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AVERTISSEMENT

Nou s sommes heu reu x , av ec Antoine Gallimard, de pu blier dans le


cadre de la collection « Folio» et pou r la premiè re fois l’ é dition inté -
grale du Petit Prince, strictement conforme à l’ é dition originale
amé ricaine, la seu le paru e du v iv ant de l’ au teu r, en 1943.
Saint-Ex u pé ry , ex ilé au x É tats-Unis de 194] à I943 et n’ y pou -
v ant maintenir de remtions continu es av ec son é diteu rparisien, av ait
en effet confié à la maison new — y orkaise Rey nal (9’ Hitchcock le soin
de ré aliser les deu x premiè res é ditions du conte, l’ u ne en langu e/ran—
caise, l’ au tre en langu e anglaise, tou tes deu x reprodu isant les cé lè bres
aqu arelles. Ce n’ est qu e trois ans plu s tard, le 30 nov embre I 945, qu e
sortait des presses la premiè re é dition du Petit Prince en France,
pou r le compte de la Librairie Gallimard. Cette derniè re é dition a
serv i, ju squ ’ à au jou rd’ hu i, d’ u niqu e ré fé rence à tou tes les pu blica-
tions du conte connu es du pu blicfranç ais.
Mais à comparer les deu x é ditions amé ricaines de I 943 av ec l’ é di—
tion franç aise posthu me de I945, nou s av ons constaté des diffé rences
sensibks dans la reprodu ction des dessins de Saint-Ex u pé ry . Diffé -
rences qu e ne peu v ent ex pliqu er de simples v ariations d’ encrage ou
de techniqu es d’ impression. Qu e regarde l’ astronome dans sa lor—
gnette? Une é toile, malencontreu sement absente de l’ é dition fran-
ç aise. Et qu e dire des é critu res de l’ homme d’ affaires et des formu les
inscrites su r le tableau de l’ astronome; elles n'ont rien en commu n,
assu ré ment. À croire qu e l'on ne compte pas de la mê me faç on ou tre-
Atlantiqu e.’ La liste est longu e de ces petits dé tails qu i diffé rent, du
contou r de l’ é charpe au x pé tales et sé pales des fleu rs, des ray ons du
soæ il au pied du lampadaire, des racines du baobab au x branches

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des palmiers. En ou tre, le nombre des cou chers de soleil n ’ é tait pas le
mê me depu is les ré é ditions des anné es cinqu ante.
Pou rqu oi de telles v ariations ? L’ imprimeu rfranç ais, ne disposant
pas des dessins originau x de l’ au teu r; est reparti des illu strations de
l’ u ne des deu x é ditions amé ricaines. Ces illu strations, qu i ont pu ê tre
ju gé es trop pâ les pou r la nou v elle impression, ont é té reprodu ites à
l’ identiqu e et « rav iv é es» , ou « remonté es » . L'u tilisation de calqu es a
notamment entraî né des effets de rehau t des dessins initiau x , ajou -
tant en tel ou tel endroit de la matiè re au x traits affaiblis; les cou ps
de pinceau , encore bien v isibles dans l’ é dition de I943, ont disparu
sou s l’ effet de « lissage» des cou leu rs; et bien des dé tails s’ en sont
trou v é s ainsi alté ré s, v oire mis à mal.
Nou s av ons donc dé cidé , compte tenu des moy ens techniqu es dont
nou s disposons dé sormais, de faire procé der à cette nou v elle impres-
sion à partir de l ’ é dition amé ricaine du Petit Prince.
Cinqu ante-hu it ans plu s tard, le pu blic franç ais et francophone
pou rra donc lire ce conte u niv ersel av ec les illu strations qu e l’ é cri-
v ain a dessiné es et v u es C’ est u n lien nou v eau av ec
Saint-Ex u pé ry et Le Petit Prince.

FRÉ DÉ RIC D’ AGAY


à 'fi z fi i (I)w a
‘ b v I
w
je crois qu ’ il profi ta, pou r son é v asion,
d'u ne migration d’ oiseau x sau v ages.
Antoine de Saint-Ex u pé ry

le Î ’ sz bit (Pal/nm
Av ec des aqu arellm' de l’ au teu r

,
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é, 1
J, ‘ x /

Gallimard
© É ditions Gallimrmi, I 946, tex te et illu strations.
© É ditions Gallimard, I999, pou r la pré sente é dition.
 Lé on Werth.

Je demande pardon au x enfants d'av oir


dé dié ce liv re à u ne grande personne. j'ai
u ne ex cu se sé rieu se : cette grande per-
sonne est le meilleu r ami qu e j’ ai au
monde.j'ai u ne au tre ex cu se : cette grande
personne peu t tou t comprendre, mê me les
liv res pou r enfants. j’ ai u ne troisiè me
ex cu se : cette grande personne habite la
France où elle a faim et froid. Elle a bien
besoin d’ ê tre consolé e. Si tou tes ces ex —
cu ses ne su ffi sent pas, je v eu x bien dé —
dier ce liv re à l'enfant qu ’ a é té au trefois
cette grande personne. Tou tes les grandes
personnes ont d’ abord é té des enfants.
(Mais peu d'entre elles s’ en sou v iennent.)
je corrige donc ma dé dicace :

A Lé on Werlh
qu and il é tait petit garç on.
Lorsqu ej’ av ais six ansj’ ai v u , u ne fois, u ne magni-
fi qu e image, dans u n liv re su r la forê t v ierge qu i s'ap-
pelait Histoires v é cu es. Ç a repré sentait u n serpent boa
qu i av alait u n fau v e. Voilà la copie du dessin.
On disait dans le liv re : « Les serpents boas av alent
leu r proie tou t entiè re, sans la mâ cher. Ensu ite ils ne
peu v ent plu s bou ger et ils dorment pendant les six
mois de leu r digestion. »
j'ai alors beau cou p ré fl é chi su r les av entu res de la
ju ngle et, à mon tou r,j’ ai ré u ssi, av ec u n cray on de
cou leu r, à tracer mon premier dessin. Mon dessin
nu mé ro 1. Il é tait comme ç a :

j’ ai montré mon chef-d’ œ u v re au x grandes per-


sonnes etje leu r ai demandé si mon dessin leu r fai-
sait peu r.
Elles m’ ont ré pondu : « Pou rqu oi u n chapeau
ferait— il peu r?»

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Mon dessin ne repré sentait pas u n chapeau . Il
repré sentait u n serpent boa qu i digé rait u n é lé -
phant. j’ ai alors dessiné l’ inté rieu r du serpent boa,
afi n qu e les grandes personnes pu issent com-
prendre. Elles ont tou jou rs besoin d’ ex plications.
Mon dessin nu mé ro 2 é tait comme ç a :

L...[ ‘
c -:— ';:. __— -.__.‘ _.;=__— v — — — .’ f. "ra 'Aj

Les grandes personnes m’ ont conseillé de laisser


de cô té les dessins de serpents boas ou v erts ou fer-
mé s, et de m’ inté resser plu tô t à la gé ographie, à
l’ histoire, au calcu l et à la grammaire. C’ est ainsi
qu e j’ ai abandonné , à l’ â ge de six ans, u ne magni-
fi qu e carriè re de peintre. j’ av ais é té dé cou ragé par
l’ insu ccè s de mon dessin nu mé ro l et de mon des-
sin nu mé ro 2. Les grandes personnes ne compren-
nentjamais rien tou tes seu les, et c’ est fatigant, pou r
les enfants, de tou jou rs et tou jou rs leu r donner des
ex plications...
j’ ai donc dû choisir u n au tre mé tier etj’ ai appris à
piloter des av ions. j’ ai v olé u n peu partou t dans le
monde. Et la gé ographie, c’ est ex act, m’ a beau cou p
serv i. je sav ais reconnaî tre, du premier cou p d’ œ il,
la Chine de l’ Ariz ona. C’ est trè s u tile, si l’ on s’ est
é garé pendant la nu it.
j’ ai ainsi eu , au cou rs de ma v ie, des tas de
contacts av ec des tas de gens sé rieu x .j’ ai beau cou p
v é cu chez les grandes personnes. je les ai v u es de
trè s prè s. Ç a n’ a pas trop amé lioré mon opinion.

l4
Qu and j’ en rencontrais u ne qu i me paraissait u n
peu lu cide, je faisais l’ ex pé rience su r elle de mon
dessin nu mé ro 1 qu ej’ ai tou jou rs conserv é je v ou -
lais sav oir si elle é tait v raiment compré hensiv e. Mais
tou jou rs elle me ré pondait : « C’ est u n chapeau .»
Alors je ne lu i parlais ni de serpents boas, ni (le
forê ts v ierges, ni d’ é toiles.je me mettais à sa porté e.
je lu i parlais de bridge, de golf, de politiqu e et de
crav ates. Et la grande personne é tait bien contente
de connaî tre u n homme au ssi raisonnable...

II

j’ ai ainsi v é cu seu l, sans personne av ec qu i parler


v é ritablement, ju squ ’ à u ne panne dans le dé sert du
Sahara, il y a six ans. Qu elqu e chose s’ é tait cassé
dans mon moteu r. Et comme je n’ av ais av ec moi ni
mé canicien, ni passagers, je me pré parai à essay er
de ré u ssir, tou t seu l, u ne ré paration diffi cile. C’ é tait
pou r moi u ne qu estion de v ie ou de mort. j’ av ais à
peine de l’ eau à boire pou r hu itjou rs.
Le premier soir je me su is donc endormi su r le
sable à mille milles de tou te terre habité e. j’ é tais
bien plu s isolé qu ’ u n nau fragé su r u n radeau au
milieu de l’ océ an. Alors v ou s imaginez ma su rprise,
au lev er (lu jou r, qu and u ne drô le de petite v oix m’ a
ré v eillé . Elle disait :
« S’ il v ou s plaî t... dessine-moi u n mou ton!
— Hein!
— Dessine— moi u n mou ton...»
j’ ai sau té su r mes pieds comme si j’ av ais é té
frappé par la fou dre. j’ ai bien frotté mes y eu x . j’ ai

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bien' regardé . Etj’ ai v u u n petit bonhomme tou t à
fait ex traordinaire qu i me considé rait grav ement.
Voilà le meilleu r portrait qu e, plu s tard,j’ ai ré u ssi à
faire de lu i. Mais mon dessin, bien sû r, est beau cou p
moins rav issant qu e le modè le. Ce n’ est pas ma
fau te. j’ av ais é té dé cou ragé dans ma carriè re de
peintre par les grandes personnes, à l’ â ge de six ans,
etje n’ av ais rien appris à dessiner, sau f les boas fer—
mé s et les boas ou v erts.
Je regardai donc cette apparition av ec des y eu x
tou t ronds d’ é tonnement. N’ ou bliez pas qu e je me
trou v ais à mille milles de tou te ré gion habité e. Or
mon petit bonhomme ne me semblait ni é garé , ni
mort de fatigu e, ni mort de faim, ni mort de soif, ni
mort de peu r. ll n’ av ait en rien l'apparence d’ u n
enfant perdu au milieu du dé sert, à mille milles de
tou te ré gion habité e. Qu and je ré u ssis enfi n à par-
ler,je lu i (lis:
« Mais... qu ’ est-ce qu e tu fais là ? »
Et il me ré pé ta alors, tou t dou cement, comme
u ne chose trè s sé rieu se :
« S’ il v ou s plaî t... dessine— moi u n mou ton...»
Qu and le my stè re est trop impressionnant, on
n’ ose pas dé sobé ir. Au ssi absu rde qu e cela me sem-
blâ t à mille milles de tou s les endroits habité s et en
danger de mort,je sortis de ma poche u ne feu ille de
papier et u n sty lographe. Mais je me rappelai alors
qu ej’ av ais su rtou t é tu dié la gé ographie, l'histoire, le
calcu l et la grammaire etje dis au petit bonhomme
(av ec u n peu de mau v aise hu meu r) qu e je ne sav ais
pas dessiner. ll me ré pondit :
« Ç a ne fait rien. Dessine-moi u n mou ton.»
Comme je n’ av ais jamais dessiné u n mou ton je

16
Voilà le meilleu r portrait qu e, plu s lard,
J.. ai ré u ssi à ("aire de lu i.

l7
A relis, pou r lu i, l’ u n des deu x seu ls des-
" “w,
sins dontj’ é tais capable. Celu i du boa
> "1“
fermé . Etje fu s stu pé fait d’ entendre le
petit bonhomme me ré pondre :
« Non! Non l Je ne v eu x pas d’ u n
é lé phant dans u n boa. Un boa c’ est
trè s dangereu x , et u n é lé phant c’ est trè s encom-
brant. Chez moi c’ est tou t petit. j’ ai besoin d’ u n
mou ton. Dessine— moi u n mou ton.»
Alorsj’ ai dessiné .
ll regarda attentiv ement, pu is : "x
« Non! Celu i-là est trè s i
malade. Fais-en u n au tre. » _
je dessinai : ’7
Mon ami sou rit gentiment, av ec " J
indu lgence :
« Tu v ois bien... ce n’ est pas u n mou ton, c’ est u n
bé lier. Il a des cornes...»
_]e relis donc encore mon dessin :
Mais il lu t refu sé , comme les pré cé dents :
« Celu i-là est trop v ieu x . _]e v eu x u n
mou ton qu i v iv e longtemps.»
_V Alors, fau te de patience, comme
’ t’ j’ av ais hâ te (le commencer le dé mon—
. 1, i . Ï tage de mon moteu r, je grifl'onnai ce
, dessin-ci :
' Et je lanç ai
« Ç a c’ est la caisse. Le mou ton qu e tu
v eu x est dedans. »
Mais je fu s bien su rpris (le v oir s’ illu miner le
v isage (le monjeu neju ge :
« C’ est tou t a l'ait comme ç a qu e « je le v ou lais!
Crois— tu qu ’ il l’ aille beau cou p d’ herbe à ce mou ton?
— 'Pou rqu oi?
— Parce qu e chez moi c’ est tou t petit...
— Ç a su ffi ra sû rement. je t’ ai donné u n tou t
petit mou ton. »
Il pencha la tê te v ers le dessin :
« Pas si petit qu e ç a... Tiens! Il s’ est endormi... »
Et c’ est ainsi qu e je fi s la connaissance du petit
prince.

