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Esclavage et traites

dans l’espace camerounais (XVe-XXe siècle):


dynamiques internes, connections externes et enjeux mémoriels

SÉMINAIRE DU LUNDI 1ER FÉVRIER 2021

Ahmadou SEHOU
Chercheur-Résident
Institut d’Etudes avancées de Nantes
&
Université de Maroua (Cameroun)

Centre d’Etudes et de Recherches Pluridisciplinaires


sur l’Esclavage et la Traite en Afrique (CERPETA)

« Le sort réservé à l’être humain est toujours dépendant de l’idée qu’un peuple
se fait de Dieu et de ses commandements »

DOUMBI-FAKOLY (Ecrivain malien)


PLAN DE PRÉSENTATION
 Introduction
 Origines: de l’(in)existence de l’esclavage avant les traites
 L’arrimage de la côte camerounaise et des pays de l’intérieur à
la traite transatlantique à partir de 1472
 Le Cameroun septentrional dans le système transsaharien
 Résistances, abolition et colonisation
 Survivances et séquelles actuelles
 Patrimoine esclavagiste, mémoire et valorisation culturelle et
touristique
 Conclusion
Position géographique:

de l’Océan atlantique (au fond


du Golfe de Guinée)
jusqu’au Lac Tchad
INTRODUCTION
C’est quoi un esclave ?
Esclavage, traite
 Altérité (un non-né, un étranger,
différent par sa couleur, sa race,  Esclavage: système articulé des lieux
sa religion, sa culture …) de capture, de détention, de transport,
 Propriété (capture, achat, vente, de vente, d’exploitation, de libération;
avec ses acteurs, ses techniques
héritage, don …), un esclave a d’échange, de conditionnement …
toujours son maître; à la
 La traite (moyens d’acquisition ou
différence du captif, du
d’aliénation: vente, achat, don,
prisonnier. héritage…)= volet commercial
 Statut héréditaire (transmissible  La traite n’est qu’une étape dans le
à sa descendance) vaste système qu’est l’esclavage

 Affranchissement comme  C’est pourquoi l’arrêt de la traite ne


moyen de sortie (différence signifie pas la fin de l’esclavage
entre libre et libéré)  Qu’est-ce qu’on a aboli ?
Tendances épistémologiques et historiographiques
 Dépasser l’opposition entre sociétés étatiques et lignagères (Meillassoux,
1975 et 1981; Miers et Kopytoff, 1977; Memel-Fote, 2007);
 Inverser la lecture de l’esclavage et des traites à partir des exutoires
côtiers (Ki-Zerbo, 1972; Mbaye gueye, 1983) pour mettre en exergue les
lieux d’origine, les stratégies locales du système (Lovejoy, 1983 et 2017;
Thioub, 2001 et 2010; Seck, 2008 et 2013; Saha, 2001; Sehou, 2011)
avant leur raccordements aux circuits externes;
 Dynamique de transformation et de centralisation sociale sous l’effet de
l’esclavage (des sociétés au départ claniques ou lignagères deviennent
centralisées et guerrières pour satisfaire les demandes du système
esclavagiste.
 Vers une économie du souvenir ? (Tourisme culturel, de mémoire;
comment représenter des mémoires conflictuelles ? des mémoires encore
vives ?)
ORIGINES: DE L’(IN)EXISTENCE DE L’ESCLAVAGE AVANT LES
TRAITES


Les travailleurs de l’Egypte ancienne étaient-ils des esclaves ou des ouvriers? Mécanismes de
réinsertion sociale des prisonniers, des condamnés, inexistence de marchés d’esclaves.

Le mot esclave dérive du latin slavius ou de l’anglais slave; pour désigner les Slaves (populations
indo-européennes d’Europe orientale) qui étaient vendus comme esclaves parce que non-chrétiens;

L’esclavage est une institution des sociétés indo-européennes et sémitique (voir la Grèce, Rome; la
Bible et le Coran);

Conquête de l’Egypte par les Arabes en 641 suivie de celle de la Nubie (traité de 652 ou Baqt avec
livraison annuelle de 400 esclaves);

L’alliance en 1061 de Ouar Diabi, roi du Tekrour avec les Almoravides pour la conquête du Ghana
en 1076 et la propagation de l’islam: «  les populations du Ghana devenues musulmanes, ainsi que
leurs coreligionnaires du Tekrour (Fouta Toro) et de Silla, se rependaient régulièrement chez les
populations animistes pour opérer les razzias… les victimes trouvaient acheteurs parmi les
commerçants du Maghreb ». (Renault F. et Daget S., 1985, Les traites négrières en Afrique, Paris,
Karthala, p. 24-25).


