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Salman RUSHDIE,
Joseph Anton (Plon, 2012, p. 400).
Pour Patrice Champion,
en souvenir de Belgrade et Sarajevo
INTRODUCTION
Un rajeunissement sémantique
Disparition de la race,
prolifération des racistes
Avant d’aller plus loin, rappelons une différence fondamentale entre l’Empire
britannique et l’Empire français : alors que ce dernier est mû par la conviction
d’apporter, outre-mer, la liberté et la civilisation, « il est du devoir des races
supérieures de civiliser les races inférieures », dira Jules Ferry dans un discours
célèbre à la Chambre en 1885, le premier n’a, en apparence, d’autre ambition
que l’extension du commerce et des profits. Il se contente via l’Indirect Rule
d’exploiter, au besoin par la force, les richesses des terres lointaines, laissant aux
indigènes le soin de s’administrer eux-mêmes, de persister dans leurs rites et
leurs croyances (la Grande-Bretagne moderne, multiculturelle et différentialiste,
a ainsi rapatrié en métropole son modèle impérial au risque d’oublier le ciment
commun, la « britannicité » et d’encourager les séparatismes ethniques2).
L’impérialisme français voulait convertir l’Arabe, l’Africain, l’Asiatique aux
valeurs républicaines et les intégrer à la métropole, l’impérialisme britannique
jugeait les Indiens, les Malais, les Kenyans si différents des Anglais qu’il pensait
vain de leur inculquer le mode de vie européen. Les colonialistes français
prétendaient créer du semblable sur toute la surface de la terre, au nom de
l’universalité des droits de l’homme ; les Britanniques, à l’inverse, respectaient
la diversité des cultures sans chercher à les unifier sous un arc commun. À
chacun son mode de vie, nul besoin de changer les êtres. Perçue par les uns
comme une infériorité ou une survivance qu’il sera possible de corriger avec le
temps, la différence est considérée par les autres comme une distance
infranchissable qu’il ne sert à rien de vouloir abolir. Tel est le fondement du
libéralisme communautaire. En réalité les deux colonialismes ont mêlé leurs
principes : les Britanniques ont laissé leur empreinte sur les pays occupés,
notamment leur système parlementaire en Inde et ailleurs, et les Français ont
accordé au compte-gouttes la nationalité française aux sujets musulmans
d’Algérie, contredisant leurs généreuses proclamations universalistes.
Reste que, poussé dans sa logique extrême, le respect de l’altérité peut aboutir
aux politiques discriminatoires de triste renom : l’apartheid sud-africain, c’est
l’autre si distinct de moi qu’il n’a plus le droit de m’approcher. Cantonner
chacun dans sa spécificité et lui interdire d’en sortir, sacraliser ses traditions rend
difficile la cohabitation des peuples, surtout dans les sociétés de masse. Les
Français traquent aujourd’hui le foulard à l’école et la burqa dans l’espace public
parce qu’ils considèrent tous les hommes comme égaux ; les Anglo-Saxons
hiérarchisent les individus et les rattachent à leur communauté. C’est
l’ambivalence de l’antiracisme : il défend l’humanité comme une seule famille
mais voit dans les diversités culturelles autant de petites patries à protéger envers
et contre tout. On appuie chaleureusement le souci quasi névrotique de telle
minorité religieuse de se garder de tout contact impur, de persister dans ses
mœurs, mais notre encouragement à résister contredit le conseil que nous lui
donnons. Nous lui tendons une main au moment où elle retire la sienne, nous lui
lançons une passerelle alors qu’elle tire orgueil de couper les ponts avec nous.
Nous ne célébrons chez elle que ce que nous critiquons chez nous,
l’ethnocentrisme invétéré. On risque alors, comme le fait toute une fraction de
l’extrême gauche, de freiner l’octroi aux musulmans des droits dont nous
jouissons, le droit, par exemple, de ne pas pratiquer leur religion ou de la
pratiquer par intermittence. En aucun cas la célébration de la diversité en tant
que norme suprême ne peut fonder un socle commun. C’est l’idée même d’une
égalité humaine qui est sabordée. Preuve, s’il en est, que la louange sans réserve
des particularités culturelles peut cacher, elle aussi, un paternalisme néocolonial.
En octobre 2013, à Istanbul, l’Organisation de la Conférence islamique,
financée par des douzaines de pays musulmans qui persécutent sans vergogne
juifs, hindous, bouddhistes et chrétiens, demande aux nations occidentales,
incarnées par la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton et le Haut
Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité,
Catherine Ashton, de mettre fin à la liberté d’expression, au moins en ce qui
concerne l’islam, représenté de façon trop négative comme une confession qui
opprime les femmes et fait preuve d’un prosélytisme agressif. Les signataires
veulent faire de la critique de l’islam et, notamment, de l’assimilation des
musulmans à des terroristes, un crime international reconnu par les plus hautes
instances. Depuis 1999, tous les ans, les 57 pays de l’Organisation de la
Conférence islamique s’efforcent d’imposer un délit de blasphème devant la
commission des droits de l’homme de l’Onu. Déjà formulée à Durban en 2001,
cette demande est réitérée presque chaque année dans les différentes instances
internationales. En septembre 2007, par exemple, le rapporteur spécial sur le
racisme, Doudou Diène, juriste sénégalais, dans son rapport présenté au Conseil
des droits de l’homme, fait de l’islamophobie une « des formes les plus graves
de diffamation des religions ». Toujours en mars de la même année, le Conseil
des droits de l’homme avait assimilé ce type de « diffamation » à du racisme pur
et simple et demandait d’interdire toute moquerie à l’égard du Prophète et des
symboles islamiques.
Double ambition donc : faire taire les Occidentaux, coupables de trois péchés
capitaux, la liberté religieuse, la liberté de penser, l’égalité entre hommes et
femmes. Mais surtout forger un outil de police interne à l’égard des musulmans
réformateurs ou libéraux qui osent critiquer leur confession et en appellent à un
changement du code de la famille, à la parité entre les sexes, au droit à
l’apostasie, à la conversion ou encore à la possibilité de « dé-jeûner » (en France
comme au Maroc ou en Algérie, des fidèles décident de ne plus faire le ramadan
pour raisons personnelles mais se heurtent à l’hostilité des proches voire des
autorités et s’alimentent en cachette ; on estime en France à un tiers environ des
5 ou 6 millions de musulmans qui n’observe pas le ramadan3). Haro donc sur ces
fidèles qui réclament la possibilité d’être des croyants par éclipse comme il en
existe chez les chrétiens et les juifs. Il faut les désigner, ces renégats à la vindicte
de leurs coreligionnaires, les dire imprégnés d’idéologie coloniale pour bloquer
tout espoir d’une mutation en terre d’islam. Et ce, avec l’onction des idiots utiles
de la gauche ou de l’extrême gauche, toujours à l’affût d’un nouveau racisme et
certains de tenir avec l’islam le dernier sujet opprimé de l’Histoire. Hier on
montrait du doigt Salman Rushdie, Ayaan Hirsi Ali, Taslima Nasreen, Irshad
Manji, de nos jours c’est Chahdortt Djavann, Malika Sorel, Dounia Bouzar,
Kamel Daoud, Waleed Al-Husseini, Boualem Sansal. À Paris, par exemple, un
collectif d’historiens et d’universitaires adresse en février 2016 une pétition au
Monde où ils accusent l’écrivain algérien Kamel Daoud de véhiculer des clichés
islamophobes dans sa lecture des événements de Cologne, la nuit de la Saint-
Sylvestre 2015 : près de cinq cents femmes allemandes y ont été en effet
sexuellement agressées par des jeunes gens originaires pour la plupart du
Maghreb4. L’auteur évoquait dans une tribune du 31 janvier 2016 le rapport
pathologique à la sexualité de nombreux pays d’islam et le choc culturel ressenti
par un certain nombre de ressortissants du Maghreb face à des femmes se
promenant en liberté dans les rues. Il n’était pas le premier à établir ce diagnostic
– de Chahdortt Djavann, Irshad Manji, Wafa Sultan, Ayaan Hirsi Ali, jusqu’à
Tahar Ben Jelloun ou Fethi Benslama, nombreux sont les écrivains, politologues,
romanciers, psychanalystes, originaires du Moyen-Orient ou d’Afrique du Nord,
à avoir mis en lumière la misère sexuelle, la relégation de la femme, l’interdit de
l’homosexualité dans le monde arabo-musulman. Mais Kamel Daoud a eu le tort
d’appliquer cette analyse aux événements de Cologne qui venaient de se
produire. Il ne s’agissait pas pour les signataires d’exprimer leurs désaccords ou
de nuancer le point de vue de l’écrivain algérien mais de lui clouer le bec en
l’accusant de racisme alors qu’il était sous le coup d’une fatwa prononcée par un
imam salafiste en Algérie, en 2015, réclamant son exécution5.
Avec cette pétition, on n’est plus dans le débat intellectuel, légitime, mais dans
la démonologie. Les faits qui se sont produits à Cologne sont tellement graves
qu’il faudrait commencer par ne pas en parler. D’ailleurs, les pétitionnaires n’ont
rien à en dire de particulier sinon qu’il ne faut pas tomber « dans la banalisation
du discours raciste ». Une sorte d’interdit pèserait sur l’interprétation dès qu’il
s’agit de personnes venant du Maghreb ou du Proche-Orient. Incroyable
retournement caractéristique de toute une « gauche » multiculturelle : l’évangile
de l’antiracisme est plus important que les événements eux-mêmes, le respect
des cultures que la protection des personnes. Le viol n’est plus un crime si on le
remet dans son contexte. Ce qu’explique, par exemple, le sociologue Éric Fassin,
spécialiste des discriminations : « Le métier des sciences sociales est de se
méfier des explications essentialistes. Ce n’est pas parce que ces gens sont
musulmans qu’ils ont commis ces actes. Il y a une finalité politique. À qui s’en
sont-ils pris ? À des femmes allemandes blanches. Ils ne sont pas allés violer des
prostituées. Cela donne un sens à leur violence6. » En d’autres termes, agresser
sexuellement des femmes blanches, donc « dominantes », a une signification qui
atténue ou minimise la portée du crime, lequel devient un acte politique. Du
coup l’horreur du viol est diluée dans l’épopée plus vaste de l’émancipation des
damnés de la terre.
Malheur donc aux musulmans libéraux qui osent critiquer leur confession ou
remettre en question les mœurs de leurs patries. La police religieuse sévit contre
ces renégats ethniques, ces déserteurs dont il faut étouffer l’expression dans
l’œuf. Ainsi un autre spécialiste de l’islam, Alain Gresh, journaliste au Monde
diplomatique, se permet-il, lors d’une audition au Sénat, le 10 février 2016, de
disqualifier l’imam de Drancy, Hassan Chalghoumi, dont le crime principal est
d’être allé en Israël et de ne pas être hostile aux Juifs : « L’imam Chalghoumi qui
est une idole pour les médias n’a aucun poids dans la communauté musulmane.
Les musulmans prennent sa prestation comme une insulte7. » Rappelons que
l’imam de Drancy, condamné à mort par les intégristes, vit entouré de gardes du
corps. Quant aux intellectuels français musulmans ou journalistes libéraux, tels
Abdennour Bidar, Abdelwahab Meddeb (disparu en 2014), Rachid Benzine,
Malek Chebel (mort en 2016), Waleed Al-Husseini (Palestinien réfugié en
France), Mohamed Sifaoui, ce sont des « repentis médiatiques » qui justifient
l’islamophobie viscérale des non-musulmans8. Les féministes de Ni Putes Ni
Soumises9, par exemple ? Des activistes d’extrême droite contaminées par leur
alliance avec les mouvements identitaires10. Ce sont toutes des « supplétifs
indigènes » confirme Pierre Tevanian, à propos de leur porte-parole d’alors,
Sihem Habchi11. Ou bien comme le dit un membre des Indigènes de la
République (groupuscule confessionnel identitaire) « les supplétives du système
raciste » chargées de « donner le coup de grâce à cette honnie famille
maghrébine12 ». L’expression est intéressante : elle signifie deux choses
complémentaires : qu’une citoyenne française d’origine maghrébine reste
maghrébine envers et contre tout et ne peut jamais être française de plein titre.
Qu’une femme musulmane le demeure également pour toujours, prisonnière de
sa culture d’origine. Il est curieux de voir combien un certain gauchisme
colporte les clichés coloniaux les plus éculés.
C’est donc bien à une chasse aux sorcières que nous assistons, menée par les
fondamentalistes et leurs alliés marxisants, coalisés pour maintenir l’islam
comme un bloc inamovible. Il faut bloquer tout espoir d’une mutation en terre
coranique et pourfendre les dissidents. L’accusation d’islamophobie n’est rien
d’autre qu’une arme de destruction massive du débat intellectuel. Nous sommes
les témoins depuis vingt ans de la fabrication d’un nouveau délit d’opinion,
analogue à ce qui se faisait, jadis, dans l’Union soviétique contre les « ennemis
du peuple ». Les gardiens du dogme veillent de façon sourcilleuse sur la moindre
transgression ou allusion. Le simple fait d’évoquer un « problème musulman »
vous vaut les foudres des censeurs et des menaces de procès13. Il s’agit donc de
flétrir ces jeunes femmes qui souhaitent s’affranchir du voile et marcher tête nue
dans la rue, sans se faire traiter de tous les noms, qui veulent épouser ceux
qu’elles aiment et non pas ceux qu’on leur impose, foudroyer ces Français, ces
Anglais, ces Allemands, ces Italiens d’origine turque, pakistanaise, algérienne,
africaine qui réclament le droit à l’indifférence religieuse et veulent vivre leur
vie sans allégeance obligatoire à leur communauté de naissance. On déplace la
question du plan intellectuel au plan culturel, toute objection ou volonté de
sécession étant vue comme une trahison « raciste ». Le qualificatif est étrange
car le racisme, classiquement, c’est voir dans la couleur de peau, l’ethnie, le
clan, un déterminisme insurmontable. Or voilà que la tentative d’y échapper est
elle-même dénoncée par les bonnes âmes comme un acte raciste.
