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Lettres

Lycée
MARS 2022
N°98 / 11,25€

Nouvelle
Revue nrp-lycee.nathan.fr
Pédagogique
ISSN 1636-3574
La revue & sa banque de ressources

L’illustre
Molière
Tous les repères sur l’auteur
et le contexte de l’œuvre

Des explications
linéaires et des
éclairages
au fil du texte
pour se préparer
à l’oral

• Plus de 70 pages consacrées aux thèmes clés et aux enjeux


de l’œuvre et du parcours associé
• Des pages « Vers le Bac » : des sujets de dissertation,
des points de méthode et des outils pour préparer l’oral

Rendez-vous sur carresclassiques.com


Conformément aux dispositions sur le droit d'auteur (Code de la Propriété Intellectuelle),
la reproduction et la représentation de tout ou partie de ce numéro de la NRP notamment sur
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N°98
Nouvelle Revue Pédagogique
Lycée / MARS 2022

Édito
Depuis le 15 janvier, on ne voit plus que lui : pour son 400e anniversaire,
Molière est la star incontestée des planches et des médias. Alors forcément, tradition
scolaire oblige, la fête se prolongera dans les classes. Ce sera peut-être l’occasion
faire entrer au répertoire des cours de 2de et de 1re des comédies qui ont longtemps
été réservées au collège.
Dans le dossier, on comprend que la renommée du dramaturge s’est parfois faite aux
dépens de celle du comédien. Les deux séquences n’oublient ni l’un, ni l’autre. La
séquence pour la 2de propose une étude de George Dandin, pièce courte et moderne,
où la fraîcheur d’Angélique écrase l’aigreur du paysan presque parvenu et le cynisme
de ses parents. La séquence en 1re est consacrée au Malade imaginaire, au programme
du Bac, chef d’œuvre comique qui parle pourtant de la médecine, de la mort et de
la folie des hommes.

Sommaire
Éditeur : Nathan, 92, avenue de France
75013 Paris
Directrice de la publication : Catherine Lucet
ACTUALITÉ
Directrice déléguée : Delphine Dourlet
Directrice éditoriale : Catherine Gaschignard Brèves ........................................................................ 4
Rédactrice en chef :
Claire Beilin-Bourgeois
Pédagogie ................................................................... 4
Édition : Claire Beilin-Bourgeois, Simon Hafi
Édition Web : Alexandra Guidal
Livres. . ........................................................................ 6
Fabrication : Isabelle Montel
Iconographie : Laure Penchenat
Lire au CDI................................................................... 8
Marketing/Diffusion : A. Errafi, G. Guerrier
Impression : Imprimerie de Champagne,
Cinéma ....................................................................... 9
52200 Langres
Création et réalisation de la couverture : DOSSIER Molière, homme de spectacle . . ......................... 10
Élise Launay
Création des pages intérieures : Élise Launay
et Clémentine Largant
Mise en page : Thomas Winock
SÉQUENCES PÉDAGOGIQUES
Publicité et partenariats : Comdhabitude
publicité, directrice de la publicité : Clotilde Séquence 2de George Dandin, de Molière...................................... 16
Poitevin, 7 rue Émile Lacoste 19 100 Brive
Tél. : 05 55 24 14 03 Séquence 1re Molière, Le Malade imaginaire. . ................................. 26
Code article : 116780
N° d’édition : 10276980
Dépôt légal : MARS 2022 FICHES PÉDAGOGIQUES
Commission paritaire : 0625T83012
Étude de la langue
Abonnement 1 an – 4 numéros papier +
Étude de l’interrogation dans Le Malade imaginaire............................... 39
version numérique des 4 numéros : France
45 €, DOM/TOM : 57 € , Etranger : 61 € Latin 2de
– 4 numéros papier + toutes les archives
numériques depuis 2012 : France 69 €, La seconde mort d’Eurydice..................................................... 42
DOM/TOM : 81 € , Etranger : 85 €
Abonnement 100% numérique 1 an à partir
de 25 € sur nathan.aboshop.fr
Téléphone Abonnement : 01 44 70 14 76
Une nouvelle banque de ressources
Abonnement pour la Suisse : EDIGROUP SA, pour les profs de lettres
abonne@edigroup.ch
Codes Retrouvez les séquences et les articles
Abonnement pour la Belgique : Edigroup Flashez les QR
pour accéder s. de ce numéro, et de nombreuses autres
Sprl, email : abobelgique@edigroup.org nrp-lycee.nathan.fr
aux ressource ressources téléchargeables dans la banque
ISSN 1636-3574
Prix au n° : 11,25 € de ressources nrp-lycee.nathan.fr

MARS 2022 NRP LYCÉE 1


2 NRP LYCÉE MARS 2022
Vos rendez-vous dans la
nrp-lycee.nathan.fr banque de ressources NRP
C’est avec Molière, bien sûr, que vous avez rendez-vous dans
la banque de ressources de la NRP. Nous avons sélectionné
des articles et des séquences qui lui rendent hommage.
© BIS / Ph. Coll. Archives Larbor

La fin
spectaculaire
de Dom Juan
Si on lisait Dom-Juan
en commençant par la
fin ? « Un feu invisible me
brûle ! » : les dernières
scènes de Dom Juan sont
ici l’objet d’une courte
séquence, qui convient Livre
aussi bien en lycée
général qu’en lycée pro, La vie de Molière
et qui peut conduire à la La biographie de Molière par
lecture de l’ensemble de Georges forestier, publiée en
la pièce. octobre 2018 chez Gallimard, fait
désormais autorité. Retrouvez-la
Séquence NRP dans un article de la rubrique
« Livres » de la NRP janvier 2019.

© BIS / Ph. Coll. Archives Larbor


La figure du père
au théâtre
©

Une séquence sur la


Ru
ed

figure du père au
es A

théâtre ne pouvait se
rchiv

passer des barbons


es / Tallandier / Bridgeman

de Molière. C’est donc


Orgon, dans Tartuffe,
qui prend place dans
une étude, où vous
trouverez aussi des
extraits d’Œdipe-Roi,
de Phèdre, du Cid, du
I ma

Roi Lear ou encore du Séquence NRP


ges

Fils de Florian Zeller.


Les comédies de Molière,
Séquence NRP
du collège au lycée
La NRP collège a publié de nombreux
suppléments et séquences sur des comédies de
Molière. Certains de ces articles sont exploitables
Couverture : Nicolas Mignard, Portrait de Molière en César dans La Mort
de Pompée de Corneille, vers 1650, musée Carnavalet, Paris. au lycée, comme l’étude de L’École des femmes.
© Darchivio / Opale.photo

MARS 2022 NRP LYCÉE 3


ACTU
En bref
Brèves

Le calendrier Parcoursup 2021-2022, les années Proust


29 mars. Dernier jour pour formuler ses vœux : 10 Après le cent cinquantième anniversaire de sa nais-
vœux sans les classer par ordre de priorité ; 10 vœux sance en 2021, 2022 est l’année du centenaire de sa mort,
supplémentaires sont possibles pour des formations en le 18 novembre 1922.
apprentissage. L’été dernier, Illiers-Combray a célébré L’auteur de
7 avril. Dernier jour pour finaliser son dossier et confir- La Recherche (conférence de Jean-Yves Tadié, vice-président de
mer ses vœux. La Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray,
Avril-mai. Les candidatures sont examinées. lectures en plein air, colloque...) avant la fermeture du musée
Du 2 juin au 15 juillet. Réception des propositions Marcel Proust, installé dans la maison de Tante Léonie, pour
d’admission, obligation d’y répondre au fur et à mesure, environ dix-huit mois de travaux. Un musée éphémère a ouvert
dans les délais indiqués. ses portes le 22 janvier, offrant une reconstitution des deux
5 juillet. Les résultats du bac permettent de procéder chambres principales, celles de Marcel et de sa Tante, ainsi
à l’inscription administrative dans la formation choisie. qu’une exposition.
Du 23 juin au 16 septembre. Phase d’admission com- À Paris, se tient au musée Carnavalet l’exposition Marcel
plémentaire, possibilité de formuler 10 vœux nouveaux Proust, un roman parisien, jusqu’au 10 avril prochain. À tra-
dans des formations qui ont des places disponibles. vers 280 pièces – photos, peintures, mobilier, accessoires de
À noter : on peut formuler des vœux de formation en mode, documents manuscrits – elle propose deux parcours.
apprentissage tout au long de la procédure Parcoursup. Le premier conduit le visiteur dans Le Paris de Marcel Proust,
À partir du 1er juillet, dans les cas où aucune propo- là où il a vécu, rive droite toujours, siège de la vie mondaine
sition d’admission n’a été reçue, les élèves ont la possi- de l’époque, ainsi que dans l’univers intime de sa chambre.
bilité de demander un accompagnement personnalisé L’autre est un voyage dans l’œuvre de Proust et dans l’histoire
auprès de la CAES, la Commission d’Accès à l’Enseigne- de Paris. Outre de nombreux tableaux prêtés par le musée
ment Supérieur. d’Orsay, on y voit deux des « placards » sur lesquels l’écrivain
corrigeait, raturait, reprenait les épreuves imprimées par
son éditeur.
Rappels :
Printemps des poètes • « La Leçon de Proust », Théâtre à table, diffusé le 23 janvier
2021 par la Comédie-Française, https://www.comedie-fran-
« Il est temps de sonder à nouveau l’éphémère. De ne pas attendre caise.fr/fr/evenements/theatrealatable-la-lecon-de-proust#
demain. De questionner ici et maintenant la part la plus fragile, la plus • Sur YouTube, À la Recherche du temps perdu, lu par les comé-
secrète, la plus inouïe de nos existence » C’est par ces mots que Sophie diens du Français.
Nauleau a introduit le 24e Printemps des Poètes dont elle est la direc-
trice artistique. « L’Éphémère » en est le thème, illustré par une photo
de Laurent Philippe prise au cours du spectacle de Pina Baush, Comme
la mousse sur la pierre.
Le site printempsdespoetes.com/Edition-2022 offre de nombreuses Baccalauréat 2022 :
ressources pour des activités pédagogiques ; on retrouve cette année les dates des épreuves
« Dis-moi un poème », le Prix Poésie des Lecteurs de Lire et faire lire,
Écrit des EAF : 16 juin
ou encore « Photopoème » qui propose une production alliant dessin,
Oral des EAF : 20 juin au 1er juillet
texte, photo et numérique. Avec « 21 haïkus pour un Printemps »,
« Opération Coudrier » invite les jeunes à partir de la 6e à une décou- Baccalauréat général
verte puis à « retraduction » de vers avec « des mots qui les touchent », Du 14 au 16 mars : épreuves terminales d’Enseignement de
tout en respectant l’exigence et le cadre poétique du haïku. Seront Spécialité
décernés les Prix des Jeunes, Prix des enseignants et Coup de cœur 15 juin : Philosophie
du Printemps des Poètes. 20 juillet au 1er juillet : Grand Oral
Pour les lycéens, « L’éphémère dans les rues de la ville » propose Baccalauréat professionnel
d’une part de composer une sélection de vers parmi un corpus pro- 23 mai au 3 juin : épreuves écrites et pratiques sur support
posé et d’autre part d’écrire sa propre définition de l’éphémère, puis informatique
de préparer avec ce matériau un affichage éphémère dans un lieu 14 au 24 juin : épreuves écrites d’enseignements généraux
culturel proche, théâtre, musée, bibliothèque, en fonction de ce qui 5 juillet : résultats
est possible dans la ville. 7, 8, 9, 12 septembre : épreuves écrites de remplacement

J Odile Collet

4 NRP LYCÉE MARS 2022


Christophe L. © Gaumont-Curiosa Films –France 3 Cinema –Pictanovo-Gabriel-Umedia affiche suisse
ACTU
Illusions perdues

Pédagogie
de Xavier Giannoli
Une adaptation au service
de l’étude du roman
Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur INSPE Sorbonne-Université.

Il fallait un sacré culot pour adapter au cinéma le L’affiche d’Illusions perdues,


texte dont Marcel Proust disait qu’il était le plus réal. Xavier Giannoli, 2021.

grand roman de Balzac. Si les illusions demeurent


définitivement perdues, le pari de Xavier Giannolli, lui, que l’affairisme journalistique épinglé dans
Bel-Ami (1885) de Maupassant. D’abord,
est des plus réussis. Miroir d’un temps où abondaient « plume » dans un journal « libéral », Lucien
les fausses rumeurs propagées par les « canards », se fait acheter par un journal « royaliste ».
Illusions perdues apparaît aussi, par analogie, celui de Opportuniste par esprit de revanche, Lucien
fait le pari risqué d’être des deux bords à la
notre époque où abondent les fake news. fois, se mettre du côté du Roi pouvant lui
permettre de récupérer la particule de sa
mère : « De Rubempré ».
Deux chemins vers la réussite sociale temps sur les sorties théâtrales et les livres
fraîchement édités, Lucien va devoir faire le
Poursuivant l’entreprise d’Honoré de deuil de ses belles illusions. La représentation Un film pour disserter et
Balzac, Xavier Giannoli met en scène la trans- s’enrichir culturellement
cinématographique d’une presse d’autant
formation d’un caractère trop innocent pour
plus florissante qu’elle est sans déontologie En regard avec le roman dont il s’inspire,
être absolument honnête. Si Lucien Chardon,
permettra aux élèves de 2de de faire le lien le film peut permettre d’engager la problé-
apprenti-imprimeur d’Angoulême, apparaît
entre deux parties du programme, le roman matique de dissertation suivante centrée la
effectivement au départ comme un poète
et la presse. Aux heures fastes du « boule- personnalité du héros : « Dans quelle mesure
idéaliste, sa montée « à la capitale » ne tarde
vard du Crime », où se croisent prostituées, Lucien, tel qu’il apparaît dans le roman et
pas à balayer ses scrupules. Les élèves, dès
écrivains et journalistes, pour qu’un livre soit dans le film, peut-il être caractérisé comme
le visionnage de la bande-annonce, seront
acheté en nombre, pour qu’une pièce fasse un personnage paradoxal, tiraillé entre son
d’ailleurs sensibles aux transformations
physionomiques du personnage, entre la salle comble, tout dépend de la capacité moi profond et son moi social ? »
situation initiale où il dédie son recueil de des « canards » à provoquer la « claque », Outre ses qualités cinématographiques
poèmes à sa noble protectrice, Madame de autrement dit, à faire le « buzz ». Guidés par propres, le film de Xavier Giannoli met en
Bargeton, et le cœur de l’action où Lucien l’appât du gain, ces derniers se rangent prio- scène tous les genres littéraires : poésie,
de Rubempré pense avoir définitivement ritairement du côté du directeur de théâtre roman, théâtre (Coralie jouant par exemple
conquis le Tout-Paris de la Restauration. ou de l’éditeur le plus offrant. la Bérénice de Racine) et textes d’idées, à
Dans le roman, le héros de Balzac est Dans le roman qui sert de trame scéna- travers le thème omniprésent de la presse.
immédiatement confronté à un dilemme : ristique à l’adaptation cinématographique, De plus, du point de vue de la réception
choisir entre « le Cénacle » et le Journalisme, Balzac s’était plu à décrire cette société des élèves, le jeune âge du personnage
ou si l’on préfère, entre l’anonymat et le faussement lettrée qui a fait du paraître son principal et de sa compagne ne peuvent
renom. Le film amplifie ce ressort drama- maître-mot. Or l’auteur lui-même, pour Illu- que renforcer une forme de lecture mimé-
tique en soulignant les tiraillements du héros, sions perdues notamment, a été « descendu » tique. La confrontation du roman donnera
amant « romantique » d’une jeune et belle par quelques plumes acérées dont celle de ainsi lieu à une séquence qu’on pourra
comédienne (Coralie) et – en même temps Jules Janin qui dans Le Corsaire (journal où intituler « Des Marguerites aux canards
– billettiste sans foi ni loi. écrit Lucien) persifflait : « Ce livre, dans lequel déchaînés ».
on n’entre que comme dans un égout […] ».
La tentation de l’argent et du vice Les trois premiers titres retenus ici sont
Une chute brutale et cruelle repris du chapitre 10, « Parcours initia-
Pour faire son trou dans le petit monde tiques », proposé dans le manuel Nathan
des lettres, il faut moins du génie que des Tout rapprochement de ce théâtre des 2de, Horizons pluriels, qui étudie cinq extraits
relations. Au contact d’Étienne Lousteau, vanités avec les mœurs de la cour versaillaise de la deuxième partie d’Illusions perdues,
rédacteur en chef d’un des nombreux dans Ridicule (1996) de Patrice Leconte ne p.241-246.
« canards » chargés de faire la pluie et le beau serait dès lors nullement fortuite, pas moins

MARS 2022 NRP LYCÉE 5


ACTU
comme Charlotte Delbo, le temps est éclaté en fragments
Livres
juxtaposés dont chaque élément est une blessure vive.
La voix est étrangement neutre, définitivement assour-
die par l’horreur vécue. « Les vivantes devaient traîner les
mortes de la nuit dans la cour, parce qu’il fallait compter
Témoignages les mortes aussi. Le SS passait. Il s’amusait à lancer le chien
sur elles. On entendait dans tout le camp des hurlements.
L’Espèce humaine C’étaient les hurlements de la nuit. Puis le silence. » De temps
et autres récits des à autre, la prose laisse place à la scansion d’une écriture
camps, dir. Dominique poétique, pour une litanie de la douleur qui s’élève dans
Moncond’huy, Gallimard, la faillite du langage et de la raison.
Bibliothèque de la Jorge Semprun a choisi de son côté un tissage subtil de
Pléiade, 1614 pages, 65 € plusieurs temporalités. Croisant diverses époques, il mêle
(jusqu’au 31/03/2022) récits et réflexions : sur « tous les massacres de l’histoire »
comme sur Malraux et Camus ou « le jour de la mort » de
Primo Levi. L’un des passages les plus saisissants évoque la
Dire l’innommable perception du corps supplicié : « Mon corps s’affirmait dans
une insurrection viscérale qui prétendait me nier en tant qu’être
« L’approche du camp se sent à l’odeur. Odeur de cha- moral. (…) il me fallait l’asservir, le maîtriser, l’abandonnant
rogne, odeur de diarrhée qu’enveloppe l’odeur plus épaisse aux affres de la douleur et de l’humiliation ».
et suffocante du crématoire » (Charlotte Delbo). Comment
dire l’horreur vécue dans les camps nazis, en affrontant Le livre de David Rousset se distingue quant à lui par
le langage aux limites extrêmes de l’innommable ? Les une tentative de compréhension lucide de l’organisation
récits des déportés, qui viennent d’être publiés dans la des camps, avec des analyses qui composent aujourd’hui
Pléiade, placent le lecteur face à l’horreur insoutenable encore l’une des meilleures introductions au phénomène
d’une expérience absolue du mal. concentrationnaire, dont la « bureaucratie dirigeante » se
déploie entre programmation et efficacité, approvisionne-
Ces textes sont des « récits lazaréens », produits par ment et élimination. Le texte est ponctué en contrepoint
les victimes survivantes. Si c’est un homme de Primo Levi par l’humour macabre d’une « bouffonnerie tragique ».
n’y figure pas, parce qu’on n’a retenu que les œuvres rédi-
gées en français. Le volume réunit ainsi L’Univers concen- « Jamais je n’oublierai cette nuit, la première nuit de
trationnaire de David Rousset, La Peinture à Dora de Fran- camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois ver-
çois Le Lionnais, L’Espèce humaine de Robert Antelme, De rouillée. / Jamais je n’oublierai cette fumée. / Jamais je n’ou-
la mort à la vie et Nuit et brouillard de Jean Cayrol, La Nuit blierai les petits visages des enfants dont j’avais vu les corps
d’Elie Wiesel, Le Sang du ciel de Piotr Rawicz, Auschwitz se transformer en volutes sous un azur muet » (Elie Wiesel,
et après de Chalotte Delbo, et l’Ecriture ou la vie de Jorge La Nuit). Comme celui d’Elie Wiesel, tous ces textes ac-
Semprun. Écrits entre 1946 et 1994, ils témoignent moins cumulent des témoignages de l’horreur vécue, des bri-
d’un retour à la vie que d’une traversée de la vie par la mades, humiliations et violences assassines imposées
mort. Si le titre retenu est celui de Robert Antelme, L’Es- par la hiérarchie implacable du SS, du kapo, et des droits
pèce humaine, c’est parce que l’épreuve des camps a ques- communs qui verrouillent la planification de l’horreur.
tionné les limites de l’humain, à l’extrême du pensable. « Un des jeux consiste à faire habiller et dévêtir les détenus
plusieurs fois par jour très vite et à la matraque (…) faire
Charlotte Delbo évoquait avec l’une des survivantes, tourner très vite les hommes pendant des heures sans arrêt,
Mado, « cette volonté qui nous tenait comme un délire de avec le fouet ; organiser la marche du crapaud, et les plus
supporter, d’endurer, de persister, de sortir pour être la voix lents seront jetés dans le bassin d’eau sous le rire homérique
qui reviendrait et qui dirait ». Mais une fois revenu de l’en- des SS » (David Rousset).
fer des camps, comment en dire la durée vécue ? « Quoi
est plus près de l’éternité qu’une journée ? Quoi est plus long L’évidence s’impose au lecteur d’une terrible complici-
qu’une journée ? À quoi peut-on savoir qu’elle s’écoule ? » té de tous les acteurs des camps, illustrant l’affreuse « ba-
(Charlotte Delbo). Le temps est à la fois fragmenté et nalité du mal » dont avait naguère parlé Hannah Arendt.
étale, figé dans l’attente du pire. Et symétriquement, dans Elle caractérise tous ceux que l’historien Daniel Goldhagen
le temps de l’écriture, ce passé impossible à conjurer se a appelés, dans un ouvrage qui a fait date, « les bourreaux
déploie dans un présent impalpable, vide de tout, hanté volontaires de Hitler » : tous participent aux violences gé-
de fantômes : « sur moi, sur nous, le temps ne passe pas. (…) nérales, et jusqu’à ceux qui sont chargés de convoyer les
Je suis morte à Auschwitz et personne ne le voit. » (Charlotte morts, de les enfourner, ou de composer un orchestre ac-
Delbo) compagnant le détenu promis à la pendaison.

Robert Antelme multiplie les témoignages doulou- L’expérience littéraire n’est ici ni salvatrice ni rédemp-
reux surplombés par une terrible lucidité d’après coup : trice. Chaque texte projette l’ombre d’une béance in-
« Hurlement des enfants que l’on étouffe. Silence des cendres comblable que l’écriture désigne comme son envers, le
épandues sur une plaine ». Les mêmes scènes insoute- puits sans fond d’une souffrance infinie où vacille l’idée
nables scandent le livre d’Elie Wiesel, dont la narration est même d’une « espèce humaine ».
tissée dans l’histoire de sa propre famille. Chez certains, Daniel Bergez

6 NRP LYCÉE MARS 2022


ACTU
artiste », rehaussant la réalité d’un filtre pictural. Même

Livres
l’Hôtel de ville de Paris, incendié par la Commune, s’en
trouve esthétisé : « la ruine brillante de l’agitation, qu’a
prise la pierre cuite par le pétrole, ressemble à la ruine d’un
palais italien baigné dans un opéra de lueurs et de reflets
Essai électriques ».
Daniel Bergez
Edmond et Jules de

aussi
GONCOURT, Journal,
Choix et édition de
À lire
Jean-Louis Cabanès,
Gallimard, « Folio classique », Catalogue d’art
896 pages, 13,50 € Chagall, Modigliani, Soutine…
Paris pour école, Musée d’art et
d’histoire du Judaïsme et Réunion
De la chronique mondaine des musées nationaux, Grand
Palais, 272 pages, 25 €
au « style artiste »
De tous les courants artistiques du xxe siècle en
Les couples littéraires sont nombreux, et légendaires : France, celui de l’« École de Paris » est aussi connu
Orphée et Eurydice, Daphnis et Chloé, Héloïse et Abélard, que difficilement définissable. Il s’agit moins d’une
Paul et Virginie… Du côté des auteurs, les exemples sont orientation esthétique particulière que de la réu-
plus rares : Willy et Colette, Sartre et Simone de Beau- nion d’un ensemble d’artistes d’origine étrangère,
voir… Les plus célèbres sont sans conteste les frères Gon- souvent juifs, venus trouver dans Paris, considéré
court, chroniqueurs aussi caustiques que talentueux de alors comme la capitale des arts, à la fois un refuge
la vie sociale, politique et artistique, de la seconde moitié contre les persécutions et un lieu d’inspiration et de
du xixe siècle. Bénéficiant d’une fortune familiale qui leur création privilégié. Le catalogue de l’exposition or-
a permis de devenir des esthètes dilettantes, passionnés ganisée par le musée d’art de d’histoire du Judaïsme
par le xviiie siècle français et par l’art japonais, ils sont les à Paris montre la diversité et la qualité des artistes
auteurs d’un Journal en tous points passionnant. Parallèle réunis sous cette étiquette : entre autres Chagall,
à leurs publications romanesques – notamment Germinie Kisling, Modigliani, Pascin, Soutine, Zadkine… Sou-
Lacerteux, récit très étonnant de la double vie d’une ser- vent ostracisés, ils ont formé l’un des fers de lance de
vante (schéma tiré de leur expérience personnelle) -, ils s’y la modernité picturale, congédiant autant l’abstrac-
sont engagés à partir du coup d’État de 1851. Au fil des tion que l’académisme, et imposant souvent la force
ans, et surtout après la mort pathétique de Jules, ce travail onirique d’un monde intérieur, volontiers tourmenté.
a été conçu dans une perspective testamentaire, comme
œuvre majeure et témoignage posthume.
Essai
Familiers de la princesse Mathilde, les Goncourt fré- Mathieu QUET, Flux. Comment
quentent toute la société politique, mondaine et artis- la pensée logistique gouverne le
tique du temps. Défilent ainsi, au hasard de la chronolo- monde, éd. Zones, 160 pages, 16 €
gie diariste, des évocations toujours hautes en couleur du
Dans « Le Mondain », Voltaire
duc de Morny, de Degas, Renan, Sainte-Beuve, Flaubert,
se félicitait de ce que « Nos vins
Zola, Daudet, etc., qu’ils voyaient régulièrement. Le trait
de France enivrent les sultans »,
de plume est acéré, nourri par un art de la caricature qui
soutenant par là que le commerce avait heureuse-
fait parfois penser à Daumier, tandis que les réflexions
ment remplacé, et effacé, la guerre. Cette logique
morales rappellent La Bruyère et Chamfort. Voici Napo- commerciale, entre nations comme entre indivi-
léon III : « Il a du reptile dans l’approche, et du caméléon dus, n’a cessé de se développer, surtout depuis les
dans le mouvement, un air endormi et glacial, l’œil petit, xviii e - xix e siècles. Nous sommes ainsi entrés dans
éteint, et la peau, tout autour, ridée et plissée comme des l’ère d’un « flux » continu de marchandises qui ne
paupières de lézard. » Et voici, dans une scène au tribu- cessent de circuler sur la planète. Mathieu Quet, dans
nal, « les yeux bordés de jambon de l’huissier, avec son petit un ouvrage aussi engagé que documenté, montre
manteau noir qui pend à son habit, comme une aile cassée comment aujourd’hui « les mouvements des choses,
de chauve-souris. » des personnes, de la matière visible ou invisible sont
Volontiers misogynes et antisémites comme bon désormais profondément structurés par la pensée
nombre de leurs contemporains, mais aussi capables logistique ». Sociologue et directeur de recherche, il
de profonde empathie pour les miséreux, les Goncourt analyse les transformations à la fois techniques, idéo-
sont excédés par le vide et la superficialité du monde qui logiques et politiques, qu’entraîne cet empire de la
les entoure. Ils se veulent au service de la vérité, tout en circulation continue qui s’étend à toutes nos activités
maintenant l’exigence d’un style littéraire de haute tenue, et vampirise jusqu’à nos imaginaires.
inventif et travaillé, l’un des meilleurs exemples du « style

MARS 2022 NRP LYCÉE 7


ACTU
Lire au CDI
Molière : 400 ans et pas une ride
Par Claire Rouveron, professeure documentaliste dans l’académie de Limoges, membre de l’A.P.D.E.N.

