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Lycée
MARS 2022
N°98 / 11,25€
Nouvelle
Revue nrp-lycee.nathan.fr
Pédagogique
ISSN 1636-3574
La revue & sa banque de ressources
L’illustre
Molière
Tous les repères sur l’auteur
et le contexte de l’œuvre
Des explications
linéaires et des
éclairages
au fil du texte
pour se préparer
à l’oral
N°98
Nouvelle Revue Pédagogique
Lycée / MARS 2022
Édito
Depuis le 15 janvier, on ne voit plus que lui : pour son 400e anniversaire,
Molière est la star incontestée des planches et des médias. Alors forcément, tradition
scolaire oblige, la fête se prolongera dans les classes. Ce sera peut-être l’occasion
faire entrer au répertoire des cours de 2de et de 1re des comédies qui ont longtemps
été réservées au collège.
Dans le dossier, on comprend que la renommée du dramaturge s’est parfois faite aux
dépens de celle du comédien. Les deux séquences n’oublient ni l’un, ni l’autre. La
séquence pour la 2de propose une étude de George Dandin, pièce courte et moderne,
où la fraîcheur d’Angélique écrase l’aigreur du paysan presque parvenu et le cynisme
de ses parents. La séquence en 1re est consacrée au Malade imaginaire, au programme
du Bac, chef d’œuvre comique qui parle pourtant de la médecine, de la mort et de
la folie des hommes.
Sommaire
Éditeur : Nathan, 92, avenue de France
75013 Paris
Directrice de la publication : Catherine Lucet
ACTUALITÉ
Directrice déléguée : Delphine Dourlet
Directrice éditoriale : Catherine Gaschignard Brèves ........................................................................ 4
Rédactrice en chef :
Claire Beilin-Bourgeois
Pédagogie ................................................................... 4
Édition : Claire Beilin-Bourgeois, Simon Hafi
Édition Web : Alexandra Guidal
Livres. . ........................................................................ 6
Fabrication : Isabelle Montel
Iconographie : Laure Penchenat
Lire au CDI................................................................... 8
Marketing/Diffusion : A. Errafi, G. Guerrier
Impression : Imprimerie de Champagne,
Cinéma ....................................................................... 9
52200 Langres
Création et réalisation de la couverture : DOSSIER Molière, homme de spectacle . . ......................... 10
Élise Launay
Création des pages intérieures : Élise Launay
et Clémentine Largant
Mise en page : Thomas Winock
SÉQUENCES PÉDAGOGIQUES
Publicité et partenariats : Comdhabitude
publicité, directrice de la publicité : Clotilde Séquence 2de George Dandin, de Molière...................................... 16
Poitevin, 7 rue Émile Lacoste 19 100 Brive
Tél. : 05 55 24 14 03 Séquence 1re Molière, Le Malade imaginaire. . ................................. 26
Code article : 116780
N° d’édition : 10276980
Dépôt légal : MARS 2022 FICHES PÉDAGOGIQUES
Commission paritaire : 0625T83012
Étude de la langue
Abonnement 1 an – 4 numéros papier +
Étude de l’interrogation dans Le Malade imaginaire............................... 39
version numérique des 4 numéros : France
45 €, DOM/TOM : 57 € , Etranger : 61 € Latin 2de
– 4 numéros papier + toutes les archives
numériques depuis 2012 : France 69 €, La seconde mort d’Eurydice..................................................... 42
DOM/TOM : 81 € , Etranger : 85 €
Abonnement 100% numérique 1 an à partir
de 25 € sur nathan.aboshop.fr
Téléphone Abonnement : 01 44 70 14 76
Une nouvelle banque de ressources
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ISSN 1636-3574
Prix au n° : 11,25 € de ressources nrp-lycee.nathan.fr
La fin
spectaculaire
de Dom Juan
Si on lisait Dom-Juan
en commençant par la
fin ? « Un feu invisible me
brûle ! » : les dernières
scènes de Dom Juan sont
ici l’objet d’une courte
séquence, qui convient Livre
aussi bien en lycée
général qu’en lycée pro, La vie de Molière
et qui peut conduire à la La biographie de Molière par
lecture de l’ensemble de Georges forestier, publiée en
la pièce. octobre 2018 chez Gallimard, fait
désormais autorité. Retrouvez-la
Séquence NRP dans un article de la rubrique
« Livres » de la NRP janvier 2019.
figure du père au
es A
théâtre ne pouvait se
rchiv
J Odile Collet
Pédagogie
de Xavier Giannoli
Une adaptation au service
de l’étude du roman
Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur INSPE Sorbonne-Université.
Robert Antelme multiplie les témoignages doulou- L’expérience littéraire n’est ici ni salvatrice ni rédemp-
reux surplombés par une terrible lucidité d’après coup : trice. Chaque texte projette l’ombre d’une béance in-
« Hurlement des enfants que l’on étouffe. Silence des cendres comblable que l’écriture désigne comme son envers, le
épandues sur une plaine ». Les mêmes scènes insoute- puits sans fond d’une souffrance infinie où vacille l’idée
nables scandent le livre d’Elie Wiesel, dont la narration est même d’une « espèce humaine ».
tissée dans l’histoire de sa propre famille. Chez certains, Daniel Bergez
Livres
l’Hôtel de ville de Paris, incendié par la Commune, s’en
trouve esthétisé : « la ruine brillante de l’agitation, qu’a
prise la pierre cuite par le pétrole, ressemble à la ruine d’un
palais italien baigné dans un opéra de lueurs et de reflets
Essai électriques ».
Daniel Bergez
Edmond et Jules de
aussi
GONCOURT, Journal,
Choix et édition de
À lire
Jean-Louis Cabanès,
Gallimard, « Folio classique », Catalogue d’art
896 pages, 13,50 € Chagall, Modigliani, Soutine…
Paris pour école, Musée d’art et
d’histoire du Judaïsme et Réunion
De la chronique mondaine des musées nationaux, Grand
Palais, 272 pages, 25 €
au « style artiste »
De tous les courants artistiques du xxe siècle en
Les couples littéraires sont nombreux, et légendaires : France, celui de l’« École de Paris » est aussi connu
Orphée et Eurydice, Daphnis et Chloé, Héloïse et Abélard, que difficilement définissable. Il s’agit moins d’une
Paul et Virginie… Du côté des auteurs, les exemples sont orientation esthétique particulière que de la réu-
plus rares : Willy et Colette, Sartre et Simone de Beau- nion d’un ensemble d’artistes d’origine étrangère,
voir… Les plus célèbres sont sans conteste les frères Gon- souvent juifs, venus trouver dans Paris, considéré
court, chroniqueurs aussi caustiques que talentueux de alors comme la capitale des arts, à la fois un refuge
la vie sociale, politique et artistique, de la seconde moitié contre les persécutions et un lieu d’inspiration et de
du xixe siècle. Bénéficiant d’une fortune familiale qui leur création privilégié. Le catalogue de l’exposition or-
a permis de devenir des esthètes dilettantes, passionnés ganisée par le musée d’art de d’histoire du Judaïsme
par le xviiie siècle français et par l’art japonais, ils sont les à Paris montre la diversité et la qualité des artistes
auteurs d’un Journal en tous points passionnant. Parallèle réunis sous cette étiquette : entre autres Chagall,
à leurs publications romanesques – notamment Germinie Kisling, Modigliani, Pascin, Soutine, Zadkine… Sou-
Lacerteux, récit très étonnant de la double vie d’une ser- vent ostracisés, ils ont formé l’un des fers de lance de
vante (schéma tiré de leur expérience personnelle) -, ils s’y la modernité picturale, congédiant autant l’abstrac-
sont engagés à partir du coup d’État de 1851. Au fil des tion que l’académisme, et imposant souvent la force
ans, et surtout après la mort pathétique de Jules, ce travail onirique d’un monde intérieur, volontiers tourmenté.
a été conçu dans une perspective testamentaire, comme
œuvre majeure et témoignage posthume.
