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Le petit matin d'Aimé Césaire

Author(s): René DEPESTRE


Source: Présence Africaine , 3e et 4e TRIMESTRES 1995, Nouvelle série, No. 151/152,
Aimé Césaire (3e et 4e TRIMESTRES 1995), pp. 152-160
Published by: Présence Africaine Editions

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24351732

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René DEPESTRE

Le petit matin d'Aimé Césaire

En 1944, jeunes gens en colère à Port-au-Prince (Haïti),


où en étions-nous aux jours qui précédèrent l'arrivée d'Aimé
Césaire dans notre vie ? Jusque-là on avait vécu en vase clos,
dans un ghetto insulaire, une moitié d'île coupée de la
Caraïbe et du monde, et mise atrocement en coupe réglée par
les profiteurs de ses épreuves. On manquait d'idées et de
livres capables d'éclairer notre révolte. Cheminant seuls, en
temps de guerre mondiale, on avançait à tâtons dans le black
out étouffant de nos incertitudes.
En littérature, le Mouvement indigéniste de la fin des
années 20 avait légué à notre génération les enseignements
admirables de Jean Price-Mars, Jacques Roumain, Cari
Brouard, Emile Roumer, Magloire Saint-Aude. Ils représen
taient — avec ceux de Léon Laleau, Jean F. Brierre, Rous
san Camille — l'essentiel du fonds de connaissances qui
orientaient nos doutes, tempéraient nos angoisses, et nous
laissaient quelque espérance de pouvoir un jour « descendre
du cheval en sueur de nos contradictions historiques », selon
un raccourci hardi du poète Georges Castéra fils.
Outre les écrits de nos aînés haïtiens, il y eut d'autres
signes avant-coureurs du changement de cap que Césaire
allait proposer à notre imagination. Un soir de 1942, Alejo
Carpentier prononça dans un ciné une conférence sur les ori
gines du réel merveilleux américain. Le futur auteur de Un
royaume de ce monde, avec des exemples pris dans l'histoire
d'Haïti qu'il découvrait, nous apprit à réévaluer la part con
sidérable que le merveilleux occupe dans la structure psycho
logique et morale de la Caraïbe et de l'Amérique latine.
Peu de temps après la leçon de Carpentier, on bénéficia
du magistère intellectuel de Pierre Mabille. Esprit très pro

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LE PETIT MATIN D'AIMÉ CÉSAIRE 153

che du surréalisme et d'André Breton,


dans les années 30, des livres d'une forte originalité : Le
Miroir du merveilleux, Initiation à la connaissance de
l'homme, Égrégores ou la vie des civilisations. A ses yeux,
l'aventure surréaliste était bien plus qu'une tentative de
renouvellement du romantisme européen, et notamment du
rôle que celui-ci attribuait au sacré dans les relations humai
nes. Le surréalisme permettrait l'élaboration d'une anthro
pologie critique dans la voie d'une compréhension synthéti
que de l'histoire des sociétés.
Savant et visionnaire, Mabille trouvait des arguments à
vous couper le souffle, pour parler des réalités, des rêves,
des savoirs et des civilisations de la planète. Sa capacité de
survol des connaissances paraissait sans limites. La parole
de cet « homme-étoile aux branches orientées dans toutes les
directions », comme Benjamin Perret le voyait, nous fit vivre
« l'instant troublant où le monde nous donne son accord ».
Il définissait le merveilleux comme « le besoin de l'homme
de dépasser les limites imposées à sa condition, le besoin
d'élargir le sens de la durée, par la destruction de tous les
obstacles dus à la force de l'habitude ». Mabille nous prépara
ainsi à rencontrer Aimé Césaire, à nous émerveiller de sa per
sonne et des profondeurs de sa pensée, et à nous rouler par
terre de jubilation à la découverte du poète génial du Cahier
d'un retour au pays natal !
Près de cinquante ans après l'éblouissant effet-Césaire, le
parcours de ce « contemporain capital » nous paraît l'un des
plus exemplaires de l'intelligentsia mondiale du XX« siècle.
Son oeuvre aura été le journal de bord de plusieurs généra
tions d'Antillais et d'Africains. En nous invitant, en 1944, à
réfléchir sur la poésie et la connaissance, à partir de Lau
tréamont, Rimbaud, Apollinaire, Breton, et à partir de sa pro
pre expérience de poète et de penseur, il nous aura aidés à
voyager en nous-mêmes, à la récupération du moi que la
colonisation avait enfoui sous des épaisseurs de mensonges,
de poncifs et d'idées reçues.
Le regard que Césaire jeta sur le passé des Haïtiens nous
a permis de le redécouvrir dans sa vraie dimension épique.
Il nous a délivrés d'une tare de l'historiographie haïtienne :
la manie de diminuer un « père de la patrie » pour grandir
un autre. Tantôt on rabaissait Toussaint Louverture pour
porter aux nues J.J. Dessalines, peint sous les traits d'un