Les 400 ans de la naissance de Molière seront célébrés toute l’année en France,
et l’école est un lieu privilégié pour mettre à l’honneur l’auteur de théâtre français
le plus joué. Un travail en co-enseignement entre le professeur de lettres et
le professeur documentaliste avec les élèves de 1re est mené sur Le Malade
imaginaire afin de de construire avec eux une exposition interactive sur Molière.

Vie et œuvre de Molière


NOTION INFO-DOCUMENTAIRE :
Les élèves étudient Le Malade Imaginaire avec leur pro- LE BESOIN D’INFORMATION
fesseur de français. De l’analyse du texte émerge la thé- Le besoin d’information vient du constat d’un manque de
connaissances, sur un sujet particulier, et donne lieu à un ques-
matique résumée ici dans l’échange qui oppose Argan et
tionnement sur les moyens pour trouver des informations. La
Béralde : « Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridi- définition du besoin d’information et le questionnement per-
cule de la médecine » (III, 3). En complément, un corpus de mettent la formulation de mots clés.
pièces de Molière est proposé aux élèves sur des questions Définition complète à consulter sur :
sociétales actuelles : l’éducation et la place des femmes https://wikinotions.apden.org/notions.
dans la société, le mariage arrangé et la sincérité amou- php?p=consult&nom=Besoin%20d%27information
documentaire
reuse, le rapport à l’argent, l’hypocrisie de la vie en société.
Le professeur de français et le professeur documenta-
liste optent pour une exposition thématique sur Molière.
Les élèves, répartis en groupes, travaillent sur les panneaux RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
suivants : la vie de Molière, les dix pièces incontournables,
les citations « chocs » extraites des pièces de Molière, les La médecine, l’hypocondrie, la figure du médecin
adaptations phares des œuvres du dramaturge, les théma- • David Lodge, Thérapie, Payot et Rivages, 1998
tiques des œuvres précitées dont un panneau centré sur Le • Jules Romains, Knock ou le triomphe de la médecine, Gallimard,
Malade imaginaire. 1972
Les élèves mènent aussi des recherches documentaires • Terreur graphique, Hypocondrie(s), 6 pieds sous terre éditions,
2013
avec pour consigne de constituer un corpus de documents
Le mariage arrangé ou forcé
écrits, iconographiques et sonores et rendent l’exposition
• Djaïli Amadou Amal, Les impatientes, éditions Emmanuelle
interactive en intégrant des QR Codes. Le professeur docu- Collas, 2020
mentaliste travaille plus précisément la notion de besoin
• Charlotte Bousquet, Le jour où je suis partie, Flammarion, 2017
d’information et la formulation de mots-clés ciblés.
• Jo Witek, J’ai 14 ans et ce n’est pas une bonne nouvelle, Actes sud
junior, 2021
Littérature et oralité : deux approches La condition féminine et l’égalité filles-garçons
complémentaires • Isabelle Attané, Carole Brugeilles, Wilfried Rault, Atlas mondial
des femmes : les paradoxes de l’émancipation, Autrement, 2015
En complément de l’exposition, dans l’optique de la • Stefan Bollmann, Les femmes qui pensent sont dangereuses,
préparation au Grand Oral, les élèves sont invités à mettre Gründ, 2013
en voix un dialogue du Malade imaginaire ou d’une autre • Sandrine Mirza, Isabelle Maroger, En avant les filles !, Nathan
pièce de Molière de leur choix. Ils sont enregistrés et leurs technique, 2012
captations audio sont intégrées à l’exposition. Les élèves • Fanny Saccomanno, 99 femmes et nous, Milan, 2014
font également une recherche pour établir une sélection Les adaptations de l’œuvre de Molière
d’ouvrages contemporains sur les thématiques précédem- • Jean-Michel Coblence, Elléa Bird, Les classiques en BD. Tome 1,
ment identifiées des œuvres de Molière. Ils construisent Molière, Casterman, 2017
ainsi des parcours de lecture et ces œuvres complémen- • Vincent Delmas, Sergio Gerasi, Molière. Tome 1, à l’école des
femmes, Glénat, 2022
taires peuvent également servir de textes pour le parcours
• Fred Duval, Florent Calvez, Sept personnages : 7 figures emblé-
assovié à l’étude de l’œuvre zn vue des EAF. Enfin, des adap- matiques de Molière enquêtent sur sa mort, Delcourt, 2011
tations biographiques et bibliographiques sur Molière en • La collection Commedia chez Glénat, Vent d’Ouest : https://
bandes dessinées, albums et mangas compléteront le cor- www.glenat.com/bd/collections/vents-douest/commedia
pus exposé au CDI.

8 NRP LYCÉE MARS 2022


ACTU

Cinéma
Au cinéma, citoyens !
Par Marie-Pierre Lafargue, intervenante cinéma

Sorti le 23 février et actuellement sur les écrans, Un peuple, le dernier


film d’Emmanuel Gras, revient sur le mouvement social des Gilets jaunes.
L’occasion, le temps d’une séance de cinéma, d’amener les lycéens à
réfléchir aux questions politiques et sociétales de leur temps.

© Les films Velvet


L’engagement documentaire
L’œuvre d’Emmanuel Gras s’ouvre avec Bovines ou la vraie
vie des vaches, son premier long-métrage présenté par
l’ACID à Cannes en 2011 et nommé aux Césars du Meil-
leur Documentaire. En nous immergeant au milieu d’un
troupeau, au rythme de l’animal, le film nous amène avec
humour à vivre une véritable expérience métaphysique
et à repenser notre rapport au temps et à l’espace. En
2014, 300 hommes opère une plongée dans un centre
d’hébergement et de réinsertion sociale à Marseille,
puis Makala, Grand Prix à la Semaine de la Critique en
2017, affirme un geste documentaire à la fois social
et poétique.
En jouant avec les puissances du cinéma sans jamais dé-
naturer le réel, Un peuple confirme ce parti-pris éthique
et politique. En octobre 2018, le gouvernement Macron
décrète l’augmentation d’une taxe sur le prix du carbu-
rant. Cette mesure soulève une ample vague de protesta- L’affiche
tions. Des citoyens se mobilisent dans tout le pays : c’est du film Un
le début du mouvement des Gilets jaunes. À Chartres, peuple, réal.
des hommes et de femmes se rassemble quotidienne- Emmanuel
Gras, février
ment. Parmi eux, Agnès, Benoît, Nathalie et Allan s’en-
2022.
gagent à corps perdu dans la lutte collective. Comme
tout un peuple, ils découvrent qu’ils ont une voix à faire
entendre. séquences qui font la part belle au collectif et des en-
tretiens au cours desquels se dessinent les contours de
L’art de bien regarder personnalités marquantes, la mise en scène compose la
fresque intime d’une France invisible et fracturée.
Après Makala, filmé au Congo, Emmanuel Gras décide
de tourner à nouveau sa caméra vers la France dans un
Une épopée contemporaine
moment de crises et de tensions durables et profondes
auxquelles viennent alors faire écho les revendications En optant pour un montage qui se déroule selon la chro-
des Gilets jaunes. Pour comprendre ce mouvement nologie des événements, Emmanuel Gras réalise un film
complexe, constitué de gens très différents sur le plan total qui veut embrasser le mouvement dans sa globalité
politique, le réalisateur part à la rencontre de ce groupe et en traduire le caractère révolutionnaire. À ce puissant
installé sur un rond-point de la périphérie de Chartres et développement narratif répond l’amplitude d’une mise
le suit jusqu’à la fin du mouvement. en scène faite de larges mouvements de caméra et de
Des rassemblements nocturnes autour de feux dans plans qui s’inscrivent dans la durée. Et si cette écriture
le froid de l’hiver aux réunions dans de modestes ap- restitue la dimension tragique d’êtres qui n’ont plus rien
partements, des blocages de péages aux manifesta- à perdre, elle exprime aussi leur courage face au corps
tions-fleuves, de Chartres aux Champs-Élysées, Un policier, face à la violence des institutions et d’un système
peuple raconte la naissance au politique d’hommes économique qui les nient : « Un peuple, c’est l’épopée
et de femmes jusque-là relégués et condamnés au si- brinquebalante de ces femmes et de ces hommes qui ont
lence. Sans commentaire, le film reflète les espérances de vécu quelque chose de plus grand qu’eux. C’est pourquoi
celles et ceux qui n’ont plus d’autre issue que la révolte il était important à mes yeux que le film porte l’énergie de
populaire pour faire entendre leurs voix. Alternant des cette ambition folle, celle de tout changer. »

MARS 2022 NRP LYCÉE 9


Dossier © Antoine Fontaine

Maquette de reconstitution du décor de création du Malade imaginaire, réalisée par Antoine Fontaine d’après les archives d’époque,
pour le spectacle mis en scène par Michael Bouffard avec le Théâtre Molière Sorbonne en 2022.

Molière homme de spectacle,


le masque et la plume
Par Martial Poirson, Professeur à l’Université Paris 8

Aussi surprenant que cela puisse paraître, Jean-


Baptiste Poquelin, dit Molière, demeure relativement
inconnu. De nombreuses zones d’ombre persistent
sur la vie de cet auteur qui n’a laissé aucun manuscrit
autographe, aucune correspondance, aucun papier

Sommaire
personnel, en dehors de son extrait de baptême,
retrouvé tardivement, de l’acte de société de sa
première troupe, de son contrat de mariage et de
Un homme de théâtre son inventaire après décès. Un vide qui inspire toutes
accompli  11 sortes d’affabulations, la plus célèbre étant la thèse
L’acteur et l’auteur
d’un Corneille, voire d’un Louis XIV prête plume de
Un écrivain de plateau Molière. Au point qu’il n’est pas aisé d’esquisser le
portrait de celui qui est aujourd’hui l’auteur de théâtre
Le « cas » de la de langue française le plus traduit, le plus lu et le plus
comédie-ballet  12 représenté au monde.
Une politique de la grandeur Molière est l’auteur d’une trentaine de pièces allant de
La comédie-ballet, genre hybride la farce la plus désopilante à la grande comédie en vers
Postérité  14 et en musique. Au sein de ce répertoire éclectique, les
comédies-ballets constituent une des dimensions les
Fortune et infortune d’un théâtre
de cour plus originales et les plus innovantes de son œuvre, et
Entre reconstitution et réinventions dans lesquelles on perçoit l’ancêtre de l’opéra français, et
peut-être aussi, bien plus tard, de la comédie musicale.
10 NRP LYCÉE MARS 2022
Molière homme de spectacle, le masque et la plume
Dossier
avant le milieu du xixe siècle. Certaines créations
Un homme de théâtre sont réalisées en un temps record, comme Psyché,
accompli écrit en collaboration avec Pierre Corneille, qui avec
38 représentations en juillet 1671, est le plus grand
succès de la troupe et l’un des plus grands du siècle.
L’acteur et l’auteur
Comme Shakespeare avant lui, Molière est l’ar- Un écrivain de plateau
chétype de l’homme de théâtre : comédien accompli,
Lorsque la troupe rejoint la capitale en 1658,
aussi bien comique que tragique, metteur en scène
Molière, âgé de 36 ans, n’a écrit que deux comédies
talentueux, directeur de troupe charismatique, dra-
en treize ans. Pendant les quinze années qui suivent,
maturge inspiré, sachant assembler des morceaux
il produit trente œuvres, soit le tiers des créations
choisis de la littérature existante. Aucune dimen-
programmées par sa troupe. C’est surtout dans les
sion du spectacle ne lui est étrangère. C’est le regard
quatre dernières années de sa vie que sa production,
rétrospectif de la postérité qui verra en lui un auteur
arrivée à pleine maturité, suffit à alimenter l’intégra-
canonique du répertoire classique français, au prix de
lité de la programmation de son théâtre.
la sanctification d’un texte que l’auteur considérait
Il parvient alors à s’affranchir de la réputation
plutôt comme une partition de jeu. Ironie de l’his-
de « farceur » dont l’ont affublé ses adversaires et
toire, quand on sait que l’Académie française ne l’a
rivaux, pour atteindre la plénitude de son art, par-
jamais admis en son sein, en raison de sa profession
courant tous les registres du comique, y compris
d’acteur, frappée d’opprobre. Celle-ci fait pourtant
la singularité de son écriture. les plus sombres (George Dandin, 1668), héroïques
Il gravit tous les échelons, depuis le saltimbanque (Don Garcie de Navarre, 1661) ou pathétiques (Le
à l’artiste pensionné, favori de Louis XIV. Après des Misanthrope, 1666). Fidèle à la farce (Le Médecin mal-
débuts parisiens difficiles, Molière devient comédien gré lui, 1666), il s’essaie à la comédie mythologique
itinérant et, treize années durant, arpente avec sa (Amphitryon, 1668, Psyché, 1671), à la comédie de
troupe une grande partie du royaume, avant de faire caractère (L’Avare, 1668), à la comédie d’intrigue,
un retour triomphal dans la capitale. Commence fondée sur le comique de situation (Sganarelle ou
alors sa véritable carrière d’auteur. Si son théâtre est le Cocu imaginaire, 1660 ; Les Fourberies de Scapin,
en phase avec tous les publics, c’est qu’il doit com- 1671), à la satire (Les Précieuses ridicules, 1659 ; Les
poser avec des catégories distinctes de spectateurs : Femmes savantes, 1672), et invente la comédie-ballet
ceux de la ville et ceux de la cour. (Monsieur de Pourceaugnac, 1669 ; Le Bourgeois gentil-
Molière convoque surtout sur scène l’ensemble homme, 1670 ; Le Malade imaginaire, 1673).
des catégories de la société, fondant en cela la comé- Puisant dans une tradition européenne qui va de
die moderne : il ne s’agit plus de recycler à l’envi la fabula latine de Plaute et Térence jusqu’aux comé-
les types, mais de peindre les mœurs d’après nature. dies italienne et espagnole, rehaussées par les cane-
C’est pourquoi Boileau l’appelle « le contemplateur » vas (scenarii) et jeux de scène (lazzi) de la commedia
et Donneau de Visé « le peintre ». Bien intégré dans dell’arte, Molière reprend à son compte une matrice
une société dont il peut voir les défauts, imprégné de dramatique à succès : celle du mariage empêché, soit
la devise de la comédie, « corriger les mœurs en riant », par la rivalité amoureuse entre générations, soit par
Molière a toute latitude de déployer par ses intrigues la volonté des pères, représentants de l’autorité et
et personnages l’éventail de ses observations. Si la garants de mariages considérés comme des pactes
famille constitue le lieu privilégié de ses préoccu- de famille. Mais il apporte à ce schéma conventionnel
pations de moraliste, la cour, la province, la grande une dimension nouvelle, par la virulence de la satire
bourgeoisie et la haute aristocratie alimentent une de l’autorité, qu’elle soit scientifique (médecins) ou
œuvre qui est le miroir de son siècle, et aussi de l’hu- religieuse (dévots), et surtout par l’intensité dra-
manité. matique de caractères obsessionnels (hypocondrie,
Trois scandales retentissants troublent l’apo- séduction, avarice, dévotion, snobisme), saisis dans
théose comique de Molière. Dès 1662, L’École des leur ambivalence constitutive : Tartuffe est dévot,
femmes est taxée d’obscénité. Elle provoque, mal- mais jouisseur ; Alceste asocial, mais amoureux ;
gré un immense succès, une intense querelle dans Argan obsédé par la mort, mais traversé par des pul-
les milieux littéraires. En 1664, une première sions de vie ; Harpagon avaricieux, mais passionné ;
version du Tartuffe à Versailles crée une véritable Dom Juan irréligieux, mais mystique… C’est dans
cabale de dévots, qui déclarent la guerre à Molière, ce profond clivage intérieur du personnage, et dans
jugé antireligieux. Il faudra plusieurs placets et cet art de ménager la contradiction jusqu’au terme
une ambassade des comédiens auprès du roi pour de l’intrigue, que s’expriment la plasticité drama-
obtenir l’autorisation de représentation d’une version turgique et la complexité idéologique du répertoire
remaniée en 1669. Entre temps, en 1665, Dom Juan, moliéresque, raison de son aspect intemporel, sinon
taxé cette fois d’athéisme, encourt de nouveau les universel. Il autorise des interprétations sans cesse
foudres de l’Église, obtenant l’interdiction de la renouvelées, souvent en rupture les unes par rapport
pièce, dont la version originale ne sera plus jouée aux autres.

MARS 2022 NRP LYCÉE 11


Dossier
Rien n’échappe à sa satire, hormis le souverain,

© Droits Réservés / Collection Particuliere


qui devient en 1665 mécène irremplaçable et protec-
teur incontournable. Si Molière séduit les spectateurs
de la capitale, c’est parce que son théâtre se plie au
goût du temps pour la littérature galante en vogue
dans les cercles lettrés et salons mondains. Définie
par l’écrivain Jean-François Sarasin, que Molière a
rencontré chez le prince de Bourbon-Conti, popu-
larisée par la salonnière Madeleine de Scudéry avec
le Grand Cyrus (1649-53), cette galanterie pose les
bases de la sociabilité mondaine et de l’art d’aimer,
véhiculant un idéal de parfaite civilité prisé des élites
lettrées. Le théâtre de Molière est fondé sur une sen-
sibilité bien tempérée, une éthique du respect et une
esthétique de la mesure qui contraste avec un thème
récurrent : celui de la jalousie amoureuse, sujet iné-
puisable de situations comiques. C’est donc moins
en raison d’hypothétiques déconvenues conjugales
que de sa sensibilité aux modes littéraires, étayée par
une solide connaissance des traditions comiques, que
Molière fait de la peur de l’adultère un mobile essen-
tiel de l’action dramatique.

Le « cas » de la
comédie-ballet Eugène Lami, L'Impromptu de Versailles, Acte I,
scène 5, milieu XIXe siècle.

Une politique de la grandeur gratification royale comme « excellent poète comique »,


elle précise « sa morale est bonne et il n’a qu’à se gar-
Molière joue un rôle essentiel dans la liturgie der de la scurrilité » (bouffonnerie). Ce qui revient
politique des fêtes royales et divertissements de à présenter cette tendance à la plaisanterie comme
cour, qui participent à une politique de la grandeur un simple risque, une tentation à bannir. Or,
fondée sur la glorification par les arts. Elle vise au pour marquer sa reconnaissance, Molière choisit
rayonnement personnel du Roi-Soleil, et à travers précisément de tourner son Remerciement au roi
lui de l’État-Nation, à la fois au plan national et (1663) en scène burlesque : sa muse, travestie en
international. Le théâtre acquiert ainsi une fonction marquis, se presse à la porte du palais du Louvre
d’ambassade. Cette politique repose sur la com- pour faire son compliment, parmi la liste des cour-
mande publique, sur ordre du roi, protecteur de la tisans, sans jamais arriver à l’atteindre. Une façon
culture. La programmation artistique, étroitement de rendre hommage tout en disant qu’il ne le fait
dépendante de la tutelle politique, s’inscrit dans pas et en moquant la solennité de la pompe avec
une esthétique du grand spectacle visant la sidé- laquelle son rival, Pierre Corneille, s’adresse au
ration du public. Elle reflète les fastes de dépenses roi mécène.
somptuaires destinées à subjuguer les invités devant
tant de largesses. La comédie-ballet, genre hybride
Cependant, en marge de cette fonction d’ap-
parat, la coopération entre Molière et le Roi prend C’est dans la précipitation que Molière pose les
des apparences plus personnelles, du fait des affi- bases de ce qui deviendra la comédie-ballet. Ce genre
nités artistiques entre les deux hommes, Louis XIV hybride est inventé pour les divertissements fastueux
ayant un goût sûr et un réel intérêt pour la culture. de la cour, avec la complicité de compositeurs de
Il n’y a pas de raison de douter de la sincérité de renom, et préfigure la tragédie lyrique, puis l’opéra.
Molière dans l’exercice imposé de l’éloge du prince Molière crée fortuitement un assemblage de théâtre,
qui ouvre ou clôture certaines de ses comédies, ni de musique et de danse au goût du Roi-Soleil, connu
de l’estime de Louis XIV à l’égard de celui qui pour ses talents de danseur et de musicien. Il ins-
devint son artiste pensionné et l’organisateur de taure une relation étroite entre l’intrigue de la pièce
ses somptueuses fêtes royales. Une estime mutuelle de théâtre et ses intermèdes chantés et dansés, à la
qui tolère quelques audaces. Lorsque la Petite Aca- différence des simples « arts d’agrément » du ballet de
démie, sorte de bureau de gestion de l’image du cour, tout en revendiquant un mélange des arts. Ce
monarque, présidé par Jean Chapelain, l’homme principe de recyclage consiste à « coudre au sujet » des
fort de l’Académie française, attribue à Molière une éléments lyriques, chorégraphiques et dramatiques et

12 NRP LYCÉE MARS 2022


Molière homme de spectacle, le masque et la plume
Dossier
à « jeter dans les entractes de la comédie » les entrées de merveilleux mythologique, féerie biblique, intrigue
ballet, de façon à « ne faire qu’une seule chose du bal- galante, péripéties romanesques, inspiration pasto-
let et de la comédie », explique la Préface des Fâcheux rale, pathétique, machines et effets spéciaux, Molière
(1662), le premier exemple de ce genre nouveau. En initie une tradition qui lui survivra en donnant nais-
somme, Molière travaille à la manière d’un arran- sance à la tragédie lyrique, avec la création d’Alceste
geur, reprenant des airs et des danses à la mode pour ou le Triomphe d’Alcide de Lully, sur un livret de Phi-
les associer à ses œuvres. Cet art de l’agencement res- lippe Quinault, dans la cour de marbre du château
tera une pratique courante du genre, comme Molière de Versailles en 1674.
le rappelle en ouverture du livret du Ballet des ballets Cette filiation sera pourtant fortement contestée
(1771), qu’il décrit comme « une comédie qui enchaînât aux siècles suivants, la comédie-ballet constituant,
tous ces beaux morceaux de musique et de danse, afin que au regard de la postérité, la part la plus problé-
ce pompeux et magnifique assemblage de tant de choses matique de l’œuvre de Molière, en raison de son
différentes puisse fournir le plus beau spectacle qui se soit lien avec la société de cour d’Ancien Régime et la
encore vu ». monarchie, mais aussi de sa dimension performative
Pour enrichir le répertoire de ces spectacles, et de son indéniable sens du spectacle. La sanctifica-
Molière collabore avec les plus grands artistes, sus- tion littéraire de Molière aura pour effet d’occulter
citant l’admiration de La Fontaine : Jean-Baptiste cette part de son œuvre, considérée comme mineure
Lully puis, à partir de 1672, Marc-Antoine Char- et historiquement datée, ou pour le moins de réduire
pentier, pour la composition musicale ; Pierre Beau- ces comédies-ballets à la seule trame de l’intrigue,
champ, maître de ballet de l’Académie Royale de allégée de ses intermèdes, pour les jouer comme des
Musique, pour la chorégraphie ; Jean Berain, orne- comédies de caractère, d’intrigue ou de mœurs.
mentaliste et graveur, dessinateur de la Chambre du
stérité, la
Au regard de la po
roi, concepteur de costumes exceptionnels ; Gia-
plus
como Torelli, surnommé « le grand sorcier », pour ses nstitue la part la
comédie-ballet co iè re,
inventions de machines de théâtre qui permettent
l’oeuvre de Mol
problématique de é de
lien avec la sociét
de multiplier les effets scéniques et sa scénographie
en ra ison de so n
de somptueuses toiles peintes sur des châssis légers, i de sa
gime, mais auss
autorisant de nombreux changements à vue et des cour d’Ancien Ré
mative.
perspectives vertigineuses ; Carlo Vigarani, intendant
dimension perfor
des Machines et des Menus Plaisirs, décorateur et
machiniste de talent…
Molière devient ainsi l’un des acteurs majeurs
des festivités de cour, au palais du Louvre comme en
Postérité
villégiature : Versailles, qui n’est pas encore le siège
du gouvernement, Marly, Fontainebleau, Saint-Ger-
Fortune et infortune d’un théâtre de cour
main-en-Laye, Chambord. Il prend une part active La mort de Molière est présentée de façon quasi
à l’organisation, du 6 au 13 mai 1664, des Plaisirs unanime comme une perte irréparable. Elle entraîne
de l’île enchantée, première grande fête du Roi-Soleil une conscience patrimoniale immédiate, mais égale-
en l’honneur de sa mère la reine Anne d’Autriche. ment une mythologie spontanée. L’urgence à fixer les
À cette occasion s’enchaînent, huit jours durant, souvenirs de ceux qui l’ont connu entre en tension
parades équestres, feux d’artifice, jeux nautiques, avec la bataille de la mémoire entre héritiers autopro-
ballets dans le parc du château, eaux musicales dans clamés. La première édition complète des œuvres est
les fontaines, et spectacles, notamment La Princesse établie dès 1682 par le fidèle La Grange et Jean Vivot,
d’Élide, inspirée par un roman galant, en l’honneur avec des frontispices de Brissart. Elle servira de
de La Vallière, favorite de Louis XIV. modèle à toutes les suivantes, en dépit de ses erreurs
En complicité avec Lully, Molière devient le dans l’établissement des textes. Le célèbre Registre du
maître de cérémonie des fêtes royales, comme lors même La Grange offre un témoignage unique, bien
du Grand Divertissement royal de juillet 1668, à l’oc- que largement rétrospectif, sur la vie de la troupe du
casion de la paix d’Aix-La-Chapelle, ou du Ballet des temps de Molière et après sa mort. La Vie de Mon-
Ballets à Saint-Germain-en-Laye en décembre 1671. sieur de Molière (1705), première biographie établie
Le Roi prend volontiers part à ces loisirs récréatifs, par Grimarest à partir du témoignage du comédien
comme en janvier 1664, où il danse costumé en Michel Baron, est largement fantasmée. Elle accré-
Égyptien devant la reine-mère dans Le Mariage forcé dite une légende qui sera transmise et amplifiée aux
au palais du Louvre. Entre Le Mariage forcé (1664) et siècles suivants.
Le Malade imaginaire (1673), les comédies-ballets se Le xviiie siècle fait naître les premiers débats sur
succèdent à un rythme de plus en plus soutenu, avec le théâtre de Molière. À l’exception de Rousseau,
La Princesse d’Élide (1664), George Dandin (1668), penseurs des Lumières et encyclopédistes défendent
Monsieur de Pourceaugnac (1669), Les Amants magni- l’image d’un génie universel, moraliste et philosophe.
fiques (1670), Le Bourgeois gentilhomme (1670), Psyché La Révolution française, au prix de l’épuration de
(1671), La Comtesse d’Escarbagnas (1672)… Mêlant toute allusion à l’Ancien Régime et à la royauté,