Origines (suite)

 La Charte du Mandé (Charte de Kouroukan Fouga)


adoptée en 1222 par laquelle l’Empereur du Mali proclamait
qu’ « Une vie n’est pas plus ancienne ni plus respectable
qu’une autre vie…» et que « nul ne placera désormais le
mors dans la bouche de son semblable pour aller le
vendre »; classée au patrimoine culturel immatériel de
l’humanité par l’Unesco en 2009.
 Abolition de l’esclavage par Soundiata Keita en 1236, en
prêtant ce serment pour son intrônisation. Principes de
respect de la vie humaine, de droit à la vie, d’égalité, de non
discrimination, de liberté individuelle, de justice, d’équité et
de solidarité.
Origines (suite)
 Le Portugal se lance dans la traite sur les côtes ouest-africaines à partir
de 1441 (Nuno Tristâo), à travers la technique du filhamento (rapt). De
1441 à 1448, Gomez Zurara dénombre 927 captifs fait par les portugais
sur les côtes d’Afrique.
 La bulle du Pape Nicolas V en 1454 : « la libre et ample faculté
d’envahir, chercher, capturer , déporter et soumettre tous les sarrasins et
autres ennemies du Christ n’importe où, de prendre possession de leurs
royaumes, principauté, et de leur possessions, et de tous leurs biens
meubles et immeubles, et de réduire leurs personnes à l’esclave
perpétuel, et prendre le souveraineté de leurs royaumes… » (Bulle
Romanus Pontifex, Rome, 1454, p. 23 ).
 « Les Chrétiens ont coutume de débarquer la nuit par surprise chez les
Canariens idolâtres et d’enlever des hommes et des femmes qu’ils
envoient ensuite en Espagne pour les vendre comme esclaves », Alvise
Cadamosto, Voyages en Afrique noire (1455-1456), trad. Verrier, Paris,
Chandeigne-Unesco, 2003, p. 37.
Origines: … espace camerounais

Sur la côte (jusqu’à l’arrivée des Portugais au Du Lac Tchad jusqu’à la lisière de la forêt
XVe Siècle) puis des Anglais au XVIIIe siècle
 Des peuples de pêcheurs autour du Lac Tchad et le long
 Peuples de pêcheurs (Sawa: duala, isubu, des fleuves tels que le Logone, le Chari, la Benoué
bakweri, banyang, mbo… ) en migrations (Kotoko, Mousgoum, Tupuri …);
le long de la côte ou suivant les rives des
 Des agriculteurs (Wandala, Tupuri, Moundang, Mofou,
cours d’eau (Campo, Nyong, Lokoundje,
Matakam, Guiziga, Guidar, Fali, Sara, Dama, Dowayo,
Sanaga, Wouri, Moungo …
Dii, Mboum, Gbaya, Péré, Vouté, Tikar, Wawa, Kondja,
Kaka, Maka….);
 Structures claniques (familles élargies);
 Des principautés kotoko (Sao); des cités mousgoum avec
 Pratique de l’exogamie (rapt de femmes leurs cases obus; des chefferies Mboum autour des
parfois); grottes et montagnes (Ngan-Ha, Ngawkor, Ngaouhora,
Ngaoundéré, Ngaoundal); des cités Vouté;
 Contacts limités avec les peuples de
l’intérieur forestier (Pygmées, Bassa,  Structures politiques à la dimension des clans ou
Bakoko, Ngumba, Bakossi, Abo, Bakundu, lignages; pratique de l’exogamie (enlèvement de
Yabassi, Bamileke, Bamoun, Widikum, femmes), culture matérielle (céramique, poterie, forge,
Nso, Tikar, Banen, Béti, Ntumu, Fang… ; architecture, artisanat…)

 Conflits très limités (rixes, luttes entre Pas d’existence avérée d’esclaves ou de marchés d’esclaves
jeunes…); réinsertion sociale des dans la structure sociale ou dans les traditions orales, avant
prisonniers dans la communauté l’introduction de l’Islam par le Nord ou l’arrivée des
Portugais par la côte atlantique en 1472.
ARRIMAGE À LA TRAITE TRANSATLANTIQUE
À PARTIR DE 1472
 De la traite de proximité (entre la côte et les îles voisines,
centres de collecte, de transit, d’entrepôt, de ravitaillement)