Essai
Familiers de la princesse Mathilde, les Goncourt fré- Mathieu QUET, Flux. Comment
quentent toute la société politique, mondaine et artis- la pensée logistique gouverne le
tique du temps. Défilent ainsi, au hasard de la chronolo- monde, éd. Zones, 160 pages, 16 €
gie diariste, des évocations toujours hautes en couleur du
Dans « Le Mondain », Voltaire
duc de Morny, de Degas, Renan, Sainte-Beuve, Flaubert,
se félicitait de ce que « Nos vins
Zola, Daudet, etc., qu’ils voyaient régulièrement. Le trait
de France enivrent les sultans »,
de plume est acéré, nourri par un art de la caricature qui
soutenant par là que le commerce avait heureuse-
fait parfois penser à Daumier, tandis que les réflexions
ment remplacé, et effacé, la guerre. Cette logique
morales rappellent La Bruyère et Chamfort. Voici Napo- commerciale, entre nations comme entre indivi-
léon III : « Il a du reptile dans l’approche, et du caméléon dus, n’a cessé de se développer, surtout depuis les
dans le mouvement, un air endormi et glacial, l’œil petit, xviii e - xix e siècles. Nous sommes ainsi entrés dans
éteint, et la peau, tout autour, ridée et plissée comme des l’ère d’un « flux » continu de marchandises qui ne
paupières de lézard. » Et voici, dans une scène au tribu- cessent de circuler sur la planète. Mathieu Quet, dans
nal, « les yeux bordés de jambon de l’huissier, avec son petit un ouvrage aussi engagé que documenté, montre
manteau noir qui pend à son habit, comme une aile cassée comment aujourd’hui « les mouvements des choses,
de chauve-souris. » des personnes, de la matière visible ou invisible sont
Volontiers misogynes et antisémites comme bon désormais profondément structurés par la pensée
nombre de leurs contemporains, mais aussi capables logistique ». Sociologue et directeur de recherche, il
de profonde empathie pour les miséreux, les Goncourt analyse les transformations à la fois techniques, idéo-
sont excédés par le vide et la superficialité du monde qui logiques et politiques, qu’entraîne cet empire de la
les entoure. Ils se veulent au service de la vérité, tout en circulation continue qui s’étend à toutes nos activités
maintenant l’exigence d’un style littéraire de haute tenue, et vampirise jusqu’à nos imaginaires.
inventif et travaillé, l’un des meilleurs exemples du « style
Les 400 ans de la naissance de Molière seront célébrés toute l’année en France,
et l’école est un lieu privilégié pour mettre à l’honneur l’auteur de théâtre français
le plus joué. Un travail en co-enseignement entre le professeur de lettres et
le professeur documentaliste avec les élèves de 1re est mené sur Le Malade
imaginaire afin de de construire avec eux une exposition interactive sur Molière.
Cinéma
Au cinéma, citoyens !
Par Marie-Pierre Lafargue, intervenante cinéma
Maquette de reconstitution du décor de création du Malade imaginaire, réalisée par Antoine Fontaine d’après les archives d’époque,
pour le spectacle mis en scène par Michael Bouffard avec le Théâtre Molière Sorbonne en 2022.
Sommaire
personnel, en dehors de son extrait de baptême,
retrouvé tardivement, de l’acte de société de sa
première troupe, de son contrat de mariage et de
Un homme de théâtre son inventaire après décès. Un vide qui inspire toutes
accompli 11 sortes d’affabulations, la plus célèbre étant la thèse
L’acteur et l’auteur
d’un Corneille, voire d’un Louis XIV prête plume de
Un écrivain de plateau Molière. Au point qu’il n’est pas aisé d’esquisser le
portrait de celui qui est aujourd’hui l’auteur de théâtre
Le « cas » de la de langue française le plus traduit, le plus lu et le plus
comédie-ballet 12 représenté au monde.
Une politique de la grandeur Molière est l’auteur d’une trentaine de pièces allant de
La comédie-ballet, genre hybride la farce la plus désopilante à la grande comédie en vers
Postérité 14 et en musique. Au sein de ce répertoire éclectique, les
comédies-ballets constituent une des dimensions les
Fortune et infortune d’un théâtre
de cour plus originales et les plus innovantes de son œuvre, et
Entre reconstitution et réinventions dans lesquelles on perçoit l’ancêtre de l’opéra français, et
peut-être aussi, bien plus tard, de la comédie musicale.
10 NRP LYCÉE MARS 2022
Molière homme de spectacle, le masque et la plume
Dossier
avant le milieu du xixe siècle. Certaines créations
Un homme de théâtre sont réalisées en un temps record, comme Psyché,
accompli écrit en collaboration avec Pierre Corneille, qui avec
38 représentations en juillet 1671, est le plus grand
succès de la troupe et l’un des plus grands du siècle.
L’acteur et l’auteur
Comme Shakespeare avant lui, Molière est l’ar- Un écrivain de plateau
chétype de l’homme de théâtre : comédien accompli,
Lorsque la troupe rejoint la capitale en 1658,
aussi bien comique que tragique, metteur en scène
Molière, âgé de 36 ans, n’a écrit que deux comédies
talentueux, directeur de troupe charismatique, dra-
en treize ans. Pendant les quinze années qui suivent,
maturge inspiré, sachant assembler des morceaux
il produit trente œuvres, soit le tiers des créations
choisis de la littérature existante. Aucune dimen-
programmées par sa troupe. C’est surtout dans les
sion du spectacle ne lui est étrangère. C’est le regard
quatre dernières années de sa vie que sa production,
rétrospectif de la postérité qui verra en lui un auteur
arrivée à pleine maturité, suffit à alimenter l’intégra-
canonique du répertoire classique français, au prix de
lité de la programmation de son théâtre.
la sanctification d’un texte que l’auteur considérait
Il parvient alors à s’affranchir de la réputation
plutôt comme une partition de jeu. Ironie de l’his-
de « farceur » dont l’ont affublé ses adversaires et
toire, quand on sait que l’Académie française ne l’a
rivaux, pour atteindre la plénitude de son art, par-
jamais admis en son sein, en raison de sa profession
courant tous les registres du comique, y compris
d’acteur, frappée d’opprobre. Celle-ci fait pourtant
la singularité de son écriture. les plus sombres (George Dandin, 1668), héroïques
Il gravit tous les échelons, depuis le saltimbanque (Don Garcie de Navarre, 1661) ou pathétiques (Le
à l’artiste pensionné, favori de Louis XIV. Après des Misanthrope, 1666). Fidèle à la farce (Le Médecin mal-
débuts parisiens difficiles, Molière devient comédien gré lui, 1666), il s’essaie à la comédie mythologique
itinérant et, treize années durant, arpente avec sa (Amphitryon, 1668, Psyché, 1671), à la comédie de
troupe une grande partie du royaume, avant de faire caractère (L’Avare, 1668), à la comédie d’intrigue,
un retour triomphal dans la capitale. Commence fondée sur le comique de situation (Sganarelle ou
alors sa véritable carrière d’auteur. Si son théâtre est le Cocu imaginaire, 1660 ; Les Fourberies de Scapin,
en phase avec tous les publics, c’est qu’il doit com- 1671), à la satire (Les Précieuses ridicules, 1659 ; Les
poser avec des catégories distinctes de spectateurs : Femmes savantes, 1672), et invente la comédie-ballet
ceux de la ville et ceux de la cour. (Monsieur de Pourceaugnac, 1669 ; Le Bourgeois gentil-
Molière convoque surtout sur scène l’ensemble homme, 1670 ; Le Malade imaginaire, 1673).
des catégories de la société, fondant en cela la comé- Puisant dans une tradition européenne qui va de
die moderne : il ne s’agit plus de recycler à l’envi la fabula latine de Plaute et Térence jusqu’aux comé-
les types, mais de peindre les mœurs d’après nature. dies italienne et espagnole, rehaussées par les cane-
C’est pourquoi Boileau l’appelle « le contemplateur » vas (scenarii) et jeux de scène (lazzi) de la commedia
et Donneau de Visé « le peintre ». Bien intégré dans dell’arte, Molière reprend à son compte une matrice
une société dont il peut voir les défauts, imprégné de dramatique à succès : celle du mariage empêché, soit
la devise de la comédie, « corriger les mœurs en riant », par la rivalité amoureuse entre générations, soit par
Molière a toute latitude de déployer par ses intrigues la volonté des pères, représentants de l’autorité et
et personnages l’éventail de ses observations. Si la garants de mariages considérés comme des pactes
famille constitue le lieu privilégié de ses préoccu- de famille. Mais il apporte à ce schéma conventionnel
pations de moraliste, la cour, la province, la grande une dimension nouvelle, par la virulence de la satire
bourgeoisie et la haute aristocratie alimentent une de l’autorité, qu’elle soit scientifique (médecins) ou
œuvre qui est le miroir de son siècle, et aussi de l’hu- religieuse (dévots), et surtout par l’intensité dra-
manité. matique de caractères obsessionnels (hypocondrie,
Trois scandales retentissants troublent l’apo- séduction, avarice, dévotion, snobisme), saisis dans
théose comique de Molière. Dès 1662, L’École des leur ambivalence constitutive : Tartuffe est dévot,
femmes est taxée d’obscénité. Elle provoque, mal- mais jouisseur ; Alceste asocial, mais amoureux ;
gré un immense succès, une intense querelle dans Argan obsédé par la mort, mais traversé par des pul-
les milieux littéraires. En 1664, une première sions de vie ; Harpagon avaricieux, mais passionné ;
version du Tartuffe à Versailles crée une véritable Dom Juan irréligieux, mais mystique… C’est dans
cabale de dévots, qui déclarent la guerre à Molière, ce profond clivage intérieur du personnage, et dans
jugé antireligieux. Il faudra plusieurs placets et cet art de ménager la contradiction jusqu’au terme
une ambassade des comédiens auprès du roi pour de l’intrigue, que s’expriment la plasticité drama-
obtenir l’autorisation de représentation d’une version turgique et la complexité idéologique du répertoire
remaniée en 1669. Entre temps, en 1665, Dom Juan, moliéresque, raison de son aspect intemporel, sinon
taxé cette fois d’athéisme, encourt de nouveau les universel. Il autorise des interprétations sans cesse
foudres de l’Église, obtenant l’interdiction de la renouvelées, souvent en rupture les unes par rapport
pièce, dont la version originale ne sera plus jouée aux autres.
