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LA MÉLO-MANIE OU LA VOIX OBJET DE PASSIONS

Jean-Michel Vives

L’Esprit du temps | « Topique »

2012/3 n° 120 | pages 7 à 19

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ISSN 0040-9375
ISBN 9782847952186
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https://www.cairn.info/revue-topique-2012-3-page-7.htm
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Pour citer cet article :


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Jean-Michel Vives, « La mélo-manie ou la voix objet de passions », Topique 2012/3
(n° 120), p. 7-19.
DOI 10.3917/top.120.0007
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La mélo-manie
ou la voix objet de passions
Jean-Michel Vives

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Les travaux des psychanalystes abordent peu la question de la voix qui se


trouve pourtant au cœur même du dispositif mis en place par Freud. Il suffit,
pour vérifier ce relatif désintérêt, de feuilleter les dictionnaires et encyclopédies
parus ces dernières années : aucune entrée n’est consacrée à la voix ou à la
pulsion invocante. Rien dans L’Apport freudien [1993] édité sous la direction de
Pierre Kaufmann chez Bordas ; l’on y trouve cependant une entrée consacrée au
regard comme objet de la pulsion scopique. Rien dans le Dictionnaire de la
psychanalyse [1995], publié chez Larousse sous la direction de Roland
Chemama et de Bernard Vandermersch. Toujours rien dans le Dictionnaire de
la psychanalyse [1997] édité sous la direction d’Élisabeth Roudinesco et Michel
Plon chez Fayard. Rien non plus dans le Dictionnaire de la psychanalyse [2001],
publié conjointement par l’Encyclopædia Universalis et Albin Michel. Même le
monumental et précieux Dictionnaire international de la psychanalyse [2002],
comptant plus de deux mille pages, et paru chez Calmann-Lévy sous la direc-
tion d’Alain de Mijolla, ne fait pas exception à la règle. On peut y lire une notice
consacrée au regard, une autre à la délicate question des rapports entre « musique
et psychanalyse », mais la voix en est absente.
A contrario, les sciences qui se préoccupent de l’humain : la neurologie, la
philosophie, l’anthropologie, l’ethnologie voire l’histoire, ne connaissent pas ce
désintérêt. Notre intention n’est pas ici de faire la recension de l’ensemble des
travaux qui ont abordé la question de la voix hors du champ psychanalytique
mais plutôt à partir de ce partiel et très rapide survol de préciser l’apport original
de la pensée psychanalytique à la question qui nous occupe : la passion de la
voix.

Topique, 2012, 120, 7-19.


8 TOPIQUE

Les neurosciences se sont intéressées à l’énigme de l’investissement de la


musique et des conditions de sa production allant même jusqu’à utiliser le
rapport spécifique du sujet à la voix et à la musique pour en faire un terrain
d’observation de la neuroplasticité. Récemment, l’équipe du professeur Micah
Murray de Lausanne a, par l’intermédiaire de l’étude du traitement de la voix
(De Lucia M., Clarke S., Murray M., 2010) montré que, contrairement à ce que
l’on croyait jusqu’à présent, la voix comme signal n’est pas seulement traitée

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par une zone spécifique du lobe temporal mais que différentes régions du
cerveau travaillent ensemble pour identifier tous les sons qui nous parviennent et
pour nous permettre ainsi d’adopter les comportements adaptés aux situations,
aux demandes et aux dangers qui se présentent. Cette étude remet en cause les
modèles basés sur la spécialisation fonctionnelle du cerveau. Cette équipe a de
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plus démontré que le cerveau ne traite pas les différents bruits à la même vitesse.
Ces résultats incitent à penser que le cerveau reconnaît les voix aussi vite que
les visages, démontrant ainsi ce que la psychanalyse avait déjà repéré : la voix
n’est pas un stimulus comme un autre et son traitement « prioritaire » par le
cerveau humain indique qu’elle est le lieu d’un investissement particulier.
La philosophie de son côté a développé des travaux visant à élucider
l’énigme des voix, comme a pu le faire plus spécifiquement la psychiatrie
d’orientation phénoménologique. De l’interprétation de Husserl concernant
l’expression comme acte intentionnel d’un soi qui extériorise un sens par une
voix, proférée ou non, aux subtiles analyses des manifestations hallucinatoires
acoustico-verbales réalisées par L. Binswanger et reprises par H. Maldiney, ce
champ théorico-clinique a développé une approche originale de la voix 1. Nous
en retenons essentiellemment la fine articulation entre Stimme (voix) et
Stimmung (disposition) en ce que Stimme s’élargissant en Stimmung nous fait
passer du statut de voix unique se référant à un sujet vocalisant à une vocation
éthique ; Stimmung désignant une aptitude à s’accorder avec l’autre. L’interpré-
tation philosophique des effets de la résonance de la voix de l’Autre chez le sujet
nous semble intéressant et tout particulièrement en ses conséquences éthiques :
la réception de la voix de l’Autre implique une « autruification » du sujet. Pas

