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Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle.

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, Prologue.

Explication linéaire n°1 : Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Prologue, p. 23-24.

1 LOUIS. — Plus tard, l’année d’après


2 – j’allais mourir à mon tour –
3 j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai,
4 l’année d’après,
5 de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire,
6 à tricher, à ne plus savoir,
7 de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini,
8 l’année d’après,
9 comme on ose bouger parfois,
10 à peine,
11 devant un danger extrême, imperceptiblement, sans vouloir faire de bruit ou
12 commettre un geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt,
13 l’année d’après,
14 malgré tout,
15 la peur,
16 prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre,
17 malgré tout,
18 l’année d’après,
19 je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas,
20 aller sur mes traces et faire le voyage,
21 pour annoncer, lentement, avec soin, avec soin et précision
22 – ce que je crois –
23 lentement, calmement, d’une manière posée
24 – et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux, tout précisément, n’ai-je pas
25 toujours été un homme posé ?, pour annoncer,
26 dire,
27 seulement dire,
28 ma mort prochaine et irrémédiable,
29 l’annoncer moi-même, en être l’unique messager,
30 et paraître
31 – peut-être ce que j’ai toujours voulu, voulu et décidé, en toutes circonstances et
32 depuis le plus loin que j’ose me souvenir –
33 et paraître pouvoir là encore décider,
34 me donner et donner aux autres, et à eux, tout précisément, toi, vous, elle, ceux-là
35 encore que je ne connais pas (trop tard et tant pis),
36 me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-
37 même et d’être, jusqu’à cette extrémité, mon propre maître.

1
Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle.
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, Prologue.

Explication linéaire n°2 : Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), I, 3, p. 37-38.

1 SUZANNE — […] Parfois, tu nous envoyais des lettres,


2 parfois tu nous envoies des lettres,
3 ce ne sont pas des lettres, qu’est-ce que c’est ?
4 de petits mots, juste des petits mots, une ou deux phrases,
5 rien, comment est-ce qu’on dit ?
6 elliptiques1.
7 « Parfois, tu nous envoyais des lettres elliptiques. »
8 Je pensais, lorsque tu es parti
9 (ce que j’ai pensé lorsque tu es parti) ;
10 lorsque j’étais enfant et lorsque tu nous as faussé compagnie (là que ça commence),
11 je pensais que ton métier, ce que tu faisais ou allais faire dans la vie,
12 ce que tu souhaitais faire dans la vie,
13 je pensais que ton métier était d’écrire (serait d’écrire)
14 ou que, de toute façon
15 – et nous éprouvons les uns et les autres, ici, tu le sais, tu ne peux pas ne pas le savoir,
16 une certaine forme d’admiration, c’est le terme exact, une certaine forme d’admiration
17 pour toi à cause de ça –,
18 ou que, de toute façon,
19 si tu en avais la nécessité,
20 si tu en éprouvais la nécessité,
21 si tu en avais, soudain, l’obligation ou le désir, tu saurais écrire,
22 te servir de ça pour te sortir d’un mauvais pas ou avancer plus encore,
23 Mais jamais, nous concernant,
24 jamais tu ne te sers de cette possibilité, de ce don (on dit comme ça, c’est une sorte de
25 don, je crois, tu ris)
26 jamais, nous concernant, tu ne te sers de cette qualité
27 – c’est le mot et un drôle de mot puisqu’il s’agit de toi –
28 Jamais tu ne te sers de cette qualité que tu possèdes, avec nous, pour nous,
29 Tu ne nous en donnes pas la preuve, tu ne nous en juges pas dignes.
30 C’est pour les autres.

1
Elliptiques : au contenu bref, allusif, auxquels il manque un ou plusieurs éléments.
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Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle.
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, Prologue.

Explication linéaire n°3 : Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), II, 3, p. 96-98.

