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Pour la première fois, le chamanisme authentique, tradition magico-

religieuse qui a rayonné jadis sur le nord de l’Europe, de l’Islande à la


Sibérie - et qui n’a rien de commun avec le chamanisme dévié en sorcellerie
qui se perpétue en Amérique du Sud ou en Afrique noire -, est présenté ici
comme l’ancêtre et l’instigateur du druidisme. Les chants, les légendes, les
poèmes de l’Islande, de l’Irlande, de l’Armorique appuyés par l’Edda
germano-scandinave, le Kalevala finnois et les bylines russes, révèlent un
fond commun nordique, dont l’Hyperborée pourrait être la racine.
Les chamans eux-mêmes ressemblent comme frères jumeaux à nos druides.
Techniciens du sacré, ils règnent sur leurs communautés en psychopompes
et en medecine-men. Pionniers d’une médecine psychosomatique, ils
agissent sur le psychisme collectif par la “ kamlénie ”, théâtre rituel
caractérisé par une transe, les propulsant à des niveaux de conscience
supérieurs.
Ayant prise sur les esprits de la nature, pratiquant le jumelage animal ou
végétal et le “ mariage avec la fée ”, ils détiennent le secret des
métamorphoses et le code des runes porteuses d’énergie cosmique.
Leur message, transmis au cours des millénaires, s’est prolongé non
seulement par le druidisme mais, par la culture grecque liée à la pensée
nordique. Il survit aujourd’hui dans notre poésie, dans notre théâtre, dans
notre cinéma ; Keats, Shelley, Shakespeare, Mistral, Baudelaire, Rimbaud,
Leconte de Lisle, Cocteau, Delannoy nous transmettent à leur insu le rêve
de nos lointains aïeux, clé de notre civilisation.
RENÉE-PAULE\GUILLOT

LE CHAMANISME
ANCÊTRE DU
DRUIDISME

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT


PARIS
… Je
est un autre…
RIMBAUD

… Nous emmenâmes trois vaches ; Elles nagèrent sur la


mer…
Légende de Cûchulainn
Introduction
Une vision d’ambassadeur — Une culture magico-religieuse — Des
recettes archaïques pour annoncer la Science — Les ancêtres
géants — Lönnrot et les « mots de l’origine » — Finlande/Irlande, en ligne
directe — Paléologue : « Russes et Celtes… d’étranges affinités ! » — Les
Tuhata de Danann : Hyperboréens et professeurs des Celtes — Les émigrés
de la glace — D’Islande en Sibérie, l’aire nordique : un mythe toujours
vivant.

28 juillet 1969, trois heures cinquante-six minutes, heure de Paris.


L’Américain Neil Armstrong pose les pieds sur la Lune… Son compagnon,
Edwin Aldrin, le rejoint bientôt.
Sur Terre, cinq cents millions de téléspectacteurs vivent un suspense
bouleversant. Les guerres, les haines, les intérêts politiques ou financiers
sont un instant oubliés. Les querelles partisanes s’effacent dans
l’enthousiasme que suscite cet exploit : l’homme a vaincu l’espace ! Il
connaît désormais plusieurs univers. Il a ébranlé une. croyance millénaire
en prouvant qu’il pouvait échapper à l’espace terrestre.
Sur les poussières lunaires, nulle tempête n’effacera jamais la trace de ses
pas !
Qui comprend alors que l’événement dépasse la performance
scientifique ? Qu’il marque peut-être le réveil d’une culture qui fut nôtre, et
où les périples interplanétaires étaient monnaie courante ?
Les Celtes qui les accomplirent ne disposaient ni de fusées ni de capsules
spatiales, mais de rêves les entraînant en des « navigations » où ils
dépassaient la surface des choses. Ces songes n’étaient pas dus au hasard.
Ils dérivaient d’une technique, d’un savoir et d’un art transmis à la Celtide
par les anciens chamans. Ces lointains occupants des régions nordiques
avaient la hantise du Sacré. L’un de leurs rituels consistait en un « voyage »
à travers les mondes auquel ils associaient leur clan, pour lui faire découvrir
les énigmes humaines. Leurs ouailles, bien avant nous, vécurent
l’éblouissement des départs intersidéraux. Mais leur queste était la même :
une plongée dans un au-delà qu’il faut apprivoiser pour en capter les
richesses ; une tentative de dépassement de soi-même ; la prise de
conscience d’un destin qui fait de l’homme l’égal d’un dieu.
C’est un Russe, Ever Yssbrant Idos, ambassadeur de Moscou qui évoque
le premier les chamans. Il les a rencontrés en traversant la Sibérie en 1692,
à son retour de Chine :
— Ils sont vêtus de peaux de serpents, explique-t-il à son prince et à ses
conseillers. Ils portent aussi des plumes d’oiseaux, des ramures de cervidés,
se métamorphosent en ours, en aigles, en cygnes, guérissent les malades,
ressuscitent les morts…
Ses auditeurs l’écoutent, sceptiques. N’a-t-il pas rêvé, halluciné par le
vent de la steppe ou par les légendes sibériennes qui dotent les poulains de
huit pattes et accrochent les astres à la cime des pins ?
Il insiste :
— Ils marchent sur des braises, ils volent dans les airs…
Comment le croire ? Autour de lui on s’interroge : Aurait-il perdu
l’esprit ?
Pour convaincre les incrédules, il écrit le récit de ses aventures. Un cercle
restreint le lit, tourne la page… oublie !

Un siècle plus tard, des archéologues et des anthropologues décident


d’explorer le Nord inconnu. Ils sont russes pour la plupart, de formation
scientifique, ni visionnaires, ni tentés par l’Imaginaire.
De forêts en déserts, ils pénètrent au cœur de tribus ignorées
qu’encerclent le froid, le silence et la glace. Ils entrent en contact avec les
Vogouls, les Ostiaks, les Yakoutes, les Samoyèdes, les Toungouses. Ils
confirment les dires d’Yssbrant Idos : des hommes extravagants vivent sur
un sol désolé. Ils lévitent… Et ils empruntent, à leur gré, le pelage, l’allure,
l’instinct des animaux. Ils sont également medecine-men. Dépourvus de
toute connaissance médicale, ils incisent les chairs sans laisser de traces. Ils
opèrent à mains nues. Ils réalisent des cures miraculeuses.

De nouveaux explorateurs se mettent en route. Ils gagnent la confiance


des chamans. Ils recueillent leurs confidences. Ils assistent à des kamlénies,
séances au cours desquelles le mage, vêtu de son costume rituel, armé de
son tambour, de ses grelots, de ses miroirs, entre dans une transe qui est le
tremplin de sa puissance. Chantant, dansant jusqu’à l’extase, il est censé
quitter son corps pour pèleriner en double dans l’espace. Mais tandis qu’il
se « meut » au loin, il continue de moduler, mimant les aléas de son périple
extra-terrestre. Metteur en scène d’un théâtre vivant et spontané, il révèle
aux ethnologues des richesses insoupçonnées. Ils peuvent réaliser le puzzle
et la synthèse du Chamanisme…
Celui-ci, jugent-ils, ne constitue ni une religion ni une philosophie ; mais
une culture magico-religieuse fondée sur la croyance en un monde
surnaturel, parallèle au nôtre.
Ce monde est à deux étages, le haut, le bas. Mais leur frontière n’est pas
strictement délimitée. Ils se complètent plus qu’ils ne s’opposent. Si bien
que les chamans peuvent y évoluer à leur gré, passant d’un niveau à l’autre,
sans encombre, d’ascensions célestes en descentes infernales.
Pourtant, rien de prime abord ne désigne ces surdoués. D’apparence
simple, humbles de cœur et d’esprit, ils sont proches de la nature et de leur
clan qu’ils ne quittent jamais. S’ils œuvrent en vase clos, ils dialoguent
néanmoins avec l’univers et des voix insolites répondent à leur appel.
Ils ne savent rien de l’astronomie mais ils connaissent le ciel, la marche
des planètes, le code des étoiles.
Ils n’ont aucune idée des techniques modernes, mais ils les annoncent par
leurs propres recettes.
Semblent-ils incultes, sauvages, barbares ? Mais ils manient des énergies
insoupçonnées et ils font voler en éclats l’espace et le temps !

Nomades de l’Infini, ils vivent, en effet, au-delà de leur époque.


Percevant les marées du passé, les rythmes du futur, ils ne cessent de se
référer à une époque lointaine et paradisiaque, peuplée d’ancêtres géants,
maîtres des éléments. C’est cette histoire exemplaire qu’ils remémorent
dans leurs kamlénies en tant que mythe à sauvegarder dans la psyché
collective, pour le prolonger et l’imiter.
Ces grands aïeux, évoqués de bouche à oreille depuis des générations,
seraient venus d’Ailleurs. Expulsés de leur zone originelle, ils auraient
échoué en Sibérie septentrionale après avoir vécu un cataclysme inouï : une
sorte de drame cosmique paraissant en rapport avec la Polaire dont
l’ourse — signe du nord — reste le hiéroglyphe.
Folklore ? Légende ? mais qui ne se limitent pas à la Sibérie et que nous
retrouvons dans tout l’espace nordique…
Tandis que les ethnographes pénètrent dans l’antre des chamans, d’autres
pionniers d’un autre style se manifestent aux deux pôles extrêmes de
l’Europe : en Finlande à l’est, en Irlande, au Pays de Galles, en Armorique à
l’ouest. Ils ne sont ni savants, ni géophysiciens. Mais ils ont le sens des
valeurs authentiques. Et leur âme est celle des poètes.

En 1802, un enfant, Elias Lonnrot, naît en Finlande sur les bords du lac
Valkjärvi. Petit paysan fait d’îles et de vent, il est très vite fasciné par les
Bardes qui chantent leurs runots. Au début du XIXe siècle, en effet, des
chanteurs parcourent encore la terre finnoise. Nantis de leur cithare, le
kantélé, ils modulent de village en village les « mots de l’origine », soit la
geste des ancêtres. Mais leurs lieder, jamais transcrits, se seraient perdus
sans Lonnrot. Ayant obtenu ses diplômes de médecine, celui-ci décide de
réunir ces chants. Tâche ardue : déjà les conteurs se font rares. Ils se
cachent, craignant d’être cités en justice pour sorcellerie, car leurs poèmes
débouchent sur la magie… Lönnrot part à leur recherche, en Laponie, en
Russie, en Estonie, en Livonie et surtout en Carélie. C’est là qu’il écrit sous
la dictée des derniers grands Bardes les runes secrètes dont l’origine
remonte à la nuit des temps. Il en résulte un ensemble éblouissant de
cinquante mille vers d’une incomparable beauté !
Révélé au public sous le titre de Kalévala : Terre des géants, son contenu
paraît lié à une très antique tradition préceltique. L’archaïsme de ses
tournures, sa simplicité, sa transparence nous inclinent du moins à le penser.
Certes les thèmes primitifs ont reçu quelques ajouts mais dus à des chantres
qui restaient branchés sur l’âme collective. Lönnrot, quant à lui, se gardait
de tout remaniement. Il nous livrait, pure, cette poésie séculaire que les lacs
et les forêts touffues avaient protégée des courants dits civilisateurs.
Or que retrouvons-nous à travers l’épopée kalévalienne ? Les hommes,
les coutumes, les croyances, les rites, la magie décrits par les observateurs
du monde chamanique ; et régnant sur cette histoire mythique, des sages
s’envolant dans l’espace, plongeant dans les Enfers et parlant — en
chamans — la langue des oiseaux !
Des lignes de force méconnues relieraient-elles les îles de Finlande aux
îles d’Irlande et de Bretagne ?
Alors qu’Elias Lönnrot entreprend sa queste de Bardes, quelques lettrés
occidentaux tournent le dos à la culture gréco-romaine dont ils sont
imprégnés. Ils balaient les poussières du classicisme sous lesquelles dort
l’héritage celtique. Des Gallois, des Irlandais prennent la tête du
mouvement. Ils redécouvrent les poèmes et les chants de leurs pays que les
anciens Fillii — détenteurs du message druidique — apprenaient par cœur
pour les transmettre de père en fils. Les Druides interdisant l’écriture de la
tradition sacrée, il avait fallu attendre l’ère chrétienne pour qu’ils fussent
transcrits par les moines. Ceux-ci les édulcorèrent suivant leurs propres
croyances mais sans parvenir à en altérer la signification. Et leur œuvre,
achevée avant le déferlement scandinave, reste parfaitement originale.
D’autant que l’Irlande n’a pas été occupée par les Romains destructeurs
d’humanisme. Demeurée intégralement celtique, elle a perpétué, à travers
les enluminures monastiques, le plus pur du génie celte.

Les Bretons suivent rapidement l’exemple des Irlandais. Eux aussi


accomplissent leur retour aux sources, avec tout autant d’enthousiasme
mais bien plus de difficultés ! Car l’Armorique — ainsi nomme-t-on la
petite Bretagne — n’a pas eu la chance de trouver ses scribes. Si, dès le
XIIe siècle, elle a inspiré la littérature européenne courtoise, ses chants
héroïques n’ont eu l’imprimatur qu’aux temps modernes. Mais cette attente
n’a pas abâtardi sa substance. Celle-ci regroupe les thèmes des sagas
irlandaises, galloises et finnoises : la vie, la mort, l’étroite imbrication de
mondes qui se chevauchent, les métamorphoses, l’intimité avec les règnes
de la nature. Ce sont là les schèmes éternels traités par le théâtre
chamanique et vécus par le medecine-man qui ressemble, à s’y méprendre,
au sage et au Druide de l’épopée celtique.
Nous ne serions pas étonnés de rencontrer le « vieux et ferme
Vaïnämöinen » du Kalévala dans cette île d’Emaïn où les Druides convolent
avec des femmes-fées ; ni de croiser Finn, Lug ou Merlin dans les forêts de
bouleaux nordiques ou pêchant le saumon de la sagesse dans un lac
reflétant la petite ourse portée par la cime d’un pin… Encore moins de les
voir chamaniser sous le costume rituel du mage sibérien.
Au début du xxe siècle, un fin psychologue aura l’intuition d’un rapport
entre ces ethnies apparemment si dissemblables et séparées par des verstes
de terre, de mer et de ciel. Maurice Paléologue est alors ambassadeur de
France à Saint-Pétersbourg. Il côtoie à tout instant des Finnois, des
Caréliens, des Sibériens qu’il désigne sous le nom de Russes. Or, écrit-il
dans son Journal : « Je suis souvent frappé d’une étrange affinité entre
l’âme russe et celle des peuples celtiques, Bretons d’Armorique, Gallois,
Irlandais 1… »
Cinquante ans plus tard, le spécialiste du Celticisme Jean Markale élargit
cette optique en établissant une relation entre le Druidisme et le
Chamanisme sibérien : « … Druidisme et Chamanisme présentent de tels
points communs qu’il est difficile de ne pas entrevoir des rapports non
seulement possibles mais probables 2… »
Ce n’est pas tout. Un nouvel apport étoffe ces analogies et complète le
« film » nordique.
De la même veine que le Chamanisme/Druidisme, s’avère, en effet, la
tradition germano-scandinave de l’Edda. L’ouvrage comprend deux tomes :
l’Edda poétique ou ancienne, due à des poètes islandais, norvégiens, danois,
anonymes pour la plupart et reproduisant les thèmes oraux des anciens
conteurs : et l’Edda de Snorri Sturluson, remontant à l’orée du XIIIe siècle.
L’auteur est l’antithèse de Lönnrot : un haut personnage, islandais de bonne
souche et habile politique qui gouverne vingt ans son pays. Historien probe,
bien informé, Snorri se révèle moderne dans sa méthode et ses conceptions.
Son œuvre est un Traité d’initiation à la mythologie nordique destinée aux
jeunes poètes. Il comporte une histoire du monde, ainsi qu’un exposé de
cosmogonie et de théogonie anciennes. Mais son intérêt réside surtout dans
les très vieux textes dont il est semé : poèmes, incantations, strophes
scaldiques provenant de manuscrits aujourd’hui disparus et remontant à une
tradition orale similaire à celle des Irlandais et des Finlandais.
Confrontés à ce fonds commun perpétué de la Sibérie à l’Islande, que
pouvons-nous conclure ? Sinon que ce contenu mythique doit se référer à
un complexe ethnique originel… à ces fameux ancêtres dont les chamans
tentent de rééditer les exploits et que les scénarios eddiques, celtiques,
finnois évoquent avec une constance obsessionnelle : les grands aïeux
dispersés par un drame planétaire, dans lequel la Polaire joue le rôle d’un
phare qui se serait brusquement éteint…
Mais de quelle tragédie s’agit-il ? De quel habitat primitif ? Et surtout, de
quels peuples ?
C’est encore Jean Markale qui nous ouvre la piste, évoquant les
prédécesseurs des Celtes d’Irlande, les Tuhata de Danann. « Organisés en
aristocratie guerrière et religieuse », ce sont des constructeurs de
mégalithes. Ce sont aussi « des savants, des artistes, des magiciens, dont
l’influence sur le Druidisme fut décisive. Or, ces Tuhata n’étaient pas natifs
de l’île. D’où venaient-ils donc ?
« Des îles du nord du monde, déclare l’auteur des Celtes, qui ajoute :…
Ce qui les range dans la catégorie des fameux et mystérieux
Hyperboréens 3… »

C’est sur cette route que nous allons les suivre. D’autant mieux que le
nom des Tuhata à consonance runique est proche de Tiuth, dieu de
l’Hyperborée, régent de la Polaire et de l’île de Thulée… De cette Thulée
que Goethe, contemporain de Lönnrot, nous a léguée dans une ballade à
jamais inscrite dans notre inconscient de race. Le roi de Thulée, nous dit-il,
était

« … fidèle jusqu’au tombeau ;


En mourant, sa mie
Lui donna une coupe d’or. »

« Rien ne lui était plus cher :


Il la vidait à chaque repas.
Et ses yeux s’emplissaient de larmes
Chaque fois qu’il y buvait… »

Puis, sur le point de mourir à son tour, entouré de ses chevaliers, dans son
château perché sur la mer, le vieux buveur

« but une dernière fois la chaleur et la vie,


Et jeta la coupe sacrée
En bas, dans les flots.

Il la vit tomber, se remplir


Et s’enfoncer dans la mer.
Ses yeux s’éteignirent :
Jamais plus il ne but une goutte 4. »

Qui d’entre nous n’éprouve une étrange émotion à cette lecture ? Qui
n’est pris sous le charme d’une indicible mélancolie ? Comme si cet amour
perdu nous concernait directement. Comme si, par les mots d’un poète, une
vieille tendresse, latente mais inoubliable, se réveillait enfin !

Thulée fut-elle la patrie originelle, le centre primordial dont descendirent


les ethnies du Nord ? Plusieurs auteurs veulent qu’un lieu désigné il y a
quelques centaines d’années comme pôle. nord ait été « l’île sainte »
d’ancêtres dotés d’une spiritualité transcendante. Les textes les dépeignent
comme des « êtres de cristal, transparents ». Ils n’existeraient donc qu’en
tant que radiations. Celles-ci pourraient émaner d’un épicentre céleste,
utilisé comme relais d’une énergie cosmique à répercuter sur un chakra
terrestre.
Mais où situer ce chakra ? L’ensemble des chercheurs évoquent la terre
dite Hyperboréenne, mythique pour les uns, réelle pour les autres. Nous
croyons pouvoir l’envisager sous ce double aspect : la première étant
l’archétype, l’idée métaphysique de la seconde.
De cette dernière nous ne pouvons guère douter. Pline l’Ancien, Diodore
de Sicile, Virgile, Sénèque, Léonard de Vinci y font allusion. Et parmi les
modernes, Hélène Blavatsky dont nous connaissons la tendance à gonfler
l’événement, mais qui a eu accès à des sources ignorées des Occidentaux :
« La terre hyperboréenne, écrit-elle, la contrée qui s’étend au-delà de la
Borée était un continent réel, une terre bona fide qui ne connaissait pas
l’hiver à cette époque primitive… Ceci peut être considéré comme une
fiction poétique maintenant, mais c’était une vérité poétisée à cette
époque 5. »
Ces données seront appuyées plus tard par le philosophe Julius Evola.
Rappelant l’évolution civilisatrice accomplie entre la fin du glaciaire et le
début du néolithique par des ethnies à teint clair venues du nord, il souligne
que certaines d’entre elles avaient pour point de départ « une terre atlantico-
occidentale où s’était constituée une sorte d’image du centre nordique… Le
centre hyperboréen reçut entre autres dénominations celle de Thulée, d’île
Blanche ou de la Splendeur ». Et il conclut : « Des souvenirs concordants
parlent de la disparition de cette terre devenue mythique par la suite, en
rapport avec une congélation ou un déluge. C’est la contrepartie réelle,
historique, de diverses allusions à quelque chose qui, à partir d’une certaine
époque, aurait été perdu ou serait devenu caché ou introuvable 6. »

Les éléments rassemblés par la géophysique et l’astronomie nous


autorisent, d’autre part, à poser l’hypothèse d’une oscillation de l’axe du
pôle bouleversant l’équilibre universel. Les conséquences en auraient été
l’apparition de l’Atlantique recouvrant des terres brusquement submergées,
d’une partie de l’Europe jusqu’alors sous-marine et l’envahissement plus ou
moins progressif de la zone polaire à climat tempéré, par le froid et la glace.
Ce serait sous l’effet de cette glaciation rendant toute vie impossible que
les Boréens auraient émigré. Et où se seraient-ils réfugiés si ce n’est dans
les premiers espaces protégés qu’ils allaient rencontrer au sud de leur
habitat primitif ? Soit une aire correspondant à la Sibérie septentrionale, aux
actuelles Terres du Nord, à la péninsule de Kola et aux environs de la mer
Blanche.
Tacite mentionne justement une peuplade d’origine inconnue, installée il
y a quelques millénaires sur les bords du lac Ladoga et qu’il nomme les
« Finni ». Ceux-ci pourraient être les anciens Finnois qui, précédant les
tribus venues de l’Oural, leur donnèrent leur nom. Lequel apparaît aussi
dans les « Fiana », hommes de Finn l’Irlandais, ancêtre de l’Ase blanc dont
l’île Verte et l’Écosse conservent le souvenir.
Au cours des âges, les descendants de ces groupes primitifs auraient
poursuivi leur migration. Ils se seraient propagés dans des régions fort
éloignées les unes des autres mais que nous pouvons approximativement
situer.
Les uns, après de brefs périples, s’installaient définitivement sur une
trajectoire sise entre le nord-est de la Sibérie et la Finlande. Avec des points
d’impact en Carélie, en Estonie, en Livonie. Les immigrants apportaient
dans leurs bagages les doctrines et les techniques du Chamanisme.
Les autres, issus du même contingent, essaimaient en deux clans. Le
premier se dirigeait vers la Sibérie centrale jusqu’à l’Altaï. Le second
prenait la route de l’Oural, puis du Caucase.
C’est à ce point de vue que paraît se rallier le professeur Ivar Paulson de
l’université de Stockholm, évoquant la période linguistique ouralienne dont
on peut suivre la trace, dit-il, jusqu’au IVe millénaire avant J.-C. « Notre
connaissance actuelle de la préhistoire, souligne-t-il, permet de penser que
le groupe qui parlait l’ouralien était constitué par les premiers habitants de
la partie ouest de l’Eurasie septentrionale… A la fin de la dernière
glaciation, ils occupèrent tout le nord de l’Europe, de la Baltique à l’Oural
et sans doute un peu plus 7… »
Parmi ces « Baltes », certains renoncèrent à ces itinéraires et
s’engagèrent dans une tout autre direction. Leur destin allait les entraîner
jusqu’à l’ouest de l’Europe, vers l’Islande. Mais au cours de leur voyage,
beaucoup firent halte en Armorique, au Pays de Galles, en Irlande. Ils s’y
implantèrent, érigeant dolmens et menhirs sur les hauts lieux du futur
monde celtique. Ce furent les Tuhata de Danaan, prédécesseurs des Celtes.
Ces Celtes sont nos grands-parents. Ce sont eux qui nous ont dotés d’une
pensée dynamique, d’une foi, d’un enthousiasme jamais démentis au long
de notre histoire. Or celle-ci s’éclaire d’une singulière clarté : par l’élite
celtique, gardienne de l’antique tradition, nous touchons à l’Hyperborée.
Elle est pour nous — comme pour le roi de Thulée — la coupe d’un amour
fabuleux à jamais perdu. D’où la fascination qu’elle exerce sur nous. Elle
est notre talisman !
Nous ne sommes pas seuls, néanmoins, à pouvoir nous en réclamer. Car
si les rescapés hyperboréens se sont scindés en trois rameaux, ils ont pu
conserver leur unité spirituelle, et maintenir une tradition sacrale, perpétuée
jusqu’à nos jours. Nous en retrouvons la trace non seulement sur l’espace
situé entre Sibérie et Islande, mais en Scandinavie, dans le nord de
l’Allemagne et de la France, en Grande-Bretagne et dans les îles anglaises
proches du continent.
Certes, le message ancestral ne nous est pas parvenu dans son intégrité.
Aucune transmission ne s’effectue à l’état pur. La foi, la pensée voyagent
avec l’homme et, avec lui, se transposent. Les mouvements des peuples, les
migrations, les guerres, les métissages aboutissent à une dégradation du
mythe.
Altéré, usé, tronqué, celui-ci subsiste pourtant. Il se faufile dans les
coutumes, dans la littérature et plus encore dans un tempérament qui est
défi à la destinée, maîtrise de la mort, amour passionné de la vie et des
énigmes de l’univers. Une queste magique et très réservée qui n’est ouverte
qu’aux seuls chamans et aux seuls Druides. A une élite, en un mot, parmi
laquelle il n’est pas de yogis aux immobilités pensantes, mais des hommes
qui agissent, à coups d’élans et d’expériences surnaturels. Les chamans
lévitent dans les cieux et les Enfers. Les Druides conduisent leurs
« navigations » aux extrêmes limites de l’au-delà. Les héros germano-
scandinaves combattent pour gagner les îles bienheureuses d’Avallon. Le
monde nordique est un cheminement vers l’Infini et l’Absolu.
Mettant nos pas dans ceux de nos grands-aïeux, nous allons à notre tour
visiter ce Temps où tous les temps se rejoignent, cet Espace où se fondent
tous les espaces. Nous partirons de ces steppes et de ces forêts où s’est
épanoui le chamanisme pour nous rendre chez les Lapons et les Esquimaux,
ultimes tenants de la tradition.
Mais nous n’oublierons pas que la mythique des chamans ne peut se
saisir que liée à son environnement psychique. Nous avons vu qu’une
ancestralité commune et de mystérieuses ondes de force l’associaient à
notre propre culture. Nous comprendrons bientôt comment elles
l’amplifient et la prolongent. Pour cela, nous rayonnerons de la toundra à
l’Islande en passant par la Scandinavie, la Germanie, les deux Bretagne…
sachant bien que la coupe de Thulée n’est pas tout à fait perdue.
Elle dort seulement sous nos eaux profondes. La mer l’a engloutie. Mais
elle garde le rythme qui a bercé nos dieux. Et cette mer est celle qui baigne
nos rivages…
I.

L’élection chamanique
L’élection : un drame bouleversant — Les jeux du double — La névrose
initiatique — Une position mortifère — La torture, prix des pouvoirs.
La chaleur magique — Les pouvoirs brûlants — De l’hypothalamus à la
kundalini — Les chakram, nœuds d’une anatomie surréelle — Les saints et
les dieux brillent — La lévitation — Le morcellement, signe du
chaman — Les valences de l’os — Osiris en morceaux — Voir son
squelette — Ossements : ancestralité — L’héritage des ancêtres — La voix
des tertres.

La Sibérie, entre la steppe et la toundra. Là, sont nés les premiers


chamans, chefs spirituels de leur clan, medecine-men, démonologues et
spécialistes d’une transe durant laquelle ils parcourent les mystérieux
circuits de l’au-delà. Des surdoués, en quelque sorte…
C’est pourquoi n’est pas chaman qui veut. Il faut le don. Mais il doit être
ratifié par l’Élection qui peut avoir une double origine : humaine, dans le
cas d’une transmission héréditaire ; divine, s’il s’agit d’un vouloir des
dieux.
Les Sibériens admettent la passation des pouvoirs d’une génération à
l’autre, en ligne paternelle ou maternelle, avec des variantes suivant les
tribus. Chez les Ostiaks et les Samoyèdes, le fils d’un chaman est averti de
son destin et programmé pour l’accomplir dès ses jeunes années. A peine
son père a-t-il fermé les yeux, qu’il sculpte la main du défunt dans un
morceau de bois. Ce totem, fixant l’ombre du mort, va lui permettre de
récupérer sa sagesse et ses pouvoirs.
Cet héritage n’est pas toujours accepté de gaieté de cœur. Mais malheur à
celui qui tente de s’y soustraire ! Les esprits attachés à son
prédécesseur — et désormais en « chômage » — le harcèlent pour le
ramener à ses devoirs. Il connaît épreuve sur épreuve : ses chevaux
s’emballent, son isba brûle, il perd ses biens, sa santé… Que faire pour les
recouvrer, sinon céder au « chantage » ?
Il advient, en sens inverse, que les esprits refusent l’héritier, le jugeant
indigne d’une telle charge. Ils choisissent alors dans la communauté
l’enfant qui leur paraît doté des aptitudes requises. Des signes ont marqué
sa naissance : est-il venu au monde avec une chemise ? Ce sera un grand
chaman. La chemise était-elle longue ? Ses exploits seront remarquables…
Quel que soit l’élu, l’aventure prend pour lui l’aspect d’un drame qui
bouleverse sa vie. Ce n’est qu’un adolescent ? C’est déjà un marginal… Il
s’écarte des fêtes, des jeux, craint les cris, redoute les coups. Solitaire parmi
les siens, nul ne le comprend, si ce n’est un aïeul qui, les paupières mi-
closes, le fixe parfois, pensif… Le garçon n’a cure de ce silence complice.
Il lui arrive de fuguer. Rasmussen, l’explorateur danois de l’Arctique,
rencontra l’un de ces errants qui était parti vers le grand désert blanc. Son
existence n’était qu’une suite de douleurs déchirantes et de joies
inexplicables : — Parti de chez moi, confia-t-il à Rasmussen, je ne tardai
pas à devenir triste. J’avais envie de tomber par terre pour pleurer et je me
sentais malheureux sans savoir pourquoi… A ces navrances, succédait
l’allégresse : — Sans raison, tout changeait brusquement et j’éprouvais une
grande joie… Une joie si forte que je ne pouvais la contenir et je devais me
mettre à chanter à pleine voix ; un mot, toujours le même : Joie ! Joie ! de
toute la force de mes poumons 1…
S’il n’a que six ou sept ans, le futur candidat à l’initiation n’ose fuir. Il
n’en a ni le courage ni les moyens. Il se contente de quelques incursions
vers le nord où l’iceberg, seul lui aussi, rêve sur la mer. Le plus souvent, il
court vers la forêt vêtue de mousses grises. Il n’est heureux que là…
recroquevillé sur le sol où se répercute l’écho des bêtes ; ou le dos collé aux
mélèzes, à l’affût du vent qui emporte l’aigle vers les nuages.
Rentré au village, il ne parle pas. Il garde pour lui ses presciences. Si
l’ancêtre l’interroge, en secouant sa barbe blanche, il se mure dans l’ombre,
les yeux remplis de larmes, ou le visage illuminé, comme en extase…
La nuit, il hurle dans son sommeil, débite des incohérences, terrifié à son
réveil par le souvenir des ombres translucides qui l’ont assailli alors qu’il
dormait, et qu’il a vues danser à travers son corps. C’est qu’une part de lui-
même appartient encore à la sphère des vivants, l’autre se mouvant déjà
dans l’orbe des esprits qui forgent son double. Celui-ci est identique au
corps éthérique décelé par les biologistes modernes : un jumeau du corps
physique inhérent à tout être mais invisible, car conçu de matière subtile et
vivant d’une vie latente, en potentiel inemployé. C’est sur sa structuration
en tant que véhicule des mondes surréels qu’est fondée la technique
chamanique.
Or ce double ne se fortifie et ne s’organise qu’en état d’assoupissemnt ou
d’hypnose : d’où la tendance du futur chaman à somnoler en plein jour sous
l’effet de forces irrésistibles agissant sur son système sympathique.
Peu à peu, ses névroses s’accentuent. Il sursaute à chaque bruit, refuse la
nourriture, se jette dans le feu, dans l’eau. Tente-t-on de le raisonner ? Il se
calme, parle, rit. Pas pour longtemps ! Le délire le reprend. Il tremble, bave,
se roule à terre. Ses frères et sœurs terrifiés se cachent… Mais les adultes
savent à quoi s’en tenir : c’est là le mal sacré dont on ne guérit que pour
devenir chaman. Il en subira les stigmates jusqu’à ce qu’il ait dominé les
esprits qui le taraudent. Longue torture : — Pendant neuf ans, racontera un
chaman yakoute à Harva, l’un des spécialistes du Chamanisme, je luttai
contre l’esprit…
Neuf ans ! des années de lutte, de souffrance coupées de rares bonheurs,
des instants de paix, payés de désespérance. Neuf ans, peut-être
davantage…
A cette élection lancinante des esprits, l’élève préfère-t-il celle des
dieux ?
La première est lente, douloureuse mais elle n’est pas périlleuse. La
seconde permet un noviciat plus court tout en impliquant, elle aussi, les
affres de la prédestination. Mais elle est plus brutale, plus dangereuse et elle
exige un organisme de fer en raison des tensions qu’elle impose. Elle est en
effet de type fulgurant. Ce vouloir divin ne se manifeste pas par une
maladie psychosomatique mais par un accident : l’élu reçoit la foudre,
symbole de l’origine céleste des pouvoirs qui lui seront accordés. Dans les
chaumières on perçoit l’éclair qui fend la forêt où il casse du bois. On
accourt. La terre est calcinée, lui, inerte au sol. Mais il vit… murmurant
dans sa fièvre des mots hallucinés…
S’il n’est foudroyé, il est frappé par des pierres tombées du ciel, des
boules de feu. Il glisse dans la banquise en harponnant le phoque, dans la
rivière gelée en taquinant le saumon. Il est blessé par un morse, désarçonné
par un étalon…
Il est aux portes de la mort. Nulle médecine ne le soulage. Nulle herbe ne
le guérit. Lui seul peut et doit se sauver.
Quelle que soit son origine, l’élection revêt toujours l’aspect d’un
scénario tragique : rupture d’avec le réel, fin et recommencement, mort et
résurrection.
Cette ambivalence marque toute l’existence du chaman : mourir à soi-
même, renaître, tel est le leitmotiv de son apprentissage. Dès qu’il le
comprend et répond à l’Appel, il est pris en charge, soutenu, instruit par des
maîtres pédagogues.
Des collèges de chamans se perpétuent, au début de notre ère dans
l’Oural Baschique. Hérodote signale qu’ils fournissent en magiciens les
tribus des Argipéens 2.
Ces écoles à caractère sacral se sont maintenues jusqu’à nos jours, chez
les Bouriates, affirme Marcelle Bouteiller 3. Mais aux temps préhistoriques,
c’est simplement un vieux chaman — en demi-retraite — qui est désigné
pour enseigner l’apprenti et le « forger » à la façon dont l’alchimiste triture
et « tue » la matière première enclose dans l’athanor.
En l’occurrence, le creuset est une grotte fichée dans la montagne, une
cabane perdue dans la forêt, un igloo taillé dans les glaces… aires de
solitude marquant la rupture avec l’enfance qui s’achève. Là, le gourou
commence à raconter au néophyte la Saga de son clan. Quels furent les
grands Aïeux ? Leurs actes héroïques ? Leurs coutumes magico-
religieuses ? Peu à peu, le disciple prend conscience d’une genèse qui le
valorise. Car c’est lui qui, bientôt, sera le dépositaire de la tradition des
Anciens. A leur suite, il deviendra le garant du passé et de l’avenir des
siens.
Mais cette certitude ne lui apporte pas la sérénité. A l’écoute d’une
Histoire dont il est l’aboutissement, il éprouve l’étrange sentiment de sa
mort imminente : une mort qu’il ne subira pas comme un fait inéluctable
mais qui sera provoquée, voulue pour être le support de sa résurrection. Car,
pour renaître à un niveau supérieur, il faut mourir à l’ignorance, aux
illusions, à la programmation ancestrale.
Une telle queste débouche sur l’angoisse et la terreur qu’intensifient les
recettes « d’usure » : l’adolescent reçoit l’ordre de limer une pierre en la
frottant contre un énorme rocher, en direction du soleil ; ceci, jusqu’à ce
qu’il perde connaissance. Plus tard, il est enfermé dans un igloo si petit
qu’il y tient à peine. Il y passe trente jours, périssant de faim, de soif, de
froid. Son instructeur lui a conseillé de ne penser qu’« au Grand Esprit et à
l’esprit tutélaire qui allait descendre en lui 4 ». Le premier, évanoui, voit un
ours s’approcher de lui pour le dévorer. Le second attend dans la peur la
venue des esprits. Quels seront-ils ? démons ? âmes des ancêtres ? Quelles
tortures lui feront-ils subir ?
Pour l’homme archaïque, l’angoisse n’est pas celle de la mort, simple rite
de passage ; mais celle de l’initiation et de ses épreuves. L’un est collé à son
roc comme un Prométhée appelant la venue des dieux. L’autre gît dans un
trou de glace dont il ne peut s’évader… Tels sont le labyrinthe, la grande
crainte de l’Enfer.
S’ils la surmontent, les novices ne seront plus tout à fait les mêmes. Ils
auront amorcé un dépassement de la condition humaine. L’inquiétude, la
fatigue, le jeûne les auront « cassés », brisant les cadres de leur sensibilité et
instaurant un régime sensoriel nouveau : — Je pus voir et entendre de mes
oreilles, confiait un chaman yakoute à Harva, des choses que les autres
hommes ne peuvent ni voir ni entendre 5… Et un Esquimau confirmait à
Rasmussen : — Je pouvais voir et entendre d’une façon tout à fait
différente 6…
Dès lors, ils sont aptes à saisir l’abécédaire pratique du chaman : la
marche sur les braises, la fabrication de la chaleur interne, le vol magique,
la divination…
Avancer, pieds nus, sur des charbons brûlants, les ramasser, les avaler en
toute sérénité, rejeter des flammes par le nez, la bouche, les oreilles… des
tours de fakirs ! Mais peu importe notre vision. Les communautés
ancestrales considèrent ces exploits comme des signes de mutation : avant
qu’il n’ait réussi ces tests, le magicien n’était qu’un personnage comme les
autres. Désormais, il se situe sur un plan auquel peu de mortels ont accès.
Car il ne s’agit ni de courage ni de volonté surhumaine, mais d’un état
d’être totalement différent, engendrant la maîtrise du feu. En vertu de quelle
osmose, de quel pacte mystérieux ? Cela reste le secret du chaman… Peut-
être pouvons-nous rapprocher le phénomène de la « chaleur magique »
connue des sociétés archaïques et perpétuée par les extatiques modernes.
A l’origine, elle est inséparable de la maîtrise du froid. Les chamans
mandchous plongent neuf fois de suite dans neuf trous de glace, nagent sous
des eaux gelées, se réchauffent par leur propre température. Leurs confrères
tibétains sèchent sur leur corps des draps trempés dans une eau glacée. A
l’autre bout de l’Europe, le pré-druidisme reprend le thème avec la légende
de l’enfant Cûchulainn, futur Druide-chaman. Agé de sept ans et bouillant
de fureur, il est jeté dans trois cuves d’eau froide. Portée brusquement à
ébullition par la chaleur interne du garçon, l’eau fait éclater les cercles du
premier récipient. Le second contient à peine le bouillonnement. Le
troisième devient insupportablement brûlant… avec des alternances de
chaud et de froid intenses dont le héros réussit à sortir indemne !
Ces pouvoirs sont typiques des ascèses traditionnelles, quelle que soit la
mentalité religieuse à laquelle elles se réfèrent. Nos mystiques chrétiens
n’échappent pas à cette règle : Catherine de Ricci, Jean de la Croix, Thérèse
d’Avila se disent « brûlés par un feu dévorant ». Une chaleur « formidable
comme celle d’un poêle » s’exhale de la poitrine de Marie-Madeleinie de
Pazzi. Le padre Pio lui-même fait exploser les thermomètres…
Confrontés à ces faits — qui signent chez les peuples chamaniques
l’obtention d’un état surnaturel — nos savants se divisent. Les uns les
jugent en relation avec la glande pinéale. C’est le cas de Lyall Watson. Les
autres les estiment en rapport avec l’hypothalamus situé dans l’encéphale, à
la base du cerveau et reconnu comme siège de la régulation thermique.
Telle est l’optique d’Aimé Michel pour lequel le manque de nourriture et de
sommeil tendrait à élever la température de ce centre et, par lui, celle de
l’organisme.
Tout en retenant ces hypothèses, nous devons faire intervenir un autre
facteur : l’existence de la kundalini, ce « serpent de feu ou de Dieu » dont
chamans et yogis connaissent le maniement. Énergie surréelle lovée dans le
double éthérique de tout être, elle prend chez l’initié une valeur particulière.
Ramassée sur elle-même comme un reptile immobile, à hauteur de l’anus,
elle est censée se développer à la verticale le long de la colonne vertébrale
sous l’influence de certains stimuli : postures de yoga, ascèse, rétentions
respiratoires, voire accidents. Parvenue au sommet du crâne, elle se
concentre à l’emplacement de la glande pinéale. Au cours de sa
progression, elle met en mouvement des chakram, sortes de roues d’énergie
liées aux plexus et aux glandes endocrines.
Nœuds d’une anatomie parallèle, ces chakram sont répartis dans les
régions du périnée, du bas-ventre, du nombril, du cœur, de la gorge, du
front, de la boîte crânienne. Ils s’ouvrent en corolles au fur et à mesure que
s’élève la kundalini, ressentie comme le passage d’une colonne de mercure
brûlant ! Arrivant à l’encéphale, elle éclate, déclenchant une radiance de
l’être tout entier, visible par l’entourage : Passita Crogi, religieuse capucine
du XVIe siècle, est vue « au milieu d’un immense éclat de lumière », par la
duchesse Sforza et sa suite. Ignace de Loyola apparaît aux siens « la face
resplendissante », comme illuminée d’une explosion nucléaire intérieure.
Les précédant de deux mille ans, les héros divinisés des Celtes présentent
les mêmes symptômes : Cûchulainn jette une étincelle enflammée par
chacun de ses cheveux ; Connairé, mi-homme, mi-dieu, puisque descendant
à la fois des Gaëls et des Tuhata de Danann, porte une chevelure « ayant
l’éclat de l’or fondu » ; et le poète Ingel observe sur son manteau une « roue
d’or » qui va « de son menton à son nombril 7 ». Balder est lui-même si
brillant… qu’il émet de la lumière 8 !
Ces descriptions coïncident presque mot pour mot à celles des Chamans
contant leurs extases :
— J’avais conquis mon Illumination, se souvient un jeune Esquimau, la
lumière de l’esprit et le corps du chaman, et cela de telle façon que ce
n’était pas seulement moi qui pouvais voir à travers l’obscurité de la vie,
mais la même lumière éclatante rayonnait de ma personne, invisible pour
les êtres humains, mais visible pour tous les esprits de la terre, du ciel et de
la mer. Ceux-ci s’approchèrent alors de moi et devinrent mes esprits
secourables 9.
Notons cette différence : l’aura radiante des mystiques chrétiens est
perçue par quiconque se trouve proche d’eux. Celle des chamans n’est
observable que par la cohorte des esprits. En effet, le processus, bien que
similaire dans ses manifestations, s’applique à des psychologies différentes.
L’extatique, échappant momentanément aux lois terrestres, se laisse
posséder par Dieu et le canal de cette possession est l’Amour. Les pouvoirs
qui en résultent — dont celui de radiance — ne sont, pour l’adepte, que des
corollaires de peu d’importance.
Ils sont, au contraire, le but du chaman : en les exerçant, il prouve aux
esprits, sinon à son clan, sa qualité d’Élu. Sa vision est donc moins vaste,
moins hautement spirituelle que celle de l’ascète. Mais elles se recoupent
quant à leur apparence et aux phénomènes qu’elles engendrent. Ainsi, chez
tous, radiance et chaleur magique sont-elles liées à la lévitation. François
d’Assise est découvert par son disciple, le frère Léo, flottant sur les
solitudes du mont Alverno, à hauteur d’un hêtre et auréolé d’une telle clarté
qu’à peine peut-on le distinguer ! La même surprise est réservée à un
certain Tobias de Ponte qui, en 1602 à Lecce, entre dans la chambre du père
Bernardi Realino. Stupéfait, il aperçoit le religieux, les yeux clos, le visage
tourné vers le ciel, agenouillé « à deux pieds et demi au-dessus du plancher,
entouré d’une lumière semblable à celle d’un feu de forgeron ». D’autres
témoins verront le père rayonner au point d’illuminer l’obscurité. Des
étincelles sortent de son cœur telles des flammèches de feu. Ignace de
Loyola « vole » lui aussi et Philippe de Néri — un autre radiant — évoque
dans ses écrits « la face resplendissante de l’auteur des Exercices
spirituels ».
Aucun d’eux n’accepte joyeusement ces saintes performances auxquelles
ils tentent de résister en s’accrochant — en vain — à un mur, à une table.
Elles fondent, par contre, l’autorité du chaman. La lévitation a été
pratiquée par les hommes-dieux et les géants des âges mythiques… D’où la
nostalgie qui — toujours présente dans la psyché humaine — a poussé sur
la route des nuages nos premiers explorateurs du ciel. Pour les tribus à
chamans, elle constitue — comme la maîtrise du feu — le miracle réel,
palpable, la preuve évidente que le magicien « participe à la condition des
esprits tout en continuant d’exister en tant qu’être charnel. Et que l’homme,
s’il le veut, peut être restauré dans sa condition primordiale 10 ».
Vision optimiste… mais qui n’est pas spécifique du registre chamanique.
A l’origine, déclarent toutes les traditions, les hommes volaient. Puis le vol
s’aristocratisa et devint le fait d’une élite. Un anthropologue britannique
rapproche le phénomène de l’institution des rois-dieux qui, « assimilés à la
divinité, ne devaient point toucher terre… mais se propulser dans les
airs 11 ». Sans aller aussi loin, nous devons constater une convergence
universelle en ce domaine : ce ne sont pas seulement les saints chrétiens qui
glissent et tournoient dans l’espace, mais les Soufis, les Derviches et les
medecine-men, mages ou sorciers de tous les temps, de tous les pays.
Si le vol magique revêt cependant une importance particulière dans les
cultures chamaniques, c’est qu’il répond à une attente de la communauté.
Son chaman s’élève au-dessus du sol, de quelques pouces, de quelques
mètres ? L’essentiel est qu’il quitte la terre, en homme — ascension,
échappant à la pesanteur, soit aux données fondamentales de la vie
humaine. Délivré désormais de toute contrainte, libre de se mouvoir dans
l’immensité, il pourra accomplir les voyages rituels. Et devenir
l’intermédiaire de son ethnie dans les mondes inconnus dont il saura, seul,
transcender les tabous.