1. Binswanger L., Le Problème du délire dans la perspective de la phénoménologie pure


[1961], trad. B. Rordorf, dans Présent à Henri Maldiney, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973, p.
39-41 ; Binswanger L., Délire [1965], Grenoble, Millon, 1993 ; Cohen-Levinas D., La Voix au-
delà du chant. Une fenêtre aux ombres, Paris, Vrin, 2006 ; Derrida J., La Voix et le Phénomène,
Paris, PUF, 1967 ; De Waelhens A., La Psychose. Essai d’interprétation analytique et existen-
tiale, Desclée de Brouwers, Louvain-Paris, 1971 ; Husserl E., Leçons pour une phénoménolo-
gie de la conscience intime du temps [1928], trad. H. Dussort, Paris, PUF, 1964 ; Husserl E.,
« Postface à mes idées directrices », trad. L. Kelkel, Revue de métaphysique et de morale, vol.
62, no 4, 1957, p. 372-373 ; Maldiney H., Aîtres de la langue et demeures de la pensée,
Lausanne, L’Âge d’homme, 1975 ; Maldiney H., Art et existence, Paris, Klincksieck, 1986 ;
Maldiney H., Penser l’homme et la folie, Grenoble, Million, 1991 ; Naudin J., Les Voix et la
Chose. Phénoménologie et Psychiatrie, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1997.
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OU LA VOIx OBJET DE PASSIONS

d’accès possible à une voix propre sans Autre qui en ait fait au préalable le don.
Avec la réception et l’accueil de la voix de l’Autre « je est/devient un autre ».
L’anthropologie et l’ethnologie 2 se sont également penchées sur la voix et se
sont attachées à penser comment, à peine émise, elle devient un élément essen-
tiel dans le déroulement de notre vie quotidienne et se mue en puissance
d’expression pour l’autre en qui elle résonne. La voix s’inscrit alors dans un
système identitaire tributaire des rapports sociaux car le locuteur emprunte une

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voix propre à la particularité de la personne qui est face à lui et à la teneur de
son propos. La voix – la voix et pas seulement le code langagier – informe de
façon décisive les rapports entre les individus d’une société. Il existe bien des
structures élémentaires qui obéissent aux règles du langage telles que décrites
par Lévi-Strauss (Lévi-Strauss, 1958), mais cette anthropologie structurale se
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trouve, à la lueur de ces récents travaux, complétée du fait qu’il ne s’agit plus
seulement d’écouter la parole et ses formulations, mais également la voix, ses
vibrations, son grain, ses singularités et ce que cela induit chez celui qui l’entend.
Une fois encore, les effets de la voix chez celui qui la reçoit sont au cœur de ces
recherches.
Enfin, même les historiens, aussi étonnant que cela puisse paraître puisque
la voix est éphémère et ne laisse de traces enregistrées que depuis très peu de
temps, se sont attachés à tenter d’élucider les effets de cet objet dans l’his-
toire3. À travers les archives dans lesquelles ont été notés parfois les timbres de
voix et les intonations des uns et des autres, des chercheurs délimitent un terri-
toire où parviennent à se faire entendre ces voix tues. Arlette Farge note que
« si les voix ont une si grande importance et sont si abondamment décrites et
décriées, c’est qu’elles forment le ciment des sociétés populaires, des assem-
blées de toutes sortes et de la vie de l’espace public. […] Écouter la voix des
plus démunis défie la logique, mais pourquoi ces chants, mélodies ou cris ne
pourraient-ils être esquissés à partir des milliers d’archives existantes ? […]
Manquent les voix pour toujours, mais non leur recherche qui, même si elle
reste sans réponse, témoigne d’une présence active et entêtante » (Farge, 2009,
p. 14-16).
Nous trouvons décrites, chez l’historienne, les caractéristiques de l’objet voix
telles que la psychanalyse nous permet d’en repérer les enjeux subjectifs : perte
et, paradoxalement par-delà l’absence, présence active qui se manifeste dans la
quête et la tentative de retrouvailles que cette disparition suscite.