III

Il me fallu t longtemps pou r comprendre d’ où il


v enait. Le petit prince, qu i me posait beau cou p de
qu estions, ne semblaitjamais entendre les miennes.
Ce sont des mots prononcé s par hasard qu i, peu à
peu , m‘ ont tou t ré v é lé . Ainsi, qu and il aperç u t
pou r la premiè re fois mon av ion (je ne dessinerai
pas mon av ion, c’ est u n dessin beau cou p trop
compliqu é pou r moi) il me H
demanda: s" _' .1 y
« Qu ’ est-ce qu e c'est qu e 34,, “ ,6?
cette chose-là ? 3;, '
— Ce n’ est pas u ne chose. . ,
j “H \
Ç a v ole. C’ est u n av ion. C’ est
, Î] « N y \
mon av ion.»
Et j’ é tais fi er de lu i ap- 1.7 h -
prendre qu e je v olais. Alors il " ‘
[Il ; \ _
s’ é cria:

du ciel! “ C"mmen” tu es tombé .VÏ Ï N/T Æ , Îx À /W

— Ou i, fi s— je modestement. ' l,
1 li.)
— ' Ah! ç a c’ est drô le l... »
Et le petit prince eu t u n trè s joli é clat de rire qu i
m’ irrita beau cou p. je dé sire qu e l’ on prenne mes
malheu rs au sé rieu x . Pu is il ajou ta :
« Alors, toi au ssi tu v iens du ciel! De qu elle pla—
nè te es— tu P »
j’ entrev is au ssitô t u ne lu eu r, dans le my stè re de sa
pré sence, etj’ interrogeai bru squ ement :
« Tu v iens donc d’ u ne au tre planè te?»
Mais il ne me ré pondit pas. Il hochait la tê te dou -
cement tou t en regardant mon av ion :
« C’ est v rai qu e, là — dessu s, tu ne peu x pas v enir de
bien loin... »
Et il s’ enfonç a dans u ne rê v erie qu i du ra long-
temps. Pu is, sortant mon mou ton de sa poche, il se
plongea dans la contemplation de son tré sor.

Vou s imaginez combien j’ av ais pu ê tre intrigu é


par cette demi-confi dence su r « les au tres planè tes » .
je m’ efforç ai donc d’ en sav oir plu s long :
« D’ où v iens— tu , mon petit bonhomme? Où est— ce
“ chez toi” ? Où v eu x -tu emporter mon mou ton?»
Il me ré pondit aprè s u n silence mé ditatif:
« Ce qu i est bien, av ec la caisse qu e tu m’ as don—
né e, c’ est qu e, la nu it, ç a lu i serv ira de maison.
— Bien sû r. Et si tu es gentil, je te donnerai au ssi
u ne corde pou r l’ attacher pendant le jou r. Et u n
piqu et.»
La proposition paru t choqu er le petit prince :
« L’ attacher? Qu elle drô le d’ idé e!
— Mais si tu ne l’ attaches pas, il ira n’ importe où ,
et il se perdra.»
Et mon ami eu t u n nou v el é clat de rire :

20
Le petit prince su r l'asté roï de B 612.

21
à Mais où v eu x -tu qu ’ il aille!
— N’ importe où . Droit dev ant lu i... »
Alors le petit prince remarqu a grav ement :
« Ç a ne fait rien, c’ est tellement petit, chez moi! »
Et, av ec u n peu de mé lancolie, peu t-ê tre, il
ajou ta :
« Droit dev ant soi on ne peu t pas aller bien
loin... »

lV

j’ av ais ainsi appris u ne seconde chose trè s impor—


tante : c’ est qu e sa planè te d’ origine é tait à peine
plu s grande qu 'u ne maison!
Ç a ne pou v ait pas m’ é tonner beau cou p. je sav ais
bien qu 'en dehors des grosses planè tes comme la
Terre,_]u piter, Mars, Vé nu s, au x qu elles on a donné des
noms, il y en a des
centaines d’ au tres
qu i sont qu elqu e-
fois si petites qu 'on
. a beau cou p de mal
' ‘ (fi l , ’ " à les apercev oir
(3h ,. ,‘ au té lescopeQu and
‘ «) u n astronome dé -
.z à .” Ÿ" cou v re l’ u ne d’ elles,
li," i‘ ÿ il lu i donne pou r
' K nom u n nu mé ro. Il
l’ appelle par ex em—
z ple : « l’ asté roï de
“ 5-” ‘ 325» .

22
, j’ ai de sé rieu ses rai-
m ÿ .5
sons de croire qu e la
, A, l planè te d’ où v enait le
[ï f ' 1“ ; petit prince est l’ asté -
. :j‘ ï ‘ j; roï de B 612. Cet asté —
" roï dc n’ a é té aperç u
il l ' qu ’ u ne fois au té les—
cope, en 1909, par u n
astronome tu rc.
Il av ait fait alors u ne grande
dé monstration de sa dé cou v erte à u n
congrè s international d’ astronomie. Mais personne
ne l’ av ait cru à cau se de son costu me. Les grandes
personnes sont comme ç a.
Heu reu sement pou r la ré pu tation de l’ asté roï de
B 612, u n dictateu r tu rc imposa à son peu ple, sou s
peine de mort, de s’ habiller à l’ eu ropé enne. L’ astro-
nome refi t sa dé monstration en 1920, dans u n habit
trè s é lé gant. Et cette fois— ci tou t le monde fu t de son
av is.
Si je v ou s ai raconté ces dé tails su r l'asté roï de
B 612 et si je v ou s ai confi é son nu mé ro, c'est à
cau se des grandes personnes. Les grandes per-
sonnes aiment les chiffres. Qu and v ou s leu r parlez
d’ u n nou v el ami, elles ne v ou s qu estionnentjamais
su r l’ essentiel. Elles ne v ou s disent jamais : « Qu el
est le son de sa v oix ? Qu els sont les jeu x qu ’ il pré -
fè re? Est-ce qu ’ il
collectionne les
papillons?» Elles
v ou s demandent: ‘ . ,_
« Qu el â ge a-t-il? v ili I
Combien a-t— il de z '
frè re-s? Combien pè se-t— il? Combien gagne son
pè re?» Alors seu lement elles croient le connaî tre. Si
v ou s dites au x grandes personnes : « j’ ai v u u ne belle
maison en briqu es roses, av ec des gé raniu ms au x
fenê tres et des colombes su r le toit... » , elles ne par-
v iennent pas à s’ imaginer cette maison. Il fau t leu r
dire : « J’ ai v u u ne maison de cent mille francs.»
Alors elles s’ é crient : « Comme c’ estjoli ! »
Ainsi, si v ou s leu r dites, « La preu v e qu e le petit
prince a ex isté c’ est qu ’ il é tait rav issant, qu ’ il riait, et
qu ’ il v ou lait u n mou ton. Qu and on v eu t u n mou ton,
c’ est la preu v e qu 'on ex iste» , elles hau sseront les
é pau les et v ou s traiteront d’ enfant! Mais si v ou s leu r
dites : « La planè te d’ où il v enait est l’ asté roï de
B 612 » , alors elles seront conv aincu es, et elles v ou s
laisseront tranqu ille av ec leu rs qu estions. Elles sont
comme ç a. Il ne fau t pas leu r en v ou loir. Les enfants
doiv ent ê tre trè s indu lgents env ers les grandes per-
sonnes.
Mais, bien sû r, nou s qu i comprenons la v ie, nou s
nou s moqu ons bien des nu mé ros! j’ au rais aimé
commencer cette histoire à la faç on des contes de
fé es._]’ au rais aimé dire :
« Il é tait u ne fois u n petit prince qu i habitait u ne
planè te à peine plu s grande qu e lu i, et qu i av ait
besoin d’ u n ami... » Pou r ceu x qu i comprennent la
v ie, ç a au rait eu l’ air beau cou p plu s v rai.
Carje n’ aime pas qu ’ on lise mon liv re à la lé gè re.
j’ é prou v e tant de chagrin à raconter ces sou v enirs. Il
y a six ans dé jà qu e mon ami s’ en est allé av ec son
mou ton. Sij’ essaie ici de le dé crire, c’ est afi n de ne
pas l’ ou blier. C’ est triste d’ ou blier u n ami. Tou t le
monde n’ a pas eu u n ami. Etje pu is dev enir comme

24
les grandes personnes qu i ne s’ inté ressent plu s
qu ’ au x chiffres. C’ est donc pou r ç a encore qu ej’ ai
acheté u ne boî te de cou leu rs et des cray ons. C’ est
du r de se remettre au dessin, à mon â ge, qu and on
n’ ajamais fait d’ au tres tentativ es qu e celle d’ u n boa
fermé et celle d’ u n boa ou v ert, à l’ â ge de six ans!
j’ essaierai, bien sû r, de faire des portraits le plu s res-
semblants possible. Maisje ne su is pas tou t à fait cer-
tain de ré u ssir. Un dessin v a, et l’ au tre ne ressemble
plu s. je me trompe u n peu au ssi su r la taille. Ici le
petit prince est trop grand. Là il est trop petit._]’ hé -
site au ssi su r la cou leu r de son costu me. Alors je
tâ tonne comme ci et comme ç a, tant bien qu e mal.
je me tromperai enfi n su r certains dé tails plu s
importants. Mais ç a, il fau dra me le pardonner. Mon
ami ne donnaitjamais d’ ex plications. Il me croy ait
peu t-ê tre semblable à lu i. Mais moi, malheu reu se—
ment, je ne sais pas v oir les mou tons à trav ers les
caisses. je su is peu t— ê tre u n peu comme les grandes
personnes.j’ ai dû v ieillir.

Chaqu e jou r j’ apprenais qu elqu e chose su r la


planè te, su r le dé part, su r le v oy age. Ç a v enait tou t
dou cement, au hasard des ré fl ex ions. C’ est ainsi
qu e, le troisiè me jou r, je connu s le drame des bao-
babs.
Cette fois-ci encore ce fu t grâ ce au mou ton, car
bru squ ement le petit prince m’ interrogea, comme
pris d’ u n dou te grav e :

25
« C’ est bien v rai, n’ est— ce pas, qu e les mou tons
mangent les arbu stes?
— Ou i. C’ est v rai.
— Ah lje su is content!»
je ne compris pas pou rqu oi il é tait si important
qu e les mou tons mangeassent les arbu stes. Mais le
petit prince ajou ta :
« Par consé qu ent ils mangent au ssi les baobabs? »
je fi s remarqu er au petit prince qu e les baobabs
ne sont pas des arbu stes, mais des arbres grands
comme des é glises et qu e, si mê me il emportait av ec
lu i tou t u n trou peau d’ é lé phants, ce trou peau ne
v iendrait pas à bou t d'u n seu l baobab.
L'idé e du trou peau d’ é lé phants fi t rire le petit
prince :
« Il fau drait les mettre les u ns su r les au tres... »
Mais il remarqu a av ec sagesse :
« Les baobabs, av ant de grandir, ç a commence par
ê tre petit.
— C'est ex act! Mais pou rqu oi v eu x -tu qu e tes
mou tons mangent les petits baobabs? »
Il me ré pondit 1 « Ben! Voy onsl» , comme s’ il
s’ agissait là d’ u ne é v i-
dence. Et il me fallu t u n
grand effort d’ intelli-
gence pou r comprendre à
moi seu l ce problè me.
Et en effet, su r la pla-
"J nè te du petit prince, il y
av ait, comme su r tou tes
\ l l les planè tes, de bonnes
. ' .N herbes et de mau v aises
m, _ ‘ 7‘ herbes. Par consé qu ent

t'i’ 26
w!

de bonnes graines de bonnes herbes et de mau v aises


graines de mau v aises herbes. Mais les graines sont
inv isibles. Elles dorment dans le secret de la terre
ju squ ’ à ce qu ’ il prenne fantaisie à l’ u ne d’ elles de se
ré v eiller. Alors elle s’ é tire, et pou sse d’ abord timide-
ment v ers le soleil u ne rav issante petite brindille
inoffensiv e. S’ il s’ agit d’ u ne brindille de radis ou de
rosier, on peu t la laisser pou sser comme elle v eu t.
Mais s’ il s'agit d’ u ne mau v aise plante, il fau t arra-
cher la plante au ssitô t, dè s qu ’ on a su la recon-
naî tre. Or il y av ait des graines terribles su r la pla-
nè te du petit prince... c’ é taient les graines de
baobabs. Le sol de la planè te en é tait infesté . Or u n
baobab, si l’ on s’ y prend trop tard, on ne peu t
jamais plu s s’ en dé barrasser. Il encombre tou te la
planè te. Il la perfore de ses racines. Et si la planè te
est trop petite, et si les baobabs sont trop nombreu x ,
ils la font é clater.

27
« C’ est u ne qu estion de discipline, me disait plu s
tard le petit prince. Qu and on a terminé sa toilette
du matin, il fau t faire soigneu sement la toilette de la
planè te. Il fau t s’ astreindre ré gu liè rement à arra-
cher les baobabs dè s qu ’ on les distingu e d’ av ec les
rosiers au x qu els ils ressemblent beau cou p qu and ils
sont trè sjeu nes. C’ est u n trav ail trè s ennu y eu x , mais
trè s facile.»
Et u n jou r il me conseilla de m’ appliqu er à ré u ssir
u n beau dessin, pou r bien faire entrer ç a dans la tê te
des enfants de chez moi. « S’ ils v oy agent u n jou r, me
disait— il, ç a pou rra leu r serv ir. Il est qu elqu efois sans
inconv é nient de remettre à plu s tard son trav ail.
Mais, s’ il s’ agit des baobabs, c’ est tou jou rs u ne catas-
trophe._]’ ai connu u ne planè te, habité e par u n pares—
seu x . Il av ait né gligé trois arbu stes...»
Et, su r les indications du petit prince,j’ ai dessiné
cette planè te— là . je n’ aime gu è re prendre le ton
d’ u n moraliste. Mais le danger des baobabs est si
peu connu , et les risqu es cou ru s par celu i qu i s’ é ga-
rerait dans u n asté roï de sont si considé rables, qu e,
pou r u ne fois,je fais ex ception à ma ré serv e.je dis :
« Enfants! Faites attention au x baobabs! » C’ est
pou r av ertir mes amis d’ u n danger qu ’ ils frô laient
depu is longtemps, comme moi-mê me, sans le
connaî tre, qu e j’ ai tant trav aillé ce dessin-là . La
leç on qu e je donnais en v alait la peine. Vou s v ou s
demanderez peu t— ê tre : Pou rqu oi n’ y a— t— il pas, dans
ce liv re, d’ au tres dessins au ssi grandioses qu e le des-
sin des baobabs? La ré ponse est bien simple :j’ ai
essay é maisje n’ ai pas pu ré u ssir. Qu and j’ ai dessiné
les baobabsj’ ai é té animé par le sentiment de l’ u r-
gence.

28
Les baobabs.

29
Ah! petit prince,_j’ ai compris, peu à peu , ainsi, ta
petite v ie mé lancoliqu e. Tu n’ av ais eu longtemps
pou r distraction qu e la dou ceu r des cou chers de
soleil. j’ ai appris ce dé tail nou v eau , le qu atriè me
jou r au matin, qu and tu m’ as dit:
« j’ aime bien les cou chers de soleil. Allons v oir u n
cou cher de soleil...
— Mais il fau t attendre...
— Attendre qu oi?
— Attendre qu e le soleil se cou che. »
Tu as eu l’ air trè s su rpris d’ abord, et pu is tu as ri
de toi— mê me. Et tu m’ as dit:
« Je me crois tou jou rs chez moi! »

30
En effet. Qu and il est midi au x É tats-Unis, le
soleil, tou t le monde le sait, se cou che su r la France.
ll su ffi rait de pou v oir aller en France en u ne minu te
pou r assister au cou cher du soleil. Malheu reu se-
ment la France est bien trop é loigné e. Mais, su r ta si
petite planè te, il te su ffi sait de tirer ta chaise de
qu elqu es pas. Et tu regardais le cré pu scu le chaqu e
fois qu e tu le dé sirais...
« Un jou r, j’ ai v u le soleil se cou cher qu arante—
qu atre fois! »
Et u n peu plu s tard tu ajou tais :
« Tu sais... qu and on est tellement triste on aime
les cou chers de soleil...
— Le jou r (les qu arante-qu atre fois, tu é tais donc
tellement triste?»
Mais le petit prince ne ré pondit pas.