Ce n’est là qu’un début…


Il n’est de chaman authentique qui ne se soit « vu » mourir et n’ait
contemplé en rêve — ou en transes — son propre squelette. Cela ne peut
nous surprendre : nous savons que toute expérience mystique constitue une
mort à soi-même… Mort tragique, correspondant à une désintégration de la
personnalité, à une dissolution de l’être, en un mot, à un dépècement.
Or, que disent les chamans à l’issue de cette épreuve ? Qu’ils ont été mis
en pièces par des démons : ceux-ci leur ont arraché les yeux, tranché la
langue, démantelé la mâchoire ; qu’ils ont vu, avec terreur, les esprits des
ancêtres s’avancer vers eux pour racler leurs chairs, triturer leurs viscères,
nettoyer leurs os ; qu’ils ont été percés de flèches, découpés au couteau,
pressés dans des tenailles rougies au feu, lancés vivants dans une marmite,
bouillis dans une chaudière ; que des diables noirs ont jeté à tous vents les
débris de leur corps après avoir scié leurs mains et enfoncé des lames dans
leur tête !
Un novice samoyède qui n’avait pas oublié ses frayeurs initiatiques conta
ses souvenirs à A.A. Popov : pénétrant dans une grotte de montagne, il
s’était trouvé nez à nez avec un homme nu qui activait avec un soufflet une
chaudière « grande comme la moitié de la terre ». Apercevant l’adolescent,
il-le saisit avec une énorme pince : — C’est fini ! se dit le garçon, je suis
mort !
Son bourreau lui fractionna le crâne et le corps en petits morceaux qu’il
immergea dans l’eau bouillante. La cuisson dura trois ans. Pendant ce
temps, le forgeron battait son enclume et forgeait la tête du futur chaman. Il
l’installa sur le cou, ayant auparavant repêché les ossements qu’il recouvrit
de chairs. Mais — nouvelle torture — il se mit à lui changer les yeux et à
lui percer les oreilles, afin qu’il voie avec le regard des mystiques et
entende la langue des oiseaux 12…
L’épreuve est identique chez les Bouriates. A Alyr Areev, le futur
chaman, son maître annonce : — Nous allons tailler ta chair, la cuire afin
que tu mûrisses. Tu giras mort, puis nous remettrons ta chair en place, tu
revivras et tu deviendras chaman 13…
Finn, le chef des Fiana irlandais, connaît le même sort. Un géant est son
instructeur. Finn est enfermé, secoué, flagellé. Ce n’est qu’à l’issue de son
supplice qu’il reçoit le « teinn laida », c’est-à-dire l’Illumination.
Tout disciple tente de transcender cette « mort », prix de ses pouvoirs et
de sa métamorphose. S’il est esquimau, il fait mieux : loin de subir
passivement le cauchemar, il le provoque en créant — à la façon des
yogis — l’image mentale de son agonie. L’exercice exige une longue
préparation, des années d’ascèse, de méditation. Rasmussen résume ainsi ce
que lui ont avoué à ce sujet plusieurs chamans :
« Par la puissance de sa pensée, le chaman peut dépouiller son corps de
chair et de sang, de telle manière qu’il n’y reste que les os. Il doit alors
nommer toutes les parties de son corps, mentionner chaque os par son nom.
Pour cela il ne doit pas utiliser le langage humain ordinaire mais
uniquement le langage spécial et sacré des chamans… En se regardant ainsi
nu et complètement délivré de la chair et du sang périssables et éphémères,
il se consacre lui-même, toujours dans la langue sacrée des chamans, à sa
grande tâche, à travers cette partie de son corps qui est destinée à résister le
plus longtemps à l’action du soleil, du vent et du temps 14. »
Ce récit évoque les méditations des lamas et tantrikas mongols et hindous
visualisant — sur des respirations adéquates — leur réduction à l’état de
squelettes par des démons. Leur but est de se familiariser avec les masques
d’angoisse qui hantent le Bardo, soit la période intermédiaire entre une mort
et une nouvelle incarnation ; mais aussi de ramener la vie à ses dimensions
réelles : celles d’une illusion temporaire dont la finalité est un mince tas
d’ossements !
La vision chamanique est plus positive : la vie aboutit à la mort. Mais la
mort est le tremplin de la vie et la régénère. Cette philosophie lunaire est
typique des clans soumis aux nuits interminables qu’éclaire l’astre et
qui — dès les temps les plus archaïques — assimilent leur destinée à celle
de la lune. Comme eux, celle-ci naît, s’épanouit, puis décroît et meurt. Mais
elle ressuscite… Ce qui implique, par analogie, la renaissance de l’homme
et sert de tremplin au mythe de l’éternel retour. Se percevoir mort… n’est-
ce pas déjà se pressentir vivant ? D’autant que le squelette cristallise tous
les dynamismes, toutes les potentialités. Nul ne le sait mieux que le chaman
vivant dans le contexte des peuples chasseurs. Ceux-ci forcent le gibier, le
dépècent, le cuisent. Mais ils respectent ses os, gardiens de son potentiel
vital : « L’os, nous dit Mircea Eliade, symbolise la matière d’où la vie surgit
continuellement. C’est à partir de leurs os que renaissent les animaux et les
hommes 15. »
C’est pourquoi les Toungouses, les Iakoutes, les Lapons suspendent à un
arbre ou déposent sur une estrade forestière les ossements des rennes, des
élans, des loups qu’ils ont abattus. Certains, tels les Oraks, se livrent à un
étrange rituel : reformant comme un puzzle le squelette de l’ours qu’ils ont
tué, ils enfilent religieusement ses vertèbres, une à une, sur un rameau
d’osier 16. Ceci nous ramène par un mystérieux détour au « djed » égyptien,
colonne d’Osiris, principe de pérennité et support de la survivance divine.
Qui ne se souvient de la passion du dieu à face verte, chaman démembré par
son frère Seth et reconstitué en Horus, soit en corps spirituel, radiant et
indestructible ?
Cet Osiris, prêtre-roi du Nil, a posé, ces dernières années, bien des
problèmes aux linguistes. Ceux-ci se seraient aperçus que son nom n’avait
rien d’égyptien mais qu’il s’apparentait au scandinave Aisaris, issu de la
rune Ar signifiant ancêtre, et de Ris, géant. D’où le Grand Ancêtre, l’âme
de race que nombre de préhistoriens n’hésitent plus à regarder comme un
Ase, de la lignée des Atlantes 17. L’égyptologue Isha Schwaller de Lubicz
appuie cette théorie en signalant qu’Osiris aurait été « le premier des
Occidentaux 18 ». Transporté en Egypte après sa mort, il aurait été momifié
et divinisé. Son double spectral aurait échappé à la décomposition grâce à la
chirurgie des embaumeurs. Conservées dans l’aura des Deux-Terres, ses
radiations auraient eu pour rôle de dissoudre les résidus psychiques où
gîtent les démons !
Cette psychothérapie à l’échelle des peuples est proche de celle du
chaman : incarnant de la collectivité, ce dernier attire sur lui les ombres
errantes pour les digérer, en garant de la santé physique et mentale des
siens.
S’il évoque ainsi le dieu égyptien, il se réfère surtout au thème de la
souffrance, valorisée en tant que recette d’initiation. Mais la tragédie et la
mort mythique du chaman ne visent pas sa seule régénération. Tandis qu’il
contemple, pensif, ses ossements, la communauté rejoint, à travers lui, le
temps des puretés primitives et de l’Ancêtre originel : un homme nu, fils
des premières aubes, qu’aucune rupture n’a encore exclu des rythmes
universels.
C’est ce cliché imprimé dans la mémoire de l’ethnie, que doit réanimer le
mage. Réduit à ses os, il a rejoint l’état archétypal de l’Aïeul-géant dont il
détient désormais les puissances. Bientôt une nouvelle peau tendra son
squelette. Tout lui sera offert. Tout lui sera permis. Ayant renoué l’alliance
avec l’Ancestralité et l’ossature de race, il reliera son clan à la racine de Vie
où gîtent tous les possibles…
Ce scénario prend un relief saisissant dans l’épopée finnoise. La vedette
en est Vaïnämöinen, Barde, savant et magicien, dit « le vieux et ferme
Vaïno ». Il décide de construire une barque avec des copeaux de chêne et
des chants magiques. Un chant… la carène est faite ! Un chant… les tolets
sont formés ! Mais soudain il s’arrête : il lui manque trois mots pour
achever la proue ! Où va-t-il les trouver ?
« … A la pointe d’un vol de cygne ?
Sous la langue du renne blanc ? »
Réflexion faite, secouant sa barbe de neige :
« … Je m’en vais chercher les paroles, décide-t-il,
Tirer les formules magiques
Du ventre du puissant géant
Du corps d’Antero Vipunen 19… »

Cet Antero, incarnant de la lignée, est mort depuis longtemps… depuis si


longtemps que des milliards d’étoiles ont dû pâlir en veillant son tertre !

« … Un bouleau sortait de ses tempes


Un arbre au bout de son menton,
Un buisson d’osier dans sa barbe…
Un pin sauvage entre ses dents 20… »

Une momie… dont le spectre conserve la mémoire des runes. Mais


Vaïnämöinen l’ayant ranimé, Antero refuse de lui livrer les mots sacrés. Le
Barde est perplexe : par quel stratagème va-t-il s’en emparer ? Le
géant — il le sait — est radioactif. Il désintègre quiconque l’approche et
veut violer son secret. Aussi, est-ce à pas furtifs que Vaïno vient rôder sur
« l’os du menton » d’Antero qui, sans déceler la ruse, ouvre sa mâchoire et
l’avale !
Digéré par l’Ancêtre, le mage s’identifie à lui. Il devient l’Horus de ce
nouvel Osiris, l’héritier de sa parole. Mais le mort-vivant ne le reconnaît
pas comme tel et se mure dans son silence. Le héros installe alors une forge
dans l’intestin (le labyrinthe initiatique) du monstre qui, les entrailles
déchirées, hurle de douleur :

« … Le charbon vole dans ma bouche,


Les braises me brûlent la langue
Les scories me bouchent la gorge…
Qui t’envoie funeste bourreau
Pour me ronger et m’écorcher ?…
Je ne peux vraiment deviner
D’où tu proviens, méchant démon ?…
Sors de ma poitrine, canaille,
Quitte mon foie, terreur du monde
Cesse de dévorer mon cœur
De ravager ma pauvre rate
De remuer mes intestins
De tournoyer dans mes poumons
De me grignoter le nombril
De me lacérer les deux tempes
De me griffer les os du dos
De me torturer les côtes 21… »

Nous reconnaissons là le dépècement infligé aux futurs chamans. Mais


ici, ce n’est pas le disciple qui est torturé par l’Initiateur, c’est le maître qui
est mis à mal par le candidat aux pouvoirs. Car, sous des formes illusoires,
ils sont le même sang, la même âme, mâchés et broyés l’un par l’autre. La
souffrance d’Antero Vipunen, Vaïno l’éprouve. Mais il la transpose :

« … Je me sens très bien dans ton ventre, ironise-t-il,


Les poumons font un bon potage
Les rognons, un excellent mets… »

Peu à peu, Antero faiblit devant la force qui l’investit. D’autant que le
Barde, exigeant « les mots de l’origine », obéit à une règle fondamentale :
la sagesse ancestrale, occultée un temps, doit être transmise :

« … Les mots ne peuvent se cacher…


Ni les formules s’enterrer.
La puissance doit se montrer
Même si les puissants sont morts… »

Alors, convaincu, le vieillard

« au puissant savoir,
Dont la bouche avait grand pouvoir
Le cœur, une science immense
Ouvrit la caisse des paroles
Délia son coffret de mots
Pour chanter les bonnes formules
Pour réciter ses meilleurs chants,
Les origines très profondes
Des sortilèges du début
Que ne chante pas chaque enfant
Que tout héros ne comprend pas.
Il dit comment se fit la lune
Comment on plaça le soleil
Dressa les colonnes de l’air
Parsema d’étoiles les cieux…
On n’avait entendu ni vu
Au grand jamais de cette vie
De chanteurs plus féconds que lui,
De magiciens plus savants…
Il chanta des jours sans arrêt
Pendant des nuits l’une après l’autre.
Le soleil descendit l’entendre,
La lune d’or prêta l’oreille…
Les flots du golfe s’apaisèrent
Le fleuve oublia de couler
La cataracte de mugir 22… »

Et Vaïnämöinen, ayant obtenu les runes, « se mit à sortir lentement du


corps d’Antero Vipunen ». Celui-ci le vomit par la bouche en jetant ses
derniers mots. Dès lors, assimilé au Verbe, Vaïno devient Incantation
magique. Ébloui par l’éclat du jour, il bondit à travers la bruyère « comme
un écureuil doré », c’est-à-dire radiant. Il ne lui reste qu’à achever sa
barque, sans outils, en la modulant dans l’émerveillement du code des
anciens âges…
Ce récit nous laisse une sensation de plénitude. Les cris de Vipunen ne
parviennent pas à nous émouvoir. Seules nous touchent la beauté
translucide d’une nature complice et la volonté du chaman d’assumer le
destin de son clan : un destin qu’il ne s’agit pas de porter à bout de bras
dans le combat et dans la gloire, mais de chanter… Car le chant est acte
d’homme. Au-delà des affres de la vie, des angoisses de la mort, celui qui
vocalise sur les notes des aïeux regarde le ciel. En lui, l’ethnie affirme sa
force et sa pérennité.
Fulgureront les éclairs, les tonnerres, les tempêtes : les ancêtres défunts
dont on tente d’obtenir puissance et savoir ne cesseront de s’éveiller aux
incantations de la saga nordique. L’un des textes les plus riches de l’Irlande,
Le siège de Druim Damhgaire, met en scène le fameux Magh Ruit, Druide
et chaman, spécialiste ès sortilèges. Lévitation, marche sur les braises,
divination, un jeu pour lui ! Allume-t-il un feu en prononçant quelque
mentram ? Il s’élève dans l’éther en même temps que les flammes qu’il
bouscule pour les tourner ver le nord 23 !
Nul n’ignore qu’il a appris ces tours sur les tertres des Tuhata de Danann,
les anciens dieux de l’île dont il a investi l’ancestralité et la technique des
métamorphoses.
Nous retrouvons un motif similaire dans la Saga de Harvor, l’une des
plus âpres mais des plus belles pages de l’Edda.
Harvor n’a rien d’une femmelette. Elle se rend, au milieu de mille
dangers, dans une petite île danoise où sont enterrés ses frères et son père.
Elle exige d’eux qu’ils lui remettent l’épée Tyfling, une arme de famille aux
pouvoirs maléfiques. Autant dire qu’elle incorpore l’aura ténébreuse des
tertres. Penchée sur le tumulus paternel, elle commence à chanter d’une
voix rauque :

« … Réveille-toi, Argantÿr, Harvor t’éveille,


Ta fille unique…
Livre hors du tertre
L’épée acérée,
Celle que forgèrent les nains… »

Puis, incluant ses frères dans son appel :

« … Hervard, Hjövard, Hrani, Argantÿr,


Puissent vos viscères
Être rongés de prurit.
Comme par grand dam
Vous pourrissiez dans la fourmilière
Si vous ne me donnez l’épée,
Celle que forgea Dwalinn (un nain forgeron).
Il ne sied pas aux spectres
De porter l’arme précieuse… »
Notons la similitude de ces deux derniers vers et de l’exclamation de
Vaïnämöinen :

« La puissance doit se montrer,


Même si les puissants sont morts… »

Cependant, le noble Argantÿr répond à sa fille :

« .. Harvor,
Pourquoi épelles-tu les runes du mal ?
Tu t’attireras malédiction.
Folle tu es devenue
Et hors de sens
De vouloir éveiller les hommes morts. »

Et il tente de la dissuader, tandis que s’ouvrent une à une les tombes dont
jaillissent des flammes :

« Écoute ce qui doit arriver,


Tyfling doit,
Si tu peux le croire,
Détruire toute ta famille, fille… »

Puis, vaincu par ses enchantements, il avoue à regret :

« … Femme, jeune femme,


Je ne peux te la refuser… »

Et, tandis qu’elle s’éloigne, serrant l’épée :

« Adieu fille, ajoute-t-il,


Je t’ai donné
La force de douze hommes…
Vigueur et endurance,
Toute la noblesse
Que les fils d’Arngrimm ont laissée derrière eux… »
Mais elle, pressentant le péril qui la guette — la vampirisation par les
ombres arrachées à leurs tombes — hurle à son tour :

« … Adieu…
Je brûle de partir…
Je me suis presque crue
Entre vie et mort (entre deux mondes)
Quand autour de moi
Ardaient les feux 24… »

Les siècles s’enchaîneront comme les anneaux du serpent géant qui


entoure la ville des Ases. Mais le tertre restera dans l’espace germano-
scandinave, le lieu sacré. L’on y dressera la Table de Jul pour le festin des
morts. Sur les pierres peintes du sang des génisses, l’on viendra méditer…
s’imprégnant du Destin qui fut celui du clan et dont les vivants assurent la
permanence.
Ceux-là aussi mourront. Mais qu’importe le trépas si la parcelle de
destinée cosmique incarnée dans le Fatum collectif se perpétue de
génération en génération ? Cette certitude, née du Chamanisme, fait du
Destin nordique une épiphanie. Les dieux tranchent le fil des existences ?
Nul ne se révolte. L’homme — s’il est homme — assume la loi commune.
Mais il la transcende en s’appuyant sur l’expérience de ceux qui l’ont
précédé.
Mue par l’intuition de cette transcendance, la vieille terre celtique
d’Armorique fait jouer à ses ossuaires le rôle des tertres antiques. Tous les
enclos paroissiaux de Bretagne contiennent un reliquaire. Il reçoit les restes
des défunts — dont le temps a rongé les chairs — portés dans des draps
blancs par de petits enfants. Ceux-ci ne connaissent pas la raison du rituel.
Non plus que les aïeules qui égrènent leur chapelet, le vent pendu à leurs
coiffes. Mais une nostalgie les berce de son murmure : les soleils passent,
les saisons meurent. Mais la vie revient, sous des formes diverses, poussée
par des vagues de brume. Et dans l’enfantelet qui doucement vagit, chante
le lointain écho du destin ancestral !
Tous les chamans pratiquent la technique du tertre. Le contact avec
l’Ancêtre ou le medecin-man défunt est une porte ouverte sur la Haute-
Science. Le trépassé se situe, en effet, à la lisière de deux univers. A-t-il été
initié au cours de son existence ? Il se trouve en pays de connaissance.
Aucune ligne de démarcation ne sépare pour lui les Enfers du Ciel. Il les a
parcourus en transe. Son ombre y gît paisible. Il est prêt à transmettre son
savoir à qui viendra l’interroger.
Le contact s’opère sans heurt. Le néophyte, pris dans l’aura spectrale du
défunt, se sait conduit, protégé. Le mort auquel il s’adresse a connu les
affres qu’il endure. Il peut aider, conseiller son jeune disciple.
L’intimité du maître et de son successeur est cependant fonction du lieu
de leur rencontre : le tertre. Car c’est à lui qu’est liée momentanément la
mémoire du magicien, enregistreuse des clichés du passé. Il peut entraîner
aussi la découverte d’une vocation : — Un jour, conta un célèbre mage
yakoute à Sieroszewki, là-bas, vers le nord, je m’arrêtai auprès d’un
monceau de bois pour cuire mon repas. J’y mis le feu. Or, un chaman
toungouse était enterré sous ce bûcher. Son esprit s’empara de moi 25…
Tüsput — tel était son nom — comprit alors quelle était sa voie. Par la
suite, il lui arriva de prononcer des mots toungouses (un dialecte qu’il
ignorait) lorsqu’il chamanisait. Mais tout élève emprunte, consciemment ou
non, au vocabulaire de son initiateur. Plus tard, en pleine possession de la
réalité sacrée, il utilisera son propre code : une langue des oiseaux ou des
esprits. C’est à cette maîtrise que l’aura conduit l’enseignement du tertre,
dans une relation préfigurant le voyage dans l’Au-delà.
La technique, jadis utilisée de l’Islande à la Sibérie, n’est pas tout à fait
oubliée. Elle se perpétue dans les tribus bohémiennes issues des Tsiganes
qui nomadisèrent dans l’espace sibérien. Ces derniers furent les forgerons
des chamans. Ils chamanisèrent parfois, échangèrent le grand secret.
Aujourd’hui, par les nuits dépouillées de lune, leurs descendants se
réunissent de temps à autre sur la tombe de l’Ancien. Peut-être s’ouvre-t-
elle à leurs incantations en un rite hallucinant que nul « gadgé » ne doit
connaître !
II.

L’ambiance magique du chaman


Les auxiliaires du chaman — Les vibrations de la nature — Mariage avec
la fée — Greffe de l’âme-double — Les îles de femmes — La Mère de la
forêt.
Totémisme animal — Le Nord jumelé au loup — L’aigle, père des
chamans — L’osmose animale — Cûchulainn, l’homme-chien — L’énigme
des métamorphoses — Une magie vibratoire — Les signaux
zoomorphes — L’état d’équivalence — L’âme collective animale : un
potentiel démultiplié.
forêt, lieu du chaman — L’arbre, axe du monde — L’ascension et les
étages cosmiques — L’accès aux étoiles — La Polaire : une énergie
lumineuse densifiée en êtres de cristal — L’oracle de l’Ourse — Le bouleau
sacré, arbre de vie — Totémisme de l’arbre — Le dialogue de Lucrèce et
Tityre.
La forêt, réserve tellurique — Le fluide souterrain, outil des chamans et des
Druides — L’arcane du serpent — Reptile cornu : enfer et
ciel — Cemunos, le dieu à ramure — Cornes alchimiques, de Chartres à
Coulonge — Hommage à la Prudence.

Vivre un drame initiatique, vaincre la mort, prolonger l’Ancestralité, telle


est donc la triple performance à laquelle a été convié l’apprenti-chaman.
Il n’a pas surmonté en vain ces épreuves. Elles l’ont doté d’une science,
d’une sagesse, d’une maîtrise toujours plus grandes. Elles l’ont haussé au
niveau d’un devenir sans limites. En lui, les anciens dieux ont ressuscité.
Désormais, il peut accomplir sa mission de medecine-man, de
psychopompe, et de protecteur du clan. Il y est aidé par ses esprits
auxiliaires. Ceux-ci l’épaulent tout au long de sa carrière, en radars
détecteurs d’embûches et en guides, lors de ses voyages extraterrestres.
Il rencontre certains d’entre eux dès les débuts de son noviciat. C’est
ainsi qu’Igjugargarjuk gisant désespéré dans son igloo, privé de boisson et
de nourriture depuis trente jours, aperçut soudain « une belle femme
blanche qui planait pour ainsi dire au-dessus de lui. Elle devint son esprit
tutélaire envoyé par l’Être Suprême comme signe de ce qu’il était devenu
chaman 1… ».
Mais ce n’est pas la vision qui fait l’initié. C’est sa mort à lui-même et sa
résurrection. L’apparition n’est qu’un repère. Elle souligne la réussite de
l’adeptat et l’appartenance à un milieu sacral dont elle s’avère l’Inspiratrice.
Son rôle est essentiel : par son entremise, le mage capte la vibration
féminine de la nature et réalise ce que les cultures chamaniques et celtiques
définissent : « Le mariage avec la fée. »
Tout chaman doit se soumettre à ce rituel qui constitue l’aspect lunaire
d’un culte rendu à l’âme du globe. L’expérience se déroule, elle aussi, dans
la douleur et dans l’angoisse : — Un jour, conte un magicien golde à
Steinberg, je dormais sur mon lit de souffrances lorsqu’un esprit s’approcha
de moi. C’était une femme fort belle, très mince, pas plus grande qu’un
demi-arshin (71 cm). Son visage et sa parure ressemblaient en tous points à
ceux de nos femmes goldes…
Le détail est significatif pour qui considère l’entité comme l’âme de
l’ethnie : — Elle me dit, poursuit le narrateur : « Je suis l’Ayami de tes
ancêtres. Je leur ai appris à chamaniser, maintenant je te l’apprendrai à
toi… car il n’y a plus personne pour guérir les malades 2 ».
Mais elle a conscience de ne pouvoir « posséder » le futur chaman, au
sens magique du mot, que par la relation amoureuse : — Je t’aime, avoue-t-
elle. Tu seras mon mari et je serai ta femme…
Ce n’est qu’à partir de cet instant qu’elle peut l’instruire :
— Je te donnerai des esprits qui t’aideront dans l’art de guérir… et je
t’assisterai moi-même.
Dès lors, elle revient chaque nuit :
— Empruntant la forme d’un tigre ailé, elle m’emporta pour me faire
voir diverses régions. Entendons : pour m’introduire dans les divers
registres des mondes parallèles.
En vue de ces voyages extatiques, elle lui fournit, comme elle l’avait
promis, trois esprits à tout faire : une panthère, un ours et une tigresse.
Le pacte avec la fée avait été l’archétype des Vanes avant que les Vénètes
le transmettent aux Bretons. Ainsi, dès les époques les plus reculées,
l’Armorique connaît-elle le mythe de la femme-fée incarnée par Viviane,
fée de Vie et âme de la forêt de Brocéliande, qui mute Merlin le sorcier en
mage et le convertit à la religion cosmique des Druides et des premiers
Chamans.
Sa technique est celle de toutes les fées, qu’elles soient de Bretagne ou
du Finnmark « terre de féerie ». Elles s’introduisent lentement en
« parasites » dans le psychisme de l’élu qui accepte librement cette emprise.
Peu à peu elles développent en lui le pôle féminin existant en tout homme à
l’état embryonnaire. Mais il advient que, désaxé par ce courant à haute
fréquence, le candidat chaman se fébrilise. Il sombre dans la dépression
nerveuse ou dans la folie. Il est terrassé par une crise cardiaque. Dans la
saga germanique, l’aimé d’une fée se noie…
Merlin passe à deux doigts de l’accident : à l’approche de Viviane, il est
saisi de mélancolie. Il ne quitte la forêt que pour aller vaticiner, prophétisant
des catastrophes aux malheureux qu’il croise. Brusquement, la névrose
cesse. L’Enchanté devient un Enchanteur aux extravagants pouvoirs… Car,
si le test réussit, l’initié ayant intégré la fée, la greffe comme une âme-
double sur son corps éthérique. Riche d’une vitalité nouvelle, il la porte en
lui comme une épouse intérieure vers laquelle reflue — en s’inversant — sa
force érotique. Ce processus, connu des Tantrikas — déclenche la montée
de la Kundalini, dont dérivent les Puissances, à travers les chakram.
Les spécialistes du Chamanisme évoquent ces noces mystiques : « C’est
en épousant une fée, nous dit W. Bogoras, qu’un jeune chaman parvint à
monter au ciel le long d’une montagne verticale 3. »
Ce bel exploit n’est pas à la portée de tous. Mais tous partent à la
conquête de l’élément radieux et féerique de la planète. C’est pourquoi
Vaïnämöinen et ses confrères, le forgeron Illmarinen et le séducteur
Lemminkaïnen, souhaitent obtenir la main des filles de Louhi. Cette
chamanesse ambiguë est nantie d’un bataillon de jouvencelles, femmes-fées
point toujours dociles ! Ayant eu maille à partir avec l’une d’elles,
Lemminkaïnen — le beau Lempi — part accomplir son apprentissage de
mage dans une île de vierges et de veuves. Soit, une île de fées similaire à
celles qui s’échelonnent sur les eaux vertes des mers nordiques. C’est sur
l’une d’elles que la légende fait accoster Conan Meriadek auquel la
noblesse bretonne fait encore aujourd’hui remonter son lignage. Venu de
Grande-Bretagne, lors de l’occupation romaine, il atteint avec ses guerriers
le pays de Llydaw (l’Armorique) que Jean Markale rapproche de Litava ou
Litua, évocateurs de Lituus, le bâton augurai gravé de pentacles, de chiffres
et de runes 4.
Llydaw, plantée d’arbres, serait-elle une forêt oraculaire ? Ce n’est pas
certain. Elle n’est peuplée que de femmes… comme l’île de Lemminkaïnen.
Or, celles-ci, installées sur des tours de verre ancrées dans les vagues, sont
muettes. Elles ressemblent à des êtres de cristal, ne vivant que de leurs
radiations. Meriadek n’est pas seul à les observer. Bran, l’Irlandais, fils de
Lyr, chef des Tuhata de Danaan, découvre, lui aussi, une « Terre des fées »
où le temps n’existe pas. Elle se nomme Emaïn Ablach. Elle ressemble à
l’Avallon gaélique :

« Emaïn, étonnante en face de la mer,


Qu’elle soit proche, qu’elle soit lointaine,
Où sont des milliers de femmes étranges
Que la mer claire entoure 5… »

Dans ce royaume transparent, nos navigateurs sont nourris d’aliments qui


se renouvellent sans cesse. Ils coulent des années de délices près de leurs
épouses-fées. Mais, lorsque pris de nostalgie, ils retournent en Irlande, ils
s’effritent et tombent en cendres en posant le pied sur le sol natal 6. Pas plus
que Merlin, ils ne dominent la vibration de la fée !
Un peu plus tard, Malduin, compatriote de Bran, prend également le
large. A l’issue de navigations fantastiques, il aborde sur une île où résident
une reine et ses dix-sept filles. Elles offrent un festin en son honneur. Le
repas terminé, la souveraine dit :
— Comment nos hôtes vont-ils dormir ?
— Comme tu voudras, répond Malduin.
— Que chacun d’entre vous, poursuit-elle, prenne la femme qui est en
face de lui et s’en aille dans la chambre avec elle.
Ainsi les dix-sept hommes et les dix-sept pucelles dormirent ensemble et
Malduin, lui, coucha avec la reine. Puis ils dormirent jusqu’au matin. Alors
les navigateurs se préparèrent :
— Reste ici, dit la reine, et la vieillesse ne t’atteindra pas. Tu seras
toujours aussi jeune que tu es et tu vivras toujours 7…
L’immortalité est le propre des fées nées de la quintessence. L’époux qui
pactise avec elle mourra, en dépit des affirmations de la reine car il
conserve sa nature humaine. Mais il ne vieillira guère, le mariage avec la
fée étant un incomparable élixir de jeunesse…
Les mythes, cependant, ne nous décrivent qu’une phase de cette
évolution : nous voyons les fées — ayamis prenant l’élu en charge et le
dominant. La suite n’est pas explicitée… Elle est l’ascèse secrète par
laquelle le mage inverse les courants. Maîtrisant la fée qui tente de le
submerger, il se branche, par son intermédiaire, sur l’aura de la Surnature et
s’y régénère.
Seuls les alchimistes ont évoqué cette double opération : — La femme,
disent-ils, prend d’abord l’avantage sur le mâle et le domine pour le changer
en sa nature… Puis le mâle la domine à son tour et elle devient semblable à
lui…
Mais la fée n’est pas simplement épouse. Elle quitte le magicien, assurent
des auteurs tels que Mikhailofn et Anachin, dès qu’elle lui a donné un fils.
Soit, dès qu’elle a enfanté, à partir de lui, l’homme nouveau. L’archétype de
la mère se superpose alors à celui de la femme devenue matrice de vie et
génératrice de métamorphoses. C’est sous cet aspect que l’ayami se
présente parfois au medecine-man. Un Samoyède transporté, en transe, au
sommet d’une montagne, rencontre une femme nue dont il se met à téter le
sein. Elle se nomme : elle est la Dame de l’eau.
— Tu es mon enfant, ajoute-t-elle. C’est pour cela que je te laisse téter
mon sein. Soit : t’abreuver aux fluides dont je suis la dispensatrice.
Cette histoire évoque celle de l’adolescent blanc, ancêtre générique des
Yakoutes. Perdu dans le monde, il s’ennuie. Ne sachant avec qui dialoguer,
il s’adresse à l’Arbre de Vie :
— Déesse de mon arbre et de ma résidence, s’écrie-t-il, tout ce qui vit va
par deux et engendre une descendance, mais moi, je suis seul. Je veux me
mettre en route pour chercher une femme à ma ressemblance. Je veux
mesurer mes forces avec mon semblable, je veux apprendre à connaître les
hommes et vivre comme il convient à un homme. Ne me refuse pas ta
bénédiction, je te supplie humblement, je penche la tête et fléchis le
genou 8…
Aussitôt les feuilles bruissent… Une pluie d’un blanc laiteux tombe sur
le jeune homme à travers les branchages. L’arbre craque et une forme
féminine émerge de sa racine, jusqu’à la ceinture. Elle n’est pas toute jeune
et son regard est grave. Mais ses cheveux flottent et sa poitrine est dénudée.
Elle lui en offre le lait. A peine l’a-t-il goûté que ses forces se démultiplient.
La fée lui promet le bonheur et lui remet un talisman pour que ni l’eau, ni le
fer, ni le feu ne puissent lui nuire…
Résidu de matriarcats archaïques, cette fée est également considérée
comme « la Grande Mère de la forêt et des bêtes ». Nul ne peut les chasser,
les tuer, s’en rassasier si elle ne lève le tabou qui les protège.
A l’inverse, les fées-épouses ont le devoir de fournir les magiciens en
esprits zoomorphes. Jumelées au chaman, elles sont l’aimant de l’âme
animale qu’elles attirent dans ses radiations.
D’ores et déjà, il est lié, par télépathie, à l’élan, à l’oiseau ou au renne-
totem de sa tribu.
Le totémisme — jumelage entre la psyché du clan (ou de l’un de ses
mandataires) avec une espèce animale (ou l’un de ses échantillons) — est
spécifique du Chamanisme. Perpétué aujourd’hui par les Noirs de la
brousse, il est issu des premiers âges de la race blanche. Il s’est manifesté
dans l’Europe post-glaciaire par le couplage des ethnies nordiques avec le
loup. Cette technique — qui s’abâtardira avec la lycanthropie — était
censée conférer courage et ténacité aux mâles de la communauté, dits « Fils
de la Louve ». Ils devaient gagner ce titre, en se battant à main nues, avec
un fauve… qui tendait, lui, à s’humaniser !
C’est de cette complicité sur le plan des doubles que seraient nées les
mutations fantastiques évoquées par nos légendes : Chèvre-pieds, Sphinx,
Centaures…

Le clergé chamanique, quant à lui, est régi par l’aigle. Lequel est
descendu du ciel, sur ordre des dieux, pour soulager l’humanité frappée de
maladie ou de mort, et pour octroyer le don de chamaniser au premier
homme qui se présentera devant lui.
Ce premier homme est une femme… endormie sous un arbre ! Le rapace
s’empresse de la rendre enceinte avant qu’elle ne s’éveille. De cette
théogamie pratiquée en cours de rêve, naît un fils. Il est l’ancêtre des
chamans.
Cette hérédité leur accorde toutes les valences du volatile : noblesse,
altitude, vastitude. L’oiseau gîte sur un roc suspendu au-dessus de l’abîme,
traverse les nuages d’un élan, se repaît d’insectes nuisibles. Mais le
magicien lévite et à sa façon il est un prédateur, un avaleur d’ombres et de
larves dont il délivre la collectivité.
Les cultures nordiques soulignent ces analogies. Le vieux et ferme Vaïno
est sur le point de périr, noyé. Survient un aigle dont une plume rase la mer
tandis que l’autre frôle le firmament. Vaïno s’installe sur son dos et un vol
vigoureux les porte au-delà des vagues. L’Armorique reprend le thème avec
l’aigle de Gwernabwy, « l’animal le plus vieux du monde », le père de la
vie, le médium de l’Oracle divin :
— Il y a longtemps que je ne suis venu ici, dit-il, en jetant un regard
perçant sur la lande. A mon arrivée, il y avait une roche au sommet de
laquelle je becquetais les astres, chaque soir 9…
Par ces motifs, repris et chantés, de génération en génération, l’aigle
chamanique accède à la divinité. Au début du siècle dernier, l’écrivain
Alexandre von Bugge traversait les pays tartares. Il entra dans une yourte
proche du fleuve Tocharych. Dans le coin sacré, il aperçut une peau d’aigle.
— Qu’est-ce ? interrogea-t-il.
— Un bog, lui répondit-on. C’est-à-dire, un dieu !
Le blesser est sacrilège. Si, par malheur, il périt, prisonnier d’un piège,
une cérémonie funéraire doit éviter le choc en retour. Déposé dans une
écorce de bouleau, l’animal est placé — comme les morts des anciens
Yakoutes — sur une estrade ou sur une branche d’arbre. Puis l’officiant
s’adresse à lui comme à un personnage sacral :
— J’ai enseveli tes os d’airain… J’ai hissé tes ossements d’argent…
La tonalité alchimique du rituel ne peut nous échapper. Pour les
hermétistes, l’aigle signe l’apparition de l’or solaire dans l’athanor. N’est-il
pas le seul être vivant capable de fixer, sans ciller, l’astre du jour ? Pour
cette raison ses enfants-Chamans sont les « Fils du soleil » !
Quel qu’il soit, l’ancêtre totémique se perpétuera jusques aux temps
modernes. Revenant de Yakoutie en 1730, Ph. J. Strahlenberg écrit :
« Chaque famille considère comme sacrée une créature distincte, telle qu’un
cygne, une oie, un renard… L’animal tenu sacré par une famille n’est point
mangé par elle ; mais les autres peuvent le faire 10… »
Un siècle plus tard, en 1844, Chtehoukin confirme : « … Chaque famille
a son protecteur et intercesseur particulier. On se le figure comme un étalon
aux naseaux blancs, comme un corbeau, un cygne, un faucon. Ces animaux
ne sont pas consommés… »
Enfin, au milieu du XXe siècle, Harva découvre des Yakoutes
vénérant — en tant qu’animaux-totems — un aigle, une corneille, une
vache brune. Le possesseur de cette dernière déclare à l’explorateur qu’« il
est interdit de boire le lait de l’aïeule ruminante, encore moins de se nourrir
de sa chair… ».
Ces schémas se retrouvent dans toute l’aire celtique. Cûchulainn, couplé
au chien, ne peut goûter à la viande canine. Diarmaid, petit-cousin de Finn,
ne doit pas toucher au sanglier car son frère de lait mourant a pris, pour
survivre, la forme du pachyderme. Conairé se voit dans l’obligation de
renoncer à cuire des oiseaux, ses ancêtres lui apparaissant en songe sous cet
aspect.
L’aigle n’est donc pas l’unique tabou des chamans. Issu d’époques
fabuleuses, le cygne jouit parmi eux d’une renommée presque équivalente.
Outre sa blancheur chargée des prestiges du nord, il évoque l’obtention de
l’étincelle divine.
Les Grecs l’emprunteront aux Nordiques : il conduira le char d’Apollon.
Ce ne sera là que la redite d’une éblouissante image : celle de Cûchulainn
qui, âgé de sept ans, réussit à s’emparer de vingt-quatre cygnes… Puis à
attacher les palmipèdes aux brancards de son propre chariot attelé de cerfs
et de chevaux. L’attelage s’envole dans une chevauchée fantastique
annonçant celle de Lohengrin et réunissant cygne, étalon, cervidé… trois
totems de Chamans !
Cependant, ce n’est qu’en fonction du clan que l’animal totémique
accorde son aide au mage. Ce dernier doit s’appuyer sur des auxiliaires qui
n’obéissent qu’à lui et dont il est le seul maître. Tels sont les animaux
chamaniques proprement dits, soit les esprits zoomorphes. Les assistants
des kamlénies ne les décèlent pas à l’œil nu : ils n’existent qu’en tant que
radiations ! Mais le chaman les voit. Ils vivent en osmose avec lui,
« comme sa propre âme », dit Harva. Et il réussit d’étonnantes
métamorphoses : son double, détaché de sa forme physique par la transe,
peut emprunter l’allure d’un taureau pour porter dans l’Au-delà les âmes
des morts ; l’aile d’un oiseau pour rendre visite aux dieux ; l’écaille d’un
poisson pour franchir les fleuves des Enfers : les bois d’un renne pour lutter
contre les sorciers. L’expérience est périlleuse : si en cours de combat, le
renne voit sa ramure brisée, le chaman — où qu’il se trouve — tombe
malade. Si la bête périt, il meurt. Ceci en vertu d’un lien mystérieux se
matérialisant parfois sous l’aspect d’un cordon d’ectoplasme perceptible
aux seuls médiums…
Imitant le cri, le comportement de ses aides, le medecine-man n’en
conserve pas moins son intégrité. Mais restant lui-même, il devient ours,
loutre, saumon pensants. Participant à toutes les nuances de la nature
instinctive, il accède ainsi à la suprématie des espèces qu’il incorpore.
Le Nord est riche de ces prodiges : Vaïnämöinen emprisonné dans les
eaux de Manala (fief infernal) se transforme en loutre pour se glisser à
travers les mailles d’un filet. Les bylines russes fourmillent de jeunes
trappeurs qui veulent « aller comme un brochet dans les mers profondes,
comme faucon voler sur les nuages, galoper comme loup gris dans la libre
campagne 11… ».
Les dieux germano-scandinaves connaissent, eux aussi, la tactique : Odin
se mue en reptile, en poisson, en oiseau ; Loki, son ambivalent compagnon,
en jument, en phoque ; son fils Marfi se change en loup ; les inséparables
Frigg et Freya, en volatiles ; Alof se fait aigle et la mère d’Atli, serpent. Le
nain Andvari nage comme un brochet. Otr, la fille du magicien Hreidmar,
comme une loutre.
L’illustration la plus typique du confondement homme-animal est
néanmoins fournie par Cûchulainn que nous connaissons déjà. A l’origine,
il se nomme Sétanta. Il est encore très petit lorsqu’il se rend chez le
forgeron Culann, ami du roi Conchobar. Culann a pour gardien un « chien
de guerre » ayant la force de cent personnes. Apercevant le garçonnet, il se
jette sur lui. Sétanta, sans perdre son sang-froid, lance son ballon sur la bête
qui s’écroule, les boyaux sortant de sa gueule.
— Hé ! s’écrie Culann, qui veillera sur mes biens, désormais ? Le canin
était d’une race dont on ne fait plus ! Qu’à cela ne tienne ! Sétanta s’offre à
protéger les bestiaux et les terres du forgeron, en attendant qu’il trouve un
nouveau berger. A cet instant passe un Druide : il propose qu’on appelle
l’enfant, Cûchulainn, soit le Chien. Ce qui revient à lui accorder les
prestiges du canidé, avec une seule réserve : s’il mange de la viande de
chien… il mourra !
Les métamorphoses animales constituent une initiation. Lorsque Math,
promoteur de la magie en Irlande, prend en charge ses neveux, Gilvachtwy
et Guyddon, il les transforme en cerf et en biche :
— Vous allez avoir les instincts des animaux dont vous avez la forme,
leur annonce-t-il. Au cours des ans, il mute le cerf en truie et la biche en
sanglier, puis la truie en loup et le sanglier en louve. Il leur rend enfin leur
visage humain. Mais ce n’est qu’après les avoir confrontés à tous les stades
de l’animalité qu’il leur transfère ses pouvoirs. L’expérience vécue leur a
révélé les arcanes secrets de la nature. Désormais, ils sont Druides à part
entière, c’est-à-dire Chamans.
La saga druidique voit ainsi défiler des hordes de bêtes aux yeux
humains :

« Je suis le bœuf aux sept combats, clame le poète Amergein,


Je suis oiseau de proie sur la falaise,
Je suis sanglier cruel… »

Le jeune Guyddon, qui a eu dans un chaudron la vision du passé et du


futur, lui fait écho :

« … Sur les hauteurs de la montagne


J’ai été serpent tacheté,
J’ai été vipère dans le lac,
J’ai été un saumon bleu,
J’ai été un chien,
J’ai été un cerf,
J’ai été un chevreuil sur la montagne,
J’ai été un coq blanc tacheté,
J’ai été un taureau violent,
J’ai été bouc de couleur jaune 12… »

Ce n’est qu’à l’issue de ce festival que Guyddon reçoit le nom de


Taliésin : de belle valeur. Il y fait honneur en confondant par la profondeur
de sa sagesse, les vingt-quatre Bardes d’Irlande. Car, incorporer un animal,
en faire son alter ego, lui louer en vue d’une action précise, sa souplesse,
son flair, ses muscles, n’est pas un simple tour de magie. Le phénomène se
réfère aux temps originels où l’homme, accordé aux rythmes cosmiques, se
sait parcelle d’un tout dont il connaît les rouages. Le bec de l’aigle, la queue
de l’écureuil, sont pour lui des hiéroglyphes, le code de la Surnature par
lequel s’identifient toutes les existences.
L’étoile qu’il observe, tracée sur le front du renard, est semblable à celle
qui brille dans le ciel nocturne. Le dessin des bois du cerf, pointus comme
des antennes, répète celui des buissons tremblants de givre. Devenir
quadrupède ou espadon correspond alors à un retour à l’antique état
d’équivalence. Des millénaires de conflit, d’incompréhension sont soudain
abolis. Le temps renaît où l’homme « nomme » les animaux parce — qu’il
les aime et parle leur langage.
Cette connaissance est le propre des chamans. Leur ancêtre, l’aigle
descendu du ciel, n’avait cependant pu se faire entendre des terriens : leur
jargon n’était pas le même…
Un dialecte leur avait-il été commun en une ère oubliée ? L’on tendrait à
croire que chaque espèce a possédé le code de ses mystères… Mais inclus
dans un code plus vaste utilisé par des groupes apparentés en fonction de
leur mutuelle survie.
Les expériences des biologistes modernes semblent démontrer que
certains signaux d’alarme sont interspécifiques. Au SOS de la mouette à
l’approche d’un prédateur, les étourneaux, les sternes, les pigeons prennent
leur envol. Au cri du cormoran qui détecte un danger, les phoques plongent
dans l’eau 13.
Ces systèmes ne se sont pas développés au fil des temps, mais ont
fonctionné spontanément chez les premiers représentants de la
communauté. L’homme était-il ouvert à leurs informations ? Ce n’est pas
impossible : il n’y avait pas alors rupture entre ses frères inférieurs et lui ;
rupture que nous ne pouvons historiquement dater et qui a dû se produire
par étapes… Moins comme une cassure brutale que comme une lente
désensibilisation de l’individu devenu inapte — affectivement et
sensoriellement — à saisir le message des bêtes.
C’est à ces indices que s’arrête le chaman, en réapprenant le « patois » du
poisson, de l’ours, de l’oiseau. Génial imitateur, il possède tout un
répertoire d’appels, de sifflements, de râles, de grognements. S’entretenant
ainsi avec les esprits zoomorphes, il emploie également les « mots
magiques » des jours révolus ; soit, le système d’hypnose, à base de
vibrations, qu’utilisent entre elles les espèces. L’on sait le pouvoir de
fascination de certains reptiles sur la gent ailée qu’ils paralysent en sifflant
et dodelinant de la tête. L’on connaît, en sens inverse, le don des charmeurs
de serpents qui endorment la « conscience » des cobras par les modulations
de leur flûte.
Le chaman, auquel ses auxiliaires sont inconditionnellement soumis, use
souvent de cette recette. Ceci sous-entend un branchement sur l’âme
animale suivi de son intégration dans le champ vital de l’opérateur. Mais
l’objet de ce dernier dépasse de très loin l’hypnotisme. Son but est de
restaurer un dialogue avec tous les êtres, en reconnaissant les similitudes de
nature qui unissent à l’univers chaque particule de vie.
Dans cette intuition et cette préhension du vivant, le mage devient la
dynamo d’une structure dont les composantes — ses esprits — réagissent
aux mêmes stimuli. Branchés sur cette pile qu’est leur maître, ils répondent
automatiquement à ses indicatifs et à ses impulsions.
Cette mise en orbe ne concerne cependant qu’un nombre restreint
d’auxiliaires dont les tâches divergent et dont chacun est un spécialiste :
l’aigle, le grand-duc aident leur « patron » dans ses ascensions. La loutre,
l’anguille, le saumon lui permettent de nager dans les fleuves souterrains.
Leur action est donc limitée mais leur potentiel est décuplé, par
répercussion. Car, liés à l’aura du Chaman, les uns et les autres restent en
rapport télépathique avec leur ethnie qui subit leur contagion. Une mouette
adopte-t-elle une posture rituelle sur l’injonction du magicien ? Cette
attitude se prolongera en ondes sur l’environnement et toutes les mouettes
prendront la même position. Un loup hurle-t-il dans un comportement
d’« extase » ? Toute la meute, du fond de sa tanière, réfléchira son appel.
S’adressant aux réflexes biologiques de ses « associés », le medecine-
man s’appuie, on le voit, sur l’âme collective animale. Celle-ci étoffe son
action et la transpose dans les couches cachées où l’homme n’a pas toujours
accès.
C’est à cette ouverture que tend Vaïnämöinen, lorsque, par ses chants, il
crée autour de lui un bestiaire magique. Son kantélé, la cithare finnoise, est
elle-même un talisman, forgé de matière animale. L’Ancien des anciens l’a
ciselée dans les os et les dents d’un brochet. Ses cordes sont en crin
d’étalon, soit en relation avec la sphère solaire des dieux à laquelle
appartient symboliquement le cheval.
Que se passe-t-il lorsque Vaïno, « mouillant rapidement ses deux pouces,
s’assied sur la pierre du chant » et module ses premières notes ?

