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Sperber Dan. T. Todorov, Théories du symbole. In: L'Homme, 1978, tome 18 n°3-4. De l'idéologie. pp. 203-205;
https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1978_num_18_3_367893
relations et non entre les termes de ces relations. De deux choses l'une : ou bien des
analogies en série existent dans les sociétés sans écriture et ces tableaux sont une façon
commode de les représenter, ou bien Goody pense que de telles séries d'analogies ne
peuvent pas exister sans écriture, et c'est là une thèse vigoureuse qui mériterait d'être
développée directement.
L'index (autre produit spécifique de l'écriture) laisse à désirer, mais les illustrations
et les exergues ont été choisis avec un agréable éclectisme.
Dan Sperber
Tzvetan Todorov, Théories du symbole. Paris, Seuil, 1977, 378 p., notices bibliogr.,
index (Poétique).
(en particulier des mots entendus littéralement) et l'évocation indéfinie des symboles
(y compris les mots employés figurativement) il faut, pour la tradition sémiotique, qu'il
y ait un rapport de subordination ou d'englobement.
Ainsi, pour la rhétorique classique, il y a une norme constituée par le signe ; le
symbole est un écart par rapport à cette norme, un rajout tolerable tant qu'il est confiné à un
rôle ancillaire de mise en valeur du signe, blâmable s'il se met lui-même en valeur aux
dépens du signe. Le symbole, rhétorique ou artistique, est soumis à une fin qui lui est
extérieure.
L'esthétique romantique comporte un double renversement : pas de norme unique,
d'une part ; pas de finalité externe, d'autre part. « La rhétorique ne sera plus possible
dans un monde qui fait de la pluralité des normes sa norme » (p. 138). Les symboles,
avec leur interprétation ouverte, individualisée, et leur incapacité à représenter purement
et simplement un objet extérieur bien défini, deviennent la forme d'expression
romantique par excellence tandis que les signes — et l'allégorie, ce compromis entre signe et
symbole — font figure de parents pauvres.
En dépit de judicieuses réserves, il me semble que Todorov tend à exagérer la
symétrie inversée entre pensées classique et romantique : la rhétorique classique (avec la
logique et l'herméneutique) forme un corps de doctrine complexe et élaboré, fondé sur
des observations détaillées souvent d'une subtilité remarquable, partiellement explicité
au moyen d'une batterie impressionnante (parfois ridicule) de concepts, bref une théorie,
pré-scientifique certes, exprimée avec une grande platitude, mais une théorie quand
même. Face à quoi les romantiques énoncent avec génie deux remarques essentielles :
premièrement, le propre de l'art est d'être à lui-même sa propre fin (réflexivité que
Todorov nomme, à mon avis maladroitement, « intransitivité ») ; deuxièmement,
l'interprétation du symbole n'est ni codée ni codifiable. Cela dit, il n'y a pas un corps de théorie
romantique du signe et du symbole, mais plutôt un discours artistique sur l'art,
symbolique sur le symbole, qui tourne le dos à l'élaboration rationnelle d'observations
empiriques. Bref, en simplifiant à l'extrême, les romantiques barrent à la connaissance un
chemin qu'avaient ouvert les classiques, et s'ils en ouvrent un autre, c'est à la création.
Le mérite de nos contemporains, c'est d'avoir refait en moins d'un siècle ce parcours
de deux mille ans qui mène à un cul-de-sac cognitif. D'abord les néo-classiques qui
refoulent le symbole : Lévy-Bruhl chez qui « les descriptions du signe 'sauvage' (celui
des autres) sont des descriptions sauvages du symbole (le nôtre) » (p. 262) ; Saussure qui,
le nez sur des symboles, ne voit que des signes (un chapitre délectable sur un Saussure
inconnu, Polonius tourmenté à qui on a fait jouer le rôle du Spectre). Freud qui, croyant
découvrir (ce qu'il fait vraiment en d'autres lieux), retrouve les idées classiques : « La
classification des tropes (rapports entre deux sens) se fonde, dans l'Antiquité, sur celle
des associations psychiques (rapports entre deux entités mentales). Cela semble
l'évidence même. On a du mal à comprendre, alors, pourquoi on s'acharne à affirmer que la
grande découverte de Freud consiste à avoir baptisé la métonymie déplacement, et la
métaphore condensation ; et celle de Lacan, à y avoir 'reconnu [dans les termes freudiens]
deux figures essentielles désignées par la linguistique : la métonymie et la métaphore'.
Est-ce vraiment un pas en avant ? » (p. 274, note). Puis un romantique (dans sa
conception du poétique) : Jakobson auquel Todorov consacre un chapitre chaleureux et déférent,
mais pas exempt de critique.
De la confrontation même des idées classiques et romantiques et de leurs avatars
se dégage une impossibilité de souscrire aux unes ou aux autres ou même d'en tenter la
synthèse. Todorov conclut en se déclarant partisan d' « une attitude qui s'oppose en
bloc » aux deux conceptions considérées, et qui reconnaisse que « les modes de la signi-
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fiance sont multiples et irréductibles l'un à l'autre » (p. 359). Il ne décrit pas plus
positivement l'attitude qu'il préconise — ce sera l'objet d'un autre ouvrage. Mais cette
mise en double perspective, systématique et historique, devrait contribuer à une
réévaluation assez radicale des recherches contemporaines et de leur avenir.
Le livre est riche en observations, en citations, en exégèses, ce qui en fait un
instrument utile (qui le serait encore plus avec un index des matières ou, mieux encore, une
table vraiment analytique). Il n'est évidemment pas d'une lecture facile quoique certains
passages comme ceux consacrés à « un citoyen de Toulouse qui se faisait appeler Virgile
le Grammairien », ou aux démêlés de Saussure avec une jeune fille « que l'on désigne
sous le pseudonyme de Mlle Hélène Smith », ou aux brûlures de Jakobson adolescent,
aient un charme tout borgésien.
Dan Sperber