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Objet d’étude Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle, Parcours associé Crise personnelle, crise familiale

Texte 1 : Bernard-Marie KOLTÈS, extrait de Le retour au désert.

ADRIEN – Tu crois, pauvre folle, que tu peux défier le monde ? Qui es-tu pour provoquer
tous les gens honorables ? Qui penses-tu être pour bafouer les bonnes manières,
critiquer les habitudes des autres, accuser, calomnier, injurier le monde entier ? Tu n’es
qu’une femme, une femme sans fortune, une mère célibataire, une fille-mère, et, il y a
5 peu de temps encore, tu aurais été bannie de la société, on te cracherait au visage et on
t’enfermerait dans une pièce secrète pour faire comme si tu n’existais pas. Que viens-tu
revendiquer ? Oui, notre père t’a forcée à dîner à genoux pendant un an à cause de ton
péché, mais la peine n’était pas assez sévère, non. Aujourd’hui encore, c'est à genoux
que tu devrais manger à notre table, à genoux que tu devrais me parler, à genoux devant
10 ma femme, devant Maame Queuleu, devant tes enfants. Pour qui te prends-tu, pour qui
nous prends-tu, pour sans cesse nous maudire et nous défier ?

MATHILDE – Eh bien, oui, je te défie, Adrien ; et avec toi ton fils, et ce qui te sert de
femme. Je vous défie, vous tous, dans cette maison, et je défie le jardin qui l’entoure et
l’arbre sous lequel ma fille se damne, et le mur qui entoure le jardin. Je vous défie, l’air
15 que vous respirez, la pluie qui tombe sur vos têtes, la terre sur laquelle vous marchez ;
je défie cette ville, chacune de ses rues et chacune de ses maisons, je défie le fleuve qui
la traverse, le canal et les péniches sur le canal, je défie le ciel qui est au-dessus de
vos têtes, les oiseaux dans le ciel, les morts dans la terre, les morts mélangés à la terre
et les enfants dans le ventre de leurs mères. Et, si je le fais, c’est parce que je sais que
20 je suis plus solide que vous tous, Adrien.
Objet d’étude Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle, Parcours associé Crise personnelle, crise familiale
Texte 2 : Jean-Luc LAGARCE, Juste la fin du monde, première partie, scène 1.

1 SUZANNE. – C’est Catherine.


2 Elle est Catherine.
3 Catherine, c’est Louis.
4 Voilà Louis.
5 Catherine.
6 ANTOINE. – Suzanne, s’il te plaît, tu le laisses avancer, laisse-le avancer.
7 CATHERINE. – Elle est contente.
8 ANTOINE. – On dirait un épagneul.
9 LA MÈRE. – Ne me dis pas ça, ce que je viens d’entendre, c’est vrai, j’oubliais, ne
10 me dites pas ça, ils ne se connaissent pas.
11 Louis, tu ne connais pas Catherine ? Tu ne dis pas ça, vous ne vous connaissez pas,
12 jamais rencontrés, jamais ?
13 ANTOINE. – Comment veux-tu ? Tu sais très bien.
14 LOUIS. – Je suis très content.
15 CATHERINE. – Oui, moi aussi, bien sûr, moi aussi. Catherine.
16 SUZANNE. - Tu lui serres la main ?
17 LOUIS. – Louis.
18 Suzanne l’a dit, elle vient de le dire.
19 SUZANNE. - Tu lui serres la main, il lui serre la main. Tu ne vas tout de même pas
20 lui serrer la main ? Ils ne vont pas se serrer la main, on dirait des étrangers.
21 Il ne change pas, je le voyais tout à fait ainsi,
22 tu ne changes pas,
23 il ne change pas, comme ça que je l’imagine, il ne change pas, Louis,
24 et avec elle, Catherine, elle, tu te trouveras, vous vous trouverez sans problème,
25 elle est la même, vous allez vous trouver.
26 Ne lui serre pas la main, embrasse-la.
27 Catherine.
28 ANTOINE. – Suzanne, ils se voient pour la première fois !
29 LOUIS. - Je vous embrasse, elle a raison, pardon, je suis très heureux, vous
30 permettez ?
31 SUZANNE. - Tu vois ce que je disais, il faut leur dire.
Objet d’étude Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle, Parcours associé Crise personnelle, crise familiale
Texte 3 : Jean-Luc LAGARCE, Juste la fin du monde, épilogue.

