l'être de pierre. Plus agile qu'on ne pourrait
le croire. Passionné dans ses mouvements félins, comme un fauve en pleine traque. Si elle vient me
chercher. C'est joliment dit. Morbidement dit, aussi, sûrement. Mais c'est une philosophie de vie qui
se faut. Ne pas risquer la mort impunément, sans la craindre ni l'appeler. Si il avait été humain,
mortel, il aurait agi de la sorte. Echo des essences, fantômes d'un captivant enchantement. «
Certains survivent quand d'autres vivent » enchaîne t-il par la suite logique d'une réflexion qui
semble commune. Certains ne sont que des animaux. Manger, boire, forniquer, dormir, puis
recommencer. Où se trouve le plaisir dans la redondance macabre d'un plan tout tracé ? Où est le
risque, où est le danger, ces émotions qui donnent le frisson, qui cristallise le coeur ?

Des frères, une soeur. Il en a compté beaucoup, des gens qui s'estimaient être pour lui la même
chose. Des amantes aussi, des amants parfois. Ce qui l'a toujours attiré, ce n'est pas un sexe ou
même la beauté, mais la vitalité. Morts, tous. Il ne sait plus ce que c'est que de tenir à quelqu'un qui
va mourir. Il ne veut plus le savoir. Seul Ambroise a son amour ultime, fraternel et sans limite. Un
être intemporel à sa manière, une ombre et un soutien. « Je n'ai pas été seul depuis longtemps. »
C'est la vérité. Il a retrouvé son Ambroise par hasard, mais il ne s'est jamais estimé seul. Le lien qui
les unit dépasse l'entendement humain, les étiquettes, les genres et les époques. « Mais je
comprend ce que vous voulez dire. La solitude plutôt que ... être mal accompagné, c'est ça ? »
paraphrase t-il dans un élan purement réfléchi. Il se demande ce que c'est que d'être réellement
seul. Parce que, même si il sait qu'il a Ambroise, il ne connaîtra sûrement jamais la quintessence du
bonheur d'être deux âmes. Aimer un être charnellement, aimer d'amour passionné, et non pas
comme sa famille ... Il a oublié d'aimer. Il a oublié de désirer, Priam.

Le frémissement de dégoût le prend. Voilage sous l'hystérie du gardien.Battue à mort. Il lui glisse un
regard, non pas d'incompréhension, mais incompréhensible. Durs comme les pierres, qu'ils sont, ses
yeux. Noirs comme l'obsidienne, flamboyant comme des flambeaux dans la nuit noire. Puis ça
s'éteint. Les paroles de Pétra agissent comme l'eau bienfaitrice, qui éteignent le feu vengeur et
violent. La férocité primale se range bien gentiment dans ses cases, en attendant que leur possesseur
ne les demande. Brutalité déchirante, qui saura lacérer et meurtrir en temps voulu. « Pas
volontaire ? » qu'il murmure, comme on chercherait à ouvrir un coffre en appuyant sur une serrure.
Mais il ne veut pas la blesser. Il sent qu'elle ne fait que feindre. Indifférence jetée aux regards, pour
éviter qu'on ne déniche le dessous. Peut-être même qu'elle se cache tout ça à elle-même. Ou alors il
imagine tout ça. Peut-être qu'elle s'en fiche ? Il hausse les épaules. Pas drôle. Il n'a jamais vu
quiconque mourir en éclatant de rire. C'est que la mort doit manquer du sens de l'humour, de toute
évidence. Il ne relève pas la remarque, mais la gêne qu'il entend lui fait tourner la tête. « Oui. » Il sait
qu'elle cherche plus. Il n'a pas à lui répondre. Il le fait quand même. « J'ai arrêté de compter, mais ...
Si mes souvenirs sont exacts ... mille cinq cent ans, à peu près. » Si longtemps. Si loin, et si proche.