MARS 2022 NRP LYCÉE 13


Dossier
leur accorde une fonction patriotique et républi- Entre reconstitution et réinventions
caine. Ce sont les prémices de la consécration de
Molière comme écrivain national, au xixe siècle, Le Tricentenaire de la Comédie-Française, en
pilier de l’identité culturelle de l’État-Nation et de 1980, marque un moment de redécouverte de la
son rayonnement à travers le monde. Cette ferveur comédie-ballet dans toute son intégrité. Le choré-
est relayée par les stratégies de récupération de cou- graphe Maurice Béjart, dont le nom de scène est inti-
rants politiques opposés. À l’exception notable de mement lié à la troupe de Molière, monte alors
Napoléon Ier, qui le juge dangereux pour l’ordre Les Plaisirs de l’Île enchantée, avec en perspective de la
social, tous voient en Molière un modèle fédérateur démesure de leur création en 1664. Il a déjà présenté,
quatre ans plus tôt, une comédie musicale intitulée
et consensuel. Louis-Philippe, roi des Français à
Molière imaginaire (1976), dont le héros est incarné
l’issue de la Révolution de 1830, fait de la représen-
par Robert Hirsch et Bertrand Pie, sur une partition
tation du Misanthrope le point d’orgue de la céré-
originale de Nino Rota. Ménageant un constant
monie d’inauguration, le 10 juin 1837, du Musée
aller-retour entre la vie et l’œuvre de Molière, le spec-
de l’histoire de France au palais de Versailles, dédié
tacle multiplie les effets et prend de court le public,
« À toutes les gloires françaises ». Il exploite l’image il fait par exemple sortir Molière du sac de Scara-
de Molière comme ami des rois dont plusieurs mouche ou transforme Arnolphe en ours.
peintures d’histoire colportent la fiction politique
à travers une image de « dîner » à la table de Louis Le Tricentenaire de la Comédie-
ment
Française, en 1980, marque un mo
XIV reprise par plusieurs peintres au cours du xixe
siècle. Cette scène de pure imagination, impensable allet
compte tenu du protocole de cour, contribue pour- de redécouverte de la comédie-b
tant à la politisation du mythe moliéresque. dans toute son intégrité.
Sous la Troisième République, à partir de 1871, La comédie-ballet est dès lors le champ de
la consécration patrimoniale de « l’aimable Molière » manœuvre de mises en scène dites « baroques »,
lui offre un sacre républicain aux enjeux patrio- dans le sillage des expérimentations engagées par
tiques, civiques et démocratiques. Garant de l’iden- Eugène Green. Ce mouvement a pour ambition de
tité culturelle de la France, alors que s’exacerbent porter à nouvel examen non seulement les textes,
les tensions avec les pays voisins, l’esprit de Molière mais encore la musique et la chorégraphie anciennes.
symbolise l’illusion utile d’une communauté ima- Cette archéologie du répertoire conduit à la redé-
ginaire. Son rayonnement international est aussi couverte de la comédie-ballet. Elle renaît en 1990
source d’un pouvoir d’influence, en particulier dans sous sa forme originale avec Jean-Marie Villégier,
un empire colonial dont la politique d’expansion se William Christie et la formation de musique baroque
dédouane au nom d’une supposée mission civilisa- des Arts Florissants, Francine Lancelot et sa com-
trice dont la « langue de Molière » est le fer de lance. pagnie chorégraphique Ris et Danceries, dans une
Ambassadeur de la langue et de l’esprit français, mise en scène du Malade imaginaire au Théâtre du
Molière est érigé au rang de « génie national ». Chatelet qui restitue l’intégralité de la musique de
Troquant le catéchisme pour un bréviaire Marc-Antoine Charpentier, tous les divertissements
laïc, l’école de la République puise dans l’œuvre et les intermèdes. Bien plus tard, en 2006, à la
de Molière une leçon de civisme susceptible de Comédie-Française, Jean-Marie-Villégier et Jonathan
consolider les valeurs démocratiques, privilégiant Duverger proposent cette fois une version music-hall
du Sicilien ou L’Amour peintre, sur fond de revue et de
une lecture morale, voire moralisatrice. Molière
ballets de matelots évoquant les comédies musicales
envahit les programmes scolaires, concours de la
américaines de Broadway et le cinéma des années
fonction publique, histoires littéraires et manuels.
1930. Parallèlement à cette actualisation à marche
Son œuvre est alors réduite aux seules comédies à
forcée, la tentation de la reconstitution historique
vocation édifiante pour les élèves de cette première
se poursuit avec la mise en scène du même Malade
génération à profiter des lois Jules Ferry sur l’école imaginaire par Claude Straz. Affirmant que « pour
obligatoire. Quatre pièces figurent dans le palmarès faire jaillir le comique, il faut jouer le tragique », il monte
officiel, pour l’essentiel des comédies de caractère : la pièce à la Comédie-Française en 2001, avec une
Le Misanthrope, Le Tartuffe, L’Avare et Les Femmes partie de ses divertissements chantés et dansés. Dans
savantes. Cette restriction, qui ne sera pas vérita- un décor évoquant une ambiance d’hôpital, le rire
blement remise en cause au siècle suivant, entérine apparaît comme l’ultime moyen de tromper la mort.
la disqualification de la farce, jugée trop vulgaire, En novembre 2004, c’est au tour de l’ensemble
des comédies-ballets, trop liées à la monarchie, et baroque Le Poème Harmonique, sous la direction
de pièces considérées comme immorales telles que musicale de Benjamin Dumestre, dans une mise en
Dom Juan. En raison de cette position éminente, scène par Benjamin Lazar, de proposer Le Bourgeois
le classique devient la cible d’une critique d’ins- gentilhomme au Théâtre du Petit Trianon à Versailles,
piration marxiste : il est dénigré comme le repré- dans une salle éclairée entièrement à la bougie, avec
sentant de la culture bourgeoise dominante qui des acteurs grimés, dans des costumes et décors his-
s’en réclame. toriques. Ce spectacle est l’une des expériences les

14 NRP LYCÉE MARS 2022


© Pascal Victor / ArtComPress via Opale .Photo

Olivier Martin (Monsieur Jourdain) à l’acte IV du Bourgeois gentilhomme de Molière, mise en scène de Benjamin Lazar,
direction artistique de Vincent Dumestre, chorégraphie de Cécile Roussat, 31 août 2004.

plus abouties en matière d’historicisation de la repré- sur une musique des Balkans, selon une esthétique
sentation. de music-hall ou de comédie musicale. Mentionnons
Aujourd’hui, Molière est devenu un passage également Le Ciel, la Nuit et la Fête (formule reprise
obligé, voire un morceau de bravoure pour les met- d’un discours de Vilar en 1947), à savoir Tartuffe (par
teurs en scène qui doivent faire preuve d’originalité Léo Cohen-Paperman), Dom Juan (Émilien Diard-
dans l’interprétation d’un répertoire consacré, bien Detoeuf) et Psyché (Julien Romelard), mis en scène
connu du public depuis les bancs de l’école. Une « d’après l’œuvre de Molière » par un collectif de
démarcation s’opère entre un théâtre patrimonial jeunes artistes réunis sous la bannière d’un Nouveau
attaché à l’exactitude de la reconstitution historique théâtre populaire. Ils se placent dans le sillage de dis-
et un théâtre d’avant-garde attentif à l’actualité d’une ciples infidèles du Molière populaire de Copeau ou
œuvre, quitte à risquer de féconds anachronismes. Vilar. Cette adaptation, très libre et parfois un peu
Parmi la profusion de mises en scène de la saison leste, est accompagnée d’une série d’émissions paro-
2022, on reconnaît en effet une césure entre la tenta- diques auxquelles participent les spectateurs, « Radio
tion du retour aux sources, visant une certaine forme Grand-Siècle », qui diffusent les pièces jouées à la
de reconstitution historique, et la tentation de la table suite les unes des autres. La perspective sérielle de
rase, cherchant à revisiter le répertoire par des actua- cette trilogie met en évidence la cohérence d’une
lisations. œuvre conçue pour être représentée au xviie siècle à
Dans la première catégorie, on trouve l’« inter- l’occasion de véritables festivals Molière. La joyeuse
prétation historiquement informée » du Malade ima- troupe retrouve la dimension paradoxalement popu-
ginaire conforme à sa création de 1673, proposée laire de ce théâtre de cour destiné aux divertisse-
par le Théâtre Molière Sorbonne, dans les décors ments royaux, tout en faisant sienne la formule de
somptueux d’Antoine Fontaine, et la mise en scène Jean-Gabriel Carosso, en se présentant comme des
de Mickael Bouffard ; le cycle de comédies-ballets « héritiers de l’avenir »1. Une façon, habile, de prendre
restituées par des formations artistiques telle que le à revers la commémoration et sa logique de transmis-
Concert Spirituel, les Malins Plaisirs et la compagnie sion patrimoniale.
de L’Éventail avec Le Malade imaginaire, Le Mariage
forcé et Le Sicilien ou l’Amour peintre ; ou encore les
grands spectacles allant de Georges Dandin au Bour-
1. Pièce [dé]montée n°360, juillet 2021.
geois gentilhomme, avec, une nouvelle fois, le Malade
imaginaire, montés à l’Opéra royal du Château de
Professeur des universités à Paris 8, Martial Poirson est
Versailles. Partout, avec des moyens divers, le même
commissaire de l’exposition « Molière, la fabrique d’une gloire
sens de l’archéologie théâtrale et de la vérité histo- nationale » (Espace Richaud, Versailles, 15 janvier-17 avril
rique des décors, des costumes, de la déclamation et 2022), de l’exposition, « Si Molière m’était conté… » (Caserne
du jeu d’acteur, avec une attention particulière à ce Napoléon, Paris, 14 février-14 mars 2022) et conseiller de créa-
qui fait la spécificité de cet art mêlé. tions audiovisuelles et radiophoniques du quadricentenraire.
Il est l’auteur de Molière. La Fabrique d’une gloire nationale
Dans la seconde posture, on trouve notam-
(Seuil, Beaux livres, 2022) et du roman graphique Molière.
ment Le Bourgeois Gentilhomme monté à la Comé- Du saltimbanque au favori (Dunod, 2022), avec Rachid Maraï.
die-Française par Valérie Lesort et Christian Hech,

MARS 2022 NRP LYCÉE 15


Séquence 2 de LYCÉE GÉNÉRAL ET TECHNOLOGIQUE

OBJET D’ÉTUDE ➜ Le théâtre du xviie siècle au xxie siècle

George Dandin, de Molière


Par Sylvie Allouche, professeure de Lettres modernes au lycée Stanislas (Paris 6e)
et Jean-Pierre Aubrit, professeur de Lettres classiques

tion de Dandin, critiques, metteurs en scène et public y voient une


Support • Molière, George Dandin, 1668 comédie noire et l’incarnation du malheur social. Effet d’une muta-
tion du système de valeurs, cette lecture anachronique n’en est pas
Sommaire SÉANCE 1. Le lieu et le moment :
moins une réalité, et l’étude de George Dandin est une occasion
le jeu des oppositions
intéressante de sensibiliser les élèves au changement de réception
SÉANCE 2. La mécanique de la farce d’une œuvre en fonction des mutations sociales ou idéologiques.
SÉANCE 3. Une comédie sociale Comme l’écrit Patrick Dandrey, « George Dandin permet et même
SÉANCE 4. Une comédie grinçante mérite l’épreuve au moins de deux lectures divergentes, l’une joyeuse
et cynique, l’autre grinçante et amère, sans faire courir à l’interprète le
SÉANCE 5. Une « femme demoiselle »,
risque du contresens1 ».
ou la question féminine en procès
1. Postface de George Dandin par la Compagnie des Minuits, Klincksieck, 2007.
Durée de • 10 heures
la séquence

©Marcel Hartmann
Séquences 2de
Les ressources !
L ’article de la revue
Les images projetables
Deux études d’images de mises en scène
(p. 23-25)
1. Le langage des lieux et des corps
2. L’humiliation de Dandin

Présentation
La courte comédie George Dandin ou le mari confondu fut
donnée en juillet 1668 dans le cadre du Grand Divertissement
royal, la plus somptueuse fête du règne de Louis XIV, qui célé-
brait la paix d’Aix-la-Chapelle conclue le 2 mai avec l’Espagne.
Chacun des trois actes était inséré dans les entractes d’une
pastorale dont Molière avait composé le sujet et les dialogues,
et que son complice Lully avait mise en musique. Par un choix
étonnant, lourd de conséquence sur la réception future de
la pièce, Molière, en reprenant l’une de ses premières farces,
La Jalousie du Barbouillé, avait choisi un sujet rustique qui
contrastait avec l’atmosphère galante de la pastorale : rien de
commun entre les bergers intemporels de l’églogue et Dandin,
riche paysan mal marié et berné par une conjuration de la
morgue et de l’intrigue. En résultait un contrepoint burlesque
qui faisait de George Dandin une parodie comique de l’univers
aristocratique et galant : c’est ainsi que, sans nulle ambiguïté,
fut reçue la pièce, y compris quand elle fut reprise toute seule
en novembre à Paris, dépourvue des intermèdes chantés et
dansés. George Dandin de Molière, mise en scène de Daniel Fau, Opéra
Depuis, l’œuvre paraît avoir changé de signification. royal de Versailles, janvier 2022, avant une tournée d’une
Depuis la fin du xixe siècle, sensibles à l’impitoyable humilia- cinquantaine de dates dans toute la France.

16 NRP LYCÉE MARS 2022


Séquence 2de

Séance 1 Le lieu et le moment : Claudine en fait un argument face aux parents : « il nous a voulu
faire accroire qu’il était dans la maison, et que nous en étions dehors ».
le jeu des oppositions Ainsi la maison est à la fois le lieu du secret, de l’intimité et le lieu
Initiation à l’explication de texte de la domination ostentatoire : elle est donc la matérialisation
théâtrale de la relation conjugale, dans un rapport de force à la fois
Supports : George Dandin, acte II, scène 6, acte III, scènes 3 à 7 intérieur et extérieur, dans un affrontement à la fois privé et public.
Objectifs :
– Repérer dans le texte les éléments qui permettent de se re- B. « Pourquoi il ne fait point jour la nuit. » (III, 1)
présenter (pour le lecteur) et de représenter (pour le metteur en
scène) le cadre spatio-temporel Activité
– Analyser précisément plusieurs extaits de la pièce Relisez les scènes 2 à 6 de l’acte III : relevez scène par scène le rôle
Durée : 2 heures
que joue la nuit dans l’intrigue et dans la perception du spectateur.
Mise en œuvre pédagogique
Ce qui constituera le décor de la pièce, la maison, est essentiel à Éléments de réponse
sa compréhension, et permet nombre d’effets comiques. D’autre
Le début de l’acte III est complexe : le spectateur, celui qui regarde,
part, la représentation est à plusieurs reprises baignée dans une
atmosphère nocturne. On saisit ainsi dès la première séance l’am- est plongé, avec les personnages, dans l’obscurité de la scène de
biguïté quant à la tonalité de la pièce. la transgression.
À la faveur de la nuit, Clitandre et Lubin confondent Angélique et
Claudine ! Le spectacle tourne donc à la farce, comme si l’absence
A. « Ma maison m’est effroyable maintenant et je n’y
de discernement du valet contaminait le jeune noble mais cette
rentre point sans y trouver quelque chagrin » (I, 1)
confusion montre d’une part la lucidité des deux femmes qui ne se
Questions trompent pas, annonçant déjà la fin de l’acte et de la comédie, et
d’autre part, isole physiquement Lubin, ce qui permet la révélation
1. Relisez les notations à propos de la maison de George Dandin
de la scène 3.
dans les scènes II, 6 et III, 3 à 7 : quelles contraintes ces scènes
La nuit favorise la bêtise de Lubin qui, se moquant de la méprise
impliquent-elles pour le décorateur ?
dont Dandin a été victime, se retrouve dans la situation ridicule de
2. Dans chacune de ces scènes, quel est l’enjeu matérialisé par cette
« baise[r] la main de Dandin » : montée en puissance de la farce, qui
maison, quel symbole représente-t-elle ?
suscite le rire du spectateur et lui fait oublier le risque que l’indis-
Éléments de réponse crétion de Lubin fait courir aux amants.
De nouveau, la scène 4 exploite l’ombre de la nuit puisqu’elle
1. C’est une maison avec un étage (III, 3 : « j’ai entendu descendre »),
permet à Colin d’échapper à son maître : ils vont « d’un côté », « de
une fenêtre d’où l’on puisse sauter pour sortir (ce que fait Colin)
l’autre », « se cherche[nt] », « se cognent »… Dandin est à son tour
mais un peu en hauteur cependant et où l’on puisse apparaître à
deux (les deux jeunes femmes à la fenêtre prétendent sentir l’odeur ridiculisé et c’est dans le rire que le spectateur comprend que l’étau
du vin monter jusqu’à elles). Mauvaise jointure ou serrure, on peut se resserre autour des amants.
regarder par le trou d’une porte suffisamment centrale pour qu’on De plus, Dandin se sert « de l’obscurité qu’il fait » pour entendre à la
puisse se plaquer de chaque côté contre la façade pour se cacher de scène 5 les déclarations de Clitandre et les plaintes d’Angélique :
celui qui sort (retournement de situation de la scène III, 6). La façade c’est donc la nuit qui favorise la dernière révélation de la trahison
de cette maison doit être bien vue du spectateur. d’Angélique et la met en danger.
Ainsi, d’un point de vue à la fois narratif et technique, ces quatre
2. La maison est le lieu de Dandin. « Si le galant est chez moi », scènes nocturnes éclairent chacun des personnages dans leur véri-
songe-t-il dans son monologue de la scène 6 de l’acte II, alors té : bévue de Lubin, attirance mutuelle d’Angélique et de Clitandre
« l’effronterie » d’Angélique devient flagrante, mais il poursuit son et jalousie confortée de Dandin. Notons également qu’à la fin de
raisonnement : « si je rentre chez moi, je ferai évader le drôle ». La mai- la scène 7, grâce à l’ombre environnante, Angélique fait tomber
son est associée à la faute et à la preuve de la faute, lieu du secret Dandin dans son piège : « il sort avec un bout de chandelle sans les
dont l’intérieur est invisible pour le spectateur, et lieu profané. apercevoir », et cet ultime retournement de situation met en lumière
Or, les scènes 2 à 6 de l’acte III font de cette maison un enjeu l’échec ultime du paysan. Comme s’il faisait jour la nuit…
essentiel. À la scène 2, Angélique en sort en recommandant à
Claudine de laisser « la porte entrouverte », garante de la possibilité
de retrouver un espace de sécurité : c’est à l’extérieur que se situe
l’attirant danger de l’aventure. Mais Dandin ferme cette porte et
Séance 2 La mécanique de la farce
nargue Angélique : « je suis bien aise […] de vous voir dehors à l’heure Lecture d’ensemble
qu’il est ». À l’intérieur de la maison, il est le maître, sa demeure est
son lieu de domination, supériorité dont il jouit en s’essayant à l’iro- Support : George Dandin en entier
nie (« je vous baise les mains », « ce sont des choses qui ont besoin Objectif : Repérer la structure de la pièce et les éléments de
l’intrigu
qu’on les croie pieusement »), à l’injure (« crocodile qui flatte les gens
Durée : 2 heures
pour les étrangler »), à l’autorité affirmée, (« Non, non, non. Je veux
[…] que votre confusion éclate. »). Mais lorsque, par la ruse d’Angé- Mise en œuvre pédagogique
Cette séance permet une lecture de l’ensemble du texte afin d’une
lique, la situation est retournée, lorsqu’Angélique et Claudine s’ac-
part de dégager ce qui rattache cette pièce au schéma classique
coudent à leur tour à la fenêtre, ce sont les rôles qui s’inversent. de la farce, et d’autre part de rassembler les éléments de l’intrigue
Angélique domine depuis l’intérieur de la maison, comme si cette qui structurent la pièce.
reconquête du territoire était celle du pouvoir dans le couple.

MARS 2022 NRP LYCÉE 17


Questions Séance 3 Une comédie sociale
1. Sur quel schéma identique chaque acte est-il bâti ? Distinguez-en
les différentes étapes. Lecture d’ensemble
2. Dans chaque acte, observez d’une part les preuves que Dandin
détient de la culpabilité d’Angélique, et d’autre part les formes Supports : George Dandin en entier
que prend son humiliation. Que remarquez-vous ? Quel sens cela Objectifs : Analyser les personnages et montrer l’importance de
leur appartenance à des groupes sociaux
donne-t-il à la pièce ?
Durée : 2 heures
Éléments de réponse Mise en œuvre pédagogiqu
Cette seconde étude d’ensemble de la pièce permet de revenir sur
1. L’intrigue de George Dandin est un réemploi du schéma comique
l’intrigue en insistant sur sa dimension politique et sociale.
de La Jalousie du Barbouillé, une farce généralement attribuée à
Molière : le mari jaloux est piégé alors qu’il voulait confondre sa
femme. La source en était une nouvelle du Décameron de Boccace2, Questions
que Molière a sans doute connue par des canevas de la commedia
1. « George Dandin, vous avez fait une sottise la plus grande du
dell’arte. Amplifiant cette farce à la dimension d’une petite comédie
monde », se dit le héros dans la première scène. En quoi consiste-
en trois actes intercalés dans la pastorale du Grand Divertissement
t-elle ? Pourquoi peut-on dire que Dandin est d’abord victime de
royal, Molière a reproduit dans chaque acte ce même scénario, en
lui-même ? Qu’est-ce qui empêche de le plaindre ?
cinq étapes :
2. Dans quel but Dandin aborde-t-il ses beaux-parents à la
– Dandin découvre l’inconduite d’Angélique, grâce à une bévue de
scène 4 de l’acte I ? Qu’est-ce qui l’empêche de le faire pendant
Lubin ;
près de la moitié de la scène ? Quel rapport entre les Sotenville et
– il s’en plaint à ses beaux-parents, qui viennent à lui (actes I et II)
« fort à propos » (I, 3) ou « à point nommé » (II, 6) ou qu’il envoie lui est affiché dans cette première partie de la scène ?
chercher (acte III) ; 3. Distinguez les différents groupes sociaux représentés par
– la situation se renverse à ses dépens et son accusation s’effondre ; Dandin, les Sotenville et Clitandre. De qui la pièce se moque-t-
– il doit s’humilier en présentant ses excuses (actes I et III) ou en elle, et pourquoi ? Qui échappe au ridicule, et pourquoi ?
étant roué de coups (acte II) ;
Éléments de réponse
– l’acte se conclut sur un monologue (actes I et III) ou une réplique
(acte II) dans lesquels il prend acte de sa défaite. 1. Paysan enrichi, Dandin a épousé une « demoiselle », c’est-à-dire
une fille de la noblesse, pour s’élever dans la société. Cela lui a
2. La plainte de Dandin s’appuie :
valu le titre (burlesque) de « Monsieur de la Dandinière ». Mais il
– dans l’acte I, sur le témoignage (involontaire) de Lubin (sc. 2) ;
se rend compte qu’il a été floué dans l’affaire : si son « argent a
– dans l’acte II, sur la preuve visuelle d’une rencontre entre
servi à reboucher d’assez bons trous » dans les « affaires […] fort
Angélique et Clitandre (sc. 5) ;
délabrées » des Sotenville (I, 4), il ne lui a acquis ni la considéra-
– dans l’acte III, sur la sortie d’Angélique hors de la maison, en
pleine nuit (sc. 3-4). tion de ses beaux-parents (cf. question 2), ni celle de son épouse.
L’humiliation de Dandin prend la forme : On pourrait l’en plaindre, s’il manifestait une tendresse frustrée
– dans l’acte I, d’excuses présentées à Clitandre (sc. 6) ; pour Angélique, comme Arnolphe pour Agnès ou Alceste pour
– dans l’acte II, d’une bastonnade (sc. 8) ; Célimène. Mais ce n’est pas de l’affection qu’il lui réclame, seule-
– dans l’acte III, d’un agenouillement devant Angélique pour lui ment le « respect » pour la « chaîne » que constitue « le mariage »
demander de pardon (sc. 7). (II, 2). Homme habile en affaires, Dandin rage que celle-ci soit
On constate que l’humiliation de Dandin est d’autant plus doulou- manquée : c’est pourquoi il se retourne systématiquement, et
reuse que les arguments dont il dispose pour confondre sa femme toujours en termes juridiques, vers les Sotenville, pour « [leur]
ont plus de force probante. Cette proportionnalité donne à la pièce faire ses plaintes et [leur] demande[r] raison de cette affaire-là »
l’allure d’un cauchemar : plus Dandin croit proche sa victoire, plus (I, 4).
cruelle est sa déroute. Il profère, certes, des propos optimistes à la 2. Dandin veut se plaindre à ses beaux-parents de l’inconduite
fin des deux premiers actes : « Allons, il s’agit seulement de désabu- de leur fille, mais il en est immédiatement empêché par une
ser le père et la mère, et je pourrai trouver peut-être quelque moyen véritable leçon de savoir-vivre linguistique, où les Sotenville lui
d’y réussir. » (I, 7) ; « Ô Ciel ! Seconde mes desseins, et m’accorde la reprochent sa méconnaissance des usages et des codes : l’impé-
grâce de faire voir aux gens que l’on me déshonore. » (II, 8). Notons ratif « apprenez que », employé à trois reprises, met Dandin dans
d’abord que d’un acte à l’autre, Dandin passe de la décision d’une la position inférieure de l’ignorant. Mais, aux yeux des Sotenville,
action humaine à l’espoir d’une intervention divine. Enfin, ces pro- il s’agit moins d’éduquer Dandin (c’est-à-dire de l’élever jusqu’à
pos optimistes laissent place au désespoir dans le dernier acte : « le eux) que de lui rappeler à quel point, par sa naissance, il ressortit
meilleur parti qu’[il] puisse prendre, c’est de s’aller jeter dans l’eau la irrémédiablement à une humanité subalterne : « vous devez vous
tête la première ». connaître » renvoie Dandin à sa place dans la hiérarchie sociale
et les formules humiliantes abondent dans la bouche des deux
nobliaux de province pour lui rappeler qu’ils n’appartiennent pas
2. « Une nuit, Tofano enferme sa femme dehors ; ne pouvant rentrer malgré ses
au même monde et que la loi de réciprocité (« si vous m’appelez
prières, elle fait semblant de se jeter dans un puits où elle précipite une grosse
pierre. Tofano sort de chez lui et accourt ; pendant ce temps, sa femme entre votre gendre, il me semble que je puis vous appeler ma belle-mère »)
dans la maison, l’enferme dehors à son tour et jette l’opprobre sur lui en le semon- ne peut valoir entre eux : « les choses ne sont pas égales », « une
çant de belle manière. » (sommaire de la quatrième nouvelle de la septième personne de ma condition », « il y a une grande différence de vous à
journée, traduction sous la direction de Christian Bec, Livre de poche, 1994). nous », « ceux qui sont au-dessus de nous », « une de vos pareilles ».