1 LOUIS. — Après, ce que je fais,


2 je pars.
3 Je ne reviens plus jamais. Je meurs quelques mois plus tard,
4 une année tout au plus.

5 Une chose dont je me souviens et que je raconte encore


6 (après, j’en aurai fini) :
7 c’est l’été, c’est pendant ces années où je suis absent,
8 c’est dans le Sud de la France.
9 Parce que je me suis perdu, la nuit dans la montagne,
10 je décide de marcher le long de la voie ferrée.
11 Elle m’évitera les méandres de la route, le chemin sera plus court et je sais
12 qu’elle passe près de la maison où je vis.
13 La nuit aucun train n’y circule, je n’y risque rien
14 et c’est ainsi que je me retrouverai.
15 À un moment, je suis à l’entrée d’un viaduc immense,
16 il domine la vallée que je devine sous la lune,
17 et je marche seul dans la nuit,
18 à égale distance du ciel et de la terre.
19 Ce que je pense
20 (et c’est cela que je voulais dire)
21 c’est que je devrais pousser un grand et beau cri,
22 un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée,
23 que c’est ce bonheur-là que je devrais m’offrir,
24 hurler une bonne fois,
25 mais je ne le fais pas,
26 je ne l’ai pas fait.
27 Je me remets en route avec seul le bruit de mes pas sur le gravier.

28 Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai.


Objet d’étude Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle, Parcours associé Crise personnelle, crise familiale
Texte 4 : Jean-Luc LAGARCE, Juste la fin du monde, seconde partie, scène 2.

1 ANTOINE. - Suzanne, j’ai dit que je l’accompagnais, elle est impossible,


2 tout est réglé mais elle veut à nouveau tout changer, tu es impossible,
3 il veut partir ce soir et toi tu répètes toujours les mêmes choses,
4 il veut partir, il part,
5 je l’accompagne, on le dépose, c’est sur notre route, cela ne nous gênera pas.
6 LOUIS. – Cela joint l’utile à l’agréable.
7 ANTOINE. - C’est cela, voilà, exactement,
8 comment est-ce qu’on dit ?
9 « d’une pierre deux coups ».
10 SUZANNE. - Ce que tu peux être désagréable,
11 je ne comprends pas ça,
12 tu es désagréable, tu vois comme tu lui parles,
13 tu es désagréable, ce n’est pas imaginable.
14 ANTOINE. - Moi ?
15 C’est de moi ?
16 Je suis désagréable ?
17 SUZANNE. - Tu ne te rends même pas compte,
18 tu es désagréable, c’est invraisemblable,
19 tu ne t’entends pas, tu t’entendrais...
20 ANTOINE. - Qu’est-ce que c’est encore que ça ?
21 Elle est impossible aujourd’hui, ce que je disais,
22 je ne sais pas ce qu’elle a après moi,
23 je ne sais pas ce que tu as après moi,
24 tu es différente.
25 Si c’est Louis, la présence de Louis,
26 je ne sais pas, j’essaie de comprendre,
27 si c’est Louis,
28 Catherine, je ne sais pas,
29 je ne disais rien,
30 peut-être que j’ai cessé tout à fait de comprendre,
Objet d’étude La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle – Parcours associé : Rire et savoir
Texte 5 : François RABELAIS, Gargantua, extrait du prologue.