Comme hier. Il regarde ses doigts humides, aux muscles tendus. Comme si il espérait toucher
quelque chose - ses souvenirs, un autre monde, le lointain inavouable. « Je suis né à Athènes. » Il dit
ça en grec ancien, avec un sourire amusé. Ca lui plait, de retrouver ses racines, et la langue voltige
avec agilité. Il aurait cru ne plus s'en rappeler. « Je suis né à Athènes. » il répète, dans la bonne
langue vivante qu'ils partagent, cette fois. Le sourire ne le quitte plus. Un gamin à noël. « J'ai vécu à
Rome. J'ai rencontré les grands de ce monde. J'ai vu des rois naître et mourir. J'ai combattu des
êtres inimaginables. » Pourquoi il raconte ça ? Parce qu'il a quelqu'un à qui parler, quelqu'un qui ne
sache pas déjà ce qu'il va dire. Quelqu'un qui n'a pas vécu avec lui. Il se sent étrangement bien.
Apaisé. « Est-ce que vous vous intéressez à l'histoire ? Vous avez une époque favorite ? » Il tourne
sur lui-même, vers elle. Comme un animal dont on a cerné l'attention. Elle a trouvé le déclic chez lui.
Il semble plus vivant. Animé. Comme une marionnette dont on tire les fils. « Pétra. » Il roule le
prénom sur sa langue comme pour le savourer. Délicatement prononcé. Lentement, presque. D'une
voix grave et chantante, comme une litanie digne des pythies. « Qu'est-ce que vous faites, dans la
vie ? Cascadeuse ? Mauvaise cascadeuse ? » raille t-il avec un sourire malicieux. « Si vous devinez ce
que je fais, dans la vie ... vous avez le droit de me demander ce que vous voulez. Un gage, de
l'argent, ma parole, une anecdote. Ce que vous voulez. » Le jeu. Il vit pour ça - pour l'ivresse du
risque. Il est curieux de voir si elle trouvera. Ce qu'elle choisira. Il la défie de ses prunelles sombres,
enfant d'argile au sourire de chat.
Habituellement, il aime pas parler de lui, Priam. Tombe de roc, fermée aux secrets. Fosse à mystères.
Les hommes sont capables du pire, bien souvent parce qu'ils le veulent. Ils manipulent et se servent
d'autrui, pour arriver à leurs fins. Repoussants titans de chair, au coeur noirci par leurs péchés. Priam
leur doit cependant sa loyauté et sa vigilance. Il est né pour cela. Il vivra, à jamais, pour ces êtres qu'il
défend. Cela ne fait pas de lui pour autant une sentinelle à mépriser. Hors du temps, il ne devrait
avoir le droit de juger que ceux dont l'âme est souillée par les fautes. Sacrilèges vissés au corps.
Crimes hideux jetés à la face du monde. Sa neutralité de pacotille n'est qu'illusion, car tout de pierre
qu'il soit, ses jugements sont toujours plus féroces. Sauvagerie grandissante. Bestialité jusque chez
l'autre. Peut-être que maintenant, c'est lui, le monstre.

Pétra ne bouge pas, ne rétorque pas, devant la phrase qui s'est échappée. Tant mieux, dans un sens.
Elle n'aurai peut-être pas compris ce qu'il avait cherché à réveiller. Quand on a l'immensité de la
rivière des âges devant soi, on sait que chaque chose arrive toujours, et qu'il y aura son pendant, et
que tout cela recommencera dans une boucle infinie. Il savoure, comme une victoire ridicule, le
visage déconcerté. Il en profite, comme d'une faille. Il assène ses vérités. Comme à coups de
souvenirs. A coup de sourires. Je vous envie. Il ne bouge plus, pétrifié à quelques mètres d'elle, mains
dans les poches, une aile repliée contre sa hanche comme un bras dont la main tiendrait l'os tendu. «
Et l'Histoire vous aime. » Un bruissement de son cerveau antique. Le temps a beau être le plus
parfait des assassins, on ne peut médire que l'Histoire aime ses enfants, ceux qu'elle façonne. Après
tout, n'a t-on pas donné une seconde chance à une créature morte ? Cadavre rejeté, dans une
enveloppe encore tiède. Histoire qui se renouvelle, sans se répéter. J'aime la fin du XVIII ème siècle.