Le « cas » de la
comédie-ballet Eugène Lami, L'Impromptu de Versailles, Acte I,
scène 5, milieu XIXe siècle.
Olivier Martin (Monsieur Jourdain) à l’acte IV du Bourgeois gentilhomme de Molière, mise en scène de Benjamin Lazar,
direction artistique de Vincent Dumestre, chorégraphie de Cécile Roussat, 31 août 2004.
plus abouties en matière d’historicisation de la repré- sur une musique des Balkans, selon une esthétique
sentation. de music-hall ou de comédie musicale. Mentionnons
Aujourd’hui, Molière est devenu un passage également Le Ciel, la Nuit et la Fête (formule reprise
obligé, voire un morceau de bravoure pour les met- d’un discours de Vilar en 1947), à savoir Tartuffe (par
teurs en scène qui doivent faire preuve d’originalité Léo Cohen-Paperman), Dom Juan (Émilien Diard-
dans l’interprétation d’un répertoire consacré, bien Detoeuf) et Psyché (Julien Romelard), mis en scène
connu du public depuis les bancs de l’école. Une « d’après l’œuvre de Molière » par un collectif de
démarcation s’opère entre un théâtre patrimonial jeunes artistes réunis sous la bannière d’un Nouveau
attaché à l’exactitude de la reconstitution historique théâtre populaire. Ils se placent dans le sillage de dis-
et un théâtre d’avant-garde attentif à l’actualité d’une ciples infidèles du Molière populaire de Copeau ou
œuvre, quitte à risquer de féconds anachronismes. Vilar. Cette adaptation, très libre et parfois un peu
Parmi la profusion de mises en scène de la saison leste, est accompagnée d’une série d’émissions paro-
2022, on reconnaît en effet une césure entre la tenta- diques auxquelles participent les spectateurs, « Radio
tion du retour aux sources, visant une certaine forme Grand-Siècle », qui diffusent les pièces jouées à la
de reconstitution historique, et la tentation de la table suite les unes des autres. La perspective sérielle de
rase, cherchant à revisiter le répertoire par des actua- cette trilogie met en évidence la cohérence d’une
lisations. œuvre conçue pour être représentée au xviie siècle à
Dans la première catégorie, on trouve l’« inter- l’occasion de véritables festivals Molière. La joyeuse
prétation historiquement informée » du Malade ima- troupe retrouve la dimension paradoxalement popu-
ginaire conforme à sa création de 1673, proposée laire de ce théâtre de cour destiné aux divertisse-
par le Théâtre Molière Sorbonne, dans les décors ments royaux, tout en faisant sienne la formule de
somptueux d’Antoine Fontaine, et la mise en scène Jean-Gabriel Carosso, en se présentant comme des
de Mickael Bouffard ; le cycle de comédies-ballets « héritiers de l’avenir »1. Une façon, habile, de prendre
restituées par des formations artistiques telle que le à revers la commémoration et sa logique de transmis-
Concert Spirituel, les Malins Plaisirs et la compagnie sion patrimoniale.
de L’Éventail avec Le Malade imaginaire, Le Mariage
forcé et Le Sicilien ou l’Amour peintre ; ou encore les
grands spectacles allant de Georges Dandin au Bour-
1. Pièce [dé]montée n°360, juillet 2021.
geois gentilhomme, avec, une nouvelle fois, le Malade
imaginaire, montés à l’Opéra royal du Château de
Professeur des universités à Paris 8, Martial Poirson est
Versailles. Partout, avec des moyens divers, le même
commissaire de l’exposition « Molière, la fabrique d’une gloire
sens de l’archéologie théâtrale et de la vérité histo- nationale » (Espace Richaud, Versailles, 15 janvier-17 avril
rique des décors, des costumes, de la déclamation et 2022), de l’exposition, « Si Molière m’était conté… » (Caserne
du jeu d’acteur, avec une attention particulière à ce Napoléon, Paris, 14 février-14 mars 2022) et conseiller de créa-
qui fait la spécificité de cet art mêlé. tions audiovisuelles et radiophoniques du quadricentenraire.
Il est l’auteur de Molière. La Fabrique d’une gloire nationale
Dans la seconde posture, on trouve notam-
(Seuil, Beaux livres, 2022) et du roman graphique Molière.
ment Le Bourgeois Gentilhomme monté à la Comé- Du saltimbanque au favori (Dunod, 2022), avec Rachid Maraï.
die-Française par Valérie Lesort et Christian Hech,
©Marcel Hartmann
Séquences 2de
Les ressources !
L ’article de la revue
Les images projetables
Deux études d’images de mises en scène
(p. 23-25)
1. Le langage des lieux et des corps
2. L’humiliation de Dandin
Présentation
La courte comédie George Dandin ou le mari confondu fut
donnée en juillet 1668 dans le cadre du Grand Divertissement
royal, la plus somptueuse fête du règne de Louis XIV, qui célé-
brait la paix d’Aix-la-Chapelle conclue le 2 mai avec l’Espagne.
Chacun des trois actes était inséré dans les entractes d’une
pastorale dont Molière avait composé le sujet et les dialogues,
et que son complice Lully avait mise en musique. Par un choix
étonnant, lourd de conséquence sur la réception future de
la pièce, Molière, en reprenant l’une de ses premières farces,
La Jalousie du Barbouillé, avait choisi un sujet rustique qui
contrastait avec l’atmosphère galante de la pastorale : rien de
commun entre les bergers intemporels de l’églogue et Dandin,
riche paysan mal marié et berné par une conjuration de la
morgue et de l’intrigue. En résultait un contrepoint burlesque
qui faisait de George Dandin une parodie comique de l’univers
aristocratique et galant : c’est ainsi que, sans nulle ambiguïté,
fut reçue la pièce, y compris quand elle fut reprise toute seule
en novembre à Paris, dépourvue des intermèdes chantés et
dansés. George Dandin de Molière, mise en scène de Daniel Fau, Opéra
Depuis, l’œuvre paraît avoir changé de signification. royal de Versailles, janvier 2022, avant une tournée d’une
Depuis la fin du xixe siècle, sensibles à l’impitoyable humilia- cinquantaine de dates dans toute la France.
Séance 1 Le lieu et le moment : Claudine en fait un argument face aux parents : « il nous a voulu
faire accroire qu’il était dans la maison, et que nous en étions dehors ».
le jeu des oppositions Ainsi la maison est à la fois le lieu du secret, de l’intimité et le lieu
Initiation à l’explication de texte de la domination ostentatoire : elle est donc la matérialisation
théâtrale de la relation conjugale, dans un rapport de force à la fois
Supports : George Dandin, acte II, scène 6, acte III, scènes 3 à 7 intérieur et extérieur, dans un affrontement à la fois privé et public.
Objectifs :
– Repérer dans le texte les éléments qui permettent de se re- B. « Pourquoi il ne fait point jour la nuit. » (III, 1)
présenter (pour le lecteur) et de représenter (pour le metteur en
scène) le cadre spatio-temporel Activité
– Analyser précisément plusieurs extaits de la pièce Relisez les scènes 2 à 6 de l’acte III : relevez scène par scène le rôle
Durée : 2 heures
que joue la nuit dans l’intrigue et dans la perception du spectateur.
Mise en œuvre pédagogique
Ce qui constituera le décor de la pièce, la maison, est essentiel à Éléments de réponse
sa compréhension, et permet nombre d’effets comiques. D’autre
Le début de l’acte III est complexe : le spectateur, celui qui regarde,
part, la représentation est à plusieurs reprises baignée dans une
atmosphère nocturne. On saisit ainsi dès la première séance l’am- est plongé, avec les personnages, dans l’obscurité de la scène de
biguïté quant à la tonalité de la pièce. la transgression.
À la faveur de la nuit, Clitandre et Lubin confondent Angélique et
Claudine ! Le spectacle tourne donc à la farce, comme si l’absence
A. « Ma maison m’est effroyable maintenant et je n’y
de discernement du valet contaminait le jeune noble mais cette
rentre point sans y trouver quelque chagrin » (I, 1)
confusion montre d’une part la lucidité des deux femmes qui ne se
Questions trompent pas, annonçant déjà la fin de l’acte et de la comédie, et
d’autre part, isole physiquement Lubin, ce qui permet la révélation
1. Relisez les notations à propos de la maison de George Dandin
de la scène 3.
dans les scènes II, 6 et III, 3 à 7 : quelles contraintes ces scènes
La nuit favorise la bêtise de Lubin qui, se moquant de la méprise
impliquent-elles pour le décorateur ?
dont Dandin a été victime, se retrouve dans la situation ridicule de
2. Dans chacune de ces scènes, quel est l’enjeu matérialisé par cette
« baise[r] la main de Dandin » : montée en puissance de la farce, qui
maison, quel symbole représente-t-elle ?
suscite le rire du spectateur et lui fait oublier le risque que l’indis-
Éléments de réponse crétion de Lubin fait courir aux amants.
