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«

Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de


rester aveugles : l’islamophobie. Critiquer la violence militante de
cette religion dans son incarnation contemporaine était considéré
comme du fanatisme. »

Salman RUSHDIE,
Joseph Anton (Plon, 2012, p. 400).
Pour Patrice Champion,
en souvenir de Belgrade et Sarajevo
INTRODUCTION

Un rajeunissement sémantique

En 1910, un rédacteur français au ministère des Colonies, André


Quellien, publie La Politique musulmane dans l’Afrique occidentale
française1. L’ouvrage destiné aux spécialistes et aux cadres de l’empire est
un éloge mesuré de la religion coranique « pratique et indulgente », mieux
adaptée aux « indigènes », alors que le christianisme est « trop compliqué,
trop abstrait, trop austère pour la mentalité rudimentaire et matérialiste du
nègre ». Pour l’auteur de ce rapport, il s’agit de souligner que l’islam
devrait devenir le meilleur allié du colonialisme français et favoriser la
pénétration européenne, à condition de le traiter avec tact : parce que la
religion du Prophète « arrache les peuples au fétichisme et à ses pratiques
dégradantes », il faut cesser de l’assimiler au fanatisme et la considérer
avec une neutralité bienveillante. Annonçant le grand arabisant Louis
Massignon, catholique de gauche (1883-1962), spécialiste de la mystique
musulmane et partisan du dialogue entre l’Islam et l’Église, André Quellien
fustige donc « l’islamophobie » qui sévit dans le personnel colonial mais
tout autant « l’islamophilie » propre à l’orientalisme romantique : « Chanter
les louanges de l’islam est aussi partial que le décrire injustement. » Il faut
le considérer froidement comme un outil de gouvernement. Quellien
s’exprime ici en administrateur soucieux de paix sociale : il déplore la
tentation de diaboliser une confession qui maintient la paix dans l’Empire,
quels que soient les abus, mineurs à ses yeux, auxquels elle se livre,
l’esclavage persistant et la polygamie. Puisque l’islam est le meilleur allié
du colonialisme, il faut préserver ses fidèles de l’influence néfaste des idées
modernes et respecter leurs modes de vie (attitude que l’on retrouve de nos
jours à l’extrême gauche et chez les Anglo-Saxons).

Un autre fonctionnaire colonial résidant à Dakar, Maurice Delafosse,
écrit à la même époque : « Quoi qu’en disent ceux pour qui l’islamophobie
est un principe d’administration indigène, la France n’a rien de plus à
craindre des musulmans en Afrique occidentale que des non-musulmans
[…] L’islamophobie n’a donc pas plus de raison d’être dans l’Afrique
occidentale, où l’islamophilie, dans le sens d’une préférence accordée aux
musulmans créerait d’autre part un sentiment de méfiance parmi les
populations non musulmanes qui se trouvent être les plus nombreuses2. »

Islamophobie : le terme existait vraisemblablement dès le XIXe siècle, ce


qui explique son emploi spontané par les fonctionnaires de l’Empire. Quant
à son antonyme, l’islamophilie, savante ou profane, elle est une constante
de l’histoire européenne depuis le XVIIe siècle qui reste massivement
fascinée par la civilisation islamique3. Mais, après la révolution
khomeyniste, le vocable d’islamophobie connaît une mutation et se
transforme en arme de guerre. Entre l’expulsion de Kate Millett, féministe
américaine, de Téhéran en 1979, parce qu’elle protestait contre l’imposition
du voile aux Iraniennes, et l’affaire Rushdie en 1988, qui éclate sous
l’impulsion des musulmans britanniques, ce mot dormant a soudain été
réveillé pour ressusciter sous une autre forme. Un substantif n’appartient
pas à qui l’a créé mais à qui l’a réinventé, pour en populariser l’usage. Ce
rajeunissement lexical permet de faire coup double : stigmatiser les traîtres
à la foi coranique d’une part, imposer le silence aux Occidentaux impies, de
l’autre.
En 1789 puis en 1791, la France abolit le délit de blasphème, cause de
tant de siècles d’affrontements entre catholiques et protestants (la
Restauration rétablira une loi sur le sacrilège, surtout destinée à museler la
presse, abrogée durant la monarchie de Juillet et définitivement supprimée
en juillet 1881). Le Constituant Lepeletier de Saint-Fargeau, dans son
rapport sur le projet de code pénal, écrit qu’il faut « faire disparaître cette
foule de crimes imaginaires qui grossissaient les anciens recueils de nos
lois. Vous n’y trouverez plus ces grands crimes d’hérésie, de lèse-majesté
divine, de sortilèges, de mages pour lesquels, au nom du ciel, tant de sang a
souillé la terre4 ». Magnifique proposition qui pourrait paraître désuète de
nos jours, si tant de forces obscurantistes, emmenées par des juristes, des
théologiens issus du Moyen-Orient et accrédités auprès de l’Onu, ne
s’acharnaient à ressusciter le délit de blasphème. Ce « péché de bouche »
qui remettait en cause l’ordre social et cosmique se payait souvent, en
France et en Europe, dans l’Ancien Régime, de la langue coupée, des lèvres
cousues voire de la torture et de la mort. Dans le même esprit que
Lepeletier de Saint-Fargeau ridiculisant le blasphème, nous aimerions
qualifier l’accusation « d’islamophobie » de « racisme imaginaire ».
Signifiant flottant en quête d’un emploi, ce mot agglutine au moins deux
sens différents : la persécution des croyants, évidemment condamnable, la
remise en cause des croyances, en usage dans toutes les nations civilisées.
La critique d’une religion relève de l’esprit d’examen mais certainement
pas de la discrimination. Frapper un fidèle est un délit. Discuter d’un article
de foi, d’un point de doctrine, est un droit. Confondre les deux constitue un
amalgame insupportable.
Pour être encore plus clair : toute insulte d’une femme voilée dans la rue,
tout incendie, destruction ou saccage d’une mosquée, anathème à l’égard
d’un groupe de musulmans constituent un crachat jeté au visage de la
République et de tous ses citoyens, chrétiens, juifs, bouddhistes ou non-
croyants. S’il faut punir sans pitié ces agressions et protéger les lieux de
culte comme partie du patrimoine national, on ne saurait freiner ou
empêcher la libre parole à l’endroit des systèmes religieux. Ce sont deux
ordres de grandeur différents. Il y a déjà tant de discriminations réelles liées
à la couleur de peau, au faciès, à l’adresse, au statut social, à l’accent qu’il
paraît inutile d’en ajouter d’autres, fictives ou fantasmagoriques. Imaginons
qu’au XVIIIe siècle l’Église ait répondu aux attaques de Voltaire, Rousseau,
Diderot, d’Alembert et consorts par une accusation de « racisme » (le mot
n’existait pas à l’époque). Imaginons que la même défense ait perduré
jusqu’au XXe siècle et qu’à chaque remise en cause de la Bible par les libres-
penseurs, les autorités ecclésiastiques aient répondu par le crime de
christianophobie pour censurer l’expression de ces arguments. La chrétienté
serait restée congelée, figée tel un vaisseau fantôme, incapable d’évoluer,
de reconsidérer son héritage. Ce sont les attaques de ses adversaires qui
l’ont régénérée, réveillée de son long sommeil dogmatique.
Avouons-le : l’entreprise menée ici peut sembler d’avance perdue. Le
vocable d’islamophobie est entré dans le lexique mondial. Il est devenu ce
bouclier juridique, politique, qui permet de parer à toutes les critiques. Ce
n’est pas une raison pour renoncer. Il arrive que les langues tombent
malades, on l’a vu dans l’histoire des totalitarismes au XXe siècle. Pour
reprendre un mot de Camus, répété à satiété : « Mal nommer les choses,
c’est contribuer au malheur du monde. » Le combat est d’abord
philosophique : quiconque s’empare des mots s’empare des cerveaux et
installe le mensonge au cœur de la langue. Les fondamentalistes ont
provisoirement gagné la bataille du vocabulaire. Il est encore temps de
détraquer cette mécanique trop bien huilée. Délégitimer le terme
d’islamophobie, instiller le doute à son sujet, l’affubler en permanence de
guillemets, tel est l’objet de cet essai. Pour gagner la guerre contre
l’intégrisme, il faut la mener d’abord dans le champ des idées. Je propose
ici une petite boîte à outils pour démonter le procès en sorcellerie et refuser
le chantage.
1. La Politique musulmane dans l’Afrique occidentale française, Gallica, 1910, Hachette Livre
BNF 2013.
2. Maurice Delafosse, Revue du monde musulman, vol. XI, no V, 1910, p. 57. Il faut savoir gré à
ces deux auteurs d’avoir exhumé ces textes méconnus, Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed,
Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent « le problème musulman », La Découverte,
2016, p. 73-74. Voir également d’Isabelle Kersimon et Jean-Christophe Moreau, Islamophobie. La
contre-enquête, chapitre I, « Les aventures d’un concept », Plein Jour, 2014, qui entend compléter et
réfuter l’ouvrage précédent.
3. Voir Maxime Rodinson, La Fascination de l’Islam, Maspero 1980, Presses Pocket 1993.
4. Cité par Jacques de Saint Victor, « Du blasphème dans la République », Le Débat, Gallimard,
mai-août 2015, p. 12, ainsi que l’ouvrage d’histoire Blasphème. Brève histoire d’un « crime
imaginaire », Gallimard, 2016.
PREMIÈRE PARTIE

La fabrique d’un délit d’opinion


CHAPITRE 1

Disparition de la race,
prolifération des racistes

« Écr.l’inf., abréviation de Écrasons l’infâme » (c’est-à-dire


l’obscurantisme et la superstition)

Signature de Voltaire à la fin de ses lettres

Le 16 mai 2013, le Parlement français, sur une proposition du Front de


gauche, décide de supprimer de la législation la notion de race « pour faire
avancer notre société au plan idéologique et pédagogique, même si, nous en
sommes tous convaincus, ce geste symbolique ne suffira pas à effacer le
racisme » (François Asensi1). Durant sa campagne, le candidat Hollande s’y était
en effet engagé, pour couper l’herbe sous le pied à « toutes les théories
nauséabondes ». Le rapporteur de la proposition, Alfred Marie-Jeanne2, fait
valoir que le mot « race » est un « concept aberrant ». Ayant servi de fondement
aux pires égarements, « il n’a pas sa place dans notre ordre juridique ». Déjà
tabou dans le discours commun, le terme était quasiment tombé en désuétude,
sauf dans les homélies de la droite extrême ou les chansons des rappeurs.
L’initiative est révélatrice de notre volonté de résoudre les problèmes en les
annulant. S’il n’y a plus de races, le mot racisme devrait disparaître en
conséquence. Il n’y a plus de races sinon celle, proliférante, des racistes qui
pullulent comme vermine à rééduquer. Pour effacer les différences, il faut en
souligner une indépassable, celle du raciste, rejeté dans l’altérité absolue du
barbare. Il suffirait donc de procéder à l’ablation de la tumeur, d’effacer le
vocable maudit pour que tout aille mieux.
Le vote de cette loi intervient dans un contexte de recrudescence des actes
d’hostilité entre concitoyens de diverses appartenances, tendance inverse donc à
celle édictée par les élites. À l’école, dans la rue comme dans les médias ou les
chansons, le beau rêve d’unanimité se fragmente en insultes, bagarres ou
appellations diverses concernant les « feujs », les « rebeus », les « renois », les
« gaulois », les « céfrans », les « noiches » et j’en passe. À l’hymne entonné à la
coexistence heureuse répond l’image d’une humanité émiettée. On ne s’est
jamais autant apostrophé au nom de ses origines, de ses croyances ou de sa
couleur de peau. Dans un mouvement déjà remarqué par les plus lucides, Paul
Yonnet, Pierre-André Taguieff, l’antiracisme ne cesse de racialiser toute forme
de conflit ethnique, politique, sexuel ou religieux. Il recrée en permanence la
malédiction qu’il prétend combattre. Étrange mécanisme dont il faudrait retracer
la généalogie, vraisemblablement liée à l’échec du projet communiste. Partout la
lutte des races semble supplanter la lutte des classes, comme le redoutait déjà
Raymond Aron, il y a soixante ans3. Tout est devenu racial, les cultures, les
religions, les communautés, les préférences sexuelles, les pensées, les habitudes
alimentaires. Ne vient-on pas d’inventer le néologisme « la pauvrophobie »
(ATD Quart Monde, octobre 2016) pour dénoncer les discriminations à la
précarité ? Pur cataplasme linguistique qui n’améliorera en rien la situation des
exclus mais qui rassure les acteurs sociaux. Les « phobies » prolifèrent, avec cet
étrange contresens qui assimile la crainte ou la peur à la haine. Redouter un
groupe, une orientation de genre, une croyance, un accent populaire, c’est déjà
afficher une détestation, osciller entre l’aversion et la maladie mentale. Le
phobique est deux fois coupable, sur le plan psychique et social. On n’a pas
annulé le problème, on l’a juste déplacé. Tout ce qui distingue les hommes finit
par les opposer. Le moindre désaccord ou malaise est retraduit en
disqualification raciale : dès qu’une personne se sent agressée, ne serait-ce que
d’un regard ou d’une formule, elle peut vous accuser, pointer sur vous un doigt
vengeur.
Que devrait être un antiracisme bien compris ? Une sagesse de la cohabitation,
une séduction de la diversité quand des individus, de toutes origines, se côtoient
dans un même espace. Mais aussi une intelligence du discernement capable de
distinguer ce qui relève de la vexation et ce qui ressort de la liberté d’expression.
Rappelons que la finalité d’une politique avisée est de prévenir la discorde et
d’éviter la guerre. Mais l’antiracisme, devenu la religion civile des temps
modernes, s’est transformé en hostilité permanente de chacun contre chacun, en
rhétorique de la récrimination. La contraction du temps et de l’espace induite par
les nouvelles technologies et les moyens de transport entraîne l’abolition des
distances qui nous protégeaient hier des lointains. Sur une planète où les tribus
humaines, en déplacement constant, entrent en collision les unes avec les autres,
la pression devient accablante. Le filet se resserre, suscitant un sentiment de
claustrophobie et même de rejet. La mondialisation traduit ce moment historique
où la terre prend conscience de ses limites et les hommes de leur
interdépendance. L’univers cesse d’être l’espace commun de leurs échanges pour
devenir le lieu de leurs tourments réciproques. Puisque rien ne sépare plus les
peuples les uns des autres sinon quelques heures d’avion ou de train, ils sont
privés de l’éloignement nécessaire à toute relation. Intolérable proximité du
village global, là même où il faudrait rétablir des écarts, des intervalles pour que
chacun retrouve sa place. L’ouverture promise par la modernité, la possibilité
merveilleuse de sortir du local, du natal, du tribal, se résout en nouvel
enfermement à l’échelle du globe. Non pas tant élargissement des horizons que
perception de l’horizon comme une nouvelle clôture. Puisqu’il n’y a qu’un seul
monde, celui des explosions démographiques, des catastrophes naturelles et des
migrations de masse, une intelligence de la multitude est plus que jamais
nécessaire. Les tensions augmentent parce que les individus se rapprochent, se
côtoient, sont contraints de faire chambre commune. Pour établir des ponts entre
les hommes, il faut commencer par rétablir des portes qui délimitent les
territoires de chacun.
Enfin le « racisme » dominant, cette maladie de l’unification du monde, n’est
plus lié seulement à une volonté d’extermination comme il le fut en Allemagne,
en Turquie, au Cambodge ou encore au Rwanda, il est surtout d’enfermement. Il
traduit le désir de rester entre soi et d’expulser les intrus : le risque des sociétés
multiraciales, c’est autant la dictature d’une majorité imposant sa loi que la
juxtaposition de communautés étanches les unes vis-à-vis des autres, ne
communiquant que pour le strict minimum. Dans cette configuration, tout ce qui
distingue les hommes finit par les blesser. Il faut alors ménager à l’extrême les
susceptibilités, tourner sept fois sa langue dans la bouche avant de qualifier qui
que ce soit. Toute remarque désobligeante, mépris de classe, appréciation
physique voire compliment pourraient être interprétés comme des
discriminations. Ne reste plus que l’humour qui allège les clichés et les met en
déroute quand la blague raciste les confirme, en faisant rire aux dépens de telle
ou telle catégorie.
Grande mutation des temps modernes : dans nos pays, les politiques de
l’identité tendent à remplacer l’aide aux défavorisés. Le Peuple, tel qu’il fut
mythifié par la gauche et les républicains, disparaît au profit des minorités.
Partout l’ethnique supplante le social, l’éthique le politique, la mémoire vive
l’histoire froide. Partout s’installe la détestable habitude de se définir par ses
origines, son identité, sa croyance. On réaffirme la différence au moment où l’on
veut asseoir l’égalité, au risque de reconduire malgré soi les anciens partis pris
attachés à la couleur de peau, aux coutumes. Cette tendance est contemporaine
de l’explosion du judiciaire dans le monde moderne. Le tribunal devient le lieu
de la réparation qui dédommage les victimes et cloue au pilori les scélérats qui
ont osé franchir la ligne. Si le procès est devenu, à l’âge démocratique, la figure
pédagogique par excellence, c’est que chacun y défend la cause la plus chère qui
soit, lui-même, et expose devant témoins sa souffrance, ses humiliations. Le trio
de l’Avocat, du Juge et du Plaignant consacre les prétoires comme la scène
emblématique de l’aventure humaine, à l’âge de l’identité.
La critique du politiquement correct, quant à elle, cet euphémisme élevé au
rang d’art de vivre, est elle-même un autre conformisme, une convenance de
l’inconvenance, une orthodoxie de l’hétérodoxie qui ne fait que redoubler une
impasse par une autre. Nous n’allons pas nous insulter les uns les autres pour
manifester notre liberté d’opinion. Qu’il faille se retenir dans les jugements que
nous portons sur nos proches n’est pas simple censure mais décence minimale
que nous nous devons dans les sociétés plurielles. La politesse, disait déjà Kant,
est une petite politique. Si un Donald Trump a pu être élu président des États-
Unis, c’est bien pour avoir ignoré cette courtoisie élémentaire qui lui a permis,
au cours de sa campagne, d’insulter les Mexicains, les immigrés, les Noirs, les
musulmans, les Chinois et quiconque objectait à son programme. Mais ce tribun,
volontiers clownesque et néronien, défenseur d’un credo isolationniste et
protectionniste, n’est lui-même que le contre-produit du politiquement correct
américain auquel il réplique par le politiquement direct voire le politiquement
abject. À la discipline des mots propagée par les élites républicaines ou
démocrates a répondu chez lui le dévergondage pulsionnel, l’injure employée
comme argument, les attaques ad hominem, les moqueries contre les femmes, les
handicapés, les menaces de mort proférées à l’endroit de ses rivaux, l’appel à
pratiquer la torture dans l’armée, à commettre des crimes de guerre, bref une
rhétorique de mafieux et non de responsable politique (même s’il a modéré ses
propos depuis et semble revenu à des ambitions plus pragmatiques).
Qu’est-ce que le politiquement correct ? L’allergie à la nomination,
l’escamotage des difficultés, l’impossibilité de dire les choses sinon par
métaphore, déplacement, amphigourisme. On floute les mots comme on floute
les organes génitaux sur certaines statues, comme on cachait les pieds des pianos
à l’époque victorienne pour ne pas heurter la bonne société. Dire ce qui est, dire
ce qu’on voit serait choquant. C’est exactement ce que signifie le verbe
« stigmatiser » qui veut dire parler de ce qui devrait être passé sous silence. On
« stigmatise » dès qu’on désigne un problème. Songeons que le président
Obama, comme d’ailleurs François Hollande4, durant leurs mandats respectifs,
furent incapables de parler de « terrorisme islamique » ou « d’islam radical »
mais usèrent toujours d’expressions contournées ou neutres pour qualifier nos
ennemis. Le tabou contemporain ne prétend pas sanctuariser seulement des
croyances ou des idées mais des pans entiers du réel. Dans certaines universités
américaines, par exemple, le simple usage de l’expression « islamisme » ou
« islam radical » est interdit par les autorités5.
Dans nos sociétés multiraciales et multiculturelles, l’insulte faite aux
minorités ou aux personnes est bannie par la loi. Et c’est un progrès. Cela fait
partie des tabous constitutifs de ce que nous sommes. Depuis 1945, l’expression
ouverte du racisme, ce que les Anglo-Saxons appellent le « hate speech », le
discours de haine, est relié à une intention de lynchage ou de meurtre. Le fait
qu’on ne puisse plus proclamer haut et fort à la télévision ou en public qu’il faut
tuer les Juifs, les Arabes, les Noirs, les Maghrébins, les Blancs, les catholiques,
les musulmans est en soi une bonne chose. Contrepartie de ce progrès : pour
éviter de tomber sous le coup de l’accusation, il faut parler avec des gants, user
de comparaisons prudentes, recourir aux vocables neutres qui n’entraînent ni
réprobation ni poursuite. Une sorte de bienséance du vocabulaire pèse sur nos
discours. Qualifier une personne, une minorité, une religion requiert un sens aigu
des nuances. Les métaphores prolifèrent qui disent une chose pour une autre et
supposent que chacun saura les déchiffrer à mi-mot. Mais étendre cette prudence
aux productions de la culture humaine, bannir a priori toute critique d’un
système, d’une foi, c’est prendre le risque d’amputer la liberté de penser. Ce qu’a
entériné en France la loi Pleven de 1972 qui crée un nouveau délit de
« provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence » commise envers
des individus « à raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une
ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée6 ». L’élargissement de
l’incrimination aux convictions religieuses fut l’occasion, saisie par des
associations intégristes, catholiques ou autres, de traîner en justice les auteurs de
films jugés diffamatoires (Je vous salue, Marie de Jean-Luc Godard (1985), La
Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese (1988) ou Larry Flint de Miloš
Forman (1996).) Au motif que certains mots sont des armes, des « pistolets
chargés », et peuvent blesser comme l’avait déjà souligné Jean-Paul Sartre citant
Brice Parain, après la guerre, à propos des écrivains collaborateurs, les discours
méprisables ou moqueurs envers la foi devraient être censurés. De l’affaire
Rushdie, condamné à mort pour avoir, selon ses procureurs, blasphémé le
Prophète dans ses Versets sataniques jusqu’à l’affaire des caricatures de
Mahomet qui se solda par l’assassinat de sang-froid de toute l’équipe de Charlie
Hebdo, le 7 janvier 2015, la frontière est mince entre le jugement satirique sur
les croyances d’autrui et l’outrage maximal. Nous n’aurions donc le choix
qu’entre l’offense et l’acquiescement. L’islam radical rajoute à la délicate
question du blasphème une nuance importante : il tue les contrevenants et ne
s’embarrasse pas de précautions. Tout ce qui relevait jadis de l’esprit des
Lumières, la critique mais aussi le discours anticlérical, théologique,
philosophique, la satire, devrait désormais être assimilé à une diffamation.
La querelle de l’islamophobie est révélatrice enfin d’un autre phénomène : le
surgissement continu de « nouveaux racismes » que l’on enregistre avec une
fébrilité anxieuse. Voilà ce mot atteint d’obésité galopante et qui avale dans sa
définition toutes sortes de comportements, d’attitudes, de rites qui ne lui étaient
pas liés jusque-là. L’antiracisme, pareil à l’humanitaire, est un marché en pleine
expansion où chaque groupe, pour exister, doit exciper d’une blessure qui le
singularise. Ce ne sont plus des associations de citoyens qui s’allient pour
combattre le racisme, ce sont des lobbies confessionnels ou communautaires qui
inventent de nouvelles formes de discriminations pour justifier leur existence,
recevoir le maximum de publicité, de réparations. Claude Lévi-Strauss le disait
déjà : « Rien ne compromet davantage, n’affaiblit de l’intérieur et n’affadit plus
la lutte contre le racisme que cette façon de mettre le terme à toutes les sauces en
confondant des théories fausses mais explicites avec des inclinations, des
attitudes communes dont il serait illusoire d’imaginer que l’humanité puisse un
jour s’affranchir7. » L’antiraciste conséquent est un limier qui déniche chaque
matin une nouvelle forme de ségrégation, tout heureux d’avoir rajouté cette
nouvelle espèce à la grande taxinomie de la pensée progressiste.
1. Député ex-communiste, élu en Seine-Saint-Denis, membre du Front de gauche.
2. Alfred Marie-Jeanne, homme politique et indépendantiste martiniquais.
3. Voir L’Opium des intellectuels, Calmann-Lévy, 1955.
4. Sauf en une occasion, le 1er décembre 2016 quand il annonça qu’il renonçait à être candidat à sa
propre succession en 2017.
5. Le 30 septembre 2016, à l’université de Saint-Louis, le discours sur l’islam radical d’un colonel
à la retraite, Allan West, ayant servi en Irak et en Afghanistan, a provoqué la sortie d’une centaine
d’étudiants, proches des Frères musulmans, qui ont quitté la salle en signe de protestation. William
Nardi, the College Fix.
6. Jacques de Saint Victor, « Du blasphème dans la République », article préc., p. 15.
7. Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Plon, 1983, p. 15-16.
CHAPITRE 2

Une arme d’intimidation massive

« Tout est à prendre au premier degré dans le Coran : on n’entre pas


dans le commentaire car c’est un champ hors de notre portée par
rapport à notre raison. »

Tarek Obrou, alors Frère musulman


Conférence sur Dailymotion dans les années 19901

Avant d’aller plus loin, rappelons une différence fondamentale entre l’Empire
britannique et l’Empire français : alors que ce dernier est mû par la conviction
d’apporter, outre-mer, la liberté et la civilisation, « il est du devoir des races
supérieures de civiliser les races inférieures », dira Jules Ferry dans un discours
célèbre à la Chambre en 1885, le premier n’a, en apparence, d’autre ambition
que l’extension du commerce et des profits. Il se contente via l’Indirect Rule
d’exploiter, au besoin par la force, les richesses des terres lointaines, laissant aux
indigènes le soin de s’administrer eux-mêmes, de persister dans leurs rites et
leurs croyances (la Grande-Bretagne moderne, multiculturelle et différentialiste,
a ainsi rapatrié en métropole son modèle impérial au risque d’oublier le ciment
commun, la « britannicité » et d’encourager les séparatismes ethniques2).
L’impérialisme français voulait convertir l’Arabe, l’Africain, l’Asiatique aux
valeurs républicaines et les intégrer à la métropole, l’impérialisme britannique
jugeait les Indiens, les Malais, les Kenyans si différents des Anglais qu’il pensait
vain de leur inculquer le mode de vie européen. Les colonialistes français
prétendaient créer du semblable sur toute la surface de la terre, au nom de
l’universalité des droits de l’homme ; les Britanniques, à l’inverse, respectaient
la diversité des cultures sans chercher à les unifier sous un arc commun. À
chacun son mode de vie, nul besoin de changer les êtres. Perçue par les uns
comme une infériorité ou une survivance qu’il sera possible de corriger avec le
temps, la différence est considérée par les autres comme une distance
infranchissable qu’il ne sert à rien de vouloir abolir. Tel est le fondement du
libéralisme communautaire. En réalité les deux colonialismes ont mêlé leurs
principes : les Britanniques ont laissé leur empreinte sur les pays occupés,
notamment leur système parlementaire en Inde et ailleurs, et les Français ont
accordé au compte-gouttes la nationalité française aux sujets musulmans
d’Algérie, contredisant leurs généreuses proclamations universalistes.
Reste que, poussé dans sa logique extrême, le respect de l’altérité peut aboutir
aux politiques discriminatoires de triste renom : l’apartheid sud-africain, c’est
l’autre si distinct de moi qu’il n’a plus le droit de m’approcher. Cantonner
chacun dans sa spécificité et lui interdire d’en sortir, sacraliser ses traditions rend
difficile la cohabitation des peuples, surtout dans les sociétés de masse. Les
Français traquent aujourd’hui le foulard à l’école et la burqa dans l’espace public
parce qu’ils considèrent tous les hommes comme égaux ; les Anglo-Saxons
hiérarchisent les individus et les rattachent à leur communauté. C’est
l’ambivalence de l’antiracisme : il défend l’humanité comme une seule famille
mais voit dans les diversités culturelles autant de petites patries à protéger envers
et contre tout. On appuie chaleureusement le souci quasi névrotique de telle
minorité religieuse de se garder de tout contact impur, de persister dans ses
mœurs, mais notre encouragement à résister contredit le conseil que nous lui
donnons. Nous lui tendons une main au moment où elle retire la sienne, nous lui
lançons une passerelle alors qu’elle tire orgueil de couper les ponts avec nous.
Nous ne célébrons chez elle que ce que nous critiquons chez nous,
l’ethnocentrisme invétéré. On risque alors, comme le fait toute une fraction de
l’extrême gauche, de freiner l’octroi aux musulmans des droits dont nous
jouissons, le droit, par exemple, de ne pas pratiquer leur religion ou de la
pratiquer par intermittence. En aucun cas la célébration de la diversité en tant
que norme suprême ne peut fonder un socle commun. C’est l’idée même d’une
égalité humaine qui est sabordée. Preuve, s’il en est, que la louange sans réserve
des particularités culturelles peut cacher, elle aussi, un paternalisme néocolonial.
En octobre 2013, à Istanbul, l’Organisation de la Conférence islamique,
financée par des douzaines de pays musulmans qui persécutent sans vergogne
juifs, hindous, bouddhistes et chrétiens, demande aux nations occidentales,
incarnées par la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton et le Haut
Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité,
Catherine Ashton, de mettre fin à la liberté d’expression, au moins en ce qui
concerne l’islam, représenté de façon trop négative comme une confession qui
opprime les femmes et fait preuve d’un prosélytisme agressif. Les signataires
veulent faire de la critique de l’islam et, notamment, de l’assimilation des
musulmans à des terroristes, un crime international reconnu par les plus hautes
instances. Depuis 1999, tous les ans, les 57 pays de l’Organisation de la
Conférence islamique s’efforcent d’imposer un délit de blasphème devant la
commission des droits de l’homme de l’Onu. Déjà formulée à Durban en 2001,
cette demande est réitérée presque chaque année dans les différentes instances
internationales. En septembre 2007, par exemple, le rapporteur spécial sur le
racisme, Doudou Diène, juriste sénégalais, dans son rapport présenté au Conseil
des droits de l’homme, fait de l’islamophobie une « des formes les plus graves
de diffamation des religions ». Toujours en mars de la même année, le Conseil
des droits de l’homme avait assimilé ce type de « diffamation » à du racisme pur
et simple et demandait d’interdire toute moquerie à l’égard du Prophète et des
symboles islamiques.
Double ambition donc : faire taire les Occidentaux, coupables de trois péchés
capitaux, la liberté religieuse, la liberté de penser, l’égalité entre hommes et
femmes. Mais surtout forger un outil de police interne à l’égard des musulmans
réformateurs ou libéraux qui osent critiquer leur confession et en appellent à un
changement du code de la famille, à la parité entre les sexes, au droit à
l’apostasie, à la conversion ou encore à la possibilité de « dé-jeûner » (en France
comme au Maroc ou en Algérie, des fidèles décident de ne plus faire le ramadan
pour raisons personnelles mais se heurtent à l’hostilité des proches voire des
autorités et s’alimentent en cachette ; on estime en France à un tiers environ des
5 ou 6 millions de musulmans qui n’observe pas le ramadan3). Haro donc sur ces
fidèles qui réclament la possibilité d’être des croyants par éclipse comme il en
existe chez les chrétiens et les juifs. Il faut les désigner, ces renégats à la vindicte
de leurs coreligionnaires, les dire imprégnés d’idéologie coloniale pour bloquer
tout espoir d’une mutation en terre d’islam. Et ce, avec l’onction des idiots utiles
de la gauche ou de l’extrême gauche, toujours à l’affût d’un nouveau racisme et
certains de tenir avec l’islam le dernier sujet opprimé de l’Histoire. Hier on
montrait du doigt Salman Rushdie, Ayaan Hirsi Ali, Taslima Nasreen, Irshad
Manji, de nos jours c’est Chahdortt Djavann, Malika Sorel, Dounia Bouzar,
Kamel Daoud, Waleed Al-Husseini, Boualem Sansal. À Paris, par exemple, un
collectif d’historiens et d’universitaires adresse en février 2016 une pétition au
Monde où ils accusent l’écrivain algérien Kamel Daoud de véhiculer des clichés
islamophobes dans sa lecture des événements de Cologne, la nuit de la Saint-
Sylvestre 2015 : près de cinq cents femmes allemandes y ont été en effet
sexuellement agressées par des jeunes gens originaires pour la plupart du
Maghreb4. L’auteur évoquait dans une tribune du 31 janvier 2016 le rapport
pathologique à la sexualité de nombreux pays d’islam et le choc culturel ressenti
par un certain nombre de ressortissants du Maghreb face à des femmes se
promenant en liberté dans les rues. Il n’était pas le premier à établir ce diagnostic
– de Chahdortt Djavann, Irshad Manji, Wafa Sultan, Ayaan Hirsi Ali, jusqu’à
Tahar Ben Jelloun ou Fethi Benslama, nombreux sont les écrivains, politologues,
romanciers, psychanalystes, originaires du Moyen-Orient ou d’Afrique du Nord,
à avoir mis en lumière la misère sexuelle, la relégation de la femme, l’interdit de
l’homosexualité dans le monde arabo-musulman. Mais Kamel Daoud a eu le tort
d’appliquer cette analyse aux événements de Cologne qui venaient de se
produire. Il ne s’agissait pas pour les signataires d’exprimer leurs désaccords ou
de nuancer le point de vue de l’écrivain algérien mais de lui clouer le bec en
l’accusant de racisme alors qu’il était sous le coup d’une fatwa prononcée par un
imam salafiste en Algérie, en 2015, réclamant son exécution5.
Avec cette pétition, on n’est plus dans le débat intellectuel, légitime, mais dans
la démonologie. Les faits qui se sont produits à Cologne sont tellement graves
qu’il faudrait commencer par ne pas en parler. D’ailleurs, les pétitionnaires n’ont
rien à en dire de particulier sinon qu’il ne faut pas tomber « dans la banalisation
du discours raciste ». Une sorte d’interdit pèserait sur l’interprétation dès qu’il
s’agit de personnes venant du Maghreb ou du Proche-Orient. Incroyable
retournement caractéristique de toute une « gauche » multiculturelle : l’évangile
de l’antiracisme est plus important que les événements eux-mêmes, le respect
des cultures que la protection des personnes. Le viol n’est plus un crime si on le
remet dans son contexte. Ce qu’explique, par exemple, le sociologue Éric Fassin,
spécialiste des discriminations : « Le métier des sciences sociales est de se
méfier des explications essentialistes. Ce n’est pas parce que ces gens sont
musulmans qu’ils ont commis ces actes. Il y a une finalité politique. À qui s’en
sont-ils pris ? À des femmes allemandes blanches. Ils ne sont pas allés violer des
prostituées. Cela donne un sens à leur violence6. » En d’autres termes, agresser
sexuellement des femmes blanches, donc « dominantes », a une signification qui
atténue ou minimise la portée du crime, lequel devient un acte politique. Du
coup l’horreur du viol est diluée dans l’épopée plus vaste de l’émancipation des
damnés de la terre.
Malheur donc aux musulmans libéraux qui osent critiquer leur confession ou
remettre en question les mœurs de leurs patries. La police religieuse sévit contre
ces renégats ethniques, ces déserteurs dont il faut étouffer l’expression dans
l’œuf. Ainsi un autre spécialiste de l’islam, Alain Gresh, journaliste au Monde
diplomatique, se permet-il, lors d’une audition au Sénat, le 10 février 2016, de
disqualifier l’imam de Drancy, Hassan Chalghoumi, dont le crime principal est
d’être allé en Israël et de ne pas être hostile aux Juifs : « L’imam Chalghoumi qui
est une idole pour les médias n’a aucun poids dans la communauté musulmane.
Les musulmans prennent sa prestation comme une insulte7. » Rappelons que
l’imam de Drancy, condamné à mort par les intégristes, vit entouré de gardes du
corps. Quant aux intellectuels français musulmans ou journalistes libéraux, tels
Abdennour Bidar, Abdelwahab Meddeb (disparu en 2014), Rachid Benzine,
Malek Chebel (mort en 2016), Waleed Al-Husseini (Palestinien réfugié en
France), Mohamed Sifaoui, ce sont des « repentis médiatiques » qui justifient
l’islamophobie viscérale des non-musulmans8. Les féministes de Ni Putes Ni
Soumises9, par exemple ? Des activistes d’extrême droite contaminées par leur
alliance avec les mouvements identitaires10. Ce sont toutes des « supplétifs
indigènes » confirme Pierre Tevanian, à propos de leur porte-parole d’alors,
Sihem Habchi11. Ou bien comme le dit un membre des Indigènes de la
République (groupuscule confessionnel identitaire) « les supplétives du système
raciste » chargées de « donner le coup de grâce à cette honnie famille
maghrébine12 ». L’expression est intéressante : elle signifie deux choses
complémentaires : qu’une citoyenne française d’origine maghrébine reste
maghrébine envers et contre tout et ne peut jamais être française de plein titre.
Qu’une femme musulmane le demeure également pour toujours, prisonnière de
sa culture d’origine. Il est curieux de voir combien un certain gauchisme
colporte les clichés coloniaux les plus éculés.
C’est donc bien à une chasse aux sorcières que nous assistons, menée par les
fondamentalistes et leurs alliés marxisants, coalisés pour maintenir l’islam
comme un bloc inamovible. Il faut bloquer tout espoir d’une mutation en terre
coranique et pourfendre les dissidents. L’accusation d’islamophobie n’est rien
d’autre qu’une arme de destruction massive du débat intellectuel. Nous sommes
les témoins depuis vingt ans de la fabrication d’un nouveau délit d’opinion,
analogue à ce qui se faisait, jadis, dans l’Union soviétique contre les « ennemis
du peuple ». Les gardiens du dogme veillent de façon sourcilleuse sur la moindre
transgression ou allusion. Le simple fait d’évoquer un « problème musulman »
vous vaut les foudres des censeurs et des menaces de procès13. Il s’agit donc de
flétrir ces jeunes femmes qui souhaitent s’affranchir du voile et marcher tête nue
dans la rue, sans se faire traiter de tous les noms, qui veulent épouser ceux
qu’elles aiment et non pas ceux qu’on leur impose, foudroyer ces Français, ces
Anglais, ces Allemands, ces Italiens d’origine turque, pakistanaise, algérienne,
africaine qui réclament le droit à l’indifférence religieuse et veulent vivre leur
vie sans allégeance obligatoire à leur communauté de naissance. On déplace la
question du plan intellectuel au plan culturel, toute objection ou volonté de
sécession étant vue comme une trahison « raciste ». Le qualificatif est étrange
car le racisme, classiquement, c’est voir dans la couleur de peau, l’ethnie, le
clan, un déterminisme insurmontable. Or voilà que la tentative d’y échapper est
elle-même dénoncée par les bonnes âmes comme un acte raciste.
L’anathème touche également le monde universitaire, comme le prouve la
querelle survenue en 2008 entre le médiéviste Alain De Libera, professeur au
Collège de France, et l’historien Sylvain Gougueheim, traité « d’islamophobe
savant » pour avoir soutenu dans un ouvrage que le rôle des Arabes dans la
transmission des savoirs anciens était marginal14. Ce qui aurait dû rester un
désaccord de bon aloi et limité au plan de l’érudition – difficile pour le profane
de trancher sur le fond – s’est transformé en cabale et chasse aux sorcières. Voilà
Sylvain Gougueheim accusé de ressortir de la droite extrême en minimisant le
rôle des musulmans dans la construction de l’Europe intellectuelle. Alors que le
médiéviste Jacques Le Goff juge le livre de Gougueheim « intéressant mais
discutable » et regrette la véhémence des polémiques, le philosophe Alain De
Libera, prenant la posture du Grand Inquisiteur, jette dans la corbeille de
l’islamophobie savante non seulement Sylvain Gougueheim mais Fernand
Braudel, Benoît XVI, Rémi Brague, Marie-Thérèse et Dominique Urvoy, tous
coupables de sacrifier aux « monolithes identitaires ». Quand l’érudit sombre
dans la polémique et se livre à une mise à l’index, il n’échappe pas aux facilités
qu’il blâme chez les autres.
1. Cité in Alexandre Devecchio, Les Nouveaux Enfants du siècle, Cerf, 2016, p. 72. Depuis cette
époque, Tarek Obrou a évolué. Fait chevalier de la Légion d’honneur par Alain Juppé, menacé par
Daech, il pourrait devenir le futur grand mufti de la République.
2. Sur le sujet, voir les éditoriaux, postérieurs aux attentats de 2005 à Londres, de Jonathan
Freedland dans The Guardian et du futur maire de Londres Boris Johnson dans The Daily Telegraph
dès 2005. In Hérodote, « La Question postcoloniale », 2006, p. 195-196.
3. Selon une enquête IFOP-La Croix, juillet 2011.
4. Le Monde, Collectif, « Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés », 12 février
2016.
5. Entre-temps, l’imam, ancien militant du Front islamique du salut, a écopé le 8 mars 2016 d’une
condamnation, par un tribunal d’Oran, à 6 mois de prison dont trois ferme.
6. Le Monde, samedi 7 mai 2016, cité par Raphaelle Bacqué et Ariane Chemin.
7. Site Zaman France.
8. « La figure du repenti […] est représentée par des intellectuels musulmans dits “modérés”,
alimentant le sens commun sur l’islam notamment au sujet de l’interdiction du port du hijab à l’école
publique en France (Abdennour Bidar, Malek Chebel, Abdelwahab Meddeb, Mohamed Sifaoui, etc.)
et justifiant l’islamophobie viscérale d’Oriana Fallaci en Italie », in Abdellali Hajjat, Marwan
Mohammed, Islamophobie, op. cit., p. 117, note B. Quel rapport entre ces auteurs et Oriana Fallaci ?
Aucun bien sûr mais comme dans tout procès d’intention, il faut procéder par amalgames.
9. Fondée par Fadela Amara en 2003, cette association féministe se propose de dénoncer les
violences faites aux femmes dans les quartiers.
10. A. Hajjat, M. Mohammed, Islamophobie, op. cit., p. 139, note B, à propos de Christine Tassin.
11. Pierre Tevanian, La Haine de la religion, La Découverte, 2013, p. 108.
12. Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, La Fabrique Éditions, 2016, p. 76.
13. Comment les élites françaises fabriquent « le problème musulman », Abdellali Hajjat et
Marwan Mohammed, Islamophobie, op. cit.
14. Sylvain Gougueheim, Aristote au mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe
chrétienne, Le Seuil, 2008. Sur cette polémique, voir le commentaire de Rémi Brague qui demande
de distinguer l’islam comme religion et l’islam comme civilisation, et rappelle que le Coran ne fut
connu qu’à partir du XIIe siècle et commenté pour la première fois par Nicolas de Cue au XVe siècle.
La contribution de l’islam et sa prolongation de l’héritage grec sont réels. Mais cette reconnaissance
de dettes ne doit pas être comprise comme le versement d’un liquide d’un vase à un autre : l’on doit
aux Arabes les mathématiques, l’astronomie, l’alchimie et la traduction d’Aristote à Tolède, et sur ce
point la contribution d’Avicenne fut la plus déterminante. Mais la littérature grecque, le théâtre,
Platon et Plotin sont passés directement de Constantinople à l’Europe au XVe siècle. Enfin l’Europe
n’a bénéficié de ces sources que parce qu’elle a effectué à partir du XIe siècle un énorme travail sur
soi qui a permis sa renaissance ultérieure. Le récepteur doit se rendre capable de s’approprier le
savoir offert (La Nef, juin 2008, no 194).
CHAPITRE 3