Le début du XIX ème. Consciemment, avec une rapidité surhumaine, il cherche avec délicatesse des
réminiscence à piocher. Il les veut beaux, les souvenirs, joyeux et enviables. Il ne veut pas l'appâter,
mais la réchauffer de ces reliques mentales. C'est pas si vieux pour vous. Sourcil qui se hausse, avec
un air mutin. C'est qu'il en deviendrait presque humain, le golem de pierre. Les mythologies. «
Mozart a souvent signé ses oeuvres d'un mot, Trazom. En fait, il s'amusait énormément à parler ou
écrire à l'envers, et à inverser les lettres des mots. Comme un code secret. Il était également connu
pour être un bon vivant et aimer rire. Les lettres qu'il envoyait à ses proches ou à sa famille
possédaient un humour particulier, bien singulier chez un compositeur aussi cultivé que lui. » Il se
souvenait des lettres que lui avait montré l'allemand. Priam secoue la tête. Peut-être possède t-il
encore une lettre ou deux du compositeur. Il passe à l'autre sujet. Les souvenirs remontent de plus
loin. Anciens et vétustes. Des objets précieux derrière des vitraux de verre coloré. « Les rituels divins
chez les Grecs étaient monnaie courante. Festivités où l'alcool et la nourriture étaient offertes
comme offrandes aux Dieux. Libations au nom des divinités. Lors d'un de ces festival, à Athènes, un
groupe de grecs est arrivé. Nous les avons accueillis, et ils se sont joints à nous. » Il avait le regard
dans le vide. Revivant cette fête. Les muscles de son corps s'étaient détendus au souvenir agréable. Il
avait encore le goût de l'alcool de fruits. Mais c'était surtout ce qu'il allait dire qui le faisait encore
frissonner, et qui maintenait parfois sa conscience hors de l'eau. « L'un d'eux était un vieil homme,
en simple toge salie, grise et déchirée. Il s'approcha de moi et hocha la tête d'un air paternel. Il
m'offrit une coupe de vin, une seule, l'unique que je bus ce jour-là. Je me suis senti ... disons,
obligé. Ce fut la seule fois où je fus réellement ivre. Je crois, naïvement, que j'ai peut-être
rencontré un dieu cette fois-là. » Ce n'était pas une explication facile à donner. Le regard doré de
l'homme, plus vifs que n'importe quelle paire d'yeux. La façon dont il avait souri, comme le
protecteur du protecteur. Priam secoua la tête. Ce n'étaient plus que des mots. Il n'était plus sûr de
rien. Où était passé sa foi enfantine ? Morte, avec tous ceux qu'il avait laissé derrière lui.
Je devine, et vous devinez aussi. Tressaillement. Vertige d'un divertissement. « Oui » qu'il chuchote,
comme séduit. Il la laisse essayer, tester, et ça a quelque chose d'excitant. Il a oublié qu'ils sont en
dehors de Paris. Qu'elle puisse avoir froid. Il l'observe franchement, sans aucune once de peur ou de
crainte. Il guette autre chose qu'une bonne réponse. Il essaye de braver les yeux. Echange d'iris,
discours silencieux des prunelles qui continuent de s'échapper. Non pas que vous feriez pas fureur
auprès des élèves... Cillement. Quoi ? Fureur avec vos histoires, hein. Pour un peu, il aurait cru que ...