« … Il n’existait pas dans les bois


D’être, marchant à quatre pattes
Ou gambadant sur quatre pieds
Qui ne s’approchât pour l’entendre
Pour être baigné par la joie…
Les écureuils firent des bonds
De rameaux en rameaux feuillus..
Les élans coururent sur la lande
Les lynx frémirent de plaisir…
Le loup franchit de longs espaces…
L’ours traversa les vastes plaines…
Pour écouter cette musique
Pour être charmé par la joie…
L’aigle descendit des hauteurs
Le faucon fendit les nuages
Le cygne les marais sans glace…
Les brochets vinrent gauchement
Les chiens de l’onde avec lourdeur
Les saumons quittèrent leur roc
Les lavarets leurs profondeurs 14… »

Tous se taisent, éblouis, retenant leur souffle ; mouillés de leurs eaux,


brûlés de leurs soleils, portant dans leur poil une écorce de bouleau, sur
leurs ailes des brindilles de nids.
Silencieux. Le silence, comme la voix, est pour eux, Enchantement.
Ils ne sont pas seuls à subir l’envoûtement :

« Ahti, le roi de la vague,


Le seigneur à la barbe d’herbe
S’étendit sur un nénuphar
Pour entendre le chant de la joie… »

Or, Ahti est l’esprit de la Nature que charme, tout entière, le chant du
kantélé :

« … Les prés bondirent d’allégresse,


Les fleurs furent prises d’amour…
Les pins courbèrent leurs cimes
Les sapins tournèrent sur le mont
Lancèrent sur le sol leurs pommes
Leurs aiguilles sur les racines 15… »

Et la forêt se fait complice des métamorphoses du mage.


Habitat des esprits, elle est en effet le lieu de prédilection du chaman,
l’image de l’espace infini, toujours reculé, où il accomplit ses voyages.
Cet espace est protecteur. Il ombre de ses clairs-obscurs les départs vers
les zones intersidérales. Il est vastitude, mais intimité grave, rassurante,
sereine. Hanté de la charge des bêtes aux lourdes odeurs, de vols d’insectes,
de bramements de cerfs, de cris d’oiseaux, de l’appel de mille vies aux
mille aventures bouleversantes, il est le cercle enchanté où l’homme pénètre
dans ses clairières intérieures.
Mais sa densité touffue ne tient pas la forêt à l’écart de l’histoire
humaine. Elle l’inscrit, au contraire, dans une géographie sacrée. Elle la fait
temple, aire d’initiation où les élus accomplissent leurs mutations. C’est
dans la forêt de Sliabh Bloon qu’est élevé le jeune Finn par deux sorcières,
avant d’être torturé par les esprits dans une maison des bois. Il tombe
évanoui sous leurs coups mais se réveille prophète et voyant !
C’est à Brocéliande — où Viviane, comme toute fée, prend parfois la
forme d’un arbre — que Merlin accède au magister. C’est au pied
d’Yggdrasil, le bouleau cosmique — une forêt à lui seul ! — qu’Odin
s’instruit des secrets du géant Volfthrudnir.
Chaque fût résume les valences forestières. En lui se condensent les
régions du cosmos — ciel, terre, enfer — situées sur le même axe vertical.
Il est donc le lieu d’action du chaman impliqué dans ces trois plans. Mais la
situation du magicien est toujours précaire. Le moindre impondérable, la
plus minime erreur de ses auxiliaires peut lui être néfaste. L’arbre, lui, est
stable. Il « voyage » immobile. Il est le périple, sa base et son
aboutissement.
D’où l’escalade du tronc réalisée par le candidat aux pouvoirs
chamaniques. Cet exploit est un test pour le clan. Certes, les dieux ont élu le
chaman mais la tribu doit vérifier et entériner ce choix. Celui auquel elle va
confier son destin spirituel et temporel est-il capable de l’assumer ? Saura-t-
il intercéder pour elle dans le danger, dans la maladie ? et conduire l’âme de
ses défunts aux Enfers ?
L’ascension de l’arbre sera son critère. Elle se déroule comme une
kermesse : au jour dit, les membres de la communauté se rassemblent dans
la forêt, jouent du tambourin, cuisent des viandes. A l’écart, l’officiant,
entouré de son instructeur et de ses confrères, se purifie en s’aspergeant
d’eau pure et en oignant sa tête, ses yeux, ses oreilles du sang d’une chèvre
ou d’un bouc. Il n’est pas de consécration sans ce rituel. Toute société
primitive, notamment nordique, considère en effet le sang comme véhicule
de l’âme individuelle ou collective. Celui des équidés, des félins est censé
participer à l’essence cosmique. Ce n’est qu’après s’être nourri de ce fluide
vital que le futur « prêtre » est jugé digne de gravir les échelons du bouleau.
Celui-ci est le pivot du monde. Il porte souvent un aigle à sa cime et un
serpent lové autour de ses racines. Ainsi s’apparente-t-il au frêne sacré
d’Islande participant aux sphères céleste et tellurique.
L’adepte effectue sa montée en neuf circonvolutions autour du tronc qu’il
creuse de neuf entailles au fur et à mesure de sa progression. Joignant le ciel
et la terre, cette « échelle » représente le moyeu d’un Destin planétaire
incarné dans chaque être. Celui qui l’investit devient homme central. Il
occupe une position ordonnatrice, atteignant son paroxysme lorsqu’il
parvient au sommet. Il s’identifie, dès lors, au cœur du ciel assimilé à la
Polaire par les cultures chamaniques.
Cette dernière tient une place éminente dans la mythique du nord. Elle est
dite « Pilier d’or », « Pilier du soleil », « Pilier du monde » ou « Clou du
ciel », fixant la tente céleste dont la couture est la Voie Lactée. Quelques
clans la comparent également au pieu auquel sont attachées d’autres étoiles,
définies « Chevaux du ciel ». Ces métaphores ne sont pas gratuites. Elles
recouvrent une réalité astronomique : nous savons que le Pôle et sa région
sont les points immuables engendrant et gouvernant le mouvement
cosmique.
Or, la situation médiane de la Polaire a ses répliques sur notre planète :
des terres saintes communes à toutes les traditions et correspondant, pour
notre hémisphère, à la Thulée hyperboréenne, l’île Blanche dont les îles
sacrales ne sont que les succursales.
Thulée évoque le mot sanskrit Tula : la Balance… arcane sous lequel les
anciens textes chinois mentionnent la Grande et la Petite Ourse, garantes de
notre équilibre astral 16. Elle est de plus l’île du Verbe, car elle reçoit les
runes, soit l’oracle de l’Ourse, que matérialise l’ursidé… Celui-ci arpente la
forêt nordique. Les autochtones se découvrent et s’agenouillent devant lui,
n’hésitant jamais à reconnaître son origine céleste :

« … Le bel ours a vu la lumière,


La patte de miel fut créée
Près de la lune et du soleil
Sur l’épaule de la Grande Ourse 17… »

La conquête du plantigrade est l’une des épreuves clés de l’initiation


chamanique. Elle est proposée au forgeron Illmarinen par la magicienne
Louhi. Il veut épouser l’une de ses filles, soit la fée ? Qu’il la mérite ! Qu’il
capture l’ours de Manala, le « rondelet à bave d’or ». Atteignant ainsi
symboliquement la Polaire, il se confondra avec le principe régissant notre
univers.
Tous les héros celto-germano-scandinaves réalisant ce prodige ont droit à
l’épithète d’Ours. Ainsi sont nommés Odin, détenteur du siège du centre,
Thor dit Bjorn : Ours et bien sûr, le roi du Graal. Gardien de la Table
Ronde, il en maîtrise la rotation. Ses chevaliers courent le monde à la
recherche d’une coupe de Thulée perdue. Veilleur immobile, il les attend.
Son patronyme d’Arthur se traduit en celte par Arthros : Ours…
A son histoire teintée de légende fait pendant celle d’Ursio, fondateur de
la dynastie des comtes de Toulouse. Descendants des princes goths
originaires du Gotland — terre des dieux — ils portent jusqu’à leur
extinction, au XIIIe siècle, le titre de « Fils de l’Ours ». Ils se nomment de
père en fils, Raimon : Roi du monde… ou d’un monde dont ils se jugent
« centres ». Leur grand-père Ursio leur a donné pour aïeule une fée,
rencontrée à la fontaine…
A la mort de Raimon VII, le dernier d’entre eux, disparaît la poésie
souriante de l’Occitanie. Le totémisme de l’ours se réfugie dans les récits
mythiques et dans ces forêts profondes que sont les subconscients des
ethnies. La nôtre le dote d’une vie latente, perpétuée par l’ours en peluche
que les bambins serrent sur leur cœur pour s’endormir, transférant sur lui
leur double et, peut-être, un vieux rêve de race : seuls les peuples blancs
offrent des oursons à leurs enfants !

Nous voyons sur quelles directions essentielles débouche le chaman qui,


d’encoche en encoche, s’élève à l’arbre. Voyageur idéal, interceptant les
plans cosmiques, il devient l’axe autour duquel s’épanouit la communauté.
Il se fait aussi le pionnier d’une transe qui le propulse vers les sommets.
Est-ce l’extase qui permet l’escalade ? Ou l’escalade qui déclenche
l’extase ? Qu’importe ! L’extase est. Le mage la manifeste par des chants
étranges, entrecoupés, décrivant à ses auditeurs ses visions en cours
d’ascension. Ils l’écoutent, attentifs. Pour eux, cette varappe est survol du
temps et départ vers l’avenir. L’être qui plane dans les airs ou se hisse au
faîte d’un bouleau, tend vers l’autre monde. Il ne gravit que quelques
mètres ? La tribu éprouve à le contempler l’allégresse qui fut la nôtre
lorsque apparurent sur le petit écran les premiers hommes arpentant la
Lune ! A quelques millénaires près, c’est du même élan qu’il s’agit, de la
même volonté de dépassement, de la même libération. L’individu est
conforté dans la certitude que tout est possible. S’il vole, c’est qu’il a des
ailes et qu’il est illimité !
Le culte de l’arbre joue un rôle important dans le Chamanisme, mais il ne
lui est pas spécifique. L’ancienne Grèce le connut. L’Afrique noire le
pratique encore, utilisant les vieilles recettes : communication à distance par
les troncs qui remplissent en télépathes la mission du tam-tam ; transfert des
maladies sur l’esprit de la forêt qui les digère par le tellurisme gonflant ses
racines.
Le Nord se caractérise cependant par le choix du fût rituel. Le Kalévala
nous énumère les élus possibles : le sapin, le frêne permettant de capter
l’oracle lors du solstice d’hiver ; puis l’aulne, le saule, le merisier, le
sorbier, le chêne et le bouleau désigné par les Chamans comme « l’arbre du
seigneur de la terre ».
Le pays du Barde Vaïno possède justement un chêne herculéen, ancêtre
du frêne germano-scandinave. Ses branches immenses voilent le soleil et la
lune, entraînant une nuit sans fin… Il faut l’abattre pour que la nature
puisse exister. Mais tandis qu’il s’écroule il devient arbre de Vie :
« Quiconque en cueillait un rameau recevait un bonheur éternel… »
Vaïnämöinen ne s’en tient pas là : voulant ensemencer ses champs, il jette
tous les arbres de l’île dans un brasier géant préfigurant le feu druidique. Il
n’en épargne qu’un, le bouleau. Le coucou qui folâtre dans ses branches
s’en étonne : pour quel motif l’a-t-on laissé subsister ?

« Pour que tu viennes y chanter, répond le sage


… Poitrine d’or chante gaiement
Poitrine d’argent retentis
Chante toujours soir et matin
Chante même au milieu de jour
Pour enchanter mon cher pays 18 ! »

Le symbolisme du bouleau, qui chassait (dit-on) les démons et fut peut-


être l’exorciste des Celtes, a survécu au Chamanisme. C’est du moins ce
que suggère « l’alphabet des arbres » conservé dans L’Ogypie de Roderick
O’ Flaherty, une relique du Druidisme. Le bouleau vient en tête de liste sous
la lettre Beth, évoquant le béthyle, pierre levée et sacrée, résidence d’un
ancêtre divinisé 19. Ces concordances donnent à penser : l’arbre à l’écorce
blanche est-il né simultanément à l’est et à l’ouest de l’Europe ? Ou a-t-il
été véhiculé de l’Hyperborée en Bretagne par nos aïeux, les Tuhata de
Danann, constructeurs de mégalithes ?
Le medecine-man ne se pose pas la question. A l’issue de sa performance
ascensionnelle, il se voit doté d’un arbre qui sera à tout jamais le sien.
Poussant près de sa hutte ou de son isba, il lui transférera sa force calme.
Leur intimité sera d’autant plus grande que le bouleau (ou l’un de ses
confrères) aura été le berceau du mage : « Les plus grands chamans, écrit
Knesofontow, naissent au sommet d’un mélèze ; ceux qui le sont moins au
milieu et les plus petits dans les branches du bas 20. »
Les Yakoutes et les Dolgones font remonter cette complicité à la
naissance du monde. Alors qu’il venait de créer le premier chaman, le dieu
suprême « fit croître devant la porte de sa maison un arbre sacré à huit
branches qui ne se renverserait pas et sous les branches duquel les enfants
du dieu, les clairs hommes-esprits, habitent à l’abri. Il fit également
pousser… trois autres arbres et, assis sous leur ombrage, il fabriqua tous les
objets magiques pour le premier chaman et lui enseigna comment il devait
agir pour le bien et le profit des hommes, en luttant contre les esprits
hostiles. C’est en souvenir de cela que chaque chaman possède… son ” turu
“, son arbre chamanique qui commence à pousser quand l’intéressé reçoit sa
vocation de chaman… »
Ce jumelage obéit évidemment aux lois du totémisme : il entraîne la mort
du magicien si son « frère » est coupé, foudroyé ou atteint de maladie. En
revanche, le tronc perd sa vitalité si son maître disparaît. Il s’étiole
lentement durant un an. On l’abat alors et on sculpte dans ses fibres des
idoles, gardiennes de l’âme-double du chaman et son alter ego végétal.
Son arbre transmet à l’adepte sa vigueur paisible et le recharge lorsqu’il
rentre de ses expéditions interplanétaires. Le transfert est d’autant plus aisé
qu’ils sont issus du même sol, de la même puissance de rêve, de la même
secrète pensée.
Nous pouvons imaginer le regard porté chaque jour par le chaman sur ce
fût abreuvé de toutes les sources, réchauffé de tous les soleils, rayonnant
d’un silence que peuplent les chants du monde… Leur échange est venu
jusqu’à nous, porté non par les Bardes mais par l’intuition d’un poète : Paul
Valéry. Dans son Dialogue de l’arbre, il met en scène le berger Tityre et le
savant Lucrèce, incarnant la double face du chaman.
Rééditant l’usage ancestral, Tityre possède un arbre avec lequel il vit en
osmose : « Mon âme, aujourd’hui se fait arbre. Hier, je la sentis source. »
Et s’adressant à son hêtre :
— Tu le sais bien mon arbre, que dès l’aube je viens t’embrasser ; je
baise de mes lèvres l’écorce amère et lisse, et je me sens l’enfant de notre
même terre… Tendrement naît l’aurore et toute chose se déclare. Mais c’est
toi que j’entends. Ô langage confus, langage qui t’agite, je veux fondre
toutes tes voix !… Je te réponds, mon arbre, je te parle… Tu connais tout de
moi… Parfois… je te fais dieu. Idole que tu es… je te prie… Tu me parais
une sorte de temple… Arbre dans l’âme aux racines de chair, qui vit de
vivre au plus vif de la vie… grand arbre Amour…
— C’est donc à cela que tu médites ? s’étonne Lucrèce, quand tu passes
les nuits d’été à veiller ton troupeau qui dort, tant, que tout un bétail
d’astres… semble paître le temps… et brouter l’avenir sans répit ?
— Que faire ? murmure Tityre. A cette heure nocturne, l’Arbre… est un
être d’ombre. Les oiseaux endormis le laissent seul vivant. Il frissonne en
soi-même : on dirait qu’il se parle. La peur habite en lui…
Lucrèce connaît les sentiers de cette angoisse :
— Vois ton arbre, reprend-il… un fleuve tout vivant, de qui les sources
plongent et trouvent dans la masse obscure de la terre les chemins de leur
soif mystérieuse. C’est une hydre… aux prises avec la roche et qui croît et
se divise pour l’étreindre… imprégnant la nuit massive où se dissolvent
toutes choses qui vécurent. Il n’est bête plus hideuse de la mer, plus avide et
plus multiple que cette touffe de racines aveuglément certaines de leur
progrès vers les profondeurs et les humeurs de la terre… Dans l’empire des
morts, des taupes et des vers, l’œuvre de l’arbre insère les puissances d’une
étrange volonté 21…
Cette volonté — l’esprit de la terre — n’est pas inconnue des chamans.
Elle est l’outil de leur démonologie. C’est d’elle qu’ils tirent leurs pouvoirs
en utilisant les fluides telluriques susceptibles d’annuler les ombres
errantes, les larves et les démons.
Le tellurisme ne relève pas de l’imaginaire et son étude ouvre de
vertigineuses perspectives. Il désigne les courants électriques naturels qui
circulent sous la croûte terrestre, suivant les variations du champ
magnétique. Sa remontée du noyau en surface est jalonnée d’aventures.
Drainé par les rivières souterraines jouant le rôle de bains électrolytiques, il
se faufile également par les failles géologiques et les filons de minerais du
sous-sol. Certains terrains, granitiques, sismiques, volcaniques, sont
meilleurs conducteurs que d’autres. Le courant en jaillit comme un invisible
geyser atteignant, parfois, une puissance de plusieurs centaines de volts par
mètre vertical. Ailleurs, les circuits se croisent, s’agglomèrent, formant
ganglions et nœuds telluriques. L’homme préhistorique y plante son repère,
le menhir, accumulateur des tensions internes du globe.
C’est en ces points d’émergence que les Druides, élèves des Tuhata de
Danann, édifient leurs temples de pierres : Carnac, Stonehenge,
observatoires du ciel et épicentres religieux. A l’origine, l’irradiation y est
telle que le visiteur doit y accéder juché sur des échasses ou nanti de
cothurnes servant d’isolateurs. Car le fluide qui fait chanter et crépiter les
roches est ambivalent : facteur de vie et de mort, de santé et de maladie, il
régénère ou abâtardit !
Les sociétés mégalithiques, qui l’emploient à bon escient, sont
vigoureuses et saines. Elles s’enorgueillissent de géants capables de
l’absorber organiquement. Mais tout individu peut le capter par la plante
des pieds, en un rituel de danse autour du menhir. Le courant se dirige de
bas en haut, comme la kundalini, par les méridiens de l’acupuncture. Il se
concentre entre les deux yeux pour y prendre valeur de force hypnotique.
D’où l’usage, dans les traditions chamaniques et celtiques, de frapper le
géant aux tempes pour bloquer son pouvoir de fascination.
A la fin du siècle dernier, un Anglais, le docteur Havilland, soulève un
tollé à la Société de Médecine de Londres, en soulignant l’influence de cette
énergie sur notre équilibre. Cinquante ans plus tard, des expériences
rapportées par le journaliste scientifique Robert Frédérik ont lieu en
Californie. Des sujets portant des fils de cuivre aux genoux, au plexus
solaire, à la nuque, au sommet du crâne, sont introduits dans un champ
tellurique. Leur réaction ne se fait pas attendre : crise de nerfs ou hystérie.
Les jours suivants, ils font preuve d’une agressivité insolite et sombrent
dans la dépression nerveuse. Les observateurs concluent bientôt aux
dangers du tellurisme. Mal digéré, il exaspère les instincts passionnels,
engendre le masochisme, incline au crime. Né des anomalies de la terre il
déclenche, par analogie, les lésions de l’esprit et du corps.
Ce verdict est vérifiable dans nos campagnes. Les sorciers du XXe siècle
ont souvent, comme leurs prédécesseurs, un pied-bot, une hanche plus haute
que l’autre. Or, c’est à l’aide du tellurisme qu’ils officient… Les paysans
les surnomment « le Noir », car leur teint s’assombrit sous l’effet du fluide.
Le chaman n’ignore rien de cette ambiguïté. Nous l’avons vu s’appuyer
sur les fées, aspect lumineux de l’âme du globe. En contrepartie, il puise
dans le feu infernal une vitalité à l’état brut qu’il concentre derrière son
front… comme les serpents !
C’est d’ailleurs sous le symbolisme du reptile que le tellurisme est
universellement connu, notamment des cultures chamaniques. Durant ses
kamlénies, le mage porte des peaux de serpents, des lacets, des rubans, des
bandes de cuir ou de fer enroulées en spirales à la façon des ophidiens. Il
pense récupérer par ces simulacres le dynamisme toujours renaissant du
« plus terrestre des animaux ». Nous savons que le serpent mue à chaque
saison, rajeunissant ses cellules. Mortifère par son venin, il représente donc
une promesse d’éternelle vigueur et d’immortalité. D’où le choix du
medecine-man qui l’adopte comme attribut, imité dans la suite des temps
par les thérapeutes modernes et leur emblème, le caducée.
Le serpent du chaman est-il en rapport avec le « serpent de feu ou de
Dieu » qu’est la kundalini ? Leur similitude est évidente. Tous deux
canalisent les ombres et brûlent les égrégors noires. En retour, ils fécondent
les germes vivants. Mais l’action du tellurisme se situe au seul niveau de
l’organisme. Celle de la kundalini vise le double, support de l’homme
spirituel. Leurs définitions évoquent d’ailleurs cette divergence : tellurisme
vient de tell : sol. Il s’agit d’une prise de terre, d’une énergie récupérable
par quiconque, mais qui lui est extérieure. Au contraire, la kundalini lui est
inhérente. Sa racine Al révèle son sens divin : prise de ciel. En éclatant au
sommet du crâne, elle met l’initié en contact avec la divinité, assurant par
ce support la présence des dieux sur la planète.
Loin de se confondre, ces deux forces se complètent. Les premiers
chamans, participant du Haut et du Bas, s’imbibèrent de l’une et de l’autre.
Plusieurs détails de leur costume rituel tendent à le prouver : serpents mais
aussi cornes, soit antennes cosmiques. Cette dualisation se perpétuera dans
toute l’aire celtique peuplée de symboles à double sens : dragons polarisant
les puissances infernales mais accompagnés d’andouillers aimantant
l’énergie divine. Ainsi découvrit-on en pays éduen, à Marilly, ancien lieu de
culte druidique, un autel portant la sculpture d’un reptile à tête de bélier 22.
Son frère jumeau fut retrouvé plus tard, gravé sur le menhir de Saint-Nicud
en Saône-et-Loire.
En Europe septentrionale, les archéologues qui retirèrent du sol de
Gunstrop le fameux chaudron, observèrent sur son cartouche un curieux
Cernunos : l’homme-dieu celte à ramure portait un ophidien noué en
écharpe autour de son cou. Lié à un épicentre céleste par ses cornes, il
récupérait le courant tellurique par la couleuvre. Ceci, à hauteur du chakra
de la gorge dont la mission est de désintégrer les obsessions en les
calcinant 23.
D’autres Cernunos datés de l’âge de fer étaient ceinturés de vipères, juste
au-dessus du nombril dont le chakra, en relation avec le pancréas, tend à
épurer et sublimer le sang.
Cernunos accentue parfois sa ressemblance avec ses ancêtres chamans.
L’iconographie de la France du Nord, et de vieilles monnaies saxonnes ou
bavaroises nous le montrent debout, des serpents tombant de ses épaules,
des bois couronnant son front : prêtre du ciel et des Enfers, figé, hiératique,
prêt à l’extase des anciens mages.
Ces images soulignent la nature de l’outil de travail des magiciens, le
tellurisme, feu infernal. Mais celui-ci peut subir des métamorphoses. Car la
puissance cosmique recueillie par les cornes purifie le fluide brut. Elle le
transpose en souffle de vie dont le bélier, synonyme de jeunesse engendrant
le mouvement zodiacal, est l’emblème. D’où l’importance accordée dès les
plus lointaines époques à ce rampant. Le chaman l’utilise, vivant, dans un
but oraculaire ou s’enveloppe de ses peaux oscillant autour de lui, tandis
qu’il danse et psalmodie.
Assainisseur, exorciste, le fluide conditionne également l’évolution
spirituelle du clan. Certes, les dieux ne naissent pas de la terre. Mais elle est
le tremplin d’où l’homme s’envole vers eux. Du moins, est-ce là
l’enseignement d’Hermès Trismégiste à ses élèves ès alchimie. Nombre de
ses adeptes naquirent sur le sol celte, le parsemant de symboles qui
recoupent étrangement les données druidiques et chamaniques. A Chartres,
par exemple : moulé dans la pierre du portail occidental de la cathédrale, un
vieillard musicien joue de la cithare. Un Vaïnämöinen, proche de son
confrère galicien de Saint-Jacques-de-Compostelle. Aux pieds du Chartrain,
deux monstres s’enlacent munis d’ailes et de pattes d’oiseaux 24.
A Dampierre-sur-Boutonne, en Charente, un « styrge cornu, velu, pourvu
d’ailes membraneuses nervées et griffues, les pieds et les mains en forme de
serres », est accroupi sur l’un des caissons du château 25. A La Ferté-
Bernard, dans la Sarthe, des marmousets tordus, contrefaits, ressemblent à
ces sorciers que déhanche l’abus du tellurisme.
A Lisieux, sur l’un des piliers du manoir de la Salamandre — le reptile
héraldique — grimace une énorme face barbue : oreilles et joues étirées en
forme de flammes, copie du Baphomet, arcane incomprise des Templiers.
En Vendée, au château de Terre-Neuve, sur un panneau de cheminée
provenant de Coulonge — le manoir de Louis d’Estissac, ami de
Rabelais — deux monstres tendent à s’humaniser : l’un à bec-de-lièvre,
torse mamelonné, griffes de félin, l’autre, gnome velu à serres de rapace. Ce
sont les deux principes de l’œuvre hermétique sans lesquels la queste
philosophale est stérile. Ces fils des Enfers sont coiffés d’un casque
cornu… « la corne d’Ammon », précise Fulcanelli qui ajoute : « … Le sel
d’Ammon ou ammoniacal se rapporte au Bélier, hiéroglyphe de l’eau des
Sages… » Celle-ci assure l’indispensable harmonie entre les substances
réunies dans le creuset 26.
Si déroutants soient-ils, ces démons ne nous sont pas inconnus. Ce sont
eux qui rôdent autour des medecine-men dont l’un des ultimes descendants
pourrait être l’Homme des Bois ornant la maison bâtie à Thiers par un
architecte inconnu : grand, un peu décharné, hirsute, le personnage
évoquerait Don Quichotte s’il n’était vêtu de peaux de bêtes cousues
transversalement : le costume rituel des Chamans ! Comme eux, il tient une
canne, non pas surmontée comme la leur d’une tête de cheval, mais d’un
visage de vieille encapuchonnée. Elle incarne la « Vieille Femme »,
cristallisant l’atavisme, la religion ancestrale qui obéit aux lois de la nature
et de la forêt dont la « Grand-mère », la future Ana des Celtes, est l’âme
élémentaire. A sa vitalité primitive, les initiés opposent la Force élaborée de
la pierre alchimique. Ils la nomment Prudence, vertu des preux. Fulcanelli
rêvera longtemps dans la cathédrale de Nantes devant sa statue de marbre
blanc. Elle est due au ciseau d’un artiste breton, Michel Colombe. Celui-ci
l’exécute pour le mausolée édifié par Anne de Bretagne à la mémoire de
son père le duc François II et de sa mère, Marguerite de Foix. L’œuvre est à
double face : d’une part, le masque noble et grave d’un vieillard à la barbe
fleuve, dont chaque ride suggère l’expérience ; de l’autre, le profil pur
d’une très jeune femme à la silhouette un peu monacale. Ressemblant à une
abbesse ou une druidesse, elle fixe son regard sur un miroir en lentille à
plan convexe qui réduit les formes en conservant leurs proportions 27…
C’est donc le petit monde des Sages, l’univers en miniature, le microcosme
qu’elle observe dans son miroir de Vérité.
Mais cette Vérité ne se conquiert qu’à partir des forces mystérieuses de la
terre et des ombres où règne l’Ouroboros. C’est pourquoi, dans la lueur
calme des cierges, un serpent expire aux pieds de la chamanesse…
III.

L’équipement du chaman
Un « complet » magique — Une armure-zoo — Des coquetteries
ornithologiques — Un squelette métallique — Les ceintures de force. La
canne-coursier — L’équidé : psychopompe, mais d’essence divine — Les
seigneurs de Penmarch, fils du cheval — Le jumelage chevalin — L’énigme
des Centaures — La capture de l’étalon : une prouesse d’initié — Le rituel
breton du cheval Mallet — Survivance d’un mythe : les petits chevaux de
bois.
Le tambour, demeure des esprits — Les forces du
tonnerre — L’ensanglantement de la caisse : un rituel vitalisant — Une
baguette microcosme — Le miroir magique : un œil sur l’Au-
delà — Passage à travers le miroir.

Le chaman porte un costume rituel symbolisant l’ambivalence de ses


fonctions. Par ses couleurs, par les signes dont elle est chamarrée, cette
tenue est révélatrice de l’itinéraire magico-religieux de l’initié et de sa
cosmogonie. Elle constitue donc un uniforme sacerdotal qui doit être
protégé de toute souillure. Il est rangé dans un sac de cuir caché au fond de
la tente ou de la hutte. Chez les Toungouses, le renne qui le transporte au
lieu des kamlénies est exempté de tout travail vulgaire 1…
A la mort du medecine-man, son héritier ne peut utiliser l’habit consacré.
Il le suspend à un arbre de la forêt ou près du tertre du défunt. Pantin bariolé
de peaux, de fourrures, de grelots, de clochettes, il fixe ainsi quelque temps
le double du mort, son savoir, ses songes, ses extases. Puis, lentement, il
s’effrite, déchiré par les tempêtes ou les serres de l’aigle. Et par le temps qui
efface les défroques et les rêves.
C’est le clan qui fait tailler et coudre à ses frais le costume du medecine-
man. Des vierges et des veuves s’y emploient sous la conduite d’une
ancienne chamanesse connaissant le mystérieux agencement des pièces :
veste, plastron, culottes, gants, bottes. Ces éléments, réalisés d’après un
modèle précis, forment une sorte de « complet » magique figurant la
silhouette d’un animal : ours, élan, le plus souvent oiseau.
Les peuplades septentrionales habillent leur chaman en grand-duc.
Fabriqué dans un cuir chamoisé, le vêtement est garni, sur les manches et
les pans, de bandes de cuir tombant très bas et représentant la queue et les
ailes du rapace. A l’avant des chaussures, une sorte de patte de volatile en
perles jaunes se termine par cinq « doigts » écartés. Le tout est surmonté
d’une immense coiffure de plumes naturelles.
Plus au sud, chez les Altaïques, le vêtement est similaire mais conçu en
fourrure de chevreuil et orné des ailes et de la queue d’un grand-duc gris.
Dans le dos, douze peaux d’hermine voisinent avec des serres suspendues à
un ruban. Elles ont pour objectif de repousser les esprits maléfiques 2.
Une tenue très semblable se trouve actuellement au musée
d’ethnographie d’Oslo : des serpentins d’étoffe et de cuir dégringolent des
manches et des omoplates. Les épaules sont nanties de deux disques de
métal tenant lieu de boucliers. Mais rien n’est plus fascinant que la
coiffure : un étroit galon dont le bord supérieur est muni de plumes
verticales et dont la lisière inférieure laisse tomber des franges protégeant
un visage de tissu aux yeux de perles. Les bottes à tiges portent des lacets
auxquels sont noués des chiffons faisant fonction d’oiseaux.
Ce souci ornithologique est transparent : le chaman doit être doté d’un
corps échappant aux normes humaines pour léviter, comme l’aigle son
aïeul.
L’idée ascensionnelle du voyage n’élimine pas cependant celle d’une
descente aux Enfers. Les Soïotes portent de petites poupées sur la nuque,
mais aussi des figurations stylisées évoquant les créatures hallucinantes du
tellurisme à double valence. L’une est Arba, le monstre vert monté sur des
pattes rouges, image du fluide vital. L’autre est Jupa à queue bifide, noirâtre
sujet du sombre Erlik, maître des Enfers et du feu souterrain qui noircit les
sorciers.
Nous savons que le rappel tellurique se manifeste aussi par des serpents,
sortes de pendentifs ou de tissus torsadés, découpés en gueules d’ophidiens
à mâchoire béante. Le symbolisme est accentué par trois reptiles en une
seule tête. Dans certaines tribus, le nombre des couleuvres est consécutif à
la fortune du mage. Une très belle aisance en autorise plusieurs centaines de
mille !
Des animaux « interchangeables » figurent parfois sur l’habit
chamanique. Sur la blouse en peau de poisson des Goldes et sous une
ceinture dotée de grelots de cuivre, sont dessinés des tigres, des dragons,
des lézards, des grenouilles qui se répètent sur les gants. La coiffure est un
combiné de longues bandes de fourrures d’ours, de loup, de renard, de
raton-laveur. Le mage, devenu zoo humain, voit dans cette Arche de Noé
une réserve de précieux auxiliaires : les dragons l’emporteront dans les
cieux, les tigres dans la forêt, les reptiles et les grenouilles à travers les lacs
et les marais qui débouchent sur les Enfers.
Les oiseaux ornementaux sont souvent métalliques. L’usage en est
ancien. Il se rapporte probablement à un événement lointain conservé par
une vieille légende golde : un esprit volant sous la forme d’un oiseau
changea ses plumes en un costume de magicien à pennes de fer… Il y a là
toute une symbolique alchimique avec mutation d’un état dans un autre.
Notons la double valorisation du fer chez les Nordiques. Servant à
façonner l’arme des héros et des chasseurs, il est l’« acier bleu » forgé pour
les dieux. Mais avant de subir le baptême du feu dans l’antre d’un forgeron
divin, il n’est que la pointe qui blesse et ensanglante, l’« infâme fer,
méchant métal acier soumis aux maléfices 3… ». Comme tous les métaux, il
n’acquiert ses vertus magiques que par l’alliage, en formant un champ
d’irradiation avec d’autres éléments métalliques complémentaires. Chacun
d’entre eux condense les puissances astrales correspondant à sa propre
nature pour protéger et épauler l’œuvre de l’opérateur.
Ce dernier possède parfois deux costumes : l’un rappelant un volatile,
l’autre représentant un ours, un renne ou une oie. Cette panoplie est
indispensable à la réussite d’une séance chamanique. Là où convient l’aigle,
le cervidé ne serait d’aucune aide et inversement. Mais quel que soit
l’animal suggéré, il s’agit toujours d’un condensé métallifère, comportant
grelots et plaques d’acier. Les Toungouses se cuirassent les bras et les
hanches de lamelles ferreuses qu’ils découpent en griffes d’ours pour en
garnir leurs bottes et leurs gants.
C’est parfois tout un squelette de ferraille qui recouvre la tenue
chamanique. Les os sont reliés à l’emplacement des articulations par des
plaques de métal doré. De nombreux exemplaires en ont été retrouvés dans
les tombes de la Sibérie septentrionale. Ils sont accompagnés de soleils, de
lunes, de miroirs de cuivre ou de plaques rondes percées en leur centre.
Elles représentent la terre plate. Par leur orifice médian, le trou du monde,
l’adepte est censé descendre dans le cœur du globe comme un oiseau
plongeur. Cela exige courage et force : certains de ces déguisements pèsent
de douze à vingt kilos !
Les musées russes et finnois en conservent quelques-uns. Mais nous les
connaissons aussi par les descriptions des voyageurs qui ont observé des
kamlénies ; et par l’épopée germano-scandinave qui y fait maintes fois
référence. Vaïnämöinen, sur le point de se rendre sur le tertre d’Antero
Vipunen, commande au forgeron Illmari :

« Forge-moi des chaussons de fer


Forge-moi des gantelets de fer,
Martèle une chemise en fer
Façonne un javelot en fer 4… »

Lemminkaïnen lui-même, le Don Juan du Kalévala, n’entreprend pas,


malgré son insouciance, sa descente aux Enfers sans prendre des
précautions vestimentaires :

« … Passa sa chemise de fer


Boucla son ceinturon d’acier 5… »

Quant à Illmarinen, il s’arme d’un véritable costume-pentacle pour


labourer un champ de vipères, soit pour capter le périlleux courant
souterrain :

« Il fit des bottes de fer


Et des jambières d’acier…
Ceignit sa ceinture d’airain
Chercha des mitaines de pierre
Enfila des moufles de fer 6… »

Son confrère Thor suit la même mode, se munissant non seulement de


son marteau mais de ses « gants de fer et de sa ceinture de force 7 ». Celle-ci
bloque la montée du fluide tellurique dont elle est une sorte de coffre-fort.
Son possesseur détient une arme puissante, une foudre des profondeurs dont
il paralyse ses ennemis. Il la manie sans crainte, de ses deux mains gantées
de métal.
C’est cependant en Irlande que la tenue chamanique, identique à celle des
Sibériens, est ornée de ses plus anciens attributs. Le Druide Magh Ruit, que
nous avons vu s’envoler dans les airs, ne cesse d’ouvrir les tertres,
d’évoquer des spectres, de parcourir les circuits du Haut et du Bas. Il ne s’y
hasarde jamais sans son attirail de sorcier et sans son équipement rituel :
« … Sa peau de taureau brun sans cornes et sa coiffure-oiseau tachetée, au
vol ailé 8… »
Ces données nous ramènent aux épreuves du futur chaman : mort du vieil
homme et renaissance dans un mode d’être nouveau. S’étant contemplé nu,
réduit à son squelette, l’adepte ressuscite en initié bardé d’un corps
métallique, soit d’une armure magique. Elle lui permettra d’affronter dieux
et démons. Car les dieux ne sont pas d’un commerce facile. La vibration
divine ne peut être perçue qu’à travers un bouclier sans lequel elle devient
foudroyante. Les cuirasses elles-mêmes n’y résisteraient pas si elles
n’étaient pourvues de transformateurs : des cornes ! Ces fameuses cornes-
antennes qui sont le hiéroglyphe des très grands medecine-men et qu’ils
portent soit en ramure soit en corne unique. Mais ces bois sont souvent…
de fer ! Gmelin qui vécut au XVIIIe siècle chez les Toungouses se souvenait
d’un habit à l’encolure duquel étaient fixés des andouillers de fer forgé, à
plusieurs ramifications 9.
Les notes de Shirogorov nous incitent cependant à penser que les perches
métalliques sont de facture relativement récente, quelques siècles tout au
plus. A l’origine, il s’agissait d’authentiques parures de chevreuils. La
plupart des costumes se réduisaient alors au simple pelage d’un animal
totémique dans lequel le mage s’encastrait. La tête tombait sur son visage,
le masquant presque totalement pour ajouter à son mystère. Par la suite,
cornes et plumes s’y adjoignirent, en radars de l’Au-delà, gardiennes du
code secret des itinéraires surréels.
Sur ces routes inquiétantes, sa canne précède le magicien : un bâton
surmonté d’une tête de renne ou de cheval synthétisant la mission et les
voyages à double sens du chaman. Pourquoi l’équidé ? Parce qu’il
maintient le contact avec le cosmos. Il balaie le ciel de sa crinière… En
symbolique, il transporte le char du Soleil à travers l’Occident. Il convoie
aussi les âmes des trépassés vers l’Au-delà… mais seulement pour les aider
à franchir les cycles solaires de la Résurrection ! D’où les chars votifs mêlés
d’ossements de chevaux que l’on a retrouvés dans les tombeaux celtiques
de la civilisation de Hallstat 10.
Mais l’Au-delà n’est pas toujours le sombre royaume d’Erlik. Sleipnir, le
huit-pattes d’Odin, conduit son maître chez les morts. Non aux Enfers, mais
au « Hel » des chamans où il interroge une prêtresse défunte. Toute
l’ambivalence chevaline passe par ce coursier funéraire. Démoniaque de
surcroît… mais porteur d’un dieu !
Cette ambiguïté nous vient de loin. Les premières cultures chamaniques
admettaient l’essence divine de l’animal. Elles voyaient en lui le catalyseur
d’une puissance émise par la constellation du Sagittaire. Il la répercutait à
l’homme, par jumelage. Certaines ethnies réfractaires à cet influx auraient
formé la cavalerie infernale des Mongols et des Huns. D’autres, l’acceptant,
seraient devenus les Celtes et les Germains civilisateurs. Récupérant le
dynamisme cosmique canalisé par leur monture, ils engendreraient une
caste de héros à sang bleu. La filiation en serait assurée en d’autres temps et
d’autres lieux par la chevalerie, une élite du cheval !
Cette tradition s’est perpétuée par la Bretagne. Aux XVIe et XVIIe
siècles, les seigneurs de Penmarch, dont subsiste le château de Saint-
Prégant, déclaraient descendre d’un ancêtre à crinière et oreilles chevalines.
Une sorte de roi Midas dont les armes conservées dans l’église de Saint-
Prégant portaient « de gueules à tête de cheval d’argent bridée d’or, le cil et
le crin aussi d’argent… ». Sa banderole s’ornait d’une tête d’équidé.
A quinze kilomètres de là vécut, au manoir de Guiquelleau, une famille
vassale nommée Marc’ Hak, ce qui veut dire chevalier, ou cavalier 11.
Le mythe, lentement, s’est démocratisé. Il persiste à huit kilomètres de
Saint-Brieuc, au hameau de Saint-Éloi, un antique site druidique. Un
Pardon de chevaux s’y déroule chaque 24 juin, au solstice d’été. La date
confirme le rapport soleil-coursier. La cérémonie a lieu en direction de la
plage de Tournemire, vers la mer. Des têtes de chevaux celtiques sont
sculptées sur les barques… Nefs du soleil ou nefs des morts ?
La matière de Bretagne, comme celle d’Irlande, est également riche en
naissances d’insolites jumeaux : l’un, homme, l’autre, poulain. Ouvrir les
yeux sur le monde à l’instant où naît un bébé cheval est, dit-on, l’indice
d’un formidable destin ! La jument reste d’ailleurs assimilée à la maternité.
Et la déesse mère de Bretagne, Rhiannon, ne parcourt les landes qu’en
écuyère montée sur un étalon blanc.
Quelles que soient leurs mères respectives, le petit d’homme et le petit de
cheval sont à jamais liés. Séparés, ils agissent en parfait accord
télépathique. Ainsi en est-il de Pryderi, prince de Dyvet, dans le Pays de
Galles, et de son frère quadrupède. Ils ont vu le jour en la fête de Beltaine :
Feu de Bel, fête solaire. A la stupéfaction de son entourage, Pryderi, âgé de
trois ans, dompte sans effort son pur-sang qui n’est pas d’un naturel facile.
Le garçon fait-il preuve d’une incroyable précocité ? Ou son complice,
obéissant aux lois du jumelage, communique-t-il au jeune prince la royauté
cosmique dont il est lui-même investi ?
Il s’agit là d’une fraternité réussie. Elle ne l’est pas toujours. L’énergie du
Sagittaire réfractée par le cheval aurait entraîné d’aberrantes mutations. La
plus connue est celle des Centaures de Sibérie, mi-humains mi-chevalins.
Des monstres… mais participant aux deux natures et dotés, comme Chiron,
du double don de la musique et de la médecine. Comme les medecine-men,
ils guérissent en modulant les runes sur leurs lyres. Ces données sont
reprises par une légende des forêts sibériennes : « l’oiseau de feu » est
l’oiseau rare… L’oiseau de Paradis, la radiation céleste dont nul ne peut
s’emparer. Nul… hormis le cavalier qui la conquiert par son cheval jumeau.
Un étalon humanisé qui s’adresse à l’oiseau de feu dans un code que celui-
ci décrypte aussitôt : la langue des oiseaux… Celle qui donne des ailes aux
coursiers et aux hommes qui leur sont jumelés.
Toute l’épopée nordique retentit du bruit cadencé des sabots. Et nul n’est
chaman s’il ne bride l’élan, regardé par la tradition comme l’aïeul cornu de
l’équidé.
Tel est le test auquel doit se soumettre le jeune et beau Lemminkaïnen.
Mais l’animal se défend comme un démon. Le mage s’adresse alors à lui :

« Si je te caresse du fouet
Ou te touche de la cravache
Je le ferai d’un fouet de soie
D’une cravache en fils de drap… »