De nouveau, la scène 4 exploite l’ombre de la nuit puisqu’elle
1. C’est une maison avec un étage (III, 3 : « j’ai entendu descendre »),
permet à Colin d’échapper à son maître : ils vont « d’un côté », « de
une fenêtre d’où l’on puisse sauter pour sortir (ce que fait Colin)
l’autre », « se cherche[nt] », « se cognent »… Dandin est à son tour
mais un peu en hauteur cependant et où l’on puisse apparaître à
deux (les deux jeunes femmes à la fenêtre prétendent sentir l’odeur ridiculisé et c’est dans le rire que le spectateur comprend que l’étau
du vin monter jusqu’à elles). Mauvaise jointure ou serrure, on peut se resserre autour des amants.
regarder par le trou d’une porte suffisamment centrale pour qu’on De plus, Dandin se sert « de l’obscurité qu’il fait » pour entendre à la
puisse se plaquer de chaque côté contre la façade pour se cacher de scène 5 les déclarations de Clitandre et les plaintes d’Angélique :
celui qui sort (retournement de situation de la scène III, 6). La façade c’est donc la nuit qui favorise la dernière révélation de la trahison
de cette maison doit être bien vue du spectateur. d’Angélique et la met en danger.
Ainsi, d’un point de vue à la fois narratif et technique, ces quatre
2. La maison est le lieu de Dandin. « Si le galant est chez moi », scènes nocturnes éclairent chacun des personnages dans leur véri-
songe-t-il dans son monologue de la scène 6 de l’acte II, alors té : bévue de Lubin, attirance mutuelle d’Angélique et de Clitandre
« l’effronterie » d’Angélique devient flagrante, mais il poursuit son et jalousie confortée de Dandin. Notons également qu’à la fin de
raisonnement : « si je rentre chez moi, je ferai évader le drôle ». La mai- la scène 7, grâce à l’ombre environnante, Angélique fait tomber
son est associée à la faute et à la preuve de la faute, lieu du secret Dandin dans son piège : « il sort avec un bout de chandelle sans les
dont l’intérieur est invisible pour le spectateur, et lieu profané. apercevoir », et cet ultime retournement de situation met en lumière
Or, les scènes 2 à 6 de l’acte III font de cette maison un enjeu l’échec ultime du paysan. Comme s’il faisait jour la nuit…
essentiel. À la scène 2, Angélique en sort en recommandant à
Claudine de laisser « la porte entrouverte », garante de la possibilité
de retrouver un espace de sécurité : c’est à l’extérieur que se situe
l’attirant danger de l’aventure. Mais Dandin ferme cette porte et
Séance 2 La mécanique de la farce
nargue Angélique : « je suis bien aise […] de vous voir dehors à l’heure Lecture d’ensemble
qu’il est ». À l’intérieur de la maison, il est le maître, sa demeure est
son lieu de domination, supériorité dont il jouit en s’essayant à l’iro- Support : George Dandin en entier
nie (« je vous baise les mains », « ce sont des choses qui ont besoin Objectif : Repérer la structure de la pièce et les éléments de
l’intrigu
qu’on les croie pieusement »), à l’injure (« crocodile qui flatte les gens
Durée : 2 heures
pour les étrangler »), à l’autorité affirmée, (« Non, non, non. Je veux
[…] que votre confusion éclate. »). Mais lorsque, par la ruse d’Angé- Mise en œuvre pédagogique
Cette séance permet une lecture de l’ensemble du texte afin d’une
lique, la situation est retournée, lorsqu’Angélique et Claudine s’ac-
part de dégager ce qui rattache cette pièce au schéma classique
coudent à leur tour à la fenêtre, ce sont les rôles qui s’inversent. de la farce, et d’autre part de rassembler les éléments de l’intrigue
Angélique domine depuis l’intérieur de la maison, comme si cette qui structurent la pièce.
reconquête du territoire était celle du pouvoir dans le couple.
Vincent Garanger dans George Dandin de Molière, mise en scène de Jean-Pierre Vincent, le 3 février 2018.
Questions
1. « Votre fille ne vit pas comme il faut qu’une femme vive, et […] elle
fait des choses qui sont contre l’honneur » (I, 4) : commentez cette
réplique de George Dandin après avoir relu le début de l’acte I.
Comment les Sotenville présentent-ils Angélique ?
2. Relisez la scène 2 de l’acte II : quels sont les procédés utilisés par
le personnage pour faire comprendre sa défense au public ?
3. Que peut-on reprocher à Mme de Sotenville ? Vous vous appuie-
rez particulièrement sur sa réplique de la scène 4 de l’acte I « [la
maison] de la Prudoterie, dont j’ai l’honneur d’être issue, maison dont
le ventre anoblit » et sur celle de la scène 8 de l’acte II « je pleure de
joie, et reconnais mon sang aux choses que tu viens de faire ».
4. Montrez que Claudine est un double improbable d’Angélique.
Éléments de réponse
1. L’accusation
– Le GN « Votre fille » place Angélique dans la généalogie familiale
que définit en fin de phrase le mot « honneur », valeur aristocratique
par excellence. Quelles sont « les choses » reprochées à l’épouse ?
Le spectateur les a découvertes, scène 2, par la voix de Lubin qui
a révélé le bon accueil d’Angélique à la cour que lui fait Clitandre.
– Les Sotenville, réagissant au mot « honneur », tracent d’Angé-
lique un portrait à l’image des médaillons de leur arbre généalo-
gique : « une race pleine de vertu », « l’honnêteté », la « chasteté » des
femmes de la famille ; une Sotenville ne peut être « une coquette » !
– Cette étape du procès met en évidence les deux discours qui pré-
sentent la jeune femme et qui régissent toute la comédie : celui de Projet de costume pour le personnage de Mme de Sotenville,
Dandin, mari trompé avançant les preuves d’une réalité factuelle, Bnf, Paris.
George Dandin, mise en scène de Jean-Pierre Vincent (théâtre Le Préau, CDN de Vire, 2018), avec Vincent Garanger (Dandin), Alain Rimoux
(M. de Sotenville), Elizabeth Mazev (Mme de Sotenville), Aurélie Edeline (Claudine), Olivia Chatain (Angélique), Iannis Haillet (Clitandre),
L’humiliation de Dandin
À trois reprises, la pièce présente un George Dandin correspondent à deux moments de la pièce permet de com-
contraint de s’humilier devant cette aristocratie à laquelle il a prendre à quel point la mise en scène peut donner deux ver-
voulu appartenir mais qui le méprise. L’étude de ces photos qui sions d’un même personnage, dans des registres très éloignés.
© Victor / ArtComPress Via Opale.photo
Image A. George
Dandin, mise en scène
de Jean-Pierre Vincent
(théâtre Le Préau,
CDN de Vire, 2018),
avec Vincent Garanger
(Dandin), Alain Rimoux
(M. de Sotenville),
Iannis Haillet
(Clitandre).
Image B. George Dandin, mise en scène d’Hervé Pierre (théâtre du Vieux-Colombier, 2014),
avec Alain Lenglet (Monsieur de Sotenville), Claire de La Rüe du Can (Angélique), Catherine
Sauval (Madame de Sotenville), Jérôme Pouly (George Dandin).
Durée de • 2 heures
la séquence
Les ressources !
La mort brutale de Molière le 17 février 1673, à l’issue de la
quatrième représentation du Malade imaginaire, a eu tendance à
L ’article de la revue faire de cette pièce une œuvre testamentaire, d’autant plus que
Les images projetables le mythe s’est vite répandu d’une maladie chronique pulmonaire
qui avait fini par emporter l’auteur et comédien. Or il n’en est rien,
Trois études d’images de mises
en scène (p. 36-38) comme l’a clairement établi la biographie de Georges Forestier1 : au
début de 1673, Molière, alors au sommet de son art, est en pleine
Un groupement de textes pour le
possession de ses moyens et c’est une « fluxion », c’est-à-dire une
parcours associé : « Comédie du
spectacle, spectacle de la comédie » bronchite, qui provoque l’hémorragie fatale. La stupéfaction una-
nime qui accueille sa disparition dit assez que Molière n’était pas
un malade chronique au bord du tombeau.
