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Du monde entier

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GRAHAM SWIFT

DE L’ANGLETERRE
ET DES ANGLAIS
nouvelles

Traduit de l’anglais
par Marie-Odile Fortier-Masek

GALLIMARD

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À Candice

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Seigneur, dit ma mère, qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
LAURENCE STERNE

La Vie et les Opinions de Tristram Shandy,


Gentleman

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ASCENSIONS

Charlie Yates est un petit bonhomme trapu qui, à l’instar des individus de
son gabarit, paraît à l’aise dans ses modestes proportions. Il avait été moins à
l’aise jadis avec son nom. Il s’appelait Charles Yates, à l’état civil, patronyme
qu’il devait inscrire sur les formulaires, un nom d’aristo, un nom qui ne faisait
pas sérieux. Où diable ses parents avaient-ils eu la tête ? Mais « Charlie »
faisait tout aussi peu sérieux, c’était un nom de bouffon. Un charlot, quoi. Il ne
pouvait toutefois s’en débarrasser. Charlie Yates. Il était le seul que cela
dérangeait.
Il a cinquante-sept ans aujourd’hui. Il ne sait pas trop comment ça lui est
arrivé. Il est né à Wapping en 1951. Le Wapping de son enfance était plus ou
moins le même que celui que Hitler avait rasé. Et regardez ce qu’il est devenu,
ce quartier.
Il peut voir les choses comme ça, maintenant qu’il y a plus de vingt ans
que Brenda et lui ont déménagé à Blackheath. Pas très loin à vol d’oiseau,
mais, sous certains aspects, un autre monde. Ils ont déménagé parce qu’ils en
avaient les moyens. Ils s’étaient élevés dans l’échelle sociale. Don Abbot et
Marion avaient également déménagé à la même époque. Don et Charlie étaient
à la fois de vieux copains et des associés. Bren et Marion s’entendaient bien,
elles aussi.
À cinquante-sept ans, Charlie veille à se maintenir en forme. Le dimanche
matin à la fraîche, par beau temps, il aime aller faire un jogging. Et il ne lésine
pas sur la distance : il traverse la lande jusqu’à Greenwich Park, franchit la
partie boisée, grimpe au sommet de la colline d’où l’on jouit de la vue. Il aime
alors s’asseoir sur l’un des bancs pour profiter du panorama. Londres, ma ville.
C’est là qu’il est assis en ce moment.
Le jogging, ce n’est pas ainsi que Don, son ami, conçoit de passer les
premières heures, ou tout autre moment d’un dimanche, fût-ce par une journée

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aussi radieuse et frisquette que celle-ci, voilà pourquoi Charlie n’a jamais fait
de jogging avec lui. Il court seul. Mais un dimanche sur deux, même si Charlie
est déjà allé courir, il retrouve Don pour un parcours de golf. À Shooters Hill
ou à Eltham, et parfois, si quelqu’un les y invite, à Blackheath – au « Royal
Blackheath ». Là, sans doute le connaît-on sous le nom de Charles.
Il n’y a jamais eu beaucoup de terrains de golf à Wapping.
Pour courir, Charlie enfile un survêtement gris clair avec une bande bleue
et des baskets impeccables. Rien de négligé ni de bon marché. La chaînette en
or qu’il semble avoir portée toute sa vie s’agite autour de son cou. Ses cheveux
coupés ras, plutôt sel que poivre, sont doux et fins ; à l’occasion, sa femme se
plaît encore à les caresser comme elle caresserait la tête d’un chien.
Il fait une pause, mais il est à peine essoufflé. À cinquante-sept ans, son
père, Frank Yates, était usé, lui, mais il faut dire qu’il était – ou avait été –
docker, comme le père de Don. Et voyez ce qu’il est advenu des docks.
Francis Yates. Vous pourriez voir là aussi un nom d’aristo.
Un beau matin, à Wapping, il y a de cela plus de cinquante ans, Charlie
Yates et Don Abbot avaient fait connaissance sur le terrain de jeu de l’école
primaire de Lea Road et, pour quelque étrange raison, le moutard haut comme
trois pommes et le grand costaud avaient aussitôt su que leur amitié durerait
toute la vie. Plus tard, leur école avait été rasée, elle aussi, mais pas par des
bombes cette fois.
Pour sa taille, Charlie a une carrure de déménageur. Quand il retrousse les
manches de son survêtement (ou de son pull de golf en cachemire rouge), on
remarque les tatouages sur ses avant-bras et on s’aperçoit que,
proportionnellement, il a de solides poignets et de grandes mains. Vu les
dimensions de son visage, il a aussi un nez plutôt proéminent, mais régulier, un
détail qui, avec ses yeux enfoncés dans leurs orbites, peut, quand il sourit, le
faire vaguement ressembler à un loup, ce qui, autrefois, l’aidait à attirer
certains genres de filles.
Mais Charlie dirait – et le côté parfois presque aérien du jogging le
confirme – que le plus important, ce sont les pieds. L’équilibre et les pieds.
À une époque, pendant trois ou quatre ans, Charlie avait fait de la boxe. Il
avait de grosses mains, mais son atout, c’étaient ses pieds. Un poids coq. Il
avait remporté quelques combats et, à ce jour, il s’enorgueillissait du fait que
son nez élégant n’avait jamais été carrément écrasé. Il avait aussi travaillé sur
une plate-forme pétrolière et c’est là, pauvre imbécile, qu’il s’était fait tatouer.

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Toutefois, les tatouages étant redevenus à la mode, il est dans le coup. Il avait
aussi été couvreur. Les toitures, c’était son affaire. Une chose était sûre, il ne
serait jamais docker. Et ça valait mieux.
Couvreur. Il grimpait comme un singe. Il avait le physique de l’emploi.
Puis, comme si les toits montaient de plus en plus haut, sans l’avoir réellement
cherché et sans savoir s’il y aurait une limite à son ascension, il devint un peu
plus qu’un couvreur.
Il s’éleva dans l’échelle sociale et découvrit qu’il n’avait pas le vertige.
S’il était né plus tôt, peut-être serait-il devenu artisan campaniste,
restaurateur de cheminées et de clochers, mais c’était là un métier, voire un
terme – comme celui de docker – en passe de devenir obsolète. Où étaient
passées les flèches des églises ? Les hautes cheminées ? À leur place, et à qui
mieux mieux, surgissaient des tours, au sommet desquelles Charlie parvenait à
travailler, sur les poutrelles apparentes, sans le moindre vertige ni la moindre
peur. On pouvait y voir un bon sens de l’équilibre, mais, à en croire Charlie,
tout dépendait des pieds et non pas de la tête. On se tient debout là où l’on se
trouve, c’est tout.
Il gagnait bien sa vie et ne manquait jamais de travail. Certains appelaient
ça leur prime de risque. Charlie n’aimait pas cette expression car elle suggérait
que son activité lui faisait encourir un risque, mais il acceptait le principe de
base : pas de risques, pas de profit. Exercez un métier qui sorte de l’ordinaire –
boxeur, par exemple –, vous gagnerez ainsi un peu plus et pourrez mettre de
l’argent de côté sans avoir à compter sou par sou jusqu’à la paie. Surtout ne
devenez pas docker.
Certains – et bon nombre des connaissances de Charlie – aiment parier,
placer leurs espoirs sur des chiens ou des chevaux. Charlie n’a jamais parié de
sa vie. Il est devenu un homme-oiseau qui contribuait à bâtir des tours.
Elles sont là qui brillent au soleil de ces premiers jours de septembre, ces
tours que Charlie Yates a contribué à bâtir. Là-bas, derrière les méandres
cachés du fleuve, c’est Wapping. Et voilà Stepney, Limehouse. Et voilà
Docklands.
Un soir, alors que leur relation n’en était qu’à ses débuts et encore un peu
fragile, Brenda lui avait dit : « Charlie, tu as des pieds superbes. » Ça avait fait
tilt dans sa tête. Personne ne lui avait encore jamais dit une chose pareille. Cela
lui alla droit au cœur, sinon aux pieds, car non seulement le compliment était

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inédit, mais il était vrai. Il répondit : « Brenda, tout en toi est superbe. » Et
l’affaire fut dans le sac.
Maintenant, Brenda et Marion courent ensemble les magasins. Maintenant,
deux fois par an, tous les quatre partent ensemble en vacances, dans des pays
lointains. En mars dernier, c’étaient les Maldives. Charlie n’aurait su les situer
sur une carte, mais il y était allé. Vous descendez d’un avion, voilà tout. Les
autres avaient grande envie d’y retourner cet hiver, mais lui hésitait. Il avait
entendu dire que les Maldives risquaient d’être l’un des premiers endroits au
monde à être submergés par la montée du niveau de la mer. Il y avait peu de
chances que cela se produise pendant leur séjour là-bas. N’empêche...
Bizarre, les sensations qu’on peut avoir. Il n’avait pas le vertige, mais la
mer, ce n’était pas pour lui. À l’époque où il travaillait sur la plate-forme
pétrolière, il l’avait bien connue, celle-là. Une fois suffisait. Sans doute ce
principe de précaution s’appliquait-il aussi aux Maldives, même s’il s’agissait
là d’une autre histoire. Et, pour être franc, Charlie reconnaissait qu’il était
aussi content de taper la balle avec Don sur le parcours de golf du coin que de
se prélasser aux Maldives. Ou ailleurs. Tout aussi content d’être assis ici. Ici ou
ailleurs, c’est du pareil au même, en fin de compte vous êtes assis dans votre
propre carcasse.
Il avait dit à Brenda : « T’inquiète pas, Bren, avec ces pieds-là, il peut rien
m’arriver. » À croire que ses pieds étaient pourvus de petites ailes. Toujours
est-il que, chaque soir, il revenait sain et sauf et ils se pelotonnaient l’un contre
l’autre. À cet égard comme à d’autres, mieux valait une tour de trente étages
dans l’île aux Chiens, que d’être bloqué Dieu sait où dans la mer du Nord.
« T’es pas contente, Bren ? demandait-il.
— Contente de quoi ?
— Que je sois pas sur une plate-forme pétrolière ! »
Il était toutefois conscient qu’elle souffrait de le voir jour après jour partir
marcher dans le ciel. Lorsqu’il aurait mis un petit pécule de côté, lui
promettait-il, il se débrouillerait pour faire autre chose. Quant à savoir quoi, il
n’en avait pas la moindre idée. Une chose était sûre, il redescendrait sur terre.
À un moment donné, il pigea que ces tours n’étaient pas seulement
construites au prix d’un risque, mais qu’elles étaient construites pour le risque.
Un risque à l’intérieur autant qu’à l’extérieur. La plupart avaient été construites
pour abriter des gens dont le fonds de commerce rappelait, d’une façon
mystérieuse et spécifique, la prime de risque. Bon, ça les regardait. Lui, il

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touchait son fric au risque de basculer un jour dans le vide, même s’il n’en fut
jamais ainsi.
Mais un jour, il prit une autre sorte de risque. Il suivit une autre intuition
qu’il avait depuis toujours.
Elle était évidente, elle sautait aux yeux, comme peut-être toutes les
grandes idées. Elle était si évidente qu’il se demanda sitôt après : si c’est
tellement évident, combien y en a-t-il d’autres que moi déjà sur le coup ? Mais
on n’en était encore qu’au tout début. On construisait de plus en plus de tours.
Et de quoi étaient-elles faites – ou de quoi avaient-elles l’air d’être faites –, ces
tours ? Pourquoi diable ne voit-on rien alors que ça vous crève les yeux ?
Il alla trouver Don qui, à cette époque – eh bien, où en était Don Abbot à
cette époque ? Il magouillait un peu à droite et à gauche. On aurait pu dire
qu’il avait des perspectives, on aurait aussi bien pu dire que c’était du vent. Ils
prirent un verre au Queen Victoria. Don écouta. Il détailla son petit bonhomme
d’ami de la tête aux pieds. Puis il parla comme s’il n’avait pas vraiment écouté,
mais ça, c’était Don tout craché.
« Qu’est-ce que tu proposes au juste, Charlie ? Que toi et moi on devienne
laveurs de carreaux ?
— Non, Don. Te fous pas de moi. »
Ils discutèrent encore un moment.
Bref, cela devint la plaisanterie classique, qu’ils sortaient partout. Au bar
des golfs. Au bar des hôtels, au bord des piscines d’un bleu d’azur, tout autour
du monde.
« Je m’appelle Don, lui c’est Charlie. Nous sommes laveurs de carreaux. »

Il regarde les tours. Il a contribué à les construire. Puis, pendant une


vingtaine d’années, Don et lui ont contribué à les garder resplendissantes.
Don avait dit : « Mets-toi bien ça dans le crâne, Charlie : jamais je ne
monterai dans un de ces... engins-là. Pas question que je monte là-dedans. Je
suis pas le genre de patron qui tient à montrer à tout le monde qu’il est capable
de faire le boulot lui-même.
— Eh bien, dans ce cas, c’est moi qui m’en chargerai. Je serai celui qui
mouille la chemise. Mais attention, Don : en fin de compte, je ferai comme toi.
Je l’ai promis à Brenda. »
Abbot et Yates. L’ordre alphabétique, un point c’est tout. Nous nettoyons
des vitres, mais pas n’importe lesquelles. L’affaire avait mis du temps à

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décoller, si l’on peut dire, mais ensuite... De vrais miroirs !
Aujourd’hui, ils habitent Blackheath, avec le beau monde. Et pas
seulement lui, Bren, Don et Marion : il y a aussi leurs gosses – un garçon et
une fille chacun. Qui ne sont plus des gosses, d’ailleurs. Ils avaient grandi à
Blackheath, y avaient fréquenté l’école, puis, à une exception près, tous étaient
partis à l’université. L’université ! Ils avaient bien fait de traverser le fleuve.
L’exception, c’était Sebastian, le fils de Don et de Marion. Sebastian ! Où
diable Don et Marion étaient-ils allés chercher un prénom pareil ? Dieu merci,
tout le monde l’appelait Seb. À seize ans, Seb était passé tout droit, du moins
semblait-il, de l’école à un boulot dans l’une de ces tours. Dans une banque
new-yorkaise. À vingt-trois ans, il se faisait un fric respectable, ou un fric fou,
comme vous voudrez, un fric à côté duquel ses gains à lui et ceux de Don
paraissaient ridicules. Qui rendait aussi le baccalauréat et les études
universitaires un peu ridicules. Ou, comme disait Don – et Charlie n’était
jamais très sûr de ce que son ami entendait par là –, Seb n’était-il pas un de ces
jeunes camelots devenus des loups des affaires ? Un de ces bonimenteurs qui
avaient avancé et investi la place. Avancé et monté.

Charlie regarde les tours. Son fils Ian étudie la biologie marine à
Southampton, ce qui – d’une façon différente de ce que Don doit éprouver au
sujet de Seb – lui donne l’impression de perdre pied. Ha ha. Elle est bonne
celle-là. La première fois qu’il lui avait fait part des inclinations de son fils,
Don avait répondu : « Mon oncle Eddy était lui aussi dans la marine pendant la
guerre. J’ignorais qu’ils avaient leurs biologistes. »
Charlie et Don pouvaient dire : « Mon vieux était docker. » Qu’auraient-ils
pu dire d’autre ? Mais que diraient leurs gosses ? « Mon vieux était laveur de
carreaux » ? Ils ne diraient même pas « mon vieux », à l’exception de Seb, et
encore... Seb dirait peut-être ça, puis il éclaterait de rire.
À Southampton, Ian ne pourrait pas penser : Ma ville, mon cher Londres. Il
ne pourrait pas pointer le doigt et dire : « Regardez là-bas. » Quand Brenda et
lui vont en voiture à Southampton, Charlie se tait, il écoute son fils. Peut-être
que cette idée des Maldives lui est venue de Ian. Évidemment. Ce n’est pas si
difficile de se montrer humble. Peut-être ne s’agit-il même pas d’humilité.
Parfois, pendant que Ian discourt, Charlie sent monter en lui une bouffée
d’orgueil, tout comme après un bon drive, un dimanche matin, lors d’un golf
avec Don. « Ça c’est un coup, Charlie ! » Ou comme des années plus tôt,

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lorsque, après un combat de boxe, le bras de l’arbitre se dressait et soulevait
le sien.
Mon fils Ian. Un biologiste marin.

Il est assis sur le banc dans son survêtement. Il sent que ça circule dans ses
veines et, comme toujours, il se sent bien dans sa peau. Charlie est un homme
d’affaires (terme qui lui semble parfois étrange), un homme d’affaires
prospère, et pourtant il continue à affirmer que le plus important, c’est votre
corps. C’est ce que vous possédez, ce avec quoi vous êtes venu au monde.
L’apprécier et lui faire confiance est tout simplement le plus beau cadeau de la
vie.
N’était-il pas étrange, par conséquent, de constater que la plupart des gens
éprouvaient le besoin, voire ambitionnaient – c’était presque une sorte de
principe universel – de monter se réfugier au sommet de leur être pour y
vivre ? Vivre dans leur tête et par leur tête, alors que la plupart (et il était
l’exception qui confirme la règle) avaient le vertige.
La main en visière pour ne pas être ébloui, il contemple les tours et sourit.
Du moins, il a l’air de sourire. Seule Brenda saurait qu’il ne sourit pas. Seule
Brenda remarquerait les deux petites rides supplémentaires au coin des lèvres
de Charlie, elle seule décrypterait cette contradiction sur son visage. Il n’est
pas dans ses habitudes de froncer les sourcils, lorsqu’il est inquiet ou
désemparé, Charlie sourit, mais d’un sourire différent.
Depuis un bout de temps, il se fait du souci, pour Don : son ami grossit de
plus en plus. Don a toujours été corpulent, entendons bien charpenté, rien de
flasque, ni de massif, ni d’apathique. Ces temps derniers, il s’élargit, il se dilate
tout bonnement. Sa prise de poids est devenue une espèce de plaisanterie,
même pour l’intéressé. En fait, ce n’est pas vraiment drôle et, quand Charlie
joue au golf avec lui, il sait qu’il ne s’agit pas là d’une simple distraction, mais
qu’il importe de faire bouger son ami. Ils feraient bien de jouer tous les
dimanches. Ils feraient bien de jouer les neuf trous restants au lieu de passer ce
temps-là au bar.
Charlie sait que c’est peine perdue, que cela a toujours été peine perdue de
demander à Don de courir avec lui. Et puis, à quoi cela ressemblerait-il à
présent, à quoi bon ? Don se traînerait en sueur à ses côtés pendant que
Charlie, lui, voletterait sur la pointe des pieds. Charlie en est même venu à se
dire qu’il avait tort de faire du jogging tout seul alors que Don avait ce

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problème de surpoids – une idée parfaitement illogique, pour ne pas dire un
tantinet superstitieuse. Aussi ridicule que de penser qu’ils ne devraient pas
aller aux Maldives parce que ces îles risquaient de disparaître un jour !
Il n’en reste pas moins que Charlie est inquiet pour Don. À croire que tout
cet argent finit par se transformer en graisse. Une bonne cinquantaine d’années
plus tôt, Charlie s’imaginait qu’il n’était qu’une petite chose de rien du tout et
que cet autre gosse, le costaud, allait le prendre sous son aile. Et il en avait été
ainsi. Mais aujourd’hui, n’était-ce pas plutôt à Don d’être à jamais
reconnaissant envers Charlie ? Pourtant, ce dernier éprouve l’étrange et
troublant besoin, telle une dette non acquittée, de prendre sous son aile son ami
de plus en plus volumineux. Mais comment ?

Et maintenant, il se retrouve avec un souci de plus, un nouveau souci qui


pourrait éclipser le premier. Il ne va pas tarder à en parler à Don. Son ami lui
fournira des renseignements supplémentaires pendant leur parcours de golf,
d’ici deux heures. Vu les nouvelles, ils ne discourront guère sur l’obésité de
Don, pas plus d’ailleurs que sur le golf. Si radieuse que soit cette matinée
frisquette.
Charlie est un homme d’affaires, oui, ainsi peut-on légitimement le définir,
mais, s’il se plaît à s’asseoir et à contempler ces tours, il ne s’intéresse pas à ce
qui se passe à l’intérieur. Ce ne sont pas ses oignons. Il se contente de laver les
carreaux, pour ainsi dire. Mais Don, lui, prête l’oreille, c’est même un initié, à
cause de Seb. Charlie a parfois eu l’étrange vision de Don lavant lui-même une
fenêtre, au vingt-cinquième étage – ce dont ce dernier serait bien incapable
(alors que pour lui, Charlie, ce serait un jeu d’enfants) –, tout en regardant à
l’intérieur et en faisant des signes à son fils.
Don lui avait dit par téléphone : « Seb a des ennuis en perspective, de gros
ennuis. »
Des ennuis ? Seb ne s’en mettait-il pas plein les poches ? Ne les faisait-il
pas tous paraître ridicules ?
Don avait dit : « Ils vont scier la branche sur laquelle il est assis. Lui, et
tous les autres aussi. Y a une grosse tuile qui leur pend au nez, une vraie
saloperie. Si tu veux mon avis, d’après ce que Seb a entendu dire, y a pas que
lui qui est menacé, mais tout ce putain de monde. »
Ne percevait-on pas des signes d’ébriété dans la voix de Don ? Non.
Charlie avait seulement dit à Brenda que Don avait appelé au sujet de leur golf

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du lendemain, même si Brenda avait dû penser : quel besoin Don avait-il
d’appeler ? On était samedi soir. Au bulletin d’informations de la nuit, Charlie
n’avait rien entendu d’inquiétant. Plus tard, au lit, pelotonné contre Brenda, il
demanda : « Tu n’es pas contente, Bren ?
— Contente de quoi ?
— Contente que je ne sois pas devenu biologiste marin.
— Mais de quoi tu parles ? »
Il n’en savait trop rien lui-même. Il avait perçu quelque chose de
perturbant dans la voix de Don, dans sa façon de parler de « ce putain de
monde ».
Le lendemain matin, son instinct lui dicta de se lever, d’aller faire son
jogging habituel, de se tenir sur ses gardes, de se préparer – de se préparer dans
sa tête autant que dans son corps. En outre, le temps était radieux. Une journée
de début septembre. L’air avait déjà cette fraîcheur vivifiante de l’automne.
À présent, il se lève du banc, regarde une dernière fois les tours. Elles lui
répondent en miroitant. Puis il se retourne et se remet à courir entre les arbres
qui scintillent. À cinquante-sept ans, il se sent aussi léger sur ses pieds qu’à
dix-sept.

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UNE SURPRISE NOMMÉE WANDA

Jeunes, Aaron et moi étions des coureurs de première. Selon l’expression


consacrée. Ça vous arrive souvent, à vous, de voir de vos propres yeux un
homme courir après une femme, disons à une dizaine de mètres derrière elle, et
la coiffer au poteau ? Mais nous étions aussi des coureurs au sens propre – des
athlètes. Ma spécialité, c’était la course de haies. Durant nos premières années
de fac, nous suivions tous deux le même cours d’éducation physique, et les
filles faisaient aussi partie de notre éducation physique. Je suis le premier à
reconnaître qu’Aaron avait plus de succès que moi. Disons que, dans son cas,
les femmes lui couraient après ou lui collaient aux basques. Ainsi était-il fait.
J’avais tendance à hériter de ses laissées-pour-compte. Mais même les laissées-
pour-compte d’Aaron n’étaient pas si mal que ça. Un jour j’en ai épousé une et
je me suis rangé. Patti.
Après ça, je ne traînais plus autant avec Aaron. En fait, nous n’avions que
très peu de nouvelles l’un de l’autre. Peut-être se disait-il qu’en épousant Patti
et en me rangeant, je me désolidarisais de lui. Eh bien, tant pis.
Je n’aurais pas dit ça il y a dix ans, mais je crois que je suis du genre à voir
la vie comme un livre, avec des chapitres. Dans un chapitre vous déconnez,
puis vous vous mariez, vous avez des gosses, une maison, etc. Je ne suis pas
comme Aaron. Je n’aimerais pas avoir à deviner le nombre de livres qu’Aaron
a pu lire. Mais c’est là peut-être l’intérêt de l’éducation physique : elle n’a pas
grand-chose à voir avec la lecture.
Quoi qu’il en soit, c’était une option : si vous suiviez le cours vous
pouviez, diplôme en poche, faire carrière, en vivre. C’était une opportunité. En
attendant, nous étions aussi des athlètes.
Je ne me suis jamais fait d’illusions sur mes chances de participer aux
grandes compétitions. Mon point fort, c’était la course de haies, j’adorais ça.

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Aaron disait : « Compte pas sur moi, mon vieux. Quand je cours, je veux
courir, je ne veux pas buter contre quelque chose. »
Je me retenais de répondre : « Cela ne s’appliquerait-il pas aussi aux
femmes ? »
Elles le faisaient trébucher, elles s’accrochaient à ses basques. Et elles
s’accrochaient à ses basques parce que c’était un beau spécimen. Un cercle
vicieux. Mais à mon avis, Aaron – pour ne parler que de ses talents de
coureur – avait l’étoffe d’un champion. Et c’est en ma qualité de professeur
diplômé d’éducation physique que je dis ça.
Toujours est-il que vint le moment, il y a des années, où je m’assagis
auprès de Patti. Aaron et moi avions alors perdu contact ou presque. De temps
en temps revenaient entre Patti et moi des conversations au cours desquelles
nous nous demandions ce qu’Aaron était devenu. Elles me mettaient toujours
un peu mal à l’aise, Patti n’était-elle pas une de ses laissées-pour-compte ? Je
me disais parfois que cela expliquait le fossé qui s’était creusé entre lui et moi.
Était-ce la faute de Patti, celle d’Aaron ou la mienne ? Je n’en sais rien. Un
jour, lors d’un petit déjeuner dominical, je dis à Patti : « Je me demande si les
femmes ne sont pas en train de le rattraper. » J’aurais pu dire « les années »
plutôt que « les femmes ». Il fallait voir là une simple plaisanterie en passant,
une boutade entre nous, mais sans doute était-elle un peu désinvolte.
Patti ne la prit ni bien ni mal. « Mmh, je me le demande aussi », dit-elle.
Elle attaqua son toast, puis elle dit : « Si tu t’inquiètes à son sujet, appelle-le ou
passe le voir. » Comme si elle me mettait au défi.
À l’époque, elle attendait Daryl, notre aîné. Elle était folle de confiture
d’oranges. Peut-être se disait-elle : « S’il rêve d’une dernière soirée avec les
copains, il ferait bien d’en profiter tant que c’est encore possible. » À présent,
nous avons deux garçons, Daryl et Warren, deux garçons qui grandissent, des
tas de soirées à la maison avec les copains.
Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais appelé. Mais un beau jour, des années
plus tard, je reçois un appel d’Aaron pour le moins inattendu. Le bon vieil
Aaron de toujours, même s’il semble plutôt sur la réserve. Il s’avère qu’il a
appelé pour m’annoncer son mariage. J’attends un peu, au cas où il me ferait
marcher. Puis j’attends qu’il fasse une plaisanterie à ce sujet, un « D’accord,
mon vieux, ne te fiche pas de moi ». Mais la seule chose drôle, c’est qu’il parle
en une espèce de murmure, comme s’il s’agissait d’une information top secret
qu’il ne saurait confier qu’à moi.

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Là-dessus, il ajoute qu’il aimerait que j’assiste – que nous assistions, Patti
et moi – à son mariage. Pour que ce soit bien clair entre nous, il ajoute que ce
sera une affaire « toute simple » à la mairie, juste eux deux. Si ce n’est qu’il
leur faut un témoin. Accepterions-nous, Patti et moi, d’être présents et d’être
témoins ?
Pendant tout ce temps, encore sous l’effet de la surprise, je me dis : Il
n’avait pas à m’en faire part – un témoin, ça peut être n’importe qui –, mais
j’ai l’impression qu’il pense qu’en me prenant pour témoin, il n’aura pas à en
parler à qui que ce soit d’autre. Je me sens flatté, mais aussi coincé : comment
pourrais-je ne pas accepter ? Même si, apparemment, cela implique un voyage
à Birmingham. Car c’est là qu’il habite. Et devinez quoi ? Là qu’il est prof...
d’éducation physique !
Je réponds : « Oui, bien sûr. » Avant même d’en avoir parlé à Patti. J’ai
aussi envie d’ajouter : « T’en fais pas, Aaron, motus et bouche cousue ! »
Je demande : « Alors, comment s’appelle-t-elle ?
— Wanda.
— Wanda », dis-je, essayant d’imaginer une Wanda. Je ne dis pas : « Alors,
elle est enceinte ? »
Par bonheur, Patti voit plus ou moins les choses comme moi : comment
pourrions-nous ne pas accepter ? Peut-être se demande-t-elle : Sommes-nous
obligés ? Mais elle semble séduite et intéressée par cette idée, elle y va même
d’une plaisanterie, plutôt drôle, je reconnais : « Une surprise nommée
Wanda ! »
Nous décidons donc de participer à cet événement tout simple, top secret.
Nous nous débrouillons pour laisser les gamins aux parents de Patti. Nous
sommes même prêts à réserver une chambre d’hôtel. Mais Aaron proteste :
« Pas question, mon vieux, descendez chez nous, aucun problème. » Cela
mérite réflexion. Je n’aime pas mettre les points sur les i : cela pourrait être
une intrusion de notre part en cette nuit de noces d’Aaron et de Wanda. À
l’heure qu’il est, Aaron et moi, nous ne partageons plus une chambre
d’étudiants.
Mais je ne tarde pas à avoir l’impression que, mis à part les formalités à la
mairie, quelques verres et un repas, rien ne sortira vraiment de l’ordinaire. Il
n’y aura pas de lune de miel. De toute évidence, Aaron et Wanda vivent
ensemble depuis pas mal de temps. Il y aurait une chambre d’amis pour Patti et

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moi. Ils ont tout bonnement décidé d’un commun accord qu’il était temps de se
marier.
« Très bien », dis-je, non sans vaguement regretter qu’il ne me soit pas plus
facile d’insister pour payer une chambre d’hôtel. Avec les deux garçons, Patti
et moi devons faire attention au budget. Mais, bien sûr, ce à quoi je pense
surtout, et Patti aussi, c’est : à quoi ressemble cette Wanda ? Et, compte tenu
de toutes les années qui se sont écoulées : à quoi ressemble Aaron ?

Eh bien, quitte à me faire mal voir, je dois avouer que Wanda me déçut. Au
début, du moins. Elle me surprit autant qu’elle me déçut. Comprenez-moi bien,
je ne veux pas dire par là qu’elle n’était pas parfaitement... bien. Mais si toutes
ces années qu’Aaron avait passées à courir le guilledou étaient censées être un
processus de sélection pour qu’à la fin il choisisse une véritable star – disons
que Wanda n’avait rien d’exceptionnel.
Je trouvais même, quitte à me faire encore mal voir, que j’étais mieux loti
avec Patti.
Je gardai cette réflexion pour moi, mais je pouvais sentir qu’elle
commençait à partager mon point de vue et à se détendre. Cela me valut ses
bonnes grâces. Elle craignait, je pense, que nous ne nous retrouvions face à une
femme qui me laisserait, malgré moi, la langue pendante tout le week-end. Que
ce soit peut-être là tout le but de l’opération. Qu’Aaron ait juste voulu exhiber
son trophée.
À vrai dire, je le craignais aussi.
Wanda était bâtie selon des formes plutôt épurées qui ne répondaient pas,
pour autant que je m’en souvienne, aux critères d’Aaron. Elle n’était pas
maigre, disons qu’elle était plutôt fluette, avec de robustes petites épaules.
Quant à son visage, même s’il avait une façon malicieuse de vous mettre à
l’aise et de vous donner envie de rire, il n’avait rien de ceux qui vous coupent
le souffle. Il pouvait même parfois paraître un peu dur et renfermé.
Ce n’était pas une beauté, mais elle avait un beau port, de l’allant, une
certaine énergie, une certaine vivacité. Elle me plaisait. Je remerciai le ciel de
ne pas m’être entiché d’elle. J’eus tôt fait de piger.
Je trouvai un moment pour glisser discrètement à Aaron : « C’est une
coureuse, n’est-ce pas ? » C’était à peine une heure après qu’ils étaient
devenus Monsieur et Madame.

17
« Elle ferait bien de ne pas courir où que ce soit après ce que nous venons
de faire, mon vieux !
— Tu vois ce que je veux dire.
— Je vois ce que tu veux dire. » En fait, son regard s’était soudain éclairé.
Nous étions dans un bar, en train de commander à boire.
« Ouais, dit-il. Le quatre cents. Le huit cents peut-être. » Il me lança un
coup d’œil. « Peut-être la course de haies. Elle doit trouver ses marques. »
Avant d’ajouter, non sans quelque fierté dans la voix, et de parcourir du regard
la salle encombrée pour échanger un clin d’œil avec sa femme toute neuve :
« Ouais, une coureuse. Elle fait son chemin. On remet ça, mon vieux ? »
Quant à Aaron, comment le trouvai-je ? Bon, il avait l’air en forme – à ce
moment précis, il semblait très en forme –, mais je pouvais voir dans quelle
mesure les années l’avaient affecté. Elles l’avaient rendu moins incisif, elles
avaient un peu estompé le personnage, elles l’avaient affadi. Assez pour que je
me demande : De quoi aura-t-il l’air dans cinq ans ? Et pour que je me dise : Il
doit penser la même chose de moi.
Si ce n’est que je ne me faisais pas d’illusions, que je ne venais pas de
convoler et que j’étais père de deux gamins. Et que ma façon de voir les choses
avait sans doute toujours été différente. Je garde les gens en forme pour gagner
ma vie, je reste donc en forme moi-même, mais il y a des limites, et on ne
rajeunit pas. Voilà pourquoi, ces jours-ci, je passe pas mal de temps avec un
dénommé Jarvis qui lance une marque de vêtements de sport. Voilà pourquoi je
viens de m’inscrire à un cours de gestion. C’est mon plan B. Pour les garçons
et pour Patti. Pour moi-même.
Aurais-je pu être un coureur de haies ? Possible. Mais comme je l’ai dit à
Patti il y a bien longtemps, je les voyais, les haies.
N’empêche que les gens réalisent leur potentiel, j’en suis convaincu. Ils
révèlent le meilleur d’eux-mêmes. Il y a le livre avec les chapitres, mais il y a
autre chose. Après avoir atteint notre apogée, nous régressons. Nous n’y
pouvons rien, mais n’est-il pas navrant que certains d’entre nous n’aient même
jamais su qu’ils l’avaient, ce potentiel ? C’est souvent le cas dans le domaine
de l’éducation physique. Vous voyez les opportunités et, du coup, vous voyez
toutes celles que vous avez ratées.
Ce que je cherche à dire, en fait, c’est que vous auriez pu penser que, dans
le cas d’Aaron et de Wanda, le jour de leur mariage ne marquait pas leur plein

18
épanouissement. C’était important, mais leur épanouissement n’était pas au
rendez-vous. Peut-être Aaron savait-il que le sien était déjà passé.
Toujours est-il qu’après quelques verres – le mariage avait eu lieu à trois
heures de l’après-midi –, ils nous ramenèrent chez eux jusqu’à ce qu’il soit
temps de ressortir pour le dîner. L’appartement était au dernier étage, nous
étions logés dans une minuscule chambre d’amis sous le toit, j’avoue que je fus
soulagé de constater que nous ne dormirions pas séparés d’eux par une simple
cloison.
Plus que soulagé. Quand nous gravîmes l’escalier, Patti me précédait. Elle
inaugurait une jolie tenue pour l’occasion (peut-être aussi pour Aaron, mais
passons). Je portais le sac de voyage contenant nos affaires pour la nuit, mais
ma main libre refusait de rester en place. Je ne pouvais m’empêcher de tripoter
Patti. Et sitôt la porte refermée, alors que, pour reprendre l’expression
d’Aaron, nous étions censés « nous préparer », c’était parti. Rapide, haletant et
plus ou moins debout. Une mansarde glaciale, à Birmingham, au-dehors la nuit
noire. Patti jupe retroussée, agrippée au dossier d’une chaise. Libérés des
gamins. Deux jeunes mariés à l’étage au-dessous. On n’est jamais à court de
surprises.
Nous avons passé un bon moment – je veux dire que nous avons également
passé un bon moment avec Aaron et Wanda. Vu que nous avions de l’avance
sur eux, étant mariés depuis cinq ans et deux fois parents, nous avions, en leur
compagnie, l’impression de nous retrouver avec deux gosses. Et, n’ayant pas
les nôtres avec nous, nous avions l’impression d’être nous-mêmes deux gosses.
À vrai dire, en rentrant dans la soirée – n’oublions pas que c’était leur nuit
de noces –, notre mansarde au-dessus de leur chambre aurait encore pu
vaguement poser problème. Mais nous avions tous bu et il faut avouer que
Patti et moi, reconnaissons-le, nous avions déjà pris un acompte. Tout ce dont
je me souviens, c’est de m’être pelotonné contre elle, cette fois juste pour me
réchauffer, et m’être endormi sitôt la tête sur l’oreiller.

Quand je me réveillai, je pus entendre tout un remue-ménage à l’étage au-


dessous. Non pas des bruits de chambre à coucher, mais un véritable remue-
ménage dans l’escalier et dans le couloir. Le bruit de gens qui sont levés et
s’activent – de bon matin, un dimanche de janvier. Au lendemain de leur
mariage.

19
J’entendis des voix étouffées. Je crois avoir entendu : « D’accord, Wan ?
Les clés ? » Puis j’entendis refermer la porte d’entrée avec précaution pour ne
pas faire de bruit. J’entendis alors des voix qui montaient de la rue. Aaron et
Wanda étaient-ils encore saouls ? Je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil
à travers les rideaux de notre lucarne.
Cela me rappela la nuit où je m’étais levé en entendant des bruits bizarres
dans la maison. Il s’agissait juste de deux renards qui, sous les réverbères,
farfouillaient dans une poubelle renversée. Je m’étais dit que je n’étais plus si
jeune que ça : j’étais de ceux qui s’inquiètent des bruits nocturnes.
Ce que je vis cette fois, sous les réverbères, c’étaient Aaron et Wanda. Dire
qu’ils faisaient les idiots n’aurait été ni tout à fait exact ni tout à fait faux. Ils
étaient en tenue de jogging et en baskets. Au matin de leur nuit de noces – le
jour n’était pas encore levé et il gelait –, ils allaient courir. Mais ils faisaient les
idiots, comme s’ils étaient incapables de passer aux choses sérieuses. Ils
riaient. On aurait dit, à leur façon, deux renards. Ils s’embrassaient et se
réembrassaient, se caressaient. Et moi de penser : Ils pourraient faire tout ça
bien au chaud dans leur lit.
Je remarquai néanmoins qu’Aaron avait un chronomètre suspendu à son
cou. En fait, ils se placèrent en position, l’un à côté de l’autre, au milieu de la
chaussée, à moitié accroupis, comme si leurs orteils étaient sur une même
ligne. Aaron tenait le chronomètre, il le regarda, Wanda banda alors tous ses
muscles et Aaron parla. Je suis sûr d’avoir entendu : « À vos marques !
Partez ! » Wanda détala, Aaron resta les yeux rivés sur le chronomètre – peut-
être s’agissait-il d’un handicap de dix secondes –, puis il détala à son tour.
Fallait-il voir là le défi qu’Aaron lançait à Wanda ou celui que Wanda
lançait à Aaron ? Je ne le saurai jamais. Pas plus que je ne saurai quelle était la
distance. Ni quel était le parcours. Il était six heures et demie du matin.
Wanda court le huit cents mètres, à présent. C’est du sérieux. On est à
moins d’un an des JO de Londres. Et elle est la légitime d’Aaron.
Je me détournai de la fenêtre. Patti s’était réveillée. Elle avait allumé une
lampe de chevet et me dévisageait. « Qu’est-ce que tu fabriques ? Qu’est-ce
qui se passe ? »
Toujours est-il que cette phrase me vint à l’esprit. Je ne pus m’empêcher de
rire. « Je viens de voir Aaron courir après une femme », dis-je.
J’expliquai. J’expliquai ce que j’avais vu et entendu. Je m’attendais à une
discussion entre nous, ponctuée de petits rires et de hochements de tête, au

20
sujet de ce comportement bizarre au lendemain d’un mariage. Ou c’était peut-
être le moment de nous livrer à une analyse en profondeur de toute l’affaire
Aaron-Wanda.
Mais Patti se contenta de répondre : « Tu veux dire qu’ils ne sont pas ici ?
Qu’ils ne sont pas juste au-dessous de nous ? Que nous avons l’appart à nous
seuls ? »
Et là-dessus, elle m’attrapa par le poignet et me força à retourner au lit.

21
LES AUTRES, C’EST LA VIE

« Mais vous avez des amis... », hasardai-je.


J’ignore pourquoi j’avais dit cela. C’était à mi-chemin entre la constatation
et la question.
« Des amis ? répéta-t-il.
— Des amis, quoi. »
C’était mon dernier client de la journée. J’avais déjà demandé à Hassan de
retourner l’écriteau sur la porte. J’étais fatigué, mais il arrive que le dernier
client de la journée soit différent, ne serait-ce que parce que c’est le dernier. Il
était presque sept heures du soir, il faisait déjà nuit.
J’y allais à petits coups de ciseaux rapides.
« Des amis », dit-il, comme s’il n’avait jamais entendu ce mot. Puis il se
tut. « Je fais des rencontres », dit-il.
À mon tour de m’étonner. « Des rencontres ? »
— Des rencontres, je connais des gens et je les rencontre. Des gens que je
connais depuis longtemps, mais que je ne fais que rencontrer. Vous voyez ce
que je veux dire ? Le temps passe, on se rencontre, pour boire un verre ou autre
chose. Et puis les mois passent à nouveau. C’est ça avoir des amis ? »
Je ne savais plus trop s’il s’agissait d’une constatation ou d’une question.
« Eh bien... », dis-je.
Peut-être que ce que j’entendais par « amis » se limitait à ce qu’il venait de
dire. Des gens à qui vous pouviez parler. Des gens à qui il pouvait parler.
« Eh bien... », dis-je.
Ce n’est pas tous les jours que quelqu’un entre et vous annonce que, depuis
sa dernière visite, sa mère est morte. Et présente ainsi les choses : « Cette fois,
c’est les deux. Mon père l’année dernière, ma mère cette semaine. »
Bon, il s’agissait là, pour sûr, d’une constatation.

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En ce qui concernait son père, je n’étais pas au courant, ou ne m’en
souvenais pas.
« Je ne savais pas, dis-je. Les deux. »
J’ignorais jusqu’à cet instant quelle était, en réalité, la situation de ce
client-là. Il n’avait pas à m’en faire part, je n’avais pas à lui poser de questions.
Je le voyais à son visage dans le miroir, à la façon dont il regardait son visage
dans le miroir.
« Que voulez-vous, c’est la loi de la nature, dis-je. Tôt ou tard. » J’aurais
pu ajouter : Quand on arrive à nos âges, mais je me retins.
La façon dont les gens regardent leur propre visage est souvent révélatrice.
Ce n’est pas une chose qu’ils font souvent, ni même qu’ils ont envie de faire,
mais chez le coiffeur, vous n’avez guère le choix. Au café, les gens paient pour
s’asseoir et voir défiler le monde. Chez le coiffeur, ils paient pour contempler
leur propre visage et vous voyez ce qui se passe en eux quand ils le font.
Vous ne voyez pas grand-chose sur une tête. Même s’il m’arrive de me
dire : Là, au-dessous de mes doigts, se trouvent leur crâne, leur cerveau, et
toutes les pensées qu’il peut contenir.
Ce que ce client-là me disait, à la façon dont il se regardait dans la glace,
c’était qu’il avait vécu toute sa vie avec – ou pour – papa et maman. Vous avez
des hommes qui sont de grands enfants. C’était à peu près tout ce que je
percevais. Et qu’il devait avoir la soixantaine bien sonnée. Un de ces solides
gaillards au cœur tendre. Ce qu’il me disait, c’était qu’il était seul au monde.
Je continuai à y aller de mes petits coups de ciseaux. Ce que je pensais,
c’était : Bon, que voulez-vous que j’y fasse ? Je coupe les cheveux, moi.
« C’est quand même dur, dis-je. Elle avait quel âge, votre maman ?
— Quatre-vingt-trois, répondit-il.
— Quatre-vingt-trois, répétai-je. C’est pas si mal. Quatre-vingt-trois, c’est
un bel âge. »
Un ange passa et je repris, sans trop savoir pourquoi : « Mais vous avez
des amis. »
Des gens à qui parler, voulais-je dire, en ces temps pénibles. Tout le monde
a des amis. Mais, apparemment, il n’avait que des « rencontres ».
« Des amis, répéta-t-il comme si le mot était étrange. J’avais des amis
quand j’étais gosse. Tout gosse, je veux dire. Nous traînions ensemble à
longueur de journée. Nous étions sans cesse les uns chez les autres, nous
menions la même vie. Cela nous paraissait normal. C’est ça avoir des amis. »

23
Et moi de continuer à couper. « C’est bien vrai », conclus-je.
Combien de fois ai-je dû dire cela à un client ? « C’est bien vrai. » C’est ce
que vous dites. Quoi qu’ils disent.
« Les amis qu’on se fait quand on est jeune, repris-je, eh bien, ceux-là, ils
restent, ceux-là, ils comptent. »
Ce n’était pas tout à fait ce qu’il avait dit ou voulu dire, et je le savais. Ce
n’était pas tout à fait non plus ce que je voulais dire. Je voyais ce qu’il avait
voulu dire. Et je continuais à couper gaillardement et à regarder ses cheveux,
mais je voyais mes amis, à Chypre. À Ayios Nikólaos. Tous mes amis à l’âge
de neuf ou dix ans. Je me voyais avec eux.
Sans doute savait-il que c’étaient des propos en l’air. J’avais dit quelque
chose que tout le monde dit ou se plaît à penser.
« Ce n’est pas la même chose, n’est-ce pas ? dit-il. Rencontrer des gens,
voir des gens, leur parler ? Ce n’est pas la même chose qu’avoir des amis. »
Je lui fis incliner la tête. « C’est trop dur, dis-je. Trop dur. » Je sentis
monter en moi une espèce de colère. Je la réprimai, je restai presque ciseaux
en l’air. « Vous demandez trop, dis-je. Malgré tout le respect que je dois... à
votre mère. Malgré tout le respect que je dois à vos sentiments. Du moment
que vous avez des gens à voir et à qui parler, vous avez des amis. Rappelez-
vous : les autres, c’est la vie. »
Il était tard, il faisait nuit. De ma part, ça pouvait passer pour un brin de
philosophie. Voilà ce que certains attendent parfois d’un coiffeur pour
hommes. Un brin de philosophie. Surtout quand ça vient d’un coiffeur qui a
passé le cap de la soixantaine et qui est son propre patron (trois jeunes et moi)
et dont les cheveux frisés grisonnent. Qui plus est, je suis grec (ou chypriote) et
la philo, c’est nous qui l’avons inventée.
« Les autres, repris-je. Les autres, c’est la vie. »
Mais je me disais : vous n’étiez pas obligé de venir vous faire couper les
cheveux, n’est-ce pas, juste après la mort de votre mère ? Il n’avait pas les
cheveux si longs que ça, il n’avait pas besoin d’une coupe.
Je remis ciseaux et peigne dans ma poche de poitrine et branchai la
tondeuse pour que nous ne puissions plus parler.
Les gens s’imaginent que, parce que vous êtes coiffeur, vous voyez du
monde, vous parlez tout le temps, toute la sainte journée. Vous devez en
entendre, des histoires, vous devez en apprendre, des choses, avec tous vos
clients !

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Mais en vérité, j’aime m’isoler. J’aime quand la journée touche à sa fin.
C’est pourquoi avec le dernier client je suis parfois différent, je dis les choses.
J’en ai marre des gens. Et pour moi les gens sont surtout des têtes chevelues, et
pas toujours si jolies que ça.
Il veut ça bien net, impec pour l’enterrement, ai-je pensé.
Ma mère et mon père sont morts à Chypre, il y a des années. Cela faisait
d’ailleurs un bon moment que je ne les avais pas vus. Je n’étais pas retourné là-
bas. En fait, ma femme – Irene, mon épouse anglaise – est morte, elle aussi, il
y a tout juste trois ans. Mais nous étions séparés depuis des années. Elle levait
le coude. Elle buvait et jurait à longueur de journée.
Croyez-vous que j’aie fait part à tous mes clients de son décès ? De notre
séparation ? Croyez-vous que j’aie rebattu les oreilles de tous mes clients avec
la nouvelle ? Croyez-vous que j’aie seulement fermé la boutique ?
J’ai deux grands fils, ils sont tous deux dans l’informatique et ils ont honte
de leur père qui a été toute sa vie un simple coiffeur pour hommes.
J’apprécie d’être seul, une fois de retour chez moi.
Sans doute perçut-il tout cela dans ma voix. À moins qu’il ne l’ait lu sur
mon visage, dans le miroir ? Il y a toujours un moment où vous vous tenez
derrière eux, vos doigts de chaque côté de leur tête, la maintenant bien droite,
et vous regardez tous deux fixement le miroir comme pour une photo. Comme
si la tête que vous aviez entre les mains était votre dernière création.
« Les autres, c’est la vie », répétai-je.
Mais il pouvait lire dans le miroir que je pensais : ne venez pas me voir à la
fin de la journée pour de sages paroles, du réconfort ou de l’amitié, si c’est ce
que vous cherchez. Qu’attendez-vous donc ? Qu’au moment de fermer la
porte, ce qui ne saurait tarder, je vous dise : pourquoi n’irions-nous pas tous les
deux prendre un verre ? Pourquoi ne ferions-nous pas plus ample
connaissance ?
J’apprécie, de retour chez moi, de pouvoir prendre une bière dans le frigo.
Un de ces gaillards au cœur tendre qui donnent l’impression d’avoir été
bien nourris par leur mère, à laquelle ils rendront un jour la pareille. Un de mes
fidèles, c’est vrai. Depuis combien d’années ? Qui veut toujours que moi, le
patron, je lui coupe les cheveux, et ne veut pas d’un de mes jeunes. Vous ne
voyez pas les années passer si vous les comptez en coupes de cheveux. Je ne
connaissais pas son nom. Cela n’a rien de très étonnant, bien sûr. Pas de

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système de rendez-vous. Pas besoin de connaître leurs noms – sauf s’ils vous le
disent –, ni ce qu’ils font dans la vie.
Ils sont comme ça, les Anglais, je l’ai appris.
Ils connaissent tous mon nom. Il est sur la vitrine. Vangeli. Et ils savent ce
que je fais. Mais combien de fois y en a-t-il eu un qui ait demandé : « Alors
comment êtes-vous devenu coiffeur pour hommes ? »
Je le leur dis, s’ils le demandent, je leur raconte mon histoire. Je dis que je
suis né avec un peigne et des ciseaux entre les mains...
En réalité, je l’ai fait parce que c’était à ma portée. Pas besoin d’une
cervelle. Là-dessus, je suis parti pour le service militaire. Ils m’ont fait couper
les cheveux de tout le régiment. Ah ! Ça, j’en ai rencontré des gens ! J’en ai eu
des conversations ! Je leur donnais à tous la même bouille de rat tondu. Après
ça, je suis venu dans ce pays et j’ai traînaillé quelque temps avec une bande de
joyeux lurons qui avaient fait le voyage avant moi. Après ça, j’ai fini par me
ranger et je suis devenu coiffeur pour hommes.
Et aujourd’hui, j’avais en gros le même âge que cet homme dont la tête
était entre mes mains. Oui, en je ne sais combien d’années, je l’avais vu se
dégarnir et grisonner, j’avais vu son crâne virer au rose. Sans jamais, bien sûr,
lui en souffler mot.
Il y a une plaisanterie dans le monde des coiffeurs : « Je suis navré pour
cette perte... »
Quand mon épouse mourut et que j’allai la voir – au funérarium,
j’entends –, elle était recouverte d’un linge jusqu’au menton. Une tête fut tout
ce que je vis. Déformation professionnelle.
Je me remis à activer mes ciseaux. Dehors, les gens se hâtaient de rentrer
chez eux. Lucas, l’un de mes « juniors », c’est ainsi que je les appelle, balayait
le salon.
À toi de parler, me dis-je, mais il n’ouvrit pas la bouche. Pendant une ou
deux secondes, je me dis : Il apprécie juste mes doigts qui fourragent dans ses
cheveux, sur son crâne, la dextérité de mon peigne. L’odeur de shampooing et
de talc, on se croirait presque redevenu un bébé.
Vangeli. Cela signifie « porteur de bonnes nouvelles », mais je n’aime pas
expliquer ça aux gens, par crainte des plaisanteries. Pas plus que je n’aime leur
expliquer qu’« Irene », le prénom de ma femme, est, en fait, lui aussi d’origine
grecque. Il signifie « paix ».
Paix !

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Vient un autre moment où vous prenez le miroir à main et le leur tenez
derrière la tête. Et une fois de plus vous devez regarder, tous les deux, dans le
grand miroir, comme si vous n’alliez pas l’un sans l’autre. C’est le moment où
tout est presque terminé. Suit alors celui où vous retirez le peignoir, un coup de
brosse, ils se lèvent, vous leur tendez un bout de sopalin, ils s’essuient le cou,
renfilent leur veste et paient. Vous leur rendez la monnaie, s’ils ne vous disent
pas de la garder.
Il y a alors le moment où ils se tournent pour partir et vous – du moins, je
le fais toujours – leur donnez sur l’épaule une petite tape, un peu appuyée, oh !
juste une demi-seconde, pas plus. Une façon de dire merci, merci pour le
pourboire, et aussi de dire : Voilà c’est fini, vous voilà tout beau, prêt à
affronter le monde. Et maintenant, allez vivre votre vie !