En l’entendant, le poulain charmé, « incline sa tête d’argent » et agite ses


grelots d’or 12. L’homme n’a plus qu’à sauter en croupe, « sur le dos du
front étoilé ».
Pas une ruade. Pas un hennissement. Il a suffi à l’adepte de poser sa main
sur la crinière. La bête a perçu l’aura du chaman qui a pouvoir sur la gent
chevaline. Elle a entendu les mots prononcés en « langue du cheval ». C’est
là le signe du Pacte dont elle porte la mémoire et qu’elle respecte depuis des
millénaires.
L’on saisit dès lors l’importance des têtes chevalines sur les cannes
chamaniques. Elles sont l’aimant attirant et incorporant le double du
coursier, ancêtre et totem. Il guidera le voyageur sur les pistes oubliées dont
il connaît tous les obstacles. Il lui insufflera l’essence divine dont il est
imprégné.
Tout chaman possède plusieurs cannes qu’il choisit au gré de ses
itinéraires. Mais il en est deux essentielles, l’une à tête de bois ou de fer,
l’autre à tête de fer, qui lui sont offertes au début et à la fin de son
apprentissage. Dites « sorbi », elles affectent la forme de béquilles
d’environ deux aulnes de longueur. Elles portent des cornets de métal
servant de niches aux esprits et des anneaux auxquels tintinnabulent des
clochettes : cinq à droite, à côté des forces bénéfiques ; quatre à gauche,
sphère des entités maléfiques.
Elles sont taillées, à la veille des cérémonies d’intronisation, dans le bois
d’un arbre croissant près du tertre d’un chaman défunt… Une sorte de
nécromancie ajoutant les valences de l’héritage sacré à celles du bouleau.
Le tronc est incisé avec minutie. Les esprits des racines, des branches, de la
nuit, de la lune qui y sont investis doivent « passer » dans la canne. Ceci
n’est possible que si le tronc n’est pas atteint dans sa propre sève et
conserve sa vitalité après l’opération. C’est d’ailleurs à une dynamisation
que vise ce rituel connu par les Bouriates sous le nom d’« Amilka » :
donner vie. Celle-ci est parfois infusée par du lait et du sang dont on
asperge l’instrument.
S’agit-il d’un très grand chaman ? Ce sont des forgerons initiés qui
fabriquent la canne et la mutent en outil magique par des rites connus d’eux
seuls. Ces précautions s’expliquent. Les meilleurs medecine-men sont ceux
qui osent la descente aux Enfers. Elle ne peut s’accomplir qu’à l’aide d’une
canne de fer, métal maudit, en relation avec les plans démoniaques. Le
minerai doit être manié par des spécialistes, instruits des « mots » et des
incantations d’Erlik. Maîtres des antres souterrains et du tellurisme, les
forgerons détiennent cette science. Ils impliquent dans leur œuvre leur
ambivalent pouvoir…
Quel que soit le matériau dont la canne est forgée, elle s’orne toujours
d’une tête de cheval. C’est sur ce coursier-bâton que le chaman, plongé en
transe par le tambour — va prendre la route. Mimant le pas, le trot, le galop
de l’équidé, il piaffe déjà. Bientôt, il rue, caracole, hennit, donnant le
spectacle d’un extravagant et fascinant ballet. Ainsi débute la danse
extatique qui rythme la fonction chamanique et en est le leitmotiv. Son
importance est telle qu’elle ressort dans toute la tradition tribale : une jeune
Bouriate nantie d’un époux prit pour second mari l’esprit d’un chaman
mort. A la suite de ces noces mystiques, l’une des juments du haras mit bas
un poulain à huit pattes, le prototype des chevaux chamaniques ! Voulant se
venger de l’infidèle, son conjoint coupa quatre des membres de ce petit
frère de Sleipnir. — Hélas ! s’écria la femme désespérée, hélas ! c’était mon
coursier sur lequel je chevauchais comme une chamanesse ! C’est-à-dire :
« sur lequel, je dansais et tournoyais dans mon extase ! »
Cette danse n’a pas entièrement disparu. Le « cheval Mallet » a survécu
en Bretagne, en vedette d’un véritable rituel de medecine-man. Chaque
dimanche précédant Pentecôte, un cortège s’organisait, il y a peu de temps
encore, au bourg de Saint-Luminé-de-Coutais, dans la région nantaise. En
tête, venaient deux sergents tenant de la main droite une baguette fleurie. Ils
étaient suivis d’un porteur de bâton de cinq pieds, s’achevant aux
extrémités par un fer de lance. C’était enfin le tour de Mallet, un cheval de
bois assez grand pour qu’un homme caché dans ses entrailles pût le
manœuvrer. Huit « prêtres du cheval » l’entouraient, vêtus de dalmatiques
de toile, peintes d’hermines noires et de fleurs de lis rouges. Deux d’entre
eux soutenaient une râpière. Les six autres jouaient du tambour.
Quelques jours après, à la veille de Pentecôte, les fidèles se rendaient
dans les bois voisins, déracinaient un chêne. Puis, au son du biniou, ils
transportaient l’arbre sacré sur la place. Le lendemain, le cheval Mallet
vivait son heure de gloire. On le conduisait à l’église. On l’installait au banc
des seigneurs tandis que les notables plantaient le cupulifère. L’office
achevé, on l’amenait auprès du chêne dont les édiles faisaient trois fois le
tour en dansant. Après vêpres, la fête se poursuivait par neuf tours de danse.
L’étalon devait lui-même toucher trois fois le tronc. Ensuite, dans un grand
silence, le porteur de bâton entonnait un chant de quatre-vingt-dix-neuf
couplets, constituant une chronique des événements survenus au cours de
l’année : une narration de « voyage » chamanique à travers le temps. Après
quoi, Mallet était intronisé dans sa nouvelle demeure, chez l’un des
marguilliers du bourg 13.
Il n’est guère besoin de souligner les prestiges kamléniques de cette
cérémonie : outre la canne, l’équidé, notons la ronde autour de l’arbre, axe
du monde ; le récit modulé de l’aventure collective ; la tonalité religieuse de
l’ensemble.
Il ne nous reste de cet étonnant scénario que des éléments disparates. Ils
suffisent à attester la permanence de la mémoire ethnique qui a glissé
quelques-uns de ses souvenirs dans les flonflons de ses fêtes foraines. Les
enfants en sont les ultimes gardiens lorsqu’ils envahissent les manèges où
les attendent, rêveurs, les derniers petits chevaux de bois. Dans les grelots,
les clochettes et les tambourins, ils tournent, bercés par les chansons
d’antan. Ainsi accomplissent-ils leur voyage extatique, accrochant, au
passage, le double en carton d’une étoile !
Le costume et la canne ne sont cependant que des tard venus. Le
Tambour les a précédés, auréolé d’un prestige d’éternité.
Apparenté aux tambourins des Tibétains et des Amérindiens, au gong des
Chinois, l’instrument établit une longueur d’onde commune entre les morts,
les vivants et les esprits.
Certes, la flûte, le kantélé, la cithare sont, eux aussi, des langages codés,
mais d’ordre magnétique. Ils influent sur l’état d’âme des hommes et des
animaux, les incitant à rire, à pleurer, à dormir, à rêver. Le tambour, lui, les
électrise. Il n’est ni enchantement ni mélodie, mais martèlement. Comme le
tonnerre déchirant l’espace, il bouleverse l’ordre établi. Maître des ardeurs
secrètes, des passions latentes qu’il domine et mobilise, il est Eveil. Il est
Marche. Les conquérants des ères modernes s’en souviendront : ce seront
les tambours de l’Empereur qui monteront la garde contre les maléfices du
Destin. Ce seront eux qui ouvriront la route de l’Aigle.
Une ancienne légende paléo-arctique rapportée par Eveline Lot-Falck
évoque les pouvoirs extraordinaires des caisses antiques. Le héros est un
jeune homme. Il part à travers le monde, sur ordre de son père, à la
recherche d’un tambour. Celui qu’il découvre appartient à un homme et une
femme vivant nus dans le tronc d’un bouleau. L’arbre est à la fois leur
maison et leur vêtement : ce sont les esprits du tambour… Ils n’acceptent de
le vendre au garçon qu’après maintes délibérations. Or, celui-ci, l’ayant
acquis, s’aperçoit qu’il est incomplet et que des chants lui font défaut. Où
les découvrir ? Auprès d’une « Ayami » qui les lui enseigne après s’être fait
épouser. Elle entonne le premier :
— Avec celui-ci, visite toute la nature !
Elle entonne le deuxième :
— Avec celui-ci, converse avec tous les esprits animaux !
Elle entonne le troisième :
— Avec celui-ci, converse avec tous les esprits de la surface terrestre !
Elle entonne le quatrième :
— Avec celui-ci, converse avec tous les esprits souterrains !
Elle entonne le cinquième :
— Avec celui-ci, triomphe de tous les chamans ennemis !
— Bien, dit l’adolescent. Mais comment vais-je emporter le tambour ?
Ceux qui le verront, l’enlèveront en chemin !
— Je vais te donner un sixième chant, décide-t-elle. Avec lui, tu
acquerras la légèreté de l’oiseau, la rapidité du cygne, le vol de la mouette.
Lorsqu’elle se tait, elle se tourne vers son « époux » :
— A présent à toi. Voyons si tu possèdes bien tous les airs 14.
Il est bon élève. Il se met à chanter et aussitôt quitte le sol. Dès le second
couplet, il s’envole à travers le vaste monde sans que sa femme puisse le
retenir. Arrivé chez son père :
— Alors ? interroge ce dernier.
— Apporté.
— Hé ! hé ! hé ! Convoquons le peuple. Qu’il écoute ce qu’est ce
tambour.
« Les gens remplirent toute la demeure. Il sortit du sac beaucoup de
garnitures… Il sortit le tambour. Pu- u-u ; il gronde, ne veut pas s’arrêter. Il
frappa légèrement sur le tambour, toute la nature entendit. Il cogna sur le
tambour. Au premier coup, ils perdent connaissance, au deuxième, ils se
raniment. On n’avait pas entendu cela jusqu’à présent sur la terre. A partir
de ce moment, il y eut sur terre des chamans et des tambours. »
En raison de ses pouvoirs quasi universels, l’instrument revêt très vite un
caractère sacral. Il est regardé comme un microcosme, affectant soit la
forme ovale, soit la forme ronde, en référence à la roue universelle à
laquelle il impose son rythme.
Son bois est emprunté à un mélèze, à un cèdre, à un bouleau, à un osier,
suivant les régions. En tambourinant, le mage entre en communication avec
le tronc qui a donné ses fibres et sa chair. C’est là la première phase d’un
jumelage végétal dont il va vivre les étrangetés. En prenant appui sur un
arbre, sur son aubier et sur son cœur, il pénétrera au centre des choses. Et il
s’élèvera vers les plans supérieurs d’où l’on capte l’Oracle.
Quel que soit l’arbre élu, il est adopté suivant un rituel qui varie avec les
tribus.
Le chaman ostyak-samoyède pénètre dans une clairière, les yeux bandés.
Il touche un tronc, au hasard, avec sa hache. Dès le lendemain, celui-ci est
amputé du bois nécessaire à la caisse. Ce sont parfois les esprits qui
interviennent, décrivant la forêt et l’arbuste au medecine-man tombé en
transe. Chez les Ostyaks, ce sont les dieux qui manifestent leur volonté par
la foudre.
Cela peut nous intriguer. Un fût calciné, arraché à la terre, nous émeut
par son impuissance. Pour l’homme archaïque, cet écorché vif, dont les
racines sont maintenant tournées vers le ciel, a connu le souffle du feu.
L’éclair a rugi en le fracassant. Mais le cri de l’arbre a été cri d’amour et
transfiguration. L’embrasement s’est fait embrassement. Et si la forêt a
frémi, c’est parce que la flamme pénétrant l’écorce lui a rappelé
l’enlacement des hommes, qui est connaissance et métamorphose.
Le tambour, creusé dans le bois noirci, en assume toutes les valeurs. Il les
répercute au chaman. Ce dernier participe ainsi au souffle du tonnerre dont
il réédite le grondement.
Auparavant, l’arbre est « occulté ». On lui offre des sacrifices. On
l’enduit de vodka et de sang afin de le vivifier et de l’humaniser.
Le sang est synonyme de vie et de mort. Il aimante les vampires, ombres
et larves qu’attire la caisse ensanglantée. Car, ne l’oublions pas, le chaman
originel est exorciste. Il lui faut apprivoiser les résidus infernaux pour que
les esprits protecteurs s’introduisent dans le tambour à l’appel des grelots.
L’instrument devient alors leur habitat. Les uns y séjournent à demeure, en
gardes du corps permanents du mage. Les autres y prennent pension
momentanément, lorsqu’il les y convie.
La caisse étant façonnée, on la tend d’une peau de renne, d’élan, de
chevreuil ou de cheval. Car c’est sur un coursier que les magiciens gagnent
les étoiles… D’où le nom de « cheval du chaman » accordé au tambour.
Les peaux, elles, sont ornées de dessins et de pentacles évocateurs des
espaces auxquels donne accès le tambourin. Les Toungouses et les Lapons y
peignent à grands traits les trois zones cosmiques et leurs lignes frontières :
le soleil, la lune, les constellations ; la terre traversée d’un galop de
cavaliers, les fleuves, les îles plantées de l’arbre sacré ; l’enfer enfin, où les
serpents rampent aux pieds des chamans conduisant leurs cohortes de
défunts. Un univers miniature sur lequel brille la Polaire, hiéroglyphe du
nord.
Il n’est pas de tambour sans baguette : un battoir que l’on appelle
« Fato » : fouet. Le mage n’en possède qu’un. Il lui est donc précieux et il le
noue à son poignet par un ruban pour éviter de le perdre durant la transe et
la danse. Des anneaux métalliques, de longues lanières de cuir bariolé y
sont attachés. Des têtes d’animaux en garnissent parfois la poignée. Le Fato
se réfère donc à l’architecture « microcosme » qui a présidé à la fabrication
du costume, de la canne et de la caisse.
Le medecine-man utilise, en outre, un ou plusieurs miroirs. Les miroirs
magiques qui feront fureur dans l’Occident médiéval seront un alliage de
sept métaux. Ceux des chamans ne sont que des disques de cuivre de deux
millimètres d’épaisseur.
Comment s’en servent-ils ? En l’absence presque totale de documents,
nous ne pouvons qu’émettre des suppositions. Comme la boule de cristal,
comme le plan d’eau, le miroir, métallique ou non, concentre l’attention de
l’opérateur. Et, par la fixation du regard sur une surface brillante, il
déclenche des phénomènes hallucinatoires. Dans quelle mesure se
rapportent-ils à la clairvoyance ou à la télépathie ? Il est difficile de le dire.
Mais, comme toutes les mancies, celle-ci tient moins compte des signaux
reçus que de leur interprétation.
Les magiciens usaient-ils d’ailleurs de leurs disques dans un but
divinatoire ? Leur structure mentale les inclinait vers les images de l’Au-
delà ; non vers les clichés du passé ou du futur. Plus que tous autres, les
attiraient les schémas des Enfers où ils devaient se rendre en nautoniers des
morts et des âmes égarées.
Or, une tradition perpétuée de la Russie à l’Islande désigne le miroir
comme une porte induite sur l’autre monde, comme un enregistreur de
spectres. Si bien qu’un ancien rituel consiste à voiler les glaces lors d’un
décès : le visage du trépassé pourrait s’y réfléchir… Autrement dit, le
miroir est l’aimant des doubles. L’observateur peut y suivre leur itinéraire
surréel et déceler les caches où les ravisseurs stockent leur butin d’âmes. Le
disque s’affirme ainsi carte géographique des lieux infernaux. Il permet de
s’y introduire, de s’y diriger, de s’en évader.
Il se peut que le chaman l’ait également utilisé comme véhicule
d’évolution psychique, à la façon de certains mages modernes. Ceux-ci
pratiquent le « passage à travers le miroir ». L’expérience est dangereuse
puisqu’elle tend à une dissociation de la personnalité. Après un long temps
de fixation du regard au centre de l’assiette métallique, le sujet voit
disparaître ce point médian. Puis, il lui semble que le miroir s’évasant de
plus en plus et se vidant de l’intérieur, ne soit bientôt plus qu’un cercle. Le
double du magister, détaché du corps physique par auto-hypnose, s’y
encastre peu à peu et se faufile par ce vide fictif. La traversée ne doit être ni
trop lente ni trop rapide. Dans le premier cas, elle bloquerait le double ;
dans le second, elle entraînerait la mort ou tout au moins une perte de
conscience. Réussie, elle aboutit à une stupéfiante vision : l’homme se
contemple lui-même. Sa silhouette lui fait face. Ses yeux l’examinent.
Éventuellement, il se parle, se sourit. Mais le portrait est légèrement
amélioré, comme retouché par un peintre de génie. L’expérimentateur est-il
voûté par l’âge ? L’apparition se redresse, la nuque est droite, le cou
dégagé. A-t-il des rides ? Elles disparaissent…
Ce qu’il observe est, en effet, sa supra-conscience. Les Égyptiens
définissaient le « ka », ce moi supérieur qui occupait une large place dans
leurs fresques. Celles-ci montraient deux bébés jumeaux, exactement
semblables, naissant en même temps : le moi et le Ka en rapport avec le
magnétisme dont il est le réceptacle.
Les chamans, avides de dédoublements, ont-ils vu leur ka dans leur
miroir de cuivre ? Nul texte n’en fait état. Est-ce une preuve ? La rareté des
documents écrits ne nous permet pas de trancher. La technique sera, par
contre, évoquée par des poètes à psychisme celtique, Goethe dans Faust,
Shakespeare dans Macbeth. Cocteau s’appropriera le mythe en créant pour
un Orphée moderne un miroir qui sera une aire de transit pour l’Au-delà !
IV.

L’action du chaman
Le maître de la nature : L’intelligence organique — Le curriculum vitae des
esprits — Kamlénie pour l’esprit du vent — L’esprit-feu humanisé — Le
feu cosmique ou l’étincelle dans un saumon — L’Illumination : une
brûlure — Le symbolisme du saumon.
Le psychopompe : Ame-souffle et âme-libre — Les retours de l’ombre — La
mort relative… et ambivalente ! — Le festin funéraire : recharge de
l’ombre — Une parade : la momification — Le refus de l’égalitarisme
spirituel — Désarmorçage de l’ombre — La vie héritée de
l’ancestralité — Village des morts en Carélie — Voyage aux Enfers, lieu
des trépassés — Réception des défunts — La capture des ombres
errantes — Le marout, méduse du clan — Des Annakkais chamaniques aux
Annaons bretons — L’Ankou : le résidu d’un dieu de la mort — L’enfer
polarise le ciel.

Appareillé comme un cosmonaute, en possession de sa technique, le


chaman va, désormais, exercer son art. Nous le suivrons longuement dans
son rôle de conducteur d’âmes et de medecine-man. Auparavant, nous
allons voir comment il applique son savoir aux besoins quotidiens du clan.
Que recherchent les hommes primitifs ? Des chasses et des pêches
fructueuses, des hivers sans rigueur ; des formules pour franchir sans
risques les rapides et les lacs de glace ; des charmes contre les serpents et
les fauves.
Le magicien sera donc d’abord un maître de la nature. Il lui faudra
calmer la tempête, apaiser les flots, éteindre l’incendie, dissiper les nuages
et les brouillards. S’il est un grand chaman, ceux-ci naîtront et
s’évanouiront à sa voix. Ils sont en effet gérés par les esprits élémentaires
qui règnent sur l’espace chamanique en serviteurs du mage. Ce dernier
connaît bien l’esprit du feu ou de l’air. Il cohabite avec celui de la forêt, de
la montagne, de la rivière. Il n’ignore pas non plus que chacun d’entre eux
possède sa propre intelligence organique : les esprits de l’arbre, du buisson,
du renne s’inscrivent dans l’Esprit de la forêt. Mais ils restent autonomes.
Ceux du caillou, du roc, du reptile règnent sur leur petit univers, mais dans
la mouvance de l’Esprit des monts. Tous, cependant, admettent la
supériorité et l’autorité du chaman. A son commandement, l’Esprit de la
pluie arrose les terres desséchées ; l’Esprit du vent calme la bourrasque ;
l’Esprit du lac dirige les poissons vers les filets de la tribu et l’Esprit des
bois, le « Tapio » finnois, lui accorde la fourrure de ses ours.
C’est ainsi que le peuple du Kalévala aperçoit, un jour, le vieux et ferme
Vaïnämöinen devisant gaiement avec Otso, l’ursidé qu’il tient en laisse.
« Patte de miel », dit « le roi des forêts », secoue d’un air placide son
énorme tête.
« Mais, interroge la foule stupéfaite, comment as-tu charmé le bois,

Gagné la faveur des forêts


Fléchi le généreux Tapio
Pour qu’il te livre son chéri ? 1… »

Très sûr de lui, Vaïno explique que la fille de Tapio, l’esprit féminin des
futaies qui lui sert d’auxiliaire, l’a aidé :

« Planta des jalons sur ma route


Plaça des marques sur la sente
Me guida pendant le voyage…
Jusqu’à la porte du noble ours
Aux abords de la toison riche 2… »

S’ils ne sont pas attachés au service exclusif du mage, les esprits de la


nature se montrent moins coopératifs. Leur complicité ne s’obtient qu’à
force de chantage. Il faut leur dire par exemple que l’on sait tout de leur
origine, de leurs ancêtres, de leur naissance. Les textes sont révélateurs de
l’efficacité de cette méthode. Connaître le curriculum vitae d’un esprit
donne prise sur lui. Dépouillé du masque protecteur des étiquettes, mis à nu,
il « craque » brusquement. C’est pourquoi le forgeron Illmarinen déclare au
fer en état de rébellion :

« … Tu n’étais pas bien grand naguère


Tu n’étais pas non plus très beau…
Quand les élans te piétinaient
Les rennes te foulaient aux pieds
Le loup te rayait de ses griffes 3… »
Le beau Lemminkaïnen utilise la même recette avec l’esprit du serpent.
Un reptile le menace, la gueule ouverte, sifflant. L’Enchanteur
l’apostrophe :

« Je connais bien ton origine,


De quoi tes yeux sont-ils formés ?
Des graines de lin de Lemno (entité démoniaque)
De quoi, tes oreilles de monstre ?
Des feuilles du bouleau du diable…
D’où proviennent tes intestins ?
De la ceinture de la mort 4… »

Ainsi disséqué, l’animal s’écarte et livre passage au Charmeur.


Il est également nécessaire de localiser les esprits. Ce n’est pas facile
quand il s’agit de l’esprit des nuages toujours en route de par le vaste ciel.
Ou de celui du vent, ce nomade qui ne tient pas en place. Il se repose,
quelquefois, au fond des gorges. On le croit calmé et voilà qu’il se
déchaîne, soulevant les radeaux, renversant les marmites posées devant les
tentes. Les Giliaks pensent calmer ses tourbillons en leur lançant des
flèches enflammées et en criant : — Je l’ai tué ! A la suite de ce haut fait, il
faut s’enfuir très vite pour ne pas être renversé par l’esprit qu’on vient de
blesser. Les témoins affirment que l’ouragan cesse aussitôt ; mais qu’il y a
une flaque de sang à l’endroit où la flèche est tombée !
Le chaman n’utilise pas de tels trucs. Il essaie seulement de se lier
d’amitié avec l’esprit de l’élément à maîtriser. Il imite sa voix, sculpte son
image. S’il veut protéger une barque des rafales, il lui suffit de fixer la
figuration à la poupe ou à la proue, suivant la direction qu’emprunte le
bateau.
Les Yakoutes se servent de « Sata » : magie. Ce sont des pierres qu’ils
trouvent dans les entrailles des cerfs et des oiseaux aquatiques. Elles sont
censées fasciner le vent. Celui-ci se lève, froid et violent, dès qu’on expose
la pierre au soleil. Si on la place, de nuit, dans un baquet d’eau froide, la
pluie se met à tomber. Si elle est grosse comme le poing, de couleur foncée
et rayée, elle risque de provoquer le gel et la neige. Mais son pouvoir est
d’aussi courte durée que son existence : trois ans tout au plus !
De telles opérations n’exigent pas de grands adeptes. Aussi est un
apprenti-chaman qui est un jour chargé par les Tchoutchi du détroit de
Béring d’apaiser la tourmente roulant sur la toundra. Mais il a beau
chercher alentour : où donc est l’esprit du vent qui anime cette fin du
monde ? Peut-être suffit-il de l’appeler. Et le jeune Nuvat (ainsi le nomme-
ton) commence à tambouriner, à la clarté du feu, en imitant le grognement
de l’ours et le ronflement du morse. L’esprit du vent ne répond pas : Nuvat
va donc se dédoubler pour partir à sa découverte. Suivant la coutume des
kamlénies, il chante pour les assistants les périples de son aventure :
—… Je suis venu… je suis venu… Je suis descendu du ciel sur la luge
d’une étoile tombante, j’ai émergé de la mer comme une outre natatoire, j’ai
percé une sorte de dessous la terre de la même façon que la corne du renne
diabolique (le mammouth) quand il se fraie un chemin à travers les ravins…
Hélas ! L’esprit du vent n’apparaît nulle part. Et Nuvat poursuit son
voyage :
—… J’ai vu comment les gens de l’Aurore Boréale jouaient à la balle…
j’ai vu les filles de l’Aube, habillées d’un vêtement émaillé. Leur poitrail
est bordé de rayons de soleil. Les ouvertures de leurs manches sont remplies
de scintillements. J’ai vu la Souveraine du monde, la Riche Femme, assise
sur la poitrine de castors… De ses narines, à chaque souffle, sortent des
castors, par douzaines… J’ai vu la beauté du monde supérieur…
Mais l’esprit du vent ne se montre toujours pas. Et Nuvat reprend sa
route :
—… Je suis descendu jusques aux profondeurs du troisième abîme où
vivent les ombres de tout ce qui existe. J’ai vu l’ombre de notre terre,
l’apparence de la mer, le reflet des falaises…
Cependant, les spectateurs s’impatientent :
— Mais le vent ? As-tu vu le vent ?
— Je n’ai pas trouvé l’esprit des vents, ni sur le sol des cieux supérieurs,
ni dans l’abîme de l’univers. Alors, j’ai volé au-dessus de notre terre. Je l’ai
trouvé au milieu de la mer blanche ; il était assis sur une banquise et agitait
ses manches. De l’une pleuvait la neige, de l’autre s’envolait le vent. Je lui
ai dit : « Vieux, pourquoi fais-tu le vent ?
— Il manque un chien à mon attelage.
— Quel chien ?
— Les esprits et les hommes aiment tout ce qui est bigarré 5. »
La kamlénie est terminée. Nuvat va se coucher. Il l’a bien mérité ! Il a
appris de l’esprit du vent lui-même ce qu’il désirait : un chien bigarré. C’est
pour l’obtenir qu’il a envoyé la tempête. Déjà, des hommes s’apprêtent. Ils
possèdent un tel canin. Ils vont le sacrifier à l’esprit afin qu’il fasse cesser
l’orage.
Nous voyons ici l’aspect élémentaire de cette sorte de « djinn »,
dépourvu de toute essence spirituelle et se bornant à assurer la cohésion des
forces naturelles. Son confrère, l’esprit du tonnerre, est de la même veine.
Le chaman l’amadoue en déposant son simulacre sur une perche de bois,
devant sa tente ou dans la forêt. Il est utile d’obtenir son amitié car il est
l’adversaire des forces maléfiques qu’il annule par la foudre. Le feu est son
proche parent. Fils d’un dieu, il a été apporté sur terre par l’oiseau du
tonnerre, un esprit ayant l’allure d’un volatile géant dont les serres de pierre
fracassent les jeunes pins. Son hérédité céleste le rend tabou : pas question
de le tisonner avec un instrument tranchant, d’y jeter les cendres de sa pipe,
de l’éteindre en l’aspergeant d’eau, ou de l’injurier.
Les Sibériens voient dans l’esprit du feu un être semi-humanisé. Comme
eux, il sommeille, la nuit, enfoui sous ses braises. Il pique de terribles
colères si les enfants crachent sur ses bûches. Il se venge en leur marquant
la peau du cou, de « taches de feu ». Il exige également d’être bien nourri et
entretenu. La légende russe est peuplée de spectres corporifiés, un instant,
par la flamme : joufflus et radieux, décharnés et plaintifs. Malheur à qui
néglige l’âme du feu ! Il mourra brûlé sans qu’aucune conjuration puisse le
sauver !
Dans toute l’aire chamanique, le foyer joue un rôle important. Il est le
catalyseur autour duquel se réunit la communauté familiale. Mais on
entoure d’une vénération plus grande encore le feu allumé par les chasseurs
sous le soir étoilé. Sa mystérieuse puissance s’appuie en partie sur son
pouvoir de destruction, dans ces régions où la forêt s’étend à perte de vue. Il
peut la ravager de verste en verste, exterminant les hommes et les bêtes.
Mais son plus haut prestige ressort d’un autre domaine. Il éclaire. Il
réchauffe. Il rassure. Il purifie. Si bien que les Nordiques assainissent leurs
lacs de pêche pollués en y jetant les copeaux d’un tronc foudroyé. Ils
sautent également au-dessus d’un brasier, devant la yourte des morts, au
cours des nuits périlleuses où les défunts risquent de revenir hanter leurs
demeures.
Les Yakoutes et les Ostyaks ne prêtent serment qu’en invoquant le feu et
en se penchant vers lui, témoin de la véracité de leurs dires 6. Les
Samoyèdes plantent une lame dans la flamme : — Si je suis coupable,
s’écrient-ils, que la vieille grand-mère du feu me dévore 7 ! Car l’esprit du
feu, chez eux, est féminin : « Vieille femme, mère feu au manteau rouge »,
se référant à l’ancêtre ignée dont surgit toute civilisation ; mais aussi fille-
feu toujours renaissante, toujours rajeunie, dotée d’un parèdre.
Certains clans fabriquent, en effet, des statuettes anthropomorphes du
maître et de la maîtresse du feu : vêtements pourpre, coiffures noires par
allusion à la suie. Pour les yeux, de grosses perles de verre sombre. L’esprit
féminin est nanti de seins signifiant la maternité du feu. Il porte un bijou de
fer-blanc sur la poitrine pour rappeler la qualité de forgerons des « patrons »
du feu.
Cet ornement, souvent un disque, évoque également la lune, aspect du
feu cosmique. Celui-ci représente l’Esprit dont les esprits ne sont que la
projection. Il est le Feu-principe, transmutatoire.
La plupart des grands chamans ont adhéré à cette vision alchimique,
sous-jacente dans l’épopée mythique, notamment dans le Kalévala.
C’est la nuit à Kaléva, la nuit totale, définitive. Car la magicienne Louhi
a volé les luminaires et les a enfermés dans une colline de cuivre scellée de
cent serrures. Frissonnant de froid dans l’obscurité, le peuple se
désespère… Ukko, le dieu suprême, fait alors jaillir une étincelle de son
briquet, pour en forger une nouvelle lune. Mais l’étincelle s’échappe. Elle
zigzague de ciel en montagne, de mer en forêt, calcinant tout sur son
passage. Elle s’échoue enfin dans un lac tranquille qui entre aussitôt en
ébullition. Mais voici qu’un lavaret bleu l’avale. Les eaux se calment mais
le poisson, le ventre en feu, agonise. Un saumon, voulant le sauver,
l’engloutit. Il a sur-le-champ les entrailles déchirées. Un brochet prend le
relais, les dévore tous deux… se tord de douleur ! Percevant le drame,
Vaïnämöinen et Illmarinen accourent sur la rive, jettent leurs seines,
réussissent à pêcher le triple avaleur. Reste à lui ouvrir le corps. Illmarinen
s’y emploie avec ardeur :

« … Dans le ventre du brochet gris


Il découvrit le saumon pâle
Dans le ventre du saumon pâle
Se trouvait le lavaret lisse.
Il fendit le lavaret lisse,
Aperçut une boule bleue
Dans l’intestin du lavaret,
Au milieu du troisième anneau ;
Il ouvrit cette boule bleue,
Au milieu de la boule rouge
Se trouvait la belle étincelle
Qui s’était échappée du ciel 8. »

Nous reconnaissons là la pierre rouge porteuse du feu cosmique. C’est


elle que Wolfram von Eischenbach et Albretch von Scharffenberg, dans son
« Triturel », désignent comme un jaspe coloré de brun ou de noir. Pierre
lumineuse, elle éclaire l’initié mais blesse quiconque n’est pas habilité à la
recevoir. Ainsi l’étincelle d’Ukko, profitant d’un instant d’inattention du
Barde et du forgeron, s’enfuit-elle de nouveau. Elle roussit au passage la
barbe de Vaïno, ronge les joues et les mains d’Illmari. Puis elle poursuit sa
course, enflammant les sapins, les genévriers, consumant les îles du Savo et
les déserts de Carélie. Vaïnämöinen entreprend alors un voyage chamanique
pour la rattraper. Il s’adresse à la fugitive — comme Urva s’est adressé au
vent — en prononçant les conjurations du Feu dont il connaît les maîtres
mots :

« … Tu t’es jetée sous l’eau sans cause


Tu t’es sauvée sans bon motif ;
Tu ferais bien de revenir
Dans l’âtre du poêle de pierre…
De t’assombrir dans les charbons…
Pour te cacher pendant la nuit
Dans les chenets de l’âtre d’or 9… »

Ce ne sont qu’images, runes fascinatrices. L’Esprit-feu ne peut jouer le


rôle domestique des esprits du feu. D’ailleurs, dès qu’il en a repris la
maîtrise, Vaïno dissimule l’étincelle dans une marmite de cuivre, le Graal
des chamans. Ainsi occulté, le Feu de Vie rendra lumière et chaleur à
Kalévala.
Cette belle aventure ne s’achève pas dans les îles finnoises. Elle se
prolonge en Irlande, fief des Fiana, dont le roi-magicien est ce Finn que
nous avons déjà croisé. Élevé dans une clairière par deux sorcières, il
épouse la fille d’un forgeron. Elle se nomme Cruithné, nom générique des
peuples de Bretagne. C’est donc avec l’âme de l’ethnie que convole le jeune
homme, réalisant le fameux mariage avec la fée. Au cours de ses
pérégrinations — il voyage sans cesse avec ses Fiana — il fait la
connaissance d’un vieux Druide. Finneces est installé depuis sept ans au
bord de la rivière. Il attend le passage du saumon de Fec. S’il s’en nourrit, il
accédera à la suprême sagesse et rien ne lui sera inconnu. Or voici que le
saumon se manifeste. Finneces s’en empare et demande à Finn de le cuire,
en lui interdisant d’en goûter ! Consciencieux, le roi des Fiana se met à
l’ouvrage. Mais, une once de court-bouillon lui tombe sur les doigts. Il
pousse un cri de douleur, porte son pouce à sa bouche. A la minute, toutes
choses lui sont révélées. Il vit l’Illumination !
Typiquement polaire, le symbolisme du saumon découle de la structure
même du poisson. Il se meut dans la mer ; mais aussi dans les cours d’eau,
dans les estuaires, nageant à contre-courant pour rejoindre leur source.
Ainsi connaît-il le passé aussi bien que l’avenir, l’origine des êtres et leur
aboutissement. Il est l’incarnant de l’étincelle des Sages. Le chaman qui
s’en rassasie peut accéder aux grandes kamlénies qui le confronteront à
l’énigme de la mort.
La mort est très relative… C’est, du moins, ce qui ressort des conceptions
chamaniques, focalisées sur deux schèmes essentiels : la naissance et le
trépas. Ces expériences correspondent à une séparation : l’enfant quitte la
matrice maternelle, le défunt, son clan. Mais la mort n’est ni totale ni
définitive. L’être se perpétue dans un monde qui double le nôtre et l’inverse,
mais au sein duquel il ne perd pas son identité.
L’homme, disent les cultures chamaniques, a deux âmes. L’une est l’âme-
souffle, l’énergie vitale, à rapprocher du « Prana » des hindous. Liée au
corps physique, elle se désintègre avec lui. L’autre est l’âme-libre.
Indépendante des fonctions organiques, bien que le squelette soit son
tremplin, elle constitue la manifestation extra-corporelle de l’individu.
Survivant à la décomposition, elle conserve son intégrité au sein des Enfers.
Mais il faut se garder de la confondre avec l’âme des théologies
chrétiennes. Celle-ci savoure des récompenses paradisiaques ou purge ses
fautes dans un enfer qui n’a rien à voir avec celui des idéologies primitives.
Car, l’âme-libre se réfère moins à un principe spirituel et à un jugement
moral qu’à un élément spécifique prolongeant un temps l’existence
terrestre. Les termes qui la désignent sont révélateurs de sa nature et de sa
vocation : Is-Xar, chez les Ostyaks ; Jiis-Xuri, chez les Vogouls ; Sidar ou
Sidoglo, chez les Samoyèdes. Le sens littéral de ces termes est ombre,
reflet. Il s’agit de l’énergie subtile qui reste liée au cadavre et se matérialise
en corps spectral. Ce fantôme ressemble au vivant qu’il fut. Il conserve ses
automatismes et agit comme s’il était encore sur cette terre. Hantant son
clan, il tente de rentrer chez lui, de s’installer parmi les siens, aux lieux où il
vécut. Y parvient-il ? On lui offre de la nourriture. Il la saisit goulûment.
Mais elle lui reste dans la gorge… Il hurle 10 !
La tradition nordique et la légende celtique fourmillent de ces scénarios
d’épouvante et de ces morts terrifiants que l’on apaise par d’interminables
rituels.
Ses fils ont fermé les yeux du défunt ? Mais il les voit, il les entend par
ces yeux et ces oreilles surréels qui fondent la clairvoyance et la
clairaudience des médiums. Ainsi s’attache-t-on à ne parler de lui qu’en
chantant ses louanges et en pleurant son départ. Sa dépouille est sortie non
par la porte, mais par une fenêtre ou un trou percé dans le mur de l’isba,
afin qu’il n’en retrouve pas l’entrée. En revenant des funérailles, on évite de
se retourner. Le regard est échange… En captant celui des vivants, le
trépassé risquerait de leur voler leur âme !
Sur la route du retour, la tribu efface ses traces, afin qu’il ne puisse suivre
sa piste. Aussitôt arrivé, chacun se lave le visage et les mains. La famille
allume des feux pour purifier sa demeure, brûle les copeaux de paille
utilisés pour la toilette du mort ainsi que ses armes et son traîneau funéraire.
Ceci dans un seul but : il faut éviter, à tout prix, qu’il ne réapparaisse !
Le péril est grand : désamorcée du complexe biologique, corps/âme-
souffle, auquel elle était soudée, l’âme-libre se déstabilise. Dans un demi-
rêve, elle prend conscience de l’aura de pourrissement des chairs dont elle
est encore solidaire. Dans une réaction d’autodéfense, elle va tenter de
retrouver l’ambiance qui fut la sienne. Elle y puisera le fluide vital
indispensable à sa survie.
Le clan, connaissant le processus, se protège. Il échafaude des pierres
conductrices du tellurisme mangeur d’ombres, au-dessus du tertre. Il plante
à l’entour un arbre duquel il attache le double, par des chants propres à le
figer jusqu’à la putréfaction totale du cadavre. Paradoxalement, il le
désengourdit de temps à autre, et l’éveille de ses songes latents.
Car, dans les sociétés chamaniques, la mort donne lieu à des réactions
insolites. On craint le défunt. On le repousse. Mais avec la même énergie,
on l’attire et on le convie à rejoindre les vivants. C’est ainsi que, dans les
semaines suivant son décès, on organise un banquet en son honneur, tel que
nous le décrit Harva : c’est le crépuscule. Les fils du trépassé se rendent sur
la tombe et l’en ramènent sous la forme de son âme-libre. Nul ne le voit.
Mais tous savent qu’il est présent pour festoyer avec eux. Parfois, l’on
demande à un ami de jouer son rôle en prête-nom et en prête-corps ! Choisi
en vertu d’une ressemblance physique, il est revêtu des habits du disparu, et
réédite ses gestes, ses attitudes. Un mime funèbre ! Il est aidé dans sa tâche
par ses souvenirs et par la mémoire de l’ombre qui participe au repas, par
procuration. Dans cette complicité, l’ami se nourrit substantiellement et
l’âme-libre absorbe la contrepartie volatile des aliments, soit leur
quintessence. C’est de cette façon que se sustentent yogis et ascètes durant
leurs jeûnes aberrants.
Tout au long de ces agapes, le répondant du mort écoute à sa place les
doléances des convives. Il reçoit leurs messages que l’ombre capte par son
intermédiaire. Celle-ci participe ensuite — toujours par son
entremise — aux danses qui suivent le festin. Leur rythme tend à lui rendre
un peu de sa souplesse et une certaine facilité de mouvements. Elle pourra
ainsi se mouvoir aux Enfers.
La cérémonie terminée, elle est ramenée au tertre. Rendue à une vie
parallèle, elle est désormais gorgée de fluides, mais ligotée par la magie
fascinatrice dont elle vient d’être l’objet…
Cette dramatique sacrale aura son corollaire, des siècles plus tard, dans la
nuit celtique du 1er novembre : la fameuse nuit de Samaïn où l’on célèbre
les noces du dieu Dagda avec Morrigu, reine des spectres et déesse des
Enfers. Dagda est surnommé Eochu : cheval. Il est donc psychopompe.
C’est peut-être lui qui guide la horde des revenants en ces heures où les
tertres s’entrouvrent. Et où les morts resurgissent… comme en une nuit de
Walpurgis !
De tels scénarios sont révélateurs d’une psychologie optimiste : la vie est
plus forte que la mort. Et la mort n’est réussie que dans la mesure où elle se
nourrit de vie. Pas question pour les désincarnés de poursuivre aux Enfers
leur existence morbide, s’ils sont coupés de la terre des vivants !
Cette vieille certitude chamanique fait des peuples archaïques des
pionniers. Elle recoupe, en effet, les affirmations des biologistes modernes :
tout corps, disent-ils, « est accompagné d’un double bioplasmique ». Il
« revêt approximativement la même forme que le corps… est impliqué dans
le contrôle et l’organisation des fonctions vitales… ne disparaît pas au
moment de la mort clinique… ».
C’est évidemment ce double, soit l’âme-libre, qui se manifeste en
fantôme. Mais bien qu’il survive au corps physique, il se désintègre, tôt ou
tard. Si les siens continuent de l’apercevoir longtemps après la mort, « il
faut admettre que le bioplasma a été rechargé en énergie d’une façon ou
d’une autre et plus probablement par le contact avec un autre être
vivant 11… ». Plus sûrement encore par la relation persistante avec la tribu
et les rituels tels que la Cène des morts, permettant de restaurer le défunt.
Cet apport lui fait-il défaut ? Il se dissout et se fond dans les Enfers. C’est là
la seconde mort des chamans, évoquée par Paulson et Abellio. Ce dernier
ajoute que l’ombre errante parvient parfois à échapper à ce nouveau trépas.
Ces phénomènes furent bien connus des Égyptiens. Ils y remédiaient par
la momification. En mettant obstacle à la décomposition du corps, ils
stoppaient, par répercussion, celle de l’âme-libre. Celle-ci pouvait
s’éloigner de la momie, hanter les chambres souterraines. Mais, retrouvant
l’ambiance de son existence vécue par le mobilier funéraire et les fresques
de la tombe, nourrie de leurs radiations, elle se contentait de son sort, sans
incommoder les vivants.
Vinrent les violeurs de sépultures : gangs de pillards organisés par des
prêtres défroqués ou égyptologues. Les uns et les autres n’ayant pas le
même but mais aboutissant au même drame : la délivrance de l’ombre…
Transformée en entité obsessionnelle, elle allait peupler de rêves érotiques
le sommeil des dormeurs, pompant leur dynamisme… en succube ! Puis, à
force d’errance, elle réussissait parfois un chef-d’œuvre de magie noire :
s’implantant dans le psychisme d’une femme enceinte, elle se substituait à
l’âme du fœtus. L’enfant naissait, beau, intelligent, séduisant. Ce n’était
qu’un leurre… Il projetait sur son entourage la fascination des âmes mortes
masquées sous les chaudes couleurs de la vie. Mais nul ne décelait la
supercherie désignée sous le nom de « marout »… A rapprocher du
« Morrigu » armoricain : la mort.
Mais le marout n’est pas un démon ordinaire. Suscité par intervention
divine pour épuiser une civilisation, il ne naît que dans les classes
dirigeantes. Vampire à sang bleu, il maléficie les hautes sphères, annulant
une caste ou une dynastie en vue d’une révolution ou d’une mutation
radicale. Les XIXe et xxe siècles de notre ère ont connu de tels cas avec
l’impératrice Élisabeth d’Autriche, Irène de Prusse et la tsarine Alexandra.
A cette dernière tenta de s’opposer, mais en vain, le dernier incarnant des
chamans sibériens, Raspoutine 12…
Les ombres, ayant échappé à la seconde mort, ne constituent pas toutes
des bombes aussi explosives. Mais elles se manifestent comme des charges
empoisonnées, émanant des radiations pourries. Or, c’est à elles qu’ont
affaire les chamans, en tant que psychopompes.
Les peuples nordiques, trop absorbés par le présent pour prétendre à
l’immortalité, n’ont que rarement partagé la grandiose vision de l’Égypte,
quant à l’éternel humain. Mais leurs mages, sans être des chirurgiens de
l’insolite, connaissaient les états post-mortem. Les ayant expérimentés en
cours d’extase, ils n’ignoraient rien de leurs répercussions sur l’anatomie
surréelle du défunt.
Celle-ci n’était pas la même chez tous. La tradition chamanique et
druidique se refusera toujours à démocratiser le Sacré et à instaurer un faux
égalitarisme spirituel. Pour elle, le sage, le mage, le héros n’ont pas la
structure animique du simple chasseur de rennes ou du pêcheur de saumons.
Et leur destinée dans l’au-delà n’est pas identique. C’est ce que pensent, en
particulier, les Bouriates et les Kyacks : Seuls leurs chefs et leurs medecine-
men s’envolent vers les dieux, après la mort. Ils retrouvent dans l’espace
céleste les enfants trépassés en bas âge et se perpétuant sous la forme
d’oiseaux. Ceci nous ramène à l’oiseau « Ba » égyptien, symbole de
l’étincelle spirituelle qui reste la part de Dieu.
Certains récits font allusion à un paradis des bons, à un enfer des
mauvais. Cette vision récente, d’importation chrétienne, ne correspond
guère à l’éthique traditionnelle. Cette dernière a envisagé un
ciel — contrepoids des Enfers — où quelques défunts vivraient leur
apothéose ; mais un ciel réservé, ni gagné ni perdu en fonction de critères
moraux. Contrairement aux religions chrétienne ou hindoue, ce n’est pas la
vie qui décide du séjour posthume des âmes-libres, mais la mort. Le
guerrier tombé au combat, le trappeur foudroyé ou tué par accident
n’appartiennent pas au commun des hommes. Ils sont d’une autre essence et
ont droit à un traitement de faveur.
Quelle est leur supériorité ? Une vertu cosmique, jugent les Esquimaux
qui, comme les autochtones du Nil, momifient leurs élites. Éliminant les
viscères qu’ils remplacent par des herbes, ils ficellent étroitement le cadavre
dans des nattes. Puis ils le déposent dans une grotte avec son mobilier. Ils y
joignent son kayak, son traîneau. Car il va s’embarquer pour le pays
lumineux sis au sommet d’un mont et s’apparentant à la Voie Lactée 13.
Cet itinéraire suppose un contact avec les dieux. Il ne peut s’établir par
l’ombre, moi inférieur régi par le seul tellurisme ; mais par le double, lié au
zodiaque et agissant comme moi supérieur, puisant dans le magnétisme et
apte à se mouvoir dans l’espace. Instrument du périple extatique céleste,
c’est lui qui reçoit la vibration divine animant l’élite.
Ses routes divergent, bien sûr, de celles de l’ombre qui ne peut
s’aventurer sans l’aide d’un spécialiste. Ce dernier la guide vers les îles où
s’abritent les spectres et où elle jouira d’un surplus d’existence. Car elle
reste indispensable au clan malgré les périls qu’elle lui fait encourir.
Il y a échange entre les vivants et les morts. Ceux-ci récupèrent les
pouvoirs des Enfers et en font profiter la communauté. C’est à eux que l’on
s’adresse pour favoriser un mariage, aider à une naissance, guérir une
épidémie… toutes opérations relevant du courant souterrain dont nous
avons dit le rôle dans l’élaboration de la sève et du sang. Durant sa vie,
l’ombre le pompe comme une racine. Mieux encore après son trépas :
s’adaptant aux Enfers au moyen de sens nouveaux que la mort a épanouis,
elle devient le canal idéal du fluide souterrain. Celui-ci recèle l’arcane de la
vitalité, de la santé des êtres et des choses. L’ombre qui en est l’aimant
l’irrigue vers la tribu.
Elle incarne également l’ancestralité, dont elle assure la permanence. Or,
l’homme du Nord, impliqué dans les grandes forces de la nature, ressent
son existence comme un miracle. Il a l’intuition de la multiplicité des
hasards qui ont présidé à sa venue au monde. Il se sait l’aboutissement de
toute une lignée de morts qui furent les vivants d’hier et dont il n’est pas
dissociable. S’il est aujourd’hui véhicule d’énergie, c’est l’aïeul qui reste le
tremplin de l’expérience. C’est à lui qu’il faut se référer pour connaître les
recettes des temps révolus.
Ce savoir est peut-être primitif. Mais il a fait ses preuves. Par lui, le clan
s’est perpétué. En aucun cas, ce patrimoine ne doit être perdu…
De ceux qui le détinrent, il ne subsiste que l’ombre ? Mais elle reste
imprégnée des lointaines sagesses. Elle doit donc survivre… Pour cela, il
lui faut acquérir — dans les mois suivant l’agonie — l’armature psychique
propre à l’intégrer aux Enfers. D’où la nécessité d’un apprentissage dont le
festin est un élément.
Les rites lui permettront de franchir la passe, bien qu’elle s’y refuse,
s’agrippant aux clichés révolus. Le dîner sacré, caricature de son existence
antérieure, tend à l’apaiser… Pour mieux la ligoter ! Abusée par les égards
dont on l’entoure, par le simulacre qui tient sa place, elle sombre dans une
semi-léthargie, croyant avoir retrouvé son support physique. Et telle une
momie somnolente, elle repasse en rêve le film des années écoulées. Ce
subterfuge dérive ses angoisses vers des pôles d’attraction auxquels elle est
sensibilisée. Lentement, elle se rééquilibre, acquérant, presque à son insu,
l’équipement paranormal de sa vie aux Enfers.
Les Caréliens connaissaient bien la tactique. Jusqu’aux débuts de l’ère
chrétienne, ils conservèrent une vieille habitude, celle d’installer leurs morts
dans des maisonnettes de planches et de poutres, percées de fenêtres. Ils y
reposaient comme dans leurs isbas. A proximité, ils plantaient des « arbres
du souvenir » auxquels des objets usuels étaient suspendus. Il arrivait que
l’on réunît plusieurs de ces maisons en un village dont le chef était le plus
ancien défunt. Les ombres, attirées les unes vers les autres, captaient l’aura
du groupe et la quintessence des offrandes. Elles croyaient poursuivre leur
existence terrestre et ne cherchaient plus d’échappatoire 14 !