VII

Le cinqu iè me jou r, tou jou rs grâ ce au mou ton, ce


secret de la v ie du petit prince me fu t ré v é lé . Il
me demanda av ec bru squ erie, sans pré ambu le,
comme le fru it d’ u n problè me longtemps mé dite en
silence :
« Un mou ton, s’ il mange les arbu stes, il mange
au ssi les fl eu rs?
— Un mou ton mange tou t ce qu ’ il rencontre.
— Mê me les fleu rs qu i ont (les é pines?
— Ou i. Mê me les fleu rs qu i ont des é pines.
— Alors les é pines, à qu oi serv ent-elles? »
je ne le sav ais pas. j’ é tais alors trè s occu pé à

3l
essay er de dé v isser u n bou lon trop serré de mon
moteu r.j’ é tais trè s sou cieu x car ma panne commen—
ç ait de m’ apparaî tre comme trè s grav e, et l’ eau à
boire qu i s’ é pu isait me faisait craindre le pire.
« Les é pines, à qu oi serv ent— elles? »
Le petit prince ne rcnonç aitjamais à u ne qu es-
tion, u ne fois qu ’ il l’ av ait posé e. j’ é tais irrité par
mon bou lon et‘ je ré pondis n’ importe qu oi :
« Les é pines, ç a ne sert à rien, c’ est de la pu re
mé chanceté de la part des fl eu rs!
— Oh!»
Mais aprè s u n silence il me lanç a, av ec u ne sorte
de rancu ne :
« je ne te crois pas! Les fl eu rs sont faibles. Elles
sont naï v es. Elles se rassu rent comme elles peu v ent.
Elles se croient terribles av ec leu rs é pines... »
je ne ré pondis rien. À cet instant-là je me disais :
« Si ce bou lon ré siste encore,je le ferai sau ter d’ u n
cou p de marteau .» Le petit prince dé rangea de nou -
v eau mes ré fl ex ions :
« Et tu crois, toi, qu e les fl eu rs...
— Mais non! Mais non! je ne crois rien! j'ai
ré pondu n’ importe qu oi. je m’ occu pe, moi, de
choses sé rieu ses! »
Il me regarda stu pé fait.
« De choses sé rieu ses! »
Il me v oy ait, mon marteau à la main, et les doigts
noirs de cambou is, penché su r u n objet qu i lu i sem-
blait trè s laid.
« Tu parles comme les grandes personnes! »
Ç a me fit u n peu honte. Mais, impitoy able, il
ajou ta :
« Tu confonds tou t... tu mé langes tou t! »

32
Il é tait v raiment trè s irrité . Il secou ait au v ent des
chev eu x tou t doré s :
« je connais u ne planè te où il y a u n monsieu r cra-
moisi. Il n’ a jamais respiré u ne fl eu r. Il n’ a jamais
regardé u ne é toile. Il n’ a jamais aimé personne. Il
n’ a jamais rien fait d’ au tre qu e des additions. Et
tou te la jou rné e il ré pè te comme toi : ‘ je su is u n
homme sé rieu x lje su is u n homme sé rieu x l” , et ç a
le fait gonfl er d’ orgu eil. Mais ce n’ est pas u n
homme, c‘ est u n champignon!
— Un qu oi?
— Un champignon!»
Le petit prince é tait mainte-
nant tou t pâ le de colè re. _
« Il y a des millions d’ anné es ) \"
qu e les fleu rs fabriqu ent des
é pines. Il y a des millions d’ an-
né es qu e les mou tons mangent
qu and mê me les fl eu rs. Et ce
n’ est pas sé rieu x de chercher à
comprendre pou rqu oi elles se
donnent tant de mal pou r se
fabriqu er des é pines qu i ne ser—
v entjamais à rien? Ce n’ est pas
important la gu erre des mou - /.
tons et des fl eu rs? Ce n’ est pas /
plu s sé rieu x et plu s important
qu e les additions d’ u n gros
monsieu r rou ge? Et si je '
connais, moi, u ne fl eu r u niqu e
au monde, qu i n’ ex iste nu lle
part, sau f dans ma planè te,
et qu ’ u n petit mou ton peu t V/ ’ rfl ÿ
ané antir d’ u n seu l cou p, comme ç a, u n matin, sans
se rendre compte de ce qu ’ il fait, ce n’ est pas impor—
tant ç a! »
Il rou git, pu is reprit :
« Si qu elqu ’ u n aime u ne fl eu r qu i n’ ex iste qu ’ à u n
ex emplaire dans les millions et les millions d’ é toiles,
ç a su ffi t pou r qu ’ il soit heu reu x qu and il les
regarde. Il se dit : “ Ma fl eu r est là qu elqu e part...”
Mais, si le mou ton mange la fl eu r, c’ est pou r lu i
comme si, bru squ ement, tou tes les é toiles s’ é tei—
gnaient! Et ce n’ est pas important ç a! »
Il ne pu t rien dire de plu s. Il é clata bru squ ement
en sanglots. La nu it é tait tombé e.j’ av ais lâ ché mes
ou tils.je me moqu ais bien de mon marteau , de mon
bou lon, de la soif et de la mort. Il y av ait, su r u ne
é toile, u ne planè te, la mienne, la Terre, u n petit
prince à consoler!je le pris dans les bras. je le ber-
ç ai.je lu i disais : « La fl eu r qu e tu aimes n’ est pas en
danger. ..je lu i dessinerai u ne mu seliè re, à ton mou -
ton... jc te dessinerai u ne armu re pou r ta fl eu r...
je...» je ne sav ais pas trop qu oi dire. je me sentais
trè s maladroit.je ne sav ais comment l’ atteindre, où
le rejoindre... C’ est tellement my sté rieu x , le pay s
des larmes!

VIII

j’ appris bien v ite à mieu x connaî tre cette fl eu r. Il


y av ait tou jou rs eu , su r la planè te du petit prince,
des fl eu rs trè s simples, orné es d’ u n seu l rang de
pé tales, et qu i ne tenaient point de place, et qu i ne

34
dé rangeaient personne. Elles apparaissaient u n
matin dans l’ herbe, et pu is elles s’ é teignaient le soir.
Mais celle-là av ait germé u n jou r, d’ u ne graine
apporté e d’ on ne sait où , et le petit prince av ait su r-
v eillé de trè s prè s cette brindille qu i ne ressemblait
pas au x au tres brindilles. Ç a pou v ait ê tre u n nou —
v eau genre de baobab. Mais l’ arbu ste cessa v ite de
croî tre, et commenç a de pré parer u ne fl eu r. Le petit
prince, qu i assistait à l’ installation d’ u n bou ton
é norme, sentait bien qu ’ il en sortirait u ne appari-
tion miracu leu se, mais la fl eu r n’ en fi nissait pas de
se pré parer à ê tre belle, à l'abri de sa chambre v erte.
Elle choisissait av ec soin ses cou leu rs. Elle s’ habillait
lentement, elle aju stait u n à u n ses pé tales. Elle ne
v ou lait pas sortir tou te fripé e comme les coqu elicots.
Elle ne v ou lait apparaî tre qu e dans le plein ray onne-
ment de sa beau té . Eh! ou i. Elle é tait trè s coqu ette!
Sa toilette my sté rieu se av ait donc du ré des jou rs et
des jou rs. Et pu is v oici qu ’ u n matin, ju stement à
l’ heu re du lev er du soleil, ellc s’ é tait montré e.
Et elle, qu i av ait trav aillé av ec tant de pré cision,
dit en bâ illant z
« Ah! je me ré v eille à peine... je v ou s demande
pardon..._]e su is encore tou te dé coiffé e... »
Le petit prince, alors, ne pu t contenir son admira-
tion :
« Qu e v ou s ê tes belle!
— N'est-ce pas, ré pondit dou ce-
ment la fl eu r. Et je su is né e en mê me Il} i‘
temps qu e le soleil...» I
Le petit prince dev ina bien qu ’ elle
n’ é tait pas trop modeste, mais elle
é tait si é mou v ante! si
« C’ est l’ heu re,je crois,
du petit dé jeu ner, av ait—
elle bientô t ajou té , au -
riez — v ou s la bonté de pen-
ser à moi...»
Et le pctit prince, tou t
confu s, ay ant é té chercher
u n arrosoir d’ eau fraî che,
av ait serv i la fl eu r.

Ainsi l’ av ait-elle bien


v ite tou rmenté par sa v anité u n peu ombrageu se.
Un jou r, par ex emple, parlant de ses qu atre é pines,
elle av ait dit au petit prince :
« Ils peu v ent v enir, les tigres, av ec leu rs griffes!
— ll n’ y a pas de tigres su r ma planè te, av ait
objecté le petit prince, et pu is les tigres ne mangent
pas d’ herbe.
— je ne su is pas u ne herbe, av ait dou cement
ré pondu la fl eu r.
— Pardonnez -moi...
— je ne crains rien des tigres, mais j’ ai horreu r
des cou rants d’ air. Vou s n’ au riez pas u n parav ent?»
« Horreu r des cou rants d’ air... ce n’ est pas de
chance, pou r u ne plante, av ait remarqu é le petit
prince. Cette fl eu r est
bien compliqu é e... »
« Le soir v ou s me
mettrez sou s globe. ll
fait trè s froid chez v ou s.
C’ est mal installé . Là
d’ où je v iens...»
Mais elle s’ é tait in-
terrompu e. Elle é tait v enu e sou s
forme de graine. Elle n’ av ait rien
pu connaî tre des au tres mondes.
Hu milié e de s’ ê tre laissé su r—
prendre à pré parer u n men—
songe au ssi naï f, elle av ait tou ssé
deu x ou trois fois, pou r mettre le
r '‘ petit prince dans son tort :
« Ce parav entP...
— j’ allais le chercher mais v ou s me parliez ! »
Alors elle av ait forcé sa tou x pou r lu i infl iger
qu and mê me des remords.

Ainsi le petit prince, malgré la bonne v olonté de


son amou r, av ait v ite dou té d’ elle. Il av ait pris au
sé rieu x des mots sans importance, et é tait dev enu
trè s malheu reu x .
« j’ au rais dû ne pas l’ é cou ter, me confi a-t— il u n
jou r, il ne fau t jamais é cou ter les fl eu rs. ll fau t les
regarder et les respirer. La mienne embau mait ma
planè te, maisje ne sav ais pas m’ en ré jou ir. Cette his—
toire de griffes, qu i m’ av ait tellement agacé , eû t dû
m’ attendrir... »
ll me confi a encore :
« je n’ ai alors rien su comprendre! j’ au rais dû
la ju ger su r les actes et non su r
les mots. Elle m’ embau mait et
m’ é clairait. je n’ au rais jamais dû
m’ enfu ir! j’ au rais dû dev iner sa
tendresse derriè re ses pau v res ' ,r -
ru ses. Les fleu rs sont si contra— '
dictoires! Mais j’ é tais tropjeu ne
pou r sav oir l’ aimer. »
IX

Je crois qu ’ il profi ta, pou r son é v asion, d’ u ne


migration d’ oiseau x sau v ages. Au matin du dé part il
mit sa planè te bien en ordre. Il ramona soigneu se-
ment ses v olcans en activ ité . Il possé dait deu x v ol-
cans en activ ité . Et c’ é tait bien commode pou r faire
chau ffer le petit dé jeu ner du matin. Il possé dait
au ssi u n v olcan é teint. Mais, comme il disait : « On
ne sait jamais ! » Il ramona donc é galement le v olcan
é teint. S’ ils sont bien ramoné s, les v olcans brû lent
dou cement et ré gu liè rement, sans é ru ptions. Les
é ru ptions v olcaniqu es sont comme des feu x de che-
miné e. Ev idemment su r notre terre nou s sommes
beau cou p trop petits pou r ramoner nos v olcans.
C’ est pou rqu oi ils nou s cau sent des tas d’ ennu is.
Le petit prince arracha au ssi, av ec u n peu de
mé lancolie, les derniè res pou sses de baobabs. Il
croy ait ne jamais dev oir rev enir. Mais tou s ces tra-
v au x familiers lu i paru rent, ce matin— là , ex trê me—
ment dou x . Et, qu and il arrosa u ne derniè re fois la
fl eu r, et se pré para à la mettre à l’ abri sou s son
globe, il se dé cou v rit l’ env ie de pleu rer.
« Adieu » , dit-il à la fl eu r.
Mais elle ne lu i ré pondit pas.
« Adieu » , ré pé ta— t— il.
La fl eu r tou ssa. Mais ce n’ é tait pas à cau se de son
rhu me.
« j’ ai é té sotte, lu i dit-elle enfl n. _]e te demande
pardon. Tâ che d’ ê tre heu reu x .»
Il fu t su rpris par l'absence de reproches. Il restait

38
Il ramona soigneu seman ses v olcans en activ ité .

39
là tou t dé concerté , le globe en l’ air. Il ne compre—
nait pas cette dou ceu r calme.
« Mais ou i, je t’ aime, lu i dit la fl eu r. Tu n’ en as
rien su , par ma fau te. Cela n’ a au cu ne importance.
Mais tu as é té au ssi sot qu e moi. Tâ che d’ ê tre heu -
reu x ... Laisse ce globe tranqu ille._]e n’ en v eu x plu s.
— Mais le v ent...
— je ne su is pas si enrhu mé e qu e ç a... L’ air frais
de la nu it me fera du bien.je su is u ne fleu r.
— Mais les bê tes...
— Il fau t bien qu e je su pporte deu x ou trois che-
nilles sije v eu x connaî tre les papillons. Il paraî t qu e
c’ est tellement beau . Sinon qu i me rendra v isite? Tu
seras loin, toi. Qu ant au x grosses bê tes,je ne crains
rien.\]’ ai mes griffes.»
Et elle montrait naï v ement ses qu atre é pines. Pu is
elle ajou ta :
« Ne traî ne pas comme ç a, c’ est agaç ant. Tu as
dé cidé de partir. Va-t’ en. »
Car elle ne v ou lait pas qu ’ il la v î t pleu rer. C’ é tait
u ne fleu r tellement orgu eilleu se. ..

Il se trou v ait dans la ré gion des asté roï des 325,


326, 327, 328, 329 et 330. Il commenç a donc par les
v isiter pou r y chercher u ne occu pation et pou r s’ ins-
tru ire.
Le premier é tait habité par u n roi. Le roi sié geait,
habillé de pou rpre et d’ hermine, su r u n trô ne trè s
simple et cependant majestu eu x .