Il importe de rétablir cette vérité pour restituer sa pleine force
vitale à une pièce qui joue avec la maladie et la mort. Plutôt qu’une
œuvre testamentaire, Le Malade imaginaire est une œuvre bilan,
où le dramaturge concentre ses thèmes favoris (la monomanie et
le besoin d’idolâtrie, les escrocs qui s’en nourrissent, les désordres
que cela engendre au sein des familles, l’abus du pouvoir des
pères) et où il déploie tout son art de la « comédie mêlée », avec un
nouveau musicien, Marc-Antoine Charpentier, et le maître de bal-
let Pierre Beauchamp. Par ailleurs, la pièce fait entendre quelques
échos explicites du carnaval qui accompagna sa création et qui y
fait souffler un vent de folie douce. C’est en gardant en tête toutes
ces données que l’on associera l’étude du Malade imaginaire au par-
cours « spectacle et comédie ».
Le règne de la
Séance 1 • À l’image de la plupart des valets de comédie, Toinette est le
double farcesque et gouailleur du personnage raisonneur ; mais
mystification son combat pour la vérité n’exclut pas la mystification. Elle use
Étude d’ensemble de l’ironie (« Il marche, dort, mange et boit tout comme les autres ;
mais cela n’empêche pas qu’il est fort malade. », II, 2) et surtout,
Support : Molière, Le Malade imaginaire pour servir Angélique, elle feint de s’accorder à Béline en mentant
Objectifs : Repérer les modalités du mensonges ouvertement (« je lui ai répondu qu’il ferait mieux de la mettre dans
Durée : 2 heures un couvent. », I, 6). Elle n’hésite pas non plus à se déguiser en
Mise en œuvre pédagogique « médecin de la médecine » (III, 7) qui contredit point par point les
Les élèves ont lu la pièce, et le thème du masque constitue un diagnostiques et les médications de Monsieur Purgon.
prisme à travers lequel on revient sur chaque personnage et sur • Seuls les gens de médecine ne mentent pas. Imbus de leur savoir
les éléments de l’intrigue. On travaille ici en deux temps : après un et figés dans l’importance de leur statut, ils sont incapables du
simple repérage dans la liste des personnages de ceux qui font
moindre écart.
preuve de duplicité, on analyse les modalités de ces mensonges.
B. Duplicité et calculs
Au théâtre, des comédiens prêtent leur corps, leur souffle et
leur esprit pour incarner des personnages ; dans la commedia Question
dell’arte, les rôles de ces personnages sont reconnaissables à leur Dans quel but les personnages jouent-ils un rôle ? À quoi ce jeu
costume et leur masque. Dans de nombreuses comédies, comme sert-il dans l’économie de la pièce ?
Le Malade imaginaire, plusieurs personnages portent à leur tour un
masque : ils feignent, ils mentent, ils deviennent eux-mêmes inter- Éléments de réponse
prètes d’un rôle.. • Si, à un moment ou un autre, tous les personnages ou presque
du Malade imaginaire jouent un rôle, seule Béline fonctionne sur
A. Dramatis personae le registre de l’hypocrisie (qui, étymologiquement, désigne en
grec le jeu de l’acteur). Depuis « le seul mot de testament me fait
Question
tressaillir de douleur » (posture qu’elle joue à son mari enamouré,
Reprenez la liste initiale des personnages. Quels sont ceux qui, à un en I, 6) à « Il y a des papiers, il y a de l’argent, dont je veux me saisir »
moment de l’intrigue, font semblant et portent donc un masque. (revendication qu’elle affirme en toute récente veuve, en III, 12), la
Quel est ce masque ? visée de Béline ne varie pas : elle veut s’enrichir, allant jusqu’à tenter
de faire entrer Angélique au couvent pour la déshériter. Personne
Éléments de réponse
dans la famille d’Argan n’est dans la confidence de son jeu (même
• Argan se vit comme un malade, en cela il ne feint pas. Cependant, si la sage Toinette l’a bien percé), seul le notaire au nom d’ironie
après avoir prudemment demandé s’il n’y a « point quelque danger de « M. Bonnefoi », qu’elle a introduit dans la maison, est dans la
à contrefaire le mort » (III, 11), il accepte ce jeu avec la complicité de confidence. Elle est démasquée à la scène 12 de l’acte III, et sort
Toinette et de Béralde pour éprouver l’attachement que lui prêtent définitivement de scène ; dessillé, Argan promet d’être « sage à
sa femme puis sa fille. l’avenir », probablement en matière matrimoniale.
• Dès son entrée en scène, Béline n’est que sollicitude pour son • À l’opposé, animée elle aussi par le plaisir du jeu, Toinette est
mari (« Mon pauvre mari », « mon petit fils », « Mon ami » I, 6) mais celle qui fait entendre l’imagination maladive de son maître. En
ses cajoleries un peu trop démonstratives sont un masque que irritant Argan par l’ironie sur sa maladie, elle excite ses réactions
trahissent ses demandes intéressées (« Non, non, je ne veux point de de colère, qui mettent en évidence sa solide bonne santé ! Elle
tout cela. Ah ! combien dites-vous qu’il y a dans votre alcôve ? » I, 7). informe Angélique que c’est par intérêt pour elle si elle « fein[t]
Seul Argan en est dupe… d’entrer dans le jeu de [son] père et de [sa] belle-mère » (I, 8) opposant
• Angélique, personnage sincère, se laisse cependant entraîner dans au danger qu’ils représentent les mêmes armes du mensonge. Son
une mystification par son amant Cléante qui se présente sous la fausse rôle bouffon de médecin imaginaire (III, 10) a pour but de ridiculiser
identité d’assistant d’un maître de musique : ils improvisent un petit la médecine et d’en faire douter Argan : elle le convainc de l’erreur
opéra pour s’avouer leur amour interdit devant des spectateurs leurrés. de diagnostic de Purgon et l’induit à avoir confiance en ses conseils,
• Louison, malgré son jeune âge, essaie de mentir en faveur de sa sœur mais pour mieux l’amener à les refuser de lui-même, tant le remède
mais ayant reçu le fouet, elle simule la mort pour forcer le repentir de est absurde : « me crever un œil afin que l’autre se porte mieux ! J’aime
son père : elle annonce ainsi le dernier rebondissement. bien mieux qu’il ne se porte pas si bien. » Le malade serait-il en passe
• Béralde est l’honnête homme raisonneur, qui veut servir le bon- de s’imaginer vivre sans médecin ?
heur de sa nièce et lutte contre l’obsession maladive d’Argan. Mais • L’idylle que chantent Angélique et Cléante est un jeu en conni-
son discours de bon sens et de vérité bute sur l’aveuglement de son vence avec Toinette, qui a introduit le jeune homme dans la mai-
frère et le contraint à organiser la mystification finale, où il n’exclut son d’Argan. Ce subterfuge laisse paradoxalement la liberté aux
pas de prendre sa part (« Nous y pouvons aussi prendre chacun un per- deux jeunes amants de se déclarer leur amour mutuel et donne
sonnage, et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. », III, 14). une vision concrète de la situation d’Angélique, placée entre le
Introduction
Les scènes précédentes ont montré dans quel camp se situe
Toinette : du côté d’Angélique, dont elle a la confiance et appuie
les projets amoureux (sc. 4) ; raillant l’hypocondrie d’Argan (sc. 2) François Boucher (1703-1770), gravure pour Le Malade
imaginaire de Molière, BnF, Paris.
et plus encore son projet de marier sa fille à un médecin (sc. 5). Ce
dernier sujet a excité l’opposition insolente de la servante, au point
de mettre hors de lui Argan, qui se plaint amèrement d’elle à Béline, repli tactique. De fait, son propos contredit littéralement ce que le
sa seconde épouse, lorsqu’elle paraît au début de la sc. 6. spectateur a entendu à la scène précédente, où elle a fait tout sauf
Dans la seconde partie de cette scène, Béline, qui a tâché « complaire à Monsieur », puisqu’elle l’a contredit jusqu’au bout, et
d’apaiser la situation, remet au premier plan Toinette, restée ce gros mensonge est renforcé par les deux expressions absolues
muette depuis l’entrée de sa maîtresse. Cela va donner matière à qui l’encadrent « je ne songe qu’à » et « en toutes choses ». La réplique
un ballet cocasse autour de l’imaginaire malade. Aux explications 6 poursuit et développe cette présentation mensongère de leur
fallacieuses de Toinette (I) succède un jeu burlesque qui tourne à échange à la scène 5 : elle a tourné en dérision « le parti avanta-
la bataille d’oreillers (II), et la fuite de Toinette laisse le champ libre geux » destiné à Angélique et s’est opposée résolument à la menace
aux manœuvres de Béline (III). d’Argan de « la mettre dans un couvent ». Mais le rapport de leur
échange au discours indirect (« Il nous a dit qu’il », « je lui ai répondu
I. Mise au point fallacieuse de Toinette ➞ de « Holà ! que… mais que » donne un air d’authenticité à ce mensonge.
Toinette ! » à « je vous mettrai dehors. » b. Le jeu avec Béline
a. Les mensonges de Toinette Reste à savoir pourquoi Toinette, qui s’était montrée si franche-
Dès sa première réplique, avec le sobre et respectueux ment agressive envers Argan, travestit son attitude devant Béline.