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HÉMATOLOGIE

Roehampton, Surrey
House of Eliab Harvey
Le 7 février 1649
Colonel Edward Francis
The Council of Officers
Westminster
Mon cher cousin,
Eh bien, Ned, si je puis encore vous appeler ainsi (et si vous daignez
recevoir de mes nouvelles), nous avons vécu des temps extraordinaires. Y en
eut-il jamais de semblables ? À présent, je dois reconnaître que vous
appartenez au parti victorieux et pouvez me traiter de haut, moi qui fus le
médecin de rois, ou plutôt de notre regretté – de notre très regretté – monarque.
À moins que vous ne préfériez que je l’appelle, si je comprends bien, « tyran »,
« traître », « assassin » ? M’attribueriez-vous les mêmes vilenies pour avoir été
aussi intime avec Sa Majesté – mais puis-je encore l’appeler ainsi ? – pour
avoir soigné ses maux, ses fièvres, ses toux ? M’ordonneriez-vous de placer
ma tête sur le billot pour avoir été un tel complice de la tyrannie ? On verrait
alors, n’est-ce pas, si cela confirme ma thèse sur la circulation sanguine.
Médecin, fais tes preuves !
Toutefois, n’en avons-nous pas eu la preuve quand, il y a une semaine à
peine, ce sang royal – sied-il seulement de l’appeler ainsi – a coulé à
Whitehall ? Et n’en avons-nous pas aussi la preuve chaque fois que la tête ou
le bras d’un homme est séparé de son corps, comme ce fut le sort de beaucoup
– y compris de femmes et d’enfants – ces temps derniers ? Un roi n’est qu’un
homme comme les autres. A-t-il vraiment fallu sept années de guerre et passer
en jugement devant le Parlement pour en décider ainsi, alors que n’importe qui
aurait pu en attester ? L’anatomie ne respecte rien. J’ai disséqué des criminels,

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j’ai examiné des rois. Faut-il se prévaloir d’un statut spécial pour déclarer que
l’un pourrait être l’autre ?
C’est là-dessus que je me fondais, Ned, là-dessus que je m’appuyais, bien
avant que ceux de votre parti ne décident de limiter les pouvoirs du roi, puis de
le renverser. Il y a tyrannie et tyrannie, trahison et trahison. Il en est même
aujourd’hui certains de mon parti – j’entends le parti des médecins – qui ne
broncheraient ni ne se lamenteraient de voir ma vieille tête séparée de mon
corps, de me voir ainsi raccourci pour m’être dressé contre le roi Galien. Il y a
maintes sortes de majestés et de rébellions. Nous n’étions que des marmousets,
Ned, quand l’Armada s’est approchée de nos rivages, mais ne nous serions-
nous pas ralliés autour de notre monarque ? Ralliez-vous, dis-je ! Nous avions
moins de la moitié de l’âge que nous avons aujourd’hui quand la tête de
Ralegh a été séparée de son corps. N’avons-nous pas vous et moi quelque peu
senti le tranchant de la hache qui l’a frappé ? Nombreux sont, je présume, ceux
de votre parti pour lesquels ce jour-là a marqué une rupture. Ce fut leur
commencement, leur prétexte. Ainsi en fut-il avec vous. Ce fut le
commencement, je présume, de notre propre rupture.
Et pourtant, ne sentions-nous pas aussi, pour être honnêtes, un mouvement,
une fluctuation – ne puis-je employer ces termes ? – dans la fortune des
hommes, un flux et un reflux, une ascension et un déclin, par-delà toute
considération de gouvernement ou de justice, n’étions-nous pas conscients que
c’est dans ces marées déchaînées – nous le savions alors – que nous entrons en
venant au monde ? Nous les affrontons dans nos frêles esquifs, tout comme
Ralegh lança nombre de glorieux vaisseaux sur les eaux de son ambition.
Aurais-je dû intervenir, Ned, afin de demander à mon ancien maître James
d’annuler son mandat d’arrêt, lancé sur une tête aussi remarquable ? Je n’étais
que son médecin, pas son conseiller, et depuis une année seulement à son
service. Et Ralegh est allé à sa mort avec courage et dignité tout comme, il y a
sept jours, mon autre regretté maître Charles.
Est-ce ainsi que nous devons, à présent, l’appeler, simplement Charles ?
Est-ce ainsi qu’en a décidé l’ordonnance ? Tout comme vous et moi pouvons
encore nous appeler – du moins je l’espère – simplement Ned et Will, ces
marmousets qui jouaient autrefois aux osselets et se battaient à Canterbury
avec leurs règles en bois en guise d’épées. Et qui, nul doute, tremblaient
comme des feuilles face à la rage de leurs maîtres, ou chuchotaient des
impertinences en se cachant derrière leurs mains, sitôt que l’on ne voyait plus

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que le dos de la toge magistrale. Ils n’étaient que nos maîtres d’école, mais
c’était tout notre monde. Une telle tyrannie, une telle sujétion. Une telle révolte
en puissance. Un tel suivi de nos destinées. Et il s’agissait de King’s College,
le Collège du roi, s’il vous plaît, quoi que ce fût encore sous le règne, qui
devait durer encore longtemps, de celle que nous appelions, même dans nos
prières, Notre Souveraine dame Elizabeth.
Quelle époque, Ned, quelle époque. « Ô Ciel, puisse-t-on lire dans le livre
du Destin, y voir la révolution des siècles ! » – si j’ai bonne mémoire. Ne
s’agit-il pas de Henry IV, qui, lui-même, détrôna des rois ? Mais c’était vous
qui fréquentiez les théâtres et, vous connaissant tel que je vous connaissais
dans votre jeunesse, sûrement d’autres lieux, tandis que je suivais mes cours à
Padoue. Vous appartenez maintenant aux milices divines, et moi, pour passer le
temps, je lis plutôt les poètes que la Bible. Faut-il y voir une trahison ?
Ce fut, à coup sûr, notre première séparation, même si nous nous écrivions
souvent. Vous vous destiniez au droit, moi à la médecine. Vous vous destiniez
à l’Honorable Société du Middle Temple, moi à Padoue. Ne faut-il pas voir là,
assurément, la semence de toutes nos divergences à venir et des charges qui
nous incomberaient, dont nous n’avions alors aucune idée ? Pourtant cette
semence commune, ce bouillonnement du sang que nous connaissions l’un et
l’autre – oui ! –, c’était l’ambition. Devrions-nous le nier ? J’optai pour
l’anatomie, alors que vous, avec votre mordacité de juriste, vous apprêtiez à
ronger les os de la discorde humaine. C’était toujours en vous, Ned, même si
votre profession était alors de ne combattre qu’avec les mots. Vous portiez en
vous la marque de l’homme d’épée, un jour vous pourriez tirer une épée
authentique. Je n’avais qu’un scalpel. Même avec votre règle en bois, pour
autant que je m’en souvienne, vous étiez le plus souvent vainqueur.
Maintenant, je dois reconnaître à nouveau que vous et les vôtres, vous êtes mes
vainqueurs. Non, vous êtes mon seigneur et maître ! Je vis bel et bien
désormais sous votre loi.
Vous vous souvenez, Ned ? « Si l’on pouvait voir tout cela, le plus heureux
jeune homme en découvrant le voyage dans lequel il est engagé, les périls
passés, les épreuves à venir... » Je suis un vieil homme. Je lis au coin d’un feu
hivernal. Mais j’admets de bon gré que je fus ambitieux. Ma cause, c’était
l’avancement de la science, mais c’était aussi mon avancement personnel. Ai-
je épousé ma défunte femme parce que je souhaitais qu’elle fût mon épouse ou
parce que je souhaitais devenir l’époux de la fille du médecin de la défunte

30
reine ? Cela m’a ouvert davantage de portes que mes lauriers de Padoue. Quoi
qu’il en soit, comme elle me manque, ma chère Liz ! Ma défunte Liz. Trop
tard ! « Trop tard », tout ce qui nous reste à dire maintenant que nous avons
dépassé l’âge mûr. Tout est trop tard. Même s’il peut vous arriver de vous dire,
si Dieu (et votre médecin) vous accorde la santé, que vous n’êtes que dans
votre prime jeunesse, au matin de la vie. N’avons-nous pas un nouveau
monde ? N’est-ce pas là le septième jour de la Création ?
L’ambition, Ned, c’était notre commun éperon dans nos parcours distincts.
L’avouerons-nous ? Avouerons-nous qu’un temps durant, un temps certes bien
long, mon ambition surpassa la vôtre et fut mieux nourrie que la vôtre ? Et
maintenant, nous verrons jusqu’où l’ambition de votre maître Cromwell – mais
je dois, moi aussi, l’appeler maître – l’entraînera et comment elle peut servir et
satisfaire la vôtre.
Quelle époque, quelle époque ! C’est à moi désormais de m’asseoir à
l’écart, de me retirer, faire retraite, prendre refuge, comme je le fais, chez mon
frère. C’est moi qui dois me contenter de mes livres et de mes études, moi qui
ai jadis accompagné des rois. Et pourtant, je n’en demande pas davantage.
Sans doute aurez-vous un sourire narquois en apprenant que mes recherches
portent sur la reproduction de notre espèce et des animaux en général. N’est-ce
pas là s’exposer à l’hilarité et aux railleries de mes ennemis et de mes
détracteurs – encore nombreux à s’acharner –, qu’un vieil homme comme moi,
sans épouse ni enfants, puisse s’intéresser à ce genre de choses ? Ils ont dû rire
de moi autant que nous-mêmes riions autrefois dans le dos de nos maîtres
d’école.
Peut-être devrais-je savoir, Ned, avant que je ne meure, comment nous
sommes nés, comment nous sommes configurés au monde. Laissez cela,
s’écrieront encore certains aux doctes théologiens, ne foulez pas ce sol sacré.
Ne nous ressemblons-nous pas sur ce point ? Ne le percevez-vous pas depuis le
rang où vous avez été élevé ? Vous et moi portons, enracinée en nous, la
propension rebelle, certains diraient hérétique, à nous introduire sans
permission en terre sacrée. Dans l’intérêt, bien sûr, de la vérité et de la justice.
Et de l’ambition ?
Je n’étais pas de ces fidèles qui s’aplatissent dans les chapelles de la
royauté, pas plus que vous d’ailleurs, mais mes intérêts ou, devrais-je dire, les
intérêts de la recherche m’ont incité à m’assurer de leur haute protection. Cela
ne vous donne-t-il pas à réfléchir de savoir que notre défunt roi, tyran, traître et

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assassin, qui s’accrochait tant à ses prérogatives divines, fut toutefois le
protecteur de si nombreux détracteurs du sacro-saint ? Et cela ne vous donne-t-
il pas également à réfléchir de constater que ceux de votre parti qui, jadis, se
dressèrent si hardiment et en des termes aussi blasphématoires contre lui, sont
maintenant retranchés dans leur propre hypocrisie ? Direz-vous que je
blasphème à présent ? M’arrêterez-vous ?
Les os de la discorde humaine ! Pourquoi ai-je retardé d’une douzaine
d’années la publication de mes découvertes, mon De motu cordis ? Par manque
de courage, je l’avoue, parce que – disons-le ! – le cœur me manquait. Parce
que j’étais conscient qu’il déchaînerait les foudres des érudits, sinon des
autorités suprêmes. Qu’il me vaudrait des ennemis. Et qu’il me ferait perdre
une pratique respectable. Ainsi en est-il advenu, ainsi en advient-il encore. Il y
a hérésie et hérésie, il y a dogme et dogme.
Comme j’ai vive souvenance, Ned, de notre dernière conversation. Elle
remonte à une huitaine d’années. Malgré les liens de notre parenté et de notre
amitié, d’hôte et d’invité, j’ai senti couver quelque dissension. Il flottait une
odeur de fumée. Vous avez dit que viendrait un temps où tout homme devrait
prendre position. À quel parti appartenait-il ? Un homme, ai-je ajouté, ne
saurait-il prendre position, résolument position, de n’appartenir à aucun camp ?
Vous avez répondu que cela n’était en aucune façon une position. Ou plutôt, si
mes souvenirs sont bons, vous avez dit que cela s’appliquait à un arbre et non
pas à un homme. Serais-je un arbre et non pas un homme ?
Août touchait à sa fin et vos fenêtres grandes ouvertes donnaient sur votre
verger, un régiment d’arbres d’où pendaient des pommes rougissantes. « Non,
Ned, ai-je dit, Je ne suis pas un arbre, mais laissez malgré tout les arbres en
décider. J’ai, moi aussi, un verger. Nous n’allons pas nous quereller pour savoir
lesquelles de ces pommes sont les plus savoureuses, même si des hommes en
sont parfois venus aux mains pour moins que cela, mais voici le véritable sujet
de dissension : si vous, ou n’importe qui, ou le parti de n’importe qui, deviez
envahir mon verger, abattre les arbres et piétiner mon terrain, eh bien, je serais
du parti opposé. C’est là qu’irait mon allégeance. »
Vous avez refusé de voir là une réponse (et en toute franchise elle ne m’a
pas paru vraiment satisfaisante). Vous avez dit : « Eh bien, vous avez parlé là
avec sagesse, Will, puisque le roi abat les arbres et piétine le verger qui est son
royaume, prétendant qu’il en a le droit et que ces terres n’appartiennent à nul
autre que lui. Votre allégeance n’est-elle pas de ce fait décidée ? » Il y avait un

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sourire sur vos lèvres, mais votre regard était de braise. Vous nous avez servi
une autre bière. Vous avez dit : « Un temps viendra, Will, un temps viendra. »
Sans doute aurais-je mieux fait de me taire, mais j’ai répondu : « Dans ce cas,
espérons que ce temps ne viendra ni demain ni après-demain. Et espérons que,
le jour venu, nous ne nous brouillerons pas entre cousins, quel que soit le parti
que nous choisissons. Je suis médecin, Ned, je dois porter secours aux uns
comme aux autres. »
Mais vous avez refusé de prendre cela aussi pour une réponse, ou du moins
votre regard s’y est refusé : jamais je ne l’avais vu ainsi brasiller. Vous avez
manifestement estimé, sans toutefois l’exprimer, que pour certaines causes le
médecin lui-même doit laisser ses fioles, tout comme l’avocat doit laisser ses
manuels de droit et endosser une armure. Vous et moi n’avions guère idée
qu’un jour des soldats de votre parti entreraient dans ma chambre et la
mettraient à sac, jetant çà et là mes notes, mes documents et mes expériences,
qui me sont si précieux. C’était là mon verger, cela confirma le choix de mon
camp.
Mais, pour ne pas esquiver l’essentiel, comment pouvais-je dire que mon
camp était déjà choisi pour moi ? Vous-même le saviez. Comment pouvais-je,
en ma qualité de médecin du roi, moi qui connaissais le corps du roi mieux que
quiconque, appartenir à un autre camp que celui du roi ? C’était à peine une
question de cause ou de principe. De même, comment ai-je remarqué ce feu
dans votre regard ? Je le remarquai tout comme le médecin remarque des
symptômes. C’était le feu de votre cause, je vous l’accorde, mais c’était aussi
le feu de l’envie. C’était le feu d’une ambition encore inassouvie, qui avait dû
s’incliner devant l’éminence d’un autre. Et tel était le feu – je puis le dire,
maintenant que vous jouissez de votre propre éminence – qui faisait briller le
regard de nombre de vos pairs, que ce fût pour une cause ou non.
Vergers ! Royaumes ! Comment aurais-je pu dire, sans donner l’impression
de parler comme mon maître le roi dans toute sa superbe, que mon camp avait
de plus nobles aspirations ? Une humble entité que le cœur d’une créature, bien
peu de chose que son sang, et pourtant, pour chacune d’elles, il est toute la vie.
Je vis le jour, vous le savez, Ned, à Folkestone, d’où l’on voit le continent.
Comment aurais-je pu dire que mon allégeance allait au continent, allait au
monde ? L’Angleterre est un petit pays, mais c’est le mien. Pourquoi suis-je
allé à Padoue ? Comment ai-je osé déclarer que je soutenais Fabricius – que
dis-je ? –, que je soutenais Galilée, dont j’ai serré la noble main ? Le savoir est

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plus vaste que les royaumes et, si les royaumes sont éphémères, lui seul
demeure le véritable arbitre des temps. Comment aurais-je pu vous dire cela, à
vous, avocat et conseiller des membres du Parlement (n’aviez-vous pas, fût-ce
à l’époque, un tant soit peu de notoriété ?), sans jeter de l’huile sur le feu ? Je
puis à peine me prévaloir du privilège de l’âge aujourd’hui.
Je ne me soucie guère des rois. Je me souciais du roi. Je le connaissais
bien. J’étais responsable du corps du roi, et non pas du corps politique. Un
corps frêle, de petite taille, si noble et imposante sa condition fût-elle. Le
rachitisme en avait retardé la croissance. C’était assurément un corps qui
faisait l’objet de railleries. Combien parmi les vôtres connaissaient si bien
l’ennemi, connaissaient tout autant les infirmités de sa chair que sa royale
prestance, connaissaient ses bonnes manières ? Quand je l’accompagnais à la
chasse, il me réservait tout le gibier que je voulais, cerfs, biches et lièvres, à
seule fin de m’approvisionner en chair fraîche pour mes dissections. Il ne
mettait pas obstacle aux progrès de la science, même s’il s’agissait de défier
Galien. Quand il établit son quartier général à Oxford, il veilla à ce que j’aie un
endroit pour mes recherches et du temps à leur consacrer. C’était à la fois son
bastion, et un lieu propice à l’étude. C’est vrai, Ned, j’étais un disciple de
Caius, avant que Cambridge ne devînt une école du Parlement. Je trouvai
refuge à Oxford. Ai-je choisi mon camp ? Par la volonté du roi, je fus nommé
prévôt de Merton. Vous fûtes promu colonel de cavalerie. Nous trouvons nos
places, Ned, nous trouvons nos allégeances.
D’une façon comme de l’autre à présent, le verger, le royaume – le
Commonwealth, la République, comment sommes-nous censés l’appeler ? –
gît en sang, mutilé. Un Commonwealth, des richesses mises en commun ?
Regardez donc sa pauvreté. Une république ? Un corps sans tête.
Étant de service à Edge Hill, avant de m’installer à Oxford, j’observai la
pâleur du front de mon maître. Ce n’était qu’une pâleur d’homme, la pâleur de
n’importe quel homme au bruit des premiers coups de canon, mais c’était la
pâleur d’un roi. Nul autre que lui n’aurait pu afficher une telle pâleur. C’était la
première bataille. Plaise à Dieu que ce soit la seule, devait-il penser. C’était la
première fois qu’il menait une armée au combat et, qui plus est, contre les
siens.
Quelle époque, Ned, quelle époque ! Nous qui jouions aux osselets. Edge
Hill, le bord de la colline... Vraiment, cette bataille, si tant est que pareil
désordre pût être appelé une bataille, était bien nommée : n’était-ce pas là un

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fossé, un précipice qui avait été franchi ? Le dissecteur de corps et le
philosophe du sang que j’étais n’auraient pas dû s’effrayer face à un tel
carnage, à un tel massacre. À vrai dire, je passai une grande partie du temps
derrière une haie, m’efforçant de lire un livre. Et pourtant je fus effrayé par la
mine de la plupart de ces hommes, qu’ils fussent pour le roi ou pour le
Parlement (souvent vous ne pouviez pas faire la différence), l’air de dire en
quelque sorte : il s’agit à présent de la réalité, d’une réalité sanglante alors que,
quelques heures plus tôt, ce n’était qu’un sujet de conversation et de
protestation. Maintenant on la vit, et c’est une rude expérience.
Avaient-ils choisi leur camp, ces jeunes soldats qui n’avaient encore jamais
combattu ? Avaient-ils choisi leur camp, ceux qui s’enfuirent à toutes jambes
pour sauver leur peau avant la charge du prince Rupert ? Avaient-ils choisi leur
camp, ceux qui, sous les ordres du prince Rupert, ignoraient, semblait-il, ce
qu’était un ordre, et chargeaient sans cesse au-delà du champ de bataille,
comme s’il s’agissait d’une féroce poursuite, d’une vaste chasse à l’homme ?
Le roi y perdit presque la bataille. Il y perdit, certes, l’espoir d’une victoire.
Ah ! Que n’a-t-il remporté cette victoire ! Mon langage est-il celui d’un
traître ? Ainsi, l’affaire eût été réglée. Il n’y aurait eu qu’une bataille, pas de
guerre. Je crois que cette pâleur que j’avais notée l’exprimait : il savait qu’il
pouvait gagner. Il tenait le sommet, les abords de la colline, et tous les points
où il avait l’avantage. Il contrôlait la route de Londres. Il pouvait l’emporter
comme un roi devrait d’un seul coup l’emporter. Et pourtant ce qui se passa ce
jour-là le mena sur le billot.
Mais l’avez-vous remarquée, Ned, la mine de tous ces soldats, dans un
camp comme dans l’autre ? Je sais que vous y étiez. Ou plutôt, j’appris plus
tard que vous apparteniez à la cavalerie de sir William Balfour, qui mena la
contre-attaque face à une armée privée de sa propre cavalerie, et manqua de
très peu la victoire. Ce fut le début de votre notoriété acquise sur le tard, non
pas en qualité de juriste ni même de membre du Parlement, mais sous les
armes.
Mais saviez-vous, même alors, que j’étais là ? Savez-vous que vos
cuirassiers s’approchèrent très près du roi et de sa suite ? Nos regards se sont-
ils croisés, Ned ? Cela, je l’aurais su. Votre visage aurait été caché par un
casque, mais pas le mien. Avez-vous vu mon visage ? Avez-vous remarqué, ou
vos ambitions vous aveuglaient-elles à ce point, la triste mine des soldats de
l’un et l’autre camp, ne disait-elle pas que toute l’Angleterre est à présent une

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arrière-cour de boucher, un spectacle de dévastation ? Oui, toute l’Angleterre
est un terrain de chasse et tout homme est une proie.
Je le savais, Ned. Je ne me battais pas. Je n’étais pas armé. J’avais emporté
un livre, pensant que j’aurais quelque loisir. J’étais au service du roi et je
soignais les blessés des deux camps. On était en octobre, il faisait un froid
cinglant. Par chance, la nuit tomba de bonne heure, mettant un terme à cette
affaire sans que l’issue fût favorable à aucun des camps, sans pour autant
arrêter le flot de sang qui coulait des blessures. Nous serions-nous aperçus ?
Sept années se sont écoulées et nous étions déjà grisonnants. Je n’eus jamais le
goût des armes, mais un rêve me hante, Ned : je nous vois face à face sur un
champ de bataille. Je n’ai pas de potion pour conjurer cette vision opiniâtre.
Nous avons tous deux dégainé. Nos épées ne sont pas des règles en bois. Ni
pommes ni vergers non plus. On en est là. Avez-vous vu mon visage et
devrais-je être reconnaissant de ne pas avoir vu le vôtre ?
Il fait un froid glacial, ce soir aussi. J’écris à la lueur du feu et d’une
bougie. Quoi qu’il en soit, le pays est dévasté. Bientôt, dit-on, le peuple
irlandais paiera la victoire du Parlement. Vous êtes sûrement trop âgé à présent
pour commander un régiment là-bas. Pourtant, médecin que je suis, je ne
connais pas la vigueur de votre corps vieillissant. L’armée est, nul doute, une
tardive école d’endurance, et le feu du combat, semblerait-il, attise la vaillance,
il vous forge pour la cause du Seigneur. Désormais, nous appartenons tous au
camp de Dieu, mais certains plus que d’autres. N’en est-il pas ainsi ? Dans
cette affaire, il n’y a jamais eu que deux camps, l’armée et le peuple, cela aussi
est encore plus évident aujourd’hui : soit l’armée sera notre Église, soit
l’Église sera notre armée. N’est-ce pas ? En lieu et place de civilité, nous avons
un mélange de dévotion et de guerre. Tel est notre nouveau monde.
Eh bien, Ned, j’appartiens désormais au parti du peuple, juste à celui du
peuple. J’ai eu beau servir des rois, je n’appartiens, en ma qualité de médecin,
qu’au parti qui se soucie du corps de chacun. Je crois et suis assurément en
mesure de prouver que les organes de tout homme sont soumis à la même
mécanique interne. Je garde encore espoir dans le progrès de la science, même
si je suis moins convaincu qu’en apprenant nous progressions...
Cependant, dites-moi, nos regards se sont-ils croisés ? Et dites-moi, avons-
nous quelque chance de nous revoir, dans le temps qui nous reste ? Nous
sommes de la même famille et, quels que soient nos différends, nous sommes
maintenant des vieillards. J’aurais été votre médecin, et sincèrement heureux

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de l’être, pour peu que vous me l’eussiez demandé. Et le serais encore. Les
vieux ont besoin du médecin. À moins que Cromwell ne ceigne une couronne,
ni vous ni moi, si j’ose dire, ne connaîtrons un autre roi. Nous sommes logés à
la même enseigne. Nous n’avons que le nombre d’années qui nous est imparti.
Vous seriez le bienvenu ici, chez mon frère. Vous pourriez, pour vous distraire,
jeter un coup d’œil sur mes expériences. Depuis Westminster, la route n’est pas
si longue et nous ne sommes qu’à peu de distance de Putney où vous avez dû
organiser vos derniers débats, ne portaient-ils pas sur le consentement du
peuple ? La bière y est bonne. Il y a un verger, si dénudé soit-il. Nous devrions
nous asseoir paisiblement, Ned, pour bavarder, comme les vieillards se plaisent
à le faire. Et évoquer les souvenirs. Les époques que nous avons connues.
Votre humble serviteur et cousin,
WILL
William Harvey, physicien.

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SOUVIENS-TOI

À présent, ils étaient mariés, et on leur avait conseillé de faire leur


testament, comme s’il s’agissait là de l’étape suivante dans la vie, aussi un jour
se rendirent-ils ensemble chez un notaire, Maître Reeves. Il était différent de ce
qu’ils imaginaient. La voix posée, les cheveux argentés, il se montra
bienveillant. Il leur sourit comme s’il n’avait jamais rencontré un jeune couple
aussi délicieux, aussi sincèrement amoureux, mais qui ait assez les pieds sur
terre pour faire la démarche qui convenait. Il se comporta plutôt comme un
pasteur que comme un notaire. Nick et Lisa s’avouèrent l’un à l’autre qu’en
fait, ils regrettaient que Me Reeves ne les ait pas mariés. À vrai dire, aller le
consulter revenait un peu à se marier. On y retrouvait la même part de
solennité et d’incrédulité cocasse – c’est vraiment pour de bon ? –, cela vous
faisait le même effet que si vous étiez un enfant déguisé en adulte.
Ils avaient cru que ce pourrait être une affaire plutôt sinistre. Vous ne
sauriez rédiger votre testament sans penser à la mort, même si vous avez vingt-
quatre et vingt-cinq ans. Ils avaient cru que Me Reeves n’irait pas par quatre
chemins. Mais le notaire fit preuve d’une grande gentillesse. Il les guida à
travers le processus délicat qui consiste à prendre des dispositions au cas où ils
mourraient ensemble ou à très peu d’intervalle l’un de l’autre. « Dans un
accident de voiture, par exemple », dit-il avec un sourire gêné. C’était
assurément regarder la mort en face, cela revenait à dire qu’ils pourraient
mourir le lendemain.
Mais ils allèrent jusqu’au bout. Et, en fin de compte, le fait d’avoir rédigé
vos dernières volontés et votre testament, d’avoir laissé tout ce que vous
possédez en ce monde – en l’absence d’enfants – à votre conjoint était un
engagement tout aussi lourd de sens et à aussi long terme qu’un mariage. Et,
qui sait, davantage même...
Et puis il y avait quelque chose... Quelque chose.

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Quoique le rendez-vous fût fixé à midi et censé être court, tous deux
avaient pris leur journée et, sans se consulter, avaient chacun soigné sa mise,
comme pour un entretien d’embauche. Nick était en costume cravate. Lisa
portait un spencer noir, un chemisier grenat et une jupe noire à la fois habillée
et moulante qui attirait l’œil. Ils savaient l’un et l’autre que s’ils s’étaient
présentés en jean et t-shirt à l’étude de Me Reeves, cela n’aurait pas eu grande
importance – ce n’était qu’un notaire de quartier. Toutefois, ce n’était pas le
genre de démarche que vous accomplissez tous les jours, dans leur cas du
moins. Ils étaient conscients que certaines occasions requièrent une certaine
solennité, voire une certaine célébration. Cependant, pouvez-vous célébrer la
rédaction d’un testament ?
Bref, ne fût-ce que pour eux-mêmes, ils avaient veillé à leur tenue et sans
doute Me Reeves avait-il été simplement sensible à ce détail. Il leur avait donc
souri, comme si, du moins leur sembla-t-il, il allait à nouveau consacrer leur
union.
La matinée radieuse fleurait bon le mai, aussi traversèrent-ils le jardin
public. À quoi bon prendre la voiture ? (Qui plus est, quand Me Reeves
mentionna cette histoire d’accident de voiture, ils se félicitèrent de ne pas
l’avoir prise.) À vrai dire, ils n’avaient pas à se soucier de qui que ce soit, juste
d’eux et de leur notaire qu’ils n’avaient pas encore rencontré. Ils marchaient
bras dessus, bras dessous ou se tenaient par la main, à moins que la main de
Nick ne vagabonde sur le postérieur de Lisa, moulé dans sa petite jupe noire.
Les grands arbres du jardin dans leur prime verdure gazouillaient d’oiseaux.
Ils étaient jeunes mariés, mais cela n’avait pas semblé faire grande
différence. C’était une « formalité », au même titre que la démarche
d’aujourd’hui. « Formalité » était un bien joli mot : il impliquait l’existence de
l’informalité et même, si curieux que cela pût paraître, la cautionnait. Nick
laissait sa paume errer à sa guise, tout en se demandant si cette joyeuse
privauté était en quelque façon modifiée, voire accrue, maintenant que Lisa
était sa femme et non plus juste Lisa.
Mariés ou non, ils en étaient encore au stade où l’on n’est pas capable de
garder ses mains pour soi, fût-ce dans les lieux publics. En traversant le jardin
pour se rendre à l’étude de Me Reeves, Nick se surprit à se dire que ce n’était
là peut-être qu’un passage obligé, une étape qui s’atténuerait et finirait même
par disparaître. Au fil des ans, ils s’habitueraient l’un à l’autre. Non seulement

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les années s’accumuleraient, mais ils vieilliraient, ils mourraient. D’où la
démarche présente. C’est comme ça quand on se marie.
Il semblait nécessaire d’en passer par ces réflexions sans issue même
pendant qu’ils marchaient au soleil. Quoi qu’il en soit, il n’en laissa pas moins
sa paume vagabonder.
Une fois dans le bureau du notaire, si rassurante que fût la gentillesse de
Me Reeves, ce qui aida le plus Nick, alors qu’on leur faisait état des diverses
circonstances dans lesquelles ils pourraient mourir, fut de penser au cul de Lisa
et d’entendre le froissement de sa jupe dès qu’elle bougeait sur son siège.
La matinée était belle, mais la météo s’annonçait incertaine, aussi avait-il
pris un parapluie. Faire votre testament revenait, plus ou moins, à vous
souvenir d’emporter un parapluie.

Quand ils ressortirent – cela avait pris moins d’une demi-heure –, le ciel
s’était couvert, mais les trouées de bleu entre les nuages n’en miroitaient que
davantage. « Eh bien, c’est fait », déclara Nick à Lisa, comme si toute l’affaire
ne méritait qu’un haussement d’épaules de soulagement, bien que tous deux
eussent le sentiment grisant d’un projet mené à bien. « Tu ne l’as pas trouvé
adorable ? » dit Lisa. Nick approuva aussitôt, et, une fois relâchés dans l’air
printanier, ils se sentirent une formidable vitalité animale.
Ils rayonnaient, et sans doute Me Reeves n’y avait-il pas été insensible.
Ils revinrent sur leurs pas, ou plutôt ils firent un détour par le White Lion
au bout du jardin public. Il semblait approprié, quoique illogique, après ce
qu’ils venaient de faire, de boire un verre. Oui, de célébrer l’événement. Un
déjeuner, une bouteille de vin, pourquoi pas ? En fait, conscients tous deux
qu’ils avaient surtout faim et soif l’un de l’autre, ils allèrent au plus rapide,
deux sandwiches aux crevettes et deux verres de sauvignon. Derrière la
fenêtre, le ciel devenait carrément menaçant.
Le temps qu’ils aient retraversé le jardin, il s’était mis à pleuvoir, mais
Nick avait le parapluie sous lequel ils n’eurent d’autre choix que de se blottir,
l’un contre l’autre, bien entendu. En l’ouvrant, il lui vint à l’esprit que la toile
noire ainsi tendue n’était pas sans rappeler les petites jupes noires et moulantes
des femmes. Jamais une telle idée ne lui était venue au sujet des parapluies, il
en était resté aux clichés habituels : ils rappelaient des ailes de chauves-souris
ou ils avaient une connotation plus ou moins funèbre – qui rejoignait les autres
pensées et mots défilant dans sa tête ce jour-là, presque comme s’ils venaient

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d’être inventés. C’était un peu le cas du mot « bienveillant », pour ainsi dire
tombé du ciel comme le terme parfait pour décrire Me Reeves.
Lorsqu’ils parvinrent au coin de leur rue, il se mit à tomber des cordes. Ils
piquèrent un sprint. Une fois dans l’entrée, ils s’arrêtèrent pour reprendre leur
souffle. Entre la pénombre, la moiteur de l’air et la pluie qui tambourinait, on
se serait cru dans une grosse caisse. Ils montèrent l’escalier jusqu’à leur
appartement, Lisa la première, Nick eut une érection et l’expression « avoir la
tringle » lui vint à l’esprit.
Il était à peine quatorze heures et l’appartement du dessous était vide. Nick
pensa – quoique très vite, car il avait la tête ailleurs – qu’ils avaient une chance
incroyable d’être ce qu’ils étaient et d’avoir un appartement à eux dans lequel
se réfugier par un après-midi pluvieux. C’était censé être un « premier achat
immobilier » et ils le devaient en grande partie au père de Lisa. C’était censé
être une première étape. Il repensa aux étapes, mais de façon moins sombre,
cette fois. Tout dans la vie pouvait être vu comme une étape, menant à d’autres
étapes et à acquérir des choses que vous ne possédiez pas encore. Pour le
moment, toutefois, Nick avait l’impression qu’ils avaient tout, qu’ils avaient ce
que la vie pouvait leur offrir de mieux. Que voudriez-vous d’autre ? Qui plus
est, ils avaient même fait leur testament.
À peine se fut-il débarrassé du parapluie ruisselant dans l’évier de la
cuisine que, par un enchaînement inéluctable, tous deux se retrouvèrent dans la
chambre, et il n’avait pas sitôt retiré sa veste et tiré les rideaux que Lisa avait
déjà déboutonné son chemisier grenat. Elle l’avait laissé défaire la fermeture
éclair de sa jupe, elle savait combien il aimait ça.

Il plut tout l’après-midi, et il continua à pleuvoir, quoique moins fort,


durant la soirée. Tous deux dormirent un peu, puis ils se levèrent, ramassèrent
les vêtements qu’ils avaient retirés à la hâte et songèrent à aller manger une
pizza. Mais il pleuvotait encore et ils ne voulaient pas rompre l’étrange charme
de la journée ou risquer de ne pas revivre, plus tard, ce qu’ils avaient vécu à
leur retour en début d’après-midi. Peut-être aussi que sortir dans une mise un
tant soit peu moins recherchée que celle qu’ils avaient adoptée plus tôt pourrait
altérer l’ambiance. Tout ça juste pour une pizza ?
Du coup – passant d’un extrême à l’autre –, ils prirent un bain ensemble,
enfilèrent un peignoir et se décidèrent pour un croque-monsieur. Ils
débouchèrent la seule bouteille de vin qu’ils avaient, un rioja que quelqu’un

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leur avait un jour apporté. Ils trouvèrent une bougie rouge en spirale, vestige
de Noël. Ils mirent un de leurs CD préférés. Dehors, la pluie s’obstinait et, bien
que l’on fût en mai, la nuit tomba vite. La flamme de la bougie et leurs corps
de blanc vêtus se détachaient sur la vitre de la cuisine. Quant à savoir pourquoi
cette journée était devenue si unique, un jour de fête où la formalité s’alliait à
son flagrant opposé, ni l’un ni l’autre n’aurait pu le dire au juste. Il en était
ainsi, un point c’est tout. Après avoir dîné et n’avoir bu que la moitié de la
bouteille, il leur sembla naturel de s’en retourner au lit, moins précipitamment
cette fois, et de refaire l’amour tout à loisir.
Ils restèrent longtemps éveillés, serrés l’un contre l’autre, à parler, à
écouter la pluie dans les gouttières et, à l’occasion, les chuintements de pneus
sur la chaussée. Ils parlèrent de Me Reeves. Ils se demandèrent d’où lui venait
précisément une telle gentillesse. Ils se demandèrent s’il était heureux en
ménage, s’il avait une famille, de grands enfants. Oui, il devait avoir tout ça,
c’était évident. Ils se demandèrent comment il avait rencontré Mrs Reeves – ils
décidèrent qu’elle devait s’appeler Sylvia – et à quoi elle ressemblait. Ils se
demandèrent s’il n’avait pas été un peu jaloux de leur propre jeunesse ou,
bienveillant qu’il était, s’en était tout bonnement réjoui.
Ils se demandèrent si, pour lui, les testaments relevaient de la simple
routine ou s’il lui arrivait, le cas échéant, d’y mettre le holà, à l’idée que deux
êtres ridiculement jeunes prennent des décisions ayant trait à la mort. Il devait
avoir fait son propre testament. Sans aucun doute – et un bon. Ils se
demandèrent si ce ne serait pas un bel objectif dans la vie de simplement
devenir comme Me Reeves, affable, courtois et bienveillant. Bien sûr, cela ne
pouvait s’appliquer qu’à Nick, pas à Lisa.
Là-dessus, Lisa s’endormit et Nick demeura éveillé, la serrant contre lui,
tout à ses pensées. Que fait Me Reeves à cette heure ? se demandait-il. Est-il
au lit avec Mrs Reeves – avec Sylvia ? Il se demanda si au moment où il leur
parlait dans son bureau, Me Reeves avait la moindre idée de la façon dont Lisa
et lui, ses clients (le mot était étrange et l’état non moins étrange), passeraient
le reste de la journée. Il espérait que Me Reeves s’était douté de quelque chose.
Il se demanda si, avec l’âge, il pourrait vraiment devenir comme
Me Reeves. S’il aurait, lui aussi, une belle et abondante chevelure argentée.
Là-dessus, il oublia complètement Me Reeves et une pensée le submergea :
souviens-toi, souviens-toi de cela. Souviens-toi toujours de cela. Quoi qu’il
arrive, souviens-toi de cela.

42
Il éprouvait un tel besoin de respecter et de concrétiser cette pensée que,
même avec Lisa dans les bras, il sentit son cœur près de déborder et il ne put
empêcher les larmes de lui monter aux yeux. Quand elle dormait, il arrivait à
Lisa de se blottir contre lui, tel un petit animal contre sa mère. Elle faisait cela
à présent, comme si elle allait lui lécher rapidement le bas du cou.
Il était tout à fait éveillé. Souviens-toi de cela. Il ne pouvait ni ne voulait
dormir. Il lui vint à l’esprit l’idée grotesque qu’ayant à présent énoncé ses
dernières volontés et rédigé son testament, il pouvait se permettre de mourir.
Ce lit pouvait être son lit de mort et, avec Lisa dans les bras, on aurait pu parler
d’une douce mort – on aurait dû parler d’une douce mort –, ce que précisément
aucun testament ne saurait garantir, si bien pesées que fussent ses dispositions.
Mais non, bien sûr que non ! Effrayé par cette pensée, il étreignit Lisa,
comme s’il voulait presque la réveiller.
Bien sûr que non ! Il était en vie et heureux, intensément en vie et heureux.
L’idée lui vint alors que, bien qu’il ait rédigé son testament, ce n’était pas à
proprement parler un testament, ce n’était même pas son testament. Il ne
s’agissait là que d’un testament concernant le sujet mineur de ses possessions
et ce qu’il devrait en advenir quand il ne serait plus là. Mais ce n’était pas le
testament réel de sa vie, de ce qui en était la trame, l’histoire. Ce n’était en
aucune façon un testament en accord avec ce qu’il éprouvait à présent.
N’était-il pas étrange que les gens rédigent et signent solennellement ces
actes cruciaux qui traitent, en réalité, de leur non-existence, mais ne rédigent
rien – et il n’y avait même pas un mot pour désigner pareil acte – qui témoigne
de leur existence ?
Il prit alors conscience que, depuis tout le temps qu’il la connaissait,
jamais il n’avait écrit une lettre d’amour à cette femme, Lisa, qui dormait dans
ses bras. Et pourtant il l’aimait vraiment, au-delà même des mots, et sans doute
était-ce la simple raison pour laquelle il n’avait jamais écrit ce genre de lettre.
Les lettres d’amour visaient par tradition à faire la cour et à gagner un cœur,
elles étaient une façon d’obtenir ce que vous n’aviez pas. Que n’avait-il pas ?
Quoi qu’il en soit, peut-être fallait-il n’y voir que des exercices d’une verbeuse
sottise ? Il écrivait fort peu de lettres, et encore moins des lettres d’amour, il
n’écrivait pour ainsi dire rien. Il n’en aurait pas été capable.
Et pourtant. Et pourtant il ressentit le besoin impérieux d’écrire une lettre
d’amour à sa femme. Pas une lettre écrite au petit bonheur la plume, pas
n’importe quelle lettre, mais la lettre, la lettre qui lui déclarerait une fois pour

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toutes combien et pourquoi il l’aimait. Une lettre qui serait donc à jamais là
pour elle, aussi durable qu’un testament. Le testament de son amour et par là
même de sa vie. Le testament des débordements de son cœur par une nuit de
mai pluvieuse, quand il avait vingt-cinq ans. Il n’aurait pas besoin d’en écrire
une autre.
Cette pensée devint si obsédante qu’il finit par doucement désenlacer Lisa
et se lever. Il enfila son peignoir et se rendit à la cuisine où il retrouva l’odeur
persistante du fromage grillé et la bouteille de vin entamée. Ils n’avaient pas de
papier à lettres digne de ce nom, à moins que Lisa n’en eût une réserve
personnelle, mais il y avait une rame de papier A4 dans la chambre d’amis,
près de l’ordinateur. Il entra, prit deux ou trois feuilles et s’appropria un stylo à
bille bleu. Il n’avait jamais eu de stylo et n’avait jamais utilisé de vraie encre,
mais il avait la conviction que cette lettre devait être écrite à la main, faute de
quoi elle manquerait son propos. Il avait remarqué le très beau stylo plume de
Me Reeves. Noir et or. Un cadeau de Sylvia, sans aucun doute.
Il retourna à la cuisine, se servit un verre de vin et écrivit très vite, une
façon immédiate, semblait-il, d’épancher le trop-plein de son cœur :

Ma Lisa chérie,
Un jour, tu es entrée dans mon existence et je n’avais jamais imaginé que
quelque chose d’aussi merveilleux pourrait m’arriver. Tu es l’amour de ma vie...

Les mots vinrent si vite et si spontanément que, n’étant aucunement


écrivain, il fut surpris de son soudain talent. Des mots si justes, si complets
qu’il ne voulait pas en changer un seul. Même s’ils n’étaient que le début.
Mais les mots se tarirent. Ou il sembla que plusieurs directions s’offraient
à lui, dans chacune d’elles certains mots pouvaient suivre, mais il ne savait
laquelle choisir et ne voulait pas, par ce choix, exclure les autres. Il voulait
aller dans toutes les directions, il voulait un tout. Il voulait mettre sur le papier
tout ce qu’il aimait au sujet de sa femme, chaque moment qu’il avait aimé
partager avec elle – autrement dit chaque instant ou presque. Y compris, bien
sûr, chaque instant de cette journée qui venait de s’écouler : la traversée du
jardin public, la pluie, son chemisier grenat, sa jupe noire, les petits bruits
qu’elle faisait assise dans une étude de notaire, des bruits qui étaient, bien sûr,
ceux que ferait toute femme en changeant de position dans une jupe moulante,
mais l’important était qu’elle les faisait. Elle les faisait même quand elle

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rédigeait son testament ou plus exactement quand ils rédigeaient leurs
testaments, qui n’étaient, en réalité, que des testaments destinés l’un à l’autre.
Il comprit que s’il rentrait dans ce genre de détails, la lettre s’étendrait sur
de nombreuses pages. Ne vaudrait-il pas mieux dire : « J’aime tout ce qui te
concerne. J’aime tout ce que tu es. J’aime chaque instant passé avec toi. » Mais
ces phrases, si vraies fussent-elles, semblaient fades. N’importe qui pouvait les
dire au sujet de n’importe qui.
Et là encore, s’il optait pour la voie du détail, la lettre ne pouvait guère être
écrite, à présent, dans sa totalité. Il faudrait procéder par étapes – oui, par
étapes ! –, en reflétant le cours de leur vie ensemble et y intégrant tous les
nouveaux éléments qu’il trouverait à commémorer. Bref, autant qu’il n’écrive
plus rien pour le moment, il pourrait reprendre plus tard. Et il avait écrit le plus
important, le début. Toutefois, s’il la reprenait plus tard, cette lettre pourrait
s’avérer une tâche immensément laborieuse, si motivée fût-elle par l’amour,
une tâche qui durerait des années. Se poserait alors la question : quand
s’arrêterait-il ? Quand l’amènerait-il à sa conclusion, quand la remettrait-il à la
destinataire ?
À quoi bon une lettre d’amour si elle n’était pas remise à son destinataire ?
À peine avait-il commencé qu’il voyait ces obstacles et ces entraves, ces
raisons pour lesquelles cette entreprise passionnée pourrait échouer. Et il ne
parvenait pas à imaginer ce qu’il allait dire ensuite. Alors, les mots qu’il s’était
répétés en silence, dans sa tête, quand il tenait Lisa dans ses bras, s’imposèrent
à lui comme ceux-là mêmes qu’il devrait lui écrire maintenant, comme la
meilleure façon de continuer.

Je n’avais jamais imaginé que quelque chose d’aussi merveilleux pourrait


m’arriver. Tu es l’amour de ma vie. Souviens-toi toujours de cela. Quoi qu’il arrive,
souviens-toi...

Rajouter ces mots, de cette façon, produisit à nouveau en lui un trop-plein


d’émotion, les yeux lui piquèrent. Il se demanda alors si cela n’en disait pas
assez long. Cette lettre reflétait fidèlement ses sentiments et cet instant. Il
devrait juste d’une façon ou d’une autre la dater, la signer et la donner à Lisa le
lendemain matin. Oui, pas besoin de se compliquer la tâche.
Toutefois, même si l’émotion l’étouffait presque, cela semblait tout à coup
déplacé – penser qu’il écrivait une déclaration aussi importante, bien que
brève, sur la table de la cuisine où ça sentait le fromage grillé. Et si, le

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lendemain matin, il avait changé d’humeur et qu’il hésitait ? En outre, ce
« quoi qu’il arrive » semblait de mauvais augure, une façon de tenter le sort et,
pour peu que vous suiviez cette idée jusqu’au bout, un présage de catastrophe
et de mort. Sans doute ces mots ne devraient-ils pas figurer dans la lettre. Et
pourtant ils en semblaient l’essence même. « Quoi qu’il arrive, souviens-toi. »
C’était bien l’essence même de la lettre.
Il se dit alors que les lettres d’amour sont, par essence, le fruit de la
séparation. Voilà pourquoi on en avait besoin en premier lieu. Elles parlaient
de désir, de nostalgie, d’éloignement. Mais il n’était pas séparé de Lisa – sauf
si se trouver de l’autre côté d’une cloison était considéré comme une
séparation. Il pouvait être avec elle quand bon lui semblait, aussi proche d’elle
que possible, il lui avait fait l’amour deux fois aujourd’hui. Pourtant, en
rajoutant ces mots, « quoi qu’il arrive », il avait eu l’étrange sensation d’être
loin, très loin d’elle, comme un homme en exil ou à la veille d’une bataille.
C’était cela qui lui avait fait monter les larmes aux yeux.
Toujours est-il que la lettre était là. Qu’elle était écrite. Qu’était-il censé en
faire ? Juste la garder ? La garder, mais la glisser à l’intérieur de la copie de
son testament – la copie « certifiée conforme », de sorte qu’à sa mort, Lisa la
lise ? Qu’elle lise ce qu’il avait écrit au soir de la journée où ils avaient rédigé
leurs testaments. Était-ce là son intention ?
Et comment pouvait-il savoir qu’il mourrait le premier ? L’idée lui était
venue à seule fin de permettre à Lisa de lire la lettre. Mais comment pouvait-il
savoir qu’elle ne mourrait pas la première ? Et il se refusait à envisager la mort
de l’un ou de l’autre. Il se refusait à envisager la mort, un point c’est tout. Et à
supposer que Lisa lise ces mots – ceux-là mêmes, sur ce bout de papier – après
sa mort, n’arriveraient-ils pas, en un sens, indéniablement, irrémédiablement
trop tard ? Et pourtant ce moment qui suivrait sa propre mort n’était-il pas
précisément le plus opportun ?
Les lettres d’amour sont, par essence, le fruit de la séparation.
Il ne savait que faire. Il avait écrit une lettre d’amour et elle n’avait eu pour
résultat que cette paralysie. Mais il ne pouvait effacer ce qu’il avait écrit. Il plia
la feuille A4 et, en retournant dans la chambre d’amis, il trouva une enveloppe
sur laquelle il écrivit son nom : Lisa. Il ne cacheta pas l’enveloppe et mit la
lettre dans un lieu sûr et relativement secret. Il n’y avait pas d’endroit
réellement secret dans l’appartement et il aurait volontiers déclaré qu’il n’y
avait pas de secrets entre Lisa et lui. Peut-être même l’aurait-il déclaré à

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Mr Reeves si l’occasion s’était présentée. Mais maintenant – et c’était presque
une trahison – il y avait ce secret.
Mais il ne pouvait pas l’effacer. Ainsi en va-t-il de certaines choses, vous
ne pouvez les effacer, elles vous hantent. Ces mots n’avaient rien
d’expérimental, rien de creux ni de stupide. Ils témoignaient des épanchements
de son cœur.
Il alla se recoucher. Il se plaqua contre le corps de Lisa. Elle s’était
retournée, de l’autre côté du lit, mais elle dormait à poings fermés. Il
l’embrassa sur la nuque. Il aurait voulu la serrer dans ses bras, la protéger. Il lui
vint l’une ou l’autre pensée pour compléter sa lettre, pour peu qu’il décide d’y
ajouter quoi que ce soit. Mais à coup sûr, la lettre en disait déjà assez long.
Assouvi, n’en réclamant pas davantage, son pénis se raidit contre sa
femme. Elle n’en sut rien et ne sut rien non plus de sa séance de minuit avec
stylo et papier. Il repensa à Mr Reeves, aux dernières volontés et aux
testaments. Plume. Penna. Pénis. N’était-il pas drôle, en quelque sorte, de
relier le mot pénis au mot testament ? Choses bizarres que les mots. Il pensa au
mot « testicule ».
Dehors, la pluie continuait à gargouiller ; quant à savoir si elle s’arrêta
avant qu’il ne s’endorme ou s’il s’endormit d’abord, il ne s’en souvint pas.

À vrai dire, il ne fit rien avec la lettre le lendemain matin. Il aurait pu,
après avoir cacheté l’enveloppe, la placer bien en évidence sur la table de la
cuisine, mais il ne voulait pas perturber les restes de tendresse d’hier qui
flottaient encore dans l’air, même si cette tendresse lui donnait précisément
cette licence. La lettre ne ferait-elle pas que l’avaliser ? Il se sentit un peu
couard, mais pour quelle raison ? Pour ce qu’il avait mis sur papier ?
Il contempla Lisa avec adoration et peut-être même avec une certaine
supplication, comme si elle avait pu l’aider dans son dilemme. Elle avait l’air
vaguement intriguée, mais non moins heureuse. Elle n’allait tout de même pas
dire : « Allons, donne-moi cette lettre. »
D’après lui, la lettre était encore inachevée. Oui, il y ajouterait quelque
chose par la suite. Il serait, à présent, prématuré de la remettre à sa destinataire.
Tout en sachant aussi qu’il n’y avait pas de meilleur moment. Et que le temps
passait.
C’était un samedi matin. Dehors, la pluie avait cessé, mais l’air était moite
de bouffées embrumées, et au-dessus d’eux flottait le fait curieusement

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palpable, telle une consécration, qu’ils étaient de ceux qui avaient fait leur
testament.

À vrai dire, il ne pouvait ni conserver, ni remettre, ni détruire, ni même


reprendre la lettre. Elle était tout bonnement là. Pourtant il la gardait, faute de
savoir qu’en faire. Son hésitation à la remettre, au début une simple question
de minutes et d’heures, se mua en une réalité prolongée, éternelle, une question
d’années, comme son excuse pour la continuer.
Et, un jour, un de ces jours où rien ne va plus, il la détruisit presque. C’était
bien après tout cela, mais la lettre était toujours là, telle qu’en cette pluvieuse
soirée de mai, toujours dans l’enveloppe portant ce seul mot, « Lisa », si ce
n’est qu’elle était devenue, en quelque sorte, un fragment d’histoire.
Et maintenant ses dernières volontés auraient à coup sûr besoin d’être
modifiées. Mais pas encore. Pas encore. Il songea à détruire la lettre. Elle lui
était brusquement venue à l’esprit, accusatrice ou presque – cette lettre ! Mais
l’idée de détruire une lettre d’amour paraissait à peu près aussi
mélodramatique que d’en écrire une.
Comment détruisiez-vous une lettre d’amour ? Le mieux était de la brûler.
L’odeur de fromage grillé envahit à nouveau ses narines. Vous trouviez un
récipient qui aurait pu passer pour cérémoniel, vous mettiez le feu à la lettre et
la regardiez se consumer. Pourtant la vraie façon de brûler une lettre d’amour
était de la jeter dans un grand feu et, qui plus est, de l’embrocher avec un
tisonnier. L’idéal, pour faire cela, étant d’être vraiment assis au coin d’un âtre,
la pluie frappant aux carreaux, dans un long peignoir en soie matelassée...
Puis, sous l’effet d’un trop-plein d’émotion, ses yeux s’embuèrent comme
au moment où il avait commencé à écrire la lettre.
À vrai dire, ils se séparèrent. Il leur fallut alors des avocats en double
exemplaire, afin de décider des modalités du divorce et de ce qui était prévu
pour la contribution à l’entretien des deux enfants. Et, le moment venu, pour
rédiger de nouveaux testaments. Il ne détruisit pas la lettre et ne l’envoya pas
en fin de compte à sa destinataire présumée, telle une ultime tentative pour
résoudre la question et faire revenir le passé, ou tel un geste désespéré visant à
susciter un sentiment de culpabilité, de vengeance morbide. Cela eût été trahir
la motivation première de la lettre et, qui plus est, cela n’eût servi à rien. Elle
aurait pu s’imaginer que c’était pure et simple mise en scène de sa part, qu’il
n’avait pas écrit la lettre un 10 mai toutes ces années plus tôt – sinon, pourquoi

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diable ne l’avait-il pas remise ? –, qu’il l’avait concoctée juste la veille. Une
nouvelle preuve, plutôt flagrante, de son instabilité générale.
Il ne la détruisit pas, il la conserva. Mais pas de la façon dont il l’avait
conservée toutes ces années, avec tant d’hésitation et d’interrogations. Il la
gardait désormais pour lui. Qui d’autre allait la regarder ?
Il lui arrivait de la sortir et de la lire. Il en connaissait chaque mot par cœur,
mais il était important, de temps en temps, et même chaque 10 mai, de les voir
couchés sur le papier. Et quand il les regardait, cela revenait pour lui à regarder
son propre visage dans le miroir, mais non pas un visage qui lui renverrait avec
une obligeance réconfortante ses mimiques – plisser son nez, montrer les
dents. C’était un visage qui s’était découvert le pouvoir de se dissocier, de lui
renvoyer un petit sourire alors que lui-même ne souriait pas, d’avoir une
expression dans les yeux dont il n’eût jamais été capable, un visage qui disait :
« Espèce d’imbécile, oui, pauvre imbécile. »

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LE BON VIEUX TEMPS

Sean et Andy se retrouvèrent debout près du perron de l’église, au bord de


la grande courbe que décrivait l’allée. Maintenant que cela semblait approprié,
Sean sortit ses cigarettes de sa veste, en prit une, puis il tendit le paquet à
Andy avec sa brusquerie habituelle. Ils avaient été ensemble à Holmgate
School, six ans plus tôt, avant de se retrouver à Wainwright jusqu’à ce que ce
collège ferme.
Le corbillard suivi de deux limousines s’était ébranlé, laissant s’égailler à
la traîne une assemblée d’une surprenante importance, une « bonne
participation », pour reprendre l’expression dont leur ancien directeur, Clive
Davenport, s’était servi à diverses occasions. Il était à son tour dans le
corbillard, en route pour la crémation.
« Elle a tout l’air de la parfaite petite pute », déclara Andy.
Sean ne répondit rien. Puis il dit, en exhalant des bouffées de fumée :
« Combien de putes as-tu vues récemment ? »
Ils parlaient de Karen Shield, élève à Holmgate la même année qu’eux. Ni
l’un ni l’autre ne l’avait vue depuis quelque temps, mais elle était
reconnaissable et elle ne passait certes pas inaperçue.
C’était un après-midi d’avril grisâtre, plutôt venteux, et il venait de
pleuvoir. Tous s’étaient levés pour une minute de silence au moment où le
corbillard s’éloignait, puis une ou deux personnes avaient agité la main.
Quelqu’un avait crié : « Au revoir, Daffy ! » et l’atmosphère s’était détendue.
L’ambiance avoisinait désormais la gaieté. Chacun venait de prendre
conscience qu’il était en vie et non pas mort en ce monde, et qu’il avait
participé à un moment grave, mais étrangement vivifiant. Suivirent bien
d’autres remous dans l’assistance, on se reconnaissait, on se tournait à droite, à
gauche, on se saluait, on se serrait la main, on se souriait, on s’embrassait, et

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on ne se privait pas d’éclater de rire. Personne ne semblait avoir envie de
repartir immédiatement.
Comme pour se mettre en harmonie, le soleil fit une percée à travers les
nuages, lustrant le macadam de l’allée. Sur un côté de l’église, le gros cèdre
taquiné par la brise reprit soudain vie et se débarrassa de sa chape de gouttes.
La nouvelle de la mort de Clive Davenport – terrassé par une crise
cardiaque trois ans seulement après avoir pris sa retraite – s’était propagée
rapidement, accompagnée d’hommages pour avoir dirigé Holmgate depuis sa
fondation ou presque. Cela expliquait qu’il y ait autant de monde, ce qui, du
même coup, avait rassuré les membres du corps enseignant qui s’étaient
demandé, en premier lieu, s’ils viendraient. Tout comme plusieurs générations
du personnel de l’école et d’élèves. Certains avaient peu de plaisants souvenirs
de Holmgate et avaient été autrefois jusqu’à souhaiter la mort du vieux Daffy,
mais le passage du temps et les exigences du moment avaient engendré une
nostalgie de circonstance contagieuse. Peut-être que Daffy n’avait pas été un si
mauvais directeur que ça. Peut-être que la vie à Holmgate n’avait pas été si
pénible que ça. La vie après Holmgate n’avait pas toujours été si géniale que
ça non plus.
Bon nombre étaient venus à seule fin de voir qui serait là et à quoi les uns
et les autres ressemblaient maintenant. C’était une façon de satisfaire cette
curiosité sans être contraint de s’inscrire à l’une de ces sinistres « réunions
d’anciens ». Ajoutons que, de toute évidence, une autre raison de leur présence
était qu’ils n’avaient rien de mieux à faire un jeudi après-midi. Que voulez-
vous, le chômage...
St Luke, une grande bâtisse en pierre, se dressait à flanc de colline, au
milieu d’un parvis entouré d’une balustrade, assez vaste pour donner
l’impression d’un petit jardin public. Au-dessous, on apercevait une bonne
partie de la ville, dont les toits reluisaient de pluie. Vous parveniez même à
distinguer, avec assez de précision, les terrains de sport de Holmgate.
« Nous a-t-elle vus ? demanda Andy. Nous a-t-elle reconnus ?
— Ça n’en a pas l’air, répondit Sean. Pas encore. »
Pourtant, dans l’église où il tendait le cou pour regarder autour de lui, Sean
avait eu droit, sans aucun doute, à un signe de reconnaissance visuelle, même
s’il n’était pas venu de la femme (« femme » était désormais le mot qui
convenait) dont Andy parlait. Pendant une fraction de seconde, il s’était
demandé de qui diable il avait pu venir.

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« Eh bien, on lui dit bonjour ? » lança Andy, tirant une taffe. Il avait
l’attitude qu’il avait souvent adoptée, une chope de bière à la main, dans les
bars le vendredi soir. En disant « l’air de la parfaite petite pute » Andy ne
voyait pas forcément là une insulte ni une mise au pilori.
« Si tu veux », répondit Sean, mais il ne bougea pas.
Andy faisait son bravache, mais c’était Sean qui décidait. Ainsi en avait-il
toujours été. Mais, en dépit de la description qu’ils venaient d’en donner, leur
relation avec Karen Shield à Holmgate avait en gros été la même. Ni l’un ni
l’autre n’était allé très loin.
« Nom de Dieu, dit Andy, c’est ça sa mère ? Parlant de putes...
— Andy ! » dit Sean à mi-voix. C’était presque, bizarrement, une
réprimande, comme s’il avait ajouté : « Tu es à l’église. » Si ce n’est qu’ils n’y
étaient plus. Et qu’il voyait ce qu’Andy voulait dire.
Tous deux portaient des costumes bon marché – leurs costumes « entretien
d’embauche ». Beaucoup autour d’eux étaient vêtus de même, mais on notait
aussi de franches extravagances, surtout chez les femmes, ici ou là une mise
tape-à-l’œil, voire provocante. Comme si nombre d’anciennes élèves de
Mr Davenport, soucieuses de lui rendre hommage, voulaient du même coup
affirmer qu’elles n’étaient plus des collégiennes, mais n’étaient pas pour autant
de jeunes adultes soumises ; à moins qu’elles ne veuillent prouver à leurs pairs,
qu’elles n’avaient pas vus depuis des années, qu’elles étaient encore pleines de
vie, qu’elles n’étaient pas devenues des éteignoirs.
Toujours est-il que malheur et chagrin s’en étaient allés avec les deux
voitures des proches qui suivaient le corbillard.
Le quatuor que Sean et Andy observaient se trouvait à moins d’une
trentaine de mètres ; il incluait Karen, sa mère (car c’était bien sa mère), son
père et une amie volubile, de l’âge des parents, qui les avait accaparés, les
empêchant de regarder autour d’eux, de se retourner vers l’église. Ce dont
Sean était loin de se plaindre.
Karen n’avait rien dans sa mise qui ne fût pas, en principe, de circonstance
– on n’aurait pu lui en reprocher la couleur – mais, en fait, elle avait osé une
paire de bottines noires, un collant noir avec couture, un spencer ajusté en satin
noir, un bibi noir ridicule avec une voilette noire et une jupe anthracite à
froufrous avec laquelle le vent s’en donnait à cœur joie.
Le plus extraordinaire c’était que la mère portait une tenue presque
identique – bottes, collant sombre avec couture, spencer moulant en satin noir,

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jupe courte et chapeau vaporeux. Le haut était un peu différent de celui de la
fille, il faisait encore plus mauvais genre.
Comment ne pas en conclure qu’elles avaient préparé leur coup, et même
couru les magasins ensemble ? Sinon, qui avait pris l’initiative, qui avait copié
qui ? Cela aurait pu avoir son petit côté charmant, mais la différence entre les
deux femmes était que si la fille s’en tirait avec ça – disons que sa tenue ne
passait pas inaperçue, mais elle était assez bien foutue pour se le permettre –,
la mère, la quarantaine bien sonnée, était quant à elle gratinée. Le vent jouait
avec les cheveux noirs et lustrés de la fille. Les cheveux brunâtres de la mère
frisottaient, son visage rond, bouffi, était emplâtré de fond de teint.
Si étrange que cela pût paraître, aucune des deux femmes à cet instant ne
semblait consciente de l’effet produit. Toutes deux riaient d’une boutade lancée
par la quatrième personne. Mère et fille, de temps à autre et en parfaite
simultanéité, taquinaient, coquettes, l’ourlet de leur jupe. On aurait pu les
prendre pour deux sémillantes sœurs jumelles.
Quant au père, c’était une autre affaire. À côté des deux femmes, il avait
tout l’air d’un clochard impénitent. Pas de cravate, pas même une chemise
blanche. Il aurait pu alléguer un brutal : « Je ne me mets pas sur mon trente et
un pour les enterrements. » Ou bien, en cette occasion : « Ce n’était pas mon
directeur. » Mais, outre sa tenue, son visage rebondi et rougeaud que le soleil
traitait sans ménagement, était, lui aussi, à l’abandon.
Il riait à son tour, comme sous l’effet d’une soudaine éruption de joie ou
d’une bouffée d’impudente fierté de se savoir apparenté à ces femmes. Il avait
la face – et Sean et Andy pouvaient repérer cela, même de loin – d’un homme
qui était ivre en arrivant, et qui faisait de son mieux pour être ivre le plus
souvent possible.
« Elle a tout d’une vieille cocotte », déclara Andy.
D’abord, Sean ne répondit rien. Puis il décida d’abonder dans ce sens. « À
qui le dis-tu !
— Et ça, c’est son père ?
— Je le suppose.
— Il a l’air bourré. »
En tout cas, la grande attraction, c’était Karen. Sean la regarda sans
émettre la moindre opinion. Qu’elle fût ou non fringuée comme une pute, le
seul adjectif qui la qualifiait était « jolie ». Jolie, elle l’était aussi à Holmgate,
ces deux dernières années, bien que « jolie » n’appartînt pas au vocabulaire

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d’alors. Pas plus d’ailleurs qu’il n’appartenait au vocabulaire actuel, pas, du
moins, avec Andy Sykes dans les parages, mais c’était l’adjectif qui la
qualifiait.
Et il aurait souhaité que Karen eût porté une tenue plus simple – pour
réfréner sa mère. Il aurait également souhaité que cette quatrième personne
restât avec eux, afin qu’Andy et lui (même si, de toute évidence, Andy avait
d’autres idées en tête) puissent filer en douce. Ils avaient décidé, pour quelque
raison farfelue, de faire une apparition. Histoire de s’amuser un peu ? Histoire
de s’acquitter de leurs devoirs envers Daffy ? Qu’avait-il fait pour eux ? Bref,
ils étaient venus et, maintenant, libre à eux de décamper.
À Holmgate, il avait fait, bien sûr, des avances à Karen. Il n’était pas le
seul. Combien avaient vu pareille entreprise couronnée de succès ? Tout
dépendait, évidemment, de ce que l’on entendait par succès. Mais il n’était pas
le seul en lice. Ses quinze ou seize ans lui semblaient à des années-lumière.
Cela n’avait pas aidé qu’il ne l’eût pas encore perdu, le grand P, du moins
techniquement parlant. Il ne savait pas si elle l’avait perdu, malgré tous ses
flirts. En fait, plus elle flirtait et plus il pensait qu’elle l’avait encore, alors il se
demandait ce qui lui donnerait le plus de chances. Et si elle l’avait perdu et pas
lui ? S’il l’avait perdu (en théorie) et qu’elle l’eût encore ? Et si tous deux
l’avaient encore ? Et si ni l’un ni l’autre ne l’avait plus ?
Cela lui revenait à présent, sur le parvis de St Luke, toutes ces éventualités
se bousculaient dans sa tête. Le vieux Daffy s’était-il rendu compte de tous ces
crépitements de désir, là, sous son nez ?

Un jour, il s’était rendu chez Karen Shield, sur Derwent Road, pour lui
rapporter le sac contenant ses affaires de classe qu’elle avait oublié dans le bus.
Ce n’est que deux arrêts plus tard, au moment où il s’apprêtait à descendre,
qu’il avait remarqué le sac sur le siège de devant. Sinon, quand elle l’avait
frôlé (et Dieu sait qu’elle aimait vous frôler) en se faufilant, avec Cheryl
Hudson et Amina Khan, il l’aurait retenue malgré elle par le poignet et lui
aurait dit : « Tu as oublié quelque chose. »
Mais le sac était là et il savait que c’était à elle, car c’était une imitation
plastique de peau de léopard. Comment peut-on oublier un sac comme ça ?
Une chose était sûre, ce ne serait jamais son cas.
Il était donc descendu à Thorpe Avenue, son arrêt habituel, avec deux sacs.
Et c’est alors que tout était arrivé. Un vrai cadeau du Ciel. Un cadeau du Ciel

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qu’elle ait oublié son sac ! Un cadeau du Ciel qu’il ait été seul dans le bus, et
non pas flanqué de l’omniprésent Andy. Il n’avait pas idée, alors, de la sorte de
cadeau du Ciel dont il s’agissait.
Il se revoyait descendant Thorpe Avenue, s’apprêtant à prendre une
décision, avec deux sacs, dont l’un en simililéopard plutôt embarrassant. Il
revoyait encore le soleil d’octobre percer les nuages et lui sourire.
Le plus correct eût été d’appeler Karen et de lui dire : « J’ai ton sac. Je
peux passer te le rapporter si tu le souhaites. » Cela lui aurait permis de
marquer des points et, qui sait, aurait pu mener à quelque chose. Mais cela ne
faisait-il pas un peu enfant de chœur ? Qui plus est, il n’avait pas son numéro
de téléphone, même si celui-là se trouvait sans doute dans le sac. Tout comme
son portable !
Ou bien, il aurait pu rapporter le sac en classe le lendemain matin et lui
dire calmement : « Voilà ton sac. » Et peut-être même ajouter : « J’ai bien
regardé à l’intérieur. » Il décida que cette option était la moins favorable.
Il regarda pourtant à l’intérieur, là, sur Thorpe Avenue. Ou plus
exactement, il souleva le rabat et aperçut au-dessous une étiquette sur laquelle
était écrit : « Karen Shield, Holmgate School ». Suivait l’adresse. Bon, il savait
déjà qu’elle habitait le lotissement Braithwaite, sur Derwent Road ; à présent,
il connaissait le numéro. Un je-ne-sais-quoi au sujet de l’étiquette l’incita
néanmoins à ne pas fouiller davantage. Une étrange pruderie l’envahit : on
aurait dit l’étiquette d’une fillette beaucoup plus jeune et très différente de
Karen Shield, et il ne voulait rien savoir à son sujet.
Toujours est-il que ses pieds en décidèrent pour lui. Il tourna au coin de la
rue et se dirigea vers le lotissement Braithwaite. Deux arrêts d’autobus, mais
pas bien loin à pied pour peu que vous coupiez par les petites rues.
Il marquerait des points, calcula-t-il, tant avec Karen qu’avec sa mère, à
supposer qu’elle fût là. Et pour peu que la mère de Karen fût à la maison,
Karen ne pourrait que se montrer charmante et reconnaissante envers lui. Mais
peut-être ne songeait-il à la présence de la mère de Karen qu’à l’unique fin de
contrôler son excitation à l’idée que Karen pût réellement se trouver seule chez
elle, inquiète du sort de ce sac qu’elle avait dû stupidement oublier dans
l’autobus.