Le miracle de la transsubstantiation

« Les grandes religions sont des agences de transport lucratives vers


l’au-delà. Mais nul n’est jamais revenu pour dire si le voyage en valait
la peine. »

Søren Kierkegaard

Reste un mystère : celui de la transformation de la religion en race puisque la


racialisation du monde semble être le résultat le plus tangible du combat contre
les discriminations depuis un siècle. Que l’on sache, une grande confession
comme l’islam ou le christianisme embrasse un ensemble de peuples assez
variés sur les quatre continents et ne peut être assimilé à une ethnie particulière.
Parler d’islamophobie, c’est donc entretenir la confusion entre un système de
croyances et les fidèles qui y adhèrent. Critiquer l’islam ou l’attaquer en tant que
système, ce serait flétrir les musulmans (lesquels ne s’identifient pas forcément à
leur religion), moquer les dogmes du christianisme, flétrir tous les chrétiens.
Ainsi Rabelais, Érasme, Voltaire, Diderot, Rousseau n’auraient pas ébranlé les
dogmes de l’Église mais piétiné la foi de millions de fidèles qui auraient dû les
clouer au pilori pour cette raison. Et pareillement se moquer de l’athéisme ou
récuser le scepticisme, c’est piétiner tous les athées, se moquer des agnostiques,
les « stigmatiser ». Or contester une obédience, rejeter des principes que l’on
juge absurdes ou faux est à la base même de la vie intellectuelle et même
religieuse puisque les religions, tout comme les idéologies, ont une date de
naissance : faut-il parler de capitalistophobie, de libéralophobie, de
socialismophobie, de communistophobie ?
On a le droit, en régime civilisé, de refuser les grandes confessions dans leur
ensemble, de les juger puériles, rétrogrades, abêtissantes. On a le droit de
qualifier Moïse, Jésus et Mahomet de « Trois imposteurs », selon la célèbre
thèse, connue en Europe dès le XIIIe siècle et que Louis Massignon fait remonter
à une secte d’Ismaéliens dissidents du royaume de Barheïn du Xe siècle. Leur
souverain Abû Tâhir Sulaymân (907-944) aurait écrit : « En ce monde, trois
individus ont corrompu les hommes : un berger, un médecin et un chamelier. Et
ce chamelier a été le pire escamoteur, le pire prestidigitateur des trois. » Pour qui
ne croit pas, les religions ne sont que des fictions, des récits plus ou moins
merveilleux ou absurdes. Les regarder avec distance ou incrédulité ne devrait pas
nous valoir la sanction du cachot ou pire encore du terrorisme, cette Inquisition
aléatoire. Qu’un Michel Houellebecq ait pu être traîné au tribunal par la
Mosquée de Paris pour avoir dit en 2001 : « La religion la plus con c’est quand
même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré », en dit long sur l’état de
régression où nous en sommes1. La même affirmation sur le judaïsme, le
christianisme, le bouddhisme aurait à peine suscité un soulèvement de paupières.
La seule chose interdite est de persécuter les croyants ou d’apporter des entraves
à l’exercice d’un culte, pourvu qu’il respecte lui-même les lois en vigueur.
Contre-exemple flagrant : alors même que les minorités chrétiennes en Syrie, en
Irak, en Égypte, en Turquie, au Soudan, au Niger, au Pakistan sont persécutées,
tuées, exterminées, poussées à l’exode, que les cathédrales, basiliques, églises
sont mises en Europe sous protection policière, que des fidèles sont menacés, le
mot « christianophobie », suggéré par les rapporteurs de l’Onu, ne prend pas et
ne prendra jamais.
Étrange aveuglement : majoritaire jadis au Proche-Orient et au Maghreb, le
christianisme fut éradiqué par la conquête arabe, foudroyante, qui envahit
l’Espagne, le Portugal, lança des incursions en France et débarqua en Italie
(Rome fut mise à sac en 846 par les armées arabo-musulmanes renforcées par la
présence de Berbères convertis2). Il est de nos jours, au moins au Proche-Orient,
en Afrique et en Asie centrale, la religion du martyre : en Syrie, il y avait avant
la guerre civile quelque 2 millions de chrétiens protégés par Bachar el-Assad.
40 % d’entre eux ont dû émigrer, poussés à l’exil par l’opposition syrienne
« modérée », le Front Al-Nosra ou Daech. En Irak, on comptait 1,4 million de
chrétiens en 1987. Après les deux guerres du Golfe, il en reste à peine 400 0003.
Les Coptes d’Égypte, quoique protégés par le gouvernement, sont régulièrement
assassinés, enlevés, persécutés. À Niamey et à Zinder, au Niger, le 16 et
17 janvier 2015, à l’occasion d’une nouvelle couverture de Charlie jugée
infamante, les manifestants brûlent 45 églises, une école et un orphelinat
chrétiens, un centre culturel dans des émeutes qui font 10 morts et près de 200
blessés. On peut en France, pays de tradition anticléricale, ridiculiser Moïse,
Jésus, le Dalaï-Lama, le Pape, les représenter dans toutes les postures, même les
plus grotesques ou obscènes, mais on ne devrait jamais rire de l’islam sous peine
d’encourir le courroux des tribunaux ou la mise à mort par les justiciers du
djihad. Lui et lui seul, de toutes les grandes confessions, devrait échapper à
l’opprobre, à la moquerie. Pourquoi ce traitement préférentiel ?
C’est que la transsubstantiation, soit la transformation d’une substance en une
autre, tient de la magie. En premier lieu il s’agit de se construire une image de
paria. Que des musulmans en Birmanie par exemple soient opprimés de par le
monde, c’est indéniable, mais ils le sont surtout par leurs coreligionnaires,
chiites, sunnites ou radicaux. Si massacres il y a, ce sont en majorité des
massacres interconfessionnels. Il ne faut pas « essentialiser » l’islam, répète-t-on
à l’envi, sauf pour en faire une victime et un sauveur. Pour parvenir à ce résultat,
on n’hésite pas à recourir à toutes les imageries sulpiciennes, utilisées en
d’autres temps avec le maoïsme ou le stalinisme. Comme le prolétariat selon le
marxisme, les musulmans seraient le sel de la terre. L’homme vraiment humain
ne saurait être que musulman. En veut-on la preuve ? Selon le philosophe Pierre
Tevanian, tous les « Blancs » sont racistes, tous les musulmans spontanément
progressistes : « Il est tout aussi établi statistiquement que les opinions racistes,
xénophobes, islamophobes sont plus répandues parmi les Blancs que parmi les
non-Blancs4. » Que voilà un bel exemple d’essentialisme : la blancheur de la
peau mettrait chacun de nous en disposition spontanée de racisme (de sorte
qu’on félicitera l’auteur de cette citation d’avoir échappé à cette fatalité
biologique). Un peu plus loin, Pierre Tevanian écrit : « Les panels de sondés
musulmans sont nettement plus progressistes que le reste de la population sur
des questions comme l’aide sociale, la redistribution des richesses, le racisme et
la xénophobie5. » Outre l’invocation statistique éminemment fantaisiste, notons
que cette supériorité morale relève du pur arbitraire.
Pourquoi le choix de cette religion à l’exclusion de toutes les autres ? Parce
qu’elle est le substitut d’un marxisme et d’un tiers-mondisme à l’agonie6, parce
qu’elle incarne un pouvoir de dévotion qui nous a quittés. Partant, il faudrait
traiter l’islam et ses fidèles avec un tact, une patience, un doigté que ne
requièrent ni les juifs, ni les chrétiens, ni les bouddhistes ni les hindous. Ainsi,
explique Régis Debray, il faut distinguer les opinions, révocables et fragiles, des
convictions qui engagent l’être entier. Ces dernières, même si elles ne peuvent
prétendre au statut de vérité universelle, constituent « un foyer vivant
d’existence, de partage et de rayonnement7 ». Et de conclure : « On contredit une
opinion, on blesse ou on heurte une conviction. » Mais la maturité démocratique
suppose d’accepter que mes convictions les plus intimes, mon assurance d’être
en possession de la vérité ne soient que des opinions pour les autres. Si je veux
les convaincre du bien-fondé de mes certitudes, je dois utiliser l’arme de
l’argumentation, de la persuasion, de la dialectique et non celle du poignard ou
du revolver. S’il ne fallait pas froisser la croyance des autres, l’humanité ne
serait jamais sortie de la foi du charbonnier et en serait restée aux formes
primitives de la religion. Tous les monothéismes sont nés du dépassement des
rites païens ou polythéistes, des Grecs, des Romains, des Gaulois, des Celtes, des
Zoroastriens, des animistes. Se demandait-on alors si cela blessait les
consciences des pontifes, des flamines, des druides, des chamans, des sorciers ?
Vient un moment où l’enseignement, l’évolution des mœurs, la progression des
savoirs peuvent entrer en conflit avec telle ou telle croyance et ne doivent en rien
plier devant elles. Va-t-on supprimer l’enseignement de Darwin au motif que les
créationnistes, évangélistes ou partisans de Fethullah Gülen sont contre ?
Mais, renchérit Régis Debray, ne sommes-nous pas nous-mêmes en arrêt
devant la Shoah comme devant un tabou dont on ne doit pas se moquer alors
qu’on se permet de critiquer l’islam8 ? N’est-elle pas devenue le nouveau culte
devant lequel nous nous inclinons ? Cet exemple, classique dans la propagande
des intégristes iraniens, confond deux ordres de nature différente, les faits et la
foi, un événement historique et une croyance religieuse. C’est une faute
épistémologique que de mettre sur le même pied un massacre (le génocide
arménien ou tutsi, la Shoah, tous démontrables) et une vérité révélée,
improuvable par la raison. Si certains osent critiquer Moïse, Jésus, Vishnou,
Mahomet, Bouddha, alors pourquoi ne pas rire de Dachau, Bergen-Belsen,
Treblinka comme l’a fait l’ex-président d’Iran Ahmadinejad lors d’un concours
de caricatures de l’Holocauste organisé pour la première fois en août 2006 à
Téhéran ? Sinistre amalgame : l’idée ne viendrait à personne de se moquer de la
Saint-Barthélemy, des dragonnades de Louis XV contre les protestants ou des
tueries de Sabra et Chatila au Liban. Pour que les certitudes des uns ne blessent
pas celles des autres, il faut donc des lois, une habitude de la cohabitation, des
mœurs communes compatibles avec la liberté d’expression, à condition qu’un
culte précis ne s’arroge pas des droits exorbitants et n’exige pas des égards
déniés aux autres. C’est là que le bât blesse quand des fidèles veulent empiéter
sur l’espace public pour imposer leurs exigences – refus de piscine et de
gymnastique pour les filles, voile intégral, burkini, etc. C’est à la loi et non à la
religion de dire le licite et l’illicite et aux citoyens de s’y conformer, quelles que
soient leurs appartenances.
Une grande confession comme l’islam, qui fut aussi une immense civilisation,
embrasse par ailleurs un ensemble de populations très vastes et ne peut être
assimilé à une ethnie particulière, même si les Arabes, en sont le peuple phare, le
socle anthropologique. Il y a autant d’islams que de continents, mais ils tendent à
être désormais uniformisés sous le joug du wahhabisme conquérant, propagé par
l’Arabie Saoudite9. Autant la discrimination s’adresse aux personnes, coupables
d’être ce qu’elles sont, le Noir, l’Arabe, le Juif, le Jaune, le Blanc, autant la
discussion religieuse porte sur l’esprit des textes, les points litigieux toujours
susceptibles d’exégèse, de transformation car eux-mêmes produits d’une histoire
précise. La racialisation du religieux n’est pas une preuve de vigueur : la foi
devient une identité qui veut être à la fois reconnue et protégée, un groupe de
communication spécial avec le Très-Haut.
Enfin, l’islam mériterait un traitement spécial parce qu’il serait plus qu’une
autre « la religion des opprimés » (Emmanuel Todd10). L’objection est étrange
quand on sait que dans le groupe des pays musulmans se trouvent certaines des
nations les plus riches du monde et qu’inversement sur les près de 3 milliards de
chrétiens se trouvent des centaines de millions de déshérités et réprouvés. On ne
juge pas une foi, positivement ou négativement, selon le niveau de vie des
individus réputés la pratiquer ou selon la nature du régime politique où elle
prédomine. Qu’une majorité des États arabo-musulmans soient despotiques, à
quelques exceptions près, dont la Tunisie, est une réalité mais ne rend que plus
urgente la critique du fondement religieux de ces mêmes gouvernements. Enfin,
en France, toute une classe moyenne d’origine maghrébine a émergé depuis un
demi-siècle qui n’a nul besoin de la compassion d’Emmanuel Todd pour
s’épanouir. Mais invoquer l’oppression, c’est rattacher la foi du Prophète à toute
la phraséologie, propre à la gauche, des damnés de la terre c’est accorder à cette
dernière un ultime sursis. Ce qu’on appelle improprement « l’humiliation arabo-
musulmane », c’est d’abord le constat que beaucoup de sociétés qui ne suivent
pas les enseignements du Coran (la Chine, l’Indochine, la Russie, l’Asie du Sud-
Est, les États-Unis, l’Europe, l’Amérique latine) s’en tirent mieux sur les plans
économique et politique et qu’enfin une grande partie du globe se désintéresse
de cette religion. Plus que l’hostilité, c’est le constat de cette indifférence qui est
humiliant, comme est insultante la pure et simple existence d’autres religions qui
opposent à l’Islam le choc de leur insupportable altérité. Comment la meilleure
des révélations, celle du Prophète, peut-elle être ignorée par des infidèles, des
mécréants ou pire des athées ? Islamophobie est d’abord le nom d’une blessure
narcissique inversée en rancœur.
1. Michel Houellebecq sera relaxé par le tribunal correctionnel de Paris le 22 octobre 2002. À ce
propos, Claude Lévi-Strauss, dans une interview du 10 octobre 2002 au Nouvel Observateur,
confiait : « J’ai dit dans Tristes Tropiques ce que je pensais de l’islam. Bien que dans une langue plus
châtiée, ce n’était pas tellement éloigné de ce pour quoi on fait aujourd’hui un procès à Houellebecq.
Un tel procès aurait été inconcevable il y a un demi-siècle ; ça ne serait venu à l’esprit de personne.
On a le droit de critiquer la religion. On a le droit de dire ce qu’on pense. Nous sommes contaminés
par l’intolérance islamique. Il en va de même avec l’idée actuelle qu’il faudrait introduire
l’enseignement de l’histoire des religions à l’école. […] Là encore, cela me semble être une
concession faite à l’islam : à l’idée que la religion doit pénétrer en dehors de son domaine. Il me
semble au contraire que la laïcité pure et dure avait très bien marché jusqu’ici. »
2. Bernard Lewis, Que s’est-il passé ? L’Islam, l’Occident et la modernité, Gallimard, 2002, p. 11.
3. Source RFI, Les Voix du monde, Anne Bernas, 3 avril 2015.
4. Pierre Tevanian, La Haine de la religion, op. cit., p. 65-66.
5. Ibid., p. 67.
6. Je l’avais signalé dès Le Sanglot de l’homme blanc (Seuil, 1983) et surtout dans La Tyrannie de
la pénitence (Grasset, 2006).
7. Régis Debray, Ce que nous voile le voile. La République et le sacré, Gallimard, 2004, p. 30-31.
8. Régis Debray, « Le curseur des délicatesses est passé du sexe au religieux », Le Monde, 2015.
9. Hamadi Redissi, Le Pacte de Nadjd : Ou comment l’islam sectaire est devenu l’islam, Seuil,
2007.
10. Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, Seuil, 2015. Dans ce livre, Emmanuel Todd soutient que
Mahomet est « le personnage central d’un groupe faible et discriminé en France » et l’islam une
religion des pauvres alors que le « catholicisme zombie » qui règne dans l’Hexagone traduit la
réaction d’un peuple vichyste et islamophobe. Pour louer l’Islam, ce qui est son droit le plus strict, il
doit piétiner le christianisme.
DEUXIÈME PARTIE

La gauche malade du déni


« Pour un esprit occidental moderne, il n’est pas concevable que des
hommes luttent et meurent si profusément pour de simples
divergences religieuses […] admettre qu’une civilisation tout entière
puisse, en matière de loyalisme, accorder le primat à la religion, c’est
trop demander […] Une attitude qui se reflète dans l’actuelle
incapacité, tant politique que journalistique et savante, de reconnaître
l’importance du facteur religieux dans les affaires courantes du monde
musulman ; et dans le recours consécutif à un langage où il est
question de gauche et de droite, de progressistes et de conservateurs, à
toute une terminologie occidentale dont l’usage, aux fins d’expliquer
le phénomène politique musulman, est à peu près aussi approprié et
éclairant que le compte rendu d’un match de tennis par un spécialiste
du rugby. »

Bernard LEWIS,
Le Retour de l’Islam (Gallimard, 1985, p. 444).
CHAPITRE 4

L’islamo-gauchisme ou la conjonction
des ressentiments

« Si un corps de garde pouvait être religieux, l’islam paraîtrait sa


religion idéale : stricte observance du règlement […], revues de détail
et soins de propreté (ablutions rituelles), promiscuité masculine dans
la vie spirituelle comme dans l’accomplissement des fonctions
religieuses ; et pas de femmes. »

Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955

En 1994, un certain Chris Harman, leader du SWP (Socialist Workers Party),


le minuscule parti trotskiste britannique affilié à la quatrième Internationale, écrit
un long article intitulé « Le Prophète et le Prolétariat ». Il y prône une alliance
entre militants de gauche et associations musulmanes radicales qu’on aurait tort,
selon lui, de qualifier de rétrogrades. Il faut au contraire ramener les brebis
égarées de l’islamisme dans le giron de la gauche et les mobiliser au service de
la seule cause qui vaille : la destruction du capitalisme. « Par le passé, la gauche
a commis deux erreurs face aux islamistes. La première a été de les considérer
comme des fascistes avec lesquels rien de commun n’était possible. La seconde
a été de les considérer comme des progressistes qu’il ne fallait pas critiquer.
L’islam, comme toutes les grandes religions, a toujours su s’adapter aux
conditions matérielles et osciller entre la promesse d’une certaine protection
pour les opprimés et d’une protection pour les oppresseurs, garantis de tout
renversement par la force. » Rappelant qu’aux riches est faite seulement
l’obligation de l’impôt islamique, le zakat de 2,5 % en faveur des pauvres, Chris
Harman voit dans l’appel au retour du califat, aux pratiques en usage au temps
du Prophète, une façon de se révolter contre la situation de l’époque. Il s’agit de
ressusciter l’esprit fondateur de l’islam comme le fit Khomeini en son temps.
Les fondamentalistes ne veulent pas tant revenir en arrière que fusionner
tradition et modernité, en régénérant la religion. Tous ne sont donc pas
réactionnaires. L’islamisme, explique le leader trotskiste, est un mouvement
révolutionnaire qui porte de réels intérêts de classe mais ne va pas jusqu’au bout
de sa logique. Certaines classes, notamment dans l’agriculture, ont perdu le
confort de leur mode de vie antérieur sans acquérir une quelconque sécurité
matérielle. La mosquée devient alors leur point de repère, un sas entre une
modernité mal comprise et un environnement traditionnel. Mais ces mouvements
politico-religieux ne sont pas vraiment progressistes : ils épargnent les classes
dominantes et s’ils mobilisent la colère populaire, ils l’étouffent aussi. La
religion, selon un paradoxe déjà perçu par Marx, est indistinctement résistance et
oppression. De là qu’en terre d’Islam, les soulèvements dégénèrent souvent en
combats fratricides. Les islamistes savent cristalliser la colère de la majorité et
obéir « aux ordres d’un Comité central occulte » mais ils s’arrêtent à mi-chemin.
Leur radicalisme est une « utopie émanant d’une fraction déchue de la nouvelle
petite bourgeoisie ». On ne peut ni les condamner ni les approuver dans leur
répression des femmes libres, des homosexuels et des minorités ethniques ou
religieuses. Conclusion : « Les islamistes ne sont pas nos alliés mais nous ne
devons pas les écarter tout à fait » car ils oscillent entre rébellion radicale et
compromissions. Les communistes révolutionnaires doivent alors profiter de ces
contradictions. « Là où les islamistes sont dans l’opposition, notre règle de
conduite doit être : “Avec les islamistes quelques fois, avec l’État jamais”. »
L’ironie de cette analyse tient tout entière dans sa disproportion : elle provient
d’une secte microscopique, issue d’une dissidence d’un mouvement communiste
à l’agonie, et qui juge opportun ou non de s’allier à une religion forte d’un
milliard et demi d’hommes. L’islam parle au nom de Dieu, Chris Harman au
nom de Léon Trotski, ce Staline avorté, le perdant radical du bolchevisme,
assassiné au Mexique en 1940 par Ramón Mercader, sur ordre du Petit Père des
peuples. D’où le déséquilibre du Socialist Workers Party : ce groupuscule de
quelques milliers d’adhérents, produit de multiples scissions de la quatrième
Internationale, milite pour le droit de critiquer la religion, pour le droit de la
pratiquer, pour le droit de ne pas porter le foulard ou le droit de le porter « dans
les pays racistes comme la France ». Pour les arabophones en Algérie, mais aussi
pour les berbérophones et les francophones. Salmigondis politique qui veut
concilier tous les contraires et qui prouve la difficulté à articuler le marxisme le
plus intransigeant avec des considérations théologico-politiques. Il s’agit donc
d’embrigader les islamistes dans la vieille nouvelle gauche, de pratiquer le grand
écart politique. Mais ces « gauchistes d’Allah » (Claude Askolovitch) n’en sont
pas à une inconséquence près. Ils adopteront la stratégie propre aux trotskistes
dite de « l’entrisme » : infiltrer assez loin la mouvance islamiste pour profiter de
son élan tout en la détournant de son but. Stratégie risquée qui peut se retourner
contre eux. L’espoir pour une frange minoritaire de l’ultragauche de se servir de
l’islam radical comme fer de lance d’une nouvelle insurrection ne va pas sans
arrière-pensées réciproques : car ce dernier rêve lui aussi d’infiltrer les bataillons
du camp progressiste pour avancer ses pions à l’abri de cette caution morale.
C’est à tout le moins un pacte de dupes. Double tromperie en apparence : les uns
soutiennent le port du voile en Europe au nom de la lutte contre l’islamophobie
et le racisme d’État. Les autres empruntent une rhétorique révolutionnaire,
feignent d’attaquer le marché, la mondialisation pour mieux imposer l’extension
de la foi coranique. Certitude de la gauche extrême : il n’y a pas de fanatisme
religieux car il n’y a pas d’autonomie de la religion. Il n’y a que « la rage des
victimes du capitalisme ». Tout est ramené à un dénominateur commun :
l’économie. L’islam lui-même n’est qu’une fantasmagorie. Comme le dit Alain
Badiou : « Notre mal vient de plus loin1 », de l’échec historique du communisme
qui a libéré l’énergie bestiale du capitalisme. Et dans ce vide, un nihilisme
suicidaire emprunte les voies de la religion à la façon d’une « hallucination »,
faute de proposition stratégique globale pour la jeunesse. À en croire Alain
Badiou, les djihadistes, les kamikazes seraient d’abord des inconsolables de la
chute du Mur2 ! Certitude de l’ultragauche : l’Islam radical se trompe de
radicalité. Il est un élan fourvoyé qui s’égare dans le dogme au lieu d’attaquer le
monstre marchand.

Mais ces liens communs contre un même ennemi (Le Grand Capital) ne sont
pas seulement d’opportunisme. Au-delà du gauchisme et de la dévotion, les uns
et les autres partagent une même expérience : celle de la relégation historique.
Le rêve communiste s’est effondré en 1989, de même que l’islam est tombé en
décadence depuis des siècles, et plus encore depuis l’abolition du califat, en
1924, par Atatürk soucieux d’instaurer un État laïc en Turquie. L’Islam
« inconsolé de sa destitution » (Abdelwahab Meddeb3) est une religion blessée
qui rêve de restaurer sa grandeur perdue. Le recours systématique au terrorisme
n’est pas une preuve de vitalité mais de panique. L’ultraviolence est un
symptôme d’impuissance. Si l’extrême gauche courtise les théocraties
totalitaires, comme elle a courtisé les dictatures du parti unique, c’est aussi par
solidarité de perdants : elle se venge de ses déboires en s’associant avec la seule
force capable d’inquiéter le monde occidental, le radicalisme islamique. C’est
une conjonction des ressentiments, un cercle des affligés. La gauche a tout
perdu, la classe ouvrière, l’URSS, la Chine, le Cambodge, le tiers-monde sauf
l’Islam, nouvelle Internationale des Réprouvés. La bigoterie néobolchevique des
fidèles égarés du marxisme a ceci de touchant qu’elle contraint les militants aux
pires contorsions idéologiques. L’islam devient le dernier Grand Récit auquel se
raccrocher et qui remplace le communisme, la décolonisation, le panarabisme.
Dans la catégorie du bon sujet révolutionnaire, le moudjahid, le fedayin, le
djihadiste, le martyr du Hamas ou d’Al-Qaïda remplacent le prolétaire, le
guérillero, le damné de la terre, le Palestinien. La Révolution, cette grande
Absente, est désormais portée par les fidèles du Croissant. La grandeur et la
dignité des musulmans vient de ce qu’ils sont désormais, eux seuls, les Porteurs
de la Promesse.
Mais l’extrême gauche ne veut plus le pouvoir, juste le pouvoir de nuisance.
Convertir son impuissance théorique, politique, philosophique en puissance
d’obstruction, d’empêchement. Son nouvel amour de l’islam n’est qu’un détour
pour mieux frapper son adversaire immémorial, le Capital et l’Occident. Se dire
« Pour les musulmans4 », c’est juste brandir un autre bâton pour taper sur la
société bourgeoise, à défaut de la détruire. Ce passage de relais s’est effectué au
moment du renversement du shah d’Iran en 1979-1980, lequel constitua
vraiment la matrice de nos aveuglements. C’est Michel Foucault qui ouvre le
bal, avec le brio qu’on lui connaît. Il part en Iran dans l’enthousiasme ; n’ayant
jamais été marxiste, il se moque des révolutions ratées, 1848, la Commune,
Pétrograd, Cuba, Pékin, Phnom Penh. Il est en quête d’un frisson nouveau, d’une
subversion spirituelle qui périme les schémas anticolonialistes classiques. Finies
les professions de foi laborieuses sur la lutte des classes ou le combat anti-
impérialiste. La croyance mobilise les masses mieux que l’espérance naïve
dans l’avènement du socialisme : lecteur frais émoulu de Henry Corbin, grand
spécialiste du chiisme, Foucault voyait à Téhéran la résurrection en plein Orient
des prêches de Savonarole ou de Thomas Munzer, bref, l’émergence d’une
« spiritualité politique ». « C’est l’insurrection d’hommes aux mains nues qui
veulent soulever le poids formidable qui pèse sur chacun de nous mais plus
particulièrement sur eux, ces laboureurs du pétrole, ces paysans aux frontières
des empires : le poids du monde entier. C’est peut-être la première grande
insurrection contre les systèmes planétaires, la forme la plus moderne de la
révolte et la plus folle. » Ce sont ces exaltés, dressés contre le régime du Shah et
le monde occidental, qui incarnent l’espérance de justice et portent en eux un
potentiel messianique, par-delà les frontières et les patries. À Téhéran, l’opium
du peuple, selon Karl Marx, était devenu le viatique indispensable au renouveau.
Les Iraniens voulaient changer non seulement de souverain mais « se changer
eux-mêmes […] renouveler leur existence tout entière en renouant avec une
expérience spirituelle qu’ils pensent trouver au cœur même de l’islam chiite5 ».
Le bourreau théocratique Khomeini fut même qualifié par le philosophe de
« vieux saint exilé à Paris6 ». La religion était porteuse d’une exigence radicale
de transformation de soi.
Au final, Foucault, préférant « l’énigme du soulèvement » à la Révolution
anticapitaliste, verra son espoir douché par l’évolution du régime. Malgré sa
redoutable lucidité, et sa volonté d’inventer un « journalisme transcendantal », il
a succombé à l’exotisme du Sauveur oriental. Dans un texte tout en nuances et
embarras, il expliquera que le soulèvement est inhérent aux sociétés humaines,
dût-il aboutir à une nouvelle forme de tyrannie. Mais celle-ci n’annule pas le
souffle vivifiant de celui-là7. Manifestement, il a manqué à Michel Foucault un
peu de cette sagesse antitotalitaire dont les dissidents du monde communiste
donnaient pourtant un exemple à l’époque. Prisonnier de ses œillères, il a
succombé aux préjugés antioccidentaux propres à l’élite intellectuelle. Il a oublié
que la révolte au XXe siècle a perdu de son innocence. Elle ne fonde plus par elle-
même sa propre légitimité, elle n’a plus tous les droits : elle doit justifier, en se
déployant, l’univers qu’elle annonce, prouver qu’elle n’est pas mue par une
effroyable volonté de revanche. On a peut-être toujours raison de se révolter,
comme on disait en 1968, mais on n’a pas raison sur tout quand on se révolte. Il
eût suffi à cet égard de lire les textes très clairs de l’ayatollah Khomeini sur sa
haine de la démocratie parlementaire et de la civilisation occidentale8.
Dans un registre plus classiquement gauchisant, Jean Baudrillard verra dans
cet arraisonnement de la révolution par les mollahs une preuve de vitalité. À ses
yeux l’Iran se présente « comme le seul déstabilisateur actif de la terreur et du
monopole stratégique des deux grands […] Que ce soit au prix du “fanatisme”
religieux, du “terrorisme” moral ou de la “barbarie” moyenâgeuse, tant pis ou
tant mieux, c’est sans importance […] Seule sans doute, la violence rituelle, pas
du tout archaïque, la violence actuelle d’une religion, d’une tribalité qui refuse
les modèles de la libre socialité occidentale pouvait lancer un tel défi à l’ordre du
monde9 ». À cet égard, Simone de Beauvoir, même si elle faisait partie avec
Sartre et Foucault du comité de soutien à l’ayatollah Khomeini alors exilé à
Neauphle-le-Château, près de Paris, manifestera une plus grande réactivité en
mars 1979, alors qu’une délégation de féministes françaises s’était rendue sans
elle à Téhéran pour s’informer du respect du droit des femmes. Divisées sur la
question du voile – certaines acceptaient de le porter pour rencontrer l’ayatollah
Khomeini, d’autres s’y refusaient –, elles appelèrent la philosophe restée à Paris.
Elle leur conseilla de refuser le port du voile. Le 22 mars, elle écrivait le billet
suivant destiné à soutenir Kate Millett que le nouveau régime venait d’expulser :
« Aujourd’hui la condition des femmes en tant que telle est en question et c’est
ce qui motive notre émotion. Jusqu’ici toutes les révolutions ont exigé des
femmes qu’elles sacrifient leurs revendications au succès de l’action menée
essentiellement ou uniquement par des hommes. Je m’associe au vœu de Kate
Millett. Et à toutes mes camarades qui se trouvent en ce moment à Téhéran : que
cette révolution fasse exception ; que la voix de cette moitié du genre humain
soit entendue. Le nouveau régime sera lui aussi une tyrannie s’il ne tient pas
compte de leurs désirs et ne respecte pas leurs droits10. »
1. Alain Badiou, Notre mal vient de plus loin, Fayard, 2016.
2. Sur le fait que la gauche européenne a perdu toute compréhension des phénomènes religieux,
voir l’excellent essai de Jean Birnbaum, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Seuil,
2016. L’orientaliste Bernard Lewis remarquait déjà cette cécité dans son livre Le Retour de l’Islam,
Gallimard, 1985.
3. Abdelwahab Meddeb, La Maladie de l’islam, Seuil, 2005, chap. 1.
4. Edwy Plenel, Pour les musulmans, La Découverte, 2015.
5. Michel Foucault, Dits et écrits, p. 747-748 cité in Julien Cavagnis, « Foucault et le soulèvement
iranien », Cahiers philosophiques, no 130, 2012.
6. Michel Foucault, Dits et écrits, Gallimard, 2001, tome 2, p. 711, La révolte iranienne…
7. « Inutile de se soulever ? » Le Monde, 11-12 mai 1979.
8. Voir Le Petit Livre vert de l’ayatollah Khomeini, Éditions libres Hallier, 1979, recueil de textes
divers traduits du farsi. Khomeini y réaffirme la supériorité absolue du Coran sur toute autre forme
de religion et renvoie le monde occidental à son origine satanique. « L’Europe (Occident) n’est qu’un
ensemble de dictatures pleines d’injustices ; l’humanité entière doit frapper d’une poigne de fer ces
fauteurs de troubles si elle veut retrouver sa tranquillité. Si la civilisation islamique avait dirigé
l’Occident, on ne serait plus contraints d’assister à ces agissements sauvages indignes même des
animaux féroces.
Si on appliquait pendant une année seulement les lois punitives de l’islam, on déracinerait toutes
les injustices et les immoralités dévastatrices. Il faut châtier les fautes par la loi du talion : couper la
main du voleur, tuer l’assassin et non pas le mettre en prison, flageller la femme ou l’homme
adultère. Vos égards, vos scrupules “humanitaires” sont plus enfantins que raisonnables. Au terme de
la loi coranique, n’importe quel juge réunissant sept conditions : être pubère, croyant, connaître
parfaitement les lois coraniques, être juste, ne pas être atteint d’amnésie, ne pas être bâtard ou de
sexe féminin, est habilité à rendre la justice dans n’importe quel cas. Il peut ainsi juger et régler en un
seul jour vingt procès différents, quand la justice occidentale met plusieurs années à les aborder. »
9. Jean Baudrillard, Le Monde, 13 février 1980. Le 3 novembre 2001, toujours dans Le Monde,
Baudrillard livrera le même commentaire jubilatoire à propos de l’effondrement des Twin Towers à
New York.
10. Cité par Michel Contat in Le Point, 18 mars 2013. La délégation française comprenait entre
autres Leila Abou-Saif, Claire Brière, Catherine Clément, Françoise Gaspard, Paula Jacques.
CHAPITRE 5

Un mariage contre nature

« L’époque qui ose se dire la plus révoltée n’offre à choisir que des
conformismes. La vraie passion du XXe siècle est la servitude. »