1 ANTOINE — Tu dis qu’on ne t’aime pas,


2 je t’entends dire ça, toujours je t’ai entendu,
3 je ne garde pas l’idée, à aucun moment de ma vie, que tu n’aies pas dit ça,
4 à un moment ou un autre,
5 aussi loin que je puisse remonter en arrière, je ne garde pas la trace que tu n’aies fini par dire
6 – c’est ta manière de conclure si tu es attaqué –
7 je ne garde pas la trace que tu n’aies fini par dire
8 qu’on ne t’aime pas,
9 qu’on ne t’aimait pas,
10 que personne, jamais, ne t’aima.
11 et que c’est de cela que tu souffres.
12 Tu es enfant, je te l’entends dire
13 et je pense, je ne sais pas pourquoi, sans que je puisse l’expliquer,
14 sans que je comprenne vraiment,
15 je pense,
16 et pourtant je n’en ai pas la preuve

17 – ce que je veux dire et tu ne pourrais le nier si tu voulais


18 te souvenir avec moi,
19 ce que je veux te dire,
20 tu ne manquais de rien et tu ne subissais rien de ce qu’on appelle le malheur.
21 même l’injustice de la laideur ou de la disgrâce et les humiliations qu’elles apportent,
22 tu ne les as pas connues et tu en fus protégé –

23 je pense,
24 je pensais,
25 que peut-être, sans que je comprenne donc
26 (comme une chose qui me dépassait),
27 que peut-être, tu n’avais pas tort,
28 et que en effet, les autres, les parents, moi, le reste du monde,
29 nous n’étions pas bons avec toi
30 et nous te faisions du mal.
31 Tu me persuadais,
32 j’étais convaincu que tu manquais d’amour.
33 Je te croyais et je te plaignais,
34 et cette peur que j’éprouvais
35 – c’est bien, là encore, de la peur qu’il est question –
36 cette peur que j’avais que personne ne t’aime jamais,
37 cette peur me rendait malheureux à mon tour,
38 comme toujours les plus jeunes frères se croient obligés de
39 l’être par imitation et inquiétude,
40 malheureux à mon tour,
41 mais coupable encore,
42 coupable aussi de ne pas être assez malheureux,
43 de ne l’être qu’en me forçant,
44 coupable de n’y pas croire en silence.

3
Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle.
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, Prologue.

Explication linéaire n°4 : Bernard-Marie Koltès, Le retour au désert (1988), II, 6.

La pièce se déroule en France au début des années 1960, pendant la guerre d’Algérie. Quinze ans plus
tôt, Mathilde s’est réfugiée en Algérie après que son frère et des complices l’ont fait accuser de collaboration avec
les nazis pendant la Seconde guerre mondiale. Elle revient quinze ans plus tard dans la demeure familiale avec
ses enfants, Édouard et Fatima, dans l’intention de se venger. Elle y retrouve son frère Adrien, sa femme et leur
fils. Mathilde vient habiter la maison dont elle a hérité jadis de son père tandis qu’Adrien recevait l’usine familiale
désormais au bord de la faillite. L’extrait suivant se situe peu après son retour, elle vient d’agresser le préfet de
police Plantières et se dispute avec son frère.

ADRIEN.
1 Tu crois, pauvre folle, que tu peux défier le monde ? Qui es-tu pour provoquer tous les gens
2 honorables ? Qui penses-tu être pour bafouer les bonnes manières, critiquer les habitudes des
3 autres, accuser, calomnier, injurier le monde entier ? Tu n’es qu’une femme, une femme sans
4 fortune, une mère célibataire, une fille-mère 1, et, il y a peu de temps encore, tu aurais été
5 bannie de la société, on te cracherait au visage et on t’enfermerait dans une pièce secrète
6 pour faire comme si tu n’existais pas. Que viens-tu revendiquer ? Oui, notre père t’a forcée à
7 diner à genoux pendant un an à cause de ton péché 2, mais la peine n’était pas assez sévère,
8 non. Aujourd’hui encore, c’est à genoux que tu devrais manger à notre table, à genoux que tu
9 devrais me parler, à genoux devant ma femme, devant Madame Queuleu, devant tes enfants.
10 Pour qui te prends-tu, pour qui nous prends-tu, pour sans cesse nous maudire et nous défier
11 ?