Le chaman n’avait guère de mal à convainvre ces favorisés de le suivre


dans les régions infernales. Le départ avait lieu quarante jours après le
décès, parfois à l’issue du banquet funéraire. Soit à l’instant où l’ombre
plongée dans une semi-léthargie offrait une moindre résistance. Les
cérémonies variaient peu d’une province à l’autre. En Sibérie
septentrionale, conte Radlov, le medecine-man faisait le tour de la yourte ou
de la hutte en battant du tambourin. Puis il entrait, s’approchait du feu,
s’adressait au disparu dont il incorporait l’âme-libre et qui se mettait à
parler par sa bouche : une voix plaintive, apeurée, mais qui acceptait de
l’accompagner 15. Chez les Goldes, l’officiant commençait aussi par chanter
et danser. Tout en psalmodiant, il contait à sa passagère les péripéties du
voyage qu’ils allaient faire ensemble. L’ombre l’écoutait attentive, sans
méfiance. Il réussissait à la capturer et à l’enfermer dans un coussin, le
fanja, de fan : ombre.
A la fin du repas qui se prolongeait tard dans la nuit, il faisait apporter un
lit. Il y couchait le fanja, lui conseillait de dormir. Lui-même prenait
quelque repos.
A l’aube, il éveillait son patient d’un roulement de tambour. Mais les
préparatifs n’étaient pas terminés pour autant et le scénario se répétait
plusieurs jours de suite. Puis, un beau matin, le convoyeur annonçait que ce
serait pour ce soir. Au coucher du soleil, s’étant barbouillé de suie, il
conviait ses auxiliaires. Ce seraient eux qui prendraient la tête du cortège.
Lui s’asseyait sur une planche faisant office de traîneau, le fanja à ses
côtés. On attelait et l’on prenait la direction de l’Orient. L’événement ne se
situait bien entendu que dans une sphère parallèle ! Le chaman, en transe,
les yeux révulsés, n’avait pas quitté son abri ! Les assistants faisaient cercle,
subjugués par le récit d’une aventure vécue au plan des doubles… Tout
allait bien d’abord. Puis soudain, un immense fleuve barrait le chemin,
marquant la frontière du monde des vivants. Un bon guide le faisait franchir
sans encombre à son équipage. De l’autre côté, l’on découvrait des cendres,
des rondins de bois. L’on percevait l’aboiement d’un chien. Puis des yourtes
se dessinaient à l’horizon, fumant dans le froid glacial… Un hameau de
morts, qui accouraient, interrogeant le « nouveau » :
— Quel est ton nom ?
Le chaman n’avait garde de le dire. Pas plus qu’il ne révélait sa propre
identité. Le nom est vibration. Il recèle l’essence d’un être et donne pouvoir
sur lui à qui le découvre. Cependant, les parents de l’arrivant, trépassés de
longue date, s’empressaient, le prenant en charge. Le medecine-man leur
confiait son client :

« Regardez l’âme du fils des ancêtres !


Regardez l’âme du matin !
Regardez l’âme de la nuit
Regardons-la dans les rayons de la Mère matin
Parents de mes enfants…
Par les pas des ancêtres de jadis
Par les traces des ancêtres de jadis
Transportez les fils 16 ! »

Puis, sans s’attarder, il repartait en sens inverse. Deux puissants esprits


protecteurs l’entouraient : Butchu, monstre doté d’un pied, d’un visage
humain, d’une coiffure de plumes ; et Koori, une oie au long cou. Il ne
pouvait revenir sans leur appui ; plumes et ailes symbolisant la puissance
céleste à laquelle il lui fallait se cramponner, pour faire contrepoids au
tellurisme qui tente d’absorber les vivants.
Il sortait épuisé de son état extatique. Mais les spectateurs de la kamlénie
lui posaient des questions. Il leur répondait, leur donnait des nouvelles de
leurs disparus, leur remettait les menus cadeaux qui lui avaient été confiés
pour eux. Puis, pesamment, il se levait et jetait le fanja dans le feu !
La technique était identique lorsqu’il s’agissait d’âmes errantes prêtes à
se transmuer en démons. Mais leur capture était plus difficile. Révoltées,
conscientes de ce qui les attendait, elles luttaient contre le chaman en
désespérées, déversant leurs tensions sur leurs proches : un système qui
s’est perpétué dans la plupart des ethnies. Les Bouriates, par exemple,
connaissent les Anakhais dont les yeux luisent dans le soir et qui répandent
une atroce odeur de pestilence. Ce sont les ombres pernicieuses de femmes
mortes sans rejetons et qui s’acharnent sur les enfants de la communauté.
Les Goldes, eux, redoutent le Buseu aux longues dents, au corps
gigantesque, synthèse des suicidés et des mort-nés. Il s’infiltre dans le
psychisme des dormeurs. Son frère, le Bon, né de l’inceste, ronge les seins
féminins. Il peut pénétrer un cadavre et le dynamiser. S’insinuant dans la
dépouille d’une femme enceinte, il donne naissance à l’un de ces marouts
dont nous avons parlé. Quant aux Yakoutes, il leur faut combattre les Yors
sans sépulture qui déchaînent de terrifiantes tempêtes 17. Il n’est pas
jusqu’aux Tongouses qui ne déplorent les méfaits des Arenkis, revenants
des montagnes, des fleuves et des lacs. Maraudant sur les lieux où ils
subirent un brutal trépas, ils empruntent les voix de la forêt pour affoler les
promeneurs, les jeter dans l’eau ou dans un précipice. Ils adoptent aussi la
forme de feux follets pour s’attaquer aux dormeurs.
Tous, voleurs de fluide vital, ne reculent devant aucun tabou. Les passes
magnétiques, les exhortations chantées du chaman n’ont pas prise sur eux.
Une seule parade peut en avoir raison : les simulacres qui ensorcellent les
âmes rétives ! Ils sont réalisés à la ressemblance du défunt. Le chaman
Golde fabrique l’image du Buseu avec des herbes sèches, bonnes
conductrices de larves. Son frère yakoute utilise le bois, notamment
l’écorce de bouleau. Il y taille le visage du Yor auquel il donne des yeux de
corail 18. L’on sait que les coraux cristallisent des colonies de polypes sur
des axes calcaires. Par analogie, ils condensent les élans inconscients et les
forces souterraines. Nombre de figurations attirent par « sympathie » les
ombres dont elles sont une sorte de photographies. A peine celles-ci y
adhèrent-elles que l’opérateur se met à chanter pour mieux s’en emparer. Il
les épuise ensuite sur leur support, avant de les diriger vers les Enfers.
Une stratégie inverse peut être envisagée. L’exorcisme ne vise plus
l’ombre obsédante mais l’être dans lequel elle cherche à s’introduire. Les
Bouriates protègent leurs nouveau-nés de l’emprise des Anakhais, en
déposant dans leurs berceaux des fouets, des grelots, des miroirs
métalliques. L’ombre craint le grelot dont le tintement exacerbe sa névrose.
Plus encore, le miroir de vérité où se reflètent sa pâleur, ses yeux éteints,
son morbide destin. Si ces précautions sont insuffisantes, le magicien
sculpte une statuette de l’enfant. On emporte momentanément le bébé dans
la steppe et on glisse, à sa place, le simulacre. L’ombre s’acharne sur ce
morceau de bois sans soupçonner la ruse, pour s’en découvrir, un beau jour,
captive !
Nous avons souligné que l’Anakhais répandait une abominable senteur.
C’est là l’envers de la magie naturelle des parfums véhiculés par le
magnétisme humain. Le rituel égyptien l’utilisait en fumigations pour
nourrir les songes des doubles de momies. Nous savons que certains
doubles hautement spiritualisés répandent après la mort des effluves de
rose. Les ombres démoniaques, elles, distillent des émanations fétides dont
elles infestent l’aura de la communauté.
Encercler les ombres par un faux-semblant ne présente pas, pour un
magiste, de grandes difficultés. La plupart des âmes errantes se laissent
abuser par le traquenard. Il est plus malaisé de traquer un démon axé sur un
clan qu’il décompose à son profit. Le chaman n’a d’autre solution, pour
venir à bout de cette mante religieuse, que de l’attirer dans sa propre aura
pour la digérer. Ténébreuse entreprise, exigeant science et ascèse ! Conduite
à bien, l’opération rétablit l’équilibre spirituel de l’ethnie. Ratée, elle
entraîne la mort du mage.
Anakhais et Arenkis ne sont pas cantonnées au seul espace chamanique.
Elles ont leur pendant dans les Anaons d’Armorique, sujettes spectrales de
l’Ankou qui porte la même racine Ank : chagrin, oubli.
Mais qui est l’Ankou que les Bretons stylisent sous l’aspect d’un
squelette voilé d’un suaire et portant une faux ? Le fantôme d’un très
antique dieu de la mort, un Dispater chamanique, régnant sur une religion
cosmique virée en spiritisme ? Quelques auteurs le pensent. Pourtant, il ne
correspond pas à un concept métaphysique de la mort. Mais il incarne la
notion de marout : une radiation maléficiente, se sustentant du souffle des
vivants ; une espèce de revenant qui circule la nuit dans les chemins creux,
conduisant à bride abattue un véhicule aux essieux grinçants. Malheur à qui
l’aperçoit : il perd aussitôt la vie 19 !
Dans les régions du littoral, l’Ankou frète un navire, dit le « Bag-noz »,
bateau de nuit, portant sa cargaison d’âmes. Son nautonier a les traits de
l’homme qui sera le premier mort de l’année. Déjà l’Ankou l’a choisi,
affirmant, par sa photo surréelle, sa volonté et son pouvoir.
Un tel mythe ne persiste que dans certaines ambiances, chamaniques ou
celtiques, caractérisées par les mêmes constantes : familiarité avec la mort,
intimité entre vivants et trépassés… avec les risques découlant de tels
phénomènes. Car l’Ankou est, comme Erlik, une pieuvre aux immenses
tentacules. Réparties à travers les landes et les forêts, ses Anaons hantent
les lavoirs. Sous l’apparence de lavandières, blanchisseuses de linceuls,
elles s’agrippent aux passants égarés. Elles errent aussi sous les eaux,
prêtresses de Morrigu et des villes englouties. L’épouse du cheval
psychopompe n’est pas seulement la reine des Enfers. Vampiresse sous-
marine, elle a pour médium Ahès ou Dahud, fille du Gradlon, roi de
Cornouailles. Ce dernier avait épousé une fée venue du Nord. Elle avait
accouché en pleine mer d’une petite fille… Curieuse substitution de la
matrice universelle à la mère de chair ! L’enfant Ahès en avait gardé
l’obsession des eaux. A sa demande, son père avait fait construire une
capitale unique au monde, Ys, sise à la limite des vagues. Nous connaissons
la suite : le drame de la cité noyée dans un raz de marée géant qui submerge
en même temps Ahès. Son chant montera parfois jusqu’aux matelots :

« As-tu vu pêcheur, la fille de la mer,


Peignant ses cheveux blonds dorés
Au grand soleil sur le bord de l’eau ?
J’ai vu la blonde fille de la mer,
Je l’ai même entendue chanter,
Plaintifs étaient l’air et la chanson… »

A la métropole d’Ys, Atlantide oubliée où sommeillent des bateaux


immergés dans leurs voiles, fait contrepoids l’île d’Avallon. Elle est
régentée par Morgane qui cousine avec la Morrigane irlandaise, démone de
la nuit et fille d’Erm, c’est-à-dire du Meurtre.
Morgane est la sœur du roi Arthur. Lorsque celui-ci est blessé, au cap
Finistère, elle le sauve. Mais elle le livre à ses consœurs, les pseudo-
Druidesses de Sein. Elles le plongent dans un sommeil hypnotique pour en
faire leur zombi. Il est heureusement sauvé par son ami Merlin.
L’Enchanteur n’hésite pas à flirter avec Morgane comme on flirte avec la
mort, pour décupler, par réaction, ses propres puissances de vie.
Notons que Morgane, Morrigane et Ahès manifestent toutes trois une
sexualité ardente et vagabonde… Filles de la mort et jouant aux déesses de
l’Amour, elles tentent d’absorber la vitalité érotique de leurs partenaires. Ce
thème n’existe pas dans les premières sociétés chamaniques. Certes, elles
n’ignorent pas les incubes et les succubes. Mais elles les maîtrisent par
l’action du chaman et par la transe, véritable exutoire collectif, par lequel le
clan tout entier s’assainit.
Cette hygiène découle d’une vision du monde commune au fonds
nordique et à la pensée celtique. Ni l’un ni l’autre n’établissent de rupture
entre le Haut et le Bas, à la façon du christianisme. Celui-ci, tout en s’en
défendant, implantera dans la mentalité occidentale un manichéisme qui ne
fut jamais celui de ses origines. La culture archaïque a simplement
conscience d’un Ordre à sauvegarder. Mais des illusions, des fantasmes,
exprimés par des ombres et des entités démoniaques, peuvent perturber cet
équilibre. Il faut les neutraliser. Non en les détruisant : le démon polarise le
dieu et lui donne sa raison d’être ; mais en les intégrant pour mieux les
dompter. C’est pourquoi le chaman, comme plus tard Odin ou Merlin,
semblera toujours ambivalent. Mais ce prêtre des Enfers respecte la loi
secrète de son sacerdoce : pour vaincre un mauvais génie, l’on doit
s’identifier à lui ! Il n’est pas d’authentique démonologie sans osmose
infernale. Pas plus qu’il n’est de sainteté sans confondement divin. De tels
états impliquent évidemment un divorce. L’homme est projeté au niveau
d’une réalité sacrale qui n’a rien à voir avec le quotidien. D’où l’hostilité de
son environnement. Et la solitude…
L’esseulement du mystique n’est cependant pas celui du démonologue.
Le premier communie à une transcendance. Il est l’objet d’une merveilleuse
transfusion. Le second est dévoré. Il subit une perpétuelle hémorragie.
Notamment lors de ses descentes aux Enfers. Mais les observateurs n’ont
pu y assister. Le rituel se déroule à long terme et, semble-t-il, dans le secret.
Seule, la tribu y participe. Seule, elle peut regarder face à face ses démons.
Les hautes époques ont-elles connu des « incarnations » de démons ? Soit
des greffes réalisées sur le chaman à doses homéopathiques pour annuler le
risque du vampirisme ? Ce n’est pas impossible. Il se peut aussi que les
démons aient été simplement satellisés par le mage et digérés par son aura.
Quelle que soit la méthode, elle dénonce un rite particulier, celui de Pacte
avec les Enfers. La notion est ambiguë… Certains de ses interprétateurs ont
envisagé deux types de chamans, les Blancs et les Noirs, s’adonnant
respectivement à la magie blanche et à la sorcellerie. Mais il n’est qu’une
magie, à la fois blanche et noire : elle vise en effet à un contact cosmique.
Mais qui ne s’obtient qu’à partir d’un tremplin tellurique !
Le christianisme a dénaturé ces données, en identifiant Satan, maître des
Enfers au Mal absolu. Lequel serait l’antithèse d’un Bien, également
absolu. Ce dualisme ne réussit qu’à opposer des complémentaires et à
déifier Satan… qui n’en mérite pas tant ! Coupé de l’essence divine, mais
régisseur des deux forces géocentriques de notre globe — le tellurisme et le
magnétisme —, il n’est que le « prince de ce monde », suivant les mots
mêmes de Jésus.
Que le chaman fasse alliance avec le daïmon planétaire n’a rien de
péjoratif. Il ne renonce pas pour autant à sa relation céleste. Et il ne manque
jamais d’évoquer Ulgan, dieu du ciel, lorsqu’il se trouve devant la face
sombre d’Erlik. Le Pacte chamanique ne constitue donc pas un engagement
définitif, mais un modus vivendi. Pour pénétrer aux Enfers, il faut que les
portes en soient ouvertes. Pour obtenir cette ouverture, il faut traiter… D’où
le curieux serment prêté par le medecine-man, lors de son intronisation :
« Je connaîtrai, vénérerai, saluerai l’abasy (démon) qui est au-dessus des
abasy des six clans, Talyrdac Tan Taraly (Taraly : la partie la plus profonde
des Enfers) Toyon qui se tient dans l’abîme ; ses filles Soroqa Qotun et San
Qotun et ses nombreux serviteurs qui envoient aux hommes et au bétail la
mortalité contagieuse. Pour les fléchir, je leur apporterai en sacrifice une
jument à robe roux-pie.
« Je connaîtrai, révérerai, saluerai le démon Arqaq Toyon et sa femme
Arqaq Qotun, qui envoient la tuberculose aux hommes ; ceux qui souffrent
de cette maladie, je les guérirai en offrant en sacrifice une vache à robe
brune.
« Je connaîtrai, révérerai, saluerai le démon Bor Malaqai Toyon et sa
femme Bor Malaqai Qotun qui envoient aux hommes différentes maladies
et de préférence la mortalité. Je demanderai miséricorde à ces abasy et je
leur apporterai en sacrifice une vache à tête mi-blanche.
« Je connaîtrai, révérerai, saluerai la fille de l’abasy Tanyk Qotun. Elle
envoie aux hommes différentes sortes de démences. Ceux qui sont tenus par
ces maladies, je les délivrerai en apportant neuf hermines, neuf belettes,
neuf putois, neuf pigeons que j’ordonnerai de prendre vivants et de remettre
en liberté après les avoir parés.
« Je connaîtrai, révérerai, saluerai la chaman Tayaktaq Niatchaï, son mari
Atyrçaqaqaï et leur nombreuse lignée et postérité qui envoient aux hommes
la gêne dans la poitrine ; ceux qui souffrent de cette maladie, je les
délivrerai en apportant en sacrifice une vache rouge à corne.
« Je connaîtrai, révérerai, saluerai le chaman céleste Kubalyr Oyun, sa
sœur Kytalyktyr Kyrbyky (chamane cygne) et leur mère Soruqtaq Sodorqui
qui envoient aux hommes la surdité et toutes espèces de maladies d’oreilles.
Ceux qui souffrent, je les délivrerai en apportant en sacrifice une vache
rouge à une corne 20. »
Ce texte, déroutant pour un esprit cartésien, signale dans ses deux
derniers paragraphes un fait curieux : des chamans, d’essence cosmique, ont
dû perdre le contact avec Ulgan et se sont mutés en démons ! La frontière
est fragile qui sépare le ciel des Enfers… Subjugués par les ombres qu’ils
voulaient dominer, ils répandent désormais leurs maléfices sur les
humains…
Ce serment nous dévoile en outre le but et la technique du chaman :
sauver, libérer, guérir. Cela, en accédant aux desiderata des démons. C’est
parce qu’il les sert « que le chaman est à même d’intercéder auprès d’eux »,
remarque Eveline Lot-Falck 21. Notons que le medecine-man n’est pas le
domestique des maîtres des Enfers. Il leur rend divers services, dont ils lui
sont reconnaissants. Il agit en allié, en pratiquant une politique d’échange,
une sorte de gentleman’s agreement…
Ses incantations « je vénérerai, je saluerai » évoquent néanmoins un culte
rendu aux divinités infernales. Les civilisations à marouts connurent une
telle religion. Elles n’y virent pas une recette de sorcellerie mais un rituel de
santé visant à protéger l’âme-groupe, en cristallisant sur un cobaye humain
les larves de la communauté. Le Mexique, l’Égypte, Sumer s’inventèrent
ainsi de morbides déesses : Bastit, Lillilut réincarnée plus tard dans la Lilith
hébraïque. Leurs prêtresses, médiums et prostituées, ne devaient à aucun
prix être fécondées. Le refus de la vie est un pseudo-culte de la mort… Leur
métier aimantait sur elles les fluides nécessaires à l’entretien des démons
dont elles dégageaient la collectivité. Ils se nourrissaient d’elles, en
parasites.
Les Nordiques, eux, choisirent le chaman. Conscient de la tâche qui lui
incombait, il évitait d’en être la victime et savait en tirer parti. Car la
complicité avec les entités maléfiques n’est pas toujours négative. Soigner,
exorciser nécessite la mise en œuvre d’une somme énergétique latente chez
la plupart des individus. Peu savent l’éveiller. L’intimité avec la mort
(ombre ou démon) correspond à une prise de conscience de ce potentiel.
Elle engendre, par autodéfense, l’instinct de survie. Ainsi, par un
mystérieux choc en retour, les daïmons deviennent, pour un temps, maîtres
d’initiation. Ce sont eux qui poussent l’homme vers les Enfers. Mais dans
sa descente, il ouvre ses ailes.
C’est ainsi qu’il peut s’envoler.
V.

La médecine du chaman
Le medecine-man : Une psychopathie d’avant-garde — Maladie :
possession ou rapt d’âme — Expulsion des intrus — Rachat de l’âme-
Kamlénie pour une guérison — La sanglante victoire
d’Alikammiq — L’âme réintégrée — La Kamlénie, film
d’épouvante — L’étrange histoire de Nazarlé, le cornu — Une vie pour une
vie — Guérison à Kalévala — Le chaman, prêtre et médecin.
Inciser sans cicatrices — Opérer sans inciser — Chamans et Philippins :
une technique identique — Une chirurgie qui matérialise le
mal — Guérison et rythme alpha — Le stress, tremplin de la télépathie.
Le psychopathe : La cure des tabous — La transe, théâtre curatif — Les
mystères de la thanalogie.
Un média : La chorégraphie sacrale — Le maître du chaos — La danse des
Gitans : une recette pour capter le tellurisme — Un fixatif : le
masque — L’énigme de « l’autre » — Des trous dans le masque — Des
démons à dose homéopathique — Le simulacre, condensateur d’énergie.

Le chaman ne se contente pas d’expérimenter les états de la mort. Il sait


aussi prolonger la vie. Car il est avant tout medecine-man. Il soigne,
soulage, rend la santé. Ceci, en précurseur des psychopathes modernes. Il
semble en effet que toute faiblesse soit pour lui psychosomatique : ce sont,
dit-il, les esprits-démons qui en sont la cause.
Nous ne savons pas grand-chose des troubles dont souffrirent les sociétés
archaïques. En interrogeant les mythes et les légendes, nous discernons les
céphalées, les toux, les bronchites, les pneumonies, les tuberculoses, la
fameuse hystérie arctique née de la solitude dans des conditions climatiques
insupportables ; mais également des pathologies difficiles à décrire, car
relevant de la violation d’un tabou par la tribu ou l’un de ses membres.
Dans ce dernier cas, le chaman soumet le patient à un traitement de choc
déculpabilisant. Ce n’est qu’à l’issue de cette thérapie qu’il retrouve son
équilibre.
La plupart du temps, les maladies ne sont pas inhérentes à l’homme : ni
microbe, ni virus, ni carence héréditaire. Aucun de ces symptômes qui
s’élaborent dans la profondeur des êtres. Aucun de nos maux de civilisation.
L’attaque est soudaine. Provoquée par un élément extérieur, impossible à
détecter, elle se manifeste soit par le rapt de l’âme emportée par un esprit ;
soit par l’introduction dans l’organisme d’un agent perturbateur, objet ou
ombre maléficiés.
Ce double aspect a été observé par l’ethnologue Wutchavesky lors d’une
séance de guérison par un chaman yakoute nommé Pusi. Le malade est mal
en point. Son âme lui a été arrachée par un esprit-ravisseur. Il faut retrouver
le voleur et l’objet du larcin. Ce n’est pas tout… Des intrus ont profité de
l’occasion pour s’implanter à la place de l’âme disparue 1 !
Pusi demande une pipe, inhale la fumée, se met à battre du tambour et
dodeline de la tête d’avant en arrière… Procédé classique : expédier un jet
de fumée aux trousses des cambrioleurs leur donne la sensation d’être
poursuivis par une flamme.
Par instants, le chaman s’interrompt, tend le cou pour apercevoir le
fuyard. Puis, soutenu par ses auxiliaires, il procède à des rites d’expulsion.
Pour cela, nous dit Wutchavesky, « il commence par s’asseoir sur le sol, et
non loin de l’entrée, en tendant de la main gauche son ” jalbyr “, en
direction du malade. A croupetons, il s’avance peu à peu, en chantant, et en
secouant la tête de plus en plus fort. Arrivé à un mètre environ du patient, il
se lève, s’assied sur une banquette, et continue à vociférer ses incantations
en touchant le malade de son jalbyr. Il se lève lentement de la banquette et
tient le jalbyr au-dessus de la tête du malade dont il ordonne aux esprits de
s’en aller, s’adressant à eux d’une voix puissante. Il dit qu’il les avale et les
renvoie à leurs demeures respectives. Il court finalement jusqu’à la cour et,
après avoir renvoyé les esprits vers le sud, il s’évanouit. On s’empare alors
de lui pour le ramener dans la hutte, complètement épuisé. Puis il dit qu’il
revient du monde supérieur et ramène une des âmes, le jut, qui a abandonné
le malade par peur des mauvais esprits. Regardant alentour pour voir s’il
reste de ces esprits auprès du patient, le chaman annonce qu’il repart dans le
monde supérieur et s’évanouit en revenant. Ranimé par les soins de son
assistant, il chante son incantation qui clôture sa performance 1 ».
Mircea Éliade emprunte à Harva un récit similaire, mais plus strict et plus
condensé. L’affaire se passe chez les Bouriates de l’Alarsk. Le medecine-
man, penché sur un enfant, s’entoure de plusieurs objets, dont une flèche
nantie d’un fil de soie rouge, qui rejoint un arbre par la porte ouverte. Sous
le feuillage se tient un cheval. C’est par ce fil que l’âme envolée réintégrera
son corps. La monture, qui a l’intuition des esprits, sera la première à
percevoir ce retour. Elle se mettra alors à hennir, à trembler. Pour l’heure, le
magicien apostrophe l’égarée :
« Ton père est A, ta mère est B, ton propre nom est C. Où es-tu ? Où es-
tu allée ? Triste est la yourte 2… »
Les assistants fondent en larmes. Et le chaman, ravi de son effet, s’étend
longuement sur la douleur de la famille abandonnée. Si l’évocation ne
réussit pas, c’est que l’âme est déjà captive d’Erlik. Il faudra la racheter par
de coûteux sacrifices ; ou par l’offrande d’une autre âme, en échange de
celle-ci. Mais ce ne sera qu’un palliatif. En admettant que le maître des
Enfers accepte le transfert, l’actuel patient qui aura recouvré la santé
mourra, trois, six ou neuf ans plus tard.
La symptomatologie est identique pour le rapt d’âme et pour l’intrusion
de matières étrangères : souffrance sans raison apparente, lassitude extrême,
fièvre délirante ou apathie totale, regard brûlant ou éteint. Mais toujours un
état d’absence, allant du désintérêt pour les choses de la vie à l’inconscience
complète.
Les deux phénomènes se combinent parfois : c’est parce qu’un être a été
vidé de son esprit que des entités peuvent l’investir et déséquilibrer son
psychisme. Les envahisseurs sont de deux sortes : des esprits démoniaques
et des éléments tels que la pierre, le bois, le métal. Ces derniers se
surajoutent quelquefois à l’âme et la bloquent sans qu’il y ait enlèvement.
La guérison est affaire de temps, de science, de perspicacité. Car le
diagnostic doit être précis. Or, dans le cas d’une perte d’âme, comment
identifier le cambrioleur ? Comment deviner la raison de son méfait et la
cache qu’il a choisie ?
Duncan Pride, qui a vécu dix ans chez les Esquimaux, a assisté à maintes
reprises à des kamlénies médicales. Ceci, à l’orée du xxe siècle. Mais le ton
archaïque du récit donne à penser que l’essentiel du rite a été conservé de
génération en génération, depuis de lointaines époques. Voici ce qu’il nous
dit de la séance opérée en faveur du vieux trappeur Quingarullihkvaq.
Quarante de fièvre. Les sulfamides envoyés par le docteur européen sont
restés sans effet. Le vieillard jouit d’une constitution puissante… Pourtant,
il gît, terrassé, comme un arbre abattu, sans connaissance, les yeux clos.
Que faire, sinon appeler le chaman ? Par chance, Alikammiq est l’un des
plus grands medecine-men de son temps. On murmure à son sujet des
choses extraordinaires. Non seulement il lévite, commande au feu, à la
tempête. Mais il est capable de se couper une jambe, de l’agiter en l’air… et
de la rattacher tranquillement au bassin ! Nanti d’une épouse aveugle et
bossue, déformée par le tellurisme et les démons qu’il projette en elle, il a
cinquante ans. Il pénètre dans l’igloo, petit, inoffensif, sans génie… Et il
s’accroupit auprès du mourant. Puis, écrit Duncan Pride, « il se mit à se
balancer de haut en bas… il plongeait à partir de la taille, tout en invoquant
ses esprits secourables… Peu à peu, Alikammiq réunit ses esprits familiers.
Chacun de ceux dont il était possédé semblait plus effrayant et dangereux
que le précédent. La tension montait parmi les spectateurs. Quand le
chaman sentit que ses esprits étaient tous rassemblés… il employa la
méthode ” Qilayuq “(de la tête soulevée) pour savoir quel était l’” agiuqtuq
” (l’esprit) qui provoquait la maladie. Il fixa une lanière de peau de phoque
autour de la tête de Quingarullihkvaq. Debout, à côté de l’homme et tenant
solidement la lanière, Alikammiq commença à poser une série de questions
appelant une réponse par oui ou par non. Le malade répondait en pleine
inconscience, par le seul poids de sa tête. Si la réponse était non, la lanière
soulèverait aisément la tête. Si elle était oui, la tête serait difficile à
déplacer.
« Discourant dans le langage chamanique, pliant le genou tandis qu’il
tirait sur la lanière, Alikammiq respirait fortement. Il haletait presque.
Depuis qu’il était en transe, il subissait un changement extraordinaire. Dans
la vie quotidienne du village, le petit chaman était un homme assez timide,
de nature très calme. Mais, à mesure que ses esprits familiers s’emparaient
de lui, sa personnalité se modifiait totalement… A deux reprises, il se mit à
imiter un ours polaire, ce qui indiquait que l’esprit de l’animal s’était
complètement emparé de lui… Enfin, Alikammiq prononça le nom d’un
parent mort. La tête de Quingarullihkvaq devint très lourde. Alikammiq
arrivait à peine à la soulever. L’” agiuqtuq ” était identifié… De sourdes
exclamations vinrent rompre la tension qui régnait dans la maison de neige.
Tout le monde, même moi, se rappelait que le nom de l’” agiuqtuq ” n’avait
été transmis à personne dans le village, pas même à l’un des chiens… ».
Or, le nom doit être transmis à un nouveau-né, de la famille, si possible.
Faute de bébé disponible, à un chiot venant de naître. Si cela n’est pas fait
dans l’hiver qui suit le décès, le nom, incarnant de l’ombre, se transforme
en daïmon favorisant la maladie chez les individus et la gent canine.
Le voleur étant découvert, comment récupérer l’âme de
Quingarullihkvaq ? Trois réunions seraient nécessaires. Duncan Pride était
présent à la dernière :
« Nous nous assîmes dans la maison, serrés les uns contre les autres,
tandis qu’Alikammiq sortait en rampant par le tunnel d’entrée pour
entreprendre le combat dont l’âme de Quingarullihkvaq était l’enjeu. Nous
entendions des grognements et des cris, apparemment le bruit d’une lutte.
Des hurlements effroyables suivirent, puis la voix d’Alikammiq qui reparut
en criant à la porte de l’igloo. Ses mains et ses vêtements étaient tachés de
sang. Les Esquimaux y reconnurent le sang de l’” agiuq ” tué, qui était
maintenant visible aux yeux de tous. Le chaman était sorti victorieux du
combat. Quelques jours plus tard, Quingarullihkvaq, que je croyais
condamné malgré des doses massives de médicaments des hommes blancs
et en dépit des efforts du chaman, était de nouveau sur pied 3. »
Une lutte harassante, périlleuse, telle est donc la kamlénie de guérison.
Les chamans n’en minimisent pas les dangers : « Nous sommes tous
destinés à tomber au pouvoir des esprits ; les esprits nous détestent car nous
défendons les hommes », avouait un jour le grand Tüspüt à Siéroszwski 4.
Ce dernier, séjournant parmi les Yakoutes, avait pris part à maints rituels.
Les souvenirs qu’il nous en a laissés mettent l’accent sur la préparation de
la cérémonie et la mise en condition du thérapeute : celui-ci s’installe dans
la yourte, regarde fixement le feu et bâille. Puis, poussant des hoquets
spasmodiques, « il est secoué par intervalles de tremblements nerveux. Il
endosse son costume chamanique… bat tout doucement du tambour. Peu de
temps après, son visage pâlit, la tête lui tombe sur la poitrine, ses yeux se
ferment à demi. On étale au milieu de la yourte une peau de jument
blanche. Le chaman boit de l’eau fraîche et fait des génuflexions aux quatre
points cardinaux tout en crachant de l’eau à droite et à gauche. Le silence
règne… L’aide du chaman jette quelques poils de cheval sur le feu qu’il
recouvre ensuite complètement de cendres. L’obscurité devient alors
complète. Le chaman s’assoit sur la peau de jument et rêve, tourné vers le
sud. Tous retiennent leur souffle. Tout à coup retentit, on ne sait pas où, un
cri aigu, intermittent, pénétrant comme le grincement de l’acier, et tout
retombe dans le silence. Puis un nouveau cri… on croirait entendre le cri
plaintif du vanneau mêlé au croassement d’un faucon qu’interrompt le
sifflement de la bécasse : c’est le chaman qui crie ainsi en variant les
intonations de sa voix 5 ».
Bientôt, il se remet à tambouriner, module un chant qui s’amplifie en
véritable rugissement tandis qu’il appelle ses auxiliaires. Ceux-ci se font
prier et tergiversent avant d’accourir si brutalement que leur maître tombe
parfois à la renverse. Ayant repris son aplomb, il fait quelques pas glissés
puis danse de plus en plus vite, s’élançant à quatre pieds de haut, délirant,
entonnant d’une voix grave un hymne solennel. Enfin, plus calme, il
s’approche du malade, le porte au centre de la yourte, somme le mal de se
retirer et, toujours incantant, le chasse, le crachant par la bouche, le
repoussant à coups de talon et à grands gestes de mains.
Il ne lui reste plus qu’à monter au ciel pour offrir à Ulgan un sacrifice, en
reconnaissance de son aide. Il mime l’ascension en une danse extatique…
Un roman noir qui finit bien. Nous y retrouvons les constantes de ce type
de kamlénies : transe du médecine-man aboutissant à démasquer l’ombre
obsessionnelle qui a engendré la maladie ; lutte contre celle-ci, suivie, en
principe, de la victoire du chaman. La descente aux Enfers n’y est que
stylisée. Les Anciens lui accordaient beaucoup d’importance. Un nouveau
récit d’Évelyne Lot-Falck, qui le tient d’un fils de chaman, en fait foi :
« Il y avait un homme. Cet homme tomba malade. On fit chamaniser ce
chaman. Il s’assit pour battre du tambour. Dès qu’il a commencé à battre du
tambour, il appelle les ombres des animaux-oiseaux, commence à
chanter… »
L’affaire se passe à la limite toundra-taïga, chez les derniers chasseurs
youkagirs. Le medecine-man les invoque :
— Mon ancêtre originel, mes ancêtres, approchez. Afin d’être une aide,
dressez-vous à mon côté, amenez ici mes Abutchapä, mes qanbadaqtcha,
mes yangütchuopa (catégories d’esprits auxiliaires). Les ancêtres qui
n’aiment pas être dérangés gémissent :
— Mes enfants, mes descendants, pourquoi nous tourmentez-vous ?
Les parents de cet homme malade dirent :
— L’homme se noie dans une mare d’eau. On t’a placé pour regarder.
Le chaman dit :
— Son ombre, par la route du royaume des ombres, s’en est allée,
évidemment.
Ces gens dirent :
— Courage, n’épargne pas ta peine.
Le chaman alla dans le royaume des ombres : sur le ventre s’allongea
(plongea sous terre). Sur la route du royaume des ombres il alla, une vieille
rencontra. La vieille a un chien. Son chien se mit à aboyer contre le
chaman. La vieille, tenant un « angadii » (racloir à peaux) de sa maison
sortit, se mit à interroger ce chaman :
— Es-tu venu pour toujours, es-tu venu pour un temps ?
Le chaman dit à ses esprits :
— N’écoutez pas les paroles de la vieille, allez.
Jusqu’au fleuve du royaume des morts, il parvient, un canot est là. Le
chaman regarde de l’autre côté du fleuve. Leurs couvertures de peaux (des
tentes) blanchissent, les gens vont et viennent dehors, leurs ornements
métalliques tintent. Le chaman s’assit dans son canot, traversa, se leva,
monta (sur la berge). Cet homme malade avait des parents morts depuis
longtemps. Ce chaman entra dans leur maison, trouva, là, l’ombre de cet
homme malade. Il la demanda à ses parents :
— Je suis venu prendre l’âme de l’homme qui se trouve chez vous.
Les parents ont regret (ne veulent pas la donner). La prit de force. Pour
s’en retourner introduisit l’âme en lui, recouvrit ses oreilles pour que l’âme
ne sortît pas. Ce chaman, alors allongé, chante. (La transe est achevée.) Le
medecine-man s’adresse maintenant à ses auxiliaires humains ; quand il
chante, dit :
— Mes rayons de soleil, tirez-moi. Alors ses aides le soulèvent par son
cafetan. L’ayant soulevé, ils le font tourner trois fois contre le soleil. Lui
ayant fait faire ses trois tours, ils s’arrêtent. Après être longuement demeuré
sur place, il se soulève sur ses articulations. Les jeunes filles supports
d’esprits étaient assises là. Quand le chaman se souleva sur ses
articulations… — Par la route du royaume des ombres voilà que je suis
venu, dira-t-il. Arriva là (au malade). L’endroit malade, il le palpe. Ayant
fini de le palper il place son ombre (remet l’âme du patient). Dit à ses
invisibles :
— Surveillez son âme, priez.
Voulant terminer, il dira :
— Esprits, partez 6.
Ce texte est aride, abrupt et ennuyeux. Mais imaginons un instant
l’époque, le lieu, les personnages : le feu dans l’ombre ; les silhouettes
rudes imprégnées de l’odeur du vent ; les femmes accroupies auprès du
mourant. Tous fixent le chaman, ses gestes lents, puis fous. Ses esprits
halètent. On ne les voit pas, mais on perçoit leur frisson. Soudain, le
guérisseur se met à trembler. Son souffle est rauque lorsqu’il pénètre dans le
pays des morts, relatant les détails du périple surnaturel. Et voici qu’il
dialogue avec les ancêtres. Ceux-ci refusent de restituer leur « vivant ».
Mais il s’en empare et superpose son âme à la sienne pour la protéger des
risques de la route et de la magie fascinatrice de ses poursuivants.
Cette démonologie sacrale est dynamisée par la présence de spectateurs
en qui frémit la vie du clan. Une vie si précieuse, que les anciens chamans
n’hésitent pas à offrir la leur pour la sauver… Ainsi fait Nazarlé, pour
guérir le jeune Tebk, d’une tribu yourak de l’Ienisseï.
Nazarlé appartient à un type exemplaire de medecine-man. Son nom
porte la rune Ar signifiant aïeul et se rapproche de l’allemand Urzeit :
préhistoire. Il s’agit donc d’un chaman prototype issu des temps
primordiaux du chamanisme. Les habitants du bord du fleuve le
surnomment « Boete » : l’Unicorne, en raison de l’appendice cornu qu’il
porte sur sa tête, depuis sa naissance, affirme-t-il. Nul n’imagine que
l’ornement puisse être surajouté et chacun de susurrer avec admiration :
« Ce chaman, un homme, est semblable à un renne avec ses bois ! »
Nous savons que le postiche signe le jumelage animal avec l’ancêtre
totémique tout en évoquant un contact céleste. L’élan, « ancêtre du nord » et
cousin germain du renne, aurait été doté (comme le cheval) d’une essence
céleste cristallisée dans ses cornes. Par ces antennes, il aurait reçu
télépathiquement les vibrations émanées de la constellation du Sagittaire. Et
certains êtres auraient canalisé par ce relais d’aberrants pouvoirs de
guérison, de voyance, d’hypnotisme.
Cette tradition sera récupérée par les Celtes. Nous avons vu qu’ils
l’incarnèrent dans le dieu-cerf Cernunos. Le Moyen Age en reprit les
données : de la corne d’abondance — arcane de la chance et du pur
amour — il fit sa Licorne. Déviant les poisons et les maléfices, elle finit par
prendre place parmi les dictons riches de séculaires sagesses : « Quand la
Licorne reviendra, disait-on, le diable s’en ira… »
C’est donc en ancêtre cornu que Nazarlé entre chez Tebk. La mère et les
frères du jeune homme le veillent. Il est au plus mal. Il n’a pas même
conscience de l’arrivée du mage… Lequel réchauffe son tambour afin d’en
tendre les peaux pour commencer l’exorcisme :
« Le voilà qui chamanise, le voilà qui divague. Voici que l’aurore
s’éteignit. Après cela, il cessa. Il fume, il parle :
— Eh bien ! enfants, je ne peux pas rattraper ce malade. Je suis resté
parti (en voyage extatique) une éternité ; cependant il mourra, ou dans la
nuit ou plus tard. En dépit de tout, je ne peux pas m’emparer de son âme.
Avez-vous un levier pour briser la glace ?
—… Il y en a un… Tebk a le sien à lui.
— Bien, alors apportez !
On apporta le levier. On fit fondre près du feu la glace qui était dessus.
Nous disons que jamais on n’a entendu dire qu’il se transperçait avec un
levier. S’ouvrir avec un couteau, il le faisait, cela nous le savions.
A présent, Nazarlé parle :
— Wakhali, tu es un vieil homme. Deli est jeune. Transperce-moi !
Enfonce dans le côté gauche et que cela sorte par le côté droit !
Wakhali dit :
— Non, j’ai peur. Comment pourrais-je te transpercer ?
— Cela ne fait rien, enfonce ! Si j’échoue, personne, en chantant
seulement des chants, ne rétablira le malade. Vas-y, enfonce !
Voici qu’à présent Wakhali, bien qu’à contre-cœur, se mit malgré tout à
enfoncer. Le chaman appliqua lui-même le levier à son corps. Wakhali
ferma les yeux et poussa. Nous voyons l’autre bout sortir. Narzarlé parle :
— Allons Deli, tiens l’un des bouts ! Que le gars Sonuko tienne l’autre !
Je tiens le levier par un bout et Sonuko le tient par l’autre. Et lui nous
soulève, nous aussi, tant il saute. Il saute, il saute. Ensuite, il s’arrête.
— Allons, pour l’heure, retirez le levier !
Je tenais le manche. Je tirais à moi. Le levier vint tout en sang et là, sur
son corps, rien n’est endommagé…
— A présent, vous deux, vous me pressez vers le bas, dit Nazarlé. A
présent, je suis venu tout près d’elle, de l’âme. A présent, j’ai saisi le
malade, réjouissez-vous. Il me faut seulement une guide solide…
On apporta une guide en cuir de morse… Nazarlé parle :
— Entourez-moi la tête et le cou de cette guide et tirez, Wakhali et Deli,
étranglez-moi d’un coup. Vous avez la force qu’il faut. Si je ressuscite,
quoique ma tête ait volé, je rétablirai le malade. A présent, on tira. Avec un
cri, il dit : — Tirez ! Et lui-même chamanise. Il est assis avec son tambour.
On tira et on n’entendit même pas que la tête avait volé et était tombée près
de la porte. A présent, sa tête chante près de la porte et lui-même saute dans
le côté intérieur. La tête saute et chante des chants. Et il chamanise toute la
nuit. Nous sommes tous fatigués. Ensuite, le chaman dit :
— Rendez la tête !
Wakhali la prit, la plaça sur le cou et la tête adhéra à nouveau. A présent,
il s’assied et parle :
— Maintenant, le malade se remettra. De même que j’ai ressuscité, il
ressuscitera.
Notre malade s’assoit. Le chaman demande :
— Comment te sens-tu ?
— Pas mal. Cela semble aller. Je veux seulement manger.
Nazarlé se remit à chamaniser… Tebk dit :
— Je me remets rapidement. D’un seul coup je me suis senti plus libre.
Le chaman parle :
— Nous verrons demain ce qu’il en sera. Au matin, quand nous nous
lèverons, si tu te mets debout, alors tu te rétabliras.
Le lendemain, le malade se leva 7…
Le narrateur reconduit le guérisseur chez lui. Et ce dernier lui explique :
— Voilà, j’ai chamanisé et je n’ai pas tué de renne (prix exigé pour la
restitution de l’âme volée). A la place du renne, j’ai tranché ma tête avec la
guide dont on étrangle les rennes. Je me suis transpercé du levier à sa place.
J’ai transpercé la maladie. Si je ne m’étais pas transpercé… et étranglé, le
malade n’aurait pas guéri 7 ».
Que signifie ce récit ? Que tout se paie. Sur la terre comme aux Enfers,
les âmes elles-mêmes se monnaient. Mais celle de Tebk a été emportée si
loin que nul sacrifice ne semblait pouvoir la racheter. Il fallait, pour la
sauver, un holocauste humain et une offrande sans prix : une âme contre
une autre âme…
C’est ici Nazarlé qui donne sa propre vie. Transférant le mal sur lui, il le
transperce du côté gauche : dans la région cardiaque, pour le vider de sa
substance. Le patient en est aussitôt délivré. Il revitalise ensuite le jeune
homme en lui transmettant le dynamisme cosmique de la corne. Il paye
enfin le prix du rachat en se dépouillant de son âme, dont la tête est le siège.
C’est ce qui explique la décapitation, chirurgie des dieux, que nous verrons
rééditée par Odin. L’opération s’effectue, bien entendu, sur le double, en
tant qu’expiation différée et en prélude d’un événement à venir, répercuté
par le corps physique ; la mort réelle du chaman, par exemple.
Le conteur nous dit en effet qu’à quelque temps de là il reçut la visite de
Yautchu, le frère de Nazarlé.
— Hé ! tu es venu de loin ! s’écrie-t-il à l’adresse de l’arrivant. Que
s’est-il passé ?
— Il ne s’est rien passé. Un ours a déchiré le chaman.
— Comment, un ours est venu en hiver ?
— Nous ne savons pas. Le chaman allait chercher des bûches dans la
forêt, et dans la forêt, un grand ours noir l’a déchiré.
A présent, Wakhali et la mère de Tebk parlent :
— L’ours l’a déchiré parce qu’il avait donné sa vie pour le malade. Il
avait dit : Toi, « katcha » (esprit de la maladie), prends mon âme à la place
du malade. Voilà pourquoi il est mort. Comment un ours aurait-il pu
autrement sortir, en hiver, de sa tanière et le déchirer ?
Ils s’en furent ensevelir Nazarlé… « Sa tête seulement était tranchée.
L’ours ne lui a fait rien de plus, a seulement arraché la tête et lui est
entier… »
La substitution a été acceptée par les Puissances. Mais le choc en retour
ne s’étendra-t-il pas aux proches du magicien qui sont solidaires de lui ?
— L’ours est venu dans le tchoum, dit encore Yautchu. C’est tout juste
s’il n’a pas déchiré la vieille et la fillette. Mais un jour, il déchirera la vieille
et la fillette. Il se coule souplement. Il les cherche…
Le transfert est rarement aussi dramatique. A l’origine, il s’accomplit sur
un animal, sur la terre, sur les pierres :

« Que je chasse à jamais les plaies,


Les tourments sur les voies du vent
Les maladies dans les prés nus »,
s’exclame le vieux et ferme Vaïnämöinen.
« Je conjure les maladies,
J’ordonne aux maux de s’enfoncer
Dans les cavernes des rochers,
Parmi les décombres de fer,
Pour y tourmenter les cailloux,
Pour y faire souffrir les rocs ;
Le caillou ne pleure jamais,
Le roc ne gémit pas ses maux
Si même on l’accable de peines
Ou le tourmente sans mesure 8. »

C’est parfois sur l’instigateur du mal que le medecine-man le répercute.


