Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
5
des palmiers. En ou tre, le nombre des cou chers de soleil n ’ é tait pas le
mê me depu is les ré é ditions des anné es cinqu ante.
Pou rqu oi de telles v ariations ? L’ imprimeu rfranç ais, ne disposant
pas des dessins originau x de l’ au teu r; est reparti des illu strations de
l’ u ne des deu x é ditions amé ricaines. Ces illu strations, qu i ont pu ê tre
ju gé es trop pâ les pou r la nou v elle impression, ont é té reprodu ites à
l’ identiqu e et « rav iv é es» , ou « remonté es » . L'u tilisation de calqu es a
notamment entraî né des effets de rehau t des dessins initiau x , ajou -
tant en tel ou tel endroit de la matiè re au x traits affaiblis; les cou ps
de pinceau , encore bien v isibles dans l’ é dition de I943, ont disparu
sou s l’ effet de « lissage» des cou leu rs; et bien des dé tails s’ en sont
trou v é s ainsi alté ré s, v oire mis à mal.
Nou s av ons donc dé cidé , compte tenu des moy ens techniqu es dont
nou s disposons dé sormais, de faire procé der à cette nou v elle impres-
sion à partir de l ’ é dition amé ricaine du Petit Prince.
Cinqu ante-hu it ans plu s tard, le pu blic franç ais et francophone
pou rra donc lire ce conte u niv ersel av ec les illu strations qu e l’ é cri-
v ain a dessiné es et v u es C’ est u n lien nou v eau av ec
Saint-Ex u pé ry et Le Petit Prince.
le Î ’ sz bit (Pal/nm
Av ec des aqu arellm' de l’ au teu r
,
\“ 1'
,__‘
é, 1
J, ‘ x /
Gallimard
© É ditions Gallimrmi, I 946, tex te et illu strations.
© É ditions Gallimard, I999, pou r la pré sente é dition.
 Lé on Werth.
A Lé on Werlh
qu and il é tait petit garç on.
Lorsqu ej’ av ais six ansj’ ai v u , u ne fois, u ne magni-
fi qu e image, dans u n liv re su r la forê t v ierge qu i s'ap-
pelait Histoires v é cu es. Ç a repré sentait u n serpent boa
qu i av alait u n fau v e. Voilà la copie du dessin.
On disait dans le liv re : « Les serpents boas av alent
leu r proie tou t entiè re, sans la mâ cher. Ensu ite ils ne
peu v ent plu s bou ger et ils dorment pendant les six
mois de leu r digestion. »
j'ai alors beau cou p ré fl é chi su r les av entu res de la
ju ngle et, à mon tou r,j’ ai ré u ssi, av ec u n cray on de
cou leu r, à tracer mon premier dessin. Mon dessin
nu mé ro 1. Il é tait comme ç a :
13
Mon dessin ne repré sentait pas u n chapeau . Il
repré sentait u n serpent boa qu i digé rait u n é lé -
phant. j’ ai alors dessiné l’ inté rieu r du serpent boa,
afi n qu e les grandes personnes pu issent com-
prendre. Elles ont tou jou rs besoin d’ ex plications.
Mon dessin nu mé ro 2 é tait comme ç a :
L...[ ‘
c -:— ';:. __— -.__.‘ _.;=__— v — — — .’ f. "ra 'Aj
l4
Qu and j’ en rencontrais u ne qu i me paraissait u n
peu lu cide, je faisais l’ ex pé rience su r elle de mon
dessin nu mé ro 1 qu ej’ ai tou jou rs conserv é je v ou -
lais sav oir si elle é tait v raiment compré hensiv e. Mais
tou jou rs elle me ré pondait : « C’ est u n chapeau .»
Alors je ne lu i parlais ni de serpents boas, ni (le
forê ts v ierges, ni d’ é toiles.je me mettais à sa porté e.
je lu i parlais de bridge, de golf, de politiqu e et de
crav ates. Et la grande personne é tait bien contente
de connaî tre u n homme au ssi raisonnable...
II
15
bien' regardé . Etj’ ai v u u n petit bonhomme tou t à
fait ex traordinaire qu i me considé rait grav ement.
Voilà le meilleu r portrait qu e, plu s tard,j’ ai ré u ssi à
faire de lu i. Mais mon dessin, bien sû r, est beau cou p
moins rav issant qu e le modè le. Ce n’ est pas ma
fau te. j’ av ais é té dé cou ragé dans ma carriè re de
peintre par les grandes personnes, à l’ â ge de six ans,
etje n’ av ais rien appris à dessiner, sau f les boas fer—
mé s et les boas ou v erts.
Je regardai donc cette apparition av ec des y eu x
tou t ronds d’ é tonnement. N’ ou bliez pas qu e je me
trou v ais à mille milles de tou te ré gion habité e. Or
mon petit bonhomme ne me semblait ni é garé , ni
mort de fatigu e, ni mort de faim, ni mort de soif, ni
mort de peu r. ll n’ av ait en rien l'apparence d’ u n
enfant perdu au milieu du dé sert, à mille milles de
tou te ré gion habité e. Qu and je ré u ssis enfi n à par-
ler,je lu i (lis:
« Mais... qu ’ est-ce qu e tu fais là ? »
Et il me ré pé ta alors, tou t dou cement, comme
u ne chose trè s sé rieu se :
« S’ il v ou s plaî t... dessine— moi u n mou ton...»
Qu and le my stè re est trop impressionnant, on
n’ ose pas dé sobé ir. Au ssi absu rde qu e cela me sem-
blâ t à mille milles de tou s les endroits habité s et en
danger de mort,je sortis de ma poche u ne feu ille de
papier et u n sty lographe. Mais je me rappelai alors
qu ej’ av ais su rtou t é tu dié la gé ographie, l'histoire, le
calcu l et la grammaire etje dis au petit bonhomme
(av ec u n peu de mau v aise hu meu r) qu e je ne sav ais
pas dessiner. ll me ré pondit :
« Ç a ne fait rien. Dessine-moi u n mou ton.»
Comme je n’ av ais jamais dessiné u n mou ton je
16
Voilà le meilleu r portrait qu e, plu s lard,
J.. ai ré u ssi à ("aire de lu i.
l7
A relis, pou r lu i, l’ u n des deu x seu ls des-
" “w,
sins dontj’ é tais capable. Celu i du boa
> "1“
fermé . Etje fu s stu pé fait d’ entendre le
petit bonhomme me ré pondre :
« Non! Non l Je ne v eu x pas d’ u n
é lé phant dans u n boa. Un boa c’ est
trè s dangereu x , et u n é lé phant c’ est trè s encom-
brant. Chez moi c’ est tou t petit. j’ ai besoin d’ u n
mou ton. Dessine— moi u n mou ton.»
Alorsj’ ai dessiné .
ll regarda attentiv ement, pu is : "x
« Non! Celu i-là est trè s i
malade. Fais-en u n au tre. » _
je dessinai : ’7
Mon ami sou rit gentiment, av ec " J
indu lgence :
« Tu v ois bien... ce n’ est pas u n mou ton, c’ est u n
bé lier. Il a des cornes...»
_]e relis donc encore mon dessin :
Mais il lu t refu sé , comme les pré cé dents :
« Celu i-là est trop v ieu x . _]e v eu x u n
mou ton qu i v iv e longtemps.»
_V Alors, fau te de patience, comme
’ t’ j’ av ais hâ te (le commencer le dé mon—
. 1, i . Ï tage de mon moteu r, je grifl'onnai ce
, dessin-ci :
' Et je lanç ai
« Ç a c’ est la caisse. Le mou ton qu e tu
v eu x est dedans. »
Mais je fu s bien su rpris (le v oir s’ illu miner le
v isage (le monjeu neju ge :
« C’ est tou t a l'ait comme ç a qu e « je le v ou lais!
Crois— tu qu ’ il l’ aille beau cou p d’ herbe à ce mou ton?
— 'Pou rqu oi?
— Parce qu e chez moi c’ est tou t petit...
— Ç a su ffi ra sû rement. je t’ ai donné u n tou t
petit mou ton. »
Il pencha la tê te v ers le dessin :
« Pas si petit qu e ç a... Tiens! Il s’ est endormi... »
Et c’ est ainsi qu e je fi s la connaissance du petit
prince.
III
— Ou i, fi s— je modestement. ' l,
1 li.)
— ' Ah! ç a c’ est drô le l... »
Et le petit prince eu t u n trè s joli é clat de rire qu i
m’ irrita beau cou p. je dé sire qu e l’ on prenne mes
malheu rs au sé rieu x . Pu is il ajou ta :
« Alors, toi au ssi tu v iens du ciel! De qu elle pla—
nè te es— tu P »
j’ entrev is au ssitô t u ne lu eu r, dans le my stè re de sa
pré sence, etj’ interrogeai bru squ ement :
« Tu v iens donc d’ u ne au tre planè te?»
Mais il ne me ré pondit pas. Il hochait la tê te dou -
cement tou t en regardant mon av ion :
« C’ est v rai qu e, là — dessu s, tu ne peu x pas v enir de
bien loin... »
Et il s’ enfonç a dans u ne rê v erie qu i du ra long-
temps. Pu is, sortant mon mou ton de sa poche, il se
plongea dans la contemplation de son tré sor.
20
Le petit prince su r l'asté roï de B 612.
21
à Mais où v eu x -tu qu ’ il aille!
— N’ importe où . Droit dev ant lu i... »
Alors le petit prince remarqu a grav ement :
« Ç a ne fait rien, c’ est tellement petit, chez moi! »
Et, av ec u n peu de mé lancolie, peu t-ê tre, il
ajou ta :
« Droit dev ant soi on ne peu t pas aller bien
loin... »
lV
22
, j’ ai de sé rieu ses rai-
m ÿ .5
sons de croire qu e la
, A, l planè te d’ où v enait le
[ï f ' 1“ ; petit prince est l’ asté -
. :j‘ ï ‘ j; roï de B 612. Cet asté —
" roï dc n’ a é té aperç u
il l ' qu ’ u ne fois au té les—
cope, en 1909, par u n
astronome tu rc.
Il av ait fait alors u ne grande
dé monstration de sa dé cou v erte à u n
congrè s international d’ astronomie. Mais personne
ne l’ av ait cru à cau se de son costu me. Les grandes
personnes sont comme ç a.