MATHILDE.
12 Eh bien, oui, je te défie, Adrien ; et avec toi ton fils, et ce qui te sert de femme 3. Je vous défie,
13 vous tous dans cette maison, et je défie le jardin qui l’entoure et l’arbre sous lequel ma fille se
14 damne 4, et le mur qui entoure le jardin. Je vous défie, l’air que vous respirez, la pluie qui tombe
15 sur vos têtes, la terre sur laquelle vous marchez ; je défie cette ville, chacune de ses rues et
16 chacune de ses maisons, je défie le fleuve qui la traverse, le canal et les péniches sur le canal,
17 je défie le ciel qui est au-dessus de vos têtes, les oiseaux dans le ciel, les morts dans la terre,
18 les morts mélangés à la terre et les enfants dans le ventre de leurs mères. Et, si je le fais, c’est
19 parce que je sais que je suis plus solide que vous tous, Adrien.
20 Aziz entraine Adrien, Édouard entraîne Mathilde. Mais ils s’échappent et reviennent.

MATHILDE.
21 Car sans doute l’usine ne m’appartient-elle pas, mais c’est parce que je n’en ai pas voulu, parce
22 qu’une usine fait faillite plus vite qu’une maison ne tombe en ruine, et que cette maison
23 tiendra encore après ma mort et après celle de mes enfants, tandis que ton enfant se
24 promènera dans des hangars déserts où coulera la pluie en disant : C’est à moi, c’est à moi.
25 Non, l’usine ne m’appartient pas, mais cette maison est à moi et, parce qu’elle est à moi, je
26 décide que tu la quitteras demain. Tu prendras tes valises, ton fils, et le reste, surtout le reste,

1
Adrien évoque la naissance d’Edouard dans les années 1930, bien avant la pièce, dont le père n’est pas connu.
2
Adrien fait référence à la réaction brutale de leur père, César Serpenoise, après la naissance d’Edouard.
3
Après la mort de sa première épouse, Marie, qui était l’amie de Mathilde, Adrien s’est marié avec sa sœur
Marthe.
4
Fatima, la fille de Mathilde croit voir le fantôme de Marie, la première femme d’Adrien, amie de Mathilde, le
soir près d’un arbre du jardin.

4
Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle.
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, Prologue.

27 et tu iras vivre dans tes hangars, dans tes bureaux dont les murs se lézardent, dans le fouillis
28 des stocks en pourriture. Demain je serai chez moi.

ADRIEN.
29 Quelle pourriture ? Quelles lézardes ? Quelles ruines ? Mon chiffre d’affaires est au plus haut.
30 Crois-tu que j’ai besoin de cette maison ? Non. Je n’aimais y vivre qu’à cause de notre père,
31 en mémoire de lui, par amour pour lui.

MATHILDE.
32 Notre père ? De l’amour pour notre père ? La mémoire de notre père, je l’ai mise aux ordures
33 il y a bien longtemps.

ADRIEN.
34 Ne touche pas à cela, Mathilde. Respecte au moins cela. Cela au moins, ne le salis pas.

MATHILDE.
35 Non, je ne le salirai pas, cela est déjà très sale tout seul.

5
La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle. Olympe de Gouges, « Les droits de la femme », 1791.

Explication linéaire n°5 : Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la


femme et de la citoyenne (1791), « Les droits de la femme », p. 15.

1 Homme, es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui t’en
2 fait la question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit. Dis-moi ? Qui
3 t’a donné le souverain empire1 d’opprimer2 mon sexe ? ta force ? tes
4 talents ? Observe le créateur dans sa sagesse ; parcours la nature dans
5 toute sa grandeur, dont tu sembles vouloir te rapprocher, et donne-
6 moi, si tu l’oses, l’exemple de cet empire tyrannique*.
7 Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les
8 végétaux, jette enfin un coup d’œil sur toutes les modifications de la
9 matière organisée ; et rends-toi à l’évidence quand je t’en offre les
10 moyens ; cherche, fouille et distingue, si tu le peux, les sexes dans
11 l’administration3 de la nature. Partout tu les trouveras confondus4,
12 partout ils coopèrent avec un ensemble harmonieux à ce chef-d’œuvre
13 immortel.
14 L’homme seul s’est fagoté5 un principe de cette exception.
15 Bizarre, aveugle, boursouflé6 de sciences et dégénéré7, dans ce siècle
16 de lumières et de sagacité8, dans l’ignorance la plus crasse9, il veut
17 commander en despote sur un sexe qui a reçu toutes les facultés
18 intellectuelles ; il10 prétend jouir11 de la Révolution, et réclamer ses
19 droits à l’égalité, pour ne rien dire de plus.