« Madame », Toinette change de ton, par rapport à l’insolence Elle veut à l’évidence se concilier les bonnes grâces de sa maîtresse,
dont elle vient de faire preuve envers Argan. De la même façon, mais moins par crainte d’être renvoyée que pour contrôler le dan-
la didascalie « d’un ton doucereux », confirmée par le soupir navré ger qu’elle pressent dans la seconde épouse de son maître. Elle a
de l’exclamatif « hélas ! » et son incompréhension affichée (« Je ne appris au début de la sc. 5 que Béline veut à toute force voir ses
sais pas ce que vous me voulez dire »), tranche avec le franc-parler deux belles-filles devenir « religieuse[s] » et elle a compris que la
caustique auquel elle nous a habitués jusqu’ici, et annonce un marâtre y avait un louche intérêt (« La bonne bête a ses raisons »,
a-t-elle murmuré en aparté). C’est donc à dessein, pour s’en faire La réaction de Béline est conforme à son attitude dans toute
bien voir, qu’elle prétend avoir recommandé à Argan de « mettre la scène. Certains commentateurs prétendent qu’elle n’a pas vu le
[Angélique] dans un couvent ». geste de Toinette, mais aucune didascalie ne l’affirme, alors qu’elles
sont nombreuses dans l’édition courante (celle de 1682) : en fait,
c. Les vaines protestations d’Argan
elle ne veut rien voir ni savoir des agissements de Toinette, qu’elle
Commençant ses répliques 5 et 8 par le même « Ah ! »
minimise systématiquement (« Elle a cru faire bien. »).
d’indignation, Argan proteste par deux fois contre les mensonges
de Toinette, qu’il qualifie de « traîtresse » et de « scélérate », et plus III. Hypocrisie de Béline ➞ de « Vous ne connaissez pas,
encore contre le crédit que lui apporte son épouse. On pourrait mamour » à la fin de la scène
croire qu’il la fait changer d’avis (« Hé bien je vous crois, mon ami »),
a. Des mamours (répliques 18-20)
mais en réalité, cette concession est destinée à le calmer (« Là,
Le dernier mouvement, qui va faire éclater l’hypocrisie intéres-
remettez-vous »), et la suite immédiate montre qu’il n’en est rien.
sée de Béline, est introduit par un échange de tendresses, dominé
Elle paraît menacer Toinette, mais l’hypothèse « si vous fâchez
par les hypocoristiques (« mon petit ami », « Mamie », « Pauvre petit
jamais mon mari » dit clairement que, selon elle, ce n’est pas arrivé.
fils »). On pourrait n’y voir qu’une transition, mais il exprime chez
Trop heureuse d’avoir (croit-elle) une alliée, et nullement fâchée
Argan une relation de dépendance affective (« vous êtes toute ma
en réalité que son époux soit malmené, elle choisit de laisser faire.
consolation ») qui permet de comprendre le piège dans lequel il
Et la manœuvre réussit, comme le montre la réaction de
va tomber.
Béline à la réplique 7 : son « je trouve qu’elle a raison » montre sa
satisfaction d’avoir trouvé une alliée… et conforte Toinette dans b. Le testament (répliques 21-23)
son soupçon. Dans la bouche d’Argan, le testament qu’il veut faire en faveur
de Béline (la destinataire est implicite : sinon, pourquoi lui en par-
II. Bataille d’oreillers ➞ de « Çà, donnez-moi son ler, et surtout y impliquer son notaire à elle ?) est la juste récom-
manteau », à « Elle a cru faire bien. » pense de « l’amour qu[’elle lui] porte ». On comprend mieux les
a. Sollicitude de Béline (répliques 9-11) cajoleries et les oreillers… Et comme pour justifier plus encore
Indifférente aux « cent insolences » de Toinette envers son cette faveur, Béline en repousse l’idée avec une véhémence que
époux, Béline surjoue la garde-malade attentionnée. Cela passe traduit l’hyperbole « tressaillir de douleur » ; notons toutefois que ce
par des parures (« manteau fourré » et « bonnet ») et « des oreillers ». n’est pas la chose en elle-même qu’elle récuse, mais seulement la
Dans la réplique 9, elle s’occupe de vêtir Argan (c’est le sens vieilli « pensée » et le « mot » !
du verbe « accommode[r] »), avec une sollicitude toute maternelle c. Le notaire (répliques 24-26)
que traduisent son ton grondeur (« Vous voilà je ne sais comment ») Si l’exagération des cajoleries et l’outrance de la dernière
et les recommandations concernant le bonnet2. Méthodiquement, réplique n’avaient pas convaincu le spectateur de la duplicité de
elle passe ensuite aux oreillers – avec, dans la didascalie, le même Béline, l’épisode du notaire suffirait à le dessiller. Venant juste après
verbe « accommode[r] » et dans son texte, la même construction sa protestation déchirante, l’annonce que le notaire est « là-de-
syntaxique (un ordre + un « que » de sens final) : cela donne à dans » (c’est-à-dire dans la maison3) crée un effet de contraste aus-
son action quelque chose d’un peu mécanique qui sent le calcul, si révélateur que comique. Cet effet est redoublé par la dernière
d’autant que la répétition des démonstratifs (cinq dans la seule réplique, dont l’allure axiomatique (avec le sujet « on » et le présent
réplique 11) crée un effet d’accumulation, qui mime une affection gnomique) fait d’autant plus éclater la fausseté sentencieuse. Mais
très démonstrative. Argan, aveugle devant son épouse comme devant ses médecins,
b. Pugilat entre Toinette et Argan (répliques 12-17) n’y voit rien à redire (« Faites-le donc entrer »), et cet aveuglement
Par son action qui semble pourtant s’inscrire dans celle de lui aussi fait rire.
Béline, Toinette fait bifurquer la scène vers un épisode burlesque,
Conclusion
comme pour en dissoudre la mièvrerie sirupeuse. Les didascalies
Sur le plan dramatique, cette scène nous a permis de faire
des répliques 12, 13 et 15 indiquent à elles seules une double rup-
connaissance avec Béline, et de mesurer le danger que représente
ture. Rupture dans le mouvement, d’abord : Toinette « s’enfuit »
cette femme aussi cupide que fausse. Face à elle, Argan apparaît
et Argan quitte brusquement la chaise où il était si bien calé et
aussi dépendant d’elle qu’il l’est de ses médecins – les deux sujé-
qu’il regagne « tout essoufflé » ; l’emploi redoublé du verbe « jeter »
tions répondant d’ailleurs, chez un être qui se vit en état de fai-
connote par ailleurs la violence de son mouvement. Rupture dans
blesse et de fragilité, à la même peur d’être abandonné. Entre ces
la tonalité, ensuite : aux câlineries de Béline, Toinette substitue
deux-là, Toinette joue un jeu ambigu, semblant houspiller Argan et
un geste agressif, qui fait de l’oreiller non plus un soutien mais
appuyer Béline, alors que son action visera à libérer son maître des
une arme ; et à la béatitude exprimée par la répliques 10 succède
griffes de son épouse : comme elle le dit à Angélique, à la dernière
chez Argan la « colère » (exprimée par les injures « coquine » et
scène de cet acte : « Votre belle-mère a beau me faire sa confidente,
« pendarde »), puis la suffocation que font entendre les exclamatifs
et me vouloir jeter dans ses intérêts, je n’ai jamais pu avoir d’inclination
de la réplique 15 ; il est « tout hors de [lui] » au sens littéral, c’est-
pour elle, et j’ai toujours été de votre parti. »
à-dire hors d’haleine, presque expirant. Mais, en malade habitué
aux ordonnances, il est capable de se prescrire son traitement,
dont la précision hyperbolique fait rire : « plus de huit médecines
et douze lavements » !
Séance 3 Une comédie médicale tion comprise alors elle aussi comme risible : ces choix onomas-
tiques ne peuvent que réjouir le spectateur.
Étude d’ensemble 2. Alors qu’il achève ses études de médecine, Thomas a été
autrefois un enfant attardé : « il avait neuf ans qu’il ne connais-
Support : Molière, Le Malade imaginaire sait pas encore ses lettres », « lorsque je l’envoyai au collège, il y
Objectifs : Expliciter la satire médicale – Analyser le comique de
trouva de la peine ». Le père signale donc naïvement qu’il n’est
la scène 1 de l’acte I
pas nécessaire d’avoir des dispositions particulières pour réussir
Durée : 2 heures
en médecine.
Mise en œuvre pédagogique
Ce que son père présente comme de la ténacité est en fait de
Après une mise au point sur le thème. de la médecine comme res-
l’opiniâtreté : « il ne se passe point d’actes où il aille argumenter à
sort de la comédie, on s’intéresse plus particulièrement à la scène
d’exposition qui pourra d’ailleurs être jouée par les élèves.
outrance pour la proposition contraire ». Il est également si obtus
d’esprit « que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons
et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle ».