18 NRP LYCÉE MARS 2022


Séquence 2de

Gageons que même si Dandin finissait par maîtriser les règles


de la civilité, les Sotenville ne le considèreraient pas pour autant
Séance 4 Une comédie grinçante
comme leur pair, tant ils sont imbus d’un esprit de caste. Initiation à la dissertation
3. George Dandin représente la paysannerie enrichie, les
Sotenville la petite noblesse campagnarde et Clitandre la Supports : George Dandin en entier
Objectifs :
noblesse de cour (Angélique le caractérise ainsi en II, 3) … devant
– S’entrainer à la dissertation
laquelle fut créée la pièce. Il est donc naturel que seul Clitandre – Montrer dans quelle mesure Dandin, personnage ridicule et
échappe au ridicule, avec son aisance mondaine (cf. son assu- comique, est aussi un personnage pathétique
rance devant les accusations en I, 5) et galante (il en donne la Durée : 2 heures
preuve avec Angélique en III, 5). À l’opposé, cibles de la moquerie Mise en œuvre pédagogique
des courtisans de Versailles et, plus tard, du public parisien, les On donne le sujet de dissertation suivant : « Dandin est-il un per-
provinciaux que sont Dandin et ses beaux-parents. Le premier, sonnage comique ou pathétique »
incapable de faire valoir son bon droit, voit la situation se retour- Pour répondre, les élèves sont guidés par une série de questions
ner systématiquement contre lui : il est le dindon (le Dandin ?) de qui les oblige à chercher dans les texte des arguments et des
la farce, le « mari confondu ». Dans ce sous-titre, on doit prendre le exemples.
participe aux deux sens du verbe : il est à la fois réduit au silence
(acception juridique) et rempli de stupeur (acception psycholo-
Cette séance s’inscrit dans le droit fil de la précédente et vise
gique). Il est même battu (en II, 8), lui qui rêvait (« si c’était une
à étudier dans quelle mesure le schéma farcesque, étendu à la
paysanne ») d’infliger à son épouse infidèle de « bons coups de
bâton » (I, 3). Quant aux Sotenville, que leur nom ridiculise déjà, dimension d’une comédie sociale, fait évoluer son héros du pantin
la pièce raille leur suffisance de nobliaux, visible non seulement ridicule qu’était le jaloux Barbouillé à un personnage pathétique
dans leur comportement avec Dandin mais aussi dans la façon (« George Dandin est douloureux », écrit en 1860 Jules Michelet, dans
dont M. de Sotenville vante à Clitandre le dérisoire mérite de ses son Histoire de France).
aïeux (I, 5) ou ses maigres chasses au lièvre (I, 6) ; et leur suffi-
Questions pour guider la réflexion
sance est d’autant plus risible qu’ils ont marié leur fille à Dandin
pour renflouer la caisse. Un autre trait de satire découle de cette 1. Recensez les différents monologues de George Dandin. Que nous
morgue de caste : leur aveuglement comique devant l’inconduite dit leur fréquence sur la situation du personnage dans la pièce ?
de leur fille, puisque « dans la maison de Sotenville on n’a jamais 2. Comparez la scène 3 de l’acte I et la dernière scène de la pièce.
vu de coquette » (I, 4). En quel sens l’état d’esprit de Dandin a-t-il évolué ?

© Victor / ArtComPress via Opale.photo

Vincent Garanger dans George Dandin de Molière, mise en scène de Jean-Pierre Vincent, le 3 février 2018.

MARS 2022 NRP LYCÉE 19


3. Quel est le tort principal de George Dandin ? Est-ce lui le person- double burlesque du désespoir passionné des bergers Tircis et
nage plus ridicule de la comédie ? le plus odieux ? Quel sentiment Philène : « Puisqu’il nous faut languir en de tels déplaisirs / Mettons fin
le sort qui lui est réservé peut-il alors nous inspirer ? en mourant à nos tristes soupirs ». Or cette affliction même, chantée
en conclusion d’une « scène en musique » qui précède le premier
Vers la dissertation acte de la comédie, est tournée en dérision par Molière, qui note
1. Dandin, seul contre tous ensuite : « Ces deux bergers s’en vont désespérés, suivant la coutume
Molière attribue cinq monologues à Dandin (I, 1 ; I, 3 ; I, 7 ; II, des anciens amants qui se désespéraient de peu de chose ». Pour les
6 ; III, 8). Certes, il ne faut pas ignorer l’utilité dramaturgique de ce contemporains de Molière, le suicide annoncé de Dandin n’était
procédé : il est la solution la plus rapide pour exposer la situation donc que la parodie d’une parodie, ce que confirme, à l’intérieur
et nous faire connaître les intentions du héros ; il permet en outre, même de la comédie, la dérision avec laquelle Dandin accueille la
à deux reprises, d’éviter que ne se croisent Lubin et les Sotenville menace de suicide brandie par son épouse : « On ne s’avise plus de
(I, 2-4 et II, 5-7). Il n’en reste pas moins qu’en laissant Dandin seul se tuer soi-même, et la mode en est passée il y a longtemps » (III, 6).
en scène à une fréquence peu habituelle pour une courte comédie, 3. Le mari bafoué, personnage tragique ?
tous ces monologues révèlent la solitude d’un personnage en butte Le grand tort de Dandin, et dont il convient amèrement, est
à l’hostilité générale et qui ne trouve personne auprès de qui s’épan- d’avoir cru qu’il pouvait acheter le respect d’une caste nobiliaire qui ne
cher, ni ami, ni confident. Incarnant le personnage à la Comédie- le reconnaîtra jamais pour l’un des siens. Certes, cette erreur le met en
Française en 1970, dans une mise en scène de Jean-Paul Roussillon, porte à faux par son ignorance des codes, et à ce titre, elle le rend un
Robert Hirsch constatait : « Personne ne lui parle, […] tout le monde est peu ridicule : son embarras devant ses beaux-parents (qui le prennent
contre Dandin, […] il ne s’adresse qu’à des dos ou il ne s’adresse qu’à des de haut, avec leur code d’honneur désuet) ou devant son épouse (qui
murs3 ». Son isolement est frappant : pour son malheur il fréquente se moque de lui ouvertement avec son discours à double entente
essentiellement une caste qui le méprise (son épouse, ses beaux- en I, 6) le condamne au rôle du paysan lourdaud et berné. Toutefois,
parents, Clitandre) et ne le considèrera jamais comme son égal ; et contrairement au programme annoncé par le modèle farcesque du
l’on ne voit près de lui aucun paysan, comme s’il avait coupé les ponts « mari confondu », ce n’est pas lui qui déclenche le plus franchement
avec sa classe d’origine. Seul à lui être fidèle, son valet Colin, mais les rires du public, mais le grotesque couple des Sotenville ou Lubin,
Molière le réduit à un rôle très subalterne, et il ne fait guère le poids, le valet gaffeur. Et s’il n’est pas le plus moqué, il n’est pas non plus
dans la maison, face à l’hostilité venimeuse de Claudine. Même si cela un monstre. Certes, il est arcbouté sur son bon droit de mari et peu
n’ôte rien à sa balourdise, sa solitude assiégée en fait un personnage sensible aux aspirations de sa jeune épouse ; mais aucun autre per-
pathétique, voire tragique : comme un héros du théâtre antique, il ne sonnage de la pièce ne peut se prévaloir d’une bonté qui ferait de
cesse d’expier pour une faute commise avant le début de l’intrigue lui, par contraste, un être odieux et méprisable : les Sotenville sont
et de s’en plaindre avec lucidité. Mais il n’est qu’un paysan enrichi, arrogants, Angélique est sans pitié, Claudine est méchante. Aussi,
victime de son ambition : pour les contemporains de Molière, il ne l’humiliation implacable dont il est victime lui attira-t-elle assez vite
saurait donc susciter terreur et pitié et ne peut que provoquer le rire. la sympathie, une fois que les effets d’échos burlesques avec la pas-
2. Du ridicule au pathétique torale furent oubliés et que le mépris aristocratique pour Dandin se
D’un monologue à l’autre, on voit Dandin passer du courroux fut estompé. Rousseau prend d’ailleurs sa défense dans une lettre à
à l’abattement, de la combativité au désespoir. La scène I, 3 le d’Alembert en 1758 : « Que penser d’une pièce où le parterre applaudit
montre conscient de son erreur (« Voilà ce que c’est d’avoir voulu à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de [l’épouse], et rit de la bêtise
épouser une demoiselle ») et sa colère est d’abord dirigée contre lui- du manant puni ? ». Claire Lempereur note que, rompant avec « une
tradition de jeu tirant le personnage de Dandin vers la farce […] Edmond
même (« Ah ! J’enrage de tout mon cœur, et je me donnerais volon-
Got, qui reprend le rôle [en] 1874, est le premier comédien à souligner l’as-
tiers des soufflets ») ; mais elle est aussitôt convertie en volonté de
pect tragique du mari bafoué4 ». Avec plus ou moins de nuances, c’est
réagir : « Morbleu je ne veux point laisser passer une occasion de la
cette lecture qui prévaut dans la plupart des mises en scène depuis
sorte ». Le contraste est grand avec la dernière scène, où Dandin,
le début du xxe siècle.
désabusé, renonce à lutter : « Ah ! Je le quitte maintenant, et je n’y
vois plus de remède » ; la brièveté même de ce monologue exprime
une capitulation. Les derniers mots laissent même envisager un
suicide : « le meilleur parti qu’on puisse prendre, c’est de s’aller jeter
Une « femme
Séance 5
dans l’eau la tête la première. ». demoiselle » ou la question
Il sera toutefois intéressant d’apprendre aux élèves que ce qui féminine en procès
nous apparaît légitimement comme une perspective tragique
n’avait pas cette connotation à l’époque de Molière. Dans le Grand
Lecture, débat
Divertissement royal, au sein duquel était insérée la comédie, ce Supports : George Dandin en entie
dernier monologue est suivi de l’arrivée d’« un de ses amis [qui] lui Objectifs :
conseille de noyer dans le vin toutes ses inquiétudes ». S’ensuit une – Débattre
célébration, par « toute la troupe des bergers amoureux » du « pouvoir – Interroger l’image de la femme que propose Molière dans cette
de l’Amour », avant que « le chœur de Bacchus » ne vienne lui disputer comédie, à travers le personnage complexe d’Angélique
la prééminence. Nul doute que ce climat euphorique dissipait les Durée : 2 heures
accents potentiellement tragiques de Dandin, dont l’annonce du
suicide apparaissait, dans sa sécheresse un peu fruste, comme le
4. « George Dandin à la Comédie-Française : de la farce au tragique », dans le
3. Interview par Paul-Louis Mignon dans « Les Trois Coups », diffusé le programme du spectacle mis en scène par Hervé Pierre au Théâtre du Vieux
11.10.1970, disponible sur le site de l’INA. Colombier en 2014.

20 NRP LYCÉE MARS 2022


Séquence 2de

et celui des Sotenville, arc-boutés sur leurs valeurs aristocratiques,


Mise en œuvre pédagogique
Les questions posées permettent de se concentrer sur les person-
à la fois juges et partie, avec la mauvaise foi évidente.
nages féminins et sur des thèmes centraux : la condition féminine 2. La défense
et son corollaire, le mariage. Cette séance peut ensuite donner – Les didascalies implicites contenues dans les répliques de Dandin
lieu à un débat autour d’Angélique et des deux autres femmes de prouvent par la gestuelle qu’Angélique se moque de son mari
la pièce : Mme de Sotenville et Claudine. Faut-il les condamner puisque ses mimiques sont destinées à Clitandre que Dandin n’a
ou les défendre ? Chacun choisit un personnage, un point de vue pas vu : « Moi, me moquer, en aucune façon », « Qui songe à lever les
(accusation ou défense) et élabore un argumentaire. On organise
épaules ? ». En trompant son époux aux yeux du public, elle met les
alors soit un débat, soit une série e procès au cours desquels
chacune sera jugée.
rieurs de son côté.
– Elle assume sa frivolité : « Je ne me scandalise point qu’on me trouve
bien faite, et cela me fait du plaisir » et rectifie la conception austère
du mariage par l’image d’un mari « honnête homme qui est bien aise
George Dandin est une comédie qui prend l’apparence d’un de voir sa femme considérée ». En dénonçant a contrario la « tyran-
procès au cours duquel un mari veut « aller faire ses plaintes » nie » des maris comme une œuvre funeste (voir l’association sys-
(I, 3) à ses beaux-parents, qui de leur côté garantissent qu’ils tématique de la mort au mariage, qui revient à s’« enterrer toute
« seron[t] les premiers à [lui] en faire la justice » (I, 4). L’accusée de vive dans un mari »), elle exprime la vitalité d’une jeunesse qui ne
cette simagrée d’action judiciaire est la jeune épousée qui ne demande qu’à s’épanouir. On retrouve dans sa bouche le même
peut concilier le statut convenu d’une femme mariée et le désir plaidoyer que Célimène, dans Le Misanthrope, oppose à la jalousie
de liberté inhérent à son âge. Or Angélique n’est pas juste un sujet d’Alceste.
de plainte : Molière lui accorde un rôle déterminant dans la comé-
die. Si Dandin, personnage éponyme, est celui qui a le plus de

© BIS / Ph. Coll. Archives Larbor


présence sur scène et le temps de parole le plus long, la lecture de
la didascalie initiale montre que sur les huit personnages, quatre
sont définis par rapport à Angélique et, par ailleurs, les cinq pre-
mières scènes la présentent au spectateur par le portrait qu’en
brossent Dandin, Lubin ou les Sotenville : cela crée une attente
chez le spectateur qui ne découvre ce personnage central qu’à
la fin de l’acte I.
Angélique est-elle ange ou démon ? Voyons les griefs de l’accu-
sation, et les éléments de la défense pour mener une réflexion sur le
statut de la femme tel que le propose Molière dans cette comédie.

Questions
1. « Votre fille ne vit pas comme il faut qu’une femme vive, et […] elle
fait des choses qui sont contre l’honneur » (I, 4) : commentez cette
réplique de George Dandin après avoir relu le début de l’acte I.
Comment les Sotenville présentent-ils Angélique ?
2. Relisez la scène 2 de l’acte II : quels sont les procédés utilisés par
le personnage pour faire comprendre sa défense au public ?
3. Que peut-on reprocher à Mme de Sotenville ? Vous vous appuie-
rez particulièrement sur sa réplique de la scène 4 de l’acte I « [la
maison] de la Prudoterie, dont j’ai l’honneur d’être issue, maison dont
le ventre anoblit » et sur celle de la scène 8 de l’acte II « je pleure de
joie, et reconnais mon sang aux choses que tu viens de faire ».
4. Montrez que Claudine est un double improbable d’Angélique.

Éléments de réponse
1. L’accusation
– Le GN « Votre fille » place Angélique dans la généalogie familiale
que définit en fin de phrase le mot « honneur », valeur aristocratique
par excellence. Quelles sont « les choses » reprochées à l’épouse ?
Le spectateur les a découvertes, scène 2, par la voix de Lubin qui
a révélé le bon accueil d’Angélique à la cour que lui fait Clitandre.
– Les Sotenville, réagissant au mot « honneur », tracent d’Angé-
lique un portrait à l’image des médaillons de leur arbre généalo-
gique : « une race pleine de vertu », « l’honnêteté », la « chasteté » des
femmes de la famille ; une Sotenville ne peut être « une coquette » !
– Cette étape du procès met en évidence les deux discours qui pré-
sentent la jeune femme et qui régissent toute la comédie : celui de Projet de costume pour le personnage de Mme de Sotenville,
Dandin, mari trompé avançant les preuves d’une réalité factuelle, Bnf, Paris.

MARS 2022 NRP LYCÉE 21


– Elle renie enfin son mariage : « vous n’avez consulté pour cela que 4. Claudine, la complice, presque un double
mon père et ma mère, ce sont eux proprement qui vous ont épousé », – Encourageant Clitandre (« oui, Monsieur, vous devez pour le
le dénonçant sans équivoque comme une transaction dont elle [Dandin] punir faire l’amour à ma maîtresse », I, 6), Claudine aiguil-
n’est qu’un objet. Ce faisant, elle déplace l’accusation qui pèse sur lonne Angélique au moment de la bastonnade de Dandin (« fort,
la femme mariée vers le mariage lui-même et donc contre ceux qui Madame, frappez comme il faut », II, 8) et dans la scène finale, elle
l’ont contracté : n’étant plus accusée, elle chante allégrement sa reformule les accusations de sa maîtresse (« Il a tant bu… », III, 7).
liberté de « jouir […] de sa jeunesse ». Elle ne cache donc pas son hostilité à Dandin, qui le lui rend bien
– Enfin, cette mésalliance n’efface pas sa supériorité sociale, qui lui en la traitant de « coquine de servante » (I, 2), de « carogne » ou de
autorise la liberté de ton nécessaire pour exprimer sa défense. La « dessalée » (I, 6), de « traitresse » et de « scélérate » (II, 8). En cela, elle
symétrie des deux dernières répliques de cet échange le prouve : est bien le double d’Angélique : empêché socialement de parler
contrairement à la réalité du xviie siècle, époux et épouse sont ici librement à sa propre femme, Dandin, plus proche de la suivante,
sur un plan d’égalité. libère sa parole sur Claudine « qui n’a point de père gentilhomme »
Le public découvre donc un personnage plus complexe que celui (I, 6). Cette violence verbale n’est qu’un reflet d’aspirations plus
de la femme infidèle des comédies : Angélique en a la légèreté et concrètes contre sa femme : « si [seulement] c’était une paysanne »
l’effronterie mais elle révèle aussi la blessure d’un personnage d’une (I, 3) : « Il me prend des tentations d’accommoder tout son visage à
profondeur pathétique qui la sépare des personnages adjuvants. la compote, et le mettre en état de ne plaire de sa vie aux diseurs de
3. Mme de Sotenville, le contre-exemple fleurettes », dit-il en aparté pour conclure la dispute conjugale de
L’onomastique allie dans ce même personnage la sottise avec la scène II, Le personnage de Claudine suggère cette tradition pay-
pignon sur rue, Sotenville, et une pudeur affectée, Prudoterie. Mme sanne de violence conjugale.
de Sotenville est donc doublement désignée par le dramaturge – Claudine dicte à Lubin pour son futur mariage les conditions que
comme un personnage burlesque. Se vanter que dans sa famille sa maîtresse n’a pu obtenir (II, 1). Elle le prévient : « c’est la plus sotte
« le ventre anoblit », c’est rappeler le privilège de transmettre la chose du monde que de se défier d’une femme et de la tourmenter »,
noblesse à des enfants nés d’un père roturier, mais c’est aussi renvoyant la responsabilité de l’adultère sur les maris trompés qui
réduire son rôle à celui de femelle procréatrice et surtout rappeler « se font eux-mêmes ce qu’ils sont. ». En femme avertie, ayant « déjà
bien peu délicatement les termes du contrat conclu lors du mariage été attrapée », elle sait faire patienter cet amoureux qu’on la soup-
de sa fille. En ce sens, elle s’enorgueillit avec une suffisance obtuse çonne d’avoir choisi pour sa stupidité, qu’elle ne manque pas de cri-
de la seule valeur que sa caste lui reconnaît, celle de la lignée. C’est tiquer.
ce qu’elle explicite dans sa ferveur maternelle en déclarant « je – Claudine enfin domine avec autorité le désir de Lubin (« laisse-
reconnais mon sang » : sa valeur, comme celle de sa fille, sont ins- moi là te dis-je ; je n’entends pas la raillerie », « je te donnerai sur le
crites dans une hérédité. Rappelons néanmoins qu’Angélique vient nez ») en femme libre de son avenir, contrairement à sa maîtresse.
de déclarer à Clitandre : « je veux vous montrer que, toute femme que Et lorsqu’Angélique est contrainte de se soumettre une nouvelle
je suis, j’ai assez de courage pour me venger moi-même des offenses fois à la volonté de son père, elle la plaint ouvertement « Pauvre
que l’on me fait » avant d’infliger des coups de bâton à son mari. mouton » (III, 7).
Mme de Sotenville, aveugle au malheur de sa fille, ne perçoit pas La connivence entre les deux jeunes femmes va jusqu’à la compli-
l’ironie de celle-ci, victime de ses propres parents. cité. Si son statut lui évite de se comparer à sa maîtresse, Claudine
De toute évidence, cette femme mariée est, par son absence de en adopte les valeurs d’indépendance qui sont ainsi plusieurs fois
lucidité, un contre-exemple pour Angélique. formulées au cours de la pièce. Le spectateur ne peut y échapper.
© Etienne George / Rue des Archives / Bridgeman Images

Claude Brasseur et Zabou dans Dandin,


réal. Roger Planchon, 1987.

22 NRP LYCÉE MARS 2022


Séquence 2de
PARCOURS
artistique
Deux mises en scène de George Dandin :
regards croisés de Jean-Pierre Vincent et Hervé Pierre.
Par Sylvie Allouche, professeure de Lettres modernes au lycée Stanislas,
et Jean-Pierre Aubrit, professeur de Lettres classiques

Pour le 400e anniversaire de la naissance Le langage des lieux et des corps


de Molière, Michel Fau propose en ce début Dans sa mise en scène de George Dandin, Hervé Pierre a
d’année à l’Opéra royal de Versailles un George choisi pour représenter la maison une sorte de tour en planches
Dandin baroque, accompagné des intermèdes disjointes qui révélait les origines paysannes de Dandin en
même temps qu’elle figurait la prison dans laquelle Angélique
et de la musique de Lully. D’autres mises en se trouvait enfermée (voir l’image B, p. 25) : « un décor de cabane
scène de la pièce ont fait date. Pour cette qui sent presque la terre mouillée », écrit E. Bouchez (Télérama,
étude d’images, nous avons choisi celles 11/06/2016). Cette construction permettait aussi de nombreux
d’Hervé Pierre à la Comédie-Française (2014) déplacements verticaux, avec des personnages toujours en
et celle de Jean-Pierre Vincent au théâtre Le mouvement. Jean-Pierre Vincent fait d’autres choix que l’étude
de cette image permet d’appréhender.
Préau (2018).
© Victor / ArtComPress Via Opale.photo

George Dandin, mise en scène de Jean-Pierre Vincent (théâtre Le Préau, CDN de Vire, 2018), avec Vincent Garanger (Dandin), Alain Rimoux
(M. de Sotenville), Elizabeth Mazev (Mme de Sotenville), Aurélie Edeline (Claudine), Olivia Chatain (Angélique), Iannis Haillet (Clitandre),

Questions sur l’image


1. Le choix du décor vous surprend-il ? Pourquoi ?
2. Quels sont les personnages présents sur le plateau ? Justifiez vos réponses en observant les costumes,
la position des comédiens dans l’espace et leur posture.
3. À quel moment de la représentation cette photo correspond-elle ? À quelle réplique pensez-vous ?

MARS 2022 NRP LYCÉE 23


PARCOURS artistique
1. Un décor d’une sobriété étonnante physiquement le choc de l’accusation, affectation contredite par
Le décor est réduit au minimum : une cour de ferme avec son visage tourné vers Dandin, le regard est en train de riposter
un arbre sur la droite et un puits au milieu, et de hauts murs nus avant que les mots ne fusent. Face à son mari, elle est la cible de
et gris qui font juste apparaître le tracé d’une porte et l’encadré sa colère mais suffisamment éloignée pour que l’invective soit
publique.
d’une fenêtre (indispensables à l’action de l’acte III). Jean-Pierre
Vincent s’est servi de ce décor presque abstrait comme d’un Presque au centre : le couple de Sotenville. La tenue plus
écran. Sur les trois murs de cet espace neutre sont projetées cossue, plus sombre et la position assise renforcent la conno-
des images vidéo, significatives de la psyché de son héros : le tation de l’âge. Serrés l’un contre l’autre, ils semblent ne faire
magnificent palais de ses ambitions ou des taches de couleur qu’un. Elle regarde Dandin, il regarde sa fille : à eux deux,
qui figurent le cauchemar où il s’enfonce. On est loin du réa- ils regardent les deux protagonistes. Ont-ils du mal à suivre
lisme quasi documentaire de Roger Planchon, qui avait situé l’échange, ou refusent-ils de le suivre car leur opinion est déjà
lui aussi l’action dans la cour de la ferme de Dandin, mais avait faite ? Leur position centrale prouve qu’ils sont les destinataires
montré de gros piliers de pierre, un sol de brique, des poutres de la dispute : ce sera à eux d’en juger.
géantes, une réserve de foin à l’étage, une haie de bois séparant À droite : Clitandre. Il se distingue par son élégance :
la grange de la prairie adjacente, et y avait fait évoluer nombre costume ocre, dentelles, chapeau, bottes. Proche physiquement
de personnages muets. Chez Vincent, seul le postérieur d’une d’Angélique mais tourné vers l’extérieur ; dans une posture
vache enfoncée dans le mur gauche (voir p. 19) témoigne, dans presque statuaire, cette dispute ne l’affecte pas.
un clin d’œil surréaliste, de l’origine paysanne de Dandin. Très en retrait : Claudine. Vêtements plus discrets, tendue
dans son écoute, comme en train de se réfréner ou prête au ser-
2. Portrait de groupe
vice dès que sa maîtresse l’appellera. Humble par sa situation au
À gauche : George Dandin. Tenue rouge, un peu débraillée, fond du plateau mais très visible car au centre. On devine qu’elle
et perruque du courtisan à la main : décalage entre l’ambition va entrer dans le jeu…
et la réalité, son apparence n’est ni paysanne, ni noble. Le geste
accusateur, le corps presque en déséquilibre dans sa dynamique de 3. Dandin accuse Angélique
colère et cependant les deux pieds bien plantés dans le sol : il garde Acte I, scène 6. Dandin accuse Angélique : « je sais bien ce
le bon sens du paysan et la certitude de son bon droit. Il est isolé que je sais, et […] tantôt, puisqu’il faut parler, elle a reçu une am-
à gauche du plateau comme il est isolé dans le drame qui se joue. bassade de sa part ». Angélique est sur la défensive : « Moi, j’ai
À droite : Angélique. Robe blanche en harmonie avec reçu une ambassade ? ». Les Sotenville écoutent, Clitandre se tait,
son prénom. Très légèrement courbée, comme recevant Claudine n’interviendra qu’à la réplique suivante.