2. Kawada J., La Voix. Étude d’ethno-linguistique comparative, trad. S. Jeanne, Paris, École
des hautes études en sciences sociales, 1988 ; Le Breton D., Éclats de voix. Une anthropologie
des voix, Paris, Métailié, 2011.
3. Brulin M., Le Verbe et la Voix. La Manifestation vocale dans le culte en France au xViie
siècle, Paris, Beauchesne, 1998 ; Quéniart J. (dir.), Le Chant, acteur de l’histoire, Rennes, PUR,
1999 ; Jamain C., idée de la voix. Études sur le lyrisme occidental, Rennes, PUR, 2004 ; Salazar P.-
J., Le Culte de la voix au xViie siècle, Paris, Champion, 1995.
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Tous ces travaux développent des hypothèses stimulantes et présentent des


résultats souvent passionnants. On notera qu’ils ont tous pour point commun
d’aborder la voix uniquement comme production de l’individu et non comme
origine de la production même du sujet. Or, c’est ce que la psychanalyse nous
permet de repérer : le sujet n’est pas seulement producteur de la voix, il en est
également le produit. En effet, pas de sujet sans un « appel premier » qui l’invite
à advenir, pas de sujet sans adresse soutenue par une voix, que celle-ci soit

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sonore ou non, à laquelle le nourrisson aura choisi de répondre. À partir de là,
la psychanalyse nous autorise à penser le rapport paradoxalement ambivalent
existant entre le sujet et les voix qui l’entourent – nécessaires et pourtant
envahissantes –, et partant à proposer une compréhension renouvelée du
rapport du sujet à cet objet passionnant qu’est la voix (Vives, 2012).
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L’approche psychanalytique de cette échappée corporelle qu’est la voix, à


la fois intime et néanmoins tournée vers l’Autre depuis presque toujours –
puisque c’est dans un cri, une jaculation sonore que le petit humain qui vient
de naître se présente au monde – renverse la perspective proposée par les
sciences humaines et permet de considérer la voix comme étant à l’origine
du sujet. La voix est à la fois ce qui appelle le sujet à advenir, ce qui est perdu
dès que celui-ci accepte d’entrer dans le langage et l’objet que le sujet tentera
d’approcher – sinon de retrouver – par l’intermédiaire des dispositifs qui la
convoquent. L’on notera que contrairement aux pulsions orale, anale et
scopique qui ne sont concernées que par un seul orifice – respectivement la
bouche, l’anus et la fente de l’œil – la pulsion invocante qui a pour objet la
voix fait intervenir deux orifices : la bouche et l’oreille. Et qui plus est, deux
orifices « au carré », puisque sont impliquées la bouche et l’oreille du sujet
en devenir mais également l’oreille et la bouche de celui qui accueille la
production vocale de l’infans. Le parcours des différents temps de la pulsion
invocante qui se déclinera en « être entendu/appeler », « entendre/être
appelé », « se faire entendre » implique la division entre le sujet et l’Autre.
Division qui implique un gain – l’apparition d’une voix et donc d’un espace
subjectif propre – et une perte, celle de la jouissance de la « Chose » qui
ouvrira sur la quête de la voix.
Rarement utilisé par Freud, le terme de jouissance devient un concept
psychanalytique avec Lacan qui opère une distinction essentielle entre le
plaisir et la jouissance. La jouissance, résidant dans la tentative permanente
d’outrepasser les limites du principe de plaisir qui vise lui à maintenir la
quantité d’excitations à un niveau ni trop haut ni trop bas, a toujours la
transgression pour horizon. Le terme « jouir » désigne le fait de tirer profit,
agrément, plaisir de quelque chose. Mais, comme le dévoile habilement
le subtil Émile Littré dans son dictionnaire, le terme est porteur d’une
ambiguïté repérée bien avant que la psychanalyse ne la rencontre au
cœur même des cures que nous menons. En effet, on peut aussi « jouir de sa
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OU LA VOIx OBJET DE PASSIONS

douleur 4 ». Ce terme est ainsi propre à signifier aussi bien la satisfaction


pulsionnelle, que la souffrance du symptôme – Freud nous rappelle à ce
propos que « le mode de satisfaction qu’amène le symptôme a quelque chose
de très déconcertant en soi » (Freud, 2000, p. 379).
Parce qu’il parle – qu’il est un « parlêtre », dit Lacan – et donc médiatise
son rapport au monde par la parole, l’homme se différencie des autres
animaux : sa satisfaction n’est pas seulement celle du besoin comblé, il existe

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dans sa recherche de satisfaction une dimension qui outrepasse le besoin.
Cette dimension est celle de la jouissance, toujours en excès, que le besoin
comblé n’étanche pas. La pulsion, qui est l’« écho dans le corps du fait qu’il
y ait un dire » (Lacan, 2005, p. 17) rend compte de cette torsion possible que
l’on peut comprendre en se fondant sur l’incidence du langage sur le corps. Le
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fait de parler nous égare, nous écarte d’une jouissance univoque, car que nous
ne maîtrisons pas l’équivocité inhérente au langage. Ce qui conduit Lacan à
esquisser une articulation entre voix et jouissance :
« C’est parce que le corps a quelques orifices dont le plus important
est l’oreille, parce qu’elle ne peut se boucher, se clore, se fermer. C’est
par ce biais que résonne dans le corps ce que j’ai appelé la voix. » (Lacan,
2005, p. 17).
La voix résonne dans le corps. Cette résonance qui met le corps en vibra-
tion est une des manifestations de la jouissance liée à la voix.

