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L’usage public de notre propre raison doit toujours être libre, et lui seul peut
amener les Lumières parmi les hommes.
Kant
À
chaque changement historique, il devient nécessaire de repenser et de
reormuler les conditions et les exigences de l’autonomie de la conscience. Au
début du Moyen Âge, le christianisme aide les masses à se libérer d’un sys-
tème impérial fgé et d’une idéologie qui donne sens uniquement à la vie des
riches et puissants. Le xvie siècle marque l’exploration de deux continents nouveaux : l’un
découvert par les explorateurs et l’autre, encore plus grand, de l’homme intérieur. L’Église
de Rome est grandement aectée par ces bouleversements, avec la Réorme protestante
qui la orce à revoir ses propres valeurs. Le xviie siècle promeut les pouvoirs de la raison,
en même temps que les découvertes de la science jettent l’homme seul dans un univers
sans limites, et peut-être sans Dieu. Même si le classicisme a voulu montrer l’image d’un
Les Lumières
1705 1708 1711 1714 1717 1720 1723 1726 1729 1732 1735 1738 1741 1744 1747 1750 1753 1756 1759 1762 1765
1718 Voltaire, Œdipe Montesquieu, De l’esprit des lois 1748 Rousseau, Julie ou 1761
la nouvelle Héloïse
Montesquieu, Lettres persanes 1721 Diderot, Lettre sur les aveugles 1749 Rousseau, Du 1762
Culture à l’usage de ceux qui voient contrat social
et littérature Marivaux, Le jeu de l’amour et du hasard 1730 Encyclopédie, sous la direction 1751-17 72
françaises de Diderot et d’Alembert
Abbé Prévost, Histoire du chevalier des 1731
Grieux et de Manon Lescaut Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité 1755
Voltaire, Lettres philosophiques 1734 Voltaire, Candide 1759
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ordre immuable, un xviiie siècle militant prouvera que, sous
l’immobilisme apparent, des orces obscures sont à l’œuvre et
que des Lumières, portées par des idéaux et un enthousiasme
collectis, peuvent mettre à mal toutes les valeurs de l’ordre
ancien.
n grand basculement
Dans les décennies qui suivent la mort de Louis XIV en 1715,
on assiste à un basculement, sans précédent par sa radicalité
et sa rapidité, de toutes les vieilles manières de penser : la hié-
rarchie, la discipline, l’ordre, l’autorité, les dogmes s’eacent
devant des valeurs nouvelles qui se nomment liberté de cons-
cience et progrès.
1768 1771 1774 1777 1780 1783 1786 1789 1792 1795 1798 1801 1804 1807 1810 1813 1816 1819 1822 1825 1828
1766-1769 Voyage de Bougainville 1789 Début de la Révolution rançaise, par la prise de la Bastille
autour du monde
1792 Chute de la royauté et proclamation de la République
17 73 Suppression par le pape de
l’ordre des Jésuites 1793 Louis XVI guillotiné et Terreur
« Boston Tea Party » 1800 Bonaparte, nommé Premier Consul, prend le pouvoir
17 74-1789 Règne de Louis XVI
17 76 Indépendance des États-Unis
Le aste et la monumentalité de Versailles sont de plus en plus abandonnés par les savants
et les artistes, qui se réunissent désormais dans les caés et les élégants salons des grands
hôtels parisiens, lesquels ont dorénavant une bonne place à la politique et à l’évolution des
mœurs. Ces nouveaux centres de la vie culturelle permettent à la sphère intime de succéder
au cérémonial rigide de la cour. Alors que l’époque tout entière est encline à perdre la oi en
toute règle morale, la relativité du sensible, qui ne connaît que la vie, son ardeur et son fux,
se substitue à l’absolu des principes. On cherche à se divertir, passant son temps dans les
théâtres et les bals. Dans les salons, on organise des jeux de société qui servent de prétexte
au libertinage. Toute morale ennuyeuse est bannie des règles de la vie.