Lorsque la sorcière de Kalévala déchaîne la douleur et la mort, Vaïno
implore Ukko, le dieu suprême :

« … Si quelqu’un nous traque sans cause,


Que ses mots rentrent dans sa bouche,
Ses mauvais desseins dans sa tête,
Ses maléfices, en lui-même 9… »

Maléfices… Car l’épidémie qui frappe le peuple du Barde est de source


magique. Mais il n’aura pas à entreprendre un voyage chamanique pour
guérir les siens en rachetant leurs âmes : il n’y a pas eu rapt, mais
introduction de démons semant la mort sous l’inspiration de Louhi. Une
vengeance de magicienne…
Le kantélé était tombé à l’eau au cours d’une tempête. Finie la joie du
monde !… Mais Vaïnämöinen avait fabriqué un nouvel instrument dans le
corps d’un jeune bouleau. Il lui avait offert pour cordes les blondes tresses
d’une jouvencelle. Et les Finnois reformaient autour de son chant le cercle
des métamorphoses. Comment les en empêcher ? Chamanesse à rebours,
Louhi avait convoqué l’un de ses esprits auxiliaires : Loviatar, la mère des
maladies, aveugle et de peau noire, comme les sorciers et les dieux
infernaux. Loviatar qui était enceinte accoucha, dans l’étuve de sa
maîtresse, de démons nommés Ulcère, Cicatrice, Gale, Peste… Elle les
expédia à Kalévala. En quelques semaines, l’île sombra dans la fièvre,
dévorée d’un mal inexplicable. Vaïno voulut le juguler par les baumes et les
vapeurs d’hydromel. En vain… Il entreprit alors les conjurations, à l’aide de
deux de ses auxiliaires, Kivutar et Vammatar, esprits féminins des carences
et des blessures :

« Kivutar… viens rassembler les maladies


Dans la gueule du rocher bleu ;
Ou bien, chasse-les dans les flots
Jette-les au fond de la mer
Où l’on ne connaît point le vent…
Vammatar, excellente femme,
Enferme les maux dans un vase,
Les douleurs dans un pot de cuivre 10. »
Mais les rejetons de Loviatar sont coriaces. Ni les onguents, ni les passes
magnétiques n’ont raison de l’épidémie. Il ne reste à Vaïno qu’une
ressource : capter une vibration cosmique en la personne d’Ukko,
synonyme du dieu Thiuth nordique, maître de la Polaire, avec laquelle
Nazarlé établissait le contact au moyen de sa corne-antenne.

« Ô puissant Ukko, incante-t-il,


Dieu suprême, vieillard qui règne dans les cieux
Évoque un nuage dans l’est
Suscite un flocon à l’ouest,
Envoie du nord-est des nuées,
Donne de l’hydromel, de l’eau
Pour oindre les places malades,
Pour baigner les grandes blessures !
Je ne puis rien par mes moyens
Si mon créateur ne m’assiste…
Ce que ma main n’a point touché,
Que Dieu le touche de sa main…
Ô créateur, viens conjurer…
Rends-nous la santé dans la nuit,
Supprime les tourments du jour…
Qu’on ne souffre absolument plus
Pendant le cours de cette vie
Tant que luira la lune d’or 11… »

Fait étrange : c’est aussi à Ukko que s’est adressée Louhi pour détruire
Kalévala ; et c’est sur sa prière qu’il a suscité Loviatar. Cependant, Louhi
ne recueille de lui qu’un reflet inversé. Il ne lui délègue que des ombres.
Seul, le vieux et ferme Vaïno reçoit la lumière rayonnante des dieux et
s’aligne sur la source de Vie primordiale. Certes, il ne paie pas de son
existence la guérison des siens, comme l’a fait le chaman yourak. Il n’en
reste pas moins le tremplin de l’Œuvre, compensant les dualités, résolvant
les luttes du Bien et du Mal, les fondant dans l’ordre du Temps.
Ce rééquilibrage est le but essentiel du medecine-man, prêtre et
thérapeute. Guérir combine les deux attitudes : « Si la médecine passe par la
potion, dit Ficin traducteur de Platon et maître de Paracelse, celle-ci
n’acquiert son pouvoir que par l’influx céleste qui vient la vivifier. »
Encore faut-il canaliser cet influx. Connaître les rythmes d’appel en
résonance avec le cosmos. Posséder l’autorité des runes… alors le ciel
répond ! C’est ainsi que le Barde déjoue les enchantements :

« … Brisa les fléaux suscités


Écarta les sortilèges
Détourna les mauvais desseins,
Sauva son peuple de la mort,
Ses gens de la perdition 12… »

Telle est sa force que Louhi n’a pu voler l’âme des habitants de Kalévala.
Sa tâche eût été plus facile : il est plus aisé de greffer des daïmons sur une
coque vide que de les implanter sur un terrain déjà occupé.
Cette intrusion est douloureusement ressentie. Celui qui en est l’objet vit
un brusque vertige. Aucun traitement ne soulage ses angoisses. Seul le
chaman peut déceler l’imposteur et en délivrer le malheureux.
Waldemar Bogoras assista à un rituel d’expulsion. L’opérateur était une
chamanesse réputée. Elle ouvrit le corps de son fils avec un couteau
préalablement chauffé, en guise de scalpel. Le garçon, âgé de quatorze ans,
était étendu sur le sol. Sa mère plongea la main dans la blessure béante, en
retira le « mal », referma. Durant l’intervention, elle semblait brûler
intérieurement et n’avait cessé de boire… Quelques instants plus tard,
l’anthropologue se penchait sur l’adolescent. Il ne portait aucune cicatrice,
aucune trace de l’opération 13.
Duncan Pride nous conte une semblable aventure. Le patient était une
Esquimaude. Elle souffrait depuis plusieurs mois d’une douleur au bras et
décida de mander le chaman Uttugauq. Renommé pour ses cures et ses dons
de voyance, son diagnostic était infaillible. Ses talents de prestidigitateur lui
permettaient en outre d’avaler l’oreille d’un caribou et de la faire ressortir…
par la paroi de son ventre !
Tout le village s’était réuni autour de la malade et du présumé
guérisseur :
« … Il étendit la femme sur le dos, écrit Pride, les bras relevés au-dessus
de la tête, et lui dit de serrer le poing. Quand le bras fut rigide, il le frotta
vigoureusement et plaça sa bouche sur l’endroit malade, suçant très fort… »
Le temps passa : « … Le chaman continuait à sucer le bras de la femme.
Il semblait en retirer quelque chose. Il cracha dans sa main et montra à tout
le monde ce qu’il y avait dedans. C’étaient de petits objets ressemblant à
des graviers, dont certains étaient assez gros. Il les trempa dans l’huile de
phoque de la lampe et les jeta en l’air, indiquant ainsi qu’ils étaient devenus
inoffensifs… La femme fut complètement guérie et ses douleurs ne la
tourmentèrent plus jamais 14… »
Ainsi des magiciens dépourvus de toute connaissance médicale soulagent
des maux réputés incurables en dansant, en chantant, en battant du
tambour ? Ils extraient des cailloux, des boules de chair en incisant les
corps souffrants avec une simple lame ? Comment croire à de tels contes ?
Comment admettre ces spectacles d’illusionnistes ? A moins… que derrière
le folklore ne se cache une sagesse que nous ne savons pas discerner ? Pour
en saisir les mécanismes, il nous faudrait les observer d’un autre regard ; et
substituer à notre satisfaction de contrôler le réel, le vrai désir de le
connaître.
Car enfin… ces chamans, qui massent, pétrissent les chairs dont ils
retirent — souvent sans les entailler — les signes du maléfice, ne nous sont
pas inconnus. Leurs modernes confrères, les guérisseurs philippins, font
aussi des « miracles » ! Récupérant les abandonnés de la médecine, ils
sauvent un grand nombre d’entre eux, par des moyens élémentaires,
pressant, malaxant, extirpant kystes, boules, tumeurs de toutes sortes.
Des fakirs, des charlatans ? Il y en a. Mais il y en a partout où la douleur
humaine devient le tremplin d’une entreprise commerciale. D’autres sont
authentiques. Ils se sont soumis aux contrôles les plus serrés des équipes de
scientifiques venus de tous les coins du monde, et nantis d’un matériel
susceptible de détecter la moindre fraude. Des cameramen, des milliers
d’observateurs n’adhérant pas à priori à ces phénomènes durent se rendre à
l’évidence : quelque chose se passait à Manille qui déjouait les données
habituelles.
En 1975, l’équipe de George Meek, composée de médecins, biologistes,
physiciens, chimistes, psychiatres, se rendait aux Philippines. Elle
emmenait quelques patients, déclarés perdus. Parmi eux, Olga Farhit, de
Los Angeles, était atteinte d’une paralysie provenant de la « destruction de
la moelle osseuse dans la tête et dans le dos ». L’un des Philippins, Agpaoa,
lui enleva « une énorme masse de cartilages et de sang ». A la suite
d’examens minutieux passés par Olga dès son retour, à l’hôpital St. Vincent,
son chirurgien dut reconnaître : — Je n’y comprends rien. Tout a été
nettoyé 15.
Le biologiste américain Lyall Watson vécut lui-même huit mois aux
Philippines. Admis auprès des opérateurs, il suivit à leurs côtés toutes les
phases de leurs manipulations. Évoquant Joséphine Sison, de Barongobong,
il affirme : — Je l’ai vue retirer du corps de certains patients un clou,
plusieurs sacs en plastique, une boîte en fer, une brindille, un morceau de
verre ébréché. Dans chaque cas, les objets semblaient pousser dans l’espace
situé entre ses doigts et la peau. Je suis absolument convaincu qu’il n’y
avait là aucun tour de passe-passe, et également certain que ces objets ne
provenaient pas de l’intérieur des patients concernés. Me voici donc placé
devant les deux éventualités suivantes : ou bien j’ai été trompé ou hypnotisé
(ces deux explications étant peu probables du fait que plusieurs de ces
opérations en question ont été filmées avec succès), ou bien Joséphine
Sison est capable de provoquer des matérialisations parfaitement
contrôlées 16.
Ainsi paraît-elle très proche du chaman Uttugauq. L’un et l’autre retirent
d’un corps humain — sans l’aide d’aucun outil et en le laissant
indemne — des matières pour le moins insolites ! Et ils posent l’hypothèse
des matérialisations qui sont peut-être la clé des guérisons chamaniques !
Toutes les expériences tentées à Manille et dans les îles avoisinantes ont
en effet donné lieu — sans incision — à d’abondants saignements. Le sang
giclant sous les doigts d’Agpaoa ou de Joséphine a été analysé des dizaines
de milliers de fois. Il correspondait, en principe, au groupe sanguin des
opérés. Mais pas toujours ! En maintes occasions, les globules rouges se
révélaient étrangers à la personne traitée. Pire : certains étaient dotés de
noyaux. C’est-à-dire qu’il ne s’agissait pas même de sang humain !
Alors… canular ? La science ne peut l’affirmer. Tant de phénomènes bien
réels n’ont pu encore être expliqués… Que de fois n’a-t-on vu des fakirs
indiens faire saigner la chair d’un spectateur, par hypnose et sans contact
direct ? Et que dire des magnétiseurs qui, à trois mètres de distance, tracent
sur le dos de leur consultant une entaille… comme s’ils étaient munis d’un
rayon perforant ? Le processus régissant leurs exploits doit être similaire à
celui qui permettait jadis aux chamans de matérialiser le tissu conjonctif, le
fluide sanguin, et les gadgets glissant sous leur paume comme s’ils
provenaient du malade lui-même.
De ce processus, nous ne savons pas grand-chose. Tout semble se passer
comme si l’organisme ne fonctionnait pas de la façon dont nous l’avons cru
jusqu’alors. On dirait qu’il ne constitue pour les thérapeutes qu’un alibi.
Qu’il n’est qu’une surface, au-delà de laquelle ils commencent à traiter.
George Meek, qui a longuement médité sur le cas des Philippins, pense
que « l’homme du XXe siècle est si orienté sur le plan physique et
matérialiste qu’il est totalement incapable d’imaginer qu’il puisse posséder
des corps différents, éthérique, astral, mental et spirituel. Même un sujet
très intelligent et instruit a de la peine à se visualiser — lui et toute la
machine vivante — comme un ensemble de champs d’énergie qui
s’entremêlent de façon complexe 17 ».
Les chamans, comme les Philippins, auraient été aptes à le faire. N’étant
pas coupés des élans de la Surnature, ils pouvaient en saisir les énigmes et
manipuler, au-delà de l’épiderme, la matière subtile, gardienne des énergies
vivantes. Ils nous est permis de supposer qu’ils présentaient, durant leurs
kamlénies, les mêmes symptômes que les guérisseurs de l’île de Luçon.
Tony Agpaoa avait été testé à Kotuo par le célèbre parapsychologue
Hiroshi Motoyama. Ce dernier avait remarqué que les enregistrements du
pléthysmographe dénonçant les variations de rythme impliquaient dans le
phénomène le système parasympathique. Celui-ci est en relation avec les
chakram, nœuds de la kundalini qui revêt une si grande importance dans
l’espace chamanique : c’est sur le « serpent de feu » que les medecine-men
consument les démons dont ils soulagent l’aura collective.
Motoyama s’était également aperçu que, à l’heure où Agpaoa exerçait ses
talents, ses ondes cérébrales créaient un rythme alfa prédominant. Ce
rythme est en connexion avec la télépathie qui joue un rôle de premier plan
dans les médecines dites parallèles.
Les chamans ignoraient tout de ces données. Mais ils les subodoraient et
leur transe visait deux objectifs. Elle leur permettait de « voyager ». Mais
elle était aussi porteuse d’une intense émotion. Elle poussait au paroxysme
l’inquiétude du malade et de son entourage auquel elle révélait la gravité du
cas. Si le mage exacerbait ses appels, accélérait ses roulements de tambour,
multipliait ses auxiliaires, c’est que l’agonisant était plus atteint qu’on ne
l’avait pensé : son âme avait peut-être franchi la frontière du non-retour ?
Cette incertitude décuplait le stress vécu par la communauté…
Or le stress constitue un exceptionnel outil de transmission télépathique.
C’est dans les situations d’urgence que les êtres liés par le sang ou
l’affectivité communiquent le plus aisément à distance. Ils ont alors la
perception de l’accident ou du malheur survenu à leur époux, à leur enfant,
à leurs amis. Comme si un système d’alarme parfaitement cohérent les en
avait prévenus.
Il est possible que les chamans aient connu ces signaux et leurs voies de
transmission. Certes, ils soignent au vu et su de toute la tribu rassemblée.
Mais ce n’est là que contact superficiel ; non branchement axé sur les
doubles, comme l’exigent les cures surréelles. Or le magicien vise à une
communion d’âmes requérant l’apport des couches inconscientes du patient
et des assistants. Ainsi crée-t-il les stimuli d’angoisse déterminant la
création du champ télépathique qu’il utilise comme tremplin.
La transe qui englobe ainsi tous les spectateurs n’est pas spécifique des
cultures chamaniques. Elle est connue des Indiens d’Amérique du Sud et
des Noirs d’Afrique équatoriale. Mais aucun d’entre eux ne la domine.
Emportés par leur frénésie, ils se livrent à des fantaisies parfois mortifères
et souvent burlesques.
Le chaman, lui, est le maître d’une ivresse qu’il transmet volontairement
à son public. Elle est en effet la soupape de l’ethnie et il en use à plusieurs
niveaux.
Supposons un cas fréquent : la violation d’un tabou. Le medecine-man
sait que le malade a tué un animal totémique et mangé de sa chair. L’ombre
de la bête importunera le coupable jusqu’à ce qu’il ait offert un sacrifice
expiatoire. Mais comment le faire avouer ? L’acte est grave, il encourt la
colère des siens. Le chaman a beau l’interroger : — As-tu manqué à la
loi ?… il nie de la tête ou feint de ne pas entendre. Le mage n’a qu’une
solution : l’endormir ou l’enchanter. Soit le mettre en état second par les
chants, le tambour, l’appel des esprits.
Rasmussen a décrit une telle séance :
— Esprit qui m’assiste, interroge l’officiant, d’où vient le mal dont
souffre cette femme ?
L’auxiliaire ayant investi la malheureuse répond par sa voix :
— La maladie est due à ma propre faute. Et d’énumérer ses erreurs et ses
faiblesses depuis des années !
Il arrive que le délinquant n’ait pas été atteint par le choc en retour. C’est
un innocent qui geint sur sa couche. Le vrai fautif ne se démasquant pas, le
chaman entreprend un voyage pour découvrir son double :
—… Je cherche et je frappe là où rien n’est trouvé ! s’exclame-t-il. Puis
s’adressant à un suspect :
— S’il y a quelque chose, tu dois le dire !
Le groupe qui veut son bouc émissaire insiste :
— Parle ! parle 18 !
Harcelé, l’homme finit, à tort ou à raison, par reconnaître quelque
peccadille. Entraînés par ce bel exemple, les autres se confessent à leur tour
ou dénoncent leurs voisins. Car le péché de chacun peut engendrer les
souffrances de tous. Et la dissimulation risque d’attirer de nouveaux
malheurs.
Ces réactions nous semblent primitives. Elles constituent la phase
« naïve » des kamlénies, le premier registre de la guérison. Ensuite vient le
traitement proprement dit, et le périple dans l’autre monde se double de
valeurs symboliques. Ce n’est pas seulement dans les Enfers que plonge le
medecine-man, mais dans ces profondeurs obscures des êtres où stagnent
les frustrations et les inhibitions. Bien qu’accordées aux rythmes de la
nature, les sociétés archaïques ont en effet connu nos mouvements
dépressifs. Que faire lorsque la neige silencieuse vous enserre des jours et
des jours dans l’igloo, sinon attendre et se soumettre ? On ne lutte pas
davantage contre la tempête qui hurle dans la forêt ; ni contre les chasses ni
contre les pêches dont on rentre bredouille.
Le contrepoids de la complicité avec la nature — les écologistes
l’oublient —, c’est la faim, le froid, la peur. D’autant plus douloureux que
les primitifs ignorent nos exutoires : le sport, la voiture… éventuellement la
guerre !
Leur seul dérivatif est la kamlénie : une transe mise en scène par le
chaman et amplifiée par les assistants : un théâtre curatif opérant un
transfert des blocages intérieurs sur le magiste et une remontée en surface
des démons.
C’est là le résultat obtenu par nos psychologues. Mais leur erreur est
d’amener les daïmons au niveau de la conscience sans savoir les éliminer.
Or la confrontation avec ses propres « diables » est insupportable à qui n’est
pas préparé à l’épreuve, par initiation. Un tel face à face peut transposer une
angoisse momentanée en perpétuelle torture, voire en folie. D’où l’escalade,
dans le monde moderne, de l’agressivité et des névroses obsessionnelles.
Le chaman jouit donc d’une supériorité évidente sur le psychiatre. Il est
tueur de démons. Il sait les annuler. Cela provient d’une divergence
fondamentale entre deux conceptions. Le thérapeute officiel ne voit dans les
ombres et les larves qu’une construction interne de l’univers mental, à partir
du retournement affectif ou passionnel d’une pulsion motrice. Le chaman,
lui, fait appel à la thanatologie. Il sait que la plupart des daïmons se
fabriquent au moyen de résidus psychiques : ectoplasmes errant après la
mort, spectres se refusant à la décomposition et provenant parfois d’un
crime, d’un sacrifice humain, d’un avortement. Aucun dialogue, aucune
analyse psychosomatique ne peut dissoudre de telles entités. Mais un
magicien saura les aimanter et les digérer par le canal de la kamlénie.
Ainsi transformera-t-il la yourte, l’isba, la cabane où se déroule la séance
en laboratoire des Enfers grouillant de monstres. Il est seul à les percevoir.
Il s’en protège par la transe et la danse. La première le jette « hors de soi »
dans un univers d’où la mort est exclue. La seconde est pulsion de vie. Elle
lui impose sa rythmique. Par elle, il régénère et recrée l’univers…
Ainsi font les dieux et les sages régissant les cycles du monde. Shiva, Yu
le Grand, David le harpiste sont les danseurs étoiles d’une ronde fantastique
à travers le temps. Toute civilisation y participe, suivant des techniques à
peu près identiques.
Le chamanisme ne s’en écarte que dans la mesure où il n’use d’aucune de
ces recettes : ni pas, ni combinaison enseignée et apprise, simplement un
élan, une intuition de l’instant que l’on traduit en rythme modulé par le
tambour. Puis la danse commence… Mais s’il est possible, en étant nanti de
vingt kilos d’ornements métalliques, de mimer le dandinement d’un ours,
comment tournoyer, les bras étendus comme des ailes palpitantes, pour
imiter l’oiseau près de s’envoler ? Car cette geste fait partie du rituel.
Remémorant la cadence séculaire de l’animal-totem, elle branche le clan sur
l’ancêtre mythique. Il est l’archétype, réservoir des puissances, auquel il
faut s’identifier en le contrefaisant. Ainsi « concilié », il accordera aux siens
des enfants joyeux et des saisons prospères.
Ce retour à l’Ancestralité est également Devenir, perpétuelle mutation.
Les participants de la kamlénie sont d’abord figés, tendus vers le mime
sacré. Puis, lentement, la danse les encercle. Épaule contre épaule, ils
commencent à osciller, chacun portant en lui le clan tout entier, en un seul
rythme, en un seul être. Mais cet être est illimité et, à sa façon, immortel,
puisque la communauté survit à l’individu. Puisque à travers lui elle se
perpétue.
Ainsi est-ce leur histoire, charnelle et sacrale, que vivent les peuplades
archaïques impliquées dans la danse chamanique : une histoire inouïe, née
avec l’aïeul totémique et qui se poursuit, scandée par le chaman. Si bien que
l’isba se fait temple de la danse. Et la tribu cœur de l’univers dansé.
Ce spectacle, offert de nos jours à l’Opéra de Paris, de Berlin ou de
Moscou, ferait salle comble ! Une danse rude, ardente, mais puissante et
sereine, n’obéissant à aucune des lois chorégraphiques connues ; suggérant
des structures inhabituelles… à la fois vague, foudre, éclair, vent, étoile.
Une danse qui s’infiltre à travers l’artiste comme une fête de vie et de
mort… chaque mouvement ne s’estompant ou ne s’amplifiant que pour
permettre à un nouvel espace de naître.
Bientôt, le medecine-man cesse d’être ours, renne, oie, serpent.
Ingurgités les auxiliaires ! Aspirés et dominés les pesants, les dandinants,
les rampants ! Étiré vers le ciel, ayant cristallisé les énergies éparses du
groupe, il devient végétal, arbre-roi d’une forêt dont les fûts humains se
tournent vers lui, frémissants.
Puis ces lignes fugaces disparaissent… L’homme n’est plus que flamme
enivrée de ses métamorphoses, s’envolant, se décharnellisant pour atteindre
au plus léger et au plus pur. Il ne reste enfin de lui que l’embrasement,
l’aura magique, le noyau vibratoire sur lequel vont descendre et se
condenser les Pouvoirs.
Issus de quel démons ou de quelles déités ? Le Nordique s’en soucie peu.
Sa danse n’est ni concept ni définition, mais emportement, vertige, tension
vers une communion avec la Surnature.
Il ne danse en effet qu’en état d’urgence : une âme vient d’être arrachée à
son propriétaire qu’il faut récupérer avant qu’il ne soit trop tard ; un malade
se meurt qu’il faut sauver dans les heures qui viennent. Et le mage se jette
dans la danse de toute sa vie donnée au rythme. De sa fougue, de son oubli
total de soi dépendent la rapidité et l’intensité de l’extase et des prodiges
qui s’y rapportent.
Il connaît l’envers et l’endroit de l’Au-delà dans lequel la transe le
propulse. Mais la limite est si ténue ! Un pas de trop, un pas de moins… il
bascule du ciel en enfer ! Les siens ne s’en inquiètent pas. Ils souhaitent que
le chaman leur restitue un monde dont la souffrance et la maladie soient
exclues. Et que l’Ordre y soit rétabli.
La danse, animale ou végétale, est un classique des sociétés primitives en
quête d’un confondement avec les rythmes universels. L’Afrique la pratique
encore. Le sorcier, qui scande le ballet rituel avec son tam-tam, exalte les
instincts et les rêves des peuples de la brousse. Mais il n’est pas comme le
medecine-man, un maître du Chaos.
Cette vision est essentiellement celle de l’aire nordique pour laquelle
l’homme n’est qu’un rouage, un visage éphémère de la vie tribale. Si fugace
soit-il, chacune de ses carences est ressentie par tous. D’autant plus que tout
mal est d’origine démoniaque, et qu’un dérèglement organique se double
d’un désordre spirituel.
C’est à cette confusion que doit remédier le mage. Ses expériences l’y
ont longuement préparé. Le soustrayant à un système social instauré par les
siècles, elles l’ont projeté dans le circuit des forces élémentaires. Celles-ci
l’ont rongé, déchiqueté. Mais il a su transposer son drame, inverser les
rôles : ses possesseurs sont devenus ses possédés et ils le servent.
Auparavant, il a vécu la désorganisation de son propre corps, soit une mort
initiatique. Il l’a transcendée. Désormais, il est le prêtre d’un Ordre qu’il
doit contrôler à tout instant. Ramenant le malade à la santé, le possédé à la
raison, il les réinsère dans la normalité du clan, c’est-à-dire dans l’harmonie
du groupe, symbolisée par la magie des rythmes dansés.
La danse, retour à l’équilibre, devient dès lors recette curative.
Technique saine, typiquement chamanique, que ce transfert du désordre
en Ordre. La danse en est le tremplin. Par elle, le chaman s’imprègne du
tellurisme, comme le feront les géants et les nains des traditions celtiques,
pompant le fluide par une ronde autour des dolmens.
Nous pouvons nous faire une idée de la façon dont officie le magicien en
regardant une danse de Gitans. Eux seuls en Occident savent encore capter
le courant électrique du sol. Accroupis autour d’un feu, ils observent la
danseuse. Posée sur ses hanches, le dos et la nuque étirés, elle contemple
ses pieds qui reçoivent l’énergie. Le visage solennel, douloureux, elle mime
en gestes lancinants la montée du feu à travers les chakram. Ses mains se
tordent comme sous l’effet de la douleur. Nul ne sourit autour d’elle. Car
l’acte est grave… Tout le jour, au détour des rues, elle a accroché les
passants en mal de bonne aventure. Mais en cette minute, elle se hausse au
niveau des prêtresses du feu. La flamme invisible monte en elle, lui vrille et
lui brûle les reins. Et, tandis qu’elle chamanise, elle entre un instant dans
l’orbe des dieux infernaux !
Mais… elle ne les retient pas ! Son approche n’est que fortuite. Et pour
imprimer les schémas de l’enfer dans l’aura collective, il lui manque un
fixatif : le masque des chamans.
C’est l’archevêque de Yaroslav, un certain Nil, qui évoque, le premier, ce
curieux attribut. Se trouvant chez les Bouriates, il remarque parmi d’autres
merveilles un « abagaldei », l’un de ces anciens visages de peau, de bois ou
de métal que portaient jadis les medecine-men, lors de leurs voyages
extatiques. Têtes monstrueuses sur lesquelles étaient peintes d’énormes
barbes 19.
Ces simulacres sont rares en Sibérie et dans l’Asie septentrionale. Cela
n’a rien de surprenant : comment les mages archaïques, enrobés d’une
fourrure d’ours ou d’un pelage de renne à ramures, se seraient-ils
encombrés d’un nouvel élément ? Leur costume constituait un parfait écran
protecteur dans leur commerce avec les daïmons.
Mais ce camouflage avait-il pour but de les protéger ? En partie
seulement. Car c’était de lui-même que l’officiant tenait sa parade. Ses
armes les plus efficaces étaient sa maîtrise, due à des années d’ascèse, son
aisance à pratiquer le dédoublement, sa connaissance des itinéraires
surréels. A tant d’atouts, qu’eût ajouté le masque ?
Il advenait, nous dit Radlov, qu’un Golde s’enduisît la figure de suie,
pour descendre aux Enfers et n’être pas reconnu des esprits.
Comment y croire ? La seule qualité de chaman en imposait à la gent
infernale. L’opérateur tenait son prestige et sa puissance de cette étiquette.
Pourquoi y renoncer au profit d’un substitut ?
La vérité réside dans une autre conception du masque, envisagé comme
outil d’identification au monde dans lequel on pénètre : se noircir les joues
et le nez revient à s’intégrer aux ombres, à incorporer leur nuit, leur
négativité. La recette s’appuie sur une ancestrale sagesse : contrairement
aux allégations d’un dicton populaire, l’habit fait partiellement le moine. Et
le masque fait l’homme. L’on est, ou l’on devient souvent, ce que l’on
paraît être.
Partout, en tout temps, changer de visage a signifié changer de peau. Le
masque, effaçant le vieil homme, transforme sa nature profonde. Il est le
signe sensible et le véhicule de ses métamorphoses.
Sa tête, son corps portent-ils une dépouille de cervidé ? Le chaman se
sent cerf ou élan. Agite-t-il des ailes d’argile ? Il se sait prêt à les ouvrir
pour rejoindre les sphères célestes. Préfère-t-il le masque découvert par
l’archevêque Nil ? Le voici muté en prêtre des Enfers…
Quels que soient le masque ou le vêtement, ils sont interchangeables. Ils
arrachent l’être à ses limites. Le medecine-man, conscient de sa dualisation,
s’y référera sans cesse. Les siens percevront l’homme secret gîté en lui, et
ils saisiront en profondeur ce qu’il leur a si souvent suggéré en lévitant ou
marchant sur des braises : nul n’est enfermé dans sa peau. Chacun peut en
sortir et accéder à une essence supérieure, voire céleste.
Le thème sera repris par la saga irlandaise. Lorsque Cûchulainn est sur le
point de se battre, son corps se déforme dans tous les sens : « Ses pieds
passèrent derrière lui ; ses talons, ses mollets et ses fesses arrivèrent sur le
devant… tirèrent les nerfs du sommet de sa tête… Il les amena derrière la
nuque en sorte que chacun d’eux produisît une bosse ronde, très grande,
indescriptible, énorme, inouïe… Sa bouche se déforma de façon
monstrueuse ; il éloigna la joue de l’arc formé par ses mâchoires et rendit
ainsi visible l’intérieur de sa gorge… ses poumons et son foie vinrent flotter
dans sa bouche 20… »
Ces savantes performances valent au héros le surnom de
« contorsionniste d’Emaïn ». Or la contorsion est à double sens : de son
crâne, jaillit un jet de sang « aussi long que le mât d’un navire ». C’est le
signe de l’identification cosmique. En même temps, l’un de ses yeux se
ferme alors que l’autre « s’ouvre aussi vaste qu’une coupe d’hydromel »…
Par allusion à l’œil des Cyclopes dont il récupère la puissance souterraine.
Devenu « masque » tout entier par ces mutations, Cûchulainn incarne la
totalité du combat vécu sur la terre, mais se situant au plan d’un destin
divin.
C’est ainsi qu’utilisé comme média entre le visible et l’invisible, le
masque se sacralise…
La lutte du chaman se déroule au sein du clan. Mais son espace réel
s’étend en deçà des frontières tribales : en Haut, en Bas, dans le cosmos,
aux Enfers.
Le masque désigne cette rupture de niveau. Jetant un cache sur le
magiste, il pose l’énigme d’un autre visage qui n’est pas tout à fait humain
et qui laisse filtrer le mystère de l’Inconnu et de l’Inconcevable. Car il est
percé de trous 21… seuls liens entre l’officiant et la communauté.
Celle-ci oublie l’homme et son regard caché. Elle est obnubilée par le
medecine-man, réceptacle de la voix des ancêtres. Mais l’homme, lui, la
voit. A travers les trous il communique avec elle, lui réfractant la
« sainteté » dont il est investi.
Il l’initie aussi à cette psychologie des profondeurs que nous avons déjà
évoquée. La plupart des masques découverts affichent — comme celui
décrit par Nil — des structures diaboliques. Cela va de soi : le chaman,
kamlénisant, convie les spectateurs à un film d’épouvante, en provoquant
les ombres lovées dans leur inconscient. Le masque, symbolisant les
démons, familiarise le groupe avec eux. Infusés ainsi à dose
homéopathique, ils susciteront une force réactive : antidote ou vaccin !
Outil de psychanalyse collective, le masque autorise dès lors la projection
d’un Au-delà dont l’individu porte en lui les clichés. Mais ils stagnent,
comme des plaques photographiques, en attente dans la chambre noire. Le
chaman en est le révélateur. Par l’entremise du masque, il fait surgir la
première image de l’univers secret. Puis les motifs infernaux se développent
dans une fresque de l’horrible, nés les uns des autres, comme les positifs
d’une même pellicule.
Cette mise au jour tend, nous l’avons dit, à annuler les larves. Nous
retrouverons toujours, à tous les échelons de l’action chamananique, cette
politique d’assainissement. Mais, au fur et à mesure que les techniques
d’exorcisme se préciseront, le masque se réduira à un ornement résumant
ses prestiges. C’est ainsi qu’un chaman golde chargé de guérir un aliéné
peindra sur son visage des raies, hiéroglyphes des barreaux dans lesquels
s’emprisonne la folie. L’opérateur qui ose cette transposition court le risque
d’être possédé. Mais son client est libéré de ses entités obsessionnelles.
Une formule similaire sera adoptée par les prêtresses d’Armorique qui,
pour imiter le disque lunaire et capter ses puissances, se frotteront le front et
les joues de craie blanche 22.

Les Nordiques reprendront, en effet, l’usage du simulacre, moins comme


exutoire que comme condensateur d’énergies. Car rien ne filtre des forces
encloses sous le masque, sinon sur ordre du chaman et par le mince
interstice des trous.
Les descendants des medecine-men lui substitueront le chapeau, le
capuchon, le bonnet ; parfois, un simple bandeau autour de la tête, garni de
rubans et de figurations d’animaux tutélaires ; ou une couronne munie de
ramures de fer et décorée d’ailes et de plumes de hibou, de cygne, d’aigle,
suivant les régions.
Par cette unique évocation ornithologique, le sage signale sa fonction de
canal entre le clan et les dieux dont il aspire la radiation par le sommet du
crâne. Privée de ces rappels, la coiffure deviendrait suspecte, démoniaque et
mortifère.
Lemminkaïnen n’y a guère songé lorsqu’il s’avance vers le fleuve des
morts pour y pêcher le cygne au long cou. Sur la rive, un berger le guette. Il
est surnommé « Chapeau mouillé », en raison de son couvre-chef dénué de
tout ornement. Il frappe le jeune homme de son épée, le découpe en
morceaux qu’il jette dans la rivière…
Plus perspicaces que l’Enchanteur de Kalévala, les Germano-
Scandinaves savent que leur fin est proche lorsqu’ils aperçoivent Odin se
profilant dans les lointains, le visage caché… sous un capuchon !
VI.

Le code du chaman Les runes


Les runes ou le secret des ultra-sons — Un Normand : l’alphabet
Futhark — L’origine divine des runes — Odin, métis du ciel et de la terre,
maître des runes — Les Bersekirs : esprits auxiliaires du dieu — Jumelage
avec les fauves — L’œil unique des « Mieux-voyants » — Les borgnes de la
Celtide — La tête parlante de Mimir — La tête porte-bonheur de
Brann — Le chant de mort d’Uryen — L’oracle céleste — La pendaison :
un stimulus pour le chakra de la gorge — Les runes : des figures de
Chaldni.
Les formes des mots — Le « Dit de Sigfrida » : un poème
chamanique — L’incantation magique — Le puzzle runique des
chamans — La création du champ vibratoire — La voix des dieux.
La rune Ur ou la bruine des forgerons — Le couple magique :
forgeron/chaman — La magie de l’instrument — La forge, temple des
mutations — Le choc en retour — Les marginaux — L’Amour.

En rentrant de sa visite à Antero Vipunen qui lui a transmis les chants de


l’origine, le vieux et ferme Vaïnämöinen rencontre le marteleur éternel, son
frère, le forgeron Illmarinen :
— As-tu vraiment reçu les mots ? appris les formules magiques ?
interroge celui-ci.
— J’ai trouvé des mots par centaines, répond Vaïno. J’ai sorti les mots
du secret…
Pour l’aire chamanique, le secret est le Sacré. Les chamans interwievés
par Rasmussen avaient déjà évoqué cette langue rituelle, utilisée en cours
d’extase et dans l’exercice de leur sacerdoce.
Nous savons que toute projection, toute opération magique doivent
s’appuyer sur un support vibratoire sans lequel elles ne peuvent être
efficaces. La saga finnoise a désigné ces formules sous le nom de
« runots ». Ce qui évoque les runes, code énigmatique des anciens
Germano-Scandinaves.
Le gothique « runna » a essaimé en maintes régions. Nous le retrouvons
dans le vieil anglais « runian » : parler bas, dans le celto-irlandais « run » :
mystère, dans l’islandais « rûnar » : secret, et dans l’égyptien « ren » : le
nom, la formule cachée de l’être, sa vibration d’âme exprimée en ultra-sons.
Découvertes par milliers dans toute l’Europe du Nord, ces runes forment
un ensemble d’angles droits, de traits obliques ou parallèles : écriture rude,
brusque, mais simple et sincère, s’adaptant aux matériaux sur lesquels elle
est gravée, pierre, os, ivoire…
Les plus anciennes remontent au IVe siècle avant J.-C. Mais quelle est
réellement leur date de naissance ? Les plus lointaines, incrustées dans le
bois, élément périssable, ont disparu. Qui sait si leurs révélations ne nous
auraient pas entraînés dans un très antique passé pré-chrétien ?
Ce dont nous sommes certains, c’est qu’elles représentent une création
autonome du génie nordique. Mais quelle fut leur terre natale ? L’espace
germanique, le Danemark, l’Irlande, l’Islande ? Pourquoi pas cette
dernière ? Longtemps à l’écart des influences étrangère et religieuse, l’île a
pu cristalliser l’élan profond des ethnies du Nord. De cabotage en cabotage,
ses marins auraient exporté les runes vers l’est et le bocage normand. De là,
les Vikings les véhiculeraient jusqu’à la steppe russe, par l’intermédiaire du
Futhark, l’alphabet des runes.
Celui-ci comporte à l’origine vingt-quatre signes qui se réduisent à seize
dès le IXe siècle. Notons que ces deux nombres sont des multiples de huit,
chiffre clé de la tradition occidentale et chinoise : 8 par 8 = 64
hexagrammes du Yi king, livre oraculaire et traité médical. Mais pourquoi
ce passage de vingt-quatre à seize ? Il semble coïncider avec la décision des
missionnaires de l’empire de Charlemagne de neutraliser la culture runique
au profit du christianisme. D’où une volonté d’occultation de ceux qui
détiennent le secret des runots.
Ceux-ci ne constituent pas seulement un langage. Ils sont les
hiéroglyphes d’une civilisations sacrale et magique. Les tracer donne lieu à
un rituel. Incisées dans le bois dont elles suivent les fibres et les contours
aux temps les plus reculés, les runes sont plus tard vrillées dans la pierre
avec un instrument pointu. Puis elles sont teintes d’encre, d’encens ou de
sang : « Cette pierre fut marquée de la mer du corps (le sang) », nous
affirme une inscription runique datant de l’an 800 et retrouvée à Eggium, en
Norvège. L’opération est exécutée par un haut personnage, prêtre ou savant,
qui module ses memtram sur les signes. Ainsi les nourrit-il d’une charge
énergétique propre à guérir les maladies, à dévier le javelot d’un ennemi, à
combattre les envoûtements, à ressusciter les pendus, à donner la victoire
dans le combat et la science des choses divines dans la paix. Car graver les
runes n’est rien. Il faut les vitaliser, et ne rien ignorer de leur mode
d’emploi. C’est là tout un art, comme le laisse entendre l’un des plus beaux
poèmes de l’Edda, les Dits du Très-Haut :
« Sais-tu comment il faut tailler ?
Sais-tu comment il faut interpréter ? Sais-tu comment il faut peindre ?
Sais-tu comment il faut éprouver ?
Sais-tu comment il faut demander ?
Sais-tu comment il faut sacrifier ?
Sais-tu comment il faut offrir ?
Sais-tu comment il faut immoler 1 ? »

Ces formules barbares au rythme incantatoire seront scandées des siècles


durant. Le silence ne les recouvrira qu’à la fin du XVIe siècle. Quiconque
les utilisera sera alors excommunié.
Elles n’en disparaîtront pas pour autant. Et les charpentiers du Jutland ne
cesseront de signer leurs œuvres du sceau mystérieux des runes. Quels que
soient les tabous jetés sur elles, les Scandinaves n’en garderont pas moins
leur intime certitude : les runes sont d’origine divine. C’est ce que nous
déclare la pierre de Noleby conservée dans le Waster Gotland et gravée par
un inconnu : « Je peins les runes qui viennent des dieux. »
Le linguiste prussien Harmann, qui vécut au XVIe siècle, appuiera cette
thèse cosmique. Il ne sera pas le seul. H. Wirth, Robert de Largerie, J.L.
Bernard partageront cette optique et verront dans les runes des « maîtres
mots de l’espace, issus d’une galaxie boréale régie par le dieu Thiut ». A
rapprocher de Thot, le scribe oraculaire du Nil, et de Thund, Odin, lié tout
spécialement aux runes. C’est lui, en effet, qui les aurait données aux
hommes après les avoir captées dans l’espace 2.
Odin règne sur la saga nordique. Dieu des rois et roi des Ases (les dieux
du Nord), il est né par théogamie, d’une géante et d’un être semi-matériel
issu du cosmos. Métis du ciel et de la terre, il incarne donc un double
principe divin et tellurique. Dans cette ambivalence, il manifeste des
qualités exceptionnelles : il se dédouble ou change d’apparence pour se
muer en poisson, en oiseau, en serpent. Il se propulse dans les pays les plus
lointains, suivant la tradition des chamans. Il est en outre expert dans l’art
du « Seidhr », la prophétie. Nanti de deux corbeaux, à la façon de Lug le
Celte, il annonce leur destin aux hommes, leur accordant à son gré la
victoire, la défaite, la santé ou l’infirmité.
Poète autant que musicien, il connaît les chants qui fissurent les
montagnes, ouvrent les tertres funéraires, calment la tempête et aimantent la
foudre. Monté sur son coursier Spelnir qui l’emporte dans ses galops
fantastiques, entouré de ses guerriers, les Bersekirs, sauvages comme des
loups, le dieu est l’expression d’une force métaphysique régissant les
guerres, les révoltes, les mouvements de foule. Mais sa fureur combative
n’est pas aveugle. C’est à un nettoyage cyclique des peuples et de leurs
névroses qu’il se livre, offrant aux ères nouvelles les arcanes de la Sagesse :
les runes.
L’ Ynglingasaga nous décrit ainsi le personnage : « … Il laissait son
corps comme endormi ou mort et lui-même devenait un oiseau ou un
animal sauvage, un poisson ou un serpent. Pour ses affaires ou celles des
autres, il pouvait se rendre dans les pays éloignés. En outre, il pouvait, rien
que par sa parole, éteindre le feu et calmer la mer et faire souffler les vents
du côté qu’il voulait… Était expert dans un art qui lui donnait la plus
grande puissance, qu’on appelait le ” seidhr “… connaissait des chants par
lesquels s’ouvraient devant lui la terre, les montagnes, les rochers… et, rien
que par des formules, il savait bannir tout ce qui habite dedans ; il entrait
alors et prenait ce qu’il voulait… Parfois il évoquait des morts du sein de la
terre ou s’asseyait sous des pendus. C’est pourquoi on l’appelait le chef des
Esprits ou le chef des Pendus… Grâce à tout cela, il devint
extraordinairement sage. Tous ces arts, il les enseigna par les runes ou par
les chants qu’on appelle aujourd’hui ” Galdrar ” chants magiques. Pour cela
les Ases étaient appelés ” forgerons de Galdrar “ 3. »
Une grosse tête, on le voit, dont les corbeaux, Hugin et Munin, Esprit et
Mémoire, ses auxiliaires, renforcent le potentiel.
Le nom d’Odin lui-même dérivant du vieux scandinave a le sens de
fureur, inspiration violente. Celle-ci éclate soit dans ses chants mélodieux,
soit dans sa folie guerrière. Si bien que ses assistants s’incarnent non
seulement dans ses volatiles auguraux mais dans ses propres soldats. Les
nobles Berserkirs vont « sans cuirasses ». Ils « mordaient leurs boucliers,
note l’Ynglingasaga, et massacraient les hommes et ni le feu ni l’acier ne
pouvaient rien contre eux 4 ».
Autrement dit, les compagnons d’Odin ont réussi un jumelage animal.
Ceci, à partir de terrifiantes épreuves, dont la lutte à corps et mains nus
contre un fauve auquel ils empruntent son endurance et son courage…
Prouesse reprise au XXe siècle par la « chevalerie noire des S.S. ».
L’on imagine sans peine la puissance redoutable du héros divin et de sa
horde qu’il domine de son œil unique. Car il s’est voulu borgne en
paiement, disent quelques auteurs, de son don de voyance. Mais surtout
parce que le pouvoir hypnotique qui endort ou anesthésie l’ennemi se
concentre dans un seul œil. Lequel est situé au milieu du front chez les
Cyclopes, géants ratés, pôles inversés des Ases, expressions du tellurisme
qui arde dans leurs forges souterraines. Mais les Cyclopes sont infirmes de
naissance. Ils n’ont pas désiré leur malformation. Odin, lui, l’a choisie,
pensant acquérir par ce sacrifice la science des mieux-voyants.
Le gage était-il insuffisant ? L’un de ses fils, Hodhr, est aveugle. Règle-t-
il une dette contractée par son père ?
La Celtide est elle aussi habitée d’un nombre incroyable de borgnes.
L’Irlande notamment : Bochard, roi du Sud-Connaught, n’a qu’un globe
oculaire ; Gall, chef du clan de Morna, dans le cycle de l’Ulster, également.
Cûchulainn se métamorphose à volonté en Cyclope par ses contorsions.
Balor possède un œil pernicieux qui ne s’ouvre que durant la bataille et
Ingcel Caech, fils du roi de Bretagne, détient une rareté : un œil qui se situe
hors de son front 5…
Ainsi lié aux Enfers et au royaume des morts, Odin fonde une part de sa
royauté sur la nécromancie et les rites macabres. Il s’instruit sur les tertres
mais aussi dans les régions infernales où l’entraîne la chevauchée
fantastique de Spelnir, son cheval chamanique à huit pattes. Il y consulte les
Druidesses défuntes sur l’avenir des hommes. Mais lorsqu’il hésite à
déclarer une guerre ou châtier un coupable, c’est vers sa tête parlante qu’il
se tourne… Elle fut la tête de Mimir, un Ase géant instruisant et conseillant
ses semblables en toutes choses. A tel point que les Vanes, inquiets de sa
sagesse, le décapitèrent.
L’épopée qui relate cette histoire évoque peut-être par ce récit un
événement cosmique, relatif à une querelle sanglante des dieux. Toujours
est-il que les Vanes auraient expédié la tête de Mimir à Odin. Le dieu,
conscient des énergies supranormales auxquelles elle était liée, l’avait
momifiée : « L’oignit d’herbes qui ne pouvaient pourrir et l’ensorcela de
telle façon qu’elle se mit à lui parler et lui dit beaucoup de choses
secrètes. »
Il organisa ensuite un rituel autour d’elle : « Institua Njord et Frey prêtres
sacrifiants, et ils furent diar avec les Ases. Il y avait une fille de Njord,
Freya. Elle fut prêtresse 6. » Par cette thanatologie aux cérémonies
hallucinatoires, Odin pense vitaliser le chef du géant, envisagé comme
support de la mémoire de l’ethnie localisée dans le cerveau. Le crâne de
Mimir devient la tête à oracle à laquelle il fera appel chaque fois qu’il sera
question du salut de ses peuples.
De tels phénomènes ne sont pas rares dans le contexte celtique. Diodore
de Sicile, Strabon en témoignent : « Quant aux têtes des ennemis les plus
célèbres, ils les embaument dans l’huile de cèdre et les conservent
précieusement 7… » Jean Markale qui relève ce passage remarque que « la
légende n’est pas loin : Cûchulainn… tranche les têtes et les met chacune
sur un des quatre points de la fourche… La tête de Lugaïd fut posée sur une
pierre… Prodige ! la tête avait fait fondre la pierre 8… ». Quant à la tête de
Bran, tranchée sur son ordre par ses soldats, elle assiste à tous leurs repas
« qu’elle rendit joyeux » pendant quatre-vingt-sept ans… Ces militaires
avaient la vie dure ! Quant ils se virent sur le point de mourir, ils
transférèrent la tête porte-bonheur à Londres. Là, ils l’ensevelirent dans la
montagne Blanche, tournée vers la France. Elle protège désormais ses fils…
La blancheur est souvent liée au chef décapité. La coutume barbare en
elle-même s’auréole de chaleur humaine et de poignante beauté dans le
Chant de mort d’Uryen, l’un de nos plus grands poèmes bretons.
Nous sommes au VIIe siècle. Uryen est le roi des Bretons du Nord, du
côté de Dumbarton. Il meurt en combattant et l’un de ses camarades, le
valeureux Llywarch, lui tranche la tête afin qu’elle ne tombe pas au pouvoir
de l’ennemi. Mais en la serrant contre lui, Llywarch pleure sa peine :

« Je porte à mon côté la tête


D’Uryen, le prince généreux.
Sur sa poitrine blanche un corbeau se repaît.