Il sonna au numéro quinze et, quelques instants plus tard, la mère de Karen
apparut, elle le regarda en clignant des yeux. Sans doute sa déception se lisait-

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elle sur son visage. Mais il devait persévérer.
« Mrs Shield ? J’ai le sac de Karen. » Il le souleva pour étayer ses dires.
« Elle l’a oublié dans l’autobus. »
Il remarqua sa façon de cligner des yeux, il remarqua aussi ses ongles
rouges, sur le bord de la porte entrouverte. Elle cessa ses battements de
paupières et porta sur lui un regard sévère.
« Qui es-tu ? demanda-t-elle lentement, comme si elle venait de se
réveiller.
— Je suis un ami de Karen. De Holmgate. Karen est là ? »
Il avait glissé un coup d’œil à l’intérieur, vers un minuscule couloir et le
bas d’un escalier. Aucun signe, aucun bruit ne suggérait la présence d’une
autre personne.
Mais la mère de Karen était de toute évidence la mère de Karen. Une
version de Karen plus corpulente. Elle portait une robe gris cendré moulante,
mais vaporeuse. En harmonie avec son vernis à ongles. La robe n’était pas très
longue et ce qu’il remarqua avant tout, quand il voulut regarder derrière elle,
ce fut l’une de ses hanches. Alors qu’elle tenait la porte entrouverte, l’autre
était cachée, mais celle-ci, campée en avant, capta curieusement son attention.
L’idée d’une hanche, et même le mot « hanche », lui semblait de l’inédit.
Détail surprenant, cela ne lui était jamais venu à l’esprit quand il pensait à
Karen.
« Elle n’est pas là », répondit Mrs Shield, dont le regard était toujours aussi
sévère. « Karen n’est pas ici. » Le ton était si posé que cela avait presque l’air
d’un mensonge, mais il acquit ainsi la certitude que Mrs Shield était seule.
Karen était descendue de l’autobus moins d’une demi-heure plus tôt pour
rentrer chez elle. C’était un mystère. Et voilà que sa bonne action lui valait
d’être considéré comme suspect !
« La plupart des après-midi, elle passe chez Cheryl Hudson avant de
rentrer à la maison, dit Mrs Shield. Dieu sait ce qu’elles peuvent fabriquer là-
bas. »
Elle le regarda comme s’il était censé être au courant, comme s’il avait dû
lui aussi aller chez Cheryl Hudson. (Que se passait-il là-bas ?) Il eut
l’impression d’être mis sur la sellette. L’impression d’être appelé sur l’estrade
par le professeur, si ce n’est que Mrs Shield n’avait pas l’air d’un professeur et
qu’elle avait beau être la mère de Karen, elle n’avait pas non plus vraiment
l’air d’une mère.

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« Tu dois bien avoir un nom, n’est-ce pas ?
— Sean.
— Sean comment ?
— Sean Wheatley.
— Et ça, c’est le sac de Karen ? »
Voilà qui paraissait une drôle de question, et sans même lui donner le
temps de répondre, elle reprit : « Je reconnais le sac de Karen. »
Elle le regarda d’un air inquisiteur. Ses mains tenaient encore, ou plutôt
tripotaient, le bord de la porte.
« Dis-moi, Sean Wheatley, es-tu venu rapporter le sac de Karen, ou es-tu
venu, en fait, dans l’espoir de voir Karen ? »
La question était insidieuse et il savait qu’il n’y avait pas moyen de
l’esquiver. Il savait que Mrs Shield aurait détecté une réponse peu sincère avec
plus d’acuité que n’importe quel professeur.
« Les deux, Mrs Shield. Surtout pour voir Karen. »
Elle le regarda à nouveau longuement.
« Bon, tu ferais mieux d’entrer et de l’attendre ici . »
Il ne savait plus trop où il en était : au cas où Karen serait passée chez
Cheryl Hudson, combien de temps devrait-il attendre ? Voulait-il attendre ? Par
ailleurs, il se rendait plus ou moins compte que se contenter de déposer le sac
et repartir eût été une grosse erreur.
Elle referma la porte derrière lui. Il y avait la vague odeur de ce qu’il
appelait en son for intérieur « l’odeur de chez les autres ». Elle était différente
dans chaque maison, et il vous était impossible d’en déduire au juste la
composition. Ce devait être un mélange de Mrs Shield et de Karen.
À présent que la porte était fermée, Karen paraissait tout à coup bien loin,
même s’il était pour la première fois chez elle et même s’il avait à la main son
sac en imitation léopard.
« Par ici », dit Mrs Shield.
Il y avait une petite salle de séjour, en désordre, comme toutes les salles de
séjour, avec une table basse en verre. Il savait que souvent, chez les gens
(comme parfois chez lui), il y avait une bouteille ouverte sur la table basse,
même l’après-midi. Mais il ne voyait pas de bouteille. La télé était allumée
mais le son avait été baissé. Sans doute avait-elle pris cette précaution avant
d’aller ouvrir la porte. L’image sur l’écran était à peine visible en raison du
soleil qui entrait à flots à travers la fenêtre. Dehors les nuages avaient disparu.

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Il resta debout près de la table basse, auréolé d’une politesse qui rivalisait
avec l’éblouissant éclat du soleil. Il avait appris que, chez les gens, on ne doit
pas s’asseoir avant d’en avoir été prié.
« Alors, Sean », dit-elle en respirant bien à fond. Puis elle s’arrêta. « Nom
de Dieu, on n’y voit rien ici, ce soleil est aveuglant, tu ne trouves pas ? »
Elle se tourna. Pour la première fois, elle avait bougé brusquement,
spontanément, telle une gamine ou presque. Elle tira les rideaux ; de couleur
jaune pâle, ils laissaient malgré tout filtrer une lumière blonde. Pour les fermer,
elle mit un genou sur le canapé et leva le bras. Il entrevit un talon nu et, à
nouveau, bien en évidence, ses hanches. Les deux, cette fois.
À l’instant où elle se retourna, un sourire gêné flotta sur son visage en
constatant sa propre agilité. Cela la fit paraître plus jeune, encore moins en âge
d’être mère, on eût été loin de lui donner les trente-cinq ans bien sonnés
qu’elle devait avoir.
Elle alla droit vers l’endroit où il se tenait, docile. Soudain, l’odeur et
l’haleine de Mrs Shield l’enveloppèrent, sans qu’il pût détecter la moindre
trace d’alcool.
« Alors, Sean, ça fait combien de temps que Karen et toi vous êtes amis ?
J’entends amis, pas juste camarades de classe. »
Une fois de plus, elle ne lui donna pas le temps de répondre. D’une main,
elle descendit la fermeture éclair de sa braguette, puis elle glissa l’autre à
l’intérieur, tel un pickpocket volant un portefeuille.
« Tu bandes, Sean ? Tu bandes tout le temps ? »
À présent, il était, littéralement, entre ses mains.
De silencieuses secondes s’écoulèrent. Il fallait tenir compte d’un point de
détail : et si Karen rentrait à l’improviste ? Mais cela paraissait, pour une
raison ou une autre, hors de propos, ou déjà prévu. Mrs Shield savait
pertinemment ce qu’elle faisait, même si elle lui demanda, comme s’il avait
son mot à dire : « Alors, à ton avis, que devrions-nous faire maintenant, Sean ?
Oui, à ton avis, que devrions-nous faire ? Peut-être que tu devrais te
débarrasser de ces sacs. »
Elle laissa sa main là où elle était, le temps qu’il obtempère.
« Je pense que nous devrions aller jusqu’au bout, tu ne trouves pas ?
Jusqu’au bout. Tu peux attendre une minute ? »
Attendre !

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Elle retira sa main et, tout aussi dextrement qu’elle avait tiré les rideaux,
elle sortit de la pièce, avant de réapparaître avec une grande serviette de toilette
qu’elle étendit sur le canapé.
L’affaire fut vite expédiée. Comment eût-il pu en être autrement ?
Attendre, tu parles !
Mais après ça, elle avait eu la bonté – à supposer que ce fût le mot qui
convenait – de simplement rester allongée près de lui un moment, l’entourant
de ses bras, à moins que ce ne fût plutôt lui qui l’entourât des siens. Il avait
senti sa propre fragilité face à sa corpulence – à supposer encore que ce fût le
mot qui convenait. Il avait affaire à une femme en pleine maturité, accomplie,
telle qu’aucune lycéenne ne pourrait jamais l’être. Il aurait voulu le lui dire,
mais ne savait ni comment le faire, ni si ce serait avisé. Il aurait voulu la
remercier, lui faire des compliments, lui exprimer sa reconnaissance
émerveillée, mais il n’avait pas la moindre idée de la façon de s’y prendre. Ce
qu’il aurait dû dire – il le savait maintenant, ici, sur le parvis de St Luke –,
c’est qu’elle était belle.
Dans le demi-jour qui filtrait entre les rideaux, il essaya, tentative absurde,
de se repérer. Où était l’est ? Où était l’ouest ? Quelle était l’exposition de la
fenêtre ? Où se trouvait Craig Road où il habitait ? Où se trouvaient Holmgate
School, la mairie ? Et Tesco’s, et Skelby Moor ? Dire que quelques minutes
plus tôt, il sonnait à une porte, un cartable en imitation léopard à la main. Dire
que moins d’une heure plus tôt, il était assis dans un autobus, le 6.
Pour finir, comme si un minuteur avait déterminé la durée qui convenait,
elle bougea, se dégagea, l’embrassa, juste une bise, sur la joue, et lui fit
comprendre qu’ils feraient bien de se rajuster.
Avait-elle déjà fait ça ? Était-ce une de ses habitudes ? Il était certain
qu’elle savait qu’il n’avait jamais rien fait de ce genre, et non moins certain
qu’il ne referait jamais, du moins dans un sens, quelque chose de ce genre.
« Fais gaffe », dit-elle avant qu’il ne parte, ayant repris son air sévère.
« Pas un mot à qui que ce soit. » Et tandis qu’il acquiesçait avec gravité, elle
ajouta, plantant les yeux dans les siens : « Méfie-toi, il y va de ta vie. »
« N’oublie pas ton sac. Oh ! Je m’appelle Deborah. Pour ta gouverne. »
Il comprit par la suite qu’elle avait mis son veto à toute tentative de sa part
visant à aller plus loin avec Karen. Elle l’avait à la fois armé et désarmé. Il
regardait désormais Karen avec une sorte de pitié.

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L’allée humide luisait au soleil. La quatrième personne, qui que ce fût,
sembla s’éloigner. Les trois autres se tournèrent pour regarder autour d’eux, et
la fille, qui les avait reconnus, plaqua soudain sa main sur sa bouche, surprise.
Elle écarquilla les yeux. Elle écarta la main et, vu la distance, ils devinèrent
plutôt qu’ils n’entendirent ou ne lurent sur ses lèvres ce qu’elle disait.
« Tiens, tiens ! Regarde qui est là ! »
Elle en faisait une telle affaire qu’il ne remarqua pas l’expression sur le
visage de la mère. Ou il ne voulut pas regarder le visage de la mère, emplâtré
de fond de teint. Pas plus que celui du père. Le visage de Karen était le seul
que vous aviez envie de regarder.
La mère. Il connaissait son nom.
Maintenant tous trois se dirigeaient vers eux et Andy disait en secouant sa
cigarette : « Franchement, j’aime pas beaucoup les tiennes. »
Il n’avait pas envie de la regarder, mais il eût souhaité qu’il existât un
signe secret qui lui permît, sans croiser son regard, de lui faire savoir qu’il n’en
avait jamais rien dit à qui que ce soit, ni à Holmgate, ni à Wainwright. D’autres
mecs auraient pu, tôt ou tard, ne pas tenir leur langue. « J’ai baisé sa mère. » Il
n’en avait jamais soufflé mot. Et surtout pas à son meilleur copain, Andy
Sykes, ici présent, qui ouvrait des yeux ronds comme des soucoupes.
Un signe. Afin qu’à cet égard du moins elle ne se sente pas humiliée.
N’était-ce pas assez, qu’elle ait l’air ravagée – une ruine peinturlurée,
pomponnée, ce qui ne faisait qu’aggraver les dégâts ? Mais qui sait si elle-
même s’en rendait compte ? Qui sait si elle-même ne se voyait pas comme le
portrait de sa fille ?
Il n’était pas trop sûr de la façon dont il s’en tirerait. Éviter de la regarder
relevait de la couardise. Devaient-ils en passer par les poignées de main, les
étreintes, les embrassades, ces étranges effusions prétendument adultes, bien
que d’une sensiblerie puérile ?
« C’est une vraie catastrophe, tu trouves pas ?
— La ferme, Andy, ils vont t’entendre. » Pendant quelques instants, il
détesta Andy.
« Tandis qu’elle ! » Andy bombait le torse, roulant les épaules. « Et elle a
personne dans sa vie, tu dis ? »
Il regarda le père. Impossible qu’il ait jamais su, sinon lui, Sean, l’aurait
flairé, et comment ! Impossible aussi que Karen l’ait jamais su, il en était sûr.
Sinon, elle ne réagirait pas de façon aussi spontanée.

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Pendant quelques instants, alors qu’elle s’approchait, il détesta aussi Karen
Shield. Intensément. Parce qu’elle était superbe et qu’à côté d’elle sa mère
paraissait ridicule.
« Waouh ! » s’exclama Andy, de toute évidence au sujet de Karen. Puis il
ajouta : « C’est vraiment sa mère ?
— Oui », répondit-il avec une certitude qu’il réprouva. Il laissa tomber sa
cigarette et l’écrasa. « Eh bien, mon cher Andy, que ça te serve de leçon. »
Il lui fallut le dire vite, à mi-voix, sans prendre le temps d’expliquer ce
qu’il entendait par là, si tant est que lui-même le sût. Même s’il pensait,
rapidement, cruellement, à la façon dont il aurait pu en dire plus long.
Karen arriva devant eux, affublée de son bibi irrésistible.
« Sean Wheatley et Andy Sykes ! Encore ensemble après toutes ces
années ! »
Il avait toujours eu une ou deux longueurs d’avance sur Andy ; à présent, il
avait l’impression d’avoir le double de son âge. Il avait presque l’impression
d’être comme le vieux Daffy, sur l’estrade à la réunion du matin, leur donnant
de bons conseils, leur disant ce que l’avenir leur réservait.
« Tu bandes, Sean ? » Il entendrait ces mots jusqu’à son dernier souffle.
Karen ouvrait les bras comme pour les serrer contre elle, tels deux fils
prodigues.
« Tu leur cours après, Andy, aurait-il pu dire. Elles te font bander, tu fais
des parties de jambes en l’air avec elles et, à la fin, tu les épouses. Et, des
années plus tard, regarde avec quoi tu te retrouves. Alors, mon gars, que ça te
serve de leçon. »

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FAUTE DE GRIVES...

Faute de grives... Et même pas de merles...


Elle s’en est allée. Elle a passé la nuit et elle s’en est allée. Mais une partie
de « mes moments », du moins telles que je conçois les choses – je n’ose
même pas considérer cela comme « nos moments » –, est le temps qu’il lui faut
pour aller du pas de la porte au coin de la rue, pas plus d’une minute, le temps
durant lequel, depuis la fenêtre, je la vois devenir de plus en plus petite. Jamais
elle ne se retourne. Sans doute devine-t-elle que je la suis du regard. Je ne le lui
ai jamais dit. Le lui dire serait lui donner des armes – pour mon éventuelle
destruction. Ça me pend au nez, c’est clair.
Ne lui donne pas d’armes. Toutefois, si tu affectes d’être calme, serein, tu
ne feras que lui fournir l’excuse dont elle a besoin.
Elle s’appelle Tanya. Rien que la regarder s’éloigner est déjà quelque
chose. C’est une sorte d’entraînement – mais je ne m’étendrai pas là-dessus.
Tu as bu le contenu du verre, me dis-je, tu devras attendre qu’on te le
remplisse, mais il reste encore cette dernière goutte. Ne la gaspille pas.
Je me mets à la fenêtre. C’est une rue tranquille. Elle la traverse suivant
une longue trajectoire oblique, un tir au but entre les voitures en stationnement.
Parvenue à la grand-rue, elle disparaît, mais je reste sans doute une minute de
plus, comme si je voyais à travers les murs. Rien que de l’imaginer marchant
sur le trottoir, descendant dans le métro, c’est quelque chose. Rien que
d’imaginer qu’elle existe, c’est quelque chose, et peut-être tout ce qui me
restera un jour, n’importe quel jour à présent.
Elle disparaît, je ne bouge pas. Dans ma tête, il y a déjà l’image d’une
femme au manteau rouge, assise dans le métro. La femme que vous remarquez
sitôt que vous montez et dont vous ne pouvez détacher votre regard. Il en va de
même pour tous les hommes qui se trouvent dans le wagon, mais je ne pense
pas aux autres hommes. Elle s’assied, l’air d’être totalement inconsciente de ce

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flux d’attention, à croire qu’elle serait étonnée, embarrassée, dussiez-vous
seulement en évoquer la possibilité. Et en même temps, elle en paraissait
parfaitement et nonchalamment consciente, comme si cela faisait partie de la
vie. Je veux tendre le bras et la toucher, mais pas à la façon d’un jeune homme.
Je veux poser la main au sommet de son crâne et lui dire : « Restez telle que
vous êtes, pour toujours. Qu’il ne vous arrive jamais aucun mal. » Parfaite
absurdité, quand elle a le pouvoir de me détruire.
Faute de grives... ? Mais la vie n’est-elle pas faite de pis-aller ? Ne devrais-
je pas être là à remercier, à prier le Ciel ?
Comme disait ma mère : « Toutes les bonnes choses ont une fin. » Sans
doute toutes les mères le disent-elles. Comme si le pire scénario qu’elle
prévoyait pour moi, c’était une tragédie où les bonnes choses ne seraient pas
constamment à disposition. Môme gâté pourri, va ! Elle devait avoir lu sur
mon visage mon cruel désarroi quand des vacances au bord de la mer ou même
une belle journée ensoleillée touchaient à leur fin.
Coucou, c’est là, coucou, y a plus rien. Un coup, vous voyez la bonne
chose, un coup, vous ne la voyez plus. Mais à présent, je sais que ce n’est pas
aussi simple que ça. Dieu merci.
Mon père était un ecclésiastique, un homme de Dieu. Durant la guerre, il
avait été aumônier dans la RAF. Ce n’était pas une façon de se soustraire à ses
obligations militaires : il participait à des raids aériens. Mais si les autres
pouvaient se permettre de craquer, lui ne le pouvait pas. Il devait les
encourager. Il n’en parlait jamais beaucoup, mais il me dit un jour : « Crois-
moi, Eric, il y en a eu des prières, et je n’y étais pour rien. »
Plus tard, à cause de mon père, je me disais que des tas de bonnes choses
étaient mauvaises – ou plutôt, je pensais au tréfonds de moi-même que des tas
de mauvaises choses étaient bonnes. En tout cas, je me disais : un jour, Dieu
me punira, il me punira, c’est sûr. Et il me punira sûrement parce que je ne
crois pas en lui.
Et pourtant, il ne m’a jamais puni. Et, pendant ce temps, ma mère
dispensait son baume habituel : « Toutes les bonnes choses ont une fin. » Et
moi de me demander parfois si elle croyait en Dieu.
Et me voilà, à présent, en train de regarder quelqu’un qui n’est plus là, et
de répéter une prière silencieuse : s’il vous plaît, mon Dieu, faites qu’il y ait
encore une fois, encore une semaine. Et que penserait mon défunt père si –
comme Dieu est censé le faire – il pouvait voir la moindre de mes actions, s’il

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pouvait me voir, comme ce sera bientôt le cas, monter dans la chambre et
toucher les draps encore froissés, à peine tièdes ? Prendre un oreiller et le
presser contre mon visage.

Je suis ostéopathe. C’est mon boulot de poser les mains sur les gens, de les
manipuler, hommes et femmes. Mais jamais, au grand jamais... Jusqu’à ce jour.
Il existe des professions – maître de conférences, ostéopathe – qui doivent
éveiller les craintes spécifiques des épouses, mais ma femme, Anthea, n’eut
jamais de raison d’en avoir, pas plus que je n’en eus, moi, de la tromper. Je ne
suis pas sans savoir – il ne s’agit là que de pure vigilance, et non de vanité –
que certaines patientes, voire certains patients, ne viennent pas me trouver pour
leurs seuls problèmes de dos. Mais la pendule, le temps imparti à chaque
séance, me sauve. La séance est finie, à la prochaine fois. Et bien sûr, libre à
moi de dire (« toutes les bonnes choses... ») qu’il n’y aura pas de prochaine
fois.
Mais mon épouse est morte. Il y a près de trois ans. Un problème d’ordre
neurologique. Mon champ d’action est proche du neurologique, mais je ne suis
pas neurologue et il n’y avait rien que je puisse faire pour elle. Ni rien non
plus, s’avéra-t-il, que les neurologues puissent faire pour elle.
Je voulais mourir. Je ne vais pas jouer la comédie. Je voulais mourir avant
même qu’elle ne meure – pour m’épargner de faire face à la réalité de sa mort.
Je priais. Et après sa mort, je voulais mourir et redoublais d’insistance dans
mes prières pour qu’il en fût ainsi.
Ma vie était finie. Je faisais tout comme un automate. Une année, deux
années. Pour m’aider à me ressaisir, je pensais à mes parents, à la façon dont
ils avaient survécu à la guerre. Rien que de mauvaises choses. Personne ne dit
jamais ça. Mon père est mort il y a quinze ans, et ma mère à peine six mois
plus tard. Il y avait des raisons médicales, certes, mais je pense qu’elle est tout
simplement morte de la mort de mon père. Et je voulais qu’il en advînt ainsi
pour moi. J’attendais ça, je faisais des vœux pour que ça arrive, mais j’ai une
santé de fer.
J’ai bien failli faire en sorte que ça arrive, mais je suis un couard.

Puis il y eut Tanya. Ou, pour dire les choses autrement : j’ai craqué. En
tout cas, j’ai craqué durant l’exercice de ma profession.
Douleur dans le bas du dos. Il y en a tellement autour de nous. Bénie soit
sa douleur dans le bas du dos. Béni soit le bas de son dos. Béni soit le fait que
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chez quelqu’un d’aussi jeune ce mal ait été aisément guérissable, et que j’aie
pu le guérir. Je pouvais être son magicien. Son magicien !
« Ça y est, dis-je. Il semblerait que tout soit rentré dans l’ordre. »
Et voici que des larmes coulèrent sur mon visage en lisant sur le sien sa
joie sans partage d’avoir été guérie en un tournemain – il y avait même eu le
petit bruit sec d’une vertèbre rappelée à l’ordre – et d’avoir ainsi évité, du
moins en étais-je persuadé, d’autres souffrances et une attente interminable sur
les listes du National Health Service.
Et parce que c’était la plus belle créature que j’aie jamais vue et que très
vite, si je ne me retenais pas, je le lui aurais sans doute dit. Et parce que je
craquais...
Et parce que si Anthea m’observait, comme Dieu est censé nous observer,
je me disais qu’elle pourrait ne pas souhaiter me punir, ni me faire des
reproches. Qui sait même si elle ne se dirait pas : il est temps, Eric, grand
temps que quelque chose de ce genre t’arrive. Je m’en réjouis pour toi. Vas-y,
Eric, saisis au vol ce que tu peux.
En vérité, je ne le pensais même pas. Je suis sûr que j’entendis réellement
Anthea murmurer à mon oreille : « Désormais, je n’aurai plus à m’inquiéter,
Eric, mon cœur ne saignera plus autant pour toi. Mais, nom de Dieu, arrête de
chialer, arrête de te donner en spectacle. C’est la vie, il s’en passe, des choses !
Et tu n’es pas encore un désastre, tu es encore bel homme. Franchement, Eric,
je suis étonnée, mais contente que rien de ce genre ne soit arrivé de mon
vivant. À présent, tu es un homme libre. Moi, je suis morte, pas toi. Allez, vas-
y, ne sois pas un foutu couard. »
Tout ça comme si elle était à mes côtés, alors qu’en fait des larmes
roulaient lâchement sur mon visage et qu’une femme en petite tenue, d’une
santé et d’une beauté resplendissantes, et qui avait moins de la moitié de mon
âge, était encore allongée sur la table d’examen et que je disais : « Je vous
demande pardon, vraiment pardon. Je pensais à ma défunte épouse. Je suis
franchement désolé. Mais votre problème est résolu. Vous n’avez vraiment pas
besoin de me revoir, mais accepteriez-vous, pourriez-vous me faire l’honneur
(où diable avais-je pêché cette phrase ?) de dîner ce soir avec moi ? »
Je n’allai pas jusqu’à croire qu’elle était persuadée – malgré ce léger
craquement – que j’étais Mr Magic. Avec un visage ruisselant de larmes ?
Peut-être que pour certaines femmes le charme, si tant est que j’en aie, s’allie à

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une discrète vulnérabilité. Mais on ne pouvait guère parler de vulnérabilité, si
discrète fût-elle.
S’agissait-il de corruption flagrante ? De quelque manigance de ma part ?
Je m’en moque. Étais-je sur le point de dire (certains hommes sont coutumiers
du fait) : « Si vous voulez bien dîner avec moi, j’oublierai mes honoraires » ?
Ou, sans même lui donner le temps de répondre, étais-je prêt à me retirer toute
crédibilité en disant : « Je vous demande vraiment pardon mais, s’il vous plaît,
laissez tomber, oubliez tout ça. »
Le fait est qu’elle dit avec un sourire ingénu, fugace : « Volontiers. » Le
fait est qu’elle prit la boîte de Kleenex que je garde à portée de main pour de
rares patients émotifs (je m’y connais un peu en troubles psychosomatiques) et
qu’elle m’en tendit plusieurs à la fois. « Prenez ça », dit-elle.
Le fait est que nous dînâmes ce soir-là chez Zeppo, précisément le
restaurant où Anthea et moi avions nos habitudes – et où je continuai à me
dire : Anthea m’adjure d’y aller, tout cela est sous son égide. Et c’était
évidemment Anthea qui m’avait prévenu quelques heures plus tôt : « Ne
cherche pas un endroit qui te semble son genre d’endroit, un endroit jeune, ne
sois pas stupide, tiens-t’en à ce que tu connais. »
Et le fait est qu’elle – j’entends Tanya – sortit de ma chambre (ma
chambre !) au petit matin pour rentrer chez elle, puis se rendre à son travail. Il
n’était pas encore sept heures. Elle ne voulait pas de petit déjeuner. Et je me
dis : bien sûr – elle part, elle s’en va, c’est fini. Mais pendant qu’elle
s’apprêtait à s’en aller, en me suppliant de ne pas me lever, je posai la question
absurde et fatale : « Est-ce que je te reverrai ? » Et elle répondit de cette même
voix claire : « Pourquoi pas ? »
Jamais je n’aurais imaginé voir cela. Un corps jeune et pâle se coulant dans
la pénombre de ma chambre, telle une de ces créatures entrevues dans une
forêt.
Et bien sûr, je me suis levé. Et bien sûr, je suis descendu, en peignoir, et me
suis mis à la fenêtre, où je suis à présent. Ne fût-ce que pour me dire que
c’était bien chez moi et que c’était bien arrivé.

Faute de grives... ? Cela fait donc près de deux mois que ça dure. Je ne suis
pas aveugle. En fait, je ne suis pas idiot. Cela ne saurait durer. Deux mois, c’est
déjà au-delà de toute attente raisonnable – quelle qu’elle soit. Est-ce de la
pitié ? De la charité ? Une façon de se distraire ? De la curiosité ? Peu

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m’importe. Je ne pose pas de questions. Du moment qu’elle vient. Elle a le
pouvoir de me détruire à tout instant, et peut-être faut-il y voir la raison même
de ses visites : le frisson de savoir qu’une autre âme humaine est en suspens au
bout de ses doigts, un frisson qui, chez quelqu’un d’aussi jeune (elle a vingt-
six ans), n’est pas bridé par la conscience, un frisson qui, sitôt consommé,
s’évanouit à jamais. Un jour, elle ouvrira les doigts. Là ! Tel le petit bruit sec
d’une vertèbre rappelée à l’ordre.
Je n’ose pas croire qu’elle vienne pour quelque chose que je lui donne.
Qu’est-ce que cela pourrait être ? Quelque chose qu’elle trouve en moi et nulle
part ailleurs et qui mérite au moins une malheureuse nuit sur sept, désormais
devenue presque routine ? Je sais qu’elle a un copain – un copain attitré. Il
s’appelle Nathan. Je ne demande rien. Je n’imagine rien. Mais elle parle
librement de lui et sans qu’on le lui demande, ce qui me donne à croire qu’elle
doit faire de même avec lui à mon sujet. Il n’y a eu ni répercussions, ni coups
de téléphone, ni drames. J’ignore comment Nathan prend les choses, à savoir
qu’elle partage ce petit bout de vie avec moi, un homme qui a le double de son
âge. Peut-être se dit-il : s’il faut en passer par là... ne faisons pas de vagues.
Peut-être verrais-je les choses comme ça si j’étais à sa place. Sans doute se dit-
il : faute de grives... Ou, dans son cas, après tout, juste une aile en moins...
Tanya.
Elle seule le sait. Ou peut-être ne le sait-elle pas. Elle m’observe parfois
d’un regard serein, limpide, comme si elle ne savait ni mettre en doute, ni
évaluer quoi que ce soit. Chez moi, elle contemple des bibelots, des tableaux
accrochés aux murs, l’air de n’avoir aucune idée de la façon dont on rassemble
ce genre de choses, dont on réunit des collections. Il y a belle lurette que j’ai
commencé à accepter, même s’il fut un temps où j’étais jeune, que les jeunes
sont un mystère, une espèce différente. Disons plutôt que les gens sont un
mystère, un point c’est tout. Vous pouvez comprendre, voire rectifier leur
ossature – chacun de nous vient au monde avec un squelette –, mais en quoi
cela vous concerne-t-il ?
Ce ne saurait être parce qu’elle m’est encore reconnaissante pour son dos.
Son dos ! Ce sera la dernière chose qu’un jour, debout derrière ma fenêtre, je
verrai d’elle.
Je ne lui parle pas d’Anthea. Je ne lui raconte pas les histoires derrière ces
bibelots qu’elle inspecte, l’air absent. Je suis comme mon père qui, lui, ne

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parlait jamais de la guerre. Vous ne voulez pas savoir. Elle ne pose pas de
questions.
Voilà pourquoi je ne lui mentionne pas ce fait des plus étranges, avéré
depuis près de deux mois (et en quoi cela m’aiderait-il de le lui mentionner ?),
à savoir que, quand elle est présente, ma femme l’est aussi. Que, depuis que
tout cela a commencé, j’ai senti ma femme revenir vers moi, au bout de trois
ans, comme si (et ça en a parfois tout l’air) elle n’était jamais partie.
T’en fais pas, Eric, c’est très bien comme ça. Je la sens à mes côtés, à cet
instant, près de la fenêtre. Je l’entends dire : « J’espère qu’elle va revenir. »
Faute de grives... ? Des merles... ? Non, il ne peut s’agir que de grives. Rien
que des grives. Et je me contenterais même de leur carcasse. Je serais non
moins joyeux, non moins terrifié, non moins reconnaissant. Certains hommes,
aussi seuls que moi, pourraient, à l’occasion, avoir recours à des prostituées et
le feraient, honteux, la mort dans l’âme, cherchant moins à pratiquer ou à faire
pratiquer sur eux certains actes qu’à sentir la proche et douce tiédeur d’une
chair féminine. Peut-être se rendent-ils à quelque triste rendez-vous
hebdomadaire dont ils finissent par devenir dépendants.
Tel n’est pas mon cas, même si je peux voir une certaine similitude. Je ne
la paie pas, je ne lui offre rien, je l’invite juste à dîner. Quoi qu’il en soit, s’il le
fallait – une carcasse ! – je viderais chaque fois mon portefeuille !
De là où je me trouve à cet instant, je peux voir la plaque en cuivre sur le
stuc blanc du porche (d’après Anthea, ça nous donnait l’air d’être une
ambassade), elle me dit qui je suis et ce que je fais. Il m’arrive de mettre fin à
des souffrances. Regarder partir de chez moi, soudain revigorés « jusqu’à la
moelle des os », des êtres que je ne reverrai jamais a été l’une des joies et l’un
des privilèges de ma profession.
Elle est assise dans un wagon de métro londonien, elle n’a plus à s’asseoir
avec précaution à cause de son dos. C’est de l’histoire ancienne, qui sait même
si elle se souvient de ce qu’elle ressentait ? Vingt-six ans, c’est la moitié de
mon âge, mais elle n’est plus assez jeune pour se permettre de faire à jamais
l’école buissonnière. Plus assez jeune pour vouloir rentrer dans le droit chemin
et en avoir le courage ou la dureté nécessaires.
Je sais que ça finira, bien sûr que ça finira. Le jour viendra. Et quand il
viendra, je tiens un autre malheur pour non moins certain. Cette impression
qu’Anthea est avec moi, qu’elle se réjouit pour moi, qu’elle m’encourage
même, cette impression d’être entouré du cocon de sa générosité et qu’elle n’a

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plus à se lamenter pour moi, enfermé que je suis dans cette glaciale bulle de
vie, disparaîtra elle aussi. Je ne sentirai plus sa présence, je n’entendrai plus sa
voix dans mon oreille. Je ne serai plus qu’un autre homme perdu, qui chaque
semaine va fidèlement marmonner quelques mots à une stèle sans jamais
recevoir de réponse.

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GRÂCE RÉDEMPTRICE

Le Dr Shah n’avait jamais cessé de raconter l’histoire. « Je suis tout aussi


anglais que vous », pouvait-il dire en guise d’introduction. « Je suis né à
Battersea. » Ou, provocateur : « Ma mère était aussi blanche que vous. Vous ne
me croyez pas ? »
Lorsqu’il était jeune médecin, même si le National Health était déjà inondé
(selon sa propre expression) de visages noirs ou bruns, il n’était pas rare que
des patients se mettent en rogne de se voir traiter par un médecin asiatique, ou
de type asiatique. Ce genre de choses pouvait encore arriver, mais maintenant,
son expérience, son excellente réputation de médecin consultant et son sourire
charmeur dissipaient, en général, tout nuage. Cependant, l’histoire était
toujours là, dans ses moindres détails, tout comme le plaisir qu’il prenait à la
raconter une fois de plus.
Compte tenu du temps qu’il passait à la raconter, il avait tendance, ces
jours-ci, à la garder pour les visites de suivi médical, quand le patient était en
voie de guérison, la réservant au créneau d’une demi-heure où il n’y avait pas
grand-chose d’autre à dire. Il en était même arrivé à regarder cela tout
simplement comme sa façon de prendre congé de ses patients. Une ordonnance
finale. Même si cela n’avait rien à voir, au sens clinique, avec la cardiologie.
« Non, je ne suis jamais allé en Inde. Sans doute même n’irai-je jamais.
Mais mon père y est né... »
L’histoire n’avait rien perdu de sa force, d’autant plus que son père n’était
plus de ce monde et que sa mère et lui-même le pleuraient. Moins d’un an plus
tôt, il avait étreint son père pour la dernière fois, façon de parler, vu le triste
état dans lequel l’homme se trouvait. Il l’avait serré contre lui et il avait eu
l’impression aussi bizarre qu’éphémère de serrer l’Inde contre lui. Il avait dit à
sa mère : « Ils s’efforcent de le soulager, ils le préparent, il ne souffrira pas. »

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Son père n’était pas un de ses patients mais, bien sûr, le Dr Shah
connaissait ce genre de choses. Pendant un moment, il avait complètement
oublié que sa mère (et cela tenait une grande place dans le récit) était autrefois
infirmière.
En tant que médecin, le chagrin n’aurait pas dû l’atteindre, mais il ne fut
toutefois pas étonné de constater combien l’absence de son père, un mystère
qui ne relevait pas de la science médicale, le dépassait, l’affectait.
« Mon père est né en Inde, disait-il, à Poona, en 1925. Tout cela, j’en suis
sûr, vous paraîtra de l’histoire ancienne. À l’époque, l’Inde était, bien entendu,
sous la domination britannique. Nous gouvernions. » Et le Dr Shah d’y aller
d’un petit sourire. « Il était issu d’une de ces familles qui vénéraient les
Anglais. Il avait reçu une meilleure éducation que celle de bien des garçons de
son époque nés à Birmingham ou à Bradford. Ou à Battersea. Ajoutons qu’il
parlait également un meilleur anglais. »
Et le sourire de devenir de plus en plus large.
« Oui, je sais, beaucoup d’Indiens ne portaient pas les Anglais dans leur
cœur. Tant s’en faut ! Mais quand la guerre éclata en 1939, mon père, dès qu’il
en eut l’âge, s’engagea sans hésiter dans l’armée indienne pour combattre aux
côtés des troupes britanniques. Nombre d’Indiens virent les choses autrement.
Nombre d’Indiens voulurent se battre contre les Anglais. Bien sûr, je n’avais
pas droit à la parole dans ce genre de discussions, d’ailleurs, je n’étais même
pas encore de ce monde. Mon père s’appelait Ranjit. Comme vous n’êtes pas
sans le savoir, c’est également mon nom.
« C’est ainsi qu’un jour, il se retrouva sur un navire qui acheminait des
troupes vers l’Italie, destination la plus fréquente pour les soldats indiens
envoyés en Europe. En fait, j’aurais aussi bien pu être italien, j’aurais aussi
bien pu vous raconter ça à Naples ou à Rome. Songez-y.
« Mais en raison d’un de ces contretemps dont les guerres ont le secret – ils
durent changer de bateau –, l’unité de mon père se retrouva en Angleterre au
printemps 1944, où l’on décida que, plutôt que de les renvoyer en Italie, on les
entraînerait en vue du débarquement en France. »
Ici, le Dr Shah semblait faire une pause, comme pour laisser son histoire le
rattraper.
« L’Angleterre. Un camp dans le Dorset, pour être précis, non loin de
Sturminster Newton. À vrai dire, mon père n’en croyait pas sa chance. Il avait
été élevé dans la vénération de tout ce qui était anglais. Il parlait anglais, un

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bon anglais, et pas un mot d’italien. Et le voilà en pleine campagne anglaise,
au printemps – cottages aux toits de chaume, primevères, campanules, tout ce
qu’il ne connaissait jusqu’ici que par les livres. S’étant même offert un vélo, il
filait bon train à travers les petites routes du coin. »
Et le Dr Shah d’y aller d’un petit haussement d’épaules bienveillant.
« Non, je n’y crois pas vraiment moi non plus. Je ne crois pas que cela ait
pu être si drôle pour des soldats indiens de se retrouver dans le Dorset en 1944.
Il vous suffit d’y réfléchir. Je ne fais que vous rapporter ce que mon père m’a
raconté. Il appelait ça de la chance, lui.
« Ce ne fut pas non plus le seul coup de chance, même si vous vous dites
que le coup de chance n’en était pas un. Il participa au Débarquement. Il fut
même l’un des rares soldats indiens à y participer. Il servit les Anglais durant
leur guerre. Corps et âme, diriez-vous. Arrivé avec cette flotte
impressionnante, il repartit très vite par bateau et fut tout aussi vite expédié
dans un hôpital militaire, ici à Londres, où tous les patients étaient gravement
blessés à la jambe, voire aux deux jambes.
« J’ignore les détails. C’était quelque part en Normandie, non loin des
plages, je ne suis pas sûr d’ailleurs que lui-même l’ait su. Tout ce qu’il put
dire, c’était : “J’ai été fauché par un obus.” Un jour, il dit : “J’ai été fauché par
un obus et j’ai cru que j’étais mort.” Et il alla encore un peu plus loin. “J’ai cru
que j’avais explosé, et que j’étais revenu en un seul morceau, mais en tant que
quelqu’un d’autre.” Ce n’est, bien sûr, pas possible d’un point de vue
physiologique. En ma qualité de médecin, je ne puis me livrer à des
commentaires à ce sujet. Mais, d’autre part... ne transplantons-nous pas des
cœurs ? »
Et le Dr Shah de sourire.
« Il se retrouva dans le service d’orthopédie ou, pour appeler un chat un
chat, le service d’amputation, même si personne, je présume, ne l’aurait appelé
ainsi. Le bon côté des choses, c’était que mieux valait sans doute se faire
amputer d’une jambe ici, à Londres, plutôt que là-bas, en France, au cœur de
l’action, même si, à mon avis, quand il faut amputer, il est important d’agir
vite. Détail essentiel : il était le seul Indien, le seul homme à la peau mate à
occuper un de ces lits. Ce n’était pas un avantage, pourriez-vous penser, mais
attendez.
« Je n’ai jamais coupé de jambe. Comme vous le savez, cela n’entre pas
dans ma spécialité. Mais comme chacun sait, il s’agit là d’un ultime recours,

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même si c’est parfois la seule façon de sauver une vie. Et je parle d’il y a plus
de soixante ans et de patients susceptibles de présenter d’autres blessures tout
aussi complexes. Bref, tous les amputés ne survivaient pas et chacun des
patients dans cette salle était conscient des risques encourus.
« Un jour, quand j’étais enfant, mon père me montra une photo. On y
voyait trois hommes en pyjama, en fauteuil roulant, chacun avait une jambe en
moins, mais ils souriaient, comme s’ils étaient satisfaits de leur moignon. Cette
photo avait de quoi donner le frisson au petit garçon que j’étais, mais mon père
voulut que je la voie. Il m’expliqua que ces hommes faisaient partie de ses
vieux “copains”, puis il ajouta que si jamais dans la vie il m’arrivait de me
sentir “désavantagé”, je devrais me rappeler ses vieux copains. “Désavantagé”,
tel fut le mot qu’il employa. Un bien grand mot pour un petit garçon, mais je
m’en souviens parfaitement. »
Et le sourire du Dr Shah de s’élargir encore, et celui qui l’écoutait de se
dire – comme il était sans doute censé le faire – que « désavantagé » faisait
bizarre dans la bouche d’un consultant ayant son expérience, arborant un
coûteux complet à fines rayures.
« Je me disais que le sourire qu’affichaient ces amputés me faisait un peu
penser à mon père déclarant s’être follement amusé dans le Dorset. En tout cas,
il y avait une autre photo de lui et de son vélo, sur laquelle il souriait. Il vous
faut deux jambes pour faire du vélo.
« Des médecins, des chirurgiens et des infirmières travaillaient bien sûr
dans le service de chirurgie orthopédique. L’une des infirmières s’appelait
Watts, mais mon père devait finir par la connaître en tant que Rosie. Et moi, je
devais finir par la connaître en tant que mère. Un jour, semble-t-il, mon père
lui demanda si sa famille avait conservé un journal annonçant la nouvelle du
Débarquement. Beaucoup de familles l’avaient encore. Pourrait-elle le lui
apporter et le lui montrer ? Il voulait la preuve qu’il avait participé à l’histoire.
Mais ce fut le début d’autre chose.
« Un médecin, chirurgien assistant, encore interne et donc bien loin d’être
le patron, travaillait également dans ce service. Il fit discrètement savoir à
quelques-uns de ces hommes que s’ils le laissaient s’occuper d’eux, il pourrait
sauver leur jambe. Et aussi, cela va sans dire, leur vie.
« Une offre qui méritait réflexion, pourriez-vous croire ! Mais jusqu’ici pas
un seul patient n’y avait souscrit. Non parce qu’il n’était qu’interne, mais pour
la simple raison qu’il s’appelait Chaudhry et qu’il avait la peau brune.

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Originaire de Bombay. De Mumbai. Lui aussi était venu d’Inde pour servir les
Anglais, en tant que médecin. Et eux, je veux dire les autres patients, ne
voulaient pas se laisser toucher par ses doigts bruns. En fait, il y avait même
entre eux une sorte de pacte à la vie à la mort, visant à décliner l’offre du
docteur à la peau brune.
« Espèces d’idiots ! »
Le Dr Shah faisait à présent une pause soigneusement étudiée.
« Comme vous pouvez l’imaginer, la façon de voir et la réaction de mon
père furent bien différentes. »
Suivait une autre pause, comme s’il était arrivé à la fin.
« Ai-je seulement besoin de vous le dire ? Les autres furent amputés, avec
succès ou non, mais la jambe de mon père fut sauvée. Au bout de quelque
temps, il put remarcher, presque aussi aisément qu’avant. Il avait une légère
claudication et – du moins se plaisait-il à le dire – peut-être quelques
microbilles de métal à l’intérieur, avec le bon souvenir de Krupp. Mais ce n’est
pas tout. Au fil des jours, ses relations avec Miss Watts, une des infirmières –
autrement dit avec Rosie, ma mère –, étaient arrivées à un point où l’un et
l’autre voulaient aller plus loin. Contre toute attente. Aller plus loin pour le
reste de leur vie.
« Vous imaginez ça, n’est-ce pas ? Tous ces hommes avec leurs moignons.
Non seulement, ils avaient perdu leurs jambes, n’est-ce pas ?, mais ils étaient
perdants sur un autre plan. Et il y avait Ranjit et Rosie, tels deux tourtereaux.
Comme disait mon père, il y avait gagné sa jambe, et la fille en prime ! À
présent, voyez-vous pourquoi il parlait de sa chance ? »
Le Dr Shah en restait parfois là. C’était la version courte et elle suffisait. Il
se contentait d’ajouter : « Et c’est ainsi que je suis né à Battersea, en 1948. » Il
faisait une pause et regardait de près son patient, l’air de se contredire : « Non,
mon domaine n’est pas non plus la génétique, et je serais bien en peine de
l’expliquer, mais toujours est-il que je suis sorti de cette couleur. »
Mais s’il optait pour la version plus longue et plus complète, il continuait.
« Imaginez ça. Londres, Battersea. La fin de la guerre. Contre toute attente.
Mais ma mère disait toujours qu’il n’y avait pas à tortiller. Ranjit était
l’homme de sa vie : si elle pouvait tomber amoureuse d’un homme dont le
corps avait été sérieusement amoché et qui était menacé de perdre une jambe,
n’était-ce pas là une véritable preuve d’amour ? Sans parler de l’autre raison
qui n’avait rien à voir avec la guerre.

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« Laissez-moi ajouter quelque chose. Pendant près d’une dizaine d’années,
mon père fut brancardier des hôpitaux. Jamais vous ne me surprendrez à me
montrer condescendant à l’égard d’un brancardier. Après cela, il atteignit les
hautes sphères de l’administration hospitalière, j’entends par là qu’il devint
gratte-papier, l’échelon le plus bas. Quand on pense à l’éducation qu’il avait
reçue. Qu’il avait participé au Débarquement ! Et c’était tout ce qu’il pouvait
jamais espérer obtenir. Et encore uniquement grâce au piston de sa femme
infirmière et, sans aucun doute, du Dr Chaudhry aussi.
« Mais il accepta et ne remit pas son choix en question. Parce que, j’en suis
convaincu, il estima que cela en valait la peine, que le prix à payer était
modique. Pour la même raison, il comprit au fil du temps qu’il ne retournerait
jamais en Inde. C’était comme ça. Son pays, c’était désormais l’Angleterre. Sa
famille, sa mère et son père resteraient à Poona, il ne les reverrait sans doute
pas.
« Il me dit un jour qu’il voyait les choses ainsi : de toute façon il aurait
aussi bien pu ne jamais retourner dans son pays. Il aurait pu trouver la mort en
France. Ou en Italie. En tout cas, n’avait-il pas de quoi être fier, même aux
yeux de sa famille ? Il avait épousé une Anglaise. Peut-être avait-il raison. Il
avait été fauché par un obus et il était devenu quelqu’un d’autre.
« Et c’était, bien sûr, l’époque – juste avant ma naissance – où l’Inde obtint
son autonomie. Autonomie et partition. Nous décampâmes – les Anglais
décampèrent. L’Inde se retrouva divisée, elle devint le théâtre d’événements
tragiques, et tout cela en même temps que cette autre rupture que mon père
avait provoquée entre l’Inde et lui-même. Cela ne dut pas être aisé. Il s’en tira
avec sa jambe et avec la fille, mais il perdit autre chose. On prétend que les
amputés ont à jamais l’impression d’avoir un membre fantôme.
« Mais vous pourriez dire de tout cela que c’était une fichue mise à
l’épreuve.
« Et faut-il que je vous raconte la suite ? Faut-il que je vous dise que le
Dr Chaudhry, l’homme qui sauva la jambe de mon père, devint pour lui une
sorte de second père ? Et comme un oncle pour moi ? Il devint un ami de la
famille. Faut-il que je vous dise que c’est grâce au Dr Chaudhry – il s’appelait
Sunil – et à ses encouragements que j’ai décidé de faire médecine à mon tour ?
Je suis né en 1948. J’ai vu le jour en même temps que le National Health.
J’étais destiné à passer ma vie dans les hôpitaux. »

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Le sourire du Dr Shah, plus proche à cet instant d’un jubilant rayon de
soleil, indiquait que son histoire était finie. Il paraissait étonnamment jeune,
bien qu’il eût dépassé la soixantaine et pleurât son père.
« Vous pouvez y aller, maintenant », déclarait-il, s’il parlait à l’un de ses
patients à présent rétabli. Il tendait la main, sa main brune aux doigts fins et
exercés.
« À présent, j’aime toujours dire que j’espère ne jamais vous revoir. Ne le
prenez pas mal, s’il vous plaît, au contraire ! Rappelez-vous l’histoire de mon
père et de sa jambe. »
Il aurait pu ajouter deux ou trois choses, mais il se retenait, mieux valait
juste les insinuer. Il ne disait pas que, même si, dès sa naissance, il avait
bénéficié de l’aide sociale, il avait certainement connu, jadis à Battersea, les
« désavantages » dont parlait son père. Il n’insistait pas sur le fait que, malgré
les encouragements du Dr Chaudhry, il ne s’était pas dirigé vers l’orthopédie,
mais plutôt vers la cardiologie. Il ne disait pas non plus qu’en devenant
médecin, et même un consultant réputé, il était une sorte de second père pour
son propre père et avait fait sa joie, selon l’expression consacrée.
À l’époque où il était étudiant en médecine, la cardiologie était
certainement devenue la spécialité la plus prestigieuse. Tous voulaient se
spécialiser en chirurgie cardiaque, même si le cœur n’est qu’un organe comme
n’importe quel autre. Personne ne s’enthousiasme pour un foie, pour un
poumon ou pour l’intestin grêle. Ou, qui sait, même pour une jambe.
Il avait tenu son père avec une grande douceur, mais il voulait le presser
contre lui, que rien ne puisse les séparer. Son père était devenu aussi chétif,
aussi poids plume, pour ainsi dire, qu’un jeune garçon. Il avait vu un moment
cette photo, les hommes avec leurs moignons. Il avait vu un moment aussi la
carte de l’Inde telle qu’elle apparaissait dans les vieux atlas scolaires des
années 50, elle pendillait, rougissante et pulpeuse, vague évocation d’une
certaine autre forme familière.

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TRAGÉDIE, TRAGÉDIE

« Tragédie, tragédie, dit Mick. Ça t’arrive de trouver qu’il y a trop de


tragédie dans l’air ? »
Nous sommes à la cantine. C’est la pause du matin. Mick a le journal étalé
sur la table, comme d’habitude. Il y jette un coup d’œil à travers ses lunettes
demi-lunes. Deux ronds humides là où étaient nos tasses.
Et alors ? pensai-je.
« Tragédie, dit-il. Quand le malheur frappe, quand les gens meurent. C’est
toujours une tragédie, c’est tragique. C’est ce que disent les
journaux. Tragique.
— Eh bien quoi ? Ça ne l’est pas ? » dis-je.
Il lève la tête, me regarde par-dessus ses lunettes demi-lunes et marque un
temps d’arrêt, selon son habitude.
« Et quand Ronnie Meadows a eu sa crise cardiaque sur le chariot
élévateur, dirais-tu que c’était tragique ? »
À mon tour de devoir marquer un petit temps d’arrêt.
« Eh bien... non », dis-je, tout en me demandant si c’est la bonne réponse.
S’il est juste dans le cas de Ronnie de dire que ce n’était pas tragique.
« Exact, dit Mick. C’était tout simplement Ronnie Meadows qui avait une
crise cardiaque. Mais à supposer que Ronnie ait trouvé la mort, disons, dans un
accident de chemin de fer et que cela ait été dans les journaux, ils auraient
appelé ça tragique. Tu vois ce que je veux dire ? »
C’est vrai. Mais jamais ils n’auraient mentionné quelqu’un comme Ronnie.
Je pouvais voir le mot imprimé dans le journal. Je pouvais voir le titre :
« Tragique accident de chemin de fer ». Pas juste « Accident de chemin de
fer ». Mais il m’était impossible de voir le gros titre : « Ronnie Meadows
trouve la mort dans un tragique accident de chemin de fer. »
Je pianotais du bout des doigts sur le bord de la table.

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« Et alors ? dis-je.
— Ou si Ronnie n’avait pas été cariste, s’il avait été, je sais pas, moi,
membre du Parlement ou vedette de la télé et qu’il était mort en faisant
quelque chose d’aussi banal que de tondre le gazon, ils auraient appelé ça
tragique.
— Et alors ? » répétai-je.
Et je pensai : Bois ton thé, Micky, je meurs d’envie d’une clope.
« Alors... Alors, c’est juste un mot. Juste un mot utilisé par les journaux,
pour les trucs qui vont dans les journaux. Juste un mot dont ils se servent faute
de mieux. Il faut que ça soit tragique. »
Micky aime ça. Il aime lire le journal – pas juste le regarder, mais le lire –
et il aime articuler en silence des remarques sur ce qu’il lit, au bénéfice de
quiconque se trouve à côté de lui. En l’occurrence, c’est moi, Bob Lewis. Mais
il adore ça surtout maintenant, pour me faire souffrir, à présent qu’il essaie
d’arrêter de fumer. Je voulais qu’il finisse son thé et replie son journal pour
que nous puissions sortir en griller une.
« Alors, ça ne veut rien dire ? » dis-je.
Je pensais : Idiot, va, pourquoi l’encourager ?
Mais je pensais aussi que, quoi qu’on en dise, certains avaient néanmoins
qualifié la mort de Ronnie de tragique. Mick n’était pas aussi près que moi de
l’ambulance quand elle est arrivée. La femme de Ronnie était venue, elle aussi.
Elle n’avait pas le choix. J’ai oublié son prénom. Sandra ? Sarah ? Et Mercer
était là, dans sa chemise blanche, bien obligé. « C’est tragique, Mrs Meadows,
dit-il. Tragique... Tragique. » Il l’avait répété plusieurs fois. Il avait l’air de ne
pas savoir que dire d’autre, et la femme de Ronnie, quant à elle, avait l’air de
ne pas écouter.
Ronnie était encore allongé sous un drap sur la civière, car il s’agissait
techniquement parlant d’un accident du travail, aussi ne pouvait-on pas
l’emmener tout de suite. Un petit coin de drap pointait, c’était le nez de Ronnie
Meadows.
Mick entendit-il ce que disait Mercer ? Pour autant que je m’en souvienne,
il se tenait un peu à distance. C’était il y a plus de trois mois. Il avait fallu que
Ronnie tombe raide mort en plein milieu de la cour, là où tout le monde passe
pour aller au portail. Ou même pour fumer une clope au moment de la pause.
J’ai vu, pendant un temps, des gens contourner cet endroit. Je l’ai moi aussi
contourné. Et puis, un beau jour, je me suis rendu compte, comme tout le

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monde, que je venais de marcher à l’endroit précis où Ronnie Meadows était
mort, et que je n’y avais même pas songé.
Mais, à présent, je me souviens d’avoir entendu Mercer dire « tragique » à
l’épouse de Ronnie.
« Oui, ce mot a un sens », dit Mick. Il reprend son souffle. Je me disais :
Ça y est, c’est parti. Il me voyait pianoter du bout des doigts.
Il s’était mis à porter des demi-lunes deux mois plus tôt, ce qui lui valait de
se faire surnommer « Prof ». Mais je crois que les lunettes n’avaient fait que
mettre en évidence un je-ne-sais-quoi qui était déjà là. Comme si elles
apportaient la dernière touche à son visage. Celle que Mick lui-même attendait.
Mick Hammond, l’homme qui aime vous faire savoir qu’il pense.
« Ça a un sens... »
Au début, il avait peur de les porter, maintenant il trouve que ça lui va, ça
lui plaît cette façon de regarder par-dessus. Et j’aime plutôt Mick chaussé de
ses besicles pour lire. Parce qu’elles lui donnent l’air sérieux, et que ça me
donne envie de rire.
« Ça a un sens... »
Je le voyais se livrer à une authentique réflexion, sans trop savoir où ça le
mènerait. Et moi de me dire : C’est toi qui as commencé ça, mon vieux Micky.
Mais je pensais surtout : Que ne ferais-je pour une clope ! Et j’ajoutais : Il
traînasse pour boire son thé parce qu’il essaie d’arrêter de fumer. Il ne veut pas
traverser la cour avec moi et filer en douce par le portail vers ce que nous
appelions le couloir de la mort. Jusqu’au jour où Ronnie Meadows est mort.
Mick est un vieux copain, mais cette histoire d’arrêter de fumer est une
vacherie. Ça ne semble pas juste que Mick m’empêche d’aller tirer une taffe.
Mais ça ne me semble pas juste non plus de filer sans Mick. Même s’il n’a pas
l’intention de fumer, il devrait sortir avec moi et rester à mes côtés pendant que
je fume. Mais ça aussi, c’est idiot.
« Si..., commence-t-il, si... un célèbre alpiniste trouvait la mort en tentant
une nouvelle façon de gravir la face nord de l’Eiger, les journaux qualifieraient
ça de tragique, mais ça ne le serait pas. »
Voilà qui paraît à des lieues de l’entrepôt de Macintyre, mais je ne relève
pas. Je constate que Mick fait l’important. Je me dis : Du calme.
« Qu’est-ce que ce serait alors ?
— Ce serait... disons, peut-être... héroïque.
— Ou insensé.

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— Non, non, ce serait le genre de mort qui sied à un alpiniste, n’est-ce
pas ? Ça pourrait même être la façon dont un alpiniste voudrait mourir. »
Je ne dis pas : Qui a envie de mourir ? Et je ne dis pas non plus : Pourquoi
parlons-nous d’alpinisme ?
« Et alors ? »
Il rajuste un peu les demi-lunes sur son nez. D’un doigt, il les soulève, puis
les laisse retomber. Il s’apprête à les retirer pour les essuyer. Outre de
nouvelles lunettes, il s’est offert un nouveau sketch, un foutu Mick Hammond
tout neuf, ou qu’il avait en réserve en attente.
Je me suit dit, peut-être à cause de Mick et de ses lunettes : La tragédie, ça
a aussi à voir avec le théâtre. Il s’agit de trucs qui se passent sur scène.
Shakespeare et tous ces machins-là. C’est là sa particularité. Ce n’est pas la vie
réelle. Et il n’est pas possible que Mercer ait pensé que Ronnie Meadows
tombant de son chariot élévateur, c’était... disons, comme Hamlet.
Micky Hamlet, pensai-je. Mickey Mouse ?
« Si, d’autre part... », dit-il.
Et moi de me dire : Ça y est, c’est reparti.
« ... Si un célèbre alpiniste meurt non pas en s’en prenant à la face nord de
l’Eiger, mais en escaladant une malheureuse petite butte du Lake District, ça,
c’est tragique. »
Je ne savais que répondre. Pour en arriver là, Mick devait avoir cogité, je
le lui concède. J’ai à peu près compris où il voulait en venir, mais il est tout
aussi possible que je n’aie pas compris et même rien pigé du tout.
Je me dis : Je n’ai jamais su que Mick désirait en secret devenir alpiniste.
Et je me suis dit : Nous sommes à mille lieues du Lake District, Micky, nous
sommes à Stevenage.
Alors, j’ai dit : « Pourquoi ? »
Et c’est toujours la question qui tue. En disant cela, je n’ai pas pu
m’empêcher de penser à l’époque où Gavin, notre aîné, a commencé avec ses
« Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? ». On aurait souvent cru plutôt entendre
« Couah ! Couah ! Couah ! » mais, putain, il savait que c’était la question qui
tue.
Aujourd’hui, Gavin a près de dix-huit ans.
« Eh bien, tu ne saisis pas ? demande Mick. Ça a à voir avec ça. Ce n’est
pas comme ça qu’un alpiniste voudrait mourir, ou devrait mourir. C’est...
— Simplement stupide, dis-je.

80
— Tragique », répond-il.
Mick Hammond est complètement différent de moi. Mais oui, c’est mon
copain depuis des années. Je sais vraiment pas pourquoi !
« Puisque tu le dis, Mick. »
Et ces lunettes lui donnent parfois l’air d’un grand-père, d’avoir le double
de mon âge, alors que nous n’avons qu’un an d’écart.
Je n’ai pas dit : Puisque tu le dis, Prof. Je me suis demandé : Comment en
sommes-nous venus là ? Le journal. Ronnie Meadows. Le Lake District ? Mais
ça a commencé par le journal. Je me suis dit : Je meurs d’envie d’une clope.
Après quoi je me suis dit : Si je me levais, si je laissais Mick ici, si je
traversais la cour jusqu’au portail pour en griller une et m’écroulais, serait-ce
tragique ? Fumer tue. C’est écrit sur le paquet. Ou serait-ce plus tragique si
Mick venait avec moi, se trouvait à côté de moi quand ça m’arrive, et s’il était,
lui aussi, en train de fumer ? Ou s’il ne fumait pas, car il essaie d’arrêter, et me
tenait simplement compagnie ?
Ou serait-ce encore plus tragique si j’allais fumer une clope tout seul, ne
m’en trouvais que mieux, et que, pendant ce temps, Mick s’effondrait ici et
clamsait. S’effondrait sans avoir fini sa tasse de thé, sur son journal, avec le
mot « tragique » çà et là sur toutes les pages.
« Puisque tu le dis », je réponds.
Mick estime qu’il est sage d’arrêter de fumer. Sans doute cela va-t-il de
pair avec les lunettes. Mais je sais qu’il a seulement commencé à essayer
d’arrêter à cause de Ronnie. Non parce qu’il est sage, mais parce qu’il a eu
peur.
Quand Ronnie est tombé de son chariot élévateur, il était encore en
position assise. Ça a dû être une crise cardiaque foudroyante.
Je me suis dit : Mick se trompe. Il dit des conneries. Aucune de ces morts
ne serait tragique.
Je ne lis pas les journaux, en fait, je ne lis rien, mais quand j’étais à l’école
primaire et qu’il pleuvait et que nous ne pouvions pas aller dans la cour de
récréation, il y avait un gros carton plein de vieux Beano et Dandy que l’on
nous donnait à lire. J’adorais, parce qu’il ne s’agissait pas du tout de lecture.
Comme ils me faisaient rire. Vlan ! Pan ! Patatras ! Je ne pensais pas, à
l’époque, que je finirais magasinier chez Macintyre, mourant d’envie de fumer
une clope pendant ma pause.