L’humiliation de Dandin
À trois reprises, la pièce présente un George Dandin correspondent à deux moments de la pièce permet de com-
contraint de s’humilier devant cette aristocratie à laquelle il a prendre à quel point la mise en scène peut donner deux ver-
voulu appartenir mais qui le méprise. L’étude de ces photos qui sions d’un même personnage, dans des registres très éloignés.
© Victor / ArtComPress Via Opale.photo

Image A. George
Dandin, mise en scène
de Jean-Pierre Vincent
(théâtre Le Préau,
CDN de Vire, 2018),
avec Vincent Garanger
(Dandin), Alain Rimoux
(M. de Sotenville),
Iannis Haillet
(Clitandre).

24 NRP LYCÉE MARS 2022


Séquence 2de
© Raphaël Gaillarde / GAMMA-RAPHO

Questions sur les images


1. En observant l’action et les person-
nages, précisez la scène pour chaque
image et trouvez une réplique ou un
échange qui l’illustre.
2. Décrivez le costume de Dandin dans
les deux images. Quelle conception du
personnage est ainsi exprimée par les
deux metteurs en scène ?
3. Comment l’utilisation de l’espace et
le jeu des corps mettent-ils
en scène l’humiliation de Dandin, dans
les deux premières scènes ?

Image B. George Dandin, mise en scène d’Hervé Pierre (théâtre du Vieux-Colombier, 2014),
avec Alain Lenglet (Monsieur de Sotenville), Claire de La Rüe du Can (Angélique), Catherine
Sauval (Madame de Sotenville), Jérôme Pouly (George Dandin).

1. Un personnage rabaissé ressemble à un moujik. Ce parti pris misérabiliste renforce l’hu-


A. M. de Sotenville traîne Dandin vers Clitandre, pour lui faire miliation sociale du personnage.
présenter ses excuses de « l’avoir à tort accusé » : acte I, scène 6. 3. Dandin face à ses juges
« Allons, vous dis-je. Il n’y a rien à balancer, et vous n’avez que faire
d’avoir peur d’en trop faire, puisque c’est moi qui vous conduis. » A. Contre la résistance qu’il lui oppose (« Moi, je lui ferai en-
core des excuses après… ? », « Je ne saurais… »), M. de Sotenville
B. Dandin, à genoux devant Angélique, lui demande pardon,
presse son gendre de « faire satisfaction » à Clitandre : « c’est
en présence de ses beaux-parents : acte III, scène 7.
moi qui vous conduis. », « Allons, laissez-vous gouverner par moi. »
« M. de Sotenville. — « Et je vous promets de mieux vivre à
J.-P. Vincent prend ces expressions verbales au pied de la lettre
l’avenir ». / George Dandin. — « Et je vous promets de mieux vivre à
et, profitant du vaste plateau dont il dispose, les transforme en
l’avenir ». / M. de Sotenville. — Prenez-y garde, et sachez que c’est la
indications de mouvement. Cela donne un Dandin traînant les
dernière de vos impertinences que nous soufrirons. »
pieds, comme un enfant récalcitrant mené vers un adulte à qui
2. Qui est George Dandin ? il doit demander pardon : les corps de Dandin et de son beau-
A. Soucieux d’inscrire sa mise en scène dans l’époque de père, tirant en deux sens opposés, traduisent cette tension. Au
Molière, Jean-Pierre Vincent habille son héros en courtisan ver- bout de cette trajectoire, Clitandre, assis comme il se doit à un
saillais. Mais la gaucherie débraillée avec laquelle Dandin porte aristocrate, attend dans une posture pleine d’une assurance dé-
cet élégant costume trahit l’emprunt : « il se dandine maladroi- sinvolte, jambes croisées, main sur sa canne… et chapeau sur la
tement dans ses fanfreluches de cour », atteste Fabienne Darge tête, quand Dandin a sa dérisoire perruque à la main.
dans Le Monde du 3 mars 2018. Non seulement il porte sa per- B. Cette troisième et dernière humiliation du héros, sur
ruque à la main, comme un accessoire un peu encombrant, laquelle se conclut l’action dramatique, a fait l’objet de nom-
mais le contraste entre sa moustache noire et la perruque breuses illustrations, servant même de frontispice pour la pièce
blonde relève du travestissement burlesque. Le costume dit ici dans l’édition des œuvres de Molière en 1682. La posture de
le décalage entre les prétentions du personnage et la réalité Dandin agenouillé devant Angélique en présence des Sotenville
de ce qu’il vit. est une contrainte pour tout metteur en scène. Hervé Pierre est
B. Pour nous rendre plus sensible la question sociale posée toutefois original en ce qu’il montre Dandin agenouillé non seu-
par la pièce, Hervé Pierre transpose l’action à l’époque de lement devant son épouse mais aussi devant ses beaux-parents,
Napoléon III et de L’Enterrement à Ornans de Courbet. « Il me comme si c’était devant tout le clan des Sotenville qu’il s’humi-
semblait intéressant de placer la pièce de Molière dans le contexte liait : tête baissée et mains sur les cuisses qui lui font ployer les
historique du xixe siècle, marqué […] par une féroce réalité politique épaules, toute son attitude dit l’accablement. Et si Angélique le
et sociale », affirmait-il dans le programme (« Notes du metteur regarde (de haut), les Sotenville ne lui font même pas l’aumône
en scène »). La conception des costumes découle de ce choix : d’un coup d’œil… Ce mépris serait glaçant si leur vêture ne les
avec sa grosse barbe rousse et sa solide carrure, George Dandin, rendait pas un peu ridicules : réveillés en pleine nuit, ils ont juste
vêtu d’une ample chemise écrue et d’un large pantalon de drap, eu le temps d’enfiler un manteau sur leur chemise de nuit !

MARS 2022 NRP LYCÉE 25


Séquence 1 re
OBJET D’ÉTUDE
LYCÉE GÉNÉRAL ET TECHNOLOGIQUE

➜ Le théâtre du xviie siècle au xxie siècle

Molière, Le Malade imaginaire


Par Sylvie Allouche, professeure de Lettres modernes au Lycée Stanislas (Paris),
et Jean-Pierre Aubrit, professeur de Lettres classiques

Support • Molière, Le Malade imaginaire,


collection Carrés classiques, Nathan
• Les textes et documents donnés au
fil de la séquence

Sommaire ÉTAPE 1. Jeux de masques


Séance 1. Le règne de la mystification
Séance 2. Explication linéaire : I, 6 (fin)
ÉTAPE 2. Le spectacle de la
médecine et de la maladie
Séance 3. Une comédie médicale
Séance 4. Explication linéaire : III, 5
ÉTAPE 3. Paroles & musique
Séance 5. La fonction des intermèdes
Séance 6. Entraînement à la
dissertation

Durée de • 2 heures
la séquence

Séquence 1re Présentation

Les ressources !
La mort brutale de Molière le 17 février 1673, à l’issue de la
quatrième représentation du Malade imaginaire, a eu tendance à
L ’article de la revue faire de cette pièce une œuvre testamentaire, d’autant plus que
Les images projetables le mythe s’est vite répandu d’une maladie chronique pulmonaire
qui avait fini par emporter l’auteur et comédien. Or il n’en est rien,
Trois études d’images de mises
en scène (p. 36-38) comme l’a clairement établi la biographie de Georges Forestier1 : au
début de 1673, Molière, alors au sommet de son art, est en pleine
Un groupement de textes pour le
possession de ses moyens et c’est une « fluxion », c’est-à-dire une
parcours associé : « Comédie du
spectacle, spectacle de la comédie » bronchite, qui provoque l’hémorragie fatale. La stupéfaction una-
nime qui accueille sa disparition dit assez que Molière n’était pas
un malade chronique au bord du tombeau.
Il importe de rétablir cette vérité pour restituer sa pleine force
vitale à une pièce qui joue avec la maladie et la mort. Plutôt qu’une
œuvre testamentaire, Le Malade imaginaire est une œuvre bilan,
où le dramaturge concentre ses thèmes favoris (la monomanie et
le besoin d’idolâtrie, les escrocs qui s’en nourrissent, les désordres
que cela engendre au sein des familles, l’abus du pouvoir des
pères) et où il déploie tout son art de la « comédie mêlée », avec un
nouveau musicien, Marc-Antoine Charpentier, et le maître de bal-
let Pierre Beauchamp. Par ailleurs, la pièce fait entendre quelques
échos explicites du carnaval qui accompagna sa création et qui y
fait souffler un vent de folie douce. C’est en gardant en tête toutes
ces données que l’on associera l’étude du Malade imaginaire au par-
cours « spectacle et comédie ».

1. Molière, Gallimard, 2018.

26 NRP LYCÉE MARS 2022


Séquences
Séquence 1re

Étape 1 Jeux de masques

Le règne de la
Séance 1 • À l’image de la plupart des valets de comédie, Toinette est le
double farcesque et gouailleur du personnage raisonneur ; mais
mystification son combat pour la vérité n’exclut pas la mystification. Elle use
Étude d’ensemble de l’ironie (« Il marche, dort, mange et boit tout comme les autres ;
mais cela n’empêche pas qu’il est fort malade. », II, 2) et surtout,
Support : Molière, Le Malade imaginaire pour servir Angélique, elle feint de s’accorder à Béline en mentant
Objectifs : Repérer les modalités du mensonges ouvertement (« je lui ai répondu qu’il ferait mieux de la mettre dans
Durée : 2 heures un couvent. », I, 6). Elle n’hésite pas non plus à se déguiser en
Mise en œuvre pédagogique « médecin de la médecine » (III, 7) qui contredit point par point les
Les élèves ont lu la pièce, et le thème du masque constitue un diagnostiques et les médications de Monsieur Purgon.
prisme à travers lequel on revient sur chaque personnage et sur • Seuls les gens de médecine ne mentent pas. Imbus de leur savoir
les éléments de l’intrigue. On travaille ici en deux temps : après un et figés dans l’importance de leur statut, ils sont incapables du
simple repérage dans la liste des personnages de ceux qui font
moindre écart.
preuve de duplicité, on analyse les modalités de ces mensonges.
B. Duplicité et calculs
Au théâtre, des comédiens prêtent leur corps, leur souffle et
leur esprit pour incarner des personnages ; dans la commedia Question
dell’arte, les rôles de ces personnages sont reconnaissables à leur Dans quel but les personnages jouent-ils un rôle ? À quoi ce jeu
costume et leur masque. Dans de nombreuses comédies, comme sert-il dans l’économie de la pièce ?
Le Malade imaginaire, plusieurs personnages portent à leur tour un
masque : ils feignent, ils mentent, ils deviennent eux-mêmes inter- Éléments de réponse
prètes d’un rôle.. • Si, à un moment ou un autre, tous les personnages ou presque
du Malade imaginaire jouent un rôle, seule Béline fonctionne sur
A. Dramatis personae le registre de l’hypocrisie (qui, étymologiquement, désigne en
grec le jeu de l’acteur). Depuis « le seul mot de testament me fait
Question
tressaillir de douleur » (posture qu’elle joue à son mari enamouré,
Reprenez la liste initiale des personnages. Quels sont ceux qui, à un en I, 6) à « Il y a des papiers, il y a de l’argent, dont je veux me saisir »
moment de l’intrigue, font semblant et portent donc un masque. (revendication qu’elle affirme en toute récente veuve, en III, 12), la
Quel est ce masque ? visée de Béline ne varie pas : elle veut s’enrichir, allant jusqu’à tenter
de faire entrer Angélique au couvent pour la déshériter. Personne
Éléments de réponse
dans la famille d’Argan n’est dans la confidence de son jeu (même
• Argan se vit comme un malade, en cela il ne feint pas. Cependant, si la sage Toinette l’a bien percé), seul le notaire au nom d’ironie
après avoir prudemment demandé s’il n’y a « point quelque danger de « M. Bonnefoi », qu’elle a introduit dans la maison, est dans la
à contrefaire le mort » (III, 11), il accepte ce jeu avec la complicité de confidence. Elle est démasquée à la scène 12 de l’acte III, et sort
Toinette et de Béralde pour éprouver l’attachement que lui prêtent définitivement de scène ; dessillé, Argan promet d’être « sage à
sa femme puis sa fille. l’avenir », probablement en matière matrimoniale.
• Dès son entrée en scène, Béline n’est que sollicitude pour son • À l’opposé, animée elle aussi par le plaisir du jeu, Toinette est
mari (« Mon pauvre mari », « mon petit fils », « Mon ami » I, 6) mais celle qui fait entendre l’imagination maladive de son maître. En
ses cajoleries un peu trop démonstratives sont un masque que irritant Argan par l’ironie sur sa maladie, elle excite ses réactions
trahissent ses demandes intéressées (« Non, non, je ne veux point de de colère, qui mettent en évidence sa solide bonne santé ! Elle
tout cela. Ah ! combien dites-vous qu’il y a dans votre alcôve ? » I, 7). informe Angélique que c’est par intérêt pour elle si elle « fein[t]
Seul Argan en est dupe… d’entrer dans le jeu de [son] père et de [sa] belle-mère » (I, 8) opposant
• Angélique, personnage sincère, se laisse cependant entraîner dans au danger qu’ils représentent les mêmes armes du mensonge. Son
une mystification par son amant Cléante qui se présente sous la fausse rôle bouffon de médecin imaginaire (III, 10) a pour but de ridiculiser
identité d’assistant d’un maître de musique : ils improvisent un petit la médecine et d’en faire douter Argan : elle le convainc de l’erreur
opéra pour s’avouer leur amour interdit devant des spectateurs leurrés. de diagnostic de Purgon et l’induit à avoir confiance en ses conseils,
• Louison, malgré son jeune âge, essaie de mentir en faveur de sa sœur mais pour mieux l’amener à les refuser de lui-même, tant le remède
mais ayant reçu le fouet, elle simule la mort pour forcer le repentir de est absurde : « me crever un œil afin que l’autre se porte mieux ! J’aime
son père : elle annonce ainsi le dernier rebondissement. bien mieux qu’il ne se porte pas si bien. » Le malade serait-il en passe
• Béralde est l’honnête homme raisonneur, qui veut servir le bon- de s’imaginer vivre sans médecin ?
heur de sa nièce et lutte contre l’obsession maladive d’Argan. Mais • L’idylle que chantent Angélique et Cléante est un jeu en conni-
son discours de bon sens et de vérité bute sur l’aveuglement de son vence avec Toinette, qui a introduit le jeune homme dans la mai-
frère et le contraint à organiser la mystification finale, où il n’exclut son d’Argan. Ce subterfuge laisse paradoxalement la liberté aux
pas de prendre sa part (« Nous y pouvons aussi prendre chacun un per- deux jeunes amants de se déclarer leur amour mutuel et donne
sonnage, et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. », III, 14). une vision concrète de la situation d’Angélique, placée entre le

MARS 2022 NRP LYCÉE 27


fiancé qu’elle ne peut que rejeter et celui que sa spontanéité et son

© BIS / Ph. Coll. Archives Larbor


audace rendent sympathique au spectateur.
• La dernière mystification est celle d’Argan, dirigé par Toinette
avec l’assentiment de Béralde. Il s’agit bien d’un jeu en connivence
avec d’autres personnages. En prenant le masque de la mort, Argan
démasque sa femme et découvre la sincérité de sa fille et l’honnê-
teté de Cléante. Par la comédie de la mort, la vérité des sentiments
se dévoile. Argan revoit sa conception du mariage, la situation d’An-
gélique évolue vers un dénouement heureux.
• La pièce s’achève avec une grandiose cérémonie factice menée
par de faux médecins. Là encore, s’il y a mensonge, il est partagé
par plusieurs personnages qui en assument la conséquence : le der-
nier ballet, en substituant des danseurs à des médecins, ridiculise la
médecine et authentifie l’appartenance d’Argan au corps médical,
le libérant ainsi de sa dépendance obsessionnelle à la médecine.

Séance 2 Comédie et mensonges


Explication linéaire
Support : Molière, Le Malade imaginaire, I, 6, de « Holà ! Toi-
nette ! » jusqu’à la fin de la scène
Objectifs : Entrer dans le texte et l’acte d’exposition – Révéler la
duplicité des personnages – Souligner l’importance des person-
nages féminins, en particulier de Toinette
Durée : 2 heures
Mise en œuvre pédagogique
On demande aux élèves de relire l’ensemble de l’acte d’exposition
afin de rédiger ensemble l’introduction, essentiellement destinée
à situer le passage.

Pour toutes les lectures linéaires, il est demandé aux élèves de


numéroter les répliques, ce qui simplifie les références.

Introduction
Les scènes précédentes ont montré dans quel camp se situe
Toinette : du côté d’Angélique, dont elle a la confiance et appuie
les projets amoureux (sc. 4) ; raillant l’hypocondrie d’Argan (sc. 2) François Boucher (1703-1770), gravure pour Le Malade
imaginaire de Molière, BnF, Paris.
et plus encore son projet de marier sa fille à un médecin (sc. 5). Ce
dernier sujet a excité l’opposition insolente de la servante, au point
de mettre hors de lui Argan, qui se plaint amèrement d’elle à Béline, repli tactique. De fait, son propos contredit littéralement ce que le
sa seconde épouse, lorsqu’elle paraît au début de la sc. 6. spectateur a entendu à la scène précédente, où elle a fait tout sauf
Dans la seconde partie de cette scène, Béline, qui a tâché « complaire à Monsieur », puisqu’elle l’a contredit jusqu’au bout, et
d’apaiser la situation, remet au premier plan Toinette, restée ce gros mensonge est renforcé par les deux expressions absolues
muette depuis l’entrée de sa maîtresse. Cela va donner matière à qui l’encadrent « je ne songe qu’à » et « en toutes choses ». La réplique
un ballet cocasse autour de l’imaginaire malade. Aux explications 6 poursuit et développe cette présentation mensongère de leur
fallacieuses de Toinette (I) succède un jeu burlesque qui tourne à échange à la scène 5 : elle a tourné en dérision « le parti avanta-
la bataille d’oreillers (II), et la fuite de Toinette laisse le champ libre geux » destiné à Angélique et s’est opposée résolument à la menace
aux manœuvres de Béline (III). d’Argan de « la mettre dans un couvent ». Mais le rapport de leur
échange au discours indirect (« Il nous a dit qu’il », « je lui ai répondu
I. Mise au point fallacieuse de Toinette ➞ de « Holà ! que… mais que » donne un air d’authenticité à ce mensonge.
Toinette ! » à « je vous mettrai dehors. » b. Le jeu avec Béline
a. Les mensonges de Toinette Reste à savoir pourquoi Toinette, qui s’était montrée si franche-
Dès sa première réplique, avec le sobre et respectueux ment agressive envers Argan, travestit son attitude devant Béline.
« Madame », Toinette change de ton, par rapport à l’insolence Elle veut à l’évidence se concilier les bonnes grâces de sa maîtresse,
dont elle vient de faire preuve envers Argan. De la même façon, mais moins par crainte d’être renvoyée que pour contrôler le dan-
la didascalie « d’un ton doucereux », confirmée par le soupir navré ger qu’elle pressent dans la seconde épouse de son maître. Elle a
de l’exclamatif « hélas ! » et son incompréhension affichée (« Je ne appris au début de la sc. 5 que Béline veut à toute force voir ses
sais pas ce que vous me voulez dire »), tranche avec le franc-parler deux belles-filles devenir « religieuse[s] » et elle a compris que la
caustique auquel elle nous a habitués jusqu’ici, et annonce un marâtre y avait un louche intérêt (« La bonne bête a ses raisons »,

28 NRP LYCÉE MARS 2022


Séquence 1re

a-t-elle murmuré en aparté). C’est donc à dessein, pour s’en faire La réaction de Béline est conforme à son attitude dans toute
bien voir, qu’elle prétend avoir recommandé à Argan de « mettre la scène. Certains commentateurs prétendent qu’elle n’a pas vu le
[Angélique] dans un couvent ». geste de Toinette, mais aucune didascalie ne l’affirme, alors qu’elles
sont nombreuses dans l’édition courante (celle de 1682) : en fait,
c. Les vaines protestations d’Argan
elle ne veut rien voir ni savoir des agissements de Toinette, qu’elle
Commençant ses répliques 5 et 8 par le même « Ah ! »
minimise systématiquement (« Elle a cru faire bien. »).
d’indignation, Argan proteste par deux fois contre les mensonges
de Toinette, qu’il qualifie de « traîtresse » et de « scélérate », et plus III. Hypocrisie de Béline ➞ de « Vous ne connaissez pas,
encore contre le crédit que lui apporte son épouse. On pourrait mamour » à la fin de la scène
croire qu’il la fait changer d’avis (« Hé bien je vous crois, mon ami »),
a. Des mamours (répliques 18-20)
mais en réalité, cette concession est destinée à le calmer (« Là,
Le dernier mouvement, qui va faire éclater l’hypocrisie intéres-
remettez-vous »), et la suite immédiate montre qu’il n’en est rien.
sée de Béline, est introduit par un échange de tendresses, dominé
Elle paraît menacer Toinette, mais l’hypothèse « si vous fâchez
par les hypocoristiques (« mon petit ami », « Mamie », « Pauvre petit
jamais mon mari » dit clairement que, selon elle, ce n’est pas arrivé.
fils »). On pourrait n’y voir qu’une transition, mais il exprime chez
Trop heureuse d’avoir (croit-elle) une alliée, et nullement fâchée
Argan une relation de dépendance affective (« vous êtes toute ma
en réalité que son époux soit malmené, elle choisit de laisser faire.
consolation ») qui permet de comprendre le piège dans lequel il
Et la manœuvre réussit, comme le montre la réaction de
va tomber.
Béline à la réplique 7 : son « je trouve qu’elle a raison » montre sa
satisfaction d’avoir trouvé une alliée… et conforte Toinette dans b. Le testament (répliques 21-23)
son soupçon. Dans la bouche d’Argan, le testament qu’il veut faire en faveur
de Béline (la destinataire est implicite : sinon, pourquoi lui en par-
II. Bataille d’oreillers ➞ de « Çà, donnez-moi son ler, et surtout y impliquer son notaire à elle ?) est la juste récom-
manteau », à « Elle a cru faire bien. » pense de « l’amour qu[’elle lui] porte ». On comprend mieux les
a. Sollicitude de Béline (répliques 9-11) cajoleries et les oreillers… Et comme pour justifier plus encore
Indifférente aux « cent insolences » de Toinette envers son cette faveur, Béline en repousse l’idée avec une véhémence que
époux, Béline surjoue la garde-malade attentionnée. Cela passe traduit l’hyperbole « tressaillir de douleur » ; notons toutefois que ce
par des parures (« manteau fourré » et « bonnet ») et « des oreillers ». n’est pas la chose en elle-même qu’elle récuse, mais seulement la
Dans la réplique 9, elle s’occupe de vêtir Argan (c’est le sens vieilli « pensée » et le « mot » !
du verbe « accommode[r] »), avec une sollicitude toute maternelle c. Le notaire (répliques 24-26)
que traduisent son ton grondeur (« Vous voilà je ne sais comment ») Si l’exagération des cajoleries et l’outrance de la dernière
et les recommandations concernant le bonnet2. Méthodiquement, réplique n’avaient pas convaincu le spectateur de la duplicité de
elle passe ensuite aux oreillers – avec, dans la didascalie, le même Béline, l’épisode du notaire suffirait à le dessiller. Venant juste après
verbe « accommode[r] » et dans son texte, la même construction sa protestation déchirante, l’annonce que le notaire est « là-de-
syntaxique (un ordre + un « que » de sens final) : cela donne à dans » (c’est-à-dire dans la maison3) crée un effet de contraste aus-
son action quelque chose d’un peu mécanique qui sent le calcul, si révélateur que comique. Cet effet est redoublé par la dernière
d’autant que la répétition des démonstratifs (cinq dans la seule réplique, dont l’allure axiomatique (avec le sujet « on » et le présent
réplique 11) crée un effet d’accumulation, qui mime une affection gnomique) fait d’autant plus éclater la fausseté sentencieuse. Mais
très démonstrative. Argan, aveugle devant son épouse comme devant ses médecins,
b. Pugilat entre Toinette et Argan (répliques 12-17) n’y voit rien à redire (« Faites-le donc entrer »), et cet aveuglement
Par son action qui semble pourtant s’inscrire dans celle de lui aussi fait rire.
Béline, Toinette fait bifurquer la scène vers un épisode burlesque,
Conclusion
comme pour en dissoudre la mièvrerie sirupeuse. Les didascalies
Sur le plan dramatique, cette scène nous a permis de faire
des répliques 12, 13 et 15 indiquent à elles seules une double rup-
connaissance avec Béline, et de mesurer le danger que représente
ture. Rupture dans le mouvement, d’abord : Toinette « s’enfuit »
cette femme aussi cupide que fausse. Face à elle, Argan apparaît
et Argan quitte brusquement la chaise où il était si bien calé et
aussi dépendant d’elle qu’il l’est de ses médecins – les deux sujé-
qu’il regagne « tout essoufflé » ; l’emploi redoublé du verbe « jeter »
tions répondant d’ailleurs, chez un être qui se vit en état de fai-
connote par ailleurs la violence de son mouvement. Rupture dans
blesse et de fragilité, à la même peur d’être abandonné. Entre ces
la tonalité, ensuite : aux câlineries de Béline, Toinette substitue
deux-là, Toinette joue un jeu ambigu, semblant houspiller Argan et
un geste agressif, qui fait de l’oreiller non plus un soutien mais
appuyer Béline, alors que son action visera à libérer son maître des
une arme ; et à la béatitude exprimée par la répliques 10 succède
griffes de son épouse : comme elle le dit à Angélique, à la dernière
chez Argan la « colère » (exprimée par les injures « coquine » et
scène de cet acte : « Votre belle-mère a beau me faire sa confidente,
« pendarde »), puis la suffocation que font entendre les exclamatifs
et me vouloir jeter dans ses intérêts, je n’ai jamais pu avoir d’inclination
de la réplique 15 ; il est « tout hors de [lui] » au sens littéral, c’est-
pour elle, et j’ai toujours été de votre parti. »
à-dire hors d’haleine, presque expirant. Mais, en malade habitué
aux ordonnances, il est capable de se prescrire son traitement,
dont la précision hyperbolique fait rire : « plus de huit médecines
et douze lavements » !