L’anathème touche également le monde universitaire, comme le prouve la
querelle survenue en 2008 entre le médiéviste Alain De Libera, professeur au
Collège de France, et l’historien Sylvain Gougueheim, traité « d’islamophobe
savant » pour avoir soutenu dans un ouvrage que le rôle des Arabes dans la
transmission des savoirs anciens était marginal14. Ce qui aurait dû rester un
désaccord de bon aloi et limité au plan de l’érudition – difficile pour le profane
de trancher sur le fond – s’est transformé en cabale et chasse aux sorcières. Voilà
Sylvain Gougueheim accusé de ressortir de la droite extrême en minimisant le
rôle des musulmans dans la construction de l’Europe intellectuelle. Alors que le
médiéviste Jacques Le Goff juge le livre de Gougueheim « intéressant mais
discutable » et regrette la véhémence des polémiques, le philosophe Alain De
Libera, prenant la posture du Grand Inquisiteur, jette dans la corbeille de
l’islamophobie savante non seulement Sylvain Gougueheim mais Fernand
Braudel, Benoît XVI, Rémi Brague, Marie-Thérèse et Dominique Urvoy, tous
coupables de sacrifier aux « monolithes identitaires ». Quand l’érudit sombre
dans la polémique et se livre à une mise à l’index, il n’échappe pas aux facilités
qu’il blâme chez les autres.
1. Cité in Alexandre Devecchio, Les Nouveaux Enfants du siècle, Cerf, 2016, p. 72. Depuis cette
époque, Tarek Obrou a évolué. Fait chevalier de la Légion d’honneur par Alain Juppé, menacé par
Daech, il pourrait devenir le futur grand mufti de la République.
2. Sur le sujet, voir les éditoriaux, postérieurs aux attentats de 2005 à Londres, de Jonathan
Freedland dans The Guardian et du futur maire de Londres Boris Johnson dans The Daily Telegraph
dès 2005. In Hérodote, « La Question postcoloniale », 2006, p. 195-196.
3. Selon une enquête IFOP-La Croix, juillet 2011.
4. Le Monde, Collectif, « Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés », 12 février
2016.
5. Entre-temps, l’imam, ancien militant du Front islamique du salut, a écopé le 8 mars 2016 d’une
condamnation, par un tribunal d’Oran, à 6 mois de prison dont trois ferme.
6. Le Monde, samedi 7 mai 2016, cité par Raphaelle Bacqué et Ariane Chemin.
7. Site Zaman France.
8. « La figure du repenti […] est représentée par des intellectuels musulmans dits “modérés”,
alimentant le sens commun sur l’islam notamment au sujet de l’interdiction du port du hijab à l’école
publique en France (Abdennour Bidar, Malek Chebel, Abdelwahab Meddeb, Mohamed Sifaoui, etc.)
et justifiant l’islamophobie viscérale d’Oriana Fallaci en Italie », in Abdellali Hajjat, Marwan
Mohammed, Islamophobie, op. cit., p. 117, note B. Quel rapport entre ces auteurs et Oriana Fallaci ?
Aucun bien sûr mais comme dans tout procès d’intention, il faut procéder par amalgames.
9. Fondée par Fadela Amara en 2003, cette association féministe se propose de dénoncer les
violences faites aux femmes dans les quartiers.
10. A. Hajjat, M. Mohammed, Islamophobie, op. cit., p. 139, note B, à propos de Christine Tassin.
11. Pierre Tevanian, La Haine de la religion, La Découverte, 2013, p. 108.
12. Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, La Fabrique Éditions, 2016, p. 76.
13. Comment les élites françaises fabriquent « le problème musulman », Abdellali Hajjat et
Marwan Mohammed, Islamophobie, op. cit.
14. Sylvain Gougueheim, Aristote au mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe
chrétienne, Le Seuil, 2008. Sur cette polémique, voir le commentaire de Rémi Brague qui demande
de distinguer l’islam comme religion et l’islam comme civilisation, et rappelle que le Coran ne fut
connu qu’à partir du XIIe siècle et commenté pour la première fois par Nicolas de Cue au XVe siècle.
La contribution de l’islam et sa prolongation de l’héritage grec sont réels. Mais cette reconnaissance
de dettes ne doit pas être comprise comme le versement d’un liquide d’un vase à un autre : l’on doit
aux Arabes les mathématiques, l’astronomie, l’alchimie et la traduction d’Aristote à Tolède, et sur ce
point la contribution d’Avicenne fut la plus déterminante. Mais la littérature grecque, le théâtre,
Platon et Plotin sont passés directement de Constantinople à l’Europe au XVe siècle. Enfin l’Europe
n’a bénéficié de ces sources que parce qu’elle a effectué à partir du XIe siècle un énorme travail sur
soi qui a permis sa renaissance ultérieure. Le récepteur doit se rendre capable de s’approprier le
savoir offert (La Nef, juin 2008, no 194).
CHAPITRE 3
Le miracle de la transsubstantiation
Søren Kierkegaard
Bernard LEWIS,
Le Retour de l’Islam (Gallimard, 1985, p. 444).
CHAPITRE 4
L’islamo-gauchisme ou la conjonction
des ressentiments
« L’époque qui ose se dire la plus révoltée n’offre à choisir que des
conformismes. La vraie passion du XXe siècle est la servitude. »
Culpabilité de la victime,
innocence du bourreau
« Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à
Dieu qu’aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel
en vous égorgeant ? »
Voltaire,
Dictionnaire philosophique, article Fanatisme1
Allons plus loin : une même culture de l’excuse touche également les meurtres
de masse. Comment les exonérer ? L’arsenal des justifications semble
inépuisable, et ce jusqu’à l’abjection. Les acrobaties les plus extravagantes sont
alors requises. Ainsi le sociologue Geoffroy de Lagasnerie explique les attentats
du 13 novembre 2015 à Paris, au Bataclan et dans les cafés du
11e arrondissement (130 morts, plusieurs centaines de blessés), par le fait que
« les terrasses de café sont un des lieux les plus intimidants pour les jeunes des
minorités ethniques […] Un espace où l’on n’ose pas s’asseoir, où l’on n’est pas
bien accueillis, où l’on n’est pas servis, où, quand on est servis, c’est cher. Un
des lieux les plus traumatisants […] Au fond vous pouvez dire qu’ils ont plaqué
des mots djihadistes sur une violence sociale qu’ils ont ressentie quand ils
avaient 16 ans2 ». Ce révisionnisme en temps réel suggère un renversement
intéressant : les tueurs des terrasses étaient des traumatisés, les consommateurs
tombés sous leurs balles des privilégiés. Conclusion : les victimes étaient des
bourreaux qui s’ignorent et les tueurs des victimes malheureuses. D’ailleurs, un
collectif d’artistes danois n’a-t-il pas voulu organiser en mai 2016 une exposition
« Martyrs » à Copenhague et y mettre à l’honneur les frères El Bakraoui,
kamikazes des attentats de Bruxelles et l’un des terroristes du Bataclan ?
Comment une société en vient-elle à célébrer ceux qui veulent la détruire ? Par la
manipulation symbolique des hécatombes, par un syndrome de Stockholm
reformulé en termes de subversion.
Rarement la classe intellectuelle aura déployé de tels efforts, pour justifier sa
soumission. Dans la Revue du crieur, organe du site Mediapart, Blaise Wilfert-
Portal explique que « l’éloge des terrasses et du mode de vie français
“prétendument joyeux et festif, gentiment paillard et coquin, tolérant et
cosmopolite” n’est pas aussi “innocent” qu’il en a l’air. Il fait partie du répertoire
communément mobilisé depuis le XIXe siècle lorsque “la nation est en péril” et
s’articule à des formes de chauvinisme plus explicitement agressives3 ».
Défendre le mode de vie français est « une autre forme d’injonction terrorisante
[…] avec tout ce que cela peut impliquer d’unanimisme obligé, de muselage des
manifestations légitimes de la critique, de la contestation, etc., bref une
atmosphère de censure, formelle ou informelle ». Autrement dit, aller boire un
coup au bistrot, bécoter sa douce, commander un plat est une autre forme de
terrorisme ; quant à agiter un drapeau français ou l’accrocher à son balcon, c’est
se rattacher aux trois moments noirs de la mémoire française « la Grande Guerre,
Vichy et les guerres coloniales, toutes liées à des formes plus ou moins explicites
de dictature et à des efforts massifs de contrôle social ». Bref, « l’art de vivre
français » est susceptible de toutes « les manipulations identitaires » et derrière
la façade sympathique des restaurants, les sourires, les baisers échangés entre
amants se profile l’ombre terrible « d’une cage de fer ». Si notre premier
intellectuel dédouanait les tueurs, en les couvrant de l’ombre bienveillante du
traumatisme social, le second se contente d’accabler les victimes, passées ou
futures. Vous n’avez pas honte d’aller au café et de vous rattacher aux trois
moments noirs de l’histoire française ? Prenons-y garde : boire un verre dans un
bar relèvera bientôt peu ou prou du crime nationaliste. Le mode de vie tricolore
est par nature douteux. On savait déjà que l’apéro saucisson était marqué
politiquement à l’extrême droite. C’est toute l’alimentation hexagonale qui doit
être désormais frappée de suspicion, « au grand dam des puristes de la
restauration traditionnelle » comme l’explique la militante ethniciste Rokhaya
Diallo : le jambon beurre mais aussi « la bien franchouillarde blanquette de
veau » devraient être équilibrés par le couscous, le sandwich kebab et la
nourriture halal4. Il faut d’abord frapper à l’estomac pour modifier les mentalités.
Que se passe-t-il pour que de bons esprits, pas plus sots que d’autres, dérapent
de cette façon ? Appelons-le d’un mot simple : la haine de soi que j’évoquais dès
19835, présente dans l’intelligentsia occidentale du XXe siècle pourvu qu’elle soit
justifiée par la Révolution, le Parti ou le Tiers-Monde. Mais aussi l’esprit de
collaboration qui se manifesta durant la Seconde Guerre mondiale. Peu après les
attentats de Charlie6, l’ultragauche, le NPA (Nouveau Parti anticapitaliste), le
Parti communiste français (mais sans le Bureau politique) et le Front de gauche
(mais sans Jean-Luc Mélenchon) n’ont rien trouvé de mieux que d’organiser, fin
février 2015, un meeting à la Bourse du Travail de Saint-Denis pour dénoncer
« l’islamophobie et le climat de guerre sécuritaire » (avec, entre autres, l’UOIF
proche des Frères musulmans et le Parti des Indigènes de la République,
groupuscule identitaire antiféministe, antisioniste et homophobe). On vient
d’assassiner de sang-froid des dessinateurs de Charlie Hebdo, des membres des
services de police, des consommateurs juifs coupables d’être juifs dans un
supermarché kacher mais c’est vers la dénonciation d’une supposée
« islamophobie » que se précipitent les organisateurs.
Pour en revenir aux massacres de novembre 2015 au Bataclan et dans les rues
du 11e arrondissement, les grands esprits, avouons-le, se sont surpassés : si pour
le maoïste Alain Badiou, de façon pavlovienne, les meurtres s’expliquent, bien
sûr, « par le vide agressif de la domination occidentale, du capitalisme
mondialisé et des États qui en sont les serviteurs7 », un autre philosophe, Michel
Onfray, arguant de sa supériorité intellectuelle sur les journalistes, prisonniers du
court terme, explique que ces tueries sont de la responsabilité de l’État français
coupable de mener une « politique islamophobe », aux côtés des États-Unis, et
récoltant ce qu’il a semé8. Vieille antienne tiers-mondiste : l’Occident libéral,
capitaliste et impérialiste est coupable de tout le mal sur cette terre, les assassins
sont des combattants, les terroristes des résistants à nos drones, nos avions.
Daech est un État avec lequel nous devrions négocier une trêve et qui a le droit
d’exister (les militants de l’État islamique ont d’ailleurs remercié le « mécréant »
Michel Onfray et en ont fait leur coqueluche, comme l’a révélé le journaliste
spécialiste du djihadisme David Thomson). La forfaiture est d’autant plus
attristante qu’elle vient d’un esprit qu’on avait connu jadis plus affûté9.
Un autre philosophe, Jean-Luc Nancy, après le massacre de Nice qui fit
86 morts le 14 juillet 2016, lorsqu’un homme au volant d’un camion fonça dans
la foule sur la Promenade des Anglais, écrit dans Libération (18 juillet 2016) :
« Il faut nous en prendre à nous-mêmes, à notre entreprise universelle de
puissance jamais assouvie. Il faut arraisonner et démonter les camions fous de
nos supposés progrès, de nos fantasmes de domination et de notre obésité
marchande. » Démonter les camions : voilà qui consolera les familles des
victimes assurément. Il faudra dans le même esprit ôter les roues des voitures,
les rails des trains, les ailes des avions, les lames des couteaux et les dents des
fourchettes, tous objets susceptibles de tuer. Un autre sage, revenu de toutes les
luttes et fatigué de l’hystérie de la guerre, résumera cette pensée dans un tweet :
« Les barbares tuent indistinctement par attentats suicide, les civilisés tuent
indistinctement par missiles et drones. » (Edgar Morin, septembre 2016.) La
messe est dite, tout se vaut. Quelle bizarrerie : voilà que des penseurs, athées
revendiqués, réinventent la vieille notion du christianisme : le péché originel. On
me frappe, donc je suis coupable. Un mécanisme de disculpation est en marche
qui impute à l’Europe et aux États-Unis la plupart des crimes de l’islam et
retourne son bellicisme à notre égard en agressivité de notre part. Entreprise
ardue, délirante et qui a valeur de symptôme mais rendue possible à grand
renfort d’anathèmes et d’approximations.