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Mick rajusta une fois de plus ses lunettes. Il semblait très satisfait d’avoir
eu le dernier mot, si tel était le cas, ou de constater que, ne comprenant pas, je
laissais tout simplement tomber. Ou parce que – nous étions désormais pressés
par le temps – il s’en tirait sans fumer. Si tel était le fond du problème, il
marquait un petit point là-dessus.
Ce n’est pas précisément gravir une montagne, Micky.
Je me disais : D’accord, Micky, tu es mon copain, si tu as vraiment décidé
de t’arrêter, c’est ton problème, mais la prochaine fois je sors tout seul, et je te
laisse ici, mon petit vieux. Et ne va pas te mettre à me faire des sermons avec
tes nouveaux binocles, sur la façon dont je devrais arrêter. Fais gaffe de ne pas
commencer.
C’est alors que j’ai vu, dans ma tête, Mick effondré sur son journal étalé
sur la table. Mort et bien mort.
Et bien sûr, j’ai compris. Bien sûr que j’ai compris que « tragique » faisait
partie de ces mots dont les gens se servent quand ils ne savent pas que dire
d’autre – quand il est question de gens qui tombent raides morts. Mais je me
suis ravisé : Non, ce n’est pas faute de savoir que dire. Absolument pas. C’est
faute de pouvoir dire l’autre chose, de ne jamais pouvoir la dire. La chose qui
va avec la tragédie et se passe également sur la scène, et n’a pas non plus
grand-chose à voir avec l’entrepôt Macintyre.
Vlan ! Pan ! Patatras ! Comme j’ai ri ! Comme j’aimerais brandir un
exemplaire du Beano à la cantine ! Quitte à avoir l’air d’un parfait idiot, n’est-
ce pas ? Le mot que vous devriez employer au sujet de l’alpiniste du Lake
District ou au sujet de Ronnie tombant, encore assis, du chariot élévateur, voire
au sujet de Mick ici même, effondré sur son journal avec ses petites demi-lunes
toutes jolies aplaties contre son visage, ce mot, eh bien, c’est « comique » !
Comique. Oui, c’est ce que vous devriez dire. Mais ne pouvez pas.

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LE PLUS D’AMOUR POSSIBLE

Il était en avance et Sue était encore à l’étage, en train de se préparer,


quand Alec l’avait fait entrer. La voix de Sue s’était envolée jusqu’à lui, par
une porte entrouverte. « Salut, Bill. » Ajoutant à la hâte sur un ton d’excuse :
« Je ne suis pas tout à fait décente. »
« Tu es toujours décente », avait-il répondu.
Qu’est-ce que ça voulait dire ? Le mot ne cessait de lui revenir :
« décente ».
Alec l’avait appelé plusieurs jours auparavant pour lui dire que Sue
prévoyait de passer la soirée avec ses copines et qu’il serait donc seul.
Pourquoi Bill ne viendrait-il pas ?
« J’ai une bouteille de Macallan. Quinze ans d’âge. Tombée du ciel. »
Alec n’ajouta pas qu’il savait que Bill serait seul lui aussi. Sophie et les
garçons étaient partis passer les vacances chez les parents de Sophie tandis que
lui trimait au bureau. Bill savait que c’était Sue, et non pas Alec, qui était au
courant de cela, il s’agissait donc, en réalité, d’une idée de Sue, d’une
invitation de Sue. Mais Alec était le plus vieil ami de Bill.
« Viens donc. Ça fait des siècles que je ne t’ai pas vu ! N’apporte rien,
juste toi », avait lancé Alec avec son plus bel accent écossais.
Il était donc un peu en avance, Alec serrait son gros cardigan. Du four
provenait la bonne odeur du hachis parmentier que Sue avait préparé pour eux.
Il était venu en voiture, ce qui était le plus simple, mais stupide, vu la bouteille
de Macallan. Toutefois il s’était dit que s’il prenait la voiture, il devrait y aller
mollo sur le whisky, et si la voiture l’attendait à la porte, et que l’heure était
tardive, cela éviterait que l’on fasse pression sur lui pour qu’il reste dormir. Un
raisonnement spécieux. Non qu’il n’appréciât pas la compagnie d’Alec et de
Sue, bien au contraire.

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Alec avait levé les yeux au ciel : « Elle se fait toute belle », avait-il dit,
avant d’ajouter : « C’est vache de ma part, elle est belle de toute façon. » Et
Bill avait souri et néanmoins songé à la manière dont les femmes se
pomponnent pour une soirée entre elles. Pour une soirée entre hommes, que ce
soit à la maison ou en ville, ces messieurs ne se mettent pas martel en tête.
Preuve en est, ces deux copains : deux pubs pour pulls mérinos.
À peine s’étaient-ils installés que Sue était descendue et apparue dans
l’embrasure de la porte. Bien des années plus tôt, Bill avait senti que Sue était
juste le genre de blonde évaporée qu’Alec finirait par épouser. La poupée toute
neuve avait vite perdu son attrait. C’est pour cette raison qu’il ne l’avait pas
lui-même épousée, et n’avait même fait aucune avance, bien qu’il en ait eu
l’occasion. Il s’était effacé devant son ami, se félicitant de sa propre
perspicacité.
Comme il se doit, il avait été témoin au mariage d’Alec et Sue, mais entre-
temps il avait rencontré Sophie, et elle et lui avaient été les premiers à se
marier et à avoir des enfants, assez rapidement, coup sur coup. Alec et Sue,
eux, avaient attendu plusieurs années. Peut-être y avait-il quelque problème
mais, à l’époque, ils ne donnaient pas l’impression d’être malheureux. Au
temps pour la perspicacité. Sans doute avaient-ils attendu pour la seule raison
qu’ils étaient heureux et voulaient se garder du temps l’un pour l’autre. Après
ça, ils s’étaient mis à l’œuvre et avaient eu des jumeaux. Un garçon et une fille.
Ils devaient être à l’étage en ce moment, ils n’avaient que quatre ans. Ou
était-ce cinq ? Il aurait dû le savoir, n’était-il pas leur parrain ?
« Sue, tu es superbe », avait déclaré Bill lorsqu’elle était apparue dans
l’embrasure de la porte. Sans doute aurait-il dû laisser Alec dire quelque chose
en premier. Quoi qu’il en soit, c’était vrai. Sans être une tenue réellement
habillée, sa robe scintillait. Ou, plutôt, Sue scintillait, comme animée d’une
exubérance naturelle.
Ce n’était qu’une soirée entre filles, s’était-il dit, pas un bal.
« Tu as l’air plutôt en bonne forme toi-même, Bill », dit-elle. « Tu
parles ! » répondit-il, et il se leva pour répondre à son étreinte toujours à pleins
bras, généreuse, comme si elle pouvait enserrer le monde entier d’une seule
brassée. Elle tenait à la main un manteau noir et une écharpe couleur crème,
mais elle les avait posés un instant sur la rampe au bas de l’escalier, par-dessus
l’espèce de doudoune sans aucune classe qui appartenait à Bill.
Elle reprit son manteau et regarda sa montre.

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« Dis-moi, Alec, tu as bien appelé le taxi, n’est-ce pas ? »
Alec était déjà parti chercher deux verres à whisky. De sa main libre, il se
frappa le front.
« Oh ! Merde ! Merde ! Je suis désolé, mon amour. Je vais t’emmener. »
Sue avait répondu : « Non, tu dois t’occuper de Bill. » Il n’y avait aucune
trace de colère, aucune comédie, juste un petit dilemme bien concret. Aussi,
laissant Alec continuer à battre sa coulpe, il avait dit : « Je vais te déposer,
Sue. » Voilà qui paraissait une solution tout à la fois astucieuse et
diplomatique. Le moteur de sa voiture était encore chaud, Alec devrait sortir la
sienne du garage. Et il ne voulait pas que Sue soit en retard.
« Où vas-tu ?
— Chez Hathaway, sur Park Street.
— Je connais. Vous avez bien choisi. Pas de problème. »
Sue avait protesté, avant de conclure : « Tu es un ange, Bill. » Et Alec avait
ajouté : « Cet homme a le chic pour me donner mauvaise conscience. »
Alec avait posé les verres pour aider Sue à enfiler son manteau. Son
attitude n’avait rien de réprobateur. « N’oublie pas le hachis parmentier, dit-
elle. Les jumeaux dorment comme des loirs. J’ai jeté un coup d’œil. »
Alec avait noué l’écharpe autour du cou de son épouse avant de
l’embrasser avec tendresse près de l’oreille. « Pardon, mon trésor, dit-il. Tu
ferais bien de donner à cet homme un pourboire décent. » Encore une fois ce
mot. Puis, il avait dit à Bill : « À tout à l’heure, mon vieux ! J’essaierai de ne
pas ouvrir la bouteille. »

Ainsi se retrouvait-il ici – un trajet d’une dizaine de minutes seulement –,


assis à côté de Sue dans la voiture, en face de chez Hathaway, et Sue, bien
qu’en retard de plusieurs minutes, ne semblait pas pressée. Pendant ce court
trajet, il avait inévitablement senti qu’ils étaient comme n’importe quel couple
se rendant à une soirée – surtout au début quand ils étaient montés dans la
voiture, lui, tenant la portière ouverte, style chauffeur, elle, balançant les
jambes pour entrer et ramenant son manteau tandis que, tel un père stoïque,
Alec regardait, penaud, depuis le porche.
Sue avait passé ces quelques minutes à lui répéter que c’était vraiment
adorable de sa part, et lui, à établir que les « filles » en question étaient
Christine et Anita et que toutes trois avaient étudié ensemble à l’académie de
coiffure et qu’à présent, chacune possédait son propre salon.

85
Il se demanda à quoi pouvait ressembler une académie de coiffure, il en
avait de bizarres images mentales, mais il se retint de poser la question. Il avait
cessé depuis longtemps de trouver évident qu’une femme aux blondeurs
vaporeuses se dirigeât vers la coiffure. Plus rien n’était évident désormais...
Il savait que le salon de Sue s’appelait Locks et qu’il avait été créé –
financé – par Alec. Pour autant que Bill sût, il était possible qu’Alec possédât
parmi ses nombreux investissements une petite chaîne de salons de coiffure qui
finançait également ceux de Christine et d’Anita.
Bill était souvent passé devant Locks, mais il n’y était jamais entré. Il
s’était souvent demandé quel effet cela ferait s’il s’arrêtait et demandait à se
faire couper les cheveux – par Sue elle-même, bien sûr. Cela semblait la plus
innocente, et cependant la plus intime des demandes.
Salon. Académie de coiffure. C’étaient là des expressions bidon dont on se
moquait facilement. Mais il ne voyait plus les choses comme ça.

Comme si elle ne l’avait pas assez remercié, Sue lui demanda : « Pourquoi
n’entres-tu pas un instant ? Je pourrais te présenter aux autres filles. » C’était
là une curieuse suggestion, sur l’impulsion du moment, peut-être ne fallait-il
pas la prendre au sérieux.
« Il est un peu tard pour ce genre de choses, tu ne trouves pas ? » Il sourit.
Il n’avait pas voulu montrer de regret.
« Tout va bien entre Sophie et toi ?
— Oui, très bien.
— Et les gamins ? »
Il émit un grognement. « Je ne les considère plus vraiment comme des
gamins. Ils ont onze et douze ans. »
Un silence aussi bref que pesant s’ensuivit. Elle pouvait juste descendre de
la voiture. Pas besoin de faire un discours.
« Tu sais, Bill, tout ce que j’ai toujours voulu, tout ce qui m’a toujours
rendue heureuse, c’est de faire quelque chose qui aide les autres à se sentir
mieux dans leur peau. C’est tout, rien d’extraordinaire, juste ça. Ils débarquent
dans mon salon, ils en ressortent un peu plus tard en se sentant mieux dans leur
peau. »
Il tenait encore le volant. Il n’avait encore rien bu. Il pensa à Alec, qui
l’attendait, les yeux rivés sur une bouteille (encore pleine ?) de Macallan. Il se
demanda combien de mois s’étaient écoulés depuis la dernière fois qu’il avait

86
vu Sue. Quand la reverrait-il ? Et quand aurait-il à nouveau l’occasion, si tant
est qu’elle se représentât, d’être assis, comme ça, à ses côtés, tous deux seuls,
dans le cocon accommodant d’une voiture ?
Sur le trottoir d’en face, Hathaway était éclairé, mais les rideaux étaient
tirés. Si Christine et Anita étaient à l’intérieur, impossible de les voir.
Il dit : « Je t’aime, Sue. Je t’aime. Je pourrais dire quelque chose comme
“je t’aime bien”, mais je t’aime. Ça ne veut pas dire que je n’aime pas Sophie.
Ça ne veut pas dire que je n’aime pas des tas de gens. Mais je t’aime. Tu ne
trouves pas qu’il devrait y avoir le plus d’amour possible en ce monde ? »
Voilà, c’était dit. Il tenait le volant. Il le tenait, en regardant droit devant lui
comme s’il conduisait.
Il finit par entendre la lente et minutieuse reptation des vêtements d’une
femme en ses travaux d’approche pour embrasser un homme. À peine un
effleurement sur sa joue, près de son oreille, comme si elle eût souhaité dire
une de ces choses qui ne sauraient être que murmurées, mais il ne sentit que le
frôlement de ses lèvres et la tiédeur d’un souffle.
« Eh bien, dit-elle en s’écartant, Dans ce cas, mieux vaut que je ne te
propose pas d’entrer. Mieux vaut que je ne te présente pas aux filles. »
Jamais, des années plus tôt, elle n’aurait pu être aussi conciliante.
Elle ouvrit sa portière et descendit, puis elle s’attarda sur le trottoir, malgré
le froid, la main sur la portière, son manteau déboutonné, penchée vers
l’intérieur alors que lui se penchait vers l’extérieur, entravé par sa ceinture de
sécurité.
Qu’y avait-il à dire ? On aurait cru qu’il était tard et qu’il la déposait.
« Passe une bonne soirée », dit-il, comme n’importe quel inconnu ayant
des notions de politesse. Comme un chauffeur de taxi.
« Toi aussi. Ne bois pas comme un trou.
— Toi non plus. À plus tard.
— Oui, mais...
— Mais quoi ?
— Ne restez pas debout à m’attendre. »
Qu’entendait-elle par là ?
« Vas-y, dit-il, il fait froid. Les filles t’attendent. » Pour couper court et se
dégager, il ajouta : « J’ai une vue plongeante dans ton décolleté quand tu te
penches comme ça. »

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C’était une bouteille qui avait quinze ans d’âge. Il fallait la traiter avec
respect, aussi la burent-ils à petites gorgées, admettant l’un et l’autre qu’ils ne
pouvaient plus l’écluser aussi vite qu’autrefois. Il y avait le hachis parmentier
pour l’éponger. Un hachis parmentier savoureux. Peut-être se montra-t-il trop
élogieux, mais Alec s’était contenté de dire, devenant très écossais que, faute
de haggis décent, c’était ce qui allait le mieux avec un bon whisky. Haggis
décent... Décent, encore ce mot.
Qu’importe, au-delà d’un certain stade – il était capable de reconnaître les
signes –, il savait qu’il devrait commencer à couvrir son verre de sa main ou
demander un café. Et il ne voulait vraiment pas, ce soir, en arriver à cet instant
où Alec lui dirait : « Il y a un lit d’appoint à l’étage, mon vieux. Pas de
problème. » Et il ne voulait même pas, à présent, être dans les parages au
retour de Sue. Ne restez pas debout à m’attendre.
Viendrait un moment, avant qu’Alec ne s’embarque dans un autre sujet, où
il dirait : « Écoute, si cela ne t’ennuie pas, je vais regagner mes pénates. » Et
où il se confondrait en piètres excuses. Il avait déjà dit à Alec qu’il obéissait à
la lettre aux ordres de son médecin. Ce n’était pas exact, même si son médecin
l’avait vertement tancé, tel un proviseur réprimandant un élève.
Sur la table basse traînaient deux assiettes et le plat de service avec une
grande cuillère emplâtrée de hachis parmentier. Ils avaient mangé comme des
porcs, sur leurs genoux. Il se demanda à quoi ressemblait la table de chez
Hathaway à laquelle étaient assises Sue, Christine et Anita.
Il devait manifester son intention de partir avant de ne plus avoir toute sa
tête – il en était presque à ce point – et, en tout cas, avant le retour de Sue. Pris
d’un besoin pressant, il monta à l’étage, décidé, quand il redescendrait, et tant
qu’il tenait encore debout, à lâcher un bredouillis d’adieu. Il était onze heures
du soir. Oui, il était encore en état de prendre le volant. Il devait bosser le
lendemain.
Mais en sortant de la salle de bains, il commit l’erreur de jeter un coup
d’œil par une porte qui était entrouverte sur le palier. Pourquoi tous les gosses
veulent-ils dormir avec la porte entrouverte ? Enfant, était-il comme ça lui
aussi ? Il regarda furtivement à l’intérieur de la pièce, se glissa à pas de loup et
se posta dans l’embrasure de la porte. Il y avait là ce clair-obscur de paix
suprême, cette suprême immersion dans le sommeil – un sommeil inconnu des
adultes. Il y avait les deux petites formes recroquevillées sous leurs

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couvertures, chacune dans son petit lit. Sous la surveillance d’un arsenal de
jouets inertes.
Il connaissait cela. C’était une joie parentale primordiale, à laquelle
s’ajoutait ici une certaine magie, une certaine harmonie, un enchantement : des
jumeaux ! Il resta là, debout, à les contempler, comme s’il se fût agi de ses
propres enfants. Son cœur chavira.
Il resta là assez longtemps, peut-être juste quelques secondes, pour
entendre le bruit d’une voiture remontant sans bruit la paisible impasse. Il était
sûr que c’était le taxi ramenant Sue. Elle, au moins, avait encore toute sa tête et
avait pris congé avant que la soirée ne s’éternise et ne dégénère. À moins que,
ayant toutes trois à s’occuper de leur salon le lendemain, elles n’aient d’un
commun et judicieux accord décidé de s’en retourner chacune chez soi.
Il se hâta de descendre, ne fût-ce que pour regagner la salle de séjour avant
que Sue ne parvienne à la porte d’entrée et ainsi éviter l’embarras – était-ce de
l’embarras ? – de se retrouver nez à nez avec elle au moment où elle entrait. Et
bien sûr, à l’instant où il réapparut dans la salle de séjour, Alec lui servit un
autre whisky, alors même qu’ils avaient entendu une portière de voiture se
refermer et qu’Alec avait dit : « Ça doit être Sue. Plutôt de bonne heure. Ah !
Les petites filles bien sages ! »
Onze heures et demie du soir n’étaient pas ce qu’il convient précisément
d’appeler tôt, et on sentait une légère tension dans sa voix. Ne s’était-il pas
encore remis de sa gaffe précédente ? Il traversa la pièce pour l’accueillir à la
porte.
« Salut, ma toute belle », entendit Bill qui, son verre à nouveau rempli,
sentit les froidures acérées de février se glisser derrière Sue. Il savait désormais
qu’il n’avait aucun contrôle sur la suite des événements. Il se vit dans la
chambre d’amis – plus loin à l’étage –, en isolement cellulaire pour cause
d’ébriété, dans une maison prévue pour des couples.
Elle apparut dans l’embrasure de la porte, tout comme avant, Alec
maintenant derrière elle, lui retirant son manteau. Oui, elle scintillait de tout
son être. Elle rayonnait. C’était juste une soirée entre filles, se dit-il une fois de
plus, ce n’était pas un bal. Et la vie n’était pas un bal.
« Tout va bien par ici ? » demanda-t-elle, et elle se baissa aussitôt pour se
débarrasser de ses escarpins, se retenant d’une main au chambranle.
« Oui, répondit Alec par-dessus son épaule. Regarde tout ce whisky que
nous n’avons pas bu. »

89
Alec se glissa à nouveau dans la salle de séjour, touchant au passage la
croupe de Sue.
« Et comment s’est passée ta soirée ? » demanda Bill. Une question qui, là
encore, semblait d’une politesse absurde.
Elle sourit. Elle se redressa, lissa sa jupe, secoua sa chevelure, puis aspira
une bonne bolée d’air, un ravissement pur et simple, tel l’alpiniste au sommet
d’une montagne.
« Oh, j’ai passé la plus chouette des soirées ! »

90
YORKSHIRE

Personne ne parlait, personne ne disait rien. Ils parlaient des morts qui ne
pouvaient répondre, ils restaient là avec des coquelicots, mais ceux qui étaient
encore en vie se taisaient et vaquaient à leurs affaires. N’était-ce pas,
d’ailleurs, la meilleure façon de témoigner aux morts leur gratitude ? C’est ce
qu’on faisait, c’est ce que tout le monde faisait.
Et qu’est-ce qu’elle en savait, qu’est-ce qu’elle en avait à cirer, elle, une
collégienne, une adolescente qui exhibait ses dessous en dévalant Denmark
Hill sur son vélo ? Tout cela était terminé avant sa naissance, c’était terminé
depuis près de vingt ans. Sa mère l’appelait « Papillon », comme si c’était là
son nouveau prénom, bien que son vrai prénom fût Daisy. Daisy Leigh. Elle
disait : « Un de ces jours, tu auras des ennuis, Daisy. » Mais son père, lui, ne
disait rien, il se taisait et vaquait à ses affaires. Il toussait.
Elle aimait bien « Daisy », elle aimait être une marguerite, mais elle aimait
aussi « Papillon ». Elle dit à Larry que c’était son deuxième prénom, c’est ainsi
que l’appelait sa maman. « Papillon ? Papillon, vole ! dit-il. Eh bien, comme
qui dirait, nous sommes faits l’un pour l’autre, n’est-ce pas ? »
Et à présent, Larry dormait dans la chambre d’amis. Qu’est-ce que cela
signifiait ? Ils étaient mariés depuis plus de cinquante ans. Elle ne s’appelait
pas Leigh, mais Baker. Pouvait-on dire qu’elle papillonnait ? Mais Larry
dormait dans la chambre d’amis.
Ses cheveux volaient au vent, sa jupe aussi. Bon, si on voyait quoi que ce
soit, ça ne durait pas bien longtemps, n’est-ce pas ? Parfois, elle lâchait le
guidon et déployait les bras comme des ailes, pour la seule raison qu’elle s’en
savait capable. Youp là ! On avait dû la destiner au sergent Baker de l’armée de
l’air.
Des ennuis ?

91
Terminés depuis près de vingt ans, mais il n’y avait pas si longtemps qu’on
le lui avait dit, ou plutôt que sa mère le lui avait dit, comme si cela faisait
partie de ces choses que l’on se murmure entre femmes au sujet de l’homme
dans la pièce voisine. Mais ils avaient dû en convenir entre eux. Dis-le-lui, toi,
Gracie.
« Ton papa a été gazé à Ypres. »
Et qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Elle disait le mot « gazé » comme
si c’était un gros mot à ne pas répéter. Elle le disait de la façon dont plus tard
elle entendrait les gens prononcer le mot « cancer ». Et elle prononçait Ypres
« Ouaïperse » comme s’il s’agissait d’un nom réel que vous pourriez trouver
sur une carte.
Et comment, à neuf ou dix ans, ou quel que soit son âge, Daisy Leigh
aurait-elle pu savoir qu’il n’en était pas ainsi ? Tout ce qu’elle savait, c’était
que son père avait un « truc » à la poitrine, ça faisait partie de lui au même titre
que porter un pantalon. Et pour elle, il était son papa de toujours avec cette
drôle de poitrine de toujours.
Mais le fait qu’on lui ait fait part de cela comme d’un secret à ne pas
divulguer avait à voir, même si elle eût été incapable de dire pourquoi, avec sa
propre évolution. Elle était devenue une de ces filles qui se fichent pas mal que
leur jupe se soulève au premier coup de vent, et que l’on avait fini par appeler
Papillon et non plus Daisy. Un peu comme Ypres était devenu « Ouaïperse ».
Puis avait éclaté une autre guerre pour vous faire oublier la précédente,
pour l’effacer. Reviens, Larry, je ne te demande rien d’autre. Reviens juste à
ton Papillon. Peut-être qu’elle sera en chemise de nuit, ou sans chemise de
nuit.

Et à présent, Larry dormait – ou ne dormait pas – dans la chambre voisine,


mais cela ressemblait à l’une de ces nuits noires où il aurait pu ne jamais
revenir. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Demain, la police enquêterait. Il se
présentait de son plein gré pour « tirer l’affaire au clair ». Il s’y rendait de son
plein gré. Pour le moment, il n’y avait pas eu d’arrestation. Restait donc cette
nuit, cela pouvait attendre le lendemain matin. Et que pouvait-il faire de toute
façon, s’enfuir ? À soixante-douze ans ?
Il se rendait au commissariat de police, de son plein gré, pour faire avancer
l’enquête. Il coopérait. Mais ensuite ? Ça allait barder, elle en était sûre. Ça
serait l’enfer, d’une façon ou d’une autre, quelle que soit l’issue, quelle que

92
soit la décision. Peu importait qu’il se présente ou non de son plein gré. Ça
serait l’enfer, elle en était sûre, si ça ne l’était déjà.
N’était-ce pas ce qu’ils avaient tous dit quand ils ne voulaient pas dire
quelque chose, ou ne savaient comment le dire ? L’enfer. Mieux vaut que tu
n’en saches rien.
Restait encore cette nuit, ce ténébreux entracte, dont elle souhaitait qu’il
demeurât réellement et à jamais ténébreux. Elle souhaitait qu’en ouvrant les
yeux – à quoi bon les fermer si cela ne faisait pas disparaître le problème ? – il
n’y eût plus cette lueur des réverbères ourlant les rideaux. Mon Dieu, elle
souhaitait des rideaux de défense passive. Elle les revoyait comme si c’était
hier, ces choses poussiéreuses, noires, brutales, auxquelles il avait bien fallu
s’habituer au lieu des guirlandes de fleurs ou des rayures Regency. Les rideaux
de sa chambre de jeune fille à Camberwell avaient des marguerites. Bien sûr.
Qu’est-ce que cela voulait dire ? De son plein gré. « Tirer cette affaire au
clair ».
Et qu’est-ce que cela voulait dire maintenant, qu’il soit dans l’autre
chambre ? Qu’il ne voulait ni être près d’elle ni la toucher, et encore moins lui
parler ? Ou qu’il pensait qu’elle ne voudrait pas de lui à côté d’elle ? Qu’elle
ne voudrait pas le toucher, ni – oh ! mon Dieu – qu’il la touche ?
Elle se dit que c’était sa confession, sa façon à lui de dire les choses. Elle
se dit que c’était juste la honte, la honte pure et simple rien que d’y penser, rien
que de l’évoquer. Imaginez donc. Quoi qu’il en soit, il était pestiféré, il ne
fallait pas le toucher. Quoi qu’il en soit, c’était l’enfer absolu.
Et comment pouvait-on jamais prévoir, de toute façon, à quel moment les
choses basculeraient à nouveau dans les ténèbres ? C’était ce qu’Addy elle-
même avait déclaré, c’était son atout.
« Nous parlons ici, Maman, des tout premiers souvenirs. Non, même pas.
Nous parlons d’une époque dont il ne devrait nous rester aucun souvenir. Il
nous en reste néanmoins, n’est-ce pas, pour peu qu’ils soient assez marquants,
assez sombres. On les efface, c’est tout, n’est-ce pas, on les noie. On fait
semblant d’oublier. »
On les efface ? On les noie ? Elle avait failli répondre : « Tu n’es pas dans
une salle de classe, ma fille, tu n’es pas devant un tableau noir. » Et elle avait
vu un instant (une scène qu’elle n’avait, à vrai dire, jamais imaginée) sa fille
face à des rangées de jeunes visages. Pourquoi Addy avait-elle choisi de
devenir institutrice ? L’idée que sa fille devienne institutrice lui avait jadis

93
vaguement fait peur. Elle s’était revue sur les bancs de l’école, la cible de ses
professeurs.
On fait semblant d’oublier ?
Que pouviez-vous dire au sujet de ce moment où le souvenir s’évanouit
dans les ténèbres ? Rien. Ou vous pouviez dire n’importe quoi, tout ce qui vous
passait par la tête, aux autres de deviner, personne n’aurait pu prouver le
contraire.
Ma fille. Addy – la petite Addy – avait quarante-huit ans.
« Vas-y, raconte-moi tes plus anciens souvenirs, Maman. Allez, vas-y, je
t’écoute. »
En fait, elle avait dit cela à sa propre mère comme une accusation, voire
comme une sommation : « Voyons, ne me laisse pas tomber ! »
Et maintenant, n’était-ce pas ce qu’elle faisait, à trois heures du matin, en
essayant de remonter au plus loin de sa mémoire, là où les souvenirs basculent
dans un trou noir ? Et elle n’aurait su dire si elle était en quête de quelque
chose – et de quoi diable aurait-elle pu être en quête ? – ou si elle voulait
simplement glisser et tomber dans ce trou noir et ne plus jamais en ressortir...
Elle se revoyait plaquée contre son père, à un âge où elle était encore assez
petite pour tenir presque tout entière contre sa poitrine. Elle portait une robe de
coton bleu, sa première robe. Elle revoyait son père la pressant contre lui et
elle le serrant en retour. Qu’y avait-il de mal à cela ? Elle se revoyait l’oreille
contre la poitrine de son père, elle y entendait des bruits bizarres, tels des
pierres ou des cailloux bringuebalant dans une caverne, une caverne au bord de
la mer au fond de laquelle déferlaient des vagues. Elle pouvait se rappeler
avoir eu l’impression qu’il la laissait écouter ces bruits comme s’il s’agissait
d’un privilège. Qu’y avait-il de mal à ça ?
Elle se revoyait dans la pataugeoire du terrain de jeu de Ruskin Park, mais
elle n’aurait su dire quel âge elle avait alors, quand un homme avait surgi de
derrière un arbre, braguette ouverte, attirail à l’air. Il avait fait ça en un
tournemain à l’instant où elle avait levé les yeux et où personne ne prêtait
attention, parce qu’elle s’était retournée et que tout le monde regardait de
l’autre côté. Et quand elle avait regardé derrière elle, l’homme avait disparu, ni
vu ni connu. Mais elle revoyait encore son outil, ce machin rouge qui
pendouillait. Elle ne pouvait pas avoir inventé ça. Elle se rappelait s’être
demandé ce qui ne tournait pas rond chez lui, quelle sorte de... difformité cela

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pouvait bien être. Même si à l’époque elle ne connaissait pas le mot
« difformité ».
Toujours est-il qu’elle s’en était remise et n’en avait jamais soufflé mot. En
tout cas, ce n’était pas son père.
Son visage était humide. C’était la faute d’Addy. La garce.
Et s’il n’y avait rien eu de mal à étreindre encore son père, son père qui
avait été gazé, pas plus qu’il n’y en avait pour lui à la serrer dans ses bras
puisqu’il était encore son papa, quel mal y avait-il alors à serrer Larry contre
elle maintenant, quoi qu’on pût en penser, à le serrer dans ses bras, à le presser
contre sa triste poitrine, contre ses seins tout plats, et à lui dire : « Ne t’inquiète
pas, Larry, je suis là. Tu es toujours mon Larry » ?
Si ce n’est qu’il la repoussait. Il s’était installé dans la chambre d’amis.
Qu’est-ce que cela voulait dire ? Cela pouvait vouloir dire qu’il pensait qu’elle
devait penser qu’il avait réellement...
La garce, la sale garce. Elle les obligeait à s’allonger comme ça, chacun
dans sa chambre, chacun dans ses propres ténèbres.
Et il était allongé, bon sang, dans l’ancienne chambre d’Addy ! Encore
heureux que ce ne soit pas dans le lit de jeune fille d’Addy, parti depuis des
années quand la pièce, promue chambre d’amis, avait été dotée d’un lit double
tout neuf de chez Debenham. Mais c’était le lit dans lequel Addy et Brian
avaient souvent dormi lors de leurs visites, et en près de vingt ans, il y en avait
eu, des visites. Brian avait déclaré un jour que dormir dans l’ancienne chambre
d’Addy l’avait « émoustillé ». Oui, il avait dit ça. Et au fil des ans, ils avaient
amené leurs enfants, Mark et Judy, l’un après l’autre, dans leur couffin, pour
qu’ils dorment dans la même chambre qu’eux.
Et si tout cela était vrai, comment diable avaient-ils pu supporter de
continuer à venir ici, en visite et, qui plus est, avec leurs enfants ? Même s’il
s’était écoulé un certain temps, c’est vrai, depuis leurs dernières visites, même
si les enfants n’étaient plus des enfants. Sans doute aurait-elle dû demander,
telle une de ces mères qui ont toujours besoin de fourrer leur nez partout :
« Tout va bien ? »
Ce qui était précisément là où Addy voulait en venir, les années passaient,
les gens ne parlaient jamais, n’est-ce pas ? Elle, Adele Hughes, née Baker,
s’était tue pendant plus de quarante ans, mais voici qu’elle se mettait à parler.
Elle avait gardé cela pour elle, elle avait longuement « lutté » mais,
aujourd’hui, il fallait qu’elle « se libère ». Et notez bien qu’elle parlait à sa

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mère face à face, sans faiblir. Elle la regardait droit dans les yeux, comme si sa
propre mère avait su tout du long ce qui se passait et l’avait caché. Et elle ne
serait pas la seule à parler, et de loin ! Tout le monde était désormais au
courant. Savoir que les langues se déliaient lui en avait donné le courage.
Le courage ?
Elle disait avoir été « traumatisée ». Toute sa vie, elle avait lutté. À
présent, il fallait que ça cesse. Elle devait « se libérer ». À quarante-huit ans ?
Et avait-elle commencé par parler à Brian de tout ça ? « Émoustillé ». L’avait-
elle obligé, lui, à dormir dans un autre lit ?
Ou le faisait-il de toute façon ?
Elle disait que, toute petite, cela remontait à presque trop loin pour qu’elle
s’en souvienne – ça y est, elle remettait ça –, Larry, son propre père, lui avait
fait des choses, avait abusé d’elle, l’avait importunée. L’avait traumatisée.
« Il... quoi ? Il avait fait quoi ? Où ? Quand ? Quoi ? »
Elle avait explosé en questions – qui semblaient être tout ce qui lui restait
pour le moment. Elle était couchée dans ce lit, sous les gravats de ses
questions. « Tu ferais bien d’avoir des preuves, ma fille ! Tu ferais bien de
savoir ce dont tu parles, que diable ! »
La rapidité et la véhémence de sa réponse n’avaient pas manqué de la
surprendre. Elle n’avait pas été précisément à court de mots, pas plus qu’elle
n’avait été gênée pour les dire. Elle avait parlé d’un certain ton de voix et avec
un certain regard. Elle savait qu’elle avait un certain regard compte tenu de la
façon dont Addy avait reculé d’un pas. Si déterminée fût-elle, Addy avait
faibli. Peu importait ce que ce regard pouvait en outre exprimer, il disait : « Je
ne suis plus ta mère, ma fille. Je suis devenue ton ennemi mortel. »
Et quels que fussent les espoirs qu’Addy avait mis dans un dialogue avec
sa mère – avait-elle cherché du réconfort ? Avait-elle souhaité qu’on lui dise
qu’elle avait du cran ? –, elle savait à présent qu’elle s’était sérieusement
trompée. Toujours est-il qu’elle avait irrémédiablement franchi une ligne,
impossible de revenir en arrière. Mais elle devait y avoir pensé – du moins, elle
aurait dû y penser, bien avant d’ouvrir la bouche.
Là-dessus, rouvrant la bouche, elle avait dit à sa propre fille, à sa propre
enfant de quarante-huit ans : « Tu n’es qu’une garce, une sale menteuse. »

Il était en garnison dans le Yorkshire. Le sergent Baker, de l’armée de l’air,


le radio Baker. Il s’avéra qu’ils étaient originaires du même coin : il venait de

96
Streatham, mais il était en garnison dans le Yorkshire. Il aurait aussi bien pu
s’agir d’un autre pays. Il disait au téléphone : « Je suis plus en sécurité ici que
là où tu es. Je me la coule douce ici. » Mais elle savait qu’il mentait ou que
c’était vrai le jour et faux la nuit, puisqu’il pouvait se faire descendre
n’importe quelle nuit. C’était ça, la vérité, c’était comme ça désormais. Fini, le
pelotage au fond des cinémas, en principe, ça commençait ainsi, même si ça
allait plus loin par la suite.
La nuit, l’heure du coucher. Tout était inversé. Comment pouvait-elle
dormir quand il était au-dessus de Hambourg ou de Berlin ? Mais elle ne savait
jamais ni où ni même s’il était en mission cette nuit-là, aussi parfois se
rongeait-elle les sangs pour rien. Elle préférait, en fait, les nuits qu’elle devait
passer dans l’abri antiaérien. Au moins elle pouvait se dire : Bon, il est en train
de leur lâcher des bombes sur le crâne. Elle se fichait pas mal des Allemands.
C’était leur foutu problème.
Quant aux nuits qu’elle passait simplement allongée sur son lit, elles
étaient horribles. Elles ressemblaient à celle-ci. Elle ne savait même pas où
dans le Yorkshire, juste que c’était dans le Yorkshire. « Crois-moi, Papillon,
même si je te le disais, tu ne saurais pas où ça se trouve. » Mais comme elle ne
savait rien, ni quand ni où, le Yorkshire lui-même finit par devenir synonyme
d’endroit terrible. De choses terribles. Terriers du Yorkshire. Synonyme de
terreur.
C’est là qu’il se trouvait, à présent. Là qu’elle-même se trouvait.
Et c’est de là que tu viens, ma fille.
Il ne parlait jamais non plus. Il se taisait et vaquait à ses affaires. Le fait est
qu’il revenait, qu’il revenait toujours, mais elle ne savait jamais, ni lui non
plus, s’il reviendrait, il en serait ainsi jusqu’à la fin. Il revint et jamais il ne
parla. « J’aimerais mieux parler d’autre chose, Papillon... » Sa main vous savez
où. Dans l’armée de l’air ils appelaient ça un manque de caractère si vous ne
vous taisiez pas et ne vaquiez pas à vos affaires. Et jamais Larry n’avait
manqué de caractère.
Des cauchemars, il en avait, bien sûr, et ils persistèrent longtemps – oui, il
parlait dans son sommeil et parfois même il criait. C’était là un problème
qu’elle était capable de régler seule, c’était simple, facile et elle le faisait
volontiers. « Tu rêvais, Larry, tu rêvais, c’est tout. Regarde, tu es ici à côté de
moi, tu es en vie, et ça ce sont mes seins. Enfouis ta tête dans mes seins. »

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Ah ! si seulement elle pouvait dire ça ce soir. « Tu es ici, Larry, pas dans le
Yorkshire. »
Et puis, en 1947, Adele était née. Charmante petite Adele. Et n’était-ce pas
le remède à tous les maux ? Tout le monde le faisait. Le baby-boom ? Cela
n’aidait-il pas à effacer tout le reste ?
Et si Addy avait attendu tout ce temps pour parler – à supposer qu’il y eût
une raison pour cela –, elle aurait aussi bien pu attendre que tous deux soient
morts. Puisqu’elle avait attendu de toute façon jusqu’à quarante-huit ans. Ou
elle aurait pu attendre jusqu’à ce qu’ils aient tous deux perdu la boule, jusqu’à
ce qu’ils soient gâteux, de sorte qu’ils n’en auraient rien su. Du pareil au
même.
Mais dire ça maintenant, alors qu’ils avaient soixante-douze et soixante et
onze ans, quoique encore en pleine forme, et qu’ils étaient au « crépuscule de
leur vie », essayant de profiter au maximum des années qu’il leur restait. Ayant
célébré leurs noces d’or et espérant connaître un jour celles de diamant (rien à
voir avec du papillonnage, pas vrai ?), sans parler de l’année 2000 et d’un
nouveau millénaire. Rends-toi compte, Larry, nous avons traversé un
millénaire.
Mais Addy avait, en fait, donné cela comme raison. À savoir que si elle
avait attendu qu’ils soient morts, que lui soit mort, alors il n’y aurait pas eu de
justice, n’est-ce pas ?
Justice ?
Elle avait dit, en fait, que c’était l’idée qu’ils arrivaient au terme de leur vie
qui l’y avait « contrainte », l’idée qu’à leur mort l’affaire puisse s’évanouir
dans le passé, l’idée qu’elle-même puisse se retrouver sans aucun « recours »,
juste condamnée à vivre avec ça jusqu’à sa mort.
Elle avait dit ça. Toute sa vie, elle les avait protégés, mais cette fois, c’était
bel et bien terminé.
Les avait protégés ?

Bon, elle avait réussi à survivre au coucher du soleil. Il ne restait plus que
cette nuit à passer, cette nuit qu’elle aurait souhaité voir durer à jamais.
Elle avait beau fermer les yeux le plus fort possible, il ne faisait jamais
assez noir. Vouloir la nuit, vouloir les ténèbres ! Tout en se sentant obligée de
les sonder à l’aide d’une infâme torche électrique, tel un policier devant une
fenêtre crasseuse. Et pas moyen d’arrêter ça, n’est-ce pas, la tâche était sans fin

98
une fois que vous parveniez à ces confins de la mémoire, là où personne ne
savait discerner le vrai du faux. Le tout sous-tendu par une immense toile de...
difformité. Elle devait se trouver là car personne n’en parlait.
Comme elle l’avait redouté, à une époque, le coucher du soleil – l’idée que
le soleil se couchait sur le Yorkshire ! À présent, elle ne voulait que l’obscurité.
Elle n’aurait su dire ce que Larry, lui, voulait.
Elle se voyait à vélo, les bras écartés. Elle revoyait sa petite chambre de
Camberwell, les rubans de lumière qui se glissaient depuis la rue. Ses rideaux
aux marguerites. La toux de son père de l’autre côté du palier.
Elle avait beau ne l’avoir jamais ressenti, ni même imaginé pouvoir le
ressentir, elle le ressentait à présent, telle une sombre créature qui croissait en
elle. Le regret d’être venue au monde. Ou serait-ce celui d’avoir mis au
monde ? Elle l’avait ressenti, il y avait des dizaines d’années, mais on aurait
cru que cela recommençait, cette impression précise, persistante, bien réelle, de
porter Adele en son sein. Pourtant s’agissait-il bien d’Adele ? À quatre mois, à
six mois, à huit mois, à...
Alors, elle se réveilla, sûre d’avoir crié, crié haut et fort. Sûre d’avoir crié
si fort que Larry, dans la chambre voisine, devait l’avoir entendue, jusque dans
son sommeil. Oui, il était dans la chambre voisine, juste la chambre voisine, il
avait donc dû l’entendre, un cri pareil ! Pour elle ce cri se voulait un point
final, elle voulait y voir le déclic qui le ferait réagir, bondir hors du lit, revenir
vers elle, la serrer dans ses bras, l’apaiser, la presser contre sa poitrine en
disant : « Ne t’inquiète pas, mon Papillon, tu rêvais, c’est tout. »

99
HOLLY ET POLLY

Holly se plaît à dire – et Holly se plaît à dire tout ce qui lui passe par la
tête – que notre affaire, c’est l’introduction. Pas question de forcer les choses,
mais nous pouvons faire en sorte que les parties concernées se rencontrent.
Elle sortira ça à des hommes dans des bars quand ils mettent le cap sur nous.
N’est-ce pas merveilleux de voir deux d’entre eux se faufiler vers nous, l’œil
luisant, avant qu’ils n’aient pigé de quoi il retourne ?
« Vous n’allez tout de même pas nous dire, déclare l’un d’eux, que vous
travaillez toutes les deux pour une agence de rencontres ?
— Non, mais vous n’en êtes pas loin, dit Holly. Sûr que bien choisir le
partenaire peut être primordial.
— Vous ne seriez pas irlandaise, par hasard ?
— Il y a même toutes les chances... Mais ce n’est pas ce que vous
croyez. »
N’est-ce pas merveilleux, n’est-ce pas ce qu’il y a de plus merveilleux, de
voir la façon dont les choses s’apparient en ce monde, la façon dont elles sont
même destinées les unes aux autres ? Mais vous ne pouvez pas savoir, vous ne
pouvez pas en avoir idée par avance.
« Par conséquent, vous n’avez plus droit qu’à une seule réponse. Oui, nous
travaillons ensemble. Non, ce n’est pas un bureau. Ni une agence de
rencontres. Vous deux, vous ne seriez pas en quête d’une partenaire, par
hasard ? Sans passer par l’agence ?
— Nous sommes en train de réfléchir, dit l’autre. Chut, nous
réfléchissons. »
Et le premier de reprendre : « Non, à vous de nous dire. Nous donnons
notre langue au chat. Je suis Matt, lui c’est Jamie.
— Et moi, je suis Holly, et elle, c’est Polly. Oui, nous savons. Mais
écoutez donc, nous sommes en train de faire ce que Polly et moi faisons toute

100
la journée, des introductions. Nous sommes embryologistes. Avez-vous jamais
entendu parler de ces gens-là ? Nous passons nos journées à regarder des
spermes. Ces petits gars n’ont pas de secrets pour nous. Nous repérons les
bons, sélectionnons les meilleurs et nous les présentons aux ovules. Nous leur
disons : “Allons, allons, dites-vous bonjour, vous deux, et allez-y, au
boulot !” »
Là-dessus, les lumières s’éteignent, ou deviennent plus vives. Ça les
refroidit ou ça les excite. Ils peuvent même devenir salaces. Et Holly est de
taille à leur répondre.
Et ils sont loin de tout savoir...

Pas question de forcer les choses. Vous pouvez faire en sorte que les parties
concernées se rencontrent mais, dites-moi, s’il vous plaît, comment ça arrive !
Comment se fait-il qu’il y ait eu Holly Nolan, élevée par des bonnes sœurs (eh
oui, même si vous avez peine à le croire) quelque part en Irlande, et moi, Polly
Miller, douce comme un agneau, mais élevée dans un établissement secondaire
de Bolton, que toutes deux nous ayons partagé la même passion (« Bien
entendu, la science de la vie n’est-elle pas à l’heure actuelle la seule discipline
valable ? »), que toutes deux nous ayons obtenu, dans des académies
différentes, notre bac scientifique et notre diplôme, qu’elle ait dû traverser la
mer (l’Irlande n’étant pas très avancée en ce domaine), et que nous nous
soyons retrouvées toutes deux dans une clinique toute neuve, dans une salle
blanche toute propre, avec des comptoirs blancs tout propres et des instruments
non moins blancs et fort coûteux, comme si nous étions nous-mêmes deux
spécimens dans une sorte d’essai clinique, toutes deux dans les blouses vert
pomme que l’on nous a fournies ?
Et que l’on nous ait présentées l’une à l’autre.
« Salut, je suis Holly.
— Et moi Polly.
— Incroyable, non ? Salut Polly. On est censées bosser ensemble.
— Oui.
— Dans ces espèces de machins-là ! Est-ce que je suis venue de Kildare
County, de ma chère et verte Irlande, juste pour porter du vert ? »
Toutes deux seulement vingt-trois ans (embryologistes cliniciennes
juniors), toutes deux diplômées et qualifiées pour un travail qui, au dire de
certains, revient à jouer à Dieu.

101
« Bon ! Ça, au moins, ça me plaît ! Ne sommes-nous pas deux déesses ? »
Tout ça pour que nous nous retrouvions, pour qu’il se passe quelque chose.
Pour que ma vie commence, enfin.

Quand je suis dans un bar avec Holly à titiller ces messieurs, il m’arrive de
voir le reflet roux dans ses cheveux noirs – son « feu », comme elle dit. Je vois
sa désinvolture un peu vulgaire qui leur donne à croire qu’elle est partante.
J’entends sa voix à flot continu. Je me dis : pas mon genre, mais pas du tout,
du tout mon genre !
Qu’est-ce qu’on peut se tromper !
« Eh bien, ma chère Polly, l’attraction des contraires, ça existe. »
À ses débuts ici, elle sortait des trucs sur son éducation catholique qui me
faisaient parfois rougir tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Qui pouvaient me
faire dire : Attention ! C’est mal, c’est un blasphème. Elle m’a raconté qu’elle
et ses copines de chez les bonnes sœurs chantaient une interprétation plain-
chant de l’acte sexuel, en latin. J’y ai eu droit – elle l’a entonnée pour moi de
sa plus pure voix sacerdotale.
Penem in vaginam intro-duxit.
Suivait le répons, comme dans un chœur de moines :
Et semen e-mi-sit.
Sans oublier un sostenuto sur le « mi ».
Ce n’était pas vraiment des obscénités, et qui plus est c’était du latin. Je
riais aux larmes. Des larmes qui cachaient sans doute mes rougeurs : l’idée
derrière cela n’était-elle pas justement, je présume, de chanter ce genre de
choses comme une prière ? C’était le sentiment d’une perversité qui me
dépassait. Moi, avec mon éducation impie, mais chaste. Mon seul simulacre de
religion avait été cette adoration que j’avais vouée autrefois à Sandra Rhys, ma
prof de biologie.
Autrement dit, j’étais jalouse. Et pourquoi ça ? Jalouse de Holly, jalouse de
son éducation chez les bonnes sœurs, jalouse de ses chœurs de copines
sacrilèges.
« Je ne t’ai pas scandalisée, j’espère, Polly ? N’est-ce pas, Polly ? Ça
m’étonnerait, vu notre genre de boulot... »
Et combien de boulots y a-t-il, citez-m’en un autre, dans lesquels des
hommes s’isolent dans de petites cabines, tout au long d’un couloir et, bon,
comme dirait Holly, s’adonnent à des pratiques de dévotion privée, s’offrent

102
dans des éprouvettes que l’on nous fait passer discrètement pour que nous les
examinions de près.
Pendant quelque temps, nous ne pouvions nous empêcher de célébrer
l’arrivée d’un tel tribut sans chanter, en fait, sotto voce et à l’unisson ou, du
moins, sans avoir envie de chanter :
Et semen e-mi-sit...
J’enviais même son aisance en latin. Si vous êtes biologiste vous avez
besoin d’en avoir quelques notions, mais pour elle, le latin avait été jadis une
sorte de seconde langue secrète.
Introduxit – vient de introducere, faire entrer dans ou mener vers.
L’introduction, notre activité professionnelle.

Une activité avec laquelle on ne plaisante pas. Nous ne sommes pas Dieu.
Ce n’est pas un jeu non plus. Même si parfois vous ne pouvez vous empêcher
de rire. Nous sommes les filles du labo, celles qui bossent dans l’ombre. Ce
sont le Dr Mortimer et ses infirmières qui organisent la rencontre, accueillent
et se chargent des procédures intimes, mais il nous arrive de voir les clients, de
saluer... M. et Mme Prêts-à-Tout. Et le Dr Mortimer, lors des introductions, ne
manquera pas de nous appeler ses anges des coulisses, celles qui, en réalité,
accomplissent les vrais miracles. Le beau parleur... Celui qui fait porter le
chapeau aux autres, comme dirait Holly.
Il faut rire.
Et nous lirons éventuellement sur le visage de M. et Mme Prêts-à-Tout une
certaine surprise, voire de l’affolement en apprenant que leurs chances
dépendent de ces deux jeunettes, deux filles en vert. À moins que nous ne
décryptions leurs pensées : C’est bien, pour elles, elles doivent s’amuser, leur
diplôme à peine en poche et tout leur attirail en bon état et à sa place, juste
comme ça doit être. Et dire qu’elles n’y pensent même pas, et s’en fichent.
Quoi qu’elles aient, sans aucun doute, l’occasion de bien s’entraîner pour ce
qui est des préliminaires.
Ah ! s’ils pouvaient savoir, s’ils pouvaient savoir la véritable raison de
notre détachement clinique.
Nous n’y pensons pas souvent, mais ça nous arrive. Nous savons qu’un
jour dans une salle de séjour, Dieu sait où, à cause de quelque chose que nous
avons fait dans notre labo tout blanc tout propre et parce que le moment est
venu, M. et Mme Prêts-à-Tout se serreront la main, madame se rendra alors

103
dans la salle de bains où se trouve la trousse que fournit notre clinique pour le
test. Et monsieur attendra, peut-être en récitant une petite prière. Et quelques
instants plus tard, ils se serreront à nouveau tendrement la main en versant des
larmes de joie. Ou juste des larmes.
Qu’est-ce qui fait que ça marche ?

Je me disais, avec une bouche comme la sienne – une bouche balafrée de


rouge cerise, et avec tous ces gros mots qui en sortent à flots, impossible
qu’elle soit vierge. Mais pourquoi cette pensée ? Elle avait vingt-trois ans et
elle avait traversé la mer. N’est-ce pas que les catholiques, ils grandissent avec
la Sainte Vierge, n’est-ce pas qu’ils l’adorent, leur Sainte Vierge ? Quoique ce
ne soit pas vraiment le cas de cette fille. Mais jamais elle ne mentionnait ni ne
faisait allusion à aucun homme. En dépit d’une bouche comme la sienne, en
dépit de son talent pour embobiner le Dr Mortimer. Et en dépit du fait que le
Dr Mortimer, si bon gynéco attentif à ses patientes soit-il, se plaît à faire savoir
à tous que par ici le charmeur, c’est lui.
Est-elle vierge ? Pourquoi cette question m’est-elle venue à l’esprit ? Dans
notre genre de boulot...
Pour la plus claire et la plus simple des raisons.
Tu es libre, ce soir ? Une question parfaitement banale. Mais elle la posa
d’une certaine façon, d’un certain ton. Elle la posa même, j’aime à le croire
maintenant, en rejetant ses cheveux en arrière. Si ce n’est qu’elle n’aurait pu
faire ça avec sa charlotte. Et bien sûr, elle était vierge. Pour la même raison et
dans le même sens que je l’étais. Sans doute reconnaît-on les siens, mais
l’attrait des contraires existe néanmoins.
À vrai dire, nous étions nous-mêmes deux demoiselles Prêtes-à-Tout. Nous
n’avions jamais connu, de toute notre vie, ni dans son cas ni dans le mien, une
situation du genre « penem in vaginam ». Oh ! Ce que ça peut être commode le
latin ! Même s’il y avait eu de fausses introductions.
Cela prend moins de temps à certaines, et peut-être beaucoup plus à
d’autres, les pauvres, mais il avait fallu à chacune de nous rien de moins que
toute une vie pour découvrir et admettre, puis pour panser et cacher, chacune à
sa façon, notre secret. Tout en nous demandant l’une et l’autre pendant tout ce
temps, comme de bonnes petites filles résolues à rester pures, fût-ce jusqu’à
leur nuit de noces, s’il se trouverait un jour quelqu’un à qui l’offrir.

104
Y aurait-il, pour des filles comme nous, une plus étrange façon de se
rencontrer que parmi tous ces spermes et ces ovules qui, comme chacun sait,
ont eux aussi leurs problèmes ?
Y aurait-il, sait-on jamais, Polly, mon cher ange, une aussi douce et
délicieuse possibilité ?
Ce couple dans la salle de séjour, au visage ruisselant de larmes, non, il n’a
rien à voir avec des filles comme nous, n’est-ce pas ? Et pourtant ces deux-là
ont tout à voir avec nous. Et nous aurions aussi bien pu être ce couple et, ce
soir-là, dans la salle de séjour, verser nous aussi des larmes de joie, selon le
résultat du test. « Moi aussi. » Deux petits mots magiques, un plein aveu, une
pleine rémission. Une étreinte totale.
Nous sommes allées prendre un verre au Radcliffe Arms. Puis nous
sommes allées dîner chinois au Blue Pagoda. Et puis. Et puis. C’est comme ça
que tout commence partout dans le monde. Elle dit que la province d’Irlande
du Nord avec son foutu Union Jack avait été accolée à la République d’Irlande
depuis près d’un siècle. Quant à nous, il ne nous avait pas fallu bien
longtemps, n’est-ce pas ?
Pas mon genre du tout. Oh que je l’aime. Comme je suis heureuse d’être
avec elle, d’être en vert comme elle, comme des jumelles, de bosser avec elle,
parmi nos chers spermes et ovules, d’avoir trouvé parmi eux celle que je suis et
celle avec laquelle je devrais être pour toujours, si ça ne tient qu’à moi.
Et pour peu qu’un jour nous voulions être ce que les filles comme nous ne
sauraient être, avoir cette chose que les filles comme nous ne sauraient avoir,
eh bien, nous sommes au bon endroit, pas vrai ? Nous savons comment on peut
arranger ça, n’est-ce pas ?

Le lendemain matin nous sommes revenues à la clinique en tant que


couple. En fait, nous avons veillé à ne pas arriver ensemble, mais à une bonne
trentaine de secondes d’intervalle. La subtilité des amoureux. C’est Holly qui
est entrée la première. Bien entendu. Et qui s’est trouvée nez à nez avec le
Dr Mortimer tout juste arrivé de Wilmslow dans sa BMW gris métallisé. Est-ce
qu’il a tout de suite pigé ? Qu’avait-il déjà subodoré ?
Toujours est-il qu’à présent, tout le monde est au courant. J’entends par là
qu’ici, au boulot, tout le monde est au courant. Et à vrai dire, cet endroit est un
endroit où il y a fort peu de raisons de jouer les saintes-nitouches ou d’être
réservé, vu les pots de sperme que l’on se passe toute la journée.

105
Toujours est-il que le Dr Mortimer a regardé Holly et lui a dit : « Vous avez
l’air particulièrement radieuse ce matin, Holly. Me cacheriez-vous quelque
chose ? » Et Holly de répondre, car j’étais assez près d’elle pour l’entendre,
assez près d’elle pour voir et comprendre combien je l’aimais : « Voyons,
docteur Mortimer, n’êtes-vous pas Dieu par ici, n’êtes-vous pas notre Père
tout-puissant ? N’êtes-vous pas omniscient ? »

106
CLÉS

Il conduisit Clare à la gare. Contrairement à ses prévisions, la circulation


était dense, ils arrivèrent de justesse. Leurs adieux furent hâtifs et maladroits,
mais cela l’arrangea. Il ne savait que dire. « Appelle-moi », dit-il. Puis :
« Vite ! », avant d’ajouter : « Je t’aime. » Il ne l’avait pas prémédité. C’était
sorti comme ça. Il la regarda cligner des yeux et scruter son visage alors même
qu’elle se dépêchait.
« Vite ! » répéta-t-il, et elle se retourna pour entrer dans la gare suivie de sa
petite valise à roulettes. Il traînait dans le hall quand le train arriva. Il aurait dû
l’accompagner, bien sûr, mais elle ne l’avait pas souhaité. Ils savaient l’un et
l’autre qu’il ne s’était jamais entendu avec son frère ; en fait, il ne pouvait pas
le supporter. À présent, ce frère venait de tomber malade, et sans doute
gravement malade.
Cela l’arrangeait. Voilà qui n’aurait pas été sincère. Mais en regardant
s’ébranler le train de Clare, il eut un serrement de cœur. Il l’imagina assise à sa
place telle une orpheline ou une réfugiée de fraîche date. Elle devait traverser
Londres afin de prendre un autre train en provenance d’Euston, un trajet de
quatre ou cinq heures. Bien assez de temps pour se retrouver seule avec ses
pensées, bien assez de temps avant qu’elle n’ait une raison d’appeler. Mais il
savait d’une façon ou d’une autre qu’elle ne l’appellerait qu’au cas où le
pronostic ne serait pas trop sombre. Dans le cas contraire, elle serait tellement
absorbée par la situation, accaparée par sa famille, qu’elle l’oublierait. Il n’était
qu’accessoire. Un simple mari.
Étant lui-même un fils unique qui avait perdu ses parents des années plus
tôt, il détestait l’ambiance étouffante des familles et parfois ne parvenait pas à
le cacher. Cela s’annonçait mal pour Adam, et Adam n’avait que quarante-
deux ans.

107
Il se demanda pourquoi il n’avait jamais pu le supporter. Cette aversion
n’avait rien de rationnel. Était-ce pour la simple raison qu’il était le frère aîné
de Clare ? Non, c’est parce que c’était un faible. C’était la vérité, il détestait les
hommes faibles. Il pouvait les repérer. Et la vérité au sujet des hommes faibles,
c’était qu’ils tombaient malades et parfois même mouraient.
Il resta stationné là quelque temps après que le train avait disparu, comme
s’il attendait l’arrivée de quelqu’un. C’était un de ces après-midi d’août au ciel
plombé. De grosses gouttes de pluie commençaient à tomber. Il songea à sa
liaison avec Vicki. Elle n’avait pas duré longtemps et ça avait été le seul
écart... Il pensa à la façon dont il l’avait cachée à Clare – qu’elle ait eu des
soupçons ou non – et comment le fait de la lui cacher avait fini par avoir tout
l’air d’une gentillesse à son égard, voire d’un mérite.
Là-dessus, il repartit chez lui et s’aperçut que, dans ces circonstances
inhabituelles, il avait oublié ses clés.
Il sut immédiatement où elles se trouvaient, dans la poche à fermeture
éclair de son blouson qu’il avait balancé par-dessus le dossier de sa chaise de
bureau. Il avait décidé en dernière minute de ne pas le mettre. Pendant qu’il
emportait sa valise pour la mettre dans le coffre de la voiture, Clare avait fermé
la porte à clé. À présent, bien sûr, plus moyen d’espérer que Clare puisse lui
venir en aide avec sa propre clé...
Il se mit à tomber des cordes alors qu’il était garé devant sa maison, la
regardant l’air ébahi, comme face à une énigme.
Le plus normal dans ce genre de situation était de solliciter l’aide d’un
voisin. Il y avait déjà eu recours. Les maisons étaient mitoyennes. À l’arrière
de la leur une fenêtre du rez-de-chaussée avait un loquet qui ne fonctionnait
pas. Il avait été possible cette fois-là de remonter la partie inférieure de la
fenêtre à guillotine et de s’y faufiler. Qui sait si sa négligence pour faire
réparer le loquet ne lui permettrait pas de faire de même aujourd’hui. Encore
faudrait-il que son voisin le laisse entrer, que lui-même s’explique, se confonde
en excuses embarrassées, emprunte une échelle et escalade la clôture du jardin,
tout en se débrouillant pour faire passer l’échelle.
Et à présent, on était en août et les Wheeler d’un côté et les Mitchell de
l’autre étaient en vacances. La dernière fois, les Mitchell l’avaient aidé. Il
savait qu’ils avaient une échelle. Mais les Mitchell devaient être dans leur
maison de vacances, là-bas en France.