 … à la traite transatlantique (embarquements, traversée,
destinations, débarquements, vente, achat des produits
exotiques pour l’Europe: sucre, coton, café, or, …);
 Logique de construction d’un système (processus de
raccordement et d’implication des populations de l’intérieur;
 Transformation progressive des pratiques antérieures et
organisation des circuits pour satisfaire la demande exprimée
à partir de la côte.
LE CAMEROUN SEPTENTRIONAL DANS LE
SYSTÈME TRANSSAHARIEN
 Relations avec les empires du pourtour tchadien: Kanem (VIIIe
s.), Bornou (XIVe s.), Kanem-Bornou (XVIe s.), Baguirmi
(XVIe s.); Wandala (XVe s. fondé par une femme Soukda);
 Abraham Hannibal (prince du Logone-Birni), capturé en 1703
et emmené à Istanbul, acheté pour Pierre le Grand (Tsar de
Russie); secrétaire de l’empereur et enfin général en chef dans
l’Armée impériale russe; arrière-grand-père maternel du
célèbre poète russe Alexandre Pouchkine.(Gnammankou,
1996; Hugh Barnes, 2008);
 Le tournant majeur: fondation de l’Empire de Sokoto à partir
de 1804 par Ousman dan Fodio (plus grand empire africain au
XIXe siècle: Islam, esclavage et commerce caravanier); djihad
sans islamisation.
RÉSISTANCES, ABOLITIONS ET COLONISATION
 Résistance à la capture et aux razzias (fuites, sites défensifs, constructions
défensives, armes…), pendant l’esclavage (luttes, refus de travailler, révoltes,
fugues/femmes…);
 Abolitions de la traite : luttes externes, imposées aux chefs, signature des
traités (Côte et intérieur); décrets coloniaux (Allemands, Anglais et Français);
 Répression de la traite mais sans éradication de l’esclavage; persistance; tracé
des frontières; tentatives d’encadrement du pouvoir des chefs, immixtion
dans la succession, destitutions, création des chefferies autonomes (pouvoir
de l’occupant contre la légitimité ancestrale); restructuration des réseaux
internes;
 Modus vivendi entre Européens et chefs locaux, accommodements des
colonisateurs, réalisme colonial, pluralisme légal (coutumes, religions
importées, lois européennes);
 « Tout ce que le Blanc dit au bureau, il l’oublie vite dès qu’il rentre à la
maison ! » (son confort, sa nourriture, ses ordres ne peuvent être assurés
qu’avec le maintien du système)
La case obus des Mousgoum: une architecture de résilience
face aux razzias et incendies (épopée esclavagiste de Rabah, 1842-1900)
SURVIVANCES ET SÉQUELLES ACTUELLES
 Traces perceptibles (mémoire, attitudes, comportements…);
apparitions publiques des souverains; préjugés discriminatoire;
 Perpétuation dans les royaumes côtiers, chefferies des
Grassfields, le Sultanat Bamoun, les lamidats du Nord-
Cameroun (Tibati, Tignère, Banyo, Ngaoundéré, Rey-Bouba,
Garoua, Demsa, Bibemi, Guider, Mayo-Oulo, Maroua,
Guidiguis, Mora, Mokolo, Yagoua, Kousseri, Pouss, Makari,
Logone-Birni…);
 Descendants d’esclaves non-affranchis; incapacités attachés au
statut; citoyenneté incomplète;
 Pas de reconnaissance officielle, « réalité encore visible qu’on
refuse de voir »; pas de loi de condamnation spécifique,
pouvant permettre le travail de mémoire.
ENJEUX MÉMORIELS LIÉS À L’ESCLAVAGE
Problématique au Cameroun où les vestiges et les témoins disparaissent
(silence, oubli, peu de musées); économie du souvenir (Programme ‘‘La Route
de l’esclave’’ de l’Unesco) ?
 Travail de collecte et de sauvegarde, élaboration du discours scientifique,
appropriation mémorielle et culturelle indispensable;
Dimension pédagogique (grand public, cibles spécifiques…); construction
d’une mémoire historique de la traite; narration d’une mémoire historique
dramatique; histoire et actualité des sociétés africaines; être de l’Africain;
rapport aux autres;
Signification, mémoire de qui? Pour qui ? Pourquoi ? Critères d’émergence:
 Mémoriaux: lieu de mémoire ? lieu où est la mémoire ?
 Spatialité des mémoires: dimension spatiale, inscription dans l’espace;
 Temporalité : construction de la mémoire;
 Sites, lieux sacrés, monuments, musée etc.
Les ruines de Bimbia (Limbe), port négrier
Plage d’embarquement, trompette d’appel du Chef Toko
et bascule anglaise (Grand Batanga/ Kribi)
Berges du Wouri (site de traite le plus important),
La pagode: Palais de King Akwa à Douala
Palais du Sultan Bamoun, vues Chefferie Bamileke
Cortège du Lamido de Ngaoundéré,
colonne de femmes esclaves sortant du Palais chercher du sable (1955)
Entrée principale du Palais du Lamido de Ray-Bouba
(colonne de femmes esclaves à moitié nues)
Cortège du Lamido de Ray:
palanquin et tambours royaux
portés par les esclaves