40
« Ah! Voilà u n su jet! » , s‘ é cria le roi qu and il aper-
ç u t le petit prince. Et le petit prince se demanda:
« Comment peu t-il me reconnaî tre pu isqu ’ il ne
m’ a encore jamais v u !»
Il ne sav ait pas qu e, pou r les rois, le monde est
trè s simplifi é . Tou s les hommes sont des su jets.
« Approche-toi qu e je te v oie mieu x » , lu i dit le
roi qu i é tait tou t fi er d’ ê tre enfi n roi pou r qu el-
qu ’ u n.
Le petit prince chercha des y eu x où s’ asseoir, mais
la planè te é tait tou t encombré e par le magnifi qu e
manteau d’ hermine. Il resta donc debou t, et,
comme il é tait fatigu é , il bâ illa.
« Il est contraire à l’ é tiqu ette de bâ iller en pré —
sence d’ u n roi, lu i dit le monarqu e._]e te l’ interdis.
— _]e ne peu x pas m’ en empê cher, ré pondit le
petit prince tou t confu sj’ ai fait u n long v oy age etje
n’ ai pas dormi...
— Alors, lu i dit le roi,_je t'ordonne de bâ iller.
n’ ai v u personne bailler depu is des anné es. Les
bâ illements sont pou r moi des cu riosité s. Allons!
bâ ille encore. C’ est u n ordre.
— Ç a m’ intimide..._je ne peu x plu s..., fi t le petit
prince tou t rou gissant.
— Hu m! I-lu m! ré pondit le roi. Alorsje..._je t’ or-
donne tantô t de bâ iller et tantô t de... »
Il bredou illait u n peu et paraissait v ex é .
Car le roi tenait essentiellement à ce qu e son
au torité fû t respecté e. Il ne tolé rait pas la dé sobé is-
sance. C’ é tait u n monarqu e absolu . Mais, comme il
é tait trè s bon, il donnait des ordres raisonnables.
« Si j’ ordonnais, (lisait-il cou ramment, si j’ ordon-
nais à u n gé né ral de se changer en oiseau de mer, et

4l
si le gé né ral n’ obé issait pas, ce ne serait pas la fau te
du gé né ral. Ce serait ma fau te.»
« Pu is-je m’ asseoir? s’ enqu it timidement le petit
prince.
— je t’ ordonne de t’ asseoir» , lu i ré pondit le roi,

42
qu i ramena majestu eu sement u n pan de son man—
teau d’ hermine.
Mais le petit prince s’ é tonnait. La planè te é tait
minu scu le. Su r qu oi le roi pou v ait-il bien ré gner?
« Sire, lu i dit-il... je v ou s demande pardon de
v ou s interroger...
— je t’ ordonne de m’ interroger, se hâ ta de dire le
roi.
— Sire... su r qu oi ré gneZ-v ou s?
— — Su r tou t, ré pondit le roi, av ec u ne grande sim—
plicité .
— Su r tou t?»
Le roi d’ u n geste discret (lé signa sa planè te, les
au tres planè tes et les é toiles.
« Su r tou t ç a? dit le petit prince.
Su r tou t ç a... » , ré pondit le roi.
Car non seu lement c’ é tait u n monarqu e absolu
mais c’ é tait u n monarqu e u niv ersel.
« Et les é toiles v ou s obé issent?
— — Bien sû r, lu i dit le roi. Elles obé issent au ssitô t.
je ne tolè re pas l’ indiscipline. »
Un tel pou v oir é merv eilla le petit prince. S’ il
l’ av ait dé tenu lu i-mê me, il au rait pu assister, non pas
à qu arante-qu atre, mais à soix ante-dou z e, ou mê me
à cent, ou mê me à deu x cents cou chers de soleil
dans la mê me jou rné e, sans av oir jamais à tirer sa
chaise! Et comme il se sentait u n peu triste à cau se
du sou v enir de sa petite planè te abandonné e, il
s’ enhardit à solliciter u ne grâ ce du roi :
« je v ou drais v oir u n cou cher de soleil... Faites—
moi plaisir... Ordonnez au soleil de se cou cher...
— Si j’ ordonnais à u n gé né ral de v oler d’ u ne
fleu r à l'au tre à la faç on d’ u n papillon, ou d’ é crire

43
u ne tragé die, ou de se changer en oiseau de mer, et
si le gé né ral n’ ex é cu tait pas l’ ordre reç u , qu i, de lu i
ou de moi, serait dans son tort?
— Ce serait v ou s, dit fermement le petit prince.
— Ex act. Il fau t ex iger de chacu n ce qu e Chacu n
peu t donner, reprit le roi. L’ au torité repose d’ abord
su r la raison. Si tu ordonnes à ton peu ple d’ aller se
jeter à la mer, il fera la ré v olu tion.j’ ai le droit d’ ex iger
l’ obé issance parce qu e mes ordres sont raisonnables.
— Alors mon cou cher de soleil? rappela le petit
prince qu i jamais n’ ou bliait u ne qu estion u ne fois
qu ’ il l’ av ait posé e.
— Ton cou cher de soleil, tu l’ au ras. je l’ ex igerai.
Maisj’ attendrai, dans ma science du gou v ernement,
qu e les conditions soient fav orables.
— Qu and ç a sera— t— il? s’ informa le petit prince.
— Hem! hem! lu i ré pondit le roi, qu i consu lta
d’ abord u n gros calendrier, hem! hem! ce sera,
v ers... v ers... ce sera ce soir v ers sept heu res qu a-
rante! Et tu v erras comme je su is bien obé i.»
Le petit prince bâ illa. Il regrettait son cou cher de
soleil manqu é . Et pu is il s’ ennu y ait dé jà u n peu :
« je n’ ai plu s rien à faire ici, dit— il au roi. je v ais
repartir!
— Ne pars pas, ré pondit le roi qu i é tait si fi er
d’ av oir u n su jet. Ne pars pas,je te fais ministre!
— Ministre de qu oi?
— De... de laju stice!
— Mais il n’ y a personne à ju ger!
— On ne sait pas, lu i dit le roi. je n’ ai pas fait
encore le tou r de mon roy au me.je su is trè s v ieu x ,je
n’ ai pas de place pou r u n carrosse, et ç a me fatigu e
de marcher.

44
— Oh! Maisj’ ai dé jà v u , dit le petit prince qu i se
pencha pou r jeter encore u n cou p d’ œ il su r l’ au tre
cô té de la planè te. Il n’ y a personne lâ — bas non
plu s...
— Tu te ju geras donc toi— mê me, lu i ré pondit le
roi. C’ est le plu s diffi cile. Il est bien plu s difficile de
se ju ger soi— mê me qu e de ju ger au tru i. Si tu ré u ssis à
bien teju ger, c’ est qu e tu es u n v é ritable sage.
— Moi, dit le petit prince,je pu is me ju ger moi-
mê me n’ importe où .\]e n’ ai pas besoin d’ habiter ici.
— Hem! hem! dit le roi,je crois bien qu e su r ma
planè te il y a qu elqu e part u n v ieu x rat. je l’ entends
la nu it. Tu pou rras ju ger ce v ieu x rat. Tu le condam-
neras à mort de temps en temps. Ainsi, sa v ie dé pen-
dra de ta ju stice. Mais tu le gracieras chaqu e fois
pou r l’ é conomiser. Il n’ y en a qu ’ u n.
— Moi, ré pondit le petit prince, je n’ aime pas
condamner à mort, etje crois bien qu eje m’ en v als.
— Non » , dit le roi.
Mais le petit prince, ay ant achev é ses pré paratifs,
ne v ou lu t point peiner le v ieu x monarqu e :
« Si v otre Majesté dé sirait ê tre obé ie ponctu elle-
ment, Elle pou rrait me donner u n ordre raison—
nable. Elle pou rrait m’ ordonner, par ex emple, de
partir av ant u ne minu te. Il me semble qu e les condi-
tions sont fav orables... »
Le roi n’ ay ant rien ré pondu , le petit prince hé sita
d’ abord, pu is, av ec u n sou pir, prit le dé part...
« je te fais mon ambassadeu r» , se hâ ta alors de
crier le roi.
Il av ait u n grand air d’ au torité .
« Les grandes personnes sont bien é tranges» , se
dit le petit prince, en lu i-mê me, du rant son v oy age.

45
XI

La seconde planè te é tait habité e par u n v aniteu x :


« Ah l Ah l Voilà la v isite d’ u n admirateu r! » s’ é cria
de loin le v aniteu x dè s qu ’ il aperç u t le petit prince.
Car, pou r les v aniteu x , les au tres hommes sont des
admirateu rs.
« Bonjou r, dit le petit prince. Vou s av ez u n drô le
de chapeau .
— C’ est pou r sa-
l lu er, lu i ré pondit
le v aniteu x . C'est
K. / pou r salu er qu and
on m’ acclame. Mal-
la“ : .l
heu reu sement il ne
passe jamais per-
\‘ ./

4 "N. V

sonne par ici.


a
,

— Ah ou i? dit le
petit prince qu i ne
comprit pas.
— Frappe tes
mains l’ u ne contre
l’ au tre» , conseilla
donc le v aniteu x .
Le petit prince
frappa ses mains
l’ u ne contre l’ au tre.
Le v aniteu x salu a
modestement en
sou lev ant son cha-
peau .

46
« ,a, c’ est plu s amu sant qu e la v isite au roi» , se
dit en lu i-mê me le petit prince. Et il recom—
menç a de frapper ses mains l’ u ne contre l’ au tre.
Le v aniteu x recommenç a de salu er en sou lev ant
son chapeau .
Aprè s cinq minu tes d’ ex ercice le petit prince
se fatigu a de la monotonie du jeu :
« Et, pou r qu e le chapeau tombe, demanda— t— il,
qu e fau t-il faire?»

47
Mais le v aniteu x ne l’ entendit pas. Les v aniteu x
n’ entendentjamais qu e les lou anges.
« Est-ce qu e tu m’ admires v raiment beau cou p?
demanda-t— il au petit prince.
— Qu ’ est-ce qu e signifi e “ admirer” ?
— “ Admirer” signifi e reconnaî tre qu e je su is
l’ homme le plu s beau , le mieu x habillé , le plu s riche
et le plu s intelligent de la planè te.
— Mais tu es seu l su r ta planè te!
— Fais-moi ce plaisir. Admire-moi qu and mê me!
— _]e t’ admire, dit le petit prince, en hau ssant u n
peu les é pau les, mais en qu oi cela peu t-il bien t’ in té -
resser? »
Et le petit prince s’ en fu t.
« Les grandes personnes sont dé cidé ment bien
biz arres» , se dit-il simplement en lu i-mê me du rant
son v oy age.

Xll

La planè te su iv ante é tait habité e par u n bu v eu r.


Cette v isite fu t trè s cou rte mais elle plongea le petit
prince dans u ne grande mé lancolie :
« Qu e fais-tu là ? dit— il au bu v eu r, qu ’ il trou v a ins-
tallé en silence dev ant u ne collection de bou teilles
v ides et u ne collection de bou teilles pleines.
— Je bois, ré pondit le bu v eu r, d’ u n air lu gu bre.
— Pou rqu oi bois-tu ? lu i demanda le petit prince.
— Pou r ou blier, ré pondit le bu v eu r.
— Pou r ou blier qu oi? s’ enqu it le petit prince qu i
dé jà le plaignait.

48
— Pou r ou blier qu e j’ ai honte, av ou a le bu v eu r
en baissant la tê te.
— Honte de qu oi? s’ informa le petit prince qu i
dé sirait le secou rir.
— Honte de boire!» achev a le bu v eu r qu i s’ en-
ferma dé finitiv ement dans le silence.
Et le petit prince s’ en fu t, perplex e.
« Les grandes personnes sont dé cidé ment trè s trè s
biz arres » , se disait-il en lu i-mê me du rant le v oy age.

XIII

La qu atriè me planè te é tait celle du bu sinessman.


Cet homme é tait si occu pé qu ’ il ne lev a mê me pas la
tê te à l’ arriv é e du petit prince.
« Bonjou r, lu i (lit celu i— ci. Votre cigarette est
é teinte.
— Trois et deu x font cinq. Cinq et sept dou z e.
Dou z e et trois qu inz e. Bonjou r. Qu inz e et sept v ingt-
deu x . Vingt— deu x et six v ingt-hu it. Pas le temps de la
rallu mer. Vingt-six et cinq trente et u n. Ou f! Ç a fait
donc cinq cent u n millions six cent v ingt-deu x mille
sept cent trente et u n.
— Cinq cents millions de qu oi?
— Hein? Tu es tou jou rs là ? Cinq cent u n mil-
lions de...je ne sais plu s... j’ ai tellement de trav ail!
_]e su is sé rieu x , moi, je ne m’ amu se pas à des bali-
v ernes! Deu x et cinq sept...
— Cinq cent u n millions de qu oi?» ré pé ta le
petit prince qu i jamais de sa v ie n’ av ait renoncé à
u ne qu estion, u ne fois qu ’ il l'av ait posé e.

49
Le bu sinessman lev a la tê te :
« Depu is cinqu ante-qu atre ans qu e j’ habite cette
planè te— ci,je n’ ai é té dé rangé qu e trois fois. La pre—
miè re fois ç ’ a é té , il y a v ingt-deu x ans, par u n han-
neLon qu i é tait tombé dieu sait d’ où . Il ré pandait u n
bru it é pou v antable, et j’ ai fait qu atre erreu rs dans
u ne addition. La seconde fois ç ’ a é té , il y a onz e ans,
par u ne crise de rhu matismex le manqu e d’ ex ercice.
_]e n’ ai pas le temps de llâ ner.je su is sé rieu x , moi. La
troisiè me fois... la v oicilje disais donc cinq cenl u n
millions...
— Millions de qu oi?»