Les croyants, à leur tour, et le tout premier d’entre eux, peuvent aussi déraper.
Le pape François, interrogé dans l’avion qui le ramenait de Pologne, après les
Journées mondiales de la jeunesse, le 31 juillet 2016, ne disait-il pas à propos
des attentats récents qui avaient endeuillé la France : « Je n’aime pas parler de
violence islamique parce qu’en feuilletant les journaux, je vois tous les jours des
violences, même en Italie : celui-là qui tue sa fiancée, tel autre qui tue sa belle-
mère et un autre… et ce sont des catholiques baptisés, hein ! Ce sont des
catholiques violents. Si je parle de violence islamique, je dois parler de violence
catholique […] C’est comme dans la macédoine, il y a de tout […] le terrorisme
grandit lorsqu’il n’y a pas d’autre option. Et au centre de l’économie mondiale, il
y a le dieu argent et non la personne, l’homme et la femme, voilà le premier
terrorisme10. » Il est étrange que le Pape confonde fanatisme et matérialisme qui
sont deux ordres différents. Il est vrai que François s’était déjà distingué par un
commentaire percutant après les assassinats de Charlie : « Si un grand ami parle
mal de ma mère, il peut s’attendre à un coup de poing et c’est normal11. »
Étrange réflexion, fort peu évangélique, et qui ressort plus du machisme latin
que d’une haute pensée théologique. On est loin, avec ces propos de comptoir, de
Jean-Paul II ou de Benoît XVI.
La culture de l’excuse est d’abord une culture du mépris : croyant blanchir des
groupes entiers, elle les infantilise. Les djihadistes sont réduits à leurs conditions
sociales ; loin d’être des meurtriers, ce sont des archanges dont les forfaits nous
incombent12. On les rhabille du manteau du persécuté, du psychopathe, du
déséquilibré. Tout crime, égorgement, attentat à la bombe en France, en
Allemagne ou au Proche-Orient, serait un peu de notre faute et devrait nous
inciter à battre notre coulpe. Dans l’idéologie de l’absolution, l’acte n’est plus
qu’un symptôme. Il fond littéralement, tel le sucre dans l’eau, dans les
circonstances qui l’entourent. Tueurs, kamikazes ne sont jamais responsables
puisque, nés sur le terreau du mépris, de la pauvreté, de l’exploitation, ils n’en
sont que les produits. Ce sont des désespérés qui ont éprouvé un besoin urgent de
tuer un maximum de gens. Vient un moment pourtant où les égarements de tels
individus ne peuvent être imputés qu’à eux-mêmes : en faire des marionnettes
inconscientes des grandes puissances revient à les disculper à peu de frais. L’ami
des opprimés fait preuve d’un paternalisme condescendant à l’égard de ses
protégés : il leur interdit l’accès à l’autonomie parce qu’il ne les rend jamais
comptables de leurs actes, pas plus qu’il ne les crédite de leurs réussites
individuelles. À ceux qui imputent le terrorisme aux inégalités économiques du
Proche-Orient, au réchauffement climatique, aux interventions américaines ou
européennes, opposons plutôt ce sage conseil du doyen de la faculté de droit du
Qatar : le seul moyen de combattre Al-Qaïda ou Daech, c’est de leur substituer
une autre théologie, d’autres valeurs spirituelles qui réfutent les leurs13. L’enjeu
est d’abord religieux.
En filigrane, il existe un point commun entre l’extrême gauche et l’islam
radical : la volonté de détruire cette société, la recherche d’une rédemption par
l’immigrant, l’étranger qui viendra régénérer nos vieilles nations épuisées. On le
constate dans la figure des « reconvertis », de tous ceux qui ont troqué leurs
illusions révolutionnaires pour le message coranique : tel l’ancien maoïste
Olivier Roy, déjà cité, qui a substitué une foi à une autre, et s’est spécialisé dans
la défense de l’intégrisme « modéré14 ». Avocat inlassable et talentueux de
l’orthodoxie, il réserve ses flèches aux musulmans déserteurs, aux politiques de
déradicalisation et surtout à la laïcité potentiellement totalitaire15.
Quel est l’impact de ces proclamations intellectuelles ? Minime, sans doute,
sur le grand public, mais réel sur les médias et les politiques dont ces influents
ont l’oreille. Ils représentent l’oligarchie qui impose ses vues au peuple, ils font
partie de l’élite qui pense, qui parle et décide pour les autres. Quoi qu’il arrive,
même le pire, il se trouvera toujours à gauche (et à l’extrême droite) des
personnes autorisées pour nous suggérer que nous méritons ce qui nous arrive.
Grâce au marxisme-salafisme, la violence parle le langage de la paix, le
fanatisme celui de la raison, l’archaïsme celui du progressisme, la cruauté celui
de l’amour. Partout les prêcheurs de honte, les professionnels de
l’asservissement volontaire travaillent main dans la main avec les prêcheurs de
haine. Quel étrange spectacle que de voir des anticléricaux forcenés, des
bouffeurs de curé perdre tout sens commun face aux culs-bénits du
fondamentalisme. L’ultragauche occidentale et l’islam politique sont habités par
un même fantasme de Récapitulation. Les derniers bataillons de la « lutte
finale » s’agrègent aux foules enfiévrées de la « religion terminale ». De même
que le Coran se veut la Révélation qui invalide le christianisme et le judaïsme en
les absorbant, de même le communisme entend dépasser l’économie marchande
et la société bourgeoise. Le premier ne comprend pas pourquoi juifs et chrétiens
s’entêtent dans l’erreur, le second veut se venger des déboires historiques
encourus par le bolchevisme.
1. Dictionnaire philosophique, Garnier-Flammarion, 1964, p. 190.
2. Cité dans un article paru sur le site rue89, nouvelobs.com, 18 janvier 2016.
3. Revue du crieur, no 3, La Découverte, p. 51 sq. En février 2016, l’ingénieur Mohamed Louizi
suspend son blog sur Mediapart en raison de la complaisance et de la complicité de son directeur
Edwy Plenel avec l’islamisme, les Frères musulmans et l’intégriste Tariq Ramadan. Selon lui,
Mediapart serait devenu « un instrument de propagande frérosalafiste antilaïcité et antirépublique ».
4. Rokhaya Diallo, À nous la France !, Michel Lafon, 2012, p. 47 et 48.
5. Je renvoie ici à mon livre Le Sanglot de l’homme blanc. Tiers-monde, culpabilité, haine de soi,
paru au Seuil en 1983.
6. Sur la supposée haine de l’islam et la lâcheté des dessinateurs de Charlie, seuls 4 % des
couvertures du journal étaient consacrées aux musulmans, rappelle Caroline Fourest, alors que
l’hebdomadaire réservait ses traits à la satire politique et aux chrétiens intégristes (Éloge du
blasphème, Grasset, 2015, p. 100).
7. Alain Badiou, Penser les meurtres de masse, conférence au théâtre de la Commune
d’Aubervilliers, 23 novembre 2015.
8. Michel Onfray, « La France doit cesser sa politique islamophobe », Le Point, 19 novembre
2015.
9. Qu’il faille discuter de la pertinence des interventions militaires est légitime : si la deuxième
guerre du Golfe, fondée sur un mensonge, fut désastreuse, sauf pour les Kurdes et les chiites, 80 %
de la population irakienne, qu’elle débarrassa de la tutelle du parti Baas, d’autres en revanche furent
nécessaires. Le Mali en 2012, la Centrafrique en 2013 sans compter le dispositif militaire Barkhane
qui contient le djihadisme dans le Sahel se révélèrent utiles. Michel Onfray cumule ici un anti-
américanisme frénétique avec une méconnaissance revendiquée de la situation géostratégique. Il sort
des chiffres fantaisistes de son chapeau, les USA et la France seraient responsables de la mort de
4 millions de musulmans (Le Point, 28 juillet 2016), pourquoi pas 10 pendant qu’il y est ? Tout cela
pour appuyer sa thèse. Dans une note pour la Fondation de la recherche stratégique (février 2016),
Bruno Tertrais rappelle que des attentats frappèrent le sol français dès les années 70 sans que nos
armées soient intervenues à l’étranger, par le terrorisme palestinien et iranien. En 2000, un projet
d’attentat déjoué voulait détruire la cathédrale de Strasbourg alors même que notre pays n’intervenait
nulle part. Ne pas frapper en Afghanistan en 2001 aurait permis à un émirat taliban de prospérer et de
rayonner sur le monde entier. L’Allemagne elle aussi est menacée comme pays croisé alors qu’elle a
peu de troupes hors de ses frontières. Daech veut nous enfermer dans une alternative intolérable :
soumission ou intervention. Il est dommage que des responsables politiques, tel Dominique de
Villepin, ou des intellectuels s’y laissent enfermer. C’est confondre les prétextes invoqués par les
djihadistes avec les causalités réelles. La France est haïe pour ce qu’elle est, non ce qu’elle fait.
10. Marianne, 1er août 2016.
11. Lepoint. fr, 15 janvier 2015.
12. Voir le journaliste Edwy Plenel par exemple : « Ces monstres sont le produit de notre société.
Ce n’est pas l’islam qui a produit ces terroristes. Ces derniers se prétendent de l’islam mais n’ont rien
à voir avec l’islam. En revanche, ils sont le produit de toutes les fractures, de toutes les déchirures de
notre société », Bondy Blog, 14 janvier 2015.
13. Suleiman Mourad, La Mosaïque de l’islam, Fayard, 2016, p. 112-113.
14. Parti en Afghanistan à l’heure où d’autres arpentaient les chemins de Katmandou, ce qu’il
raconte dans son livre d’entretiens avec Jean-Jouis Schlegel (Vers l’Orient perdu, Seuil, 2016,
préface de Olivier Mongin), Olivier Roy est typique de ces « experts », si amoureux de leur objet
d’étude que rien ne devrait l’entacher. Spécialiste de l’Asie centrale, il a réalisé l’exploit d’annoncer
en 1992 L’Échec de l’islam politique (paru au Seuil) sans jamais admettre sa bévue. Il s’empêtre
depuis dans des justifications absconses, semblables aux contorsions des vieux communistes,
défendant bec et ongles le bilan positif de l’URSS.
15. Olivier Roy, « Les religions dans l’arène publique », Esprit, février 2016, p. 58.
TROISIÈME PARTIE
Un racket sémantique
Antoine de Saint-Exupéry,
Lettre au général X écrite le 31 juillet 1944
à la veille de sa mort au combat
CHAPITRE 11
La criminalisation de la réticence
Tariq Ramadan,
Discours de clôture aux rencontres de l’UOIF à Lille,
7 février 2016
Raymond Aron
Le 2 septembre 2016, le New York Times publiait en première page une série
de portraits de 12 femmes françaises, hollandaises et belges qui disaient leur
malheur d’être musulmanes dans ces pays où elles étaient insultées, malmenées,
« regardées ». L’une d’elles expliquait par exemple : « Être musulmane en
France, c’est vivre dans un régime d’apartheid dont l’interdiction de plage n’est
que le dernier avatar. Je crois que les Français seraient fondés à demander l’asile
politique aux États-Unis, par exemple, tant les persécutions que nous subissons
sont nombreuses. » Une autre disait : « J’ai peur un jour de porter une lune jaune
sur mes habits comme l’étoile de David pour les Juifs, il n’y a pas si
longtemps. » Ce reportage, digne de La Pravda de la belle époque, n’avait qu’un
tort : ne donner la parole qu’à l’accusation et jamais à la défense, jamais aux
dizaines de milliers de musulmanes françaises, heureuses d’être débarrassées du
voile et des contraintes communautaristes. Comment comprendre une telle
attaque de la part d’un organe de presse aussi prestigieux ? Comme l’anti-
américanisme en France, le french bashing aux États-Unis a une fonction de
dérivatif. Il s’agit de faire oublier les meurtres de sang-froid commis par la
police sur des dizaines d’Afro-Américains, ces dernières années, et qui nous
ramènent aux pires heures de la ségrégation. De minimiser aussi les agissements
des milices suprématistes qui préparent des attentats contre des réfugiés ou des
migrants. Et de gommer l’image calamiteuse laissée par la campagne de Donald
Trump alors en cours.
Le New York Times, se posant en champion du magistère moral, voudrait
manifester la supériorité du système anglo-saxon sur la laïcité à la française. La
démocratie américaine s’est construite en effet avec les religions quand la
République française s’est édifiée contre la monarchie et le catholicisme qu’elle
a combattu avant de signer la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905.
Mais les États-Unis, en dépit d’une indifférence des Pères fondateurs en matière
de croyance – « De toutes les tyrannies qui frappent l’humanité, la pire est la
tyrannie en matière de religion » dira Thomas Paine –, manifestent une
bienveillance naturelle envers toutes les formes de culte, à l’exception des athées
et des sceptiques, objets d’une suspicion spontanée et même d’une véritable
discrimination. Leur tort est de ne pas faire communauté sinon de façon
négative. Le Dieu américain est un Dieu éclectique et neutre, fait de toutes les
nations et groupes qui composent cette république, une entité aimable et
patriotique, attentive à la réussite et au bien-être de ses fidèles. Outre-Atlantique,
la religion est d’emblée plurielle, les congrégations se comptent par centaines et
l’islam n’en est jamais qu’une de plus. (On compte 3,3 millions de musulmans
aux États-Unis soit 1 % de la population du pays.) Rien de comparable avec le
monopole confessionnel que Rome a pu exercer sur une partie du Vieux Monde,
imitée ensuite par les Églises luthérienne, anglicane ou calviniste. On oppose
souvent une Amérique religieuse jusqu’à la bigoterie à une Europe agnostique
qui vivrait dans un pur horizon d’immanence. Mais la foi de l’Amérique, c’est
d’abord la foi en l’Amérique, la certitude d’être une nation messianique, élue par
le Ciel pour sauver le monde. La France, à l’inverse, voit dans la laïcité la
garantie de la liberté de culte et de l’égalité entre les croyances. L’État est neutre
et comme le dira John Locke, il n’a aucune légitimité pour influencer les
consciences, dire le vrai ou le faux. Il n’est pas propriétaire des options
spirituelles, il se contente de protéger toutes les fois avec la même équanimité, à
condition qu’aucune ne contrevienne aux lois de la République ou ne prétende
les supplanter. Concrètement, la laïcité à la française se caractérise par une
longue tradition satirique et anticléricale, aujourd’hui atténuée, et la relégation
des pratiques spirituelles à la vie privée. Dieu doit rester à la maison et ses
partisans afficher leurs élans avec modération, sans envahir l’espace public à des
fins prosélytes.
