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Canal de Suez : la guerre financière

derrière la crise de 1956


LE 01 OCTOBRE 200610 min

Il y a cinquante ans, Nasser nationalisait la


Compagnie universelle du canal maritime de Suez. Le
bras de fer qui s'engage alors entre l'Egypte, la
France et le Royaume-Uni met la livre sterling sous
pression.

Par Christian Chavagneux


Le 26 juillet 1956, Gamal Abdel Nasser, président de l’Egypte,
annonce dans un discours public la nationalisation de la Compagnie
du canal de Suez et... part d’un énorme éclat de rire qui fait le tour des
radios du monde entier. En représailles, les troupes israéliennes
attaquent l’Egypte le 29 octobre, suivies le 5 novembre par les
Parachutistes britanniques et français, bien décidés à reprendre le
canal en main, mais qui acceptent le cessez-le-feu demandé par les
Nations unies dès le 6 novembre, avant d’engager le retrait de leurs
troupes un mois plus tard. Une étrange défaite, au regard des rapports
de force militaires en présence, pour laquelle le Trésor américain, les
grandes compagnies pétrolières et les marchés financiers ont été
déterminants.

Les gros sous d’Assouan


A l’origine de la crise, une histoire de gros sous. Ceux que recherche
Nasser en 1955 pour financer la construction d’un barrage, à
Assouan, afin d’irriguer les terres et produire de l’électricité. A priori,
l’Egypte a de quoi payer grâce aux 150 millions de livres sterling de
réserves qu’elle détient, une somme largement suffisante pour couvrir
le coût en devises du projet. Mais il y a un hic : le pays appartenant à
la zone d’influence monétaire britannique, comme les colonies et ex-
colonies anglaises, ses réserves sont gérées directement par la
Banque d’Angleterre, qui doit donner son accord. Et les Britanniques
refusent de débloquer les fonds : les réserves égyptiennes
représentent 20 % des réserves totales de la zone, une somme dont
ils ne veulent pas se départir d’un bloc, craignant que cela ne produise
un mouvement de défiance à l’encontre de la livre.
Le gouvernement de sa Majesté est néanmoins poussé par plusieurs
grosses entreprises britanniques, qui attendent de gros contrats, à
aider les Egyptiens à trouver d’autres sources de financement. C’est
ainsi que la Banque mondiale et les Etats-Unis vont entrer en jeu. La
première n’est prête à financer qu’une partie du projet et réclame en
échange le droit de surveiller les comptes de l’Etat égyptien, deux
restrictions qui ne plaisent guère à Nasser. Le 27 septembre, pendant
les négociations, l’Egypte annonce qu’elle a acheté des armes
soviétiques. Les Américains craignent alors que les Russes proposent
un financement alternatif ; ils se disent donc prêts à participer. Avant
de revenir sur leur position, persuadés que Nasser, une fois l’argent
occidental en poche, ira de toute façon se jeter dans les bras des
Russes. Le 19 juillet 1956, ils indiquent leur refus d’apporter leur
soutien financier. Le lendemain, les Britanniques font de même. " Ce
fut la façon insultante avec laquelle le refus fut formulé qui me surprit,
pas le refus lui-même ", commentera Nasser dix ans plus tard. Le 26
juillet, il annonce au monde la nationalisation de la Compagnie du
canal de Suez.

La livre perd du poids


L’arme des sanctions économiques est aussitôt utilisée en riposte : les
Britanniques gèlent les avoirs publics et privés égyptiens et bloquent
les transactions financières avec le pays. Les Américains gèlent les
fonds publics (75 % des réserves d’or de la banque centrale
égyptienne sont gérés par la Federal Reserve Bank of New York).
Mais, à bien y regarder, le rapport de force est loin d’être favorable à
l’Angleterre.

L’Egypte dispose de quelques atouts dans sa manche. Elle peut


compter sur des sources alternatives pour financer son économie
auprès des pays communistes. La Chine, par exemple, lui achète du
coton, payé en francs suisses obtenus en vendant ses livres sterling.
Nasser prend bien garde de laisser fonctionner le canal, pour ne pas
susciter trop d’hostilité ; il laisse même passer les bateaux qui paient
la taxe d’utilisation du canal sur les comptes gelés de la Compagnie à
Paris, Londres ou New York.

A l’inverse, la position financière de l’Angleterre est plus que fragile au


moment où démarre le conflit. Le pays est sorti exsangue et très
endetté de la Seconde Guerre mondiale. Depuis, la confiance dans la
livre sterling est faible. Les marchés financiers guettent le moment où
les Britanniques ne pourront plus tenir le taux de change fixe d’une
livre pour 2,80 dollars, établi en 1949 après une première dévaluation
par rapport au taux de change fixé à Bretton Woods ; ils seront alors
obligés de dévaluer à nouveau.