50
Le bu sinessman comprit qu ’ il n’ é tait point d’ es-
poir de paix :
« Millions de ces petites choses qu e l’ on v oit qu el-
qu efois dans le ciel.
— Des mou ches?
— Mais non, des petites choses qu i brillent.
— Des abeilles?
— Mais non. Des petites choses doré es qu i font
rê v asser les fainé ants. Mais je su is sé rieu x , moi! je
n’ ai pas le temps de rê v asser.
— - Ah! des é toiles?
— C’ est bien ç a. Des é toiles.
— Et qu e fais-tu de cinq cents millions d’ é toiles?
— Cinq cent u n millions six cent v ingt-deu x mille
sept cent trente et u n. je su is sé rieu x , moi, je su is
pré cis.
— Et qu e fais-tu de ces é toiles?
— Ce qu ej’ en fais?
— Ou i.
— Rien.je les possè de.
— Tu possè des les é toiles?
— Ou i.
— Maisj’ ai dé jà v u u n roi qu i...
— Les rois ne possè dent pas. Ils “ rè gnent” su r.
C’ est trè s diffé rent.
— Et à qu oi cela te sert-il de possé der les é toiles?
— Ç a me sert à ê tre riche.
— lit à qu oi cela te sert-il d’ ê tre riche?
— A acheter d’ au tres é toiles, si qu elqu ’ u n en
trou v e.»
« Celu i-là , se dit en lu i-mê me le petit prince, il rai-
sonne u n peu comme mon iv rogne.»
Cependant il posa encore des qu estions :

51
« Cqmment peu t— on possé der les é toiles?
— A qu i sont-elles? riposta, grincheu x , le bu si-
nessman.
— je ne sais pas. Â personne.
— Alors elles sont à moi, car j’ y ai pensé le pre-
mier.
— Ç a su ffi t?
— — Bien sû r. Qu and tu trou v es u n diamant qu i
n’ est à personne, il est à toi. Qu and tu trou v es u ne
î le qu i n’ est à personne, elle est à toi. Qu and tu as
u ne idé e le premier, tu la fais brev eter : elle est à toi.
Et moi je possè de les é toiles, pu isqu e jamais per—
sonne av ant moi n’ a songé à les possé der.
— Ç a c’ est v rai, dit le petit prince. Et qu ’ en fais—
tu ?
— je les gè reje les compte etje les recompte, dit
le bu sinessman. C’ est diffi cile. Mais je su is u n
homme sé rieu x ! »
Le petit prince n’ é tait pas satisfait encore.
« Moi, si je possè de u n fou lard, je pu is le mettre
au tou r de mon cou et l’ emporter. Moi, sije possè de
u ne fl eu r, je pu is cu eillir ma fl eu r et l’ emporter.
Mais tu ne peu x pas cu eillir les é toiles!
— Non, maisje pu is les placer en banqu e.
— Qu ’ est— ce qu e ç a v eu t dire?
— Ç a v eu t dire qu ej’ é cris su r u n petit papier le
nombre de mes é toiles. Et pu isj'enferme à clef ce
papier-là dans u n tiroir.
— Et c’ est tou t?
— Ç a su ffi t!»
« C’ est amu sant, pensa le petit prince. C’ est assez
poé tiqu e. Mais ce n’ est pas trè s sé rieu x .»
Le petit prince av ait su r les choses sé rieu ses des

52
idé es trè s diffé rentes des idé es des grandes per-
sonnes.
« Moi, dit-il encore,je possè de u ne fl eu r qu ej’ ar-
rose tou s les jou rs. je possè de trois v olcans qu e je
ramone tou tes les semaines. Car je ramone au ssi
celu i qu i est é teint. On ne sait jamais. C’ est u tile à
mes v olcans, et c’ est u tile à ma fl eu r, qu e je les pos-
sè de. Mais tu n’ es pas u tile au x é toiles... »
Le bu sinessman ou v rit la bou che mais ne trou v a
rien à ré pondre, et le petit prince s’ en fu t.
« Les grandes personnes sont dé cidé ment tou t à
fait ex traordinaires» , se disait-il simplement en lu i—
mê me du rant le v oy age.

XIV

La cinqu iè me planè te é tait trè s cu rieu se. C’ é tait la


plu s petite de tou tes. Il y av ait là ju ste assez de place
pou r loger u n ré v erbè re et u n allu meu r de ré v er-
bè res. Le petit prince ne parv enait pas à s’ ex pliqu er
à qu oi pou v aient serv ir, qu elqu e part dans le ciel,
su r u ne planè te sans maison ni popu lation, u n
ré v erbè re et u n allu meu r de ré v erbè res. Cependant
il se dit en lu i-mê me :
« Peu t-ê tre bien qu e cet homme est absu rde.
Cependant il est moins absu rde qu e le roi, qu e le
v aniteu x , qu e le bu sinessman et qu e le bu v eu r. Au
moins son trav ail a— t— il u n sens. Qu and il allu me son
ré v erbè re, c’ est comme s’ il faisait naî tre u ne é toile
de plu s, ou u ne fl eu r. Qu and il é teint son ré v erbè re,
ç a endort la fl eu r ou l’ é toile. C’ est u ne occu pation

53
trè s jolie. C’ est v é ritablement u tile pu isqu e c’ est
joli.»
Lorsqu ’ il aborda la planè te, il salu a respectu eu se-
ment l’ allu meu r :
« Bonjou r. Pou rqu oi v iens— tu d’ é teindre ton ré v er-
bè re?
— C’ est la consigne, ré pondit l’ allu meu r. Bon-
jou n
— Qu ’ est-ce qu e la consigne?
— C’ est d’ é teindre mon ré v erbè re. Bonsoir.»
Et il le rallu ma.
« Mais pou rqu oi v iens-tu de le rallu mer?
— C’ est la consigne, ré pondit l’ allu meu r.
— je ne comprends pas, dit le petit prince.
— Il n’ y a rien à comprendre, dit l’ allu meu r. La
consigne c’ est la consigne. Bonjou r.»
Et il é teignit son ré v erbè re.
Pu is il s’ é pongea le front av ec u n mou choir à car-
reau x rou ges.
« je fais là u n mé tier terrible. C'é tait raisonnable
au trefois. j’ é teignais le matin et j’ allu mais le soir.
j’ av ais le reste du jou r pou r me reposer, et le reste
de la nu it pou r dormir...
— Et, depu is cette é poqu e, la consigne a
changé ?
— La consigne n'a pas changé , dit l’ allu meu r.
C’ est bien là le drame! La planè te d’ anné e en an—
né e a tou rné de plu s en plu s v ite, et la consigne n’ a
pas changé !
— Alors? dit le petit prince.
— Alors maintenant qu ’ elle fait u n tou r par
minu te,je n’ ai plu s u ne seconde de repos.j’ allu me
etj’ é teins u ne fois par minu te!

54
« Je fais là u n mé tier terrible. »

55
— Ç a c’ est drô le! Les jou rs chez toi du rent u ne
minu te!
— Ce n'est pas drô le du tou t, dit l’ allu meu r. Ç a
fait dé jà u n mois qu e nou s parlons ensemble.
— Un mois?
— Ou i. Trente minu tes. Trentejou rs! Bonsoir.»
Et il rallu ma son ré v erbè re.
Le petit prince le regarda et il aima cet allu meu r
qu i é tait tellement fi dè le à la consigne. Il se sou v int
des cou chers de soleil qu e lu i— mê me allait au trefois
Chercher, en tirant sa chaise. ll v ou lu t aider son
ami :
« Tu sais... je connais u n moy en de te reposer
qu and tu v ou dras...
— je v eu x tou jou rs» , dit l’ allu meu r.
Car on peu t ê tre, à la fois, fi dè le et paresseu x .
Le petit prince pou rsu iv it :
« Ta planè te est tellement petite qu e tu en fais le
tou r en trois enjambé es. Tu n'as qu ’ à marcher assez
lentement pou r rester tou jou rs au soleil. Qu and tu
v ou dras te reposer tu marcheras... et lejou r du rera
au ssi longtemps qu e tu v ou dras.
— Ç a ne m’ av ance pas à grand-chose, dit l’ allu -
meu r. Ce qu ej’ aime dans la v ie, c’ est dormir.
— Ce n’ est pas de chance, dit le petit prince.
— Ce n’ est pas de chance, dit l’ allu meu r. Bon—
jou r.»
Et il é teignit son ré v erbè re.
« Celu i— là , se dit le petit prince, tandis qu ’ il pou r-
su iv ait plu s loin son v oy age, celu i-là serait mé prisé
par tou s les au tres, par le roi, par le v aniteu x , par le
bu v eu r, par le bu sinessman. Cependant c’ est le seu l
qu i ne me paraisse pas ridicu le. C’ est, peu t— ê tre,

56
parce qu ’ il s’ occu pe d’ au tre chose qu e de soi-
meme. »
Il eu t u n sou pir de regret et se dit encore :
« Celu i— là est le seu l dontj'eu sse pu faire mon ami.
Mais sa planè te est v raiment trop petite. Il n’ y a pas
de place pou r deu x ... »
Ce qu e le petit prince n’ osait pas s’ av ou er, c’ est
qu ’ il regrettait cette planè te bé nie à cau se, su rtou t,
des mille qu atre cent qu arante cou chers de soleil
par v ingt-qu atre heu res!

XV

La six iè me planè te é tait u ne planè te dix fois plu s


v aste. Elle é tait habité e par u n v ieu x monsieu r qu i
é criv ait d’ é normes liv res.
« Tiens! v oilà u n ex plorateu r!» s’ é cria— t— il, qu and
il aperç u t le petit prince.
Le petit prince s’ assit su r la table et sou ffla u n
peu . Il av ait dé jà tant v oy agé !
« D’ où v iens-tu ? lu i dit le v ieu x monsieu r.
— Qu el est ce gros liv re? dit le petit prince. Qu e
faites— v ou s ici?
— je su is gé ographe, dit le v ieu x monsieu r.
— — Qu ’ est-ce qu ’ u n gé ographe?
— C’ est u n sav ant qu i connaî t où se trou v ent les
mers, les fleu v es, les v illes, les montagnes et les
dé serts.
— Ç a c’ est bien inté ressant, dit le petit prince. Ç a
c’ est enfi n u n v é ritable mé tier!» Et iljeta u n cou p
d’ œ il au tou r de lu i su r la planè te du gé ographe. Il

57
n’ av ait jamais v u encore u ne planè te au ssi majes-
tu eu se.
« Elle est bien belle, v otre planè te. Est-ce qu ’ il y a
des océ ans?
— Je ne pu is pas le sav oir, dit le gé ographe.
— Ah! (Le petit prince é tait dé ç u .) Et des mon-
tagnes?
— — _]e ne pu is pas le sav oir, dit le gé ographe.
— Et des v illes et des fleu v es et des dé serts?
— je ne pu is pas le sav oir non plu s, dit le gé o-
graphe.
— Mais v ou s ê tes gé ographe!
— C’ est ex act, dit le gé ographe, mais je ne su is
pas ex plorateu r. je manqu e absolu ment d'ex plora-
teu rs. Ce n’ est pas le gé ographe qu i v a faire le
compte des v illes, des fleu v es, des montagnes, des

58
mers, des océ ans et des dé serts. Le gé ographe est
trop important pou r fl â ner. Il ne qu itte pas son
bu reau . Mais il y reç oit les ex plorateu rs. Il les inter-
roge, et il prend en note leu rs sou v enirs. Et si les
sou v enirs de l’ u n d’ entre eu x lu i paraissent inté -
ressants, le gé ographe fait faire u ne enqu ê te su r la
moralité de l’ ex plorateu r.
— Pou rqu oi ç a?
— Parce qu ’ u n ex plorateu r qu i mentirait entraî -
nerait des catastrophes dans les liv res de gé ogra-
phie. Et au ssi u n ex plorateu r qu i boirait trop.
— Pou rqu oi ç a? fi t le petit prince.
— Parce qu e les iv rognes v oient dou ble. Alors le
gé ographe noterait deu x montagnes, là où il n’ y en
a qu ’ u ne seu le.
— je connais qu elqu ’ u n, dit le petit prince, qu i
serait mau v ais ex plorateu r.
— C’ est possible. Donc, qu and la moralité de
l’ ex plorateu r paraî t bonne, on fait u ne enqu ê te su r
sa dé cou v erte.
— On v a v oir?
— Non. C’ est trop compliqu é . Mais on ex ige de
l’ ex plorateu r qu ’ il fou rnisse des preu v es. S’ il s’ agit
par ex emple de la dé cou v erte d’ u ne grosse mon-
tagne, on ex ige qu ’ il en rapporte de grosses
pierres.»
Le gé ographe sou dain s’ é mu t.
« Mais toi, tu v iens de loin! Tu es ex plorateu r! Tu
v as me dé crire ta planè te! »
Et le gé ographe, ay ant ou v ert son registre, tailla
son cray on. On note d‘ abord au cray on les ré cits des
ex plorateu rs. On attend, pou r noter à l’ encre, qu e
l’ ex plorateu r ait fou rni des preu v es.

59
« Alors? interrogea le gé ographe.
— Oh! chez moi, dit le petit prince, ce n’ est pas
trè s inté ressant, c’ est tou t petit. j’ ai trois v olcans.
Deu x v olcans en activ ité , et u n v olcan é teint. Mais
on ne saitjamais.
— On ne saitjamais, dit le gé ographe.
— j’ ai au ssi u ne fleu r.
— Nou s ne notons pas les fl eu rs, dit le gé o-
graphe.
— Pou rqu oi ç a! c’ est le plu sjoli!
— Parce qu e les fl eu rs sont é phé mè res.
— Qu ’ est-ce qu e signifi e : “ é phé mè re” ?
— Les gé ographies, dit le gé ographe, sont les
liv res les plu s sé rieu x de tou s les liv res. Elles ne se
dé modentjamais. Il est trè s rare qu ’ u ne montagne
change de place. Il est trè s rare qu ’ u n océ an se v ide
de son eau . Nou s é criv ons des choses é ternelles.
— Mais les v olcans é teints peu v ent se ré v eiller,
interrompit le petit prince. Qu ’ est-ce qu e signifi e :
“ é phé mè re” ?
— Qu e les v olcans soient é teints ou soient
é v eillé s, ç a rev ient au mê me pou r nou s au tres, dit le
gé ographe. Ce qu i compte pou r nou s, c’ est la mon-
tagne. Elle ne change pas.
— — Mais qu ’ est— ce qu e signifi e “ é phé mè re” ? ré -
pé ta le petit prince qu i, de sa v ie, n’ av ait renoncé à
u ne qu estion, u ne fois qu ’ il l’ av ait posé e.
— Ç a signifi e “ qu i est menacé de disparition pro-
chaine” .
— Ma fl eu r est menacé e de disparition pro—
chaine?
— Bien sû r.»
« Ma fl eu r est é phé mè re, se dit le petit prince, et

60
elle n’ a qu e qu atre é pines pou r se dé fendre contre
le monde! Et je l’ ai laissé e tou te seu le chez moi! »
Ce fu t là son premier mou v ement de regret. Mais
il reprit cou rage :
« Qu e me conseillez -v ou s d’ aller v isiter? demanda-
t— il.
— La planè te Terre, lu i ré pondit le gé ographe.
Elle a u ne bonne ré pu tation... »
Et le petit prince s’ en fu t, songeant à sa fl eu r.

"t .,

61
XVI

La septiè me planè te fu t donc la Terre.