Heu reu sement pou r la ré pu tation de l’ asté roï de
B 612, u n dictateu r tu rc imposa à son peu ple, sou s
peine de mort, de s’ habiller à l’ eu ropé enne. L’ astro-
nome refi t sa dé monstration en 1920, dans u n habit
trè s é lé gant. Et cette fois— ci tou t le monde fu t de son
av is.
Si je v ou s ai raconté ces dé tails su r l'asté roï de
B 612 et si je v ou s ai confi é son nu mé ro, c'est à
cau se des grandes personnes. Les grandes per-
sonnes aiment les chiffres. Qu and v ou s leu r parlez
d’ u n nou v el ami, elles ne v ou s qu estionnentjamais
su r l’ essentiel. Elles ne v ou s disent jamais : « Qu el
est le son de sa v oix ? Qu els sont les jeu x qu ’ il pré -
fè re? Est-ce qu ’ il
collectionne les
papillons?» Elles
v ou s demandent: ‘ . ,_
« Qu el â ge a-t-il? v ili I
Combien a-t— il de z '
frè re-s? Combien pè se-t— il? Combien gagne son
pè re?» Alors seu lement elles croient le connaî tre. Si
v ou s dites au x grandes personnes : « j’ ai v u u ne belle
maison en briqu es roses, av ec des gé raniu ms au x
fenê tres et des colombes su r le toit... » , elles ne par-
v iennent pas à s’ imaginer cette maison. Il fau t leu r
dire : « J’ ai v u u ne maison de cent mille francs.»
Alors elles s’ é crient : « Comme c’ estjoli ! »
Ainsi, si v ou s leu r dites, « La preu v e qu e le petit
prince a ex isté c’ est qu ’ il é tait rav issant, qu ’ il riait, et
qu ’ il v ou lait u n mou ton. Qu and on v eu t u n mou ton,
c’ est la preu v e qu 'on ex iste» , elles hau sseront les
é pau les et v ou s traiteront d’ enfant! Mais si v ou s leu r
dites : « La planè te d’ où il v enait est l’ asté roï de
B 612 » , alors elles seront conv aincu es, et elles v ou s
laisseront tranqu ille av ec leu rs qu estions. Elles sont
comme ç a. Il ne fau t pas leu r en v ou loir. Les enfants
doiv ent ê tre trè s indu lgents env ers les grandes per-
sonnes.
Mais, bien sû r, nou s qu i comprenons la v ie, nou s
nou s moqu ons bien des nu mé ros! j’ au rais aimé
commencer cette histoire à la faç on des contes de
fé es._]’ au rais aimé dire :
« Il é tait u ne fois u n petit prince qu i habitait u ne
planè te à peine plu s grande qu e lu i, et qu i av ait
besoin d’ u n ami... » Pou r ceu x qu i comprennent la
v ie, ç a au rait eu l’ air beau cou p plu s v rai.
Carje n’ aime pas qu ’ on lise mon liv re à la lé gè re.
j’ é prou v e tant de chagrin à raconter ces sou v enirs. Il
y a six ans dé jà qu e mon ami s’ en est allé av ec son
mou ton. Sij’ essaie ici de le dé crire, c’ est afi n de ne
pas l’ ou blier. C’ est triste d’ ou blier u n ami. Tou t le
monde n’ a pas eu u n ami. Etje pu is dev enir comme
24
les grandes personnes qu i ne s’ inté ressent plu s
qu ’ au x chiffres. C’ est donc pou r ç a encore qu ej’ ai
acheté u ne boî te de cou leu rs et des cray ons. C’ est
du r de se remettre au dessin, à mon â ge, qu and on
n’ ajamais fait d’ au tres tentativ es qu e celle d’ u n boa
fermé et celle d’ u n boa ou v ert, à l’ â ge de six ans!
j’ essaierai, bien sû r, de faire des portraits le plu s res-
semblants possible. Maisje ne su is pas tou t à fait cer-
tain de ré u ssir. Un dessin v a, et l’ au tre ne ressemble
plu s. je me trompe u n peu au ssi su r la taille. Ici le
petit prince est trop grand. Là il est trop petit._]’ hé -
site au ssi su r la cou leu r de son costu me. Alors je
tâ tonne comme ci et comme ç a, tant bien qu e mal.
je me tromperai enfi n su r certains dé tails plu s
importants. Mais ç a, il fau dra me le pardonner. Mon
ami ne donnaitjamais d’ ex plications. Il me croy ait
peu t-ê tre semblable à lu i. Mais moi, malheu reu se—
ment, je ne sais pas v oir les mou tons à trav ers les
caisses. je su is peu t— ê tre u n peu comme les grandes
personnes.j’ ai dû v ieillir.
25
« C’ est bien v rai, n’ est— ce pas, qu e les mou tons
mangent les arbu stes?
— Ou i. C’ est v rai.
— Ah lje su is content!»
je ne compris pas pou rqu oi il é tait si important
qu e les mou tons mangeassent les arbu stes. Mais le
petit prince ajou ta :
« Par consé qu ent ils mangent au ssi les baobabs? »
je fi s remarqu er au petit prince qu e les baobabs
ne sont pas des arbu stes, mais des arbres grands
comme des é glises et qu e, si mê me il emportait av ec
lu i tou t u n trou peau d’ é lé phants, ce trou peau ne
v iendrait pas à bou t d'u n seu l baobab.
L'idé e du trou peau d’ é lé phants fi t rire le petit
prince :
« Il fau drait les mettre les u ns su r les au tres... »
Mais il remarqu a av ec sagesse :
« Les baobabs, av ant de grandir, ç a commence par
ê tre petit.
— C'est ex act! Mais pou rqu oi v eu x -tu qu e tes
mou tons mangent les petits baobabs? »
Il me ré pondit 1 « Ben! Voy onsl» , comme s’ il
s’ agissait là d’ u ne é v i-
dence. Et il me fallu t u n
grand effort d’ intelli-
gence pou r comprendre à
moi seu l ce problè me.
Et en effet, su r la pla-
"J nè te du petit prince, il y
av ait, comme su r tou tes
\ l l les planè tes, de bonnes
. ' .N herbes et de mau v aises
m, _ ‘ 7‘ herbes. Par consé qu ent
t'i’ 26
w!
27
« C’ est u ne qu estion de discipline, me disait plu s
tard le petit prince. Qu and on a terminé sa toilette
du matin, il fau t faire soigneu sement la toilette de la
planè te. Il fau t s’ astreindre ré gu liè rement à arra-
cher les baobabs dè s qu ’ on les distingu e d’ av ec les
rosiers au x qu els ils ressemblent beau cou p qu and ils
sont trè sjeu nes. C’ est u n trav ail trè s ennu y eu x , mais
trè s facile.»
Et u n jou r il me conseilla de m’ appliqu er à ré u ssir
u n beau dessin, pou r bien faire entrer ç a dans la tê te
des enfants de chez moi. « S’ ils v oy agent u n jou r, me
disait— il, ç a pou rra leu r serv ir. Il est qu elqu efois sans
inconv é nient de remettre à plu s tard son trav ail.
Mais, s’ il s’ agit des baobabs, c’ est tou jou rs u ne catas-
trophe._]’ ai connu u ne planè te, habité e par u n pares—
seu x . Il av ait né gligé trois arbu stes...»
Et, su r les indications du petit prince,j’ ai dessiné
cette planè te— là . je n’ aime gu è re prendre le ton
d’ u n moraliste. Mais le danger des baobabs est si
peu connu , et les risqu es cou ru s par celu i qu i s’ é ga-
rerait dans u n asté roï de sont si considé rables, qu e,
pou r u ne fois,je fais ex ception à ma ré serv e.je dis :
« Enfants! Faites attention au x baobabs! » C’ est
pou r av ertir mes amis d’ u n danger qu ’ ils frô laient
depu is longtemps, comme moi-mê me, sans le
connaî tre, qu e j’ ai tant trav aillé ce dessin-là . La
leç on qu e je donnais en v alait la peine. Vou s v ou s
demanderez peu t— ê tre : Pou rqu oi n’ y a— t— il pas, dans
ce liv re, d’ au tres dessins au ssi grandioses qu e le des-
sin des baobabs? La ré ponse est bien simple :j’ ai
essay é maisje n’ ai pas pu ré u ssir. Qu and j’ ai dessiné
les baobabsj’ ai é té animé par le sentiment de l’ u r-
gence.
28
Les baobabs.
29
Ah! petit prince,_j’ ai compris, peu à peu , ainsi, ta
petite v ie mé lancoliqu e. Tu n’ av ais eu longtemps
pou r distraction qu e la dou ceu r des cou chers de
soleil. j’ ai appris ce dé tail nou v eau , le qu atriè me
jou r au matin, qu and tu m’ as dit:
« j’ aime bien les cou chers de soleil. Allons v oir u n
cou cher de soleil...
— Mais il fau t attendre...
— Attendre qu oi?
— Attendre qu e le soleil se cou che. »
Tu as eu l’ air trè s su rpris d’ abord, et pu is tu as ri
de toi— mê me. Et tu m’ as dit:
« Je me crois tou jou rs chez moi! »
30
En effet. Qu and il est midi au x É tats-Unis, le
soleil, tou t le monde le sait, se cou che su r la France.
ll su ffi rait de pou v oir aller en France en u ne minu te
pou r assister au cou cher du soleil. Malheu reu se-
ment la France est bien trop é loigné e. Mais, su r ta si
petite planè te, il te su ffi sait de tirer ta chaise de
qu elqu es pas. Et tu regardais le cré pu scu le chaqu e
fois qu e tu le dé sirais...
« Un jou r, j’ ai v u le soleil se cou cher qu arante—
qu atre fois! »
Et u n peu plu s tard tu ajou tais :
« Tu sais... qu and on est tellement triste on aime
les cou chers de soleil...
— Le jou r (les qu arante-qu atre fois, tu é tais donc
tellement triste?»
Mais le petit prince ne ré pondit pas.
VII
3l
essay er de dé v isser u n bou lon trop serré de mon
moteu r.j’ é tais trè s sou cieu x car ma panne commen—
ç ait de m’ apparaî tre comme trè s grav e, et l’ eau à
boire qu i s’ é pu isait me faisait craindre le pire.