2. Faut-il entendre là le souvenir du conseil donné par le poète latin Horace


aux captateurs de testaments : « Conseille-lui, si le vent a forci, de couvrir pru-
demment sa précieuse tête. » (Satires II, 5, v. 93-94) ? 3. Plus précisément, « dans l’antichambre », selon le texte de l’édition de 1675.

MARS 2022 NRP LYCÉE 29


Étape 2 Le spectacle de la médecine et de la maladie

Séance 3 Une comédie médicale tion comprise alors elle aussi comme risible : ces choix onomas-
tiques ne peuvent que réjouir le spectateur.
Étude d’ensemble 2. Alors qu’il achève ses études de médecine, Thomas a été
autrefois un enfant attardé : « il avait neuf ans qu’il ne connais-
Support : Molière, Le Malade imaginaire sait pas encore ses lettres », « lorsque je l’envoyai au collège, il y
Objectifs : Expliciter la satire médicale – Analyser le comique de
trouva de la peine ». Le père signale donc naïvement qu’il n’est
la scène 1 de l’acte I
pas nécessaire d’avoir des dispositions particulières pour réussir
Durée : 2 heures
en médecine.
Mise en œuvre pédagogique
Ce que son père présente comme de la ténacité est en fait de
Après une mise au point sur le thème. de la médecine comme res-
l’opiniâtreté : « il ne se passe point d’actes où il aille argumenter à
sort de la comédie, on s’intéresse plus particulièrement à la scène
d’exposition qui pourra d’ailleurs être jouée par les élèves.
outrance pour la proposition contraire ». Il est également si obtus
d’esprit « que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons
et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle ».
Probablement parce qu’elle se réfère à la maladie et donc à Bien que fraîchement sorti de l’école, Thomas Diafoirus entre
la mort, la médecine est un topos de la comédie : le rire desserre dans le même moule conservateur que son père : la médecine
l’emprise de l’angoisse existentielle. Les médecins du xviie siècle pra- n’évolue pas ! « Vivent les collèges d’où l’on sort si habile homme ! »
tiquent une science aveugle, basée sur des savoirs de l’Antiquité. s’exclame ironiquement Toinette.
Alors qu’une véritable remise en question se met en marche vers Il est incapable d’initiative, suivant les ordres de son père puis
les Lumières, ces médecins traditionnalistes sont la cible privilégiée quémandant son approbation. La question devenue célèbre
des humoristes. Le Malade imaginaire s’attaque à la médecine en « Baiserai-je ? » le ridiculise à son insu ; cette naïveté amuse le
s’en moquant : c’est une satire. public à ses dépens, amusement redoublé puisqu’il confond
Angélique et sa belle-mère.
A. La satire des médecins Ses compliments sont ampoulés, son vocabulaire fait l’étalage
Questions de ses connaissances, « Memnon », « héliotrope » mais il récite
par cœur, comme un écolier, et lorsque Béline l’interrompt, cela
1. Purgon, Fleurant, Diafoirus… : comment les noms des profes-
lui « trouble la mémoire » : il « foire », il dysfonctionne, répète la
sionnels de la médecine contiennent-ils déjà par leur onomastique
même proposition « puisqu’on voit sur votre visage… » sans réus-
une charge satirique ?
sir à enclencher sa proposition principale : rires assurés dans le
2. Le père et le fils Diafoirus n’apparaissent qu’aux scènes 5 et 6 de public mais incident de mauvais augure pour un futur médecin.
l’acte II. Quels sont les traits de caractère de Thomas Diafoirus qui Dès son arrivée, Toinette avait annoncé : « Vous allez voir le garçon
servent la tonalité satirique de la pièce ? le mieux fait du monde et le plus spirituel », et elle poursuit « en le
raillant » après le discours à Angélique : « Voilà ce que c’est que
Éléments de réponse
d’étudier, on apprend à dire de belles choses ». Même Toinette, fille
1. Monsieur Purgon : son nom appartient à la famille du verbe du peuple sans instruction, a suffisamment de bon sens pour
« purger » ; c’est d’ailleurs le premier item des longs calculs percevoir le ridicule du jeune homme.
d’Argan de la scène d’exposition que le spectateur entend grâce L’incongruité d’offrir à sa jeune fiancée sa « thèse contre les cir-
au nom « clystère ». Parce qu’un « clystère » est une injection culations », c’est-à-dire sa réfutation des nouvelles théories
médicamenteuse dans le rectum, donc une purge intestinale, sa médicales du siècle, et de l’inviter à « la dissection d’une
connotation scatologique suscite facilement le rire. femme » prouve encore son manque de discernement et donc
Monsieur Fleurant : son nom appartient à la famille du nom d’intelligence – deux qualités qui résonnent au contraire dans
« fleur » et rappelle certains ingrédients qui entrent dans la la voix de Toinette : « il y en a qui donnent la comédie à leur maî-
composition des remèdes de cet apothicaire ; c’est aussi le tresse… », avec une ironie qui renforce le rire du public.
participe présent du verbe « fleurer », sentir. Toinette explique Enfin, il s’exprime avec Angélique de telle façon que le public peut
cette connotation en refusant d’examiner le résultat du lavement l’imaginer dans une joute oratoire où « il s’attache aveuglément
d’Argan qui « se lève de sa chaise », examen médical courant au aux opinions » employant de façon on ne peut plus indélicate
xviie siècle : « c’est à monsieur Fleurant à y mettre le nez ». la nomenclature rhétorique des disputes universitaires : « nego
Les Diafoirus : le verbe « foirer » est polysémique ; de façon consequentiam, mademoiselle… Distinguo, mademoiselle…
vulgaire, il signifie « avoir la diarrhée », ce qui excite là aussi un rire concedo… nego » : son éducation et son instruction ressemblent
scatologique ; il signifie également « mal fonctionner ». Le suffixe à s’y méprendre à un dressage. Est-ce ainsi que l’on forme un
-us relève d’une assonance latine, langue des études médicales. médecin ?
Ce suffixe latin, comme le dia- font écho au pédantisme des deux Ainsi Thomas Diafoirus est bien « un grand benêt nouvellement
médecins. Tiraillé entre ses affixes savants et son radical poplaire, sorti des écoles » qui promet un affligeant avenir pour le corps
ce nom est pour le moins burlesque. médical. En se moquant de lui, en le tournant en dérision par la
Ainsi ces trois personnages, médecins et apothicaire, portent des parole ironique de Toinette, « ce ne sont pas les médecins que joue
noms d’harmonie, des noms risibles qui ressemblent à leur fonc- [Molière] mais le ridicule de la médecine » (III, 3).

30 NRP LYCÉE MARS 2022


Séquence 1re

B. Le ballet des médications « accommodant les oreillers qu’elle met autour d’Argan » trouve son
écho dans le geste agressif de Toinette « lui mettant un oreiller sur la
Questions tête puis fuyant » – la gestuelle mime les liens entre les personnages.
1. Quelle démesure entend-on d’emblée dans la première scène ? La médication est également satirique lorsqu’il s’agit de ne saler ses
2. Comment le remède est-il un motif récurrent, support fécond œufs qu’avec un nombre impairs de grains de sel (II, 7) ou quand
pour le metteur en scène ? Vous étudierez les déplacements et les Béralde postule que l’intermède des danses égyptiennes a plus d’ef-
objets significatifs. ficacité qu’« une ordonnance de monsieur Purgon » (II, 9) ou « une prise
de casse » (III, 1).
Éléments de réponse La pédanterie affichée de Diafoirus donne de l’ampleur au geste de
1. La première scène de cette comédie est un long « lui tâte[r] le pouls », surtout si ce geste est doublé par
monologue en forme d’addition, exposition celui du fils – « Allons Thomas, prenez l’autre
originale qui ne présente que trois per- bras de monsieur » (II, 6) : le malade placé
sonnages : Argan, sur scène, Fleurant © au centre disparaît sous le regard des
P
et Purgon. Leur lien ? La maladie deux médecins qui n’écoutent et

as
d’Argan qui nécessite 68 lignes

ca
donc ne regardent qu’eux-mêmes

lV
ict
pour détailler la liste et le coût en train de pratiquer leur art. Ce

or
des remèdes d’un mois. Cette

/A
geste est repris de façon carica-

rt C
liste désigne Argan comme turale, comme son rôle l’exige,

omP
un corps que les médecins par Toinette médecin (« don-

ress via Opale.photo


emplissent puis vident suc- nez-moi votre pouls ») et la
cessivement, mois après mois. reproduction détaillée de cette
Les effets attendus relèvent rapide consultation initiale fait
plus de l’image (« rafraîchir effet de miroir déformant.
les entrailles » ou « le sang de Enfin, le plus spectaculaire est
monsieur », « chasser les vents », peut-être « la seringue à la main »
« balayer […] le bas ventre »)
de monsieur Fleurant (III, 4) qu’on
que d’une technique médicale.
l’imagine brandir dans un acte
Cette poétique pharmaceutique
médical autoritaire puis dans une
est presque scandée dans un rythme
réaction d’indignation.
souvent ternaire (« un petit clystère insi-
Cette satire s’achève par un réel ballet dont
nuatif, préparatif et rémollient », « un julep
le livret scande la leçon inculquée à tout « savant
hépatique, soporatif et somnifère »), cadencée
Argan aux bachelier » : « Donner un clystère, /Ensuite saigner,
par des comptes précis que le spectateur
mains des médecins dans Le / Et puis purger » afin que le « Nouveau doc-
d’aujourd’hui, ignorant la valeur du « sol »,
Malade imaginaire de Molière, avec Alain teur […] mange et boive, / Et saigne et tue ! »
de la « livre » ou du « franc », a bien plus de Pralon (Argan), Jean Dautremay et Alexandre
peine à suivre que celui du xviie siècle. Cette Ainsi s’achèvent le ballet et la comédie, la
Pavloff, mise en scène Claude Stratz à la
tirade introduit comme élément d’exposition musique et la facétie de la scène atténuant
Comédie-Française, 2001.
les importantes dépenses qu’Argan compte étrangement l’accusation contenue dans le mot
tous les mois et qui lui servent à mesurer son mal-être : final qui tombe comme un couperet.
« Je le dirai à monsieur Purgon afin qu’il mette de l’ordre à tout cela. »,
« cela » étant le fait qu’ « il ne se porte pas si bien », euphémisme pour
désigner une maladie jamais nommée… Le rapport à l’argent est Argan prisonnier de la
Séance 4
résumé par Toinette : « ils ont en vous une bonne vache à lait » ((I, 2).
Le long prologue, monologue ou solo par lequel commence la pièce médecine et des médecins
s’entend donc comme le chant de l’obsession du personnage. Explication linéaire
2. Même si Argan se décrit « infirme et paralysé » (I, 5), ses
déplacements sont étroitement liés à ses remèdes : il « se lève de sa Support : Molière, Le Malade imaginaire, acte III, scène 5
chaise » (I, 2), il sort de scène « en courant au bassin » (I, 3) ou « se met Objectifs : Montrer que cette scène de rupture et ses médecins
constitue un point de bascule vers le dénouement de la comédie
sur sa chaise » et on le voir hésiter dans ses « douze allées et venues
Durée : 2 heures
[…] en long ou en large » dans sa chambre. Autant de mouvements
d’un ballet réglé par la maladie elle-même. Argan reste parfois
statique, ne pouvant raccompagner les Diafoirus ou Toinette méde- Introduction
cin au prétexte que « les malades ne reconduisent pas » (III,10) ou bien Dans leur longue discussion de la scène 3, Béralde a échoué à
déborde de vitalité : « courant après [Toinette] autour de sa chaise » convaincre Argan de l’imposture des médecins, dont il est « embé-
(I,5). Ces déplacements soulignent autant que ses propos que la guiné », et de leur art qui n’est rien d’autre qu’un « roman ». Aussi,
maladie d’Argan est la dépendance à la médecine. quand, dans la scène 4, M. Fleurant apporte un lavement à son frère,
Le bonnet, le manteau fourré et les oreillers, proposés par Béline à de la part de M. Purgon, Béralde le congédie sans ménagements, en
la scène 6 de l’acte I comme adjuvants du bien-être de son époux dépit des craintes d’Argan : « Mon frère, vous serez cause ici de quelque
souffrant (et en réalité adjuvants de sa propre cupidité), sont sujets malheur ». Et de fait, M. Purgon, informé par son apothicaire, surgit
à une gestuelle caricaturale : la douceur intéressée de la didascalie pour dire son fait à son malade récalcitrant.

MARS 2022 NRP LYCÉE 31


Cette scène de pure comédie est menée tambour battant (avec chaque fois se conclut par un « avec vous » qui solennise la déclaration.
une moyenne de 7 mots par réplique), selon les trois étapes d’un pro- M. Purgon concrétise cette déclaration par un geste aussi symbolique
cès en excommunication instruit contre le patient rebelle : d’abord qu’emphatique, en « déchir[ant] violemment » le document qui scellait
l’exposé scandalisé des faits (I), puis la rupture notifiée à Argan (II) et leur alliance sur le plan privé.
enfin la malédiction appelée sur lui (III) – tout cela sous le regard iro- La réplique 25, exclamation scandalisée, sert de lien avec l’étape
nique de Toinette. suivante. Elle offre aussi à Argan l’occasion de proposer réparation,
mais Purgon n’y répondra même pas (l’entend-il seulement ?) – preuve
I. L’acte d’accusation ➞ de « Je viens d’apprendre » à que la rupture est consommée sans retour possible.
« Vous avez raison »
b. Une perte irréparable (répliques 27-32)
a. Le réquisitoire de M. Purgon
Le groupe suivant de répliques veut faire prendre conscience à
L’arrivée de M. Purgon est si proche de la sortie de M. Fleurant,
Argan de ce qu’il a perdu en refusant le clystère : le vocabulaire radi-
parti l’informer, qu’elle ressemble au déchaînement de la justice
cal (« évacuer entièrement », « vider le fond du sac ») lui fait mesurer
immanente, qui sans tarder punit l’impie, sitôt commis son sacrilège –
l’ampleur de la perte, que l’irréel du passé, « Je vous aurais tiré d’affaire »
même si pour la vraisemblance, M. Purgon justifie la promptitude de
montre irréparable. Mais un effet comique vient infirmer pour le spec-
sa réaction (c’est « à la porte » et à l’instant qu’il « vien[t] d’apprendre »
tateur le discours de Purgon : il est dans la contradiction (qu’Argan ne
la scandaleuse nouvelle).
voit pas, bien sûr) entre l’immédiateté promise (« avant qu’il fût peu »,
Le ton est sarcastique, comme le traduit l’antiphrase « de
« J’allais nettoyer », « ne […] plus qu’une ») et la quantité de médications
jolies nouvelles », et la parole impérieuse : le réquisitoire se déroule
(« une douzaine » !) encore nécessaire.
implacablement, enjambant les répliques : une phrase court au fil des
répliques 5, 7, 9 et 11 et la suivante au fil des répliques 13, 15 et 17. c. Avis de reniement (répliques 33-41)
Sur le fond, l’argumentation est en trois temps : Comme enivré par son indignation, Purgon transforme l’avis fac-
– répl. 1 et 3, M. Purgon constate la « rébellion », avec un tuel de divorce en une véhémente répudiation. Là encore, il triple
vocabulaire et un ton (« Voilà une hardiesse bien grande ») qui l’énoncé du motif, en l’amplifiant chaque fois (voir la gradation ascen-
l’apparentent à un crime de haute trahison ; dante « [ne] pas voul[oir] » ➞ « [se] soustrai[re] de l’obéissance » ➞ « [se]
– répl. 5, 7, 9 et 11, il valorise le lavement refusé par Argan comme déclar[er] rebelle ») pour aboutir à la déclaration de la réplique 39, que
un don merveilleux, à un triple titre : par son origine (répl. 5), par sa la formule phatique « J’ai à vous dire que » solennise. Il renvoie à Argan
fabrication (répl. 7), par son effet escompté (répl. 9) ; un portrait effrayant, détaillant sa « mauvaise constitution » sous quatre
– répl. 13, 15 et 17, il caractérise l’action d’Argan à coups d’hyper- aspects où l’on reconnaît, de façon un peu brouillonne, la théorie des
boles (« exorbitante », « énorme », « qui ne se peut assez punir »), dont le quatre « humeurs » (le « sang », les deux « bile[s] » jaune et noire et la
caractère juridique (pour la 1re et la 3e) est renforcé par les mots « atten- lymphe, ici remplacée par les « entrailles ».
tat » et « crime ». C‘est donc un procureur qui parle par sa bouche et qui
qualifie l’« attentat contre la médecine » commis par Argan en « crime III. Malédiction sur Argan ➞ « Et je veux qu’avant » à la fin
de lèse-Faculté », sur le modèle du crime de lèse-majesté : il s’agit bien de la scène
d’un forfait contre une autorité sacrée. a. Condamnation à mort
b. Le bredouillis d’Argan Le dernier mouvement de la scène emballe son rythme déjà
Face à cette vigoureuse accusation, Argan tente de se défausser rapide jusqu’au délire. Filant la même phrase dans un crescendo hal-
sur son frère : ses maigres répliques constituent à peine une phrase luciné, M. Purgon voue son ancien patient à l’enfer de toutes les mala-
bredouillée sans qu’il parvienne à formuler sa contre-accusation dies, dont les noms savants sonnent en rimes inquiétantes, telle une
(répl. 12 et 16). Il n’est apparemment pas entendu de M. Purgon, qui chaîne fatale qui le conduit à une mort dont il est seul responsable
le coupe chaque fois pour imposer son discours, comme l’indiquent (« où vous aura conduit votre folie »).
les points de suspension à la fin de chacune des répliques d’Argan. b. Désespoir d’Argan
c. L’ironie de Toinette Face à ce déchaînement de violence, Argan ne peut plus que
Toinette n’a pas de rôle à jouer, a priori, dans ce face-à-face désé- supplier, impuissant. La répétition du seul nom « Monsieur Purgon ! »
quilibré. Cela ne l’empêche pas d’intervenir avec régularité pour résonne comme un appel désespéré, Argan semble frappé de stupeur,
renchérir sur les propos de M. Purgon (répl. 4) ou condamner Argan incapable d’articuler autre chose que le nom de l’idole qu’il a offensée
sans faiblesse (répl. 8, 14 et 18). Dans quel but ? sans doute pour faire et qui l’abandonne à son sort maudit.
enrager son maître mais plus encore, en envenimant le conflit, pour c. Silence de Toinette
lui aliéner son médecin favori, sans espoir de réconciliation, et ouvrir On n’entend plus Toinette dans cette dernière partie de la scène.
alors la voie à la contre-offensive. Dans le second mouvement, elle avait poursuivi la même stratégie que
depuis le début, consistant à jeter de l’huile sur le feu : « C’est fort bien
II. Notification de la rupture ➞ « Je vous déclare » à « Mon fait », ainsi avait-elle approuvé l’« abandon » d’Argan. Mais maintenant
Dieu ! »
son rôle est terminé : la malédiction proférée par M. Purgon n’a plus
Les partitions d’Argan et de Toinette ne changent guère dans ce
besoin d’être attisée. Son silence lui permet d’ailleurs de s’éclipser fur-
second mouvement de la scène, que l’on étudiera donc selon l’évolu-
tivement pour préparer la suite…
tion du discours de M. Purgon.
a. Avis de divorce (répliques 19-26) Conclusion
Comme dans le mouvement précédent, la phrase de M. Purgon Si cette rupture irrémédiable avec son médecin met Argan au sup-
se développe sur trois répliques, avec le même effet d’ampleur ora- plice, elle laisse le champ libre à Toinette qui, déguisée en « médecin
toire. La notification de la rupture est triplement exprimée (« je romps de la médecine », va proposer ses bons offices ; elle compromet le
commerce », « je ne veux plus d’alliance », « pour finir toute liaison ») qui fâcheux le projet de mariage entre Angélique et Thomas Diafoirus.

32 NRP LYCÉE MARS 2022


Séquence 1re

Étape 3 Paroles & musique

La fonction
Séance 5 comptes d’apothicaire. Le prologue a parfaitement rempli son
rôle, retrouvant la fonction du personnage de la comédie romaine
des intermèdes nommé Prologus, qui s’avançait vers le public pour lui présenter
Explication linéaire l’intrigue qui allait être jouée.
3. Polichinelle est un personnage de la commedia dell’arte, vêtu
Support : Molière, Le Malade imaginaire, le prologues et les de blanc et portant un demi-masque noir en forme de bec d’oi-
intermèdes seau. À la fin de l’acte I, Toinette promet à Angélique de faire avertir
Objectifs : Insister sur le principe de la comédie « mêlée » Cléante « demain, de grand matin » par « le vieux usurier Polichinelle,
Durée : 2 heures [s]on amant ». L’acte I se termine donc le soir, le premier intermède
Mise en œuvre pédagogique où « Polichinelle dans la nuit, vient donner une sérénade à sa maî-
On a souvent joué Le Malade imaginaire en oubliant les inter- tresse » est logiquement introduit. Venant chanter sous le balcon
mèdes. Ils sont pourtant cousus à la pièce : c’est ce que la pre- de sa belle, Polichinelle est dérangé par les violons, puis rossé par
mière partie de la séance veut démontrer. On observe ensuite le la troupe du guet : on se demande alors si ce n’est pas le théâtre
statut particulier du petit opéra impromptu de Cléante. du carnaval qui s’immisce ici, formant une rupture de ton entre les
deux actes et néanmoins une cohérence temporelle puisque l’ac-
Le Malade imaginaire est présenté au Palais-Royal en février tion reprend à l’acte II au matin avec une autre danse : la prome-
1673, à une époque de l’année (celle du carnaval) où les Parisiens nade « en long ou en large » d’Argan.
veulent s’amuser. Molière associe alors à la rigueur de l’intrigue la 4. C’est Béralde qui, à la fin de l’acte II, « amène [à Argan] un divertis-
fantaisie des intermèdes. Le spectateur est ainsi invité à déguster sement » et qui le conclut ainsi à l’ouverture de l’acte III : « Hé bien
un feuilleté, une comédie mêlée. mon frère, qu’en dites-vous ? » Par le thème du carpe diem, le chant
célèbre l’amour et soutient le parti d’Angélique. Cet intermède
A. Les coutures entre les intermèdes et l’intrigue ménage une pause, censée calmer la colère d’Argan. De nouveau
le carnaval s’invite sur la scène grâce aux costumes de « Mores » des
Questions
danseurs égyptiens, l’exotisme du ballet étant renforcé par « des
1. Premier prologue. Quel est le rôle de Flore dans le récit et dans singes qu’ils ont amenés avec eux » ! Le spectateur, diverti lui aussi
le mouvement de scène ? Quel est l’intérêt de la tonalité encomias- par cet intermède, est disposé à suivre le débat entre les deux
tique ? En quoi ce prologue introduit-il habilement la comédie ? frères, à la scène. En comparant cet intermède à « une ordonnance
2. L’« autre prologue » assure-t-il sa fonction ? de monsieur Purgon » et à « une prise de casse », Béralde introduit
3. Premier intermède. Qui est Polichinelle et que lui arrive-t-il ? déjà l’argument de sa thèse et le troisième intermède : la médecine
Comment comprenez-vous sa présence dans cet intermède ? n’est qu’un divertissement.
4. Montrez que le deuxième intermède entre dans la logique de 5. Alors que les autres intermèdes sont souvent ignorés dans les
la continuité entre l’acte II et l’acte III. Quelles sont ses fonctions ? représentations du Malade imaginaire, celui-ci y est bien souvent
5. Quel rapport le troisième intermède entretient-il avec la comé- inclus (dans sa version initiale ou une transposition), formant, en
die ? Quel est le sens de cette cérémonie de passation d’épreuves ? quelque sorte, la scène 15 de l’acte III. L’enchaînement est expli-
cite puisque la didascalie indique que « Plusieurs tapissiers viennent
Éléments de réponse préparer la salle et placer les bancs en cadence » : le changement de
1. L’appel de Flore déclenche le mouvement du ballet, tous les per- décor est déjà un ballet en soi. Béralde organise la scène d’introni-
sonnages convergeant vers elle. Ce regroupement est suivi d’une sation d’Argan en médecin (« Je connais une Faculté de mes amies
joute poétique qui scinde la troupe en deux groupes, puis d’une qui viendra tout à l’heure en faire la cérémonie dans votre salle »),
ultime réunion : la voix de Flore organise les mouvements du ballet. une troupe d’artistes se substituant à la confrérie des médecins :
La nouvelle « LOUIS est de retour », qui ouvre les danses d’allégresse, la pièce et l’intermède se confondent. Chacun joue un rôle qui se
évoque la conquête de la Hollande dont Louis XIV rentre victorieux répète comme une chanson (« donner un clystère / Ensuite saigner /
en 1673. Le nom du roi repris neuf fois en lettres capitales, ses Et puis purger ») et le refrain final « juro » se détache comme deux
« exploits » chantés dans une tonalité épique font son éloge en notes instrumentales. La cérémonie rappelle le carnaval comme
rappelant ses prouesses guerrières. Mais son retour marque aussi les autres intermèdes par les déguisements, par la musique et
celui des réjouissances : la guerre finie, reste la joute poétique, et la les chants associés à un ballet et par le caractère farcesque de ce
fin harmonieuse de l’églogue crée la condition idéale pour savourer dénouement.
en paix la comédie qui commence.
2. Les musiciens, danseurs, faunes et Égyptiens rappellent aux B. Le « petit opéra impromptu » de Cléante (II, 5)
spectateurs le carnaval qu’ils ont laissé dans la rue. Au centre Alors que la sérénade de Polichinelle avait été empêchée,
de cette bigarrure, le texte fait entendre la plainte de la ber- Cléante, malgré l’adversité, réussit à faire entendre une églogue
gère dont le mal d’amour ne peut être soulagé. Le propos de la chantée.
pièce servira d’exemple particulier à la sentence répétée comme
un refrain « Votre plus haut savoir n’est que pure chimère / Vains et Questions
peu sages médecins ». Et puisque leur « caquet ne peut être reçu / 1. Quel est le projet de Cléante au début de la scène ? Comment ce
Que d’un MALADE IMAGINAIRE », le rideau se lève sur Argan et ses projet devient-il un spectacle ?