C'est idiot. Ce n'est pas comme si il cherchait à plaire, même pas à elle. Rebuffade, peut-être vexée,
peut-être froissée. Comme de la pierre abîmée. J'en doute fortement. Ou comment pousser Priam à
jouer plus fort. « Nous allons voir. » Bravade. Défi d'un timbre masculin. « Vous êtes casse-cou. Vous
roulez sans casque et sans souci du risque. Mais vous n'êtes pas cascadeuse. » Elle ne serait pas
ainsi, si elle connaissait les réels risques. Ou peut-être que si, qui sait ? « Vous êtes curieuse. Vous
aimez l'histoire. » Est-ce que c'était aussi simple que ça ? « Vous êtes encore jeune. Seriez-vous
étudiante en histoire ? » Une tentative passionnée et impatiente. Il veut gagner, tout de suite,
Priam. Il a le temps, mais il ne le prend pas. Comme un gosse. « Un métier qui rappelle ma longue
vie ? ... On peut dire ça oui. Mais pas comme vous l'imaginez, je suppose. » Une petite aide. Un
coup de pouce, ou d'index, comme elle préfère. Les sourires qui dévoilent des dents d'ivoire ; les
crispations joyeuses d'un visage. Bonheur d'avoir trouvé un adversaire.

Les traces du passé sont écrites en chaque être, composant son essence, entremêlées aux pistes des
avenirs les plus divers. Priam ne se demandait jamais ce qu'allait être son propre futur : à quoi cela
servait-il, quand on en voyait pas le bout ? Comme un long tunnel sans lumière. Aucun éclairage,
dans son monde gris et noir. Une averse éternelle, intemporel mauvais temps. De vastes étendues de
clair-obscur, défendues et vides. Les êtres qui y passaient n'étaient que temporaires. Il se souvenait
de chacun d'eux, comme si il était le gardien de leurs mémoires. Cela lui faisait plaisir - de pouvoir
être la tombe gravée des souvenirs. Outre des siens. Ceux du monde. Humanité sous-pesée, sous-
jacente, composée dans ses cellules et ses flashs. Rêve d'autrefois dans l'ailleurs. Il la voit, l'écouter.
Les sens en émoi - les siens, lesquels ? C'est lui qui ressent ce frisson, ou elle ? Est-ce qu'il le devine
dans les yeux féminins, ou sont-ce les siens qui brillent de plaisir, sous le jeu de la vérité ? Elle
voudrait sûrement explorer ses souvenirs comme dans une pièce de théâtre. Il lui tendrait les mains,
et elle le rejoindrait ; monterait sur les marches d'une antique réminiscence, pourrait faire partir d'un
décor ancien. Combien donnerait-il pour retrouver une seconde seulement l'odeur des marchés aux
épices, les voix qui hélaient du grec que l'on nomme à présent ancien ? Mais bien sûr, il ne parle pas
du reste. De tout ce qui englobe la joie et le bonheur - la douleur, intense et toujours présente,
mentale et acide. La mort - des autres, toujours. La perte infernale. L'infernal temps qui s'égrène
comme une horloge démoniaque. Les guerres et les maladies. La famine. L'humanité n'était ni douce
ni bonne. Elle était.

Histoire de l'art. Il a envie d'exulter comme un gosse, mais quelque chose lui souffle que ce n'est
qu'une partie de la réponse. Un puzzle plus complexe que ce qu'il avait escompté. Froncement de
sourcils, dans le sourire vainqueur qui se suspend. Vous êtes doué. Pourquoi ça lui fait plaisir, ce
simple compliment, sans réelle attache ? C'est un plaisir simple, comme une caresse sur la tête, ou un
sourire plus brillant qu'un autre. Le sien, à elle, possède une malice qui renverse la gargouille.