« Les é pines, à qu oi serv ent— elles? »
Le petit prince ne rcnonç aitjamais à u ne qu es-
tion, u ne fois qu ’ il l’ av ait posé e. j’ é tais irrité par
mon bou lon et‘ je ré pondis n’ importe qu oi :
« Les é pines, ç a ne sert à rien, c’ est de la pu re
mé chanceté de la part des fl eu rs!
— Oh!»
Mais aprè s u n silence il me lanç a, av ec u ne sorte
de rancu ne :
« je ne te crois pas! Les fl eu rs sont faibles. Elles
sont naï v es. Elles se rassu rent comme elles peu v ent.
Elles se croient terribles av ec leu rs é pines... »
je ne ré pondis rien. À cet instant-là je me disais :
« Si ce bou lon ré siste encore,je le ferai sau ter d’ u n
cou p de marteau .» Le petit prince dé rangea de nou -
v eau mes ré fl ex ions :
« Et tu crois, toi, qu e les fl eu rs...
— Mais non! Mais non! je ne crois rien! j'ai
ré pondu n’ importe qu oi. je m’ occu pe, moi, de
choses sé rieu ses! »
Il me regarda stu pé fait.
« De choses sé rieu ses! »
Il me v oy ait, mon marteau à la main, et les doigts
noirs de cambou is, penché su r u n objet qu i lu i sem-
blait trè s laid.
« Tu parles comme les grandes personnes! »
Ç a me fit u n peu honte. Mais, impitoy able, il
ajou ta :
« Tu confonds tou t... tu mé langes tou t! »
32
Il é tait v raiment trè s irrité . Il secou ait au v ent des
chev eu x tou t doré s :
« je connais u ne planè te où il y a u n monsieu r cra-
moisi. Il n’ a jamais respiré u ne fl eu r. Il n’ a jamais
regardé u ne é toile. Il n’ a jamais aimé personne. Il
n’ a jamais rien fait d’ au tre qu e des additions. Et
tou te la jou rné e il ré pè te comme toi : ‘ je su is u n
homme sé rieu x lje su is u n homme sé rieu x l” , et ç a
le fait gonfl er d’ orgu eil. Mais ce n’ est pas u n
homme, c‘ est u n champignon!
— Un qu oi?
— Un champignon!»
Le petit prince é tait mainte-
nant tou t pâ le de colè re. _
« Il y a des millions d’ anné es ) \"
qu e les fleu rs fabriqu ent des
é pines. Il y a des millions d’ an-
né es qu e les mou tons mangent
qu and mê me les fl eu rs. Et ce
n’ est pas sé rieu x de chercher à
comprendre pou rqu oi elles se
donnent tant de mal pou r se
fabriqu er des é pines qu i ne ser—
v entjamais à rien? Ce n’ est pas
important la gu erre des mou - /.
tons et des fl eu rs? Ce n’ est pas /
plu s sé rieu x et plu s important
qu e les additions d’ u n gros
monsieu r rou ge? Et si je '
connais, moi, u ne fl eu r u niqu e
au monde, qu i n’ ex iste nu lle
part, sau f dans ma planè te,
et qu ’ u n petit mou ton peu t V/ ’ rfl ÿ
ané antir d’ u n seu l cou p, comme ç a, u n matin, sans
se rendre compte de ce qu ’ il fait, ce n’ est pas impor—
tant ç a! »
Il rou git, pu is reprit :
« Si qu elqu ’ u n aime u ne fl eu r qu i n’ ex iste qu ’ à u n
ex emplaire dans les millions et les millions d’ é toiles,
ç a su ffi t pou r qu ’ il soit heu reu x qu and il les
regarde. Il se dit : “ Ma fl eu r est là qu elqu e part...”
Mais, si le mou ton mange la fl eu r, c’ est pou r lu i
comme si, bru squ ement, tou tes les é toiles s’ é tei—
gnaient! Et ce n’ est pas important ç a! »
Il ne pu t rien dire de plu s. Il é clata bru squ ement
en sanglots. La nu it é tait tombé e.j’ av ais lâ ché mes
ou tils.je me moqu ais bien de mon marteau , de mon
bou lon, de la soif et de la mort. Il y av ait, su r u ne
é toile, u ne planè te, la mienne, la Terre, u n petit
prince à consoler!je le pris dans les bras. je le ber-
ç ai.je lu i disais : « La fl eu r qu e tu aimes n’ est pas en
danger. ..je lu i dessinerai u ne mu seliè re, à ton mou -
ton... jc te dessinerai u ne armu re pou r ta fl eu r...
je...» je ne sav ais pas trop qu oi dire. je me sentais
trè s maladroit.je ne sav ais comment l’ atteindre, où
le rejoindre... C’ est tellement my sté rieu x , le pay s
des larmes!
VIII
34
dé rangeaient personne. Elles apparaissaient u n
matin dans l’ herbe, et pu is elles s’ é teignaient le soir.
Mais celle-là av ait germé u n jou r, d’ u ne graine
apporté e d’ on ne sait où , et le petit prince av ait su r-
v eillé de trè s prè s cette brindille qu i ne ressemblait
pas au x au tres brindilles. Ç a pou v ait ê tre u n nou —
v eau genre de baobab. Mais l’ arbu ste cessa v ite de
croî tre, et commenç a de pré parer u ne fl eu r. Le petit
prince, qu i assistait à l’ installation d’ u n bou ton
é norme, sentait bien qu ’ il en sortirait u ne appari-
tion miracu leu se, mais la fl eu r n’ en fi nissait pas de
se pré parer à ê tre belle, à l'abri de sa chambre v erte.
Elle choisissait av ec soin ses cou leu rs. Elle s’ habillait
lentement, elle aju stait u n à u n ses pé tales. Elle ne
v ou lait pas sortir tou te fripé e comme les coqu elicots.
Elle ne v ou lait apparaî tre qu e dans le plein ray onne-
ment de sa beau té . Eh! ou i. Elle é tait trè s coqu ette!
Sa toilette my sté rieu se av ait donc du ré des jou rs et
des jou rs. Et pu is v oici qu ’ u n matin, ju stement à
l’ heu re du lev er du soleil, ellc s’ é tait montré e.
Et elle, qu i av ait trav aillé av ec tant de pré cision,
dit en bâ illant z
« Ah! je me ré v eille à peine... je v ou s demande
pardon..._]e su is encore tou te dé coiffé e... »
Le petit prince, alors, ne pu t contenir son admira-
tion :
« Qu e v ou s ê tes belle!
— N'est-ce pas, ré pondit dou ce-
ment la fl eu r. Et je su is né e en mê me Il} i‘
temps qu e le soleil...» I
Le petit prince dev ina bien qu ’ elle
n’ é tait pas trop modeste, mais elle
é tait si é mou v ante! si
« C’ est l’ heu re,je crois,
du petit dé jeu ner, av ait—
elle bientô t ajou té , au -
riez — v ou s la bonté de pen-
ser à moi...»
Et le pctit prince, tou t
confu s, ay ant é té chercher
u n arrosoir d’ eau fraî che,
av ait serv i la fl eu r.
38
Il ramona soigneu seman ses v olcans en activ ité .
39
là tou t dé concerté , le globe en l’ air. Il ne compre—
nait pas cette dou ceu r calme.
« Mais ou i, je t’ aime, lu i dit la fl eu r. Tu n’ en as
rien su , par ma fau te. Cela n’ a au cu ne importance.
Mais tu as é té au ssi sot qu e moi. Tâ che d’ ê tre heu -
reu x ... Laisse ce globe tranqu ille._]e n’ en v eu x plu s.
— Mais le v ent...
— je ne su is pas si enrhu mé e qu e ç a... L’ air frais
de la nu it me fera du bien.je su is u ne fleu r.
— Mais les bê tes...
— Il fau t bien qu e je su pporte deu x ou trois che-
nilles sije v eu x connaî tre les papillons. Il paraî t qu e
c’ est tellement beau . Sinon qu i me rendra v isite? Tu
seras loin, toi. Qu ant au x grosses bê tes,je ne crains
rien.\]’ ai mes griffes.»
Et elle montrait naï v ement ses qu atre é pines. Pu is
elle ajou ta :
« Ne traî ne pas comme ç a, c’ est agaç ant. Tu as
dé cidé de partir. Va-t’ en. »
Car elle ne v ou lait pas qu ’ il la v î t pleu rer. C’ é tait
u ne fleu r tellement orgu eilleu se. ..
40
« Ah! Voilà u n su jet! » , s‘ é cria le roi qu and il aper-
ç u t le petit prince. Et le petit prince se demanda:
« Comment peu t-il me reconnaî tre pu isqu ’ il ne
m’ a encore jamais v u !»
Il ne sav ait pas qu e, pou r les rois, le monde est
trè s simplifi é . Tou s les hommes sont des su jets.
« Approche-toi qu e je te v oie mieu x » , lu i dit le
roi qu i é tait tou t fi er d’ ê tre enfi n roi pou r qu el-
qu ’ u n.
Le petit prince chercha des y eu x où s’ asseoir, mais
la planè te é tait tou t encombré e par le magnifi qu e
manteau d’ hermine. Il resta donc debou t, et,
comme il é tait fatigu é , il bâ illa.
« Il est contraire à l’ é tiqu ette de bâ iller en pré —
sence d’ u n roi, lu i dit le monarqu e._]e te l’ interdis.
— _]e ne peu x pas m’ en empê cher, ré pondit le
petit prince tou t confu sj’ ai fait u n long v oy age etje
n’ ai pas dormi...
— Alors, lu i dit le roi,_je t'ordonne de bâ iller.
n’ ai v u personne bailler depu is des anné es. Les
bâ illements sont pou r moi des cu riosité s. Allons!
bâ ille encore. C’ est u n ordre.
— Ç a m’ intimide..._je ne peu x plu s..., fi t le petit
prince tou t rou gissant.
— Hu m! I-lu m! ré pondit le roi. Alorsje..._je t’ or-
donne tantô t de bâ iller et tantô t de... »
Il bredou illait u n peu et paraissait v ex é .
Car le roi tenait essentiellement à ce qu e son
au torité fû t respecté e. Il ne tolé rait pas la dé sobé is-
sance. C’ é tait u n monarqu e absolu . Mais, comme il
é tait trè s bon, il donnait des ordres raisonnables.