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154 PRÉSENCE AFRICAINE

« jacobin noir » sans paille


dait en flammes Alexandre Pétion afin de mieux hisser sur
le pavois son rival Henri Christophe. Césaire trancha d'un
seul mot ce vain débat : au commencement de l'histoire déco
loniale, à l'échelle d'Haïti et du monde, il y a le génie de
Toussaint Louverture. Ses intuitions firent monter à un
étiage sans précédent le niveau de conscience de ses compa
gnons d'esclavage. Sans son articulation historique l'insur
rection victorieuse des Noirs de Saint-Domingue (1791-1804)
n'aurait pas été l'un des événements majeurs des temps
modernes.
En effet, le faux universalisme des idées de la Révolution
française avait mis les droits de l'homme hors de la portée
des Noirs. La famille humaine doit à Toussaint Louverture
le premier effort, couronné de succès, d'universalisation des
principes démocratiques de 1789. « Quand Toussaint Louver
ture vint, écrit Césaire, ce jut pour prendre à la lettre la
déclaration des droits de l'homme, ce fut pour montrer qu'il
n'y a pas de race paria; qu'il n'y a pas de pays marginal;
qu'il n'y a pas de peuple d'exception. Ce fut pour incarner
et particulariser un principe, autant dire pour le vivifier [...]
Le combat de Toussaint Louverture fut ce combat pour la
transformation du droit formel en droit réel, le combat pour
la reconnaissance de l'homme, et c'est pourquoi il s'inscrit
et inscrit la révolte des esclaves noirs de Saint-Domingue dans
l'histoire de la civilisation universelle. »
L'histoire du droit et des idées politiques doit à Toussaint
une autre contribution qui traduit l'exceptionnelle précocité
de sa vision des choses de la décolonisation. La Constitution
qu'il élabora et fit proclamer à Saint-Domingue, un siècle et
demi avant le modèle britannique aux colonies, proposait à
la France l'établissement d'un « dominion » dans sa posses
sion antillaise. Napoléon devait, à Sainte-Hélène, regretter
amèrement de n'avoir pas sauté sur l'occasion que lui offrait
le leader noir de constituer dès lors un Commonwealth à la
française, ce qui eût représenté, en 1801, un progrès décisif
de la justice comme de la culture et de la liberté dans les
relations internationales.
Après l'historien, le dramaturge Césaire allait à son tour
situer les expériences de notre pays à leur vraie place. Per
sonne, avant La Tragédie du roi Christophe, n'avait mis un
tel doigt de maître sur les vicissitudes dramatiques où l'his