Troublé, il détourne ses iris sombres. « Occupation première ? » répète t-il d'un ton boudeur. Elle le
place sur une voie. Son cerveau alcalin pulse au rythme de ses réflexions. L'art, mais en rapport avec
la musique ? Priam pense à la composition, mais c'est trop facile. Trop simple, non ? Ses prunelles
soudain fendues par tant d'intense cogitation fixent sans pudeur les courbes et le corps féminins. «
Le rythme ? » Et alors qu'il prononce ce mot, il sent son coeur s'étreindre en imaginant les pythies
d'autrefois, en transe, dansant et ondulant comme des serpents. Il songe aux prêtresses de tout
temps, offrant corps et rythmes de leurs âmes aux dieux. Il imagine Pétra, et c'est avec un trouble qui
augmente qu'il la voit, sous ses paupières, dessous ses cils, danser. Lentement, comme si chaque
mouvement était imprimé sur sa rétine, formant des fantômes les uns derrière les autres, une
empreinte d'une danse. Danseuse, oui. Non ? Il ne sait plus. Ne sait pas si il veut savoir. Si, bien sûr
que je veux. La pensée le brûle dans son implacable dureté. Elle a jaillit sans qu'il ne réfléchisse. «
Vous faites de la musique ? Quels genre de rythmes : électroniques, exotiques, classiques ? » Il
creuse. Cherche sous la peau et les yeux, les détails qui la forment et la déforment.

A elle. Son tour. Ils se lancent une balle intangible. Il hoche la tête une fois, puis deux. Il l'encourage.
Peut-être qu'il veut perdre. Peut-être qu'il veut qu'elle devine, pour voir juste si elle en est capable.
Ce qu'elle pourra désirer ne sera rien. Lui pourrait se montrer cruel, ou profiteur, ou taquin. Le
pouvoir qu'ils se donnent est plus important, balance cassée. Musée. Il ne bouge plus. Laisse les mots
se dérouler devant lui comme une langue serpentine. Moto. Il se hérisse, et les plumes de ses ailes
gonflent un peu, comme un pelage sous l'humidité. Ses yeux lancent des éclairs. Mauvais perdant, en
fin de compte. Sale gosse, qui a presque envie de la contredire. Pour le plaisir. « Un musée. Peut-être
bien. Mais il va falloir être plus précise. » Le ton boudeur, les lèvres retroussées en un sourire
féroce. « Ma moto, sérieusement ? » Il l'observe puis d'un air défiant, il rétorque : « Pourquoi pas ?
Tant que vous ne l'abîmez pas. Tant que vous ne vous abîmez pas » glisse t-il avec une moquerie
malicieuse. Il continue de l'observer. Jolie chose, fragile poupée. Il aime l'humanité qui découle d'elle.
Il aime sa façon de sourire et de le regarder. Non pas comme un monstre, mais comme une curiosité.
Non pas comme un objet de cirque mais comme un être au passé mystérieux. « Qu'est-ce que vous
aimez tant, dans l'Art ? » Le Louvres. C'est pour l'Art qu'il y travaille. Pour être proche d'Ambroise
aussi. Pour être le gardien de la créativité humaine. Parce qu'il a toujours admiré leur faculté à
imaginer. Si il sait rejouer et reproduire avec une perfection agaçante, la création reste une chose
intrinsèque à l'homme, ou à quiconque peut mourir. Ses oeuvres sont inachevées, bossues et
décalées. Il ferme les doigts en poings, puis les ré-ouvre. Réalise seulement. Gargouille idiote. « Vous
devez être trempée et frigorifiée. Voulez-vous interrompre notre échange pour le remettre à une
prochaine fois ? » Ca ressemble à l'excuse d'un homme qui va perdre. A la fuite d'un lâche. Mais c'est
avant tout les paroles d'un homme qui n'est pas si humain et qui a oublié ce que c'est que de souffrir
du froid. Dans d'autres circonstances, il l'aurait pris dans ses bras, enveloppé dans ses ailes comme
des barrières de plumes. Mais il comprend la méfiance du contact. Lui-même aime contrôler ce qui
touche sa peau. Et si il pourrait lui souffler dessus à la manière d'un chauffage un peu antique, il n'est
pas sûr que ça serve à quoi que ce soit.

Une chose est certaine. Troublante. Implacable. Lancinante. Il n'a pas envie de l'oublier, cette Pétra. Il
n'a pas envie de la délaisser, et qu'elle redevienne un visage inconnu dans la foule. Il n'a pas le désir
de l'abandonner. L'âme d'un gardien ravivée. Un petit bout, minuscule étoffe, d'un peu de foi, qui
brille dans l'obscurité d'un trou de néant, au creux de la poitrine de pierre.