« Si j’ ordonnais, (lisait-il cou ramment, si j’ ordon-
nais à u n gé né ral de se changer en oiseau de mer, et
4l
si le gé né ral n’ obé issait pas, ce ne serait pas la fau te
du gé né ral. Ce serait ma fau te.»
« Pu is-je m’ asseoir? s’ enqu it timidement le petit
prince.
— je t’ ordonne de t’ asseoir» , lu i ré pondit le roi,
42
qu i ramena majestu eu sement u n pan de son man—
teau d’ hermine.
Mais le petit prince s’ é tonnait. La planè te é tait
minu scu le. Su r qu oi le roi pou v ait-il bien ré gner?
« Sire, lu i dit-il... je v ou s demande pardon de
v ou s interroger...
— je t’ ordonne de m’ interroger, se hâ ta de dire le
roi.
— Sire... su r qu oi ré gneZ-v ou s?
— — Su r tou t, ré pondit le roi, av ec u ne grande sim—
plicité .
— Su r tou t?»
Le roi d’ u n geste discret (lé signa sa planè te, les
au tres planè tes et les é toiles.
« Su r tou t ç a? dit le petit prince.
Su r tou t ç a... » , ré pondit le roi.
Car non seu lement c’ é tait u n monarqu e absolu
mais c’ é tait u n monarqu e u niv ersel.
« Et les é toiles v ou s obé issent?
— — Bien sû r, lu i dit le roi. Elles obé issent au ssitô t.
je ne tolè re pas l’ indiscipline. »
Un tel pou v oir é merv eilla le petit prince. S’ il
l’ av ait dé tenu lu i-mê me, il au rait pu assister, non pas
à qu arante-qu atre, mais à soix ante-dou z e, ou mê me
à cent, ou mê me à deu x cents cou chers de soleil
dans la mê me jou rné e, sans av oir jamais à tirer sa
chaise! Et comme il se sentait u n peu triste à cau se
du sou v enir de sa petite planè te abandonné e, il
s’ enhardit à solliciter u ne grâ ce du roi :
« je v ou drais v oir u n cou cher de soleil... Faites—
moi plaisir... Ordonnez au soleil de se cou cher...
— Si j’ ordonnais à u n gé né ral de v oler d’ u ne
fleu r à l'au tre à la faç on d’ u n papillon, ou d’ é crire
43
u ne tragé die, ou de se changer en oiseau de mer, et
si le gé né ral n’ ex é cu tait pas l’ ordre reç u , qu i, de lu i
ou de moi, serait dans son tort?
— Ce serait v ou s, dit fermement le petit prince.
— Ex act. Il fau t ex iger de chacu n ce qu e Chacu n
peu t donner, reprit le roi. L’ au torité repose d’ abord
su r la raison. Si tu ordonnes à ton peu ple d’ aller se
jeter à la mer, il fera la ré v olu tion.j’ ai le droit d’ ex iger
l’ obé issance parce qu e mes ordres sont raisonnables.
— Alors mon cou cher de soleil? rappela le petit
prince qu i jamais n’ ou bliait u ne qu estion u ne fois
qu ’ il l’ av ait posé e.
— Ton cou cher de soleil, tu l’ au ras. je l’ ex igerai.
Maisj’ attendrai, dans ma science du gou v ernement,
qu e les conditions soient fav orables.
— Qu and ç a sera— t— il? s’ informa le petit prince.
— Hem! hem! lu i ré pondit le roi, qu i consu lta
d’ abord u n gros calendrier, hem! hem! ce sera,
v ers... v ers... ce sera ce soir v ers sept heu res qu a-
rante! Et tu v erras comme je su is bien obé i.»
Le petit prince bâ illa. Il regrettait son cou cher de
soleil manqu é . Et pu is il s’ ennu y ait dé jà u n peu :
« je n’ ai plu s rien à faire ici, dit— il au roi. je v ais
repartir!
— Ne pars pas, ré pondit le roi qu i é tait si fi er
d’ av oir u n su jet. Ne pars pas,je te fais ministre!
— Ministre de qu oi?
— De... de laju stice!
— Mais il n’ y a personne à ju ger!
— On ne sait pas, lu i dit le roi. je n’ ai pas fait
encore le tou r de mon roy au me.je su is trè s v ieu x ,je
n’ ai pas de place pou r u n carrosse, et ç a me fatigu e
de marcher.
44
— Oh! Maisj’ ai dé jà v u , dit le petit prince qu i se
pencha pou r jeter encore u n cou p d’ œ il su r l’ au tre
cô té de la planè te. Il n’ y a personne lâ — bas non
plu s...
— Tu te ju geras donc toi— mê me, lu i ré pondit le
roi. C’ est le plu s diffi cile. Il est bien plu s difficile de
se ju ger soi— mê me qu e de ju ger au tru i. Si tu ré u ssis à
bien teju ger, c’ est qu e tu es u n v é ritable sage.
— Moi, dit le petit prince,je pu is me ju ger moi-
mê me n’ importe où .\]e n’ ai pas besoin d’ habiter ici.
— Hem! hem! dit le roi,je crois bien qu e su r ma
planè te il y a qu elqu e part u n v ieu x rat. je l’ entends
la nu it. Tu pou rras ju ger ce v ieu x rat. Tu le condam-
neras à mort de temps en temps. Ainsi, sa v ie dé pen-
dra de ta ju stice. Mais tu le gracieras chaqu e fois
pou r l’ é conomiser. Il n’ y en a qu ’ u n.
— Moi, ré pondit le petit prince, je n’ aime pas
condamner à mort, etje crois bien qu eje m’ en v als.
— Non » , dit le roi.
Mais le petit prince, ay ant achev é ses pré paratifs,
ne v ou lu t point peiner le v ieu x monarqu e :
« Si v otre Majesté dé sirait ê tre obé ie ponctu elle-
ment, Elle pou rrait me donner u n ordre raison—
nable. Elle pou rrait m’ ordonner, par ex emple, de
partir av ant u ne minu te. Il me semble qu e les condi-
tions sont fav orables... »
Le roi n’ ay ant rien ré pondu , le petit prince hé sita
d’ abord, pu is, av ec u n sou pir, prit le dé part...
« je te fais mon ambassadeu r» , se hâ ta alors de
crier le roi.
Il av ait u n grand air d’ au torité .
« Les grandes personnes sont bien é tranges» , se
dit le petit prince, en lu i-mê me, du rant son v oy age.
45
XI
4 "N. V
— Ah ou i? dit le
petit prince qu i ne
comprit pas.
— Frappe tes
mains l’ u ne contre
l’ au tre» , conseilla
donc le v aniteu x .
Le petit prince
frappa ses mains
l’ u ne contre l’ au tre.
Le v aniteu x salu a
modestement en
sou lev ant son cha-
peau .
46
« ,a, c’ est plu s amu sant qu e la v isite au roi» , se
dit en lu i-mê me le petit prince. Et il recom—
menç a de frapper ses mains l’ u ne contre l’ au tre.
Le v aniteu x recommenç a de salu er en sou lev ant
son chapeau .
Aprè s cinq minu tes d’ ex ercice le petit prince
se fatigu a de la monotonie du jeu :
« Et, pou r qu e le chapeau tombe, demanda— t— il,
qu e fau t-il faire?»
47
Mais le v aniteu x ne l’ entendit pas. Les v aniteu x
n’ entendentjamais qu e les lou anges.
« Est-ce qu e tu m’ admires v raiment beau cou p?
demanda-t— il au petit prince.
— Qu ’ est-ce qu e signifi e “ admirer” ?
— “ Admirer” signifi e reconnaî tre qu e je su is
l’ homme le plu s beau , le mieu x habillé , le plu s riche
et le plu s intelligent de la planè te.
— Mais tu es seu l su r ta planè te!
— Fais-moi ce plaisir. Admire-moi qu and mê me!
— _]e t’ admire, dit le petit prince, en hau ssant u n
peu les é pau les, mais en qu oi cela peu t-il bien t’ in té -
resser? »
Et le petit prince s’ en fu t.
« Les grandes personnes sont dé cidé ment bien
biz arres» , se dit-il simplement en lu i-mê me du rant
son v oy age.
Xll
48
— Pou r ou blier qu e j’ ai honte, av ou a le bu v eu r
en baissant la tê te.
— Honte de qu oi? s’ informa le petit prince qu i
dé sirait le secou rir.
— Honte de boire!» achev a le bu v eu r qu i s’ en-
ferma dé finitiv ement dans le silence.
Et le petit prince s’ en fu t, perplex e.
« Les grandes personnes sont dé cidé ment trè s trè s
biz arres » , se disait-il en lu i-mê me du rant le v oy age.
XIII
49
Le bu sinessman lev a la tê te :
« Depu is cinqu ante-qu atre ans qu e j’ habite cette
planè te— ci,je n’ ai é té dé rangé qu e trois fois. La pre—
miè re fois ç ’ a é té , il y a v ingt-deu x ans, par u n han-
neLon qu i é tait tombé dieu sait d’ où . Il ré pandait u n
bru it é pou v antable, et j’ ai fait qu atre erreu rs dans
u ne addition. La seconde fois ç ’ a é té , il y a onz e ans,
par u ne crise de rhu matismex le manqu e d’ ex ercice.
_]e n’ ai pas le temps de llâ ner.je su is sé rieu x , moi. La
troisiè me fois... la v oicilje disais donc cinq cenl u n
millions...
— Millions de qu oi?»
50
Le bu sinessman comprit qu ’ il n’ é tait point d’ es-
poir de paix :
« Millions de ces petites choses qu e l’ on v oit qu el-
qu efois dans le ciel.
— Des mou ches?
— Mais non, des petites choses qu i brillent.
— Des abeilles?
— Mais non. Des petites choses doré es qu i font
rê v asser les fainé ants. Mais je su is sé rieu x , moi! je
n’ ai pas le temps de rê v asser.
— - Ah! des é toiles?
— C’ est bien ç a. Des é toiles.
— Et qu e fais-tu de cinq cents millions d’ é toiles?
— Cinq cent u n millions six cent v ingt-deu x mille
sept cent trente et u n. je su is sé rieu x , moi, je su is
pré cis.