MARS 2022 NRP LYCÉE 33


2. Les deux prétendants d’Angélique sont réunis
dans la même scène : comment, à la lumière de ce
spectacle, le public peut-il les comparer ?
3. Que nous apprend l’échange entre Cléante et
Argan à propos de l’opéra, à la fin de la scène ?

Éléments de réponse
1. Au début de la scène, Cléante détaille pour
Toinette la raison de sa visite : « savoir ma destinée,
parler à l’aimable Angélique, consulter les sentiments de
son cœur, et lui demander ses résolutions sur ce mariage
fatal dont on m’a averti. ». Cléante avance masqué,
sous « l’apparence » d’un maître de musique. Or le
prétendu cours particulier attendu devra finalement
être donné devant le père et devant les Diafoirus : un
public est ainsi constitué. Cléante, « qui n’a pas une voix
à chanter », présente alors longuement le contexte
d’un opéra qu’il improvise, récit pastoral des amours
d’un berger et de sa bergère contrariés par un engage-
ment inopiné du père. Le spectateur assiste ainsi à une
double mise en abyme : « un petit opéra impromptu »
dans la comédie du Malade imaginaire, spectacle dans
le spectacle, et récit des amours bucoliques en super-
position de ceux de Cléante et d’Angélique. Cléante
répète, sous le couvert du conte, le but de sa visite : Frontispice du Malade imaginaire, « Comedie meslée de musique
« son amour au désespoir lui fait trouver moyen de s’in- et de danses », gravure de J. Sauvé, dans Les OEuvres de
troduire dans la maison de sa bergère pour apprendre ses sentiments Monsieur Molière, éd. établie par Charles Varlat, 1682.
et savoir d’elle la destinée à laquelle il doit se résoudre ». Stratagème
efficace ! Angélique lui répète en chantant « Je vous aime » et « plu-
tôt mourir » qu’épouser un rival. Les spectateurs réunis dans le salon
Séance 6De la maladie à la folie :
voient et entendent des bergers, Angélique et Cléante sont au-delà les clés du spectacle
du jeu, les spectateurs de la pièce regardent les personnages
Entraînement à la dissertation
regarder les amants, comprennent et apprécient le double sens de
la situation. Support : Molière, Le Malade imaginaire
2. Les circonstances du spectacle font que Thomas Diafoirus est Objectifs : Préparer une dissertation – Revenir sur les principaux
présent dans la même scène que Cléante. L’hostilité de Cléante enjeux de la pièce
est affichée face à cet « indigne rival », « ce rival ridicule » qui excite Durée : 2 heures
sa « colère ». L’indignité et le ridicule du rival viennent d’être Mise en œuvre pédagogique
démontrés : Thomas Diafoirus ne sait s’exprimer qu’en récitant Avec le mot « délirant », la citation de Sainte-Beuve permet
des textes appris par cœur ou en disputant avec une méthode d’aborder le thème de la folie, central dans la pièce, et qui se
rattache tant à la maladie et à la mort qu’à la puissance comique
de rhétorique appliquée : « nego consequentiam », « Distinguo »,
du spectacle.
« concedo », « nego » … À l’opposé, Cléante s’adapte intelligemment
à une situation imprévue, dirige habilement Angélique (« me lais-
sez-vous faire comprendre ce que c’est que la scène que nous devons Sujet de la dissertation
chanter »), se plaît à mettre en évidence dans une même mélodie Sainte-Beuve considère qu’avec Le Malade imaginaire, Molière
son accord de cœur avec elle. Le public constate aisément que si élève son art comique « à la fantaisie du rire dans toute sa pompe1
l’un se retranche obtusément dans la rigidité de son personnage et au gai sabbat2 le plus délirant ». Qu’en pensez-vous ?
de médecin, l’autre, plein de fantaisie, réussit, grâce à la musique, à Vous répondrez à cette question dans un développement organisé.
faire entendre sa sincérité.
1. La pompe désigne une splendeur majestueuse.
3. Le maître de l’opéra en France est Lully avec lequel Molière vient
2. Un sabbat est à l’origine une assemblée nocturne de sorciers, puis, par
de rompre définitivement, son ancien ami et complice préférant sa
analogie, une réunion tapageuse, un chahut endiablé.
carrière personnelle à leur féconde collaboration artistique. « [O]n a
trouvé depuis peu l’invention d’écrire les paroles avec les notes mêmes »
est une pirouette qui sort Cléante d’une situation embarrassante, Étude du sujet
mais aussi un coup de griffe de Molière envers Lully puisqu’en Avant toute chose, les élèves devront étudier ce que les termes
effaçant de l’opéra le librettiste, il signale la mauvaise manière de la citation apportent à la définition du comique. « La fantaisie »
que Lully vient de lui faire. Il reste que cet « impromptu d’opéra » a est, à l’origine, le travail de l’imagination et désigne plus couram-
agrémenté cette très longue scène à la manière d’un intermède de ment une forme d’excentricité, une tendance de l’esprit à fuir le
comédie et que c’est dans le chant d’une représentation improvisée réel ; la « pompe » lui donne une amplification presque solennelle,
que s’est élevée la parole de la vérité. qui la porte au plus haut degré. Qualifié de « gai », le « sabbat » n’a

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Séquence 1re

rien d’inquiétant mais désigne juste un énorme chahut, que l’ad- ne croyez donc point à la médecine ? », demande Argan à Béralde, en
jectif « délirant » porte aux confins de la folie. III, 3), dont les Diafoirus et autres Purgon sont les grands prêtres :
Par son affirmation catégorique, la citation invite à la discus- qu’ils officient (fin de II, 6) ou qu’ils excommunient (III, 5), leur
sion – non pas pour réfuter son propos mais pour le nuancer dans bouffonnerie révèle, par le biais de la caricature, cette dimension
un 2e temps et l’approfondir dans un 3e : bonne façon d’initier les presque métaphysique de l’œuvre.
élèves à la démarche argumentative du plan dialectique. 2. La maladie bien réelle d’un malade imaginaire
• Dans un premier temps, l’étude de vocabulaire qui a été faite per- L’une des formes du comique dans la pièce vient du caractère
mettra aux élèves de caractériser le type de comique dont Le Malade obsessionnel d’Argan. Rien ni personne ne peut le convaincre de
imaginaire est, pour Sainte-Beuve, l’expression la plus aboutie. se passer des médications qui occupent tout son temps : « Il est
• Dans un second temps, les élèves pourront se demander si cette aisé de parler contre la médecine quand on est en pleine santé », dit-il
fantaisie et ce délire ne permettent pas de révéler des enjeux à Béralde, tout en étant incapable de dire de quoi il souffre (III, 4).
plus graves. Son obsession est telle qu’il est (comiquement) imperméable à
• Enfin, ils pourront s’interroger sur les pouvoirs du rire quand il est toute ironie, comme celle que Toinette manie régulièrement, par
porté à ce point d’explosion « délirant[e] ». exemple en II, 2 : « Il marche, dort, mange et boit tout comme les
autres ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit fort malade » / « Cela
Éléments de réponse est vrai », souligne Argan. Mais cette monomanie est en soi une
maladie, une névrose bien réelle qui l’enferme en lui-même, le rend
I. Le Malade imaginaire, une fantaisie délirante. indifférent aux siens et le met à la merci des escrocs.
1. Un malade très imaginaire 3. Une proie idéale pour les profiteurs
La fantaisie, au sens originel du travail de l’imagination, résume déjà Car pour alimenter sa folie et en tirer profit, Argan ne manque pas
Argan. Mais il ne se contente pas d’être un hypocondriaque, il l’est à ses côtés de prébendiers, qui l’entretiennent dans sa dépendance
de façon tonitruante : dès la fin de sa première scène, il explose en à leurs soins – soins affectifs avec Béline, soins médicaux avec la
hurlements parce « qu’on laisse comme cela un pauvre malade tout Faculté. Par leurs simagrées caricaturales, l’épouse cupide et les
seul » et la pièce est ponctuée, contre Toinette ou ses filles, de ses médecins stupides nous font rire mais révèlent par là-même le
éruptions de colère… qui prouvent du reste une certaine santé ! malfaisant pouvoir qu’ils prennent sur Argan. La différence entre
2. Un comique farcesque elle et eux est que la première joue ce qu’elle n’est pas, alors que
Même si Molière a toujours mêlé les divers registres du comique les seconds sont ce qu’ils sont (à l’instar de Thomas Diafoirus, aussi
et introduit de la bouffonnerie jusque dans ses comédies les plus obstiné que limité : voir son portrait par son père en II, 5).
graves (comme dans sa précédente comédie des Femmes savantes),
il déchaîne ici, avant tout, le « gai sabbat » d’un rire farcesque. Celui- III. Les pouvoirs de la folie comique
ci ne répugne pas aux procédés les plus énormes, de la bataille 1. Des pouvoirs curatifs
d’oreillers (I, 6) au déguisement de Toinette en médecin (« une En introduisant le second intermède, Béralde affirme à son frère le
imagination burlesque », dit-elle en III, 2), des courses poursuites lien entre la joie du spectacle et la guérison : « ce sont des Égyptiens,
(comme en I, 5) aux allusions scatologiques (les noms des médecins vêtus en Mores, qui font des danses mêlées de chansons, où je suis
renvoient tous aux fonctions excrémentielles ; voir aussi Toinette sûr que vous prendrez plaisir ; et cela vaudra bien une ordonnance de
en I, 2, parlant du lavement d’Argan : « c’est à M. Fleurant à y mettre M. Purgon. » (II, 9). Ce même Béralde, type du raisonneur, essaie bien
le nez puisqu’il en a le profit. », ou Béralde au même M. Fleurant, en de guérir Argan de sa monomanie en argumentant, et fort longue-
III, 4 : « on voit bien que vous n’avez pas accoutumé de parler à des ment (III, 3), mais en vain : c’est par « le divertissement » extravagant
visages »). du 3e intermède, proprement carnavalesque, qu’il parviendra
3. La « pompe » joyeuse d’une « comédie mêlée de musique et sinon à le guérir, du moins à diluer sa folie dans le jeu, en « s’ac-
de danse » commod[ant] à ses fantaisies » (III, 14). De la même façon, c’est par
Le prologue et les intermèdes proposent toute la gaie fantaisie d’un la bouffonnerie d’une consultation farcesque (III, 10) que Toinette
univers de fête, où la joyeuse sarabande du carnaval s’invite sur la fait prendre à Argan, pour la première fois, un peu de distance avec
scène (voir ci-dessus). Quant à la cérémonie à grand spectacle qui les avis des médecins.
intronise Argan en médecin, à grand renfort de latin macaronique 2. Un hymne à la vie
et de danses « au son […] des mortiers d’apothicaires », elle a permis Tous les passages de « fantaisie » et de « gai sabbat » peuvent se lire
à Molière de « transfigur[er] en apothéose, bouffonne et sublime à la comme des antidotes à l’action mortifère des médecins. Là où ces
fois, la satire conventionnelle des médecins qui court tout au long de derniers affaiblissent leurs patients par les saignées et les diètes et
les enfoncent dans une sujétion délétère, ces moments proposent
la comédie » (Pléiade 2010, tome 2, p. 1552).
de restaurer les droits du plaisir vital : jouissance du corps avec le
II. De graves enjeux révélés par la fantaisie du rire régime diététique prescrit par Toinette (« vin pur », « de bon gros
1. Solitude de l’homme face à la peur de mourir bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande », III, 10), singu-
Dans ses explosions de colère envers Toinette ou Angélique comme lièrement roboratif ; jouissance de l’esprit et de l’âme avec le pro-
dans ses minauderies à l’adresse de Béline, les grimaces et les logue et les deux premiers intermèdes, qui exaltent les forces de
outrances d’Argan sont la face grotesque d’une tragédie intime : la la nature printanière et de l’amour, et plus encore la force du jeu.
solitude de l’homme face à la peur de mourir. « [L]a fable du malade
imaginaire, c‘est aussi celle de l’homme victime des peurs que suscite  our aller plus loin, un groupement de textes pour le parcours
P
associé, intitulé « Comédie du spectacle, spectacle de la
son imagination », écrit Georges Forestier (Pléiade 2010, tome 2, comédie », est disponible dans la banque de ressources.
p. 1555). La médecine devient alors une religion consolatrice (« Vous

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PARCOURS
artistique
Les visages d’Argan
Par Sylvie Allouche, professeure de Lettres modernes au lycée Stanislas (Paris 6e)
et Jean-Pierre Aubrit, professeur de Lettres classiques

Barbon capricieux et nocif, hypocondriaque Un Argan infantile


insupportable, vieil homme en proie à un En 1970, Jean-Laurent Cochet conçut pour la Comédie-
délire qui s’aggrave au fil de la pièce, le Française une mise en scène du Malade imaginaire qui tint l’affiche
personnage d’Argan peut donner lieu à des durant toute la décennie. Pour Bertrand Poirot-Delpech (Le Monde
du 1er novembre 1971), Jacques Charon y joue Argan en « gros
interprétations très diverses. Par moments, poupon geignard » qui se réfugie dans l’hypocondrie pour apaiser
elles donnent à la comédie les couleurs de la l’angoisse de s’avancer vers la mort. « En se faisant dorloter par sa
farce, à d’autres celles de la tragédie. femme et houspiller par Toinette, il se maintient artificiellement dans
la relative sécurité du jeune âge », poursuit le critique du Monde. Ce
propos trouve sa pleine illustration dans la scène 6 de l’acte I (voir
p. 26), dont nous proposons d’étudier un photogramme.

© François Lochon / Gamma -Rapho

Le Malade imaginaire, mise en scène de Jean-Laurent Cochet à la Comédie-Française, 1975, avec Jacques Charon (Argan),
Bérengère Dautun (Béline), Françoise Seigner (Toinette).

Questions sur l’image


1. En examinant l’expression des trois personnages et leur position 3. Commentez l’attitude de Béline, en examinant sa silhouette et sa
respective, précisez le moment de la scène I, 6. Trouvez la réplique qui posture.
correspond à ce moment. 4. Même question pour Toinette.
2. Que pensez-vous du décor ? Comparez-le avec ceux des mises en
scène de Claude Stratz et Georges Werler.

36 NRP LYCÉE MARS 2022


Séquence 1re

1. Un malade choyé

Collection Christophe L © Pathe Live piece de théâtre


Béline est affairée auprès d’Argan, affalé sur son fauteuil, et
Toinette arrive avec un oreiller dans chaque main. La mine ren-
frognée que montre Argan correspond plus aux récriminations
qu’il vient de faire à l’égard de Toinette (« C’est une scélérate, elle
m’a dit cent insolences ») qu’au contentement qu’il exprime à sa
réplique suivante (« Ah ! mamie, que je vous suis obligé de tous les
soins que vous prenez de moi ! »). L’instant saisi correspond donc
à la phrase que prononce Béline avoir demandé à Toinette d’ap-
porter « son manteau fourré et des oreillers » : « Vous voilà je ne
sais comment. Enfoncez bien votre bonnet ».
2. Un décor réaliste
Selon une tradition qui remonte au xixe siècle, le décor de
Jacques Marillier vise l’illusion mimétique, au risque de la sur-
charge. Rien ne manque pour figurer l’aménagement d’une
chambre de malade du xviie siècle : paravent, grand buffet avec
fioles pharmaceutiques, guéridon nappé – jusqu’au fauteuil qui
reproduit le fameux siège sur lequel Molière joua le rôle. C’est
une conception un peu datée, à laquelle aujourd’hui les met-
teurs en scène, aidés pour cela de scénographes, préfèrent un Le Malade imaginaire, mise en scène de Claude Stratz à la Comédie-
Française, 2021, avec Guillaume Galienne dans le rôle d’Argan.
décor plus symbolique, qu’on pourrait appeler le « décor-état
d’âme », comme chez Claude Stratz, ou un décor plus minima-
liste et intemporel comme chez Georges Werler. Questions sur l’image
3. L’attitude ambiguë de Béline 1. Comment comprenez-vous le choix du décor ?
Penchée sur Argan, Béline l’entoure de ses deux longues 2. Quelle impression le costume des danseurs dégage-t-il ?
mains, dont chacune est posée sur une épaule : geste que l’on 3. Quelle est la position physique d’Argan ? Comment peut-on
peut interpréter comme une protection ou une mainmise, l’interpréter ?
conformément à la dichotomie qui caractérise le personnage,
entre l’affection qu’elle affiche et les motivations intéressées qui
la guident. La silhouette de la comédienne, avec sa robe resser-
rée à divers endroits, évoque un insecte, – mante religieuse dont
1. Le décor, reflet de la maladie d’Argan
les longues « pattes ravisseuses » immobilisent le mâle avant de
le dévorer… à moins qu’il ne s’agisse d’une industrieuse abeille ? Le décor prouve la liberté du metteur en scène et de son scé-
nographe par rapport à la didascalie de Molière : « Le théâtre […]
4. Béline et Toinette, un contraste saisissant représente une chambre ». Difficile d’imaginer l’espace clos et douillet
« Françoise Seigner s’en donne à cœur joie avec sa Toinette, aussi d’une chambre de malade dans ce vaste espace quasi nu ! L’aspect
faite pour la vie, le grand air et le rire que son maître pour le confine- presque délabré de la pièce, les briques apparentes et la haute
ment navré », écrit Bertrand Poirot-Delpech. Le contraste est frap- fenêtre fermée donnent à ce lieu l’allure d’un palais désaffecté qui
pant entre la silhouette gracile de Bérengère Dautun et celle, ro- aurait été transformé en un lugubre et miteux hôpital, avec son mo-
buste et pleine de santé, de Françoise Seigner, et de même entre bilier fait de tubes métalliques (les chaises, le fauteuil de malade). La
la posture attentionnée de la première et l’air un peu rude de la nudité du lieu et son inconfort rendent la position du malade fran-
seconde. Les deux oreillers que Toinette apporte lui font comme chement incommode. Par cette étrangeté, le décor est inquiétant, il
les deux ailes d’un ange gardien – ce qu’elle est, après tout, même renforce l’idée que la maladie d’Argan le dépouille et l’isole.
si cet ange distribue volontiers les gifles et les vexations, pour le
bien du mortel sur lequel il veille. Ainsi voit-on puissamment in- 2. Un ballet d’hommes en blanc
carné sur cette image le contraste entre l’épouse cajoleuse mais Béralde introduit des danseurs qui auront, dit-il, un effet thé-
perfide et la servante « forte en gueule1 » mais dévouée. rapeutique sur Argan, puisque par leur danse et par leur chant,
ils l’emmèneront bien loin de son quotidien. Toutefois ce ne
Un malade terrorisé sont pas ici« des Égyptiens vêtus en Mores », comme le veut le
Claude Stratz (1946-2007) voyait dans Le Malade imaginaire texte de Molière : Claude Stratz a choisi d’introduire plutôt des
une « comédie crépusculaire ». La mise en scène qu’il conçoit en Polichinelles, c’est-à-dire des personnages de ce carnaval qui bat
2001 pour la Comédie Française a fait date puisque, plus de son plein à la porte de la maison d’Argan. Mais pour nous, leur
vingt ans après, elle est toujours à l’affiche. Avec la collaboration vêtement blanc a aussi quelque chose de la tenue de certains
d’Ezio Toffolutti, chargé de la scénographie et des costumes, il agents hospitaliers du xxe siècle.
en propose une lecture qui prend « au pied de la lettre la maladie
d’Argan, sans sacrifier la vitalité du rire, le bonheur des lazzis2 ».
La photo correspond au deux­ième intermède, à la fin de l’acte 1. « Vous êtes, mamie, une fille suivante / Un peu trop forte en gueule, et fort
II : Béralde amène chez Argan une troupe d’artistes égyptiens et impertinente », dit Mme Pernelle à Dorine, dans Le Tartuffe (I, 1).
propose un « divertissement […] qui dissipera [son] chagrin ». 2. Alexandre Demidoff, Le Temps, 9 mars 2001

MARS 2022 NRP LYCÉE 37


PARCOURS artistique
3. Le cauchemar d’Argan 1. Des costumes qui provoquent un fort
La danse exécutée par les Polichinelles autour du fauteuil contraste
d’Argan dessine un mouvement d’encerclement qui converge Les costumes créés par Pascale Bordet différencient explici-
vers le malade : c’est d’autant plus effrayant pour lui que les tement les deux personnages. Argan porte un élégant déshabillé
masques de carnaval qui couvrent les visages rendent anonyme brodé assorti à une tenue rouge rappelée par la couleur du bon-
cette agression. La position de repli de Guillaume Gallienne, son net. Probablement Béline n’est-elle pas étrangère à cette distinc-
regard fixe, donnent à penser qu’Argan se sent menacé, comme tion. C’est un bourgeois aisé, habitué au luxe, comme le prouve le
en danger, devant cette vision de cauchemar qui pourrait tra- petit repose-pied disposé devant son fauteuil large et confortable.
duire son angoisse de mourir. Face à ce costume « historique », celui de Monsieur Diafoirus af-
Ainsi nous constatons qu’une mise en scène est une inter- fiche un violent anachronisme. Si sa longue robe rappelle la tenue
prétation d’un texte ; Claude Stratz et Ezio Toffolutti n’ont pas des médecins du xviie siècle, rappelons que celle-ci était noire. La
exactement représenté un lieu et un moment de divertisse- couleur blanche est évidemment liée à une notion plus moderne
ment mais l’état d’âme du personnage. Le délabrement de la d’hygiène, que les gants et la charlotte (portés aujourd’hui dans
salle répond au délabrement intérieur du malade et la danse les situations qui nécessitent une grande propreté sanitaire) signi-
qui l’entoure mime l’étau médical qui se resserre autour de lui, fient également. Les lunettes noires équipées de loupes chirurgi-
corrompant sa lucidité. Le malade imaginaire est ici face à son cales et posées sur son front tranchent avec la blancheur du cos-
imagination maladive, fantasme dangereux, d’ordre psychia- tume comme pour mettre en évidence un savoir-faire particulier,
trique. que signale aussi le stéthoscope enroulé autour de son cou.

2. La toute-puissance du médecin
Argan est installé dans son grand fauteuil, accoudé, le corps
Entre histoire et modernité tendu vers Diafoirus : il semble presque déséquilibré tant son
Vingt ans après l’avoir joué pour la première fois, Michel attention est fixée vers le médecin, il attend tout de lui. Assis sur
Bouquet reprend en 2008 le rôle d’Argan, sous la direction du son petit tabouret, le corpulent Diafoirus prononce sa réplique
même metteur en scène, Georges Werler. « Et, pourtant, c’est très avec éloquence, le doigt levé équilibrant sa position presque
différent », estime le critique Gille Costaz. « Dans la première ver- statuaire : habitué à détenir la connaissance, il diffuse une vérité
sion, Bouquet était inquiétant mais dans la drôlerie : il faisait peur que l’on devine incontestable.
pour faire rire. Dans l’actuelle version, il est angoissant mais dans
l’émotion : il joue le méchant homme mais il attendrit. Ce qu’il ap-
3. Un face à face comique
porte de neuf, ce qu’il a le plus développé, c’est l’enfance. Argan est Le rapport de forces entre les deux personnages repose sur
un grand enfant aux caprices redoutables mais qu’on a envie d’ai- un contraste paradoxal. Par le costume, Argan affiche une su-
mer et de sauver ». La scénographie de cette mise en scène est périorité esthétique et sociale sur M. Diafoirus, dont la mise est
due à Agostino Pace et les costumes à Pascale Bordet. assez grotesque. Et pourtant, c’est le premier qui apparaît sous
la coupe du second. L’attention zélée de l’un marque son ab-
Le photogramme présente un extrait de la scène 5 de l’acte
sence de lucidité, aveuglé qu’il est par la pédanterie comique de
II, au moment où M. Diafoirus fait l’éloge de son fils Thomas.
l’autre. Le malade semble plus fasciné que souffrant, et le méde-
cin fait rire… Personne n’est à sa place, le spectateur assiste au «
roman de la médecine ».

© Pascal Victor / ArtComPress via Opale. Photo de théâtre


Le Malade imaginaire, mise en
scène de Georges Werler au
Théâtre de la Porte Saint Martin,
2008, avec Michel Bouquet
(Argan) et Pierre Forest
(M. Diafoirus).

Questions sur l’image


1. Comment le choix des cos-
tumes caractérise-t-il les person-
nages ?
2. Quel rapport entre les person-
nages est induit par la position
des corps des acteurs ?
3. En quoi ce choix de mise en
scène sert-il la tonalité satirique
de la comédie ?