Probablement parce qu’elle se réfère à la maladie et donc à Bien que fraîchement sorti de l’école, Thomas Diafoirus entre
la mort, la médecine est un topos de la comédie : le rire desserre dans le même moule conservateur que son père : la médecine
l’emprise de l’angoisse existentielle. Les médecins du xviie siècle pra- n’évolue pas ! « Vivent les collèges d’où l’on sort si habile homme ! »
tiquent une science aveugle, basée sur des savoirs de l’Antiquité. s’exclame ironiquement Toinette.
Alors qu’une véritable remise en question se met en marche vers Il est incapable d’initiative, suivant les ordres de son père puis
les Lumières, ces médecins traditionnalistes sont la cible privilégiée quémandant son approbation. La question devenue célèbre
des humoristes. Le Malade imaginaire s’attaque à la médecine en « Baiserai-je ? » le ridiculise à son insu ; cette naïveté amuse le
s’en moquant : c’est une satire. public à ses dépens, amusement redoublé puisqu’il confond
Angélique et sa belle-mère.
A. La satire des médecins Ses compliments sont ampoulés, son vocabulaire fait l’étalage
Questions de ses connaissances, « Memnon », « héliotrope » mais il récite
par cœur, comme un écolier, et lorsque Béline l’interrompt, cela
1. Purgon, Fleurant, Diafoirus… : comment les noms des profes-
lui « trouble la mémoire » : il « foire », il dysfonctionne, répète la
sionnels de la médecine contiennent-ils déjà par leur onomastique
même proposition « puisqu’on voit sur votre visage… » sans réus-
une charge satirique ?
sir à enclencher sa proposition principale : rires assurés dans le
2. Le père et le fils Diafoirus n’apparaissent qu’aux scènes 5 et 6 de public mais incident de mauvais augure pour un futur médecin.
l’acte II. Quels sont les traits de caractère de Thomas Diafoirus qui Dès son arrivée, Toinette avait annoncé : « Vous allez voir le garçon
servent la tonalité satirique de la pièce ? le mieux fait du monde et le plus spirituel », et elle poursuit « en le
raillant » après le discours à Angélique : « Voilà ce que c’est que
Éléments de réponse
d’étudier, on apprend à dire de belles choses ». Même Toinette, fille
1. Monsieur Purgon : son nom appartient à la famille du verbe du peuple sans instruction, a suffisamment de bon sens pour
« purger » ; c’est d’ailleurs le premier item des longs calculs percevoir le ridicule du jeune homme.
d’Argan de la scène d’exposition que le spectateur entend grâce L’incongruité d’offrir à sa jeune fiancée sa « thèse contre les cir-
au nom « clystère ». Parce qu’un « clystère » est une injection culations », c’est-à-dire sa réfutation des nouvelles théories
médicamenteuse dans le rectum, donc une purge intestinale, sa médicales du siècle, et de l’inviter à « la dissection d’une
connotation scatologique suscite facilement le rire. femme » prouve encore son manque de discernement et donc
Monsieur Fleurant : son nom appartient à la famille du nom d’intelligence – deux qualités qui résonnent au contraire dans
« fleur » et rappelle certains ingrédients qui entrent dans la la voix de Toinette : « il y en a qui donnent la comédie à leur maî-
composition des remèdes de cet apothicaire ; c’est aussi le tresse… », avec une ironie qui renforce le rire du public.
participe présent du verbe « fleurer », sentir. Toinette explique Enfin, il s’exprime avec Angélique de telle façon que le public peut
cette connotation en refusant d’examiner le résultat du lavement l’imaginer dans une joute oratoire où « il s’attache aveuglément
d’Argan qui « se lève de sa chaise », examen médical courant au aux opinions » employant de façon on ne peut plus indélicate
xviie siècle : « c’est à monsieur Fleurant à y mettre le nez ». la nomenclature rhétorique des disputes universitaires : « nego
Les Diafoirus : le verbe « foirer » est polysémique ; de façon consequentiam, mademoiselle… Distinguo, mademoiselle…
vulgaire, il signifie « avoir la diarrhée », ce qui excite là aussi un rire concedo… nego » : son éducation et son instruction ressemblent
scatologique ; il signifie également « mal fonctionner ». Le suffixe à s’y méprendre à un dressage. Est-ce ainsi que l’on forme un
-us relève d’une assonance latine, langue des études médicales. médecin ?
Ce suffixe latin, comme le dia- font écho au pédantisme des deux Ainsi Thomas Diafoirus est bien « un grand benêt nouvellement
médecins. Tiraillé entre ses affixes savants et son radical poplaire, sorti des écoles » qui promet un affligeant avenir pour le corps
ce nom est pour le moins burlesque. médical. En se moquant de lui, en le tournant en dérision par la
Ainsi ces trois personnages, médecins et apothicaire, portent des parole ironique de Toinette, « ce ne sont pas les médecins que joue
noms d’harmonie, des noms risibles qui ressemblent à leur fonc- [Molière] mais le ridicule de la médecine » (III, 3).
B. Le ballet des médications « accommodant les oreillers qu’elle met autour d’Argan » trouve son
écho dans le geste agressif de Toinette « lui mettant un oreiller sur la
Questions tête puis fuyant » – la gestuelle mime les liens entre les personnages.
1. Quelle démesure entend-on d’emblée dans la première scène ? La médication est également satirique lorsqu’il s’agit de ne saler ses
2. Comment le remède est-il un motif récurrent, support fécond œufs qu’avec un nombre impairs de grains de sel (II, 7) ou quand
pour le metteur en scène ? Vous étudierez les déplacements et les Béralde postule que l’intermède des danses égyptiennes a plus d’ef-
objets significatifs. ficacité qu’« une ordonnance de monsieur Purgon » (II, 9) ou « une prise
de casse » (III, 1).
Éléments de réponse La pédanterie affichée de Diafoirus donne de l’ampleur au geste de
1. La première scène de cette comédie est un long « lui tâte[r] le pouls », surtout si ce geste est doublé par
monologue en forme d’addition, exposition celui du fils – « Allons Thomas, prenez l’autre
originale qui ne présente que trois per- bras de monsieur » (II, 6) : le malade placé
sonnages : Argan, sur scène, Fleurant © au centre disparaît sous le regard des
P
et Purgon. Leur lien ? La maladie deux médecins qui n’écoutent et
as
d’Argan qui nécessite 68 lignes
ca
donc ne regardent qu’eux-mêmes
lV
ict
pour détailler la liste et le coût en train de pratiquer leur art. Ce
or
des remèdes d’un mois. Cette
/A
geste est repris de façon carica-
rt C
liste désigne Argan comme turale, comme son rôle l’exige,
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un corps que les médecins par Toinette médecin (« don-
La fonction
Séance 5 comptes d’apothicaire. Le prologue a parfaitement rempli son
rôle, retrouvant la fonction du personnage de la comédie romaine
des intermèdes nommé Prologus, qui s’avançait vers le public pour lui présenter
Explication linéaire l’intrigue qui allait être jouée.
3. Polichinelle est un personnage de la commedia dell’arte, vêtu
Support : Molière, Le Malade imaginaire, le prologues et les de blanc et portant un demi-masque noir en forme de bec d’oi-
intermèdes seau. À la fin de l’acte I, Toinette promet à Angélique de faire avertir
Objectifs : Insister sur le principe de la comédie « mêlée » Cléante « demain, de grand matin » par « le vieux usurier Polichinelle,
Durée : 2 heures [s]on amant ». L’acte I se termine donc le soir, le premier intermède
Mise en œuvre pédagogique où « Polichinelle dans la nuit, vient donner une sérénade à sa maî-
On a souvent joué Le Malade imaginaire en oubliant les inter- tresse » est logiquement introduit. Venant chanter sous le balcon
mèdes. Ils sont pourtant cousus à la pièce : c’est ce que la pre- de sa belle, Polichinelle est dérangé par les violons, puis rossé par
mière partie de la séance veut démontrer. On observe ensuite le la troupe du guet : on se demande alors si ce n’est pas le théâtre
statut particulier du petit opéra impromptu de Cléante. du carnaval qui s’immisce ici, formant une rupture de ton entre les
deux actes et néanmoins une cohérence temporelle puisque l’ac-
Le Malade imaginaire est présenté au Palais-Royal en février tion reprend à l’acte II au matin avec une autre danse : la prome-
1673, à une époque de l’année (celle du carnaval) où les Parisiens nade « en long ou en large » d’Argan.
veulent s’amuser. Molière associe alors à la rigueur de l’intrigue la 4. C’est Béralde qui, à la fin de l’acte II, « amène [à Argan] un divertis-
fantaisie des intermèdes. Le spectateur est ainsi invité à déguster sement » et qui le conclut ainsi à l’ouverture de l’acte III : « Hé bien
un feuilleté, une comédie mêlée. mon frère, qu’en dites-vous ? » Par le thème du carpe diem, le chant
célèbre l’amour et soutient le parti d’Angélique. Cet intermède
A. Les coutures entre les intermèdes et l’intrigue ménage une pause, censée calmer la colère d’Argan. De nouveau
le carnaval s’invite sur la scène grâce aux costumes de « Mores » des
Questions
danseurs égyptiens, l’exotisme du ballet étant renforcé par « des
1. Premier prologue. Quel est le rôle de Flore dans le récit et dans singes qu’ils ont amenés avec eux » ! Le spectateur, diverti lui aussi
le mouvement de scène ? Quel est l’intérêt de la tonalité encomias- par cet intermède, est disposé à suivre le débat entre les deux
tique ? En quoi ce prologue introduit-il habilement la comédie ? frères, à la scène. En comparant cet intermède à « une ordonnance
2. L’« autre prologue » assure-t-il sa fonction ? de monsieur Purgon » et à « une prise de casse », Béralde introduit
3. Premier intermède. Qui est Polichinelle et que lui arrive-t-il ? déjà l’argument de sa thèse et le troisième intermède : la médecine
Comment comprenez-vous sa présence dans cet intermède ? n’est qu’un divertissement.