— Et qu e fais-tu de ces é toiles?
— Ce qu ej’ en fais?
— Ou i.
— Rien.je les possè de.
— Tu possè des les é toiles?
— Ou i.
— Maisj’ ai dé jà v u u n roi qu i...
— Les rois ne possè dent pas. Ils “ rè gnent” su r.
C’ est trè s diffé rent.
— Et à qu oi cela te sert-il de possé der les é toiles?
— Ç a me sert à ê tre riche.
— lit à qu oi cela te sert-il d’ ê tre riche?
— A acheter d’ au tres é toiles, si qu elqu ’ u n en
trou v e.»
« Celu i-là , se dit en lu i-mê me le petit prince, il rai-
sonne u n peu comme mon iv rogne.»
Cependant il posa encore des qu estions :
51
« Cqmment peu t— on possé der les é toiles?
— A qu i sont-elles? riposta, grincheu x , le bu si-
nessman.
— je ne sais pas. Â personne.
— Alors elles sont à moi, car j’ y ai pensé le pre-
mier.
— Ç a su ffi t?
— — Bien sû r. Qu and tu trou v es u n diamant qu i
n’ est à personne, il est à toi. Qu and tu trou v es u ne
î le qu i n’ est à personne, elle est à toi. Qu and tu as
u ne idé e le premier, tu la fais brev eter : elle est à toi.
Et moi je possè de les é toiles, pu isqu e jamais per—
sonne av ant moi n’ a songé à les possé der.
— Ç a c’ est v rai, dit le petit prince. Et qu ’ en fais—
tu ?
— je les gè reje les compte etje les recompte, dit
le bu sinessman. C’ est diffi cile. Mais je su is u n
homme sé rieu x ! »
Le petit prince n’ é tait pas satisfait encore.
« Moi, si je possè de u n fou lard, je pu is le mettre
au tou r de mon cou et l’ emporter. Moi, sije possè de
u ne fl eu r, je pu is cu eillir ma fl eu r et l’ emporter.
Mais tu ne peu x pas cu eillir les é toiles!
— Non, maisje pu is les placer en banqu e.
— Qu ’ est— ce qu e ç a v eu t dire?
— Ç a v eu t dire qu ej’ é cris su r u n petit papier le
nombre de mes é toiles. Et pu isj'enferme à clef ce
papier-là dans u n tiroir.
— Et c’ est tou t?
— Ç a su ffi t!»
« C’ est amu sant, pensa le petit prince. C’ est assez
poé tiqu e. Mais ce n’ est pas trè s sé rieu x .»
Le petit prince av ait su r les choses sé rieu ses des
52
idé es trè s diffé rentes des idé es des grandes per-
sonnes.
« Moi, dit-il encore,je possè de u ne fl eu r qu ej’ ar-
rose tou s les jou rs. je possè de trois v olcans qu e je
ramone tou tes les semaines. Car je ramone au ssi
celu i qu i est é teint. On ne sait jamais. C’ est u tile à
mes v olcans, et c’ est u tile à ma fl eu r, qu e je les pos-
sè de. Mais tu n’ es pas u tile au x é toiles... »
Le bu sinessman ou v rit la bou che mais ne trou v a
rien à ré pondre, et le petit prince s’ en fu t.
« Les grandes personnes sont dé cidé ment tou t à
fait ex traordinaires» , se disait-il simplement en lu i—
mê me du rant le v oy age.
XIV
53
trè s jolie. C’ est v é ritablement u tile pu isqu e c’ est
joli.»
Lorsqu ’ il aborda la planè te, il salu a respectu eu se-
ment l’ allu meu r :
« Bonjou r. Pou rqu oi v iens— tu d’ é teindre ton ré v er-
bè re?
— C’ est la consigne, ré pondit l’ allu meu r. Bon-
jou n
— Qu ’ est-ce qu e la consigne?
— C’ est d’ é teindre mon ré v erbè re. Bonsoir.»
Et il le rallu ma.
« Mais pou rqu oi v iens-tu de le rallu mer?
— C’ est la consigne, ré pondit l’ allu meu r.
— je ne comprends pas, dit le petit prince.
— Il n’ y a rien à comprendre, dit l’ allu meu r. La
consigne c’ est la consigne. Bonjou r.»
Et il é teignit son ré v erbè re.
Pu is il s’ é pongea le front av ec u n mou choir à car-
reau x rou ges.
« je fais là u n mé tier terrible. C'é tait raisonnable
au trefois. j’ é teignais le matin et j’ allu mais le soir.
j’ av ais le reste du jou r pou r me reposer, et le reste
de la nu it pou r dormir...
— Et, depu is cette é poqu e, la consigne a
changé ?
— La consigne n'a pas changé , dit l’ allu meu r.
C’ est bien là le drame! La planè te d’ anné e en an—
né e a tou rné de plu s en plu s v ite, et la consigne n’ a
pas changé !
— Alors? dit le petit prince.
— Alors maintenant qu ’ elle fait u n tou r par
minu te,je n’ ai plu s u ne seconde de repos.j’ allu me
etj’ é teins u ne fois par minu te!
54
« Je fais là u n mé tier terrible. »
55
— Ç a c’ est drô le! Les jou rs chez toi du rent u ne
minu te!
— Ce n'est pas drô le du tou t, dit l’ allu meu r. Ç a
fait dé jà u n mois qu e nou s parlons ensemble.
— Un mois?
— Ou i. Trente minu tes. Trentejou rs! Bonsoir.»
Et il rallu ma son ré v erbè re.
Le petit prince le regarda et il aima cet allu meu r
qu i é tait tellement fi dè le à la consigne. Il se sou v int
des cou chers de soleil qu e lu i— mê me allait au trefois
Chercher, en tirant sa chaise. ll v ou lu t aider son
ami :
« Tu sais... je connais u n moy en de te reposer
qu and tu v ou dras...
— je v eu x tou jou rs» , dit l’ allu meu r.
Car on peu t ê tre, à la fois, fi dè le et paresseu x .
Le petit prince pou rsu iv it :
« Ta planè te est tellement petite qu e tu en fais le
tou r en trois enjambé es. Tu n'as qu ’ à marcher assez
lentement pou r rester tou jou rs au soleil. Qu and tu
v ou dras te reposer tu marcheras... et lejou r du rera
au ssi longtemps qu e tu v ou dras.
— Ç a ne m’ av ance pas à grand-chose, dit l’ allu -
meu r. Ce qu ej’ aime dans la v ie, c’ est dormir.
— Ce n’ est pas de chance, dit le petit prince.
— Ce n’ est pas de chance, dit l’ allu meu r. Bon—
jou r.»
Et il é teignit son ré v erbè re.
« Celu i— là , se dit le petit prince, tandis qu ’ il pou r-
su iv ait plu s loin son v oy age, celu i-là serait mé prisé
par tou s les au tres, par le roi, par le v aniteu x , par le
bu v eu r, par le bu sinessman. Cependant c’ est le seu l
qu i ne me paraisse pas ridicu le. C’ est, peu t— ê tre,
56
parce qu ’ il s’ occu pe d’ au tre chose qu e de soi-
meme. »
Il eu t u n sou pir de regret et se dit encore :
« Celu i— là est le seu l dontj'eu sse pu faire mon ami.
Mais sa planè te est v raiment trop petite. Il n’ y a pas
de place pou r deu x ... »
Ce qu e le petit prince n’ osait pas s’ av ou er, c’ est
qu ’ il regrettait cette planè te bé nie à cau se, su rtou t,
des mille qu atre cent qu arante cou chers de soleil
par v ingt-qu atre heu res!
XV
57
n’ av ait jamais v u encore u ne planè te au ssi majes-
tu eu se.
« Elle est bien belle, v otre planè te. Est-ce qu ’ il y a
des océ ans?
— Je ne pu is pas le sav oir, dit le gé ographe.
— Ah! (Le petit prince é tait dé ç u .) Et des mon-
tagnes?
— — _]e ne pu is pas le sav oir, dit le gé ographe.
— Et des v illes et des fleu v es et des dé serts?
— je ne pu is pas le sav oir non plu s, dit le gé o-
graphe.
— Mais v ou s ê tes gé ographe!
— C’ est ex act, dit le gé ographe, mais je ne su is
pas ex plorateu r. je manqu e absolu ment d'ex plora-
teu rs. Ce n’ est pas le gé ographe qu i v a faire le
compte des v illes, des fleu v es, des montagnes, des
58
mers, des océ ans et des dé serts. Le gé ographe est
trop important pou r fl â ner. Il ne qu itte pas son
bu reau . Mais il y reç oit les ex plorateu rs. Il les inter-
roge, et il prend en note leu rs sou v enirs. Et si les
sou v enirs de l’ u n d’ entre eu x lu i paraissent inté -
ressants, le gé ographe fait faire u ne enqu ê te su r la
moralité de l’ ex plorateu r.
— Pou rqu oi ç a?
— Parce qu ’ u n ex plorateu r qu i mentirait entraî -
nerait des catastrophes dans les liv res de gé ogra-
phie. Et au ssi u n ex plorateu r qu i boirait trop.
— Pou rqu oi ç a? fi t le petit prince.
— Parce qu e les iv rognes v oient dou ble. Alors le
gé ographe noterait deu x montagnes, là où il n’ y en
a qu ’ u ne seu le.
— je connais qu elqu ’ u n, dit le petit prince, qu i
serait mau v ais ex plorateu r.
— C’ est possible. Donc, qu and la moralité de
l’ ex plorateu r paraî t bonne, on fait u ne enqu ê te su r
sa dé cou v erte.
— On v a v oir?
— Non. C’ est trop compliqu é . Mais on ex ige de
l’ ex plorateu r qu ’ il fou rnisse des preu v es. S’ il s’ agit
par ex emple de la dé cou v erte d’ u ne grosse mon-
tagne, on ex ige qu ’ il en rapporte de grosses
pierres.»
Le gé ographe sou dain s’ é mu t.
« Mais toi, tu v iens de loin! Tu es ex plorateu r! Tu
v as me dé crire ta planè te! »
Et le gé ographe, ay ant ou v ert son registre, tailla
son cray on. On note d‘ abord au cray on les ré cits des
ex plorateu rs. On attend, pou r noter à l’ encre, qu e
l’ ex plorateu r ait fou rni des preu v es.