Cette jouissance liée à la voix est repérable dans son pouvoir émotionnel,
en tout lieu des plus étonnants : débordements passionnels des foules dans les
concerts de musique pop, transes rituelles orchestrées, chavirement des
amateurs d’opéra, exténuation des corps et des sensations dans les fêtes
technos assourdissantes… Chacun cherche le dispositif qui lui permettra
d’approcher au plus près cette (re)mise en jeu de la voix. Cette singularité du
jouir de la voix est telle que notre prochain ne trouvera pas dans son écoute
les mêmes sensations que les nôtres. La jouissance de la voix ne se partage
que sur le mode communautaire : « famille » des raveurs, admirateurs de telle
chanteuse, fan club de telle pop star… On le pressent déjà, l’investissement
passionnel d’une voix peut constituer le trait qui permettra à un groupe de se
reconnaître. Cet investissement massif, extrêmement répandu, permet aux
membres d’une même « communauté vocale » de s’identifier les uns aux
autres. L’identification des membres de la communauté « normalise » la

4. « Jouir, impliquant une satisfaction, ne se dit pas des choses mauvaises. […] Toutefois,
quand la chose mauvaise dont il s’agit, malheur, peine, souffrance, peut-être, par une hardiesse
de l’écrivain, considérée comme quelque chose dont l’âme se satisfasse, alors jouir est très bien
employé : […] “Je t’ai perdu ; près de ta cendre/ Je viens jouir de ma douleur.” Saint-Lambert,
Épitaphe d’Helvétius », Littré É., Dictionnaire de la langue française [1877], article « Jouir ».
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dimension extraordinaire de l’investissement de la voix et les comportements,


souvent étonnants, voire déroutants que cet investissement provoque 5.
Le psychanalyste anglais Darian Leader illustre cela d’une façon tout à fait
amusante :
« Prenez par exemple le cas du chercheur en sexologie Alfred Kinsey.
Afin de mener à bien son vaste projet de recherche sur la sexualité
contemporaine, il interrogea seul à peu près dix mille personnes, à la

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stupéfaction du reste de la faculté d’Indiana University […]. Sa satisfac-
tion sexuelle était liée au médium même de l’interview : la voix humaine.
Là était son véritable objet sexuel. » (Leader, 2003, p. 78).
La dimension « scientifique » de la démarche permettrait-elle d’effacer et
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d’oublier la dimension sexuelle liée à cette « écoute » forcenée durant des


milliers d’heures…?
Ainsi, contrairement aux autres objets pulsionnels – les objets oral (le sein),
anal (les fèces) et scopique (le regard) – la voix est aisément idéalisée et désexua-
lisée : elle devient alors très vite voix maternelle enveloppante ou encore voix
sublime de la diva. On a trop souvent tendance à oublier que, loin d’être seule-
ment pacifiante, la voix est également, et même essentiellement, le terrain où se
jouent de violents enjeux de jouissance débouchant très souvent sur des enjeux
passionnels 6.

À première vue – ou, plus précisément, à première écoute – l’affirmation


d’une jouissance liée à la voix pourrait sembler n’avoir rien d’évident. Et pour
étayer ce point de vue, remarquons qu’il n’existe, au sein du champ linguistique
lié au sonore, aucun équivalent au terme de voyeurisme. Il n’y aurait donc pas de
perversion, de jouissance extrême liée à l’écoute ? Sans doute l’objet visé par le
« coup d’œil » du voyeur, clairement et immédiatement sexuel, se différencie-t-
il de celui que l’auditeur recherche, objet dont la dimension sexuelle semble plus
difficile à reconnaître et même à repérer. La langue et la nosographie psychia-
trique n’auraient pas jugé nécessaire, ou n’auraient pas voulu repérer, une
perversion liée à la sphère sonore. Pas d’« écoutisme » ou d’« entendisme »,
construit sur le modèle de l’exhibitionnisme ou du voyeurisme. Pourtant, cette
belle évidence commence à vaciller lorsqu’on se souvient que l’amateur de
musique est un mélomane, un mélo-mane. La langue grecque possède un certain
nombre de composés en -manês (adjectifs) et -mania (noms), qui renvoient à