Sans vouloir excéder le cadre de cet essai, disons qu’il existe en gros deux
multiculturalismes : l’un de provenance, l’autre de destination, même s’ils
peuvent se mélanger. L’un est de fait, l’autre de valeur. Le premier veut rendre
justice aux différents groupes qui composent une société et protéger leurs
particularismes, le second souligne moins leur origine que la finalité de leur
présence : la grandeur de la nation d’accueil, riche de tous ces hommes et
femmes issues de contrées diverses. C’est le sens du Pledge of Allegiance aux
États-Unis (le serment d’allégeance à la Constitution) qui fait de chaque citoyen
potentiel, qu’il soit mexicain, nicaraguayen, égyptien, ghanéen ou coréen de
naissance, un Américain authentique grâce à cette grande lessiveuse qu’est le
patriotisme et la promesse de promotion sociale. Dans une France qui se veut
une République, une et indivisible, le risque existe de cumuler les inconvénients
du modèle communautaire sans les avantages d’une contrée sûre d’elle-même et
de son avenir. La formule bureaucratique du « vivre ensemble » suppose le sage
alignement des sardines dans une boîte : chaque communauté coexisterait avec
les autres, sans forcément les croiser, l’État jouant le rôle de juge de paix et
d’arbitre.
Or une nation forte n’est jamais une simple agrégation d’individus de toutes
racines : vient un moment où elle doit devenir une fiction qui fait sens pour tous
et dépasse les spécificités de chacun. Un grand récit qui unifie des tribus
disparates, toujours menacées d’éclatement. Aucune culture n’est à négliger,
pourvu qu’elle respecte les lois fondamentales et participe à l’élan commun.
Rappelons que pour Platon, le grand art politique consistait à « tisser » les
hommes ensemble, à transformer le troupeau humain hétéroclite en un seul
peuple, l’étoffe étant le symbole de la cohésion civique. Il faut donc éviter que la
toile ne se défasse et que l’unité fragile n’aboutisse aux déchirures mortelles. Et
puisque l’humanité n’existe qu’au pluriel, on invite la France, comme les autres
nations européennes, à troquer la monotonie d’un paysage homogène pour le
bariolage de la diversité. Mais les minorités veulent-elles se fondre dans un
ensemble qui les dépasse ou rester distinctes, faire sécession du reste de la
société ? Ne risquent-elles pas, chacune, de dégénérer en micronationalismes,
réclamant un traitement spécial, selon la foi, les origines, la couleur de peau ? La
France du futur doit-elle rester une grande idée capable de faire vibrer des
millions de personnes ou devenir un Lego qu’on démonte et reconstruit à
volonté ? Pour qu’une communauté de personnes de toutes couleurs, de toutes
croyances fassent société, il faut les unir par un grand dessein, à la fois collectif
et individuel : le patriotisme, la démocratie, le droit à l’épanouissement et à
l’amélioration matérielle et morale de leur condition. Faute de valeurs partagées,
au-delà de leur périmètre d’origine, les citoyens se transformeraient alors en
simples usagers d’un État devenu prestataire de services.
En aucun cas la célébration des différences de sexualité ou de races ne peut
servir de ciment à un grand pays. Il est caractéristique de l’Amérique du Nord
qu’elle demeure handicapée par l’esprit de la ségrégation, même parmi les
adversaires de l’Establishment. Études féminines pour les femmes, afro-
américaines pour les Noirs, hébraïques pour les juifs, masculines pour les
hommes, transgenres pour les autres, chacun est invité à rester chez soi et à
trouver refuge dans son groupe de naissance ou d’appartenance. C’est une
assignation à résidence où l’on s’interdit de s’ouvrir aux autres. Et les
campagnes électorales elles-mêmes se contentent outre-Atlantique d’appâter les
Noirs, les Latinos, les gays, les Blancs, les uns à côté des autres dans un
clientélisme effréné, au risque d’oublier le sentiment commun qui les transcende
tous. Les minorités sont si pleines d’elles-mêmes qu’elles ne peuvent plus
converser avec les autres et préfèrent demeurer entre elles. Aussi utiles que soit
l’alliance ethnique ou de genre, il n’est pas interdit d’imaginer qu’un juif puisse
s’intéresser à la culture africaine, un homme aux études féministes, un
hétérosexuel à l’homosexualité, un chrétien à la civilisation islamique, comme
autant d’approches vers l’universel. Car ces « politiques de l’identité » (Edmund
White), sous couvert de restaurer la dignité des groupes « subalternes », peuvent
dégénérer rapidement en patriotisme communautaire. Comment une grande idée,
la coexistence égalitaire des minorités, peut-elle s’inverser en une sorte de
nouvelle balkanisation, au nom de la tolérance et de la démocratie ?
Alors que la culture nous arrache à notre ethnocentrisme spontané, les cultures
comme les traditions ont ceci d’apaisant qu’elles nous dictent notre mode de vie
et nous déchargent des embarras de la liberté : grâce à elles, l’existence est
programmée, les choix sont simplifiés, les enfants vivront comme leurs parents,
lesquels reproduisaient déjà les gestes de leurs ancêtres. Le Je y est toujours un
département du Nous, il confirme une appartenance plus qu’il n’annonce une
dissidence ou une innovation. Les préjugés, les mœurs, les rituels sont plus forts
que la volonté personnelle. Mais cet apaisement est aussi un étouffement qui
nous condamne, selon le mot si juste de Mezri Haddad, à « la réclusion
identitaire à perpétuité ». C’est l’ambiguïté du multiculturalisme qu’il incarcère
les hommes et les femmes dans des coutumes dont ils aspirent souvent à
s’émanciper : il postule une étanchéité des modes de vie qui en fait des prisons
existentielles. Ce que reconnaissait Sadiq Khan, nouveau maire de Londres, en
affirmant : « Nous avons protégé le droit des gens à vivre selon leur tradition
culturelle aux dépens du vivre ensemble. Trop de musulmans britanniques
grandissent sans vraiment connaître personne d’une origine différente. » Les
politiques de l’identité reconduisent, au nom de l’antiracisme, les antiques partis
pris attachés à la race ou à l’ethnicité. Chacun évolue dans un espace-temps
parallèle à celui des autres sans jamais les croiser.
La possibilité de mépriser les autres cultures, écrivait Freud, nous dédommage
des sacrifices endurés pour supporter la nôtre. Mais si ces sacrifices sont trop
élevés, la tentation est forte de quitter son clan, sa tribu, sa famille pour partir
vers d’autres cieux plus cléments. La protection des droits des minorités est aussi
le droit pour chaque individu appartenant à ces minorités de s’en retirer sans
dommages, par l’éloignement ou l’oubli, de se forger un destin propre, loin des
siens. C’est donc le droit d’exister à titre de personne privée qui ne se déduit pas
de ses racines, c’est aussi le droit, sur le plan religieux, d’abandonner la foi de
ses parents, voire d’en embrasser une autre. C’est ainsi qu’il faut comprendre
l’émancipation républicaine : par la promotion sociale et la mise entre
parenthèses des déterminismes biologiques et culturels. La France est ainsi
détestée par les intégristes non parce qu’elle opprime les musulmans mais parce
qu’elle les libère1. Or la minorité ethnique, religieuse, sexuelle se vit plutôt
comme une petite nation rendue à son angélisme, à qui l’on devrait tout en
raison des torts qui lui ont été infligés et chez qui le chauvinisme le plus
outrancier n’est que l’expression d’un légitime amour-propre. Toutes les cultures
se valent mais chacune vaudrait plus que les membres qui la composent.
De ce fait, il existe une police des marginalités qui n’est pas moins sévère que
l’autre. Le chantage à la solidarité ethnique, raciale, religieuse, à la fidélité à
l’oumma, servent de rappel à l’ordre pour les récalcitrants éventuels et bride leur
aspiration à la liberté. C’est toute la difficulté à vouloir, dans les démocraties
occidentales, faire juger les musulmans par la loi musulmane, à instaurer, à côté
de la loi commune, une loi spéciale souvent vécue par les intéressés, surtout les
femmes, comme une abominable régression. Le Canada, par exemple, avait
voulu dans l’État d’Ontario mais aussi au Québec, en 2005, accorder à des
tribunaux religieux le droit de statuer sur les litiges de succession et de famille.
Les femmes pourraient ainsi se voir évincées du domicile conjugal en cas de
divorce, perdre la garde des enfants ou recevoir un héritage moitié moindre que
leurs frères. Une Canadienne d’origine iranienne, Homa Arjomand, prit la tête de
la contestation pour empêcher cette imposition de la charia et permettre à tous
les citoyens, sans distinction de sexe ou de croyance, de rester sous la loi
générale.
Le multiculturalisme, quand il est de pure provenance, n’est peut-être rien
d’autre que cela : un apartheid choisi où l’on retrouve les accents attendris des
riches expliquant aux pauvres que l’argent ne fait pas le bonheur : à nous les
fardeaux de la liberté, de l’invention de soi, de l’égalité entre hommes et
femmes, à vous les joies de la coutume, des mariages forcés, du voile, du
burkini, de la polygamie, de l’excision. Les membres de ces petites
congrégations deviennent alors des pièces de musée, les habitants d’une réserve
que nous voulons préserver des calamités du progrès. Alors qu’on peut plaider
au contraire pour des appartenances fluides, un héritage composite, une
personnalité multiple (comme celle de la France qui est d’abord gallo-romaine et
judéo-chrétienne, mais aussi celte, centrale européenne, caribéenne, arabe,
africaine, asiatique). Autrement dit, c’est un double combat qu’il faut mener :
protéger les minorités et les religions des discriminations qui les frappent ; et
protéger les personnes privées des intimidations que leur communauté de
naissance peut exercer sur elles. Pour détourner une formule célèbre, dans un
État de droit, c’est la loi qui protège et la coutume qui opprime.
1. « Dans le refus des communautarismes, le Califat [Daech]a su reconnaître une occasion sans
précédent offerte à l’égalité ; il craint que des musulmans n’en profitent. Par-dessus tout, il redoute le
laïcisme spontané du passant ordinaire : qu’arriverait-il si les musulmans d’Europe se rendaient
compte que l’indifférence en matière de religion leur est permise comme à tout le monde ? », écrit
très justement Jean-Claude Milner in Le Monde des Livres, 13 novembre 2015.
CHAPITRE 13
Hamadi Redissi1
Quand Salman Rushdie fut frappé en février 1989 d’une fatwa par l’ayatollah
Khomeini, qui demandait à tout bon musulman de le tuer, où qu’il se trouve,
pour avoir publié Les Versets sataniques et profané l’image de Mahomet, il fut
d’emblée défendu par une majorité d’intellectuels dont Milan Kundera, Jacques
Derrida, Naguib Mahfouz, Mahmoud Darwich, Edward Saïd ou Pierre Bourdieu.
Mais déjà de bons apôtres s’étaient offusqués de cette publication et n’avaient
accepté que du bout des lèvres de prendre sa défense. Le président Jacques
Chirac n’avait-il pas déclaré : « Je n’ai aucune estime pour M. Rushdie. J’ai lu
ce qui a été publié dans la presse. C’est misérable. Et en général, je n’ai aucune
estime pour ceux qui utilisent le blasphème pour faire de l’argent2 » ? Le
philosophe canadien Charles Taylor, théoricien de la reconnaissance, des
écrivains aussi célèbres que Roald Dahl ou John le Carré ne cachèrent pas, non
plus, leurs réticences. L’auteur de La Taupe écrivit en effet : « Rushdie est une
victime mais selon moi, ce n’est pas un héros. Je suis désolé pour lui et je
respecte son courage […] mais toute personne familière avec les musulmans
[…] sait que quiconque traite le Livre [le Coran] à la légère le fait à ses risques
et périls. Je crois qu’il n’y a rien de déplorable dans la ferveur religieuse. Les
présidents américains en font preuve de façon rituelle et nous le respectons chez
les chrétiens et les juifs […] L’absolue liberté d’expression n’est pas un droit
sacré dans tous les pays. Elle est en fait restreinte par les préjugés, les
perceptions morales et la décence. Personne n’a le droit sacré d’insulter une
grande religion et d’être publié en toute impunité3. »
Près de vingt ans après, en 2004, quand la députée néerlandaise d’origine
somalienne, Ayaan Hirsi Ali, est condamnée à mort par les intégristes pour avoir
tourné avec le cinéaste Theo van Gogh un film sur la condition des femmes en
Islam, Soumission (van Gogh sera assassiné aux Pays-Bas par un extrémiste
marocain en guise de punition), deux intellectuels anglo-saxons de renom, Ian
Buruma et Timothy Garton Ash accuseront la rebelle d’avoir « trahi » sa culture
et « sali » une religion minoritaire4. Avec le courage de ceux qui accablent les
faibles, ils fustigeront son « style aristocratique », sa « morgue », et ses « idées
simplistes », et suggéreront, en bons machistes, que sa notoriété lui vient de sa
plastique et de son physique avantageux plus que de la cause des femmes qu’elle
défend. Ian Buruma l’accusera finalement d’avoir cédé au « fondamentalisme
des Lumières », pendant occidental de l’intégrisme qui commande meurtres et
attentats suicide.