1. Empire : suprématie, domination ; ici, 5. S’est fagoté : s’est fabriqué, s’est composé
pouvoir. grossièrement (familier).
2. Opprimer : soumettre, persécuter. 6. Boursouflé : gonflé artificiellement.
7. Dégénéré : ayant perdu ses qualités
* De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome, le
originelles ; rendu idiot.
plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme. [Note
8. Sagacité : perspicacité, finesse d’esprit.
d’Olympe de Gouges.]
9. Crasse : grossière (familier).
3. Administration : organisation. 10. Le sexe féminin.
4. Confondus : réunis. 11. Jouir : profiter.

6
La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle. Olympe de Gouges, « Les droits de la femme », 1791.

Explication linéaire n°6 : Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la


femme et de la citoyenne (1791), début du « Postambule », p. 29.

1 Femme, réveille-toi ; le tocsin1 de la raison se fait entendre dans tout l'univers ;


2 reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature n'est plus environné de préjugés, de
3 fanatisme2, de superstition et de mensonges. Le flambeau de la vérité a dissipé tous les nuages
4 de la sottise et de l’usurpation3. L’homme esclave a multiplié ses forces, a eu besoin de
5 recourir aux tiennes pour briser ses fers. Devenu libre, il est devenu injuste envers sa
6 compagne. Ô femmes ! femmes, quand cesserez-vous d'être aveugles ? Quels sont les
7 avantages que vous avez recueillis dans la Révolution ? Un mépris plus marqué, un dédain4
8 plus signalé. Dans les siècles de corruption vous n'avez régné que sur la faiblesse des hommes.
9 Votre empire est détruit ; que vous reste-t-il donc ? La conviction des injustices de l'homme ;
10 la réclamation de votre patrimoine, fondée sur les sages décrets5 de la nature. Qu'auriez-vous
11 à redouter pour une si belle entreprise ? Le bon mot du législateur des noces de Cana6 ?
12 Craignez-vous que nos Législateurs français, correcteurs de cette morale longtemps accrochée
13 aux branches de la politique, mais qui n'est plus de saison, ne vous répètent : femmes, qu'y a-
14 t-il de commun entre vous et nous ? - Tout, auriez-vous à répondre. S'ils s'obstinaient, dans
15 leur faiblesse, à mettre cette inconséquence7 en contradiction avec leurs principes, opposez
16 courageusement la force de la raison aux vaines prétentions de supériorité ; réunissez-vous
17 sous les étendards de la philosophie ; déployez toute l'énergie de votre caractère, et vous
18 verrez bientôt ces orgueilleux, non serviles adorateurs rampant à vos pieds, mais fiers de
19 partager avec vous les trésors de l'Être suprême. Quelles que soient les barrières que l'on vous
20 oppose, il est en votre pouvoir de les affranchir ; vous n'avez qu'à le vouloir.

1. Tocsin : son de cloche destiné à donner 6. Olympe de Gouges fait ici référence à un récit de la
l’alarme. Bible, les noces de Cana, dans lequel Jésus demande
2. Fanatisme : attachement excessif à à Marie : « Qu’y a-t-il de commun entre toi et moi ? »
l’égard d’une religion ou d’une cause, Pour les chrétiens, cet épisode établit un
qui pousse à l’intolérance, voire à la rapprochement entre le sacrement du mariage, qui
violence. permet l’union de l’homme et de la femme, et l’acte
3. Usurpation : appropriation illégitime, de foi, qui unit les croyants à leur Dieu. Olympe de
vol. Gouges souligne le fait que la morale chrétienne a
4. Dédain : indifférence, mépris. longtemps imprégné la vie politique et sociale
5. Décrets : décisions. française.
7. Inconséquence : manque de logique, incohérence.