5. Pensons aux queues de plusieurs heures et aux sacrifices financiers parfois importants
que sont prêts à faire les admirateurs d’une chanteuse ou à l’épuisement, proche de l’effondre-
ment, que s’inflige le raveur…
6. On pourra lire à ce sujet la remarquable analyse de Michel Poizat concernant la place de
la voix dans le fonctionnement du régime hitlérien : Poizat M., Vox populi, vox Dei. Voix et pou-
voir, Paris, Métailié, 2001, p. 154-228.
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OU LA VOIx OBJET DE PASSIONS

diverses formes de folies ou de passions : le mélomane est, étymologiquement,


fou de musique (mélos). La langue n’a pas choisi d’en faire un amoureux de la
musique, un « mélophile 7 », mais un maniaque, un possédé… Le mélomane est
possédé 8 par la voix, et cherche, par toutes les voies possibles, à satisfaire sa
passion. De fait, la voix est activement recherchée pour ce qu’elle permet
d’éprouver : de délicieuses souffrances, où se trouvent mêlés larmes et plaisir
intense 9.

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Cette recherche passionnée de la voix peut à l’occasion ravaler cette dernière
au rang de marchandise, comme nous le rappelle Jules, le jeune facteur lyrico-
mane du film de Jean-Jacques Beineix, Diva 10 ; lui qui risquera sa vie pour
conserver la trace, sur une cassette, de cette voix adulée que la cantatrice refusait
d’enregistrer. Ce comportement si fréquent chez l’amateur d’opéra permet de
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repérer la dimension de fantasme qui le sous-tend. Bien souvent, la qualité de


ces enregistrements pris « sur le vif 11 » est si insuffisante que la voix de l’inter-
prète en devient méconnaissable. La voix conservée sur une cassette est alors
analisée, au sens d’un processus de rétention anale : il s’agit de conserver l’objet
précieux, de le retenir. La cassette, par polysémie, c’est non seulement l’objet
dans lequel l’avare conserve son bien mais également celui sur lequel le lyrico-
mane conservait le sien 12 – la voix se faisant alors trésor à receler précieusement,
objet fétichisé.

7. Il y a bien un amoureux du son, c’est l’audiophile. Celui qui consacre son temps et son
argent à améliorer le matériel de reproduction du son. Il semble plus sensible aux prouesses de
la technique qu’à celles des interprètes. Il ne peut comprendre qu’un mélomane s’extasie devant
un enregistrement du début du siècle dernier, à peine audible, mais où le passionné entend, au-
delà des imperfections techniques, une perfection vocale ou instrumentale qui lui parle. Cette
différence du philein (aimer) et de la mania (folie), esquisse une ligne de démarcation entre ce
qui relève du plaisir et ce qui relève de son au-delà, la jouissance.
8. Le neurologue Oliver Sacks, à partir d’un référentiel bien différent du nôtre, puisqu’il
s’agit de neurologie, s’attache à repérer les apparitions de cette possession qu’il choisit de nom-
mer « musicophilia » alors que les exemples ne cessent de mettre au premier plan la dimension
« hantante » – un chapitre porte d’ailleurs pour titre Hanté par la musique – de cette prise de et
dans la musique. On s’attendrait plutôt à rencontrer ici une « musicomania » (Sacks, 2009)
Theodor Reik, un des rares psychanalystes contemporains de Freud à s’être intéressé à la
musique et à la voix, avait déjà parfaitement repéré cette dimension de possession : un de ses
ouvrages s’intitule d’ailleurs The Haunting Melody (la mélodie obsédante, ou pour être plus pré-
cis par rapport au processus décrit par Theodor Reik, la mélodie hantante). La traduction fran-
çaise a très étrangement modifié totalement ce titre, faisant disparaître la dimension de posses-
sion. (Reik, 1972).
9. Michel Poizat a remarquablement mis en évidence et analysé cette quête, parfois folle, du
lyricomane qui court de salle en salle d’opéra (Poizat, 1986).
10. Diva, film français de Jean-Jacques Beinex, 1981.
11. Ce « vif » que l’amateur tente de s’approprier au risque, comme nous pouvons le repérer
avec la passion dévorante développée par le baron de Gortz pour la voix de la Stilla, dans Le
Château des Carpathes le roman de Jules Verne, de le transformer en « mort ».
12. Les « cassettes » ont aujourd’hui disparu, laissant la place aux appareils enregistreurs
miniatures, mais le processus de « rétention » reste identique.
14 TOPIQUE

Si le ravalement est un des possibles et fréquents destins de l’objet (Freud,


1998) , il n’est pas le seul. La théorie psychanalytique nous en propose, au
contraire, une vision plus ouverte. Dans Pulsions et destin des pulsions, Freud le
définit ainsi :
« L’objet de la pulsion est celui-là même dans lequel et par lequel la
pulsion peut atteindre son but. Il est ce qu’il y a de plus variable dans la
pulsion, il ne lui est pas originairement connecté, au contraire il ne lui est