Je porte dans ma main la tête


De celui qui fut un aigle majestueux.
Sa poitrine de chef est rongée par le rapace.
Je porte en mes mains une tête
D’un chef généreux de ce pays,
La tête du plus puissant protecteur de Bretagne.

Mon bras est fort mais ma poitrine se trouble.


Mon cœur pourquoi ne te brises-tu pas ?
La tête que je porte m’a porté.
Son corps délicat et blanc sera recouvert aujourd’hui,
De terre et de pierres bleues,
Douleur sur moi et triste déchéance 9… »

Les têtes sanguinolentes continueront d’errer dans le subconscient breton.


Mais c’est par leur absence qu’elles parleront à l’imagination. Dans les
marais de la Brière ou vers Trignac, l’on perçoit le cri du « Patou », un
fantôme qui rôde entre les dolmens. Il frappe le sol de son bâton. Il va
solitaire. Et sans tête…
Ayant surajouté la tête de Mimir à son propre psychisme, Odin est en
mesure de recevoir les runes porteuses de l’énergie divine. Ceci, à l’issue
d’une passion chamanique que l’on a voulu, à tort, identifier à la Passion du
Christ.
Pendu la tête en bas, entre deux feux, à Yggdrasil, l’arbre du monde, le
dieu est roussi par la flamme. Privé d’eau, de nourriture, il rugit de
souffrance.

« Je sais que je pendis


A l’arbre battu des vents
Neuf nuits pleines
Navré d’une lance
Et donné à Odin
Moi-même à moi-même donné… »

Râlant, étouffant, les muscles déchirés, il se souvient que son drame a un


sens : « J’épiais au-dessous de moi… » Soit dans l’éther qui baigne le
globe, véhiculant les ultra-sons du cosmos et conservant les clichés du
passé et futur.
Soudain, c’est le prodige : il voit les runes. En un éclair, toute
connaissance lui est donnée. Mais pour en acquérir la maîtrise, il doit crier
le nom des signes sacrés :

« Je ramassai les runes


Hurlant les ramassai 10… »

Sa situation de pendu, tête en bas, a été le tremplin du miracle. La


pendaison provoque un spasme de la gorge et stimule le chakra laryngé. Ce
dernier est en relation avec la clairvoyance et la clairaudience. La technique
est connue des chamans. Mais ils évitent de l’utiliser car elle entraîne la
mort physique.

« Je fis monter les runes, dit encore Odin


Et alors, je tombai de l’arbre… »

Il gît désintégré par les vibrations à haute fréquence des runes. Un pantin
divin… Mais alors que les débris de son corps heurtent le sol, ils y
dessinent les signes magiques. En eux survivra l’âme du dieu.
Cette histoire relève-t-elle de l’imaginaire ? Moins qu’on ne pourrait le
croire. Qui sait si sous son aspect légendaire elle ne cèle pas une vérité
scientifique ? Celle des sons — les hurlements d’Odin — déclencheurs de
formes agissantes.
Au XVIIIe siècle, le physicien allemand Chaldni fait une curieuse
découverte. S’amusant à répandre du sable sur une plaque métallique posée
sur un violon, il constate que les grains se disposent en dessins dès que
l’archet touche les cordes… Ce qui n’est pas sans évoquer le tracé des runes
sur la terre à la voix d’Odin !
Ces arrangements, dits « figures de Chaldni », adoptent des formes
organiques, simples, familières : cercles concentriques comme ceux d’un
tronc d’arbre ; grilles hexagonales reproduisant les structures du miel dans
une ruche ; spirale évoquant un coquillage. De ces expériences, reprises
dans la démonstration des fonctions ondulatoires, naîtra la cymatique,
science se rapportant à l’effet des ondes sur la matière. Le Suisse Hans Jeny
y apportera un large supplément d’information. Il inventera, en effet, au
milieu du XXe siècle, le tonoscope propre à convertir les sons en motifs
visibles à trois dimensions, dans un matériau inerte 11. Il démontrera, par
exemple, que le son O prononcé au microphone par une voix humaine
correspond à une sphère parfaite, sigle par lequel notre écriture le
représente justement. Or la sphère est l’une des fondamentales de la nature
et de notre environnement, comme le sont les signes runiques : spires,
angles, carrés, verticales, obliques.
Confrontant ces éléments, nous pouvons nous demander si le son, dont le
signe d’appui recoupe les schèmes universels, ne renfermerait pas des
pouvoirs d’action méconnus ? Après tout, n’est-ce pas sous l’effet du
« grand cri » du peuple de Josué que s’effondra la ville de Jéricho ? Une
image d’Épinal dont il vaudrait la peine de creuser la signification. Ne
savons-nous pas aujourd’hui que la trille d’un soprano brise un cristal ?
Qu’un appel peut déclencher une avalanche ou une chute de pierres en
montagne ? Que le cri de guerre du samouraï, le fameux « Kaï », lancé en
ton mineur, provoque une paralysie partielle de l’adversaire par abaissement
de sa tension artérielle ? Les adeptes du yoga n’ignorent rien de ces
phénomènes. Vocalisant quotidiennement le « Om » et divers memtram, ils
connaissent les effets sur le cerveau ainsi que les modifications biologiques
dues à cet exercice.
A partir de telles observations, Lyall Watson s’interroge : « Cela évoque,
écrit-il, le spectre d’anciennes croyances d’après quoi mots et noms avaient
des propriétés particulières… Les vocables magiques, les formules et chants
sacrés peuvent-ils effectivement exercer une influence qui diffère de celle
d’autres sons choisis au hasard ? Il semble que oui… et avec la découverte
par Jeny des formes des mots, je me surprends à considérer non sans
quelque malaise et terreur sacrée l’affirmation de saint Jean : ” Au
commencement, était le Verbe “ 12… »
Que des runes soient elles-mêmes dotées de pouvoirs, c’est ce que nous
affirment toutes les traditions. L’Edda le précise dans le Dit de Sigfrida, un
poème hautement chamanique à deux personnages : Sigfrida, soit
Brunehild, et Sigurd, soit Siegfried. La première, réveillée du sommeil
hypnotique où l’avait plongée Odin, révèle les runes au second :

« Il te faut graver les runes de victoire,


Si tu veux victoire remporter…
Il te faut graver les runes du feu
Si tu veux sauver en mer
Le coursier à voiles…
Il te faut connaître les runes des membres
Si tu veux être mir
Et savoir discerner les blessures…
Il te faut connaître les runes de la parole
Si tu veux que personne
Te rende dol pour haine
Il te faut connaître les runes de l’esprit
Si tu veux en sagesse quiconque surpasser… »
Sigfrida découvre une clé finale, en assurant que ces arcanes doivent être
utilisés « magiquement ». Ils deviennent alors :

« Suprêmes runes de puissance


Pour qui sait sans erreur
S’en servir comme d’un talisman 13… »

Mais seules nous restent aujourd’hui les runes écrites, ne reflétant qu’à
peine la charge énergétique qui dut être occultée dans les runes parlées.
Chacune d’elles nous touche cependant, comme une entité palpable, cœur
d’un microcosme qu’elle régit tout entier. Écoutons-les :
Fé, argent ; Ur, bruine ; Thur, géant ; Oss, estuaire ; Reid, chevauchée ;
Kaun, furoncle ; Hagall, grêle ; Naud, indigence ; Is, glace ; Ar, bonne
saison ; Sol, soleil ; Tyr, Ase ; Bjarkan, bouleau ; Madr, homme ; Logr,
eau ; Ir, if.
Comment les traduire ? Prises séparément, elles n’ont aucun sens. Mais
liées les unes aux autres, elles s’animent, formant le fond de décor de
l’aventure nordique. Nous y rencontrons l’Ase divin auquel font
contrepoids Thur, le géant, produit du tellurisme déformant, et Fé,
recouvrant l’être cristallin, l’Alfe du nord, soit la fée. C’est elle qui ouvre
l’alphabet runique, car l’Alfe-fée se situe à la base des structures vivantes.
Dotée du génie de la géométrie, elle construit les mondes qu’elle assemble
en une nuit, à la façon de Mélusine. De plus, elle est reconnue par les
Nordiques comme la gardienne du « Livre des destinées », c’est-à-dire de la
combinaison mathématique des runes qui lui sont intimement liées. Elles
accordent « la force aux Ases, et aux Alfes, le renom ».
Encadrée par cette triple vibration, Madre dessine l’homme menacé de
deux fléaux : Kaun, le furoncle indiquant les maux sous-jacents, les poisons
souterrains, les démons, et Naud, l’indigence, à interpréter en tant que
pauvreté spirituelle et mentale. Après ces deux triplets viennent Logr, l’eau
lisse, miroir des runes, et Oss, l’estuaire supposant l’eau de vie, matrice des
formes. Ses dérivées Hagall et Is sont tempérées par Ar et Sol, la bonne
saison et le soleil auquel les runes sont censées s’attacher. Ur, la bruine, est
sans rapport avec l’espace climatique. Il s’agit des paillettes incandescentes
s’échappant du fer du forgeron, frère du chaman. L’univers végétal est
représenté par Bjarkan, le bouleau, et par Yr, l’if, les arbres chamaniques.
Le règne animal est suggéré par Reid, la chevauchée évocatrice du coursier
psychopompe et de ses périples.
Cet ordre traditionnel fut-il toujours respecté ? Rien n’est moins sûr. Il est
probable que les runes pouvaient être interverties pour jouer entre elles par
trigrammes ou par hexagrammes. Leurs assemblages devaient correspondre
au but recherché : divination, initiation, guérison. Les medecine-men les
transposaient peut-être suivant les données de l’énergétique : Yr et Bjarkan
notifiant le Bois du printemps, régissant le foie et les muscles ; Ar et Sol
désignant le Feu de l’été, correspondant au cœur et au sang ; Thur,
qualifiant la Terre, maîtresse de la rate et de la chair ; Ur, exprimant le
Métal de l’automne, gouverneur des poumons et de la peau ; Logr et Is,
l’Eau de l’hiver se rapportant aux reins et aux os.
Ces schémas eux-mêmes étaient sujets à de perpétuelles mutations, les
runes exprimant moins l’essence des êtres et des choses que leur
mouvement en perpétuel devenir. Ainsi, leur interprétation était-elle
dominée par l’idée d’un dynamisme que l’individu était appelé à maîtriser
et à orienter. Elles nous apparaissent, sous cet angle, très similaires au Yi
king, le Livre des transformations des anciens Chinois, sur lequel la Chine
établit durant des millénaires sa grandeur et sa sagesse.
Le Yi king est venu jusqu’à nous. L’alphabet runique s’est en grande
partie perdu dans le dédale de ses métamorphoses. Il est certain, cependant,
que les runes, porteuses de lois universelles, sont inscrites en clair sur le
monde qui nous entoure. Mais pour les distinguer, il nous faudrait un autre
regard et une innocence que nous avons perdue. Y parviendrions-nous ? Il
nous manquerait l’ambiance magique propre à les décrypter ; et plus
encore, la dernière d’entre elles, celle qu’Odin n’a jamais révélée : la rune
du secret divin.
Contenait-elle la clé de la vie, de la théogamie ? Fallait-il, pour
l’appréhender, vivre la passion des Sages ? Ou créer un champ de résonance
où se répercutaient en échos la voix des hommes et celle des dieux ?
Les chamans établissaient ce champ au moyen de thèmes mélodiques et
d’incantations runiques. Il était le support d’un lien télépathique entre les
règnes de la nature, devenus complices.
Nous avons vu les plantes et les animaux frémir d’amour à l’écoute du
kantélé de Vaïnämöinen. Le Barde était un pionnier… Il préfigurait les
enchantements de certains zoos modernes où — à défaut de liberté — les
fauves ont droit à des « séances » musicales les inclinant au sommeil, à
l’érotisme, à la fureur, à la passivité…
La saga irlandaise possède de tels précurseurs. A la voix de Noisée,
ardent et magnifique guerrier, toute vache l’entendant donne « deux tiers de
lait en plus 14 ! ». A l’inverse, les oiseaux de l’île Verte hypnotisent les
hommes par leurs chants. Survolant le lac du pays des Ulates, ils les
endorment par leurs gazouillis. Leurs petits cousins d’Armorique réveillent
les morts par la même méthode !
Ce langage des oiseaux n’est qu’une métaphore. Il désigne la langue
sacrale des initiés, dite aussi langue du cheval. Le rapprochement équidé-
volatile est évident. L’un et l’autre parcourent le ciel et les Enfers. Mais le
dialecte « très réservé » est à double tranchant. Il donne la vie, l’allégresse,
l’amour, la fortune. Il engendre également l’angoisse et les maladies les
plus insolites… Ainsi, Macha fille d’Étrange et petite-fille d’Océan, déesse
fée des Tuatha de Danaan, connaît le maniement des runes. Or, les Ulates
l’ont obligée à courir avec leurs étalons alors qu’elle était enceinte !
Vengeresse, elle leur lance son cri d’ensorcellement… Désormais, durant
quatre jours et cinq nuits, tous les hommes de l’Ulster vivront les douleurs
de l’enfantement !
Ce n’est là qu’un aspect mineur du pouvoir des runes. Celles-ci furent
jadis les précieux hiéroglyphes des harmonies gouvernant la vie planétaire.
Leur abandon a pu constituer un drame pour l’Occident dont elles étaient la
formule secrète. Quelle rupture s’est donc produite, nous coupant de l’ordre
divin et de l’Oracle ?
L’Oracle existe pourtant quelque part… Des sages, des saints ont su le
capter. Saint François d’Assise parlait la langue des oiseaux… celle des
runes ! Il y avait en lui quelque chose de l’enfant. Il rendait au monde ses
puretés originelles. C’est ce que tentèrent aussi les chamans… Mais
aujourd’hui, l’homme serait-il trop vieux pour ouïr le message des dieux ?
Celui-ci n’est pas seulement perçu sous la voûte des cieux mais dans les
profondeurs des forges chamaniques.
Si l’alphabet des runes s’ouvre sur la vibration lumineuse, Fé, il se
poursuit, en effet, par Ur, le bruine. Nous avons vu que cette syllabe ne
correspondait pas à la fine pluie des jours d’automne mais aux gouttes
incandescentes issues de la combustion du fer. Un travail de forgeron !
Ce dernier double le medecine-man : « Forgerons et chamans, disent les
Yakoutes, sont nés du même nid 15. » Ils vivent dans le même espace
vibratoire. Les uns créent leur champ de résonance par la magie du
tambourin ; les autres, par le martèlement de leur enclume. Ils sont en outre
maîtres du feu. Le forgeron œuvre avec le feu matériel, le chaman avec le
feu spirituel. Deux plans… mais solidaires : la flamme est toujours l’outil
des transmutations.
Aussi bien, la saga et l’épopée les jugent-ils frères. D’autant plus proches
que le Mage a parfois une femme, des enfants, mais suggérés en filigrane de
l’événement. Il reste au milieu d’eux un solitaire. Seul, le comprend et
l’épaule sa famille élective : le forgeron.
Le personnage semble à priori moins complet que le chaman qui touche
au ciel, à la terre, aux Enfers. Il détient cependant ces ambivalences : il
travaille dans les zones souterraines et dans le mystère des nuits que
n’éclairent jamais les étoiles. Mais il illumine leur obscurité d’étincelles
semblables à celles des foudres divines.
La tradition nordique voit dans l’éclair le nœud fulgurant de la terre et du
ciel. Le forgeron qui le reproduit en capte la valeur cosmique. Les pierres
de foudre, lourdes de sacralité, sont d’ailleurs l’une de ses matières
premières. Il utilise aussi les métaux nés dans le creuset des montagnes ou
dans les forêts, sous la trace de l’ours. Les extrayant de leur mine, matrice
universelle, il se substitue à la Mère terrestre pour accélérer leur croissance
et les muter en instruments.
Dans la mentalité primitive, l’instrument est magique. Il fait quelque
chose. Il est doté d’un pouvoir et ce pouvoir l’humanise. Lentement, il
devient un être. C’est à « quelqu’un » que s’adresse le Barde finnois
vilipendant la hache qui l’a blessé :

« As-tu cru mordre dans du bois


Planter tes dents dans un sapin…
Quand tu pénétrais dans ma chair ? 16… »

Quant au marteau, au soufflet, ils font preuve d’une telle énergie qu’ils
peuvent agir sans l’aide de l’artisan. Mais sa présence les fait coopérer à un
environnement magique. Pour les avoir forgés, lui-même est investi, aux
yeux de son clan, d’une essence supérieure.
L’affaire n’a pas été sans peine. Pour devenir outils rituels, les métaux
subissent la torture et la mort des chamans. Lavés, trempés, tordus,
meurtris, ils frémissent de crainte et de colère :
« Le pauvre fer eut un sursaut,
Tressaillit de peur et trembla
En entendant le nom du feu… »

L’acier, à son tour, est « saisi de fureur ». Mais, penché vers lui,
l’opérateur, paternel, le rassure :

« Ne te fais donc pas de souci


Si tu viens au logis du feu
Dans l’atelier des blanches flammes
Tu deviendras beaucoup plus beau.
Tu seras ennobli, changé
En bon glaive pour les héros 17… »

Sécuriser le métal, soutenir sa passion par une promesse de valorisation,


c’est admettre implicitement qu’il est conscient. Qu’il sait la valeur de son
sacrifice. Qu’il réalise lucidement sa destinée transmutatoire.
L’action du forgeron se situe donc sur un plan transcendantal. Non
content de dépecer la matière pour lui donner forme, il l’investit du
dynamisme de la souffrance et de la mort, suivie de résurrection. Cela sous-
entend une libération d’un passé incomplet et imparfait.
La forge, où se purifie le minerai, est ainsi proche de l’espace de la
kamlénie qui délivre l’homme de ses démons. Deux laboratoires… dont les
ingénieurs se ressemblent, projetant sur leur support une vision agrandie de
la substance vivante. Pour la convertir et la glorifier.
Comme le chaman, le forgeron est soutenu et protégé par des esprits.
Tout métal, tout instrument possède le sien. Ainsi nanti, et malgré les
attaques incessantes des entités infernales, l’ouvrier ne craint rien… ni
personne. Pas même les medecine-men, capables dit-on d’avaler l’âme des
forgerons ! Ces derniers peuvent par contre s’emparer de celles des
chamans et les incinérer dans le foyer de leurs Enfers !
En principe, ils font bon ménage. Le forgeron et ses outils se
réfléchissent sur l’inconscient du chaman. Outre les plaques et figurations
métalliques dont celui-ci orne son costume, la transe initiatique le confronte
à la forge : son corps est réduit en bouillie par un volatile à serres crochues,
à bec et plumes de fer. Ses membres sont détachés par un crochet de
ferraille. Il est transplanté dans une caverne à trois enclumes où sa tête
coupée est ciselée en chef de chaman !
Ce détail nous autorise-t-il à conclure qu’un prestige spécial est accordé
au forgeron ? Que c’est lui qui fait ou défait le medecine-man ? Nous dirons
qu’ils sont simplement jumelés : Odin/Thor, Vaïnämöinen/Illmarinen… Le
grand œuvre de Kalévala — le soleil et la lune « sortis du rocher » — ne
peut être accompli sans leur connivence.
Cette complicité est reprise par les cultures celtiques. C’est un forgeron,
le fameux Culan, ami du roi Conchobar (la qualité de forgeron est liée à la
dignité royale), qui instruit l’élève chaman Cûchulainn. Culan n’a pour
toute richesse que son enclume, son marteau, ses tenailles. Son domaine, les
Enfers, est gardé par ce fameux chien que vaincra le jeune druide.
C’est aussi un forgeron nommé Lochan qui prend Finn en charge, avant
de devenir son beau-père. Il n’est pas jusqu’à Lug qui ne s’adonne aussi
bien à l’art de la forge qu’à celui de la kamlénie. Il se présente à la cour du
roi d’Irlande comme magicien et forgeron !
Forgeron encore, le fabuleux Reginn, hôte du roi Alfr, qui trempe Gram,
l’épée de Sigurd. Le héros en transpercera le dragon Fafnir, qui veille sur
l’or maudit. Forgeron enfin, Thorr, le second des Ases. Son marteau,
Mjöllnir : le concasseur, lévite et dispose d’une telle force que le dieu doit
enfiler des gants de fer pour l’empoigner. Rien d’étonnant à cela : Mjöllnir
n’est autre que la foudre… Elle revient dans les mains de qui l’a lancée, en
boomerang cosmique !
Grande leçon pour le forgeron et pour le medecine-man : tout ce qui se
crée dans les fourneaux, tout ce qui se recrée dans la kamlénie suit la loi du
choc en retour…
L’arme ciselée avec amour par le maître de forge se retournera peut-être
contre lui. Les démons exorcisés par le chaman le posséderont peut-êre un
jour. Ils auront donné beaucoup d’eux-mêmes. Que leur en restera-t-il ?
Maints interprétateurs ont souligné, sans preuves évidentes, le chantage
auquel se livraient chamans et forgerons pour tirer de leur client de
substantiels profits.
Cela s’est sûrement produit, surtout aux ères modernes de la décadence
chamanique. De pseudo-magiciens ont dû utiliser la terreur qu’inspiraient
leurs pouvoirs, dans un but utilitaire. Le cas est rare, cependant.
Nous avons vu Nazarlé offrir sa vie pour sauver son patient. Tous ses
confrères ne le faisaient pas. Mais ils donnaient sans compter leur vigueur,
leur santé, sans ménager leur temps, leurs loisirs. Oublieux d’eux-mêmes,
ils cherchaient à accomplir au mieux leur mission dans ce souci de
perfection qui signe les peuples orientés vers le Sacré. Qu’avaient-ils à y
gagner ? Si ce n’est cette paix intérieure accordée aux êtres qui assument
leur destin.
La plupart d’entre eux ne se sont pas enrichis. Ils n’ont conquis ni
honneurs ni notoriété. Exceptionnellement, ils sont devenus chefs de clans,
chefs de guerre. Ils n’en ont pas pour autant connu le bonheur. Leurs
épouses, leurs fils, pas davantage : « La famille d’un chaman ne peut être
heureuse », assurent les Yakoutes…
Pire : ils n’ont pas toujours joui de l’estime générale. Révérés parce que
craints, ils n’ont guère été aimés. On les a parfois méprisés à l’égal des
forgerons. Car les uns et les autres étaient des marginaux. Appartenant à la
police secrète des Enfers, ils vivaient au voisinage des ombres mortes.
Véhiculant des egrégores noires, ils étaient redoutés plus encore qu’enviés.
En un mot, solitaires…
Pourtant… lorsqu’ils se penchaient sur leur mate-ria prima — homme ou
minerai — un éclair passait dans leur regard. Aucun texte ne l’a évoqué.
Mais nous devinons cette lueur de tendresse, reflet de l’émerveillement
d’un être qui a dépassé les vieilles terreurs et qui se sait une sentinelle du
temps.
Il n’est qu’une parcelle de la poussière d’or du soleil. Il en a conscience.
Mais cette parcelle participe à un passé millénaire dont elle est
l’aboutissement. D’autres, avant lui, ont défriché sa route. Mais il prolonge
leurs traces et leur aventure. Comme eux, il n’occupe qu’une place modeste
dans l’univers. Mais il n’agit qu’en fonction de son clan et d’un devenir
sans limites qui le propulsera au-delà de lui-même.
C’est ce renoncement qui laisse filtrer à travers ses paupières une lueur
d’Amour.
VII.

La fin des chamans et leurs permanences


La mort du chaman — Un ciel pour une élite — Fixation du double et de
l’ombre — L’incinération : une faveur pour initiés — Un carnaval
funéraire — La forêt, lieu du repos — Des os ficelés dans un arbre — La
mémoire des ossements.
La mort des mythes — Un schéma chamanique… ne fait pas le
chamanisme ! — Chez les Esquimaux : une idéologie — Lamas et
chamans : des parallélismes.
L’ancienne Grèce : une culture de chamans — Apollon, dieu du
Nord — Délos polarise
Stonehenge — Hyperborée/Hespérides/Avallon — Les prêtresses
d’Upsal — Le tour du monde sur une flèche — Chiron répercute
Asteria — Orphée, maître ès chamanisme — Le Mal « chrétien ».
Le chamanisme démantelé — Pseudo-mages pour pseudo-transes — Erlik
supplante Baï Ulgan — Raspoutine, dernier reflet…
Survivances du théâtre kamlénique — Notre théâtre lyrique né de la séance
rituelle — La mort s’ouvre sur une vie — Naissance d’un
tempérament — La queste de perfection — Des images qui prolongent le
mythe.
Du théâtre à la poésie — Démonologues, medecine-men et poètes — Des
mages à tout faire — Le crachat des dieux — Étouffer
d’intelligence — Kwasir ou le transfert de résurrection — Des Filii
d’Irlande aux moujiks du lac Ladoga — Jules Verne et le voyage
chamanique — Goethe visionnaire de la nuit des tertres — Le bal des
spectres — Des fées pour Edgar Poe, Shakespeare et Spencer — Blanche-
Neige : une fée cosmique — La Belle et la Bête, résurgence totémique — A
l’ère moderne : Le zoo des chamans — Mistral ou les métamorphoses — De
Taliesin à Anna Akhmatova — Les traces d’un cataclysme — La kamlénie
du XXe siècle : le cinéma ! — Jonathan le goéland : un chaman sous des
ailes d’oiseau — Les visiteurs du soir : un cœur qui bat.

De saison en saison, de kamlénie en exorcisme, le chaman entreprend un


jour le voyage dont on ne revient pas…
Sa mort est un événement grave pour le clan. Durant des années, il a
soigné ses malades, conduit ses défunts aux Enfers, récupéré ses âmes
perdues. Il a été présent partout où les hommes n’auraient pu, sans lui,
surmonter la souffrance et le désespoir.
Regrette-t-il l’aventure ? Nous avons peine à imaginer ses pensées
lorsqu’il sent sa fin prochaine et qu’il repasse le film de son existence.
Quels en sont les gros plans ? Est-ce le visage d’Erlik, maître des tertres
ouverts par les flammes infernales qui lui apparaît ? Où celui de Baï Ulgan,
en surimpression à la route des étoiles que sillonne le chariot de la Grande
Ourse ?
A l’instant du trépas, perçoit-il le frémissement de la forêt où ses esprits
errent dans l’angoisse ? Et le grand Yggdrasil jette-t-il sur lui une ombre
immense pour lui masquer celle de la mort ?
Nous savons seulement que son âme ne suivra pas tout à fait les circuits
habituels. Elle ne se rendra pas aux Enfers, mais dans un espace céleste
réservé aux privilégiés, mages, accidentés, foudroyés… Une élite à laquelle
il appartient de droit et dont il suit les destinées post-mortem.
Auparavant, il est enseveli, soit sous des pierres soit sous un monceau de
bois. Il advient aussi qu’il soit déposé sur une estrade de branchages au
cœur d’une clairière. Aux arbres alentour, sont accrochés son bonnet, son
costume — supports de son double — et ses objets rituels : sa canne, sa
baguette, son tambour. Celui-ci, préalablement crevé, « meurt » avec lui,
libérant les esprits qu’il détenait prisonniers.
Les fils et les assistants du défunt accomplissent ensuite les rites
traditionnels : évocation chantée du disparu, festin… auquel il est convié !
Ainsi pense-t-on enchanter son ombre et éviter qu’elle ne se polarise sur ses
descendants ou sur ses héritiers spirituels.
L’on taille enfin son effigie fixatrice de son double et on la magnétise par
des passes chantées. Bientôt, ce simulacre exposé dans l’isba ou sous la
tente se transformera en « kormo », esprit tutélaire, protecteur de la
communauté. Il apparaîtra aux siens, en rêve durant la nuit, ou de jour, dans
la solitude des montagnes et des bois.
Nombre de chamans subissent une dernière fois l’épreuve du feu, sauf en
Islande où le rite ne sera jamais pratiqué.
En certaines régions, au contraire, l’incinération constituera une faveur
dont les initiés pourront bénéficier. Prestige purificateur : brûler un chaman,
c’est lui permettre de monter en droite ligne vers les sphères célestes, porté
par la fumée…
Le rituel est solennel : dès que l’agonisant a rendu le dernier soupir, neuf
de ses amis se mettent à psalmodier, évoquant ses vertus et faisant flamber
des herbes et de l’écorce de pin.
Au bout de trois jours de ce régime, le cadavre est transporté dans la forêt
en un macabre carnaval. Monté sur le cheval psychopompe, il est maintenu
en selle par un homme âgé installé derrière lui. A leur suite se déroule
l’hallucinant cortège des chanteurs, batteurs de tambours, sonneurs de
grelots. A cette parodie de kamlénie, ne manquent pas même les esprits
zoomorphes représentés par des échantillons de fourrure d’animaux
attachés à un jeune bouleau, que porte le conducteur de la procession.
Puis, le corps est descendu, installé à terre sur une couverture de feutre.
Car il ne convient pas que le mort touche le sol… On érige ensuite un
bûcher. On l’y étend en lui offrant pour oreiller la selle de l’équidé. Lorsque
la flamme commence à crépiter, chacun part sans se retourner.
Mais la cérémonie n’est pas terminée. Durant trois journées, l’on chante
dans la maison mortuaire en présence des compagnons du chaman, de ses
parents, de tous ceux qu’il a aidés, soulagés, guéris.
Après ce laps de temps, les chefs du clan repartent vers la forêt, placent
les aliments au lieu de la crémation, suspendent des fourrures aux arbustes.
Puis, ils se gantent de cuir pour ramasser avec précaution les os éparpillés à
travers les cendres. Ils les regroupent dans un sachet de peau qu’ils glissent
dans un tronc d’arbre, foré à cette intention. Et ils reclouent le morceau
d’écorce arraché, pour boucher l’orifice 1.
Nul, s’il n’en connaît l’emplacement, ne pourra désormais déceler l’arbre
du chaman…
Faut-il interpréter ce rituel comme un jumelage entre le tronc et les
ossements ? Nous savons de quelles idées fondamentales ils sont porteurs :
l’arbre est la racine et l’axe du monde, les os s’avèrent racines d’ethnie et
axe vertébral. Ils lient dans un même destin les ancêtres et les futurs
membres de la communauté.
Or les funérailles ont été précédées de chants, de fumigations d’herbes
odorantes, de processions rythmées par les grelots et les tambourins : soit
d’une magie fascinatrice propre à ligaturer l’ombre du chaman. Celle-ci est
lourde d’esprits infernaux. Elle ressemble à une outre démoniaque que le
magiste savait ouvrir et reboulonner à son gré ; mais qui maintenant explose
en libérant les entités dont il s’était chargé.
Si l’on veut éviter qu’elles n’investissent la tribu, il faut multiplier les
« charmes » qui les figeront jusqu’à l’incinération.
Dégagé de l’ombre, le double du medecine-man, échappant à la
combustion, s’accroche un temps à son costume, à ses instruments. Les
apprentis chamans, ses successeurs, viendront le consulter. Ils recevront à
travers ces défroques la sagesse des Anciens, s’instruiront de leurs secrets.
Non sans risque : dans la mesure où le double du mage aura conservé sa
puissance, il tentera de les vampiriser. C’est là le prix de l’initiation !
L’ombre, elle, se sera retirée dans les os avec la part de charge maléfique
que le feu n’aura pu détruire. C’est pourquoi il lui faudra entrer dans
l’arbre. Captant le tellurisme par ses racines, celui-ci achèvera de dissoudre
les daïmons. C’est là un travail de silence effectué dans le secret des fibres
et dont nul ne pourra — sans péril de possession — percer le mystère. Si
bien que seul, l’héritier, déjà désigné ou non par le chaman, saura identifier
le fût sacré.
Les textes ne nous disent pas si un second rituel autorisera le légataire
des pouvoirs à rouvrir l’arbre, pour s’approprier les ossements et boire dans
le crâne de l’Ancêtre — à la façon des Celtes — l’hydromel de la science et
de la poésie.
Il devra, en tout cas, investir l’Ancestralité avec toute l’expérience
qu’elle implique et que conserve la mémoire des os.
En raison de ses prestiges, certains auteurs ont voulu voir dans le
chamanisme la source de toute tradition. Ils rejoignent ainsi le mythe du
Grand Ancêtre. Mais ils accordent au phénomène des dimensions spatiales
qu’il n’a pas. Et ils le tronquent de sa spécificité nordique.
Il est vrai que tout fait religieux franchit ses propres frontières, pénètre
dans les cultures avoisinantes et rayonne parfois très loin. Le chamanisme
n’a pas échappé à cette loi. Ses schémas se retrouvent, plus ou moins
altérés, en maintes régions du globe. Il ne faudrait pas croire pour autant
que tout élément revêtu du costume chamanique provienne des kamlénies
stricto sensu.
Nous ne reprendrons pas à ce sujet les excellents chapitres de Mircea
Éliade 2. L’auteur des Techniques archaïques de l’extase répertorie les
aspects chamaniques subsistant dans le Sud-Est asiatique, en Extrême-
Orient, en Chine, en Océanie, en Afrique. Nombre d’entre eux, nous dit-il,
ne sont pas typiques. Ils ne rappellent les scénarios des anciens chamans
qu’en tant que schèmes initiatiques universels.
Toute initiation vise, en effet, à une déprogrammation et à un
dépassement de l’homme. Les techniques permettant d’atteindre à cette
transcendance ne peuvent qu’être similaires. La maîtrise du feu, l’obtention
de la chaleur magique sont communes aux Lapons, aux sorciers africains,
aux tenants du Vaudou. Tous utilisent le tellurisme, pratiquent le culte du
serpent, celui de la forêt. Malgré ces parallélismes, il n’est pas possible de
les identifier.
Ce n’est pas la méthode qui fait le mage ou le chaman. Ce sont eux qui
chargent leur art d’une puissance en relation avec l’ethnie, le climat, les us
et coutumes. Si cette charge est authentique, elle se répercute sur
l’événement présent et structure les maquettes du futur.
Cette action civilisatrice n’est guère perceptible dans les minorités qui se
réclament aujourd’hui du chamanisme. Celui-ci s’est réfugié chez les
Esquimaux qui eurent des contacts avec les anciens medecine-men. Ils en
ont perpétué les données les plus pures avec leur conception de la maladie
provoquée par l’intrusion d’un démon et par une perte d’âme ; leur
familiarité avec les esprits ; leur complicité avec la mort. Mais ces thèmes
n’apparaissent plus chez eux qu’en tant qu’idéologies !
Il en va de même pour le Lamaïsme tibétain tantrique. Ses grands prêtres
connaissent le morcellement dû aux entités maléfiques. Ils réalisent des
cures miraculeuses. Ils épousent la fée cosmique, la Dakini himalayenne. Ils
provoquent la montée du serpent de feu, en ascèse valorisant l’énergie.
Leurs danses, rythmées par le tambourin, évoquent également le
chamanisme dont ils sont proches géographiquement. Mais ils ont imprégné
la mystique nordique du bouddhisme et l’ont ainsi dénaturée. En outre, ils
n’ont pas saisi le sens réel de la transe, liée à la santé de la tribu et à son
évolution spirituelle. Leur extase ne satisfait qu’une curiosité égoïste : « Il
semble, écrit Eva Ruchpaul, que ces grands aventuriers reviennent de leurs
voyages avec des yeux éblouis et ne sentent plus la nécessité de se mettre à
la portée de l’innocent 3… »
L’ont-ils jamais éprouvée ? N’y a-t-il pas une totale incompatibilité entre
les mystiques orientales et occidentales ?
Ce qui est certain, c’est qu’il n’est qu’un pays susceptible de se réclamer
du chamanisme. Or ce pays est nôtre puisqu’il s’agit de l’ancienne Grèce.
Et d’elle seule.
Cette assertion déconcerte. Car l’Hellade apparaît comme la plus haute
expression du génie méditerranéen. Certes, elle a connu des poètes-
forgerons-magiciens, des prêtresses vaticinant dans leurs transports. Mais
leurs « enthousiasmes » n’avaient rien de commun avec le « ravissement »
chamanique. Et l’ivresse dionysiaque n’avait aucun rapport avec la coupe
nordique d’hydromel.
Mais il n’y eut pas en Grèce que le courant de Dionysos ! Il y eut celui
d’Apollon. Lequel était originaire du nord. Son arbre généalogique lui
donnait pour mère Latone, née, suivant le navigateur Pythéas, dans l’île de
Bretagne. Entendons Grande-Bretagne… En effet, précise Diodore de
Sicile, l’on voyait dans cette île « une vaste enceinte consacrée à Apollon
ainsi qu’un temple magnifique de forme ronde ». C’est-à-dire Stonehenge,
centre spirituel pré-druidique.
Latone mit son fils au monde au cours d’un voyage, sur une terre qui prit
le nom de Délos. Deux régions entrent ainsi en ligne de compte : l’une, au
nord de l’Europe, l’autre au sud. Elles se polarisent et se rejoignent en une
tradition dont elles sont les « omphalos ». Mais lors de la naissance
d’Apollon, la future Délos s’appelait Astéria, c’est-à-dire Étoile. C’était une
île flottante… et brillante ! De là à songer au centre d’émission des
Hyperboréens, Thulée, l’île lumineuse, suspendue dans l’espace… Le
rapport se précise quand on découvre qu’Apollon quitte la Grèce chaque
hiver, pour passer ses vacances en Hyperborée, « au-delà des pays d’où
viennent les frimas et les neiges ». Il y vit, avec un cercle d’amis, dans
l’émerveillement d’un perpétuel printemps et dans un bonheur que ne ternit
aucun nuage. Pline l’Ancien, se référant à Hérodote, nous affirme que la
discorde et la maladie n’existent pas dans ce paradis terrestre. On n’y meurt
que par « satiété de la vie ». C’est là l’une de ces patries de l’Imaginaire qui
ne connaissent « ni chagrin, ni deuil… ni faiblesse 4 ».
Sises au-delà des terres continentales répertoriées par quelques pionniers,
elles se tiennent en deçà des misères humaines. Elles se confondent ainsi
avec les Hespérides et Avallon, l’île aux Fées. Le rapprochement s’affirme
avec les Pythies détachées du temple d’Upsal pour porter le culte apollinien
à Délos. Un premier contingent y amenait Arghé, la blanche, et Opis, la
brillante. Le second était celui d’Yperrokhé et d’Isodik, l’Éminente et la
Dirigeante : des « huiles » du clergé nordique… Elles étaient accompagnées
de cinq serviteurs, porteurs de flambeaux. Le fait soulignait leur qualité de
vestales, gardiennes du feu, symbolisant l’étincelle divine.
Tout cet ensemble, compte tenu d’Astéria, se révèle étrangement
lumineux. Et cet Apollon solaire paraît avoir de singulières attaches avec
Lug, le « corbeau brillant » des Gaulois ; surtout, avec Belenus le radiant,
dont le nom sous-entend celui de l’île d’Abalus (Oisel) sur la Baltique : un
point de départ de l’ambre jaune, soit de l’électrum, métal alchimique
« divinisé » par l’Antiquité.
Apollon, nous assurent encore Hérodote, Pausanias et Plutarque, aurait
massacré les Cyclopes d’un trait de flèche. Puis, il aurait caché l’arme du
crime dans le temple rond qu’il possédait chez les Hyperboréens. L’un de
ces derniers, Abaris ou Abasis, aurait fait le tour du monde sur cette flèche.
Celle-ci, le périple achevé, se serait envolée vers le ciel pour y former la
constellation du Sagittaire, représentée dans les ancien Zodiaques par un
Centaure. Lequel serait le prototype de cette humanité chevaline que nous
avons évoquée plus haut.
Chiron allait en être le plus subtil incarnant. C’est à lui qu’Apollon
confiait l’éducation de son fils Asclépios. Il allait lui enseigner comme à ses
autres élèves, Achille et Hercule, la médecine, la magie, la voyance.. toutes,
sciences en marge, destinées à la formation d’une élite surhumaine, par
rayonnement du Sagittaire (Astéria)… répercuté par le Centaure !
Or, Asclépios, Achille, Hercule unissent à eux trois l’ensemble des
prestiges chamaniques. Le premier est medecine-man. Le second, vainqueur
de l’hydre de Lerne, est démonologue. Le troisième capte le tellurisme par
son talon et en assume le rayonnement par ses colères délirantes.
Ce sont là des modèles exemplaires. Mais sous les mêmes influx, une
élite chamanique se formera en Grèce. Nous y découvrirons Aristeas,
héritier de la nymphe Cyrène, promoteur de l’apiculture, technicien de
l’ubiquité, de l’extase, des métamorphoses animales ; Hermotius de
Clazomènes et Er le Pamphilien qui voyagent en cours de transes
cataleptiques ; Épiménide de Crète, spécialiste des descentes aux Enfers,
voyant, guérisseur, exorciste. Il aurait vécu trois cents ans, n’en passant que
trente à dormir. Plus vraisemblablement en léthargie ! Ces chiffres sont
probablement excessifs. Ils soulignent néanmoins la connaissance des
phénomènes d’auto-endormissement des anciens druides.
Parmi eux, Orphée reste un maître ès chamanisme. Il se propulse dans les
cycles infernaux auxquels il tente d’arracher l’âme perdue d’Eurydice. Il
soigne par ses propres radiations… D’où son nom d’Orphée : Arpha, Celui
qui guérit par la lumière.
Son rôle civilisateur l’identifie à Vaïnämöinen, à Finn, à Cûchulainn. Il
s’en rapproche aussi par son aisance à évoquer les spectres, ombres larvées
des prêtresses d’Hécate ; par son don d’enchanter au son de sa lyre ou de sa
voix les guerriers thraces et les Bacchantes. Celles-ci le reconnaissent
d’ailleurs comme authentique chaman en le soumettant au supplice
initiatique de la décapitation. On dit que sa tête, jetée dans l’Hébron, flotta
en chantant jusqu’à Lesbos. Après quoi, comme le chef de Mimir et les
crânes des chamans youkagirs, elle se mit à rendre l’Oracle !
C’est cette tête parlante que vient consulter Apollonios de Tyane, média
entre l’Antiquité et le monde chrétien. Un curieux personnage : il converse
avec les animaux, détruit les démons, découvre et décime les marouts,
soulage les malades par ses propres fluides, réanime les cataleptiques,
prévoit les séismes et les mouvements de l’Histoire. Il ne lui manque, pour
être chaman à part entière, que la double expérience du « dépeçage » et de
la plongée aux Enfers…
Mais Apollonios est contemporain du Christ, si tant est qu’il ne soit pas
l’une de ses matérialisations. Or le christianisme fausse définitivement
l’antique notion des Enfers dont il fait le réservoir des forces du Mal. Une
caricature…
Par un étrange choc en retour, c’est avec le christianisme que le concept
du Mal pénètre dans le monde, comme entité ennemie du Bien. Pour les
traditions archaïques, le Mal n’était que néant. Les daïmons représentaient
l’exutoire des dieux qui les maintenaient dans l’orbe du Sacré. Les voici
soudain dotés d’une vie individuelle. Ils vont régir, à nos dépens, deux mille
ans de civilisation !
Que nous reste-t-il aujourd’hui du chamanisme ? Peu de chose. En
apparence, du moins…
La civilisation, pénétrant dans les aires où il s’épanouit, a démantelé ses
structures. Le médecin, le chirurgien ont supplanté le guérisseur. Le tourne-
disques, le transistor, la télévision ont pris la place du Barde ; l’avion, celle
du vol magique.
Chez les Esquimaux eux-mêmes, quelque chose s’est perdu, d’essentiel
et de merveilleux : la capacité d’extase…
L’un d’eux avouait à Rasmussen : « … Je ne suis rien, comparé à mon
grand-père… Lui vivait dans les temps où un chaman pouvait descendre
jusqu’à la mère des animaux de la mer, voler jusqu’à la lune ou faire des
voyages à travers les airs 5… »
Subsistent donc de pseudo-chamans se réclamant des maîtres mais
incapables de réveiller les morts et de réintégrer les âmes égarées. N’osant
plus tenter la descente aux Enfers, ils ne peuvent récupérer les ombres
errantes. Ils ont également oublié le chemin du Ciel. Ils ne savent plus
planer à travers les neufs cieux de l’échelle cosmique, jusqu’au chariot d’or,
pour saisir la tête argentée de l’Ourse.
Ils ont encore leur clientèle, tant est grand le goût du mystère et du
surnaturel. Mais qu’offrent-ils en pâture à leurs patients ? Des transes
simulées ou des consultations oniriques. De tout temps, le chamanisme a
cru aux messages reçus en rêve. A son réveil, l’opérateur déclare avoir vu et
entendu, durant son sommeil, les spectres des ancêtres défunts. Ils lui ont
parlé. Ils lui ont donné tel ou tel conseil qu’il retransmet à leurs familles.
Il advient aussi qu’en cours de kamlénie, au milieu de bruits étranges, de
sensations de chaud et de froid, un esprit se corporifie. Au grand émoi des
spectateurs, il parle par la bouche du médium, s’adressant directement aux
siens. Le procédé rappelle l’incorporation des spirites, due à leur
concentration et non au mage qui s’en réclame ! Dangereuse à tous égards,
elle représente symboliquement une descente aux Enfers… Car s’il se peut
qu’une entité bénéfique s’exprime par le canal du chaman, ce sont le plus
souvent des larves qui le possèdent. Par son truchement, elles contaminent
le psychisme collectif et tentent de s’assimiler au clan pour s’y incarner en
marouts !