108
Le comble, c’était que la fenêtre – la fameuse fenêtre qui n’était en aucune
façon une garantie pour le tirer d’affaire – était celle de son bureau, située à
deux ou trois mètres de son blouson abandonné, les clés dans la poche, sur le
dossier de la chaise. La dernière fois, il s’était contorsionné pour entrer par la
fenêtre, avant de se retrouver à plat ventre sur son bureau.
Bien sûr, il pourrait faire appel à un serrurier. Il avait oublié ses clés, mais
il avait son portable. Combien de temps faudrait-il à un serrurier pour arriver ?
Au moins, dans la voiture, il était à l’abri de la pluie.
D’abord, il ne bougea pas, immobilisé par le fait qu’il était banni de chez
lui, banni de sa propre vie. Tout était là, mais il ne pouvait pas y accéder. Il y
avait son bureau avec son blouson à fermeture éclair sur le dossier de la chaise,
sa planche à dessin pour reprendre le travail qu’il avait rapporté du bureau – il
avait pris sa journée d’aujourd’hui, vendredi – pour s’y atteler, si nécessaire
pendant tout le week-end, en l’absence de Clare.
Il devait revoir chaque dessin concernant le projet de Neale Road. Tout
cela par la faute de cet idiot de promoteur, mais c’était un travail important et il
fallait en passer par là. Il y avait eu un petit vent de panique et il avait dit qu’il
aurait terminé d’ici lundi. Il avait la vague idée que ce n’était pas si compliqué
que ça. Les futurs résidents de Neale Road auraient un peu moins d’espace que
prévu, c’est tout. Mais ils n’en sauraient jamais rien.
Il dit qu’il s’y attaquerait de toute façon au cours du week-end et sentit
qu’il marquait déjà des points avec cet élan de noble dévouement. Clare
devrait s’en accommoder, mais il lui dirait qu’il ne pouvait pas s’y dérober, elle
était habituée à ce qu’il rapporte du travail à la maison. Là-dessus, coup de
théâtre. Son engagement professionnel pour le week-end devint une autre
raison, secondaire, de ne pas l’accompagner. Cela devint aussi pour lui une
forme de sacrifice, qui compensait, du moins un peu, la mission, certes plus
pénible, de sa femme.
Si ce n’est qu’à présent, il se retrouvait avec cet autre problème.
Il se rendit compte que, face à cette catastrophe mineure que représentait le
fait de se retrouver à la porte de chez lui, il avait, durant quelques minutes,
oblitéré toute pensée relative à la situation beaucoup plus grave de sa
femme ou du frère de celle-ci. Il la revit assise dans le train, la vitre striée de
pluie, ne pensant pas à lui. Ses clés dans son sac à main.
À vrai dire, il pensait que Neale Road ne devrait pas l’occuper plus d’une
demi-journée, même s’il pouvait prétendre que cela avait pris plus de temps. Il

109
se vit lundi matin, tendant les résultats à Vicki et marquant ainsi, dans leur
relation personnelle, des points difficiles à préciser. « Tiens, voilà », dirait-il,
comme si, en fait, il s’exclamait sur un ton plus ou moins triomphant
(triomphant... tu parles !) : « Je ne t’en veux pas. »
Il contempla l’implacable façade de sa maison, imagina un instant les
résidents de Neale Road emmurés, mais pas plus avisés pour autant.
Comme c’était bizarre : sa vie là-bas, lui ici. Une sensation qui n’était
toutefois ni totalement étrangère ni malvenue.
La pluie redoubla, un vrai déluge. Il vit alors une lampe s’allumer, au rez-
de-chaussée du numéro 20, chez les Mitchell, à 16 h 30.
Il fut étonné de la rapidité avec laquelle il résolut ce mystère. Ce devait
être leur employée. Il en était sûr. Elle venait une fois par semaine, le vendredi.
Les Mitchell étaient absents jusqu’au dimanche suivant, mais ils lui avaient,
sans aucun doute, demandé de jeter un coup d’œil et l’avaient chargée de
diverses tâches ménagères, comme d’arroser les plantes, etc., avant leur retour.
Il se rappelait à présent – il l’avait pourtant presque oublié – qu’il était un jour
rentré plus tôt du bureau et qu’il l’avait vue sortir par la porte d’entrée voisine,
alors qu’il cherchait ses clés.
Elle avait été manifestement surprise de le voir là, tout près d’elle.
« Je suis John. J’habite ici », dit-il pour la rassurer, puis il souleva ses clés
en guise de preuve. Elle agita à son tour ses clés ou le trousseau que les
Mitchell lui avaient confié. Pendant un moment, ils s’étaient livrés à un
cliquetis fébrile de leurs trousseaux mutuels, comme si cette danse des mains
en eût dit plus long que des mots.
« Et moi, je suis Olga », finit-elle par dire. « Je fais le ménage. » Blonde,
d’une origine étrangère indéterminée, elle n’avait pas plus de vingt-cinq ans.
Elle avait d’abord baissé les yeux, évitant son regard comme par réflexe,
mais soudain elle y alla d’un coup d’œil rapide, direct, mi-souriant, mi-
énigmatique. Il en ressentit le punch féroce, conscient que son propre regard la
dépouillait de la robe toute légère qu’elle portait. C’était un choc mutuel qu’il
n’avait pas vraiment éprouvé depuis qu’il avait épousé Clare (sauf avec Vicki),
même s’il l’avait assez souvent ressenti à l’époque, et dont la familiarité
latente le frappait à présent.
Olga. Il avait toujours trouvé ça laid comme prénom, cela évoquait pour lui
des laiderons. Olga, le vendredi après-midi. Peut-être en avait-il déjà pris note.
Par conséquent, cette lumière qui venait de s’allumer chez les voisins – dans la

110
chambre des Mitchell –, ce devait être elle. Et Olga pouvait être sa façon
légitime de rentrer chez lui.
Peut-être était-elle tout aussi embêtée que lui, se dit-il. Cette pluie
torrentielle. Pas de parapluie. On oublie toujours quelque chose. Et s’il
s’agissait de cette même robe toute légère ? Et ce même déluge, se disait-il
aussi, pourrait rendre périlleux ou du moins faire retarder le scénario de
l’échelle, du saut par-dessus la clôture et de la fenêtre qui fermait mal.
Il descendit de voiture et se précipita sous le porche du 20. Même ces
quelques pas suffirent à le tremper. Il sonna puis, par acquit de conscience, il
tapa sur la boîte aux lettres et sonna à nouveau. Peut-être avait-elle pour règle
de ne pas répondre à la porte quand elle faisait le ménage des Mitchell ? Au
bout d’un moment d’autres lumières s’allumèrent et elle entrouvrit la porte
d’entrée.
« Vous vous souvenez de moi ? dit-il. John ? Et de mes clés ? Eh bien,
figurez-vous qu’aujourd’hui, je ne les ai pas. »
C’était la même robe. Un mélange de rose et de gris délavés, sans doute
était-ce sa seule tenue de ménage.
« Je suis à la porte de chez moi », dit-il, se demandant si c’était là une
expression qu’une employée de maison à l’anglais limité pourrait comprendre.
Impossible d’agiter une clé manquante, bien sûr. Était-elle russe, polonaise,
roumaine ? Il s’avéra qu’elle était moldave. Il ne savait pas trop où se trouvait
la Moldavie.
Mais elle comprit la situation et ce qu’il devait faire. Elle accueillit même
d’un rire prudent, bien à elle, ses excuses pour toute cette comédie. S’il fallait
y voir une ruse de sa part à lui, elle était particulièrement ingénieuse.
Mais c’est elle qui fit le premier pas. C’est-à-dire qu’elle prit l’initiative de
dire que tous deux, aussi bien elle que lui, feraient mieux de renoncer à l’idée
d’entrer par effraction, du moins dans l’immédiat. Avec cette pluie, il serait
trempé comme une soupe. Et supposez que l’échelle glisse. Cela pouvait être
dangereux.
Et supposez, aurait-il pu dire, qu’il continue à pleuvoir pendant des heures.
Supposez qu’il continue à pleuvoir toute la nuit.

Et il en fut ainsi. En fait, la pluie, qui s’obstinait à tomber à flots, tenait


lieu, en quelque sorte, d’écran complice (quelqu’un l’avait-il vu entrer non pas

111
chez lui, mais au 20 ?). Plus encore, son obstination, son bruit même
rappelaient un flux de sang.
Il était déjà passé par là. Et elle le savait. Elle aussi était déjà passée par là.
Toutefois il n’était jamais entré, comme ça, chez les Mitchell. Avant Clare, il
avait souvent vécu ce genre de situation. Il s’y sentait parfaitement à l’aise.
Des années plus tôt, il avait découvert son pouvoir – un simple pouvoir qui
ressemblait à tel point à une simple prédisposition, à une force d’attraction,
qu’il se demandait pourquoi les autres hommes n’en étaient tout simplement
pas dotés. Pourquoi cela pouvait-il parfois sembler si diablement difficile à
d’autres hommes ? Peut-être les autres hommes étaient-ils tout bonnement des
faibles. À moins qu’ils ne sachent tout simplement pas capter les signaux.
Bien des années plus tôt, il aurait pu dire à un autre homme – même si cela
eût été, en fait, impensable – que dans un petit moment, juste un petit moment,
il aurait celle-là. Celle qui était là. Et qu’un petit peu plus tard, sans doute, il la
ferait pleurer.
Il était si sûr de ce cycle continu, il le connaissait si bien qu’il en était
même un peu las, qu’il avait cherché à s’en libérer et à se retirer. Il avait voulu
le mariage, une épouse et tout ce qui va avec. Et il était architecte par choix et
par formation – il créait des espaces domestiques. Mais il savait qu’il y avait
encore en lui cet animal errant. Et à présent, il se retrouvait, qu’il le veuille ou
non, à la porte de tout ça.
Sa vie était là, juste de l’autre côté d’un mur. Il lui sembla même un
moment que Clare et lui pourraient, en fait, être là. Il était devenu quelqu’un
d’autre. Ils étaient là. Il éprouvait une certaine tendresse, ressentait un certain
instinct de protection à leur égard. Et bien sûr, s’ils étaient là, Clare ne pouvait
pas être dans un train à destination du Nord, pour se rendre au chevet de son
frère gravement malade, et qui sait, mourant. Quant à lui, il ne pouvait être ici.
Cela faisait un drôle d’effet d’occuper la maison des Mitchell, et même,
comme il s’avéra, leur lit. Une sensation étrange et indéniablement
condamnable, mais indéniablement grisante et omniprésente, comme la pluie
qui s’acharnait. Ce n’était ni chez lui ni chez elle. Ils avaient cela en commun.
Ils étaient tous deux des personnes déplacées, même si, dans son cas, ce n’était
qu’à cause d’un mur. Sensation étrange et indéniablement profanatrice. À
croire que les Mitchell étaient les imposteurs.
À un moment de la soirée ou de la nuit, il parvint à lui demander d’où elle
venait et pourquoi et comment elle s’était retrouvée en Angleterre. Il ne put

112
obtenir d’elle guère plus que l’allusion à une séparation béante ou à une perte
qu’elle ne voulait ni ne savait expliquer, fût-ce dans ses bras réconfortants (du
moins les imaginait-il réconfortants). Où était la Moldavie ? Elle semblait se
retrancher derrière son pauvre anglais. Il ne la pressa pas de questions, il
n’insista pas. Pas plus qu’elle ne s’attarda sur la mystérieuse absence de sa
femme.
Il se contenta donc de la tenir dans ses bras, ainsi qu’elle semblait le
vouloir, comme si juste la tenir dans ses bras était sa part d’un marché qu’elle
lui avait fait conclure.
Il pensa, tout en la tenant dans ses bras, que Clare n’avait pas appelé. Il
faisait vraiment sombre à cette heure, sans doute était-ce le milieu de la nuit.
Elle avait dû arriver, elle avait des nouvelles, mais elle n’avait pas appelé. Et
comment lui aurait-il parlé si elle l’avait appelé ? Il n’avait pas éteint son
portable à seule fin de ne pas donner l’impression qu’il cachait quelque chose.
Mais, bien sûr, elle appellerait sur leur ligne fixe. Il tendit l’oreille, comme
pour capter la sonnerie à travers le mur : un appel sans réponse, dans une
maison vide. Mais il n’entendit rien.
Elle n’avait pas appelé, par conséquent, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.
Ou plutôt, s’il se fiait à ses déductions précédentes, ça devait aller mal pour
son frère.
Il se demanda quand – l’idéal eût été maintenant mais, d’une façon ou
d’une autre, cela paraissait sans importance – il exécuterait son numéro
burlesque avec l’échelle, ses jambes dépassant de la fenêtre. Il s’imagina
s’agitant à plat ventre sur son bureau. Il se revit, plus tôt, s’empressant
d’emmener Clare à la gare, lui disant à l’improviste « Je t’aime » et s’en
retournant avec la ferme intention de se mettre à bosser, sans la moindre idée
alors qu’il allait être pris dans cette suite d’événements. Il pensa à son blouson,
les clés dans la poche, négligemment jeté par-dessus le dossier de son siège.
Bien sûr, Clare avait des soupçons.
Tandis qu’il la tenait dans ses bras, elle fut prise de frissons incontrôlables,
puis elle se mit à sangloter et à pleurer bruyamment. Il avait, pour une raison
ou pour une autre, su que cela arriverait, sans savoir pourquoi, et il savait qu’il
devait la tenir dans ses bras, c’était tout ce qu’il pouvait faire. Il l’étreignait,
elle pleurait. Et voici qu’au bout d’un moment, un long moment sembla-t-il,
pleurs et sanglots cessèrent et elle s’endormit, mais il la garda dans ses bras,
vigilant et seul dans l’obscurité que veloutait le chuintement de la pluie.

113
LAWRENCE D’ARABIE

Jamais je n’aurais imaginé que cela m’arriverait, Hettie, même si j’avais


toujours su que c’était possible. Jamais je n’aurais imaginé que je me
retrouverais ainsi sur le lit de ta chambre d’amis, en train de contempler ton
tableau des Rochers du vieil Harry à Studland, accroché au mur. La mort est
une drôle de chose, Het. On peut dire ça, non ?
T’ai-je parlé de Lawrence d’Arabie ?
On est censé avoir une famille qui nous soutient. Mais il n’y avait que Roy
et moi, tout comme il n’y avait que Dennis et toi. Nous étions les deux
Mrs Underwood, mais il y avait quelque chose qui clochait avec les gènes
Underwood. Peu importe. Vis ta vie. À présent, on est plus que toi et moi, et on
est comme deux vraies sœurs, et non pas des belles-sœurs, et toi, tu es l’aînée,
même si tu ne l’es pas, parce que tu es passée par là avant moi avec Dennis.
C’est pas dans le bon ordre, mais quel foutu ordre peut-il y avoir ?
Et quand Dennis nous a quittés, tu nous avais, Roy et moi. Ou plutôt nous
avions toutes deux Roy. Nous avions toutes deux Roy qui se révélait un frère
aîné comme il ne l’avait jamais été jusque-là, prenant la situation en mains
comme il ne l’avait jamais fait jusque-là. Eh bien, il a lâché les rênes il y a
juste un peu plus d’une semaine, et tout ce que j’ai pu faire, au cours de la
période qui a précédé son départ, ça a été de lui faire comprendre qu’il n’avait
plus à se sentir responsable.
Je sais, Het, bien sûr que je sais. Studland. C’était là où Dennis et toi étiez
allés pour votre lune de miel. Nous en plaisantions autrefois, tu te rappelles ?
Dans un monde bien différent. Lune de miel. Studland. Roy et moi nous
sommes allés aux îles Scilly. On en plaisantait aussi.
Deux sœurs, deux veuves. Ça évoque pour moi un couple de corbeaux.
Oserais-je dire de vieilles chouettes ? Qui aurait pensé, il y a des années, du
temps de Roy-the-Boy et de Dennis-the-Menace, qu’un jour nous deviendrions

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un de ces couples de bonnes femmes au visage fripé comme on en voyait
souvent dans les pubs sirotant leurs Black Guinness.
Bon, d’accord, ça nous ressemble pas vraiment. Sirotant nos verres de vin
blanc...
Je te suis tellement reconnaissante de m’avoir accueillie ! Tu avais d’autres
projets. Tu prévoyais d’aller dans un pays chaud. J’ai déjà oublié où. Pas à
Studland en tout cas. Tu as dit : « J’ai tout annulé, Peg. C’est décidé, tu restes
avec moi. » Tu as dit : « C’est Noël, mais ça peut être ce que tu voudras, ça
peut même ne pas être Noël si tu préfères. Je n’ai pas la moindre guirlande à la
maison. Ne discute pas, Peg, tu restes avec moi. »
Ai-je dit « prenant la situation en mains » ?
Et pour quelle raison Roy aurait-il tenu jusqu’à Noël ? Pour le passer dans
un lit d’hôpital ? Pour que je débarque avec un pétard que nous ferions claquer
s’il en avait la force ? Pour s’affubler d’un drôle de chapeau ?
On prétend qu’on a beau s’y préparer, rien ne vous y prépare. On prétend
que cela ne vous atteint qu’après l’enterrement. Eh bien, c’était hier, l’avant-
veille de Noël. On ne choisit ni le jour ni l’heure, n’est-ce pas ? Ni le
temps qu’il fera. Une bourrasque hurlante, des parapluies retournés par le vent.
Et dire que tu avais prévu de te rendre dans un pays chaud !
On prétend – mais qui se cache donc derrière ce « on » si péremptoire ? –
que tu es en état de choc. Ça, j’en sais rien. Tu veux savoir ce que je me suis
dit, Het, en quittant l’hôpital après son départ ? Eh bien, je me suis dit : Non, il
n’en est rien, c’est impossible, je ne peux pas être là assise dans l’autobus. Je
me suis dit : Il est encore avec moi, bien sûr qu’il l’est encore, c’est à moi
désormais de faire en sorte qu’il soit avec moi. Je me suis sentie importante,
voilà ce que j’ai ressenti. Beaucoup plus qu’un choc. Il ne m’était jamais rien
arrivé d’aussi important. Si ce n’est, bien sûr, au départ, ma rencontre avec
Roy.
Les îles Scilly, 1965. Harold Wilson et nous.
Importante ? Ça paraît stupide ? Je ne suis pas quelqu’un d’important. Roy
ne l’était pas non plus. Tout ce qu’il a fait, avant de prendre sa retraite, ça a été
d’accéder à la direction des espaces verts, et de superviser cinq parcs et neuf
centres horticoles. Et, crois-moi, il a fait ça de main de maître !
Je me trouvais donc dans cet autobus, ne voulant qu’une chose, être avec
lui, ne voulant qu’une chose, faire qu’il soit avec moi. Mais sais-tu qui se
trouvait aussi dans cet autobus ?

115
Peter O’Toole.
Peut-être avais-je déjà entendu la nouvelle à l’hôpital ? Peut-être avais-je
entendu une infirmière dire à sa collègue : « Tu as entendu... Peter O’Toole est
mort » ? Et si je l’avais entendu peut-être m’étais-je dit : Non je n’ai pas
entendu ça. D’ailleurs, je ne veux pas l’entendre. Pas maintenant.
Mais le bus était plein de gens qui se rendaient au travail, lisant des
journaux avec Peter O’Toole à la une. Impossible de l’ignorer. Et à peine
quelques jours plus tôt, ça avait été Nelson Mandela. Pour ce qui est des morts
célèbres, un record difficile à battre, n’est-ce pas ? Et je n’avais rien voulu en
savoir non plus. Et pourtant, même Roy, qui gisait là avec ses tubes et ses
goutte-à-goutte, devait être conscient que Nelson Mandela était mort. Nelson
Mandela qui avait pris en mains la destinée de l’Afrique du Sud. Et tu veux
savoir ce qu’il a dit ? « Dans ce cas-là je peux y aller moi aussi. » Et sans doute
que dans un sens il pouvait. Et tu sais ce qu’il a ajouté ? « Toutes ces
infirmières noires, Peg, ça doit leur faire quelque chose, n’est-ce pas ? »
Me voici donc dans ce bus, à sept heures du matin, les lumières de Noël
défilent sur notre passage, deux heures après la mort de Roy, et je regarde le
visage de Peter O’Toole. À cette seule différence que ce n’est pas Peter
O’Toole, mais Lawrence d’Arabie. À la une de chaque quotidien. Comme si
Lawrence d’Arabie était mort une deuxième fois. Comme si Lawrence
d’Arabie était monté dans l’autobus.
N’était-ce pas injuste pour Peter O’Toole ? N’était-ce pas injuste pour
Roy ?
Mais à vrai dire, je ne pouvais m’empêcher de penser, comme tout le
monde : Ah ! Ces yeux bleus, cette toison d’or, cet homme en robe blanche sur
le toit d’un train... Quel âge avions-nous quand Peter O’Toole fit son
apparition ? Et quelle fille ne pensait pas à ça ? Dans ses rêves.
Deux heures que Roy s’en était allé et je pensais à Peter O’Toole. Ou à
Lawrence d’Arabie. Ou je ne pensais ni à l’un ni à l’autre, puisque je pensais à
cet homme dans sa robe blanche flottant au vent, qui n’avait jamais existé que
dans un film, n’est-ce pas ? J’ai vu des photos du vrai Lawrence d’Arabie, il a
tout d’un petit bonhomme bigleux avec lequel on n’aurait aucune envie de
passer du temps.
Mais il était important, n’est-ce pas ? Il avait fait quelque chose
d’important. Tout comme Peter O’Toole, ne fût-ce qu’en se transformant en

116
Lawrence d’Arabie. Tout comme Nelson Mandela, bien sûr. Nous sentir
importants, n’est-ce pas un peu notre souhait à tous ?
Ça doit déjà être le matin de Noël, Het, et non plus la veille. Je te suis si
reconnaissante. Deux sœurs, chacune dans sa chambre, guettant le Père Noël
dans sa robe rouge, le Père Noël qui, lui non plus, n’a jamais existé. Tous ces
fous d’Anglais – et Peter O’Toole n’était même pas anglais, n’est-ce pas ? –
qui s’en sont allés en terres étrangères pour faire des choses tout aussi folles,
porter un costume arabe, ou quoi que ce soit d’autre, à seule fin de laisser leur
empreinte sur le monde, à seule fin de prendre en mains la situation. Tous ces
fous d’Anglais bravant le soleil de midi.
Me voici donc dans ce bus, descendant Fairfax Street en compagnie de
Lawrence d’Arabie. Et me voici dans ta chambre d’amis, la lampe allumée,
parce que j’ai peur du noir, en train de me demander qui diable était le vieil
Harry.
Eh bien, j’ai de la chance. La plupart des veuves reçoivent quelques fleurs,
moi je me retrouve avec cinq parcs.
Roy n’a jamais eu les yeux bleus ni une toison d’or, il n’a jamais porté non
plus de robe blanche, comme un de ces foutus anges. Il est mort dans l’une de
ces espèces de blouses d’hôpital qui ne cachent rien de votre anatomie dorsale.
Il avait les yeux marron, des cheveux noirs, qui s’en étaient allés pour la
plupart. Son petit frère s’en est allé avant lui. Tout comme Nelson Mandela. Et
maintenant, Hettie, il s’en est allé lui aussi, il s’en est allé, lui aussi, comme ses
cheveux.

117
AJAX

Quand j’étais petit, nous avions un voisin du nom de Wilkinson, qui était
un excentrique. Il ne doit plus être de ce monde depuis des années, mais je me
suis souvent demandé ce qu’il était devenu. J’avais causé sa perte.
Permettez-moi de préciser que je n’ai jamais vu en lui un excentrique, ce
terme ne venait pas de moi. C’était une idée reçue. J’étais trop jeune pour avoir
des opinions personnelles, du moins le pensait-on. Je n’étais qu’un gamin qui
allait à l’école primaire. Mais je ne trouvais pas Mr Wilkinson excentrique. Il
me semblait intéressant, je l’admirais, même. Je fus contraint d’adopter un
point de vue opposé.
Quand ma mère et moi le croisions dans la rue, il se montrait toujours
courtois. Il enlevait son chapeau. Il portait invariablement un chapeau, était tiré
à quatre épingles, souvent en complet, même si ce complet n’était plus dans sa
prime jeunesse. Il demandait poliment des nouvelles de mon père – Mr
Simmonds –, se servant de mots empreints de sincérité, comme si le respect
était de mise, plutôt que des politesses mécaniques, ponctuées de phrases
toutes faites. Qui sait si son enthousiasme pour le langage ne donna pas à
croire à mes parents qu’il était excentrique...
Il avait l’air parfaitement respectable. Le vœu le plus cher à tous les
adultes de notre rue était d’être respectable et, par là même, d’améliorer leur
condition. Ils auraient donc pu voir un modèle en la personne de
Mr Wilkinson. Il était évident, même pour moi, qu’il était, en quelque sorte,
au-dessus de la moyenne de notre rue. Il était né pour ça. Il était non moins
évident qu’il était ce qu’il est convenu d’appeler « instruit ».
Mes parents m’avaient seriné dès mon plus jeune âge que l’éducation était
ce qu’il y avait de plus important dans la vie, la clé qui donnait accès à tout, et
je les croyais. « Éducation » fut l’un des premiers mots pentasyllabiques que
j’appris, une acquisition qui fut, comme par magie, la démonstration même du

118
but recherché. En classe, je n’avais pas de problème avec mes professeurs. Je
les vénérais. Ils étaient pourvoyeurs de cette denrée d’une suprême importance.
Il m’apparut que Mr Wilkinson avait les qualités d’un professeur, peut-être
même avait-il enseigné autrefois. Il semblait, en fait, encore plus instruit
qu’aucun de mes professeurs de l’école primaire, et c’est aussi pour cela que je
ne parvenais pas à comprendre pourquoi toute notre rue ne l’admirait pas, au
lieu de le trouver excentrique.
Mais Mr Wilkinson vivait seul. Un mauvais point pour lui. Et il avait beau
être toujours convenablement vêtu quand vous le croisiez dans la rue, il avait
l’habitude de faire de l’exercice physique dans son jardin à l’arrière de chez lui
juste en slip. Par tous les temps, fût-ce à la mi-janvier. Juste en slip.
Il ne s’agissait pas que d’exercices. Il semblait y avoir tout un rituel, qui
incluait parfois de simples respirations – une vigoureuse expansion de la cage
thoracique suivie de l’expulsion de l’air des poumons – ou pouvait se limiter à
de simples psalmodies. Car psalmodier était le terme le plus approprié. On
aurait pu parfois appeler ça fredonner, voire chanter, mais psalmodier était le
terme qui convenait. Et tout ça en slip.
Libre à chacun de faire ce que bon lui semble dans l’intimité de son foyer.
C’était là un point que mes parents auraient fermement et à juste titre soutenu.
Mais ils disaient aussi, à de nombreux égards, qu’il y avait des limites.

À l’instar de milliers d’autres, notre rue avait été construite dans la


banlieue, sur des terrains vacants, juste après la guerre, mais, pour une raison
ou une autre, on avait opté pour deux maisons jumelles puis un pavillon
alternant avec deux autres maisons jumelles, etc. Si vous possédiez un
pavillon, tout était de plain-pied, mais vous aviez le privilège de ne pas être en
mitoyenneté. Ce n’était pas gigantesque, mais vous pouviez en faire le tour.
Fût-ce en slip.
De l’autre côté, dans la maison jumelle contiguë à la nôtre, il y avait les
Hislop. Ils vivaient là, comme mes parents, depuis que ces maisons avaient été
bâties, mais ils appartenaient à une génération un peu plus âgée. Leurs deux
garçons – jamais je ne vis en eux des « garçons » – n’étaient plus des gamins,
l’un d’eux avait fait son service militaire. Je me souviens de lui avec un béret
sur le crâne, une moustache à laquelle on ne se serait pas attendu et un sac
marin. Leur père possédait une petite imprimerie. Les garçons avaient des
copines, rafistolaient des bagnoles et se marièrent. Les Hislop n’étaient pas de

119
grands érudits, ils étaient même un tantinet mal équarris, mais ils formaient
une famille et ils étaient normaux.
De l’autre côté vivait Mr Wilkinson.
Une haute palissade surmontée d’un treillis nous séparait de lui, aussi la
seule façon dont nous pouvions le voir en slip, c’était depuis notre chambre
d’amis ou depuis celle de mes parents, toutes deux au premier étage, à l’arrière
de la maison. Voilà qui nous mettait en situation d’espions, alors que tout ce
que faisait Mr Wilkinson, c’était de vivre sa vie. Toujours est-il que mes
parents, et surtout ma mère, ne voulaient pas avoir pour proche voisin
quelqu’un qui était connu pour rester planté là à psalmodier, en slip. Et parfois
vous pouviez l’entendre psalmodier sans avoir besoin de regarder.
Mr Wilkinson était, je pense, assez vieux. J’entends par là qu’il me
paraissait vieux. Il devait avoir la cinquantaine. Ses cheveux clairsemés étaient
poivre et sel, mais il n’avait ni le dos voûté ni l’aspect fragile des personnes
âgées. Il était bien bâti, même plutôt musclé (comme on pouvait le constater),
bref, il était clair qu’il s’efforçait de rester en forme. Il était la preuve vivante
des bienfaits de l’éducation physique.
Je ne me souviens de lui qu’en tant que « Mr Wilkinson ». Je ne pense pas
avoir jamais connu son prénom, peut-être eût-il été jugé malvenu de le
connaître. Mr Hislop s’appelait Tony. Mes parents m’avaient baptisé James,
mais peu à peu ils durent s’incliner devant « Jimmy ». Quand je fus présenté à
Mr Wilkinson (nous ne savions rien alors de ses habitudes), ce fut en tant que
James, mais aussitôt, et sans doute par amitié, il m’appela Jimmy. Je vis que
cela monta ma mère contre lui.
Il y avait non seulement la palissade et le treillis, mais, du fait que la rue
était à flanc de colline et que Mr Wilkinson habitait au-dessus de nous, il était
pour ainsi dire impossible depuis le rez-de-chaussée de voir l’arrière de son
pavillon ou ce qui se passait dans son jardin. Au cours des mois où le treillis
n’était pas envahi par la végétation, vous voyiez parfois passer sa tête blanche
mais imposante ou, à l’occasion, une épaule rose pâle. Assez peut-être pour
que vous vous demandiez si cette fois il était en slip ou en costume d’Adam.
Quand il faisait chaud, j’aimais jouer le long de la plate-bande au pied de
la clôture, près de l’arrière de la maison. Jouer signifiait en réalité redessiner la
plate-bande en fonction de mes idées de bambin ce qui, bien sûr, n’enchantait
pas mes parents. Mais, au vu de ma détermination, ils finirent par m’allouer
une partie (strictement délimitée) de ladite plate-bande. Sans doute estimèrent-

120
ils que cela contribuerait à mon développement personnel et que je pourrais un
jour devenir ingénieur civil. À vrai dire, je réaménageais en miniature, et à leur
insu, notre rue. J’étais responsable de chaque maison qui la bordait.
Imaginez une zone de crépi moucheté agrémenté par-ci par-là de délires
faux-Tudor, de sorbiers, de cytises, de haies bien taillées, de pelouses fraîches
tondues, de grappes mauves d’aubrietia. Vous voyez le tableau. Je repense à
tout cela aujourd’hui avec une étrange tendresse, toujours vaguement conscient
de son excentricité.

Un beau jour, absorbé par mes plates-bandes et projets d’urbanisation, je


surpris Mr Wilkinson à me regarder attentivement à travers le treillis et les
vrilles de clématite. Il devait déjà y avoir un moment qu’il m’observait quand
je levai les yeux mais, si étonné que je fusse, je n’eus pas peur. Il attendait
l’occasion de me parler plutôt qu’il ne m’épiait (comme nous, nous l’épiions).
Il me demanda si l’agriculture m’intéressait et si j’étais végétarien.
C’étaient là deux mots bien longs qui m’étaient inconnus – je les trouvais
même difficiles à mémoriser –, et ma réponse dut décevoir Mr Wilkinson.
Mais il semblait vivement souhaiter me voir devenir végétarien. J’en fis part à
mes parents (j’étais au fond de moi-même un garçon honnête et consciencieux)
et je dus leur répéter les mots avec assez de précision. Ils me répondirent que
l’agriculture se résumait aux travaux de la ferme et que les végétariens étaient
des gens qui ne mangeaient pas de viande.
Là-dessus, ma mère déclara, et mon père renchérit, que, si j’étais seul, je
ne devais jamais parler à Mr Wilkinson à travers la clôture, ni nulle part
ailleurs, même s’il me parlait. Quoi qu’il en soit, cela avait sans doute été la
première conversation – ou rencontre seul à seul – que j’avais eue avec lui.
Il allait et venait dans son jardin en slip et il était végétarien. Voilà qui
suffisait à le classer dans la catégorie des excentriques. Chaque dimanche sans
exception toute la rue sentait la viande rôtie.
Si les slips et le végétarisme ne réglaient pas l’affaire, il y avait la question
des visiteurs. Mr Wilkinson ne sortait pas à des heures régulières comme les
gens qui travaillent, mais il avait des visiteurs. Ils venaient juste de temps en
temps – oh pas un défilé continu – et ils ne restaient pas très longtemps. Ils
étaient de toutes sortes, mais il est vrai que parmi eux il y avait bon nombre de
ce que ma mère appelait des « petites filles ».

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Non qu’il y eût quoi que ce soit d’intrinsèquement malséant à ce sujet et, là
encore, il fallait surveiller de près le pavillon de Mr Wilkinson pour s’en
apercevoir. La simple explication – qui allait avec ses allures de prof – était
que Mr Wilkinson donnait des leçons de quelque sorte. Qui sait, de musique.
Compte tenu de ses psalmodies, peut-être enseignait-il le chant ? Mais, à vrai
dire, personne ne venait chez lui avec un instrument de musique et, même si
nous entendions ses psalmodies, jamais le son assourdi d’un piano ou de
vocalises éraillées ne nous parvenait du pavillon.
Toujours est-il qu’il enseignait quelque chose, ce pour quoi les gens étaient
prêts à venir passer une heure et à le payer. Il me vint, en fait, l’idée incongrue
que je pourrais aller trouver Mr Wilkinson moi-même afin qu’il m’enseigne ce
qu’il enseignait. Après tout, l’éducation ne jouait-elle pas un rôle essentiel
dans la vie ? Mais je me félicitais de ne pas avoir fait part de cette idée à mes
parents.
La théorie des leçons particulières ne tint jamais vraiment la route, même
si elle était plausible et que je voulais y souscrire. Lors de conversations
surprises entre mon père et elle, ma mère en revenait toujours aux petites filles,
comme si rien que cela réfutait cette théorie. Pour ma part, je n’avais aucun
mal à imaginer Mr Wilkinson enseignant quelque chose à des gamines.
Élocution, maintien... J’avais découvert que même les toutes petites filles de
mon école primaire pouvaient être soumises par leurs parents à des cours de
perfectionnement extrascolaire. Et si Mr Wilkinson montrait quelque intérêt
discutable à l’égard des petites filles, c’était en raison de leur très jeune âge (et
je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait impliquer). Pourquoi, dans ce
cas, ses visiteurs ne se limitaient-ils pas aux seules petites filles ? Là encore, je
gardai pour moi cet argument.
La théorie des leçons particulières fut de toute façon démentie car, apprit-
on, Mr Wilkinson avait lui-même divulgué certains éléments concernant ses
occupations et sources de revenus. Une voisine plus audacieuse ou plus
fouineuse que mes parents l’avait épinglé à ce sujet et s’était vu poliment
répondre qu’il pratiquait sa méthode à lui de « médecine alternative ». C’était
un art qu’il avait développé au fil des ans par l’étude et la pratique. Il faisait
passer des annonces professionnelles et il avait de nombreux clients satisfaits.
Il avait même demandé à notre fouine de voisine (je crois qu’il s’agissait de
Mrs Fox au 7 de notre rue) s’il pouvait faire quelque chose pour elle.

122
« Médecine alternative ? » lança ma mère avant de reprendre : « Et c’est
quoi ce bidule-là ? » Expression qui lui était chère. Puis elle ajouta : « En
slip ? »
Ces remarques s’adressaient à mon père, je les entendis par hasard, elles
n’étaient pas destinées, je le répète, à mes jeunes oreilles. Mon père répondit
(et en y repensant, là encore beaucoup plus tard, je trouvai sa réaction très
pertinente) : « Médecine alternative ? Si tu veux mon avis, il est possible qu’il
ait exercé la médecine classique. Mais à présent, si tu vois ce que je veux dire,
il n’a pas d’autre alternative. »
Je retins ces mots car, même si je ne les comprenais pas, je percevais que
mon père pensait avoir fait un trait d’esprit dont la finesse l’avait lui-même
surpris. Une astuce qui me passa au-dessus de la tête, mais dont je me réjouis
pour lui parce qu’un moment au moins il sembla posséder la créativité et
l’habileté à manier la langue, apanage de Mr Wilkinson.
Je ne parvenais pas, pour ma part, à imaginer Mr Wilkinson en médecin.
L’enfant que j’étais considérait, par expérience, les médecins comme des
hommes bourrus, glacials, susceptibles de vous faire des méchancetés. Je
continuais à percevoir en lui un professeur, un éducateur et me disais que la
médecine alternative (si elle ne se résumait pas à une infecte potion dans un
flacon) était peut-être en fait une forme d’enseignement. Sans doute Mr
Wilkinson avait-il quelque sagesse particulière à transmettre. Non, il n’avait
rien d’un excentrique. Les visiteurs qui venaient de temps en temps sonner à sa
porte étaient ses disciples.

Un jour, j’eus une autre « conversation » avec Mr Wilkinson qui s’avéra


plutôt être plus qu’une simple conversation. Je fis ce que je n’étais pas censé
faire, et même davantage. C’étaient les vacances scolaires. Mon père était au
travail, ma mère devait passer l’après-midi chez sa mère. En son absence, il
était prévu que j’irais chez mon ami Roger West qui habitait au 10, et jouerais
avec lui sous la surveillance de Mrs West. Quelque incident mineur chez les
West dérangea ces plans et ma mère, pour je ne sais trop quelle raison, ne put,
en dernière minute, faire faux bond à ma grand-mère par crainte de la décevoir.
Pour la première fois de ma vie sans doute, on me dit que je devrais passer
tout un après-midi seul à la maison, ce qui, en réalité, n’était pas si long et que
j’étais en âge de faire. J’avais toutefois pour consigne de rester dans la maison
ou dans le jardin et de n’ouvrir à personne.

123
C’était l’été, il faisait chaud, j’étais donc heureux de profiter du jardin et
d’œuvrer ainsi à la reconstruction de « ma » zone de la plate-bande. À mon
avis, et vu la question qu’il me posa, Mr Wilkinson n’avait aucune idée de ce
qui m’arrivait au juste. Mais il était à nouveau là, soudain, à regarder à travers
la clématite, et il n’y avait personne pour attester que je rompais mon serment
solennel de ne pas lui parler.
« Excuse-moi, Jimmy, me dit-il. Sais-tu si ta mère, Mrs Simmonds, aurait
quelque chose pour déboucher les canalisations ? Je suis vraiment désolé de la
déranger, mais j’ai un petit problème avec le tuyau d’écoulement qui est là-bas
au fond. Oh ! rien de bien grave, mais par cette chaleur, vois-tu... »
Je constatai que Mr Wilkinson portait une chemise, qu’il n’était pas juste
en slip.
L’enfant en moi me poussait à taire que ma mère était absente, mais il était
grisé par la perspective d’une éventuelle aventure ou, du moins, de mieux
connaître Mr Wilkinson. Sans parler de l’attrait qu’exerçait l’interdit sur le
gamin que j’étais. Je n’y connaissais rien en plomberie, mais je savais qu’il y
avait un placard dans la cuisine où devrait se trouver le genre de produit pour
régler le problème.
« Je vais aller lui demander », répondis-je à Mr Wilkinson.
Ai-je dit honnête et consciencieux... ?
Dans le placard, parmi bocaux et bouteilles, se trouvait une grande boîte en
fer-blanc portant l’étiquette : « Ajax ». Je savais plus ou moins que ce produit
avait de nombreux usages (mon père s’en servait parfois dans le jardin). C’était
la solution de ma mère à tout souci domestique. Il y avait une autre boîte de ce
produit dans les toilettes du premier. Les canalisations ? Pourquoi pas ?
J’attrapai la boîte et décidai qu’au lieu d’essayer de la lui passer par-dessus
la clôture – ce qui était d’ailleurs impossible pour un petit garçon –, mieux
vaudrait que je la remette directement à Mr Wilkinson. Il n’y avait qu’à ouvrir
la porte de côté, fermée par un simple loquet, puis remonter son allée. J’avoue
que j’étais poussé par une secrète curiosité : je serais comme l’un de ces
mystérieux visiteurs, dont un ou deux avaient déjà dû venir ce matin-là.
Mr Wilkinson ouvrit sa porte. Il me regarda et sourit. Il était habillé. Ses
bras musculeux saillaient sous ses manches retroussées. « Oh ! comme tu es
gentil, Jimmy ! Et comme c’est aimable de la part de ta mère ! » Il examina la
boîte d’Ajax, peut-être fronça-t-il un peu les sourcils sans toutefois se départir

124
de son sourire. Il ne pouvait guère rejeter mon offre. « Eh bien, ça fera peut-
être l’affaire. »
Il me regarda à nouveau, avec sans doute un froncement de sourcils plus
marqué, l’air d’hésiter. Je me rends compte à présent qu’il se trouvait face à
une décision importante, ou bien prendre la boîte, et me renvoyer en disant
qu’il la rapporterait plus tard, ou bien, puisque j’étais là et que c’était notre
boîte, me faire participer à son opération de débouchage. Peut-être estimait-il
que je n’étais qu’un bambin et qu’il n’y avait aucun danger – du moins à ses
yeux. Ou peut-être lui avais-je communiqué cet élan impétueux vers l’aventure
qui avait triomphé de moi.
« Eh bien, dit-il, allons-y tout de suite. »
Cela me déçut. Je n’aurais donc pas le droit de passer par la maison.
D’autre part, je pouvais voir (ou pus voir par la suite, avec un certain recul),
qu’il avait décidé, à tort, de me faire confiance. Si tant est que la confiance eût
sa part là-dedans.
Il m’aimait bien, je pense. Il pensait avoir trouvé un ami.
Nous longeâmes le mur latéral du pavillon. Je me trouvais ainsi de l’autre
côté de la clôture par-dessus laquelle il m’avait observé et par-dessus laquelle
on pouvait, de temps en temps, l’apercevoir à peu près nu en train d’ululer.
Il m’avait repris la boîte et, la soulevant comme une pièce à conviction ou
l’objet d’une leçon, il dit : « N’est-il pas triste, Jimmy, que l’un des célèbres
héros de la mythologie grecque, l’un des plus glorieux parmi ceux qui ont
combattu durant la guerre de Troie, soit réduit à une boîte de poudre à
récurer ? »
Je n’avais pas la moindre idée de ce dont il parlait, mais ces mots
m’impressionnèrent vivement et ils restent gravés dans ma mémoire. Ils
résonnent encore en moi avec l’éloquence badine, mais nostalgique, tels que
Mr Wilkinson les prononça. En fait, je dois à cette remarque, inintelligible,
mais mémorable, la découverte et l’exploration passionnée des mythes grecs
que je fis par la suite. Je lui dois tout un monde de récits, à la fois magique et
lourd de sens.
Je lui dois toute une éducation.
Quand mes parents me demandèrent plus tard dans l’année ce que je
voulais pour Noël, je leur répondis aussitôt (ayant fait de précoces recherches
durant mes classes primaires) que je voulais un ouvrage qui me raconte toutes
les histoires des mythes grecs, y compris la guerre de Troie. Pareille demande

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ne manqua pas de surprendre mes parents, mais ils dénichèrent un ouvrage de
ce genre. Il me passa d’abord un peu au-dessus de la tête, mais je finis par
l’apprécier. Je l’ai toujours.
Mais plus encore. Bien plus encore. Je dois à cette remarque de Mr
Wilkinson mon éternelle fascination non seulement pour la façon dont un
célèbre héros grec se mua en une boîte de poudre à récurer, mais pour tous les
étranges tours, détours et évolutions que ce monde peut connaître, tous les
bizarres caprices de la fortune qu’il peut vous réserver. Et je suis bien placé
pour le savoir.
Je dois une éducation à cette boîte de poudre à récurer.
« Quand on parle de poudre à récurer, Jimmy, on entend par là, en fait, un
produit pour nettoyer les toilettes, n’est-ce pas ? Sans aucun doute qu’à ton âge
tu aimes les histoires de toilettes. Sais-tu, Jimmy, que la première chasse d’eau
remonte à l’époque élisabéthaine ?
Cette fois encore, je n’avais pas la plus vague idée de ce qu’il voulait dire,
mais je trouvais cette affaire séduisante, elle titillait ma curiosité. Il m’emmena
à l’arrière du pavillon où un tuyau d’écoulement de sa cuisine menait à un petit
fossé avec un orifice d’évacuation et une grille. Nous avions une installation
similaire au-dessous de notre cuisine. Je pouvais voir qu’à présent, il se
demandait encore s’il devait ou non se lancer dans cette opération en ma
compagnie, mais je percevais aussi qu’il était d’humeur à prendre des risques,
qu’il voulait même me faire partager son secret. Je voyais qu’il avait retiré la
grille et farfouillait dans le tuyau avec un bâton.
« Ajax, dit-il. Cela va-t-il nous tirer d’affaire ? Notre héros va-t-il nous
secourir ? »
Toujours est-il que ce qui bouchait la canalisation était tout au fond, à
moins qu’un coude du tuyau ne compliquât la situation. L’orifice d’écoulement
était anormalement plein, il débordait presque d’eau sale, mais il n’y avait pas
que de l’eau, c’était de l’eau d’une couleur particulière, rougeâtre. Cela me
rappela aussitôt la poubelle de la boucherie où j’accompagnais ma mère, et où
des moitiés de cochons, suspendues à de gros crochets, dégoulinaient sur le sol
jonché de sciure.
Un petit bout de je ne sais trop quoi, une saleté quelconque, dansait sur
l’eau.
Disons qu’à cette époque tout était tellement plus primitif, même si les
messieurs saluaient en soulevant leur chapeau. On était tellement plus près du

126
Moyen Âge. Il y avait eu une guerre, il y avait eu des cartes de rationnement.
Ma mère était tout à fait capable de vous dépiauter et de vous cuisiner un lapin,
mais vint un temps où elle n’eût pas aimé l’admettre, pas plus qu’elle n’eût
même mangé du lapin. Quand mes parents commencèrent à ressentir une soif
de respectabilité et de promotion sociale, ils voulurent, en réalité, s’immerger
dans cette ère moderne encore vierge et laisser derrière eux tout relent de
l’ancien ruisseau. Ils ne faisaient pas les délicats, pas plus qu’ils n’étaient
naïfs, mais ils désiraient mener une vie rangée et ils n’aimaient pas
l’excentricité.
Je pouvais voir qu’en théorie, les habitants de notre rue ne s’offusquaient
pas des excentricités de Mr Wilkinson, mais qu’ils n’appréciaient guère d’avoir
un excentrique pour voisin. Ils espéraient que, d’une façon ou d’une autre, on
réglerait le problème. Mais à défaut de l’intervention d’un élu, ils
s’imaginaient que leur opinion prévaudrait et que Mr Wilkinson pourrait être
contraint de porter ailleurs ses pénates et son excentricité. Ils voulaient se
débarrasser de lui une bonne fois pour toutes. Dans cette situation, on
retrouvait toute l’histoire du monde.
Je pouvais voir que l’eau sale dans le tuyau de Mr Wilkinson était en partie
constituée de sang et je percevais que, pour quelque raison impénétrable et
scabreuse, Mr Wilkinson voulait que je la voie et n’en souffle mot.
Certes, j’étais au fond de moi-même un garçon honnête et consciencieux.
Je respectais mon père et ma mère. J’avais un sens moral. J’avais mentionné à
mes parents le végétarisme alors que j’aurais aussi bien pu me taire. Restait
à présent à leur avouer que j’avais transgressé l’interdit qui avait suivi ce
premier élan d’honnêteté et – pire encore – que j’avais pris la boîte d’Ajax et
m’étais rendu chez Mr Wilkinson alors que j’étais censé rester dans les limites
rigoureusement prescrites.
Mais tout cela était sous couvert de la plus noble et de la plus manifeste
observance de la vérité que j’avais : faire savoir que, de toute évidence, Mr
Wilkinson n’était pas végétarien, calomnie dont j’étais inconsciemment à
l’origine – et qu’il était même, bien que je n’aie pu jeter un coup d’œil dans sa
cuisine, un gros mangeur de viande. Et, par conséquent, il était, à cet égard en
tout cas, beaucoup moins excentrique qu’on ne le prétendait.
Je ne pourrai jamais être sûr que ce fut cette démarche de ma part, si
complexe fût-elle – et qui me valut l’interdiction de mettre le nez dehors, fût-
ce dans le jardin, pendant presque tout le jour suivant –, qui entraîna

127
directement le départ de Mr Wilkinson, qui à son tour entraîna, comme je
devais le découvrir par la suite, sa mise en garde à vue, tandis qu’un mandat de
perquisition était discrètement ordonné à son domicile.
Après avoir été aussi sévèrement puni, je devais bientôt me voir mitrailler
de questions par un agent de police aussi bienveillant que patient, tandis que
ma mère me tenait tendrement la main.
À cette époque, il y avait des choses que vous ne pouviez pas faire, que la
loi n’autorisait pas, mais qui sont permises aujourd’hui. Tout était très primitif
et sans doute que les changements qui se sont produits depuis attestent plus
encore de l’importance de l’éducation. À titre d’exemple, Mr Wilkinson vivait
seul, peut-être était-il homosexuel, mais il n’aurait pas été autorisé par la loi à
en être un au sens concret.
Je dis cela car je suis moi-même homosexuel, même si à l’époque je
l’ignorais et ne le découvris que plus tard. Vous pourriez dire qu’il a fallu que
l’on m’apprenne à vivre mon homosexualité. Il y a toute une autre histoire que
je pourrais raconter ; elle nous implique mes parents et moi et elle est encore
plus douloureuse, à sa façon, que l’histoire de Mr Wilkinson. Le moment n’est
pas encore venu de la raconter, mais sans doute pouvez-vous l’imaginer. Oui,
des histoires, il y en a tout plein, mais le moment n’est pas encore venu de les
raconter.
Mais je pense à Mr Wilkinson et à ce que je lui ai fait.
Toujours est-il qu’il disparut. C’était le souhait de toute la rue, mais il me
manqua, je me sentis même un peu perdu. Je regrettais de ne pas avoir connu
son prénom. Un couple charmant, les Fletcher, bientôt parents d’une petite Jilly
– je me souviens de son prénom –, objet d’une adoration dont ma mère ne se
cachait pas, emménagea. C’était là aussi le souhait de toute la rue.
À présent, certains pourraient dire ou penser de moi que je suis un peu
excentrique ou tout au moins bizarre. Mais que voulez-vous, si vous êtes prof
de grec, c’est l’une de vos prérogatives, on attend même cela de vous, surtout
si votre chef est couvert d’une toison neigeuse, si vous portez des costumes de
tweed et affectionnez les nœuds papillon rouges à pois blancs. Je n’ai jamais,
jusqu’ici, traversé en slip la cour menant à la salle des professeurs – la pelouse
que seuls de rares élus ont le droit de fouler. Ou, pour ajouter au panache, en
toge professorale, par-dessus le marché. Je suis toutefois persuadé que si je
faisais cela, et j’avoue que ce n’est pas l’envie qui me manque, cela me serait
pardonné, au moins une fois, en ma qualité de professeur de grec titulaire de la

128
chaire Morley-Edwards. Et je suis tout aussi persuadé que des incidents
beaucoup plus choquants ont eu lieu dans les collèges d’Oxford, et ont
pourtant été permis, ou du moins passés sous silence, des incidents qui ne
seraient jamais tolérés dans des rues de banlieue.
Toute ma vie, j’ai pris au sérieux – suivi et approfondi – le credo de mes
parents selon lequel l’éducation est l’essentiel, elle est un guide qui nous
permet de mieux cheminer à travers la vie. Je suis leur modèle, leur
justification. Comment aurais-je pu mieux me conformer et rendre hommage à
leur doctrine qu’en devenant professeur à l’université d’Oxford ?
Si vous voulez de l’excentricité, de l’authentique excentricité, de cette
authenticité dont nous sommes tous faits, si vous voulez de l’original grand
teint, alors allez aux mythes grecs et à ce que les Grecs en ont fait. Toutefois
n’oubliez pas votre flacon d’Ajax.
Ajax, fils de Télamon, vaillant guerrier que seul Achille surpassa et qui,
évincé par l’ingéniosité d’Ulysse, devint fou, prenant un troupeau de moutons
pour des Grecs... Je le sais, à présent.

129
ÉTAIT-ELLE LA SEULE ?

Était-elle la seule ? Était-ce juste de sa faute ?


Était-elle la seule à ne pas laver la chemise de son mari ? Elle était
suspendue dans le placard avec tous ses plis et faux plis, sa belle chemise
blanche, sa chemise du dimanche, la dernière chemise qu’il avait portée avant
de mettre un uniforme. Elle la descendit et la pressa contre son nez. À l’arrivée
de chaque lettre, elle l’écrasait contre son visage et, à mesure qu’elle la lisait,
elle respirait bien à fond. C’était ce qu’elle pouvait faire de mieux. Était-elle la
seule ?
À l’époque, une chemise d’homme blanche avec ses pans, ses poignets
mousquetaire, son encolure ronde dotée de boutonnières pour attacher le faux
col, c’était quelque chose. On aurait plutôt dit une sorte de chemise de nuit
empesée, et elle s’en servait souvent comme telle. Du coup, elle était toute
fripée, du coup son odeur à elle se mêlait à la sienne. Mais c’était normal. Ils
étaient mari et femme. Cela tourna à la superstition. Si elle ne la lavait pas, tant
qu’elle ne la lavait pas. Pas avant. Était-elle la seule ?
Les mois passèrent. Les lettres s’espacèrent. Elle fut contrainte de la porter
moins souvent, de crainte que son odeur à elle n’effaçât la sienne. Disons que
ça ne sentait pas la rose. Sa première permission fut annulée. Il ne put dire
pourquoi. Ce fut un coup dur, elle en pleura, mais il ne s’agissait tout de même
pas d’un message annonçant qu’il était mort. Et elle n’avait pas lavé la
chemise.

Tel fut son bref mariage à Albert. En fait, ce fut plutôt une séparation, ce
fut tout sauf un mariage, ce fut plutôt un mariage à une chemise. Originaire de
Slough, il était employé dans les chemins de fer, mais il avait des ambitions.
Un jour, il serait chef de gare. Il se montrait très exigeant au sujet de ses
chemises. Il fallait l’appeler Albert, jamais Bert.

130
Elle, c’était Lily Hobbs, originaire de Staines. Elle avait dix-huit
printemps, et Lily ou Lil, peu lui importait.
Je m’appelle Bert, Bert, n’ai ni chemise ni t-shirt...
Les mois passèrent. Il finit par revenir. Sa dernière permission ayant été
annulée, il avait, à présent, droit à deux semaines. Était-ce possible ? Deux
semaines tout entières ? Et il était indemne, pas une égratignure, du moins
c’est ce qu’il écrivait. Était-ce possible ? Jouait-il au brave ? Toujours est-il
qu’elle ne lava pas la chemise. Il lui fallait voir pour croire. Elle avait entendu
des histoires de télégrammes devançant à la maison les hommes que l’on
attendait pour leur permission. De toute façon, elle avait deux options : la
laver, exprès, pour son arrivée, ou ne pas la laver – jusqu’à... Elle choisit la
seconde. Une grave erreur.
Si elle avait lavé la chemise, tout se serait-il bien passé ?
Je m’appelle Bert...

Mais voici qu’il était sur le pas de la porte. Par conséquent, elle avait bien
fait. Voici qu’il était là. Ou qu’il n’était pas là. Albert Tanner. « Salut, Lily, dit-
il. Je peux entrer ? » C’était à la fois tout à fait lui, et pas du tout lui. Elle aurait
préféré qu’il dise « Lil ». Elle aurait préféré qu’il lui donne une petite tape sur
l’arrière-train, mais il s’en était abstenu.
Il n’avait jamais mentionné la psychose traumatique du soldat. C’était
nouveau pour elle. Cela expliquait-il tout, et de quoi s’agissait-il au juste ? La
psychose traumatique du soldat. Avait-il inventé ça ? Il dit qu’il l’avait, comme
quelque chose qu’on attrape. Comme la rougeole. Était-ce pour cette raison
qu’il la touchait à peine ? Il dit que c’était à cause de ça qu’il avait ces deux
semaines. Il ajouta qu’il devait se présenter tous les deux jours chez un
médecin, un médecin militaire, à Londres, qui évaluerait s’il était apte ou non à
rejoindre son unité. Autant dire – était-ce cela qu’il sous-entendait ? – que ces
deux semaines pourraient durer indéfiniment.
Et dans ce cas, béni soit le traumatisme du combattant. Et dans ce cas,
Albert, sois le plus traumatisé possible !
N’étaient-ce que des mensonges, tout ça ? Se préparait-il à déserter ?
Avait-il vraiment deux semaines ? Il y avait quelque chose de louche à le voir
là, debout, en uniforme. Il n’avait pas l’air d’un soldat, ni même d’un employé
des chemins de fer. Il avait l’air d’un de ces vendeurs à domicile au bagout
facile. Il avait l’air du genre de gars dont les femmes seules au foyer devaient

131
se méfier. Il avait l’air de préparer un mauvais coup. Il avait l’air, était-ce
vraiment le mot qui convenait... d’un criminel ? Albert ? Un criminel ?
C’est alors qu’il vit la chemise.
Il voulut savoir, il exigea de savoir pourquoi elle pendait là, comme ça, sa
plus belle chemise blanche, « dans un état de crasse pareil ». Et avant même
qu’elle n’ait pu lui donner les diverses raisons (mais ne pouvait-il pas les
deviner ?), il lui expliquait, il lui hurlait à la figure, que si sa plus belle chemise
blanche pendait là dans cet état de crasse, c’était parce qu’elle l’avait prêtée à
un autre homme, parce qu’elle avait laissé un autre homme la porter. Et pour
preuve, il fourra son nez dans le tissu qu’il pressa contre son visage, avant
d’émettre un « pouah ! » de dégoût.
Elle n’avait rien prévu de tout cela. Elle n’avait pas imaginé pareil
scénario, fût-ce dans ses plus folles élucubrations. Non, il n’en sortirait pas
indemne. Il lui manquerait quelque chose. Une oreille ou Dieu sait quoi.
Je m’appelle Bert, Bert, n’ai ni...
En l’occurrence, la pure et simple absurdité de la situation ne parvenait pas
à la rassurer. Allait-il la frapper ? Albert ? La frapper ? Elle regarda la chemise
un moment et la vit, peut-être telle qu’il la voyait, comme un autre homme
caché dans la penderie, à l’instar de l’un de ces personnages de vaudeville.
Elle savait qu’elle devait tenir bon, ne pas paniquer, faire preuve de
mesure. Oui, bien sûr, bien sûr : là-bas (elle n’y avait jamais pensé jusqu’ici),
leur constant sujet de conversation devait être ce que leurs femmes pouvaient
fabriquer à la maison. Ils se taquinaient et se torturaient entre eux avec ça, ils
se taquinaient et se torturaient eux-mêmes.
On était en juin 1918. Personne ne savait que la guerre ne durerait que cinq
mois de plus. S’il avait été cheminot ou, disons, aiguilleur et non pas simple
employé des chemins de fer, peut-être eût-il été dispensé une fois pour toutes
de ses obligations militaires, mais, quoi qu’il en soit, il s’était engagé.
Oui, bien sûr. Elle avait dix-huit printemps. Elle marchait seule dans la rue,
sa jupe froufroutait. N’empêche que...
C’est ton odeur, Albert, la tienne, juste la tienne.
Ce qui était un mensonge, un demi-mensonge, parce qu’à présent, c’était
surtout la sienne. Mais elle pouvait expliquer cela et, bien sûr, son explication
ne pouvait que lui plaire, n’est-ce pas ? Ne serait-elle pas la preuve la plus
évidente – cela ne semblait-il pas ridicule d’avoir à utiliser un tel mot ? – de sa
fidélité ?

132
En fait, elle ne donna jamais aucune explication. Elle vit sa rage dégénérer.
Allait-il vraiment la frapper ?
« Lave-la ! cria-t-il. Lave-la, immédiatement ! »
Et dire qu’il venait à peine de rentrer chez lui ! Cela avait tout d’un ordre,
d’un ordre militaire qu’un supérieur aboierait. « Lave-la ! » Il était revenu
caporal, il avait un galon sur l’épaule. Parti simple soldat, il revenait caporal.
Qu’avait-il fait pour monter si vite en grade ? Elle n’aimait pas le mot
« caporal », elle préférait « soldat », simple soldat. Son Albert aussi avait
disparu.
« Lave-la ! »
Elle ne pouvait pas désobéir. Il l’aurait frappée. Elle la lava pendant que,
debout derrière elle, il ne la lâchait pas du regard. Elle la mit dans l’essoreuse.
Plus tard, elle la repassa pendant que, toujours debout derrière elle, il ne la
lâchait pas du regard. Elle n’avait pas imaginé cela. Mais elle avait eu la sottise
de croire qu’une fois cette corvée terminée tout redeviendrait comme avant.
C’était sa punition, sa peine, son humiliation, toutes parfaitement imméritées,
mais, quoi qu’il en coûte, elle était prête à en passer par là, si cela pouvait faire
revenir Albert. Peut-être qu’une fois la chemise lavée, repassée, il fondrait en
larmes, que la vérité lui sauterait aux yeux, qu’il implorerait son pardon.
Mais c’était elle qui devait faire face à cette vérité moins évidente selon
laquelle, oui, elle s’efforçait bien de faire partir au lavage l’odeur d’un autre
homme, et cet autre homme, c’était Albert.
« Voilà ta chemise, Albert. Toute propre. À présent, mets-la. S’il te plaît.
Mets-la pour me faire plaisir. »
Elle avait la sottise de croire, se berçant d’encore plus folles illusions,
qu’une fois qu’il l’aurait sur lui, le tour serait joué. Cela sous-entendait, bien
sûr, qu’il lui faudrait retirer son uniforme. Il ne donnait pas l’impression de
vouloir le retirer, c’était comme sa peau. Le retirer signifiait qu’il devrait se
livrer à un vigoureux décrassage dans la baignoire. Et, parmi ses nombreuses
espérances, ne s’était-elle pas justement vue l’assister dans cette tâche ?
Ce qu’elle entendait, en réalité, par « mets ta chemise », c’était « fais-moi
l’amour ». Elle ne savait pas comment le lui dire en face, mais ne pouvait-il
pas voir que c’était ce qu’elle avait en tête ? Ne pouvait-il pas voir que ce
« mets ta chemise pour me faire plaisir, Albert » signifiait, en réalité, « ne la
mets pas – encore » ? Elle la lui aurait lavée de bon cœur de toute façon, après

133
lui avoir expliqué ces raisons – si tant est qu’elles fussent nécessaires – et
avoir, tout d’abord...
Si elle parvenait seulement à lui dire qu’elle était allée au lit avec sa
chemise, qu’elle l’avait portée au lit – cela n’allait-il pas de soi ? –, alors, le
reste ne suivrait-il pas ? Et à présent, peu lui importait, en réalité, comment
c’était fait – doucement, brutalement, maladroitement, lentement, ou à la va-
vite. Du moment que...
Mais il fixait la chemise propre qu’elle lui tendait, avec pour seul résultat
(mais c’était déjà quelque chose) que sa colère semblait le quitter, et même
pendant un moment se muer pour ainsi dire en son opposé, en un total
ahurissement, voire en panique, comme si elle lui présentait quelque objet
terrifiant. Une chemise blanche, il regardait fixement une chemise blanche.
« Je t’en prie, Albert. » Que pourrait-elle donc faire qui ne lui déplût pas ?
S’il pouvait la mettre, s’ils pouvaient être l’un à l’autre comme mari et
femme. Rien que des « si »... Près d’une semaine s’écoula avant qu’il ne mette
la chemise. Quant à l’autre chose, quant à ses propres désirs – ce que Duncan,
son second mari, appellerait un jour ses « appétits » –, ils avaient été, comprit-
elle, non seulement frustrés, mais neutralisés, refroidis.
Comment pouvait-elle le faire avec Albert si Albert n’était pas Albert ?
« Tu as des appétits, Lily. » C’est ce qu’avait déclaré Duncan, à peine une
quinzaine de jours avant l’armistice. Elle n’aurait su dire s’il était désorienté
ou impressionné. Malgré toutes ses belles paroles, c’était juste un gamin,
comme Albert.
Près d’une semaine s’écoula avant qu’il ne mette la chemise, y compris les
jours où il devait se présenter au médecin militaire. À supposer qu’il s’y rendît.
La visite prenait-elle tout ce temps ? Avait-il inventé le médecin militaire à
seule fin, sitôt de retour à la maison, de disparaître un jour sur deux ? N’était-
ce pas vraiment ridicule, humiliant et, en un sens, atroce, après l’avoir attendu
tous ces mois, de devoir, à présent, attendre qu’un train le ramène de
Paddington ? Ou d’ailleurs. Reviendrait-il même à la maison ?
« Salut, Albert.
— Salut, Lily. Je peux entrer ? »
Que se passait-il ? Il était à nouveau en uniforme, sans doute à cause du
médecin militaire. L’idée l’effleura qu’elle voulait qu’il retourne là d’où il
venait. Pas à Paddington, pas n’importe où. Là d’où il venait. Lut-il cela sur
son visage ?