Réflexe commun aux défenseurs des islamistes : qualifier les dissidents du
mal même qui les frappe. Ainsi l’africaniste Jean-François Bayart parle-t-il des
« salafistes de la laïcité » à propos de la querelle du burkini en août 20165. En soi
l’expression ne veut rien dire, elle est une simple boutade pour disqualifier
quiconque ne pense pas comme l’auteur de l’article. Le New York Times, lui
encore, aura également recours à ce procédé. Il dénonce dans l’interdiction
française du burkini sur certaines plages « une humiliation publique et une
ostracisation qui rappellent la police morale de pays théocratiques comme l’Iran
ou l’Arabie Saoudite, pas un pays qui considère que ses valeurs sont le parangon
des libertés occidentales6 ». On renvoie les adversaires dos à dos pour montrer la
supériorité morale du tiers qui se tient au-dessus de la mêlée : combattre
l’obscurantisme, c’est être soi-même un obscurantiste ! Les Lumières selon Ian
Buruma ? Rien d’autre qu’« un simple paquet de préjugés anthropologiques »
comme le résumera très bien Paul Berman dans une critique virulente de ces
deux intellectuels : « Ian Buruma et Timothy Garton Ash […] ne savent plus
faire la différence entre un meurtrier fanatique et une oratrice rationnelle7. »
Pratiquant ce que j’avais appelé alors le « racisme des antiracistes », Ian Buruma
et Timothy Garton Ash, demandent aux musulmans, et surtout aux femmes, de
courber l’échine devant les commandements de leur foi et de ne pas chercher à
s’en émanciper8. Toutes proportions gardées, ces deux vigies de l’esprit se sont
conduits comme jadis les compagnons de route du communisme chargés de
fustiger la moindre parole déviante en provenance de l’ex-URSS. Un autre chien
de garde de l’islamisme, l’universitaire français Vincent Geisser, prendra encore
moins de gants pour fustiger Ayaan Hirsi Ali et Irshad Manji, il les décrira
comme « des poupées Barbie de l’Islam light » que l’on défend « par érotisme
victimaire9 ».
À mesure que le temps passe, l’irrévérence envers l’islam et ses symboles est
devenue plus dangereuse pour les journalistes, dessinateurs, publicistes ou
croyants qui s’opposent aux bigots et savent qu’ils risquent l’élimination
physique. La sanction est simple : c’est l’acquiescement ou la mort. Rappelons
que le recteur du Centre islamique de Bruxelles, Abdullah al-Ahdal, fut
assassiné en mars 1989 pour avoir fait preuve de modération envers Salman
Rushdie, que son traducteur japonais fut également assassiné en 1991 alors que
son traducteur italien et son éditeur norvégien survécurent à une tentative de
meurtre. Quant à son traducteur turc, il échappa de peu en 1994 à l’incendie d’un
hôtel où il séjournait à Sivas, pour un festival culturel, et où périrent
37 personnes. La ville britannique de Bradford fut également en 1989 le siège
d’un autodafé, digne de celui de Nuremberg en 1933, où l’on brûla en public des
exemplaires de l’ouvrage sacrilège.
L’insolence, requise de la gauche « subversive », s’inverse en prosternation.
Mieux vaut, pour le « Parti Collabo », accabler ceux qui se révoltent contre la
terreur que se joindre à eux. La sainte alliance de la trouille et du Croissant fait
des merveilles pour clore les bouches et dicter aux plumes rebelles des propos
apaisants. D’où les contorsions des intellectuels et chercheurs qui étouffent la
moindre contestation au sein de l’Islam pour ne pas se mettre eux-mêmes en
danger. C’est bien cette couardise que Salman Rushdie (dont la fatwa court
toujours et atteint maintenant la somme de 3,6 millions de dollars) déplore en
attaquant les écrivains nord-américains qui refuseront, par « antiracisme », de
s’associer à la cérémonie d’hommages du Pen Club en faveur des victimes de
Charlie Hebdo en avril 2015 (parmi lesquels Michael Ondaatje, Joyce Carol
Oates, Teju Cole, Russel Banks, Francine Prose, Peter Camp, anciennes figures
tutélaires de la gauche américaine). Alors que deux rappeurs français très
populaires, Kool Shen et Akhenaton, « consciences morales de leur
génération10 », réclament un « autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo11 »,
deux autres figures de l’intelligentsia française demanderont à leur tour ni plus ni
moins que la restriction sévère du droit d’expression : le philosophe d’extrême
gauche, Étienne Balibar, écrit au lendemain des tueries de Charlie Hebdo que les
caricatures de ce magazine ont fait preuve « d’indifférence envers les
conséquences éventuellement désastreuses d’une saine provocation : en
l’occurrence le sentiment d’humiliation de millions d’hommes déjà stigmatisés,
qui les livre aux manipulations de fanatiques organisés12 ». Quant au sociologue
Edgar Morin, il plaide pour l’interdiction plus ou moins tacite du blasphème :
« Faut-il laisser la liberté offenser la foi des croyants en l’islam en dégradant
l’image de son prophète13 ? » Par lâcheté ou paternalisme, la censure a gagné en
Europe : on ne verra plus d’images de Mahomet sur aucun journal ou magazine,
on ne jouera plus Mahomet ou le fanatisme, la pièce de théâtre de Voltaire (écrite
d’ailleurs en 1736 contre l’Église et la monarchie françaises), railleries,
insolences, paillardises sont désormais interdites en ce qui concerne l’islam14. Le
crime de lèse-divinité est soutenu par une partie de la gauche et des
conservateurs chrétiens au nom du respect des convictions.
Qu’il faille protéger les cultures et les cultes est exact mais à deux conditions :
qu’ils s’inscrivent dans le cadre de la loi ordinaire, ne quémandent pas de
prérogatives exorbitantes au regard du droit. Ce pourquoi on ne saurait accepter
que les jeunes filles musulmanes soient exemptées de classes de gymnastique, de
piscine ou de plage au motif que leur religion le leur interdit ou que des cantines
halal soient introduites dans les écoles ou les bureaux (même si l’on doit, bien
entendu, garder des menus de substitution). On ne saurait accepter que des
hommes « pieux », dans les bureaux ou ailleurs, refusent de serrer la main des
femmes de peur de se souiller à leur contact. Ou que les femmes soient interdites
de café comme dans certaines villes du 9315, près de Paris. On ne saurait tolérer
qu’un médecin se voie interdire d’examiner une femme musulmane parce qu’il
est un homme ou qu’à Roissy un agent de piste ait refusé de guider un avion
d’Air France qui venait d’atterrir au motif que le commandant de bord était une
commandante16. On ne saurait admettre qu’une jeune fille soit mariée de force au
bled par sa famille, à un oncle ou un cousin qu’elle n’aime pas, ou qu’un couple
veuille divorcer pour cause de tromperie sur la marchandise, parce que l’épouse
n’était pas vierge au soir de ses noces et a menti sur ses qualités essentielles,
comme cela est arrivé au tribunal de grande instance à Lille le 1er avril 2008 (le
jugement fut ensuite infirmé par la cour d’appel de Douai en novembre de la
même année). On ne saurait enfin manifester la moindre indulgence envers les
crimes d’honneur qui poussent un frère ou un père à tuer leur sœur ou leur fille
au motif qu’elle aurait déshonoré la famille en vivant à l’occidentale. Le droit de
pratiquer sa foi ne passe pas par l’exemption des règles de vie commune.
Si l’État a pour fonction de garantir la diversité religieuse, en régime laïc, il a
aussi pour mission, on l’a dit, de placer tous les citoyens sous la protection de la
loi et de les préserver des diktats de leur communauté d’appartenance. Issu de la
vieille droite colonialiste, le multiculturalisme, par un retournement vertigineux,
est ainsi revenu à gauche : voilà chaque être humain prisonnier de ses conditions
de naissance, ligoté dans sa religion devenue, comme la couleur de peau, une
barrière infranchissable. Bel exemple de ce renversement, le discours du Caire
de Barack Obama le 4 juin 2009 où, dans une volonté d’apaisement envers
l’islam en général, il défend le voile pour les femmes, c’est-à-dire la ségrégation
officielle17. Il récidivera dans une mosquée de Baltimore en 2016 en félicitant
une escrimeuse afro-américaine, Ibtihaj Muhammad, d’avoir le courage de
concourir aux Jeux olympiques de Rio en fichu et de manifester ses convictions
contre l’intolérance et la haine. Attitude d’autant plus surprenante que Michelle
Obama, en voyage en Arabie Saoudite avec son époux en janvier 2015, avait
refusé de porter le voile, ce qui lui valut d’être brouillée par la télévision locale.
Elle sera imitée un an plus tard par la princesse Mary du Danemark, au grand
dam des élites du royaume. Ce qui est autorisé à la Première dame et à une
princesse ne le serait donc pas pour des citoyennes ordinaires ? Il est tout de
même curieux que le président des États-Unis n’ait jamais un mot pour ces
musulmanes qui veulent enlever leur foulard ou le brûlent en public, en Iran, en
Irak ou ailleurs comme un symbole d’oppression (en oubliant que le dévoilement
commencé dès la fin du XIXe siècle en Égypte, en Turquie, en Tunisie, au Maroc,
le refus de la claustration pour les femmes fut l’action des grands modernisateurs
de Atatürk à Bourguiba18). Ou pour ces soldates kurdes, en Irak et en Syrie,
toutes fières de se battre tête nue et pour qui le métier des armes est un gage de
promotion et d’émancipation19.
À tous les amoureux du voile islamique, il faudrait suggérer de l’étendre aux
hommes : pourquoi la chevelure d’un garçon serait-elle moins impudique que
celle d’une jeune fille ? La femme est-elle par nature un être impur qui doit
dissimuler son crâne et son visage ? Vous souhaitez le hijab : mais alors pour les
deux sexes, dès l’âge de la puberté ! Vous défendez le burkini, messieurs ? Et
pourquoi pas le « burcaleçon » comme le suggère avec humour l’ancienne
journaliste de Charlie Hebdo, Zineb El Rhazoui20 ? Égalité absolue ! On se
souvient peut-être qu’en 2002, les comités de protection de la vertu, à La
Mecque, empêchèrent une quinzaine de jeunes filles de sortir d’une école en feu
sous prétexte qu’elles s’étaient dévoilées pour y échapper. Elles périrent toutes
mais le dogme était sauf. L’affaire du burkini, à l’été 2016, fut évidemment un
piège tendu aux autorités françaises : il est délicat pour la maréchaussée de dicter
aux femmes la manière dont elles doivent s’habiller ou se déshabiller et les
intégristes ont parfaitement réussi leur coup. Il eût fallu traiter la chose par
l’humour, le charme, la contre-provocation et non par la force, envoyer par
exemple des brigades de dames en string, en bikini ou topless près des autres, les
pousser à la faute. Mais une fois admis, le voile, la burqa risquent de devenir la
norme pour toutes les musulmanes, distinguant les pudiques des indécentes et
pénalisant celles qui refusent de le porter. C’est la perversité de l’obscurantisme
que de faire apparaître la liberté comme une anomalie et l’asservissement
comme une norme. Comment ne pas voir que la burqa (ou le niqab), par
exemple, outre qu’elle ensevelit les corps dans un linceul, est l’uniforme raciste
par excellence puisqu’il dit au monde : vous n’êtes pas dignes de me regarder,
vos yeux souilleraient ma nature d’être supérieur. Nombre de pays européens
dont l’Allemagne songent à l’interdire ; ils y viendront immanquablement, pour
raisons de sécurité. S’il doit être sauvé, l’islam le sera par les femmes, partout
asservies, encadrées, surveillées, citoyennes de seconde zone, et qui ont tout à
gagner en réclamant un meilleur statut.
Le débat sur le multiculturalisme prouve que l’éloge sans limite des
« caractères distinctifs » et des « traditions » peut dissimuler le même
paternalisme retors que celui pratiqué jadis par les colonisateurs. À chacun sa
barbarie, en quelque sorte. Comment vivent et souffrent les autres, une fois
qu’on les a parqués dans le ghetto de leur particularité inviolable, on s’en
moque. On croit, par exemple, acheter la paix sociale au prix
« d’accommodements raisonnables », un peu comme ces maires des quartiers
sensibles qui ferment les yeux sur les pratiques d’imams radicaux, par
clientélisme ou pour obtenir les votes au moment des élections. Ne pas
demander à nos compatriotes musulmans de respecter les mêmes droits et les
mêmes devoirs exigés des autres citoyens protestants, catholiques, juifs
orthodoxes, hindous ou agnostiques, c’est tout simplement leur refuser l’égalité.
Un certain libéralisme repose sur l’hypothèse que des citoyens égaux peuvent
cohabiter pacifiquement dans le même espace, en dépit de leurs visions
différentes du souverain bien, pourvu qu’ils s’accordent sur un nombre limité de
principes de base. Chacun fait ce qui lui plaît sans que la puissance publique
interfère dans les choix individuels. Mais la juxtaposition de manières de vivre
incompatibles ne semble possible que sur le papier. La société ouverte n’est pas
la société offerte à tous les vents. La tolérance a des limites surtout quand elle
s’applique à des groupes insulaires, fermés à toute évolution, hostiles à tout
compromis et qui décident eux-mêmes du juste et de l’injuste, du licite et de
l’illicite. Sauf à verser dans l’incohérence, on ne peut aligner des visions du
monde radicalement différentes. Concrètement, le côte à côte sur une même
plage de femmes en burkini, de baigneuses en bikini ou seins nus voire de
nudistes intégrales se traduira par la révolte des premières qui finiront par
chasser les autres comme outrageantes. De la même façon, un restaurant devra
séparer les consommateurs d’alcool de ceux pour qui la boisson fermentée est un
péché et qui ne supporteront même pas la vue d’une bouteille de vin à la table
d’à côté. Les pique-niques à la campagne seront, eux aussi, soumis à cette règle
et les mangeurs de porc, les buveurs de bière ou de champagne devront se cacher
pour ne pas froisser les purs et les bigots. Enfin, le jour où le voile islamique sera
devenu la règle, puisqu’il se répand comme un fléau de San Francisco à Moscou,
de Rabat aux îles de la Sonde, de Stockholm au Cap, ce sont les femmes à la tête
nue qui paraîtront étranges et devront être rééduquées. Déjà, des escadrons de la
vertu, dans certaines villes de France, traquent le short, le legging pour rhabiller
les personnes de sexe féminin. Des minorités décidées gagneront toujours sur
des majorités hésitantes, enrobant leur chantage religieux d’un pavillon libéral.