Au siècle précédent, les philosophes peignaient des « caractères » ; ces nouveaux philoso-
phes passent du constat aux actes en se aisant réormateurs. Soucieux d’être utiles à leurs
concitoyens, ils s’associent aux activités liées au progrès de la civilisation, ce qui les amène à
recenser les connaissances acquises par l’homme, aussi bien dans les techniques que dans
les arts. Leur sociabilité les place au centre de la vie mondaine, où leur infuence se ait
partout sentir (salons, clubs, caés, restaurants). Tournés vers leurs semblables, ces êtres
cosmopolites correspondent à travers l’Europe, séjournent à l’étranger, enquêtent sur les
diérents systèmes politiques et se soucient du sort réservé aux peuples découverts il y a
peu. Leurs voyages sont l’occasion d’une leçon de relativité, d’une remise en cause des idées
reçues sur la propriété, la justice, la liberté et la religion. Les philosophes du xviiie siècle ont
ouvert des espaces dans lesquels nous vivons encore aujourd’hui.
Leur esprit critique est appliqué à tous les domaines de la connaissance, comme en témoigne
l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. En résulte une dé-
nonciation des anatismes, des préjugés, des conservatismes, des injustices, des arbitraires,
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des inégalités et, plus globalement, de l’intolérance. Bientôt les institutions elles-mêmes,
politiques et religieuses, seront remises en cause dans leur essence même. Le scepticisme
des philosophes les pousse à réexaminer les doctrines de l’Église, qu’ils écartent le plus
souvent comme des superstitions. Ils analysent également les systèmes politiques, ce qui les
amène à exiger plus de libertés pour les individus, ainsi que des ormes de gouvernement
plus représentatives. Le droit divin sera bientôt contraint de céder le pas au droit naturel.
1. Par le traité de Paris qui met fin à cette guerre en 1763, la France est contrainte de céder le Canada à l’Angleterre.
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À la certitude de la Lumière l’équilibre nancier suscite l’exaspération de la noblesse et le ressentiment des paysans. Après
venue d’en haut se substitue 10 ans de crise économique et politique, le pouvoir est déstabilisé, les vieilles vérités vacillent
et une révolution est en cours.
la pluralité des lumières qui
se répandent de personne à Une grande rupture ait bientôt voler en éclats la structure politique : la Révolution s’amorce
personne. en 1789 avec la prise de la Bastille. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
Tzvetan Todorov (1789), où l’esprit philosophique des Lumières trouve sa ormulation, abolit les privilèges
de l’Ancien Régime et reconnaît l’égalité de tous à la naissance. C’est l’abolition de la
royauté et l’instauration de la République (1792), qui prendra pour devise « Liberté, Égalité,
Fraternité ». La Révolution vient de substituer la souveraineté du peuple à la monarchie
comme base de la légitimité. La diversité des individus succède à l’unité monarchique
du corps social alors que l’égalité de principes érode le respect des privilèges. Du côté de
l’Église, les ecclésiastiques sont obligés, en 1791, de prêter serment de délité à la nouvelle
Constitution, ce qui en ait des quasi-onctionnaires de l’État. C’est le triomphe de l’esprit
philosophique, même si les excès de la Terreur qui vont suivre mettront à mal les idéaux de
liberté et de tolérance déendus par les philosophes.
e néoclassicisme
Le style rocaille expire dans la seconde
moitié du xviiie siècle. Entre-temps, la
Jean-Siméon Chardin, L’enfant au toton, 1738. découverte des ruines de Pompéi et
Dans sa volonté d’effacer les artifices pour retrouver la nature, l’art des Lumières s’intéresse à
d’Herculanum aura été à l’origine de la
l’individu, à ses mœurs et à ses sentiments. naissance du néoclassicisme, qui s’étalera
de 1770 jusqu’aux années 1860. Avec son
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exigence d’une plus grande ri-
gueur, le néoclassicisme, dernier
soubresaut du classicisme, rigidie
davantage l’art classique. Sau
de très rares exceptions, ses ar-
tistes répètent les canons artis-
tiques et les critères du beau qu’ils
ont appris dans les académies :
sujets nobles, individus idéalisés,
manière de peindre nette sans
qu’on puisse distinguer la touche,
primauté du contour et du des-
sin sur la mise en couleur... Figé
en doctrine, le goût classique se
dessèche et s’appauvrit. Dans leur
quête de raison et d’idéal, les ar-
tistes néoclassiques recourent à
un style réaliste discipliné par une
orme qui se veut pure, la beauté
idéale se substituant à la vérité.