Les gargouilles sont ceux qui agissent lorsqu'il le faut. Autrement, ils ne sont que spectateurs de la vie
qui les dominent autour d'eux. Il ne font pas partie de cette masse grouillante, ils se contente
d'observer les fluctuations vivantes, jugeant et procédant à la traque de ceux qui menacent l'éternel
justice, la grande balance de la vie. Cela peut tenir à sa curiosité, ou à sa nature d'observateur, mais
Priam regarde. Il découpe de ses iris fendus les cheveux humides, les manteaux qui forment des
bosses de tissu épais sur son corps fin et élancé, les traits tirés sur lesquels tombent les gouttes, la
joliesse de la créature face à lui. Une poupée qui cache une âme pourrissante. C'est cela, les
faucheurs, non ? Il pourrait les plaindre. Après tout, elle l'a dit elle-même : ils ne ressentent, ni l'un ni
l'autre, le goût plaisant des choses sur leur langue. Des pensées étranges viennent flotter dans
l'esprit perdu de la gargouille. Quel goût aurait le sang d'un être qui ne serait pas souillé par le mal ?
Quelles saveurs peuvent se cacher dans le contact d'une peau, la chair tendre d'un plat brûlant, une
tasse de café ? L'attention qui se recentre. Aux rythmes joyeux les corps défendus. Festivité des sons.
« Vous bossez dans des foires ? » qu'il dit d'un ton moqueur, parce qu'il sait que ce n'est pas ça du
tout. A côté de la plaque. A côté de ses pompes. Si il imagine facilement qu'elle puisse être danseuse,
pas une seconde le Moulin Rouge n'effleure ses pensées. Endroit de peu de foi, et surtout pas de la
sienne. Non pas qu'il juge cet endroit infâme, mais pour un être au cerveau et au corps de pierre, ce
qu'a à proposer ce cabaret n'est rien.

« Ce n'est jamais assez précis » souffle t-il d'une voix comme dans les films, qui semble vouloir se
cacher dans les replis des tympans de ceux qui l'entendent, et en même temps dominer ce qui
l'entoure. Il ne dit rien, ne bouge plus. Parce que ce qu'elle tente, c'est flagrant. Il secoue enfin la
tête, amusement visuel. « Peut-être bien. Mais il va falloir choisir parmi tous ces possibles métiers.
Ou d'autres encore. L'homme a tellement de choix » qu'il glousse, comme un enfant. Ca lui était
venu spontanément, le rôle de gardien. Parce que c'est un parallèle si énorme, avec son grade de
gargouille, berger de l'humanité. Et puis, il était ainsi à la fois proche et éloigné de l'humanité, des
foules. Il a un rire grave. Un véritable rire, comme un grincement de l'âme, en plus joyeux. « C'est
donc votre type ? Les motos, uniquement ? » Moquerie du genre. Sous-entendu grotesque.
Personne n'aime les motos plus que les gens. Non ? « Vous faites vraiment aussi peu attention aux
risques, ou vous le faites exprès ? » C'est pas dit méchamment. Ca pourrait être un reproche, mais
c'est léger et joyeux, bizarrement. Ils se cherchent. Ils se trouvent. Ils se testent, comme deux bêtes
sur le même territoire.

Beauté des mots. Il a toujours aimé la poésie, Priam. Il a entendu certains poètes inconnus du monde
créer des odes à des gens, à des êtres, à des paysages, des choses plus belles que n'importe quelle
chanson. Il reconnait la passion et la douceur, la violence d'un amour pour quelque chose d'abstrait.
Il reconnait, parce qu'il ressent la même chose. C'est une brutalité sans limites quand une oeuvre
vous prend. Et c'est l'impression qu'il a, devant Pétrouchka, de regarder une oeuvre d'art éphémère.