Cavalerie cuirassée
de Ray-Bouba
Lamido Iyawa Adamou
(Banyo), 1942-1966
Des efforts récents de mise en tourisme,
une institution muséale en construction

 L’initiative de la Route Des Chefferies (Musée des Civilisations, Cases


patrimoniales, Musée Maritime de Douala, Musée de Limbe, Route du
Sahel, Route de la forêt)
 Le Projet TOSTEM (Tourisme autour des Sites d’Esclavage et de leurs
Mémoires); identifier, cartographier et matérialiser les sites et les
itinéraires; Cinq pays en dialogue (Cameroun, Sénégal, Haïti, Antigua &
Barbuda, France); exposition itinérante internationale;
 Les musées vivants (objets visibles dans les chefferies, parades et
cérémonies rituelles qui font place à l’esclavage; les postures et les
tenues dans les cours des palais; un passé qui ne passe pas !
 Mother of Humanity Monument (sous l’impulsion de la diaspora
caméricaine),
Le Musée des Civilisations de Dschang
Le Musée maritime de Douala
Quelques vues de l’exposition internationale Mémoires Libéréés (TOSTEM)
Mother of Humanity Monument (maquette)

Mother of humanity sera installée dans la


station balnéaire de Kribi, sur un terrain de
1500 hectares.
Budget déjà mobilisé: 1 milliard de
dollars.
Le monument mesurera 95 mètres de haut,
comptera 29 étages au cœur, 54 pavillons
culturels représentant les nations
africaines, un parc et des aménagements
connexes.
La base de la statue en bronze est un
bâtiment avec musées, des halls
d’exposition et un auditorium de 300
places. 
L’idée est celle d’un sculpteur américain,
affirme Aveline Ava (ARK Jammers) : « il
s’appelle Nijel Binns. C’est un sculpteur
noir américain. Il y a eu des émeutes à Los
Angeles. Il a voulu apporter sa
contribution en tant que sculpteur. Et il a
trouvé cela dommage que des
communautés se battent alors qu’en
réalité, quand on  regarde bien, nous
venons tous de l’Afrique qui est le cœur
de l’humanité.»
21 Janvier 2021: Lilian Thuram, champion du monde de football 1998 avec l’équipe de France,
fait notable sawa (il est de l’ethnie duala de l’île de Jebale selon son ADN)
CONCLUSION
 L’espace camerounais a connu l’esclavage dans sa complexité;
 Des sociétés lignagères ou claniques ont été poussées à la centralisation politique
du fait de l’esclavage;
 Des mutations sous système colonial: persistance de esclavage, indigénat, travail
forcé…
 Patrimoine important avec des enjeux multiples; mémoire encore vive;
 Intérêt grandissant pour les Afro-descendants ces dernières années (tests ADN,
voyages retour vers leurs racines, nouvelle identité ) ; un pont sur l’atlantique ?
 Habitudes acquises qui ont conditionné l’avenir: désorganisation, militarisation,
prédation, domination, extraversion, acculturation, dépendance, appauvrissement
continue à l’échelle africaine; le présent africain n’est qu’une perpétuation et
réadaptations conjoncturelles de l’esclavage et de la traite.

 THANK YOU
SO MUCH

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