38 NRP LYCÉE MARS 2022


Étude de PRÉPARER LA QUESTION DE GRAMMAIRE DU BAC
la langue
Étude de l’interrogation
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ÉLÈVE Télécharger
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format word Par Édith Wolf et Martine Rodde, professeures de Lettres

Scène 4
Angélique. — Ne trouves-tu pas, Toinette, qu’il est bien fait Angélique. — Mais, ma pauvre Toinette, crois-tu qu’il m’aime
de sa personne ? autant qu’il me le dit ?
Toinette. — Assurément. Toinette. — Eh, eh, ces choses-là parfois sont un peu sujettes
Angélique. — Qu’il a l’air le meilleur du monde ? à caution. Les grimaces d’amour ressemblent fort à la vérité ; et j’ai
5 Toinette. — Sans doute. 20
vu de grands comédiens là-dessus.
Angélique. — Que ses discours, comme ses actions, ont Angélique. — Ah ! Toinette, que dis-tu là ? Hélas ! de la façon
quelque chose de noble. qu’il parle, serait-il bien possible qu’il ne me dît pas vrai ?
Toinette. — Cela est sûr. Toinette. — En tout cas vous en serez bientôt éclaircie ; et la
Angélique. — Qu’on ne peut rien entendre de plus passionné résolution où il vous écrivit hier, qu’il était de vous faire demander
10 que tout ce qu’il me dit ? en mariage, est une prompte voie à vous faire connaître s’il vous
25
Toinette. — Il est vrai. dit vrai, ou non. C’en sera là la bonne preuve.
Angélique. — Et qu’il n’est rien de plus fâcheux, que la Angélique. — Ah ! Toinette, si celui-là me trompe, je ne croirai
contrainte où l’on me tient, / qui bouche tout commerce aux doux de ma vie aucun homme.
empressements de cette mutuelle ardeur /que le Ciel nous inspire ? Toinette. — Voilà votre père qui revient.
15 Toinette. — Vous avez raison.
Scène 5
30 Argan, se met dans sa chaise. — Ô çà, ma fille, je vais vous dire 65 Argan. — De belle taille.
une nouvelle, où peut-être ne vous attendez-vous pas. On vous Angélique. — Sans doute.
demande en mariage. Qu’est-ce que cela ? vous riez. Cela est plai- Argan. — Agréable de sa personne.
sant, oui, ce mot de mariage. Il n’y a rien de plus drôle pour les Angélique. — Assurément.
jeunes filles. Ah ! nature, nature ! À ce que je puis voir, ma fille, je Argan. — De bonne physionomie.
35 n’ai que faire de vous demander si vous voulez bien vous marier. 70 Angélique. — Très bonne.
Angélique. — Je dois faire, mon père, tout ce qu’il vous plaira Argan. — Sage, et bien né.
de m’ordonner. Angélique. — Tout à fait.
Argan. — Je suis bien aise d’avoir une fille si obéissante, la Argan. — Fort honnête.
chose est donc conclue, et je vous ai promise. Angélique. — Le plus honnête du monde.
40 Angélique. — C’est à moi, mon père, de suivre aveuglément 75 Argan. — Qui parle bien latin, et grec.
toutes vos volontés. Angélique. — C’est ce que je ne sais pas.
Argan. — Ma femme, votre belle-mère, avait envie que je vous Argan. — Et qui sera reçu médecin dans trois jours.
fisse religieuse, et votre petite sœur Louison aussi, et de tout temps Angélique. — Lui, mon père ?
elle a été aheurtée à cela. Argan. — Oui. Est-ce qu’il ne te l’a pas dit ?
45 Toinette, tout bas.— La bonne bête a ses raisons. 80 Angélique. — Non vraiment. Qui vous l’a dit à vous ?
Argan. — Elle ne voulait point consentir à ce mariage, mais je Argan. — Monsieur Purgon.
l’ai emporté, et ma parole est donnée. Angélique. — Est-ce que Monsieur Purgon le connaît ?
Angélique. — Ah ! mon père, que je vous suis obligée de Argan.— La belle demande ; il faut bien qu’il le connaisse,
toutes vos bontés. puisque c’est son neveu.
50 Toinette. — En vérité je vous sais bon gré de cela, et voilà 85 Angélique. — Cléante, neveu de Monsieur Purgon ?
l’action la plus sage que vous ayez faite de votre vie. Argan. — Quel Cléante ? Nous parlons de celui pour qui l’on
Argan. — Je n’ai point encore vu la personne ; mais on m’a t’a demandée en mariage.
dit que j’en serais content, et toi aussi. Angélique. — Hé, oui.
Angélique — Assurément, mon père. Argan. — Hé bien, c’est le neveu de Monsieur Purgon, qui
55 Argan. — Comment l’as-tu vu ? 90 est le fils de son beau-frère le médecin, Monsieur Diafoirus ; et
Angélique. — Puisque votre consentement m’autorise à vous ce fils s’appelle Thomas Diafoirus, et non pas Cléante ; et nous
pouvoir ouvrir mon cœur, je ne feindrai point de vous dire, que avons conclu ce mariage-là ce matin, Monsieur Purgon, Monsieur
le hasard nous a fait connaître il y a six jours, et que la demande Fleurant et moi, et demain ce gendre prétendu doit m’être amené
qu’on vous a faite, est un effet de l’inclination, que dès cette pre- par son père. Qu’est-ce ? Vous voilà toute ébaubie ?
60 mière vue nous avons prise l’un pour l’autre. 95 Angélique. — C’est, mon père, que je connais que vous avez
Argan. — Ils ne m’ont pas dit cela, mais j’en suis bien aise, parlé d’une personne, et que j’ai entendu une autre.
et c’est tant mieux que les choses soient de la sorte. Ils disent que Toinette. — Quoi, Monsieur, vous auriez fait ce dessein
c’est un grand jeune garçon bien fait. burlesque ? Et avec tout le bien que vous avez, vous voudriez ma-
Angélique. — Oui, mon père. rier votre fille avec un médecin ?

MARS 2022 NRP LYCÉE 39


100 Argan. — Oui. De quoi te mêles-tu, coquine, impudente que afin de m’appuyer de bons secours contre ma maladie, d’avoir
tu es ? dans ma famille les sources des remèdes qui me sont nécessaires,
Toinette. — Mon Dieu tout doux, vous allez d’abord aux 110 et d’être à même des consultations, et des ordonnances.
invectives. Est-ce que nous ne pouvons pas raisonner ensemble Toinette. — Hé bien, voilà dire une raison, et il y a plaisir à se
sans nous emporter ? Là, parlons de sang-froid. Quelle est votre répondre doucement les uns aux autres. Mais, Monsieur, mettez la
105 raison, s’il vous plaît, pour un tel mariage ? main à la conscience. Est-ce que vous êtes malade ?
Argan. — Ma raison est, que me voyant infirme, et malade Argan. — Comment, coquine, si je suis malade ? si je suis
comme je suis, je veux me faire un gendre, et des alliés médecins, 115 malade, impudente ?
Molière, Le Malade imaginaire, Acte I, Scènes 4 et 5, 1673.

Portée de l’interrogation Leçon : les mots interrogatifs


• Pronoms : qui, que, quoi, où
Leçon : interrogation totale et partielle Ex. Argan. – Qui m’en empêchera ?
• Interrogation totale • Adjectifs : quel(lle)s
Elle porte sur l’ensemble de la proposition. La réponse attendue est Ex : et quelle audace est-ce là à une coquine de servante de parler
OUI ou NON (ou une réponse équivalente). de la sorte devant son maître ?
Ex. Angélique. – Ai-je tort de m’abandonner à ces douces impressions ? • Adverbes : quand, comment, pourquoi, combien, si
• L’Interrogation partielle Ex : Argan. – Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu’un homme
Elle porte sur un élément de la phrase : sujet, complément… puisse en guérir un autre ?
Ex : Toinette. – Que venez-vous faire céans ?
Exercice 3
a. Montrez que les questions d’Angélique à Toinette lignes 1 à 4 sont
Exercice 1 de fausses questions. Que doit répondre la servante ?
a. Observez les quatre premières répliques d’Angélique et les b. Relevez les questions de Toinette à Argan dans la fin de la scène 5,
réponses de Toinette. Les interrogations sont-elles totales ou par- lignes 97 à 113.
tielles ? Justifiez votre réponse. c. Expliquez si ce sont de vraies ou de fausses questions et dites pour-
b. « Comment l’as-tu vu ? », ligne 55. Cette interrogation est-elle totale quoi Toinette choisit la forme interrogative pour s’adresser à Argan.
ou partielle ? Justifiez votre réponse. d. Quelle est la question « interdite », subversive posée par Toinette à
c. « Est-ce qu’il ne te l’a pas dit ? », ligne 79 : cette interrogation est-elle la fin ? Justifiez votre réponse.
partielle ou totale ?
Pragmatique de l’interrogation
Leçon : interrogation directe et indirecte
Leçon
• Interrogation directe
Elle prend des formes différentes en fonction du niveau de On peut poser une question pour :
langue: inversion du sujet dans la langue soutenue, utilisation de • obtenir une information
« est-ce que » dans la langue courante, intonation sans modification Ex. Toinette. – Que demandez-vous, Monsieur ?
de la forme déclarative dans la langue familière. • s’indigner
• Interrogation indirecte Ex : Toinette. – Quoi ? Monsieur, vous auriez fait ce dessein
Elle est exprimée dans une proposition subordonnée introduite par burlesque ?
un verbe comme demander, ignorer, savoir, dire…. La phrase est • donner un conseil
déclarative finit par un point. Ex. Voulez-vous qu’en ami je vous donne un conseil ?
Ex. Argan. – J’aurais envie de consulter mon avocat pour savoir com- • Lorsque la question est en fait une affirmation, c’est une question
ment je pourrais faire. rhétorique. Les interronégatives ont souvent cette dimension.
La concordance des temps s’applique entre la subordonnée et la Ex. Angélique. – Dis-moi un peu, ne trouves-tu pas comme moi,
principale. quelque chose du ciel, quelque effet du destin, dans l’aventure ino-
pinée de notre connaissance ?

Exercice 2 Exercice 4 QUESTION POUR LE BAC


a. Relevez dans l’extrait trois interrogations directes, commentez-en Argan. – Comment, coquine, si je suis malade ? si je suis malade, impu-
la forme. dente ? (l. 114)
b. Transformer l’élément : « vous demander si vous voulez bien a. Analysez l’expression de l’interrogation dans la réplique ci-dessous.
vous marier » (l. 35) de manière à obtenir une interrogation directe. Toinette. – Est-ce que nous ne pouvons pas raisonner ensemble sans
Donnez les caractéristiques de l’interrogation indirecte. Dites s’il s’agit nous emporter ? (l. 103)
d’une interrogation totale ou partielle. b. Transposez cette interrogation directe en interrogation indirecte
c. Relevez une phrase interronégative. et expliquez les transformations opérées.

40 NRP LYCÉE MARS 2022


Étude de la langue CORRIGÉS DES EXERCICES

Exercice 1 Mot interrogatif : « si » Phrase déclarative. bien que vous avez, vous voudriez marier
Portée de l’interrogation Il s’agit d’une interrogation totale. votre fille avec un médecin ? » Une des
a. Les réponses de Toinette aux ques- c. « Ne trouves-tu pas Toinette qu’il est questions posées a un but qu’on pourrait
tions d’Angélique (« Assurément », « Sans bien fait de sa personne ? » qualifier de pédagogique : Toinette veut
doute », « Cela est sûr », « Il est vrai ») sont amener Argan à s’expliquer pour pouvoir
Exercice 3
l’équivalent d’un « oui » affirmé. L’interro- lui faire la preuve de son erreur : « Quelle
Interrogation et étude de texte
gation est donc totale. est votre raison, s’il vous plaît, pour un tel
a. La servante ne peut que répondre oui.
b. « Comment l’as-tu vu ? » Cette interro- mariage ? »
L’effet comique est lié à la dimension rhé-
gation est partielle. Elle porte sur les cir- d. La question interdite est : « Est-ce que
torique des questions et le procédé est
constances dans lesquelles Angélique a vous êtes malade ? » puisqu’elle met en
accentué par la variété des réponses don-
rencontré celui que son père lui destine. question la monomanie d’Argan.
nées qui souligne par contraste la dimen-
c. L’interrogation est totale.
sion répétitive des propos d’Angélique, Exercice 4 QUESTION POUR LE BAC
Exercice 2 uniquement occupée par le sentiment a. La réplique d’Argan répond à l’interroga-
Interrogation directe et indirecte amoureux. tion directe de Toinette à la réplique précé-
a. « Quel Cléante ? » Phrase nominale. Le b. « Quoi, Monsieur, vous auriez fait ce des- dente : « Est-ce que vous êtes malade ? ».
verbe est sous-entendu. sein burlesque ? Et avec tout le bien que L’adverbe interrogatif « comment »
« - Et avec tout le bien que vous avez, vous vous avez, vous voudriez marier votre fille exprime la stupéfaction d’Argan. « Si je suis
voudriez marier votre fille avec un méde- avec un médecin ? malade » est une interrogative indirecte
cin ? » Pas d’inversion du sujet, niveau de – Est-ce que nous ne pouvons pas raison- dépendant de la principale interrogative
langue familier. ner ensemble sans nous emporter ? sous-entendue « tu me demandes » dont
« - Hélas ! de la façon qu’il parle, serait-il – Quelle est votre raison, s’il vous plaît, ne demeure que le point d’interrogation ;
bien possible qu’il ne me dît pas vrai ? » pour un tel mariage? l’absence de principale exprimée et la
Inversion du sujet, niveau de langue sou- – Est-ce que vous êtes malade ? » répétition de la subordonnée soulignent
tenu, que renforce encore l’utilisation du c. Ce sont de fausses questions, des affir- l’émotion d’Argan et son indignation.
mode conditionnel (serait), et du subjonc- mations déguisées qu’emploie la servante b. « Je vous demande si nous ne pou-
tif imparfait (concordance des temps). pour ne pas se montrer frontalement vons pas raisonner ensemble sans nous
b. « Est-ce que vous voulez vous marier ? » opposée à son maître. C’est évident dans emporter. » Les marques de l’interrogation
Caractéristiques de l’interrogation indi- les phrases : « Quoi Monsieur, vous auriez directe (« est-ce que », point d’interroga-
recte. Verbe introducteur : « demander ». ce dessin burlesque ? / Et avec tout le tion, et intonation montante) ont disparu.

MARS 2022 NRP LYCÉE 41


Latin 1re LANGUES ET CULTURES DE L’ANTIQUITÉ

FICHE
ÉLÈVE
La seconde mort d’Eurydice
Télécharger Par Jean-Pierre Aubrit, professeur de Lettres classiques
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Objet d’étude n°3 : à coup, oubliant la loi fatale, vaincu par son amour, égaré par son
Masculin, féminin, couples mythiques délire (faute, hélas ! bien pardonnable, si l’enfer savait pardonner !),
et historiques il se retourne, il regarde son Eurydice. C’en est fait : en ce moment
s’évanouit tout le fruit de tant de peines. Son traité avec l’impitoyable
Présentation tyran des Ombres est rompu, et par trois fois on entendit un bruit
horrible sortir des étangs de l’Averne. « Qu’as-tu fait, cher Orphée ?
Figure ancienne de la mythologie grecque, Orphée (fils d’Œagre, roi dit Eurydice : quel courroux nous a perdus tous les deux ? J’entends
de Thrace, et de la muse Calliope) est considéré comme le père de la la mort, la cruelle mort qui me rappelle : le sommeil s’appesantit déjà
poésie. Mais dans l’imaginaire collectif, c’est d’abord le héros qui pé- sur mes yeux. Adieu, je rentre malgré moi dans l’horreur de la nuit :
nétra dans le royaume des morts pour en arracher sa jeune épouse en vain mes faibles bras s’étendent encore vers toi, cher Orphée !
Eurydice. Associant le pouvoir du lyrisme (qui la lui fit reconquérir) et hélas ! tu n’as plus d’Eurydice. » En disant ces mots, elle se dérobe
le poids de la fatalité tragique (qui la lui fit perdre à nouveau), cette his- à ses regards, comme une légère vapeur qui s’éloigne et s’évanouit.
toire d’amour et de mort est capitale dans la culture européenne. Elle En vain il la cherche encore dans l’ombre ; en vain il veut lui parler :
préside à la naissance de l’opéra (avec l’Orfeo de Monteverdi en 1607) Eurydice ne revit plus Orphée, et le sévère nocher ne souffrit plus
qu’il repassât l’onde infernale.
et l’on ne compte plus les variations picturales, littéraires, musicales,
qu’elle a inspirées, entre hommage et parodie. Le récit de Virgile est le Traduction par Auguste Desportes, © Hachette, 1853
plus ancien qui nous soit parvenu.

La seconde mort d’Eurydice chez Virgile Travail de traduction et commentaire


du texte de Virgile
Inconsolable de la perte de son épouse, mordue par un serpent le 1. À l’aide du dictionnaire, proposez une traduction mot à mot des
jour de leurs noces, Orphée est descendu aux Enfers pour la réclamer vers 4-9. Comparez-la avec la traduction d’Auguste Desportes :
aux dieux souterrains, Pluton et Proserpine. Le pouvoir de son chant quelles remarques précises pouvez-vous faire ? Quelle logique
les a persuadés de la lui rendre… préside à ses choix ?
2. Relevez les termes qui expliquent le geste d’Orphée et, au besoin,
Jamque pedem referens casus evaserat omnes ;
cherchez leur signification dans le dictionnaire. Quel sens Virgile
redditaque Eurydice superas veniebat ad auras,
donne-t-il ainsi à ce geste ?
pone sequens, namque hanc dederat Proserpina legem,
3. Quelle est la fonction principale du discours d’Eurydice
cum subita incautum dementia cepit amantem,
(v. 10-14) ? Montrez que la suite (v. 15-18) la prolonge.
ignoscenda quidem, scirent si ignoscere manes. 5
Restitit Eurydicenque suam jam luce sub ipsa
immemor heu ! victusque animi respexit. Ibi omnis Le point de vue d’Eurydice par Claudio Magris
effusus labor atque immitis rupta tyranni
foedera, terque fragor stagnis auditus Avernis. Ce texte est la fin d’un long monologue adressé par une femme au
Illa, « Quis et me, inquit, miseram et te perdidit, Orpheu, 10
Directeur de la Maison de Repos où elle a été admise, – glauque laby-
quis tantus furor ? En iterum crudelia retro rinthe où l’on est enfermé pour l’éternité. Son mari, un poète célèbre
Fata vocant, conditque natantia lumina somnus. qui lui doit tout, avait obtenu pour elle une permission de sortie tout
Jamque vale : feror ingenti circumdata nocte à fait exceptionnelle, à condition de ne pas la regarder avant d’avoir
invalidasque tibi tendens, heu non tua, palmas ! » franchi les limites du Domaine. Elle explique pourquoi il s’est retourné,
dixit et ex oculis subito, ceu fumus in auras 15
la perdant définitivement.
commixtus tenues, fugit diversa, neque illum,
prensantem nequiquam umbras et multa volentem
Voilà donc pourquoi, Monsieur le Président. Non, ce n’est pas
dicere, praeterea vidit, nec portitor Orci comme on l’a dit, qu’il s’est retourné par excès d’amour, incapable
amplius obiectam passus transire paludem. de patience et d’attente, et donc par défaut d’amour. […]
Virgile, Géorgiques IV, v. 485-503 Non, Monsieur le Président. C’est à cause de moi. Lui, il voulait
savoir, et moi, je l’en ai empêché. Dieu sait ce qu’il m’en a coû-
Orphée avait échappé à tous les hasards, et revenait enfin ; il té. Oui, c’est vrai, j’étais fatiguée et désormais je m’étais habituée,
touchait aux régions du jour. Eurydice, rendue à son amour, suivait presque attachée à la Maison et à ses rythmes. Mais j’aurais telle-
ses pas (car telle était la loi imposée par Proserpine), quand tout ment aimé sortir quelque temps, juste quelque temps, nous le sa-

42 NRP LYCÉE MARS 2022


vions tous les deux – dans cette lumière d’été, au moins pour un été, parce que déjà je le voyais retourner déchiré mais fort vers la vie,
un été sur cette petite île où lui et moi… Même seule, même sans lui, ignorant du néant, capable encore de redevenir serein, peut-être
j’aurais été heureuse d’aller me promener là-bas. même heureux. Et maintenant en effet, chez lui, chez nous, il dort
Mais je l’aurais détruit, en sortant avec lui et en répondant à tranquillement. Un peu fatigué, bien sûr, mais…
ses inévitables questions. Moi, le détruire ? Plutôt me faire mordre Claudio Magris, Vous comprendrez donc (2008)
par un serpent cent fois plus venimeux que cette banale infection. Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau,
Oui, plutôt. © Éditions Gallimard, 2008
Vous comprendrez donc, Monsieur le Président, pourquoi, alors
que nous étions désormais tout près des portes, je l’ai appelé d’une
voix forte et assurée, la voix que j’avais dans ma jeunesse, de l’autre Commentaire du texte de Claudio Magris
côté, et lui – je savais qu’il ne résisterait pas – il s’est retourné, tandis 4. Outre la modernisation du contexte, quelle est la double origina-
que moi, je me sentais aspirée en arrière, légère, de plus en plus
lité de cette version du mythe ?
légère, figurine en papier dans le vent, ombre qui s’allonge se retire
5. Quels éléments présents chez Virgile reconnaissez-vous dans ce
et se confond avec les autres ombres du soir, et lui il me regardait,
pétrifié mais solide et sûr, et moi je disparaissais à sa vue, heureuse
texte ?
6. Comment comprenez-vous l’explication fournie par la femme ?

Une version iconographique : Orphée et Eurydice sur les rives du Styx,


par John Roddam Spencer Stanhope (1829-1908)

© Bridgeman images

John Roddam Spencer Stanhope, Orphée et Eurydice sur les rives du Styx, 1878.

Commentaire du tableau de John Roddam


Spencer Stanhope
7. Décrivez cette représentation du monde souterrain. Quelle
atmosphère crée-t-elle ?
8. Observez le couple formé par Orphée et Eurydice. Que veut signi-
fier le peintre en les figurant ainsi ?

MARS 2022 NRP LYCÉE 43


Latin 1re GUIDE DE L’ENSEIGNANT ET CORRIGÉS
Par Jean-Pierre Aubrit, professeur de Lettres classiques

Le texte de Virgile et bruit horrible charge d’un frisson de ter- vœu apotropaïque (i.e. destiné à conjurer
reur le mot fragor, plus neutre. le mauvais sort), l’héroïne énonce une des
1. cum = quand 2. La première explication que Virgile données de base du mythe. La disparition
dementia subita = une démence donne du geste d’Orphée est la folie d’Eurydice (« aspirée en arrière, légère, de plus
soudaine (dementia) ; c'est aussi la principale, en plus légère » etc.) reprend aussi l’original
cepit = prit comme le montre son développement virgilien, la poésie des images (« figurine en
amantem incautum = l’amant au vers 5, et Eurydice la confirme quand papier dans le vent ») renouvelle et prolonge
imprudent elle interroge avec insistance (répétition de le pouvoir du mythe.
ignoscenda quidem = (démence) par- quis, v. 10-11) le furor qui les a perdus. Plus 6. Ses motivations restent mystérieuses.
donnable, en vérité, qu’un simple courroux, le furor est un délire, On comprend que si elle était sortie à
si Manes = si les Mânes (divinités une frénésie, qui fait perdre à l’homme le l’air libre avec lui, elle aurait dû satisfaire
infernales) contrôle de lui-même ; appliqué à l’amour, sa curiosité (« il voulait savoir ») et que
scirent ignoscere. = savaient pardonner. on peut y voir une pulsion érotique qui, cela « l’aurai[t] détruit ». Elle a voulu le
Restitit, = Il s’arrêta, en voulant posséder l’objet aimé, le tue. protéger d’une grande désillusion : avide
jamque = et, déjà (parvenu) Les deux autres motifs, l’imprudence de connaître le mystère inaccessible aux
sub luce ipsa, = tout près de la lumière, (incautum) et l’oubli (immemor), sont la mortels, le poète aurait été atrocement
immemor, heu ! = sans mémoire, hélas ! conséquence de cette folie. Cette expli- déçu d’apprendre que l’Au-delà est en
victusque animi, = et vaincu dans son cation par la folie, signe de la malédiction tout point semblable à l’Ici-bas ( « Nous
cœur, divine dans l’Antiquité – « Quos vult perdere sommes de l'autre côté du miroir, qui est
respexit = il se retourna pour regarder Jupiter dementat », Jupiter frappe de folie aussi un miroir », dira-t-elle). Elle a sacrifié
suam Eurydicen : = son Eurydice : ceux qu'il veut perdre, dit un adage latin –, son propre bonheur (« j’aurais tellement
ibi omnis labor = alors toute sa peine décharge Orphée de toute responsabilité aimé sortir quelque temps ») à celui de son
effusus (est), = fut dilapidée, pour en faire le jouet de la fatalité. mari. Son geste est donc un acte d’amour.
atque fœdera = et l’accord
3. Contrairement à Ovide, dans le livre X Le tableau de Stanhope
tyranni immitis, = (avec le) cruel tyran
des Métamorphoses2, Virgile donne lon-
rupta (sunt) = fut rompu 7. Orphée et Eurydice se tiennent « sur
guement la parole à Eurydice. Mais,
terque fragor = et trois fois un fracas les rives du Styx », le fleuve des Enfers.
passée la plainte amère des vers 10-11,
auditus (est) = fut entendu Ce sont des rives escarpées, faites de
l’héroïne décrit surtout ce qui lui arrive (le
(in) stagnis Averni. = dans les marais de roches à la stratification tourmentée qui
retour en arrière, le sommeil qui la prend,
l’Averne (lac près de Naples, considéré semble dessiner des formes fantastiques.
l’immersion dans la nuit, les mains tendues
comme une porte des Enfers). Leur couleur uniforme d’un brun aux
en vain) : comme au théâtre, la parole
Dans les vers 4-7, Desportes prend des est un récit dont les notes élégiaques reflets verts rend oppressant ce paysage
libertés avec une traduction littérale. Il souterrain, d’autant que la roche et l’eau
(« Jamque vale », « heu non tua ») nous
fusionne la fin de la phrase commencée au semblent se confondre. Tout au bout d’une
émeuvent. La suite ne fait qu’acter, du
vers 2 avec la suivante, obtenant un effet ligne de fuite, un point de lumière consti-
point de vue d’Orphée, son évanouisse-
d’enchaînement fatal. Il supprime la propo- tue la seule note d’espoir. C’est vers lui que
ment : on ne peut déjà plus l’entendre (la
sition du vers 4 dont il récupère toutefois tendent les époux, mais le nocher Charon
dernière phrase peut sembler inachevée)
les deux adjectifs et les deux substantifs: est sur leur chemin, obstacle symbolique.
et bientôt plus la voir (vers 18).
subita devient devient un adverbe (tout à 8. Contrairement à beaucoup de tableaux où
coup) et les trois autres mots enrichissent Le texte de Claudio Magris Eurydice suit Orphée à quelques pas derrière
l’apposition du vers 7, déplacé en tête de 4. La première originalité est de faire lui, les deux époux semblent ici ne former
cette séquence (incautum devient égaré, entendre, pour la première fois dans l’his- qu’un seul corps – ou plutôt un double corps,
lui-même complété par le mot délire, qui toire du mythe, une voix de femme dans hâlé pour lui, laiteux pour elle. Certes, l’inter-
était le sujet de cepit, et l’idée portée par l’oralité d’une confession à la fois fiévreuse dit est respecté : Orphée regarde droit devant
amantem sert de complément à victus et lucide. La seconde tient à la raison pour lui et Eurydice a posé sa tête dans le cou de
animi). Le même souci de concentration laquelle Orphée s’est retourné – énigme son époux. Leurs corps sont presque emboî-
fait supprimer jam luce sub ipsa et le verbe à laquelle se sont confrontées toutes les tés l’un dans l’autre d’autant plus qu’une
Restitit ; en revanche, Desportes explicite le versions du mythe. longue écharpe entoure leurs genoux, leur
immemor par la loi fatale. La traduction des 5. La reprise de ce que l’on nomme savam- taille et leurs bras, les ligotant presque. Le
deux vers 8-9 est plus littérale. Il faut noter ment des mythèmes (c’est-à-dire les élé- peintre a sans doute voulu montrer que ce
toutefois quelques procédés d’emphase qui ments invariants du mythe, faute desquels couple, promis à la rupture par le destin,
solennisent le résultat de l’infraction fatale : celui-ci se dissout) peut se faire sur le mode affirme son union envers et contre tout.
C’en est fait sonne comme un gong ; le fruit du clin d’œil parodique : « Plutôt me faire
de tant de peines explicite le simple labor ; le mordre par un serpent cent fois plus veni- 2. Voir l’article « Variations picturales
domaine du tyran (des Ombres) est précisé ; meux que cette banale infection ». Avec ce sur Orphée », NRP Collège, janvier 2021.

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