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LE PETIT MATIN D'AIMÉ CÉSAIRE 155

toire haïtienne s'est empêtrée au débu


jusqu'à nos jours, elle ne finit pas de s
tude qui en Haïti se mit debout pour l
nue d'échouer dans la mission de for
une société civile, une légitimité favor
d'une nation moderne digne de l'héri
A travers la métaphore élisabéthain
sort des Haïtiens, c'est la tragédie gén
du siècle que Césaire devait analyser
lançait un cri d'alarme en direction de
mouvements de libération : Sékou Touré, Modibo Keita, Ben
Bella, Kwame N'Krumah, Cabrai, Lumumba. Au-delà de
l'Afrique combattante, l'avertissement de Césaire pouvait
aussi être utile aux entreprises révolutionnaires conduites à
la Mao, Ho Chi Minh, Che Guevara, Fidel Castro. Plus au
delà encore des soulèvements du « tiers monde », la parole
prophétique de Césaire, à travers l'évocation d'un royaume
noir des Caraïbes de 1802, préfigurait les naufrages contem
porains de Staline, Ceausescu, Honecker, et tant d'autres des
potes qui, sans daigner regarder aux principes de la démo
cratie, se sont, toute honte bue, livrés au plus terroriste
détournement de rêve et d'espérance d'émancipation que con
naisse l'histoire de l'humanité.

Césaire a rendu nos réalités plus intelligibles, en recou


rant à des thèmes à la fois spécifiques et universels. Son
intelligence théorique et sa force d'invention poétique don
nent toujours, dans l'essai comme sur la scène, une analyse
approfondie des dynamiques complexes de la décolonisation.
Il aura été le premier à souligner que le mouvement décolo
nial n'était pas une création irréversible. On pouvait s'atten
dre à voir des structures de l'ancien régime se reconstituer
au sein de tout pays imparfaitement décolonisé. La conquête
de l'indépendance ne mettrait pas automatiquement un peu
ple à l'abri des phénomènes de récurrence du colonialisme.
Comme cela s'est passé en Haïti, d'entreprenants épigones
noirs s'emploieraient, aussitôt les colons partis, à indigéni
ser avec rage les outillages mentaux et les méthodes
d'oppression du temps de la colonisation.
De même, dès 1956, soit trente-trois ans avant l'effondre
ment du mur de Berlin, Césaire comprit qu'on n'avait rien

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156 PRÉSENCE AFRICAINE

de bon à attendre de 1TJ.R.S.S. et du mouvement communiste


international. Les pouvoirs prétendument prolétariens avaient
accommodé à des réalités nouvelles les pires traditions du
despotisme. A Moscou, Prague, Budapest, Varsovie, Bucarest,
Tirana (avant que la contagion totalitaire ne s'étende à Pékin,
Hanoï, La Havane), ce que l'on entendait par « révolution
socialiste » n'était autre qu'un processus récurrent d'intério
risation des formes historiques les plus barbares d'assujet
tissement des peuples à la tyrannie d'un homme ou d'un
parti. Aux yeux de Césaire, le communisme « avait réussi la
piteuse merveille de transformer en cauchemar ce que l'huma
nité a caressé pendant longtemps comme un rêve : le socia
lisme ».
La rupture de Césaire avec le P.C.F. lui fournit l'occasion
de rappeler à Moscou, comme au stalinisme à la française,
que « la question coloniale ne peut être traitée comme une
partie d'un ensemble plus important, une partie sur laquelle
d'autres pourront transiger ou passer tel compromis qu'il leur
semblera, eu égard à une situation générale qu'ils auront seuls
à apprécier ».
On trouve chez Césaire, longtemps avant l'éclatement du
pseudo-socialisme soviétique, les critiques les mieux fondées
qu'on ait portées contre ses errements hors de l'Europe. Les
griefs les mieux articulés qu'on ait formulés contre l'expor
tation de son dogme et de ses méthodes policières ont trait
à son ignorance des singularités de l'histoire de l'Afrique sub
saharienne et de la Caraïbe :
a. La lutte contre l'oppression « se circonstancié », se sin
gularise, selon l'histoire, la culture, l'idiosyncrasie religieuse
et psychologique de chaque famille de sociétés, en tenant
compte également des conditions écologiques et géographi
ques.
b. La colonisation, en s'appuyant sur le mythe d'une
« subjectivité noire » que conditionneraient de prétendus fac
teurs « raciaux », ajouta aux malheurs physiques du joug
colonial une sorte de « difficulté d'être », un système de frus
trations culturelles qui ont rendu plus complexe la lutte des
Noirs pour leur libération.
c. Le communisme s'est révélé incapable de comprendre
ce double niveau de dévalorisation des hommes, d'identifier
correctement les voies spécifiques du combat des nègres, et
moins encore il a saisi que la négritude était de tout autre

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LE PETIT MATIN D'AIMÉ CÉSAIRE 157

nature que l'idéologie pseudo-révolutio


le mouvement ouvrier européen.