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adjoint qu’en raison de son aptitude particulière à rendre possible la satis-
faction. Il n’est pas nécessairement un objet étranger, mais il est tout aussi
bien une partie du corps propre. » (Freud, 1994, p. 170).
L’objet voix ne fait pas partie de la liste établie par Freud, qui repéra essen-
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tiellement les objets oral (le sein), anal (les fèces), et phallique (le phallus). Il
faudra attendre les années 1960, et les travaux de Lacan sur la psychose, pour
que soient introduits dans la dynamique pulsionnelle l’objet « regard » et l’objet
« voix ». En conférant à l’invocation, comme au regard, le statut de pulsion,
Lacan propose une nouvelle dialectique des pulsions. Aux côtés de l’objet oral et
de l’objet anal, articulés à la demande (l’objet oral est associé à la demande à
l’Autre, l’objet anal à la demande de l’Autre), Lacan introduit le regard et la voix
qui, tous deux, concernent le désir – le regard est associé au désir à l’Autre, la
voix au désir de l’Autre. Chez Lacan, l’approche de la voix trouve son origine
dans l’étude des hallucinations psychotiques qui envahissent et prennent posses-
sion du sujet, notamment dans le cas du délire paranoïaque. Néanmoins, Lacan
extraira très rapidement l’objet voix de cette particularité psycho-pathologique
pour l’inclure dans la dynamique même du devenir sujet. La voix acquerra peu
à peu dans le champ pulsionnel un statut particulier du fait de son lien étroit au
signifiant et à la parole.
Si nous reprenons la définition donnée par Lacan de l’objet de la pulsion –
« quelque chose dont le sujet, pour se constituer, s’est séparé comme organe »
(Lacan, 1973, p. 95) – ce n’est ni le sujet ni l’organe en tant que tel qui comptent,
pris isolément l’un de l’autre ; mais c’est l’entre-deux qui les tient à distance.
Cet espace marquera l’objet de la pulsion du sceau du manque et de la perte.
« La voix en elle-même, sa matérialité a fonctionné comme appeau […]
qui attire et impose un dit, une interprétation de la mère. Ce télescopage
où la signification déporte le cri, produit un travail de fission où le son
prend un statut de signifiant. Il laisse derrière lui, inutile au regard de la
signification, le squelette de sa matérialité sonore. Ce reste ne veut rien
dire, il s’agit de l’objet perdu, de l’objet freudien que Lacan a désigné de
la lettre du petit a, eu égard à son manque de signification. » (Pommier,
1983, p. 40).
JEAN-MICHEL VIVES – LA MÉLO-MANIE 15
OU LA VOIx OBJET DE PASSIONS

La voix est, dès lors, appréhendée comme le support corporel, et donc


pulsionnel, d’un énoncé de langage, qu’elle que soit la modalité sensorielle par
lequel il est exprimé 13. La voix se manifeste partout et chaque fois de façon
différente : au cours de chaque énoncé oral, dans la musique – même lorsque
celle-ci n’est pas vocale –, mais également dans la danse ou l’écriture. La voix
est cette part du corps qu’il faut mettre en jeu – sacrifier, pourrait-on dire – pour
produire un énoncé de langage.

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Support de l’énonciation discursive, la voix disparaît derrière le sens. Ce
phénomène qui tend à effacer la voix derrière ce qui se dit est aisément décelable
quand quelqu’un prend la parole. Au début, on peut être capté par les caractéris-
tiques de la voix (son accent, par exemple), mais très vite ce processus disparaît
sitôt qu’on prête attention à ce qui est dit. La parole voile la voix. À l’inverse, si
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quelque phénomène vient modifier l’énoncé signifiant (par l’introduction d’une


temporalité particulière, ou bien en perturbant l’énonciation par un registre
incompatible avec l’articulation de certains phonèmes, comme il arrive souvent
à l’opéra), la voix cesse d’être transparente sous le sens. La musique fait partie
de ces « parasitages » de l’énonciation et a pour effet de rendre la voix percep-
tible. Il est alors bel et bien question de jouir de la voix en tant qu’objet. Le
dispositif musical, en révélant la voix, fonctionne alors comme un « extracteur »
de celle-ci.
La satisfaction de la pulsion invocante peut alors être accomplie aussi
bien par les vocalises éperdues de la diva ou les basses rugissantes de la
musique techno mettant en vibration l’ensemble du corps que par le babillage
des milliers d’individus interrogés par Kinsey, voire par une « voix de fin
silence 14».
Les modalités de satisfaction, on le pressent aisément, sont quasiment
infinies mais la recherche de satisfaction est quant à elle impérieuse. Pour
préciser notre propos, nous poserons une question qui pourrait a priori sembler
bien naïve : qu’est-ce qui pousse l’homme à chanter ? Qu’est-ce qui pousse une
société à engloutir des sommes et des moyens souvent considérables pour satis-