7
La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle. Olympe de Gouges, « Les droits de la femme », 1791.

Explication linéaire n°7 : Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la


femme et de la citoyenne (1791), « Forme du contrat social de l’homme et de
la femme », p. 35-36.

1 Il était bien nécessaire que je dise quelques mots sur les troubles que cause, dit-on, le
2 décret en faveur des hommes de couleur1, dans nos îles. C’est là où la nature frémit d’horreur ;
3 c’est là où la raison et l’humanité, n’ont pas encore touché les âmes endurcies ; c’est là surtout
4 où la division et la discorde2 agitent leurs habitants. Il n’est pas difficile de deviner les
5 instigateurs de ces fermentations incendiaires3 : il y en a dans le sein même de l’Assemblée
6 nationale : ils allument en Europe le feu qui doit embraser l’Amérique. Les colons prétendent
7 régner en despotes sur des hommes dont ils sont les pères et les frères ; et méconnaissant les
8 droits de la nature, ils en poursuivent la source jusque dans la plus petite teinte de leur sang.
9 Ces colons inhumains disent : notre sang circule dans leurs veines, mais nous le répandrons
10 tout [entier], s’il le faut, pour assouvir notre cupidité, ou notre aveugle ambition. C’est dans
11 ces lieux les plus près de la nature, que le père méconnaît le fils ; sourd aux cris du sang, il en
12 étouffe tous les charmes ; que peut-on espérer de la résistance qu’on lui oppose ? la
13 contraindre avec violence, c’est la rendre terrible, la laisser encore dans les fers, c’est
14 acheminer toutes les calamités vers l’Amérique. Une main divine semble répandre partout
15 l’apanage4 de l’homme, la liberté ; la loi seule a le droit de réprimer cette liberté, si elle
16 dégénère en licence5 ; mais elle doit être égale pour tous, c’est elle surtout qui doit renfermer6
17 l’Assemblée nationale dans son décret, dicté par la prudence et par la justice. Puisse-t-elle agir
18 de même pour l’État de la France, et se rendre aussi attentive sur les nouveaux abus, comme
19 elle l’a été sur les anciens qui deviennent chaque jour plus effroyables ! Mon opinion serait
20 encore de raccommoder le pouvoir exécutif avec le pouvoir législatif, car il me semble que
21 l’un est tout, et que l’autre n’est rien ; d’où naîtra, malheureusement peut-être, la perte de
22 l’Empire français. Je considère ces deux pouvoirs, comme l’homme et la femme qui doivent
23 être unis, mais égaux en force et en vertu, pour faire un bon ménage.

1. Ce décret de mai 1791 proclamait l’égalité 2. Discorde : violent désaccord, conflit.


des « mulâtres » libres (les « mulâtres » 3. Instigateurs de ces fermentations
sont nés d’un parent blanc et d’un parent incendiaires : meneurs de ces troubles
noir). En octobre 1790, une révolte avait ayant conduit à la révolte.
déjà éclaté dans la colonie de Saint- 4. Apanage : privilège.
Domingue pour exiger la reconnaissance 5. Licence : liberté excessive
des droits de tous les hommes de couleur 6. Renfermer : limiter.
libres. Elle avait été durement réprimée.

8
La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle.
Olympe de Gouges, « Les droits de la femme », 1791.

Explication linéaire n°8 : Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1950).

1 Mais parlons des colonisés. (...)


2 Sécurité ? Culture ? Juridisme ? En attendant, je regarde et je vois, partout où il y a,
3 face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et,
4 en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de quelques milliers de
5 fonctionnaires subalternes, de boys 1, d’artisans, d’employés de commerce et d’interprètes
6 nécessaires à la bonne marche des affaires.
7 J’ai parlé de contact.
8 Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la
9 pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la
10 morgue 2, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.
11 Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui
12 transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme 3, en chicote 4 et
13 l’homme indigène en instrument de production.
14 À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.
15 J’entends la tempête. On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries,
16 de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.
17 Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions
18 minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques
19 anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.
20 On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux,
21 de chemins de fer. Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de
22 ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de
23 millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à
24 la danse, à la sagesse.