134
« Je veux que tu mettes ta chemise, Albert. »
Elle persista. Elle avait un plan. S’il lui avait fait faire ce qu’elle avait fait,
eh bien elle lui ferait faire ça, fût-ce la dernière chose qu’elle lui demanderait.
« Écoute, Albert, écoute. Je veux que tu mettes ta chemise. Je veux que tu
mettes ta chemise et que tu viennes avec moi ce dimanche à Marlow. Il fera
beau. Je veux que tu m’emmènes faire un tour en bateau sur le fleuve. Tu te
rappelles ? »
À sa grande surprise (elle s’attendait à devoir passer plus de temps à
l’amadouer) il répondit : « D’accord, Lil. »
« Lil ». Le médecin militaire aurait-il dit quelque chose ?
Il porta la chemise. Il se soumit. Il devint doux comme un agneau, à tel
point qu’elle s’en inquiéta. Un prêté pour un rendu, serait-ce sa façon à elle de
le punir ? Toutefois, un tour en bateau sur le fleuve n’était guère une punition.
S’apprêtait-il à demander pardon ? Je te demande pardon, Lil, je te demande
sincèrement pardon pour tout – ses yeux, les yeux noisette d’Albert, essayant
d’exprimer la mesure de son repentir.
À moins qu’il n’en fût rien, et qu’il n’eût appris sa leçon. Oui, si elle
voulait, oui, si cela était si important pour elle. Oui, il jouerait le jeu et ne
détonnerait pas dans ce ridicule tableau qu’elle avait composé. En tout cas, il
ne sortit pas de ses gonds en se disant : Voilà donc comment elle a passé tout
son temps, à Marlow, à voguer sur le fleuve, avec d’autres hommes.
Ils se rendirent à Marlow. Ils prirent le train. Ils changèrent à Maidenhead.
Elle ne savait pas s’il avait encore en tête les horaires qu’il y avait autrefois si
assidûment enregistrés. Cookham, Bourne End... Elle ne savait plus ce qu’il
avait dans la tête. Il avait mis la chemise. Elle avait mis sa longue jupe
moulante et elle tenait à la main la petite ombrelle qui avait appartenu à sa
grand-mère.
Le jour où elle serait grand-mère à son tour, comment diable pourrait-elle
expliquer à ses petites-filles adolescentes, qui n’avaient à peu près rien sur
elles, que jadis, à ses yeux, il n’y avait pas plus sexy, même si le mot n’existait
pas encore, que de se prélasser dans un bateau qui grinçait de partout, dont
l’eau clapotait contre les flancs, dans une longue jupe blanche, en jouant d’une
ombrelle, tandis qu’un homme – mais l’homme, c’était Albert – retirait sa
veste, remontait ses manches blanches et vous faisait remonter le fleuve au
rythme des avirons ?

135
Aussi impossible que de leur expliquer qui était Albert, malgré sa ferme
intention. Juste le nom et qu’il était mort à la guerre – la première, précisons.
Elle avait eu cet autre mari, avant Grandpa Duncan. Mais qu’est-ce que ça
pouvait leur faire ? Il n’était pas leur grand-père. Pas plus qu’il n’avait été le
père de Joyce et Margaret, ses filles à elle. À quoi bon le leur dire ?
« Albert, disait-elle avec un sourire timide. Il n’a jamais aimé qu’on
l’appelle Bert. »

Ils prirent un bateau. L’eau miroitait. Des saules et des cygnes. À l’air de
victime qu’il affecta aux premiers coups de rame pour s’éloigner de la petite
jetée, elle comprit aussitôt (si elle ne le savait déjà) que cette promenade sur le
fleuve ne mènerait nulle part, et ne ferait certes pas revivre le passé. Il
exprimait sa frustration, ou ce qu’il ressassait dans sa tête, sur les avirons. Il
exprimait sa frustration sur les avirons. Elle avait beau se prélasser et jouer tout
à loisir de son ombrelle...
De retour à la jetée, elle imagina soudain des steamers s’apprêtant à
traverser la Manche, ils étaient bondés d’hommes qui empestaient. Elle n’y
avait pas pensé : un train, puis un bateau. Que pourrait-elle donc faire qui ne
lui fût pas pénible ? On aurait dit que cette brève excursion dominicale ne
présentait, somme toute, pas plus d’intérêt que sa permission. Une heure,
quinze jours, quelle était la différence ? Il voulait repartir. Elle le voyait.
Voyait-il ses larmes à elle ? Il voulait repartir et être réellement mort.
Sa permission fut en fait raccourcie. Cela était-il encore inventé de toutes
pièces, l’invention de son invention ? Le médecin avait, semblait-il, déclaré
que son traumatisme, c’était de la comédie, qu’il devait se secouer et repartir.
Mais quelle était la part de comédie dans tout ça ? Il dit d’une voix blanche,
plus effrayante que la colère, qu’il ne pouvait rien y faire. Il avait été
« démasqué ». Démasqué ?
Je m’appelle Bert...
Et le pire, c’est qu’en réalité elle s’en réjouissait. Cela s’était-il vu sur son
visage, comme cette autre lueur, plus tôt, dans ses yeux ? Et cela aurait-il eu la
moindre importance ? Tous deux étaient contents.
Et elle avait une autre raison de se réjouir. Lui aussi ? Elle se réjouissait –
elle n’avait certes encouru aucun risque de ce côté-là ces derniers jours –
qu’ils n’aient jamais conçu d’enfant.
« Eh bien, au revoir, Lily. À un de ces jours.

136
— Au revoir, Albert. »

À nouveau, il n’y avait plus que la chemise, accrochée dans la penderie,


sentant la sueur d’efforts sur la Tamise. Mais ce n’était pas la sueur d’Albert.
Elle n’avait rien de magique. C’était une sueur impersonnelle, insupportable,
produite en série, oui, c’était comme une maladie contagieuse, comme la
rougeole, elle avait l’impression qu’elle se propageait de la penderie à toute la
maison. Elle ne pouvait supporter cette chose accrochée là, comme ça. Et
pourtant, il n’était pas question qu’elle la lave. Pas pour le moment.
Cela dura une semaine, une semaine aux prises avec la chemise. Une sorte
de mini-guerre. Jusqu’à n’en plus pouvoir. Elle alluma un feu – on était en
juin –, elle l’y flanqua. Elle savait ce qu’elle faisait. Elle ne la jeta pas dans le
fourneau. Elle voulait la regarder brûler.
C’était le 25 juin. Deux jours plus tard, elle reçut le télégramme. « 25 juin ;
De blessures. » Mais ce ne fut pas une surprise.
Elle était donc veuve à présent. Était-elle la seule ?
Trois mois plus tard, elle rencontra Duncan. Duncan Ross. Et de tous les
endroits possibles et imaginables, il avait fallu que ce soit dans une gare, à
Slough Station. Le train avait du retard. Ils avaient échangé quelques
mots timides. Puis il acquitta de ses propres deniers la différence pour qu’elle
puisse voyager en première, comme si, tout à coup, sans qu’il sût trop
pourquoi, cela faisait partie de ses obligations. Il n’avait pas le choix, voyez-
vous, uniforme oblige. Ils voyagèrent côte à côte jusqu’à Reading où il devait
prendre la correspondance pour Aldershot et où elle se rendait à un entretien
d’embauche en qualité de domestique.
Il appartenait aux services secrets, à ces services dits « d’intelligence », ce
qui signifiait qu’il ne pouvait en parler. Alors, comment savait-elle ? Elle n’en
dit rien, bien sûr. Elle le regarda, regarda sa moustache brune, le plus
chastement du monde. Elle ne dit pas : « C’est donc un peu comme le
traumatisme du combat. »
Et la petite plaisanterie qu’elle se permettait en son for intérieur – une
chose de plus qu’elle ne dirait jamais –, c’était qu’il appartenait sans doute aux
services dits « d’intelligence », mais que l’intelligence était toute de son côté, à
elle. Elle appartenait aux services d’intelligence basés à la maison. Ils
n’avaient aucune idée, ni l’un ni l’autre, que la guerre n’en avait plus que pour
deux mois. Un officier, un lieutenant frais promu, un enfant ayant un bon

137
niveau d’éducation. Et de toute évidence – mais qu’importe, elle s’en
arrangerait – au-dessus de sa condition.
Mais mes parents sont aisés, tu sais...

Ce cher Duncan. En une trentaine d’années, ils avaient vécu une autre
guerre et il s’était retrouvé à nouveau bien en sécurité dans les services secrets
– promu commandant. Et ils avaient eu Joyce et Margaret, leurs adorables
filles, qui non seulement survécurent elles aussi à cette guerre, mais en
profitèrent à fond, s’amusant comme des folles. Des filles ! Vous auriez pu dire
que ça aussi, elle le devait à son intelligence. Même s’il lui eût été difficile
d’exiger cela de Duncan. Rien que des filles, s’il te plaît. Sans doute le
souhaitait-elle si fort qu’elle fut exaucée. Grâce aux bons services de Duncan.
Et non seulement des filles, mais des petites-filles en prime.
Il fut convenu, sur le quai de la gare de Reading, qu’ils se reverraient. Se
rendre à cet entretien, s’était-elle dit, rappelait un peu Albert se rendant chez le
médecin militaire. Duncan et Lily... À l’entendre, on aurait cru le nom d’un
épicier de luxe. Ils se débrouillèrent en temps utile pour grappiller une journée
ensemble, à Maidenhead, au bord du fleuve. Une rencontre à mi-chemin.
Maidenhead ! Eh bien c’est là que commença sa nouvelle vie, sa deuxième
vie, sa vraie vie. « Tu as des appétits, Lily. »
Mais elle ne raconterait jamais cela, fût-ce à Duncan, qui avait assez de
bon sens – d’intelligence, dirions-nous – pour ne pas chercher à entrer dans les
détails. Elle tairait même la date. Souvent, il n’y en avait pas. Souvent, il n’y
avait rien.
Le 25 juin : elle aurait à revivre ça chaque année.
Rien que les faits à l’état brut : elle avait été mariée, puis elle s’était
retrouvée veuve. Elle n’était pas la seule. Tout ça en moins d’un an. Il
s’appelait Albert. Elle ajoutait un petit quelque chose, avec un doux sourire,
façon de détourner l’attention : « Juste Albert. Il n’aimait pas qu’on l’appelle
Bert. »

138
COUTEAU

Il se tenait près du tiroir de la cuisine, qui était ouvert. Il faisait bon en cet
après-midi d’avril. Il était rentré de classe, décidé à prendre le couteau à un
moment ou à un autre, avant le lendemain matin, sans qu’il lui vînt à l’esprit
que c’était peut-être l’occasion ou jamais. L’horloge du four à micro-ondes
indiquait 16 h 25. Sa mère était dans sa chambre avec Wes, son petit ami. Il les
entendait, ils faisaient assez de bruit pour ça. « Petit ami » n’était pas vraiment
le terme qui convenait, mais ça ferait l’affaire. Soit ils ne l’avaient pas entendu
et ignoraient sa présence, soit ils l’avaient entendu et s’en fichaient. Près de
l’évier gisaient des boîtes en carton, vestiges de leur repas. Ils avaient mangé
des portions de Kentucky Fried Chicken, accompagnées de frites et de
ketchup, comme les gosses en rentrant de classe.
Ils pouvaient probablement le faire sans bruit. Mais il comprit que les
bruits allaient avec. Il s’était déjà trouvé dans cette situation, contraint d’être
dans les parages et d’écouter, sans toutefois avoir à prendre le couteau.
Les frères lui avaient dit que ce serait une bonne idée de se procurer un
couteau. Et il comprenait ce qu’ils voulaient dire. Si tu veux passer à l’étape
suivante, si tu veux être des nôtres. Aussi avait-il tout de suite pensé au tiroir
de la cuisine. C’était ce qu’il y avait de plus aisé, de plus simple. « Voici un
couteau. » Il n’allait pas dire qu’en fait c’était le couteau de sa mère. Ça
n’avait aucune importance, c’était un couteau.
Mais peut-être que cela avait de l’importance. Et même une grande
importance, qu’il s’agisse du couteau de sa mère.
Les bruits en provenance de l’autre pièce ne faisaient que lui faciliter la
tâche. Ils étaient presque une autorisation. Alors pourquoi hésiter ? Pourquoi
ne pas passer à l’action ? Il comprenait qu’à cet instant, malgré ses douze ans,
il avait à peu près autant de pouvoir en ce monde qu’il en aurait jamais. Il le
comprenait presque douloureusement. À douze ans, on ne pouvait vous tenir

139
pour responsable, même si vous l’étiez. À toute question vous pouviez
répondre : et alors ? Et alors qu’allez-vous y faire ? À douze ans vous étiez
encore assez jeune pour qu’on vous fiche la paix. Ils y réfléchiraient à deux
fois.
Les frères savaient ça. C’est pourquoi ils avaient intérêt à prendre des
gamins de douze ans, à les faire marcher à la carotte, à les dresser comme des
chiens. Puis viendrait le moment où ils diraient : « Tu veux vraiment être l’un
des nôtres ? »
Il savait – et il le savait surtout à présent – que cet endroit n’était pas chez
lui. S’il y avait un endroit où il était chez lui, c’était avec les frères. Il n’y avait
qu’avec eux qu’il se sentait vaguement respecté. À défaut d’autre chose, au
moins qu’on vous respecte.
Peut-être sa mère avait-elle dit à Wes : « Non, pas maintenant. Danny va
rentrer de classe à tout instant. » Mais elle avait cédé et ne s’en était plus
souciée.
Il avait eu l’intention de prendre le couteau – ce n’était pas voler à
proprement parler que de prendre un couteau dans le tiroir de votre cuisine –
mais il n’avait pas pensé qu’il y serait incité dès son retour à la maison. Pas
plus qu’il n’avait prévu toutes ces autres pensées qui se précipitaient dans sa
tête – et, pour ainsi dire, dans sa main – avant qu’il ne le prenne. À ce que cela
signifiait de tenir un couteau, d’une certaine façon, dans votre main.
À douze ans, il se savait intrépide, ou quasiment intrépide. Il savait qu’il
pouvait soutenir le regard de n’importe qui, ou de presque n’importe qui, et
que l’autre baisserait les yeux avant lui. Alors ? Alors qu’est-ce que tu vas
faire ? Sans doute les frères lui reconnaissaient-ils cette qualité.
Alors : un couteau dans votre main devrait vous rendre encore plus
intrépide. Mais si vous pouviez l’être sans ce couteau, à quoi bon l’avoir ?
Telle était la vraie question. À douze ans, il comprenait que son intrépidité,
rapidement acquise, pourrait bientôt arriver à son terme. Il ne bénéficierait plus
de l’immunité de ses douze ans.
Il s’était déjà trouvé dans cette situation, la question du couteau mise à
part. Bientôt, Wes apparaîtrait, peut-être serait-il en train de rattacher sa
ceinture. Wes avait une ceinture dotée d’une grosse boucle étincelante
représentant une tête de mort. Mais il n’avait pas peur de Wes. Wes n’était pas
son ennemi, il n’était pas son ami, et tout ce qu’il voulait, c’était filer, mais
d’abord, il leur faudrait se mesurer du regard. Chaque fois qu’ils avaient fait

140
cela par le passé, Wes avait perdu. À douze ans, il savait soutenir un regard,
fût-ce celui de mecs comme Wes qui faisaient le double de sa taille et avaient
le double de son âge. Viendrait un moment où Wes cillerait, façon de dire :
« Qu’est-ce que tu regardes donc comme ça ? » Un jour, Wes avait même dit
ça. À présent, il ne disait rien. Un simple battement de paupières et il
décampait.
Wes avait peur de lui. Il avait douze ans, mais Wes avait peur de lui. Wes
avait une boucle de ceinture représentant une tête de mort, des épaules qui
saillaient sous son t-shirt, mais Wes avait peur de lui.
Et maintenant, quand Wes apparaîtrait, il pourrait passer à l’étape suivante.
À quoi bon un couteau ? Il pourrait non seulement regarder Wes, mais tenir en
même temps un couteau, pointer un couteau. Il n’y avait jamais pensé jusqu’à
quelques instants plus tôt. Il n’y avait jamais pensé comme ça, en rentrant de
classe. Un scintillement encore plus intense brasillerait alors dans le regard de
Wes, au lieu d’une lueur furtive, et il déguerpirait encore plus vite. Pour ne
jamais revenir.
À moins qu’il ne passe à l’étape suivante. Rien que d’y penser, sa main
devenait toute moite. Il pouvait prendre le couteau et aller tout bonnement dans
la pièce voisine le planter dans le dos de Wes. Wes aurait vraisemblablement le
dos tourné et nu. Voilà ce qu’un couteau vous permettait de faire. Rien que d’y
penser, ça le pétrifiait.
Wes n’était pas son ennemi. D’une façon ou d’une autre, au fin fond de lui-
même, peu lui importait que sa mère ait Wes. C’était quelque chose dont elle
avait besoin. Peut-être recevait-elle de l’argent de Wes. Quoi qu’il en soit, elle
recevait quelque chose dont elle avait besoin. Libre à eux de s’en donner à
cœur joie tels des animaux, de faire leurs bruits, fût-ce pendant qu’il était là,
debout dans la cuisine. C’était comme ça, un point c’est tout. Il comprenait très
clairement aujourd’hui qu’il pouvait en avoir été exactement ainsi avec son
père, il y avait une bonne douzaine d’années. De ce fait, s’il poignardait Wes,
cela reviendrait à poignarder son père. Ce qui aurait pu être ce qu’il y avait de
mieux à faire. Si ce n’est que lui-même n’était pas encore dans les parages. S’il
avait poignardé son père, il n’aurait jamais été du tout dans les parages. Ce qui
n’avait aucun sens.
Son père s’appelait Winston. C’était tout ce qu’il savait. Winston. Wes. Et
si sa mère avait inventé le nom de Winston ? Elle devait avoir au moins un

141
nom à lui donner. Son père avait fichu le camp douze ans plus tôt. Tout comme
Wes ne manquerait pas de le faire. Pour ne jamais revenir.
Du dehors parvenaient aussi des bruits, des bruits d’enfants qui jouaient.
Juste des gosses qui jouaient, des gosses plus jeunes que lui, qui caquetaient et
criaient à tue-tête. Tant les bruits du dedans que ceux du dehors rappelaient des
cris d’animaux.
Wes apparaîtrait, il jetterait un coup d’œil, clignerait des paupières et
décamperait. Au bout d’un assez long moment, sa mère apparaîtrait. À leur
tour, ils se regarderaient, ce serait comme Wes et lui, si ce n’est que sa mère
gagnerait toujours. Quand elle ferait son apparition, elle affecterait une certaine
indolence qu’il détestait, comme si elle n’allait pas se dépêcher pour qui que ce
soit et, un jour où ils s’étaient toisés du regard, elle avait levé le menton en
disant : « Alors, qu’est-ce que tu regardes donc comme ça ? » Ces mêmes mots
qu’avait employés Wes avant de capituler. Mais sa mère gagnerait toujours.
C’était la seule à sortir toujours victorieuse.
Et c’était la seule dont il avait vraiment peur. La seule au monde. Même à
présent, il avait peur d’elle. Un jour, sa mère avait dû aller le rechercher au
commissariat de police. À douze ans ou moins, vous pouviez vous moquer de
la police. Il n’avait pas peur de la police. Mais quand sa mère était venue au
commissariat, elle leur avait parlé d’une voix docile, toute douce, comme si
elle-même était une enfant.
Sur le chemin du retour, elle n’avait eu de cesse d’essayer de parler, mais
impossible, sa bouche semblait ne plus savoir fonctionner. De retour chez eux,
sa bouche avait à nouveau essayé, mais sans plus de succès, après quoi, elle
l’avait battu – battu comme plâtre, à bras raccourcis, elle lui avait flanqué une
fichue raclée. C’était une attaque. Ça faisait mal. Mais il avait compris qu’elle
le frappait pour la seule raison qu’elle était incapable de trouver les mots qui
convenaient, elle aurait tout aussi bien pu se frapper. Elle le frappait parce que,
d’une façon ou d’une autre, elle avait peur. Il comprenait ça. Et pourtant il
avait peur d’elle. Peur de sa propre maman.
Même à présent, il avait peur d’elle.
La peur est un phénomène bizarre. Même en cet instant, même avec ces
bruits, qui étaient comme une permission, il avait peur de la plus simple des
choses. De prendre un couteau dans un tiroir.
Qui sait même si sa mère s’apercevrait qu’il manquait ? À quand remontait
son dernier inventaire du tiroir de la cuisine ? Et à supposer que sa mère dise

142
par la suite : « Où est passé mon couteau ? Où est passé ce couteau ? », il
pourrait tout simplement répondre avec un haussement d’épaules qu’il n’en
avait aucune idée. Ou qu’il avait sans doute fini par mégarde dans la poubelle.
C’était le sort de bien des choses, et même un jour celui de l’un des gros
bracelets orange de sa mère. Il pourrait dire aussi que ça faisait partie de ces
choses avec lesquelles Wes s’était tiré.
Il pourrait simplement dire ça : « Wes l’a pris. »
Et à supposer que l’on en arrive vraiment là, que sa mère le regarde en
silence, mais l’air de dire : « Tu l’as pris, n’est-ce pas, Daniel ? », il pouvait
alors la regarder à son tour, l’air de dire : « Bon, et alors ? Et alors ? Qu’as-tu
jamais fait pour m’en empêcher ? Qu’as-tu jamais fait pour m’empêcher de
suivre cette route ? Qu’as-tu jamais fait de si juste et de si bon que tu puisses
me dire que c’était mal de prendre un couteau ? »
Mais il se demanda s’il pouvait vraiment faire ça... et gagner.
Rien de plus simple. Quelle était la façon la plus simple de se procurer un
couteau ? Mais il savait que ce n’était pas simple, puisqu’il savait qu’il y avait
la question : pourquoi fallait-il que ce soit le couteau de sa mère ? Pourquoi
voulait-il que ce soit son couteau à elle ? Il était conscient que c’était moins
une question maintenant qu’une question qui se poserait par la suite. Une
question susceptible, le cas échéant, de lui tenir lieu d’excuse. Et même à
présent il lui semblait entendre des gens, des gens dans les temps à venir, lui
poser la question.
Parce que... Mais ne pouvaient-ils pas voir ? N’était-ce pas évident ? Parce
que s’il s’agissait de son couteau à elle, alors tout ce qu’il ferait avec celui-ci –
à supposer qu’il fît quoi que ce soit – serait censé avoir été fait par elle aussi.
Et si eux ne le voyaient vraiment pas (qui étaient ces gens ?), elle le verrait.
Parce que... Parce qu’elle pouvait parler de son propre père. Elle pouvait
en parler, et elle pouvait même parler de son père à lui, du père de son père à
elle. Et pour en revenir à lui, au grand-père de sa mère – il savait même qu’il
s’appelait Daniel –, vous parliez alors de quelqu’un qui avait un jour débarqué
d’un bateau. Vous parliez de cette foutue Bridgetown à la Barbade. Elle avait
tout cela, elle appartenait à tout cela et si elle ne savait qu’en faire, c’était son
problème à elle.
Lui, il appartenait aux frères.
C’était une lignée, elle avait une sorte de lien avec tout ça. Mais lui n’en
avait pas ou n’en voulait pas, putain ! Non merci ! Et tout le monde sait ce que

143
l’on peut faire avec un lien. Chacun sait qu’à la naissance, il y a ce lien, ce
fameux cordon, et qu’il est vite coupé.
Où est le couteau, Daniel ? Qu’as-tu fait du couteau ? (Qui lui disait ça ?)
Qu’as-tu fait avec le couteau ?
Où est passé mon couteau, Daniel ?
C’était juste un couteau qu’elle avait acheté un jour dans une boutique.
Chez Hanif, le quincaillier. Un couteau de cuisine à trois sous. Impossible pour
lui de se rappeler la dernière fois qu’il l’avait vue s’en servir pour l’usage
auquel il était destiné. Découper un morceau de poulet.
En entendant les enfants au-dehors, l’idée lui vint qu’un jour il se
rappellerait ce moment, il se le rappellerait avec la même netteté, la même
précision que s’il avait retrouvé ses douze ans. Ici debout, la main sur le tiroir,
ne tenant pas encore le couteau. Les boîtes en carton pleines de traces. Les
gosses dehors. Portant sa chemise blanche d’écolier, sa cravate insolemment
nouée de telle sorte que seuls quelques centimètres de rayures pendent de son
cou.
Il entendit le bruit que sa mère commençait à faire quand les choses
touchaient à leur fin. La répétition sauvage et haletante d’un seul mot, si
sauvage, si haletante que l’on pouvait à peine y reconnaître un mot. Comme la
fois où elle n’avait pu trouver ses mots avant de lui flanquer une raclée. Mais
c’était bien un mot, et pas un mot qui disait arrête !
Il glissa la main dans le tiroir et en sortit le couteau. Qu’y avait-il de plus
simple, de plus facile, de plus banal que de prendre un couteau dans un tiroir ?

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MRS KAMINSKI

« Mrs Kaminski ?
— C’est moi, mon petit.
— Je suis le Dr Somerfield. Je dois vous faire une prise de sang.
— Prenez-en autant que vous voudrez. Il me sert à rien.
— Nous devons faire des examens. Vous vous sentez mieux ?
— Vous devriez travailler dans un hôpital anglais, mon petit, une fille aussi
charmante que vous. Le National Health Service, il n’y a rien de mieux au
monde.
— C’est un hôpital anglais ici. St George’s, à Tooting.
— C’est par là qu’on va en Pologne.
— Vous êtes polonaise, Mrs Kaminski ?
— Non, mais je suis en route pour la Pologne.
— J’ai quelques questions à vous poser. Quel âge avez-vous ?
— Quatre-vingt-onze ans.
— Votre date de naissance ?
— Le 4 mars 1923.
— Votre prénom ?
— Nora.
— Vous me permettez de vous appeler Nora ?
— Bien sûr. Quel âge avez-vous, mon petit ?
— Vingt-cinq ans. Savez-vous où vous êtes née, Nora ?
— À Carshalton, dans le Surrey.
— Vous savez quel mois nous sommes ?
— Pourquoi ?
— Vous avez eu un accident. Un malaise. Vous êtes tombée dans la rue. On
vous a amenée ici. Nous sommes en train d’essayer d’en trouver la cause. Vous
connaissez votre adresse ?

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— Appartement numéro 4, Romsey Court, Neville Gardens, Mitcham.
— Vous venez de me dire que vous vous rendiez en Pologne.
— C’est exact. N’avez-vous pas remarqué tous ces Polonais ? Ils
débouchent les canalisations, ils font vos carreaux, ils entretiennent le
chauffage central. Ils tondent les pelouses. Ils font tout ça pour nous.
— Vous vivez seule à l’adresse que vous venez de me donner ?
— Je n’habite plus là, n’est-ce pas ?
— Vous avez un mari, Nora ?
— Oui.
— Où est-il ?
— Il est parti en Pologne.
— Quand ça ?
— En 1944.
— En 1944 ?
— Le 18 juin 1944.
— C’était il y a longtemps. Vous avez dit que vous y alliez aussi.
— C’est vrai. Je vais bientôt le revoir, n’est-ce pas ? Il ne me reste plus
qu’à le trouver. À moins que ce ne soit à lui de me trouver ? Peut-être que vous
pourriez nous aider, mon petit.
— Vous avez des enfants, Nora ? Des frères et sœurs ?
— De la famille, vous voulez dire ?
— Oui, de la famille.
— J’ai un fils, Ted.
— Où vit-il ?
— Il est allé en Pologne. Il doit être avec son père. Il doit être là-bas, lui
aussi.
— Nous devrions prévenir votre fils que vous êtes ici.
— Bien sûr que oui ! Et son père aussi. Ils voudront tous les deux savoir
que je suis ici. Vous devriez aller me les chercher, mon petit.
— Je veux dire que nous devrions prévenir votre fils que vous êtes ici, à
l’hôpital, que vous avez eu un malaise. S’il est votre parent le plus proche.
— Ted Kaminski. Ou Kinski, parfois on nous appelait juste les Kinski. Il
est parti en Pologne. En 1964.
— Vous voulez dire qu’il vit actuellement en Pologne ?
— Il travaillait comme chauffagiste, il était chargé de l’entretien des
chaudières d’un hôpital. On lui avait donné un bleu de chauffe.

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— On est dans un hôpital, Mrs Kinski. Oh ! Pardon, Mrs Kaminski.
— C’est sur la route de la Pologne.
— Vous ne savez plus trop où vous en êtes. Vous avez fait un malaise.
— Il s’est pendu dans la salle des chaudières. Il s’est pendu par les jambes
de son bleu de chauffe. Il est parti en Pologne. Il est parti rejoindre son père.
— Je ne sais plus trop où j’en suis, Mrs Kaminski.
— Vous avez dit que c’était moi qui ne savais plus trop où j’en étais, mon
petit.
— Qu’est-ce qu’il faisait, votre mari ?
— Il était pilote. Il est parti en Pologne. 1944.
— Il y est allé en avion ?
— Il est tombé dans la Manche. N’avez-vous pas entendu parler de tous
ces pilotes polonais ? Il y en avait beaucoup. Ils sont venus ici. Ils descendaient
les Allemands pour nous.
— Votre mari était donc d’origine polonaise ?
— De Lodz.
— De Lots ?
— Les falaises blanches.
— Les falaises blanches ?
— Les falaises blanches de Douvres. La Manche. Ils l’ont jamais retrouvé.
Le petit Teddy est né après ça. Il n’a jamais connu son père. Mais il doit le
connaître à présent, ça doit faire un bon bout de temps qu’il le connaît. Ils
doivent s’apprêter à me voir. Vous devez leur dire où je suis. Ça fait si
longtemps. Ça sera si merveilleux.
— Je vais vous faire cette prise de sang. Vous ne sentirez rien. Je vais vous
tamponner le bras avec un coton.
— Quand vous aurez fini, videz ça dans le lavabo, mon petit. Dans le
lavabo.
— Comment s’appelait votre mari ?
— Ted. On l’appelait aussi Teddy. J’ai tenu à donner au petit Teddy le nom
de son père, voyez-vous ? Mais son vrai nom c’était Tadeusz. Un nom
polonais.
— Tadeusz.
— Tadeusz. Ted, c’est plus facile. Ted Kaminski. Mes deux Ted, ils
doivent être par ici. Vous parlez polonais ?

147
— Si je comprends bien, vous n’avez pas de famille, Nora. Pas de proches
encore en vie que nous puissions prévenir ?
— Nous serons tous réunis. Si vous voulez bien courir les chercher pour
moi, quand vous en aurez fini avec cette prise de sang.
— Nous devons faire des examens.
— Il est tombé dans la flotte.
— Mrs Kaminski...
— C’était une de ces bombes volantes, mon petit. Rien à voir avec la
bataille d’Angleterre. Il a survécu à tout ça. Vous vous souvenez de la bataille
d’Angleterre ?
— J’ai vingt-cinq ans. Je n’étais pas née.
— Le petit Teddy non plus. Vous l’aimeriez, le petit Teddy. Je sens ça, je
vous vois, vous et lui. Mais celle qui avait de la chance, c’était moi. J’avais son
père. Pas pour longtemps. Tadeusz Kaminski. Il est tombé dans la Manche. J’ai
épousé un Polonais. Ça ne me dérangeait pas du tout. Les Allemands ont
envahi la Pologne. Et nous nous retrouverons bientôt tous en Pologne. Nous
serons tous réunis.
— Ici, on est en Angleterre, Mrs Kaminski. On est à Tooting.
— Une bombe volante. Il l’a abattue. Il l’a fait éclater, et après ça, il a fait
un piqué dans la mer. C’est ce qu’on m’a dit. Peu importe maintenant. Nous
serons tous ensemble.
— Nora...
— Elles pleuvaient par centaines, des centaines d’horribles bombes qui
faisaient un vilain bruit. Pires que le blitz. Tout ce que vous pouviez faire,
c’était de pas vous trouver au-dessous. Cinquante, cent personnes parties en un
clin d’œil. Pour peu qu’elles tombent sur une école. Ou sur un hôpital.
— Mrs Kaminski...
— Pensez-y, mon petit, pensez-y. Si l’une d’elles tombait à cet instant sur
cet hôpital. Je sais que c’est un hôpital. Vous devez avoir une salle des
chaudières quelque part. Mais je ne suis pas ici pour bien longtemps. Je suis en
route pour la Pologne. Imaginez rien que ça. Si l’une d’elles tombe, c’en sera
fait de nous tous. Vous, moi, les docteurs, les infirmières, c’en sera fait de nous
tous en un clin d’œil. »

148
CHIEN

Son père lui avait dit un jour : « L’argent ne fait pas le bonheur, Adrian,
mais ça te permet d’être douillettement malheureux. »
Depuis, il n’avait cessé de se poser des questions au sujet de cette
déclaration équivoque. Son père sous-entendait-il que sa propre vie avait été
malheureuse ? Ou que la vie était par principe une galère ? Ces éventualités
semblaient soudain horribles.
Tout ce qu’il avait fait – bien qu’il lui ait fallu du courage –, cela avait été
de demander davantage d’argent de poche. Il allait jusqu’à regretter d’avoir
ouvert la bouche. Sans doute son père, qui était riche et peu enclin aux grandes
déclarations, avait-il ressenti la même chose.
Toujours est-il que son père était mort depuis longtemps, et qu’il avait tenu
compte de ce précepte, à supposer que c’en fût un. Il avait gagné de l’argent, et
même beaucoup. Il l’avait gagné à l’époque où il était possible de gagner
beaucoup d’argent et il faisait partie de ces petits malins ou de ces veinards qui
s’étaient retirés à temps des affaires par crainte de tout perdre, et avaient placé
leur magot là où il leur rapporterait.
À présent, c’était la sinécure. Ce qui était tout aussi bien, avec un vilain
divorce et une pension alimentaire à verser à son ex. Même si tout cela, aussi,
remontait à quelque temps, même si toutes les factures avaient été réglées.
Alors, ces mots de son père avaient-ils été simplement judicieux ? Et quel
conseil – le même ? – avait-il donné à ses propres enfants ? Hugh, Simon,
Rebecca. Il ne se rappelait pas leur avoir donné le moindre conseil. Pas plus
qu’il ne se rappelait qu’ils en eussent jamais cherché. Ils étaient tous grands
aujourd’hui.
Il promenait sa fille Lucy dans sa poussette, même s’il eût été en âge d’être
son grand-père, il écoutait son gazouillis, conscient qu’il l’aimait de tout son
cœur, qu’en cet instant, il l’aimait plus que tout au monde. En réalité, elle

149
n’aurait pas dû être là, elle n’aurait pas dû être là du tout. Il avait déjà eu et
élevé une famille. Lui non plus n’aurait pas dû être là en train de pousser
jusqu’au parc une petite enfant sans défense, encore à des années-lumière du
langage articulé. Et pourtant il était là, et il l’aimait de tout son être, et il aimait
son babillage comme s’il était un lien, un cordon reliant son cœur au sien. En
toute honnêteté, il ne se souvenait pas d’avoir aimé ainsi ses autres enfants,
désormais adultes.
Chaque fois que Julia, sa jeune et nouvelle épouse, le pressait d’emmener
Lucy faire un tour en poussette au parc afin de lui accorder un moment de
répit, il avait tendance à se faire tirer l’oreille ou à feindre un certain
agacement pour la simple raison qu’il ne voulait pas que Julia sache qu’en fait,
il adorait ça. Pas plus qu’il ne voulait qu’elle sache que, si Lucy pouvait être
parfois insupportable à la maison, elle devenait la plus douce des créatures dès
l’instant où elle sentait qu’il l’emmenait se promener dans sa poussette.
Il adorait se retrouver seul avec Lucy, peut-être plus encore qu’il n’aimait
se retrouver seul avec Julia, bien que Julia, en dépit d’une première grossesse
difficile, demeurât une belle femme à la silhouette élancée, aux cheveux
châtain clair, d’une vingtaine d’années sa cadette. Pourquoi, en fin de compte,
s’était-il épris d’elle ? Pourquoi l’avait-il ensuite épousée ? Il savait toutefois –
il n’était pas né de la dernière pluie – que la question était plutôt : pourquoi
l’avait-elle ainsi séduit, amené à l’épouser ? Parce qu’elle avait voulu une
Lucy, bien sûr. Une Lucy et la sécurité.
Et maintenant, regardez.
Il n’aurait su expliquer le charme particulier qu’exerçait sur lui cet acte
physique consistant à promener Lucy dans sa poussette, et à ressentir, les
mains sur le guidon, les cahots et les ornières que l’enfant ressentait par tout
son corps. Ces promenades semblaient à coup sûr procurer à l’enfant un plaisir
simple, Lucy devenait pour lui une sorte de vibrant trésor de bonheur et il lui
arrivait de se surprendre, sans le moindre embarras, à faire écho aux
balbutiements de sa fille, comme si (à cinquante-six ans, ce n’était pas trop
tôt !) elle lui communiquait une insouciante joie de vivre.
Son père avait eu ces mots désabusés. Mais ce gazouillis... Et, bien sûr, il
ne disait pas à Julia que, profitant de ce qu’elle se détendait un moment, il
n’avait qu’une hâte, emmener encore une fois Lucy au parc.
De toute évidence, Lucy ne maîtrisait pas la situation. Elle n’avait aucun
pouvoir de décision, elle dépendait entièrement de lui. Elle comptait

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entièrement sur lui pour la guider. Qu’elle lui fît une confiance aussi folle lui
donnait des ailes, et, en ces instants, il lui vouait un amour sans partage car, si
doux fût-il, son babil impuissant lui rappelait qu’il avait perdu tout contrôle sur
sa vie et que cette enfant était le fruit de cette perte de contrôle.

C’était une plaisante journée de la fin février. Le printemps était dans l’air.
D’inoffensifs nuages blancs traînaient dans le ciel. À l’entrée du parc, les
crocus commençaient à percer.
Quand avait-il perdu le contrôle ? Oh ! pour gagner de l’argent, il savait
toujours s’y prendre, il était doué pour ça. Il n’avait même pas perdu le
contrôle de son argent, même s’il en avait cédé de grosses sommes. Mais
depuis quand n’était-il plus maître de lui-même, de sa vie, de celui qu’il était ?
À vingt-huit ans, disons, il s’était plutôt senti maître de la situation. En tout
cas, il s’était senti bien plus sûr de lui qu’à dix-huit ou vingt et un ans – quand
toutes les portes sont censées s’ouvrir devant vous. Il disait même aujourd’hui
– alors qu’il en avait précisément deux fois vingt-huit – qu’au fond de lui-
même il avait, en réalité, vingt-huit ans. Vingt-huit ans bien camouflés.
Mais avant qu’il n’en ait trente-huit ou, à coup sûr, quarante-cinq, ce
sentiment qu’il avait jadis, enfant – bien avant ce sombre entretien avec son
père –, à savoir que la vie et la maturité se résumaient toujours à une plus
grande maîtrise des situations, selon une courbe régulièrement ascendante, ce
sentiment-là l’avait abandonné. Non qu’il perdît le contrôle dans certains
domaines pour le gagner dans d’autres, mais plutôt que ce contrôle lui
échappait réellement et fondamentalement, et il le savait. Tout comme il savait
que sans doute cette perte de contrôle ne ferait que croître et s’accélérer au fil
de sa vie, il avait franchi une sorte de seuil fatal jusqu’au jour où il
s’approcherait de la mort dans un état de perte de contrôle aussi totale que
terrifiante, sans avoir jamais, c’est le moins que l’on puisse dire, mis de l’ordre
dans ses affaires.
Le jour où il comprit cela, il fit comme la plupart des gens. Il n’y prêta
aucune attention. Il but un autre verre. Mettre de l’ordre dans ses affaires, était-
ce le but de la vie ? Affaires, affaires amoureuses ! Ne me faites pas rire !
N’étaient-ce pas précisément ses affaires, qui l’avaient mis dans ce pétrin ?
Autrefois, à l’époque où il avait vingt-huit ou trente-cinq ans, il avait cru que
ses aventures – et leur désordre plutôt émoustillant –, c’était ça la vie, voire
son but. Et, il devait le reconnaître, il était plutôt doué pour ça.

151
Y en avait-il qui mettaient de l’ordre dans leurs affaires (prenez le terme
dans son acception première) ? Les gens – du moins ceux qui n’étaient pas
comme son père – n’affirmaient-ils pas que vous devriez attraper la vie à bras-
le-corps, la saisir au vol pendant qu’elle était encore là ? Autrement dit la
prendre vigoureusement en mains. Mais n’était-ce pas précisément ce qu’il
avait fait quand il basculait – plongeait – dans une nouvelle aventure ? C’était
prendre la situation en mains, mais n’était-ce pas aussi foncer dans le mur ?
La quarantaine venue, il s’était mis à faire quelque chose qu’il n’avait
jamais fait jusqu’ici. Regarder les gens. C’est-à-dire qu’il les étudiait et se
posait des questions à leur sujet, comme s’il était de l’autre côté d’un mur en
verre. Donnaient-ils l’impression d’avoir perdu le contrôle d’eux-mêmes,
d’éprouver en secret des sentiments semblables aux siens ? Non. Et c’était là le
plus étonnant. Ils donnaient l’impression de garder leur calme, comme s’ils
avançaient le long de chemins qu’ils savaient être ceux qu’ils devaient suivre.
Comment y parvenaient-ils ?
Jamais, jusqu’ici, il n’avait eu cette impression d’un mur de verre, jamais il
n’avait eu cette impression d’être un observateur, et non un homme d’action.
Même si, ces derniers temps, tout ce qu’il faisait, c’était perdre le contrôle.
Et à présent, il promenait une enfant dans une poussette le long d’une allée
de parc – un exercice de maîtrise de soi et de calme par excellence. Si
étonnante que fût la différence d’âge entre l’enfant et lui, il se sentait plus
proche d’elle que de quoi que ce fût d’autre au monde.

C’était un dimanche matin. Un bon soleil bien chaud semblait chasser les
nuages, le parc faisait de bonnes affaires. Il n’était pas le seul à emmener un
enfant dans sa poussette jusqu’à l’aire de jeux ou à en revenir : le succès
immédiat des manèges et toboggans aux couleurs vives, ouverts depuis peu,
avait fait du parc le paradis des bambins. Ça grouillait de monde le dimanche
matin. Il était difficile de dire s’il y avait davantage d’adultes que de jeunes
enfants. Garer les poussettes pouvait poser problème. Il y avait des poussettes
doubles ou triples. Pas besoin d’être grand clerc pour en déduire que l’une des
grandes activités locales était de procréer, et cela en affichant une certaine
autosatisfaction.
Mais il y avait aussi des adeptes de la course à pied, en survêtements de
Lycra, casque à écouteurs sur le crâne. Il y avait des gens avec des chiens. Il y
avait aussi des gens, des professionnels ceux-là, avec tout plein de chiens, de

152
vraies meutes, dont les propriétaires trop occupés, même un dimanche, ou trop
flemmards, pour les promener, rémunéraient quelqu’un à cette fin. Que ne fait-
on pas avec de l’argent ! Et parmi ceux qui poussaient les voitures d’enfant il
devait y avoir des gouvernantes, employées à demeure, parlant une langue
étrangère. Des nurses. Il avait eu jadis une aventure – il avait perdu le contrôle
de lui-même cette fois-là – avec une gouvernante prénommée Consuelo. Cela
n’avait pas duré longtemps, pas assez longtemps pour que l’on pût parler de
liaison. À présent, s’il repérait les gouvernantes, il n’était pas tenté, même si
Julia n’était pas dans les parages pour le prendre en flagrant délit.
Il y avait à peu près autant de chiens que de poussettes. Et, les nurses mises
à part, nombre de ceux qui guidaient des poussettes ou promenaient des chiens
se ressemblaient. C’étaient des hommes, non accompagnés. Ils n’étaient plus
dans leur prime jeunesse. Souvent, plutôt bien en chair, ils avaient les joues
flasques ou rougeaudes et leur front se dégarnissait, s’ils n’étaient pas
carrément chauves. S’ils avaient eu belle allure autrefois, elle avait disparu.
Quoi qu’il en soit, ils ne donnaient pas l’impression d’être complètement
paumés. Loin de là. Après tout, n’étaient-ils pas responsables d’une poussette
ou d’un chien ? Certains d’entre eux arboraient un air hautain, ils beuglaient
des ordres à leurs toutous.
Autrement dit (même s’il refusait d’admettre cela d’emblée), ils lui
ressemblaient. Et parfois, dans le cas des conducteurs de poussette, l’âge de
l’enfant, voire des enfants qu’ils poussaient en disait long. Leur histoire
rappelait un peu la sienne.
Mais il poussait Lucy. Personne d’autre ne poussait Lucy. Bientôt, il la
détacherait de la poussette et l’installerait avec la tendresse d’un père – d’un
père pour qui s’occuper de son enfant n’avait plus de secrets – sur un des
manèges. Elle était encore trop petite pour y rester bien longtemps, mais le
simple contact avec ces chevaux de bois aux couleurs vives semblait lui
suffire. Cela donnait un but à la promenade, mais il sentait que, pour elle
comme pour lui, le plus important c’était la promenade.
Tout le temps où elle était hors de la poussette et juste assise sur l’une de
ces balançoires, ses mains voletaient autour d’elle, tout son corps voulait la
protéger, aussi bien de la brutalité des autres enfants et des intrusions des
parents que de toute autre forme de danger. Il montait la garde, non sans
penser, comme en ces moments d’étroite surveillance, à ce qu’il adviendrait
d’elle dans la vie, à ce que serait sa vie quand il ne serait plus de ce monde, à

153
cette possibilité qui n’avait rien d’irréel à ce qu’il s’en aille avant qu’elle ne
soit devenue une femme avec laquelle il aurait pu avoir une conversation
d’adultes. En ces moments-là, il sentait le coup de poignard du remords. Au
moins, il pouvait jouir des balbutiements de l’enfant.
Ils s’approchèrent de l’aire de jeux. Avec ses allées bordées d’arbres, ses
pelouses, ses bulbes de fleurs qui pointaient, ses joggeurs, ses promeneurs de
chiens et d’enfants, le parc lui-même avait tout d’une aire de jeux et, en cette
souriante matinée dominicale, il reflétait un bien-être collectif. C’était une
version plus sereine et à plus grande échelle de la partie réservée aux enfants,
sans pour autant avoir tendance, comme cette dernière (il pouvait constater ce
matin la foule qu’elle attirait), à basculer dans une agitation fébrile. À vrai dire,
il n’aimait pas plus que ça l’aire de jeux, mais Lucy n’était pas capable de lui
dire, avec gentillesse, comme pour l’excuser : « T’en fais pas, on n’a pas
vraiment besoin d’y aller. »
Le chien surgit de nulle part. S’il avait tout l’air de l’un des nombreux
chiens qu’il surveillait du coin de l’œil, l’animal donnait néanmoins
l’impression de s’être élancé en hurlant d’on ne sait où, comme à travers
quelque écran passé jusqu’ici inaperçu. Il appartenait à l’une de ces races que
l’on doit tenir en laisse, que des particuliers ne devraient pas posséder, et qui,
peut-être, ne devraient même pas exister du tout. Toujours est-il qu’il était là,
et qu’il importunait – non, attaquait – une enfant, sanglée dans sa poussette, à
l’entrée de l’aire de jeux. Une autre petite fille de moins de deux ans, aux
boucles d’or pâle, à quelques mètres de lui. Une enfant dont les parents étaient
cloués sur place.
Il semblait qu’il était lui-même apparu sur les lieux de façon aussi
imprévue que le chien – qu’aux yeux des spectateurs il avait, lui aussi, surgi de
nulle part, sans crier gare. Lui-même, en tout cas, avait cette impression. Qui
était cet homme ? Il se trouvait subitement aux prises avec un chien hargneux
aux grondements féroces (quel qu’eût été son comportement une minute plus
tôt), un chien qui, s’il n’avait pas réagi et si les poussettes modernes n’avaient
pas été à toute épreuve, aurait pu saisir entre ses griffes une pauvre enfant sans
défense et n’en faire qu’une bouchée.
La petite fille hurlait et le chien devait faire aussi un fichu vacarme. Les
gens autour d’eux devaient pousser des cris, mais il ne les entendait ni ne s’en
souciait, pas plus qu’il ne se souciait, pour une raison ou pour une autre, de
savoir si ce chien allait le lacérer ou l’éborgner. Il était décidé à le maîtriser.

154
Pendant un moment, la bête se contorsionna dans cet étrange corps-à-
corps, il sentit le spasme incontrôlable des muscles du chien – oui, il allait lui
planter ses crocs dans le visage – mais il parvint, Dieu sait comment, à
l’arracher à la poussette. À l’instant où la bête se dégageait de son emprise, elle
perdit l’équilibre et il réussit à la bourrer de vigoureux coups de pied dans les
côtes, dans la tête, dans ses pattes qui dérapaient sur le sol, n’importe où, il
s’en fichait. Il avait gagné la bataille, il le savait, cela avait été une question de
secondes. Les gens applaudissaient-ils ? Il continuait à bourrer l’animal de
coups de pied.
Il savait aussi, tout en faisant cela, que, suite à cet incident, le chien serait
abattu. Un chien qui attaque un enfant... Ça ne se discutait même pas. Voilà ce
qui arriverait. Il imaginait déjà le père de l’enfant, prêt à se jeter dans l’action,
s’indignant sur son portable, rassemblant un cercle de témoins autour de lui.
Oui, c’était à prévoir. Et il serait le témoin numéro un et, aux yeux de certains,
un héros. Quant au chien, il serait abattu. Par des pros.
Mais il continuait à le bourrer de coups de pied, comme pour leur épargner
cette peine. Il s’acharnait alors que l’animal était anéanti. Il se moquait pas mal
de son maître, sûrement dans les parages. Le maître d’une bête comme celle-là
ne devait ni ne pouvait la confier à l’un de ces jeunes promeneurs de chiens.
Qui plus est, sans doute la possédait-il à seule fin de jouir à travers elle d’un
pouvoir par procuration. N’était-ce pas pour cela que les gens avaient des
chiens (lui-même n’en avait jamais eu), à seule fin d’avoir une illusion
d’autorité et de domination ?
Tout cela se passa en un rien de temps, mais il ne lésina pas sur les coups
de pied, assez pour se dire que, le moment venu, quand les gens évoqueraient
sa bravoure, ils ajouteraient peut-être : « Mais vous avez vu tous les coups de
pied qu’il lui a flanqués ? » Assez pour qu’il se dise (et sans doute cela l’incita-
t-il à s’arrêter) : Que penserait Lucy de son père bourrant un chien de coups de
pied tel un fou furieux ? Grandirait-elle avec cette scène à jamais gravée dans
sa mémoire ? Un premier souvenir de son papa qui la marquerait longtemps.
Mais bien sûr, c’était pour elle qu’il avait fait ça, c’était parce que l’autre
enfant dans la poussette aurait tout aussi bien pu être...
Il se rendit compte qu’en fait, Lucy hurlait. Un badaud bien intentionné
cherchait à la consoler. D’autres tout-petits criaient, terrorisés, dans leur
poussette, d’autres, livides, étaient encore sous le choc après ce qui venait
d’arriver à l’une des leurs et qui aurait aussi bien pu leur arriver à eux. Lucy ne

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se sentait pas concernée par le noble geste de son père, ce qui la préoccupait
c’était son effroyable vulnérabilité et, avant tout, le fait que son père avait
retiré ses mains du guidon, l’abandonnant ainsi à une telle horreur.
Il se hâta d’aller vers elle, de poser à nouveau les mains sur le guidon de la
poussette, et presque aussitôt, comme si un courant électrique, protecteur et
rassurant, ou quelque énergie plus profonde avait passé entre eux, elle se
calma, rassérénée.
« Ne t’inquiète pas, Lucy, tout va bien. Je suis ici, avec toi. »
Un instant plus tard, elle se lança même dans une version en sourdine, de
son babil habituel comme si cet affrontement avec un chien, qui avait
visiblement ébranlé son père (il constata qu’il tremblait un peu), s’éloignait de
son horizon mental. Elle donna l’impression, en l’espace de quelques
secondes, d’avoir presque oublié l’incident – pas question d’en avoir été
marquée pour le reste de ses jours. Son père aux prises avec un chien ! Ce
rapide changement le soulagea et le déçut tout à la fois.
« Ne t’inquiète pas, tout va bien. »
Ils durent rester sur les lieux encore un moment, le temps que l’on fasse
une déposition, qu’un agent de sécurité (les agents de sécurité des parcs et
espaces verts serviraient donc à quelque chose ?) arrive, que l’on consigne cela
par écrit et que l’on passe des appels téléphoniques, tandis qu’il s’efforçait de
ne pas écouter les commentaires que l’on émettait à son sujet. « Il a été
étonnant... Imaginez ce qui aurait pu arriver s’il n’avait pas... Imaginez ce qui
aurait pu arriver à cette petite fille... »
Il aurait pu se passer de tout ça. Jamais, au cours de ses cinquante-six
années en ce monde, il ne s’était entendu qualifier d’étonnant, mais il aurait pu
s’en passer. Pendant tout ce temps, il garda les mains vissées sur le guidon de
la poussette, les retirant parfois pour tapoter et caresser la tête de Lucy. Sa
place était avec Lucy. À présent, peu lui importait la pauvre gamine qu’il avait
secourue – connaissait-il même son nom ? – et dont il avait probablement
sauvé la vie. Après tout, ce n’était pas si saugrenu. Ce n’était pas tous les jours
que vous aviez l’occasion de sauver la vie d’un enfant.
Peu lui importaient les éloges dithyrambiques dont il faisait l’objet – le
désarroi se muant en soulagement, voire en une gratitude presque hystérique –
de la part de la mère de l’enfant. « Comment vous remercierai-je jamais
assez ? Comment vous rendrai-je jamais ce que vous avez fait pour nous ? »
Ce genre de choses. Il voulait, en réalité, lui dire : « Calmez-vous, madame. »

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Au lieu de cela, il dit : « Il n’y a pas de quoi. » Peu lui importait son évidente
prouesse. Il avait réagi avec la rapidité de l’éclair. Des hommes plus jeunes qui
étaient autour de lui – des gars de vingt-huit ans – étaient restés figés sur place,
eux. Il se fichait pas mal de tout ça.
Et le chien était bien le cadet de ses soucis. Il savait que c’en était fait de
lui.
Il voulait s’en aller. Tout ce qu’il voulait c’était pousser Lucy à nouveau.
Plus question maintenant de passer un moment avec elle dans l’aire de jeux où,
d’ailleurs, toute activité ludique semblait suspendue. Il savait qu’elle ne serait
pas déçue : l’important, c’était la promenade en poussette.
Finalement, après avoir plusieurs fois regardé sa montre, il s’excusa et
s’éloigna furtivement. Il devait, de toute évidence, s’occuper de son enfant. La
mère se demanderait ce qui s’était passé. Personne ne parut surpris de
l’entendre parler de sa « fille » et non de sa « petite-fille ». Ce n’était pas un
phénomène si rare que ça. D’ailleurs, n’avait-il pas réagi avec la rapidité et
l’agilité, pour ne pas dire la pure et simple férocité, de quelqu’un de la moitié
de son âge ?
Il refit le trajet de l’aller avec Lucy dans sa poussette, à nouveau seul avec
elle, éperdument amoureux d’elle, il écoutait ses babillements reprendre leurs
joyeux commentaires. Comme s’il ne s’était rien passé. Il voulait vraiment que
ce soit comme s’il ne s’était rien passé. Il enviait l’amnésie à éclipse de sa fille.
Il ne voulait pas souffler mot à Julia de cette affaire. Il regarda à nouveau sa
montre. Compte tenu du temps qu’ils auraient dû passer dans l’aire de jeux, ils
ne seraient pas trop en retard à la maison, il n’aurait donc pas besoin de fournir
d’explication.
Mais bien sûr, la nouvelle de l’incident dans lequel il avait joué un rôle
aussi essentiel que spectaculaire parviendrait, et vite, aux oreilles de Julia, via
le téléphone arabe. Sans oublier le fait indéniable qu’il portait sur lui la preuve
évidente d’une mésaventure. Même si ses mains guidaient fermement la
poussette, il savait qu’il tremblait encore, et même beaucoup. Il avait besoin
de serrer le guidon pour y remédier. Il y avait une grosse traînée de boue le
long d’une jambe de son pantalon, une déchirure à un genou, et si son visage et
ses mains semblaient indemnes, comme par miracle, à plusieurs endroits sa
veste présentait des accrocs, sinon des déchirures. Aucune importance. Avec
un peu d’argent, les fringues ça se remplace. Il n’avait pas voulu d’argent de la
mère de l’enfant, bien qu’elle en eût proposé, n’avait-elle pas proposé de lui

157
remplacer toute sa garde-robe ? Elle était blonde et prête à faire n’importe quoi
pour lui. Elle lui aurait offert la lune.
Une veste, ça se remplace. Quant aux marques qu’avaient laissées les
griffes – oui, il s’agissait bien de ça –, et quant à cette apparence générale
d’avoir été pris dans une bagarre, d’être une espèce de catastrophe ambulante,
il n’avait pas idée de la façon dont il allait expliquer tout ça à Julia.

158
FUSILLI

Il fit tourner son chariot au bout de l’allée, sans prêter aucune attention aux
piles de cartons de mince pies, ces tartelettes de Noël.
D’ici à peine plus de quinze jours, ce serait Noël, mais Jenny et lui avaient
déjà décidé, sans vraiment en parler, d’abolir cette fête. Comment auraient-ils
pu la célébrer ? Le calendrier serait différent cette année. Le 11 novembre, jour
du Souvenir, était arrivé, s’en était allé, pourtant ce jour de Noël serait le jour
du Souvenir. Même cela serait terrible.
Le jour du Souvenir, ils avaient adopté, sans se concerter non plus, une
sorte de double attitude : ils avaient à la fois marqué et ignoré cette date,
incapables de décider à quelle superstition se vouer. Mais à présent, il se
souvenait – comment aurait-il pu l’oublier ? – d’être venu ici un mois plus tôt.
Quelques jours avant le 11 novembre. On avait reculé d’une heure les
pendules. Dehors, il faisait nuit. Il se revoyait poussant alors le chariot.
S’il avait pu revivre ce moment-là !
À l’entrée, il y avait de petites boîtes de coquelicots accompagnées de pots
en plastique pour la menue monnaie. Il avait hésité à en acheter une. Une de
plus. À y vider toute sa mitraille. Toutefois, c’était déjà Noël qui s’imposait.
Décorations. Offres spéciales. C’était Noël avant même le jour du Souvenir. Il
avait senti tout à coup déferler en lui une vague de colère. On avait fêté
Halloween à peine deux semaines plus tôt. Les magasins avaient regorgé de
citrouilles et de squelettes.
Personne ne voyait sa colère, il la contenait. D’ailleurs, s’agissait-il
vraiment de colère, lui-même n’en était pas sûr. Il avait poussé son chariot de
la façon habituelle, sa liste d’achats dans une main, son portable dans sa poche
de poitrine au cas où il rencontrerait des difficultés.
« Allô. Patrouille du supermarché à la base. Pas de gingembre frais, Jen.
Qu’est-ce que je fais ? »

159
Ce genre de problème.
Il se chargeait des courses hebdomadaires – un devoir, ou une routine – de
bon gré, et depuis plusieurs mois pas une seule fois il n’avait manqué de se
demander : Quels sont les petits problèmes de Doug en cet instant ? Quel choix
difficile doit-il faire, du genre « deux articles pour le prix d’un » ?
Il n’oublierait jamais que son portable avait sonné – ici même, dans le
rayon des pâtes et du riz – et c’était Doug qui l’appelait du Helmand, en
Afghanistan. De nos jours, ce genre de choses était possible.
Il parlait à Doug. Doug l’avait appelé, lui. Il ne pouvait donc pas répondre :
« Je vais chercher ta mère. » (Pourquoi diable disait-il toujours ça ?) Doug
avait composé son numéro à lui.
Merde ! Une mauvaise nouvelle ? Un incident dont il devait être le premier
averti ?
« Je suis chez Waitrose. Au rayon des pâtes. Doug ! Doug ! Comment ça
va ? »
Quelle stupide façon de dire les choses : « Comment va ? »
Doug avait voulu tout savoir sur les courses qu’il était en train de faire. Il
semblait amusé à l’idée de son père poussant un chariot, une liste de courses à
la main, hésitant devant les étagères. Et vu que Doug s’intéressait autant à ce
qui se passait chez Waitrose, il n’avait pas voulu lui demander ce qui se passait
en Afghanistan. Sa colère, si c’était de la colère, était retombée.
« Tu ferais mieux de continuer à acheter des pâtes sèches, papa. Les
fraîches, c’est un attrape-nigaud », avait dit Doug, là-bas, dans le Helmand.
« Essaie les fusilli pour changer un peu. Tu sais, ces petites pâtes torsadées. »
C’était un soir de novembre, quelques jours avant le jour du Souvenir.
Mais Noël semblait tout proche. Doug avait appelé du Helmand.