13. Lacan en a eu l’intuition très tôt, dès 1956 : « Qu’arrive-t-il si vous vous attachez uni-
quement à l’articulation de ce que vous entendez, à l’accent, voire aux expressions dialectales,
à quoi que ce soit qui soit littéral dans l’enregistrement du discours de votre interlocuteur ? Il
faut y ajouter un peu d’imagination, car peut-être jamais cela ne peut être poussé à l’extrême,
mais c’est très clair lorsqu’il s’agit d’une langue étrangère – ce que vous comprenez dans un
discours est autre chose que ce qui est enregistré acoustiquement. C’est encore plus simple si
nous pensons au sourd-muet, qui est susceptible de recevoir un discours par des signes visuels
donnés au moyen des doigts, selon l’alphabet sourd-muet. Si le sourd muet est fasciné par les
jolies mains de son interlocuteur, il n’enregistrera pas le discours véhiculé par ces mains »
(Lacan, 1981, p. 154). Cet exemple indique bien la tension entre voix et effet de signification.
Par conséquent, il devient tout à fait cohérent de parler de la voix du sourd-muet. Voix qui ren-
drait sourd à la signification du message celui qui serait trop attentif au ballet des mains…
14. La Bible, I Rois, xIx, 9-13.
16 TOPIQUE

faire cette demande15 de satisfaction de la quête de la voix ? Autrement dit, quels


sont les enjeux de la mise en jeu de la voix, du chant, de la musique – activités,
somme toute, inutiles et qui pourtant déchaînement les passions ? Rappeler l’inu-
tilité de ces activités, c’est retrouver un aphorisme de Lacan : « La jouissance,
c’est ce qui ne sert à rien » (Lacan, 1975, p. 10).
L’activité musicale n’est en rien naturelle, et les importants moyens mis en
œuvre pour répondre à l’attente tendue et impérieuse de mélo-manes de tout poil

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montrent que cette pratique souvent complexe et élaborée vise, au-delà du plaisir
lié à l’objet sonore, la jouissance de la Chose vocale.
De fait, la voix a une double vocation. En tant que support de l’énonciation,
elle est articulée à la question du langage et de ses effets potentiellement
pacifiants. D’autre part, objet de jouissance, elle est source de plaisirs intenses.
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Il ne s’agit plus ici d’effets pacifiants mais de déchaînements pouvant conduire


aux débordements passionnels les plus étranges et les plus surprenants pour
l’observateur. Par exemple, le rejet violent ou l’engouement massif pour le
timbre d’une chanteuse. Phonotropisme positif ou négatif qui oriente et soutient
la quête de l’amateur et ne laisse pas d’étonner celui qui ne participe pas à ce
mouvement. Idéalisation passionnelle d’un timbre qui « sonne » l’amateur et lui
laisse espérer que cette voix pourrait être celle qui le comblera.
Nous soutenons que cette dimension idéalisée, essentiellement imaginaire,
régulièrement associée à la voix n’est que le voile pudique jeté sur ces violents
enjeux de jouissance. Elle ne serait que le dernier rempart dressé contre l’hor-
reur qui apparaît lorsque, derrière la divine vocalité de la diva se devine le
déchaînement du cri. Cri qui se révèle la manifestation la plus aboutie de toute
jaculation vocale : la mise en forme artistique de la voix « jouant » constamment
avec cet horizon, visant et évitant la plupart du temps ce point où, devenue cri,
la voix témoigne qu’elle ne saurait être située dans son ensemble du côté du
sublime. Lorsque la « face obscure » de la voix est présentifiée, l’auditeur est
saisi par un sentiment d’horreur qui vient signer la proximité de la jouissance,
que Freud situe « au-delà du principe de plaisir » (Freud, 2006).
Cette idéalisation est clairement perceptible chez un Jean-Jacques Rousseau.
Pour lui, l’apparition de la parole trouverait son origine dans la manifestation
des passions. Le philosophe des Lumières met en place un mythe de l’origine
où un « avant » de la parole aurait pris la forme d’un système de gestes vocaux.
Les premières langues auraient eu un caractère passionné et chantant. Il existe-
rait de ce fait un rapport de consubstantialité entre musique et langage. La
musique serait première et constituerait le langage des origines. Elle serait
d’abord apparue sous la forme du chant, et le chant aurait lui-même précédé la