1 Il ne faut pas faire preuve de tant de légèreté lorsque l’on juge les œuvres
2 humaines. Car vous-mêmes dites que l'habit ne fait point le moine. Celui qui est
3 vêtu d’un habit monacal n’est pas nécessairement un moine, et celui qui porte
4 une cape espagnole peut très bien ne pas avoir l’effronterie d’un Espagnol.
5 C’est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement en évaluer le contenu.
6 Vous saurez alors que la substance qu’il contient est d’une bien autre valeur
7 que ce qu’en promettait la boîte. Je veux dire que les matières traitées ici ne
8 sont pas si frivoles que le titre posé dessus ne le laissait entendre. À supposer
9 que vous trouviez dans le sens littéral des matières assez joyeuses et
10 correspondant bien au titre, il ne faut pourtant pas en rester là, comme fasciné
11 par le chant des sirènes, mais plutôt interpréter à plus haut sens ce que vous
12 pensiez n’être dit que par esprit de plaisanterie.
13 N’avez-vous jamais débouché une bouteille ? Nom d’une chienne !
14 Rappelez-vous votre attitude ! N’avez-vous jamais vu un chien tombant sur un
15 os à moelle ? C’est, comme le dit Platon au livre II de la République, la bête la
16 plus philosophe du monde. Si vous l’avez vu, vous avez pu constater avec
17 quelle dévotion il le renifle. Avec quel soin il le garde. Avec quelle ferveur il
18 l’observe. Avec quelle prudence il l’entomme. Avec quelle application il le brise.
19 Et avec quelle rapidité il le suce. Qui le pousse à agir ainsi ? Qu’espère-t-il de
20 son travail ? À quel bien prétend-il ? Rien de plus qu’un peu de moelle.
Objet d’étude La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle – Parcours associé : Rire et savoir
Texte 6 : François RABELAIS, Gargantua, extrait du chapitre XII.

1 -Ce sont, dit-il, les étables que vous demandiez. Voilà mon Genet, voilà mon Guildin, mon Lavedan,
2 mon Traquenard.
3 Et les chargeant d’un gros livier, il ajouta :
4 -Je vous offre ce Frison, je l'ai acquis à la foire de Francfort, mais il est désormais à vous. C’est un
5 bon petit cheval, dur à la tâche. Avec un tiercelet d’Autour, une demi-douzaine d'Épagneuls et deux
6 Lévriers, vous voilà ainsi rois des Perdrix et des Lièvres pour tout cet hiver.
7 -Par saint Jean, dirent-ils. Nous sommes bien. Maintenant, nous avons le moine.
8 -Je ne suis pas d’accord, répondit-il. Il se trouvait ici il n’y a pas trois jours.
9 Devinez ici ce dont ils avaient plus matière : ou de se cacher de honte, ou de rire de toute cette farce.
10 Pendant qu’ils descendaient, tout penauds, Gargantua leur demanda :
11 -Voulez-vous une aubelière ?
12 -Qu'est-ce que c’est ? demandèrent-ils.
13 -Ce sont, dit-il, cinq étrons pour vous faire une muselière.
14 -Pour aujourd'hui, répondit le maître d'hôtel, si nous sommes mis à rôtir, nous ne brûlerons pas, car
15 nous sommes entièrement lardés, à mon avis. Ô mon petit mignon, tu nous as mis du foin sur les
16 cornes. Je te verrai bien devenir pape un de ces jours.
17 – C’est, dit-il, comme ça que je l’entends. Mais alors vous serez papillon, et ce gentil papeguay sera
18 un papelard tout trouvé.
19 -Certes, certes, répondit le fourrier
20 -Mais, ajouta Gargantua, devinez combien il y a de points d'aiguille sur la chemise de ma mère ?
21 -Seize, répondit le fourrier.
22 -Vous ne dites pas l'Évangile. Car il y en a sens devant et sens derrière. Vous les avez bien mal
23 comptés.
24 -Quand ? demanda le fourrier.
25 -Pendant, répondit Gargantua, qu'on faisait de votre nez une dille, pour tirer un muid de merde, et
26 de votre gorge un entonnoir, pour la transvaser dans un autre récipient, car le fond était éventé.
Objet d’étude La littérature d’idée du XVIe siècle au XVIIIe siècle – Parcours associé : Rire et savoir
Texte 7 : François RABELAIS, Gargantua, extrait du chapitre XXVII.