Il ne pouvait y penser à présent. Il ne pouvait pas ne pas y penser. C’est


tout juste s’il pouvait retourner chez Waitrose. Impossible ou presque de se
rendre – même s’il y était obligé – à l’endroit précis, dans l’allée, où cela
s’était passé. Là où il avait parlé à Doug et regardé les autres clients avec leurs
chariots ou leurs paniers en se disant : Ils n’ont pas idée que je parle à mon fils,
en Afghanistan !
Jamais plus ni Jenny ni lui ne mangeraient de fusilli, c’était sûr, jamais
plus ils ne mangeraient de ces trucs-là.

160
À vrai dire, était-ce bien de la colère qu’il avait éprouvée juste avant
l’appel de Doug ? Ne prétendait-on pas que la colère était parfois un substitut
de la peur ? Ou du chagrin ? Fallait-il voir dans cette bouffée de colère, ou ce
qui lui ressemblait, une prémonition ? S’il ne l’avait pas ressentie, s’il ne
s’était pas fâché, rien ne se serait-il passé ? Doug l’aurait-il alors appelé à ce
moment précis ?
Désormais, il s’agissait avant tout de faire fi de la superstition.
Mais Noël avant le jour du Souvenir ! Et maintenant, on était presque à
Noël, et pour de vrai. Les rayons bourrés de marchandises scintillant de toutes
leurs guirlandes en attestaient. Ça lui était insupportable. Le mieux, c’était de
ne pas y penser. Le mieux, c’était de n’y prêter aucune attention. Mais cela lui
était tout aussi impossible.
Il poussa le chariot. Il ne supportait même pas de penser à Jenny. Peut-être
profitait-elle de ces occasions où il faisait des courses pour simplement
s’asseoir, le visage enfoui dans ses mains, des larmes coulant entre ses doigts.
Il ne supportait pas de songer à l’appeler, comme autrefois, au sujet du riz.
« Quelle sorte de riz, Jenny ? De l’ordinaire ? Du basmati ? » Ce genre de
choses. Impossible, c’était désormais tout bonnement impossible. Leurs petites
manies de gourmets, leur cuisine élaborée. Pouvoir se chouchouter, faire des
petites folies – chez Waitrose et non plus chez Tesco – maintenant que le
garçon avait quitté la maison.
Lentilles du Puy, sauce verte à la thaïe – ce genre de foutaises.
Il ne supportait pas de se dire que penser à Jenny, qui ne se trouvait qu’à
quinze cents mètres de lui, revenait au même que penser à Doug, qui se
trouvait à cinq mille kilomètres de lui. Doug n’était pas ici, il était là-bas, mais
vous pouviez lui parler quand même, par téléphone. Des mots aussi simples
qu’« ici » et « là-bas » le plongeaient dans la plus totale confusion. Doug
n’était ni ici ni là-bas. Il n’était nulle part.
Ou plutôt – et c’était là que ça devenait vraiment tragique – Doug était
bien là-bas. Dans une morgue, à Swindon, dans l’attente d’une décision du
coroner. Ils ne pouvaient pas encore le récupérer. Il était assez clair qu’ils
n’auraient pas Doug avant Noël, peut-être même leur faudrait-il patienter
jusque bien après Noël. Doug passerait Noël dans une morgue, à Swindon. De
toute façon, il n’y aurait pas de Noël cette année.
« C’est bientôt Noël. » Il se rappela combien, enfant, il vibrait à ces mots,
davantage, ou presque, qu’à celui de « Noël », car en les entendant, il savait

161
que la fête approchait. À Noël, ou peu avant, vous établissiez des listes, vous
donniez de discrètes suggestions. Pour le moment, il voulait se souvenir – et,
en même temps, ne pas se souvenir – de tous les cadeaux qu’ils avaient achetés
pour Doug, de chacun d’eux.
Enfant, lui avaient-ils jamais offert une carabine en plastique ? Dans ce
cas, on aurait pu voir là un autre de ces signes, une de ces choses qui
deviennent réalité. Ils devaient donc lui en avoir donné un. Ah ! si seulement
ils s’étaient abstenus ! Ou si seulement Doug avait été une fille ! Il se serait
alors appelé Nathalie et la liste des cadeaux aurait été différente.
Il essaya de penser, tout en essayant de ne pas penser, à tous ces présents.
Ce n’était pas bien difficile : n’était-il pas l’homme qui, au cours des années
passées, pendant la période qui précédait Noël, cherchait un cadeau pour son
fils ? Ne pas se souvenir qu’il était cet homme était le plus dur.
Quinze ou vingt ans plus tôt. Des scènes de guerre à la télé. Mais il y avait
alors des soldats pour faire le boulot et il n’avait jamais pensé que c’était mal
ou lâche de déambuler chez Bébéconfort avec Jenny et Doug, alors qu’on se
battait quelque part sur terre. Et il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’un jour
Doug se mettrait dans la tête de...
« Continue à acheter des pâtes sèches, papa. »
Pour quelle raison s’intéressait-il tant aux pâtes ? Leur en servait-on là-
bas ? Des trucs secs et non pas en conserve ? Toutes les pâtes possibles et
imaginables. Fallait-il y voir un conseil de conscrit ?
Et voici qu’apparut devant lui une de ces jeunes mamans débordées
poussant un chariot plein à ras bords. Ses deux enfants s’accrochaient aux
côtés du véhicule qui leur servait de tremplin pour se jeter sur les divers
articles dans les rayonnages.
Autrefois, rien ne l’énervait autant que ces petits monstres braillards, ces
gosses que leurs parents semblaient incapables de contrôler. Doug n’avait
jamais été un enfant bruyant ou indocile. Il en était très fier, tout comme il était
fier de son fils soldat. Mais à présent, ces mômes qui hurlaient le firent
s’arrêter net. C’étaient des gosses. Accompagnés de leur mère. Tous étaient à
la fois ici et là-bas. Il regarda les traits tirés de la mère. Elle était sur le point
d’exploser. Elle ne se rend pas compte de la chance qu’elle a, se dit-il. Il avait
envie de la regarder fixement, de capter son attention afin qu’elle lise ce
message dans son regard.

162
Mais le rayon des pâtes se trouvait derrière elle. Il ne pouvait pas y aller. Il
devait pourtant s’y arrêter, ils n’avaient plus de pâtes. Jenny et lui ne
s’intéressaient plus à la nourriture, mais il fallait bien qu’ils mangent. Pour le
moment, ils manquaient même de provisions de base : pâtes, riz. Au diable les
mince pies !
Bien entendu, il avait parlé à Jenny du coup de fil. Évidemment. Aurait-il
dû le lui cacher ? C’était pour cela qu’ils avaient mangé ces trucs-là le soir
même avec une sauce tomate à l’ail et au basilic. Arrosés d’un rouge de Sicile.
Ce plat avait été le « choix » de Doug. Jamais plus ils ne boufferaient de ces
foutus machins.
Il devait aller là-bas, mais impossible. Et de toute façon, cette mère qui ne
savait plus où donner de la tête entravait le passage. Elle se tenait exactement à
l’endroit où...
Il en était de même pour tout : il y aurait toujours une raison pour et une
raison contre. Soudain cette maman si désespérément dépassée par la situation
l’exaspéra. Était-ce de la colère ? Qu’était-ce au juste ? Il comprenait la genèse
de la violence. D’une manière résolue, il poussa son chariot droit devant lui
comme s’il allait heurter le chariot de la femme. Capta-t-elle son regard ? Y
lut-elle un message ? Elle dut se dire : quelle sale brute que cet homme !
Toujours est-il qu’elle se déplaça, ses gosses aussi. Et voici qu’il se retrouva à
l’endroit où il avait parlé à Doug.
Son portable avait sonné et il s’était dit : « Allons bon, qu’est-ce que Jenny
a encore oublié sur sa liste ? » C’était la dernière fois qu’il avait entendu la
voix de Doug. Sans doute était-ce le milieu de la nuit dans le Helmand.
Il aperçut les fusilli dans leurs sachets en cellophane, à côté des lasagnes et
des tagliatelles. Il savait à présent ce que leur nom signifiait. Et Doug, l’avait-il
su ? Il en prit un paquet. Il savait que ce n’était pas pour les manger. Ni même
pour que Jenny les voie ou constate qu’il les avait achetés. C’était plus fort que
lui. Il tint un instant dans sa main le paquet de pâtes, il craquait sous ses doigts.
Il le rangerait dans un endroit à part, il le cacherait. Pour faire bonne mesure, il
attrapa un gros paquet de spaghetti qu’il jeta dans le chariot.
« Les pâtes fraîches, c’est de l’arnaque, papa. Les pâtes sèches ça se
conserve une éternité. »
Il pressa les fusilli contre sa poitrine. Jamais on ne toucherait à ces pâtes. Il
les rangerait quelque part, Dieu sait où. Sous le siège de la voiture.

163
Pas de Noël, cette année. Pas de présents, pas de listes. Cependant, ces
pâtes étaient son cadeau à Doug, à moins que ce ne fût le cadeau que lui faisait
Doug. Impossible à dire. Tout était tout à la fois. La femme avait disparu. Par
quelque miracle, il avait même réussi à dégager l’allée. Il tâta les pâtes sous
leur cellophane comme il tâtait autrefois sa chaussette de Noël pour deviner ce
qu’elle contenait. Ces petits machins torsadés...

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JE VIS SEUL

Vint un moment, alors que le Dr Grant parlait, où il ne vit plus du tout le


visage du médecin. Il voyait le visage d’Anne, ruisselant d’eau salée. Il voyait
son bras mouillé, tendu vers lui, comme si elle-même avait annoncé la
nouvelle. Curieusement, cela rendait les choses supportables.
Par ailleurs, cela ne l’aidait guère de savoir qu’il était atteint d’une maladie
rare, portant le nom d’un étranger – comme si la rareté, ainsi que Grant
semblait le suggérer, était une sorte de compensation. Il ne se sentait pas
privilégié d’avoir été présenté, de cette façon intime, à ce Dubrowski ou
Bronowski, ou qui que ce soit – lui aussi aurait pu tendre la main au-dessus du
bureau de Grant. Il voyait la main de son épouse, la main d’Anne, le visage
d’Anne.
Il voyait mais d’une façon différente, et plus nette que jamais, ce qu’il
n’avait jamais manqué de voir chaque jour depuis dix ans.
Il cessa d’écouter ce que disait Grant. Suite à l’annonce d’un fait aussi
fondamental, votre aptitude à encaisser était restreinte. Il essayait d’intégrer
cela – en même temps que sa vision d’Anne. Il essayait d’intégrer le fait que sa
vie n’était plus cette chose illimitée dont il avait toujours été le sujet, mais une
chose fermée, limitée, un objet.
Il se revit soudain, distinctement, à l’école primaire, âgé sans doute d’une
dizaine d’années, une balle de cricket à la main. Savoir si de jeunes garçons
devraient être ou non autorisés à utiliser de vraies balles de cricket en liège dur
avait fait l’objet d’un débat, il s’en souvenait. Mais il s’agissait là de l’équipe
de l’école, c’était du sérieux, une affaire de grands et ils jouaient contre
St Michael’s. Si étonnant que cela pût paraître, il se rappelait même ce détail. Il
se revoyait sur le terrain extérieur en position de hors-jeu, ramassant une balle
de cricket lancée dans sa direction. Il revoyait l’herbe d’été, ce paillasson aux

165
pissenlits aplatis. Il revoyait la balle qu’il avait récupérée, sa surface rouge tout
éraflée, il en sentait la robustesse.
Sa vie ressemblait à présent à une balle de cricket.
Mais il se revoyait aussi jetant le bras en arrière et expédiant cette même
balle, en mobilisant toutes ses forces, non pas juste en direction du gardien,
mais droit sur le guichet. Il la revoyait ébranlant les piquets bien avant que le
batteur, qui se précipitait, batte au clair, n’atteigne la limite. Il revoyait le
gardien lever ses mains gantées, en signe de jubilation. Il les revoyait tous
levant les mains.
Un lancer spectaculaire, plus de quarante mètres sans doute, et, sans doute
aussi, son seul grand exploit sportif. Le plus étrange, c’est qu’il avait su qu’il
ne raterait pas son coup. Il n’y avait pas repensé depuis des lustres, mais à
présent, dans le cabinet de Grant, il revivait cela aussi nettement, aussi
triomphalement que si c’était hier. Il revoyait la balle, dont il avait un court
instant serré dans sa main la masse rouge et compacte.

À sa sortie du bureau, il avait traversé la ville en autobus et, le temps


d’arriver dans cette clinique désormais familière et d’aller s’asseoir dans la
salle d’attente, il avait envisagé trois issues possibles à cette visite, attribuant à
chacune un pourcentage de chances. Selon la première, Grant dirait que les
derniers examens n’avaient rien révélé qui méritât une exploration plus
approfondie et que, même s’il fallait rester vigilant et se revoir d’ici environ
deux mois, il n’y avait pas de raison de s’inquiéter. Trente pour cent. Selon la
deuxième, Grant pourrait dire qu’il était possible de poser maintenant un
diagnostic précis, mais que le problème, quoique sérieux, pouvait être traité.
Soixante pour cent. Selon la troisième, Grant dirait que, malheureusement, le
diagnostic établissait une maladie incurable et fatale. Dix pour cent.
Il avait estimé que ces options avaient été évaluées en toute honnêteté,
peut-être même en sa défaveur, et il y avait cru comme on croit à une
superstition. Bien sûr, qu’il avait espéré la première option, sans toutefois
s’attendre à un « tout va bien ». Même si, en théorie, il s’y était préparé, il
n’avait pas cru en la troisième option, mais l’écarter eût été tenter le sort.
Toujours est-il qu’il avait su rien qu’à voir le visage de Grant, avant même
que celui-ci n’ouvre la bouche, que la troisième option était, en fait, la bonne.
Il lui était alors venu l’idée grotesquement apaisante selon laquelle, Grant
étant médecin et lui-même avocat, un certain comportement professionnel

166
devrait être de mise. Les rôles pourraient être inversés. En sa qualité d’avocat,
il avait souvent eu à annoncer à ses clients de mauvaises nouvelles susceptibles
de les perturber, ou il avait été contraint de garder un détachement froidement
objectif alors que le client montrait des signes de détresse. Il ne pouvait pas se
plaindre, c’était un juste retour des choses. Il devait être à la hauteur. Il devait
regarder Grant droit dans les yeux. Ce qu’il fit.
Mais il voyait Anne, il voyait son bras. Et voir Anne fut, en réalité, ce qui
le sauva, et non pas la bienséance professionnelle.
Ce fut ce qui lui permit de garder la tête hors de l’eau (ce sont précisément
les mots qui lui vinrent) et qui donna à Grant l’impression qu’il prenait les
choses plutôt bien, il les prenait comme un homme.
Il se dit : Je mérite ça, je l’ai même voulu. Ça aussi, c’était à l’inverse de
ce qu’il avait prévu. Dix pour cent.
Eh bien, voilà...
Alors, l’idée de sa vie en tant que petit objet fini, distinct, telle une balle de
cricket, avait fondu sur lui.
Il se dit (et pour cela, il avait, en fait, l’impression d’être extérieur à lui-
même) : Et d’ailleurs, on ne peut pas dire que ce soit vraiment injuste. J’ai
cinquante-neuf ans. Beaucoup vivront jusqu’à un âge bien plus avancé. Mais
beaucoup, beaucoup – et surtout Anne – sont morts bien avant.
Et avec cette pensée suprêmement équilibrée, lui était venue à l’esprit une
liste mise à jour de tous ceux qu’il avait connus et qui étaient morts avant lui –
disons plutôt qu’ils semblaient être entrés en personne dans le cabinet du
médecin. Ils apparurent avec une parfaite netteté, en un ordre inversé
parfaitement organisé, le ramenant au tout premier d’entre eux.
Oui, il se rappelait maintenant. Cela avait surgi de quelque univers
submergé, comme si cela n’avait attendu que cet instant. Le tout premier avait
été le petit Howard Clarke. À présent, il se rappelait même le nom, il se
rappelait aussi l’autre détail : ses petites mains emprisonnées dans des gants
monstrueux, Howard Clarke avait été le gardien de guichet, un gardien de
guichet dont les compétences s’étaient révélées inutiles, le jour de ce lancer
légendaire. Le gardien de guichet qui avait levé les bras en signe de jubilation.
Toujours est-il que Howard Clarke, qui, à dix ans, s’était déjà distingué
comme gardien de guichet, était parti comme tous les autres pour les vacances
d’été, pour ne jamais revenir. On leur avait fait savoir, début septembre, qu’il
ne reviendrait plus jamais. Une tumeur au cerveau, avait dit quelqu’un, quoi

167
que cela eût été. Une tumeur au cerveau sans doute aussi compacte et
incontestable qu’une balle de cricket dans sa tête.

Grant continuait à parler, mais il n’écoutait pas ou ne parvenait pas à se


concentrer. Cela suffisait – certes amplement, qu’ajouter d’autre ? – d’avoir à
avaler et à digérer l’essentiel. Il avait déjà posé la question qu’il n’avait jamais
pensé s’entendre poser lui-même, la question que vous ne posiez que dans les
films. Et Grant avait répondu, bien qu’à travers une sorte de brouillard. Avait-il
dit six mois, ou dix-huit mois, ou que cela pouvait être n’importe quand entre
les deux ? Grant parlait maintenant de ce qui pouvait être fait pour « optimiser
sa qualité de vie » (avait-il vraiment entendu cette expression ?). Mais il
n’écoutait pas réellement. Chose curieuse, si cruciale que fût la situation, il ne
parvenait pas à se concentrer.
D’ailleurs, il avait vécu ce genre de situation depuis l’autre côté de la
barrière. Combien de fois, après avoir asséné à ses clients un fait capital les
rappelant à la réalité, les avait-il vus prendre un air absent tandis qu’il
continuait à leur en expliquer les conséquences ? Ils en étaient encore à
assimiler le principal. Mais que vouliez-vous faire d’autre que persévérer ?
C’était votre devoir professionnel.
Mais surtout, il ne pouvait se concentrer sur Grant car le petit cabinet du
médecin était envahi par tous ces autres, par ces rangées de morts, ou de
souvenirs vivants, remontant jusqu’à Howard Clarke. Ils étaient beaucoup plus
importants que Grant. Ils se substituaient peu à peu à lui – n’était-il pas même,
pendant un moment, devenu Anne ? –, si bien que sa voix paraissait faiblir. Il
semblait même – mais n’était-ce pas là une autre confusion avec Anne ? – que
Grant était celui qui pataugeait et se débattait, celui qui était en difficulté, et il
éprouva un grand élan de compassion, auquel s’adjoignait une sorte de sagesse
de l’âge, envers cet homme placé dans l’horrible situation de devoir annoncer
une telle nouvelle.
Aux heures où il n’exerçait pas la médecine, Grant était, supposait-il, un
père de famille avec une épouse et des enfants sans doute adolescents. Il les
retrouverait ce soir. Ce qui signifiait qu’il appartenait, à coup sûr, à ceux qui
vivaient en toute liberté, à ceux dont la vie n’était pas un chapitre clos. Finie.
Alors que lui, maintenant, appartenait à l’autre catégorie, à la minorité. Il
n’appartenait plus à la catégorie de Grant, même s’il y appartenait encore,
quelques instants plus tôt, avant d’entrer dans le cabinet du médecin.

168
Toutefois, il avait toujours été – ou du moins au cours des dix dernières
années, et ces dix dernières années s’étaient muées en une sorte de
« toujours » – un homme d’une différente sorte de minorité. Du genre à dire
parfois, de façon à donner une vague et discrète image de lui : « Je vis seul. »
Avait-il dit cela à Grant à un moment donné ?
C’était devenu son mot de passe. Il le disait à des clients, surtout à ceux
qu’il guidait à travers la pénible procédure du divorce, et il pouvait le dire d’un
ton entendu, ironique, même avec un sourire crispé. Si bien qu’ils ne pouvaient
jamais deviner ce qu’il avait réellement en tête. L’expression d’une triste
réalité ? Ou d’une présomptueuse résolution ? Une explication ? Une
recommandation ?
Grant, pensait-il, parlait, de sa voix lancinante, avec l’étrange loquacité des
vivants, avec la faconde qui pourrait être de mise en vue de l’organisation d’un
mariage mais en oubliant, d’une façon ou d’une autre, l’essentiel, à savoir que
deux êtres allaient s’engager l’un envers l’autre pour la vie.
Sauf qu’il ne s’agissait pas d’un mariage.
Toutefois, il se vit nettement, l’espace d’un moment (non plus comme un
petit garçon sur un terrain de cricket), à son propre mariage près de trente ans
plus tôt, il revit tous les invités dont plusieurs étaient morts et, par conséquent,
figuraient parmi ceux qui s’étaient rassemblés ici, dans le cabinet de Grant.
Cela avait été un grand mariage avec une foule d’invités, parce que Anne
venait d’une famille nombreuse et riche, alors que lui-même était un garçon de
banlieue qui s’en était bien tiré. West Ealing à Winchester. La chanson des
années 60 tournait en boucle dans sa tête. Win-chester Cathedral...
Leur faudrait-il se marier dans la cathédrale de Winchester ? avait-il
plaisanté.
Étrange, n’est-ce pas, d’avoir eu autant de monde à votre mariage et d’être
aujourd’hui un homme qui disait : « Je vis seul. »
Et il se revoyait, avant le mariage, descendant avec Anne jusqu’à
l’embarcadère de Lymington avec deux bouteilles de champagne qui
cliquetaient dans un sac. Ils avaient rejoint à la rame l’endroit où était ancré le
Marinella. Il leur appartenait, désormais. Il était dans la famille d’Anne depuis
des années mais, à présent, il leur appartenait officiellement, un cadeau de
mariage, mais de ceux que l’on ne saurait ni emballer ni cacher. Et avant qu’ils
ne montent à bord – pour boire la seconde bouteille et faire l’amour sur l’eau,
dans la cabine avec cérémonie – Anne avait fait exploser la première bouteille

169
contre la proue, avec un bel et grand geste du bras, en disant : « Je baptise le
Marinella, ce yacht de notre mariage. Que Dieu bénisse tous ceux qui y
navigueront et copuleront à son bord. »
Il n’avait jamais imaginé que, grâce aux leçons d’Anne, il pourrait devenir
marin. Qu’il serait capable d’emmener Anne sur le Marinella jusqu’à Jersey,
Guernesey, la Bretagne ou le Portugal. C’était un avocat de province, un
poisson d’une taille tout à fait convenable pour une petite mare, dont le seul
exploit physique avait été ce prodigieux lancer à l’école primaire qui lui avait
valu que Howard Clarke lève bien haut ses mains gantées de cuir.

« Je vis seul. » Ils devenaient de plus en plus rares, ceux qui savaient ou se
rappelaient pourquoi il disait ça. Parmi eux, on comptait Janice, sa
réceptionniste de longue date, dure à la tâche qui, en ce moment, gardait son
bureau.
Pourquoi Janice, qui n’était pas morte, lui était-elle soudain venue à
l’esprit ?
Parce que, comprit-il, elle serait, presque à coup sûr, la première personne,
à l’exception de Grant (qui continuait à jacasser), à laquelle il aurait à faire
face après avoir reçu cette nouvelle.
Et puis... et puis, il devrait faire face à Mrs Roberts qu’il n’avait jamais
rencontrée. Mrs Roberts : 17 h 15. Mrs Roberts qui était à deux doigts de cette
pénible procédure, au bord de ce précipice connu sous le nom de divorce.
Pourquoi pensait-il à son bureau... dans le cabinet de Grant ? « Eliot et
Holloway ». Il l’imagina un moment comme une lointaine lumière au fond
d’une forêt ombreuse. Pourquoi pensait-il à Mrs Roberts qu’il n’avait jamais
rencontrée ? Mais il comprenait à présent. Il comprenait à présent pourquoi il
avait gardé ce rendez-vous de 17 h 15, en dépit de l’air intrigué et inquiet de
Janice. « Pourquoi ne me laissez-vous pas le reporter ? » avait-elle failli dire. Il
avait lu dans ses pensées. Pourquoi, si votre rendez-vous est à seize heures, ne
prendriez-vous pas tout simplement votre après-midi ? Une bonne question.
Mais il avait insisté. « Je tiens à garder mon rendez-vous de 17 h 15. »
« Je vis seul. » Dirait-il cela à Mrs Roberts ? Et toujours avec ce même
sourire énigmatique ?
« Je vis seul. » Ce détail le sauvait-il aussi ? Venait-il à son secours à
présent ?

170
Grant continuait à jacasser, semblait-il, comme un homme en situation
difficile. Et il l’écoutait, il l’écoutait patiemment, tel un juge silencieux. Il lui
vint à l’esprit que ce que Grant disait était peut-être pure et simple invention,
quelque stratagème. Il savait qu’il n’en était rien. Le petit Howard Clarke n’en
était-il pas la preuve ? Quoi qu’il en soit, il fallait toutefois garder cela en tête.
Il lui vint aussi à l’esprit, dans cette rencontre entre deux professionnels
soumis à la règle de confidentialité, cette expression dont il se servait parfois,
avec une certaine solennité, dans sa propre profession : « Rien ne doit sortir de
cette pièce. »
À ses yeux, le réduit qui tenait lieu de cabinet avait tout d’un coffre-fort de
banque dans lequel il était enfermé. Une pièce très importante que ce réduit –
n’était-ce pas là qu’il avait appris le fait le plus important de sa vie ? – mais
« rien ne devait sortir de cette pièce ».
Sauf lui. Il comprit qu’il était vital pour lui de ne pas tarder à se lever pour
sortir et, en franchissant la porte, en traversant la salle d’attente, en s’arrêtant
au bureau pour signer le registre, puis, en sortant par les portes vitrées, de ne
différer en aucune façon (même s’il était foncièrement différent) de l’homme
qui était entré.
Et il n’était pas différent. Comment pourrait-il être différent, fût-ce par
rapport à lui-même ? Il était le même homme, porté par les mêmes jambes, le
même vaisseau tanguant, pensant, respirant qui contenait tout ce qu’il était.
Il finit par se lever. Ce ne fut pas difficile. Il ne chancela pas. Il était
16 h 25. Peut-être serra-t-il la main de Grant. Peut-être serra-t-il la main de
Grant comme il ne l’avait jamais serrée. Peut-être le regarda-t-il droit dans les
yeux et hocha-t-il obligeamment la tête en réponse à quelque réconfort
supplémentaire de sa part relatif à « ce qui devrait arriver ensuite ».
Mais ce qui devrait arriver ensuite, c’était qu’il devait mettre un pied
devant l’autre. C’était là le plus important. Un pied devant l’autre. Il marcha,
conscient de l’extraordinaire précision de ses pas, jusqu’au bureau dans la salle
d’attente. L’infirmière lui sourit. Non, il n’était pas possible qu’elle sache. Un
sourire ordinaire. Mais le fait qu’elle ait souri aussi simplement devait vouloir
dire que son visage à lui avait l’air ordinaire. Par conséquent, Janice ne serait
pas tout à fait la première, et il avait prouvé que la chose était faisable.
Il y avait un badge sur le sein gauche de l’infirmière : « Gina ». Il
remarqua ce détail ainsi que le velouté de la peau de sa gorge.

171
Quand les portes vitrées s’ouvrirent et qu’il se retrouva dans l’air froid,
enténébré, d’un après-midi de novembre, ce fut comme un choc, mais aussi
une sorte de solution de continuité, de savoir que le monde était encore là.

Il se mit aussitôt à marcher, en boutonnant son manteau : il traversa


l’avant-cour, l’entrée principale, tourna à gauche sur le trottoir. Un pied devant
l’autre. Il savait que c’était la marche de sa vie. Il savait qu’il aurait pu sauter
dans l’un des taxis qui déposaient des patients devant les portes vitrées ou tout
simplement prendre l’autobus. Il était venu en autobus et à présent, il
comprenait pourquoi. La compagnie d’autrui, la compagnie d’êtres vivants.
Mais pour le moment, il savait qu’il devait marcher.
À l’autre bout de la ville, au-delà de la cathédrale, jusqu’à son bureau. Il
avait le temps. Il savait qu’il devait marcher, pour montrer qu’il était en bonne
santé, bien en vie et capable de mettre un pied devant l’autre. Et pour se
donner le temps, alors que ses jambes s’activaient au-dessous de lui, de
cimenter et de sceller en lui le grand secret qu’il venait d’apprendre. Si l’on
réussissait à garder le secret caché de tous sauf de lui-même (et de Grant),
peut-être serait-ce comme si ce secret n’était pas réel, fût-ce à ses propres
yeux.
Win-chester Cathedral...
Il marchait. Cela lui prendrait une demi-heure, voire un peu plus. Il ne
voudrait pas décevoir Mrs Roberts.
Les feuilles mortes se précipitaient sur le trottoir tels de petits animaux
affolés. Les phares vous aveuglaient. Il ne pouvait plus conduire, bien sûr, à
cause de ses mystérieux évanouissements, et il avait supposé que c’était là une
interdiction temporaire. Désormais, il savait qu’il n’en était pas ainsi. Peut-
être, dans ce cas, devrait-il vendre la voiture. Mais quelle importance cela
avait-il pour le moment de la vendre ou non ? Six mois ? Dix mois ? Dix-huit
mois ? Des tas de considérations et de décisions d’ordre pratique, comme s’il
était pour lui-même un bon conseiller juridique, s’élevèrent soudain devant lui,
puis s’éparpillèrent tout aussi vainement que les feuilles mortes devant ses
pieds.
Il avait vendu assez vite le Marinella. La décision n’avait pas été très
longue à prendre. Elle s’était imposée avec la force d’une bourrasque, sinon
comme la bourrasque – mais cela avait été plus qu’une bourrasque, c’était une
tornade d’une folie meurtrière engendrée par une bourrasque – qui avait

172
déchaîné la mer autour d’eux cet après-midi-là, à une dizaine de milles des
Needles, elle s’en était prise au Marinella comme à l’un de ces bateaux
d’enfants et l’avait renversé. Et les en avait éjectés.
Des heures plus tard, mort de froid et trempé jusqu’aux os, il avait été hissé
hors de l’eau à l’aide d’un câble, agrippé à un homme casqué qui lui répétait :
« Accroche-toi à moi, accroche-toi à moi ! », comme un amoureux.
C’était aussi quelque chose qu’il ne s’était jamais vu faire et qu’on ne lui
avait jamais fait de sa vie.
Mais Anne ne fut jamais hissée hors de l’eau. Sa dernière vision d’Anne en
vie, au moment où une énorme vague la soulevait puis l’entraînait vers le large,
fut son visage et son bras tendu, comme il l’avait vu dans le cabinet de Grant,
comme il l’avait vu des centaines de fois. Accroche-toi à moi, accroche-toi à
moi. Mais elle était trop loin pour s’accrocher, même pour l’atteindre. Alors,
elle s’en était allée.
Il avait vendu le bateau, après que l’équipe de sauveteurs l’avait ramené,
une fois les dégâts réparés et payés. Jamais il n’avait remis les pieds sur le
bateau, jamais il ne reprendrait la mer. À sa grande surprise, il avait un jour été
marin : avocat la semaine, marin le week-end, juriste et, à l’occasion, coureur
des mers, mais c’était fini tout ça : avocat, il le resterait, mais plus jamais il ne
connaîtrait la joie d’être marié à Anne et de partir avec elle, sur le vaisseau
nuptial, vers la haute mer enchanteresse.
« Je vis seul. » Certains qui l’entendaient dire ça comprenaient. Après tout,
la nouvelle avait été dans les journaux.
Et maintenant, jamais plus il ne conduirait même une voiture. Pour le
moment, il devait marcher. Il avait besoin de sentir qu’au-dessous de lui son
propre moteur le propulsait de manière efficace.

Et c’est ce qu’il fit. Il traversa la ville en prenant des raccourcis qu’il


connaissait, passant par des ruelles, fuyant la circulation, si bien qu’il percevait
même l’âpreté de son souffle, le chuintement cadencé de ses pas. Toujours est-
il qu’à présent, il se répétait telle une évidente réfutation : Regarde, tu es en
pleine forme, voyons.
Win-chester Cathedral...
Il semblait réintégrer tous ses corps précédents – ces corps qui, en fait,
n’étaient autres que celui-ci, ses corps plus jeunes, plus forts, impérissables. Si
bien qu’à un moment, les jambes au-dessous de lui semblèrent être – il les

173
sentait à nouveau – ces petites allumettes admirablement vivantes qu’il avait à
l’époque où il avait lancé une balle de cricket et avait, peu après, décidé que
Howard Clarke, doté lui aussi de jambes immortelles et tout aussi
maigrichonnes, et qui avait jadis si spontanément applaudi son lancer
spectaculaire, deviendrait sans doute son ami au retour des vacances d’été.
Tout en marchant, il ne pouvait s’empêcher de remarquer, à l’intérieur de
son corps, ce moteur de cinquante-neuf ans qu’il était lui-même, cet élément
essentiel palpitant qui, plus que jamais, marquait le rythme. Il pouvait le sentir,
l’entendre. Les autres devaient sûrement l’entendre aussi. Comment était-il
possible qu’il eût conservé tout ce temps ce mécanisme intime qui déjà animait
le jeune garçon d’autrefois aux jambes maigrichonnes ? Et comment était-il
possible que ce mécanisme eût gardé tout ce temps son rythme continu et trop
souvent sous-estimé, comme s’il ne devait jamais s’arrêter ?

Il arriva à son bureau. La nuit était tombée. Les fenêtres éclairées et la


façade entourée d’une grille – une belle rangée de maisons de l’époque des rois
George, convertie, comme ses voisines, en bureaux – lui apparurent plus que
jamais tel un décor de théâtre, une maison de poupée. « Eliot et Holloway ». Il
croyait voir à travers les fenêtres ces messieurs en queue-de-pie et ces dames
en crinoline qui habitaient là autrefois.
Janice savait, bien sûr. Janice savait ce que signifiait « Je vis seul ». Janice
était là quand... Janice l’avait observé, elle avait tout compris dès lors. N’était-
elle pas là, il y avait environ neuf mois, quand il avait eu dans son bureau ce
premier évanouissement, aussi extraordinaire qu’extraordinairement
embarrassant ? Debout, à côté de lui – jamais il n’avait vu ses genoux d’aussi
près –, un verre d’eau à la main, elle l’avait regardé reprendre connaissance sur
la moquette du bureau. Elle avait appelé une ambulance. Janice était là, il avait
reconnu son visage, parmi d’autres (Alan Holloway était un peu pâle) qui se
pressaient autour de lui et le regardaient sur la moquette, avant même qu’il ne
se rappelle qui il était.
Ça, c’est Janice. Que diable fabrique-t-elle ? Il avait vu alors disparaître du
visage de Janice, mais pas assez vite pour ne pas remarquer son épouvante, la
conviction qu’il était mort.

Janice le regarda quand il entra. Il comprit que la façon dont il la


regarderait à son tour et dont il lui parlerait serait de la plus grande importance.

174
Même ainsi, il se demanda si elle pouvait lire – bien sûr, qu’elle pouvait lire –
à travers son regard et ses mots.
« Rien de neuf, Janice, ne posez même pas la question. »
À s’entendre, paraissait-il assez bourru ?
« Même chose que la dernière fois. Davantage d’examens, je me demande
franchement s’ils savent ce qu’ils font. »
Voyant que Janice continuait à le regarder, il ajouta : « J’ai marché. Je suis
rentré à pied. Ça m’a fait davantage de bien que ma visite là-bas. »
Il regarda sa montre : 17 h 10. Il retira son manteau. Alan avait, semblait-
il, fermé boutique pour la journée. Parfait. Disons que, bientôt, Alan ferait la
loi. Il jeta un coup d’œil par la porte de son bureau qui était ouverte, comme si
une autre personne venait d’en sortir.
« Par conséquent, Janice, nous avons... euh... Mrs Roberts. »
Comme si Mrs Roberts n’était pas devenue sa bouée de sauvetage
inattendue.
Alors même qu’il parlait, une silhouette en manteau noir et écharpe rouge
entra là où il venait d’entrer, une femme d’une quarantaine d’années, qui
n’était pas sans un certain charme, mais dont une angoisse qu’elle s’efforçait
de dissimuler burinait les traits.
Était-ce donc si difficile en pareille situation de donner le change ?
« Mrs Roberts ? » dit-il et, quand elle répondit par l’affirmative, il lui
tendit la main avec un sourire. « David Eliot. » Comme son propre nom
paraissait bizarre ! « Et je vous présente Janice, notre réceptionniste. Vous me
prenez au débotté. Je rentre tout juste d’un rendez-vous personnel. » Elle se
contenta d’acquiescer en clignant des yeux. « Par conséquent... »
Là-dessus, il tendit le bras pour la prier d’entrer, tout comme Grant l’avait
fait dans son cabinet, ou comme le font, en général, les professionnels.
Il avait rapidement vu à qui il avait affaire : il ne s’agissait pas d’une de ces
dures à cuire, décidées à rafler le maximum. Elle faisait partie de ces femmes
(il semblait voir cela plus nettement que jamais) qui n’imaginaient pas que ce
genre de choses pût leur arriver, sûrement pas à elle, persuadée qu’elle était
que son ménage, que sa vie reposaient sur des bases solides, inébranlables. Elle
affecte l’assurance à toute épreuve d’une femme d’affaires mais, en réalité, elle
ne sait plus où elle en est, elle est déboussolée. Elle se trouve face à un fossé
qui n’était pas prévu au programme et qu’elle ne sait comment franchir.

175
Ils s’assirent. Il débita quelques banalités de juriste. Il la regarda, consulta
ses notes. Puis, patient, attentif, il se laissa aller en arrière, dans son fauteuil.
« Et maintenant, racontez-moi tout ça, avec vos mots à vous et en prenant
tout votre temps. »

176
LES LOIS DE LA GUERRE

Il avait fait le plus épouvantable voyage en diligence que l’on puisse


imaginer, la bruine s’obstinait à tout ensevelir sous un linceul grisâtre,
embourbant les routes alors qu’elles auraient dû être parfaitement carrossables,
le privant de voir, une dernière fois, les vergers festonnés de pommes et les
meules dorées. C’était l’époque de la moisson, les champs étaient détrempés.
Lui, pendant ce temps, était en proie à un vague à l’âme qu’il ne connaissait
que trop, comme s’il retournait dans l’une de ces horribles écoles.
Il était tard quand ils changèrent d’attelage à Totnes, la nuit était tombée
quand ils arrivèrent. Elle était tombée tout au long de la journée. Il lui faudrait
donc attendre le point du jour. Vous éprouviez toujours un petit soulagement
quand vous aperceviez les premiers bateaux. Il vit des lanternes percer les
ténèbres, là-bas, au loin, sur le bras de mer.
Il lui faudrait donc attendre. Puis, sans aucun doute, attendre davantage. Il
savait, par expérience, que vous deviez vous présenter à toute vitesse à une
convocation de ces messieurs de l’Amirauté, quitte à vous morfondre
indéfiniment jusqu’à ce que vous receviez d’autres ordres. On déposa sa malle
au Bell. Il avait eu l’intention de prendre ses quartiers dans un logement plus
confortable, mais, là au moins, il savait à quoi s’attendre... C’était pratique.
Pratique de dire : « Je suis au Bell. » Il n’avait pas de quoi mener grand train.
On le conduisit à sa chambre. Il la connaissait – ou il en connaissait une
identique. On l’y avait déjà enfermé, comme Dieu sait combien de ses
semblables. Curieux, n’est-ce pas, de constater que l’on s’y sentait d’emblée
emprisonné alors qu’elle était beaucoup plus grande que n’importe quelle
cabine qui tanguait.
À peine son chapeau et sa cape retirés, il eut froid. Il vérifia les provisions
de bougies. Un feu souffreteux donnait l’impression d’avoir été allumé à
contrecœur. Après tout, on n’était qu’en septembre. Septembre 1805. En août,

177
trois semaines plus tôt, il avait eu vingt-cinq ans. Il n’aurait donc pas à célébrer
l’événement seul en mer. Cela en valait-il vraiment la peine ? Il enleva ses
gants. Il résista à la soudaine envie de mordiller le bout de ses doigts, une
vieille habitude. Il pissa dans le pot de chambre. Il était trop tôt pour souper et
s’il soupait... alors quoi ? Il s’assiérait au coin de ce maigre feu, avec ce triste
compagnon qui n’était autre que lui-même. Il s’acquitterait de la triste tâche
d’écrire des lettres – des lettres comme si elles étaient écrites la veille du
départ en mer, même si trois semaines pouvaient s’écouler d’ici la veille de ce
départ.
Pour peu qu’il se manifestât et qu’il eût ou non de la chance, un autre
quidam de bleu et or vêtu pourrait lui faire signe et l’inviter à dîner. Peut-être
cela soulagerait-il, ou aggraverait-il, son vague à l’âme. « Épouses et tendres
amies... puissent-elles ne jamais se rencontrer. » Mais il n’avait ni épouse ni
tendre amie. Il appartenait tout entier à la marine. Il se répétait que cela lui
avait épargné ces serrements de cœur si souvent mis en chansons. Il ne
connaissait pour sa part que ces serrements de cœur qui venaient des tréfonds
solitaires de son être.
Ou, pour parler sans ambages : il avait sa mère et ses deux sœurs aînées,
Emily et Jane. Ses deux frères aînés, Arthur et George, évoluaient dans des
sphères par-delà les siennes, tous deux étaient en âge, semblait-il parfois,
d’être son père. Et puis, il y avait son père...
Bref, il était le plus jeune, le petit retardataire, l’addition imprévue, la
pensée après coup (si tant est qu’une pensée ait pu intervenir là-dedans), un
joujou pour ses sœurs, une quantité négligeable pour ses frères et une énigme
pour ses parents. Il ne s’appesantissait sur ce genre de considérations qu’en ces
pénibles intervalles qui précédaient l’embarquement.
Toutefois, aux femmes du moins, il écrivait ses lettres tendres, à la
guimauve, à destination du continent, dissimulant sa véritable détresse, comme
s’il était encore l’écolier larmoyant qui avait oublié d’emporter son mouchoir.
Ma très chère Emily... Ma très chère Jane...
Elles étaient à des lieues d’imaginer leur poupée de chiffon chérie capable
de brailler un ordre. Il avait le pied marin (pour peu qu’on l’aidât à le prouver)
et des poumons tout aussi marins. Et que pourrait-il leur raconter dans ses
lettres à présent, compte tenu du temps qui s’était écoulé depuis qu’il les avait
vues ? Leur relaterait-il sa périlleuse expédition en diligence depuis
Bridgwater ?

178
Un jour, son père l’avait sommé de venir à la bibliothèque où il lui avait
parlé de toute sa hauteur, aussi démesurée que bienveillante. Il voulait
l’entretenir de la modicité de sa rente, mais aussi lui prodiguer certains
conseils d’ordre général. Il avait tremblé devant ce personnage qu’il ne voyait
que rarement, tout autant qu’il tremblerait un jour devant ces messieurs de
l’Amirauté. Il se rappellerait, comme il se le rappelait aujourd’hui, la façon
dont le visage de son père s’était brièvement adouci, comme s’il avait
remarqué son mal-être.
« Mon cher Richard, avait dit son père, vous êtes un Longridge. Vous
n’êtes ni roi ni vilain. Vous aurez compris tout ce qu’il vous faut savoir pour
votre gouverne en ce monde, si vous comprenez ces mots : “Restez à votre
place.” » Le visage de son père s’était rembruni, il avait semblé le sonder du
regard, comme si, derrière ces mots, clairs et implacables, il y avait un autre
message.
L’horloge de la bibliothèque avait péniblement sonné l’heure matinale. À
ce moment-là, il s’était senti si loin de son père que ce dernier aurait aussi bien
pu être le roi et lui, le dernier des manants. Ou un enfant bâtard de son père. Il
lui était venu à l’esprit après coup – petit à petit, mais avec une obsédante
lucidité – que, même si on avait la charité de passer ce fait sous silence, ce
pouvait être, en effet, la clé de l’énigme. Il n’était pas dans son intérêt de
mettre en question quoi que ce soit. Il était dans son intérêt de se complaire
dans la supercherie et d’en être reconnaissant – d’écrire des lettres de chiffe
molle à sa mère et à ses sœurs.
Peut-être était-il, même s’il ne fut jamais dans son intérêt de le vérifier, ce
que ses camarades de classe appelaient un « fils naturel ».
Armé du tisonnier, il tenta de tirer le feu de sa somnolence boudeuse.
L’éternel refrain d’autrefois de sa mère à la domestique lui revint tel un conseil
parental supplémentaire, sinon involontaire : « Mieux vaut âtre vide que feu
souffreteux. »
Il revoyait encore ses camarades de classe, se souvenait de leurs noms
comme d’une mélopée, Ashmole, Palgrave, Wilkes...
N’étant pas parvenu, en dépit des atouts de l’éducation, à surmonter par sa
propre ingéniosité le problème de son intrinsèque inutilité, il ne lui restait plus
que l’armée, la marine ou l’Église. Il préférait le bleu au rouge, et préférait l’un
ou l’autre à l’absurdité noir et blanc de se retrouver pasteur montant en chaire.

179
Il n’avait guère songé, c’est curieux, à cette chose appelée la mer. Il avait
appris à la connaître, à présent. Et il n’avait pas su que le service dans la
marine de Sa Majesté, même une fois officier et marin chevronné (plus encore
à l’époque), comporterait ces abominables périodes de limbes et de lugubre
mise à nu – une créature ni terrestre ni marine, prise entre un douteux mal du
pays et trois ou quatre jours, selon le trajet et les caprices du temps, à vomir
tripes et boyaux.
Il n’y avait rien de mauvais en ce monde, hormis l’inutilité, et il n’y avait
rien de bon, hormis son contraire. Cela il le comprenait, si tant est qu’il pût
jamais, précisément, comprendre les paroles de son père. Il savait que son mal
actuel ne pouvait être guéri que par des tas de remèdes. Son état irait
s’améliorant dès qu’il apercevrait son bateau et, plus encore, sitôt qu’il
monterait à bord, mais il n’en serait complètement guéri (et cela seulement
après moult haut-le-cœur et désirs de mort) qu’une fois les amarres larguées.
Pour le moment, il se voyait refuser ne fût-ce que le plus bénin de ces remèdes.
Il ne savait même pas si son navire était à l’ancre.
Il aurait pu se renseigner auprès de l’aubergiste, il aurait pu se renseigner
auprès du premier venu, mais l’officier de marine en lui ne voulait pas subir
l’outrage d’être contraint de demander où se trouvait son vaisseau. Il alla à la
fenêtre et, tendant le cou, il aperçut les lumières de l’autre côté de la baie. Il
s’imagina demandant bêtement : Savez-vous si le Téméraire est l’un de ces
bateaux ?
Il le saurait à coup sûr au petit matin, il n’aurait qu’à en croire ses propres
yeux. Impossible de ne pas reconnaître un vaisseau de deuxième rang. Et le
voir, voir sa fière allure, fût-ce sous ce linceul de brume, aurait tôt fait de
conjurer ses maux. Jamais il n’avait servi sur un bâtiment de ce tonnage.
Même ses sœurs avaient compris. Et le fait que les autorités l’eussent assigné à
un bateau de ce rang devait signifier qu’il n’était pas passé totalement inaperçu
et qu’on lui reconnaissait une certaine valeur. Qui sait si l’on ne pouvait pas y
voir se profiler une promotion au rang de capitaine et, de plus, une frégate ?
Mais il avait entendu parler du Téméraire. Le nom n’était-il pas à lui seul
un trait d’audace ? Assurément. Un nom français alors qu’ils se battaient
contre les Français. Napoléon lui-même aurait pu être appelé « téméraire ».
Pour en venir à l’essentiel, et comme chacun le savait (même ses sœurs étaient
au courant et s’abstenaient d’en parler), une mutinerie avait éclaté sur ce
bateau. On avait pendu des hommes aux vergues. Et, en dépit de tous ses

180
canons et de son nom belliqueux, le Téméraire n’avait jamais participé à un
combat. Sa coque avait été endommagée et déshonorée par la sédition, sans
jamais avoir essuyé le feu de l’ennemi.
Somme toute, c’était comme lui. Lui non plus n’avait jamais participé à un
combat. Combat : le mot qui, à lui seul, validait une existence. Ce n’était ni par
grâce ni par faveur (sans doute toute la flotte savait-elle qui il était ou ce qu’il
était, en réalité), ni pour ses hauts faits qu’il avait été ainsi promu. Peut-être
ces messieurs de l’Amirauté l’avaient-ils affecté au Téméraire en raison de sa
pratique des armes à feu. Qu’y avait-il d’autre à faire pendant le blocus ?
S’exercer au tir, encore et toujours.
Maintenant, il allait commander une batterie de canons plus importante,
sur un pont d’autant plus grand. Mais par rapport au nombre de canons sur le
navire, il aurait sous ses ordres moins d’hommes qu’il n’en avait eu sur un
quatrième rang. Et qui sait si, sur le même pont, commandant l’autre batterie, il
ne se trouverait pas un autre lieutenant – appelons-le lieutenant Lanyard –, et si
ce lieutenant Lanyard, un freluquet de dix-huit ans, lui, n’avait pas vu le feu ?
Mais tout ce que le Téméraire avait connu en fait de combat c’était une
mutinerie.
Pourquoi devait-il chaque fois être en proie à ces pressentiments, comme
Jonas descendant à Jaffa, et à présent être affecté à un navire qui correspondait
à ses craintes ?
Il se détourna de la fenêtre et regarda à nouveau le feu. Il songea à aller
faire un tour dans la nuit pour se dérouiller les jambes, car il souffrait de
crampes après son voyage en diligence, pour respirer enfin le bon air salé, pour
apaiser son vague à l’âme. Mais il ne voulait pas, pour Dieu sait quelle raison,
marcher, comme il aurait à le faire, parmi les marins, même s’il devait bientôt
passer ses journées à aller et venir parmi eux – le plus tôt serait le mieux – sur
un pont que soulevait la houle. Au moment où la diligence entrait en ville, il
avait remarqué leur nombre : jamais il n’avait vu pareille foule dans Plymouth,
jamais non plus il n’avait senti – mais il s’agissait là de quelque intuition plutôt
que d’une constatation visuelle – une telle fièvre de préparatifs. Cela ne devrait
sans doute pas tarder.
Ses réticences ne provenaient pas d’un sentiment de supériorité dû à son
bicorne d’officier. Bien sûr, ils s’effaceraient pour le laisser passer et
porteraient la main à leur tempe pour le saluer, et si l’envie le prenait de les
rappeler à l’ordre en claquant des doigts, ils sursauteraient. En tant que marins

181
à terre, ils n’étaient pas, techniquement parlant, assujettis aux lois de la guerre,
mais il n’était pas non plus dans leur intérêt de paraître trop pleins d’entrain.
Chacun pour soi était la règle.
C’était plutôt qu’un tel contact, ou une telle absence de contact, ne ferait
que lui rappeler le respect qu’il éprouvait au fond de lui-même à leur égard,
voire – et c’était là, de toute évidence, des pensées séditieuses – ses affinités. À
bord, c’était différent. Vous étiez limité dans vos actions par l’étau de la
charpente et des lois de fer. Une créature marine ? Plutôt un mécanisme marin.
Vous ne pensiez pas. C’était précisément là sa souffrance, à présent : il pensait.
Mais c’était une chose que la marine lui avait apprise, ou avait encouragée
en lui. Il n’était pas, au fond, différent d’eux. Des cogitations subversives, bien
sûr. Peut-être était-ce à ce fait inconcevable qu’il devait ses compétences
d’artilleur, ses qualités de chef en ce domaine, sa capacité à accomplir au
moins ce que les autres accomplissaient, sans les menacer de coups de fouet ni
se répandre en invectives, par la seule fermeté du ton de sa voix et sans nulle
autre tyrannie que celle de sa montre de gousset. Encore, les garçons, et
encore ! Encore et toujours, jusqu’à ce que vos canons ne soient plus qu’une
partie de vous-mêmes ! Comme si, à travers ces ordres, il déclarait en fait :
Restez à votre place, restez à votre place.
Ni Dieu ni l’homme ne trouvera pour vous aucune autre place ni aucune
autre raison d’être que celle-là. C’est ce pour quoi vous êtes fait.
Mais il n’était pas allé au feu. Il connaissait le bruit, la fumée et les
chuintements de la vapeur qui devenait aussi intense que la fumée. Il
connaissait la poudre à canon dans la bouche ou dans les narines. En revanche,
les éclats d’obus, il ne connaissait pas. Il avait confiance que si l’occasion se
présentait et qu’il en plût autour de lui, il ne perdrait pas son aptitude à
commander, il ne perdrait pas sa voix. Il ne sourcillerait pas, il ne se déroberait
pas, il ne souhaiterait pas se couvrir la face, parce que la vie lui avait appris
que, quoi que vous fassiez, cela ne faisait aucune différence.
Il n’avait pas vu le feu ; mais quelque sixième sens, un septième ?, lui dit
que cette fois pourrait être l’occasion ou jamais. Il espérait, simplement,
accomplir son devoir. Avec la même conscience, la même gratitude, la même
soumission qu’il avait accompli son devoir à l’égard de son père et (si tant est
qu’elle le fût) sa mère.
Ma très chère Maman... Ma très chère...

182
Il fourgonna le feu. Toute hardiesse, tout panache s’en étaient allés de son
cœur. Il se mordillait sauvagement les doigts. Il était comme l’un des âtres
vides de sa mère.
Téméraire... Un nom qui prêtait à dérision, un bateau peu glorieux, maudit.

183
SAINT PIERRE

Aujourd’hui, après tant d’années, cela l’embarrassait d’avouer qu’il était


fils de pasteur, qu’il avait grandi dans un presbytère. Autant dire qu’il avait
grandi dans un cottage douillet, à la campagne – même si le presbytère était
situé dans l’une des banlieues les moins plaisantes de Birmingham. C’était une
maison tout ce qu’il y a d’ordinaire, avec une fenêtre en encorbellement depuis
laquelle vous aperceviez l’église un peu plus loin, de l’autre côté de la route.
« À un jet de pierre », avait coutume de dire son père, ils habitaient à un jet de
pierre de l’église. C’était une expression plutôt courante mais, enfant, il
imaginait quelqu’un levant le bras et raidissant le dos pour lancer une pierre. Il
se demandait si ce quidam la lançait depuis l’église ou sur l’église. L’idée que
l’on jette une pierre sur une église, ou même depuis une église, le perturbait.
Malgré le temps qui s’était écoulé, il pouvait encore évoquer le visage
intelligent, mais émacié de son père. Il était encore tout enfant à la mort de son
père, aussi voyait-il toujours le même visage sur lequel les années ne
semblaient pas avoir prise, alors que le sien avait immensément changé en plus
d’un demi-siècle. Il avait été à jamais marqué par cette époque où il n’était
qu’un gamin de huit ans et où son père, sans que personne le sût alors, était en
train de mourir. Il était loin de visualiser aussi nettement le visage de Peter
Wilson, son beau-père, même s’il l’avait connu plus longtemps. Et il n’avait
jamais su, bien que la question continuât à se poser, si, au moment où son père
se mourait, Peter Wilson avait été un simple ami de sa mère et un ami de la
famille, ou davantage, déjà à cette époque. Et si son père l’avait su.
C’était comme ramasser une pierre et essayer d’en évaluer le poids. Et ne
pas savoir, même à présent, dans quelle direction la jeter. Sa mère savait ce
qu’il en était, mais elle n’en avait jamais soufflé mot. Pourquoi l’eût-elle fait ?
Et maintenant qu’elle était une petite vieille toute frêle qui perdait la mémoire,

184
il avait encore moins de raisons de la presser de parler. Il ne pouvait que se
demander si tout cela pesait encore sur elle.
Toujours est-il que, cet après-midi-là, sa mère ne l’avait pas attendu à la
sortie de l’école. Il avait huit ans et n’avait plus besoin que sa mère
l’accompagne. L’école n’était guère plus loin que l’église, mais sa mère faisait
partie de ces femmes qui continuaient à venir chercher leur enfant, sans doute
parce qu’elle était l’épouse du pasteur. Et lui, il faisait partie de ces gosses qui,
même s’ils eussent préféré que leur mère s’en abstînt, étaient, au fond, contents
qu’elle les attendît.
Mais ce jour-là, son père la remplaça. Il faisait froid et gris, on était en
mars. Une méchante bise soufflait. C’était aussi le dernier jour du trimestre,
avant les vacances de Pâques, et il se demanda, sans aucune logique, si cela
expliquait la présence de son père, au lieu de celle de sa mère, à la sortie de
l’école.
Il ne savait pas, alors, bien entendu, que son père serait mort à Noël. Pas
plus que sa mère, ni même son père lui-même. Il n’était pas en forme, il avait
l’air fatigué, là devant l’école, mais il ne donnait pas particulièrement
l’impression d’être malade. De toute évidence, il avait pu venir à pied, ce qui,
bientôt, s’avérerait impossible. Son médecin lui avait conseillé de se ménager,
en cette période pascale où, en sa qualité de pasteur, il était surchargé de
travail, mais il avait pris cet avis à la légère. On avait prévu un vicaire
suppléant pour assurer quelques-uns des offices et, le mot « vicaire » signifiant
par ailleurs « suppléant », cela voulait dire qu’il y aurait un « suppléant
suppléant ».
Qu’un vicaire ne fût qu’un suppléant l’avait beaucoup déçu. Comme si
cette fonction était insignifiante. Et l’idée qu’un médecin pût dicter sa conduite
à un pasteur l’avait contrarié.
Ils étaient rentrés ensemble à la maison. Il avait senti que son père était
venu le chercher à l’école pour lui parler, soucieux de capter toute son attention
sur le chemin du retour. Quelque chose, peut-être cette méchante brise qui
s’acharnait à soulever des nuages de poussière et de gravillons, l’en avait
empêché.
Ce n’est qu’en arrivant à la maison qu’il se rendit compte que sa mère
n’était pas là. Jusqu’alors, il avait cru qu’elle avait simplement cherché à
satisfaire le désir de son mari d’aller chercher son fils, mais voici que son père
lui avait dit : « Maman est désolée de ne pas avoir pu venir, mais elle va rentrer

185
d’un moment à l’autre. » À l’intonation de sa voix, il comprit qu’il ne devait
pas demander la raison de cette absence. Là-dessus, il ajouta de façon plutôt
bizarre : « Pâques approche. » Des paroles inutiles, une évidence, mais son
père les avait dites si vite après avoir mentionné sa mère qu’il s’imagina que
Pâques était en quelque sorte une personne qui reviendrait d’un moment à
l’autre – où qu’elle s’en fût allée.
Son père mit la bouilloire sur le feu, il coupa une épaisse tranche de pain
qu’il tartina généreusement de beurre, puis de confiture de fraises, sa
récompense habituelle à son retour de l’école. Son père faisait exactement ce
que sa mère aurait fait, si ce n’est qu’il s’y prenait avec les manches
retroussées sur ses bras nerveux et, pour la première fois, il avait pensé que ce
n’étaient pas des bras de pasteur, mais ceux qu’aurait pu avoir n’importe quel
homme.
Ils emportèrent leur thé et la tartine au salon, pièce qu’ils utilisaient
souvent, à la différence de beaucoup de gens qui réservaient leur salon aux
grandes occasions. Dans leur cas, cela s’expliquait peut-être par le fait que leur
maison était un presbytère et que de cette pièce on apercevait l’église. De
l’endroit où son père avait choisi de s’asseoir, il ne pouvait la voir – il n’était
pas assez près de la fenêtre. Il n’en regardait pas moins dehors, les yeux fixés
sur le portail et sur la haie de troènes malmenée par le vent. Il était clair qu’il
s’apprêtait à dire quelque chose.