59
« Alors? interrogea le gé ographe.
— Oh! chez moi, dit le petit prince, ce n’ est pas
trè s inté ressant, c’ est tou t petit. j’ ai trois v olcans.
Deu x v olcans en activ ité , et u n v olcan é teint. Mais
on ne saitjamais.
— On ne saitjamais, dit le gé ographe.
— j’ ai au ssi u ne fleu r.
— Nou s ne notons pas les fl eu rs, dit le gé o-
graphe.
— Pou rqu oi ç a! c’ est le plu sjoli!
— Parce qu e les fl eu rs sont é phé mè res.
— Qu ’ est-ce qu e signifi e : “ é phé mè re” ?
— Les gé ographies, dit le gé ographe, sont les
liv res les plu s sé rieu x de tou s les liv res. Elles ne se
dé modentjamais. Il est trè s rare qu ’ u ne montagne
change de place. Il est trè s rare qu ’ u n océ an se v ide
de son eau . Nou s é criv ons des choses é ternelles.
— Mais les v olcans é teints peu v ent se ré v eiller,
interrompit le petit prince. Qu ’ est-ce qu e signifi e :
“ é phé mè re” ?
— Qu e les v olcans soient é teints ou soient
é v eillé s, ç a rev ient au mê me pou r nou s au tres, dit le
gé ographe. Ce qu i compte pou r nou s, c’ est la mon-
tagne. Elle ne change pas.
— — Mais qu ’ est— ce qu e signifi e “ é phé mè re” ? ré -
pé ta le petit prince qu i, de sa v ie, n’ av ait renoncé à
u ne qu estion, u ne fois qu ’ il l’ av ait posé e.
— Ç a signifi e “ qu i est menacé de disparition pro-
chaine” .
— Ma fl eu r est menacé e de disparition pro—
chaine?
— Bien sû r.»
« Ma fl eu r est é phé mè re, se dit le petit prince, et
60
elle n’ a qu e qu atre é pines pou r se dé fendre contre
le monde! Et je l’ ai laissé e tou te seu le chez moi! »
Ce fu t là son premier mou v ement de regret. Mais
il reprit cou rage :
« Qu e me conseillez -v ou s d’ aller v isiter? demanda-
t— il.
— La planè te Terre, lu i ré pondit le gé ographe.
Elle a u ne bonne ré pu tation... »
Et le petit prince s’ en fu t, songeant à sa fl eu r.
"t .,
61
XVI
62
XVII
63
— Ici c’ est le dé sert. Il n’ y a personne dans les
dé serts. La Terre est grande » , dit le serpent.
Le petit prince s’ assit su r u ne pierre et lev a les
y eu x v ers le ciel :
« je me demande, dit-il, si les é toiles sont é clairé es
afi n qu e chacu n pu isse u n jou r retrou v er la sienne.
Regarde ma planè te. Elle est ju ste au -dessu s de
nou s... Mais comme elle est loin !
— Elle est belle, dit le serpent. Qu e v iens-tu faire
ici?
— J’ ai des diffi cu lté s av ec u ne fl eu r, dit le petit
prince.
— Ah!» fi t le serpent.
Et ils se tu rent.
« Où sont les hommes? reprit enfi n le petit
prince. On est u n peu seu l dans le dé sert...
— On est seu l au ssi chez les hommes» , dit le ser-
penL
Le petit prince le regarda longtemps :
« Tu es u ne drô le de bê te, lu i dit-il enfi n, mince
comme u n doigt...
— Mais je su is plu s pu issant qu e le doigt d’ u n
roi» , dit le serpent.
Le petit prince eu t u n sou rire :
« Tu n’ es pas bien pu issant... tu n‘ as mê me pas de
pattes... tu ne peu x mê me pas v oy ager...
— je pu is t’ emporter plu s loin qu ’ u n nav ire » , dit
le serpent.
Il s’ enrou la au tou r de la chev ille du petit prince,
comme u n bracelet d’ or :
« Celu i qu eje tou che,je le rends à la terre dont il
est sorti, dit-il encore. Mais tu es pu r et tu v iens
d’ u ne é toile...»
64
« Tu es u ne drô le de bê te, lu i (lit-il enfi n,
mince comme u n doigt...»
65
Le petit prince ne ré pondit rien.
« Tu me fais pitié , toi si faible, su r cette Terre de
granit. je pu is t’ aider u n jou r si tu regrettes trop ta
planè teje pu is...
— Ohlj'ai trè s bien compris, fi t le petit prince,
mais pou rqu oi parles-tu tou jou rs par é nigmes?
— je les ré sou s tou tes » , dit le serpent.
Et ils se tu rent.
XVIII
66
XIX
,
W4»
_\jl J"
'
H If -
67
« Qu elle drô le de planè te! pensa— t— il alors. Elle est
tou te sè che, et tou te pointu e et tou te salé e. Et les
hommes manqu ent d’ imagination. Ils ré pè tent ce
qu ’ on leu r dit... Chez moi j’ av ais u ne fl eu r : elle
parlait tou jou rs la premiè re... »
XX
68
}
J/‘ ä z î ’ x
/ s ‘
‘ 1’ r
‘ x
l
l
' l
’w Î
‘ Â / ‘ V
‘ i. a ‘ l
J ,
:v 1’
k x/ g i
/Y
69
Pu is il se dit encore : « je me croy ais riche d’ u ne
fl eu r u niqu e, et je ne possè de qu ’ u ne rose ordi—
naire. Ç a et mes trois v olcans qu i m’ arriv ent au
genou , et dont l’ u n, peu t-ê tre, est é teint pou r tou -
jou rs, ç a ne fait pas de moi u n bien grand prince... »
Et, cou ché dans l’ herbe, il pleu ra.
XXI
70
— Viens jou er av ec moi, lu i proposa le petit
prince.Je su is tellement triste...
— je ne pu is pas jou er av ec toi, dit le renard._]e
ne su is pas appriv oisé .
— Ah! pardon » , fi t le petit prince.
Mais, aprè s ré fl ex ion, il ajou ta :
« Qu ’ est-ce qu e signifi e “ appriv oiser” ?
— Tu n’ es pas d’ ici, dit le renard, qu e cherches-
tu ?
— je cherche les hommes, dit le petit prince.
Qu 'est— ce qu e signifie “ appriv oiser” ?
— Les hommes, dit le renard, ils ont des fu sils et
ils chassent. C’ est bien gê nant! Ils é lè v ent au ssi des
pou les. C’ est leu r seu l inté rê t. Tu cherches des
pou les?
— Non, dit le petit prince._]e cherche des amis.
Qu 'est-ce qu e signifi e “ appriv oiser” ?
— C’ est u ne chose trop ou blié e, dit le renard. Ç a
signifi e “ cré er des liens...” .
— — Cré er des liens?
— Bien sû r, dit le renard. Tu n’ es encore pou r
moi qu ’ tm petit garç on tou t semblable à cent mille
petits garç ons. Etje n’ ai pas besoin de toi. Et tu n’ as
pas besoin de moi non plu s. Je ne su is pou r toi
qu ’ u n renard semblable à cent mille renards. Mais,
si tu m’ appriv oises, nou s au rons besoin l’ u n de
l’ au tre. Tu seras pou r moi u niqu e au monde.Je serai
pou r toi u niqu e au monde...
— Je commence à comprendre, dit le petit
prince. Il y a u ne fl eu r... je crois qu ’ elle m’ a appri-
v 01se...
— C'est possible, dit le renard. On v oit su r la
Terre tou tes sortes de choses...
— Oh! ce n’ est pas su r la Terre» , dit le petit
prince.
Le renard paru t trè s intrigu é :
« Su r u ne au tre planè te?
— Ou i.
— Il y a des chasseu rs, su r cette planè te— là ?
— Non.
— Ç a, c’ est inté ressant! Et des pou les?
— — Non.
— — Rien n’ est parfait» , sou pira le renard.
Mais le renard rev int à son idé e :
« Ma v ie est monotone. Je chasse les pou les, les
hommes me chassent. Tou tes les pou les se ressem-
blent, et tou s les hommes se ressemblent. Je m’ en-
nu ie donc u n peu . Mais, si tu m’ appriv oises, ma v ie
sera comme ensoleillé e. Je connaî trai u n bru it de
pas qu i sera diffé rent de tou s les au tres. Les au tres
pas me font rentrer sou s terre. Le tien m’ appellera
hors du terrier, comme u ne mu siqu e. Et pu is
regarde! Tu v ois, là — bas, les champs de blé ? Je ne
72
mange pas de pain. Le blé pou r moi est inu tile. Les
champs de blé ne me rappellent rien. Et ç a, c’ est
triste! Mais tu as des chev eu x cou leu r d’ or. Alors ce
sera merv eilleu x qu and tu m’ au ras appriv oisé ! Le
blé , qu i est doré , me fera sou v enir de toi. Etj’ aime-
rai le bru it du v ent dans le blé ...»
Le renard se tu t et regarda longtemps le petit
prince z
« S’ il te plaî t... appriv oise-moil dit-il.
— je v eu x bien, ré pondit le petit prince, mais je
n‘ ai pas beau cou p de temps. j’ ai des amis à dé cou -
v rir et beau cou p de choses à connaî tre.
— On ne connaî t qu e les choses qu e l’ on appri—
v oise, dit le renard. Les hommes n’ ont plu s le temps
de rien connaî tre. lls achè tent des choses tou tes
faites chez les marchands. Mais comme il n’ ex iste
point de marchands d’ amis, les hommes n’ ont plu s
d’ amis. Si tu v eu x u n ami, appriv oise— moi!
— — Qu e fau t— il faire? dit le petit prince.
— ll fau t ê tre trè s patient, ré pondit le renard. Tu
t’ assoiras d’ abord u n peu loin de moi, comme ç a,
dans l’ herbe.je te regarderai du coin de l’ œ il et tu
ne diras rien. Le langage est sou rce de malentendu s.
Mais, chaqu e jou r, tu pou rras t’ asseoir u n peu plu s
prè s... »
Le lendemain rev int le petit prince.