La critique de Césaire ne se limita pas à relever le peu


de place que les « spécificités nègres » occupaient dans la
stratégie européocentriste des P.C., elle poussa l'analyse
jusqu'à l'identification plus générale des tares qui devaient
conduire le communisme à son fantastique échec. Parmi
elles, Césaire ne pouvait manquer de retenir le trop bon mar
ché que le marxisme à la soviétique a fait du drame inté
rieur des hommes. En voulant tout ramener, dans la vie en
société, à la transformation des seules conditions matériel
les, il avança sur la formation de « l'homme nouveau du
socialisme » des thèses qui faisaient cavalièrement l'impasse
sur le sens du sacré dont a besoin de s'alimenter la part la
plus intime de l'imaginaire humain chez l'individu.
Au lieu d'un agrandissement des échelles du rêve et de
la réalité, comme il nous est offert dans la pensée d'Aimé
Césaire, sous ses formes soviétique, yougoslave, chinoise, viet
namienne, cubaine, la « révolution socialiste » a imposé au
monde une parodie sinistre du message évangélique ; une
caricature carnavalesque de l'état de compassion et de soli
darité qui aurait dû féconder la situation affective et morale
des individus et des groupes sociaux. Elle s'est essoufflée
jusqu'à l'extrême épuisement dans le traitement du petit
nombre de vieux conflits qui continuent de torturer le cœur
humain : le passage de l'enfance à l'âge adulte, la sexualité,
la solitude, la peur du vieillissement et de la mort inélucta
bles, les énigmes du cosmos, les troubles appels du désir et
de l'inquiétude, la disposition des êtres à jouir du mal et à
souffrir du bien, et tant d'autres phénomènes « mystérieux »
de la vie que le pouvoir ouvrier préféra traiter en « faits
divers petits-bourgeois » qu'il abandonna aux bas-côtés des
routes de l'Histoire...
Soumis au vibrion tragique de son déterminisme aux
abois, le système stalinien s'empressa de délester l'envers
énigmatique de la vie intérieure des gens pour porter le seul
fardeau de son matérialiste règlement de comptes avec
« l'éternel ennemi de classe ». L'œuvre entière de Césaire, à
ses divers registres, prend acte de l'incapacité du socialisme
à faire éclore et prospérer la charge d'une nouvelle civilisa

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158 PRÉSENCE AFRICAINE

tion qui eût été en mesure


dans la voie de la démocrat
le plus moderne et des gr
religions et des anciennes
grane dans la pâte des cultures de la planète.