1
Boys : Dans les colonies, valets, domestiques.
2
Morgue : Attitude hautaine et méprisante.
3
Garde-chiourme : Gardien de bagne, de prison. Personne brutale et bornée qui surveille une collectivité.
4
Chicote : Fouet.

9
Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle. Colette, Sido (1930) suivi de Les Vrilles de la vigne (1908).

Explication linéaire n°9 : Colette, Sido (1930), p. 49 à 50, de « Étés réverbérés par le
gravier jaune et chaud… » (l. 293) à « cette gorgée imaginaire… » (l. 339).

1 […] Étés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes grands
2 chapeaux, étés presque sans nuits... Car j'aimais tant l'aube, déjà̀, que ma mère me l'accordait
3 en récompense. J'obtenais qu'elle m'éveillât à trois heures et demie, et je m'en allais, un
4 panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de
5 la rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.
6 A trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand
7 je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par mon poids baignait d'abord mes
8 jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus
9 sensibles que tout le reste de mon corps... J'allais seule, ce pays mal pensant était sans
10 dangers. C'est sur ce chemin, c'est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d'un
11 état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau,
12 le soleil encore ovale, déformé́ par son éclosion...
13 Ma mère me laissait partir, après m'avoir nommée « Beauté́, Joyau-tout-en-or » ; elle
14 regardait courir et décroître sur la pente son œuvre, – « chef-d’œuvre », disait-elle. J'étais
15 peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là̀ ne sont pas toujours d'accord... Je
16 l'étais à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure,
17 des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu'à mon retour, et de ma supériorité́ d'enfant
18 éveillée sur les autres enfants endormis.
19 Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d'avoir mangé mon saoul,
20 pas avant d'avoir, dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l'eau
21 de deux sources perdues, que je révérais. L'une se haussait hors de la terre par une convulsion
22 cristalline, une sorte de sanglot, et traçait elle-même son lit sableux. Elle se décourageait
23 aussitôt née et replongeait sous la terre. L'autre source, presque invisible, froissait l'herbe
24 comme un serpent, s'étalait secrète au centre d'un pré́ où des narcisses, fleuris en ronde,
25 attestaient seuls sa présence. La première avait goût de feuille de chêne, la seconde de fer et
26 de tige de jacinthe... Rien qu'à parler d'elles je souhaite que leur saveur m'emplisse la bouche
27 au moment de tout finir, et que j'emporte, avec moi, cette gorgée imaginaire...

10
Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle. Colette, Sido (1930) suivi de Les Vrilles de la vigne (1908).

Explication linéaire n°10 : Colette, Sido (1930), p. 61 à 62, de « Au vrai, cette


Française… » (l. 609) à « me foulait avec tout le reste, allégrement… » (l. 645).