Avec une rigueur d’archéologues, ils observent la nature par la lorgnette de l’Antiquité :
celle-ci avait idéalisé la beauté, le néoclassicisme idéalise l’Antiquité. Ces artistes ne se
satisont pas de ressusciter un style du passé, ils tentent d’utiliser cet art pour açonner
la morale et les comportements contemporains. Noblesse de l’art et onctions édiantes,
qu’elles soient morales, politiques ou religieuses, sont intimement liées. Ce nouveau
dogme artistique entend reféter, avec un goût prononcé du pathétique et des grands
sentiments, la morale de la nouvelle classe dirigeante. Le culte du héros s’impose, conon-
dant les idéaux de vertu, de don de soi, de sacrice à la patrie et de grandeur morale de
l’Antiquité avec ceux prônés par la Révolution. Un tableau réussi doit véhiculer de bons
sentiments, des passions héroïques ou des vertus patriotiques, valeurs dans lesquelles
la classe dominante aime se reconnaître. On fatte l’orgueil des gouvernants, qui n’hé-
sitent pas à se considérer eux-mêmes comme la réincarnation moderne des Grecs et des
Romains de l’Antiquité. Deux peintres réussissent particulièrement à se démarquer dans
cette dictature des contraintes, David et Ingres. Ce style le plus souvent stérile se diluera
dans un art qualié de pompier.
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La littérature : la raison et le cœur
Le siècle littéraire s’est terminé sur la querelle des Anciens et des Modernes ; le
xviie
xviiie
siècle consacre la victoire des Modernes. Tout en assurant la permanence des goûts et
de la rigueur des modèles littéraires classiques en ce qui concerne l’écriture en tant que
telle – l’œuvre de Voltaire brille de l’ultime éclat du classicisme –, les écrivains recourent de
moins en moins aux genres littéraires traditionnels, préérant en inventer de nouveaux qui
correspondent mieux à l’esprit du siècle.
Dans cette adhésion à une nouvelle esthétique, les belles-lettres, la philosophie et la poli-
tique sont proondément solidaires : elles se fxent pour but de libérer l’esprit et les sens
d’une morale rigoriste et aliénante. Les idées prennent plus d’importance que la orme.
Engagée dans un processus de vulgarisation d’idées, l’œuvre littéraire se ait militante.
Dans la seconde moitié du siècle, quand le nouvel idéal intellectuel et moral se sera afrmé,
le triomphe de l’esprit philosophique se concrétisera dans une sensibilité nouvelle pour
laquelle le cœur a le droit de s’exprimer autant que la raison.
Il faut toujours que ce qui est grand soit attaqué par les petits esprits.
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qqqqqqqqqqqqqqqq
Poème sur le désastre de Lisbonne
ou examen de cet axiome : Tout est bien
Ô malheureux mortels ! ô terre déplorable ! Au spectacle erayant de leurs cendres umantes,
Ô de tous les mortels assemblage eroyable ! 15 Direz-vous : « C’est l’eet des éternelles lois
D’inutiles douleurs éternel entretien ! Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix » ?
Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien », Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :
5 Accourez, contemplez ces ruines areuses, « Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes » ?
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses, Quel crime, quelle aute ont commis ces enants
Ces emmes, ces enants l’un sur l’autre entassés, 20 Sur le sein maternel écrasés et sanglants ?
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés ; Lisbonne, qui n’est plus, eut-elle plus de vices
Cent mille inortunés que la terre dévore, Que Londres, que Paris, plongés dans les délices ?
10 Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore, Lisbonne est abîmée, et l’on danse à Paris.
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours Tranquilles spectateurs, intrépides esprits,
Dans l’horreur des tourments leurs lamentables jours ! 25 De vos rères mourants contemplant les naurages,
Aux cris demi-ormés de leurs voix expirantes, Vous recherchez en paix les causes des orages :
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