La Terre n’ est pas u ne planè te qu elconqu e! On y
compte cent onz e rois (en n’ ou bliant pas, bien sû r,
les rois nè gres), sept mille gé ographes, neu f cent
mille bu sinessmen, sept millions et demi d’ iv rognes,
trois cent onz e millions de v aniteu x , c'est— à — dire
env iron deu x milliards de grandes personnes.
Pou r v ou s donner u ne idé e des dimensions de la
Terreje v ou s dirai qu ’ av ant l’ inv ention de l’ é lectricité
on y dev ait entretenir, su r l’ ensemble des six conti-
nents, u ne v é ritable armé e de qu atre cent soix ante
deu x mille cinq cent onz e allu meu rs de ré v erbè res.
Vu d’ u n peu loin ç a faisait u n effet splendide. Les
mou v ements de cette armé e é taient ré glé s comme
ceu x d’ u n ballet d'opé ra. D’ abord v enait le tou r des
allu meu rs de ré v erbè res de Nou v elle— Zé lande et
d'Au stralie. Pu is ceu x -ci, ay ant allu mé leu rs lampions,
s’ en allaient dormir. Alors entraient à leu r tou r dans la
danse les allu meu rs de ré v erbè res de Chine et de Sibé —
rie. Pu is eu x au ssi s’ escamotaient dans les cou lisses.
Alors v enait le tou r des allu meu rs de ré v erbè res de
Ru ssie et des Indes. Pu is de ceu x d’ Afriqu e et d’ Eu —
rope. Pu is de ceu x d’ Amé riqu e du Su d. Pu is de ceu x
d’ Amé riqu e du Nord. Et jamais ils ne se trompaient
dans leu r ordre d’ entré e en scè ne. C’ é tait grandiose.
Seu ls, l’ allu meu r de l’ u niqu e ré v erbè re du pô le
Nord, et son confrè re de l’ u niqu e ré v erbè re du pô le
Su d, menaient des v ies d’ oisiv eté et de non-
chalance : ils trav aillaient deu x fois par an.

62
XVII

Qu and on v eu t faire de l’ esprit, il arriv e qu e l’ on


mente u n peu . je n’ ai pas é té trè s honnê te en v ou s
parlant des allu meu rs de ré v erbè res. je risqu e de
donner u ne fau sse idé e de notre planè te à ceu x qu i
ne la connaissent pas. Les hommes occu pent trè s
peu de place su r la Terre. Si les deu x milliards d'ha-
bitants qu i peu plent la Terre se tenaient debou t et
u n peu serré s, comme pou r u n meeting, ils loge-
raient aisé ment su r u ne place pu bliqu e de v ingt
milles de long su r v ingt milles de large. On pou rrait
entasser l’ hu manité su r le moindre petit î lot du
Pacifi qu e.
Les grandes personnes, bien sû r, ne v ou s croiront
pas. Elles s’ imaginent tenir beau cou p de place. Elles
se v oient importantes comme des baobabs. Vou s
leu r conseillerez donc de faire le calcu l. Elles ado-
rent les chiffres : ç a leu r plaira. Mais ne perdez pas
v otre temps à ce pensu m. C’ est inu tile. Vou s av ez
confi ance en moi.
Le petit prince, u ne fois su r Terre, fu t donc bien
su rpris de ne v oir personne. Il av ait dé jà peu r de
s’ ê tre trompé de planè te, qu and u n anneau cou leu r
de lu ne remu a dans le sable.
« Bonne nu it, fi t le petit prince à tou t hasard.
— Bonne nu it, fi t le serpent.
— Su r qu elle planè te su is-je tombé ? demanda le
petit prince.
— Su r la Terre, en Afriqu e, ré pondit le serpent.
— Ah l... ll n’ y a donc personne su r la Terre?

63
— Ici c’ est le dé sert. Il n’ y a personne dans les
dé serts. La Terre est grande » , dit le serpent.
Le petit prince s’ assit su r u ne pierre et lev a les
y eu x v ers le ciel :
« je me demande, dit-il, si les é toiles sont é clairé es
afi n qu e chacu n pu isse u n jou r retrou v er la sienne.
Regarde ma planè te. Elle est ju ste au -dessu s de
nou s... Mais comme elle est loin !
— Elle est belle, dit le serpent. Qu e v iens-tu faire
ici?
— J’ ai des diffi cu lté s av ec u ne fl eu r, dit le petit
prince.
— Ah!» fi t le serpent.
Et ils se tu rent.
« Où sont les hommes? reprit enfi n le petit
prince. On est u n peu seu l dans le dé sert...
— On est seu l au ssi chez les hommes» , dit le ser-
penL
Le petit prince le regarda longtemps :
« Tu es u ne drô le de bê te, lu i dit-il enfi n, mince
comme u n doigt...
— Mais je su is plu s pu issant qu e le doigt d’ u n
roi» , dit le serpent.
Le petit prince eu t u n sou rire :
« Tu n’ es pas bien pu issant... tu n‘ as mê me pas de
pattes... tu ne peu x mê me pas v oy ager...
— je pu is t’ emporter plu s loin qu ’ u n nav ire » , dit
le serpent.
Il s’ enrou la au tou r de la chev ille du petit prince,
comme u n bracelet d’ or :
« Celu i qu eje tou che,je le rends à la terre dont il
est sorti, dit-il encore. Mais tu es pu r et tu v iens
d’ u ne é toile...»

64
« Tu es u ne drô le de bê te, lu i (lit-il enfi n,
mince comme u n doigt...»

65
Le petit prince ne ré pondit rien.
« Tu me fais pitié , toi si faible, su r cette Terre de
granit. je pu is t’ aider u n jou r si tu regrettes trop ta
planè teje pu is...
— Ohlj'ai trè s bien compris, fi t le petit prince,
mais pou rqu oi parles-tu tou jou rs par é nigmes?
— je les ré sou s tou tes » , dit le serpent.
Et ils se tu rent.

XVIII

Le petit prince trav ersa le dé sert et ne rencontra


qu ’ u ne fleu r. Une fleu r à trois pé tales, u ne fleu r de
rien du tou t...
« Bonjou r, dit le petit prince.
— Bonjou r, dit la fl eu r.
— — Où sont les hommes?» demanda poliment le
petit prince.
La fl eu r, u n jou r, av ait v u passer u ne carav ane :
« Les hommes? Il en ex iste,je crois, six ou sept. je
les ai aperç u s il y a des anné es. Mais on ne sait
jamais où les trou v er. Le v ent les promè ne. Ils man-
qu ent de racines, ç a les gê ne beau cou p.
— Adieu , fi t le petit prince.
— Adieu » , dit la fl eu r.

66
XIX

Le petit prince fi t l’ ascension d’ u ne hau te mon—


tagne. Les seu les montagnes qu ’ il eû t jamais
connu es é taient les trois v olcans qu i lu i arriv aient au
genou . Et il se serv ait du v olcan é teint comme d'u n
tabou ret. « D’ u ne montagne hau te comme celle-ci,
se dit-il donc, j’ apercev rai d’ u n cou p tou te la pla-
nè te et tou s les hommes...» Mais il n’ aperç u t rien
qu e des aigu illes de roc bien aigu isé es.
« Bonjou r, dit— il à tou t hasard.
— Bonjou r... Bonjou r... B0njou r..., ré pondit
l’ é cho.
— Qu i ê tes-v ou s? dit le petit prince.
— Qu i ê tes-v ou s... qu i ê tes— v ou s... qu i ê tes-v ou s...,
ré pondit l’ é cho.
— Soy ez mes x \ //’
amis, je su is seu l, \ _ v'
dit— il. j
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67
« Qu elle drô le de planè te! pensa— t— il alors. Elle est
tou te sè che, et tou te pointu e et tou te salé e. Et les
hommes manqu ent d’ imagination. Ils ré pè tent ce
qu ’ on leu r dit... Chez moi j’ av ais u ne fl eu r : elle
parlait tou jou rs la premiè re... »

XX

Mais il arriv a qu e le petit prince, ay ant longtemps


marché à trav ers les sables, les rocs et les neiges,
dé cou v rit enfi n u ne rou te. Et les rou tes v ont tou tes
chez les hommes.
« Bonjou r » , dit— il.
C’ é tait u n jardin fl eu ri de roses.
« Bonjou r» , dirent les roses.
Le petit prince les regarda. Elles ressemblaient
tou tes à sa fleu r.
« Qu i ê tes-v ou s? leu r demanda-t— il, stu pé fait.
— Nou s sommes des roses, dirent les roses.
— Ah!» fit le petit prince...
Et il se sentit trè s malheu reu x . Sa fleu r lu i av ait
raconté qu ’ elle é tait seu le de son espè ce dans l’ u ni-
v ers. Et v oici qu ’ il en é tait cinq mille, tou tes sem—
blables, dans u n seu ljardin !
« Elle serait bien v ex é e, se dit-il, si elle v oy ait ç a...
elle tou sserait é normé ment et ferait semblant de
mou rir pou r é chapper au ridicu le. Et je serais bien
obligé de faire semblant de la soigner, car, sinon,
pou r m’ hu milier moi au ssi, elle se laisserait v rai—
ment mou rir...»

68
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a Celte planè te est tou te sè che, et tou te pointu e


et tou te salé e.»

69
Pu is il se dit encore : « je me croy ais riche d’ u ne
fl eu r u niqu e, et je ne possè de qu ’ u ne rose ordi—
naire. Ç a et mes trois v olcans qu i m’ arriv ent au
genou , et dont l’ u n, peu t-ê tre, est é teint pou r tou -
jou rs, ç a ne fait pas de moi u n bien grand prince... »
Et, cou ché dans l’ herbe, il pleu ra.

XXI

C’ est alors qu ’ apparu t le renard :


« Bonjou r, dit le renard.
— Bonjou r, ré pondit poliment le petit prince,
qu i se retou rna mais ne v it rien.
— je su is là , dit la v oix , sou s le pommier...
— Qu i es— tu ? dit le petit prince. Tu es bienjoli...
— je su is u n renard, dit le renard.

70
— Viens jou er av ec moi, lu i proposa le petit
prince.Je su is tellement triste...
— je ne pu is pas jou er av ec toi, dit le renard._]e
ne su is pas appriv oisé .
— Ah! pardon » , fi t le petit prince.
Mais, aprè s ré fl ex ion, il ajou ta :
« Qu ’ est-ce qu e signifi e “ appriv oiser” ?
— Tu n’ es pas d’ ici, dit le renard, qu e cherches-
tu ?
— je cherche les hommes, dit le petit prince.
Qu 'est— ce qu e signifie “ appriv oiser” ?
— Les hommes, dit le renard, ils ont des fu sils et
ils chassent. C’ est bien gê nant! Ils é lè v ent au ssi des
pou les. C’ est leu r seu l inté rê t. Tu cherches des
pou les?
— Non, dit le petit prince._]e cherche des amis.
Qu 'est-ce qu e signifi e “ appriv oiser” ?
— C’ est u ne chose trop ou blié e, dit le renard. Ç a
signifi e “ cré er des liens...” .
— — Cré er des liens?
— Bien sû r, dit le renard. Tu n’ es encore pou r
moi qu ’ tm petit garç on tou t semblable à cent mille
petits garç ons. Etje n’ ai pas besoin de toi. Et tu n’ as
pas besoin de moi non plu s. Je ne su is pou r toi
qu ’ u n renard semblable à cent mille renards. Mais,
si tu m’ appriv oises, nou s au rons besoin l’ u n de
l’ au tre. Tu seras pou r moi u niqu e au monde.Je serai
pou r toi u niqu e au monde...
— Je commence à comprendre, dit le petit
prince. Il y a u ne fl eu r... je crois qu ’ elle m’ a appri-
v 01se...
— C'est possible, dit le renard. On v oit su r la
Terre tou tes sortes de choses...
— Oh! ce n’ est pas su r la Terre» , dit le petit
prince.
Le renard paru t trè s intrigu é :
« Su r u ne au tre planè te?
— Ou i.
— Il y a des chasseu rs, su r cette planè te— là ?
— Non.
— Ç a, c’ est inté ressant! Et des pou les?
— — Non.
— — Rien n’ est parfait» , sou pira le renard.
Mais le renard rev int à son idé e :
« Ma v ie est monotone. Je chasse les pou les, les
hommes me chassent. Tou tes les pou les se ressem-
blent, et tou s les hommes se ressemblent. Je m’ en-
nu ie donc u n peu . Mais, si tu m’ appriv oises, ma v ie
sera comme ensoleillé e. Je connaî trai u n bru it de
pas qu i sera diffé rent de tou s les au tres. Les au tres
pas me font rentrer sou s terre. Le tien m’ appellera
hors du terrier, comme u ne mu siqu e. Et pu is
regarde! Tu v ois, là — bas, les champs de blé ? Je ne

72
mange pas de pain. Le blé pou r moi est inu tile. Les
champs de blé ne me rappellent rien. Et ç a, c’ est
triste! Mais tu as des chev eu x cou leu r d’ or. Alors ce
sera merv eilleu x qu and tu m’ au ras appriv oisé ! Le
blé , qu i est doré , me fera sou v enir de toi. Etj’ aime-
rai le bru it du v ent dans le blé ...»
Le renard se tu t et regarda longtemps le petit
prince z
« S’ il te plaî t... appriv oise-moil dit-il.
— je v eu x bien, ré pondit le petit prince, mais je
n‘ ai pas beau cou p de temps. j’ ai des amis à dé cou -
v rir et beau cou p de choses à connaî tre.
— On ne connaî t qu e les choses qu e l’ on appri—
v oise, dit le renard. Les hommes n’ ont plu s le temps
de rien connaî tre. lls achè tent des choses tou tes
faites chez les marchands. Mais comme il n’ ex iste
point de marchands d’ amis, les hommes n’ ont plu s
d’ amis. Si tu v eu x u n ami, appriv oise— moi!
— — Qu e fau t— il faire? dit le petit prince.
— ll fau t ê tre trè s patient, ré pondit le renard. Tu
t’ assoiras d’ abord u n peu loin de moi, comme ç a,
dans l’ herbe.je te regarderai du coin de l’ œ il et tu
ne diras rien. Le langage est sou rce de malentendu s.
Mais, chaqu e jou r, tu pou rras t’ asseoir u n peu plu s
prè s... »
Le lendemain rev int le petit prince.
« Il eû t mieu x v alu rev enir à la mê me heu re, dit
le renard. Si tu v iens, par ex emple, à qu atre heu res
(le l’ aprè s— midi, (lè s trois heu res je commencerai
d’ ê tre heu reu x . Plu s l’ heu re av ancera, plu s je me
sentirai heu reu x . Â qu atre heu res, dé jà , je m’ agite—
rai et m’ inqu ié terai :je dé cou v rirai le prix du bon—
heu r! Mais si tu v iens n’ importe qu and,je ne sau rai

73
jamais à qu elle heu re m’ habiller le cœ u r... Il fau t
des rites.
— Qu 'est-ce qu ’ u n rite? dit le petit prince.
— C’ est au ssi qu elqu e chose de trop ou blié , dit le
renard. C‘ est ce qu i fait qu ’ u n jou r est diffé rent des
au tresjou rs, u ne heu re, des au tres heu res. Il y a u n
rite, par ex emple, chez mes chasseu rs. Ils dansent le
jeu di av ec les fi lles du v illage. Alors le jeu di est jou r
merv eilleu x ! je v ais me promener ju squ ’ à la v igne.
Si les chasseu rs dansaient n’ importe qu and, lesjou rs
se ressembleraient tou s, et je n’ au rais point de
v acances. »

Ainsi, le petit prince appriv oisa le renard. Et


qu and l'heu re du dé part fu t proche :
« Ah ! dit le renard...je pleu rerai.
— C’ est ta fau te, dit le petit prince, je ne te sou -
haitais point de mal, mais tu as v ou lu qu e je t’ appri—
v onse...
— Bien sû r, dit le renard.
— Mais tu v as pleu rer! dit le petit prince.
— Bien sû r, dit le
renard.
— Alors tu n'y gagnes
rien!
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« Si lu v iens, par ex emple, à qu atre heu res


de l’ aprè s-midi, dè s trois heu res
je commencerai d'ê tre heu reu x .»