1 Aux uns il écrabouillait la cervelle, aux autres il rompait bras et jambes, à d’autres il démettait
2 les vertèbres du cou, à d’autres il démoulait les reins, effondrait le nez, pochait les yeux, fendait
3 les mandibules, enfonçait les dents en la gueule, défonçait les omoplates, désagrégeait les jambes,
4 déboîtait les ischios, disloquait les os de tous les membres.
5 Si quelqu’un voulait se cacher entre les ceps les plus touffus, il lui froissait toute l’épine dorsale, et
6 il lui brisait les reins comme un chien. Si un autre voulait se sauver en s’enfuyant, il lui réduisait la tête
7 en miette à travers la suture lambdoïde. Si quelqu’un grimpait dans un arbre, pensant y être en sûreté,
8 de son bâton il l’empalait par le fondement. Si quelqu’une de ses connaissances lui criait :
9 « Ah ! frère Jean, mon ami, frère Jean je me rends !
10 - Tu y es, disait-il, bien forcé ! Mais en même temps, tu vas rendre ton âme à tous les diables ! », et
11 subitement il le rouait de coups.
12 Et s’il y en avait un d’assez téméraire pour oser lui résister en face, c’est là qu’il montrait vraiment
13 la force de ses muscles. Car il lui transperçait la poitrine par le médiastin et le cœur. À d’autres, cognant
14 dans le creux des côtes, il retournait l’estomac, ce qui les faisait mourir aussitôt. D’autres, il les frappait
15 si férocement au nombril qu’il leur faisait sortir les tripes, et à d’autres c’était par les couilles qu’il leur
16 perçait le boyau du cul. Croyez bien que c’était le plus horrible spectacle qu’on vît jamais !
17 Les uns criaient : « sainte Barbe ! »
18 Les autres : « saint Georges ! »
19 Les autres : « sainte Nitouche ! »
20 Les autres : « Notre-Dame de Cunault, de Lorette, de Bonne Nouvelle, de la Lenou, de Rivière ! »
21 Les uns se vouaient à saint Jacques, les autres au Saint Suaire de Chambéry (mais il brûla
22 trois mois plus tard, et on n’en put sauver un seul brin), les autres à Cadouin, les autres à saint Jean
23 d’Angély, les autres à saint Eutrope de Saintes, à saint Mesme de Chinon, à saint Martin de Candes,
24 à saint Clouaud de Cinais, aux reliques de Javarsay, et à mille autres bons petits saints.
25 Les uns mouraient sans parler. Les autres parlaient sans mourir. Les uns mouraient en parlant.
26 Les autres parlaient en mourant.
Objet d’étude La littérature d’idée du XVIe siècle au XVIIIe siècle – Parcours associé : Rire et savoir
Texte 8 : Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou de l’éducation, extrait du livre II.

1 Qu’a-t-il besoin d'apprendre à prévoir la pluie ? il sait que vous regardez au ciel pour lui.
2 Qu’a-t-il besoin de régler sa promenade ? il ne craint pas que vous lui laissiez passer
3 l’heure du dîner. Tant que vous ne lui défendez pas de manger, il mange ; quand vous
4 le lui défendez, il ne mange plus ; il n’écoute plus les avis de son estomac, mais les
5 vôtres. Vous avez beau ramollir son corps dans l’inaction, vous n’en rendez pas son
6 entendement plus flexible. Tout au contraire, vous achevez de décréditer la raison dans
7 son esprit, en lui faisant user le peu qu'il en a sur les choses qui paraissent le plus
8 inutiles. Ne voyant jamais à quoi elle est bonne, il juge enfin qu’elle n’est bonne à rien.
9 Le pis qui pourra lui arriver de mal raisonner sera d’être repris, et il l’est si souvent qu’il
10 n’y songe guère ; un danger si commun ne l’effraye plus.
11 Vous lui trouvez pourtant de l'esprit ; et il en a pour babiller avec les femmes, sur le
12 ton dont j’ai déjà parlé ; mais qu’il soit dans le cas d’avoir à payer de sa personne, à
13 prendre un parti dans quelque occasion difficile, vous le verrez cent fois plus stupide et
14 plus bête que le fils du plus gros manant.
15 Pour mon élève, ou plutôt celui de la nature, exercé de bonne heure à se suffire à lui-
16 même autant qu’il est possible, il ne s’accoutume point à recourir sans cesse aux autres,
17 encore moins à leur étaler son grand savoir.
18 En revanche, il juge, il prévoit, il raisonne en tout ce qui se rapporte immédiatement à
19 lui. Il ne jase pas, il agit ; il ne sait pas un mot de ce qui se fait dans le monde ; mais il
20 sait fort bien faire ce qui lui convient. Comme il est sans cesse en mouvement, il est
21 forcé d'observer beaucoup de choses, de connaître beaucoup d’effets ; il acquiert de
22 bonne heure une grande expérience : il prend ses leçons de la nature et non pas des
23 hommes ; il s’instruit d’autant mieux qu’il ne voit nulle part l’intention de l’instruire.

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