1 Au vrai, cette Française vécut son enfance dans l’Yonne 1, son adolescence parmi des
2 peintres, des journalistes, des virtuoses de la musique, en Belgique, où s’étaient fixés ses deux
3 frères aînés, puis elle revint dans l’Yonne et s’y maria deux fois. D’où, de qui lui furent remis
4 sa rurale sensibilité, son goût fin de la province ? Je ne saurais le dire. Je la chante, de mon
5 mieux. Je célèbre la clarté originelle, qui, en elle, refoulait, éteignait souvent les petites
6 lumières péniblement allumées au contact de ce qu’elle nommait le « commun des mortels ».
7 Je l’ai vue suspendre, dans un cerisier, un épouvantail à effrayer les merles, car l’Ouest 2, notre
8 voisin, enrhumé et doux, secoué d’éternuements en série, ne manquait pas de déguiser ses
9 cerisiers en vieux chemineaux 3 et coiffait ses groseilliers de gibus 4 poilus. Peu de jours après,
10 je trouvais ma mère sous l’arbre, passionnément immobile, la tête à la rencontre du ciel d’où
11 elle bannissait les religions humaines...
12 – Chut !... Regarde...
13 Un merle noir, oxydé de vert et de violet, piquait les cerises, buvait le jus, déchiquetait
14 la chair rosée...
15 – Qu’il est beau !... chuchotait ma mère. Et tu vois comme il se sert de sa patte ? Et tu
16 vois les mouvements de sa tête et cette arrogance ? Et ce tour de bec pour vider le noyau ? Et
17 remarque bien qu’il n’attrape que les plus mûres...
18 – Mais maman, l’épouvantail...
19 – Chut !... l’épouvantail ne le gêne pas...
20 – Mais, maman, les cerises !...
21 Ma mère ramena sur la terre ses yeux couleur de pluie :
22 – Les cerises ?... Ah ! oui, les cerises...
23 Dans ses yeux passa une sorte de frénésie riante, un universel mépris, un dédain
24 dansant qui me foulait avec tout le reste, allégrement 5...

1
Yonne : département qui fait partie de la Bourgogne.
2
L’Ouest : par métonymie, Colette désigne ainsi le voisin dont la maison est située à l’Ouest de la sienne.
3
Chemineaux : vagabonds qui errent sur les chemins (à ne pas confondre avec « cheminot », terme désignant
celui qui travaille pour les chemins de fer).
4
Gibus : chapeau haut-de-forme qui peut s’aplatir et se relever à l’aide de ressorts mécaniques.
5
Allégrement : avec joie (orthographe traditionnelle ; aujourd’hui, on trouve aussi allègrement).

11
Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle. Colette, Sido (1930) suivi de Les Vrilles de la vigne (1908).

Explication linéaire n°11 : Colette, Les Vrille de la vigne (1908), « Jour gris », p. 150 à
151, de « Et si tu arrivais, un jour d’été dans mon pays… » (l. 76) à « une montagne
bleuâtre et nue qui ne nourrit pas même les chèvres… » (l. 121).

Colette est au bord de la mer, un jour où il fait gris, avec son amante Missy. Elle s’échappe en
pensée pour se remémorer son jardin et son pays d’enfance. Elle décrit alors ce lieu magique et irréel
en s’adressant à la femme aimée qui la sent absente et lointaine.

1 Et si tu arrivais, un jour d’été dans mon pays 1, au fond d’un jardin que je connais, un
2 jardin noir de verdure et sans fleurs, – si tu regardais bleuir, au lointain, une montagne ronde
3 où les cailloux, les papillons et les chardons se teignent du même azur mauve et poussiéreux,
4 tu m’oublierais, et tu t’assoirais là, pour n’en plus bouger jusqu’au terme de ta vie !
5 Il y a encore, dans mon pays, une vallée étroite comme un berceau où, le soir, s’étire
6 et flotte un fil de brouillard, un brouillard ténu 2, blanc, vivant, un gracieux spectre de brume
7 couché sur l’air humide... Animé d’un lent mouvement d’onde 3, il se fond en lui-même et se
8 fait tour à tour nuage, femme endormie, serpent langoureux, cheval à cou de chimère... Si tu
9 restes trop tard penché vers lui sur l’étroite vallée, à boire l’air glacé qui porte ce brouillard
10 vivant comme une âme, un frisson te saisira, et toute la nuit tes songes seront fous...
11 Écoute encore, donne tes mains dans les miennes : si tu suivais, dans mon pays, un
12 petit chemin que je connais, jaune et bordé de digitales 4 d’un rose brûlant, tu croirais gravir
13 le sentier enchanté qui mène hors de la vie... Le chant bondissant des frelons fourrés de
14 velours t’y entraîne et bat à tes oreilles comme le sang même de ton cœur, jusqu’à la forêt,
15 là-haut, où finit le monde... C’est une forêt ancienne, oubliée des hommes... et toute pareille
16 au paradis, écoute bien, car...
17 Comme te voilà pâle et les yeux grands ! Que t’ai-je dit ? Je ne sais plus... je parlais, je
18 parlais de mon pays, pour oublier la mer et le vent... Te voilà pâle, avec des yeux jaloux... Tu
19 me rappelles à toi, tu me sens si lointaine... Il faut que je refasse le chemin, il faut qu’une fois
20 encore j’arrache, de mon pays, toutes mes racines qui saignent...
21 Me voici ! de nouveau je t’appartiens. Je ne voulais qu’oublier le vent et la mer. J’ai
22 parlé en songe... Que t’ai-je dit ? Ne le crois pas ! Je t’ai parlé sans doute d’un pays de
23 merveilles, où la saveur de l’air enivre ?... Ne le crois pas ! N’y va pas : tu le chercherais en
24 vain. Tu ne verrais qu’une campagne un peu triste, qu’assombrissent les forêts, un village
25 paisible et pauvre, une vallée humide, une montagne bleuâtre et nue qui ne nourrit pas même
26 les chèvres...