Il ne dit rien, la laisse choisir ses mots, et garde ses pensées pour lui. Mais la voilà qui dit non, joli
tableau de chair et de tendons. Le sourire qui se crispe, franchement amusé, un brin agacé, tel un
gamin pris la main dans le sac. « Tsss » qu'il fait, onomatopée fantômatique, écho de celle féminine
d'avant, il y a quelques instants peut-être. « Je n'ai pas perdu. » Le mot accentué, un claquement de
langue, une pointe d'accent d'autrefois. « Même si je dois avouer que vous avez une longueur
d'avance. Je travaille dans un musée. Au Louvres. Reste encore à savoir ce que j'y fais. Peut-être
que je crée des oeuvres ? Ou que je les restaure ? » Des propositions. Fausseté. Elle se doutera que
ce n'est que poussière aux yeux. Il fronce les sourcils sans comprendre le revirement soudain des
paroles, et le désolée sonne comme un couperet. Certain qu'il est qu'elle s'excuse peu, remercie
encore moins. « Vous voilà bien assurée de mon emploi du temps » qu'il gronde, en colère contre
cette façon bien féminine de se persuader d'une chose. « Je n'avais rien de prévu. Vous êtes ce qui
m'arrive de plus intéressant depuis des décennies » qu'il lâche, plus doucement. « Je dispose de
tout le temps du monde. Quand bien même je n'apprécierais pas celui passé avec vous, ce qui n'est
pas le cas, il ne serait pas gâché. » Il hausse une épaule et s'approche d'elle. Un pas. Un simple pas.
Involontairement, inconsciemment. « Vous tenez tant que ça à essayer ma moto ? » Regard vers
l'engin rutilant sous la pluie. Verte et noire. Flambant neuve. Marque japonaise, et rapide comme un
félin. Elle semble presque vivante. Plus que son chevaucheur, du moins. « J'aime pas qu'on y touche.
C'est à moi. » Le ton enfantin et possessif. Mes affaires, à moi, on y touche pas, c'est à moi, à moi !
Soupir. « A une condition alors : vous mettez mon casque. » Elle l'a battu. Même pas dans les règles,
en plus. Il s'est laissé faire, ne s'est pas débattu. C'est la faute à ses yeux, et à son humanité. Il a
jamais pu résister à la mortalité d'un beau regard. Il a jamais su dire non aux êtres qui savaient le
toucher. « Une deuxième condition, tiens. Vous sur ma moto. Moi sur la votre. On roule. Jusqu'à ce
que le temps s'arrête. » Stupide. Il voudrait revenir sur ses mots. « Non. Non. » Idiote statue
d'albâtre. « C'est moi qui risquerait de gâcher votre temps. Faites donc un tour. » Il tapote la
carcasse de métal qui lui appartient. Invite. Tend le casque. Sans émotion. Il ne doit pas. Ce n'est pas
bien. Elle n'a pas tout le temps du monde, elle.

Il ne sait toujours pas, et sa curiosité continue de mordre. Mais il la fait taire, la musèle, pour plus
tard. Mais y aura t-il seulement un plus tard ? Peut-être qu'il ne fait que l'espérer. Refuse une
réponse, nie l'évidence du hasard. Gargouille temporelle aux mystères internes, et qui se surprend à
penser parallèlement aux humains. Priam boit l'humanité jusqu'à la lie, pour s'abreuver de ce qui lui
manque. C'est peut-être pour ça qu'il reste avec Pétrouchka. Parce que, malgré qu'elle soit une
créature comme lui, elle reste plus proche de ces êtres qu'il se doit de protéger. Loyauté indéfectible,
ancrée dans les veines de charbon et d'albâtre. Il la perd dans ses paroles, et s'en veut pour ça, un
millième de seconde de culpabilité volage. Mais c'est un jeu, après tout, et l'observer chercher est un
bonheur parmi d'autres. Quant à sa boutade, elle n'est comprise que tardivement. Humour rompu
dans l'air, aussi vieux que le temps, et sûrement aussi décati. « C'était maladroit de ma part,
désolé.» Des excuses vieilles de mille ans. Priam a déjà détourné les yeux, dans ce ballet dansant qui
se commet entre eux. Le sourire à l'audace flamboyante. Elle est juste têtue, voilà tout. Il n'a rien à
ajouter, hormis qu'il l'admire pour autant d'inconscience. Mais ça, il ne le dit pas.