75
— j’ y gagne, dit le renard, à cau se de la cou leu r
du blé . »
Pu is il ajou ta :
« Va rev oir les roses. Tu comprendras qu e la
tienne est u niqu e au monde. Tu rev iendras me dire
adieu , etje te ferai cadeau d’ u n secret.»

Le petit prince s’ en fu t rev oir les roses :


« Vou s n’ ê tes pas du tou t semblables à ma rose,
v ou s n’ ê tes rien encore, leu r dit— il. Personne ne v ou s
a appriv oisé es et v ou s n’ av ez appriv oisé personne.
Vou s ê tes comme é tait mon renard. Ce n’ é tait qu ’ u n
renard semblable à cent mille au tres. Mais j’ en ai
fait mon ami, et il est maintenant u niqu e au
monde.»
Et les roses é taient bien gê né es.
« Vou s ê tes belles, mais v ou s ê tes v ides, leu r dit— il
encore. On ne peu t pas mou rir pou r v ou s. Bien sû r,
ma rose à moi, u n passant ordinaire croirait qu ’ elle
v ou s ressemble. Mais à elle seu le elle est plu s impor-
tante qu e v ou s tou tes, pu isqu e c’ est elle qu e j’ ai
arrosé e. Pu isqu e c’ est elle qu ej’ ai mise sou s globe.
Pu isqu e c’ est elle qu e j’ ai abrité e par le parav ent.
Pu isqu e c’ est elle dontj’ ai tu é les chenilles (sau f les
deu x ou trois pou r les papillons). Pu isqu e c’ est elle
qu ej’ ai é cou té e se plaindre, ou se v anter, ou mê me
qu elqu efois se taire. Pu isqu e c’ est ma rose.»

Et il rev int v ers le renard :


« Adieu ,
— Adieu , dit le renard. Voici mon secret. Il est
trè s simple : on ne v oit bien qu ’ av ec le cœ u r. L’ es-
sentiel est inv isible pou r les y eu x .

76
Et, cou ché dans l'herbe, il pleu ral.

77
— L'essentiel est inv isible pou r les y eu x , ré pé ta le
petit prince, afi n de se sou v enir.
— C’ est le temps qu e tu as perdu pou r ta rose qu i
fait ta rose si importante.
— C’ est le temps qu ej’ ai perdu pou r ma rose...,
fi t le petit prince, afi n de se sou v enir.
— Les hommes ont ou blié cette v é rité , dit le
renard. Mais tu ne dois pas l’ ou blier. Tu dev iens res—
ponsable pou r tou jou rs de ce qu e tu as appriv oisé .
Tu es responsable de ta rose...
— je su is responsable de ma rose... » , ré pé ta le
petit prince, afi n de se sou v enir.

XXlI

« Bonjou r, dit le petit prince.


— Bonjou r, dit l’ aigu illeu r.
— Qu e fais-tu ici? dit le petit prince.
— je trie les v oy ageu rs, par paqu ets de mille, dit
l’ aigu illeu r. j’ ex pé die les trains qu i les emportent,
tantô t v ers la droite, tan tô t v ers la gau che.»
Et u n rapide illu miné , grondant comme le ton—
nerre, fi t trembler la cabine d'aigu illage.
« Ils sont bien pressé s, dit le petit prince. Qu e
cherchent-ils?
— L’ homme de la locomotiv e l’ ignore lu i-
mê me » , dit l’ aigu illeu r.
Et gronda, en sens inv erse, u n second rapide illu —
miné .
« Ils rev iennent dé jà ? demanda le petit prince...

78
— Ce ne sont pas les mê mes, dit l’ aigu illeu r.
C’ est u n é change.
— Ils n’ é taient pas contents, là où ils é taient?
— On n’ estjamais content là où l’ on est» , dit l’ ai-
gu illeu r.
Et gronda le tonnerre d’ u n troisiè me rapide illu -
miné .
« Ils pou rsu iv ent les premiers v oy ageu rs? de—
manda le petit prince.
— Ils ne pou rsu iv ent rien du tou t, dit l’ aigu illeu r.
Ils dorment là — dedans, ou bien ils bâ illent. Les
enfants seu ls é crasent leu r nez contre les v itres.
— Les enfants seu ls sav ent ce qu ’ ils cherchent, fi t
le petit prince. Ils perdent du temps pou r u ne pou -
pé e de chiffons, et elle dev ient trè s importante, et si
on la leu r enlè v e, ils pleu rent...
— Ils ont de la chance » , dit l’ aigu illeu r.

79
XXIII

« Bonjou r, dit le petit prince.


— Bonjou r» , dit le marchand.
C’ é tait u n marchand de pilu les perfectionné es
qu i apaisent la soif. On en av ale u ne par semaine et
l’ on n’ é prou v e plu s le besoin de boire.
« Pou rqu oi v ends— tu ç a? dit le petit prince.
— C'est u ne grosse é conomie de temps, dit le
marchand. Les ex perts ont fait des calcu ls. On
é pargne cinqu ante-trois minu tes par semaine.
— Et qu e fait— on de ces cinqu ante— trois minu tes?
— On en fait ce qu e l’ on v eu t...»
« Moi, se dit le petit prince, si j’ av ais cinqu ante-
trois minu tes à dé penser, je marcherais tou t dou ce-
ment v ers u ne fontaine...»

XXIV

Nou s en é tions au hu itiè me jou r de ma panne


dans le dé sert, et j’ av ais é cou té l’ histoire du mar—
chand en bu v ant la derniè re gou tte de ma prov ision
d’ eau :
« Ah! dis— je au petit prince, ils sont bien jolis, tes
sou v enirs, maisje n’ ai pas encore ré paré mon av ion,
je n’ ai plu s rien à boire, et je serais heu reu x , moi
au ssi, si je pou v ais marcher tou t dou cement v ers u ne
fontaine!
— Mon ami le renard, me dit-il...

80
— Mon petit bonhomme, il ne s’ agit plu s du
renard!
— Pou rqu oi?
— Parce qu ’ on v a mou rir de soif...»
ll ne comprit pas mon raisonnement, il me ré pon-
dit :
« C’ est bien d’ av oir eu u n ami, mê me si l’ on v a
mou rir. Moi,je su is bien content d’ av oir eu u n ami
renard... »
« ll ne mesu re pas le danger, me dis-je. Il n’ a
jamais ni faim ni soif. Un peu de soleil lu i su ffi t...»
Mais il me regarda et ré pondit à ma pensé e :
« j’ ai soifau ssi... cherchons u n pu its...»
j’ eu s u n geste de lassitu de : il est absu rde de cher-
cher u n pu its, au hasard, dans l’ immensité du
dé sert. Cependant nou s nou s mî mes en marche.

Qu and nou s eû mes marché , des heu res, en si-


lence, la nu it tomba, et les é toiles commencè rent de
s’ é clairer. je les apercev ais comme en rê v e, ay ant u n
peu de fi è v re, à cau se de ma soif. Les mots du petit
prince dansaient dans ma mé moire :
« Tu as donc soif, toi au ssi?» lu i demandai— je.
Mais il ne ré pondit pas à ma qu estion. Il me dit
simplement:
« L’ eau peu t au ssi ê tre bonne pou r le cœ u r... »
je ne compris pas sa ré ponse mais je me tu s... je
sav ais bien qu ’ il ne fallait pas l’ interroger.
ll é tait fatigu é . ll s’ assit. je m’ assis au prè s de lu i.
Et, aprè s u n silence, il dit encore :
« Les é toiles sont belles, à cau se d’ u ne fl eu r qu e
l’ on ne v oit pas...»

8]
je ré pondis « bien sû r» et je regardai, sans parler,
les plis du sable sou s la lu ne.
« Le dé sert est beau » , ajou ta-t— il. ..
Et c’ é tait v rai.j’ ai tou jou rs aimé le dé sert. On s’ as-
soit su r u ne du ne de sable. On ne v oit rien. On
n’ entend rien. Et cependant qu elqu e chose ray onne
en silence...
« Ce qu i embellit le dé sert, dit le petit prince, c’ est
qu ’ il cache u n pu its qu elqu e part...»
je fu s su rpris de comprendre sou dain ce my sté -
rieu x ray onnement du sable. Lorsqu e j’ é tais petit
garç on, j’ habitais u ne maison ancienne, et la
lé gende racontait qu ’ u n tré sor y é tait enfou i. Bien
sû r, jamais personne n'a su le dé cou v rir, ni peu t-ê tre
mê me ne l’ a cherché . Mais il enchantait tou te cette
maison. Ma maison cachait u n secret au fond de son
cœ u r...
« Ou i, dis-je au petit prince, qu ’ il s’ agisse de la
maison, des é toiles ou du dé sert, ce qu i fait leu r
beau té est inv isible !
— je su is content, dit-il, qu e tu sois d’ accord av ec
mon renard.»
Comme le petit prince s’ endormait,je le pris dans
mes bras, et me remis en rou te. j’ é tais é mu . Il me
semblait porter u n tré sor fragile. Il me semblait
mê me qu ’ il n’ y eû t rien de plu s fragile su r la Terre.
je regardais, à la lu miè re de la lu ne, ce front pâ le, ces
y eu x clos, ces mè ches de chev eu x qu i tremblaient au
v ent, etje me disais : « Ce qu e je v ois là n’ est qu ’ u ne
é corce. Le plu s important est inv isible... »
Comme ses lè v res entrou v ertes é bau chaient u n
demi— sou rire je me dis encore : « Ce qu i m’ é meu t si
fort de ce petit prince endormi, c’ est sa fi dé lité pou r

82
‘ m A "IL v
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‘ I‘ JHÜ II

Il rit, tou cha la corde, fi tjou er la pou lie.

83
u ne fl eu r, c’ est l’ image d’ u ne rose qu i ray onne en
lu i comme la flamme d’ u ne lampe, mê me qu and il
dort...» Et je le dev inai plu s fragile encore. Il fau t
bien proté ger les lampes : u n cou p de v ent peu t les
é teindre...
Et, marchant ainsi,je dé cou v ris le pu its au lev er
du jou n

XXV

« Les hommes, dit le petit prince, ils s’ enfou rnent


dans les rapides, mais ils ne sav ent plu s ce qu ’ ils
cherchent. Alors ils s’ agitent et tou rnent en rond... »
Et il ajou ta :
« Ce n’ est pas la peine...»
Le pu its qu e nou s av ions atteint ne ressemblait
pas au x pu its sahariens. Les pu its sahariens sont de
simples trou s creu sé s dans le sable. Celu i-là ressem-
blait à u n pu its de v illage. Mais il n’ y av ait là au cu n
v illage, etje croy ais rê v er.
« C’ est é trange, dis— je au petit prince, tou t est
prê t : la pou lie, le seau et la corde...»
Il rit, tou cha la corde, fi tjou er la pou lie.
Et la pou lie gé mit comme gé mit u ne v ieille
girou ette qu and le v ent a longtemps dormi.
« Tu entends, dit le petit prince, nou s ré v eillons ce
pu its et il chante... »
je ne v ou lais pas qu ’ il fit u n effort :
« Laisse-moi faire, lu i dis-je, c’ est trop lou rd pou r
toi. »
Lentementje hissai le seau ju squ ’ à la margelle.je

84
l’ y installai bien d'aplomb. Dans mes oreilles du rait
le chant de la pou lie et, dans l’ eau qu i tremblait
encore,je v oy ais trembler le soleil.
« j’ ai soif de cette eau -là , dit le petit prince,
donne-moi à boire... »
Etje compris ce qu ’ il av ait cherché !
je sou lev ai le seau ju squ ’ à ses lè v res. Il bu t, les
y eu x fermé s. C’ é tait dou x comme u ne fê te. Cette
eau é tait bien au tre chose qu ’ u n aliment. Elle é tait
né e de la marche sou s les é toiles, du chant de la
pou lie, de l’ effort de mes bras. Elle é tait bonne pou r
le cœ u r, comme u n cadeau . Lorsqu ej’ é tais petit gar—
ç on, la lu miè re de l’ arbre de Noë l, la mu siqu e de la
messe de minu it, la dou ceu r des sou rires faisaient,
ainsi, tou t le ray onnement du cadeau de Noë l qu eje
recev ais.
« Les hommes de chez toi, dit le petit prince, cu lti-
v ent cinq mille roses dans u n mê me jardin... et ils
n’ y trou v ent pas ce qu ’ ils cherchent...
— Ils ne le trou v ent pas, ré pondis— je...
— Et cependant ce qu ’ ils cherchent pou rrait ê tre
trou v é dans u ne seu le rose ou u n peu d’ eau ...
— Bien sû r» , ré pondis— je.
Et le petit prince ajou ta :
« Mais les y eu x sont av eu gles. Il fau t chercher av ec
le cœ u r. »

j’ av ais bu .je respirais bien. Le sable, au lev er du


jou r, est cou leu r de miel. j’ é tais heu reu x au ssi de
cette cou leu r de miel. Pou rqu oi fallait-il qu ej’ eu sse
de la peine...
« Il fau t qu e tu tiennes ta promesse, me dit dou ce-

85
ment le petit prince, qu i, de nou v eau , s’ é tait assis
au prè s de moi.
— Qu elle promesse?
— Tu sais... u ne mu seliè re pou r mon mou ton...
je su is responsable de cette fl eu r! »
je sortis de ma poche mes é bau ches de dessin. Le
petit prince les aperç u t et dit en riant :
« Tes baobabs, ils ressemblent u n peu à des
chou x ...
— Oh l »
Moi qu i é tais si fi er des baobabs!
« Ton renard... ses oreilles... elles ressemblent u n
peu à des cornes... et elles sont trop longu es! »
Et il rit encore.
« Tu es inju ste, petit bonhomme,je ne sav ais rien
dessiner qu e les boas fermé s et les boas ou v erts.
— Oh! ç a ira, dit— il, les enfants sav ent. »
je cray onnai donc u ne mu seliè re. Etj’ eu s le cœ u r
serré en la lu i donnant :
« Tu as des projets qu ej'ignore... »
Mais il ne me ré pondit pas. Il me dit :
« Tu sais, ma chu te su r la Terre... c’ en sera demain
l’ anniv ersaire... »
Pu is, aprè s u n silence il dit encore z
« j'é tais tombé tou t prè s d’ ici... »
Et il rou git.
Et de nou v eau , sans comprendre pou rqu oi,
j’ é prou v ai u n chagrin biz arre. Cependant u ne qu es-
tion me v int :
« Alors ce n'est pas par hasard qu e, le matin où je
t’ ai connu , il y a hu itjou rs, tu te promenais comme
ç a, tou t seu l, à mille milles de tou tes les ré gions
habité es! Tu retou rnais v ers le point de ta chu te?»