Albert Camus, L’Homme révolté, p. 293

L’image de l’islam comme force révolutionnaire date de l’orientaliste Louis


Massignon pour qui la solidarité avec les autres religions doit faire pièce à
l’athéisme et à la déchristianisation des masses occidentales1. Un demi-siècle
après, pour une fraction du mouvement progressiste, la jonction avec le
fondamentalisme du Croissant devrait être l’occasion d’un second souffle. Même
s’il s’agit d’un mariage contre nature. Ainsi voit-on des féministes pures et dures
chercher à minimiser le viol dès lors qu’il est commis par des immigrés contre
des Européennes. Revenons un instant sur les événements de la nuit de la Saint-
Sylvestre qui se sont produits à Cologne le 1er janvier 2016 : elle a cristallisé une
querelle des interprétations fascinante. Une ancienne apparatchik du parti
socialiste, Caroline De Haas, fondatrice de Osez le féminisme !, s’exprime sur
les faits, de la façon suivante, dans un tweet du 7 janvier 2016 : « Ceux qui nous
disent que les agressions sexuelles en Allemagne sont dues à l’arrivée de
migrants : allez déverser votre merde raciste ailleurs. » Le raisonnement est
percutant. Jamais la schizophrénie entre le féminisme et l’antiracisme, n’a été
aussi marquée. Le mâle en rut n’est coupable que s’il est blanc, hétérosexuel et
occidental. Les autres sont disculpés par avance, par remords postcolonial. Une
féministe belge, Sofie Peeters, qui a réalisé un documentaire sur le harcèlement
de rue à Bruxelles a été prise, elle aussi, dans le même dilemme : « C’était ma
grande crainte, comment traiter cette thématique sans tourner un film raciste ?
[…] Je ne le dis pas volontiers mais il s’agit de personnes allochtones dans 95 %
des cas […] Les musulmans ont un comportement assez insistant par rapport à la
sexualité : porter une jupe pour une femme, c’est déjà assez risqué2. »
Jadis, il ne fallait pas critiquer l’URSS par peur de faire le jeu de
l’impérialisme ; c’est ainsi que le mensonge totalitaire a pu si longtemps
prospérer. Désormais c’est le déni qui fait loi. Rappelons que la maire de
Cologne, Henriette Reker, au lendemain des agressions à Cologne, avait invité
les femmes à garder une distance « d’une longueur de bras » avec les inconnus
pour éviter les problèmes et ne pas irriter des garçons sensibles, peu habitués à la
liberté sexuelle des Occidentaux. L’essentiel pour les féministes de gauche est de
noyer les événements de Cologne dans le grand bain de l’équivalence. « Selon
l’origine des agresseurs, y aurait-il des victimes de viol qui mériteraient d’être
soutenues plus que d’autres ? Tous les jours de Cologne à Paris, de Pékin à New
York, du Caire jusqu’à Rio de Janeiro, dans l’hémisphère Nord et dans
l’hémisphère Sud, des hommes, de taille et de corpulence variées, de métiers
variés, de confessions religieuses différentes et de toutes origines sociales,
agressent et violent des femmes », révèle le 12 janvier 2016 un communiqué du
collectif Osez le féminisme ! sous le titre : « Pour chaque femme violée, notre
indignation est totale ». La parade est assez grossière et il n’est pas certain
qu’elle apaise les victimes. Mais nous vivons en Europe, continue le
communiqué, « dans des sociétés patriarcales où il ne fait pas bon être femme » ;
il ne faut donc pas « instrumentaliser ces crimes », penser que la violence
machiste est un fait étranger à nos sociétés. « L’origine des agresseurs ne doit
pas être un frein à la dénonciation de ces agressions mais nous condamnons
aussi toute forme de récupération raciste de cet événement qui nuit aux femmes
victimes du viol et nuit au droit des femmes en général. La lutte doit être une
priorité 365 jours sur 365 contre les violences patriarcales. L’indignation ne doit
donc pas être sélective car le féminisme ne peut être à géométrie variable. » Cet
argument en rappelle d’autres, innombrables, toujours au moment de la guerre
froide : quand on appelait à soutenir les dissidents d’URSS, de Tchécoslovaquie,
on se voyait intimer l’ordre de ne pas oublier les peuples opprimés par
l’impérialisme américain en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Pour ne
s’engager nulle part, il suffit de s’engager partout.
Un peu de nuances en ce domaine ne serait pas inutile : le collectif Osez le
féminisme ! aurait pu rappeler qu’être femme à Paris, Bruxelles, Stockholm est
plus facile au niveau des mœurs qu’à Ryad, Islamabad ou Téhéran et qu’enfin,
dans les pays occidentaux, une batterie de lois, d’une grande sévérité, répriment
les crimes contre les femmes et les enfants. Ce qu’on appelle l’État de droit.
Quand des Allemandes se font violer, il semble plus urgent de dénoncer le
racisme éventuel de ceux qui nomment les agresseurs que de porter secours aux
femmes agressées. Quant à la militante communiste Clémentine Autain, qui fut
elle-même violée à l’âge de 23 ans sous la menace d’une arme blanche3, elle
n’eut comme seule réponse aux événements que le tweet suivant : « Entre avril
et septembre 1945, deux millions d’Allemandes violées par des soldats. La faute
à l’islam ? » Outre les chiffres arbitraires – corroborés par quel historien ? –,
quel est le rapport entre des soldats soviétiques occupant la partie orientale du
Reich, après quatre ans de guerre, et les migrants accueillis à bras ouverts par
l’Allemagne de madame Merkel ? La disproportion est totale et les situations
incomparables. Non seulement le tweet est fatal à nos « féministes » mais il
prouve combien leur réaction oscille entre dénégation et embarras. Elles se
dérobent quand on les attendait : entre les violées et les violeurs, leur cœur
balance.
Le stupéfiant, dans ces palinodies, c’est à quel point une certaine gauche est
prête à piétiner les valeurs de la gauche. Le ralliement au marché, dans une
certaine presse, doit être compensé par un radicalisme culturel échevelé. Si les
partis communiste et socialiste en France ont gardé un certain usage critique de
la raison, altermondialistes ou trotskistes redoublent souvent, face à l’islam
radical, la débâcle morale par l’abdication de l’intelligence. Cet antiracisme
compulsif prospère dans un progressisme en pleine décomposition qui a renoncé
depuis longtemps au moindre progrès. Dénoncer un racisme éventuel avant de se
soucier de la protection des femmes, c’est inverser les priorités de façon
calamiteuse. Qu’est-ce que l’antiracisme aujourd’hui ? L’amour de l’autre
poussé jusqu’au sacrifice de soi ou des siens. La fraternité obligatoire avec toute
l’humanité sauf avec sa propre culture. Car il y a un seul ennemi, l’homme
hétérosexuel blanc, héritier du DWEM comme on dit sur les campus américains
(le Dead White European Male, le défunt homme blanc européen). Ainsi sont
foulés aux pieds l’égalité hommes-femmes, le doute salvateur, l’esprit critique,
tout ce qui était associé traditionnellement à une position éclairée. Seul le
racisme tourné contre nous est légitime, nous devons approuver chez l’Autre ce
que nous refusons chez nous. La tolérance envers lui doit tolérer également son
intolérance à notre égard.
Ainsi, par amour de l’islam, une certaine gauche halal tombe-t-elle dans une
idolâtrie sans failles envers le voile islamique, porté aux nues. Retour d’une
ancienne valeur romantique : l’exotisme. On s’entiche jusqu’à l’extase de toute
la vêture des salafistes, de leur attirail de bazar orientalisant comme on
s’extasiait au XIXe siècle sur les odalisques et le harem. L’attendrissement
néocolonial devant les femmes voilées, ou les hommes barbus, tellement
typiques, la déification des archaïsmes redécouverts au nom de l’Autre,
rappellent les remontrances des administrateurs de l’Empire aux intellectuels
nationalistes4. Au point que pour certains intellectuels, une musulmane qui n’est
pas voilée et le revendique avec fierté ne peut être que vendue aux autorités
coloniales5. Ces grandes consciences seraient prêtes à couvrir tout le sexe
féminin pour afficher leurs convictions. Une Beurette émancipée est une
traîtresse, sauvée de sa culture d’origine « d’un simple brushing » et devenue
objet de la part des médias « d’un racisme compassionnel6 ». Autre exemple :
Esther Benbassa, sénatrice Europe Écologie Les Verts et directrice d’études à la
Sorbonne, expliquait le 6 avril 2016 dans une tribune au journal Libération, à
propos d’une polémique lancée contre la mode islamique dite « mode pudique »,
que le voile n’est pas plus aliénant que la minijupe : « Toutes les femmes qui
portent les jupes courtes et les vêtements sexy imposés par la mode (souvent
créée par des hommes) ne sont pas non plus spécialement émancipées. » Parce
que toutes les femmes sont aliénées, soumises aux diktats de la mode, il faudrait
tolérer le voile et respecter celles qui « par revendication identitaire ou
conviction religieuse, y trouvent leur compte ». L’argument est étrange : on sait
que des femmes sont battues, emprisonnées, vitriolées si elles refusent de porter
le voile, par la police du vice, dans d’innombrables pays musulmans, alors que la
minijupe n’a jamais été obligatoire chez nous. Mais il faut absolument renvoyer
dos à dos le niqab et la minijupe, ou le string, autre bête noire, si j’ose dire des
amis des intégristes, les uns et les autres formant des « enclos symboliques »
(Pierre Bourdieu).
Or le voile, loin de dissimuler la chevelure, est d’abord une stratégie de
visibilité : il départage « nos » femmes des vôtres, les sauvées des damnées, les
pudiques des traînées et permet de faire le compte. En quoi il est un acte
militant, une démonstration de force, l’étendard d’une avant-garde qui veut
conquérir les cœurs et les esprits. Se couvrir la tête, c’est faire scission,
ostensiblement, d’avec le reste de la société. Comme l’affirme avec candeur, en
juin 2016, Hani Ramadan, frère de Tariq Ramadan et directeur du Centre
islamique de Genève : « La femme sans voile est comme une pièce de deux
euros, elle passe d’une main à l’autre7. » À l’inverse, l’universitaire Abderrahim
Hafidi demande aux musulmans de France de « comprendre que certains
comportements vestimentaires, notamment le port intégral de l’habit religieux,
signifient pour nos concitoyens non musulmans un refus du vivre ensemble, en
se barricadant dans une posture d’exclusion8 ». C’est encore le recteur de la
mosquée de Bordeaux, Tareq Obrou, ancien Frère musulman, qui souligne à quel
point le port du foulard est « une prescription équivoque et mineure » reposant
sur des hadîths du Prophète dont l’authenticité n’est pas certifiée. Il recommande
en l’occurrence une « visibilité religieuse modérée9 ».
Le voile, la burqa, le burkini représentent des instruments de conquête de
l’espace public, ce sont des tracts qui appellent à la sédition. Il y a dans cet
étalage de signes religieux une certaine forme d’impudeur, puisqu’on y jette au
visage des autres sa foi et ses convictions. Ce qu’on appelle « le réveil de
l’islam », enregistré depuis un demi-siècle, n’est peut-être que le syndrome
d’une foi déjà rongée par la modernité, et qui, à la réforme, préfère la crispation
et la guerre identitaire. Le fondamentalisme se joue d’abord au niveau des
apparences : à Beyrouth, dans les années 80, certains groupes chiites payaient
déjà de jeunes étudiantes près de cent dollars par mois pour qu’elles portent le
voile à l’université. Que le fichu soit pour beaucoup de femmes une forme de
compromis entre tradition et modernité (Fethi Benslama), une manière de
concilier sécurité et liberté, de vaquer à leurs affaires sans effaroucher leur
famille, leur communauté est exact. Que les « hidjabistas », souvent élégantes et
maquillées, profitent de ce couvre-chef comme d’un objet de séduction
esthétique, pour faire leurs courses, aller au café est également vrai. Mais réduire
le voile à un effet de mode est trompeur car il est tout sauf anodin et facultatif.
Dans les pays musulmans, y compris en Turquie dès qu’on sort des centres
urbains, il est pratiquement obligatoire pour les jeunes filles, contraintes de le
porter, parfois dès l’âge de 8 ans, de s’enterrer dans ce linceul. Il serait grotesque
de l’interdire dans nos villes et dans nos rues mais il ne faut pas être dupe du
message qu’il envoie et se lancer au secours des femmes voilées comme si elles
constituaient la dernière cohorte des déshéritées.
Pour les amis des intégristes, il faut procéder à une inversion des valeurs qui
rappelle le 1984 d’Orwell et sa novlangue : les chaînes c’est la liberté, la faim
c’est l’abondance, l’oppression c’est l’émancipation. Ainsi le voile est-il vu par
ses défenseurs, eux-mêmes adversaires du « féminisme islamophobe », comme
une stratégie d’arrachement à l’inconscient colonial ignoré, un autre modèle de
l’émancipation qui ouvre à « une interprétation radicalement dissonante du
hijab10 ». Plus les femmes sont dissimulées, plus elles sont libres ! Il est possible
que ce qui fascine tant de nos contemporains, dans la religion du Prophète, soit
aussi le vertige de la régression. Elle nous permet, sans nous renier et même
avec les apparences de l’antiracisme, de contrarier ou d’oublier les valeurs les
plus chères des Lumières. Auquel cas, par le biais de cette confession,
s’accomplirait un grand bond en arrière, tel que le souhaitent les obscurantistes
les plus sourcilleux. Un retour fantasmé à une société d’Ancien Régime. On a
vraiment changé de paradigme : l’Orient de la jouissance, au XVIIIe siècle, est
devenu celui de la pudibonderie militante alors que l’Occident de la répression
des corps, jusqu’au milieu du xxe siècle, incarne désormais, dans la propagande
intégriste, le vice déchaîné et la dépravation. Qu’une partie de la gauche milite,
en 2017, pour le retour aux femmes cachées et grillagées est une nouvelle
stupéfiante. Fatigué des libertés qu’il s’est octroyées depuis un demi-siècle, le
monde occidental abdiquerait dans les bras d’un culte sommaire, mais apaisant,
le salafisme et ses variantes. On fait allégeance aux « nouveaux Savonaroles »
pour s’alléger du fardeau de notre indépendance. Un fantasme de grand repos,
vaguement reformulé dans les termes de l’anti-impérialisme, habite les vieilles
gauches, épuisées, après tant de luttes perdues et d’espoirs douchés. Les mêmes
qui saluent depuis quarante ans la contraction du domaine des interdits et
l’élargissement de la sphère des libertés applaudissent le phénomène inverse
quand il est proposé par des musulmans. Périssent nos acquis si le Coran les
récuse !
Braves gens, ne vous inquiétez pas, votre anxiété n’est qu’un fantasme.
L’islamisation est un mythe, fondé sur une obsession collective, nous dit Raphaël
Liogier qui compare par ailleurs les salafistes aux Amish, cette tribu anabaptiste
pittoresque de l’Amérique du Nord, abonnée aux carrioles à cheval, aux longues
barbes et aux robes à crinoline11. « Le bla-bla pseudo-érudit sur les racines
coraniques du terrorisme n’a aucun intérêt » nous explique à son tour l’expert
Olivier Roy qui, effectivement, ne parle pas l’arabe et n’abuse pas de l’érudition.
Poursuivant sur sa lancée, il ramène, « toutes proportions gardées », la
destruction des bouddhas de Bâmiyân par les talibans en 2001 aux Suisses qui
veulent faire disparaître les minarets sans toucher à la liberté religieuse12 ? Le
sophisme est délicieux mais il ne dit qu’une chose : rien n’est grave. Comment
appeler ces hypnotiseurs, actifs ou passifs ? Des redresseurs de visions comme il
existe des redresseurs de torts. Ils nous répètent de mille façons : ce que vous
voyez n’est pas ce que vous croyez. Laissez-nous vous expliquer exactement ce
qu’il en est. Nous savons tandis que vous barbotez dans « la Sainte
Ignorance13 ».
Toutefois, le propos doit être nuancé : d’une part une très large fraction de la
gauche laïque et républicaine résiste à ce recul. De l’autre, ce sont souvent des
conservateurs, voire des « réactionnaires » qui se montrent rétifs face aux
doctrinaires barbus quand trop de « progressistes » acquiescent, au nom de la
tolérance, à la diminution de nos prérogatives. Paradoxe fascinant : les
conservateurs ne défendent pas seulement une batterie de droits individuels, le
bon plaisir et les caprices du citoyen global contemporain, mais aussi le socle
civilisateur sur lequel la modernité s’est édifiée. Contre le relativisme culturel et
l’hédonisme facile – lequel vire si facilement au puritanisme –, ils veulent
protéger des traditions, une spiritualité, une continuité historique aussi
importante que nos libertés. N’oublions pas qu’à la fin des années 30, ce sont
deux hommes de droite, selon nos critères actuels, l’un monarchiste, l’autre tory,
de Gaulle et Churchill, qui perçurent, les premiers, l’abomination du national-
socialisme et se dressèrent contre lui. Si la lucidité historique consiste à penser
l’événement et à se tenir à la hauteur de ce qui arrive, alors concédons que les
gauches ont globalement failli face au terrorisme islamiste. Où sont aujourd’hui
les brigades internationales, analogues à celles parties en Espagne en 1936,
qu’appelle de ses vœux le philosophe américain Michael Walzer et qui se
dresseraient contre l’islamo-fascisme14 ? L’avenir retiendra qu’au XXIe siècle, une
large fraction des intelligentsias occidentales pactisa avec le totalitarisme
intégriste comme leurs aînés avaient communié avec le nazisme ou le
communisme.
1. Maxime Rodinson, La Fascination de l’Islam, op. cit., p. 100.
2. Sophie Peeters, Femme de la rue, Bruxelles, juillet 2012, Dailymotion.
3. Elle s’en est confiée dans le magazine Elle du 6 novembre 2006.
4. « Les anticolonialistes sont des universalistes peu intéressés par le passé ou par les caractères
spécifiques du présent, vestiges d’un âge barbare qu’il s’agit de détruire. L’exotisme amène plutôt les
politiques coloniaux à s’efforcer de conserver les archaïsmes, à s’allier aux conservateurs indigènes,
à dénoncer dans les intellectuels nationalistes, qu’ils soient réformateurs ou révolutionnaires,
socialisants ou non, de pâles imitateurs de l’Europe, poussés par des idées abstraites et mal comprises
à détruire leur propre patrimoine », Maxime Rodinson, La Fascination de l’Islam, op. cit., p. 96-97.
5. Pierre Tevanian compare la loi de 2004 qui interdit le voile et autres signes religieux à l’école à
la cérémonie du 13 mai 1958 à Alger organisée par madame Salan, épouse du commandant des
Forces armées françaises en Algérie, où des femmes musulmanes sont exhibées sur un podium pour
y brûler leurs voiles en signe d’émancipation (La Haine de la religion, op. cit., p. 116). Autrement
dit, demander à des citoyennes françaises d’enlever leurs voiles à l’école, c’est faire preuve de
colonialisme.
6. Rokhaya Diallo, Racisme, mode d’emploi, Larousse, 2011, p. 138. Remarquons que le titre de ce
livre est surtout programmatique : comment être raciste sans tomber sous le coup de la loi ?
7. Marianne.net, 12 juin 2016.
8. « Musulmans, changeons de logiciel », Le Monde, 29 juillet 2016. Abderrahim Hafidi demande
également aux musulmans de France de cesser les prières de rue et de ne plus écouter ceux qui,
comme Tariq Ramadan, enferment les jeunes « dans un radar identitaire asséchant et mortifère ».
9. Tareq Obrou, Le Monde, 4 octobre 2013.
10. Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, Islamophobie, op. cit., p. 247 et 248.
11. Raphaël Liogier, Le Mythe de l’islamisation, Seuil, 2012. « Le salafisme est un
fondamentalisme amish, une tendance hypermoderne », Le Point, 19 septembre 2016.
12. Olivier Roy, En quête de l’Orient perdu. Entretiens avec Jean-Louis Schlegel, Seuil, 2014,
p. 288 et 286. Rappelons que la Suisse a voté en 2009 l’interdiction de construire de nouveaux
minarets, mesure que l’on peut juger contestable mais qui n’est pas l’obligation de détruire les
anciens. La comparaison d’Olivier Roy est donc spécieuse et polémique.
13. Olivier Roy, La Sainte Ignorance, Seuil, 2008.
14. Michael Walzer, « Islamism and the Left », Dissent, hiver 2015.
CHAPITRE 6

Culpabilité de la victime,
innocence du bourreau

« Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à
Dieu qu’aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel
en vous égorgeant ? »

Voltaire,
Dictionnaire philosophique, article Fanatisme1

Allons plus loin : une même culture de l’excuse touche également les meurtres
de masse. Comment les exonérer ? L’arsenal des justifications semble
inépuisable, et ce jusqu’à l’abjection. Les acrobaties les plus extravagantes sont
alors requises. Ainsi le sociologue Geoffroy de Lagasnerie explique les attentats
du 13 novembre 2015 à Paris, au Bataclan et dans les cafés du
11e arrondissement (130 morts, plusieurs centaines de blessés), par le fait que
« les terrasses de café sont un des lieux les plus intimidants pour les jeunes des
minorités ethniques […] Un espace où l’on n’ose pas s’asseoir, où l’on n’est pas
bien accueillis, où l’on n’est pas servis, où, quand on est servis, c’est cher. Un
des lieux les plus traumatisants […] Au fond vous pouvez dire qu’ils ont plaqué
des mots djihadistes sur une violence sociale qu’ils ont ressentie quand ils
avaient 16 ans2 ». Ce révisionnisme en temps réel suggère un renversement
intéressant : les tueurs des terrasses étaient des traumatisés, les consommateurs
tombés sous leurs balles des privilégiés. Conclusion : les victimes étaient des
bourreaux qui s’ignorent et les tueurs des victimes malheureuses. D’ailleurs, un
collectif d’artistes danois n’a-t-il pas voulu organiser en mai 2016 une exposition
« Martyrs » à Copenhague et y mettre à l’honneur les frères El Bakraoui,
kamikazes des attentats de Bruxelles et l’un des terroristes du Bataclan ?
Comment une société en vient-elle à célébrer ceux qui veulent la détruire ? Par la
manipulation symbolique des hécatombes, par un syndrome de Stockholm
reformulé en termes de subversion.
Rarement la classe intellectuelle aura déployé de tels efforts, pour justifier sa
soumission. Dans la Revue du crieur, organe du site Mediapart, Blaise Wilfert-
Portal explique que « l’éloge des terrasses et du mode de vie français
“prétendument joyeux et festif, gentiment paillard et coquin, tolérant et
cosmopolite” n’est pas aussi “innocent” qu’il en a l’air. Il fait partie du répertoire
communément mobilisé depuis le XIXe siècle lorsque “la nation est en péril” et
s’articule à des formes de chauvinisme plus explicitement agressives3 ».
Défendre le mode de vie français est « une autre forme d’injonction terrorisante
[…] avec tout ce que cela peut impliquer d’unanimisme obligé, de muselage des
manifestations légitimes de la critique, de la contestation, etc., bref une
atmosphère de censure, formelle ou informelle ». Autrement dit, aller boire un
coup au bistrot, bécoter sa douce, commander un plat est une autre forme de
terrorisme ; quant à agiter un drapeau français ou l’accrocher à son balcon, c’est
se rattacher aux trois moments noirs de la mémoire française « la Grande Guerre,
Vichy et les guerres coloniales, toutes liées à des formes plus ou moins explicites
de dictature et à des efforts massifs de contrôle social ». Bref, « l’art de vivre
français » est susceptible de toutes « les manipulations identitaires » et derrière
la façade sympathique des restaurants, les sourires, les baisers échangés entre
amants se profile l’ombre terrible « d’une cage de fer ». Si notre premier
intellectuel dédouanait les tueurs, en les couvrant de l’ombre bienveillante du
traumatisme social, le second se contente d’accabler les victimes, passées ou
futures. Vous n’avez pas honte d’aller au café et de vous rattacher aux trois
moments noirs de l’histoire française ? Prenons-y garde : boire un verre dans un
bar relèvera bientôt peu ou prou du crime nationaliste. Le mode de vie tricolore
est par nature douteux. On savait déjà que l’apéro saucisson était marqué
politiquement à l’extrême droite. C’est toute l’alimentation hexagonale qui doit
être désormais frappée de suspicion, « au grand dam des puristes de la
restauration traditionnelle » comme l’explique la militante ethniciste Rokhaya
Diallo : le jambon beurre mais aussi « la bien franchouillarde blanquette de
veau » devraient être équilibrés par le couscous, le sandwich kebab et la
nourriture halal4. Il faut d’abord frapper à l’estomac pour modifier les mentalités.
Que se passe-t-il pour que de bons esprits, pas plus sots que d’autres, dérapent
de cette façon ? Appelons-le d’un mot simple : la haine de soi que j’évoquais dès
19835, présente dans l’intelligentsia occidentale du XXe siècle pourvu qu’elle soit
justifiée par la Révolution, le Parti ou le Tiers-Monde. Mais aussi l’esprit de
collaboration qui se manifesta durant la Seconde Guerre mondiale. Peu après les
attentats de Charlie6, l’ultragauche, le NPA (Nouveau Parti anticapitaliste), le
Parti communiste français (mais sans le Bureau politique) et le Front de gauche
(mais sans Jean-Luc Mélenchon) n’ont rien trouvé de mieux que d’organiser, fin
février 2015, un meeting à la Bourse du Travail de Saint-Denis pour dénoncer
« l’islamophobie et le climat de guerre sécuritaire » (avec, entre autres, l’UOIF
proche des Frères musulmans et le Parti des Indigènes de la République,
groupuscule identitaire antiféministe, antisioniste et homophobe). On vient
d’assassiner de sang-froid des dessinateurs de Charlie Hebdo, des membres des
services de police, des consommateurs juifs coupables d’être juifs dans un
supermarché kacher mais c’est vers la dénonciation d’une supposée
« islamophobie » que se précipitent les organisateurs.
Pour en revenir aux massacres de novembre 2015 au Bataclan et dans les rues
du 11e arrondissement, les grands esprits, avouons-le, se sont surpassés : si pour
le maoïste Alain Badiou, de façon pavlovienne, les meurtres s’expliquent, bien
sûr, « par le vide agressif de la domination occidentale, du capitalisme
mondialisé et des États qui en sont les serviteurs7 », un autre philosophe, Michel
Onfray, arguant de sa supériorité intellectuelle sur les journalistes, prisonniers du
court terme, explique que ces tueries sont de la responsabilité de l’État français
coupable de mener une « politique islamophobe », aux côtés des États-Unis, et
récoltant ce qu’il a semé8. Vieille antienne tiers-mondiste : l’Occident libéral,
capitaliste et impérialiste est coupable de tout le mal sur cette terre, les assassins
sont des combattants, les terroristes des résistants à nos drones, nos avions.
Daech est un État avec lequel nous devrions négocier une trêve et qui a le droit
d’exister (les militants de l’État islamique ont d’ailleurs remercié le « mécréant »
Michel Onfray et en ont fait leur coqueluche, comme l’a révélé le journaliste
spécialiste du djihadisme David Thomson). La forfaiture est d’autant plus
attristante qu’elle vient d’un esprit qu’on avait connu jadis plus affûté9.
Un autre philosophe, Jean-Luc Nancy, après le massacre de Nice qui fit
86 morts le 14 juillet 2016, lorsqu’un homme au volant d’un camion fonça dans
la foule sur la Promenade des Anglais, écrit dans Libération (18 juillet 2016) :
« Il faut nous en prendre à nous-mêmes, à notre entreprise universelle de
puissance jamais assouvie. Il faut arraisonner et démonter les camions fous de
nos supposés progrès, de nos fantasmes de domination et de notre obésité
marchande. » Démonter les camions : voilà qui consolera les familles des
victimes assurément. Il faudra dans le même esprit ôter les roues des voitures,
les rails des trains, les ailes des avions, les lames des couteaux et les dents des
fourchettes, tous objets susceptibles de tuer. Un autre sage, revenu de toutes les
luttes et fatigué de l’hystérie de la guerre, résumera cette pensée dans un tweet :
« Les barbares tuent indistinctement par attentats suicide, les civilisés tuent
indistinctement par missiles et drones. » (Edgar Morin, septembre 2016.) La
messe est dite, tout se vaut. Quelle bizarrerie : voilà que des penseurs, athées
revendiqués, réinventent la vieille notion du christianisme : le péché originel. On
me frappe, donc je suis coupable. Un mécanisme de disculpation est en marche
qui impute à l’Europe et aux États-Unis la plupart des crimes de l’islam et
retourne son bellicisme à notre égard en agressivité de notre part. Entreprise
ardue, délirante et qui a valeur de symptôme mais rendue possible à grand
renfort d’anathèmes et d’approximations.
Les croyants, à leur tour, et le tout premier d’entre eux, peuvent aussi déraper.
Le pape François, interrogé dans l’avion qui le ramenait de Pologne, après les
Journées mondiales de la jeunesse, le 31 juillet 2016, ne disait-il pas à propos
des attentats récents qui avaient endeuillé la France : « Je n’aime pas parler de
violence islamique parce qu’en feuilletant les journaux, je vois tous les jours des
violences, même en Italie : celui-là qui tue sa fiancée, tel autre qui tue sa belle-
mère et un autre… et ce sont des catholiques baptisés, hein ! Ce sont des
catholiques violents. Si je parle de violence islamique, je dois parler de violence
catholique […] C’est comme dans la macédoine, il y a de tout […] le terrorisme
grandit lorsqu’il n’y a pas d’autre option. Et au centre de l’économie mondiale, il
y a le dieu argent et non la personne, l’homme et la femme, voilà le premier
terrorisme10. » Il est étrange que le Pape confonde fanatisme et matérialisme qui
sont deux ordres différents. Il est vrai que François s’était déjà distingué par un
commentaire percutant après les assassinats de Charlie : « Si un grand ami parle
mal de ma mère, il peut s’attendre à un coup de poing et c’est normal11. »
Étrange réflexion, fort peu évangélique, et qui ressort plus du machisme latin
que d’une haute pensée théologique. On est loin, avec ces propos de comptoir, de
Jean-Paul II ou de Benoît XVI.
La culture de l’excuse est d’abord une culture du mépris : croyant blanchir des
groupes entiers, elle les infantilise. Les djihadistes sont réduits à leurs conditions
sociales ; loin d’être des meurtriers, ce sont des archanges dont les forfaits nous
incombent12. On les rhabille du manteau du persécuté, du psychopathe, du
déséquilibré. Tout crime, égorgement, attentat à la bombe en France, en
Allemagne ou au Proche-Orient, serait un peu de notre faute et devrait nous
inciter à battre notre coulpe. Dans l’idéologie de l’absolution, l’acte n’est plus
qu’un symptôme. Il fond littéralement, tel le sucre dans l’eau, dans les
circonstances qui l’entourent. Tueurs, kamikazes ne sont jamais responsables
puisque, nés sur le terreau du mépris, de la pauvreté, de l’exploitation, ils n’en
sont que les produits. Ce sont des désespérés qui ont éprouvé un besoin urgent de
tuer un maximum de gens. Vient un moment pourtant où les égarements de tels
individus ne peuvent être imputés qu’à eux-mêmes : en faire des marionnettes
inconscientes des grandes puissances revient à les disculper à peu de frais. L’ami
des opprimés fait preuve d’un paternalisme condescendant à l’égard de ses
protégés : il leur interdit l’accès à l’autonomie parce qu’il ne les rend jamais
comptables de leurs actes, pas plus qu’il ne les crédite de leurs réussites
individuelles. À ceux qui imputent le terrorisme aux inégalités économiques du
Proche-Orient, au réchauffement climatique, aux interventions américaines ou
européennes, opposons plutôt ce sage conseil du doyen de la faculté de droit du
Qatar : le seul moyen de combattre Al-Qaïda ou Daech, c’est de leur substituer
une autre théologie, d’autres valeurs spirituelles qui réfutent les leurs13. L’enjeu
est d’abord religieux.

En filigrane, il existe un point commun entre l’extrême gauche et l’islam
radical : la volonté de détruire cette société, la recherche d’une rédemption par
l’immigrant, l’étranger qui viendra régénérer nos vieilles nations épuisées. On le
constate dans la figure des « reconvertis », de tous ceux qui ont troqué leurs
illusions révolutionnaires pour le message coranique : tel l’ancien maoïste
Olivier Roy, déjà cité, qui a substitué une foi à une autre, et s’est spécialisé dans
la défense de l’intégrisme « modéré14 ». Avocat inlassable et talentueux de
l’orthodoxie, il réserve ses flèches aux musulmans déserteurs, aux politiques de
déradicalisation et surtout à la laïcité potentiellement totalitaire15.
Quel est l’impact de ces proclamations intellectuelles ? Minime, sans doute,
sur le grand public, mais réel sur les médias et les politiques dont ces influents
ont l’oreille. Ils représentent l’oligarchie qui impose ses vues au peuple, ils font
partie de l’élite qui pense, qui parle et décide pour les autres. Quoi qu’il arrive,
même le pire, il se trouvera toujours à gauche (et à l’extrême droite) des
personnes autorisées pour nous suggérer que nous méritons ce qui nous arrive.
Grâce au marxisme-salafisme, la violence parle le langage de la paix, le
fanatisme celui de la raison, l’archaïsme celui du progressisme, la cruauté celui
de l’amour. Partout les prêcheurs de honte, les professionnels de
l’asservissement volontaire travaillent main dans la main avec les prêcheurs de
haine. Quel étrange spectacle que de voir des anticléricaux forcenés, des
bouffeurs de curé perdre tout sens commun face aux culs-bénits du
fondamentalisme. L’ultragauche occidentale et l’islam politique sont habités par
un même fantasme de Récapitulation. Les derniers bataillons de la « lutte
finale » s’agrègent aux foules enfiévrées de la « religion terminale ». De même
que le Coran se veut la Révélation qui invalide le christianisme et le judaïsme en
les absorbant, de même le communisme entend dépasser l’économie marchande
et la société bourgeoise. Le premier ne comprend pas pourquoi juifs et chrétiens
s’entêtent dans l’erreur, le second veut se venger des déboires historiques
encourus par le bolchevisme.
1. Dictionnaire philosophique, Garnier-Flammarion, 1964, p. 190.
2. Cité dans un article paru sur le site rue89, nouvelobs.com, 18 janvier 2016.
3. Revue du crieur, no 3, La Découverte, p. 51 sq. En février 2016, l’ingénieur Mohamed Louizi
suspend son blog sur Mediapart en raison de la complaisance et de la complicité de son directeur
Edwy Plenel avec l’islamisme, les Frères musulmans et l’intégriste Tariq Ramadan. Selon lui,
Mediapart serait devenu « un instrument de propagande frérosalafiste antilaïcité et antirépublique ».
4. Rokhaya Diallo, À nous la France !, Michel Lafon, 2012, p. 47 et 48.
5. Je renvoie ici à mon livre Le Sanglot de l’homme blanc. Tiers-monde, culpabilité, haine de soi,
paru au Seuil en 1983.
6. Sur la supposée haine de l’islam et la lâcheté des dessinateurs de Charlie, seuls 4 % des
couvertures du journal étaient consacrées aux musulmans, rappelle Caroline Fourest, alors que
l’hebdomadaire réservait ses traits à la satire politique et aux chrétiens intégristes (Éloge du
blasphème, Grasset, 2015, p. 100).
7. Alain Badiou, Penser les meurtres de masse, conférence au théâtre de la Commune
d’Aubervilliers, 23 novembre 2015.
8. Michel Onfray, « La France doit cesser sa politique islamophobe », Le Point, 19 novembre
2015.
9. Qu’il faille discuter de la pertinence des interventions militaires est légitime : si la deuxième
guerre du Golfe, fondée sur un mensonge, fut désastreuse, sauf pour les Kurdes et les chiites, 80 %
de la population irakienne, qu’elle débarrassa de la tutelle du parti Baas, d’autres en revanche furent
nécessaires. Le Mali en 2012, la Centrafrique en 2013 sans compter le dispositif militaire Barkhane
qui contient le djihadisme dans le Sahel se révélèrent utiles. Michel Onfray cumule ici un anti-
américanisme frénétique avec une méconnaissance revendiquée de la situation géostratégique. Il sort
des chiffres fantaisistes de son chapeau, les USA et la France seraient responsables de la mort de
4 millions de musulmans (Le Point, 28 juillet 2016), pourquoi pas 10 pendant qu’il y est ? Tout cela
pour appuyer sa thèse. Dans une note pour la Fondation de la recherche stratégique (février 2016),
Bruno Tertrais rappelle que des attentats frappèrent le sol français dès les années 70 sans que nos
armées soient intervenues à l’étranger, par le terrorisme palestinien et iranien. En 2000, un projet
d’attentat déjoué voulait détruire la cathédrale de Strasbourg alors même que notre pays n’intervenait
nulle part. Ne pas frapper en Afghanistan en 2001 aurait permis à un émirat taliban de prospérer et de
rayonner sur le monde entier. L’Allemagne elle aussi est menacée comme pays croisé alors qu’elle a
peu de troupes hors de ses frontières. Daech veut nous enfermer dans une alternative intolérable :
soumission ou intervention. Il est dommage que des responsables politiques, tel Dominique de
Villepin, ou des intellectuels s’y laissent enfermer. C’est confondre les prétextes invoqués par les
djihadistes avec les causalités réelles. La France est haïe pour ce qu’elle est, non ce qu’elle fait.
10. Marianne, 1er août 2016.
11. Lepoint. fr, 15 janvier 2015.
12. Voir le journaliste Edwy Plenel par exemple : « Ces monstres sont le produit de notre société.
Ce n’est pas l’islam qui a produit ces terroristes. Ces derniers se prétendent de l’islam mais n’ont rien
à voir avec l’islam. En revanche, ils sont le produit de toutes les fractures, de toutes les déchirures de
notre société », Bondy Blog, 14 janvier 2015.
13. Suleiman Mourad, La Mosaïque de l’islam, Fayard, 2016, p. 112-113.
14. Parti en Afghanistan à l’heure où d’autres arpentaient les chemins de Katmandou, ce qu’il
raconte dans son livre d’entretiens avec Jean-Jouis Schlegel (Vers l’Orient perdu, Seuil, 2016,
préface de Olivier Mongin), Olivier Roy est typique de ces « experts », si amoureux de leur objet
d’étude que rien ne devrait l’entacher. Spécialiste de l’Asie centrale, il a réalisé l’exploit d’annoncer
en 1992 L’Échec de l’islam politique (paru au Seuil) sans jamais admettre sa bévue. Il s’empêtre
depuis dans des justifications absconses, semblables aux contorsions des vieux communistes,
défendant bec et ongles le bilan positif de l’URSS.
15. Olivier Roy, « Les religions dans l’arène publique », Esprit, février 2016, p. 58.
TROISIÈME PARTIE

Musulmans égale juifs ?


CHAPITRE 7

Du principe d’équivalence au principe


de substitution

« Ne considérez pas le fait de tuer des juifs comme une violation de


la foi. Le fait de les laisser en vie serait une violation de la foi. »

Abou Ishaq, poète hispano-arabe,


avant le déclenchement du pogrom de Grenade en 10661

Comment gagner ses lettres de noblesse victimaire ? Accéder au club


ultrafermé des opprimés ? En posant sa candidature au titre mondial de paria.
Première étape : s’affilier à l’un de ces peuples, d’abord pour l’égaler, ensuite
pour l’éliminer. C’est le polémiste et professeur américano-palestinien Edward
Saïd, dans son livre L’Orientalisme, publié en 1978, qui trace, le premier, une
analogie entre les Juifs et les Musulmans : il rappelle que les dessins
humoristiques, parus dans la presse occidentale après la guerre de 1973 et
l’embargo pétrolier qui a suivi, représentaient les Arabes avec un nez crochu,
près d’une pompe à essence : « clairement des Sémites ». Conclusion :
« L’animosité antisémite populaire est passée en douceur du Juif à l’Arabe parce
que l’image est presque la même2. » L’hostilité à l’islam dans le monde
occidental se nourrirait aux mêmes sources que l’antisémitisme, bien que
l’image du Juif se soit transformée depuis la création de l’État d’Israël et ses
victoires contre les armées arabes. De persécuté, le voilà métamorphosé en
persécuteur. Le temps est donc venu pour le Musulman de prendre la place
vacante du Juif (Edward Saïd dira en 2000 sous forme de boutade au journal
Haaretz qu’il est le dernier intellectuel juif dans la région, le dernier disciple
d’Adorno : « un juif palestinien »). Pour sa part, l’historien Enzo Traverso
explique que « l’islamophobie joue pour le nouveau racisme le rôle qui fut jadis
celui de l’antisémitisme » : refus de l’immigré, perçu depuis l’époque coloniale,
comme l’autre, l’envahisseur, le corps étranger inassimilable par la communauté
nationale. Désormais le spectre du terrorisme se substitue à celui du judéo-
bolchevisme. « Dans cette perspective, l’islamophobie s’inscrit parfaitement
dans ce que nous pourrions appeler l’archive antijuive […] répertoire de
stéréotypes, d’images de lieux communs, de représentations, de stigmatisations
véhiculant une perception et une lecture du réel qui se condensent et se codifient
en un discours stable, continu. Pratique discursive capable de connaître un
transfert d’objet, l’antisémitisme a donc transmigré vers l’islamophobie3. » La
conjonction de coordination est intéressante car elle implique une conséquence
qui est postulée plus qu’elle n’est démontrée. On est là dans la théorie du Grand
Remplacement, imaginée par d’autres à propos de l’immigration. Il faut à toute
force que l’islamophobie remplace ou même supplante l’antisémitisme, lequel
finit par lasser par son caractère toujours renaissant. Comme le dit un internaute
commentant le livre de Enzo Traverso dans l’espace de libre expression du site
Mediapart : « Les Juifs ne sont plus des parias […] mais les peuples parias
existent encore. Il s’agit au Proche-Orient du peuple palestinien et, en France,
des musulmans et musulmanes dont on traque épouvantablement foulards et
robes trop longues. […] La fidélité à la mémoire tragique du shtetl et du
Yiddishland passe par la défense des musulmanes tracassées par la laïcité
guerrière de la République4. »
Il faut du sang neuf dans le petit monde clos du racisme : la concurrence est
âpre entre ses diverses chapelles depuis 1945, incapables de trouver entre elles
un récit fédérateur. L’antiracisme s’est communautarisé et chacun, Noirs,
Arabes, Juifs, Asiatiques, gays, femmes défend son pré carré. Peu de gens savent
que les marques jaunes pour désigner les Juifs ont été imposées par un calife à
Bagdad au IXe siècle. Elles sont l’ancêtre de l’Étoile jaune de sinistre renom (les
chrétiens devaient, eux, s’habiller en bleu, reconnaissance de leur statut de
minorités, de dhimmis dans l’État musulman, qui leur valait protection,
moyennant une restriction de leurs droits et un impôt de capitation5). Mais cette
couleur, qui n’avait pas dans le monde musulman la même intensité symbolique
que dans l’Europe du XXe siècle, est devenue, depuis l’Holocauste, celle d’un
statut chéri : celui du Maudit. Déjà en 1994, à Grenoble, de jeunes musulmans
défilaient pour protester contre l’interdiction programmée du foulard islamique à
l’école et dans les bâtiments publics en arborant un brassard représentant en
jaune sur fond noir le croissant de l’islam assorti de cette mention : à quand
notre tour ? – allusion évidente à l’étoile jaune que devaient porter les Juifs
durant l’Occupation. Et quand des militants islamistes, soupçonnés de sympathie
pour le Front islamique du salut, responsables de la guerre civile en Algérie, sont
placés, durant l’été 1994, en détention dans une caserne du nord de la France, ils
déploient immédiatement sur les murs de l’établissement une banderole qui
proclame : « Camp de concentration ». En Suisse en 2011, le Conseil central
islamique imprime des autocollants jaunes qui associent islamophobie et
Holocauste, une étoile jaune à huit branches portant l’inscription « Muslim ».
Des milliers d’étoiles sont ainsi placardées dans tous les lieux publics, y compris
sur l’arrière des bus.
Devenir des « Juifs de substitution », soixante-dix ans après l’Holocauste, si
obscène que soit la comparaison, c’est le rêve que réalisent en décembre 2015
quelques dizaines d’étudiants iraniens sur le campus de l’université de San
Diego en portant eux aussi des étoiles jaunes avec la mention « Muslim ». La
démonstration avait pour objectif d’accélérer la prise de conscience du public
face à la montée du racisme antimusulman. Avant cela, en 2009, suite aux débats
lancés en France par Éric Besson et Nicolas Sarkozy sur l’identité nationale, un
collectif d’intellectuels, inquiets de la stigmatisation dont pourraient faire l’objet
les musulmans dans ce débat, fait un rapprochement entre la politique française
actuelle et celle du Troisième Reich et s’interrogent : « Après l’étoile jaune,
faudra-t-il un jour porter une étoile verte6 ? » Une telle analogie semble toutefois
délicate. Les Juifs forment un peuple avant de former une religion :
l’antisémitisme est par essence racialiste, il ne conteste pas le judaïsme en tant
que croyance mais les Juifs pour ce qu’ils sont. En outre, dans les années 30, les
Juifs ne jetaient pas des bombes sur toute la surface du globe au nom du vrai
Dieu et ne réclamaient pas de droits séparés mais au contraire l’assimilation (ce
que chercheront aussi les Séfarades venus du Maghreb, dans les années 60, après
la décolonisation).
Dans cette équivalence postulée, on oublie en outre l’alliance historique, entre
le national-socialisme et le Grand Mufti de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini,
fervent admirateur d’Hitler, promu « aryen d’honneur » en 1941, oncle de Yasser
Arafat et inspirateur des Frères musulmans. Créateur de la brigade Waffen SS
Handschar en Bosnie-Herzégovine dont les soldats étaient qualifiés de
« germano-musulmans » par la propagande, al-Husseini avait fait de
l’antijudaïsme génocidaire la pierre angulaire de son projet politique (même si
les combattants arabes et berbères furent très majoritairement aux côtés des
Alliés). Cette volonté pour certains musulmans d’être plus juif que les Juifs, ce
« larcin d’holocauste » (Alvin H. Rosenfeld), sont paradoxalement
contemporains du rejet de l’État hébreu au Moyen-Orient : « La haine d’Israël
est l’aphrodisiaque le plus puissant du monde arabe » aurait dit feu le roi du
Maroc Hassan II. Le monopole du malheur par les juifs est un abus qu’il faut
dénoncer. C’est ce que pense Louis Farrakhan, dirigeant américain de la Nation
of Islam depuis 1981, soupçonné par ailleurs d’avoir trempé dans le meurtre de
Malcolm X7. Surnommé le « Hitler noir » et violemment antisémite, il accuse
régulièrement les Juifs d’avoir participé à la traite des Noirs et sera suivi en ce
domaine par l’humoriste français Dieudonné.
La Shoah est donc devenue pour les Juifs l’équivalent de la tunique de
Nessus : ce qui devait les protéger les brûle, l’armure les consume de l’intérieur.
Elle a renforcé l’antisémitisme, comme s’il s’agissait d’un privilège usurpé, alors
que la légitimité du génocide devrait revenir à d’autres, les Palestiniens, les
Africains, les descendants d’esclaves, les musulmans. Télescopage temporel
stupéfiant : critiquer l’islam, refuser de l’accueillir en bloc, ce serait préparer ni
plus ni moins un nouvel Holocauste. Des chercheurs contemporains, James
Pasto, Jonathan M. Herr et Gil Anidjar veulent ainsi lier la construction du
« problème juif » et celle du « problème musulman ». L’Europe chrétienne,
soutient le chercheur en religion Gil Anidjar, a pensé son ennemi comme
« structuré par l’Arabe et le Juif, c’est-à-dire par la relation que l’Europe
entretient à la fois avec l’Arabe et avec le Juif8 ». Selon Edward Saïd ce serait
Ernest Renan qui, dans la construction de la « science » orientaliste, aurait
conforté l’hypothèse sémite, inventée à la fin du XVIIIe siècle par l’historien
August Ludwig von Schlözer9. Si l’on en croit Saïd, les travaux de Renan sur les
langues sémitiques relèvent « d’une encyclopédie des préjugés raciaux à
l’encontre des Sémites. C’est-à-dire des musulmans et des juifs ». Il existerait
donc un lien consubstantiel entre la construction européenne et l’islamophobie
analogue à celui que « la judéophobie politique a joué dans la construction
nationale en Europe au XIXe siècle » (Shlomo Sand10). Olivier Roy nous
explique, lui, que « les arguments utilisés par les antisémites dans les années 20
sont repris aujourd’hui à propos de l’islam : incompatibilité culturelle et une
loyauté plus grande accordée à la religion plutôt qu’à la nation11 ». À ceux qui
croyaient naïvement que l’Europe contemporaine s’était édifiée contre ses
propres démons et d’abord contre le militarisme germanique, nos analystes
répondent que l’Europe ne songe qu’à expulser de son territoire les musulmans
comme un corps étranger en leur refusant toute légitimité, toute égalité. Étrange
allégation par ailleurs : il y a plus de 20 millions de musulmans dans l’Union et
l’Europe ne cesse d’en accueillir de nouveaux depuis cinquante ans. Qu’importe
que toute l’histoire de ce continent soit aussi marquée, nous l’avons déjà vu, par
« la fascination de l’Islam » (Maxime Rodinson12) : si cette foi apparaît au
Moyen Âge comme un schisme, et pas des plus redoutables, elle devient un
partenaire à la Renaissance, la première chaire d’arabe est créée en 1539 au
Collège de France puis synonyme dès le XVIIe siècle d’une civilisation raffinée,
contre-modèle de tolérance face à l’obscurantisme médiéval. La Sublime Porte
impressionne les cours européennes, Louis XIV doit supporter toutes les avanies
imposées à ses ambassadeurs à Constantinople et Pierre Bayle autant que
Voltaire chantent les grandeurs de la civilisation musulmane, aussi élégante que
voluptueuse. La traduction des Milles et Une Nuits par Antoine Follant de 1704
à 1717 enflamma le siècle des Lumières qui rêve de cette sensualité heureuse,
tellement à rebours de la tartufferie catholique. Goethe fait des poèmes à la
gloire de Mahomet et l’orientalisme, discipline autant que fantasmagorie,
apparaît dès 179913. Comme on est loin des images d’Épinal belliqueuses,
développées par les demi-savants.