Contresens habituel : on croit que pour assimiler des populations étrangères, il
faut manifester tolérance, ouverture, générosité et mettre en sourdine notre
personnalité. Si l’on est aimable avec eux, ils seront aimables avec nous. Et si
c’était l’inverse ? S’il fallait commencer par tracer des limites strictes et afficher
le respect de nos principes fondamentaux, en invitant les nouveaux venus à
partager le mode de vie qui en découle ? Toute libérale qu’elle se veuille,
l’Amérique multiculturelle offense encore trop les intégristes : San Bernadino,
Orlando, New Jersey, New York, pour ne citer que les attentats les plus récents
de l’année 2016, prouvent que c’est son existence même qui blesse les bigots.
Quelle que soit leur bonne volonté, les États-Unis restent détestés dans
l’immense majorité du monde musulman et leurs « alliés » ne sont pas les moins
virulents dans cette animosité : on leur en veut d’intervenir à tort et à travers
comme en Irak en 2003, on leur en veut de ne pas intervenir, d’être des shérifs
inconséquents. Quoi qu’ils fassent, ce n’est jamais assez, ou trop. Ils ont le tort,
en outre, de survivre à leurs échecs et de garder une insolente prééminence, en
dépit de faillites retentissantes. N’est-ce pas Sayyid Qutb, l’idéologue des Frères
musulmans (pendu par Nasser en 1966) et grand penseur de l’islam radical, qui
conçut une aversion farouche de l’Occident après un séjour en 1948 en
Amérique du Nord, cette nation de l’opulence et de l’indécence où la liberté de
mœurs, le matérialisme, la perte de l’âme l’horrifièrent21 ? « La hideuse
schizophrénie » du monde moderne, partagée entre science et croyance, raison et
aspiration divine, acheva de renforcer son dégoût.
Rien n’apaise la fureur des doctrinaires, une fois notre civilisation désignée
comme satanique. Rien n’égale l’aveuglement des libéraux face à la volonté
exterminatrice des premiers. Ils ne croient pas au mal, seulement aux
malentendus. On ne choisit pas ses ennemis. Ce sont eux qui nous désignent à
leur vindicte, que nous le voulions ou non. Et ils persisteront à nous haïr même
si nous protestons de notre bonne volonté. C’est pourquoi il faut les prendre au
sérieux et surtout les croire sur parole. Ils feront ce qu’ils disent et disent ce
qu’ils feront. C’est la politesse minimale qu’on leur doit. Cela ne veut pas dire
qu’on les respecte : Saladin (1138-1193) suscita une admiration débordante chez
les croisés parce qu’il avait mené et gagné la guerre avec humanité et de façon
chevaleresque, sans être payé de retour par ses adversaires22. L’émir Abd el-
Kader (1808-1883), redoutable chef de guerre et symbole du combat contre la
colonisation française en Algérie, fut qualifié de génie et de « Jugurtha
moderne » par le général Bugeaud et considéré ensuite comme un ami de la
France : exilé à Damas, et pensionné par Napoléon III, il protégea, en 1860,
contre les Druzes, la vie de plusieurs milliers de chrétiens, au péril de la sienne,
et reçut en récompense la grand-croix de la Légion d’honneur et diverses
marques de reconnaissance de la part du Pape, du Tsar et du roi de Prusse. Mais
les djihadistes ne méritent en rien notre estime : ils ne combattent pas, ils se
suicident en tuant un maximum de gens. Ces nazis débraillés sont des
mercenaires de la mort, des zombies sans loi mais non sans foi, même si c’est la
foi dévoyée du nihilisme.
1. Hamadi Redissi, L’Exception islamique, Seuil, 2004, p. 9.
2. Cité par Antoine de Gaudemar, Libération, 13 février 1999.
3. John le Carré cité in Francis Dupuis-Déri, L’Affaire Salman Rushdie, symptôme d’un « clash des
civilisations » ?, CEDIM, 1997, note 24. Les propos de le Carré sont tirés de William J. Weatherby,
Salman Rushdie, Sentenced to death, New York Carrol & Graf, 1990.
4. Sur les positions des uns et des autres, voir le site allemand Signs and Sight, 23 mars 2007,
« Islam in Europe ».
5. Mediapart, Blog de Jean-François Bayart, « La laïcité, nouvelle religion nationale », 18 août
2016.
6. New York Times, 25 août 2016.
7. Paul Berman, The Flight of the intellectuals, Melville House, 2011. J’ai moi-même engagé une
polémique avec Timothy Garton Ash et Ian Buruma en 2007 sur le site allemand Perlentaucher dirigé
à Berlin par Thierry Chervel.
8. Sur cette querelle, lire l’excellent article de Ron Rosenbaum sur Slate, avril 2010.
9. Ouma.com, 10 février 2008, « Les poupées Barbie de l’Islam light : exhibitionnisme et érotisme
victimaires ».
10. Selon l’expression ironique de Jean Birmbaun, Le Monde, 2 décembre 2013, « Quand la
gauche antiraciste loupe la marche ».
11. Prévu pour figurer comme bande originale du film La Marche, avec Jamel Debbouze à
l’affiche, aux côtés de Disiz et Nekfeu (25 novembre 2013).
12. Libération, 9 janvier 2015, cité in Jacques de Saint Victor, Blasphème, op. cit., p. 116.
13. Le Monde, 8 janvier 2015.
14. La pièce Mahomet ou le fanatisme, montée en 2005 à Saint-Genis-Pouilly sous protection
policière par Hervé Loichemol, fut d’abord interdite de représentation à Genève dès 1993. Hervé
Loichemol accusa alors Tariq Ramadan d’avoir influencé cette décision. Ce dernier répliqua dans une
lettre ouverte à la Tribune de Genève : « Aux abords des espaces intimes et sacrés, ne vaut-il pas
mieux parfois s’imposer le silence ? Il se peut que la pièce ne provoque aucune manifestation ni
aucun dérapage visible mais soyez assurés que ses conséquences affectives seront bien réelles ; ce
sera une pierre de plus dans cet édifice de rejet et de haine dans lequel les musulmans sentent qu’on
les enferme. » Il est plus probable qu’en 1993, les autorités de Genève se soumirent d’elles-mêmes à
une autocensure spontanée.
15. Selon l’association Brigade des mères qui a enquêté à Sevran. France 2, 7 décembre 2016.
16. Le Canard enchaîné, 10 mai 2016, « La chasse aux barbus est ouverte à Air France ».
17. Ce que Sihem Habchi, alors présidente de Ni Putes Ni Soumises, a sévèrement condamné en
France (Le Figaro, 5 juin 2009).
18. Voir Abdelwahab Meddeb, op. cit., p. 45 et 46.
19. Sur ce phénomène unique au Proche-Orient, voir le livre de Pascale Bourgaux, Moi, Viyan,
combattante contre Daech, Fayard, 2016. Quand les FDS, les Forces démocratiques syriennes,
alliance arabo-kurde soutenue par les États-Unis, donnent une conférence de presse le 6 novembre
2016 pour annoncer le début de l’offensive de reprise de Raqqa, la militaire qui lit le communiqué est
une femme soldat qui parle tête nue avec à son côté une autre combattante également en cheveux. Le
symbole est énorme dans cette région.
20. Zineb El Rhazoui, BFM-TV Ruth Elkrief, « Personne ne nous parle de burcaleçon ».
21. Sur le sujet, voir le livre de Paul Berman, Les Habits neufs de la terreur, Hachette Littérature,
2004, pour la traduction française, préface de Pascal Bruckner, chapitre 3.
22. Maxime Rodinson, La Fascination de l’Islam, op. cit., p. 40.
CHAPITRE 14
Décoloniser l’Occident ?
« La main tremble dès qu’il s’agit d’évoquer des crimes commis par
les Arabes alors que l’inventaire des crimes commis par les Européens
occupe pour sa part, à juste titre, des pages entières. »
Marc Ferro,
1992, cité par Tidiane N’Diaye,
Le Génocide voilé, Gallimard, 2008
La décolonisation est un leurre : elle n’a pas eu lieu. À en croire des avis
autorisés, nous vivrions dans la France de 2017 une situation analogue à celle
des années 20 quand Paris exerçait un magistère, sans restrictions, sur
l’ensemble des quatre continents. Ce tabou doit être brisé toutes affaires
cessantes : c’est la « fracture coloniale1 » qui expliquerait la situation de fragilité
et de marginalisation des enfants issus de l’immigration, Noirs et Maghrébins à
qui l’on applique les schémas en usage dans l’ex-Empire. Selon Pascal
Blanchard, les Maghrébins se replieraient sur la religion parce que le pays ne
veut pas d’eux2. « Nos parents et grands-parents ont été mis en esclavage »,
affirmait d’autre part L’Appel des Indigènes lancé par plusieurs collectifs durant
l’hiver 2005 : « Nous fils et filles d’immigrés, nous sommes […] engagés dans
la lutte contre l’oppression et la discrimination produites par la République
postcoloniale […] Il faut en finir avec des institutions qui ramènent les
populations issues de la colonisation à un statut de sous-humanité. » L’un des
auteurs de cet appel, Sadri Khiari, qui se définit lui-même comme un indigène,
un « non-Blanc, un colonisé », soucieux de souligner les liens entre colonialisme
et racisme, espère un jour « intégrer les Roms à la dynamique décoloniale qui
s’ébauche » dans les cités3. La colonisation des Roms par la France est un
épisode bien connu de l’histoire mondiale ! Le 21 juin 2010, une pétition lancée
dans Libération et signée, entre autres, par Éric Hazan, Antoine Volodine, Siné,
Rokhaya Diallo dénonçait dans les forces de l’ordre, qui s’étaient fait tirer
dessus par des « gamins » des cités à Villiers-le-Bel, une ville de la banlieue est-
parisienne, des « forces d’occupation » en guerre contre le peuple forcément
caricaturé comme un ensemble de « délinquants polygames à femmes en
burqa ».
La France ne veut toujours pas affronter son passé colonial en Algérie,
explique de son côté le spécialiste Benjamin Stora, en dépit du fait que plus de
trois mille livres aient été publiés, certes tardivement, sur le sujet, une
cinquantaine de films de fiction et une trentaine de documentaires tournés sur
cette période4. Quant à l’immigration, elle est inéluctable et indispensable disait
en 2011 un « groupe d’éminentes personnalités », Joschka Fischer, Javier
Solana, Timothy Garton Ash, car elle comble le déficit démographique de
l’Europe, elle constitue, soutiennent d’autres, la facture à payer pour la
colonisation et la traite et provoquera un changement de population, que nous le
voulions ou non. Le mouvement tiers-mondiste, inauguré à Bandung dans les
années 50, doit se poursuivre jusqu’à la métamorphose des nations qui ont mené
à bien l’entreprise impérialiste. Celles-ci ne méritent qu’un sort : la dilution pure
et simple par immersion de personnes étrangères. Conclusion : la vieille France,
nauséabonde et rance, doit disparaître car elle reste marquée au fer rouge par son
passé criminel. La seule vocation de l’Europe est de devenir une terre d’accueil
pour tous les hommes et de s’abolir en tant qu’ensemble blanc et judéo-chrétien.
Les problèmes sociaux seraient d’abord des problèmes ethniques et les
quartiers rien d’autre que nos nouveaux « dominions ». Paris ferait main basse
sur les cités, exploiterait leurs richesses, mènerait à leur égard une violente
politique de spoliation ! Rappelons que d’autres ont voulu faire des banlieues
l’équivalent des territoires occupés de Palestine, une bande de Gaza et une
Cisjordanie à elles seules aux environs de Lyon, de Toulouse, de Marseille. Voilà
donc que les Français deviennent des colons chez eux et qu’il faudrait les
exproprier de l’Hexagone. Au lieu d’admettre que le système français décourage
l’initiative, qu’un taux de chômage des jeunes de 40 % dans les cités, l’absence
de qualifications, l’omniprésence des gangs rendent leur situation
catastrophique, on s’invente une généalogie fantastique, on lit les Minguettes ou
la Courneuve avec les lunettes des Aurès ou des Hauts Plateaux du Tonkin. On
est là dans une sorte de télescopage spatio-temporel : époques et continents se
superposent, le 93 et Alep, Clichy et Gaza, Bobigny et la traite. Chacun peut
selon ses inclinations habiter le pays virtuel de l’esclavage et du colonialisme,
devenus des concepts flous, des habitats temporaires qu’on investit pour dire sa
colère, sa frustration. Or la situation dans les banlieues relève du rejet, de la
séparation spatiale, non de la subordination à des fins commerciales qui fut le
propre des empires. Les colons tenaient un pays, ne l’abandonnaient pas, n’en
faisaient pas un « territoire perdu de la République5 ».