86
Le petit prince rou git encore.
Etj’ ajou tai, en hé sitant :
« A cau se, peu t-ê tre, de l’ anniv ersaireP... »
Le petit prince rou git de nou v eau . Il ne ré pondait
jamais au x qu estions, mais, qu and on rou git, ç a
signifi e « ou i» , n’ est-ce pas?
« Ah! lu i dis-je,j’ ai peu r...»
Mais il me ré pondit :
« Tu dois maintenant trav ailler. Tu dois repartir
v ers ta machine. je t’ attends ici. Rev iens demain
soir...»
Mais je n’ é tais pas rassu ré . je me sou v enais du
renard. On risqu e de pleu rer u n peu si l’ on s’ est
laissé appriv oiser...

XXVI

Il y av ait, à cô té du pu its, u ne ru ine de v ieu x mu r


de pierre. Lorsqu eje rev ins de mon trav ail, le lende-
main soir,j'aperç u s de loin mon petit prince assis là -
hau t, lesjambes pendantes. Etje l’ entendis qu i par-
lait z
« Tu ne t’ en sou v iens donc pas? disait-il. Ce n’ est
pas tou t à fait ici! »
Une au tre v oix lu i ré pondit sans dou te, pu isqu ’ il
ré pliqu a :
« Si! Si! c’ est bien le jou r, mais ce n’ est pas ici
l’ endroit... »
je pou rsu iv is ma marche v ers le mu r. je ne v oy ais
ni n’ entendais tou jou rs personne. Pou rtant le petit
prince ré pliqu a de nou v eau :

87
« ... Bien sû r. Tu v erras où commence ma trace
dans le sable. Tu n’ as qu ’ à m’ y attendre. j’ y serai
cette nu it.»
j’ é tais à v ingt mè tres du mu r etje ne v oy ais tou —
jou rs rien.
Le petit prince dit encore, aprè s u n silence :
« Tu as du bon v enin? Tu es sû r de ne pas me faire
sou ffrir longtemps?»
je fi s halte, le cœ u r serré , mais je ne comprenais
tou jou rs pas.
« Maintenant, v a— t’ en, dit-il... je v eu x redes-
cendre!»
Alorsj’ abaissai moi-mê me les y eu x v ers le pied du
mu r, etje fi s u n bond! Il é tait là , dressé v ers le petit
prince, u n de ces serpentsjau nes qu i v ou s ex é cu tent
en trente secondes. Tou t en fou illant ma poche
pou r en tirer mon rev olv er, je pris le pas de cou rse,
mais, au bru it qu e fi s, le serpent se laissa dou ce-
ment cou ler dans le sable, comme u njet d’ eau qu i
meu rt, et, sans trop se presser, se fau fi la entre les
pierres av ec u n lé ger bru it de mé tal.
je parv ins au mu r ju ste à temps pou r y recev oir
dans les bras mon petit bonhomme de prince, pâ le
comme la neige.
« Qu elle est cette histoire— là ! Tu parles mainte—
nant av ec les serpents! »
j’ av ais dé fait son é ternel cache— nez d’ or. lu i
av ais mou illé les tempes et l’ av ais fait boire. Et main-
tenant je n’ osais plu s rien lu i demander. Il me
regarda grav ement et m’ entou ra le cou de ses bras.
je sentais battre son cœ u r comme celu i d’ u n oiseau
qu i meu rt, qu and on l’ a tiré à la carabine. Il me dit :
« je su is content qu e tu aies trou v é ce qu i man—

88
« Maintenant, v al-t‘ en, (lit-il. .. Je v eu x redescendre! »

89
qu ait à ta machine. Tu v as pou v oir rentrer chez
toi...
— Comment sais-tu ! »
je v enais ju stement lu i annoncer qu e, contre
tou te espé rance,j’ av ais ré u ssi mon trav ail!
Il ne ré pondit rien à ma qu estion, mais il ajou ta :
« Moi au ssi, au jou rd'hu i,je rentre chez moi...»
Pu is, mé lancoliqu e :
« C’ est bien plu s loin... c’ est bien plu s diffi cile... »
je sentais bien qu ’ il se passait qu elqu e chose d’ ex -
traordinaire. je le serrais dans les bras comme u n
petit enfant, et cependant il me semblait qu ’ il cou -
lait v erticalement dans u n abî me sans qu e je pu isse
rien pou r le retenir...
Il av ait le regard sé rieu x , perdu trè s loin :
« j’ ai ton mou ton. Etj’ ai la caisse pou r le mou ton.
Etj'ai la mu seliè re... »
Et il sou rit av ec mé lancolie.
j’ attendis longtemps.je sentais qu ’ il se ré chau ffait
peu à peu :
« Petit bonhomme, tu as eu peu r...»
Il av ait eu peu r, bien sû r! Mais il rit dou cement :
« j’ au rai bien plu s peu r ce soir... »
De nou v eau je me sentis glacé par le sentiment de
l‘ irré parable. Etje compris qu e je ne su pportais pas
l’ idé e de ne plu s jamais entendre ce rire. C'é tait
pou r moi comme u ne fontaine dans le dé sert.
« Petit bonhomme, je v eu x encore t’ entendre
rire... »
Mais il me dit:
« Cette nu it, ç a fera u n an. Mon é toile se trou v era
ju ste au — dessu s de l’ endroit où je su is tombé l’ anné e
derniè re...

90
— Petit bonhomme, n'est-ce pas qu e c’ est u n
mau v ais rê v e cette histoire de serpent et de rendez —
v ou s et d’ é toile... »
Mais il ne ré pondit pas à ma qu estion. Il me dit :
« Ce qu i est important, ç a ne se v oit pas...
— Bien sû r...
— C’ est comme pou r la fl eu r. Si tu aimes u ne
fl eu r qu i se trou v e dans u ne é toile, c’ est dou x , la
nu it, de regarder le ciel. Tou tes les é toiles sont fl eu —
ries.
— — Bien sû r...
— C'est comme pou r l’ eau . Celle qu e tu m’ as
donné e à boire é tait comme u ne mu siqu e, à cau se
de la pou lie et de la corde... tu te rappelles... elle
é tait bonne.
— Bien sû r...
— Tu regarderas, la nu it, les é toiles. C’ est trop
petit chez moi pou r qu e je te montre où se trou v e la
mienne. C’ est mieu x comme ç a. Mon é toile, ç a sera
pou r toi u ne des é toiles. Alors, tou tes les é toiles, tu
aimeras les regarder... Elles seront tou tes tes amies.
Et pu isje v ais te faire u n cadeau ... »
ll rit encore.
« Ah! petit bonhomme, petit bonhomme, j’ aime
entendre ce rire!
— ju stement ce sera mon cadeau ... ce sera
comme pou r l’ eau ...
— Qu e v eu x — tu dire?
— Les gens ont des é toiles qu i ne sont pas les
mê mes. Pou r les u ns, qu i v oy agent, les é toiles sont
des gu ides. Pou r d’ au tres elles ne Sont rien qu e de
petites lu miè res. Pou r d’ au tres, qu i sont sav ants,
elles sont des problè mes. Pou r mon bu sinessman

91
elles é taient de l’ or. Mais tou tes ces é toiles-là se
taisent. Toi, tu au ras des é toiles comme personne
n’ en a...
— Qu e v eu x -tu dire?
— Qu and tu regarderas le ciel, la nu it, pu isqu e
j’ habiterai dans l’ u ne d’ elles, pu isqu e je rirai dans
l’ u ne d’ elles, alors ce sera pou r toi comme si riaient
tou tes les é toiles. Tu au ras, toi, des é toiles qu i sav ent
rire!»
Et il rit encore.
« Et qu and tu seras consolé (on se console tou -
jou rs) tu seras content de m’ av oir connu . Tu seras
tou jou rs mon ami. Tu au ras env ie de rire av ec moi.
Et tu ou v riras parfois ta fenê tre, comme ç a, pou r le
plaisir... Et tes amis seront bien é tonné s de te v oir
rire en regardant le ciel. Alors tu leu r diras : “ Ou i,
les é toiles, ç a me fait tou jou rs rire!” Et ils te croiront
fou .je t’ au raijou é u n bien v ilain tou r...»
Et il rit encore.
« Ce sera comme si je t’ av ais donné , au lieu
d’ é toiles, des tas de petits grelots qu i sav ent rire...»
Et il rit encore. Pu is il redev int sé rieu x :
« Cette nu it... tu sais... ne v iens pas.
— je ne te qu itterai pas.
— j’ au rai l’ air d’ av oir mal... j'au rai u n peu l’ air
de mou rir. C'est comme ç a. Ne v iens pas v oir ç a, ce
n’ est pas la peine...
— je ne le qu itterai pas.»
Mais il é tait sou cieu x .
« je te dis ç a... c’ est à cau se au ssi du serpent. Il ne
l'au t pas qu ’ il te morde... Les serpents, c’ est
mé chant. Ç a peu t mordre pou r le plaisir...
— je ne te qu itterai pas.»

92
Mais qu elqu e chose le rassu ra :
« C’ est v rai qu ’ ils n’ ont plu s de v enin pou r la
seconde morsu re... »

Cette nu it-là je ne le v is pas se mettre en rou te. Il


s’ é tait é v adé sans bru it. Qu and je ré u ssis à le
rejoindre il marchait dé cidé , d’ u n pas rapide. Il me
dit seu lement :
« Ah! tu es là ... »
Et il me prit par la main. Mais il se tou rmenta
encore :
« Tu as eu tort. Tu au ras de la peine. j’ au rai l’ air
d’ ê tre mort et ce ne sera pas v rai...»
« "3-3
...
Moi je me taisais.
« Tu comprends. C’ est trop loin. _]e ne peu x pas
emporter ce corps-là . C’ est trop lou rd.»
Moije me taisais.
« Mais ce sera comme u ne v ieille é corce abandon-
né e. Ce n’ est pas triste les v ieilles é corces... » I
Moije me taisais.
Il se dé cou ragea u n peu . Mais il fi t encore u n
efi 'ort:
« Ce sera gentil, tu sais. Moi au ssi, je regarderai les
é toiles. Tou tes les é toiles seront des pu its av ec u ne
pou lie rou illé e. Tou tes les é toiles me v erseront à
boire... »
Moije me taisais.
« Ce sera tellement amu sant! Tu au ras cinq cents
millions de grelots, j’ au rai cinq cents millions de
fontaines... »
Et il se tu t au ssi, parce qu ’ il pleu rait...

« C’ est là . Laisse— moi faire u n pas tou t seu l.»


Et il s’ assit parce qu ’ il av ait peu r. Il dit encore :
« Tu sais... ma fl eu r... j’ en su is responsable! Et
elle est tellement faible! Et elle est tellement naï v e.
Elle a qu atre é pines de rien du tou t pou r la proté ger
contre le monde...»
Moi je m’ assis parce qu e je ne pou v ais plu s me
tenir debou t. Il dit :
« Voilà ... C’ est tou t...»
Il hé sita encore u n peu , pu is il se relev a. Il fi t u n
pas. Moi je ne pou v ais pas bou ger.
Il n’ y eu t rien qu ’ u n é clair jau ne prè s de sa che-
v ille. Il demeu ra u n instant immobile. Il ne cria pas.
Il tomba dou cement comme tombe u n arbre. Ç a ne
fi t mê me pas de bru it, à cau se du sable.

XXVII

Et maintenant bien sû r, ç a fait six ans dé jà ... Je


n’ ai jamais encore raconté cette histoire. Les cama-
rades qu i m‘ ont rev u ont é té bien contents de me
rev oir v iv ant.j‘ é tais triste maisje leu r disais : « C’ est
la fatigu e... »
Maintenant je me su is u n peu consolé . C’ est-à -
dire... pas tou t à fait. Mais je sais bien qu ’ il est
rev enu à sa planè te, car, au lev er du jou r,je n’ ai pas
retrou v é son corps. Ce n'é tait pas u n corps telle-
ment lou rd... Etj’ aime la nu it é cou ter les é toiles.
C’ est comme cinq cents millions de grelots...

95
Il tomba dou cement comme tombe u n arbre.

96
Mais v oilà qu ’ il se passe qu elqu e chose d’ ex traor-
dinaire. La mu seliè re qu ej’ ai dessiné e pou r le petit
prince,j’ ai ou blié d’ y ajou ter la coù rroie de cu ir! Il
n’ au rajamais pu l’ attacher au mou ton. Alors je me
demande : « Qu e s’ est-il passé su r sa planè te? Peu t-
ê tre bien qu e le mou ton a mangé la (leu r... »
Tantô tje me dis: « Sû rement non! Le petit prince
enferme sa [leu r tou tes les nu its sou s son globe de
v erre, et il su rv eille bien son mou ton...» Alors je
su is heu reu x . Et tou tes les é toiles rient dou cement.
Tantô t je me dis : « On est distrait u ne fois ou
l’ au tre, et ç a su ffi t! Il a ou blié , u n soir, le globe de
v erre, ou bien le mou ton est sorti sans bru it pendant
la nu it...» Alors les grelots se changent tou s en
larmes!...

C’ est la u n bien grand my stè re. Pou r v ou s qu i


aimez au ssi le petit prince, comme pou r moi, rien
de l'u niv ers n’ est semblable si qu elqu e part, on ne
sait où , u n mou ton qu e nou s ne connaissons pas a,
ou i ou non, mangé u ne rose...
Regardez le ciel. Demandez — v ou s : « Le mou ton
ou i ou non a— t— il mangé la fl eu r?» Et v ou s v errez
comme tou t change...
Et au cu ne grande personne ne comprendra
jamais qu e ç a a tellement (l’ importance!

97
Ç a c'est, pou r moi, le plu s beau et le plu s
triste pay sage du monde. C’ est le mê me
pay sage qu e celu i de la page pré cé dente,
mais je l'ai dessiné u ne fois encore pou r
bien v ou s le montrer. C’ est ici qu e le petit
prince a apparu su r terre, pu is disparu .
Regardez attentiv ement ce pay sage afi n
d’ ê tre sû rs de le reconnaî tre, si v ou s v oy a-
gez u n jou r en Afriqu e, dans le dé sert. Et,
s’ il v ou s arriv e de passer par là , je v ou s en
su pplie, ne v ou s pressez pas, attendez u n
peu ju ste sou s l’ é toile! Si alors u n enfant
v ient à v ou s, s’ il rit, s’ il a des chev eu x d'or,
s'il ne ré pond pas qu and on l'interroge,
v ou s dev inerez bien qu i il est. Alors soy ez
gentils! Ne me laissez pas tellement triste :
é criv ez -moi v ite qu ’ il est rev enu ...
Achev é d’ imprimer
su r les presses (le l’ imprimerie Kapf) Graphic
â É v reu x (Hu m), le 22 2013.
Dé pô t lé gal : 2013
I‘ "' dé pô t Lé gal dans la collection .' janv ier I 999
ISBN : 973207-0408504/ Imprimé u n France

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