1
Mon pays : en Bourgogne.
2
Ténu : très fin.
3
Onde : eau.
4
Digitales : grandes fleurs sauvages colorées.

12
Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle. Colette, Sido (1930) suivi de Les Vrilles de la vigne (1908).

Explication linéaire n°12 : Jean Giono, Regain, de la p. 11 « Aubignane est


collé contre le tranchant du plateau… » à la p. 12 « … un lacet de fil de fer qui
serre les cous au passage. »

Jean Giono (1895-1970) est l'auteur d'une œuvre importante qui trouve souvent son cadre dans sa
Provence natale. Regain est le dernier volet de la « Trilogie de Pan », rédigée entre 1929 et 1930, après Colline
et Un de Baumugnes. Ce récit a pour héros Panturle, qui se retrouve seul dans son village de Haute-Provence. Il
fera la rencontre d'Arsule, aux côtés de laquelle sa vie prendra un sens nouveau.

1 Aubignane est collé contre le tranchant du plateau comme un petit nid de guêpes ; et
2 c'est vrai, c'est là qu'ils ne sont plus que trois. Sous le village, la pente coule, sans herbes.
3 Presque en bas, il y a un peu de terre molle et le poil raide d'une pauvre oseraie 1. Dessous,
4 c'est un vallon étroit et un peu d'eau.
5 C'est donc des maisons qu'on a bâties là, juste au bord, comme en équilibre, puis, au
6 moment où ça a commencé à glisser sur la pente, on a planté au milieu du village, le pieu du
7 clocher et c'est resté tout accroché. Pas tout : il y a une maison qui s'est comme décollée, qui
8 a coulé du haut en bas, toute seule, qui est venue s'arrêter, les quatre fers d'aplomb, au bord
9 du ruisseau, à la fourche du ruisseau et de ce qu'ils appelaient la route, là, contre un cyprès.
10 C'est la maison de Panturle.
11 Le Panturle est un homme énorme. On dirait un morceau de bois qui marche. Au gros
12 de l'été, quand il se fait un couvre-nuque avec des feuilles de figuier, qu'il a les mains pleines
13 d'herbe et qu'il se redresse, les bras écartés pour regarder la terre, c'est un arbre. Sa chemise
14 pend en lambeaux comme une écorce. Il a une grande lèvre épaisse et difforme comme un
15 poivron rouge. Il envoie la main lentement sur toutes les choses qu'il veut prendre. Ce qu’il
16 veut prendre, généralement, ça ne bouge pas ou ça ne bouge plus. C'est du fruit, de l'herbe
17 ou de la bête morte ; il a le temps. Et quand il tient, il tient bien.
18 De la bête vivante, quand il en rencontre, il la regarde sans bouger : c'est un renard,
19 c'est un lièvre, c'est un gros serpent des pierrailles. Il ne bouge pas ; il a le temps. Il sait qu'il y
20 a, quelque part, dans un buisson, un lacet de fil de fer qui serre les cous au passage.

© Regain, Le Livre de Poche.

1
Lieu planté d’osiers.

13

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