15. Les violents affrontements idéologiques, aujourd’hui quelque peu oubliés, concernant
le gouffre financier que constituent la création et l’entretien de l’opéra Bastille témoignent de
cet étonnement. Est-il justifié, pour la jouissance de quelques-uns, de mettre en jeu de telles
sommes ? On connaît la réponse qui fut apportée dans ce cas : le projet fut concrétisé.
JEAN-MICHEL VIVES – LA MÉLO-MANIE 17
OU LA VOIx OBJET DE PASSIONS

parole. Nous nous situons ici au niveau du « principe de plaisir » musical. La


musique est la langue idéale : immédiate, elle opère et se produit sans intermé-
diaire, évitant par là même tout malentendu.
Claude Lévi-Strauss interroge de façon totalement différente cette articulation
musique/langage en mettant en avant un au-delà du principe de plaisir musical :
« Sans doute la musique parle-t-elle aussi ; mais ce ne peut être qu’en
raison de son rapport négatif à la langue et parce qu’en se séparant d’elle,

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la musique a conservé l’empreinte en creux de sa structure formelle et de
sa fonction sémiotique : il ne saurait y avoir de musique sans langage qui
lui préexiste et dont elle continue à dépendre […]. La musique, c’est le
langage moins le sens ; dès lors, on comprend que l’auditeur […] se sente
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irrésistiblement poussé à suppléer ce sens absent, comme l’amputé attri-


buant au membre disparu les sensations qu’il éprouve et qui ont leur siège
dans le moignon » (Lévi-Strauss, 1971, p. 578-579).
Ce bref passage cerne avec précision la position de la musique dans son rapport
au langage. Une place que Lévi-Strauss établit comme étant le négatif du langage.
La voix et son instrumentalisation musicale viseraient un au-delà ou un en deçà
du langage, tout en restant lié à ce dernier. On voit ici que Lévi-Strauss soutient
une hypothèse bien différente, et même inverse, de celle de Jean-Jacques Rousseau
sur l’« origine des langues ». Chez Lévi-Strauss, la musique n’est pas fantasmée
comme un protolangage, elle est ce qui ne saurait exister sans lui. Dès lors, la voix
est ce qui s’inscrit en négatif, comme le trou qui n’existe que par ce qui l’entoure
et qui dans le même temps évide, voire détruit ce qui l’environne. Ici se dévoile
une des modalités de la jouissance liée à la voix : jeu de tensions entre voix et
parole, entre voilement de la voix par la parole et dévoilement dans le cri. L’idéa-
lisation de la voix, à laquelle Rousseau, comme tant d’autres, participe, permet-
trait de rêver un lieu enfin pacifié puisque hors langage, une communication
« harmonieuse » immédiate et donc hors malentendu : un lieu où le manque à être
n’aurait pas à s’éprouver et où la plus parfaite jouissance pourrait être vécue. En
cela, il est aisé de comprendre que cette idéalisation, liée à une parfaite et heureuse
jouissance vocale, ait la vie dure : le programme qu’elle propose a tout pour séduire
et permet de maintenir le voile pudique qui dissimule la violente dimension
sexuelle qui accompagne la voix. Car celle-ci se situe au moins autant – si ce n’est
plus – du côté de la tension, de l’angoisse et de la quête éperdue que de celui de la
beauté et de l’apaisement comme nous le rappelle les mélo-manes passionnés de
la Chose vocale, véritables errants de la voix.

Jean-Michel VIVES
90, chemin Beau-Site
83100 Toulon
jeanmichelvives@gmail.com
18 TOPIQUE

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Jean-Michel Vives – La mélo-manie ou la voix objet de passions

Résumé : La voix est un objet pulsionnel peu abordé dans le champ de la psychana-
lyse. Elle peut néanmoins se révéler à l’occasion l’enjeu de virulentes passions qui indi-
quent la place particulière qu’elle peut occuper dans la dynamique pulsionnelle de certains
sujets. C’est parce que la voix se situe au cœur même des enjeux de la naissance du sujet
psychique que l’on peut en comprendre l’importance et la spécificité au sein de la liste des
objets pulsionnels. L’auteur de cet article s’attache à mettre en évidence, à partir de cette
particularité, les coordonnées d’une mélo-manie, passion de la Chose vocale.
Mots-clés : Jouissance – Mélo-manie – Passion – Pulsion invocante – Voix.

Jean-Michel Vives – Melo-mania or the Voice as an Object of Passion.

Abstract : The voice is an instinctual object to which psychoanalysis devotes little


attention. The voice is, however, wrapped up at times with burning passions, shedding
light on the specific role it plays in the drive dynamics of certain individuals. The voice is
rooted at the very heart of the circumstances conditioning the advent of the psychical sub-
ject, thereby endowing it, among other instinctual objects, with a particular importance
and specificity. This article explores this as a means of analysing the precise coordinates
of differing forms of melo-mania and overriding passions for the vocal Object.
Key-words : Jouissance – Melo-mania – Passion – Drive as an Invocation – Voice.

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