Pourquoi alors mettre sur un pied d’égalité antisémitisme et islamophobie,
surtout à un moment où le premier fleurit dans l’ensemble du monde arabo-
musulman sous le nom d’antisionisme ? Pour le dire autrement, pourquoi tout le
monde veut-il être juif aujourd’hui, surtout les ennemis des juifs ? Pour accéder
fantasmatiquement au statut du Réprouvé, rapprocher la défense de l’Islam de la
lutte contre le nazisme. Seule la foi coranique devrait échapper à la remise en
cause qui est la règle pour toutes les autres confessions : elle est intouchable,
elles sont modifiables.
1. Bernard Lewis, Les Juifs et l’Islam, op. cit., p. 74. La tuerie devait sanctionner un vizir juif
devenu trop puissant, Joseph ibn Nagrela. Selon Lewis, ce type de massacres et de diatribes étaient
relativement rares dans le monde islamique, en comparaison du monde chrétien où elles furent
monnaie courante.
2. Edward Saïd, L’Orientalisme, Nouvelle édition 2005, Seuil, p. 319.
3. Enzo Traverso, La Fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur, La
Découverte, 2013.
4. Mediapart, Yvan Najiels, 9 fevrier 2014, Le Club, espace de libre expression.
5. Matthias Küntzel, Djihad et haine des Juifs, Éditions du Toucan, 2015, p. 108, citant Bernard
Lewis, The Jews in islam, Princeton University Press, 1987, p. 25 et 26.
6. Collectif Le Monde, 22 décembre 2009, cité in Mathieu Bock-Côté, Le Multiculturalisme
comme religion politique, Cerf Éditions, 2016, p. 145.
7. Dans son film éponyme, sorti en 1992, Spike Lee montre bien comment Malcolm X, révolté par
la ségrégation des Noirs aux États-Unis, est passé d’une attitude d’agressivité, antiblanche et
antisémite, lors de son adhésion à la Nation of Islam, à un humanisme plus ouvert après un
pèlerinage à La Mecque. C’est alors que ses anciens compagnons de combat, jaloux de son aura, le
font exécuter.
8. Cités in Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie, op. cit., p. 185.
9. Ibid., p. 188.
10. Shlomo Sand, From judeophobia to islamophobia, Quartlery, 2010, p. 194. C’est oublier la
complexité de l’histoire européenne, par exemple l’alliance de François Ier avec Soliman le
Magnifique en 1536 contre les velléités de domination de la maison des Habsbourg. Cette « alliance
sacrilège du croissant et de la fleur de lys » renouvelée en 1604 permit aux Ottomans de porter le
djihad jusqu’à Vienne en 1683. Charles Quint lui-même projeta en 1529 une alliance avec la Perse
chiite pour prendre à revers l’Empire ottoman (Matthieu Guidère, « Petite histoire du djihadisme »,
Le Débat, août 2015, p. 43). Dans le même ordre d’idées, l’Italie ne cessa de nouer des alliances avec
l’Empire ottoman, notamment Milan, Mantoue et Florence, pour attaquer Venise tandis que le pape
Alexandre VI Borgia recevait en 1493 à Rome l’ambassadeur du Grand Turc pour dénoncer les
projets de croisade de Charles VIII (Maxime Rodinson, La Fascination de l’Islam, op. cit., p. 54).
11. Olivier Roy, « Le burkini n’a rien de fondamentaliste », Le Point, 21 août 2016.
12. Maxime Rodinson, La Fascination de l’Islam, op. cit.
13. Ibid., p. 58, 65, 67, 69, 71 et 81.
CHAPITRE 8

Des exterminations « à gogo 1 »

On distingue généralement deux grands types d’antisémitisme : un


antijudaïsme religieux, d’inspiration chrétienne et musulmane, accusant le
peuple mosaïque d’avoir tué le Christ et de persister dans l’erreur après la
révélation évangélique ou coranique (les Juifs sont coupables du privilège de
l’antériorité qu’il faut leur contester à tout prix) ; un ressentiment nationaliste
dénonçant dans les minorités apatrides un ferment d’impureté préjudiciable à la
bonne santé des pays. À ces deux griefs classiques, il faut en rajouter un
troisième plus inattendu depuis 1945 : l’envie du Juif comme déporté, parangon
du malheur avec Auschwitz. La souffrance juive est devenue l’étalon de
référence et la Shoah l’événement fondateur à partir duquel on peut penser le
crime contre l’humanité. D’où la foudroyante fortune du terme de génocide :
pouvoir s’en dire victime, c’est faire main basse sur la détresse, s’en déclarer
seul propriétaire légitime. Pour le dire autrement, l’antisémitisme se nourrit en
permanence de sa propre réfutation. Cette haine insatiable, immémoriale est
alimentée par cela même qui devrait la contenir, la persécution des Juifs.
Désormais Auschwitz est un crime imputé à ses victimes. Comme l’a expliqué
l’ancien maire travailliste de Londres, Ken Livingston : « Hitler était sioniste »
(printemps 2016). Un autre maire, celui de Bratford, lui aussi travailliste avant
d’être suspendu du parti, Khadim Hussein, s’est emporté contre un système
d’enseignement en Grande-Bretagne « qui ne vous parle que d’Anne Frank et
des six millions de sionistes tués par Hitler ». Nombreux sont ceux qui
contestent aux Juifs le privilège de l’anéantissement et s’exclament :
« Auschwitz, c’est nous. » Remarquons que de nombreuses nations se pensent
désormais à partir d’une catastrophe fondatrice : Le génocide de 1915 pour les
Arméniens, La Grande Famine pour l’Irlande de 1845 à 1852, le Holodomor
pour l’Ukraine, cette autre famine provoquée par Staline en 1932-1933, la Nakba
pour les Palestiniens, l’extermination des Tutsis pour le Rwanda. D’où
l’ambivalence du négationnisme qui dit tantôt : la Shoah n’a pas eu lieu ou bien :
elle a eu lieu mais pas avec ceux qu’on croit, il faut la restituer à d’autres ethnies
plus méritantes : Africains, Palestiniens, musulmans. C’est une interversion des
morts, pas de l’événement lui-même, sorti de ses gonds temporels et promené
tout au long de l’Histoire comme un miroir, dans une reductio ad Hitlerum où le
colonialisme, l’esclavage, l’impérialisme sont vus comme des étapes logiques
vers le Troisième Reich. L’événement est trop formidable pour être éludé mais il
se trouve redistribué au gré des groupes soucieux de se l’accaparer.
Par un monstrueux contresens, la Shoah est devenue un objet de convoitise :
elle fascine comme un trésor dont on croit pouvoir tirer avantage et alimente une
rivalité mimétique. C’est pourquoi toute contrariété d’une minorité est désormais
retranscrite dans le langage de l’Holocauste, avec, souvent, la volonté d’en
déloger ceux qui s’y trouvent déjà. Témoin cette réflexion de Sir Iqbal Sacranie,
secrétaire général du Conseil musulman de Grande-Bretagne jusqu’en 2006, qui
se proposait de remplacer l’Holocaust Memorial Day (dédié à la Shoah) par le
Genocide Day : « Le message de l’Holocauste “plus jamais ça” n’a d’utilité que
s’il est plus inclusif. On ne doit pas avoir une approche discriminatoire de la vie
humaine. Les musulmans se sentent exclus et blessés par le fait que leurs vies
n’ont pas la même valeur que celles qui furent perdues durant l’Holocauste2. »
L’idéalisation du déporté après la guerre préparait son dénigrement ultérieur. La
judaïsation des musulmans entraîne automatiquement la nazification des
Israéliens (et par extension celle de tous les Juifs qualifiés de « sionistes », s’ils
ne renient pas publiquement la politique d’Israël). C’est en ce sens que le Parti
des Indigènes de la République reproche au gouvernement socialiste de François
Hollande de pratiquer un « philosémitisme d’État » c’est-à-dire de protéger les
juifs français, « ces enfants chéris de la République » préposés à défendre « le
corps blanc » et « l’infrastructure raciale de l’État nation » au lieu de ne se
soucier que des vrais humiliés, les musulmans. (Il demande également, dans une
caricature de l’esprit laïc, la séparation du CRIF, Conseil représentatif des
institutions juives de France, et de l’État.)
La Seconde Guerre mondiale aura inventé une nouvelle pathologie : le
victimisme. Puisque certains mots, dont celui de génocide ont gardé une
radioactivité intacte, il faut les voler aux autres. Slogan du nouveau
négationnisme : des crimes ont lieu, sous vos yeux, en Palestine, en Europe
contre les musulmans, et vous ne le voyez pas, obnubilés que vous êtes par les
anciens affligés, lesquels sont devenus les héritiers du national-socialisme. Pour
reprendre une formule célèbre, elle-même parodique, « Un génocide peut en
cacher un autre » (Serge Thion3). Au procès de Nuremberg, on n’a pas seulement
puni des coupables : on a mis en scène la jouissance d’un privilège maudit.
L’histoire du crime contre l’humanité est désormais celle de ses falsifications, de
ses détournements. Depuis 1945, le monde est entré dans le grand marché de
l’affliction car celle-ci donne des droits et surtout une position morale
inexpugnable. En hissant le mot « islamophobie » à la hauteur de
l’antisémitisme, on peut enfin brandir son brevet de malédiction comme un titre
de noblesse. La victimisation est la version doloriste du privilège. S’il suffit de
se dire opprimé pour avoir raison, tout le monde se battra pour occuper cette
place. Tout conquérant aime à se faire passer pour un martyre. Nul n’admire plus
la Shoah que les révisionnistes, au point de vouloir la dérober à ceux qui en ont
pâti.

Dans un de ses articles, Bernard Lewis rappelle une petite phrase sinistre qui
circulait au Proche-Orient avant la guerre des Six Jours en 1967 : « D’abord les
gens du samedi puis les gens du dimanche4. » D’abord les juifs puis les
chrétiens. On le sait, le Coran reproche aux chrétiens de succomber au
polythéisme en accordant à Dieu la dimension trinitaire, Le Père, le fils et le
Saint-Esprit. Quant aux Juifs, par leurs péchés, ils ont lassé Dieu qui les a
abandonnés pour ouvrir l’Alliance à tous et confier l’élection aux Arabes5. Mais
la crainte subsiste, sous-jacente, que le Très-Haut ne se ravise et n’accorde à
nouveau ses faveurs au peuple mosaïque. Il semble que l’État hébreu, promis à
la disparition par ses voisins et doté d’une puissance militaire considérable,
résiste mieux que prévu à l’hostilité et soit même devenu un havre de paix et de
richesse au milieu d’un Orient ravagé par l’anarchie. Celui dont on prédit depuis
soixante ans la chute imminente prospère insolemment au milieu du chaos
ambiant. Si bien qu’on peut sérieusement se demander si le monde arabe existera
encore dans trente ans (c’est le sombre pronostic du grand poète syrien Adonis
pour qui la civilisation arabe, écrasée par un islam rétrograde, est en train de
mourir). En terre d’Islam le Juif fut à la fois protégé et méprisé, qualifié de porc,
de singe6, traité comme un inférieur7. Maintenant, il est haï, vilipendé : c’est une
promotion. La fureur que suscite l’État hébreu vient de ce que le Juif, de sous-
homme hier, est devenu en un demi-siècle un égal. Un tel renversement est
intolérable. Ajoutons que si Israël n’existait pas, les pays arabes seraient obligés
de l’inventer pour justifier leurs échecs. Il constitue le bouc émissaire idéal,
invoqué même pour expliquer le terrorisme : le 11 septembre 2001 à New York,
le 13 novembre 2015 à Paris seraient selon certains sites conspirationnistes le
fait du Mossad. Même la création de Daech est parfois imputée aux services
secrets israéliens. Malgré la richesse de la tradition judéo-islamique qui fut
souvent brillante mais aussi tragique, émaillée d’autant de merveilles que de
pogroms, malgré la protection dont ont pu bénéficier les communautés
hébraïques, notamment dans l’Empire ottoman, il faut admettre qu’une présence
juive en terre d’Islam n’est pratiquement plus possible, sinon à l’état de vestige8.
Si les conquérants arabes furent au début plutôt respectueux de la structure
pluraliste du Maghreb ou du Moyen-Orient, l’utopie multiconfessionnelle de
l’Andalousie, largement mythifiée, est morte. Il est devenu difficile, de nos jours,
pour les Juifs en Europe, de vivre en toute sérénité dans des quartiers à majorité
musulmane. Quant aux chrétiens, objets de persécutions et d’épurations
ethniques sans fin, ils vivent peut-être leurs dernières années en terre d’Islam et
sont même menacés sur le territoire français comme en a témoigné l’égorgement
du père Hamel dans son église de Saint-Étienne-du-Rouvray en juillet 20169.
Dans l’Hexagone, cathédrales et basiliques sont gardées par la police ou l’armée
et les curés des paroisses équipés d’un dispositif « Alerte attentat ».
1. Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous (op. cit.) : « La Shoah ? le sujet colonial en a
connu des dizaines. Des exterminations ? À gogo », p. 111.
2. Outre qu’on ne voit pas qui souhaiterait perpétrer un génocide contre l’islam en général, hormis
les soldats d’Al-Qaïda ou de Daech dans un souci de purification, dans les victimes du « génocide
arabo-musulman », Sir Iqbal Sacranie inclut les Palestiniens et les Irakiens mais non les Kurdes
gazés par Saddam Hussein. Les seules « bonnes » victimes arabo-musulmanes sont celles tuées par
des non-musulmans. Après la fatwa contre Salman Rushdie, Sir Iqbal Sacranie avait proclamé que la
mort était encore trop douce pour lui et qu’il devait rester tourmenté pour son crime le plus
longtemps possible. Il contestera plus tard avoir prononcé une telle sentence.
3. Militant anticolonialiste, révisionniste affiché, Serge Thion, proche de Pol Pot, a toujours
contesté le caractère génocidaire du régime des Khmers rouges, tout comme le philosophe Alain
Badiou. Il se rapproche ensuite de Faurisson et des éditions d’extrême gauche, La Vieille Taupe,
dirigée par Pierre Guillaume, et publiera un livre en l’honneur de Faurisson, avec une préface de
Noam Chomsky. Après le 11 septembre 2001, il rejoint les courants islamistes, soutient Dieudonné et
les groupes suprématistes noirs antisémites.
4. Bernard Lewis, Le Retour de l’Islam, op. cit., p. 482.
5. Suleiman Mourad, La Mosaïque de l’islam, op. cit., p. 33 et 35.
6. Cité in Bernard Lewis, Juifs en terre d’Islam, « Champs » Flammarion, 1986, p. 50.
7. Dans son ouvrage historique, Bernard Lewis rappelle qu’au Maroc, les Juifs devaient sortir
pieds nus du ghetto ou chaussés de babouches de paille (p. 174). Pour l’ayatollah Khomeini,
l’incroyant, chrétien, Juif, hindou, zoroastrien ou baha’i est source d’impureté comme l’urine,
l’excrément et la charogne. Seule une conversion à l’islam peut le purifier, (op. cit., p. 50). En
contrepoint, il faut rappeler aussi le geste courageux du sultan du Maroc, le jeune Mohammed V, qui
refusa d’appliquer les décrets de Vichy à ses sujets juifs en 1940, autant par conviction que par
volonté d’indépendance vis-à-vis de la puissance coloniale. À l’époque, le royaume chérifien était un
protectorat dirigé par un Résident.
8. En Tunisie où l’on comptait 105 000 juifs en 1951, il en reste 1 500 à peu près, répartis entre
Djerba, Tunis, Sousse et Gabes. Au Maroc où ils comptaient entre 230 000 et 280 000 en 1948, ils
seraient entre 2 500 et 3 000 aujourd’hui, surtout à Casablanca et Rabat, protégés par la monarchie
chérifienne.
9. Quelques statistiques éloquentes : au début du XXe siècle, les chrétiens d’Orient représentaient
un quart de la population du Moyen-Orient. Aujourd’hui, toutes communautés confondues et
réparties entre six grands rites, ils ne sont plus que 11 des 320 millions des habitants de la région.
Hormis en Jordanie où la dynastie hachémite les protège, ils sont partout l’objet de vexations et de
pressions, surtout en Égypte où ils représentent la communauté la plus importante du monde arabe,
près de 6 millions. Leur éradication progressive est également dramatique pour la bonne entente entre
chiites et sunnites puisque les chrétiens faisaient partie du tissu conjonctif ethnique et confessionnel
de la région et maintenaient un espace de pluralité. Mais soutenir les chrétiens d’Orient, ce serait
manifester une compassion très politique, nous dit un chercheur de gauche (Camille Lons, 26 avril
2016, Orient XXI), ce serait inévitablement basculer dans l’extrême droite, bien sûr…
CHAPITRE 9

Le Juif, blanc maudit

« Si un musulman insulte un juif, celui-ci doit baisser la tête et


garder le silence. »

Édit des mollahs iraniens de Hamadan, 18921

Qu’est-il arrivé aux Juifs depuis la création d’Israël ? Une malédiction


pigmentaire : ils ont blanchi. Comme l’explique Enzo Traverso, jadis aux États-
Unis, Juifs et Noirs combattaient ensemble le racisme et le colonialisme. Puis les
Juifs, surtout depuis 1948, ont franchi « la ligne de couleur », se sont enrichis et
sont devenus « Blancs », c’est- à-dire oppresseurs2 ! Avec la fin de
l’antisémitisme, le Juif est entré dans la race supérieure (la blanche), avec Israël,
il est entré dans la maladie européenne du nationalisme et c’est ce qui l’a perdu.
Sorti du ghetto, il n’incarne plus cette « altérité négative » qui le rendait unique
autrefois. « L’outsider interne n’est plus le juif : il est maintenant l’Arabe et le
Noir, c’est-à-dire l’ex-colonisé résidant en métropole et devenu citoyen
français3. » Il est étrange que ne soient jamais mentionnés dans cette liste, les
Vietnamiens, Cambodgiens, Laotiens, anciens sujets de l’Empire et objets en
France avec les Chinois d’un véritable racisme de la part des populations des
banlieues4 : il est vrai que les Français d’origine asiatique n’ont jamais choisi la
culture de la plainte mais celle du travail et de l’effort. Manifestement, ils
déparent dans le casting de la victime idéale. Passons sur le délire racialiste
d’Enzo Traverso. Être blanc, c’est jouir « d’un privilège pigmentaire » dont ne
profitent ni les Noirs, ni les Arabes ni les musulmans5. C’est un confort social,
symbolique qu’il faut remettre en cause par tous les moyens : « Les Blancs sont
en effet malades d’une maladie qui s’appelle le racisme et qui les affecte tous,
sur des modes différents même – j’y reviendrai – lorsqu’ils ne sont pas racistes »
(Pierre Tevanian6). La nuance est importante : le Blanc est affecté d’une calamité
métaphysique. C’est de ce mal-être qu’il faut le purger par tous les moyens. Il est
le démon corrupteur qui a éveillé, en chaque peuple, l’esprit de division et de
cruauté. On ira donc jusqu’à le bannir des réunions contre le racisme et ce, pour
son propre bien : c’est un ostracisme revendiqué au nom des luttes anticoloniales
et anti-impérialistes7. On se contente d’inverser la rhétorique nationale-socialiste
qui exaltait les seuls Aryens. Ici on dénigre les seuls « Blancs », les « faces de
craie », pour célébrer les autres couleurs de peau en leur attribuant toutes les
qualités. Avec cette « épidermisation » hystérique du débat, on reste dans la
droite ligne des vieilles distinctions issues de l’esclavage. Mélanine contre
leucoderme : voilà que renaît l’obsession du pedigree, et les hommes à nouveau
compartimentés en syndicats ethniques.
C’est toujours la même pensée renversée à la façon d’un sablier : il y a des
« races » supérieures et des « races » inférieures, une lutte des races qui a
supplanté la lutte des classes. « Être blanc, c’est être élevé dans cette double
imposture : le bénéfice d’un privilège et la dénégation de ce privilège8. »
S’extraire de cette imposture est « une ascèse de tous les instants » (Pierre
Tevanian). Mais n’est pas Jean Genet qui veut et s’excuser sans fin d’être « un
bourgeois blanc hétérosexuel » trahit une certaine forme d’ostentation
narcissique. Quel délice de se tenir au sommet de la noirceur humaine, de se dire
« un traître blanc », par « identification partielle » aux côtés des femmes voilées,
des sans-papiers, des islamistes9. Le même Tevanian traitera le philosophe
Abdennour Bidar, intellectuel français de culture musulmane, auteur d’une Lettre
ouverte au monde musulman (3 octobre 2014), de « marchand de fascisme à
visage spirituel » : Bidar avait osé en effet décrire l’islam comme menacé de
régression vers l’obscurantisme et adjurait les musulmans de se tourner vers la
tolérance et l’ouverture. Éternel travers de l’ultragauche : elle a toujours une
barbarie de retard, elle garde les yeux fixés sur le national-socialisme d’hier pour
mieux s’aveugler sur ses versions contemporaines. Le Blanc est maudit, il
incarne la couleur négative de l’humanité dont découle tout le mal. Il inspire un
tel dégoût qu’une romancière, tout à sa volonté d’abolir cette engeance maudite,
décrira l’humain du futur « comme beige, foncé avec des cheveux bruns. La
France, le monde se métisseront10 ». La volonté d’effacer le Blanc dans une
mixité indifférenciée (comme on veut faire disparaître les sexes dans la théorie
du genre) n’a d’égale que l’obsession, pour les suprématistes, de le maintenir
dans sa pureté. Mais croire que le métissage généralisé éludera toute ségrégation,
parce que chacun portera l’autre en lui, relève de l’irréalisme. La méfiance que
suscitent, chez les enragés du classement, les métis, les mulâtres, les quarterons,
qui ne se sentent ni noirs ni blancs, suffit à dissiper cette illusion. C’est aussi que
l’antiracisme poursuit en permanence deux objectifs contradictoires : le mélange
et la diversité, l’indistinction universelle et la beauté du multiple.
L’écrivain antillais Frantz Fanon aimait à rappeler les paroles de son
professeur de philosophie : « Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez
l’oreille, on parle de nous. » Un antisémite était forcément un négrophobe
englobant l’un et l’autre dans une même animosité. On sait qu’en France comme
aux États-Unis, Noirs et Juifs ont partagé une même solidarité d’exclus : ils
étaient ces Invisibles, surtout outre-Atlantique, bannis de l’espace public réservé
aux seuls WASP (Blancs anglo-saxons protestants). Cette belle unité s’est
fracassée : le juif n’est plus « le frère de malheur » selon Frantz Fanon mais celui
dont la tragédie, en l’occurrence les pogroms et la Shoah, ternit le
mien et m’empêche d’être son frère. Il y a eu des génocides avant 1942 et toute
l’histoire de l’humanité est en un sens l’histoire d’un crime contre l’humanité.
Tout se passe comme si l’Holocauste avait ouvert un nouvel espace
d’interprétation. Dans un cas, c’est un événement fondateur qui permet de
regarder d’un autre œil l’extermination des Amérindiens, au nord et au sud des
Amériques, des Aborigènes australiens, des Héréros de Namibie par les troupes
du Kaiser, des Arméniens par les Turcs, les crimes du colonialisme (y compris
ottoman et arabe) et de l’esclavage dans ses trois dimensions, interafricaine,
orientale et transatlantique. Dans l’autre, nous l’avons vu, c’est une théologie
ténébreuse qui fait des Juifs les dépositaires d’un trésor dont il faut les
déposséder. Une chose est de dire : Auschwitz permet de penser les crimes de
masse, c’est la fameuse pédagogie pénale dont parlait Karl Jaspers à propos du
procès de Nuremberg (que suivirent les Tutsis du Rwanda par exemple), une
autre d’affirmer que ce nom occulte notre misère et doit être évincé. Les
mémoires blessées entrent en compétition au nom de l’affront maximal dont
chacune se veut dépositaire, parce que générateur de légitimité.
Il s’agit donc de transférer la dette morale de l’Europe du Juif au musulman et
de renvoyer le premier du côté du colonisateur blanc, via la douleur
palestinienne. L’Occident deviendrait ainsi le débiteur éternel du monde
islamique. Le Juif se transforme alors en adversaire métaphysique, comme le
disait déjà Alfred Rosenberg en 1923, ou pour reprendre les mots d’Hitler à
Hermann Rauschning : « Il ne peut y avoir deux peuples élus. Nous sommes le
peuple de Dieu. Ces mots décident de tout11. » À la suite d’Enzo Traverso,
Houria Bouteldja qui se défend d’être antisémite, somme les Juifs de répudier
Israël et toute affinité avec le sionisme, de peur d’être affiliés à la canaille
blanche. En l’espace de cinquante ans, les Juifs sont « passés de parias à
dhimmis de la République pour les besoins internes de l’État-Nation et à
tirailleurs sénégalais pour les besoins de l’impérialisme occidental12 ». Le Juif,
ancien bouc émissaire de l’Occident, est devenu, dans sa version sioniste, le
parangon du colonialisme. Il est donc un Blanc à la racine carrée, un blanc
quintessenciel. Le choix pour lui est aussi abrupt que simple : ou passer du côté
de ces autres Sémites que sont les Arabes ou soutenir Israël et basculer dans
l’abominable.

L’acharnement avec lequel certains courants « progressistes » piétinent ce
qu’ils appellent les « Blancs », tout en expliquant qu’il n’y a pas de
discrimination à leur égard, est étrange. Le Blanc serait seul coupable d’avoir
inventé la hiérarchie des races et d’avoir répandu le malheur et la haine partout
où il a posé le pied. Or ce racisme existe, il nous crève les yeux, c’est
l’antisémitisme présent au Maghreb, au Moyen-Orient, dans nos banlieues : il
recycle la vieille haine antijuive de la droite extrême par le biais de l’extrême
gauche, focalisée sur la dénonciation d’Israël. On touche ici à un trait spécifique
de la modernité : le vrai racisme s’exprime de nos jours dans les mots de
l’antiracisme de même que le fascisme contemporain est antifasciste dans son
énonciation. Il commence par dénoncer les ségrégations anciennes pour mieux
les reconduire, les polir, leur donner la caution et le lustre de la subversion. Le
tabou est devenu le meilleur propagateur de l’épidémie qu’il est censé combattre.
Le nouveau racisme revêt toujours les habits de la résistance à la peste brune
pour mieux perpétuer la peste verte. Ce courant new look culmine dans
l’antisionisme dont Vladimir Jankélévitch disait déjà dans un livre paru en 1986
qu’il était « une introuvable aubaine car il vous donne la permission et même le
droit et même le devoir d’être antisémite au nom de la démocratie !
L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la
permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-
mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les
plaindre : ils auraient mérité leur sort13 ».
Au nom de la lutte contre le colonialisme, le premier devoir d’un antiraciste
serait d’être antisioniste. On voit ainsi apparaître un nouveau venu dans la lutte
politique, « l’antifasciste antisémite », comme l’étaient les profanateurs d’un
cimetière juif de Sarre-Union en février 2015 qui promettaient de combattre le
nazisme…. jusqu’au dernier juif14. Les Juifs n’ont qu’à se désolidariser d’Israël
comme l’explique le sociologue Laurent Mucchielli qui déplore « une incapacité
des institutions juives de France à prendre leurs distances vis-à-vis de l’État
israélien, ce qui est le pendant et l’amplification de l’incapacité de nombreux
musulmans à distinguer la politique israélienne de la communauté juive en
général ». Autrement dit, les Juifs de France sont seuls responsables des
malheurs qui leur arrivent15.
Cela permet de minimiser les crimes qui ont émaillé l’histoire française
récente : depuis dix ans, pas moins de 9 Français ont été tués, parce que juifs, par
des islamistes ou assimilés16. Sans oublier les agressions multiples, dont celle
d’un couple juif à Créteil en décembre 2014 soupçonné de garder un magot chez
eux suivi du viol de l’épouse, les insultes, les tentatives de meurtre avortées sur
des personnes de confession ou d’apparence juives17. À l’été 2014, les cris de
« Mort aux Juifs » furent entendus dans le centre de Paris lors de manifestations
propalestiniennes. Quand des musulmans sont tués, par une ironie tragique, ce
sont par d’autres musulmans extrémistes comme les deux militaires exécutés par
Mohammed Merah en mars 2012 à Toulouse et Montauban ou comme les 30
personnes d’ascendance musulmane (sur un total de 86 victimes) fauchées à
Nice le 14 juillet 2016 par le camion de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, un
Tunisien de 31 ans affilié à Daech. Contraints de départager entre deux
minorités, beaucoup d’intellectuels de gauche, sympathisants de la cause
palestinienne, ont préféré abandonner les Juifs (et les Asiatiques) au profit des
Arabes et des Africains. Les premiers seraient trop favorisés, même si un fort
sentiment d’insécurité les pousse à émigrer au Canada, aux États-Unis ou en
Israël. Le fait que de nombreux Juifs ne puissent plus arpenter les rues des
banlieues en arborant une étoile de David ou une kippa, au risque d’être agressés
ou insultés, que les enfants juifs ne puissent plus être éduqués dans certaines
écoles publiques, majoritairement maghrébines, notamment dans les banlieues,
que la Shoah ne puisse plus être enseignée dans de nombreux établissements
(comme l’a révélé le rapport Obin dès 200418), ont été expliqués par la situation
géopolitique et le malaise des jeunes des cités.
L’Europe et surtout la France ont érigé toutes les barrières morales et
juridiques pour prévenir le retour de la Bête Immonde. Mais elles peuvent,
comme la gauche travailliste en Angleterre, pratiquer, à l’occasion, un
antisémitisme par abstention, au nom d’un souci louable d’équité.
L’antiracisme finit par verser dans ce qu’il dénonçait, la détestation d’un groupe
précis, laquelle fait plus pour ressouder une communauté que les appels à
l’harmonie et au respect de tous. Freud nous avait déjà prévenus dans Malaise
dans la civilisation : « Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les
liens de l’amour une plus grande masse d’hommes à la seule condition qu’il en
reste d’autres dehors pour recevoir les coups. » Parce qu’il jouit du privilège de
l’ancienneté, le juif reste l’etalon-or de la haine raciale quand celle-ci ne sait plus
vers qui se tourner. Une fois la ronde des boucs émissaires épuisée, il est
toujours là, en dernier recours. À quand des pogroms républicains ?
1. Cité in Bernard Lewis, Les Juifs en terre d’Islam, op. cit., p. 56.
2. Enzo Traverso, « Les Juifs et la ligne de couleur » in De quelle couleur sont les Blancs ?, sous
la direction de Sylvie Laurent et Thierry Leclère, La Découverte, Paris, 2013, p. 253 à 261.
3. Enzo Traverso, De quelle couleur sont les Blancs ?, op. cit., p. 60.
4. Curieusement, les Chinois ne suscitent aucune compassion ou intérêt de la part des associations
antiracistes. Aussi bien la Ligue des droits de l’homme que SOS Racisme ont refusé de soutenir la
marche organisée par cette communauté, le 4 septembre 2016 à Paris, après la mort d’un couturier
chinois à Aubervilliers, au motif que le but de cette marche était le renforcement de la sécurité et de
la vidéosurveillance (Le Monde, 5 septembre 2016).
5. Pierre Tevanian, De quelle couleur sont les Blancs ?, op. cit., p. 73.
6. Ibid., p. 28.
7. Par exemple, la convocation d’un camp « décolonial » à l’été 2016 par des militantes
« antiracistes ». Ou l’organisation de « paroles non blanches » à l’université de Paris-VIII au
printemps de la même année. Le mouvement Nuit Debout qui privatisa quelques semaines la place de
la République au printemps 2016 organisait des réunions féministes interdites aux « cisgenres »,
c’est-à-dire aux hommes blancs hétérosexuels. Alain Jakubowicz, président de la Licra, parlera à ce
propos de « Klu Klux Klan inversé » où le seul critère qui vaille est celui de la couleur de peau.
8. Pierre Tevanian, De quelle couleur sont les Blancs ?, op. cit., p. 28.
9. Ibid., p. 32 et 33.
10. Marie Darrieussecq, « Pour Christiane Taubira », Le Monde, 17-18 novembre 2013.
11. Cité par François Bédarida, « La mémoire contre l’histoire », Esprit, juillet 1993, p. 9. À
rapprocher de Houria Bouteldja qui dit la même chose, s’adressant aux Juifs : « Vous n’êtes pas le
véritable peuple élu. On vous ment », (Les Blancs, les Juifs et nous, op. cit., p. 50).
12. Ibid., p. 51. Signe des temps, le patron du Monde diplomatique Serge Halimi a condamné
Houria Bouteldja dans son éditorial du mois d’août 2016 pour son obsession raciale et sa
complaisance envers Ahmadinejad.
13. Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible, Seuil, 1996, p. 19 et 20.
14. Marion Van Renterghem, « L’antisémitisme impulsif de cinq gars sans problèmes », Le Monde,
20 février 2015.
15. Laurent Mucchielli, Le « retour de l’antisémitisme » : discours rituel au dîner annuel du CRIF.
Dans le même article, le sociologue voit le développement de l’islamophobie dans l’opinion publique
française comme plus importante que l’antisémitisme déjà bien recensé.
16. Ilan Halimi enlevé, torturé et tué en 2006 par le gang des Barbares au motif qu’étant juif, il
devait être riche. En 2012, Mohammed Merah tue de sang-froid trois jeunes enfants de l’école Ozar
Hatorah à Toulouse plus un enseignant. Ces « exploits » font de lui un héros pour certains. En
janvier 2015, lors de l’attaque de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, Amedy Coulibaly, se
réclamant de l’islam, tue 4 personnes présentes, juives également.
17. Le 20 août 2016 un sexagénaire portant la kippa et sortant de chez lui pour faire des courses est
blessé d’un coup de couteau au cri de Allahou Akbar à Strasbourg. La presse parle bien sûr d’un
« déséquilibré ».
18. Commandé par Luc Ferry et Xavier Darcos en 2004, le rapport Obin, radiographie de
l’Éducation nationale française, faisait état entre autres choses de la difficulté d’enseigner la Shoah
face à des populations hyper sensibilisées au conflit israélo-palestinien mais aussi l’architecture des
cathédrales, la mythologie grecque, Madame Bovary, immorale parce que adultère, ou Tartuffe qui
moque l’hypocrisie religieuse.
CHAPITRE 10

Un racket sémantique

Depuis un demi-siècle, beaucoup de régimes arabes ont reproduit tous les


stéréotypes antijuifs de l’Europe tels qu’ils ont été formulés, de Karl Marx à
Hitler, sans oublier Henry Ford et Roger Garaudy. Le Protocole des Sages de
Sion, ce faux antisémite fabriqué par la police tsariste, est un best-seller continu
au Moyen-Orient. Il se vend dans les rues de toutes les villes arabes et figure
même au programme de certaines universités. C’est la seule greffe occidentale
qui ait vraiment pris dans cette partie du monde. Car le vrai Juif aujourd’hui, à
en croire la doxa, porte le keffieh et parle arabe, l’autre n’est qu’un imposteur
qui s’arroge un titre de propriété et qui a déjà perdu « la magistrature morale du
martyr » (Péguy). Si la question israélo-palestinienne reste une plaie béante, elle
est passée depuis une dizaine d’années de conflit universel à conflit régional et
se réduit de plus en plus à une « querelle immobilière quant au véritable
propriétaire de la maison » (Amos Oz1). Mais pour toute une ultragauche, elle
demeure le foyer d’un combat de civilisation. Citons une phrase, une parmi des
milliers, tirée d’un entretien donné par l’ancien diplomate Stéphane Hessel,
supporter déterminé du Hamas, au Frankfurter Allgemeine Zeitung en
janvier 2011 : « L’occupation allemande était, si on la compare avec l’occupation
actuelle de la Palestine par les Israéliens, une occupation relativement
inoffensive, abstraction faite d’éléments d’exception comme les incarcérations,
les exécutions, les internements et le vol d’œuvres d’art. » L’État d’Israël aurait
donc détrôné le Troisième Reich comme incarnation de la barbarie. Quand le
Juif opprime ou colonise, non seulement il se transforme en nazi mais il se
conduit pire que les nazis. Comme le dit Cheikh Ibrahim Mudeiris à Gaza en
2005 : « Les juifs sont derrière la souffrance des nations2. » Pour Hani Ramadan,
frère de Tariq Ramadan, directeur du Centre islamique de Genève, il existe un
complot sioniste pour dominer le monde et l’Europe serait « infiltrée par
Tsahal3 ».
Le préjugé selon lequel les Arabes ne peuvent être antisémites car ils sont
eux-mêmes des sémites est évidemment une tromperie : d’abord parce que le
vocable renvoie à une catégorie linguistique et non raciale, enfin parce que le
mot « antisémite », forgé en Allemagne en 1879 par Wilhelm Marr, n’a jamais
concerné les Arabes mais uniquement les Juifs et leurs projets d’émancipation
(Robert Wistrich4). Le monde arabe a réinventé, après la création d’Israël,
l’antijudaïsme chrétien, en l’adaptant à la situation du Proche-Orient, en
islamisant son lexique, en évitant toute distinction entre Juif et sioniste, en
colportant sur ce peuple, décrit comme démoniaque et complotiste, les images
les plus répugnantes de la propagande nationale-socialiste. Et c’est à Durban,
lors de la mal nommée Conférence contre le racisme en 2000 (des tracts à la
gloire d’Hitler y furent distribués), que cet antisémitisme orientalisé a reçu son
acte de baptême. Mais un antisémitisme, comme le remarque avec justesse
Pierre-André Taguieff, énoncé « au nom de l’antiracisme et des droits de
l’homme5 ».
Une fois l’équivalence établie entre antisémitisme et islamophobie, se met en
place une démarche subtile d’expropriation symbolique. Il s’agit d’écarter les
Juifs pour mettre à leur place les musulmans. Notre tour est venu, disent ces
derniers. C’est, par exemple, ce qu’attendait l’écrivain Edward Saïd invité par
Sartre et Simone de Beauvoir en mars 1978 à Paris pour un séminaire sur la paix
au Moyen-Orient. La réunion a lieu chez Michel Foucault. La déception de Saïd
est à la mesure de ses attentes. Simone de Beauvoir l’atterre par « sa
condescendante stupidité » vis-à-vis de l’islam car elle ne songe qu’à protester
contre le tchador en Iran. Michel Foucault se dérobe à la discussion, il est trop
favorable à Israël, comme l’apprendra plus tard Saïd de la bouche de Gilles
Deleuze. Quant à Sartre, vieilli et affaibli, il parla peu et toujours sous la coupe
de Benny Lévy, alias Pierre Victor devenu son mentor, ancien dirigeant de la
Cause du peuple métamorphosé en juif orthodoxe. Edward Saïd attendait de
Sartre une déclaration solennelle en faveur des Palestiniens. Mais Sartre,
cornaqué par son cadet, se contente de lire le lendemain un court texte où il
confirme son soutien à la solution des deux États et loue l’attitude de Sadate,
prêt à faire la paix avec l’État hébreu. Saïd est atterré : Sartre ne se départit pas
de son philo-sionisme classique et ne se montre pas sensible « à la justesse de la
cause arabe », à l’exception de l’Algérie. Edward Saïd se demande si ce manque
de sensibilité pour la question palestinienne vient d’une absence d’empathie vis-
à-vis du monde arabe, d’un préjugé religieux ou d’une culpabilité face à
l’Holocauste6. La veuve de Frantz Fanon avait demandé dix ans plus tôt à
François Maspero de supprimer la préface de Sartre aux Damnés de la terre des
éditions ultérieures : « Il n’y a plus rien de commun entre Sartre et nous,
écrivait-elle en 1967 dans un journal algérien, entre Sartre et Fanon. Sartre qui
rêvait en 1961 de se joindre à ceux qui font l’histoire de l’homme est passé dans
l’autre camp. Le camp des assassins. Le camp de ceux qui tuent au Viêtnam, au
Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique latine7. » Pour toute une génération de
militants, la question palestinienne devait être la suite naturelle de la
décolonisation. Or, pour les intellectuels français qui avaient traversé la guerre,
la question juive ne pouvait être balayée d’un revers de la main et remplacée par
une mythologie, sans doute légitime, mais qui n’avait pas le même poids
symbolique. Leurs successeurs n’auront pas les mêmes scrupules et toute
l’ultragauche, à partir des années 80, basculera dans une condamnation sans
équivoque de l’État hébreu.
Ne nous jugez pas, disent les intégristes. Il faudrait que vous soyez
musulmans pour nous comprendre. De la sorte, l’islam, au lieu de procéder à son
mea culpa, comme le fit l’Église catholique lors de Vatican II entre 1962 et
1965, au lieu de procéder à l’examen de son histoire et de sa doctrine, à
l’exégèse des versets du Coran et des Hadîths voudrait se présenter comme le
créancier de l’humanité entière. On lui doit tout en raison des torts endurés
depuis les Croisades, le colonialisme, l’occupation de la Palestine. Il pâtit enfin
d’une mauvaise et injuste image8. De même que le Coran se veut la Somme qui
englobe et dépasse les deux monothéismes antérieurs, de même l’islamophobie
se veut le racisme global qui inclut tous les autres. Ainsi, explique un journaliste,
elle est « devenue l’arme secrète d’une guerre sociale diffuse », un « racisme
sans race » qui fabrique des clandestins et chasse aussi les Roms9 (sic). Quel
rapport entre les Roms et le jugement que l’on peut porter sur la religion du
Prophète ? Aucun a priori, mais l’essentiel est de décrire l’islamophobie comme
la figure moderne du Mal absolu. L’agrément du terme vient de sa plasticité qui
lui permet de s’adapter à toutes les époques, tous les phénomènes, y compris au
changement climatique. Il a été hissé chez ses thuriféraires en cause première et
dernière de la marche du monde, presque en principe cosmique. Comme
l’énonce, avec componction, un professeur d’anthropologie de l’université de
Melbourne, Ghassan Hage, lors d’une conférence au Massachusetts Institute of
Technology en mai 2016 : « Le réchauffement climatique global est accéléré par
l’islamophobie, forme dominante du racisme aujourd’hui […] laquelle prend sa
source dans la forme coloniale de l’accumulation capitaliste10. »

Comment réagir à ce racket sémantique ? D’abord en affirmant qu’il ne faut
pas se tromper de dettes, lesquelles ne sont pas faites pour être remboursées mais
reconnues et transmises. Ce sont les bonnes qu’il faut honorer et l’Europe en a
une vis-à-vis du judaïsme, lequel accompagne son histoire depuis les origines,
soit six siècles avant l’apparition de Mahomet en Arabie. Enfin, l’islam serait
bien avisé de s’interroger sur la dette qu’il a lui-même contractée vis-à-vis de
l’humanité. Le jour où ses plus hautes autorités, en l’occurrence l’université Al-
Azhar pour le monde sunnite au Caire, reconnaîtront le caractère conquérant et
agressif de leur foi, demanderont pardon pour les guerres saintes commises au
nom du Coran, s’excuseront pour les conquêtes coloniales en Espagne, en
Europe, en Afrique, en Asie centrale et pour les attentats commis au nom de
Dieu, sera un jour de progrès, d’abord pour les musulmans, et contribuera à
dissiper la suspicion de très nombreux peuples vis-à-vis de ce monothéisme
sacrificiel. Quelque chose nous dit que ce jour est encore loin. Ajoutons que les
intégrismes juifs et chrétiens ne sont pas moins grotesques. L’on ne voit pas sans
inquiétude aux États-Unis la nouvelle administration républicaine de Donald
Trump adoubée par les églises évangéliques les plus bornées, le vice-président
Mike Pence défendre les thèses créationnistes ; en France même les catholiques
schismatiques remettent en question les acquis de Vatican II. Ou en Israël, dans
le quartier de Mea Shearim (rebaptisé par la gauche laïque « Little Teheran »),
les ultra-orthodoxes, les Haredim (les « Craignant Dieu »), souvent hostiles à
l’État hébreux, lancer leurs milices contre les femmes trop peu vêtues, dans un
mimétisme frappant avec les cagots de l’autre bord. Mais outre qu’ils ne jettent
pas des bombes aux quatre coins de la planète, ces fondamentalistes restent
minoritaires au sein de leur propre confession et contenus par les libéraux ou les
traditionalistes.
D’autant que la division confessionnelle entre les zélotes du Coran et les
autres peut aussi se lire comme la division entre la race des Sauvés et la race des
Égarés, Dâr al-islam, d’un côté, la maison de l’islam, Dâr al-harb, de l’autre, la
maison de la guerre. Nous sommes les Errants, ils sont les Élus.
Étrange d’ailleurs l’usage du terme « d’infidèle », de koufar pour désigner les
non-musulmans, quand le christianisme parle plutôt de « non-croyant ». Il y a
dans le premier vocable quelque chose de péjoratif comme s’il s’agissait d’une
moindre humanité. « L’incroyance est une seule nation » dit une formule
attribuée au Prophète, ce qui conduit le monde à être fatalement divisé en deux.
À leur tour les kamikazes opèrent une autre distinction : entre eux-mêmes et les
« mécréants », ceux qui sont sortis du droit chemin et doivent être ramenés à la
Vérité par le sabre, le feu et la bombe. À chaque fois le groupe des Purs se
rétrécit, provoquant ségrégations et massacres supplémentaires. C’est la
définition même du totalitarisme à partir de prémices religieuses.
1. Amos Oz, Comment guérir un fanatique, Gallimard, 2006.
2. « Avec la création de l’État d’Israël, toute la nation musulmane a été perdue parce que Israël est
un cancer qui se propage dans tout le corps de la nation islamique et parce que les Juifs sont un virus
qui ressemble au sida et dont le monde entier souffre. Vous découvrirez que les Juifs ont été à
l’origine de toutes les guerres civiles dans le monde. Les Juifs sont derrière la souffrance des Nations.
Le jour viendra où tout sera repris aux Juifs, même les arbres et les pierres qui ont été leurs
victimes. » Sermon prononcé le 13 mai 2005 à la Grande Mosquée de Gaza in Matthias Küntzel,
Djihad et haine des Juifs, op. cit., p. 15.
3. Hani Ramadan, blog.tdg.ch, 23 octobre 2009.
4. Robert Wistrich, Muslim antisemitism, A clear and present danger, New York American Jewish
Comitee, mai 2002, 57 pages (en français, L’antisémitisme musulman, un danger très actuel, traduit
de l’anglais pour le Mémorial de la Shoah, 2002). De nombreux passages du Coran décrivent les
Juifs comme des êtres perfides et malveillants, voués à « l’avilissement » dans ce monde-ci et à un
« châtiment magistral » dans l’autre. Les Juifs n’ont pas voulu s’incliner devant la révélation d’Allah
et s’emploient depuis les débuts de l’islam à diviser et à affaiblir ce dernier. Quant à l’Holocauste, il
est une invention diabolique, une opération de marketing international destinée à dissimuler les
crimes bien pires commis par les sionistes contre les Palestiniens. Les attentats du 11 Septembre
contre le World Trade Center et New York rebaptisée Jew York ont été accueillis avec des cris de joie
dans de nombreux pays arabes. Cet antisémitisme est évidemment colporté par les immigrants
musulmans en Europe et aux États-Unis et se retrouve dans les communautés musulmanes de chaque
pays occidental.
5. Pierre-André Taguieff, Dictionnaire historique et critique du racisme, PUF, 2013, p. 525 à 527.
6. Naawa, février 2005, traduit de l’anglais.
7. El Moujahid, 10 juin 1967, cité in Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, op. cit.
Houria Bouteldja appelle, elle, à fusiller Sartre à titre posthume…
8. Voir, par exemple, le Islamophobia Studies Journal, printemps 2012, publication de l’université
de Berkeley, article de Ramón Grosfoguel, « The multiple faces of Islamophobia ».
9. Thomas Deltombe, Le Monde, 1er novembre 2013.
10. Conférence prononcée au Massachusetts Institute of Technology, mai 2016, au département de
The Ecology and Justice Forum in Global Justice and Languages, sur le thème : Is islamophobia
accelerating the global warming ?
QUATRIÈME PARTIE

Sommes-nous coupables d’exister ?