L’église s’appelait St Peter’s. Que son beau-père s’appelât Peter Wilson


n’était qu’une coïncidence. Peter était un prénom très répandu. Lui-même
s’appelait Paul, il y avait aussi un saint Paul. Fils du pasteur de St Peter’s, il
avait appris dès son plus jeune âge quelques faits au sujet de saint Pierre. Entre
autres, qu’il avait pour symbole deux clés croisées. Que ces clés représentaient
les clés du paradis, vu qu’il en était le gardien. Que Jésus avait dit un jour à
saint Pierre qu’il était le roc, la pierre sur laquelle il bâtirait son église, et que
le prénom Peter, ou Pierre, n’était qu’un mot tout ordinaire signifiant « roc ». Il
lui avait semblé qu’avec de tels attributs, Pierre ne pouvait être que le meilleur
et le plus important de tous les saints. Aussi s’était-il senti fier et heureux que
son père soit le pasteur de St Peter’s.
D’après son père – dont la mauvaise mine était plus évidente à la lumière
du jour qui se coulait par la fenêtre –, autrefois saint Pierre n’avait rien du tout
d’un saint. Cette remarque ressemblait à celle qu’il avait faite au sujet de

186
Pâques. Elle paraissait n’avoir ni queue ni tête, mais il y avait mis une certaine
emphase. Il était important de comprendre ça, avait-il insisté. Autrefois, saint
Pierre n’avait rien du tout d’un saint. Il ajouta – assertion pour le moins
choquante – qu’il fallait également comprendre qu’une fête comme celle de
Pâques n’existait pas jadis.
Il avait de plus en plus de mal à manger sa tartine de confiture, il avait
l’impression qu’il aurait dû la laisser de côté pendant que son père tenait ce
genre de discours. Peut-être ce dernier avait-il eu tort de lui préparer ce goûter,
mais il n’avait fait que ce que l’on attendait de lui, à savoir remplacer sa mère.
Et lui, quelques instants plus tôt, n’était qu’un jeune garçon qui rentrait,
affamé, de l’école.
Il se souviendrait toujours de cette tranche de pain – un peu plus épaisse
que ne l’eût coupée sa mère. Il n’avait pu la terminer, malgré ses efforts. Son
père devait avoir remarqué, mais, ne sachant plus trop où il en était lui-même,
il avait été incapable de lui venir en aide. Il parlait de saint Pierre.
Jamais il n’oublierait cette tartine dont la taille le mettait au défi, pas plus
qu’il n’oublierait la lueur d’un bleu orangé du chauffage à gaz que son père
avait allumé, ni, derrière lui, bravant la vitre de la fenêtre, le bruit du portail
qui claquait au vent.
« Tu imagines ça ? avait demandé son père. Oui, tu imagines ça, une
époque où Pâques n’existait pas ? »
Non, il en était incapable. Pâques, c’était quelque chose qui revenait tous
les ans, comme les anniversaires, les vacances ou Noël. Son père lui avait
ensuite raconté une histoire que, à huit ans, il connaissait sans doute déjà en
grande partie. Mais son père ne la lui avait jamais racontée ainsi, comme s’il
s’agissait d’une histoire encore toute neuve.
Il fallait se rappeler, dit-il, qu’il fut un temps où Pâques n’existait pas. Il
fallait se rappeler que, quand Jésus parla à Pierre la veille du Vendredi saint, ce
n’était pas la veille du Vendredi saint parce que le Vendredi saint n’existait pas
alors. Il n’y avait rien de tel. Pierre n’était pas plus un saint. Il était simplement
Pierre. Il n’en reste pas moins que ce soir-là fut bien la veille du jour où Jésus
fut crucifié, même si Jésus était le seul à le savoir. Pierre n’en savait rien et il
ne crut pas Jésus quand il lui dit qu’avant le chant du coq, lui, Pierre, l’aurait
renié trois fois. Pierre n’avait pas idée de ce qui se passait. Il n’était que Pierre.
Jésus s’était retiré pour prier et, bien qu’il sût ce qui l’attendait, il avait
supplié Dieu de l’épargner. Il avait dit : « Que cette coupe passe loin de moi. »

187
Toute la nuit, Jésus était resté éveillé, en prière, mais les trois disciples qui
l’avaient accompagné dormaient, blottis les uns contre les autres, non loin de
lui. Malgré les affres que traversait leur maître, ils n’avaient pu résister au
sommeil. Pierre était l’un d’eux.
Jésus les avait réveillés plus d’une fois, mais ils s’étaient rendormis,
malgré les circonstances. Parce qu’ils avaient les paupières lourdes, avait
expliqué son père, parce qu’ils n’étaient que des êtres humains. Ils ne
comprenaient pas réellement ce qui se passait. Ce soir-là, Jésus avait déjà
nommé celui qui le trahirait, son disciple Judas, mais il avait également dit à
Pierre ces mots au sujet du chant du coq. Même ainsi prévenu, Pierre avait
dormi.
Son père lui avait dit tout cela non pas en tant que pasteur prêchant dans
son église, mais comme s’il s’agissait de faits jamais révélés jusque-là.
Certaines des phrases de son père étaient tirées de la Bible et sans doute que,
même à huit ans, il le savait, mais il les vivait, il les voyait comme la réalité. Il
la sentait, la lourdeur des paupières des disciples. Il la voyait, cette coupe, bien
qu’elle n’eût existé que dans l’esprit de Jésus. Il avait partagé cette longue nuit
et la cruelle précision de ce triple reniement.
Il n’avait pu finir sa tartine. N’était-ce pas ce qu’avait constaté sa mère,
presque aussitôt après son retour ? « Oh ! Tu n’as pas fini ton goûter ! » Elle
avait tout de suite remarqué l’empreinte en demi-lune de sa bouche dans ce
qu’il restait de la tartine. Elle devait aussi avoir remarqué l’atmosphère qui
régnait dans la maison. Une atmosphère. Elle devait l’avoir plus encore
remarquée que ce morceau de pain.
Éloignez de moi ce pain et cette confiture.
Ce n’était qu’une histoire, pourtant, ce soir-là, il resta éveillé, écoutant le
vent, se promettant de ne pas dormir de la nuit, et cela pour l’amour de son
père. Mais il s’était endormi, en dépit de l’histoire. Il avait simplement
succombé au sommeil. Un sommeil profond et paisible d’enfant de huit ans. À
son réveil, il faisait grand jour et il savait qu’il n’était pas obligé de se lever
pour aller à l’école. Il pouvait refermer les yeux et se rendormir s’il le
souhaitait. Une sensation délicieuse. Pendant un moment, il ne s’était pas
rappelé les paroles de son père ni quoi que ce soit de la veille au soir. Puis une
sorte d’ombre emplit sa tête. Alors, il se souvint.
Dehors, le ciel était limpide. Le vent était tombé. On était à Birmingham et
aucun coq ne chantait. Dans un moment, sa mère entrerait voir s’il était

188
réveillé. Elle se pencherait pour l’embrasser. Parfois, pour mieux savourer son
baiser, il feignait de dormir encore et d’ouvrir les yeux sous sa caresse. Il se
demandait si elle avait deviné son stratagème. C’était un peu comme souhaiter
qu’elle ne vînt pas au portail de l’école, mais se réjouir qu’elle y fût.
Si sa mère l’avait embrassé ce matin-là, il s’en serait certainement
souvenu.

Peter Wilson était instituteur à l’école primaire. Autrefois son maître, il


était devenu un ami de la famille, comme cela arrive parfois aux enseignants,
mais peut-être aussi un ami personnel de sa mère. D’abord Mr Wilson, il était
devenu Peter, puis son beau-père.
Si son père avait su que Peter Wilson était un peu plus que l’ami de sa
femme, il aurait compris, lorsqu’il tomba gravement malade, que s’il mourait
cela lui donnerait sa liberté. Et s’il était mort en sachant – ou même en
souhaitant – cette issue, cela aurait certes été digne d’un saint. De toute façon,
en tant que chrétien et pasteur, il devait avoir su qu’il lui faudrait disparaître
sans angoisse ni amertume, soumis à la volonté divine.
Quand son père mourut – on était début décembre et pas loin de Noël –, sa
mère n’avait pas pleuré, du moins très peu, ou pas devant lui. Bien entendu, en
tant que femme de pasteur, elle devait, elle aussi, maîtriser ses émotions.
Cependant, elle avait pleuré à chaudes larmes, et devant lui, lorsque, des
années plus tard, Peter Wilson l’avait quittée à son tour. Brusquement quittée.
Pourtant, il devait être plus gênant pour une mère de pleurer devant son fils de
vingt ans que devant son enfant de huit ans – sans tenir compte de ce qui est le
plus gênant pour le fils. Quoi qu’il en soit, elle avait pleuré, sans pouvoir
s’arrêter, comme si elle pleurait deux décès à la fois. Il avait hésité à la serrer
dans ses bras.
Qu’y a-t-il dans un mot ? Les mots ne sont pas des choses. Coupe, pierre,
rocher. Même à huit ans, il n’avait pas vraiment cru, bien que son père dût y
croire, que saint Pierre possédât les clés du paradis. Comment le paradis
pouvait-il avoir une porte ? Le même système de fermeture que son école ou
leur jardin ? Les gens disent d’eux-mêmes – c’est d’ailleurs l’excuse la plus
courante, et son père devait l’avoir avancée plus d’une fois dans sa vie – : « Je
ne suis pas un saint. »
Ce n’est pas un saint. Ou : ce n’est pas une sainte.

189
Aurait-il pu penser ça de sa mère, alors qu’elle se penchait pour
l’embrasser le matin : ce n’est pas une sainte ?
Son père avait dit que tout s’était passé tel que Jésus l’avait prédit. Ceux
qui arrivèrent pour l’accuser et l’arrêter accusèrent aussi Pierre d’être l’un de
ses disciples. En fait, on accusa Pierre à trois reprises et, par trois fois, il jura
qu’il n’avait rien à voir avec Jésus. Bien que Jésus lui eût dit que c’était
précisément ce qu’il ferait – le disciple aurait dû voir là l’ordre le plus strict et
le plus inviolable qui fût de retenir sa langue –, Pierre l’avait renié trois fois.
Son père n’excusa pas Pierre sous prétexte qu’il n’était qu’un être humain
apeuré. Il se contenta de dire ce qui s’était passé. Pierre s’était endormi car ses
paupières étaient lourdes. Ensuite, il avait renié Jésus, par trois fois. Et aussitôt
après le troisième reniement, le coq avait chanté. Alors, Pierre avait pleuré.

190
PREMIER SUR LES LIEUX

Chaque semaine ou presque – et plus souvent s’il le pouvait et pour peu


qu’il fît beau –, Terry partait en train pour la campagne, dans l’un des endroits
où, il n’y avait pas si longtemps, Lynne, sa défunte épouse, et lui allaient se
promener. Ils avaient découvert ces coins et les horaires de chemin de fer
adéquats lorsqu’il avait été obligé de renoncer à prendre le volant à cause de
son Parkinson, et parce que Lynne n’avait jamais appris à conduire. En une
petite heure, ils se retrouvaient dans une campagne tranquille qui offrait de
belles promenades, d’admirables échappées et peut-être un pub sur leur trajet.
À vrai dire, vous étiez ainsi plus libre et plus détendu que si vous deviez
conduire. Jamais ils n’auraient découvert ces endroits s’ils avaient pris leur
voiture. Il se sentait ainsi moins humilié de ne plus pouvoir prendre le volant
ou de constater que son état de santé se dégradait.
Il avait toujours pensé qu’avec son Parkinson c’était lui qui partirait le
premier, mais Lynne l’avait devancé.
À présent, Terry refaisait seul ces promenades, il prenait les mêmes trains
car c’était presque retrouver Lynne et jouir de sa présence. Il aurait dû, en
principe, en être de même chez lui, dans cette maison qu’ils avaient partagée
de nombreuses années, et pourtant il ne s’y plaisait pas, bien au contraire. Il
avait besoin de la campagne, des arbres, du grand air, des chemins familiers.
Au cours de ces promenades, il se disait parfois : on pourrait difficilement
faire mieux, une réflexion qui ne lui serait jamais venue à l’esprit dans sa
jeunesse, qui lui aurait alors paru stupide, mais il en était arrivé à un stade de
son existence où il avait commencé à la dire souvent, comme un rappel. Il se la
répétait chaque fois ou presque qu’il se promenait avec Lynne, mais il
continuait, même maintenant qu’il était seul. C’était important. Ce n’était plus
vrai à présent car, à l’époque où il se la répétait, lors de ses promenades avec

191
Lynne, sa vie n’était-elle pas incontestablement meilleure ? Pourtant, cela n’en
était pas moins vrai aujourd’hui. À la fois vrai et faux.
Quand Terry prenait le train pour ces promenades, il regardait les autres
voyageurs comme s’il était quelque visiteur venu d’une autre planète, un
visiteur invisible. Il écoutait leurs bavardages. Au lieu de se sentir mal à l’aise,
il éprouvait parfois un étrange élan de tendresse, une apaisante fascination à
l’égard de ces créatures dont il ne faisait plus partie. Jamais il n’aurait ressenti
cela au volant d’une voiture.
On aurait pu croire que lors de ces promenades, il se serait senti seul, mais
c’était tout le contraire. Ce n’était qu’en ces moments-là qu’il s’accordait la
liberté d’imaginer Lynne marchant à ses côtés, qu’il pouvait sans se sentir gêné
lui parler à haute voix et non pas seulement dans sa tête, ce qu’il n’aurait pu
faire chez lui car cela aurait ressemblé aux premiers signes de la folie. Lors de
ces promenades, il entamait et entretenait de longues conversations avec son
épouse. En fait, tandis qu’il parlait ou marchait, il lui arrivait de croire qu’elle
était réellement là. Il allait même jusqu’à subrepticement tourner la tête pour
vérifier.
On aurait pu également croire que, absorbé par ces échanges avec sa
femme, Terry ne prêtait pas grande attention au paysage, qu’il n’observait
guère la nature. Il n’en était rien, il était, en effet, d’autant plus important pour
lui de noter ces détails, de les signaler à Lynne, de voir le papillon, le pic-vert
comme une tache de peinture sur le tronc d’arbre ou la crécerelle battant des
ailes dans le ciel. Ces choses-là étaient vivantes.
Il n’en était donc que plus attentif. Attiré parfois par une simple touffe de
primevères ou une plaque de mousse, il l’étudiait avec une concentration
empreinte d’une surprenante tendresse. Il remarquait des détails, fût-ce à
distance.
Il repéra donc très vite, un peu plus loin à travers les fougères, la tache
rouge vif – écarlate.
À un endroit, si vous quittiez le sentier principal et coupiez à travers le
sous-bois, vous aboutissiez au sommet d’une colline où vous trouviez des
mûriers sauvages, un épais talus de fougères, puis une petite clairière d’herbes
folles et d’autres fougères, avant que la forêt ne reprenne ses droits. L’endroit
était semi-secret. Avec son tapis d’herbe, sa vue, son enclos de buissons et de
fougères, c’était, par beau temps, un coin idéal pour s’asseoir et se reposer
avant de poursuivre ou de rebrousser chemin. Ou (en compagnie de Lynne)

192
profiter d’un petit pique-nique – en sortant de son sac à dos la thermos et la
boîte en plastique contenant de quoi grignoter. Il s’était souvent assis là avec
Lynne et, curieusement, ils n’y avaient jamais trouvé qui que ce soit.
Il se dit que ce pourrait être le cas aujourd’hui, qu’il devrait alors s’arrêter,
retourner dans les bois et faire un détour. Dommage qu’on lui ait pris sa place !
Toutefois, la tache rouge, même si elle avait tout l’air d’un bout de vêtement,
ne bougeait pas et l’on n’entendait aucun bruit. Il en conclut que c’était
quelque chose qu’un promeneur avait laissé là, ce qui d’abord l’agaça.
Comment pouvait-on abandonner quoi que ce soit d’une couleur aussi criarde ?
Quelques pas plus loin, il n’était pas encore sorti de l’étroit passage entre
les fougères quand il constata que la tache rouge était bien un vêtement. Un t-
shirt rouge que portait une femme dans les vingt-cinq ans, seule, inerte, et
morte.
Sans même s’approcher, il en eut aussitôt la certitude : la femme était
morte. Pelotonnée sur le sol, dans la position dite fœtale, elle ne dormait pas,
elle ne remuait pas. Elle était morte. Si on lui demandait – et il se rendit bientôt
compte que ce serait le cas – comment il savait que cette femme était morte, il
aurait du mal à l’expliquer. Il n’était encore jamais tombé jusqu’ici sur un
cadavre dans une clairière, mais la capacité qu’il avait, et dont sont peut-être
dotés tous les humains, à reconnaître qu’un de ses semblables est mort se
manifesta aussitôt. Sans doute cette faculté s’était-elle encore affinée depuis le
décès de Lynne.
Il n’y avait rien d’autre dans la clairière et la femme paraissait indemne,
mais elle était morte. Elle donnait l’inévitable impression qu’elle gisait là
depuis un certain temps, une impression de totale immobilité, le sentiment que
le passage des heures, les éléments et autres processus plus mystérieux avaient
agi sur elle pour en faire un simple fragment inanimé de l’environnement.
À part le haut rouge, elle portait un jean et d’élégantes baskets ultralégères
– une tenue parfaite pour une journée estivale, mais pas pour passer la nuit
dehors, fût-ce en plein été. Cette idée-là relevait d’un point de détail. Penser
qu’elle avait pu avoir froid était purement et simplement hors de propos. Ses
vêtements étaient comme attachés à elle d’une façon inhabituelle. Ses cheveux
bizarrement emmêlés retombaient autour de ses joues, comme si chevelure et
visage voisinaient fortuitement. Elle était couverte de brins d’herbe, de détritus
provenant d’arbres houspillés par le vent. Une petite feuille s’était logée dans
l’oreille que l’on pouvait voir.

193
Pas besoin d’être un expert pour constater qu’elle n’était pas en vie et
gisait là, inerte, depuis au moins la veille au soir. S’il était sûr d’une chose,
c’était bien de ça.
Il était peu après dix heures, par une agréable matinée de dimanche. Il avait
pris le train plutôt de bonne heure.
Il ne bougea pas, préférant rester derrière l’écran de fougères. Il regarda
attentivement autour de lui. Les lieux avaient cette même innocence ensoleillée
que s’il y était seul, ce qui, dans un sens, était le cas. Ou si l’endroit avait été
désert. En fait, cette expression absurde lui vint à l’esprit : « premier sur les
lieux ».
De toute sa vie – et il avait soixante-neuf ans –, il n’avait jamais été le
premier sur les lieux. Devait-il voir là quelque chose de remarquable, un
exploit, ou juste se dire qu’il était la norme ? Du vivant de Lynne, lors de leurs
nombreuses promenades, ils n’avaient jamais été non plus les premiers sur les
lieux. Une telle éventualité ne leur avait jamais même effleuré l’esprit. Et voici
qu’aujourd’hui, pour la première fois, il était le premier sur les lieux. Il était
celui qui « lors d’une promenade »... Un autre bout de phrase qui s’imposait à
lui.
Planté là, il regardait. Et tremblait aussi. Mais c’était son Parkinson, une
trémulation occasionnelle, modérée. Un autre bon côté de ses promenades
solitaires était que ce trouble parfois embarrassant ne le gênait plus. D’ailleurs,
c’était le moindre de ses soucis. Il était ainsi fait à présent qu’il connaissait
parfois un état que l’on associe d’habitude à une forte émotion – et maintenant
qu’il en vivait une, son corps n’avait pas d’autre façon de réagir. Mais il ne
savait pas vraiment quelle était cette émotion. Était-ce la peur ? Ou plutôt la
colère ?
Hormis ce que la scène qu’il avait là sous les yeux pouvait impliquer
d’autre, elle avait brutalement interrompu – balayé, annulé – la conversation
avec sa femme, ces instants dont il avait si grand besoin, qui lui donnaient la
possibilité d’être encore avec elle, bien qu’elle ne fût pas là. Cette scène avait
profané le souvenir de sa présence ici, dans cette clairière envahie d’herbes,
avec elle, dans le passé. À l’avenir, il lui serait impossible de se promener de
nouveau sur ce sentier avec elle (bien que sans elle).
La colère n’était pas vraiment le sentiment qui convenait. Et pourtant il la
ressentait. Il ne l’avouerait jamais à personne, tout en sachant qu’il serait
obligé de parler du reste. Il serait tenu d’expliquer et de répondre fidèlement

194
aux questions qu’on lui poserait, il fallait y voir la conséquence inéluctable de
sa présence sur les lieux à cet instant. Il lui faudrait justifier ses faits et gestes.
Pourquoi vous promeniez-vous dans les bois ? Qu’est-ce qui vous a amené
là-bas ?
Elle avait une vingtaine d’années. Si elle avait été en vie (et compte tenu
du fait qu’il avait soixante-neuf ans), il pouvait dire qu’il s’agissait d’une jeune
fille. Les lacets rouges de ses baskets bleu ciel et blanc étaient assortis à son t-
shirt. La légère enflure de sa cheville était bizarre.
« Tomber sur » : encore une expression courante. De toute sa vie, il n’était
jamais « tombé sur » quoi que ce fût. Il comprit que son rôle dans cette affaire
– même si on ne semblait pas lui en avoir attribué un – était mineur, accessoire,
totalement fortuit et pourtant crucial. Il l’affecterait beaucoup. Il aurait pu
emprunter un autre chemin, il aurait pu prendre un train plus tardif, il aurait pu
ne pas aller se promener du tout. Quelqu’un d’autre aurait aussi bien pu faire
cette macabre découverte, mais il avait fallu que ce soit lui.
Si on lui demandait ce qu’il faisait dans les bois et qu’il répondît en toute
honnêteté à la question, on ne manquerait pas de le trouver un peu étrange.
Pourquoi tremblez-vous ? C’est mon Parkinson. J’ai la maladie de Parkinson.
De toute façon, n’était-il pas normal qu’il tremble ? Qui ne tremblerait pas en
pareilles circonstances ?
En tant que premier sur les lieux, l’idée lui vint soudain qu’il serait sans
doute automatiquement considéré comme suspect.. Automatiquement et à titre
provisoire, mais presque à coup sûr. Une jeune femme, une jeune fille. Un
retraité veuf, affligé d’un tremblement et se promenant seul dans la forêt...
Que penserait Lynne de la fâcheuse situation dans laquelle il s’était
fourré ? Supposons que cela soit arrivé lors d’une promenade avec elle. Si ce
n’est qu’à présent, il ne pouvait se tourner vers son épouse pour lui demander :
« Lynne, que dois-je faire ? Que devons-nous faire ? » Lynne, qui un moment
plus tôt semblait si réellement présente, avait maintenant complètement
disparu.
Et c’était bien ça le pire.
Une forte tentation s’empara de lui : faire en sorte que cette hypothèse, à
savoir l’autre possibilité non concrétisée, se confirme. Il n’avait qu’à revenir
sur ses pas, retourner dans la forêt, reprendre le chemin principal. Après tout, il
aurait aussi bien pu avoir bifurqué à travers le sous-bois pour parvenir à cet
endroit que seuls lui et Lynne, et peut-être une poignée d’autres randonneurs

195
connaissaient. Il pouvait simplement poursuivre sa promenade. Il pouvait
contempler la nature. Il y aurait un article, une information dont il n’entendrait
peut-être même pas parler, une nouvelle qui n’aurait rien à voir avec lui.
Il savait toutefois qu’il ne pouvait faire ça. Certes, il ne s’était pas
approché du cadavre, pas question non plus pour lui de le toucher, il s’était
contenté de rester là à le regarder. Il était néanmoins conscient que sa présence,
le sentier qu’il avait emprunté, écartant tiges et rameaux, les traces de ses pas
sur le sol avaient laissé une empreinte aussi indélébile que n’importe quelle
odeur susceptible d’être flairée par un animal. Sa présence ici avait quelque
chose d’irrévocable. À tel point que l’émotion qui l’affectait n’était sans doute
ni de la colère ni de la peur, mais une sorte de sentiment de culpabilité
contagieux, paralysant, bien qu’injustifié. Il eut soudain envie de crier à Lynne,
qui n’était pas là, de lui servir de témoin, d’alibi.
La femme ne ressemblait pas du tout à Lynne, même quand Lynne avait,
disons, vingt-quatre ans. Si ce n’est que, bien sûr, elle lui ressemblait d’une
façon fondamentale.
Tout autour de lui, les arbres et les fougères tremblaient, frissonnaient, eux
aussi, à leur façon, mais ce n’était que sous l’effet de la brise estivale. Quant à
lui, s’il tremblait, c’était pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec ça, un
gène malencontreux. Il fit pourtant un effort aussi déterminé que futile pour
arrêter le tremblement, comme s’il s’agissait là de quelque chose de vital et de
contrôlable.
Il prit alors conscience de la réalité de tout ce qui devait s’ensuivre, de tout
ce que lui, et personne d’autre que lui, devrait inévitablement mettre en œuvre,
de la réalité de cette scène qu’il avait sous les yeux – en laissant de côté
l’immense énigme que représentait tout cela. Cette femme était la fille de
quelqu’un, l’épouse...
Il voulut prendre son portable. Ce ne fut pas facile. Ce genre d’objets n’a
pas été conçu pour des parkinsoniens, mais il en avait toujours un sur lui,
même lors de ses promenades solitaires. Il aurait dit que c’était au cas où il
rencontrerait un problème, ou pour une urgence. Et aujourd’hui, de toute
évidence, il s’agissait bien d’une urgence. Même avant l’apparition de ses
symptômes, il ne s’était jamais beaucoup servi de ce téléphone qu’il appelait
son « talkie-walkie » parce qu’il l’utilisait presque exclusivement pour
communiquer avec son épouse. Talkie-walkie ! Dire qu’il s’en moquait ! À la

196
mort de Lynne, il regretta d’avoir effacé peu avant les messages vocaux sans
importance qu’elle lui avait laissés. Mais comment aurait-il pu savoir ?
Tout cela prit du temps, le tremblement de sa main ne lui facilitait pas la
tâche. Cependant, en de telles circonstances, et sans sa maladie, d’autres
auraient peut-être rencontré le même problème. Il n’avait d’autre choix que de
rester là, comme cloué sur place. Il décida même de ne pas sortir des fougères,
de demeurer aussi immobile que possible (à part ses tremblements), aussi
immobile que la femme là-bas. Regarde les fougères, ces belles fougères
vertes. Regarde le papillon, le pic-vert. Regarde...
Il regarda la femme au t-shirt rouge et constata, presque avec envie,
l’absence absolue des morts alors même qu’ils sont là, sous vos yeux.
Une voix grésilla dans son oreille. Il ne savait par où commencer. Ni
comment décrire sa situation ni comment préciser l’endroit où il se trouvait.
N’est-ce pas terrible parfois d’être simplement sur cette terre !

197
DE L’ANGLETERRE

Il gravit la colline qu’il connaissait bien et remarqua aussitôt les feux de


position du véhicule, seul de son espèce sur le bout de route autrement désert, à
sept ou huit cents mètres de là. Le véhicule ne bougeait pas, il était rangé sur le
côté. S’approchant, il constata qu’il penchait bizarrement. Ses roues s’étaient
logées dans le fossé, là où s’arrêtait le macadam.
Il n’était pas encore cinq heures du matin. Son tour de guet ne commençait
qu’à 5 h 30. Quelques minutes plus tôt, au petit jour, pendant que Ruth
dormait, il avait sorti sans bruit la voiture du garage. À cette heure-là,
d’ordinaire, ce bout de route tout droit, le seul tout droit de son court trajet, lui
appartenait. Il était rare qu’il s’y lance à fond de train. L’endroit était d’une
beauté sauvage : la masse de la lande à sa gauche et là-bas, devant lui, lovés
entre les collines, les premiers aperçus de la mer. Il se dit, comme toujours,
qu’il ferait bien d’apprécier ce paysage.
Le jour se levait, mais le ciel était couvert, il y avait même une brume
légère – un voile de grisaille. Une grisaille qui se dissiperait, laissant place au
grand soleil d’ici le milieu de la matinée. La météo, il avait ça dans le sang,
c’était son boulot. Beau temps, mer calme, fin juillet. Mais c’était la haute
saison.
Il regarda le tableau de bord. Il avait une dizaine de minutes devant lui. Il
ralentit et se rangea – pas trop sur le côté, tirant leçon de la mésaventure de la
voiture un peu plus loin. Il discernait une silhouette dans le siège du
conducteur – la personne devait à présent se rendre compte que des secours
étaient là. C’était une BMW bleue, mais une voiture assez ancienne, pas une
voiture de riche. Vous voyiez, ces jours-ci, des voitures de nantis à chaque coin
de rue d’Exmoor. De luxueux 4 × 4 de toutes sortes. Bref, Exmoor était le
territoire des 4 × 4. Le plus drôle, disait-on, c’était que, puisque les gens
conduisaient ces engins-là dans Chelsea, ils auraient dû, de toute évidence, se

198
servir ici de leurs jolies petites voitures de ville. N’ayant jamais mis les pieds à
Chelsea, il ne comprenait pas vraiment ce qu’il y avait de drôle là-dedans.
Il s’arrêta. Il aurait pu, en fait, poursuivre son chemin. Rien ne l’obligeait à
s’arrêter. Mais comment auriez-vous pu ne pas le faire ? Et de toute façon,
secourir autrui, il avait ça aussi dans le sang, c’était son boulot. Il comprit
aussitôt ce que l’autre pouvait imaginer – ne portait-il pas un uniforme
sombre ? Sans doute est-ce pour cela que le chauffeur n’ouvrit pas sa portière
et que, le dos tourné, il semblait presque se recroqueviller sur son siège.
Il s’avança, aspira une grande bolée d’air frais. Un vaporeux voile de
sommeil l’embrumait encore. Il y avait l’imperceptible glouglou de l’eau dans
le fossé. Un ruisseau, guère plus qu’un filet d’eau entre les herbes, descendait
de la colline et, dans la légère déclivité, érodait le bord de la route. C’était un
endroit dangereux.
La vitre de la portière du conducteur était baissée. Il fut accueilli par une
bordée d’injures à l’accent étranger.
« Putain ! Putain de merde ! »
Le visage de l’homme était noir. Pas moyen de le dire autrement, pensait-il
tout en prenant note de ce détail en son for intérieur. Disons qu’il n’était pas
noir comme jais par rapport aux visages noirs, mais il était noir. Ce n’était ni
un endroit ni une région pour les visages noirs. Ils attiraient les regards. Il était
coiffé d’un épais et bizarre bonnet de cheveux crépus.
« Putain de merde.
— Pas de panique, s’empressa-t-il de dire pour calmer le jeu, je ne suis pas
de la police. Je suis un garde-côte. Ça a rien de mal d’être tombé dans le fossé.
Je peux vous aider ?
— Ga-arde-cô-ôte ! »
La voix de l’homme avait aussitôt changé. La première voix (la voix
normale ?) avait un fort accent que, néanmoins, il ne parvenait pas à situer, car
les accents du Nord lui échappaient. La deuxième voix était une voix étrangère
en ce sens que l’accent n’avait strictement rien d’anglais. Il ne parvenait pas
non plus à le situer avec précision, il en concluait juste qu’il était grosso modo
– très grosso modo – des Caraïbes. Une voix dans laquelle l’homme s’était
coulé comme s’il ne s’agissait pas, en fait, de sa voix naturelle. Une voix
artificielle, exagérée, une voix de plaisantin.
D’autre part, puisque les deux voix lui étaient étrangères, toutes deux
paraissaient des voix de plaisantin. Ce n’était pas bien de penser une chose

199
pareille, mais il savait que ceux qui ne sont pas originaires du West Country se
moquent sans cesse de l’accent du West Country. C’est une plaisanterie
classique.
« Où la côte, mec ? Où la côte ? Moi cherche côte. Tu la gardes, dis-moi où
elle est. »
Il se sentit forcé d’obtempérer sur-le-champ.
« Là-bas. » Il alla jusqu’à lever le bras. « Elle est là-bas en face de vous. »
L’homme grimaça, comme s’il ne voyait rien.
« J’cherche Ilfracombe, mec. » Puis il prononça le nom d’une voix de
stentor et avec une lenteur théâtrale, comme si ça se trouvait en Afrique.
« Il-frah-coombe ! »
Et la voix de fuser en petits rires perçants, sifflants. Il n’aurait su dire si
c’était un rire nerveux, paniqué, ou une espèce de rire fabriqué. Ou un rire tout
bête. On aurait dit un perroquet. Il ne pouvait s’empêcher de penser ça. Un
perroquet qui riait.
« Ilfracombe, c’est par ici. » Cette fois encore il éprouva le besoin ridicule
de lever le bras. « Vous êtes dans la bonne direction. Vous devrez prendre la
trente-neuf, puis la trois-neuf-neuf. Vu l’heure qu’il est, comptez une heure. »
L’homme scruta l’horizon, la main en visière. « Moi pas voir, mec. Moi
pas voir trois-neuf-neuf. Ilfracombe, Deh-von ? Ici Deh-von, mec ? »
« On est dans le Somerset. » (Il faillit dire : « Nous dans Somerset. »)
C’était sûrement inutile, mais il annonça tout de même : « Et ici, c’est
Exmoor. »
« Exmoor ! Putain de merde ! Ilkley Moor, ça, j’connais. Ilkley Moor, vive
le Yorkshire ! Ilkley Moor, putain. »
À nouveau, la voix n’était plus la même. Que se passait-il donc ? Il avait
l’habitude, de par son travail, des effets de l’état de choc et de l’hypothermie. Il
était habitué aux phénomènes de désorientation spatio-temporelle, aux propos
incohérents, à l’hystérie, parfois même aux effets des drogues.
Il voulait juste dire : « Du calme, voyons. » Il voulait faire acte d’autorité
afin de l’aider à retrouver ses esprits. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur du
véhicule. Il vit sur le siège arrière, plutôt spacieux, une couverture crasseuse et
un oreiller. Il était cinq heures du matin. Il avait la ferme impression que cet
homme, qui faisait Dieu sait quel boulot, se servait au moins de sa voiture pour
passer la nuit en cas d’urgence. Après lui avoir déclaré ne pas être de la police,
ne voilà-t-il pas qu’il avait l’impression d’en faire partie ? Il se sentait hors de

200
son domaine, et pourtant il y était bel et bien. Cette route, il la connaissait par
cœur. Mais il était garde-côte, et non agent de police.
La voix changea de nouveau. « J’suis dans la bonne direction, mec. Mais
j’suis coincé !
— Oui, je vois bien. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Putain d’cerf. » C’était à nouveau l’autre homme – son alter ego.
« Quoi ?
— Un putain d’cerf. Milieu de route. Planté là.
— Vous avez vu un cerf ?
— Milieu de route. Y a cinq putains de minutes. »
Il regarda autour de lui, par-dessus le toit de la voiture. C’était Exmoor. Il y
avait des cerfs. Vous les aperceviez parfois depuis la route, surtout au petit
matin. Mais par ici, ils avaient peu de taillis où se cacher et pas une seule fois,
en plus de vingt ans, il ne s’était trouvé en face d’un cerf planté là, au beau
milieu de la route. S’il leur arrivait de se hasarder sur la route, ils s’enfuyaient
sitôt qu’ils apercevaient un véhicule, si éloigné fût-il. Cet homme était venu
d’on ne sait trop où pour voir quelque chose que lui-même n’avait pas vu au
cours de dizaines d’années.
Il lui vint à l’esprit que le cerf pourrait être un autre symptôme de
désorientation. Une hallucination, une invention. Et pourtant l’homme (à
nouveau l’alter ego) en parlait avec une mystifiante précision.
« Un p’tit bébé cerf, mec. J’pouvais pas passer à côté. J’pouvais pas
l’tuer ? Un p’tit bébé Bambi. »
Il regarda de nouveau par-dessus la voiture. Rien ne remuait dans la
grisaille verdâtre. C’était vraisemblable, un jeune cerf égaré, inexpérimenté,
séparé des siens, dans le vallon, dans une poche de brume, près d’une source.
C’était tout à fait vraisemblable. Il était garde-côte et non pas garde forestier. Il
se demanda s’il aurait mis en cause les dires de l’homme s’il s’était agi d’un
fermier malchanceux.
« J’vois ses p’tits yeux dans mes phares ? J’pouvais pas l’tuer. »
L’homme se comportait, c’est exact, comme si l’on doutait de sa parole,
comme si on le soupçonnait, comme s’il avait l’habitude de ce genre de
situation.
Il vit en imagination les yeux d’un faon dans la lueur des phares, les taches
blanches sur ses flancs. Un jeune cerf tout tremblant. Une vision étonnante,

201
mais magique. Cette seule rencontre en se rendant au travail par son itinéraire
habituel aurait été un sujet de conversation sortant de l’ordinaire.
Il s’efforça d’afficher son plus beau sourire de passant bienveillant : « Bien
sûr que vous n’alliez pas le tuer ! Vous ne l’avez même pas touché, n’est-ce
pas ?
— Non, s’est barré. C’est moi qui est dans la merde, mec. »
Manquer de renverser un cerf, il y a tout de même de quoi vous secouer un
peu !
L’homme changea encore de voix. « Putain d’cerf ! » Avant de reprendre
de l’autre voix : « J’suis loin de Leeds. »
C’était donc le Yorkshire ! Il était de Leeds, mais il se trouvait dans la
campagne d’Exmoor à cinq heures du matin. Ce qui était peut-être encore plus
abasourdissant que d’avoir un cerf dans les rais de vos phares. Il éprouva
d’abord un élan protecteur, sans trop savoir s’il lui était inspiré par cet homme
tout aussi paumé que le cerf, ce petit Bambi. On peut dire qu’au fil des ans, il
en avait ramené des enfants perdus à leurs parents affolés ! Il voyait là une des
tâches qui lui donnaient le plus de joie au cœur. C’était la pleine saison pour ce
genre d’incidents.
« Bon, commençons par vous sortir de là. Vous avez essayé la marche
arrière ?
— J’ai essayé la marche arrière. » Cette fois, c’était la voix du Nord, mais
sans la frénésie antérieure.
Il s’approcha de l’arrière de la voiture. Soit l’homme avait fait une
manœuvre maladroite en voulant reculer et la roue arrière avait dérapé dans le
fossé, soit elle s’y était retrouvée au moment où il avait freiné et donné un
coup de volant pour éviter le cerf fantôme. En tout cas, il était coincé. Et
quelles étaient les chances – elles étaient minces, à peine croyables, de l’ordre
du miracle – qu’en pareilles circonstances des secours, entendons des secours
officiels, arrivent en l’espace de quelques minutes ?
L’homme descendit du véhicule pour évaluer lui-même les dégâts. Il
n’avait pas une tête à avoir une assurance dépannage. Il était plus petit et
moins costaud qu’il ne l’avait cru. C’étaient ses cheveux, un paillasson de cinq
centimètres d’épaisseur, qui le faisaient paraître plus grand qu’il n’était. Mais il
avait une façon bien à lui de se donner l’air important. La démarche d’un gars
du Yorkshire, effronté, belliqueux ? Non, pas vraiment.

202
Dans la moiteur du petit jour – ses propres feux de position éclairant le
fossé –, ils évaluèrent la situation. Pas de dégâts, juste les roues qui n’étaient
plus là où elles auraient dû être.
« Si nous conjuguions nos efforts, dit-il, nous pourrions la hisser et
remettre la roue arrière sur la route. Comme ça, vous pourrez faire marche
arrière. Je peux me mettre à l’avant et pousser si vous tournez le volant. À mon
avis, vous devriez vous en sortir.
— À vos ordres, capitaine. »
Il fallait voir là, sans aucun doute, une référence au galon formant une
boucle sur sa manche. C’était un des avantages de son boulot d’être pris de
temps en temps pour un capitaine de bateau. Mais il avait remarqué à sa
surprise qu’il avait employé le terme nautique « hisser ».
« On lui hisse le cul, patron, tout doux. » L’homme s’accroupit même, prêt
à empoigner le pare-chocs comme un petit lutteur de sumo.
« Attendez. »
Il fit le tour de la voiture jusqu’à la portière du conducteur restée ouverte.
Il vérifia la position du levier de changement de vitesse. Il retira ensuite sa
veste, la plia, la posa sur le siège du passager, il préférait avoir froid plutôt que
d’arriver au travail en ayant l’air d’avoir eu lui-même un accident.
L’homme n’en perdait rien : « T’as raison, mec, va pas saloper tes belles
sapes. »
Sans doute, jadis, l’homme avait-il eu de belles sapes à sa manière. Il avait
un tricot délavé – à rayures horizontales violettes et noires – et, par-dessus, un
blouson de cuir fatigué qui, dans sa jeunesse, avait peut-être eu une certaine
classe, mais qui pendouillait sur lui comme une seconde peau flasque et noire,
une malencontreuse façon de voir les choses. Des vêtements qui donnaient
l’impression d’avoir amplement fait leur temps.
Il retroussa ses manches d’une impeccable blancheur. Il se dirigea vers le
fossé. Il y avait quelques pierres patinées par le ruisseau. Il s’en servit pour
caler la roue qui posait problème. Il vérifia discrètement, comme si c’était son
métier, l’avant de la voiture en quête de bosses. Il n’y en avait pas. Ou plus
exactement il y en avait beaucoup mais pas de récentes.
Il revint sur ses pas. Il avait l’impression, si fugace fût-elle, qu’il était
maître de la situation et que l’homme était devenu son assistant.
« OK. » Ils s’accroupirent. « Vous tenez bien ? On compte jusqu’à trois et
on y va.

203
— À vos ordres, capitaine. »
L’homme semblait moins excité, moins désorienté – à supposer que ce fût
le diagnostic qui convenait –, il semblait même reconnaissant et soumis. Rien
que de faire à deux ce qui n’aurait pu être accompli par un homme seul
paraissait avoir, ne fût-ce que pour un moment, remis les choses dans une tout
autre perspective et calmé le jeu. Autour d’eux, l’aube nonchalante dévoilait
Exmoor. Hormis quelques phares, là-bas, sur la grand-route, ils étaient seuls au
milieu de ce paysage. On apercevait au loin une lumière apparemment
stationnaire, c’était le phare d’un bateau dans le canal de Bristol. Cela
figurerait dans le registre.
« Un... Deux... Trois ! »
Ce fut fait sans problème. Ils soulevèrent, poussèrent instinctivement vers
la gauche. La roue arrière se retrouva sans encombre sur le macadam. Le coffre
ne pouvait pas contenir quoi que ce soit de lourd. Comme un cerf mort, par
exemple.
« Un vrai champion, putain ! »
Mais qu’avaient-elles donc, ces voix... les deux ? En tout cas, l’homme
semblait franchement ravi, comme si un miracle venait de se produire.
« Il ne vous reste plus qu’à la sortir en marche arrière, à présent. »
Ils allèrent tous deux à l’avant de la voiture. Pendant que l’homme montait
et mettait le moteur en marche, lui continua vers l’aile gauche. Dans un autre
contexte, sans doute aurait-il dit : « Marche arrière et doucement. » Par
bonheur, sa propre voiture – moteur éteint et phares allumés – était garée à
bonne distance.
Ils ne rencontrèrent aucune difficulté. La voiture rebondit légèrement, mais
le fossé n’était pas profond et les roues arrière suffirent à remettre le véhicule
sur la route. Pousser sur le pare-chocs avant, comme il le fit, s’avéra presque
inutile. Il regarda sa montre. Cinq minutes s’étaient écoulées. L’homme coupa
le moteur, tira d’un coup sec le frein à main et, dans le silence soudain revenu,
le bref grincement de la marche arrière parut presque insolent.
L’homme descendit du véhicule.
Il s’avança, la main tendue. Comme tout le reste, la main tendue était une
sorte de numéro, quelque chose qui n’était pas tout à fait naturel. Quoi qu’il en
soit, il la prit et la serra.
« J’ai une thermos à l’intérieur, mec. Du café noir. T’en veux ? » À
présent, la voix était normale – normale avec ses inflexions du Yorkshire.

204
Il avait bu du café chez lui, quelques minutes plus tôt, et il en boirait
encore au centre. Mais il aurait eu tort de ne pas accepter l’acte de gratitude de
cet homme. Il fallait bien un geste, se plier à un petit rite pour marquer le coup.
En outre, il était curieux.
« D’accord. » Il regarda l’heure à sa montre.
« Je sais. Tu dois... pointer.
— Prendre mon tour de garde, répondit-il un peu sèchement.
— Ouais, ouais. »
Il tint vaguement compte du fait que dans le Yorkshire, du moins le
croyait-il, ils disaient « ouais » pour « oui ».
« Une tasse de café, dit l’homme. Ça arrive pas tous les jours, hein ? »
Il devait l’admettre, et même avec un petit rire complaisant. « Non, ça
n’arrive pas tous les jours », dit-il sans trop savoir ce que l’homme entendait
par là. Mais, après tout, c’était vrai, ce genre de choses, ça n’arrivait pas tous
les jours. L’homme fouilla dans la voiture. Prévenant, il en sortit la veste pliée
sur le siège du passager, et ensuite une thermos. Il la secoua, en évalua le
contenu près de son oreille. Il dévissa deux tasses, l’une à l’intérieur de l’autre.
« Du café noir. Quand je conduis, pour rester réveillé. Même chose pour
vous, je suppose, quand vous êtes... de guet. »
Comme la plupart des gens, l’image que l’homme avait du garde-côte était
celle d’une silhouette solitaire, les yeux rivés sur l’horizon, longue-vue en
main, une sorte de sentinelle. Cela ne correspondait pas tout à fait à la réalité.
Il s’agissait d’une station importante. Une enfilade de bâtisses blanches avec
des pylônes et des antennes radar au pied de la tour d’un phare désaffecté. Une
équipe se relayait pour assurer le guet. Ils étaient toujours au moins deux de
garde. Il y avait un véritable arsenal de matériel d’écoute et de systèmes de
communications.
Qu’importe. C’était une station de gardes-côtes qui se trouvait dans un site
d’une beauté aussi exceptionnelle que spectaculaire. On allait y passer le week-
end ou des vacances. Lui, il y était en permanence. Il avait une chance
incroyable, dans son travail et dans sa vie. Ruth, le boulot, les deux gosses qui
l’avaient fait deux fois grand-père – même si, dans sa tête, ils restaient des
gosses. Seule ombre au tableau, semblait-il, la retraite, être forcé de tout arrêter
un jour. Il avait cinquante-trois ans. L’homme avait... combien ? Par moments,
il faisait plutôt jeune, à d’autres, il faisait assez âgé.
« Oui, dit-il. Ça aide, le café.

205
— Le café noir, précisa l’homme. Je sais jamais si je peux y aller d’une
petite plaisanterie là-dessus. Une plaisanterie sur le noir ou sur le café, je sais
jamais. T’as vu ma gueule, mec ? Noir ou café au lait ? »
Il s’efforça de prendre un air obtus, passif. Mais il y avait là quelque chose
qu’il ne comprenait pas vraiment.
Suivit un silence pendant qu’Exmoor imposait de nouveau sa présence.
L’homme éclata de rire, d’un de ces rires de perroquet étrangement
sympathiques, qui lui secouait les épaules.
« J’suis un plaisantin, mec. C’est mon boulot. J’suis comédien. »
Il pouvait s’agir là d’une blague, voire d’une ruse. J’ai rencontré un drôle
de type aujourd’hui, un sacré comédien.
« Un co-mé-dien ! »
À présent, l’homme – ou l’un de ses personnages – était à nouveau
surexcité, alors qu’il versait un café qui semblait plutôt tiédasse. Ni lui ni
Exmoor n’avaient d’autre choix que d’écouter.
« J’suis venu de tout là-bas, du Yorkshire, de c’te putain de West Riding,
juste pour m’faire secourir par un garde-côte, un foutu garde-côte, à Exmoor.
Sérieux ! Exmoor. Qu’est-ce qu’un garde-côte il peut fabriquer dans ce foutu
Exmoor ? Ilkley Moor, la lande d’Ilkley, c’est là que j’veux aller, moi. J’avais
pas idée qu’vous aviez des landes par ici. Comme dit la vieille chanson :
“Ilkley Moor bar tat.” Ilkley Moor bar-mitsva ! Eh ! mais moi j’aime
Ilfracombe. Il-fra-combe. Qu’est-ce que j’ai dit ? J’viens du Yorkshire. Mais
j’peux vous dire ce qu’ils ont, eux, à Exmoor. En plus des gardes-côtes. Des
putains de cerfs. Vous l’saviez ? Des troupeaux de putains de cerfs et des
troupeaux de putains de gardes-côtes.
Incroyable. L’homme faisait un vrai numéro, sans complexe, au beau
milieu de nulle part. Bien que complètement déconcerté, il comprenait à
présent. En fait, il riait, impossible de s’en empêcher. Un comédien !
L’homme s’aperçut qu’il avait saisi. Il ralentit son débit, redevint presque
normal. Il sourit et tendit de nouveau la main comme s’il devait se présenter
une deuxième fois.
« Johnny Dewhurst », dit-il. Puis, tenant son café d’une main, il glissa
l’autre dans sa veste et en tira une carte de visite. « Johnny Dewhurst.
Comédien ambulant ». Au-dessous, en caractères plus petits, on lisait :
« Accepte tout engagement avec gratitude. » Sur un des côtés du carton, on
voyait l’image d’un clown, un clown de cirque classique : gros pieds, gros nez,

206
visage maquillé. Le personnage ne ressemblait en rien à Johnny Dewhurst (en
supposant que ce fût son vrai nom). Par ailleurs, vous vous rendiez compte
qu’avec son paillasson de cheveux et la mobilité de ses traits il était tout à fait
capable de jouer les clowns si nécessaire – s’il ne le faisait pas déjà. Dieu sait
quels accessoires de comédien comique il trimbalait dans le coffre de sa
voiture !
Il éclata de nouveau de son rire de perroquet. À présent, on aurait dit un
rire de conspirateur, un rire complice parce que son public avait ri aussi.
« Il-fra-combe ! » Une fois de plus, il changeait de personnalité. « Ce soir,
je joue à Ilfracombe. Puis j’irai à Barnstaple. C’est tout près, je crois. Ensuite,
à Plymouth. C’est bien assez loin pour Johnny. Le bout du monde. Après ça, je
me produis à Verona. Mais ça, c’est un autre genre. Ça s’appelle Embrasse-moi
vite ou un truc comme ça. Par Cole Porter. Avec un nom pareil, ce mec doit
être noir ! Avant-hier soir, j’ai joué à Yeoville. Yo-ville, je dis ! Ouais, frère, ça
c’est mon genre de ville, c’est là qu’il se sent bien, Johnny. Mais ils me
comprennent pas, ils applaudissent pas beaucoup. Après ça, ils m’expédient à
Tauntown. Ils m’envoient à Tawny Town, mec ! La ville des tannés, la ville des
basanés ! C’est un genre de blague ? Ou c’est un truc racial ? »
Malgré lui, il se remit à rire, sans être sûr que c’était ce que l’on attendait
de lui. En même temps, il avait l’impression que son hilarité n’avait pas
d’importance : il comprenait à présent que cet homme – un peu semblable à sa
veste de cuir froissée, lissée par l’usage – était aguerri aux réactions du public,
que celui-ci fût amical, hostile, exigeant ou indifférent. Ou peut-être tout
bonnement absent.
Mais l’homme rit lui aussi.
« Mec, comment tu veux être mon comparse si t’arrêtes pas de rigoler
comme ça. C’est quoi ton nom ? Tu m’as sauvé la vie, mais tu m’as pas dit ton
nom.
— Ken », répondit-il. Il tendit la main pour une deuxième fois lui aussi,
mais avec une circonspection secrète. Il tenait à tout prix à éviter de donner
son nom de famille. Black. Il s’appelait Kenneth Black. Un tas de gens ont ce
patronyme, mais il frémit à l’idée des répercussions comiques que celui-ci
pourrait avoir.
« Johnny Dewhurst et Kenny... Gardecôte. Je le vois, vieux, je le vois
devant mes yeux ! »
Il cacha son soulagement. « C’est votre vrai nom, ça, Johnny Dewhurst ?

207
— Tu me prends pour un menteur, mec ? Tu crois que je t’ai donné un faux
nom, que j’ai fait imprimer des cartes avec un faux nom ? »
Ses épaules tressautèrent, il brailla comme un âne et reprit son boniment.
Les mots jaillissaient hors de lui. On avait du mal à voir où un rôle
commençait et un autre finissait. Il avait toujours supposé que les comédiens (y
avait-il vraiment une catégorie d’êtres humains appelée « comédiens » ?)
étaient des durs à cuire, des petits malins. Qu’il y avait une distance entre leur
jeu et leur personnalité. Cependant, avec ce type, c’était impossible à
distinguer. Dans un sens, il semblait même créer cette confusion à dessein.
« Johnny Dewhurst, c’est pas le nom d’un humoriste, mais celui d’un
boucher. Je dis toujours : “D’abord Johnny raconte sa blague, ensuite... il se
fait mettre en pièces !” »
Il glissa de nouveau la main dans sa veste, sortit un morceau de papier plié
et le lui tendit. Un prospectus annonçant une tournée. « Johnny Dewhurst en
tournée ». Une liste remarquablement longue de lieux et de dates. Elle
quadrillait et circonscrivait toute l’Angleterre. La tournée commençait – ou
avait commencé – à Scarborough, puis avait continué dans plusieurs villes du
Nord pour prendre ensuite la direction du sud. Elle avait couvert les comtés du
Centre, puis viré vers le sud-ouest, touché Lincoln, Nottingham, Derby,
Shrewsbury, Rugby... ainsi que d’autres villes qu’il n’arrivait pas à situer avec
précision. Elle avait débuté fin juin et ne se terminerait qu’un bon mois plus
tard. L’homme devait encore longer toute la côte sud et atteindre des endroits
tels que Lowestoft et Skegness. La liste énumérait une série de théâtres, de
halles au blé, de palais et de pavillons en bord de mer et de salles
indéterminées. Elle devait être très ambitieuse, car lui n’avait jamais entendu
parler de Johnny Dewhurst, bien qu’il l’eût rencontré maintenant, et dans
nombre de ces endroits, dont certains avaient un vague prestige, Johnny
Dewhurst devait être bien loin de la tête d’affiche et occuper une toute petite
place dans le programme.
Or voici qu’à présent il était en rade, ou plutôt secouru, dans Exmoor.
« Johnny Dewhurst aimerait être de retour à Leeds, mec. Johnny Dewhurst
aimerait être de retour à Dewsbury. »
Ses paroles semblaient sortir du fond de son cœur, mais comment pouvait-
on en être sûr ?
La conversation parut s’étioler. Ils burent tous deux à leurs timbales,
faisant, comme d’un commun accord, la même grimace. Ils versèrent les

208
dernières gouttes de leur café sur la chaussée. Un parfait numéro de mime, sauf
qu’il n’y avait personne pour le regarder.
« Viens voir mon spectacle à Ilfracombe, si tu veux. Emmène ta
Mrs Gardecôte. Je n’ai pas un sac plein d’argent à te donner, ni même des
billets gratuits. Mais viens, si tu veux. Johnny Dewhurst vous amusera. »
S’agissait-il d’un défi ? D’une invitation sincère ? D’un mince espoir ?
« Au moins je saurais que j’ai un public. » Il partit de nouveau de son rire
perçant en soulevant les épaules.
Puis, toujours comme synchronisés et avec la même résignation, ils
allèrent à leur voiture.
« Partez le premier, Mr Gardecôte. Johnny Dewhurst doit d’abord arroser
Exmoor. Trois-neuf-neuf. Je m’en souviens. Je le vois, mec, je le vois écrit en
lettres de néon ! »
Il ne trouva rien de spirituel ou de marquant à lui répondre, mais après
tout, il n’était qu’un faire-valoir, n’est-ce pas ? Il dit : « Faites bien attention,
maintenant », conseil que donnaient les gardes-côtes quand ils aidaient un
quidam imprudent. Faites bien attention, maintenant.
Il mit le moteur en marche et démarra après un dernier signe d’adieu, puis
roula sur la route droite qui s’élevait graduellement. Il n’accéléra pas. Il
arriverait à temps. Et puis, il avait besoin de réfléchir. Maintenant qu’il était
remonté en voiture, l’aube semblait se retirer : il faisait de nouveau presque
sombre. Il regarda dans son rétroviseur. L’autre voiture ne bougeait pas.
Quand quelqu’un décidait-il de devenir un acteur comique ? Lui il avait
voulu devenir garde-côte depuis son enfance. Ce n’était guère que le goût d’un
jeune garçon pour le bord de mer, pour ce qui touchait aux choses maritimes,
bien qu’il n’ait jamais eu envie des périls que présentait le grand large. S’il
avait rêvé d’aventure, c’était avec une bonne dose de son contraire. Il n’avait
jamais voulu être marin, soldat – ou même policier. Il s’était toujours vu l’œil
aux aguets, une tasse de chocolat chaud à la main. Garder la côte nationale
était une activité louable sinon courageuse. Pour être honnête, il s’était vu en
gardien de la sécurité tout en assurant sa propre sécurité – une chose entraînant
l’autre.
Était-ce courageux d’être garde-côte ? Non. À quatre-vingt-quinze pour
cent, c’était un métier pépère. Certes, il y avait des incidents, dont certains
pénibles, il y avait des sauvetages. Sauver des gens faisait partie de son boulot.
Était-ce courageux ?

209
En revanche, le métier de Johnny Dewhurst était à coup sûr courageux,
incommensurablement courageux. Aurait-il osé, lui, un originaire du Somerset,
se rendre à Leeds (il n’était jamais allé dans cette ville, seulement deux fois à
Londres) et avec son accent du Sud-Ouest, sa voix ridicule, se présenter devant
un public régional et les faire rire ? Rien qu’à cette idée, il sentit ses genoux
faiblir.
Il regarda dans le rétroviseur. L’autre voiture n’avait pas bougé. Elle n’était
plus qu’un scintillement lointain. Le pauvre homme avait encore des milliers
de miles à parcourir. Dormait-il vraiment dans son véhicule ? Et que diable
fabriquerait-il à Ilfracombe à six heures du matin ? D’ailleurs que fabriquait-il
par ici à cinq heures ?
Il n’avait pas fait assez pour lui, c’était sûr. Remettre sa voiture sur le
macadam était bien insuffisant.
Mais alors qu’il gravissait une autre côte et que la voiture derrière lui
disparaissait, la réalité de celle-ci et de tous les événements qui étaient
survenus depuis l’apparition du cerf fantôme devint floue et improbable. Était-
ce vraiment arrivé ?
À présent, il devrait mettre au point la manière dont il raconterait cette
histoire à ses collègues gardes-côtes, puis, plus tard, à Ruth. Vous ne devinerez
jamais... Sur la route de Culworthy, à cinq heures du matin, j’ai rencontré un
acteur comique.
Cependant, plus il réfléchissait, plus la chose paraissait impossible. Où
commencer, comment être crédible ? Comment communiquer chaque détail
important ? C’était là une anecdote qu’il n’avait pas le pouvoir de relater. Il
valait donc mieux laisser tomber. Il se demandait déjà s’il y croyait lui-même.
Il atteignit la grand-route, il la suivrait un moment avant de tourner à
nouveau. Il passa devant le panneau très visible indiquant « Barnstaple,
Ilfracombe ». Le comédien ne pouvait guère le rater. À sa droite, il aperçut des
poches de plus en plus larges de mer touchées, à la différence de la terre, par
des rais d’une lumière rose doré provenant de l’est. Le canal de Bristol, mais
aussi l’océan Atlantique. À cet endroit, on voyait une assez grande étendue
d’eau. Swansea se trouvait au-delà de l’horizon, plus éloignée que Calais ne
l’était de Douvres. Comme il le savait, des navires chargés de sucre avaient
autrefois remonté ce bras de mer. Ou l’avaient descendu pour aller en Afrique.
Puis faire route vers l’ouest.

210
Il prit le tournant familier à droite, l’étroite et sinueuse route. Dans un
instant, il apercevrait les bâtiments blancs flanqués du phare. Certains matins,
cette vue continuait à lui couper le souffle. Et si vous arriviez au coucher du
soleil...
Ce n’était pas un boulot « la tête dans le sable » – sans faire une mauvaise
plaisanterie. Il comprenait des moments désagréables. Des suicides, des corps
rejetés sur le rivage. Mais jamais il ne pourrait aller à Leeds. Et, par définition,
c’était un boulot où l’on restait perché au bord de la terre, les yeux fixés sur le
large. Par définition aussi, il était plutôt sédentaire. Il repensa à l’étonnant
itinéraire de Johnny Dewhurst.
Tout cela était-il vrai ? S’agissait-il réellement d’une histoire racontable ?
Il tâta sa poche de poitrine qui contenait le prospectus et la carte de visite,
comme si ces preuves concrètes pouvaient lui avoir été dérobées d’une
mystérieuse façon.
Devrait-il emmener Ruth à Ilfracombe ? Ce soir. Devrait-il tout lui
expliquer et l’emmener, même si elle protestait ? Je pense que nous devrions y
aller. Mais risquait-il ainsi de se voir renvoyer cette rencontre sur la route à la
figure – et à celle de Ruth ? Vous avez entendu l’histoire du garde-côte perdu ?
Dans Exmoor. Oui, madame, un garde-côte dans Exmoor. Risquait-il de
découvrir qu’il était devenu du « matériau » – à Ilfracombe et partout jusqu’à
Skegness ?
Il pensa à ce sketch à deux qui n’aurait jamais lieu. Kenny Gardecôte – ou
Kenny Black.
Non, il ne dirait rien à personne. Même pas à Ruth. Avec le temps, Johnny
Dewhurst, tout comme cet invraisemblable cerf, commencerait peut-être à
ressembler à une hallucination.
La tour familière apparut devant lui, son dernier étage, la partie qui ne
fonctionnait plus, néanmoins baignée d’une vive lumière rose. Il était assis au
bord de l’Angleterre, censé la garder, les yeux tournés vers le large. Il avait
quelques connaissances sur le canal de Bristol, son trafic maritime, son
histoire. Il avait quelques connaissances sur Exmoor. Mais Exmoor, ce n’était
pas l’Angleterre – même si vous le désiriez. Des 4 × 4 flambant neufs y
circulaient telles des fusées spatiales exploratrices. Il savait ce qu’il savait au
sujet de cette contrée à laquelle il tournait le dos, cette étrange étendue au-delà
d’Exmoor, mais cela se réduisait à peu de chose en réalité. En fait, il ne

211
connaissait rien du tout sur elle, se dit-il, alors qu’il arrêtait de nouveau sa
voiture.

212
Titre original :
ENGLAND AND OTHER STORIES

Copyright © 2014 by Graham Swift.


© Éditions Gallimard, 2019, pour la traduction française.

213
GRAHAM SWIFT
DE L’ANGLETERRE
ET DES ANGLAIS

Des instantanés qui distillent l’essence d’une vie. Des moments pris sur le vif
que l’on déroule comme une pellicule. Des héros ordinaires ; ce qui les lie, ce
qui les sépare.
Un couple de jeunes mariés vient de remplir son testament. Un médecin
raconte pour la centième fois l’histoire de son père immigré. Un homme
fantasme sur l’épouse de son meilleur ami. Une femme n’arrive plus à dormir
dans la même chambre que son mari après les sombres révélations de sa fille.
e
Traversant les palais du XVII siècle et les chambres feutrées d’aujourd’hui, le
lecteur est témoin de nombreux drames, du plus secret au plus ostensible. Au
fil des nouvelles qui composent ce recueil, chaque portrait s’anime pour
révéler, dans une prose sobre aux multiples facettes, un émouvant fragment du
quotidien.
De quoi se compose l’identité de l’Angleterre aujourd’hui ? En détaillant
tantôt avec tendresse, tantôt avec cruauté, une cartographie émotionnelle et
humaine de son pays, l’auteur du très remarqué Dimanche des mères nous
offre ici une vision vivante et cosmopolite de la société britannique.

Graham Swift, né à Londres en 1949, s’est imposé sur la scène littéraire


britannique par son art du romanesque et de l’épure. Le pays des eaux (1983)
a reçu le prestigieux Guardian Fiction Prize. À tout jamais a obtenu en 1993 le
prix du Meilleur Livre étranger et La dernière tournée le Booker Prize en
1996. Ses autres romans traduits en français sont La lumière du jour, Demain,
J’aimerais tellement que tu sois là et Le dimanche des mères.

214
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard


LE PAYS DES EAUX
À TOUT JAMAIS
LA LEÇON DE NATATION
LA DERNIÈRE TOURNÉE
LA LUMIÈRE DU JOUR
DEMAIN
J’AIMERAIS TELLEMENT QUE TU SOIS LÀ
LE DIMANCHE DES MÈRES

Dans la collection Folio 2 €


LE SÉRAIL ET AUTRES NOUVELLES

215
Cette édition électronique du livre
De l’Angleterre et des Anglais de Graham Swift
a été réalisée le 28 novembre 2018
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072731068 - Numéro d’édition : 318869)
Code Sodis : N89554 - ISBN : 9782072731075.
Numéro d’édition : 318870

Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé.

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Table des Matières
Titre 2
Dédicace 3
Exergue 4
Ascensions 5
Une surprise nommée Wanda 14
Les autres, c’est la vie 22
Hématologie 28
Souviens-toi 38
Le bon vieux temps 50
Faute de grives... 62
Grâce rédemptrice 70
Tragédie, tragédie 77
Le plus d’amour possible 83
Yorkshire 91
Holly et Polly 100
Clés 107
Lawrence d’Arabie 114
Ajax 118
Était-elle la seule ? 130
Couteau 139
Mrs Kaminski 145
Chien 149
Fusilli 159
Je vis seul 165
Les lois de la guerre 177
Saint Pierre 184
Premier sur les lieux 191
De l’Angleterre 198
Copyright 213
Présentation 214

217
Du même auteur 215
Achevé de numériser 216

218

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