La crise de Suez alimente la spéculation et la livre est sous pression.


La Banque d’Angleterre se retrouve forcée à vendre ses dollars pour
soutenir sa monnaie. Un montant de 2 milliards de dollars de réserves
était alors considéré par les Britanniques comme le plancher en
dessous duquel les marchés financiers perdraient totalement
confiance dans la livre et l’attaqueraient massivement. Or, quand la
crise de Suez démarre, les réserves se montent à 2,4 milliards de
dollars. Les marges de manoeuvre ne sont donc pas très grandes.
Semaine après semaine, elles se réduisent alors que la livre est
fébrile et que les négociations internationales pour régler la crise ne
donnent rien.

Après le début du conflit militaire, la situation devient critique pour les


Britanniques. Pour en sortir, trois solutions s’offrent à eux. Tout
d’abord, dévaluer et établir un contrôle des changes. La Banque
d’Angleterre s’y refuse : l’un de ses hauts dirigeants, George Bolton,
explique que cela remettrait définitivement en cause le statut de
monnaie internationale de la livre - qui est en fait déjà supplantée par
le dollar, mais les Britanniques ne veulent pas y croire (1). Une autre
possibilité est de renflouer leurs réserves en vendant une partie de
leurs actifs en dollars. C’est ce qu’ils feront, mais uniquement leurs
actifs à court terme, récupérant un modeste 55 millions de dollars. A
l’époque, le montant de leurs actifs à long terme en dollars s’élève
pourtant à un milliard de dollars. Mais, comme l’a expliqué le banquier
britannique Raymond Bonham Carter, ces actifs étaient alors
considérés " comme de l’argent caché sous le lit, à ne pas utiliser en
dernier recours de quelque situation que ce soit ". Enfin, la dernière
solution consistait à demander un soutien financier à leur allié
américain. Ce qui fut fait. Avec un résultat surprenant.

Le faux ami américain


Les Britanniques semblent n’avoir jamais compris, au moment de la
crise, que les Etats-Unis ne voulaient pas rompre totalement les ponts
avec Nasser et ne voyaient pas d’un si mauvais oeil les difficultés
monétaires de l’ancienne puissance européenne. Ils en ont pourtant
un premier aperçu au moment de la mise en oeuvre des sanctions
économiques en juillet. Les Etats-Unis gèlent les fonds publics
égyptiens, mais pas les fonds privés, et uniquement ceux qui se
trouvent sur le territoire américain au 31 juillet, pas ceux qui arrivent
après. Ils permettent aussi aux pétroliers américains de payer les
droits de passage du canal directement aux autorités égyptiennes. Ils
n’arrêtent pas non plus les programmes d’aide en cours à l’Egypte. Et
alors qu’ils disposent de surplus de coton qu’ils peuvent mettre sur le
marché pour faire s’écrouler les prix des exportations égyptiennes, ils
n’en font rien. Comme pression financière, on peut faire mieux !

A l’inverse, le gouvernement Eisenhower utilise toutes les armes à sa


disposition pour contraindre son " allié ". Au premier rang de celles-ci
figure le Fonds monétaire international (FMI). A priori, cette institution
internationale est apolitique et ouverte à tous. La France, qui s’était
lancée dans l’aventure pour affaiblir Nasser qu’elle considère comme
l’un des principaux supports du mouvement nationaliste algérien, a la
possibilité de fortifier sa position financière en empruntant 262,5
millions de dollars le 17 octobre, le plus gros prêt alors réalisé par le
FMI. Mais la Grande-Bretagne ne peut obtenir le moindre dollar pour
renflouer ses réserves. Comme le déclare alors sans ambages le
secrétaire américain au Trésor, George Humphrey, à son collègue
John Foster Dulles, ministre des Affaires étrangères, un prêt du FMI
n’est rien d’autre qu’un prêt du gouvernement américain ! Celui-ci
refuse également la possibilité d’un prêt aux Britanniques ainsi que
l’octroi d’un délai pour le remboursement des dettes dues aux Etats-
Unis. Tout ceci, bien entendu, dans les couloirs feutrés d’une
diplomatie financière où ils se montrent pleins de bonne volonté à
l’égard de leur allié... mais n’en bloquent pas moins toutes leurs portes
de sortie.