« Il eû t mieu x v alu rev enir à la mê me heu re, dit
le renard. Si tu v iens, par ex emple, à qu atre heu res
(le l’ aprè s— midi, (lè s trois heu res je commencerai
d’ ê tre heu reu x . Plu s l’ heu re av ancera, plu s je me
sentirai heu reu x . Â qu atre heu res, dé jà , je m’ agite—
rai et m’ inqu ié terai :je dé cou v rirai le prix du bon—
heu r! Mais si tu v iens n’ importe qu and,je ne sau rai
73
jamais à qu elle heu re m’ habiller le cœ u r... Il fau t
des rites.
— Qu 'est-ce qu ’ u n rite? dit le petit prince.
— C’ est au ssi qu elqu e chose de trop ou blié , dit le
renard. C‘ est ce qu i fait qu ’ u n jou r est diffé rent des
au tresjou rs, u ne heu re, des au tres heu res. Il y a u n
rite, par ex emple, chez mes chasseu rs. Ils dansent le
jeu di av ec les fi lles du v illage. Alors le jeu di est jou r
merv eilleu x ! je v ais me promener ju squ ’ à la v igne.
Si les chasseu rs dansaient n’ importe qu and, lesjou rs
se ressembleraient tou s, et je n’ au rais point de
v acances. »
p1] “ j
75
— j’ y gagne, dit le renard, à cau se de la cou leu r
du blé . »
Pu is il ajou ta :
« Va rev oir les roses. Tu comprendras qu e la
tienne est u niqu e au monde. Tu rev iendras me dire
adieu , etje te ferai cadeau d’ u n secret.»
76
Et, cou ché dans l'herbe, il pleu ral.
77
— L'essentiel est inv isible pou r les y eu x , ré pé ta le
petit prince, afi n de se sou v enir.
— C’ est le temps qu e tu as perdu pou r ta rose qu i
fait ta rose si importante.
— C’ est le temps qu ej’ ai perdu pou r ma rose...,
fi t le petit prince, afi n de se sou v enir.
— Les hommes ont ou blié cette v é rité , dit le
renard. Mais tu ne dois pas l’ ou blier. Tu dev iens res—
ponsable pou r tou jou rs de ce qu e tu as appriv oisé .
Tu es responsable de ta rose...
— je su is responsable de ma rose... » , ré pé ta le
petit prince, afi n de se sou v enir.
XXlI
78
— Ce ne sont pas les mê mes, dit l’ aigu illeu r.
C’ est u n é change.
— Ils n’ é taient pas contents, là où ils é taient?
— On n’ estjamais content là où l’ on est» , dit l’ ai-
gu illeu r.
Et gronda le tonnerre d’ u n troisiè me rapide illu -
miné .
« Ils pou rsu iv ent les premiers v oy ageu rs? de—
manda le petit prince.
— Ils ne pou rsu iv ent rien du tou t, dit l’ aigu illeu r.
Ils dorment là — dedans, ou bien ils bâ illent. Les
enfants seu ls é crasent leu r nez contre les v itres.
— Les enfants seu ls sav ent ce qu ’ ils cherchent, fi t
le petit prince. Ils perdent du temps pou r u ne pou -
pé e de chiffons, et elle dev ient trè s importante, et si
on la leu r enlè v e, ils pleu rent...
— Ils ont de la chance » , dit l’ aigu illeu r.
79
XXIII
XXIV
80
— Mon petit bonhomme, il ne s’ agit plu s du
renard!
— Pou rqu oi?
— Parce qu ’ on v a mou rir de soif...»
ll ne comprit pas mon raisonnement, il me ré pon-
dit :
« C’ est bien d’ av oir eu u n ami, mê me si l’ on v a
mou rir. Moi,je su is bien content d’ av oir eu u n ami
renard... »
« ll ne mesu re pas le danger, me dis-je. Il n’ a
jamais ni faim ni soif. Un peu de soleil lu i su ffi t...»
Mais il me regarda et ré pondit à ma pensé e :
« j’ ai soifau ssi... cherchons u n pu its...»
j’ eu s u n geste de lassitu de : il est absu rde de cher-
cher u n pu its, au hasard, dans l’ immensité du
dé sert. Cependant nou s nou s mî mes en marche.
8]
je ré pondis « bien sû r» et je regardai, sans parler,
les plis du sable sou s la lu ne.
« Le dé sert est beau » , ajou ta-t— il. ..
Et c’ é tait v rai.j’ ai tou jou rs aimé le dé sert. On s’ as-
soit su r u ne du ne de sable. On ne v oit rien. On
n’ entend rien. Et cependant qu elqu e chose ray onne
en silence...
« Ce qu i embellit le dé sert, dit le petit prince, c’ est
qu ’ il cache u n pu its qu elqu e part...»
je fu s su rpris de comprendre sou dain ce my sté -
rieu x ray onnement du sable. Lorsqu e j’ é tais petit
garç on, j’ habitais u ne maison ancienne, et la
lé gende racontait qu ’ u n tré sor y é tait enfou i. Bien
sû r, jamais personne n'a su le dé cou v rir, ni peu t-ê tre
mê me ne l’ a cherché . Mais il enchantait tou te cette
maison. Ma maison cachait u n secret au fond de son
cœ u r...
« Ou i, dis-je au petit prince, qu ’ il s’ agisse de la
maison, des é toiles ou du dé sert, ce qu i fait leu r
beau té est inv isible !
— je su is content, dit-il, qu e tu sois d’ accord av ec
mon renard.»
Comme le petit prince s’ endormait,je le pris dans
mes bras, et me remis en rou te. j’ é tais é mu . Il me
semblait porter u n tré sor fragile. Il me semblait
mê me qu ’ il n’ y eû t rien de plu s fragile su r la Terre.
je regardais, à la lu miè re de la lu ne, ce front pâ le, ces
y eu x clos, ces mè ches de chev eu x qu i tremblaient au
v ent, etje me disais : « Ce qu e je v ois là n’ est qu ’ u ne
é corce. Le plu s important est inv isible... »
Comme ses lè v res entrou v ertes é bau chaient u n
demi— sou rire je me dis encore : « Ce qu i m’ é meu t si
fort de ce petit prince endormi, c’ est sa fi dé lité pou r
82
‘ m A "IL v
‘ Ü 'L H Il”
‘ I‘ JHÜ II
83
u ne fl eu r, c’ est l’ image d’ u ne rose qu i ray onne en
lu i comme la flamme d’ u ne lampe, mê me qu and il
dort...» Et je le dev inai plu s fragile encore. Il fau t
bien proté ger les lampes : u n cou p de v ent peu t les
é teindre...
Et, marchant ainsi,je dé cou v ris le pu its au lev er
du jou n
XXV
84
l’ y installai bien d'aplomb. Dans mes oreilles du rait
le chant de la pou lie et, dans l’ eau qu i tremblait
encore,je v oy ais trembler le soleil.
« j’ ai soif de cette eau -là , dit le petit prince,
donne-moi à boire... »
Etje compris ce qu ’ il av ait cherché !
je sou lev ai le seau ju squ ’ à ses lè v res. Il bu t, les
y eu x fermé s. C’ é tait dou x comme u ne fê te. Cette
eau é tait bien au tre chose qu ’ u n aliment. Elle é tait
né e de la marche sou s les é toiles, du chant de la
pou lie, de l’ effort de mes bras. Elle é tait bonne pou r
le cœ u r, comme u n cadeau . Lorsqu ej’ é tais petit gar—
ç on, la lu miè re de l’ arbre de Noë l, la mu siqu e de la
messe de minu it, la dou ceu r des sou rires faisaient,
ainsi, tou t le ray onnement du cadeau de Noë l qu eje
recev ais.
« Les hommes de chez toi, dit le petit prince, cu lti-
v ent cinq mille roses dans u n mê me jardin... et ils
n’ y trou v ent pas ce qu ’ ils cherchent...
— Ils ne le trou v ent pas, ré pondis— je...
— Et cependant ce qu ’ ils cherchent pou rrait ê tre
trou v é dans u ne seu le rose ou u n peu d’ eau ...
— Bien sû r» , ré pondis— je.
Et le petit prince ajou ta :
« Mais les y eu x sont av eu gles. Il fau t chercher av ec
le cœ u r. »
85
ment le petit prince, qu i, de nou v eau , s’ é tait assis
au prè s de moi.
— Qu elle promesse?
— Tu sais... u ne mu seliè re pou r mon mou ton...
je su is responsable de cette fl eu r! »
je sortis de ma poche mes é bau ches de dessin. Le
petit prince les aperç u t et dit en riant :
« Tes baobabs, ils ressemblent u n peu à des
chou x ...
— Oh l »
Moi qu i é tais si fi er des baobabs!
« Ton renard... ses oreilles... elles ressemblent u n
peu à des cornes... et elles sont trop longu es! »
Et il rit encore.
« Tu es inju ste, petit bonhomme,je ne sav ais rien
dessiner qu e les boas fermé s et les boas ou v erts.
— Oh! ç a ira, dit— il, les enfants sav ent. »
je cray onnai donc u ne mu seliè re. Etj’ eu s le cœ u r
serré en la lu i donnant :
« Tu as des projets qu ej'ignore... »
Mais il ne me ré pondit pas. Il me dit :
« Tu sais, ma chu te su r la Terre... c’ en sera demain
l’ anniv ersaire... »
Pu is, aprè s u n silence il dit encore z
« j'é tais tombé tou t prè s d’ ici... »
Et il rou git.
Et de nou v eau , sans comprendre pou rqu oi,
j’ é prou v ai u n chagrin biz arre. Cependant u ne qu es-
tion me v int :
« Alors ce n'est pas par hasard qu e, le matin où je
t’ ai connu , il y a hu itjou rs, tu te promenais comme
ç a, tou t seu l, à mille milles de tou tes les ré gions
habité es! Tu retou rnais v ers le point de ta chu te?»
86
Le petit prince rou git encore.
Etj’ ajou tai, en hé sitant :
« A cau se, peu t-ê tre, de l’ anniv ersaireP... »
Le petit prince rou git de nou v eau . Il ne ré pondait
jamais au x qu estions, mais, qu and on rou git, ç a
signifi e « ou i» , n’ est-ce pas?
« Ah! lu i dis-je,j’ ai peu r...»