Le chaman moderne est d’autant plus démuni contre ces intrusions qu’il
n’observe plus les lois élémentaires de la parade. Il dédaigne son costume,
son tambour, kamlénise torse nu en fumant sa pipe.
Sa suprême décadence ne réside pas cependant dans son oubli des
recettes magiques et dans son incapacité à produire des phénomènes
authentiques, mais dans son dégradant passage de l’état de Mage à celui de
sorcier.
Le chaman originel participait au Ciel et à l’Enfer. Il captait la puissance
céleste aussi bien que le fluide tellurique. Peu à peu, un déséquilibre s’est
fait jour. La part de Ciel qu’il détenait s’est amenuisée au profit de l’Enfer.
Baï Ulgan s’est substitué à Erlik. C’était à prévoir. Par ses perpétuels
séjours au royaume des morts, le medecine-man a vitalisé les formes
démoniaques. Et si ses auxiliaires lui ont été soumis, cela ne signifie pas
qu’ils lui aient été tous bienfaisants. Les psychopompes ont partagé avec lui
le commerce des ombres et du feu infernal !
On ne joue pas impunément avec le feu ! Il ronge la barbe d’Illmarinen,
blesse le pouce de Finn. Quelques-uns de leurs confrères perdent une main,
un pied, un œil. Les bottes de fer et les gants d’airain du chaman ne le
protègent plus contre de tels risques.
Livré désormais à la seule autorité du daïmon planétaire, il fait preuve de
clairvoyance, de clairaudience. Il remédie à certaines maladies. Il influe sur
les destinées individuelles ou collectives. Nous voyons Raspoutine, fils
spirituel d’un chamanisme sibérien en partie tronqué, soigner avec succès
les crises d’hémophilie du tsarévitch Alexis et s’opposer en démonologue à
Alexandra, impératrice de Russie. Après lui, nul n’incarnera plus l’âme
vivante du clan. Nul n’entraînera plus des êtres éblouis vers l’espace
radieux où, du doigt, l’on frôle une étoile. Il y aura encore des kamlénies…
jamais plus d’intimité avec le sacré. Il y aura encore un théâtre profane…
jamais plus de rituel !
Rien, cependant, ne meurt tout à fait. C’est justement par le théâtre que le
message se perpétuera. Mais en s’éloignant des sources originelles. En
émigrant — comme les grands ancêtres — vers l’ouest qui l’épanouira en le
rénovant.
Toute notre scène lyrique est en effet dominée par la kamlénie qui lui
fournit ses thèmes essentiels. Souvenons-nous : les personnages assis autour
du feu qui dessine l’ombre cornue du chaman. Le tambour qui danse. Les
clochettes qui tintent. L’angoisse et l’enchantement qui précèdent la venue
des esprits, et l’ouverture à la plus mystérieuse des sciences : la
connaissance spirituelle de la mort dont naît, par réaction, la fureur de
vivre !
Vivre ! Rien n’est plus ardu pour ces minorités coincées entre la steppe et
la toundra, parmi des éléments auxquels il faut sans cesse s’adapter. Et
pourquoi lutter ? Pour une illusion ? Pour un rêve ? Ni pour l’une, ni pour
l’autre. Mais pour l’ethnie…
Pour elle, il faut faire front. Moins par le combat qui deviendra une
constante des peuples aryens, que dans une connivence avec la nature. On
ne s’acharne pas contre la bise qui cingle la forêt mais on peut ployer
devant elle, les reins collés au tronc des mélèzes. Quiconque prend la forme
de l’orage n’est pas anéanti par lui mais se nourrit de ses élans.
Sur cette volonté de vivre partout où la vie se refuse, se greffe bientôt le
Pouvoir. Il y a dans la tribu un homme qui ne fléchit pas… Sans se révolter
contre l’inexorable, le chaman l’aménage pour le maîtriser. Il renouvelle
ainsi le mythe du grand Aïeul, du grand Chasseur et du grand Chef,
incarnants de la Force devant un Destin dont ils se proclament artisans. Ils
n’y adhèrent néanmoins qu’en fonction du prestige et de la sacralité qu’ils
lui accordent.
Toute kamlénie s’ouvre à cette transcendance. La psyché collective en
sera, pour toujours, pénétrée. Elle la traduira, à travers les siècles, par la
queste de perfection. Avec des failles possibles : le mage, le héros pourront
se blesser, souffrir, s’affaisser. Mais ils se relèveront et ils gagneront la
dernière bataille !
La communauté qui se resserre autour du chaman fait cercle autour de
Finn ou de Sétanta et suit aveuglément Odin, ne doute pas de cette victoire
finale qui est celle du Sacré. Elle peut imaginer l’Ase pendu à l’arbre du
monde, mais non fuyant devant l’adversaire ; Finn, roué de coups par des
démons, mais invaincu… Leur échec signerait la fin du devenir collectif.
Une telle vision implique un incessant travail sur soi-même. Rien n’est
jamais acquis. Aucune détente, aucun relâchement ne sont concevables.
Vaïno, Illmari, Odin, Thor, Finn, Cûchulainn s’astreignent à un perpétuel
entraînement, et leur ouvrage est sans défaut. Une fois achevée, la barque
de Vaïnämöinen ne connaîtra jamais d’avarie ; la pierre de fronde de
Sétanta marquera son but. Tout sera luisant, solide dans les forges d’Odin et
de Thor. Les gants de fer, les ceintures d’acier, les bottes de cuivre qui
sortiront de leurs ateliers seront de toute première qualité. Les chamans qui
les utiliseront ne pourront pas ne pas revenir des Enfers, ni vaincre les
démons qui jalonneront leur route.
Cette conception puissante s’auréole de merveilleux. Elle implique la
survivance de ce qui meurt et le projette dans le futur : nous sommes
aujourd’hui ce qui fut hier et demain sera ce que nous sommes… Voilà ce
que suggère la séance chamanique, avec d’autant plus de puissance que le
théâtre — son tremplin — se déroule dans un luxe d’images dont seuls les
grands poètes peuvent avoir la clé.
Écoutons encore une fois le chaman s’adressant à Baï Ulgan :

« … Dieu à qui mènent trois escaliers


Baï Ulgan, maître des troupeaux
Père Ulgan trois fois exalté
Par qui les bords de la lune brillent… »

Puis ayant appelé ses assistants « mes rayons de soleil », il invoque les
esprits-maîtres de la nature :

« … Maître de mon lieu qui a huit vents pour vents…


Maître des plantes et des arbres décorés,
Mer-océan qui a pour couverture sept remparts de neige
Qui a pour lit huit épaisseurs de glace
Qui a pour col des renards noirs
Qui a pour écume des renards arctiques
Qui a pour vagues des renardeaux 6… »

Il parle ensuite à l’oiseau :

« … Au-dessus du ciel blanc


Au-delà des nuages blancs…
Monte, ô oiseau !…
Puissant est le battement de tes longues ailes
Ta longue queue est semblable à un éventail,
Ton aile gauche cache la lune
Ton aile droite cache le soleil
Toi, mère des neuf aigles
Viens chez moi en chantant ! »

Il loue enfin les maîtres de l’eau :

« … Qui se construisent un palais de pierres rouge sombre,


Qui se firent un port avec de l’eau bleue
Des portes en pierres noires,
Un pont avec l’eau noire,
Qui tirent les clés de la serrure d’argent nacré,
Qui tirent les clés de la serrure d’argent cuivré 7… »

Quant au soleil :

« … Soleil ! s’écrie-t-il, monte haut tes bras,


Montre tes manches à la lune,
Je grimpe le long de tes bras et j’atteins les étoiles
De l’Arbre fiché… » (la Grande Ourse) 8.

Ces vers suffisent à souligner le ton direct et simple du langage et à nous


faire rêver : quel poids durent avoir ces clichés sur les peuplades
prisonnières de l’isba ou de l’igloo ! Quelle fascination durent-il exercer,
chauds, colorés, dans ces pays de gel et de froid ! quels songes firent-ils
naître, faisant coïncider la Force avec la tendresse et la poésie…
Mais le théâtre kamlénique ne nous fournira pas seulement une partie de
nos thèmes scéniques. Son lyrisme débouchera sur notre littérature. Non
celle de l’époque classique dénuée de tout pouvoir de projection malgré la
perfection de la forme. Mais celle de nos vrais ancêtres, les Celtes, qui ont
chanté la vie, l’âme de la nature, en les embarquant sur des nefs enchantées,
en authentiques chamans.
Ces derniers ne sont pas seulement psychopompes, exorcistes, voyants,
guérisseurs, metteurs en scène, acteurs. Ils sont aussi poètes et musiciens :
deux fonctions qui durant des siècles sont restées inséparables. La poésie
porte la musique. La musique prolonge la poésie.
Vaïnämöinen joue du kantélé. Mais son jeu ne s’avère opératif
qu’accompagné de runots chantés. Prête-t-il sa cithare à ses compagnons ?
C’est un désastre :

« … Les jeunes, les vieux essayèrent…


Les doigts des jeunes se courbèrent,
La tête des vieillards trembla.
La joie ne jaillit pas en joie
Le son ne monta pas en son… »

Le Barde Éternel reprend alors l’instrument, « s’assied sur la terre du


chant » et « la joie fut vraiment la joie… ». Car il incante en mots de chair
et d’amour. Il épaule les notes de formules rythmées. Et poétisant, il devient
Enchanteur du peuple tout entier.
Comme lui, Lug exerce mille spécialités. C’est un homme à tout faire…
Du moins, l’affirme-t-il au portier qui lui refuse l’entrée du palais de Tara :
— Je suis athlète, charpentier, forgeron, guérisseur, magicien, échanson,
bronzier, déclare-t-il, et de plus, poète et harpiste.
Le portier s’en moque : « Nous avons à Tara des professionnels exerçant
dans toutes ces disciplines… » Mais, répond Lug : « Chacun d’entre eux est
expert en une branche déterminée. Aucun n’est comme moi Samildanach,
c’est-à-dire ” expert en tout “. »
Odin lui-même est omniscient : mage, médecin, guerrier, savant. Il
pratique tous les métiers, résout toutes les énigmes…
Or pour ces « polytechniciens », la musique-poésie est dotée d’un
exceptionnel prestige. C’est par elle que Vaïno gouverne son clan en maître
absolu, que Lug supervise Goikmir, le forgeron et Diancecht le medecine-
man et que seul, il peut s’asseoir au côté de la fée d’Irlande sur un trône de
cristal. C’est par elle enfin qu’Odin règne sur les siens : « Il exprimait tout
en vers… dans le langage qu’on appelle Poésie. »
Quant à Taliésin, Merlin… ce sont moins leurs tours de fakirs qui en
imposent que leur poésie chantée. Celle-ci est toute-puissante : elle délivre
les prisonniers de leurs chaînes, paralyse les ennemis. Surtout, elle est le
signe sensible de la capacité extatique. Or, l’extase est Ivresse divine… Elle
n’est accordée qu’aux élus en tant qu’hydromel né de la salive des dieux !
Snorri nous conte cette vieille histoire dans l’Edda. Il date l’affaire de
l’ère lointaine où les Ases et les Vanes se battaient sans cesse, jamais
vainqueurs, jamais vaincus ! Si bien qu’ils décidèrent de faire la paix…
Réunis autour d’un vase sacré, « ils y crachèrent leur crachat. Quand ils se
séparèrent, les dieux le prirent et ne voulurent pas laisser perdre ce signe…
Ils en formèrent un homme qui s’appelle Kwasir. Il est si sage qu’il n’y a
question au monde à laquelle il n’ait réponse. Il partit à travers le vaste
monde pour enseigner aux hommes la sagesse. Mais un jour, il alla trouver
les nains Fjalarr et Galaar qui l’avaient invité. Ils l’attirèrent à l’écart et le
tuèrent. Ils firent couler son sang dans deux vases et dans un chaudron ; le
chaudron s’appelle Odhroerir et les deux vases Sôn et Bodlan. Ils mêlèrent
au sang le miel et il se forma un hydromel tel que quiconque en boit devient
poète et homme de savoir. Les nains dirent aux Ases que Kwasir avait
étouffé dans son intelligence parce qu’il n’y avait personne d’assez habile
pour épuiser son savoir par des questions 9. »
Le personnage est exemplaire, on le voit. Il synthétise la force et la
sagesse, les Vanes et les Ases. Il incarne aussi l’ancestralité, les Vanes étant
les aïeux dont hériteront les Vénètes d’Armorique et les Germano-
Scandinaves. Nous avons vu les similitudes des uns et des autres : les
Germains, les Suédois, les Danois font naître l’hydromel de poésie de la
salive des dieux ; les Finnois, de la bave d’un ours mélangée avec du miel.
Les premiers fabriquent un homme dont le nom signifie Ivresse, avec cette
ragoûtante mixture. Les seconds y voient l’Inspiration incarnée en Vaïno.
Mais pourquoi le meurtre de Kwasir et ce sanglant rituel ? Parce que nos
Germano-Scandinaves savent que l’Oracle — la Poésie divine — ne leur est
plus perceptible. Éloignés du centre primordial dans la proximité duquel se
sont maintenus les Sibériens et les Finnois, ils ont perdu l’ambiance
magique où tonnait la voix des dieux. Il leur faut un intermédiaire pour
rétablir le branchement. Ce sera Kwasir.
Ayant subi la passion et le morcellement des chamans, celui-ci,
néanmoins, ne renaîtra pas. Il opérera un transfert de résurrection sur ceux
qui boiront son sang sous forme d’hydromel. C’est en eux qu’il vivra
désormais, les nourrissant de cette intelligence qui tue les dieux humanisés ;
et qui, haussant les hommes à une vision transcendantale, leur accorde
l’Inspir : souffle divin. Incorporant le double de Kwasir, ils deviendront sa
réplique. Puis ils la démultiplieront en des équipes de chanteurs-poètes,
voyants et magiciens, associés aux chamans et aux druides. Nobles et
savants, ils formeront des castes de professionnels. Si bien que nous verrons
s’épanouir parallèlement les Skazitels de Sibérie, les Bardes de Finlande ou
d’Armorique, les Skaldes d’Islande et de Germanie, les Filii de Galles et
d’Irlande. Ils transmettront à leurs descendants la queste des ancêtres
modulée sur la harpe, la cithare ou le kantélé.
Les chanteurs auront ainsi à leur disposition des centaines de vers appris
par cœur. Leurs propres ajouts ne nuiront pas à l’authenticité de ce
répertoire qui constitue l’histoire vivante et l’expérience toujours rajeunie
de la tribu.
Au XIXe siècle, les « mots de l’origine » ravissent encore l’espace
nordique. Les moujiks se réunissent aux jours de fête pour entendre leurs
« diseurs » réciter les bylines. Aux alentours de 1820, les pêcheurs du lac
Ladoga s’immobilisent parfois dans leurs barques à deux voiles… Une voix
monte des eaux. Trofim Gringorjevié, l’un de leurs plus grands Bardes, se
met à chanter 10. Ses notes portent le rêve des aïeux. Pour ces humbles, il est
le Poète, le maillon de la chaîne qui les relie à l’Autre Monde où sommeille
l’ancestrale sagesse.
A la même époque, les derniers Bardes finnois, réfugiés dans les saunas
qu’abritent les bouleaux, chantent pour Élias Lönnrot l’aventure
merveilleuse du vieux et ferme Vaïno. A l’autre bout de l’Europe, naissent
les Eisteddfan, ces assemblées musicales et poétiques qui ressuscitent les
Filii. Elles feront surgir de leur endormissement les anciens poètes, un
instant oubliés.
Voilà le miracle : malgré quelques divergences dans l’évolution et la
structure poétique, les thèmes des Bardes, des Skaldes et des Filii sont
restés proches les uns des autres. Ni le temps, ni l’espace, ni les brassages
ethniques, ni les apports étrangers n’ont altéré profondément le fonds
commun nordique issu du chamanisme.
La kamlénie s’est prolongée jusqu’à nous. Des routes terrestres ou
maritimes suivies par les héros du Kalévala aux navigations de Finn, de
Bran, de Malduin, à celles de Pantagruel, il n’y a qu’un pas. Leur sens
profond est le même : elles sont départ vers une connaissance sise au ciel
aussi bien qu’en enfer. Or, les medecine-men ne se sont pas contentés
d’emprunter ce chemin à double voie. Ils l’ont indiqué à d’autres qui, à leur
tour, ont pris la piste. Jules Verne, lorsqu’il part à « la conquête de la
Lune », accomplit en chaman son ascension céleste. Il réalise sa descente
aux Enfers quand il plonge « au centre de la terre » ou se faufile à « vingt
mille lieues sous les mers ». S’il y rencontre le capitaine Nemo, c’est que ce
dernier est le maître des ombres. Il règne sur un cimetière sous-marin où il
accumule les richesses naufragées, comme en une cité d’Ys. Un semblable
élan pousse Dante, le Gréco-Romain, quand il trace les circuits spiralés
(célestes ou infernaux) de sa Comédie. Avec, en haut et en bas, neuf degrés,
similaires aux neuf entailles du bouleau rituel.
Outre le culte de l’Au-delà, nous avons vu le chaman pratiquer une
religion égocentrique du globe. Il en connaît les deux faces, l’une sombre,
peuplée de tertres ; l’autre lumineuse, hantée par les fées.
Les mages ne sont pas seuls à s’instruire sur les tertres. La nuit de
Samaïn, les spectres, sortant de leurs tombeaux, renouent l’alliance des
vivants et des morts. Nul, mieux que Goethe, n’a su traduire cette énigme :
« … Voilà qu’un tombeau s’anime, puis un autre… » Sa « danse
macabre » illustre de façon saisissante la vie surréelle des os que nous
avons vus riches de valeurs. Mais c’est dans sa vision de la vie imbriquée à
la mort qu’il nous offre ses plus puissantes images :
« … Même si c’est le tombeau qui t’a envoyée vers moi », murmure le
jeune amant au fantôme qu’il tient dans ses bras, « espère te réchauffer
auprès de moi, mêlons nos souffles, échangeons nos baisers… ». A cette
fureur d’amour, « le sang figé de la jeune fille se réchauffe, mais dans sa
poitrine, le cœur ne bat plus 11… ».
Telle est la tentative du chaman épousant la mort pour en extraire la vie.
Si l’épreuve rate, le novice la paie de sa propre existence.
Shakespeare reprend de tels thèmes. Dans sa Tempête, il fait dire à son
Prospero : — A ma voix, de par la puissance de mon art, les tombeaux ont
réveillé leurs morts et béants, ils les ont vomis…
Victor Hugo évoque le « bruit que font ces vagues d’âmes, sous la falaise
du tombeau ». Et Leconte de Lisle, contemplant dans ses Hurleurs les
caniches errant, tels les chiens de l’Enfer, sur des plages parsemées
d’ossements, s’écrie :

« … Quelle angoisse inconnue au bord des noires ondes


Faisait pleurer une âme en vos formes immondes
Pourquoi gémissiez-vous, spectres d’épouvante 12 ? »

Byron, Keats, Shelley s’inscrivent dans ce sillage. Puis au xxe siècle,


Anna Akhmatova qui, durant cinquante ans, règne sur la poésie russe. Son
bal de spectres, intitulé Mille neuf cent treize, révèle l’intimité de la vie et
de la mort, l’ambiguïté de leur connivence :

« … La mort n’existe pas, on le sait ;


Le redire est devenu banal,
Qu’on m’explique alors ce qu’il y a
Qui frappe ?
Tous sont entrés pourtant.
Est-ce l’hôte d’au-delà du miroir ? Ou bien
Ce qui soudain est apparu à la fenêtre ?
Une farce de la nouvelle lune ?
Ou quelqu’un est-il vraiment revenu ?
Là, entre le poêle et l’armoire ?
Le front pâle et les yeux ouverts…
Les pierres tombales sont donc si fragiles,
Le granit plus mou que la cire 13 ?… »

Comme tant d’autres, Edgard Poe descend lui aussi aux Enfers dans son
Maestrom, se glissant dans un bal de fantômes où le masque de la « Mort
rouge » apparaît barbouillé de sang…
Mais l’univers de Poe n’est pas celui des seuls vampires. Des êtres
translucides l’habitent. Son Ile des fées évoque les féeriques épousailles des
chamans, que rééditeront les druides. Les fées poursuivent leur vie diaphane
dans Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, dans The fairy queen de
Spencer, dans les légendes bretonnes et dans nos contes de fées.
La Blanche-Neige de Grimm est une fée d’essence supérieure. Elle est le
support d’une vibration cosmique incarnée dans une ethnie. Elle s’attire la
haine de sa marâtre, soit de l’ancestralité, fondée sur la sorcellerie. La
mauvaise femme se fait envoûteuse : elle réduit la fée à l’état de
morte — vivante au moyen d’un peigne et d’une ceinture maléficiés.
Heureusement, un prince passe par là. Par la magie de la voix (les runes), il
réanime Blanche-Neige. Et il légitime sa propre royauté en épousant sur
elle la radiation céleste.
C’est ce mariage surnaturel que pratique le prince, amoureux d’une
Cendrillon aux pantoufles de vair. Elle ne quitte guère le foyer, les braises et
les cendres… Est-ce une salamandre ? Sa marraine, une fée à
métamorphoses, change les citrouilles en carrosses et les souris en laquais !
Mutations surréelles, bien sûr… Mais qui ne nous étonnent guère après les
prodiges des chamans.
Notre Peau d’âne se rallie à ce totémisme. Pour échapper à l’amour
incestueux du roi son père, elle se cache sous la peau d’un Aliboron qui fait
des crottes d’or, comme celui de Grimm. Nous voyons d’ici la petite
princesse voilant son radieux visage sous le museau et les longues oreilles
d’un ânon, à la manière des antiques chamanesses dont le costume rituel
était une fourrure de bête. Ainsi perpétue-t-elle la race barbare de nos
ancêtres jumelée à l’âme animale, tout en annonçant La Belle et la Bête. Or
la bête devient toujours quelqu’un en face du chaman. Celle de Cocteau doit
éprouver cette sensation lorsque s’adressant à la belle :
— Vous me flattez comme un animal ! dit-elle.
— Mais vous êtes un animal…, rétorque la belle 14.
Ces images sont riches. Elles nous suggèrent qu’aucune forme, même
achevée, n’est définitive ; que rien n’est acquis ou immobile ; que tout est
changement et qu’entre les règnes de la Nature, il n’est pas de telles
différences ! Tous procèdent de la même vie éphémère, circulant sur des
pistes invisibles de la terre aux étoiles.
Des hommes mutés en animaux ? Des animaux qui pensent, pleurent,
rient, rêvent ? Ils sont des milliers à se faufiler sur nos horizons depuis les
plus lointaines kamlénies. Notre Goupil vit son Roman de Renart en
régnant sur un clan de quadrupèdes ressemblant à une tribu humaine. Sous
la plume de Maurice Genevoix, La Dernière harde accroche des pendants
de ciel aux cornes des cervidés. Et Jean Giraudoux accorde aux habitants de
son Bestiaire le titre glorieux de porteur de sagesse :
« … Le premier bond de lapin dans la bruyère, écrit-il, le premier saut de
la sarcelle, le premier galop de l’ourson hors de son rocher, cela je te
l’assure, c’est un départ vers la Vérité. S’ils n’arrivent pas c’est vraiment
qu’ils n’ont pas à arriver. Fais comme eux, Électre, pars à l’aurore 15… »
Lorsqu’ils ne galopent pas dans notre littérature poétique, les animaux
chamaniques dansent dans cet autre aspect de la poésie qu’est le ballet. Ce
sont souvent des danseurs russes, plus directement concernés par le mythe
nordique, qui leur empruntent leur plumage, leur souplesse, leur grâce. Qui
ne se souvient de Volinine interprétant « l’oiseau bleu » aux grandes ailes,
de La Belle au bois dormant ? Ou de Natala Makarova mimant en 1977
dans la Cour carrée du Louvre, la danse de vie et de mort du Cygne de
Tchaïkovski ?
Une longue cohorte d’animaux humanisés joint ainsi les temps révolus
du chamanisme à l’ère moderne. A tel point que certain thème du Kalévala
retranscrit par Lonnrot figure en bonne place dans l’œuvre de l’un de nos
plus grands poètes. Il s’agit, en un contenu identique et en des termes
presque similaires, de l’histoire du forgeron Illmarinen qui a enlevé une fille
de la magicienne Louhi ; et de celle de Mireille et Vincent, clairs héros de
Mistral qui écrit peut-être inspiré par un vieux fonds celto-ligure.
La jeune Finnoise menace le forgeron de se muter en animal s’il ne la
relâche pas. Magali joue les coquettes et, feignant de repousser Vincent, lui
déclare qu’elle va s’enfuir sous forme d’un poisson…
— Je me changerai… en lavaret des flots profonds, s’écrie la première.
— Tu ne pourras pas m’échapper, ricane Illmari. Je te suivrai comme un
brochet…

— Je m’élancerai dans la forêt


En hermine sous un rocher…
— Tu ne pourras pas m’échapper,
Je te suivrai comme une loutre…
— Je volerai comme une alouette
Me cacher derrière un nuage,
— Tu ne pourras pas m’échapper,
Je te poursuivrai comme un aigle 16…
Écoutons maintenant les Provençaux :

— Si tu te fais poisson dans l’onde, murmure Vincent,


Moi, le pêcheur, je me ferai…
— Si tu te fais le pêcheur, reprend-elle,
Je me ferai l’oiseau qui vole
Et je m’envolerai sur la lande…
— Si tu te fais l’oiseau de l’air,
Je me ferai, moi, le chasseur…
— Si tu te fais le chasseur
Je me ferai l’herbe fleurie
Je me cacherai dans les prés verts 17…

A l’époque où Mistral écrivait Mireille, en 1859, le Kalévala n’avait pas


encore été traduit en français. Il devait l’être huit ans plus tard. Mistral avait
alors vingt-huit ans, Lönnrot cinquante-sept. Ils ne devaient jamais se
rencontrer. Se seraient-ils croisés, qu’auraient-ils pu se dire ? L’un parlait le
finnois, l’autre le français et le provençal… Mais le même rêve les obsédait.
En fonction de quel trésor perdu, de quel souvenir ethnique ?

Mais le jumelage n’est pas seulement animal. Il implique toute la nature,


toutes les esquisses du vivant. Rappelons-nous Taliésin :

« … J’ai été un cri dans la bataille


J’ai été un torrent sur la pente
J’ai été une vague sur le rivage étendu
J’ai été la lueur humide d’un déluge
J’ai été une balle
J’ai été une tête
J’ai été goutte de pluie dans les airs…
J’ai été bateau de pêche dans la mer
J’ai été victuaille de festin
J’ai été goutte de l’averse
J’ai été une épée dans l’étreinte des mains
J’ai été bouclier dans la bataille
J’ai été corde d’une harpe 18… »
A cet éblouissant poème font écho quelques vers du xxe siècle extraits de
L’Ombre d’Anna Akmatova :

« … Je vous préviens,
Je vis pour la dernière fois.
Ni oiseau, ni érable,
Ni roseau, ni étoile,
Ni eau de source
Ni son de cloche.
Je ne reviendrai plus visiter les hommes,
Et ne troublerai plus leurs rêves 19… »

Rimbaud a l’intuition de ce confondement universel, de cette aisance à


être ce que l’on n’est pas, quand il nous dit : « A chaque être plusieurs vies
me semblaient dues. » Baudelaire partage cette optique : « Les parfums, les
couleurs et les sons se répondent… »
Une telle poésie débouche sur une philosophie tendue vers une magie qui
rend présent l’absent, et qui gonfle les voix les plus grêles du souffle de
l’immensité.
Le monde chamanique qui prépare le druidisme, clé de notre culture, est
un univers en perpétuel mouvement. Ses étoiles sont des météores. Le
soleil, la lune voyagent. Ils quittent leur demeure céleste pour se percher à
la cime d’un pin et ouïr le kantélé de Vaïno ou la harpe de Dagda.
Que ceux-ci retentissent… La forêt et la lande s’émerveillent, les
montagnes se soulèvent, les nuages basculent et la mer s’apaise.
Le chant ne meurt pas pour autant. Il traverse les siècles pour nous
projeter aux confins de nous-mêmes, dans ces profondeurs où nous
rejoignons toutes les vies, toutes les peaux d’ânes, tous les chats bottés, tous
les bouleaux sacrés ; où nous touchons aux neuf enfers et aux neuf cieux ;
où nous pouvons dire avec Amergein :
« Je suis celui qui annonce les âges de la lune,
Je suis celui qui enseigne où se couche le soleil 20… »

Une poésie cosmique… où s’inscrit le vieux mythe du drame planétaire


et des sphères éclatées :
« Ne voyez-vous pas le soleil disparaître et les étoiles tomber ? » s’écrie
le Barde Gallois Gruffyd Ab Yr Ynad, auquel l’Edda répond :
« Le soleil semble noircir, le soleil sombre dans la mer,
Au ciel les étoiles vacillent
Des flots de fumée et de flammes ronflent
Dont la haute ardeur danse jusqu’au ciel 21… »

Même ton apocalyptique chez les Skaldes visionnaires :

« La mer mugit, les falaises s’écroulent 22… »


« Je vis le soleil plein de signes de sang 23… »

Cette vision dantesque sera, quelques siècles plus tard, celle de


Baudelaire et de Leconte de Lisle :

« Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige 24… »


« Le soleil dans les flots avait noyé ses flammes 25… »

Mais — c’est là l’énigme — les astres peuvent s’effacer, les luminaires


peuvent exploser… Ils renaissent en des aubes nouvelles. L’auteur des
Fleurs du mal assistera à « la gloire du soleil sur la mer violette 26 ». Celui
des Poèmes antiques le verra nageant « sur les vapeurs du soir 27 ».
Le code de ces résurrections est-il écrit quelque part pour être perçu par
un capteur d’oracle ? « Un chant mystérieux tombe des astres d’or… »,
nous révèle Rimbaud.

Ce chant runique épaule l’image fugitive et incessante d’une réalité que


nous connaissons sans l’avoir jamais rencontrée. Riche de ses tendresses et
de ses sauvageries, il rythme encore la kamlénie de notre vie.
Nos enfants, proches des sources originelles, le savent mieux que nous.
Lorsque, en décembre 1984, le rideau se lève sur la scène du Palais des
Congrès à Paris, des centaines d’entre eux retiennent leur souffle, éblouis.
Devant eux s’étend le pays de l’Imaginaire tel que le décrirent les chamans
à leurs ouailles. Les étoiles y sont à portée de la main. Les animaux y
parlent. Une fée — Chantal Goya — l’habite. Elle a pour amis un âne
savant, un crocodile-dentiste, un chat botté, des lapins roses. Elle connaît
aussi un géant nommé Balthazar. Il vit dans une forêt et dialogue avec les
oiseaux. Il sait comment aller à Animauville : une cité merveilleuse dont le
château est en sucre candi couronné d’un toit de chocolat. Pour s’y rendre il
suffit de monter à bord d’un soulier magique qui lévite à travers les airs et
dont les yeux, ronds comme la lune, sont les phares des nuits sans astres.
Toutes les valences de la kamlénie se fondent dans ce rêve enfantin par
lequel passe la tradition vivante…
Mais la séance rituelle ne se déroule plus seulement dans nos théâtres. Le
cinéma, en renversant les frontières de la mise en scène, nous a restitué la
dimension chamanique des voyages… en l’homme et dans l’univers.
L’Éternel retour de Cocteau et Delannoy, L’Âge d’or de Buñuel, Le
Silence d’Igmar Bergman sont représentatifs des immobilités qui bougent et
des questes qui ne veulent pas s’achever. D’une veine plus pure, l’étonnant
Jonathan Livingstone, le goéland, silhouette dans un espace blanc un
palmipède-enfant réincarnant peut-être une âme de chaman. Notre héros
s’indigne du vol trop lent de son espèce. Pourquoi les goélands ne peuvent-
ils atteindre la Grande Ourse et fendre le firmament à tire-d’aile, rapides,
fiers et puissants ? Jour après jour, l’audacieux s’exerce. Il vole bientôt plus
vite que ses petits camarades… Encore plus haut, encore plus vite. Porté par
sa course vers des îles inconnues, il revient de temps à autre tournoyer au-
dessus de son aire natale, enseignant à sa tribu que tout être vivant est
maître de son destin. Mais un beau matin, ne dominant plus son élan, il
s’écrase contre la montagne. Déchiqueté, il vit le morcellement des
chamans. Mais comme eux, il ressuscite dans son double, en incarnant de
l’âme des goélands. Il devient alors l’instructeur des jeunes oiseaux
auxquels il enseigne les lois du vol magique et la sagesse des
initiés : — Seule compte la queste de perfection. Elle conduit à la solitude
mais elle donne accès à l’Illimité…
Jonathan, au cours de ses voyages, a-t-il visité le pays oublié où une
statue de pierre recèle le cœur des Visiteurs du soir ? Un mythe de Marcel
Carné, mais également une résurgence du celto-chamanisme. Les vivants
s’y imbriquent aux habitants des Enfers, régis par le daïmon de la planète.
Ce dernier, sous l’aspect du diable chrétien (seul, ce détail n’est pas
chamanique), délègue sur la terre un homme et une femme chargés de
« pourrir » les ambiances.
Ils arrivent dans un manoir habité par un seigneur et sa fille, Anne. Le
messager infernal la regarde. Aussitôt, c’est l’amour. Un amour insensé
qu’ils se jurent éternel. Pour Gilles, l’envoyé de la nuit, la jeune fille est la
fée lumineuse qui validera sa métamorphose.
Mais le Diable furieux intervient. Il sépare les amants par ses maléfices.
Éloignés l’un de l’autre, ils réussissent à se rejoindre sur ces plans invisibles
où se retrouvent ceux qui s’aiment. Et la fée celtique (Ana, fée d’Irlande)
vitalisant Gilles, le sorcier, en pleine mutation, celui-ci refuse de retourner
vers les ombres dont il est issu.
— En pierres vous serez changés ! hurle alors le Diable hors de lui. Et
joignant le geste à la parole, il les pétrifie au milieu d’une forêt, l’espace
chamanique ! Enlacés, à jamais figés, à jamais silencieux.
Soudain, l’ensorceleur blêmit : — Qu’est-ce que c’est ? s’écrie-t-il, quel
est ce bruit ? Mais… c’est leur cœur que j’entends ! Leur cœur qui bat…
qui bat… qui bat…
Qui bat au-delà de la mort. Au-delà des jours, comme bat en nous, au-
delà des millénaires, un rêve inoubliable.
Il est temps que ce rêve cesse sa vie latente. Et qu’il s’éveille à nos
soleils.
Notes bibliographiques
INTRODUCTION

1
Maurice Paléologue, La Russie des tsars pendant la Grande Guerre, Plon,
1922, T. II, p. 115.

2
Jean Markale, L’épopée celtique d’Irlande, Payot, 1971, p. 195.

3
Id., p. 25-26.

4
Goethe, Balades, Aubier-Montaigne, 1944, p. 67.

5
H. Blavatsky, La Doctrine secrète, Paris, 1904, p. 910.

6
J. Evola, Le mystère du Graal, Villain et Belhomme, 1967, p. 33-34.

7
I. Paulson, Les religions arctiques et finnoises, Payot ; 1965, p.148.

I. L’ÉLECTION CHAMANIQUE

1
Knut Rasmussen, The intellectual culture of the Iglul Eskimo, Paris, 1929,
p. 119.

2
François Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient, Paris, 1829, t. II,
p. 174.
3
Marcelle Bouteiller, Chamanisme et guérison magique, P.U.F., 1950, p..

4
Rasmussen, op. cit., p. 425.

5
Uno Harva, Les Représentations religieuses des peuples altaïques,
Gallimard, 1959, p. 3.

6
Rasmussen, op. cit., p. 119.

7
Jean Markale, L’épopée celtique d’Irlande, Petite Bibliothèque Payot, 1972,
p. 181.

8
Id., Les Celtes, Payot, 1977, p. 412.

9
Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Gallimard, 1957, p. 112.

10
Ibid., p. 128.

11
Hocart, The life — giving Myth, Londres, 1952, p. 28-32.

12
Mircea Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase,
Payothèque, 1974, p. 50.

13
Eveline Lot-Falck, Les religions de l’Europe du Nord, Fayard-Denoël,
1974, p. 695.

14
Rasmussen, op. cit., p. 114.
15
Eliade, Mythes, rêves et mystères, op. cit., p. 113.

16
Harva, op. cit., p. 299, citation de Bogoras.

17
Jean-Louis Bernard, Dictionnaire de l’insolite, Dauphin, 1971, p. 182.

18
Isha Schwaller de Lubicz, Her-Bak disciple, Flammarion, 1956, p. 175.

19
Elias Lonnrot, Le Kalévala, XVII, 38-42.

20
Ibid., 59-66.

21
Ibid., 168-172.

22
Ibid., 531-570.

23
K. Muller, « Llsoxski-Zeitschrift für Celtishe Philologie », XIV, trad. fr.,
Revue celtique, XVIII, 8.

24
Régis Boyer, Les religions de l’Europe du Nord, 530-533.

25
Sieroszweski, « Du chamanisme d’après les croyances Yakoutes », Revue
d’histoire des religions, 1902, p. 314.

II. AMBIANCE MAGIQUE DU CHAMAN


1
Ake Hultkrantz, Les religions arctiques et finnoises, p. 279.

2
Sternberg, Divine election in primitive religions, p. 475.

3
W. Bogoras, Chukchee Mythology, p. 107.

4
Jean Markale, Les Celtes, op. cit.

5
Markale, art. cit., Cahiers du sud, no 335.

6
Markale, L’épopée celtique d’Irlande, p. 34.

7
Markale, Imramm Malduin, XXVIII.

8
N. Gorchov, Yrin Uola, Ivorgo, XV, Irkoutsk, 1895, p. 43.

9
Markale, L’épopée celtique de Bretagne, p. 147.

10
Ph. Strahlenberg, Der nord- ostliche Theil von Europé uns Asien, p. 378.

11
Wilfrid Chetteoui, Un rhapsode russe : Rjahinn le père, p. 70.

12
Markale, L’Épopée celtique de Bretagne, op. cit., p. 65.

13
Lyall Watson, Histoire naturelle du surnaturel, p. 224-225.
14
Elias Lonnrot, Kalévala, chant XVI, 32-56 et 123-126.

15
Ibid., chant XLIV, 330-335 et 326-333.

16
René Guénon, Le roi du Monde, chap. x.

17
Lonnrot, op. cit., LXVI, 350-360.

18
Ibid., II, 370-373.

19
Robert Graves, La déesse blanche, p. 190.

20
Knesofontow, Legendy i Rasskasy o schamnach.

21
Paul Valéry, Eupalinos, p. 184-185.

22
G. Thieux, Lumières dans la nuit, no 117.

23
J.L. Bernard, Dictionnaire de l’insolite (voir chakra).

24
Paul Le Cour, A la recherche d’un monde perdu, p. 141.

25
A. Savoret, Du menhir à la croix, p. 323.

26
Fulcanelli, Les demeures philosophales, t. I, p. 156.
27
Ibid., t. II, p. 64.

III. L’ÉQUIPEMENT DU CHAMAN

1
Ivar Paulson, op. cit., p. 132.

2
Uno Harva, Les représentations religieuses des peuples altaïques,
Gallimard, 1959, p. 342.

3
Lönnrot, Le Kalévala, trad. J.L.Perret, Stock, 1931, IX, 272.

4
Ibid., XVIII, 30.

5
Ibid., XII, 217.

6
Ibid., XVIII, 63.

7
Snorri, Gylfaginning, xx.

8
Trad. Sjoestedt, Revue celtique, XLIII, 8.

9
Harva, op. cit., p. 345.

10
Markale, L’épopée celtique de Bretagne, op. cit., p. 40.

11
Markale, Guide de la Bretagne mystérieuse, Tchou, 1966 ; Finistère, p. 237.

12
Lönnrot, op. cit., XIV, 339.

13
Markale, Guide de la Bretagne mystérieuse, op. cit., Ille-et-Vilaine, p. 234.

14
E. Lot-Falck, Les religions de l’Europe du Nord, op. cit., p. 739.

IV. L’ACTION DU CHAMAN

1
Lonnrot, Kalévala, XLVI, 462.

2
Ibid., 480.

3
Ibid., IX, 270.

4
Ibid., XVI, 740.

5
E. Lot-Balck, op. cit., p. 737-738.

6
Harva, op. cit., p. 169.

7
Lehtisalo, Entwurferner — Mythology de Jurak-Samojeden, p. 108.

8
Lonnrot, op. cit., XVIII, 221-270.
9
Ibid.

10
Patkanov, 1898, Munskaesi, 1905.

11
Lyall Watson, Histoire naturelle du surnaturel, p. 210.

12
R.P. Guillot, Raspoutine et les devins des tsars.

13
Nelson, « The Eskimo about Being Strait », 18e annual report of the bureau
of American ethology, 1899.

14
Paulson, op. cit., p. 256.

15
Radlov, Aus Sibirien, p. 52.

16
Harva, Les représentations religieuses des peuples altaïques.

17
Ibid.

18
Ibid.

19
Guide de la Bretagne ; Ille-et-Vilaine, p. 21.

20
E. Lot-Falck, op. cit., p. 679.

21
Ibid., p. 681.
V. MÉDECINE DU CHAMAN

1
Jochelson, The Yukagirs, p. 380.

2
Eliade, Le chamanisme, p. 181.

3
Ducan Pride, Dix ans chez les Esquimaux, p. 153.

4
Sierosswski, op. cit., p. 325.

5
Ibid., p. 638.

6
E. Lot-Falck, op. cit., p. 742.

7
Ibid., p. 638.

8
Lonnrot, Kalévala, op. cit., XLV, 255-269.

9
Ibid., 233-236.

10
Ibid., LXI, 270-300.

11
Ibid., 320-350.

12
Ibid., 355-360.
13
Bogoras, op. cit., p. 465.

14
Pryde, op. cit., p. 150.

15
Watson, op. cit., p. 239.

16
Ibid., p. 241.

17
G.W. Meek, A study of psychic surgery and spiritual healing in the
Philippins, privately printed.

18
Lewis, Les religions de l’extase, p. 54.

19
Eliade, Le Chamanisme, p. 133.

20
Dottin, L’épopée irlandaise, p. 113-117.

21
J. Bourgaux, Possessions et simulacres, p. 23.

22
Robert Graves, La déesse blanche, p. 510.

VI. LE CODE DU CHAMAN

1
R. Boyer, Les Dits du Très-Haut, op. cit., p. 147.

2
J.L. Bernard, Les archives de l’Insolite, éd. du Dauphin, 1971, p. 392.

3
Ynglingasaga, VI-VII.

4
G. Dumézil, Mythes et dieux des Germains, p. 81.

5
Markale, L’épopée celtique d’Irlande, p. 180.

6
Ynglingasaga, IV.

7
Diodore de Sicile, v-29 et Strabon, IV-4.

8
Markale, Les Celtes, op. cit., p. 86.

9
Markale, Les grands Bardes d’Irlande, p. 42.

10
Royer, op. cit., p. 565-566.

11
Hans Jeny « Visualing sounds », Science Journal, juin 1968.

12
Watson, Histoire naturelle du surnaturel, op. cit., p. 102.

13
Boyer, op. cit., p. 561.

14
Markale, L’épopée celtique d’Irlande, op. cit., p. 65.

15
Eliade, Chamanisme, p. 366.

16
Loennrot, Kalévala, VIII, 170.

17
Ibid., IX.

VII. LA MORT DU CHAMAN

1
Harva, op. cit., p. 211-212.

2
Eliade, Le Chamanisme, op. cit., IX-X-XII.

3
Eva Ruchpaul, Philosophie et pratique du yoga, 12.

4
Markale, Cahiers du sud, no 335, p. 27.

5
Rasmussen, op. cit.

6
E. Lot-Falck, op. cit., p. 743.

7
Ibid.

8
Ibid.

9
Boyer, op. cit., p. 104.
10
Chetteoui, op. cit., p. 17.

11
Goethe, Balades, éd. Montaigne, p. 135.

12
Leconte de Lisle, Les Hurleurs.

13
A. Akmatova, Poèmes sans héros, p. 69.

14
J. Cocteau, La Belle et la bête, p. 79.

15
Giraudoux cité par Claude Roy dans Trésors de la poésie populaire, p. 841.

16
Lonnrot, Kalévala, XXXVIII, 150-180.

17
Mistral, Mireille.

18
Taliesin, Le Cad Godden, extrait du Livre de Taliésin.

19
Jane Rude, Anna Akmatova, p. 139.

20
Markale, Livre de Leinster, trad. P.D. Hyde, et cité dans Celtes, p. 190.

21
Renaud-Krantz, Voluspä. Prédictions de la voyante, cit. dans Anthologie,
86.

22
Ibid., Lai du soleil, ibid.
23
Ibid.

24
Baudelaire, Les fleurs du mal, « Les phares », p. 58.

25
Leconte de Lisle.

26
Baudelaire, op. cit., p. 178.

27
Rimbaud, Œuvres, Mercure de France, MCMXLVI, p. 267.
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© Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 1986
ISBN 2-221-04895-4
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Sommaire

Couverture
Présentation

Page de titre

Épigraphe
Introduction
Introduction

I. - L’élection chamanique

II. - L’ambiance magique du chaman


III. - L’équipement du chaman

IV. - L’action du chaman


V. - La médecine du chaman

VI. - Le code du chaman Les runes

VII. - La fin des chamans et leurs permanences

Notes bibliographiques

INTRODUCTION
I. L’ÉLECTION CHAMANIQUE

II. AMBIANCE MAGIQUE DU CHAMAN


III. L’ÉQUIPEMENT DU CHAMAN

IV. L’ACTION DU CHAMAN

V. MÉDECINE DU CHAMAN

VI. LE CODE DU CHAMAN

VII. LA MORT DU CHAMAN

Bibliographie thématique

CHAMANISME

CELTICISME
CULTURES NORDIQUES ET GERMANO-SCANDINAVES

PRÉHISTOIRE ET HISTOIRE

POÉSIE ET LITTÉRATURE

DIVERS

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