« Ça m’est égal d’être tué en guerre. De ce que j’ai aimé, que
restera-t-il ? Autant que les êtres, je parle des coutumes, des
intonations irremplaçables, d’une certaine lumière spirituelle. Du
déjeuner dans la ferme provençale sous les oliviers, mais aussi de
Haendel. […] Ce qui vaut, c’est un certain arrangement des choses. La
civilisation est un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses,
mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non
autrement. »

Antoine de Saint-Exupéry,
Lettre au général X écrite le 31 juillet 1944
à la veille de sa mort au combat
CHAPITRE 11

La criminalisation de la réticence

« La France est une culture maintenant musulmane. L’islam est une


religion française. La langue française est une langue de l’islam. Vous
avez la capacité culturelle de faire que la culture française soit
considérée comme une culture musulmane parmi les cultures. »

Tariq Ramadan,
Discours de clôture aux rencontres de l’UOIF à Lille,
7 février 2016

Le 17 décembre 2015, soit trois semaines après les attentats de Paris du


13 novembre qui firent 130 morts, un éditorialiste du quotidien Libération, Luc
Le Vaillant, raconte sa frayeur sur la ligne 4 du métro parisien : une jeune
passagère « en abaya noir corbeau », les mains gantées, se tient debout au milieu
de la rame et attire tous les regards. Elle a entre 25 et 30 ans, est plutôt jolie et
tient une gibecière en bandoulière dont on redoute qu’elle « ne soit farcie de
TNT ». Chacun envisage « la possibilité d’une ceinture de chasteté explosive »
cachée sous cette « soutane monothéiste ». L’auteur se rassure en se persuadant
que cette jeune personne traverse une période de radicalité comme d’autres ont
leur période punk à chiens, défi à la mort, défonce à la coke ou à la prostitution.
Il redoute toutefois, au vu de ce qui s’est passé récemment à Paris, qu’elle
n’arbore ces emblèmes sinistres pour « rafaler les terrasses à la kalach » ou faire
exploser le métro. Pour finir, par prudence, il sort à la station Saint-Placide1.
Que n’avait-il écrit ! Devant les protestations, le directeur du journal, Laurent
Joffrin, dut se fendre d’un édito en une, quelques jours après, et défendre son
journaliste. Il y rappelait que « les chroniques sont par nature diverses et
subjectives et « n’engagent pas le journal au même degré qu’un éditorial ou un
article d’informations ». Au sein même de la rédaction, le papier souleva une
tempête de critiques qui le dénonçaient comme « raciste et sexiste ». L’ancien
responsable du Collectif français contre l’Islamophobie, Marwan Mohammed, se
désola que cette tribune ait été publiée. Luc Le Vaillant aurait « mis en scène des
fantasmes et des inquiétudes qui courent dans la société ». Sans doute : mais une
inquiétude n’est-elle pas légitime trois semaines après une série d’attaques à
Paris qui firent plus de 130 morts ? A-t-on encore le droit d’avoir peur en toute
légitimité sans être traité de fasciste, dans une ambiance d’assassinats collectifs ?
La crainte de l’opprobre, concernant des membres de minorités culturelles, peut
nous sceller les lèvres et nous rendre complices, malgré nous, de crimes
effrayants : ainsi de ces services sociaux et policiers en Angleterre, en 2014, qui
ont tardé à démanteler un réseau de prédateurs sexuels pakistanais, connus
depuis longtemps. La crainte d’être traités de racistes justifiait leur « réticence à
identifier les origines ethniques des coupables » (Philippe Bernard2).
Tel est le problème quand on assimile toute critique de l’islam à de la
discrimination. L’intégrisme a parfaitement compris la culpabilité occidentale
dont il use et abuse. Comme l’expriment les statuts officiels du Collectif contre
l’Islamophobie en France : « Le CCIF combat tout particulièrement […]
l’islamophobie comprise comme une crainte irrationnelle envers l’islam et les
musulmans, une malveillance active envers l’islam et ceux qui le pratiquent3. »
Où commence la malveillance, où commence l’irrationalité des craintes au vu de
ce que nous vivons ? C’est tout le problème. Cette frayeur a des conséquences : à
cause d’elle, les musulmans, en France ou ailleurs, se sentiraient stressés. Ils
devraient adopter des stratégies constantes de contournement, dissimuler leur
pratique du ramadan, se soumettre à un hyper contrôle, s’en remettre à une sorte
de mektoubisme (le destin), intérioriser le rejet dont ils seraient l’objet4. Ce que
d’autres appelleraient le contexte des attentats, la conséquence d’une situation de
crise, devrait être qualifié ici de racisme. On comprend qu’une partie du camp
progressiste souscrive à cette analyse puisque être de gauche, depuis des
décennies, c’est chercher partout des raisons de s’affliger. La religion de la
compassion a remplacé partout le sentiment de la justice. On empile les mots
grandiloquents, l’Autre, l’Étranger, le Migrant, pour pointer les torts de la France
ou des autres nations européennes. Faire l’éloge de l’étranger tout en le
considérant comme un citoyen français est une contradiction en acte. On veut
qu’il soit notre semblable, qu’il devienne un des nôtres tout en ne cessant
d’insister sur son altérité !
La société d’accueil devrait dès lors abandonner toute attitude de soupçon ou
de crainte envers les citoyens d’une autre foi5. C’est à elle de faire des efforts.
Un rapport publié en 2006 par l’Observatoire européen des phénomènes racistes
et xénophobes explique, sans rire, que les actes terroristes commis sur les sols
américain, espagnol et britannique depuis 2001 sont traumatisants non pour les
victimes mais pour les « musulmans », les « Arabes » et les « demandeurs
d’asile ». Alors même que les sondages réalisés après le 11 Septembre, en
Europe, ne montrent aucune progression du rejet des musulmans dans les
opinions occidentales6. On invente de la part des Américains et des Européens
une haine formidable de l’islam qui est la simple projection de la haine que les
fanatiques du Croissant éprouvent à notre égard (ce fut le mécanisme de la
propagande nationale-socialiste vis-à-vis des juifs). L’antiracisme est vraiment le
pavillon de contrebande, brandi par les intégristes, pour soulever les
communautés musulmanes contre l’Europe. Un mot résume l’idéal auquel nous
devrions nous soumettre : l’oblation. Tous les devoirs seraient de notre côté, tous
les droits de celui des sectateurs du Coran à qui l’on devrait cacher jusqu’aux
aspects les moins reluisants de leur foi. « La possibilité pour les musulmans de
faire reconnaître et de faire recenser un préjudice islamophobe dépend
étroitement de leur capacité à imposer leur propre définition et signification de
leur religiosité7. » L’aveu est instructif : les « musulmans » doivent s’emparer de
la langue et du vocabulaire pour ne pas se plier aux usages en cours mais dicter
les leurs. Il faut les prendre tels qu’ils sont. Ainsi proclamait l’ancienne garde
des Sceaux socialiste, Christiane Taubira, dans une remarque doublement
paternaliste et révisionniste : « Il ne faut pas trop évoquer la traite négrière
arabo-musulmane pour que les jeunes Arabes ne portent pas sur leur dos tout le
poids des méfaits des Arabes8. » Puisque tout est de notre faute dans
l’intégration difficile de nos compatriotes de confession musulmane, nous
devons entrer dans l’ascèse de l’accueil. L’« Autre » (mais pas n’importe quel
autre, ni le Chinois, ni le Vietnamien, ni le Sud-Américain ni le Russe ou le
Polonais, toujours le musulman, seul digne d’accéder à ce titre de noblesse
morale) a toujours raison et nous toujours tort. D’ailleurs, l’Hexagone n’est-il
pas déjà un mix entre l’apartheid et le nazisme ? Nous respirerions en France une
sorte de racisme atmosphérique, consubstantiel, qui se traduit par un harcèlement
constant vis-à-vis des gens différents9. Aucune coexistence paisible entre êtres
humains, que des pièges, des préjugés, des méchancetés indépassables qui
empoisonnent le climat général10. Quant au Comité contre l’Islamophobie en
France, il dénonce « la cristallisation de l’islamophobie au sein même des
institutions de la République » due à la « laïcité », laquelle s’est transformée en
« instrument de stigmatisation et d’exclusion », notamment à travers les deux
lois de 2004 et 2010, interdisant l’une le voile islamique à l’école, l’autre la
burqa dans l’espace public. Ce racisme est donc structurel11. La France est avant
tout coupable d’être la France.

La croissance exponentielle des actes islamophobes, dénoncée par beaucoup,
n’est étrangement pas confirmée par les enquêtes d’opinion ni par les chiffres.
Selon les statistiques du ministère de l’Intérieur pour l’année 2013, les actes
antireligieux, profanations de cimetières, de lieux de culte, déclarations
injurieuses, dégradations de façades touchent majoritairement les chrétiens
même s’ils augmentent proportionnellement pour les juifs et les musulmans en
France. Les mêmes statistiques montrent une augmentation massive des actes
antimusulmans en 2015 après les attaques contre Charlie Hebdo suivies d’une
baisse spectaculaire de – 54 % sur les neuf premiers mois de 201612. Le 3 mai
2016, par exemple, la Commission nationale consultative des droits de l’homme
indique que « l’indice longitudinal de tolérance en France marque en 2015 une
nette progression vers plus de tolérance ». La France se pense de plus en plus
comme une société plurielle. L’envie de vivre ensemble n’a pas décru, ce qui se
traduit notamment par une augmentation des mariages mixtes et par l’émergence
d’une élite issue de la diversité13. Il y a un fossé bien sûr entre l’appréhension
subjective des individus et la froideur des statistiques. Une personne de grande
piété peut ressentir un profond malaise dans un environnement de « mécréants »
qui ne sera pas comptabilisé dans les chiffres. Reste que, pour l’instant du moins,
les Français se sont conduits face aux attentats avec une extraordinaire retenue ;
on n’a pas vu dans l’Hexagone ces actes de lynchage, ces assassinats de sang-
froid enregistrés aux États-Unis après le 11 Septembre envers quiconque portait
un turban ou avait le teint basané. Paris n’a pas créé un Guantánamo, n’a pas
voté un Patriot Act, n’a pas envahi l’Irak ni généralisé la torture dans ses forces
armées comme l’Amérique de George W. Bush l’a fait. Dans l’ensemble, nos
compatriotes se sont conduits de façon civilisée, même si un attentat
particulièrement atroce peut susciter des représailles sanglantes et réveiller la
hargne de groupuscules identitaires14.
Mais il faut, de la part des fondamentalistes, exagérer les frictions entre les
musulmans et les autres et décrire chaque escarmouche dans les termes d’une
véritable Saint-Barthélemy : un regard de travers, un sourire ironique et voilà
convoqués les grands massacres de notre histoire. Le site Al-Kanz n’avait-il pas,
à l’été 2013, débusqué un cas d’islamophobie lové dans l’emballage d’un
fromage Vache qui rit15 ? Pour le Comité contre l’Islamophobie en France (qu’on
devrait rebaptiser « Comité pour l’Islamophobie » tant il a l’art de monter en
épingle des incidents minuscules afin de justifier son existence), est raciste toute
condamnation d’un prêcheur salafiste incitant à la haine envers les Juifs, toute
mesure d’expulsion d’une personne condamnée pour implication dans des
entreprises terroristes16. Même les perquisitions, à la suite des attentats, sont vues
comme des humiliations pour des millions de musulmans : on soumettrait alors,
selon le CCIF, des fidèles innocents au même traitement que celui réservé aux
gangs et aux voyous17. Bref, se défendre contre les terroristes est un acte raciste !
On n’est pas loin ici du délit d’intelligence avec l’ennemi.
Si ce raisonnement est exact, si les attentats en France, aux USA, en
Allemagne, en Angleterre sont dus à la vilenie pesante, intolérable de nos
sociétés « allergiques à l’altérité », comment expliquer, alors, que les explosions
à la bombe, les camions bourrés de dynamite qui fauchent plusieurs centaines de
personnes sur les places de marché, les candidats au suicide soient infiniment
plus nombreux dans les pays musulmans, du Maroc à l’Indonésie ? Serait-ce que
ces pays de culture et de confession islamiques sont eux aussi gagnés par le
racisme antimusulman, ou plutôt que l’islam est lui-même rongé de l’intérieur
par le virus de la division ? Qui est islamophobe sinon les extrémistes d’Al-
Qaïda, de Daech, du Front Al-Nosra, du Hezbollah, des Frères musulmans, des
talibans, des Shabas, du Hamas, des wahhabites qui tuent plus de musulmans
que n’en tueront jamais les Occidentaux et qui ont rendu la religion du Prophète
redoutable à ses propres fidèles ?
Tout ce qu’il y avait d’admirable dans la civilisation islamique classique, la
beauté de la langue arabe psalmodiée ou récitée, l’art des jardins, anticipation
géométrique du paradis à venir, la symétrie des croyants inclinés par une horloge
implacable à l’heure de la prière, la véhémence métaphysique tempérée par la
culture du compromis et du syncrétisme, en Asie comme en Afrique18, la grâce
des mosquées effilées vers le ciel, la calligraphie somptueuse contournant
l’interdit de la représentation, la puissance d’attraction du message divin,
l’hospitalité et la chaleur des croyants, tout cela est balayé, anéanti depuis trente
ans par les exactions des sicaires de Dieu. L’explication par l’allergie occidentale
n’est pas valide ; il s’agit juste de délégitimer toute interrogation sur la foi en
inventant des liens fantaisistes avec le passé colonial de l’Europe, même quand il
s’agit de pays comme la Suède, la Norvège, le Danemark, qui n’ont eu aucune
expansion territoriale hors d’Europe. Et si vraiment la France et ses voisins sont
à ce point hostiles à l’islam, comment se fait-il que les citoyens musulmans y
restent et souhaitent toujours y venir, au lieu d’émigrer en masse vers des cieux
plus cléments ? N’est-ce pas aussi les contraintes d’une piété étouffante qu’ils
veulent fuir ? C’est bien que les avantages qu’ils trouvent ici surpassent les
tensions éventuelles.
Si la culture occidentale représente pour les intégristes une altérité maladive,
l’islam, à l’inverse, incarnerait pour ses thuriféraires une « altérité curative »
(Christian Fauré19) capable de remédier au malaise et aux impasses de notre
civilisation. Ce qu’exprime, non sans finesse, un ancien moine cistercien de
Saragosse converti à l’islam, Audalla Conget, dans une lettre ouverte au pape
Benoît XVI écrite en 2006 : « Vous nous critiquez afin de cacher votre profonde
admiration pour notre foi, pour notre culte tout de ferveur et de persévérance.
Une foi inébranlable qui vous conduit à vous interroger sans trouver de réponse
convaincante : pourquoi y a-t-il si peu de musulmans qui se convertissent au
christianisme ? Et pourquoi sommes-nous si nombreux, après avoir été des
chrétiens actifs, à reconnaître en l’islam notre place dans l’univers ? Si l’on est
chrétien, il est douloureux de poser le regard, tous les vendredis, sur des
mosquées remplies d’hommes et de femmes de tous âges, le front contre terre,
dans le geste le plus sincère d’acceptation de la volonté de Dieu20. » Il n’est pas
sûr qu’en 2017, l’admiration pour l’islam soit aussi forte dans une Europe
ébranlée depuis dix ans par les actes de terreur et assistant, médusée, aux guerres
abominables que se livrent les peuples du Moyen-Orient au nom du vrai Dieu.
Enfin, peu de musulmans se convertissent au christianisme parce qu’ils sont
menacés de mort, pour apostasie, s’ils s’y risquent. Mais beaucoup de
« chrétiens masqués », par une sorte de maranisme à l’envers, dissimulent leur
conversion et gardent leur prénom musulman pour ne pas alerter leurs proches.
Et cette crainte gagne jusqu’à l’État. Ainsi en janvier 2015, par exemple, le
ministère de l’Intérieur déprogramme un certain nombre de projections du film
L’Apôtre, de la réalisatrice Cheyenne Carron, racontant la conversion d’un jeune
musulman au catholicisme alors qu’il se préparait à devenir un imam pour éviter
« les provocations envers la communauté musulmane » et les « risques
d’attentats ». En revanche, le film d’Abd Al Malik, Qu’Allah bénisse la France,
sorti en octobre 2014, l’histoire d’un jeune homme de culture catholique qui se
convertit à l’islam, a été accueilli comme « une belle leçon d’espoir et de
tolérance ». Aucune réciprocité n’est permise en ce domaine21. Il y a des
mosquées à Rome, y a-t-il une seule église à Ryad ou à La Mecque22 ?
1. Luc Le Vaillant, « La femme voilée du métro », Libération, 2 décembre 2015.
2. Philippe Bernard, Le Monde, 29 août 2014. Cité in Le Débat, Philippe d’Iribarne, « Le déni
postmoderne des cultures propres à un peuple », août 2015, p. 140.
3. Dans un article du 17 août 2016, Le Canard enchaîné rappelait que le CCIF, organisme proche
des Frères musulmans, financé un temps par Georges Soros, défend systématiquement des imams
accusés de radicalisme et que son ancien directeur Marwan Mohammed a profité de son poste de
rédacteur à l’OSCE pour faire du lobbying pro-islamiste, ce qui a conduit à sa démission. Depuis, il
parade en compagnie d’orateurs salafistes dont Rachid Abou Houdeyfa, imam de Brest qui avait
affirmé naguère que « ceux qui aiment la musique seront transformés en singes et en porcs » et
qu’une femme « non voilée n’a pas d’honneur et mérite d’être violée ». Malgré ses propos roboratifs,
l’imam a été condamné à mort pour apostasie par Daech parce qu’il appelle les fidèles à voter et à
reconnaître ce que la France leur a apporté. Les loups se dévorent entre eux.
4. Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, Islamophobie, op. cit., p. 33-34.
5. Rapport sur l’intégration au Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, décembre 2013, rédigé par
Thierry Tuot. Le rapport se propose précisément d’abandonner l’intégration au profit de l’inclusion
ainsi qu’une part de l’héritage français et « les majuscules les plus sonores, clinquantes et rutilantes –
Droits et Devoirs, Citoyenneté ! Histoire ! Œuvre ! Civilisation française ! Patrie ! Identité !
France ! » –, aussi ridicules qu’anachroniques. Comme si Déroulède pouvait résoudre les problèmes
sociaux ! Parler d’intégration ou d’assimilation, c’est user « d’anathèmes néovichystes » (p. 13). Le
rapport est placé sous l’injonction d’un poème de Novalis célébrant « l’Étranger superbe aux yeux
profonds, à la démarche légère, aux lèvres mi-closes toutes frémissantes de chants ». Si beau que soit
le poème de Novalis, il prend, dans le rapport de Thierry Tuot, une allure de boursouflure
publicitaire. Le kitsch n’est pas toujours là où on le croit !
6. Isabelle Kersimon, Jean-Christophe Moreau, Islamophobie, la contre-enquête, Plein Jour, 2014,
p. 53.
7. Ibid., p. 201.
8. L’Express, 4 mai 2006.
9. « Quand j’allume la télé, je me sens agressée en tant qu’antiraciste mais aussi en tant que
personne. Je suis de culture musulmane, tous les jours ces derniers temps, je me dis : “C’est quoi le
problème ? Pourquoi on nous met tout le temps sur le banc des accusés comme si nous étions à
l’origine de tous les maux de ce pays ?” », Rokhaya Diallo, Regards. fr/entretien avec Sabrina Kassa,
9 mai 2011. Le 28 octobre 2010, la même Rokhaya Diallo, sur RTL, réagissait aux menaces de Ben
Laden réclamant le départ de la France d’Afghanistan et le retrait de la loi sur le voile intégral par le
commentaire suivant : « Ce que dit Ben Laden n’est pas faux […] On lui donne des arguments pour
nous menacer. » Ben Laden avait notamment déclaré : « Si la France est en droit d’interdire aux
femmes libres de porter le voile, n’est-il pas de notre droit de pousser au départ vos hommes
envahisseurs en leur tranchant la tête ? »
10. Rokhaya Diallo, Racisme, mode d’emploi, op. cit., p. 51 et 52.
11. CCIF, Rapport 2016 consultable sur le site Internet de l’association.
12. Il y a eu en 2015 une corrélation entre les attentats de janvier et les actes antimusulmans : 178
en trois semaines contre 133 pour toute l’année 2014. Mais cela ne s’est pas reproduit dans ces
proportions après le Bataclan (13 novembre 2015) et Nice (juillet 2016), seulement 10 ou 15 de plus
sur le mois suivis d’un retour à la baisse ensuite.
13. Le Monde, 3 mai 2016.
14. « Nous ne sommes pas à la veille d’une guerre civile », écrit Jérôme Fourquet dans Le Monde
du 19 juillet 2016. Même si 28 % des Français considèrent l’islam comme une menace, une large
majorité se refuse aux amalgames et ne cède pas à la violence.
15. Libération, 21 et 22 septembre 2013. Un apéricube Vache qui rit, en partenariat avec le Trivial
Pursuit, formulait la devinette de la façon suivante : « Où le problème du voile islamique est-il
apparu en 1989 ? » La réponse était Creil. Devant le tollé, la marque de fromage a été contrainte de
s’excuser.
16. Caroline Fourest, Éloge du blasphème, op. cit., p. 115.
17. Isabelle Kersimon, 5 vérités concernant le Collectif français contre l’islamophobie,
http://islamophobie.org
18. Le sociologue et diplomate sénégalais Ousman Blondin-Diop explique que le fondamentalisme
menace l’exception religieuse négro-africaine définie par une rencontre entre les valeurs arabo-
berbères et les traditions spirituelles indigènes fondées sur l’animisme, le culte des ancêtres, le
chamanisme et le maraboutisme comme au Sénégal ou au Mali. L’islam a su s’africaniser en
épousant les coutumes pré-islamiques (« Menace sur l’Islam noir », Le Monde, 30 mai 2012).
19. Christian Fauré, Malaise occidental et altérité curative, Digital studies, juillet 2011.
20. El País, 20 septembre 2006, cité in Christopher Caldwell, Une révolution sous nos yeux,
Éditions le Toucan, 2011, préface de Michèle Tribalat, p. 258.
21. Ainsi en 2000, le ministre de l’Intérieur au sein du gouvernement Jospin, Jean-Pierre
Chevènement, lança une vaste consultation qui aboutit à un pacte signé avec les représentants de
l’islam français. Jean-Pierre Chevènement aurait voulu, en bon républicain, y voir consacré « le droit
de toute personne de changer de religion et de convictions ». Ce dernier étant assimilé à un acte
d’apostasie, les autorités musulmanes refusèrent la mention.
22. Il y a à peu près un million et demi de chrétiens en Arabie Saoudite, surtout des expatriés des
Philippines, des Libanais, des Indiens et des Européens. L’accès à Médine et à La Mecque leur est
interdit. Aucun lieu de culte n’est prévu pour eux. Le 18 mars 2008, le quotidien britannique The
Guardian faisait part de discussions en cours pour la construction d’une église catholique à Riyad.
Mais en 2012, le Cheikh Abdul Aziz ibn Abdillah, le grand mufti d’Arabie Saoudite, a déclaré qu’« il
est nécessaire de détruire toutes les églises de la région ». Le mufti a basé sa décision sur un hadîth
rapportant que sur son lit de mort, Muhammad aurait déclaré : « Il ne doit pas y avoir deux religions
dans la péninsule arabe. »
CHAPITRE 12

Les minorités, protection ou prison ?

« La reconnaissance de l’humanité en tout homme a pour


conséquence immédiate la reconnaissance de la pluralité humaine.
L’homme est l’être qui parle mais il y a des milliers de langues.
Quiconque oublie un des deux termes retombe dans la barbarie. »

Raymond Aron

Le 2 septembre 2016, le New York Times publiait en première page une série
de portraits de 12 femmes françaises, hollandaises et belges qui disaient leur
malheur d’être musulmanes dans ces pays où elles étaient insultées, malmenées,
« regardées ». L’une d’elles expliquait par exemple : « Être musulmane en
France, c’est vivre dans un régime d’apartheid dont l’interdiction de plage n’est
que le dernier avatar. Je crois que les Français seraient fondés à demander l’asile
politique aux États-Unis, par exemple, tant les persécutions que nous subissons
sont nombreuses. » Une autre disait : « J’ai peur un jour de porter une lune jaune
sur mes habits comme l’étoile de David pour les Juifs, il n’y a pas si
longtemps. » Ce reportage, digne de La Pravda de la belle époque, n’avait qu’un
tort : ne donner la parole qu’à l’accusation et jamais à la défense, jamais aux
dizaines de milliers de musulmanes françaises, heureuses d’être débarrassées du
voile et des contraintes communautaristes. Comment comprendre une telle
attaque de la part d’un organe de presse aussi prestigieux ? Comme l’anti-
américanisme en France, le french bashing aux États-Unis a une fonction de
dérivatif. Il s’agit de faire oublier les meurtres de sang-froid commis par la
police sur des dizaines d’Afro-Américains, ces dernières années, et qui nous
ramènent aux pires heures de la ségrégation. De minimiser aussi les agissements
des milices suprématistes qui préparent des attentats contre des réfugiés ou des
migrants. Et de gommer l’image calamiteuse laissée par la campagne de Donald
Trump alors en cours.
Le New York Times, se posant en champion du magistère moral, voudrait
manifester la supériorité du système anglo-saxon sur la laïcité à la française. La
démocratie américaine s’est construite en effet avec les religions quand la
République française s’est édifiée contre la monarchie et le catholicisme qu’elle
a combattu avant de signer la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905.
Mais les États-Unis, en dépit d’une indifférence des Pères fondateurs en matière
de croyance – « De toutes les tyrannies qui frappent l’humanité, la pire est la
tyrannie en matière de religion » dira Thomas Paine –, manifestent une
bienveillance naturelle envers toutes les formes de culte, à l’exception des athées
et des sceptiques, objets d’une suspicion spontanée et même d’une véritable
discrimination. Leur tort est de ne pas faire communauté sinon de façon
négative. Le Dieu américain est un Dieu éclectique et neutre, fait de toutes les
nations et groupes qui composent cette république, une entité aimable et
patriotique, attentive à la réussite et au bien-être de ses fidèles. Outre-Atlantique,
la religion est d’emblée plurielle, les congrégations se comptent par centaines et
l’islam n’en est jamais qu’une de plus. (On compte 3,3 millions de musulmans
aux États-Unis soit 1 % de la population du pays.) Rien de comparable avec le
monopole confessionnel que Rome a pu exercer sur une partie du Vieux Monde,
imitée ensuite par les Églises luthérienne, anglicane ou calviniste. On oppose
souvent une Amérique religieuse jusqu’à la bigoterie à une Europe agnostique
qui vivrait dans un pur horizon d’immanence. Mais la foi de l’Amérique, c’est
d’abord la foi en l’Amérique, la certitude d’être une nation messianique, élue par
le Ciel pour sauver le monde. La France, à l’inverse, voit dans la laïcité la
garantie de la liberté de culte et de l’égalité entre les croyances. L’État est neutre
et comme le dira John Locke, il n’a aucune légitimité pour influencer les
consciences, dire le vrai ou le faux. Il n’est pas propriétaire des options
spirituelles, il se contente de protéger toutes les fois avec la même équanimité, à
condition qu’aucune ne contrevienne aux lois de la République ou ne prétende
les supplanter. Concrètement, la laïcité à la française se caractérise par une
longue tradition satirique et anticléricale, aujourd’hui atténuée, et la relégation
des pratiques spirituelles à la vie privée. Dieu doit rester à la maison et ses
partisans afficher leurs élans avec modération, sans envahir l’espace public à des
fins prosélytes.
Sans vouloir excéder le cadre de cet essai, disons qu’il existe en gros deux
multiculturalismes : l’un de provenance, l’autre de destination, même s’ils
peuvent se mélanger. L’un est de fait, l’autre de valeur. Le premier veut rendre
justice aux différents groupes qui composent une société et protéger leurs
particularismes, le second souligne moins leur origine que la finalité de leur
présence : la grandeur de la nation d’accueil, riche de tous ces hommes et
femmes issues de contrées diverses. C’est le sens du Pledge of Allegiance aux
États-Unis (le serment d’allégeance à la Constitution) qui fait de chaque citoyen
potentiel, qu’il soit mexicain, nicaraguayen, égyptien, ghanéen ou coréen de
naissance, un Américain authentique grâce à cette grande lessiveuse qu’est le
patriotisme et la promesse de promotion sociale. Dans une France qui se veut
une République, une et indivisible, le risque existe de cumuler les inconvénients
du modèle communautaire sans les avantages d’une contrée sûre d’elle-même et
de son avenir. La formule bureaucratique du « vivre ensemble » suppose le sage
alignement des sardines dans une boîte : chaque communauté coexisterait avec
les autres, sans forcément les croiser, l’État jouant le rôle de juge de paix et
d’arbitre.
Or une nation forte n’est jamais une simple agrégation d’individus de toutes
racines : vient un moment où elle doit devenir une fiction qui fait sens pour tous
et dépasse les spécificités de chacun. Un grand récit qui unifie des tribus
disparates, toujours menacées d’éclatement. Aucune culture n’est à négliger,
pourvu qu’elle respecte les lois fondamentales et participe à l’élan commun.
Rappelons que pour Platon, le grand art politique consistait à « tisser » les
hommes ensemble, à transformer le troupeau humain hétéroclite en un seul
peuple, l’étoffe étant le symbole de la cohésion civique. Il faut donc éviter que la
toile ne se défasse et que l’unité fragile n’aboutisse aux déchirures mortelles. Et
puisque l’humanité n’existe qu’au pluriel, on invite la France, comme les autres
nations européennes, à troquer la monotonie d’un paysage homogène pour le
bariolage de la diversité. Mais les minorités veulent-elles se fondre dans un
ensemble qui les dépasse ou rester distinctes, faire sécession du reste de la
société ? Ne risquent-elles pas, chacune, de dégénérer en micronationalismes,
réclamant un traitement spécial, selon la foi, les origines, la couleur de peau ? La
France du futur doit-elle rester une grande idée capable de faire vibrer des
millions de personnes ou devenir un Lego qu’on démonte et reconstruit à
volonté ? Pour qu’une communauté de personnes de toutes couleurs, de toutes
croyances fassent société, il faut les unir par un grand dessein, à la fois collectif
et individuel : le patriotisme, la démocratie, le droit à l’épanouissement et à
l’amélioration matérielle et morale de leur condition. Faute de valeurs partagées,
au-delà de leur périmètre d’origine, les citoyens se transformeraient alors en
simples usagers d’un État devenu prestataire de services.
En aucun cas la célébration des différences de sexualité ou de races ne peut
servir de ciment à un grand pays. Il est caractéristique de l’Amérique du Nord
qu’elle demeure handicapée par l’esprit de la ségrégation, même parmi les
adversaires de l’Establishment. Études féminines pour les femmes, afro-
américaines pour les Noirs, hébraïques pour les juifs, masculines pour les
hommes, transgenres pour les autres, chacun est invité à rester chez soi et à
trouver refuge dans son groupe de naissance ou d’appartenance. C’est une
assignation à résidence où l’on s’interdit de s’ouvrir aux autres. Et les
campagnes électorales elles-mêmes se contentent outre-Atlantique d’appâter les
Noirs, les Latinos, les gays, les Blancs, les uns à côté des autres dans un
clientélisme effréné, au risque d’oublier le sentiment commun qui les transcende
tous. Les minorités sont si pleines d’elles-mêmes qu’elles ne peuvent plus
converser avec les autres et préfèrent demeurer entre elles. Aussi utiles que soit
l’alliance ethnique ou de genre, il n’est pas interdit d’imaginer qu’un juif puisse
s’intéresser à la culture africaine, un homme aux études féministes, un
hétérosexuel à l’homosexualité, un chrétien à la civilisation islamique, comme
autant d’approches vers l’universel. Car ces « politiques de l’identité » (Edmund
White), sous couvert de restaurer la dignité des groupes « subalternes », peuvent
dégénérer rapidement en patriotisme communautaire. Comment une grande idée,
la coexistence égalitaire des minorités, peut-elle s’inverser en une sorte de
nouvelle balkanisation, au nom de la tolérance et de la démocratie ?
Alors que la culture nous arrache à notre ethnocentrisme spontané, les cultures
comme les traditions ont ceci d’apaisant qu’elles nous dictent notre mode de vie
et nous déchargent des embarras de la liberté : grâce à elles, l’existence est
programmée, les choix sont simplifiés, les enfants vivront comme leurs parents,
lesquels reproduisaient déjà les gestes de leurs ancêtres. Le Je y est toujours un
département du Nous, il confirme une appartenance plus qu’il n’annonce une
dissidence ou une innovation. Les préjugés, les mœurs, les rituels sont plus forts
que la volonté personnelle. Mais cet apaisement est aussi un étouffement qui
nous condamne, selon le mot si juste de Mezri Haddad, à « la réclusion
identitaire à perpétuité ». C’est l’ambiguïté du multiculturalisme qu’il incarcère
les hommes et les femmes dans des coutumes dont ils aspirent souvent à
s’émanciper : il postule une étanchéité des modes de vie qui en fait des prisons
existentielles. Ce que reconnaissait Sadiq Khan, nouveau maire de Londres, en
affirmant : « Nous avons protégé le droit des gens à vivre selon leur tradition
culturelle aux dépens du vivre ensemble. Trop de musulmans britanniques
grandissent sans vraiment connaître personne d’une origine différente. » Les
politiques de l’identité reconduisent, au nom de l’antiracisme, les antiques partis
pris attachés à la race ou à l’ethnicité. Chacun évolue dans un espace-temps
parallèle à celui des autres sans jamais les croiser.
La possibilité de mépriser les autres cultures, écrivait Freud, nous dédommage
des sacrifices endurés pour supporter la nôtre. Mais si ces sacrifices sont trop
élevés, la tentation est forte de quitter son clan, sa tribu, sa famille pour partir
vers d’autres cieux plus cléments. La protection des droits des minorités est aussi
le droit pour chaque individu appartenant à ces minorités de s’en retirer sans
dommages, par l’éloignement ou l’oubli, de se forger un destin propre, loin des
siens. C’est donc le droit d’exister à titre de personne privée qui ne se déduit pas
de ses racines, c’est aussi le droit, sur le plan religieux, d’abandonner la foi de
ses parents, voire d’en embrasser une autre. C’est ainsi qu’il faut comprendre
l’émancipation républicaine : par la promotion sociale et la mise entre
parenthèses des déterminismes biologiques et culturels. La France est ainsi
détestée par les intégristes non parce qu’elle opprime les musulmans mais parce
qu’elle les libère1. Or la minorité ethnique, religieuse, sexuelle se vit plutôt
comme une petite nation rendue à son angélisme, à qui l’on devrait tout en
raison des torts qui lui ont été infligés et chez qui le chauvinisme le plus
outrancier n’est que l’expression d’un légitime amour-propre. Toutes les cultures
se valent mais chacune vaudrait plus que les membres qui la composent.
De ce fait, il existe une police des marginalités qui n’est pas moins sévère que
l’autre. Le chantage à la solidarité ethnique, raciale, religieuse, à la fidélité à
l’oumma, servent de rappel à l’ordre pour les récalcitrants éventuels et bride leur
aspiration à la liberté. C’est toute la difficulté à vouloir, dans les démocraties
occidentales, faire juger les musulmans par la loi musulmane, à instaurer, à côté
de la loi commune, une loi spéciale souvent vécue par les intéressés, surtout les
femmes, comme une abominable régression. Le Canada, par exemple, avait
voulu dans l’État d’Ontario mais aussi au Québec, en 2005, accorder à des
tribunaux religieux le droit de statuer sur les litiges de succession et de famille.
Les femmes pourraient ainsi se voir évincées du domicile conjugal en cas de
divorce, perdre la garde des enfants ou recevoir un héritage moitié moindre que
leurs frères. Une Canadienne d’origine iranienne, Homa Arjomand, prit la tête de
la contestation pour empêcher cette imposition de la charia et permettre à tous
les citoyens, sans distinction de sexe ou de croyance, de rester sous la loi
générale.
Le multiculturalisme, quand il est de pure provenance, n’est peut-être rien
d’autre que cela : un apartheid choisi où l’on retrouve les accents attendris des
riches expliquant aux pauvres que l’argent ne fait pas le bonheur : à nous les
fardeaux de la liberté, de l’invention de soi, de l’égalité entre hommes et
femmes, à vous les joies de la coutume, des mariages forcés, du voile, du
burkini, de la polygamie, de l’excision. Les membres de ces petites
congrégations deviennent alors des pièces de musée, les habitants d’une réserve
que nous voulons préserver des calamités du progrès. Alors qu’on peut plaider
au contraire pour des appartenances fluides, un héritage composite, une
personnalité multiple (comme celle de la France qui est d’abord gallo-romaine et
judéo-chrétienne, mais aussi celte, centrale européenne, caribéenne, arabe,
africaine, asiatique). Autrement dit, c’est un double combat qu’il faut mener :
protéger les minorités et les religions des discriminations qui les frappent ; et
protéger les personnes privées des intimidations que leur communauté de
naissance peut exercer sur elles. Pour détourner une formule célèbre, dans un
État de droit, c’est la loi qui protège et la coutume qui opprime.
1. « Dans le refus des communautarismes, le Califat [Daech]a su reconnaître une occasion sans
précédent offerte à l’égalité ; il craint que des musulmans n’en profitent. Par-dessus tout, il redoute le
laïcisme spontané du passant ordinaire : qu’arriverait-il si les musulmans d’Europe se rendaient
compte que l’indifférence en matière de religion leur est permise comme à tout le monde ? », écrit
très justement Jean-Claude Milner in Le Monde des Livres, 13 novembre 2015.
CHAPITRE 13

Le racisme des antiracistes

« Qu’est-ce que cette culture religieuse qui fournit périodiquement,


à grande échelle et sur une si longue période, des contingents entiers
de gens impatients de rejoindre le paradis ? »

Hamadi Redissi1

Quand Salman Rushdie fut frappé en février 1989 d’une fatwa par l’ayatollah
Khomeini, qui demandait à tout bon musulman de le tuer, où qu’il se trouve,
pour avoir publié Les Versets sataniques et profané l’image de Mahomet, il fut
d’emblée défendu par une majorité d’intellectuels dont Milan Kundera, Jacques
Derrida, Naguib Mahfouz, Mahmoud Darwich, Edward Saïd ou Pierre Bourdieu.
Mais déjà de bons apôtres s’étaient offusqués de cette publication et n’avaient
accepté que du bout des lèvres de prendre sa défense. Le président Jacques
Chirac n’avait-il pas déclaré : « Je n’ai aucune estime pour M. Rushdie. J’ai lu
ce qui a été publié dans la presse. C’est misérable. Et en général, je n’ai aucune
estime pour ceux qui utilisent le blasphème pour faire de l’argent2 » ? Le
philosophe canadien Charles Taylor, théoricien de la reconnaissance, des
écrivains aussi célèbres que Roald Dahl ou John le Carré ne cachèrent pas, non
plus, leurs réticences. L’auteur de La Taupe écrivit en effet : « Rushdie est une
victime mais selon moi, ce n’est pas un héros. Je suis désolé pour lui et je
respecte son courage […] mais toute personne familière avec les musulmans
[…] sait que quiconque traite le Livre [le Coran] à la légère le fait à ses risques
et périls. Je crois qu’il n’y a rien de déplorable dans la ferveur religieuse. Les
présidents américains en font preuve de façon rituelle et nous le respectons chez
les chrétiens et les juifs […] L’absolue liberté d’expression n’est pas un droit
sacré dans tous les pays. Elle est en fait restreinte par les préjugés, les
perceptions morales et la décence. Personne n’a le droit sacré d’insulter une
grande religion et d’être publié en toute impunité3. »