Outre la faible valeur ajoutée des études postcoloniales qui se contentent de
répéter sans originalité le discours anti-impérialiste classique, elles doivent, pour
se justifier, postuler que l’Occident est encore le maître du monde, ce qu’il n’est
plus depuis longtemps. À vrai dire, le procès du colonialisme est rouvert, non par
ce qu’il aurait été ignoré à l’école, mais par ce qu’il est pourvoyeur de clarté
pour ceux qui ont la nostalgie des anciennes divisions. Toute une génération de
tiers-mondistes, inconsolable des anciens combats, reprend les luttes de
libération un demi-siècle après les indépendances et ânonne gâteusement son
catéchisme des années 50-60. Pour une fraction conséquente de l’intelligentsia,
parler de colonialisme, c’est pleurer le romantisme révolutionnaire et l’élan
politique de cette période. On comprend que de nombreux historiens exploitent
aussi, à travers cette appellation, un fonds de commerce juteux. Il n’en reste pas
moins que dans l’expression postcolonial, il y a un mot de trop, c’est post
puisqu’il s’agit de dire que rien n’a changé (il est possible que le postcolonial
dure plus longtemps, en tant que discipline universitaire, que le colonialisme lui-
même). L’histoire mondiale raconterait l’affrontement immémorial d’un maître
blanc et d’un indigène, de Spartacus à nos jours. Un seul drame avec des acteurs
différents. Face à ces divagations académiques, comment ne pas songer à ces
soldats japonais, égarés dans les îles du Pacifique, et qui poursuivirent la
Seconde Guerre mondiale, dix à vingt ans après la reddition de l’empereur en
1945 ?
L’anticolonialisme, un demi-siècle après la décolonisation, est le cache-misère
des soldats désœuvrés du progressisme. Que ne feraient-ils pour se parer de cette
glorieuse défroque ? Un exemple, entre autres : le metteur en scène Christophe
Honoré, montant l’opéra de Mozart Cosi fan tutte à Aix-en-Provence en
juin 2016, transposa l’action dans l’Éthiopie occupée par l’Italie mussolinienne.
Il voulait en effet dénoncer le colonialisme et le fascisme à travers cette mise en
scène. On ne voit pas trop le rapport : que je sache, Mozart ne se souciait pas
d’occuper l’Afrique, Cosi fan tutte est une comédie sur le jeu amoureux et
l’infidélité. On voit surtout que le monsieur en question veut prendre la pose de
la grande conscience mondiale et se la jouer « gauche engagée ». À en croire
certains universitaires, la domination coloniale interne fonctionne d’autant
mieux qu’elle n’a pas besoin de se dire. C’est un mécanisme inconscient qui
semble aller de soi. « Fracture coloniale » : ce terme, vague à souhait, permet
d’expliquer à peu près n’importe quoi et tire sa force de sa fausse simplicité.
Veut-on dire par là que la France reste marquée par son histoire récente ? C’est
une lapalissade. Que les immigrés en provenance de nos anciennes colonies sont
mal traités, relégués aux tâches subalternes ? Que le patronat et les pouvoirs
publics rêvent de les importer quand ils en ont besoin et de les renvoyer quand le
travail vient à manquer ? C’est exact, comme à peu près dans tous les pays
d’Europe, même ceux qui n’ont aucun passé impérial. Ces migrants du Maghreb
ou d’Afrique noire sont-ils moins bien considérés que les Tamouls, les
Pakistanais, les Cinghalais, les Philippins, voire les Baltes, les Polonais, les
Roumains, les Ukrainiens, toutes nationalités de pays que nous n’avons pas
occupés ? N’est-ce pas des Polonais qui font l’objet au Royaume-Uni, après le
vote du Brexit en juin 2016, d’une violente xénophobie allant jusqu’aux
meurtres ?
Que le marché du travail, dans l’Hexagone, reste fermé aux étrangers ne
relève pas d’une position coloniale mais plutôt d’une logique malthusienne :
notre pays a fait le choix en effet, à droite comme à gauche, dès les années 80,
du chômage structurel pour protéger certaines catégories de travailleurs
syndiqués ou de fonctionnaires, quitte à condamner les jeunes générations à
l’inaction ou aux emplois mal payés. Que la France soit bloquée sur le plan
économique, qu’elle épuise les classes moyennes par une ponction fiscale
exorbitante, un niveau de dépenses publiques à 57,5 % inégalé en Europe, un
taux de chômage à plus de 10 % n’est quand même pas une preuve de
colonialisme mais d’incompétence crasse, surtout quand on la compare à son
grand voisin allemand. Enfin, les populations périurbaines étudiées par le
géographe Christophe Guilluy6, et qui se sentent abandonnées par l’État
providence et les médias au profit des banlieues plus remuantes sont, elles aussi,
mal loties. La France a failli mais elle a failli pour tous ses enfants, pas
seulement ceux de l’immigration. Colonialisme est devenu un mot valise qui ne
désigne plus un processus historique précis mais l’ensemble de ce que différents
lobbies, et notamment celui des islamistes, récusent dans l’Hexagone, l’idéal
républicain, la laïcité, l’égalité entre les hommes et les femmes mais aussi
l’échec économique.
On s’en veut de rappeler cette évidence. La décolonisation a eu lieu. Très
imparfaite sans doute et laissant des traces mais enfin la France a tourné la page.
Si elle veut dépasser cette période, c’est que l’amnésie est en la matière la
conséquence du détachement. L’Algérie, par exemple, hormis dans le cercle
restreint des rapatriés, n’est plus une passion française, alors que la France reste
une passion algérienne. Ce qui émeut nos populations, c’est plus que jamais le
souvenir des deux conflits mondiaux, l’humiliation de la défaite de 1940, la
souillure de la collaboration dont nous ne nous remettons pas. La vitesse avec
laquelle la métropole, au début des années 60, a fait le deuil de l’empire,
oubliant au passage quelques centaines de milliers de pieds-noirs et de harkis,
prouve que l’entreprise coloniale n’était sans doute pas aussi chère au cœur des
Français qu’on le dit. Qu’il faille reconstruire nos mémoires coloniales, comme
nous l’avons fait pour d’autres périodes est exact ; mais s’il s’agit d’une
mémoire, c’est que les événements sont passés. Parler de l’impact considérable
de la perte de l’empire en 1962 et de la blessure narcissique qui s’est ensuivie
(Benjamin Stora) était peut-être vrai à l’époque mais ne l’est plus. Quelle
« blessure narcissique » d’ailleurs ? Ce fut un soulagement d’être débarrassé de
l’empire, nul n’avait envie de mourir pour l’Algérie ou le Maroc alors que
débutaient la révolution des mœurs et la construction européenne ! Envisagée
avec nos yeux d’aujourd’hui, et même si la lutte pour l’indépendance algérienne
faillit provoquer une guerre civile en France, la mainmise sur l’Algérie en 1830
puis la lutte pour la maintenir dans la communauté française, au prix de la
coercition, semble une aberration d’un autre âge. Qu’allions-nous faire dans
cette galère ? C’est peu dire que nous désapprouvons, nous sommes partis
ailleurs. Une nation est grande, non par ses conquêtes territoriales mais par ses
avancées spirituelles, scientifiques. La France contemporaine ne rêve plus
d’impérialisme. Elle vit sur un patriotisme de la rétraction et non d’expansion,
elle rêve de fermer ses frontières plutôt que de les distendre à l’infini. Son vrai
mot d’ordre aujourd’hui serait plutôt « à bas le monde extérieur ».
Une grande puissance gagne toujours à reconnaître ses crimes, à demander
pardon même s’il n’est pas certain qu’une telle démarche apaise les rancœurs.
C’est l’honneur de l’Europe que de confesser ses crimes et de les enseigner, ce
qui n’est pas le cas de beaucoup d’États qui refusent toute revisitation du passé
(la Turquie actuelle vis-à-vis du génocide arménien, par exemple). Le Vieux
Monde est l’un des rares continents à avoir su penser sa barbarie et à s’en être
distancié. L’Histoire ne se divise pas entre nations pécheresses et continents
archanges, races maudites et peuples intouchables, mais entre démocraties qui
confessent leurs fautes et dictatures laïques ou théocratiques qui les dissimulent
en se drapant dans les oripeaux du martyre. Il n’y a pas de peuple innocent ou
coupable a priori. Bien des pays décolonisés, depuis soixante ans, ont prouvé
leur capacité à commettre, tout comme nous, des abominations, à envahir et
piller leurs voisins, emprisonner leur opposition, liquider les réfractaires,
appauvrir leur population. Pour ne pas se remettre en question, ils adoptent la
posture de la victime et continuent à se décharger de leurs erreurs sur les
anciennes métropoles. On leur doit tout en raison des souffrances endurées. Mais
au lieu d’admettre leurs errements et de les regarder en face, ils cherchent dans
leur oppression de jadis des excuses à leur malfaisance d’aujourd’hui. Ainsi les
Algériens exigent depuis longtemps des excuses de la France pour établir un
traité d’amitié. Pourquoi ne pas admettre publiquement la réalité de la sale
guerre, l’usage de la torture, la brutalité de la colonisation dans ce pays ? Mais
que l’on invite les Algériens à faire de même, à dévoiler leurs parts d’ombre, à
balayer devant leur porte. Une politique de la contrition exige toujours une
certaine réciprocité.
Parler en permanence de néocolonialisme, c’est renforcer les préjugés qu’on
voulait extirper : on ne peut plus considérer l’autre comme un égal mais comme
un opprimé perpétuel, enclos dans son épiderme, son origine. C’est enfin nier les
changements en histoire, confondre la rupture et les séquelles. Il faut se sentir
très sûr de soi pour dire, tel le président de la République populaire de Chine
accueillant madame Thatcher en 1985 : « L’occupation britannique a réveillé la
Chine de son sommeil séculaire. » Ou pour souligner, tel l’ancien Premier
ministre indien Manmohan Singh recevant en juillet 2005, à l’Université Oxford,
le titre de docteur honoris causa, le 8 juillet 2005, les aspects positifs de
l’Empire britannique que l’Inde fut certes fondée à combattre mais dont elle tira
également « les conséquences bénéfiques ». Ces grandes puissances, maîtres de
leur destin, n’ont pas seulement acquis leur indépendance, elles sont sorties de
l’ère postcoloniale, dernier lien d’assujettissement. Elles ont enfin accédé à la
maturité.
1. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, La fracture coloniale : la société
française au prisme de l’héritage colonial, La Découverte, Paris, 2005.
2. Pascal Blanchard, « Ce que la France doit aux Arabes », Le Nouvel Observateur, 30 novembre
2013.
3. De quelle couleur sont les Blancs ? sous la direction de Sylvie Laurent et Thierry Leclère,
op. cit., p. 39-45.
4. Colloque « Langage et Violence » organisé par l’association Primo Levi, 17 juin 2011.
5. Les Territoires perdus de la République, sous la direction de Emmanuel Brenner, postface de
Georges Bensoussan, Mille et Une Nuits, 2002, nouvelle édition augmentée Fayard, 2015.
6. Christophe Guilluy, La France périphérique, Flammarion, 2015.
CINQUIÈME PARTIE
Jacques PRÉVERT
CHAPITRE 15
La Résistance ou la Pénitence
Nietzsche,
Le Voyageur et son Ombre,
in Humain, trop humain
Claude Lévi-Strauss1
La liberté d’expression ne serait pas un tel enjeu si elle n’était d’abord une
blessure : l’allergie à la multitude des comportements et des convictions de nos
semblables. Que des hommes adorent d’autres dieux ou n’en adorent aucun,
osent nous contredire ou se moquent de nos opinions, est a priori intolérable. La
fameuse phrase attribuée à Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous
dites mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez le dire » est aussi
noble que creuse. Le premier réflexe est toujours de camper sur ses positions et
de tenir la foi et les habitudes d’autrui pour erronées et scandaleuses. Ses
objections sont d’abord des affronts. Il faut une longue éducation au pluralisme
pour surmonter cette souffrance et accepter la diversité des croyances et des
choix, comme la norme d’une société ouverte. Un philosophe catholique,
Fabrice Hadjadj, se demandait un mois après la manifestation du 11 janvier 2015
en mémoire des victimes de Charlie Hebdo : « La liberté d’expression ? Soit !
Mais qu’avons-nous à exprimer de si important2 ? » En effet, mais qui juge de
l’importance ou de la futilité des propos ? La libre expression suppose de
nombreuses paroles, vaines et vides, qui ménagent aussi l’apparition d’une
parole juste. Sans cet humus, sans ce fatras verbal, jamais une pensée forte ne
pourrait émerger. La démocratie a ceci d’unique, parmi tous les régimes, qu’elle
ne tue pas plus ses adversaires qu’elle ne les emprisonne : elle admet le conflit
des intérêts, la rotation des pouvoirs, la légitimité des discordes. Nous sommes
d’accord pour ne pas être d’accord et régler nos différends de façon
institutionnelle à travers le jeu électoral et juridique. L’Angleterre a même
transformé l’opposition au gouvernement en devoir.
On peut comprendre l’embarras d’un musulman, d’un juif, d’un chrétien pieux
dans un environnement qui n’est pas le leur, leur indignation face à des affiches,
des images qui blessent la pudeur, des tenues qui les hérissent. Tenté par le
« péché », le redresseur de torts commence souvent par y céder, fornication,
alcool, drogue, et se rachète en tuant : on dit par exemple que le tueur d’Orlando,
en Floride, Omar Mateen, qui fit 49 morts dans un club gay en juin 2016, avait
décidé de passer à l’acte après avoir, selon son père, vu deux hommes
s’embrasser sur la bouche. Lui-même avait d’évidentes inclinations
homosexuelles. La liberté est un vertige auquel on ne cède pas sans résistance ni
remords. En ce sens, le djihadisme est une crise de la vérité. Pour qui se croit
seul dépositaire du Vrai, tous ces comportements sont une insulte à Dieu ou à la
tradition.
On peut juger le mode de vie occidental absurde, contraire à la décence, le
critiquer, s’en détourner comme d’un péché, c’est d’ailleurs le sens de
l’expression en arabe, Boko Haram (l’éducation occidentale est un péché), du
nom d’une des sectes islamistes les plus sanglantes du nord du Nigeria. Tel qu’il
existe pourtant, malgré ses imperfections, il semble préférable à ce qui se faisait
jadis. Nous n’allons pas reléguer les femmes au foyer, couvrir leur chef,
rallonger leurs jupes, supprimer les shorts ou les pantalons moulants, embastiller
ou rééduquer les homosexuels, interdire l’alcool en public, bannir les caricatures
religieuses, censurer le cinéma, le théâtre, la littérature, codifier ou limiter la
tolérance pour ne pas blesser les humeurs sourcilleuses de quelques dévots3.