Mais il me ré pondit :
« Tu dois maintenant trav ailler. Tu dois repartir
v ers ta machine. je t’ attends ici. Rev iens demain
soir...»
Mais je n’ é tais pas rassu ré . je me sou v enais du
renard. On risqu e de pleu rer u n peu si l’ on s’ est
laissé appriv oiser...
XXVI
87
« ... Bien sû r. Tu v erras où commence ma trace
dans le sable. Tu n’ as qu ’ à m’ y attendre. j’ y serai
cette nu it.»
j’ é tais à v ingt mè tres du mu r etje ne v oy ais tou —
jou rs rien.
Le petit prince dit encore, aprè s u n silence :
« Tu as du bon v enin? Tu es sû r de ne pas me faire
sou ffrir longtemps?»
je fi s halte, le cœ u r serré , mais je ne comprenais
tou jou rs pas.
« Maintenant, v a— t’ en, dit-il... je v eu x redes-
cendre!»
Alorsj’ abaissai moi-mê me les y eu x v ers le pied du
mu r, etje fi s u n bond! Il é tait là , dressé v ers le petit
prince, u n de ces serpentsjau nes qu i v ou s ex é cu tent
en trente secondes. Tou t en fou illant ma poche
pou r en tirer mon rev olv er, je pris le pas de cou rse,
mais, au bru it qu e fi s, le serpent se laissa dou ce-
ment cou ler dans le sable, comme u njet d’ eau qu i
meu rt, et, sans trop se presser, se fau fi la entre les
pierres av ec u n lé ger bru it de mé tal.
je parv ins au mu r ju ste à temps pou r y recev oir
dans les bras mon petit bonhomme de prince, pâ le
comme la neige.
« Qu elle est cette histoire— là ! Tu parles mainte—
nant av ec les serpents! »
j’ av ais dé fait son é ternel cache— nez d’ or. lu i
av ais mou illé les tempes et l’ av ais fait boire. Et main-
tenant je n’ osais plu s rien lu i demander. Il me
regarda grav ement et m’ entou ra le cou de ses bras.
je sentais battre son cœ u r comme celu i d’ u n oiseau
qu i meu rt, qu and on l’ a tiré à la carabine. Il me dit :
« je su is content qu e tu aies trou v é ce qu i man—
88
« Maintenant, v al-t‘ en, (lit-il. .. Je v eu x redescendre! »
89
qu ait à ta machine. Tu v as pou v oir rentrer chez
toi...
— Comment sais-tu ! »
je v enais ju stement lu i annoncer qu e, contre
tou te espé rance,j’ av ais ré u ssi mon trav ail!
Il ne ré pondit rien à ma qu estion, mais il ajou ta :
« Moi au ssi, au jou rd'hu i,je rentre chez moi...»
Pu is, mé lancoliqu e :
« C’ est bien plu s loin... c’ est bien plu s diffi cile... »
je sentais bien qu ’ il se passait qu elqu e chose d’ ex -
traordinaire. je le serrais dans les bras comme u n
petit enfant, et cependant il me semblait qu ’ il cou -
lait v erticalement dans u n abî me sans qu e je pu isse
rien pou r le retenir...
Il av ait le regard sé rieu x , perdu trè s loin :
« j’ ai ton mou ton. Etj’ ai la caisse pou r le mou ton.
Etj'ai la mu seliè re... »
Et il sou rit av ec mé lancolie.
j’ attendis longtemps.je sentais qu ’ il se ré chau ffait
peu à peu :
« Petit bonhomme, tu as eu peu r...»
Il av ait eu peu r, bien sû r! Mais il rit dou cement :
« j’ au rai bien plu s peu r ce soir... »
De nou v eau je me sentis glacé par le sentiment de
l‘ irré parable. Etje compris qu e je ne su pportais pas
l’ idé e de ne plu s jamais entendre ce rire. C'é tait
pou r moi comme u ne fontaine dans le dé sert.
« Petit bonhomme, je v eu x encore t’ entendre
rire... »
Mais il me dit:
« Cette nu it, ç a fera u n an. Mon é toile se trou v era
ju ste au — dessu s de l’ endroit où je su is tombé l’ anné e
derniè re...
90
— Petit bonhomme, n'est-ce pas qu e c’ est u n
mau v ais rê v e cette histoire de serpent et de rendez —
v ou s et d’ é toile... »
Mais il ne ré pondit pas à ma qu estion. Il me dit :
« Ce qu i est important, ç a ne se v oit pas...
— Bien sû r...
— C’ est comme pou r la fl eu r. Si tu aimes u ne
fl eu r qu i se trou v e dans u ne é toile, c’ est dou x , la
nu it, de regarder le ciel. Tou tes les é toiles sont fl eu —
ries.
— — Bien sû r...
— C'est comme pou r l’ eau . Celle qu e tu m’ as
donné e à boire é tait comme u ne mu siqu e, à cau se
de la pou lie et de la corde... tu te rappelles... elle
é tait bonne.
— Bien sû r...
— Tu regarderas, la nu it, les é toiles. C’ est trop
petit chez moi pou r qu e je te montre où se trou v e la
mienne. C’ est mieu x comme ç a. Mon é toile, ç a sera
pou r toi u ne des é toiles. Alors, tou tes les é toiles, tu
aimeras les regarder... Elles seront tou tes tes amies.
Et pu isje v ais te faire u n cadeau ... »
ll rit encore.
« Ah! petit bonhomme, petit bonhomme, j’ aime
entendre ce rire!
— ju stement ce sera mon cadeau ... ce sera
comme pou r l’ eau ...
— Qu e v eu x — tu dire?
— Les gens ont des é toiles qu i ne sont pas les
mê mes. Pou r les u ns, qu i v oy agent, les é toiles sont
des gu ides. Pou r d’ au tres elles ne Sont rien qu e de
petites lu miè res. Pou r d’ au tres, qu i sont sav ants,
elles sont des problè mes. Pou r mon bu sinessman
91
elles é taient de l’ or. Mais tou tes ces é toiles-là se
taisent. Toi, tu au ras des é toiles comme personne
n’ en a...
— Qu e v eu x -tu dire?
— Qu and tu regarderas le ciel, la nu it, pu isqu e
j’ habiterai dans l’ u ne d’ elles, pu isqu e je rirai dans
l’ u ne d’ elles, alors ce sera pou r toi comme si riaient
tou tes les é toiles. Tu au ras, toi, des é toiles qu i sav ent
rire!»
Et il rit encore.
« Et qu and tu seras consolé (on se console tou -
jou rs) tu seras content de m’ av oir connu . Tu seras
tou jou rs mon ami. Tu au ras env ie de rire av ec moi.
Et tu ou v riras parfois ta fenê tre, comme ç a, pou r le
plaisir... Et tes amis seront bien é tonné s de te v oir
rire en regardant le ciel. Alors tu leu r diras : “ Ou i,
les é toiles, ç a me fait tou jou rs rire!” Et ils te croiront
fou .je t’ au raijou é u n bien v ilain tou r...»
Et il rit encore.
« Ce sera comme si je t’ av ais donné , au lieu
d’ é toiles, des tas de petits grelots qu i sav ent rire...»
Et il rit encore. Pu is il redev int sé rieu x :
« Cette nu it... tu sais... ne v iens pas.
— je ne te qu itterai pas.
— j’ au rai l’ air d’ av oir mal... j'au rai u n peu l’ air
de mou rir. C'est comme ç a. Ne v iens pas v oir ç a, ce
n’ est pas la peine...
— je ne le qu itterai pas.»
Mais il é tait sou cieu x .
« je te dis ç a... c’ est à cau se au ssi du serpent. Il ne
l'au t pas qu ’ il te morde... Les serpents, c’ est
mé chant. Ç a peu t mordre pou r le plaisir...
— je ne te qu itterai pas.»
92
Mais qu elqu e chose le rassu ra :
« C’ est v rai qu ’ ils n’ ont plu s de v enin pou r la
seconde morsu re... »
XXVII
95
Il tomba dou cement comme tombe u n arbre.
96
Mais v oilà qu ’ il se passe qu elqu e chose d’ ex traor-
dinaire. La mu seliè re qu ej’ ai dessiné e pou r le petit
prince,j’ ai ou blié d’ y ajou ter la coù rroie de cu ir! Il
n’ au rajamais pu l’ attacher au mou ton. Alors je me
demande : « Qu e s’ est-il passé su r sa planè te? Peu t-
ê tre bien qu e le mou ton a mangé la (leu r... »
Tantô tje me dis: « Sû rement non! Le petit prince
enferme sa [leu r tou tes les nu its sou s son globe de
v erre, et il su rv eille bien son mou ton...» Alors je
su is heu reu x . Et tou tes les é toiles rient dou cement.
Tantô t je me dis : « On est distrait u ne fois ou
l’ au tre, et ç a su ffi t! Il a ou blié , u n soir, le globe de
v erre, ou bien le mou ton est sorti sans bru it pendant
la nu it...» Alors les grelots se changent tou s en
larmes!...
97
Ç a c'est, pou r moi, le plu s beau et le plu s
triste pay sage du monde. C’ est le mê me
pay sage qu e celu i de la page pré cé dente,
mais je l'ai dessiné u ne fois encore pou r
bien v ou s le montrer. C’ est ici qu e le petit
prince a apparu su r terre, pu is disparu .
Regardez attentiv ement ce pay sage afi n
d’ ê tre sû rs de le reconnaî tre, si v ou s v oy a-
gez u n jou r en Afriqu e, dans le dé sert. Et,
s’ il v ou s arriv e de passer par là , je v ou s en
su pplie, ne v ou s pressez pas, attendez u n
peu ju ste sou s l’ é toile! Si alors u n enfant
v ient à v ou s, s’ il rit, s’ il a des chev eu x d'or,
s'il ne ré pond pas qu and on l'interroge,
v ou s dev inerez bien qu i il est. Alors soy ez
gentils! Ne me laissez pas tellement triste :
é criv ez -moi v ite qu ’ il est rev enu ...
Achev é d’ imprimer
su r les presses (le l’ imprimerie Kapf) Graphic
â É v reu x (Hu m), le 22 2013.
Dé pô t lé gal : 2013
I‘ "' dé pô t Lé gal dans la collection .' janv ier I 999
ISBN : 973207-0408504/ Imprimé u n France