Près de vingt ans après, en 2004, quand la députée néerlandaise d’origine
somalienne, Ayaan Hirsi Ali, est condamnée à mort par les intégristes pour avoir
tourné avec le cinéaste Theo van Gogh un film sur la condition des femmes en
Islam, Soumission (van Gogh sera assassiné aux Pays-Bas par un extrémiste
marocain en guise de punition), deux intellectuels anglo-saxons de renom, Ian
Buruma et Timothy Garton Ash accuseront la rebelle d’avoir « trahi » sa culture
et « sali » une religion minoritaire4. Avec le courage de ceux qui accablent les
faibles, ils fustigeront son « style aristocratique », sa « morgue », et ses « idées
simplistes », et suggéreront, en bons machistes, que sa notoriété lui vient de sa
plastique et de son physique avantageux plus que de la cause des femmes qu’elle
défend. Ian Buruma l’accusera finalement d’avoir cédé au « fondamentalisme
des Lumières », pendant occidental de l’intégrisme qui commande meurtres et
attentats suicide.
Réflexe commun aux défenseurs des islamistes : qualifier les dissidents du
mal même qui les frappe. Ainsi l’africaniste Jean-François Bayart parle-t-il des
« salafistes de la laïcité » à propos de la querelle du burkini en août 20165. En soi
l’expression ne veut rien dire, elle est une simple boutade pour disqualifier
quiconque ne pense pas comme l’auteur de l’article. Le New York Times, lui
encore, aura également recours à ce procédé. Il dénonce dans l’interdiction
française du burkini sur certaines plages « une humiliation publique et une
ostracisation qui rappellent la police morale de pays théocratiques comme l’Iran
ou l’Arabie Saoudite, pas un pays qui considère que ses valeurs sont le parangon
des libertés occidentales6 ». On renvoie les adversaires dos à dos pour montrer la
supériorité morale du tiers qui se tient au-dessus de la mêlée : combattre
l’obscurantisme, c’est être soi-même un obscurantiste ! Les Lumières selon Ian
Buruma ? Rien d’autre qu’« un simple paquet de préjugés anthropologiques »
comme le résumera très bien Paul Berman dans une critique virulente de ces
deux intellectuels : « Ian Buruma et Timothy Garton Ash […] ne savent plus
faire la différence entre un meurtrier fanatique et une oratrice rationnelle7. »
Pratiquant ce que j’avais appelé alors le « racisme des antiracistes », Ian Buruma
et Timothy Garton Ash, demandent aux musulmans, et surtout aux femmes, de
courber l’échine devant les commandements de leur foi et de ne pas chercher à
s’en émanciper8. Toutes proportions gardées, ces deux vigies de l’esprit se sont
conduits comme jadis les compagnons de route du communisme chargés de
fustiger la moindre parole déviante en provenance de l’ex-URSS. Un autre chien
de garde de l’islamisme, l’universitaire français Vincent Geisser, prendra encore
moins de gants pour fustiger Ayaan Hirsi Ali et Irshad Manji, il les décrira
comme « des poupées Barbie de l’Islam light » que l’on défend « par érotisme
victimaire9 ».
À mesure que le temps passe, l’irrévérence envers l’islam et ses symboles est
devenue plus dangereuse pour les journalistes, dessinateurs, publicistes ou
croyants qui s’opposent aux bigots et savent qu’ils risquent l’élimination
physique. La sanction est simple : c’est l’acquiescement ou la mort. Rappelons
que le recteur du Centre islamique de Bruxelles, Abdullah al-Ahdal, fut
assassiné en mars 1989 pour avoir fait preuve de modération envers Salman
Rushdie, que son traducteur japonais fut également assassiné en 1991 alors que
son traducteur italien et son éditeur norvégien survécurent à une tentative de
meurtre. Quant à son traducteur turc, il échappa de peu en 1994 à l’incendie d’un
hôtel où il séjournait à Sivas, pour un festival culturel, et où périrent
37 personnes. La ville britannique de Bradford fut également en 1989 le siège
d’un autodafé, digne de celui de Nuremberg en 1933, où l’on brûla en public des
exemplaires de l’ouvrage sacrilège.
L’insolence, requise de la gauche « subversive », s’inverse en prosternation.
Mieux vaut, pour le « Parti Collabo », accabler ceux qui se révoltent contre la
terreur que se joindre à eux. La sainte alliance de la trouille et du Croissant fait
des merveilles pour clore les bouches et dicter aux plumes rebelles des propos
apaisants. D’où les contorsions des intellectuels et chercheurs qui étouffent la
moindre contestation au sein de l’Islam pour ne pas se mettre eux-mêmes en
danger. C’est bien cette couardise que Salman Rushdie (dont la fatwa court
toujours et atteint maintenant la somme de 3,6 millions de dollars) déplore en
attaquant les écrivains nord-américains qui refuseront, par « antiracisme », de
s’associer à la cérémonie d’hommages du Pen Club en faveur des victimes de
Charlie Hebdo en avril 2015 (parmi lesquels Michael Ondaatje, Joyce Carol
Oates, Teju Cole, Russel Banks, Francine Prose, Peter Camp, anciennes figures
tutélaires de la gauche américaine). Alors que deux rappeurs français très
populaires, Kool Shen et Akhenaton, « consciences morales de leur
génération10 », réclament un « autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo11 »,
deux autres figures de l’intelligentsia française demanderont à leur tour ni plus ni
moins que la restriction sévère du droit d’expression : le philosophe d’extrême
gauche, Étienne Balibar, écrit au lendemain des tueries de Charlie Hebdo que les
caricatures de ce magazine ont fait preuve « d’indifférence envers les
conséquences éventuellement désastreuses d’une saine provocation : en
l’occurrence le sentiment d’humiliation de millions d’hommes déjà stigmatisés,
qui les livre aux manipulations de fanatiques organisés12 ». Quant au sociologue
Edgar Morin, il plaide pour l’interdiction plus ou moins tacite du blasphème :
« Faut-il laisser la liberté offenser la foi des croyants en l’islam en dégradant
l’image de son prophète13 ? » Par lâcheté ou paternalisme, la censure a gagné en
Europe : on ne verra plus d’images de Mahomet sur aucun journal ou magazine,
on ne jouera plus Mahomet ou le fanatisme, la pièce de théâtre de Voltaire (écrite
d’ailleurs en 1736 contre l’Église et la monarchie françaises), railleries,
insolences, paillardises sont désormais interdites en ce qui concerne l’islam14. Le
crime de lèse-divinité est soutenu par une partie de la gauche et des
conservateurs chrétiens au nom du respect des convictions.
Qu’il faille protéger les cultures et les cultes est exact mais à deux conditions :
qu’ils s’inscrivent dans le cadre de la loi ordinaire, ne quémandent pas de
prérogatives exorbitantes au regard du droit. Ce pourquoi on ne saurait accepter
que les jeunes filles musulmanes soient exemptées de classes de gymnastique, de
piscine ou de plage au motif que leur religion le leur interdit ou que des cantines
halal soient introduites dans les écoles ou les bureaux (même si l’on doit, bien
entendu, garder des menus de substitution). On ne saurait accepter que des
hommes « pieux », dans les bureaux ou ailleurs, refusent de serrer la main des
femmes de peur de se souiller à leur contact. Ou que les femmes soient interdites
de café comme dans certaines villes du 9315, près de Paris. On ne saurait tolérer
qu’un médecin se voie interdire d’examiner une femme musulmane parce qu’il
est un homme ou qu’à Roissy un agent de piste ait refusé de guider un avion
d’Air France qui venait d’atterrir au motif que le commandant de bord était une
commandante16. On ne saurait admettre qu’une jeune fille soit mariée de force au
bled par sa famille, à un oncle ou un cousin qu’elle n’aime pas, ou qu’un couple
veuille divorcer pour cause de tromperie sur la marchandise, parce que l’épouse
n’était pas vierge au soir de ses noces et a menti sur ses qualités essentielles,
comme cela est arrivé au tribunal de grande instance à Lille le 1er avril 2008 (le
jugement fut ensuite infirmé par la cour d’appel de Douai en novembre de la
même année). On ne saurait enfin manifester la moindre indulgence envers les
crimes d’honneur qui poussent un frère ou un père à tuer leur sœur ou leur fille
au motif qu’elle aurait déshonoré la famille en vivant à l’occidentale. Le droit de
pratiquer sa foi ne passe pas par l’exemption des règles de vie commune.
Si l’État a pour fonction de garantir la diversité religieuse, en régime laïc, il a
aussi pour mission, on l’a dit, de placer tous les citoyens sous la protection de la
loi et de les préserver des diktats de leur communauté d’appartenance. Issu de la
vieille droite colonialiste, le multiculturalisme, par un retournement vertigineux,
est ainsi revenu à gauche : voilà chaque être humain prisonnier de ses conditions
de naissance, ligoté dans sa religion devenue, comme la couleur de peau, une
barrière infranchissable. Bel exemple de ce renversement, le discours du Caire
de Barack Obama le 4 juin 2009 où, dans une volonté d’apaisement envers
l’islam en général, il défend le voile pour les femmes, c’est-à-dire la ségrégation
officielle17. Il récidivera dans une mosquée de Baltimore en 2016 en félicitant
une escrimeuse afro-américaine, Ibtihaj Muhammad, d’avoir le courage de
concourir aux Jeux olympiques de Rio en fichu et de manifester ses convictions
contre l’intolérance et la haine. Attitude d’autant plus surprenante que Michelle
Obama, en voyage en Arabie Saoudite avec son époux en janvier 2015, avait
refusé de porter le voile, ce qui lui valut d’être brouillée par la télévision locale.
Elle sera imitée un an plus tard par la princesse Mary du Danemark, au grand
dam des élites du royaume. Ce qui est autorisé à la Première dame et à une
princesse ne le serait donc pas pour des citoyennes ordinaires ? Il est tout de
même curieux que le président des États-Unis n’ait jamais un mot pour ces
musulmanes qui veulent enlever leur foulard ou le brûlent en public, en Iran, en
Irak ou ailleurs comme un symbole d’oppression (en oubliant que le dévoilement
commencé dès la fin du XIXe siècle en Égypte, en Turquie, en Tunisie, au Maroc,
le refus de la claustration pour les femmes fut l’action des grands modernisateurs
de Atatürk à Bourguiba18). Ou pour ces soldates kurdes, en Irak et en Syrie,
toutes fières de se battre tête nue et pour qui le métier des armes est un gage de
promotion et d’émancipation19.
À tous les amoureux du voile islamique, il faudrait suggérer de l’étendre aux
hommes : pourquoi la chevelure d’un garçon serait-elle moins impudique que
celle d’une jeune fille ? La femme est-elle par nature un être impur qui doit
dissimuler son crâne et son visage ? Vous souhaitez le hijab : mais alors pour les
deux sexes, dès l’âge de la puberté ! Vous défendez le burkini, messieurs ? Et
pourquoi pas le « burcaleçon » comme le suggère avec humour l’ancienne
journaliste de Charlie Hebdo, Zineb El Rhazoui20 ? Égalité absolue ! On se
souvient peut-être qu’en 2002, les comités de protection de la vertu, à La
Mecque, empêchèrent une quinzaine de jeunes filles de sortir d’une école en feu
sous prétexte qu’elles s’étaient dévoilées pour y échapper. Elles périrent toutes
mais le dogme était sauf. L’affaire du burkini, à l’été 2016, fut évidemment un
piège tendu aux autorités françaises : il est délicat pour la maréchaussée de dicter
aux femmes la manière dont elles doivent s’habiller ou se déshabiller et les
intégristes ont parfaitement réussi leur coup. Il eût fallu traiter la chose par
l’humour, le charme, la contre-provocation et non par la force, envoyer par
exemple des brigades de dames en string, en bikini ou topless près des autres, les
pousser à la faute. Mais une fois admis, le voile, la burqa risquent de devenir la
norme pour toutes les musulmanes, distinguant les pudiques des indécentes et
pénalisant celles qui refusent de le porter. C’est la perversité de l’obscurantisme
que de faire apparaître la liberté comme une anomalie et l’asservissement
comme une norme. Comment ne pas voir que la burqa (ou le niqab), par
exemple, outre qu’elle ensevelit les corps dans un linceul, est l’uniforme raciste
par excellence puisqu’il dit au monde : vous n’êtes pas dignes de me regarder,
vos yeux souilleraient ma nature d’être supérieur. Nombre de pays européens
dont l’Allemagne songent à l’interdire ; ils y viendront immanquablement, pour
raisons de sécurité. S’il doit être sauvé, l’islam le sera par les femmes, partout
asservies, encadrées, surveillées, citoyennes de seconde zone, et qui ont tout à
gagner en réclamant un meilleur statut.
Le débat sur le multiculturalisme prouve que l’éloge sans limite des
« caractères distinctifs » et des « traditions » peut dissimuler le même
paternalisme retors que celui pratiqué jadis par les colonisateurs. À chacun sa
barbarie, en quelque sorte. Comment vivent et souffrent les autres, une fois
qu’on les a parqués dans le ghetto de leur particularité inviolable, on s’en
moque. On croit, par exemple, acheter la paix sociale au prix
« d’accommodements raisonnables », un peu comme ces maires des quartiers
sensibles qui ferment les yeux sur les pratiques d’imams radicaux, par
clientélisme ou pour obtenir les votes au moment des élections. Ne pas
demander à nos compatriotes musulmans de respecter les mêmes droits et les
mêmes devoirs exigés des autres citoyens protestants, catholiques, juifs
orthodoxes, hindous ou agnostiques, c’est tout simplement leur refuser l’égalité.
Un certain libéralisme repose sur l’hypothèse que des citoyens égaux peuvent
cohabiter pacifiquement dans le même espace, en dépit de leurs visions
différentes du souverain bien, pourvu qu’ils s’accordent sur un nombre limité de
principes de base. Chacun fait ce qui lui plaît sans que la puissance publique
interfère dans les choix individuels. Mais la juxtaposition de manières de vivre
incompatibles ne semble possible que sur le papier. La société ouverte n’est pas
la société offerte à tous les vents. La tolérance a des limites surtout quand elle
s’applique à des groupes insulaires, fermés à toute évolution, hostiles à tout
compromis et qui décident eux-mêmes du juste et de l’injuste, du licite et de
l’illicite. Sauf à verser dans l’incohérence, on ne peut aligner des visions du
monde radicalement différentes. Concrètement, le côte à côte sur une même
plage de femmes en burkini, de baigneuses en bikini ou seins nus voire de
nudistes intégrales se traduira par la révolte des premières qui finiront par
chasser les autres comme outrageantes. De la même façon, un restaurant devra
séparer les consommateurs d’alcool de ceux pour qui la boisson fermentée est un
péché et qui ne supporteront même pas la vue d’une bouteille de vin à la table
d’à côté. Les pique-niques à la campagne seront, eux aussi, soumis à cette règle
et les mangeurs de porc, les buveurs de bière ou de champagne devront se cacher
pour ne pas froisser les purs et les bigots. Enfin, le jour où le voile islamique sera
devenu la règle, puisqu’il se répand comme un fléau de San Francisco à Moscou,
de Rabat aux îles de la Sonde, de Stockholm au Cap, ce sont les femmes à la tête
nue qui paraîtront étranges et devront être rééduquées. Déjà, des escadrons de la
vertu, dans certaines villes de France, traquent le short, le legging pour rhabiller
les personnes de sexe féminin. Des minorités décidées gagneront toujours sur
des majorités hésitantes, enrobant leur chantage religieux d’un pavillon libéral.
Contresens habituel : on croit que pour assimiler des populations étrangères, il
faut manifester tolérance, ouverture, générosité et mettre en sourdine notre
personnalité. Si l’on est aimable avec eux, ils seront aimables avec nous. Et si
c’était l’inverse ? S’il fallait commencer par tracer des limites strictes et afficher
le respect de nos principes fondamentaux, en invitant les nouveaux venus à
partager le mode de vie qui en découle ? Toute libérale qu’elle se veuille,
l’Amérique multiculturelle offense encore trop les intégristes : San Bernadino,
Orlando, New Jersey, New York, pour ne citer que les attentats les plus récents
de l’année 2016, prouvent que c’est son existence même qui blesse les bigots.
Quelle que soit leur bonne volonté, les États-Unis restent détestés dans
l’immense majorité du monde musulman et leurs « alliés » ne sont pas les moins
virulents dans cette animosité : on leur en veut d’intervenir à tort et à travers
comme en Irak en 2003, on leur en veut de ne pas intervenir, d’être des shérifs
inconséquents. Quoi qu’ils fassent, ce n’est jamais assez, ou trop. Ils ont le tort,
en outre, de survivre à leurs échecs et de garder une insolente prééminence, en
dépit de faillites retentissantes. N’est-ce pas Sayyid Qutb, l’idéologue des Frères
musulmans (pendu par Nasser en 1966) et grand penseur de l’islam radical, qui
conçut une aversion farouche de l’Occident après un séjour en 1948 en
Amérique du Nord, cette nation de l’opulence et de l’indécence où la liberté de
mœurs, le matérialisme, la perte de l’âme l’horrifièrent21 ? « La hideuse
schizophrénie » du monde moderne, partagée entre science et croyance, raison et
aspiration divine, acheva de renforcer son dégoût.
Rien n’apaise la fureur des doctrinaires, une fois notre civilisation désignée
comme satanique. Rien n’égale l’aveuglement des libéraux face à la volonté
exterminatrice des premiers. Ils ne croient pas au mal, seulement aux
malentendus. On ne choisit pas ses ennemis. Ce sont eux qui nous désignent à
leur vindicte, que nous le voulions ou non. Et ils persisteront à nous haïr même
si nous protestons de notre bonne volonté. C’est pourquoi il faut les prendre au
sérieux et surtout les croire sur parole. Ils feront ce qu’ils disent et disent ce
qu’ils feront. C’est la politesse minimale qu’on leur doit. Cela ne veut pas dire
qu’on les respecte : Saladin (1138-1193) suscita une admiration débordante chez
les croisés parce qu’il avait mené et gagné la guerre avec humanité et de façon
chevaleresque, sans être payé de retour par ses adversaires22. L’émir Abd el-
Kader (1808-1883), redoutable chef de guerre et symbole du combat contre la
colonisation française en Algérie, fut qualifié de génie et de « Jugurtha
moderne » par le général Bugeaud et considéré ensuite comme un ami de la
France : exilé à Damas, et pensionné par Napoléon III, il protégea, en 1860,
contre les Druzes, la vie de plusieurs milliers de chrétiens, au péril de la sienne,
et reçut en récompense la grand-croix de la Légion d’honneur et diverses
marques de reconnaissance de la part du Pape, du Tsar et du roi de Prusse. Mais
les djihadistes ne méritent en rien notre estime : ils ne combattent pas, ils se
suicident en tuant un maximum de gens. Ces nazis débraillés sont des
mercenaires de la mort, des zombies sans loi mais non sans foi, même si c’est la
foi dévoyée du nihilisme.
1. Hamadi Redissi, L’Exception islamique, Seuil, 2004, p. 9.
2. Cité par Antoine de Gaudemar, Libération, 13 février 1999.
3. John le Carré cité in Francis Dupuis-Déri, L’Affaire Salman Rushdie, symptôme d’un « clash des
civilisations » ?, CEDIM, 1997, note 24. Les propos de le Carré sont tirés de William J. Weatherby,
Salman Rushdie, Sentenced to death, New York Carrol & Graf, 1990.
4. Sur les positions des uns et des autres, voir le site allemand Signs and Sight, 23 mars 2007,
« Islam in Europe ».
5. Mediapart, Blog de Jean-François Bayart, « La laïcité, nouvelle religion nationale », 18 août
2016.
6. New York Times, 25 août 2016.
7. Paul Berman, The Flight of the intellectuals, Melville House, 2011. J’ai moi-même engagé une
polémique avec Timothy Garton Ash et Ian Buruma en 2007 sur le site allemand Perlentaucher dirigé
à Berlin par Thierry Chervel.
8. Sur cette querelle, lire l’excellent article de Ron Rosenbaum sur Slate, avril 2010.
9. Ouma.com, 10 février 2008, « Les poupées Barbie de l’Islam light : exhibitionnisme et érotisme
victimaires ».
10. Selon l’expression ironique de Jean Birmbaun, Le Monde, 2 décembre 2013, « Quand la
gauche antiraciste loupe la marche ».
11. Prévu pour figurer comme bande originale du film La Marche, avec Jamel Debbouze à
l’affiche, aux côtés de Disiz et Nekfeu (25 novembre 2013).
12. Libération, 9 janvier 2015, cité in Jacques de Saint Victor, Blasphème, op. cit., p. 116.
13. Le Monde, 8 janvier 2015.
14. La pièce Mahomet ou le fanatisme, montée en 2005 à Saint-Genis-Pouilly sous protection
policière par Hervé Loichemol, fut d’abord interdite de représentation à Genève dès 1993. Hervé
Loichemol accusa alors Tariq Ramadan d’avoir influencé cette décision. Ce dernier répliqua dans une
lettre ouverte à la Tribune de Genève : « Aux abords des espaces intimes et sacrés, ne vaut-il pas
mieux parfois s’imposer le silence ? Il se peut que la pièce ne provoque aucune manifestation ni
aucun dérapage visible mais soyez assurés que ses conséquences affectives seront bien réelles ; ce
sera une pierre de plus dans cet édifice de rejet et de haine dans lequel les musulmans sentent qu’on
les enferme. » Il est plus probable qu’en 1993, les autorités de Genève se soumirent d’elles-mêmes à
une autocensure spontanée.
15. Selon l’association Brigade des mères qui a enquêté à Sevran. France 2, 7 décembre 2016.
16. Le Canard enchaîné, 10 mai 2016, « La chasse aux barbus est ouverte à Air France ».
17. Ce que Sihem Habchi, alors présidente de Ni Putes Ni Soumises, a sévèrement condamné en
France (Le Figaro, 5 juin 2009).
18. Voir Abdelwahab Meddeb, op. cit., p. 45 et 46.
19. Sur ce phénomène unique au Proche-Orient, voir le livre de Pascale Bourgaux, Moi, Viyan,
combattante contre Daech, Fayard, 2016. Quand les FDS, les Forces démocratiques syriennes,
alliance arabo-kurde soutenue par les États-Unis, donnent une conférence de presse le 6 novembre
2016 pour annoncer le début de l’offensive de reprise de Raqqa, la militaire qui lit le communiqué est
une femme soldat qui parle tête nue avec à son côté une autre combattante également en cheveux. Le
symbole est énorme dans cette région.
20. Zineb El Rhazoui, BFM-TV Ruth Elkrief, « Personne ne nous parle de burcaleçon ».
21. Sur le sujet, voir le livre de Paul Berman, Les Habits neufs de la terreur, Hachette Littérature,
2004, pour la traduction française, préface de Pascal Bruckner, chapitre 3.
22. Maxime Rodinson, La Fascination de l’Islam, op. cit., p. 40.
CHAPITRE 14

Décoloniser l’Occident ?

« La main tremble dès qu’il s’agit d’évoquer des crimes commis par
les Arabes alors que l’inventaire des crimes commis par les Européens
occupe pour sa part, à juste titre, des pages entières. »

Marc Ferro,
1992, cité par Tidiane N’Diaye,
Le Génocide voilé, Gallimard, 2008

La décolonisation est un leurre : elle n’a pas eu lieu. À en croire des avis
autorisés, nous vivrions dans la France de 2017 une situation analogue à celle
des années 20 quand Paris exerçait un magistère, sans restrictions, sur
l’ensemble des quatre continents. Ce tabou doit être brisé toutes affaires
cessantes : c’est la « fracture coloniale1 » qui expliquerait la situation de fragilité
et de marginalisation des enfants issus de l’immigration, Noirs et Maghrébins à
qui l’on applique les schémas en usage dans l’ex-Empire. Selon Pascal
Blanchard, les Maghrébins se replieraient sur la religion parce que le pays ne
veut pas d’eux2. « Nos parents et grands-parents ont été mis en esclavage »,
affirmait d’autre part L’Appel des Indigènes lancé par plusieurs collectifs durant
l’hiver 2005 : « Nous fils et filles d’immigrés, nous sommes […] engagés dans
la lutte contre l’oppression et la discrimination produites par la République
postcoloniale […] Il faut en finir avec des institutions qui ramènent les
populations issues de la colonisation à un statut de sous-humanité. » L’un des
auteurs de cet appel, Sadri Khiari, qui se définit lui-même comme un indigène,
un « non-Blanc, un colonisé », soucieux de souligner les liens entre colonialisme
et racisme, espère un jour « intégrer les Roms à la dynamique décoloniale qui
s’ébauche » dans les cités3. La colonisation des Roms par la France est un
épisode bien connu de l’histoire mondiale ! Le 21 juin 2010, une pétition lancée
dans Libération et signée, entre autres, par Éric Hazan, Antoine Volodine, Siné,
Rokhaya Diallo dénonçait dans les forces de l’ordre, qui s’étaient fait tirer
dessus par des « gamins » des cités à Villiers-le-Bel, une ville de la banlieue est-
parisienne, des « forces d’occupation » en guerre contre le peuple forcément
caricaturé comme un ensemble de « délinquants polygames à femmes en
burqa ».
La France ne veut toujours pas affronter son passé colonial en Algérie,
explique de son côté le spécialiste Benjamin Stora, en dépit du fait que plus de
trois mille livres aient été publiés, certes tardivement, sur le sujet, une
cinquantaine de films de fiction et une trentaine de documentaires tournés sur
cette période4. Quant à l’immigration, elle est inéluctable et indispensable disait
en 2011 un « groupe d’éminentes personnalités », Joschka Fischer, Javier
Solana, Timothy Garton Ash, car elle comble le déficit démographique de
l’Europe, elle constitue, soutiennent d’autres, la facture à payer pour la
colonisation et la traite et provoquera un changement de population, que nous le
voulions ou non. Le mouvement tiers-mondiste, inauguré à Bandung dans les
années 50, doit se poursuivre jusqu’à la métamorphose des nations qui ont mené
à bien l’entreprise impérialiste. Celles-ci ne méritent qu’un sort : la dilution pure
et simple par immersion de personnes étrangères. Conclusion : la vieille France,
nauséabonde et rance, doit disparaître car elle reste marquée au fer rouge par son
passé criminel. La seule vocation de l’Europe est de devenir une terre d’accueil
pour tous les hommes et de s’abolir en tant qu’ensemble blanc et judéo-chrétien.
Les problèmes sociaux seraient d’abord des problèmes ethniques et les
quartiers rien d’autre que nos nouveaux « dominions ». Paris ferait main basse
sur les cités, exploiterait leurs richesses, mènerait à leur égard une violente
politique de spoliation ! Rappelons que d’autres ont voulu faire des banlieues
l’équivalent des territoires occupés de Palestine, une bande de Gaza et une
Cisjordanie à elles seules aux environs de Lyon, de Toulouse, de Marseille. Voilà
donc que les Français deviennent des colons chez eux et qu’il faudrait les
exproprier de l’Hexagone. Au lieu d’admettre que le système français décourage
l’initiative, qu’un taux de chômage des jeunes de 40 % dans les cités, l’absence
de qualifications, l’omniprésence des gangs rendent leur situation
catastrophique, on s’invente une généalogie fantastique, on lit les Minguettes ou
la Courneuve avec les lunettes des Aurès ou des Hauts Plateaux du Tonkin. On
est là dans une sorte de télescopage spatio-temporel : époques et continents se
superposent, le 93 et Alep, Clichy et Gaza, Bobigny et la traite. Chacun peut
selon ses inclinations habiter le pays virtuel de l’esclavage et du colonialisme,
devenus des concepts flous, des habitats temporaires qu’on investit pour dire sa
colère, sa frustration. Or la situation dans les banlieues relève du rejet, de la
séparation spatiale, non de la subordination à des fins commerciales qui fut le
propre des empires. Les colons tenaient un pays, ne l’abandonnaient pas, n’en
faisaient pas un « territoire perdu de la République5 ».
Outre la faible valeur ajoutée des études postcoloniales qui se contentent de
répéter sans originalité le discours anti-impérialiste classique, elles doivent, pour
se justifier, postuler que l’Occident est encore le maître du monde, ce qu’il n’est
plus depuis longtemps. À vrai dire, le procès du colonialisme est rouvert, non par
ce qu’il aurait été ignoré à l’école, mais par ce qu’il est pourvoyeur de clarté
pour ceux qui ont la nostalgie des anciennes divisions. Toute une génération de
tiers-mondistes, inconsolable des anciens combats, reprend les luttes de
libération un demi-siècle après les indépendances et ânonne gâteusement son
catéchisme des années 50-60. Pour une fraction conséquente de l’intelligentsia,
parler de colonialisme, c’est pleurer le romantisme révolutionnaire et l’élan
politique de cette période. On comprend que de nombreux historiens exploitent
aussi, à travers cette appellation, un fonds de commerce juteux. Il n’en reste pas
moins que dans l’expression postcolonial, il y a un mot de trop, c’est post
puisqu’il s’agit de dire que rien n’a changé (il est possible que le postcolonial
dure plus longtemps, en tant que discipline universitaire, que le colonialisme lui-
même). L’histoire mondiale raconterait l’affrontement immémorial d’un maître
blanc et d’un indigène, de Spartacus à nos jours. Un seul drame avec des acteurs
différents. Face à ces divagations académiques, comment ne pas songer à ces
soldats japonais, égarés dans les îles du Pacifique, et qui poursuivirent la
Seconde Guerre mondiale, dix à vingt ans après la reddition de l’empereur en
1945 ?
L’anticolonialisme, un demi-siècle après la décolonisation, est le cache-misère
des soldats désœuvrés du progressisme. Que ne feraient-ils pour se parer de cette
glorieuse défroque ? Un exemple, entre autres : le metteur en scène Christophe
Honoré, montant l’opéra de Mozart Cosi fan tutte à Aix-en-Provence en
juin 2016, transposa l’action dans l’Éthiopie occupée par l’Italie mussolinienne.
Il voulait en effet dénoncer le colonialisme et le fascisme à travers cette mise en
scène. On ne voit pas trop le rapport : que je sache, Mozart ne se souciait pas
d’occuper l’Afrique, Cosi fan tutte est une comédie sur le jeu amoureux et
l’infidélité. On voit surtout que le monsieur en question veut prendre la pose de
la grande conscience mondiale et se la jouer « gauche engagée ». À en croire
certains universitaires, la domination coloniale interne fonctionne d’autant
mieux qu’elle n’a pas besoin de se dire. C’est un mécanisme inconscient qui
semble aller de soi. « Fracture coloniale » : ce terme, vague à souhait, permet
d’expliquer à peu près n’importe quoi et tire sa force de sa fausse simplicité.
Veut-on dire par là que la France reste marquée par son histoire récente ? C’est
une lapalissade. Que les immigrés en provenance de nos anciennes colonies sont
mal traités, relégués aux tâches subalternes ? Que le patronat et les pouvoirs
publics rêvent de les importer quand ils en ont besoin et de les renvoyer quand le
travail vient à manquer ? C’est exact, comme à peu près dans tous les pays
d’Europe, même ceux qui n’ont aucun passé impérial. Ces migrants du Maghreb
ou d’Afrique noire sont-ils moins bien considérés que les Tamouls, les
Pakistanais, les Cinghalais, les Philippins, voire les Baltes, les Polonais, les
Roumains, les Ukrainiens, toutes nationalités de pays que nous n’avons pas
occupés ? N’est-ce pas des Polonais qui font l’objet au Royaume-Uni, après le
vote du Brexit en juin 2016, d’une violente xénophobie allant jusqu’aux
meurtres ?
Que le marché du travail, dans l’Hexagone, reste fermé aux étrangers ne
relève pas d’une position coloniale mais plutôt d’une logique malthusienne :
notre pays a fait le choix en effet, à droite comme à gauche, dès les années 80,
du chômage structurel pour protéger certaines catégories de travailleurs
syndiqués ou de fonctionnaires, quitte à condamner les jeunes générations à
l’inaction ou aux emplois mal payés. Que la France soit bloquée sur le plan
économique, qu’elle épuise les classes moyennes par une ponction fiscale
exorbitante, un niveau de dépenses publiques à 57,5 % inégalé en Europe, un
taux de chômage à plus de 10 % n’est quand même pas une preuve de
colonialisme mais d’incompétence crasse, surtout quand on la compare à son
grand voisin allemand. Enfin, les populations périurbaines étudiées par le
géographe Christophe Guilluy6, et qui se sentent abandonnées par l’État
providence et les médias au profit des banlieues plus remuantes sont, elles aussi,
mal loties. La France a failli mais elle a failli pour tous ses enfants, pas
seulement ceux de l’immigration. Colonialisme est devenu un mot valise qui ne
désigne plus un processus historique précis mais l’ensemble de ce que différents
lobbies, et notamment celui des islamistes, récusent dans l’Hexagone, l’idéal
républicain, la laïcité, l’égalité entre les hommes et les femmes mais aussi
l’échec économique.
On s’en veut de rappeler cette évidence. La décolonisation a eu lieu. Très
imparfaite sans doute et laissant des traces mais enfin la France a tourné la page.
Si elle veut dépasser cette période, c’est que l’amnésie est en la matière la
conséquence du détachement. L’Algérie, par exemple, hormis dans le cercle
restreint des rapatriés, n’est plus une passion française, alors que la France reste
une passion algérienne. Ce qui émeut nos populations, c’est plus que jamais le
souvenir des deux conflits mondiaux, l’humiliation de la défaite de 1940, la
souillure de la collaboration dont nous ne nous remettons pas. La vitesse avec
laquelle la métropole, au début des années 60, a fait le deuil de l’empire,
oubliant au passage quelques centaines de milliers de pieds-noirs et de harkis,
prouve que l’entreprise coloniale n’était sans doute pas aussi chère au cœur des
Français qu’on le dit. Qu’il faille reconstruire nos mémoires coloniales, comme
nous l’avons fait pour d’autres périodes est exact ; mais s’il s’agit d’une
mémoire, c’est que les événements sont passés. Parler de l’impact considérable
de la perte de l’empire en 1962 et de la blessure narcissique qui s’est ensuivie
(Benjamin Stora) était peut-être vrai à l’époque mais ne l’est plus. Quelle
« blessure narcissique » d’ailleurs ? Ce fut un soulagement d’être débarrassé de
l’empire, nul n’avait envie de mourir pour l’Algérie ou le Maroc alors que
débutaient la révolution des mœurs et la construction européenne ! Envisagée
avec nos yeux d’aujourd’hui, et même si la lutte pour l’indépendance algérienne
faillit provoquer une guerre civile en France, la mainmise sur l’Algérie en 1830
puis la lutte pour la maintenir dans la communauté française, au prix de la
coercition, semble une aberration d’un autre âge. Qu’allions-nous faire dans
cette galère ? C’est peu dire que nous désapprouvons, nous sommes partis
ailleurs. Une nation est grande, non par ses conquêtes territoriales mais par ses
avancées spirituelles, scientifiques. La France contemporaine ne rêve plus
d’impérialisme. Elle vit sur un patriotisme de la rétraction et non d’expansion,
elle rêve de fermer ses frontières plutôt que de les distendre à l’infini. Son vrai
mot d’ordre aujourd’hui serait plutôt « à bas le monde extérieur ».
Une grande puissance gagne toujours à reconnaître ses crimes, à demander
pardon même s’il n’est pas certain qu’une telle démarche apaise les rancœurs.
C’est l’honneur de l’Europe que de confesser ses crimes et de les enseigner, ce
qui n’est pas le cas de beaucoup d’États qui refusent toute revisitation du passé
(la Turquie actuelle vis-à-vis du génocide arménien, par exemple). Le Vieux
Monde est l’un des rares continents à avoir su penser sa barbarie et à s’en être
distancié. L’Histoire ne se divise pas entre nations pécheresses et continents
archanges, races maudites et peuples intouchables, mais entre démocraties qui
confessent leurs fautes et dictatures laïques ou théocratiques qui les dissimulent
en se drapant dans les oripeaux du martyre. Il n’y a pas de peuple innocent ou
coupable a priori. Bien des pays décolonisés, depuis soixante ans, ont prouvé
leur capacité à commettre, tout comme nous, des abominations, à envahir et
piller leurs voisins, emprisonner leur opposition, liquider les réfractaires,
appauvrir leur population. Pour ne pas se remettre en question, ils adoptent la
posture de la victime et continuent à se décharger de leurs erreurs sur les
anciennes métropoles. On leur doit tout en raison des souffrances endurées. Mais
au lieu d’admettre leurs errements et de les regarder en face, ils cherchent dans
leur oppression de jadis des excuses à leur malfaisance d’aujourd’hui. Ainsi les
Algériens exigent depuis longtemps des excuses de la France pour établir un
traité d’amitié. Pourquoi ne pas admettre publiquement la réalité de la sale
guerre, l’usage de la torture, la brutalité de la colonisation dans ce pays ? Mais
que l’on invite les Algériens à faire de même, à dévoiler leurs parts d’ombre, à
balayer devant leur porte. Une politique de la contrition exige toujours une
certaine réciprocité.

Parler en permanence de néocolonialisme, c’est renforcer les préjugés qu’on
voulait extirper : on ne peut plus considérer l’autre comme un égal mais comme
un opprimé perpétuel, enclos dans son épiderme, son origine. C’est enfin nier les
changements en histoire, confondre la rupture et les séquelles. Il faut se sentir
très sûr de soi pour dire, tel le président de la République populaire de Chine
accueillant madame Thatcher en 1985 : « L’occupation britannique a réveillé la
Chine de son sommeil séculaire. » Ou pour souligner, tel l’ancien Premier
ministre indien Manmohan Singh recevant en juillet 2005, à l’Université Oxford,
le titre de docteur honoris causa, le 8 juillet 2005, les aspects positifs de
l’Empire britannique que l’Inde fut certes fondée à combattre mais dont elle tira
également « les conséquences bénéfiques ». Ces grandes puissances, maîtres de
leur destin, n’ont pas seulement acquis leur indépendance, elles sont sorties de
l’ère postcoloniale, dernier lien d’assujettissement. Elles ont enfin accédé à la
maturité.
1. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, La fracture coloniale : la société
française au prisme de l’héritage colonial, La Découverte, Paris, 2005.
2. Pascal Blanchard, « Ce que la France doit aux Arabes », Le Nouvel Observateur, 30 novembre
2013.
3. De quelle couleur sont les Blancs ? sous la direction de Sylvie Laurent et Thierry Leclère,
op. cit., p. 39-45.
4. Colloque « Langage et Violence » organisé par l’association Primo Levi, 17 juin 2011.
5. Les Territoires perdus de la République, sous la direction de Emmanuel Brenner, postface de
Georges Bensoussan, Mille et Une Nuits, 2002, nouvelle édition augmentée Fayard, 2015.
6. Christophe Guilluy, La France périphérique, Flammarion, 2015.
CINQUIÈME PARTIE

Quel avenir pour Dieu ?


« Notre Père qui êtes aux cieux, restez-y. »

Jacques PRÉVERT
CHAPITRE 15

La guerre à la terreur, un faux-semblant ?

« Le Coran est notre constitution. Le Jihad est notre voie, mourir


dans le sentier d’Allah est notre plus grand espoir. »

Devise des Frères musulmans

« Viva la muerte » (Vive la mort) et « À mort l’intelligence », cris


de ralliement des franquistes durant la guerre civile de 1936-19391.