« Je ne suis pas guide.» Il s'amuse du négatif. Il ne donne plus d'indice. Elle a déjà presque gagné,
après tout. Encore un peu, un pas ou deux près de l'abysse, et alors elle saura. Il est heureux de
l'avoir rencontré, Priam. Bêtement heureux, même. Oui. Ca vaut bien une moto, quel qu'en soit ses
reproches et ses railleries. Il voudrait toucher la peau pâle, non par désir charnel mais par curiosité.
Parce que la chaleur d'un corps lui manque, ce simple contact tiède. Il ne se souvient plus si les
faucheurs ont aussi le sang chaud. Peut-être bien. Il continue de tendre le casque et hoche la tête,
sourcils froncés. « Condition si ne qua non. Pas de casque, pas de moto.» La caresse féminine sur
l'engin le fait frissonner, comme si par prolongement, c'était lui qu'elle frôlait. La possessivité lui
remue les entrailles de pierre. Il a un rire, un début de rire qui se stoppe dans des paroles mesurées.
« Confiance ? Ce n'est pas le mot que j'aurai employé. » L'amusement vif et courageux d'un gosse
prêt à tout pour plaire, peut-être. Même à offrir ce qu'il a de plus précieux, pour quelques secondes
de lien, d'attachement. Quelque chose qui le fasse se sentir vivant, plus vivant que de la pierre
bouffée par du lierre. « Je n'ai jamais peur» qu'il murmure, dans le vent. « Mais sachez que si vous
osez vous enfuir avec ma moto, je vous retrouverai.» Dis comme ça, c'est presque beau, c'est
comme une promesse. Il songe soudain qu'elle en serait capable - orgueilleuse demoiselle, qui plutôt
que de désirer le revoir, voudra sûrement qu'il la cherche elle. Il n'a rien contre, en s'imaginant tout
cela. Ca confère une grâce à leur rencontre, et à leurs retrouvailles. Si il doit payer de son bolide
favori la beauté assise dessus, soit. « Je ne-.» Je ne suis sûr de rien. L'hésitation qu'il ne prend pas la
peine de camoufler. Bien entendu qu'il voudrait rouler avec elle. Mais elle finira par s'éteindre. Une
flamme vive soufflée par la pluie. Et lui, lui, il continuera à rouler, comme une ombre sous les sapins.
Il se sent égoïste. « Je trouverai un moyen de vous voler votre temps bien plus agréablement.» Pas
d'arrière-pensée, hormis qu'un après existe sûrement.

Il s'approche et verrouille le haut du blouson. « Je vous laisse le temps. Mais revenez vite.» Presque
paternel, si ce n'était ce regard ancestral qui dévisage. Qui semble voir au-delà de tout, jusqu'à l'os,
jusqu'à l'âme. « Amusez-vous bien avec ma beauté.» On ne sait à qui il parle, la mécanique jolie, ou
la cavalière séduisante. Il a ce fin sourire malicieux et se recule. Le son de sa propre moto le fera
frémir, comme à chaque fois, et ses doigts pianoteront dans l'air, comme pour toucher lui aussi le
guidon. Il observe, avec une fixité de pierre, une rigidité toute temporelle. Il n'a pas peur. Parce qu'il
la retrouvera, peu importe ce qu'elle fait. Il a pris le temps, quelques secondes, pour inspirer son
odeur. Ce mélange étrange, sans qu'il sache dire si il s'agit de sueur, de parfum ou de savon. Un
mélange capiteux et doux, et sauvage. A l'image de sa porteuse. Priam sent son coeur s'envoler,
caracoler dans sa cage thoracique marbrée.

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