Aujourd'hui, à quelle échelle peut-on mesurer l'œuvre


d'Aimé Césaire ? Sûrement pas à l'aune de la seule théorie
de la négritude. Le lyrisme de Césaire, en effet, déborde
l'étroitesse conceptuelle et les ambiguïtés que la notion de
négritude doit à ses origines anthropologiques. Dans l'uni
vers césairien, en prose comme en poésie, on a toujours
affaire à une négritude que féconde la fraîcheur des sensa
tions vécues. La grise théorie est vivifiée, transcendée, irri
guée d'humour et de sens du sacré. Césaire sait à la perfec
tion faire sauter les verrous et les instances sans grâce de
l'idéologie. Son langage en effervescence est débarrassé de
la fonction parodique où le carnaval de la plantation colo
niale avait pendant longtemps confiné le bon usage que la
femme et l'homme de la Caraïbe peuvent faire des langues
créole et française. Chez le barde martiniquais, poésie et con
naissance jouent à la fois en virtuose accompli le grand jeu
de nos particularismes nègres, et la belle aventure d'un uni
versel humain enrichi de la bonne sève créole de nos singu
larités : l'île minuscule des Antilles et la vaste terre-patrie,
l'ensoleillé chez-soi martiniquais et le tout-monde des autres
côtés de la mer où l'on peut tout aussi bien « regarder le
printemps » et écouter les trilles des rossignols de la poésie
et de la liberté.
S'il fallait célébrer en Aimé Césaire « l'un des pères de
la négritude », en compagnie de ses frères de « race » Léo
pold Sédar Senghor, Léon Damas, Alioune Diop, je dirais que
leur éclatant mérite — et celui de la revue Présence Africaine
qui fut longtemps leur tribune — est d'avoir maintenu l'anth
ropologie de la négritude dans une perspective seulement
esthétique et morale. C'est d'avoir évité de l'ériger en idéo
logie d'État ou en opération politique à caractère messiani
que. Leur sagesse à l'africaine aura permis à tous ceux qui
se reconnaissaient dans leur parole de faire l'économie des
horreurs du pan-négrisme totalitaire à la Papa Doc Duvalier.
On doit leur être reconnaissant de n'avoir pas profité de leur

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LE PETIT MATIN D'AIMÉ CÉSAIRE 159

influence en Afrique et aux Antilles pour


tude une école écumante de haine : église de combat, mos
quée armée jusqu'aux dents, temple vaudou (houmfor), où
officierait l'œcuménisme terrifiant des tontons-macoutes de
l'infamie universelle.
La montée en force des intégrismes et des nationalismes
de tous bords montre le danger qu'eût représenté pour l'Afri
que et la Caraïbe un programme d'émancipation articulé à
l'absolu d'une « substance noire » qui, existant préalablement
à l'histoire de nos peuples respectifs, en serait le développe
ment à travers le temps de nos combats de décolonisation.
Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor (tout comme Alioune
Diop dans sa revue) devaient tenir notre soif de justice et
de solidarité loin des bornes ethniques, « raciales », religieu
ses, qui encombrent maintenant les vieilles routes où le natio
nalisme et l'intégrisme sans foi ni loi emmènent leurs hor
des d'excitateurs fanatiques faire du sur-place historique.
Et que faites-vous de la violence qui est propre à la poé
sie et au discours décolonial d'Aimé Césaire ?
J'invite mon interpellateur à célébrer avec moi la violence
de l'esprit d'enfance et du merveilleux, la violence de l'inno
cence et de la vérité. En effet, Césaire rejoint fraternellement
le courant principal de la culture mondiale quand son embra
sement de poète fait à tout être humain le don généreux de
« l'étincelle du feu sacré du monde, chair de la chair du
monde, palpitant du mouvement même du monde ». C'est
pourquoi Claude Roy écrivit un jour que « Aimé Césaire n'est
pas un produit de la colonisation française, il est l'enfant
superbement naturel de la civilisation tout court ».
C'est pourquoi il serait absolument vain de faire à Césaire
un procès pour crime de lèse-créolité sous le prétexte que
sa force d'émerveillement nous parvient dans une langue
française de rêve. Césaire n'est-il pas la créolité plus le sens
du sacré ? La créolité plus le drame historique « shakespea
rien » des peuples noirs ? La créolité plus Rimbaud, Apolli
naire, Breton, Claudel, et « l'odeur de marée de l'avenir »,
enfin la créolité en mouvement dans la « note éternelle » qui,
selon Charles Baudelaire, soulève les grands états de poésie
et de miséricorde avec à la fois le malheur et la beauté qu'il
y a dans le monde ?
A l'heure des mutations d'identité qui accompagnent la
civilisation planétaire qui pointe à l'horizon, le Common

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160 PRÉSENCE AFRICAINE

wealth à la française qu'o


dans l'œuvre du poète sou
tant moral » qui vivifie l
son étoile du petit matin

René DEPESTRE
Écrivain.

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