Le 28 décembre 2014, le président égyptien al-Sissi, réélu avec près de 95 %


des suffrages, après avoir renversé, par un coup d’État durant l’été 2013
Mohamed Morsi, le chef des Frères musulmans, et entamé une répression
impitoyable de ses affidés, prononce au Caire un discours solennel devant les
imams de l’université Al-Azhar, bastion de l’Islam sunnite. Il explique que les
craintes suscitées par l’Islam dans le monde ne sont pas sans fondement et
proviennent surtout de l’Islam lui-même. « Ce corpus de textes et d’idées, que
nous avons sacralisé depuis de nombreuses années au point que s’en éloigner est
devenu presque impossible, suscite à notre égard l’hostilité du monde entier. » Il
prononce alors cette phrase terrible : « Est-il concevable qu’un milliard six cents
millions d’hommes puissent penser qu’ils doivent tuer les autres membres de
l’humanité qui compte 7 milliards de personnes afin de pouvoir vivre seulement
entre eux ? » S’adressant aux prédicateurs, aux érudits et au grand mufti Ahmed
el-Tayeb, cheikh d’Al-Azhar, il leur demande de révolutionner leur religion
gangrenée par l’idéologie car « la nation islamique entière est déchirée, détruite
et court à sa perte ». Le maréchal al-Sissi n’était pas le premier chef d’État à
dresser ce constat : ouvrant à Bali le 13 mai 2006 un sommet pour un monde
musulman plus prospère, le président indonésien d’alors, Susilo Bambang
Yudhoyono, après avoir rappelé que les musulmans avaient été les premiers
mondialisateurs, constate, navré, que parmi les nations se réclamant à des degrés
divers de l’Islam, « il n’y en a pas une qui puisse être classée comme développée
selon quelque critère que ce soit. Toutes sont en retard de savoir, de finances et
de technologies […] le monde associe islam à arriération. Cela nous met en
colère mais le fait demeure que nous sommes arriérés. Nous sommes dépendants
des autres pour tout ce qui touche nos besoins vitaux […] Rien dans notre
religion ne dit que nous ne pouvons pas être développés ». C’est encore
l’écrivain algérien Boualem Sansal qui constate : « En quatorze siècles, aucune
tentative de révolution des idées semblable à celle des Lumières n’a pu émerger
ou prendre corps dans l’univers musulman2. » L’islam est malade, disaient déjà
au XIXe siècle les réformateurs de la Nahda (renaissance), notamment le Syrien
Abdraham Kawakbi (1845-1902) et l’émir syro-libanais Chakib Arslan (1869-
1946), diagnostic que le fondamentalisme va tourner ensuite à son avantage3.
Que retenir de ces constats énoncés à de nombreuses années de distance ? Que
le monde islamique, derrière une apparence d’agressivité, est en train de se
suicider dans une spirale de violence et de chaos. Que la fascination malsaine
qu’il exerce sur les esprits est celle d’une Apocalypse imminente. Qu’enfin
l’Islam, pour son plus grand malheur, depuis qu’il a été l’objet d’un hold-up
théologique par les wahhabites, est devenu la référence de prédilection de tous
les déséquilibrés, assassins, voyous, soldats perdus du monde entier qui
l’invoquent avec délices et s’en réclament pour tuer. Songeons que la plus haute
autorité du sunnisme, l’université d’Al-Azhar au Caire, a dû attendre la fin de
2014, quand un pilote jordanien fut brûlé vif dans une cage, pour condamner les
dirigeants de Daech et convenir qu’ils n’étaient peut-être pas de bons
musulmans4 ! Quand Olivier Roy, par une simple inversion du génitif, proclame
qu’on vit « une islamisation de la radicalité et non une radicalisation de
l’Islam », il exonère, d’une pirouette habile, la religion coranique de tout examen
et semble dénier toute dimension religieuse de ce phénomène. Si la radicalité
s’islamise, c’est bien que cette foi, et non le bouddhisme, non l’hindouisme, lui
offre un terrain propice. Gilles Kepel, qui parle l’arabe et préfère travailler sur
enquêtes plutôt que spéculer en cabinet, paraît plus convaincant quand il place
l’hégémonie du discours salafiste au cœur du dispositif terroriste5. Sur le marché
politique, l’Islam radical offre, 30 ans après la chute du Mur, la seule alternative
planétaire, assortie d’une dimension transcendante : le meurtre de masse à visage
divin, le Salut par le martyre. Mieux que tout autre mouvement, il symbolise la
démesure sacrificielle : le retour fantasmé à la lumière des origines couplé à la
promesse d’une accession instantanée au Paradis. Comment résister à une telle
séduction surtout à un âge, l’adolescence, qui est l’âge de l’Absolu (on voit peu
de djihadistes de plus de 50 ans) ?
La guerre contre le terrorisme est à la fois une nécessité absolue et un leurre.
Tandis que nous affrontons les djihadistes, salafistes, wahhabites, Frères
musulmans poussent leurs pions, imposent leurs vues et leurs coutumes
vestimentaires, multiplient les provocations, désagrègent l’islam du milieu,
écartent les imams modérés. Ils remportent la bataille sémantique et la guerre
des esprits. L’islamisme politique, est en train de gagner : 37 ans après la
révolution iranienne, il déploie partout ses drapeaux, ses mœurs et conquiert le
cœur d’une majorité de croyants. Il traverse toutes les familles et ceux qui le
désapprouvent n’osent pas le dénoncer. Même les musulmans européens votent
pour lui6. Telle est la conséquence du pacte conclu par les autocrates arabo-
musulmans, laïcs ou non, avec les fondamentalistes : à nous le pouvoir séculier,
à vous la conduite des affaires spirituelles !
En ce sens les deux armes de la Terreur et de la Prédication, l’une militaire,
l’autre politique, vont de pair, poursuivant le même objectif : la réislamisation de
l’oumma, puis celle de l’Europe, des États-Unis et de tout le monde de
l’incroyance7. Voyez un Tariq Ramadan : il considère l’Islam comme la seule
alternative à opposer à un monde corrompu par le capitalisme et le nouvel ordre
économique : « Les seuls qui restent, semble-t-il, ce sont les implacables, les
musulmans8. » L’intégration des musulmans en Europe ? « L’islam est un
élément qui doit être pris en compte et qui devra l’être dans le futur. Si cette
réalité continue d’être niée, cela provoquera inévitablement une résistance
radicale et des heurts9. » En d’autres termes, ce sont aux musulmans d’imposer
leurs conditions aux différentes sociétés où ils sont minoritaires. Si celles-ci leur
refusent le voile, la burqa, la ségrégation dans les piscines et sur les plages, les
tribunaux spéciaux pour la charia, des locaux de prière dans les entreprises, le
halal dans les prisons et les écoles, elles auront les attentats, les égorgements. La
sécession ou la punition. Les kamikazes sont les émissaires et l’avant-garde des
fondamentalistes dont ils préparent le terrain par les bombes et le meurtre.
« L’islam est entré deux fois en Europe et deux fois l’a quitté. Peut-être que la
prochaine conquête, avec la volonté d’Allah, aura lieu par la prédication et
l’idéologie. Toute terre n’est pas obligatoirement conquise par l’épée… nous
voulons qu’une armée de prédicateurs et d’enseignants présente l’Islam dans
toutes les langues et tous les dialectes » (Youssef al-Qaradâwî, théologien des
Frères musulmans, réfugié au Qatar et prêchant sur Al Jazeera).
Le terrorisme et l’intégrisme sont deux frères jumeaux qui agissent par des
moyens différents. En ce sens, les djihadistes sont les législateurs du fait
accompli. Ils créent chaque fois des seuils de tolérance qui sidèrent, éveillent la
vocation des uns, l’effroi des autres. Désormais, à moins de quelques dizaines de
morts, nous haussons les épaules. Nous sommes entrés dans la tragédie de
l’accoutumance. Chaque crime fait jurisprudence. Si une école est dévastée par
les talibans, au Pakistan, elle peut l’être demain en Angleterre ou en Australie. Il
n’y a plus ni frontières ni tabous. Les exactions sont portées par l’esprit de
surenchère. Il faut faire mieux et plus que les « frères » précédents. Ce qui a eu
lieu peut toujours être dépassé par une autre tuerie, plus atroce encore. La terreur
réhabilite cette pathologie tant décriée : la paranoïa. L’hypothèse la plus
effroyable est la plus plausible. Elle nous oblige à tout penser dans la logique du
pire. Le djihad, c’est « l’industrie de la mort », avertissait déjà en 1937 Hassan
el-Banna, fondateur des Frères musulmans, mais la mort mise au service d’un
but infiniment noble, le grand retour au califat des origines, aux premiers temps
du Prophète. L’univers mental du VIIe siècle couplé à l’hyper technologie du
XXIe siècle. La contribution la plus éclatante de l’Islam radical à la civilisation,
c’est la ceinture explosive et l’égorgement de masse, en Nike et caméras
GoPro10.
Y a-t-il entre l’islam et l’islamisme une différence de nature ou de degré ? Un
fossé ou un simple dégradé ? On voit se multiplier, après chaque attentat, des
« experts » autoproclamés qui nous certifient, d’un air entendu, que ça n’est pas
le vrai islam. Nous aimerions les croire. Mais si, par malheur, l’islam sectaire
devenait majoritaire, la distinction serait difficile à maintenir. « La religion de la
paix » paraîtrait dévoyée par les zélotes du crime, la religion de la paix des
cimetières. Toute la difficulté, on le sait, est que le Livre saint serait « incréé »,
fruit d’une « dictée divine » quand les Évangiles, par exemple, ont été écrits par
les disciples du Christ. Tout serait à prendre au premier degré dans le Coran, ce
qui interdirait le commentaire. Comment des profanes oseraient-ils interpréter un
texte, sacré par nature, comment oseraient-ils le souiller en le modifiant d’une
virgule ? Saluons à cet égard le discours de Mohammed VI, le 21 août 2016 à
Tanger. Le roi du Maroc, qui est Commandeur des croyants et descendant du
Prophète, entend sectionner le lien entre le Coran et les extrémistes. S’adressant
à la diaspora marocaine tentée par le djihadisme en Europe ou au Moyen-Orient,
il dit son horreur des assassinats récents commis en France et surtout du père
Hamel égorgé dans son église, à Saint-Étienne-du-Rouvray : « Les terroristes qui
agissent au nom de l’Islam ne sont pas des musulmans et n’ont de lien avec
l’Islam que les alibis dont ils se prévalent pour justifier leurs crimes et leurs
insanités. Ce sont des individus égarés condamnés à l’enfer pour toujours.
L’ignorance les incite à croire que leurs agissements relèvent du Jihad. Mais
depuis quand le Jihad revient-il à tuer des innocents ? […] Est-il concevable que
Dieu, le Tout-Clément, le Tout-Miséricordieux, puisse ordonner à un individu de
se faire exploser ou d’assassiner des innocents ? Pourtant, l’Islam, comme on le
sait, n’autorise aucune forme de suicide, pour quelque motif que ce soit, comme
attesté dans le verset qui dit : “Celui qui a tué un homme qui lui-même n’a pas
tué, ou qui n’a pas commis de violence sur la terre, est considéré comme s’il
avait tué tous les humains.” […] Dans l’Islam, le Jihad est soumis à des
conditions rigoureuses : il n’est envisageable que par nécessité d’autodéfense, et
non pour commettre un meurtre ou une agression, […] Ceux qui incitent au
meurtre et à l’agression, qui excommunient indûment les gens et qui font du
Coran et de la Sunna une lecture conforme à leurs intérêts, ne font que colporter
le mensonge au nom de Dieu et du Prophète. C’est cela la vraie mécréance,
comme l’atteste la parole de Dieu […], comme le confirme le Hadîth de Notre
Aïeul, le Prophète, prière et salut sur lui : “Celui qui ment délibérément à mon
sujet, qu’il se prépare à prendre sa place en enfer11”. »

L’Islam, dont nul ne se préoccupait avant la révolution iranienne de 1979, est
devenu depuis un souci obsédant. Peu de religions ont comme celle-ci bénéficié
d’une telle indulgence, d’une telle curiosité depuis près de quarante ans. Tous les
musulmans ne sont évidemment pas terroristes, mais tous les terroristes se
veulent d’authentiques musulmans, entachant la réputation de leurs
coreligionnaires, entraînant une terrible confusion. D’où la nécessité de
régénérer cette grande confession par une pensée critique, exégétique,
d’historiciser le Coran au lieu de l’essentialiser, de le purger de ces versets
hostiles aux juifs, aux chrétiens, aux polythéistes, aux infidèles, de proscrire les
coutumes barbares de la lapidation, de la répudiation.
Tel est le chantier qui concerne l’humanité entière : il faut banaliser l’islam, en
faire une religion parmi d’autres et non l’autre de toutes les religions.
Si de timides réactions commencent à se faire jour après chaque attentat, si
des intellectuels, des religieux donnent de la voix avec courage, l’Islam européen
doit sortir de sa passivité vis-à-vis des extrémistes. On attend encore, au
lendemain des tueries, les grandes manifestations des croyants comme elles ont
eu lieu après l’affaire des caricatures de Charlie Hebdo en 2006 ou comme elles
se produisent à chaque affrontement entre Israël et le Hamas12. Car il y a une
schizophrénie, et presque une tragédie, des musulmans dits modérés en Europe :
ils sont soumis à l’injonction paradoxale de rester discrets mais de se manifester
bruyamment pour se désolidariser des terroristes ou des intégristes. Ils doivent
dire haut et fort à leurs coreligionnaires de faire preuve de retenue dans
l’exercice de leur foi. On attend d’eux qu’ils signalent leurs voisins ou leurs
proches radicalisés, qu’ils demandent aux femmes entièrement voilées de
montrer leur visage. On voudrait qu’ils délaissent leur communauté, mais s’ils
défendent un islam des Lumières, on moque leur naïveté. Dans ce conflit des
loyautés, ils risquent de perdre sur tous les tableaux : trop musulmans pour la
société qui les soupçonne de double langage, pas assez pour leurs proches qui les
accusent d’être passés à l’ennemi. On les renvoie au monde de ténèbres et de
dogmatisme dont ils tentent de s’arracher. C’est l’inconfort tragique que vivent
tous les grands déserteurs depuis Salman Rushdie, menacés de mort, doublement
excommuniés, et qui les plonge dans une extrême solitude. Pire encore : au lieu
de les célébrer comme des alliés, on en fait des fauteurs de troubles, on les
accuse de nous fâcher avec l’Islam majoritaire. Quoi qu’il arrive, ils ont tort.
Ce que nous devons à la religion du Prophète, ce n’est pas l’apitoiement sur
son sort mais la vérité : la reconnaissance de sa grandeur passée, de sa tragédie
actuelle et de l’urgence de sa transformation. L’intégrisme veut rendre la vie
impossible aux musulmans pour les dresser contre les « infidèles » et entraîner
chaque pays européen dans une guerre civile. Le terrorisme a, pour plusieurs
générations, sali le visage de la religion coranique, souillé de sang tous ses
symboles, le voile, le hidjab, la barbe et même transformé la profession de foi :
Allahou Akbar en un cri aussi sinistre que le Sieg Heil des nazis. En voulant
vaincre le monde, il l’a dressé contre lui. De même que le catholicisme s’est
rendu odieux, pour de nombreux siècles, après l’Inquisition, la chasse aux
sorcières, la Saint-Barthélemy et les bûchers du Moyen Âge. À cause de la
malfaisance des djihadistes, un Donald Trump a pu exiger qu’on ferme les
frontières des États-Unis aux musulmans venant de pays à risques (il s’est ravisé
depuis), un Geert Wilders demander qu’on interdise le Coran en Hollande et
qu’on ferme les mosquées. (Notons à cet égard la conjonction étonnante entre la
droite extrême et un certain mouvement gay, exaspéré par le sort que les islamo-
fascistes réservent aux homosexuels. Il est vrai que le livre culte du salafisme dit
« quiétiste », La Voie du musulman d’Aboubaker Djaber Eldjazaïri13, justifie
l’esclavage, recommande les coups aux épouses et le châtiment des
homosexuels.) On peut avoir peur de l’islam ; on peut aussi avoir peur pour
l’islam, qui sera d’autant plus féroce qu’il décline. La religion qui « revient »
n’est pas le grand Islam historique mais une confession mortellement blessée, à
moins de l’arracher à l’emprise mortifère du wahhabisme. Les certitudes
s’exaspèrent quand elles fléchissent et c’est alors qu’une foi montre son visage le
plus hideux. Le fait qu’en Iran la société civile se détache du pouvoir des
mollahs, que les mosquées se vident est un signe encourageant. L’Islam sera
aussi modifié par la désaffection croissante de ses fidèles. Comme le souligne le
philosophe Daryush Shayegon, quand la République islamiste de Téhéran
fléchira, c’est tout l’islam politique qui entrera en agonie, y compris dans le
monde sunnite. Si la grande civilisation persane rejette la tartufferie et la sottise
théocratique, le monde respirera mieux.
1. L’auteur de cette expression est le général José Millán-Astray y Terreros. L’expression « À mort
l’intellectualité traîtresse » a été prononcée lors d’une conférence du philosophe Miguel de
Unamuno, recteur de l’université de Salamanque en octobre 1936.
2. Boualem Sansal, Gouverner au nom d’Allah, Gallimard, 2013, p. 135.
3. Cité in Hamadi Redissi, op. cit., p. 64-65. La métaphore médicale est utilisée par Abdelwahab
Meddeb dans son beau livre La Maladie de l’Islam (Seuil, 2002), où il attribue l’explosion de
l’intégrisme à l’accès sauvage à la lettre du Coran, jadis protégé par des conditions interprétatives
strictes, et manipulé par des semi-lettrés avides de revanche.
4. Cité in Jean Birnbaum, Un silence religieux, op. cit., p. 56 et 57.
5. « Le mot valise derrière ce slogan qui fait mouche serait la radicalité, phénomène intemporel
prétendument inchangé depuis les anarchistes du XIXe siècle, jusqu’à Action directe, en passant par
les Brigades rouges italiennes, la Bande à Baader en Allemagne ou Daech aujourd’hui. Il ne s’agirait
que d’un prurit nihiliste de destruction de la société propre à l’adolescence, dorénavant peinturluré de
vert islamiste après l’avoir été du rouge communiste ou du brun fasciste d’avant-hier », in La
Fracture (Gallimard, 2016, p. 139).
6. Boualem Sansal, Gouverner au nom d’Allah, op. cit., p. 130.
7. Fidèles en cela, nous dit Mathieu Guidère, à la pensée du Prophète qui « évolue, au fil du temps,
d’une position de prédication morale et spirituelle à La Mecque vers une position de direction
politique et religieuse de la communauté musulmane à Médine » (« Petite histoire du djihadisme »,
Le Débat, Gallimard, mai-août 2015, p. 38).
8. Cité par Christopher Caldwell, Une révolution sous nos yeux, op. cit., p. 393. On fait à Tariq
Ramadan un mauvais procès quand on l’accuse de pratiquer un double langage. Il a en fait toujours
été très clair : quand il proclame après les attentats contre Charlie Hebdo et le Bataclan, « Je ne suis
ni Charlie ni Paris mais perquisitionnable » (14 décembre 2015), il montre très clairement de quel
côté vont ses sympathies : celui des terroristes et de leurs complices. Il avait d’ailleurs qualifié les
dessinateurs de Charlie de lâches. Nul besoin d’une exégèse complexe pour le décrypter. Il est clair
comme de l’eau de roche.
9. Christopher Caldwell, ibid., p. 397.
10. Cf. Hamadi Redissi, professeur de droit à l’université de Tunis, Le Pacte de Nadjd, ou
Comment l’islam sectaire est devenu l’islam, Seuil, 2007. Le pacte de Nadjd est l’alliance conclue au
XVIIIe siècle, en 1744, entre Mohammed ibn Abd al-Wahhab, bédouin doctrinaire et rigoriste inspiré
des kharijistes, une secte fanatique des premiers temps de l’Hégire, et la dynastie des Saoud. Le
wahhabisme triomphe en 1932 quand les souverains réunifient l’Arabie Saoudite et adoptent cette
version de l’Islam comme doctrine officielle. Voir encore Henry Laurens, cité in Matthias Küntzel,
Djihad et haine des Juifs, Éditions du Toucan, 2015, p. 8, préface de Pierre-André Taguieff.
11. Activités royales, « Discours de SM le Roi à l’occasion du 63e anniversaire de la Révolution du
roi et du peuple », 20 août 2016, maroc.ma. Le Royaume du Maroc est à part au Maghreb dans la
mesure où le roi, oint d’une ascendance prophétique, dirige une véritable « bureaucratie du croire »
(Mohamed Tozy) et préside le Conseil supérieur des Oulemas qui a le monopole de la production de
sens religieux. L’islam marocain est de rite malékite et connaît un développement important des
confréries soufies.
12. Comme s’en préoccupe par exemple Ghaleb Bencheikh, « La passivité des musulmans devant
la sauvagerie est inquiétante » (Le Monde, 3 août 2016). Ghaleb Bencheikh, Français d’origine
algérienne, est un islamologue érudit et un physicien.
13. Prêcheur à Médine né en 1921. Son livre est paru en français en 1997 chez Maison d’Ennour.
CHAPITRE 16

La Résistance ou la Pénitence

« La bonne victoire doit réjouir le vaincu et avoir quelque chose de


divin qui épargne l’humiliation. »

Nietzsche,
Le Voyageur et son Ombre,
in Humain, trop humain

Écoutez les djihadistes s’exprimer au moment où ils décapitent, égorgent : ce


sont des barbares sentencieux, des bourreaux fanfarons tout fiers de liquider,
face caméra, leurs victimes, pour l’exemple. Ils citent les écritures, disent le
licite et l’illicite, s’expriment dans un pathos mi-théologique, mi-juridique. Leurs
discours oscillent entre pédantisme et sanglot. Ces gens souffrent, ils doivent
tuer, toutes affaires cessantes, pour soulager leur peine. C’est par l’ivresse de
l’autovictimisation que tant de jeunes gens passent de la modération au
fanatisme. C’est un passage qui rappelle celui de l’extrême droite au nazisme, du
marxisme au stalinisme, et qui s’effectue par la constitution de soi-même en
martyr qui réclame un châtiment. On le sait au moins depuis Dostoïevski et
Camus : l’aspiration à la liberté absolue peut déboucher sur le culte de la mort et
du crime. Terrible leçon pour la génération anti-autoritaire : quarante ans après
mai 68 et ses slogans infantiles, « Ni Dieu ni maître », « Vivre sans temps morts
et jouir sans entraves », une frange de la jeunesse, élevée dans le refus de
l’autorité paternelle ou parentale, se prosterne devant des petits chefs barbus qui
traînent les femmes en esclavage et exigent des autres le sacrifice de leurs vies.
Le « Je fais ce qui me plaît » débouche sur la servitude consentie et désirée. Il
faudra réécrire un jour l’histoire de l’hédonisme soixante-huitard à la lumière
des événements actuels : son culte naïf de l’instant, son tout tout de suite, bien
adapté à la société de consommation, son refus de la procréation et son
indifférence à l’avenir a précipité l’Europe dans le déficit démographique et le
doute. La culture de la jouissance a été de pair avec la promotion du repentir et
l’affaiblissement des défenses immunitaires.
L’Islam fait partie du paysage français et européen, il est la deuxième religion
du Vieux Monde, et il a droit à la liberté de culte, à la reconnaissance officielle, à
la protection des pouvoirs publics, à des lieux de prière et de célébration décents.
À condition qu’il respecte lui-même les règles républicaines et laïques, sorte de
l’ambiguïté vis-à-vis des intégristes et ne réclame pas un statut dérogatoire en
raison de sa singularité. En ce domaine, on l’a dit, il doit jouir des mêmes
prérogatives et des mêmes devoirs que n’importe quelle autre confession, ni plus
ni moins. Protection des croyants bien sûr, mais aussi protection des incroyants,
des libéraux. Comme je le prônais il y a onze ans1, nous devrions créer un vaste
système d’assistance aux dissidents de cette religion, encourager les voix
divergentes, leur apporter un soutien financier, moral, politique, les parrainer, les
inviter, les protéger. Il n’est pas aujourd’hui de cause plus sacrée, plus grave et
qui engage davantage la concorde des générations futures. Pendant trop
longtemps, notre continent, avec une inconscience suicidaire, s’est agenouillé
devant les fous de Dieu et a décidé de bâillonner ou d’ignorer les libres-
penseurs : songeons que Tariq Ramadan fut un temps le conseiller spécial de
Tony Blair, songeons que l’Angleterre fut, et reste, la terre d’accueil, au nom de
l’habeas corpus, de tous les croisés du djihad. Bénis soient les tièdes et les
sceptiques qui refroidissent le fleuve ardent de la foi.
Ce qu’il nous faut inscrire dans la loi, c’est l’abolition du crime d’apostasie, le
droit de sortie pour tous, le droit au libre examen de la doctrine, au renouveau de
l’exégèse, à la relecture du texte sacré par des imams, des théologiens, comme
cela se produisit dans les siècles passés pour le christianisme et le judaïsme. La
volonté panique d’épargner à l’Islam l’épreuve de la remise en cause, surtout
dans le monde anglo-saxon corseté par la dévotion et le politiquement correct, la
manière dont certains orientalistes veulent à toute force le préserver comme un
trésor en condamnant quelques dérives latérales, est une attitude dangereuse. Les
persécutions religieuses dont sont victimes les fidèles du Coran sont évidemment
inacceptables et doivent être sanctionnées. Mais à charge de réciprocité pour les
chrétiens, les juifs, les bouddhistes, les hindous, les baha’is dans les pays
musulmans. Ne pas défendre ces valeurs partout serait signer la fin de
l’espérance universaliste. C’est pourquoi, il faut associer nos compatriotes
musulmans à la vie politique, parlementaire, culturelle de nos pays, en faire des
citoyens comme les autres, ce qu’ils ont déjà dans leur majorité. À cet égard,
l’élection de Sadiq Khan, avocat, musulman pratiquant, fils d’immigrés
pakistanais (son père était conducteur de bus), à la mairie de Londres en
mai 2016 est une excellente nouvelle puisqu’elle récompense le mérite et non
pas l’appartenance confessionnelle. Cette nomination coupe l’herbe sous les
pieds à tous ceux qui voient dans l’Europe un continent gangrené par la haine de
la religion coranique2.

Que faire alors ? Distinguer deux choses : ce qui dépend de nous et ce qui ne
dépend pas de nous. Il ne dépend pas de nous de réformer l’Islam dans sa
multiplicité, en dehors de nos frontières, lequel deviendra ce que les musulmans
voudront en faire (André Laurens), d’autant que le monde sunnite, sans clergé
mais non sans orthodoxie, est aussi éclaté que le monde protestant alors que le
chiisme, pyramidal et hiérarchique, ressemble plus au monde catholique (même
si l’analogie est trompeuse). Ce qui dépend de nous en revanche, au moins en
partie, c’est le sort de l’islam à l’intérieur de nos frontières. Si sa réforme n’est
pas de notre ressort, il est de notre devoir de tendre la main aux réformateurs ici
en Europe. Le défi est donc, à travers une Fondation, une Charte voire un
Concordat de faire des musulmans de France des Français musulmans, par des
règles claires, de sorte que la citoyenneté et l’appartenance nationale priment sur
les convictions religieuses. Ne les acculons pas, en France comme ailleurs, au
choix désolant entre le reniement et le ressentiment, entre la collaboration et la
radicalisation. Plaidons pour une foi apaisée, comme c’est le cas déjà pour une
majorité d’entre eux sous nos climats. Pour qu’un dialogue franc et généreux
s’établisse, il faut tout mettre sur la table, esquisser des propositions concrètes3
autant qu’établir des lignes rouges. Il y a de nombreux compromis concevables
(par exemple la création d’instituts de théologie islamique et de formation des
imams), mais aussi beaucoup de concessions impossibles (l’instauration d’un
droit séparé relevant de la charia pour les fidèles, par exemple). Si l’État doit
protéger la diversité confessionnelle, il doit aussi assurer la coexistence
pacifique des credo, y compris le credo des sceptiques et des athées, l’athéisme
étant lui aussi une option spirituelle.
Quant à la politique étrangère, l’intelligence est d’abord de défaire nos
ennemis, toutes affaires cessantes. Et de soutenir partout les moins extrémistes.
Tout en suggérant aux parties en présence que leur intérêt n’est pas d’éliminer
leur adversaire mais de cohabiter avec lui dans la tolérance comme sont
parvenus à le faire catholiques et protestants après trois siècles de guerre et de
tueries impitoyables (hormis l’exemple déplorable de l’Irlande du Nord qui se
double d’une guerre coloniale). Peut-être faudra-t-il adopter, vis-à-vis du bloc
islamique, à travers la constitution d’un triumvirat, Europe, États-Unis, Russie,
la politique de l’endiguement (containment) préconisée par George F. Kennan en
1948 face au bloc soviétique : tracer un cordon sanitaire autour des nations
potentiellement exportatrices de violence (Pakistan, Afghanistan, Iran, l’Irak et
la Syrie sunnite, l’Arabie Saoudite, le Qatar, le Soudan, la Somalie, la Turquie
d’Erdogan, etc.), commercer, dialoguer avec elles mais non sans arrière-pensée.
L’Europe a tous les titres pour s’offrir en modèle à un monde islamique en
proie au chaos et au tumulte. « Le noble Coran, disait Hassan el-Banna, désigne
les musulmans comme gardiens de l’humanité et leur accorde le droit de
suzeraineté et de domination afin d’accomplir cette mission sublime4. » Mais
comment pourraient-ils se faire gardiens de l’humanité alors qu’ils ne peuvent se
garder eux-mêmes et donnent partout l’exemple de l’arbitraire, de la cruauté de
masse et de la division ? Les violences sadiques et filmées, les crimes contre
l’humanité sont toujours un aveu d’impuissance. Le fanatisme est le recours des
faibles : seule la modération est une preuve de force. Chaque fois qu’on place
Dieu du côté du meurtre, on place le courage du côté de l’incroyance.
On ne peut à cet égard souhaiter aux musulmans français de connaître ce
qu’ont connu au cours de l’histoire les chrétiens, en France, à la Révolution et
jusqu’en 1905, en Espagne dans les années 30 ou au Mexique à partir de 1926
quand le gouvernement, ayant décidé de décatholiciser le pays, provoqua une
guerre civile entre Christeros (soldats du Christ) et forces fédérales. À partir de
1791, dans l’Hexagone, des églises furent saccagées ou brûlées, des prélats
pendus ou décapités, des prêtres fusillés, des nonnes violées, des ecclésiastiques
noyés en masse, aux côtés de femmes et d’enfants, lors des guerres de Vendée
(1793-1799), les biens de l’Église confisqués. Encore au tout début du XXe siècle,
des couvents furent encerclés par la troupe, des sœurs expulsées manu militari,
des congrégations dissoutes5 « pour gagner la guerre scolaire ». L’intégration
dans la démocratie peut se dérouler avec plus d’égards.
On n’a pas le droit d’être bête dans la lutte contre le fanatisme, au risque
d’alimenter l’incendie qu’on veut éteindre. Pratiquer la vengeance aveugle,
l’insulte gratuite, organiser des pogroms, c’est faire le jeu de nos ennemis. Ils
veulent nous entraîner dans un cycle de représailles sans fin. À cette fureur de
brutes, il faut opposer une colère intelligente. À tous ceux qui ont eu la chance
de naître ou de devenir américain, canadien, français, allemand, suédois,
hollandais, et qui ont préféré le terrorisme à l’engagement politique, il faut
répondre : tant pis pour vous. Vous aviez une opportunité extraordinaire et vous
l’avez gâchée ! Le problème n’est pas de répéter urbi et orbi que l’Islam est
compatible avec la République ; c’est à lui de le prouver, à nous de l’aider, faute
de quoi nous sombrerons tous dans la violence. La réussite de cette entreprise
constitue le grand pari de notre génération, sachant que l’Islam n’est pas une
religion, au sens restrictif du terme, il est aussi un mode de vie, une allégeance et
le fondement de l’identité collective. Il est symptomatique que lors des
« printemps » arabes, on n’ait jamais brûlé de mosquées, détruit des minarets,
pendu des imams ou des oulémas comme on a pendu des prêtres ou détruit des
Églises à chaque soulèvement de masse en Occident, et ce jusqu’au XXe siècle.
Cela nous interdit de projeter notre logique occidentale sur cette grande
confession.
Pour le dire en deux temps : quiconque n’aime pas les Noirs, les Arabes, les
Indiens, les Asiatiques, les Juifs, les chrétiens, les musulmans, les bouddhistes,
les athées, les homosexuels, les femmes libres, quiconque est hostile à la
pluralité des modes de vie, au brassage des grandes métropoles, à
l’extraordinaire liberté des modernes ne devrait pas vivre en France, en Europe
et encore moins en Amérique du Nord. Il ne devrait pas vivre non plus à New
York, Londres, Amsterdam, Madrid, Rome, Copenhague. Il s’est trompé de
siècle, pour reprendre une célèbre expression de Trotski. Fin de l’Europe et des
États-Unis monochromes, majoritairement blancs et chrétiens.
Mais quiconque voudrait gommer l’histoire et la personnalité des pays
européens, leur imposer une loi étrangère, leur demander de collaborer à leur
propre décomposition6 ou transformer les autochtones en exilés de l’intérieur, se
trompe également de siècle. Il ne devra pas s’étonner des réactions violentes
qu’il suscitera et qui s’apparenteront au soulèvement des nations jadis colonisées
par la France, l’Angleterre ou l’Espagne. L’Europe ne peut se résoudre à la
répudiation de soi. Souvenons-nous que le maire de Rome avait accepté de
voiler les statues du musée du Capitole lors de la visite du président iranien
Rohani en janvier 2016 et que le vin avait été banni du protocole, le temps d’un
dîner avec le président de la République Sergio Mattarella et Matteo Renzi.
Rarement on aura poussé l’esprit de capitulation plus loin. Le diable se niche
bien dans les détails. Si vouloir être soi est devenu un crime passible des pires
châtiments, alors il est probable qu’une majorité d’Européens seront prêts à
encourir cette sanction pour persévérer dans leur être. Le temps est venu de
choisir entre la Résistance ou la Pénitence.
1. Libération, 6 mars 2006, « Les deux blasphèmes ».
2. Les Indonésiens ont eux aussi élu en 2014, à la tête de Djakarta un maire protestant et chinois
Basuki Tjahaja Purnama, double transgression qui a enragé les extrémistes. Le maire a finalement été
traîné au tribunal fin 2016 pour blasphème. La tolérance a des limites.
3. Dans le rapport assez préoccupant commandé par l’Institut Montaigne à l’IFOP et publié en
septembre 2016 sous la direction de Hakim El Karoui, deux réalités apparaissent sur l’Islam de
France : une majorité silencieuse pratique sa religion sans conflit majeur avec la société française,
une minorité de 30 %, plutôt jeune, est attirée par le fondamentalisme pour dire sa révolte contre
l’Hexagone et adopte une attitude de sécession. Pour ces derniers, il y aurait une « urgence divine » à
imposer dans l’espace public la nourriture halal, le voile et la ségrégation des femmes. Un chiffre
étonne : 88 % des personnes interrogées accepteraient de serrer la main à une femme. Après un siècle
et demi de féminisme, une telle réponse laisse rêveur…
4. Cité in Matthias Küntzel, Le Djihad et la haine des Juifs, op. cit., p. 124. Hassan el-Banna, Five
tracts of Hassan Al-Banna, traduit de l’arabe par Charles Wendell, University of California Press,
Berkeley, 1978, p. 71.
5. Jean-Pierre Machelon, « Combats d’hier, laïcité d’aujourd’hui », Le Débat, mai-août 2015, p. 87
et 88.
6. Sur le sujet, voir la très bonne analyse de Mathieu Bock- Côté, Le Multiculturalisme comme
religion politique, Cerf Éditions, 2016, p. 214 et 215.
CHAPITRE 17

Les valeurs occidentales ne sont pas négociables

« Sans doute nous berçons-nous du rêve que l’égalité et la fraternité


régneront un jour entre les hommes, sans que soit compromise leur
diversité. Mais si l’humanité ne se résigne pas à devenir la
consommatrice stérile des seules valeurs qu’elle a su créer dans le
passé, capable seulement de donner le jour à des ouvrages bâtards, à
des inventions grossières et puériles, elle devra réapprendre que toute
création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres
valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus, sinon même à leur négation.
Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre,
s’identifier à lui et se maintenir différent. »

Claude Lévi-Strauss1

« Boire du vin et étreindre la beauté vaut mieux que l’hypocrisie du


dévot. »

(Omar Khaya¯m / 1048-1131 / Rubayat)

La liberté d’expression ne serait pas un tel enjeu si elle n’était d’abord une
blessure : l’allergie à la multitude des comportements et des convictions de nos
semblables. Que des hommes adorent d’autres dieux ou n’en adorent aucun,
osent nous contredire ou se moquent de nos opinions, est a priori intolérable. La
fameuse phrase attribuée à Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous
dites mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez le dire » est aussi
noble que creuse. Le premier réflexe est toujours de camper sur ses positions et
de tenir la foi et les habitudes d’autrui pour erronées et scandaleuses. Ses
objections sont d’abord des affronts. Il faut une longue éducation au pluralisme
pour surmonter cette souffrance et accepter la diversité des croyances et des
choix, comme la norme d’une société ouverte. Un philosophe catholique,
Fabrice Hadjadj, se demandait un mois après la manifestation du 11 janvier 2015
en mémoire des victimes de Charlie Hebdo : « La liberté d’expression ? Soit !
Mais qu’avons-nous à exprimer de si important2 ? » En effet, mais qui juge de
l’importance ou de la futilité des propos ? La libre expression suppose de
nombreuses paroles, vaines et vides, qui ménagent aussi l’apparition d’une
parole juste. Sans cet humus, sans ce fatras verbal, jamais une pensée forte ne
pourrait émerger. La démocratie a ceci d’unique, parmi tous les régimes, qu’elle
ne tue pas plus ses adversaires qu’elle ne les emprisonne : elle admet le conflit
des intérêts, la rotation des pouvoirs, la légitimité des discordes. Nous sommes
d’accord pour ne pas être d’accord et régler nos différends de façon
institutionnelle à travers le jeu électoral et juridique. L’Angleterre a même
transformé l’opposition au gouvernement en devoir.
On peut comprendre l’embarras d’un musulman, d’un juif, d’un chrétien pieux
dans un environnement qui n’est pas le leur, leur indignation face à des affiches,
des images qui blessent la pudeur, des tenues qui les hérissent. Tenté par le
« péché », le redresseur de torts commence souvent par y céder, fornication,
alcool, drogue, et se rachète en tuant : on dit par exemple que le tueur d’Orlando,
en Floride, Omar Mateen, qui fit 49 morts dans un club gay en juin 2016, avait
décidé de passer à l’acte après avoir, selon son père, vu deux hommes
s’embrasser sur la bouche. Lui-même avait d’évidentes inclinations
homosexuelles. La liberté est un vertige auquel on ne cède pas sans résistance ni
remords. En ce sens, le djihadisme est une crise de la vérité. Pour qui se croit
seul dépositaire du Vrai, tous ces comportements sont une insulte à Dieu ou à la
tradition.
On peut juger le mode de vie occidental absurde, contraire à la décence, le
critiquer, s’en détourner comme d’un péché, c’est d’ailleurs le sens de
l’expression en arabe, Boko Haram (l’éducation occidentale est un péché), du
nom d’une des sectes islamistes les plus sanglantes du nord du Nigeria. Tel qu’il
existe pourtant, malgré ses imperfections, il semble préférable à ce qui se faisait
jadis. Nous n’allons pas reléguer les femmes au foyer, couvrir leur chef,
rallonger leurs jupes, supprimer les shorts ou les pantalons moulants, embastiller
ou rééduquer les homosexuels, interdire l’alcool en public, bannir les caricatures
religieuses, censurer le cinéma, le théâtre, la littérature, codifier ou limiter la
tolérance pour ne pas blesser les humeurs sourcilleuses de quelques dévots3.
Méfions-nous à cet égard de la connivence des trois monothéismes prêts à se
coaliser pour rogner nos conquêtes. Nous n’allons pas redescendre la route de
l’Histoire à l’envers pour plaire aux obscurantistes du Croissant ou de la Croix et
à leurs alliés « progressistes ». Vient un moment où il faut dire simplement :
c’est ainsi que nous vivons, c’est à prendre ou à laisser. À Rome, fais comme les
Romains. Et si vraiment un spectacle, un film, un dessin froissent la
susceptibilité d’un groupe ou d’une minorité, il leur est toujours possible de
recourir aux protestations publiques ou au procès (ce que font les chrétiens
conservateurs en France). Mieux vaut porter plainte, vociférer, exiger dommages
et intérêts que poignarder ou revolveriser l’apostat ou l’infidèle. Encore qu’il
existe un « djihad juridique » qui désigne indirectement aux tueurs les cibles à
abattre. Si Dieu est vraiment miséricordieux ou omnipotent, on ne voit pas en
quoi les graffitis d’un mortel, les cheveux libres des femmes ou les réflexions
d’un plumitif peuvent l’offenser en quoi que ce soit.
Chaque fois qu’un attentat endeuille la France, une même litanie se fait
entendre : nous payons notre outrecuidance en exigeant des musulmans qu’ils
confinent leurs pratiques à la sphère privée4. Par un discret chantage, les voix
autorisées nous expliquent que notre « fondamentalisme laïc » (Farhad
Khosrokhavar) stigmatise toute une communauté, pousse les plus talentueux des
pratiquants à quitter l’Hexagone et les autres à embrasser les sirènes de
l’islamisme radical comme « solution de repli5 ». Nous devons renoncer à ce que
nous sommes pour permettre aux croyants de devenir ce qu’ils veulent être. Ou
bien, comme le dit un sociologue (Raphaël Liogier), nous expions le fait de nous
obséder sur le voile et la mode islamique au risque de participer à la mise en
scène de la guerre des civilisations. Ou encore, renchérit un néoconservateur
libertarien, « l’islamo-nihilisme est une conséquence de l’intolérance française,
même s’il n’est pas que cela6 ».
Hélas pour nos analystes, les djihadistes frappent partout, aux États-Unis, en
Allemagne mais aussi en Algérie, en Tunisie, en Libye, en Égypte, en Syrie, en
Irak, au Pakistan, au Nigeria, lesquels pays n’interdisent pas le voile et le
recommandent même vivement sous peine des pires châtiments. La France
devrait donc abandonner ce qui fait son identité pour vivre en paix. Abdiquez
vos principes, délaissez l’affreuse laïcité, pliez-vous aux oukases d’une minorité
et vous connaîtrez quelques années de répit nous dit-on. En attendant les
prochaines revendications. Lesquelles ne manqueront pas d’éclater puisque c’est
l’existence même de la France qui pose problème.
Peut-on laver l’offense faite à Dieu ? Montesquieu l’avait énoncé avec
subtilité : « Le mal est venu de cette idée qu’il faut venger la divinité. Mais il
faut faire honorer la divinité et ne la venger jamais. En effet si l’on se conduisait
par cette dernière idée, quelle serait la fin des supplices ? Si les lois des hommes
ont à venger un être infini, elles se régleront sur son infinité et non pas sur les
faiblesses, sur les ignorances, sur les caprices de la nature humaine7. » Appliquer
à des actions humaines, imparfaites, des critères qui relèvent de l’Absolu, c’est
entraîner le monde dans la démesure ou la folie. Il faut beaucoup de talent pour
insulter Dieu, beaucoup d’orgueil pour croire qu’on l’a blessé ou prétendre
qu’on va nettoyer la souillure dans le sang du blasphémateur. Qu’on l’adore ou
qu’on le maudisse, il demeure, si toutefois il existe, hors de notre atteinte. Le
mal, répétera Benoît XVI en 2011, dans une tout autre optique, « c’est […] la
présomption d’agir par soi-même, de se mettre en concurrence avec Dieu et de
se substituer à Lui, de décider ce qui est bien et qui est mal, d’être le maître de la
vie et de la mort8 ». Dieu a ceci de commode (comme la Nature) qu’on peut lui
faire dire n’importe quoi : il ne viendra pas nous contredire. Quiconque parle au
nom du Tout-Puissant accapare une place qui ne revient à personne.
Si vous voulez savoir ce qu’il y a de pire dans la culture occidentale,
l’arrogance, la vulgarité, la violence drapée dans l’étendard de l’idéalisme, le
puritanisme lubrique, allez en Amérique du Nord. Si vous voulez savoir ce qu’il
y a de meilleur, allez aussi en Amérique du Nord. Il est dommage que l’Europe
adopte souvent les mauvais côtés des États-Unis en omettant ce qu’ils ont de
formidable : la confiance en eux-mêmes et la capacité de redémarrer l’Histoire
sur de nouvelles bases à chaque génération. Le Vieux Monde ressasse, le
Nouveau recommence. Les États-Unis : le plus grand pouvoir de répulsion allié
au plus grand pouvoir de séduction. Nous autres Européens sommes évidemment
pusillanimes et décadents, pathétiques dans nos aspirations et pitoyables dans
nos plaisirs, déchirés entre nos velléités d’indépendance totale et notre nostalgie
du passé. Nous sommes trop intelligents pour croire en Dieu, mais trop faibles
pour croire en nous-mêmes et nous répétons avec perplexité ce mot de
Robespierre : « L’athéisme est aristocratique. » Au moins avons-nous construit
une civilisation unique dans l’Histoire, enviée par beaucoup, fondée sur la
prospérité et la paix, combinant le respect des personnes et la variété de leurs
aspirations. En quoi la haine de l’Occident est toujours la haine du droit et de la
liberté, ce que savent les despotes du monde entier de Vladimir Poutine à Ali
Khamenei, de Raul Castro à Tayyip Erdoǧan. Accueillir l’Occident et la
démocratie, c’est ouvrir la porte à la contestation des abus déguisés en lois
éternelles, des inégalités fondées en nature. Il impose à chaque société des tâches
insurmontables, s’affranchir de la tradition, sortir du cocon rassurant de la
coutume pour inventer de nouvelles manières d’être. On le déteste non pour ses
fautes réelles ou ses crimes mais pour sa tentative de les corriger. L’un des tout
premiers, il a tenté de s’affranchir de sa sauvagerie, il s’est libéré de
l’absolutisme monarchique et religieux, invitant le reste du monde à le suivre, à
entrer en crise à son tour. C’est cela qu’on ne lui pardonne pas, au-delà de ses
péchés historiques et réels, le colonialisme, l’esclavage et l’impérialisme dont lui
seul porte la malédiction alors que d’autres cultures (l’Empire ottoman, la
conquête arabe en Espagne au Maghreb et en Asie), les ont également pratiqués,
sans faire amende honorable. Le vrai moteur de l’intégrisme, ce n’est pas le
respect sourcilleux des Écritures mais la peur de la liberté : les djihadistes sont
souvent diplômés et éduqués9, mais ce qui les motive surtout, c’est la terreur
d’un mode d’existence fondé sur l’autonomie individuelle, l’innovation
perpétuelle, la remise en cause de l’autorité, le droit de déserter les vérités
admises. Les progrès de la liberté dans le monde vont de pair avec la haine des
libertés et surtout de l’émancipation des femmes, mutation symbolique
fondamentale.
Il ne s’agit donc pas d’islamiser l’Europe mais d’européaniser l’islam. En
faire une religion parmi d’autres, et qui rayonnerait en matière de tolérance
éventuellement sur le reste de l’oumma. Le Vieux Monde pourrait devenir le
siège d’un renouveau critique et herméneutique pour la religion du Prophète.
L’islam est pluriel mais celui qui domine aujourd’hui est une « thanatocratie »,
une culture nihiliste de la mort (Bruno Étienne). Pour cette tâche de longue
haleine, il faut commencer par ne pas capituler, ne pas renier le cœur de notre
héritage : l’esprit d’examen, l’égalité des sexes, la discrétion religieuse, le
respect des droits et des libertés individuelles, la liberté d’expression. Ces
principes, qui sont des acquis des deux grandes révolutions américaine et
française, ne sont pas négociables. Mais ils sont accessibles à tous,
indépendamment de la croyance, de la culture ou de la couleur de peau.
C’est fort de ces certitudes qu’on peut résister à la terreur, à la mort potentielle
qui rôde partout, dans nos villes, nos rues, dans les gares, les écoles, les
aéroports, les centres commerciaux, les lieux de culte, églises, temples,
synagogues, mosquées. La seule réponse à offrir aux émissaires de la peste verte,
héritiers de la peste brune d’hier, c’est le sang-froid et le mépris. Tel le peuple
britannique au moment du Blitzkrieg qui résista, imperturbable et digne, aux
bombardements allemands. Tels les Parisiens qui réoccupent les terrasses,
retournent au spectacle après les massacres du Bataclan, et des bistrots alentour,
le 13 novembre 2015. Tel encore ce café de Tel Aviv, le Max Brenner, frappé en
juin 2016 par un attentat qui fit 4 morts et 7 blessés et qui rouvrit dès le
lendemain comme si rien ne s’était passé. Magnifique héroïsme tissé de
désinvolture. La vie continue, plus forte que tout. La barbarie tue mais ne brise
pas.
1. Le Regard éloigné, Plon, 1983, p. 47.
2. Le Figaro, 11 février 2015.
3. Sur ce thème, voir le livre de Pierre Manent, Situation de la France (Desclée de Brouwer, Paris,
2015), où l’auteur, dans un esprit très anglo-saxon, plaide avec conviction pour laisser aux
musulmans la jouissance de leurs mœurs : à savoir accepter toutes les revendications des fidèles sur
les rapports hommes-femmes, les interdits alimentaires, notamment le bannissement du porc dans les
cantines, le port du foulard, la ségrégation dans les piscines, sur les plages ou dans les hôpitaux :
« Les relations entre les sexes sont un sujet d’une telle complexité et délicatesse qu’il est sans doute
déraisonnable de damner une civilisation sur cette question. » Il faudrait accepter la charia comme
base juridique de l’islam français. Ultime concession à l’esprit laïc, l’auteur demande de bannir tout
de même la polygamie et le voile intégral. Mais pourquoi refuser ces deux privilèges aux croyants si
on leur cède sur le reste ?
4. Farhad Kohsrokhavar, « Le Djihad et l’exception française », New York Times, 19 juillet 2016.
5. Farhad Kohsrokhavar, « Ce fondamentalisme laïque qui fragilise la France », Le Monde,
9 septembre 2016.
6. Guy Sorman, Le Point, 29 septembre 2016.
7. De l’esprit des lois, XII, 4, cité in Jacques de Saint Victor, Blasphème. Brève histoire d’un crime
imaginaire, Gallimard, 2016, p. 48.
8. Benoît XVI, Homélie, Noël 2011.
9. La majorité des cadres de Daech, selon un rapport de la Banque mondiale basé sur des fuites de
données internes de l’État islamique portant sur près de 4 000 personnes et publié en octobre 2016,
sont loin d’être illettrés. Ils ne viennent pas des quartiers sensibles mais des universités. La pauvreté
n’est en rien un facteur de radicalisation. 25 % sont allés à l’université, 43,3 % ont effectué des
études secondaires. Détail intéressant : la proportion de candidats au suicide augmente avec
l’éducation. D’après l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat) en France, 67 % des
jeunes candidats au djihad sont issus des classes moyennes, 17 % sont même issus de catégories
socioprofessionnelles supérieures. (Statistiques 2016.) On est loin de la litanie sociologisante sur les
damnés de la terre !
CHAPITRE 18