Méfions-nous à cet égard de la connivence des trois monothéismes prêts à se
coaliser pour rogner nos conquêtes. Nous n’allons pas redescendre la route de
l’Histoire à l’envers pour plaire aux obscurantistes du Croissant ou de la Croix et
à leurs alliés « progressistes ». Vient un moment où il faut dire simplement :
c’est ainsi que nous vivons, c’est à prendre ou à laisser. À Rome, fais comme les
Romains. Et si vraiment un spectacle, un film, un dessin froissent la
susceptibilité d’un groupe ou d’une minorité, il leur est toujours possible de
recourir aux protestations publiques ou au procès (ce que font les chrétiens
conservateurs en France). Mieux vaut porter plainte, vociférer, exiger dommages
et intérêts que poignarder ou revolveriser l’apostat ou l’infidèle. Encore qu’il
existe un « djihad juridique » qui désigne indirectement aux tueurs les cibles à
abattre. Si Dieu est vraiment miséricordieux ou omnipotent, on ne voit pas en
quoi les graffitis d’un mortel, les cheveux libres des femmes ou les réflexions
d’un plumitif peuvent l’offenser en quoi que ce soit.
Chaque fois qu’un attentat endeuille la France, une même litanie se fait
entendre : nous payons notre outrecuidance en exigeant des musulmans qu’ils
confinent leurs pratiques à la sphère privée4. Par un discret chantage, les voix
autorisées nous expliquent que notre « fondamentalisme laïc » (Farhad
Khosrokhavar) stigmatise toute une communauté, pousse les plus talentueux des
pratiquants à quitter l’Hexagone et les autres à embrasser les sirènes de
l’islamisme radical comme « solution de repli5 ». Nous devons renoncer à ce que
nous sommes pour permettre aux croyants de devenir ce qu’ils veulent être. Ou
bien, comme le dit un sociologue (Raphaël Liogier), nous expions le fait de nous
obséder sur le voile et la mode islamique au risque de participer à la mise en
scène de la guerre des civilisations. Ou encore, renchérit un néoconservateur
libertarien, « l’islamo-nihilisme est une conséquence de l’intolérance française,
même s’il n’est pas que cela6 ».
Hélas pour nos analystes, les djihadistes frappent partout, aux États-Unis, en
Allemagne mais aussi en Algérie, en Tunisie, en Libye, en Égypte, en Syrie, en
Irak, au Pakistan, au Nigeria, lesquels pays n’interdisent pas le voile et le
recommandent même vivement sous peine des pires châtiments. La France
devrait donc abandonner ce qui fait son identité pour vivre en paix. Abdiquez
vos principes, délaissez l’affreuse laïcité, pliez-vous aux oukases d’une minorité
et vous connaîtrez quelques années de répit nous dit-on. En attendant les
prochaines revendications. Lesquelles ne manqueront pas d’éclater puisque c’est
l’existence même de la France qui pose problème.
Peut-on laver l’offense faite à Dieu ? Montesquieu l’avait énoncé avec
subtilité : « Le mal est venu de cette idée qu’il faut venger la divinité. Mais il
faut faire honorer la divinité et ne la venger jamais. En effet si l’on se conduisait
par cette dernière idée, quelle serait la fin des supplices ? Si les lois des hommes
ont à venger un être infini, elles se régleront sur son infinité et non pas sur les
faiblesses, sur les ignorances, sur les caprices de la nature humaine7. » Appliquer
à des actions humaines, imparfaites, des critères qui relèvent de l’Absolu, c’est
entraîner le monde dans la démesure ou la folie. Il faut beaucoup de talent pour
insulter Dieu, beaucoup d’orgueil pour croire qu’on l’a blessé ou prétendre
qu’on va nettoyer la souillure dans le sang du blasphémateur. Qu’on l’adore ou
qu’on le maudisse, il demeure, si toutefois il existe, hors de notre atteinte. Le
mal, répétera Benoît XVI en 2011, dans une tout autre optique, « c’est […] la
présomption d’agir par soi-même, de se mettre en concurrence avec Dieu et de
se substituer à Lui, de décider ce qui est bien et qui est mal, d’être le maître de la
vie et de la mort8 ». Dieu a ceci de commode (comme la Nature) qu’on peut lui
faire dire n’importe quoi : il ne viendra pas nous contredire. Quiconque parle au
nom du Tout-Puissant accapare une place qui ne revient à personne.
Si vous voulez savoir ce qu’il y a de pire dans la culture occidentale,
l’arrogance, la vulgarité, la violence drapée dans l’étendard de l’idéalisme, le
puritanisme lubrique, allez en Amérique du Nord. Si vous voulez savoir ce qu’il
y a de meilleur, allez aussi en Amérique du Nord. Il est dommage que l’Europe
adopte souvent les mauvais côtés des États-Unis en omettant ce qu’ils ont de
formidable : la confiance en eux-mêmes et la capacité de redémarrer l’Histoire
sur de nouvelles bases à chaque génération. Le Vieux Monde ressasse, le
Nouveau recommence. Les États-Unis : le plus grand pouvoir de répulsion allié
au plus grand pouvoir de séduction. Nous autres Européens sommes évidemment
pusillanimes et décadents, pathétiques dans nos aspirations et pitoyables dans
nos plaisirs, déchirés entre nos velléités d’indépendance totale et notre nostalgie
du passé. Nous sommes trop intelligents pour croire en Dieu, mais trop faibles
pour croire en nous-mêmes et nous répétons avec perplexité ce mot de
Robespierre : « L’athéisme est aristocratique. » Au moins avons-nous construit
une civilisation unique dans l’Histoire, enviée par beaucoup, fondée sur la
prospérité et la paix, combinant le respect des personnes et la variété de leurs
aspirations. En quoi la haine de l’Occident est toujours la haine du droit et de la
liberté, ce que savent les despotes du monde entier de Vladimir Poutine à Ali
Khamenei, de Raul Castro à Tayyip Erdoǧan. Accueillir l’Occident et la
démocratie, c’est ouvrir la porte à la contestation des abus déguisés en lois
éternelles, des inégalités fondées en nature. Il impose à chaque société des tâches
insurmontables, s’affranchir de la tradition, sortir du cocon rassurant de la
coutume pour inventer de nouvelles manières d’être. On le déteste non pour ses
fautes réelles ou ses crimes mais pour sa tentative de les corriger. L’un des tout
premiers, il a tenté de s’affranchir de sa sauvagerie, il s’est libéré de
l’absolutisme monarchique et religieux, invitant le reste du monde à le suivre, à
entrer en crise à son tour. C’est cela qu’on ne lui pardonne pas, au-delà de ses
péchés historiques et réels, le colonialisme, l’esclavage et l’impérialisme dont lui
seul porte la malédiction alors que d’autres cultures (l’Empire ottoman, la
conquête arabe en Espagne au Maghreb et en Asie), les ont également pratiqués,
sans faire amende honorable. Le vrai moteur de l’intégrisme, ce n’est pas le
respect sourcilleux des Écritures mais la peur de la liberté : les djihadistes sont
souvent diplômés et éduqués9, mais ce qui les motive surtout, c’est la terreur
d’un mode d’existence fondé sur l’autonomie individuelle, l’innovation
perpétuelle, la remise en cause de l’autorité, le droit de déserter les vérités
admises. Les progrès de la liberté dans le monde vont de pair avec la haine des
libertés et surtout de l’émancipation des femmes, mutation symbolique
fondamentale.
Il ne s’agit donc pas d’islamiser l’Europe mais d’européaniser l’islam. En
faire une religion parmi d’autres, et qui rayonnerait en matière de tolérance
éventuellement sur le reste de l’oumma. Le Vieux Monde pourrait devenir le
siège d’un renouveau critique et herméneutique pour la religion du Prophète.
L’islam est pluriel mais celui qui domine aujourd’hui est une « thanatocratie »,
une culture nihiliste de la mort (Bruno Étienne). Pour cette tâche de longue
haleine, il faut commencer par ne pas capituler, ne pas renier le cœur de notre
héritage : l’esprit d’examen, l’égalité des sexes, la discrétion religieuse, le
respect des droits et des libertés individuelles, la liberté d’expression. Ces
principes, qui sont des acquis des deux grandes révolutions américaine et
française, ne sont pas négociables. Mais ils sont accessibles à tous,
indépendamment de la croyance, de la culture ou de la couleur de peau.
C’est fort de ces certitudes qu’on peut résister à la terreur, à la mort potentielle
qui rôde partout, dans nos villes, nos rues, dans les gares, les écoles, les
aéroports, les centres commerciaux, les lieux de culte, églises, temples,
synagogues, mosquées. La seule réponse à offrir aux émissaires de la peste verte,
héritiers de la peste brune d’hier, c’est le sang-froid et le mépris. Tel le peuple
britannique au moment du Blitzkrieg qui résista, imperturbable et digne, aux
bombardements allemands. Tels les Parisiens qui réoccupent les terrasses,
retournent au spectacle après les massacres du Bataclan, et des bistrots alentour,
le 13 novembre 2015. Tel encore ce café de Tel Aviv, le Max Brenner, frappé en
juin 2016 par un attentat qui fit 4 morts et 7 blessés et qui rouvrit dès le
lendemain comme si rien ne s’était passé. Magnifique héroïsme tissé de
désinvolture. La vie continue, plus forte que tout. La barbarie tue mais ne brise
pas.
1. Le Regard éloigné, Plon, 1983, p. 47.
2. Le Figaro, 11 février 2015.
3. Sur ce thème, voir le livre de Pierre Manent, Situation de la France (Desclée de Brouwer, Paris,
2015), où l’auteur, dans un esprit très anglo-saxon, plaide avec conviction pour laisser aux
musulmans la jouissance de leurs mœurs : à savoir accepter toutes les revendications des fidèles sur
les rapports hommes-femmes, les interdits alimentaires, notamment le bannissement du porc dans les
cantines, le port du foulard, la ségrégation dans les piscines, sur les plages ou dans les hôpitaux :
« Les relations entre les sexes sont un sujet d’une telle complexité et délicatesse qu’il est sans doute
déraisonnable de damner une civilisation sur cette question. » Il faudrait accepter la charia comme
base juridique de l’islam français. Ultime concession à l’esprit laïc, l’auteur demande de bannir tout
de même la polygamie et le voile intégral. Mais pourquoi refuser ces deux privilèges aux croyants si
on leur cède sur le reste ?
4. Farhad Kohsrokhavar, « Le Djihad et l’exception française », New York Times, 19 juillet 2016.
5. Farhad Kohsrokhavar, « Ce fondamentalisme laïque qui fragilise la France », Le Monde,
9 septembre 2016.
6. Guy Sorman, Le Point, 29 septembre 2016.
7. De l’esprit des lois, XII, 4, cité in Jacques de Saint Victor, Blasphème. Brève histoire d’un crime
imaginaire, Gallimard, 2016, p. 48.
8. Benoît XVI, Homélie, Noël 2011.
9. La majorité des cadres de Daech, selon un rapport de la Banque mondiale basé sur des fuites de
données internes de l’État islamique portant sur près de 4 000 personnes et publié en octobre 2016,
sont loin d’être illettrés. Ils ne viennent pas des quartiers sensibles mais des universités. La pauvreté
n’est en rien un facteur de radicalisation. 25 % sont allés à l’université, 43,3 % ont effectué des
études secondaires. Détail intéressant : la proportion de candidats au suicide augmente avec
l’éducation. D’après l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat) en France, 67 % des
jeunes candidats au djihad sont issus des classes moyennes, 17 % sont même issus de catégories
socioprofessionnelles supérieures. (Statistiques 2016.) On est loin de la litanie sociologisante sur les
damnés de la terre !
CHAPITRE 18
La fatigue de Dieu
« Les mosquées sont nos casernes, les minarets nos baïonnettes, les
dômes nos casques et les croyants, nos soldats »
Recep Tayyip Erdoǧan 1999 (Erdoǧan fera alors quatre mois de prison
pour avoir tenu ces propos)
Hölderlin
Romans et récits
MONSIEUR TAC, Sagittaire, 1976 ; Folio Gallimard, 1992.
LUNES DE FIEL, « Fiction et Cie », Seuil, 1981 ; Points Roman no 75.
PARIAS, « Fiction et Cie », Seuil, 1985 ; Points Roman no 270.
LE PALAIS DES CLAQUES, Points-Virgule, Seuil, 1986.
LE DIVIN ENFANT, Seuil, 1992 ; Points Roman, 1994.
LES VOLEURS DE BEAUTÉ, Grasset, 1997 (prix Renaudot) ; Le Livre de Poche,
2008.
LES OGRES ANONYMES , Grasset, 1998 ; Le Livre de Poche, 2001.
L’AMOUR DU PROCHAIN, Grasset, 2005 ; Le Livre de Poche, 2007.
MON PETIT MARI, Grasset, 2007 ; Le Livre de Poche, 2009.
LA MAISON DES ANGES , Grasset, 2013.
UN BON FILS, Grasset, 2014.
ISBN : 978-2-246-85758-7
Page de titre
Exergue
Dédicace
Introduction
PREMIÈRE PARTIE
La fabrique d’un délit d’opinion
3. Le miracle de la transsubstantiation
DEUXIÈME PARTIE
La gauche malade du déni
TROISIÈME PARTIE
Musulmans égale juifs ?
QUATRIÈME PARTIE
Sommes-nous coupables d’exister ?
CINQUIÈME PARTIE
Quel avenir pour Dieu ?
Épilogue
Du même auteur
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