Le mensonge de Macmillan
Après l’attaque israélienne et au moment de l’arrivée des troupes
françaises et anglaises, la situation de la livre empire. Le
gouvernement britannique réunit un cabinet de crise le 6 novembre,
au cours duquel Harold Macmillan, le ministre des Finances, dresse
un tableau catastrophique : la livre connaît des attaques sans
précédent sur le marché de New York, orchestrées par le
gouvernement américain, précise-t-il, et la Banque d’Angleterre a
perdu 100 millions de réserves en une seule semaine. De quoi
sérieusement effrayer ses collègues : les Etats-Unis agissent
maintenant à découvert par l’intermédiaire des marchés financiers
pour fragiliser la devise britannique qui, dans ces conditions, ne peut
que s’effondrer. La seule solution est d’accepter le cessez-le-feu
réclamé par les Nations unies, conclut un Macmillan d’autant plus
crédible qu’il avait été jusque-là un partisan déclaré de l’intervention.
Anthony Eden, le Premier Ministre, se range à ses arguments et
accepte le cessez-le-feu. Il en informe par téléphone Guy Mollet qui, à
regret, ne peut que suivre la position britannique.

Ce que ne savent pas alors ses collègues ministres, c’est que


Macmillan, paniqué et se tenant en partie responsable de la situation,
a menti. Pas sur la situation générale bien sûr, la crise de la livre est
bien réelle. Mais il a quelque peu dramatisé le tableau pour forcer la
décision au cours de cette réunion politique cruciale : les pertes de
réserves de la semaine sont en fait de l’ordre de 30 millions (un tiers
du chiffre annoncé), et personne, ni au ministère des Finances ni à la
Banque d’Angleterre, ne prétend que le gouvernement américain
serait responsable des attaques contre la livre. La situation décrite par
le ministre des Finances est celle qui se produira en fait trois
semaines plus tard, les pertes du mois entier s’élèveront aux alentours
de 100 millions et la responsabilité du marché des changes (mais pas
du gouvernement !) américain est établie.

La Banque d’Angleterre s’aperçoit d’ailleurs à ce moment-là que les


principaux vendeurs de livres sterling sont les sept grandes
compagnies pétrolières internationales : cinq américaines et deux...
britanniques. Elles contribuent toutes à leur façon au dénouement de
la crise, qu’elles souhaitent voir advenir rapidement depuis que, en
représailles de l’attaque militaire, Nasser a fait exploser des bateaux
dans le canal pour le fermer, empêchant ainsi tout trafic, notamment
pétrolier.

Le 27 novembre, au cours d’une longue réunion de négociations, les


Américains font miroiter une aide importante en échange d’un retrait
inconditionnel des troupes établi selon un calendrier précis. Il faudra
quelques jours au gouvernement britannique, jusqu’au 3 décembre,
pour se mettre d’accord sur le principe d’un retrait sans condition, en
particulier quant à l’avenir de la gestion du canal, mais aucune date
précise n’est mentionnée. Les Etats-Unis vont alors faire le premier et
unique geste en faveur de leur allié au cours de cette crise, en croyant
sur parole à leur retrait rapide ! L’argent se met alors à couler à flot
pour les Britanniques. Ils obtiennent plus de 560 millions de dollars du
FMI, avec la possibilité d’emprunter plus de 700 millions en cas de
besoin ; la banque américaine de crédits à l’exportation, l’Ex-Im Bank,
leur octroie un prêt de 500 millions de dollars ; ils obtiennent la
possibilité de reporter sept fois, selon leur bon vouloir, le
remboursement de leurs anciennes dettes auprès des Etats-Unis. La
crise est finie et la livre est sauvée.

Le 8 avril 1957, le canal de Suez est à nouveau ouvert, entièrement


sous contrôle égyptien. Aujourd’hui, il voit passer 7 % du trafic
maritime mondial. 18 700 navires l’ont emprunté en 2005, rapportant
5,3 millions de dollars par jour à l’Etat égyptien. C’est la troisième
source de devises du pays.

Zoom Un canal à l’histoire mouvementée


POUR EN SAVOIR PLUS
 The Economic Diplomacy of the Suez Crisis, par Diane B. Kunz,
The University of North Carolina Press, 1991. L'ouvrage de
référence sur les enjeux financiers de la crise.

" Northwest of Suez : The 1956 Crisis and the IMF ", par James M.
Boughton, IMF Working Paper WP/00/192, décembre 2000.

1956, Suez, par Marc Ferro, éd. Complexe, nouvelle édition revue
et augmentée, 2006.

Le piège de Suez, par Henri Azeau, éd. R

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