La fatigue de Dieu

« Je prie Dieu qu’il me fasse quitte de Dieu. »

Maître Eckhart, mystique rhénan, 1260-1328

« Les mosquées sont nos casernes, les minarets nos baïonnettes, les
dômes nos casques et les croyants, nos soldats »

Recep Tayyip Erdoǧan 1999 (Erdoǧan fera alors quatre mois de prison
pour avoir tenu ces propos)

Chaque fois que j’entre dans une librairie, merveilleusement achalandée,


regorgeant de plus de volumes qu’on ne pourra jamais en lire dans une vie, que
je visite un musée ou une exposition, prise d’assaut par les foules, que je me
rends au théâtre, au cinéma devant lesquels s’étirent d’interminables files,
chaque fois que j’écoute un opéra, un concert classique ou de jazz, je repense à
ce lieu commun répété à satiété depuis l’époque romantique et colporté sans
relâche par les conservateurs et les fondamentalistes de toute obédience :
l’Europe et l’Amérique vivraient dans la « désolation » (Heidegger), un « vide
spirituel », un « désert des valeurs [qui] fait sortir les couteaux » (Régis
Debray1). « Ce qui ne s’était jamais vu, jusqu’ici, c’est une civilisation édifiée
tout entière sur quelque chose de négatif, sur ce qu’on pourrait appeler une
absence de principe ; c’est là précisément ce qui donne au monde moderne son
caractère anormal, ce qui en fait une sorte de monstruosité » écrit en 1927
l’ésotériste René Guénon qui, magnétisé par l’Orient, finira par se convertir à
l’islam et mourra en 1951 au Caire en prononçant le nom d’Allah2. Le
consumérisme, le capitalisme auraient vidé nos existences de toute signification
et réduit la vie aux gestes mécaniques de la production et de l’achat. Nous
serions devenus des hamsters, sans âme, tournant dans notre roue, de la
naissance à la mort, cherchant désespérément un sens à nos vies. « L’Islam ne
peut que gagner parce que la modernité est incapable d’étancher la soif de
spiritualité de l’homme », disait Sayyid Qutb. Derrière cette ritournelle, il faut
entendre une condamnation et un regret : le monde moderne est mauvais parce
qu’il a oublié Dieu, mettant un terme au fondement de la loi sociale sur la seule
transcendance divine. La fin de cet idéal sublime nous aurait précipités dans la
platitude et la médiocrité, contrepartie de notre folle audace. Privées du pivot du
Très-Haut, les sociétés européennes iraient depuis 1789 vers l’effondrement
généralisé, selon une antienne reproduite par les romantiques, les socialistes, les
antimodernes et les différentes familles de grincheux contemporains. On répète
les vaticinations approximatives attribuées à André Malraux sur le XXIe siècle qui
sera spirituel ou ne sera pas sans voir que cette spiritualité a pris pour l’instant le
visage affreux du fanatisme.
Si vous ôtez Dieu, il faudra remplir le cœur humain par une autre idole,
l’argent, la richesse, la réussite. On va reprenant le mot de Chateaubriand : « Si
on détruit le christianisme, il sera remplacé par l’Islam », on cite la boutade de
Cioran : « Dans cinquante ans, Notre-Dame de Paris sera une mosquée » et l’on
brode à loisir sur cette théorie des vases communicants selon laquelle un vide ici
sera remplacé par un plein ailleurs. Même Emmanuel Carrère, dans son éloge du
roman de Michel Houellebecq, Soumission, écrit, dans un article remarqué du
Monde (6 janvier 2015) : « Beaucoup de bons esprits, de nouveau, voient cette
civilisation [européenne] menacée aujourd’hui et je crois cette menace réelle
mais il n’est pas impossible qu’elle soit aussi féconde, que l’Islam soit à plus ou
moins long terme non pas le désastre mais l’avenir de l’Europe comme le judéo-
christianisme avait été celui de l’Antiquité. » Pourquoi pas ? Mais ce besoin de
transcendance qui nous déchargerait du souci d’exister est surtout un besoin de
rituels, de réponses immédiates. Ce que souhaite l’époque, ce n’est pas
l’élévation d’une foi nouvelle qui nous charme, c’est surtout la simplicité d’un
credo qui élude les questions insolubles. L’Islam radical qui se répand de nos
jours n’est plus la grande et merveilleuse civilisation des Safavides, des
Abbassides, des Omeyyades, des Ottomans, des Moghols, c’est une foi ossifiée
et dégradée avide de revanche et puisant son renouveau dans des ruisseaux de
sang. Le djihadisme n’est pas la preuve de la vitalité spirituelle de la religion
musulmane, venant au secours d’un monde trop matérialiste, c’est la puissance
hideuse du ressentiment transformé en machine à tuer et massacrer. Mahomet,
c’est l’ambiguïté de son message, fut à la fois un prophète et un chef de guerre,
souvent sans pitié. On puise dans le Coran des leçons de clémence autant que de
violence et cette ambivalence rejaillit sur les commentateurs littéralistes qui ont
du mal à choisir entre l’indulgence et l’anéantissement. Si le christianisme fut
violent, ce fut malgré les Évangiles, en devenant religion d’État sous Constantin
et surtout Théodose en 380, trahissant le message de paix et d’amour du Christ.
Les intégristes du Croissant, eux, sont fidèles dans la vie de Mahomet à la
période de Médine (622-632), féroce et sans pitié à l’égard des infidèles et des
animistes, qui abolit la période antérieure de La Mecque, ouverte et tolérante.
Quant à la restauration de l’ordre ancien, souhaitée par les conservateurs, elle
n’est pas le retour aux grands mystiques de l’ère chrétienne, saint Jean
Chrysostome, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d’Avila, saint Benoît ou
saint François d’Assise et encore moins à saint Augustin ou saint Thomas. Elle
n’est pas plus l’étude des grandes traditions spirituelles ou soufies, des
mystiques ou des gnostiques de l’ère musulmane, Roumi, al-Ghazâlî, Ibn Arabi,
Al Allajh, Avicenne, Ibn’n Khaldoun, Rabia al-Adawiyya (poétesse du
VIIIe siècle née à Bassora) Abou Nouwâs ou Abou Ala al-Maari, ascète syrien
aveugle et sceptique du Xe siècle dont les djihadistes du Front Al-Nosra ont
décapité tous les bustes lors de la guerre civile3. Elle est le simple retour à la
religion comme facteur d’ordre et d’apaisement civils, telle qu’elle pouvait
exister avant la Révolution française. On voudrait en revenir à la foi du
charbonnier, aux certitudes immédiates qu’on prête de façon naïve à l’Europe de
l’Ancien Régime. Outre que cette simplicité est à bien des égards une illusion
rétrospective, cette renaissance spirituelle que certains appellent de leurs vœux
ressemble furieusement à de la régression. Elle a ceci de séduisant qu’elle nous
plongerait dans une existence tracée d’avance et nous allégerait de l’obligation
de choisir notre vie. La liberté est insupportable, car corrélative d’une insécurité
ontologique des individus privés des béquilles de la tradition, de la religion, de la
communauté. La tendance actuelle n’est pas celle d’un réveil religieux mais
d’une soif d’assurances, d’une demande de sens tout prêt : que la vie soit
encadrée dans des prescriptions strictes, minutieuses, impliquant tous les gestes
du quotidien (ce qu’est la charia).
Contradiction des modernes : ils souhaitent à la fois la liberté de penser par
eux-mêmes et le viatique d’un catéchisme qui les en délivre en leur imposant des
commandements. L’observance maniaque des rites, les cinq prières, le jeûne
n’atteste pas toujours d’une véritable implication spirituelle. Elle relève souvent
de la chaleur utérine de la communauté, d’un conformisme de masse, pas d’une
profondeur mystique. Le retour de Dieu dont on se gargarise depuis vingt ans
n’est qu’un affichage spectaculaire, pas un approfondissement de la foi.
Personnellement je vois peu de continents où la vie intellectuelle, littéraire,
philosophique, spirituelle soit aujourd’hui plus riche, plus profuse en œuvres
stupéfiantes que dans la vieille Europe et l’Amérique. Et cette richesse vient
précisément de l’incertitude où nous sommes, croyants ou non croyants, quant
aux questions dernières. Quels que soient par ailleurs les périls réels, sur la
jeunesse, de la civilisation de l’écran, du divertissement, et d’une école qui a trop
souvent renoncé à transmettre.
On décrit le monde occidental comme une forteresse assiégée, en proie à un
adversaire implacable. On peut renverser la proposition avec autant de
pertinence : l’Islam lui aussi est assiégé autant qu’il mène l’offensive. Nous
sommes peut-être menacés de naufrage, il l’est encore plus. Nos sociétés se
croient désarmées mais se sous-estiment largement. Nous sommes plus forts que
nous le croyons. Les fanatiques sont plus faibles qu’ils ne le pensent car nous les
avons déjà gangrenés de l’intérieur. Nous occupons leurs cerveaux, nous hantons
leurs âmes et c’est ce qui les enrage. Ne minimisons pas l’extraordinaire
séduction qu’exerce le mode de vie occidental sur les peuples étrangers,
contrepartie de l’aversion qu’ils lui vouent. Eux aussi sont gagnés, comme nous,
par l’impatience de la liberté, l’exigence du droit, un style de vie qui conjoint
l’amour de l’existence, la poursuite du bien-être et l’accomplissement individuel.
Leurs rêves sont les nôtres.

C’est un processus qui marche dans les deux sens : les Lumières scintillent
autant qu’elles s’obscurcissent. Ce dont ces peuples veulent être libérés, ce n’est
pas tant de la foi que du cléricalisme, de la bigoterie, de la superstition, de la
bêtise. Plutôt que de répéter mécaniquement que nous vivons le retour du
religieux, demandons-nous plutôt si nous ne vivons pas la crise mondiale des
grandes religions (Marcel Gauchet), ce qui explique les soubresauts et les
contresens actuels. Une partie du monde musulman se radicalise non parce qu’il
s’éloigne de nous, pour revenir aux premiers temps du califat, mais parce qu’il
se rapproche de l’Occident et se sent menacé, moins par les innovations
scientifiques que par les libertés octroyées. On se trompe en invoquant en
permanence « la peur de l’Autre », en oubliant que cet Autre a ceci de troublant
qu’il nous ressemble. C’est quand les hommes se comparent qu’ils se réfugient
dans des comportements sectaires, dans ce que Freud appelait « le narcissisme
des petites différences ». C’est la proximité qui fait peur, non l’altérité, parce que
la première entraîne le risque de l’indistinction. Nous nous différencions
farouchement, par le vêtement, la piété ostentatoire, de crainte d’être menacés de
dissolution.
C’est bien à la dislocation de l’ordre ancien que nous assistons partout en
Orient et en Afrique. Plus qu’un « choc des civilisations », leur convergence
violente. Les intégristes croient nous envahir, entamer une troisième Reconquête
après l’échec des deux premières : mais ils sont conquis à leur tour, transformés
malgré eux par leur contact avec nous et cette contamination les effraie. En quoi
le djihadisme, rompu aux technologies meurtrières les plus récentes et aux
montages cinématographiques dignes de Hollywood et du film gore, trahit une
pathologie du mimétisme et non de l’altérité. Il ressort déjà du postreligieux. La
quête d’une pureté perdue de la foi peut être, comme l’avait vu Nietzsche, le
symptôme du scepticisme et du désespoir.
Outre ses divisions classiques, le monde arabo-musulman est traversé par une
faille majeure : un raidissement panique sur le dogme d’un côté, une immense
fatigue de Dieu de l’autre, invoqué en permanence, régissant chaque détail du
quotidien, du lever au coucher, dirigeant jusqu’aux pensées, intervenant dans les
manières de se laver, de faire ses ablutions, encadrant les sociétés sous une
tutelle implacable. Beaucoup de fidèles du Coran voudraient avoir la possibilité,
permise aux autres religions dans le monde, de croire à leur rythme et à leur
guise et surtout de ne pas croire, de laisser le Tout-Puissant sous la forme d’une
interrogation ou d’un peut-être. D’être des croyants à temps partiel. Le génie du
christianisme dans sa maturité est d’avoir su ménager un espace pour les
sceptiques et les agnostiques, de leur avoir permis de respirer, loin des textes
sacrés, pour dialoguer avec eux. Se moquer de Dieu est l’oxygène des vieux
monothéismes. Rien de plus doux qu’une grande religion à son déclin quand elle
renonce à la violence, au prosélytisme et n’exhale que son message spirituel,
teinté d’une aimable suspicion. Cette indulgence est en soi une conquête de la
sagesse. Il est tragique que l’Islam radical se prive de cette dimension, préférant
la bigoterie au doute, le meurtre à la miséricorde. En ce sens, la France offre à
ses concitoyens musulmans, fatigués des prières, des incantations, des rituels
contraignants, la chance unique d’être allégés du fardeau céleste. Mais Dieu lui-
même est sans doute fatigué d’être invoqué en permanence par des hommes et
des femmes qui bafouent son message, le compromettent avec des passions trop
humaines, se parent abusivement de sa Majesté. L’écrivain américain Saul
Bellow commentant la fameuse expression allemande « Glucklich wie Gott in
Frankreich », « heureux comme Dieu en France », expliquait : « Dieu serait
parfaitement heureux en France parce qu’il ne serait pas dérangé par les prières,
rites, bénédictions et demandes d’interprétation de délicates questions
diététiques. Environné d’incroyants, Lui aussi pourrait se détendre le soir venu,
comme des milliers de Parisiens dans leur café préféré. Peu de choses sont plus
agréables, plus civilisées qu’une terrasse tranquille au crépuscule4. » Ce que
Paris, « ville sainte de la laïcité », et plus généralement la France offrent aux
étrangers et aux Français, c’est la possibilité de bien vivre dans le silence ou la
discrétion du Divin. Cet asile de paix que l’Hexagone partage avec quelques
autres régions du monde est trop précieux pour être piétiné par quelques
fanatiques. N’allez pas pratiquer la religion avec ostentation, voilà ce que
demande la France à ses compatriotes, quelle que soit leur confession5. Mieux
vaut la visibilité exubérante du féminin que la visibilité agressive des bigots.
Le Très-Haut, s’il existe, laisse aux hommes la possibilité de régler leur
existence à leur guise. La religion n’est pas morte, loin de là, mais elle doit
garder en notre vie la place de l’énigme, non du dogme. « Pourquoi y a-t-il
quelque chose plutôt que rien ? » demandait Leibnitz : il est des questions dont
la nature même est de rester suspendues et de n’impliquer aucune réponse.
1. Cité in Alexandre Devecchio, Les Nouveaux Enfants du siècle, Cerf Éditions, 2016, p. 13. La
phrase de Régis Debray a été prononcée après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher.
2. René Guénon, La Crise du monde moderne, Gallimard, 1946, p. 90 et 91.
3. « Les musulmans se trompent, les chrétiens s’égarent, les juifs sont perplexes et les mazdéens se
fourvoient. Les habitants de la terre sont de deux sortes : un homme sans religion mais pourvu d’une
raison et des religieux qui en sont dépourvus » (L. II, 301), cité par Abdelaziz Kacem, université la
Manouba, Tunis. « Toutes les religions se valent dans l’égarement. » Abou Ala al-Maari a été traduit
en français par Adonis et Vincent-Mansour Monteil. Ses œuvres sont interdites dans certains pays
arabes, célébrées dans d’autres dont la Tunisie.
4. Les Aventures d’Augie March, 1953, Viking Press, traduction Quarto Gallimard, 2014.
5. Dans le même ordre d’idées, Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre de l’Éducation, chargé
de mettre en place une Fondation pour l’Islam de France, confia au Parisien à la mi-août 2016 : « Le
conseil que je donne aux musulmans en cette période difficile est celui de la discrétion. » Il rajouta
que la consigne valait pour toutes les confessions.
CHAPITRE 19

Grandeur et tragédie de la tolérance

« En France, les hommes ont beaucoup de respect pour le sexe ; les


plus grands seigneurs feront des honnêtetés incroyables aux femmes
du plus bas état, de sorte que les femmes font ce qu’elles veulent et
vont en tel lieu qui leur plaît. »

Mehmed Çelebi Vingt-Huit1,


premier ambassadeur de l’Empire ottoman auprès du roi de France,
1721

« En songeant toutefois que la religion chrétienne a précédé de


plusieurs siècles dans le monde la religion musulmane, je ne peux pas
m’empêcher d’espérer que la société mahométane arrivera un jour à
briser ses liens et à marcher résolument dans la voie de la civilisation à
l’instar de la société occidentale pour laquelle la foi chrétienne, malgré
ses rigueurs et son intolérance, n’a point été un obstacle invincible.
Non, je ne peux admettre que cette espérance soit enlevée à l’Islam. Je
plaide ici auprès de M. Renan, non la cause de la religion musulmane,
mais celle de plusieurs centaines de millions d’hommes qui seraient
ainsi condamnés à vivre dans la barbarie et l’ignorance », Réponse à
Ernest Renan, 1883, Journal des débats.

Sayyid Jamâl Al-Dîn Al Afghani,


intellectuel iranien de passage à Paris,
inspirateur de la Nahda, l’Éveil,
mouvement de renaissance du monde arabe à la fin du XIXe siècle

Dans la plupart des aéroports internationaux se trouvent, relégués derrière les


restaurants et les boutiques de duty free, un oratoire catholique, un temple
protestant, une salle de prière musulmane, une synagogue, une pagode
bouddhiste. Situation exemplaire : devant cette distribution spatiale qui se veut
de pure justice – permettre aux fidèles de chaque confession de venir se
recueillir, éventuellement de recommander leur âme à Dieu avant l’épreuve du
vol –, le voyageur a la révélation d’un bouleversement. Par le simple fait d’être
placés sur le même plan, les grandes religions, surtout les trois monothéismes,
sont à la fois honorées et dévaluées : cohabitant dans la multiplicité, elles
forment comme autant d’absolus relativisés par leur juxtaposition. L’espace de la
comparaison est aussi l’espace de la dépréciation. Elles sont entrées depuis un
siècle dans le deuil de leur grandeur perdue. Elles sont désormais une parmi
d’autres. C’est un même sentiment qu’inspire l’aggiornamiento de l’Église
catholique au concile Vatican II (1962-1965). Depuis Pascal tentant de
démontrer l’existence de Dieu dans le langage de l’incroyance et du pari jusqu’à
Kierkegaard faisant du doute le moteur de la foi chrétienne, nombre de croyants,
voulant défendre la religion contre les critiques de la raison, l’ont exposé malgré
eux au règne du soupçon. Il faudra attendre plus de cent ans après la mort de
Kierkegaard pour que l’œcuménisme et la tolérance deviennent la doctrine
officielle de l’Église, même s’il est vrai que le christianisme est fondé sur la mort
de Dieu, crucifié comme un esclave. Étonnant renversement : Rome condamnait
l’antisémitisme officiel, reconnaissait le judaïsme comme frère aîné de l’Église,
freinait l’absolutisme pontifical, acceptait la validité d’autres approches du divin,
celle des protestants, des orthodoxes, des musulmans qui cessent d’être des
ennemis à vaincre pour devenir des partenaires dans la recherche de l’absolu.
Jean-Paul II alla visiter et embrasser en 1985 Hassan II, roi du Maroc, qui a rang
de commandeur des croyants, Vatican II rendit hommage à l’Islam pour les
vérités qu’il a transmises sur Marie, Jésus et les prophètes2. Ainsi le concile en
finissait-il avec le principe, édicté par saint Cyprien, évêque de Carthage au
IIIe siècle, selon lequel, hors de l’Église, point de salut, et plaçait au même niveau
de respect toutes les grandes confessions. Le dialogue interreligieux pouvait
ainsi s’ouvrir.
Qu’est-ce qu’une Église qui admet que d’autres obédiences détiennent la
vérité avec elle sinon un Parlement ? Rome est devenue une autorité morale
parmi d’autres (le parti de ceux qui croient aux Évangiles dans leur version
vaticane). Mais une confession libérale est-elle autre chose qu’une duperie,
démoralisante pour les fidèles ? Le Dieu irascible et jaloux de la Bible, des
Évangiles ou du Coran supporte-t-il d’avoir des concurrents ? La tolérance, en
mettant le signe égal entre les croyances, les dépasse moins qu’elle ne les nivelle
et pour finir les désarme. Les voilà ravalées au rang de points de vue. Nul besoin
pour elles d’abattre des sanctuaires impies, puisqu’elles peuvent vivre côte à côte
dans un espace neutralisé. Comment sort-on des guerres de religion ? En
instaurant au-dessus d’elles une loi qui organise la coexistence pacifique de
toutes et dépasse infiniment l’expression particulière de chacune : « Cela ne me
gêne pas, disait Thomas Jefferson, d’entendre mon voisin dire qu’il y a vingt
dieux ou qu’il n’y en a aucun. »
Détacher la puissance ecclésiale de l’État ou du Prince, lui opposer des bornes
strictes, assurer la liberté des cultes en les confinant au domaine privé, telle est la
sagesse des sociétés civilisées. Bien sûr, on favorise le rapprochement entre les
peuples et les civilisations, on organise de belles rencontres où le catholique, le
juif, le musulman, le bouddhiste sont censés échanger leurs credo respectifs,
écouter leurs différences, se rassurer mutuellement. Très vite les groupes de
discussion se réduisent à des apologétiques parallèles où les références rivales à
l’Absolu s’entrechoquent sans se croiser : nos frères musulmans sont ravis de
notre compréhension des sourates du Coran mais ils préféreraient une conversion
en bonne et due forme. Nos frères chrétiens respectent le message du Prophète,
mais ils n’en suggèrent pas moins que le meilleur de l’Islam est déjà contenu
dans les Évangiles. Nos frères juifs, avec beaucoup de déférence, soulignent tout
ce que le Nouveau Testament doit à l’Ancien. Quant à nos frères hindouistes et
bouddhistes, ils sont ravis des attentions manifestées à leur égard et, pour
prouver leur bonne volonté, ils ajouteront volontiers nos dieux et nos prophètes
aux leurs dans leurs prières. Chacun se montre d’une extrême courtoisie mais
repousse discrètement le moindre prosélytisme tenté dans sa direction. C’est
ainsi que les conciliabules entre grandes confessions se transforment en un vaste
syndicat du dialogue de sourds. Pourquoi en serait-il autrement ? Si Dieu est
unique, il y a de multiples peuples et de multiples façons de l’adorer.
C’est l’inconfort tragique du croyant : persuadé en son for intérieur de détenir
la vérité, il doit accepter de la ravaler en public au rang d’un jugement personnel.
Qu’il prie qui il veut, comme il le veut, en latin, en hébreu, en arabe, en pali, en
sanskrit, en araméen, en mandarin, qu’il s’agenouille, se balance d’avant en
arrière, se prosterne, se frappe le front contre terre, à condition que cette prière
n’ait aucune conséquence sociale ou politique dommageable. Il vit sa foi comme
un absolu qui est moins désavoué ou réfuté qu’aplati, accepté au milieu d’autres.
Que ce soit sous le signe du Talmud, des Évangiles, du Coran, des Cinq
Classiques du confucianisme ou de la Gita, il est contraint de se réfugier dans la
piété personnelle ou l’enclos rassurant de sa communauté. Il y partagera avec
d’autres hommes une même vénération pour un Dieu, maître et créateur de
l’Univers mais qui n’a même pas le droit de quitter l’enceinte de la synagogue,
de la cathédrale ou de la mosquée (du moins en France). Et l’on n’est pas un
athée du catholicisme comme on l’est de l’islam ou du judaïsme ; chaque foi
engendre aussi son propre style d’incroyance, chacun a sa manière de ne pas
croire en Dieu.
Née de l’horreur des persécutions religieuses, la tolérance est d’abord la
traduction d’une sagesse désabusée : les hommes ne s’entendent qu’en
émoussant leurs convictions pour entrer dans le moule commun du
désenchantement. La tolérance demande à chacun de rentrer ses certitudes
comme on lime les griffes et les crocs des animaux pour les rendre inoffensifs.
Elle commence donc par écarter ou minimiser ce qui nous différencie et par
insister sur ce qui nous rapproche. De même que les artifices parlementaires
tolèrent l’expression de passions divergentes, elle accepte toutes les pratiques,
tous les rites, à condition de les soumettre à la règle qui les désamorcera. La paix
civile mais aussi la liberté de conscience et donc la possibilité du travail
scientifique et intellectuel sont à ce prix : pour qu’apparaisse « non la vérité
quotidienne enchaînée à la tradition mais une vérité qui vaut identiquement pour
tous ceux que n’aveugle plus la tradition3 », il faut couper les individus de leur
appartenance, tarir la source des dogmes et des préjugés, oublier les mythes et
les fables. On peut regretter que dans cet arasement, les élans les plus sauvages,
les cultures les plus raffinées ne soient détruites au prix d’une uniformité qui
ferait de l’homme une espèce appauvrie, semblable sous toutes les latitudes.
Mais la tolérance se soucie moins de dignité que de sécurité ; elle réalise l’unité
par le bas, par le plus petit dénominateur commun, et privilégie toujours la
concorde sur les convictions, fussent-elles sublimes. Notre survie est à ce prix :
il faut absolument contenir la ferveur pour la canaliser en mouvements moins
impétueux.
Le christianisme s’est humanisé en Europe non par bonne volonté interne
mais parce que la Renaissance, la Réforme, les Lumières, la Révolution l’ont à la
fois affaibli comme puissance temporelle et sauvé comme puissance spirituelle.
Rome, parallèlement aux Églises protestantes, a su faire courageusement son
mea culpa en se livrant, via le concile Vatican II, à un vaste réexamen de sa
doctrine, l’amputant de ses aspects agressifs, reconnaissant ses errements et ses
crimes les plus effroyables. Il aura fallu presque deux millénaires aux différentes
obédiences de la chrétienté pour parvenir, plus ou moins forcées, à une certaine
forme de tempérance. Faudra-t-il encore attendre six siècles pour que l’Islam
s’adoucisse, en admettant qu’il suive la voie du christianisme, ce qui n’est
absolument pas certain ? Les périodes de foi ardente en Occident furent aussi, à
côté de chefs-d’œuvre et de progrès incontestables, des temps d’abomination.
Nul regret pour ces périodes de « haute spiritualité » qui supposaient la mise
sous tutelle de catégories entières de la population. Le christianisme s’est racheté
parce qu’on lui a limé les dents, parce qu’il est revenu à la pureté du message
évangélique, au pacifisme des premiers siècles avant d’être déclaré religion
unique de l’empire par Théodose. C’est en s’éloignant de la parole du Christ que
le catholicisme s’est fait meurtrier et sanglant, c’est en revenant au texte
fondateur, à la piété littéraliste que l’Islam est dangereux. Le premier n’est sorti
de la violence, dans ses formes romaines, byzantines, orthodoxes ou réformées
que parce qu’il est sorti du prosélytisme dans sa version militante et militaire.
L’Église romaine est devenue, malgré elle, un Parlement, obligé d’arbitrer entre
ses diverses factions, des plus libérales aux plus intégristes. Même si elle se
pense toujours comme seule dépositaire de la vraie foi, elle consent, non sans
réticences, à dialoguer avec l’athéisme, les protestants, l’orthodoxie, le judaïsme,
l’Islam. Elle a pratiqué l’intolérance par conviction ; la voilà contrainte d’être
bienveillante par raison.
Les grandes religions n’ont plus la possibilité, dans les nations démocratiques,
de faire emprisonner ou exécuter pour blasphème ou parjure ceux qui les
contredisent. Progrès considérable. L’abandon de la conversion violente ou
forcée est une véritable avancée et explique pourquoi le christianisme est devenu
synonyme de douceur (d’autant qu’il est à nouveau persécuté). Plus une grande
foi gagne en aménité, plus elle se résout à l’indulgence. L’espoir de voir la
chrétienté un jour réunifiée est naïf car les diverses dénominations luthériennes,
calvinistes, baptistes, épiscopaliennes, les divers clergés autocéphales d’Orient
ou d’Afrique prospèrent dans leur pluralité et non dans une fausse unité. Tout
monothéisme verse un jour dans un polythéisme de fait, les approches vers Dieu
se multiplient à mesure que l’humanité elle-même se diversifie. Il faut donc
souhaiter que la religion du Prophète, déjà scindée entre chiites et sunnites,
soufistes, druzes et ismaéliens, modernistes et rigoristes, salafistes et Frères
musulmans, officines djihadistes rivales, se divise plus encore, que la Fitna, la
discorde, s’approfondisse entre ses différentes branches, écoles, chapelles,
sectes, obédiences4. On aurait envie de dire d’elle ce que François Mauriac disait
de l’Allemagne en 1949 au moment de la création de la RDA : Je l’aime
tellement que j’en voudrais au moins deux. J’aime tellement l’Islam que j’en
voudrais au moins dix, au moins cent. La pluralité est l’avenir des grandes
confessions.
Dans toutes les villes européennes, australiennes, indiennes ou nord-
américaines défilent, de part et d’autre des rues et des avenues, d’innombrables
églises, temples, synagogues, pagodes, sagement alignées comme à la parade,
convenant à chacun selon ses affinités. Signe de bigoterie ? Peut-être. Mais
surtout de paix civile, de coexistence apaisée des diverses expressions du divin.
À défaut d’une réconciliation universelle des religions, leur cohabitation sans
heurts, chacune constituant pour les autres un défi positif, dans une concurrence
des sacrés. « Là où il n’y a qu’une religion règne la tyrannie ; quand il y en a
deux règne la guerre des religions ; quand il y en a beaucoup advient la liberté »
(Voltaire). En d’autres termes, c’est la religion qui arrête la religion : la légitimité
accordée à l’une s’arrête où commence la légitimité des autres. À cet égard le
« réveil missionnaire » des catholiques français paraît légitime. Plus le
christianisme sera fort, plus l’islam sera sage. Ce que l’on peut souhaiter de
mieux à ce dernier, ce n’est pas la « phobie » ou la « philie » mais l’indifférence
bienveillante dans un marché de la spiritualité ouvert à toutes les croyances.
Mieux vaut la bonté par détachement que la malveillance par enthousiasme.
Mais de cette banalisation, les intégristes ne veulent pas : cela voudrait dire que
l’islam est une religion parmi d’autres, et non l’Unique qui les périme. C’est
toute la difficulté !
1. Premier ambassadeur de l’Empire ottoman auprès du roi de France Louis XV, en 1721. Son
journal servira d’inspiration à Montesquieu pour les Lettres persanes et il sera à l’origine d’un
engouement réciproque entre les deux pays.
2. Cité in Maxime Rodinson, La Fascination de l’Islam, op. cit., p. 101.
3. Edmund Husserl, La Crise de l’humanité européenne et la philosophie, Aubier, 1977, traduction
de Paul Ricœur, p. 49.
4. En septembre 2016 eut lieu à Grozny, en Tchétchénie, sous l’égide du tyran Kadyrov, la réunion
d’un conclave anti-wahabbite réunissant un flot de dignitaires religieux dont le Cheikh Ahmed el-
Tayeb, imam de l’université Al-Azhar au Caire, référence de l’islam sunnite, ce qui constitue un
signe encourageant. Les érudits, partisans d’un islam « quiétiste », n’ont pas mentionné le salafisme
dans leur définition du sunnisme, à la grande fureur de Riyad.
ÉPILOGUE

De l’Histoire comme sommation

« Là où croît le danger croît aussi la force de ce qui sauve. »

Hölderlin

Depuis le 11 septembre 2001, depuis New York, Madrid, Londres, Paris,


Boston, Bruxelles, Berlin, le monde occidental est sorti « de l’âge d’or de la
sécurité » (Stefan Zweig). L’alliance du droit, du marché et de la démocratie,
promise par les nouveaux prophètes, après 1989, a vacillé en même temps que
les Twin Towers. L’Europe n’aimait plus l’Histoire : elle se croyait sortie de ce
cauchemar une première fois en 1945, une seconde après la chute du Mur. Elle
se protégeait contre ce poison à coups de normes, de règles, de procédures, par
une allergie maladive à la confrontation, ravie de se mettre à l’abri des tempêtes.
Pour des peuples aseptisés, engourdis dans le double cocon du consumérisme et
de la paix, les attentats ont marqué le retour de la fatalité qui nous saute à la
gorge, nous force à épouser son cours ou à périr dans l’effroi. La terreur nous
installe dans l’univers de la sommation, du choix entre la vie et la mort. Le bref
cycle de répit inauguré le 9 novembre 1989 avec la chute du mur de Berlin,
s’achève le 11 septembre 2001 avec l’effondrement des tours du World Trade
Center. La paix n’était qu’une parenthèse, la prospérité n’a pas assagi les fureurs
religieuses, les guerres reprennent, d’autant plus meurtrières qu’elles reposent
sur l’indistinction entre civils et combattants.
L’islam n’est pas qu’un problème, il est aussi un symptôme. Quand les barbus
expriment leur aversion de l’Occident, ils n’ont pas à chercher loin, ils n’ont
qu’à piocher dans la littérature et la philosophie européennes des deux derniers
siècles. Nous leur offrons les armes avec lesquelles ils nous attaquent. Le procès
contre l’Europe se poursuit, mené tambour battant, par l’Europe elle-même.
Toute fière de battre sa coulpe avec ostentation, elle revendique le monopole
universel et apostolique de la barbarie. Le Vieux Monde a vaincu tous ses
monstres, l’esclavage, le colonialisme, le fascisme, le stalinisme sauf un : sa
détestation de soi. La mauvaise conscience n’est pas le remords d’un crime
précis, elle est devenue pour beaucoup une identité, la résidence secondaire des
affligés, un refuge commode pour se retirer du siècle. La défroque maudite du
criminel est un confort pour justifier l’abdication. Contre qui nous battons-nous ?
D’abord contre nous-mêmes, nos scrupules, nos doutes dévorants. L’on doit
moins redouter la virulence des fous de Dieu que la virulence de la haine que
nous nous portons et qui commande de nous soumettre. À l’évidence un
continent qui ne s’aime pas ne peut être aimé des autres et se prépare
moralement à la disparition. Il peut être colonisé parce qu’il est devenu
mentalement colonisable.
Mais notre ennemi, dans sa sauvagerie, nous rend service. S’il nous terrorise,
il aiguise aussi notre intelligence de l’adversité, réveille notre esprit de
résistance. Il nous a rendu, malgré lui, le drapeau et le patriotisme. Il a restitué
aux vieilles nations européennes de la ferveur et de la chair. Il a refait du soldat,
du policier des héros positifs au service de leur communauté. Il nous porte
surtout à distinguer ce qui relève des opérations militaires et ce qui ressort de la
confrontation des idées. Nous ne gagnerons pas seulement cette guerre avec des
espions, des tanks et des avions – au risque de reproduire l’impuissance de
l’hyper puissance américaine qui cumule défaite sur défaite depuis quinze ans.
Nous la gagnerons d’abord au niveau culturel, si nous nous persuadons et
persuadons le reste du monde des vertus éminentes de notre civilisation et de nos
mœurs. Comme aux temps du fascisme et du communisme, le champ de bataille
passe par la pensée, les réseaux, les médias, l’argumentation et surtout le souci
pointilleux du sens des mots. On ne tue pas une idée avec des balles. Ne rêvons
pas d’une réconciliation prématurée. Il faut d’abord crever l’abcès, vaincre
l’adversaire avant de lui tendre la main. Ce réveil du religieux, sous sa forme
obscurantiste, nous force à reconsidérer tout ce que nous tenions pour acquis : la
laïcité, l’égalité hommes-femmes, le régime démocratique, la liberté
d’expression, la tolérance amoureuse, le statut de la foi et de l’impiété. Il
contraint la modernité au devoir d’inventaire. Ce qui semblait aller de soi doit
être repensé face aux arguments des fidèles, des théologiens, résolus à ne rien
concéder à nos sociétés permissives. Toute crise est l’occasion de se réformer.
Nous ne sortirons pas indemnes de cette tourmente : ou nous serons brisés, ou
nous serons renforcés dans notre confiance en nous-mêmes et nos capacités
d’agir.
Même s’il ne fait aucun doute que le nihilisme djihadiste sera vaincu un jour
en ce siècle – mais au prix de combien de millions de morts ? –, acceptons qu’un
ennemi nous soit né et nous aide à redevenir vigilants et fiers de ce qui nous
constitue. C’est l’occasion de dire avec Thucydide : « Votre hostilité nous fait
moins de tort que votre amitié. » L’adversaire nous met dans la position
contradictoire de vouloir le vaincre et de vouloir préserver l’énergie qu’il nous
insuffle. On ne choisit pas son temps, on ne choisit pas d’en être ou de ne pas en
être. Il fait effraction dans nos vies, à notre insu, nous enjoint de lui répondre ou
de disparaître. Nous vivons une époque terrible. Tout affreuse qu’elle soit, elle
est pourtant passionnante. Il est impossible de se dérober au défi du siècle
commençant : défaire le fanatisme du Croissant aux côtés des musulmans
éclairés ou modérés qui en sont les principales victimes. Pour cette tâche
immense, il n’y aura jamais trop de bonnes volontés.
NOTE SUR LE TEXTE

Ce livre est l’aboutissement de nombreux articles écrits dès 2003 dans Le


Figaro, Le Monde, Libération. J’ai consacré à l’islamophobie une dizaine de
pages dans La Tyrannie de la pénitence (Grasset, 2006). Enfin j’ai repris ici une
conférence donnée à l’université de Bloomington (Indiana) en 2012 ainsi qu’à
Yale sur l’inversion de la dette entre antisémitisme et islamophobie. La
conférence a été publiée en anglais par Indiana University Press en 2015 dans un
recueil de contributions, sous la direction de Alvin Rosenfeld, sous le titre
Deciphering the new antisemitism. Elle est parue en France dans la Revue des
Deux Mondes en juin 2014.
DU MÊME AUTEUR

Romans et récits
MONSIEUR TAC, Sagittaire, 1976 ; Folio Gallimard, 1992.
LUNES DE FIEL, « Fiction et Cie », Seuil, 1981 ; Points Roman no 75.
PARIAS, « Fiction et Cie », Seuil, 1985 ; Points Roman no 270.
LE PALAIS DES CLAQUES, Points-Virgule, Seuil, 1986.
LE DIVIN ENFANT, Seuil, 1992 ; Points Roman, 1994.
LES VOLEURS DE BEAUTÉ, Grasset, 1997 (prix Renaudot) ; Le Livre de Poche,
2008.
LES OGRES ANONYMES , Grasset, 1998 ; Le Livre de Poche, 2001.
L’AMOUR DU PROCHAIN, Grasset, 2005 ; Le Livre de Poche, 2007.
MON PETIT MARI, Grasset, 2007 ; Le Livre de Poche, 2009.
LA MAISON DES ANGES , Grasset, 2013.
UN BON FILS, Grasset, 2014.

Essais théoriques et critiques


LE NOUVEAU DÉSORDRE AMOUREUX (en collaboration avec Alain Finkielkraut),
« Fiction et Cie », Seuil, 1977 ; Points Actuels, 1981.
AU COIN DE LA RUE, L’AVENTURE (en collaboration avec Alain Finkielkraut),
« Fiction et Cie », Seuil, 1979 ; Points Actuels, 1981.
LE SANGLOT DE L’HOMME BLANC, « L’histoire immédiate », Seuil, 1983 : Points
Actuels, 1986.
LA MÉLANCOLIE DÉMOCRATIQUE, « L’histoire immédiate », Seuil, 1990 ; Points
Actuels, 1992.
LA TENTATION DE L’INNOCENCE, Grasset, 1995 (prix Médicis) ; Le Livre de
Poche, 2008.
L’EUPHORIE PERPÉTUELLE, Essai sur le devoir de bonheur, Grasset, 2000 ; Le
Livre de Poche, 2008.
MISÈRE DE LA PROSPÉRITÉ, La religion marchande et ses ennemis, Grasset, 2002 ;
Le Livre de Poche, 2004.
LA TYRANNIE DE LA PÉNITENCE, Grasset, 2006 ; Le Livre de Poche, 2008.
LE PARADOXE AMOUREUX , Grasset, 2009 ; Le Livre de Poche, 2011.
LE MARIAGE D’AMOUR A-T-IL ÉCHOUÉ ?, Grasset, 2010.
LE FANATISME DE L’APOCALYPSE, Sauver la Terre, punir l’Homme, Grasset, 2011 ;
Le Livre de Poche, 2013.
LA SAGESSE DE L’ARGENT, Grasset, 2016.
Photo de couverture : Justin Lambert / Gettyimages

ISBN : 978-2-246-85758-7

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous


pays.

© Éditions Grasset & Fasquelle, 2017.


Table
Couverture

Page de titre

Exergue

Dédicace

Introduction

PREMIÈRE PARTIE
La fabrique d’un délit d’opinion

1. Disparition de la race, prolifération des racistes

2. Une arme d’intimidation massive

3. Le miracle de la transsubstantiation

DEUXIÈME PARTIE
La gauche malade du déni

4. L’islamo-gauchisme ou la conjonction des ressentiments

5. Un mariage contre nature

6. Culpabilité de la victime, innocence du bourreau

TROISIÈME PARTIE
Musulmans égale juifs ?

7. Du principe d’équivalence au principe de substitution

8. Des exterminations « à gogo »

9. Le Juif, blanc maudit


10. Un racket sémantique

QUATRIÈME PARTIE
Sommes-nous coupables d’exister ?

11. La criminalisation de la réticence

12. Les minorités, protection ou prison ?

13. Le racisme des antiracistes

14. Décoloniser l’Occident ?

CINQUIÈME PARTIE
Quel avenir pour Dieu ?

15. La guerre à la terreur, un faux-semblant ?

16. La Résistance ou la Pénitence

17. Les valeurs occidentales ne sont pas négociables

18. La fatigue de Dieu

19. Grandeur et tragédie de la tolérance

Épilogue

Note sur le texte

Du même auteur

Copyright

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