4. Montrez que le deuxième intermède entre dans la logique de 5. Alors que les autres intermèdes sont souvent ignorés dans les
la continuité entre l’acte II et l’acte III. Quelles sont ses fonctions ? représentations du Malade imaginaire, celui-ci y est bien souvent
5. Quel rapport le troisième intermède entretient-il avec la comé- inclus (dans sa version initiale ou une transposition), formant, en
die ? Quel est le sens de cette cérémonie de passation d’épreuves ? quelque sorte, la scène 15 de l’acte III. L’enchaînement est expli-
cite puisque la didascalie indique que « Plusieurs tapissiers viennent
Éléments de réponse préparer la salle et placer les bancs en cadence » : le changement de
1. L’appel de Flore déclenche le mouvement du ballet, tous les per- décor est déjà un ballet en soi. Béralde organise la scène d’introni-
sonnages convergeant vers elle. Ce regroupement est suivi d’une sation d’Argan en médecin (« Je connais une Faculté de mes amies
joute poétique qui scinde la troupe en deux groupes, puis d’une qui viendra tout à l’heure en faire la cérémonie dans votre salle »),
ultime réunion : la voix de Flore organise les mouvements du ballet. une troupe d’artistes se substituant à la confrérie des médecins :
La nouvelle « LOUIS est de retour », qui ouvre les danses d’allégresse, la pièce et l’intermède se confondent. Chacun joue un rôle qui se
évoque la conquête de la Hollande dont Louis XIV rentre victorieux répète comme une chanson (« donner un clystère / Ensuite saigner /
en 1673. Le nom du roi repris neuf fois en lettres capitales, ses Et puis purger ») et le refrain final « juro » se détache comme deux
« exploits » chantés dans une tonalité épique font son éloge en notes instrumentales. La cérémonie rappelle le carnaval comme
rappelant ses prouesses guerrières. Mais son retour marque aussi les autres intermèdes par les déguisements, par la musique et
celui des réjouissances : la guerre finie, reste la joute poétique, et la les chants associés à un ballet et par le caractère farcesque de ce
fin harmonieuse de l’églogue crée la condition idéale pour savourer dénouement.
en paix la comédie qui commence.
2. Les musiciens, danseurs, faunes et Égyptiens rappellent aux B. Le « petit opéra impromptu » de Cléante (II, 5)
spectateurs le carnaval qu’ils ont laissé dans la rue. Au centre Alors que la sérénade de Polichinelle avait été empêchée,
de cette bigarrure, le texte fait entendre la plainte de la ber- Cléante, malgré l’adversité, réussit à faire entendre une églogue
gère dont le mal d’amour ne peut être soulagé. Le propos de la chantée.
pièce servira d’exemple particulier à la sentence répétée comme
un refrain « Votre plus haut savoir n’est que pure chimère / Vains et Questions
peu sages médecins ». Et puisque leur « caquet ne peut être reçu / 1. Quel est le projet de Cléante au début de la scène ? Comment ce
Que d’un MALADE IMAGINAIRE », le rideau se lève sur Argan et ses projet devient-il un spectacle ?
Éléments de réponse
1. Au début de la scène, Cléante détaille pour
Toinette la raison de sa visite : « savoir ma destinée,
parler à l’aimable Angélique, consulter les sentiments de
son cœur, et lui demander ses résolutions sur ce mariage
fatal dont on m’a averti. ». Cléante avance masqué,
sous « l’apparence » d’un maître de musique. Or le
prétendu cours particulier attendu devra finalement
être donné devant le père et devant les Diafoirus : un
public est ainsi constitué. Cléante, « qui n’a pas une voix
à chanter », présente alors longuement le contexte
d’un opéra qu’il improvise, récit pastoral des amours
d’un berger et de sa bergère contrariés par un engage-
ment inopiné du père. Le spectateur assiste ainsi à une
double mise en abyme : « un petit opéra impromptu »
dans la comédie du Malade imaginaire, spectacle dans
le spectacle, et récit des amours bucoliques en super-
position de ceux de Cléante et d’Angélique. Cléante
répète, sous le couvert du conte, le but de sa visite : Frontispice du Malade imaginaire, « Comedie meslée de musique
« son amour au désespoir lui fait trouver moyen de s’in- et de danses », gravure de J. Sauvé, dans Les OEuvres de
troduire dans la maison de sa bergère pour apprendre ses sentiments Monsieur Molière, éd. établie par Charles Varlat, 1682.
et savoir d’elle la destinée à laquelle il doit se résoudre ». Stratagème
efficace ! Angélique lui répète en chantant « Je vous aime » et « plu-
tôt mourir » qu’épouser un rival. Les spectateurs réunis dans le salon
Séance 6De la maladie à la folie :
voient et entendent des bergers, Angélique et Cléante sont au-delà les clés du spectacle
du jeu, les spectateurs de la pièce regardent les personnages
Entraînement à la dissertation
regarder les amants, comprennent et apprécient le double sens de
la situation. Support : Molière, Le Malade imaginaire
2. Les circonstances du spectacle font que Thomas Diafoirus est Objectifs : Préparer une dissertation – Revenir sur les principaux
présent dans la même scène que Cléante. L’hostilité de Cléante enjeux de la pièce
est affichée face à cet « indigne rival », « ce rival ridicule » qui excite Durée : 2 heures
sa « colère ». L’indignité et le ridicule du rival viennent d’être Mise en œuvre pédagogique
démontrés : Thomas Diafoirus ne sait s’exprimer qu’en récitant Avec le mot « délirant », la citation de Sainte-Beuve permet
des textes appris par cœur ou en disputant avec une méthode d’aborder le thème de la folie, central dans la pièce, et qui se
rattache tant à la maladie et à la mort qu’à la puissance comique
de rhétorique appliquée : « nego consequentiam », « Distinguo »,
du spectacle.
« concedo », « nego » … À l’opposé, Cléante s’adapte intelligemment
à une situation imprévue, dirige habilement Angélique (« me lais-
sez-vous faire comprendre ce que c’est que la scène que nous devons Sujet de la dissertation
chanter »), se plaît à mettre en évidence dans une même mélodie Sainte-Beuve considère qu’avec Le Malade imaginaire, Molière
son accord de cœur avec elle. Le public constate aisément que si élève son art comique « à la fantaisie du rire dans toute sa pompe1
l’un se retranche obtusément dans la rigidité de son personnage et au gai sabbat2 le plus délirant ». Qu’en pensez-vous ?
de médecin, l’autre, plein de fantaisie, réussit, grâce à la musique, à Vous répondrez à cette question dans un développement organisé.
faire entendre sa sincérité.
1. La pompe désigne une splendeur majestueuse.
3. Le maître de l’opéra en France est Lully avec lequel Molière vient
2. Un sabbat est à l’origine une assemblée nocturne de sorciers, puis, par
de rompre définitivement, son ancien ami et complice préférant sa
analogie, une réunion tapageuse, un chahut endiablé.
carrière personnelle à leur féconde collaboration artistique. « [O]n a
trouvé depuis peu l’invention d’écrire les paroles avec les notes mêmes »
est une pirouette qui sort Cléante d’une situation embarrassante, Étude du sujet
mais aussi un coup de griffe de Molière envers Lully puisqu’en Avant toute chose, les élèves devront étudier ce que les termes
effaçant de l’opéra le librettiste, il signale la mauvaise manière de la citation apportent à la définition du comique. « La fantaisie »
que Lully vient de lui faire. Il reste que cet « impromptu d’opéra » a est, à l’origine, le travail de l’imagination et désigne plus couram-
agrémenté cette très longue scène à la manière d’un intermède de ment une forme d’excentricité, une tendance de l’esprit à fuir le
comédie et que c’est dans le chant d’une représentation improvisée réel ; la « pompe » lui donne une amplification presque solennelle,
que s’est élevée la parole de la vérité. qui la porte au plus haut degré. Qualifié de « gai », le « sabbat » n’a
rien d’inquiétant mais désigne juste un énorme chahut, que l’ad- ne croyez donc point à la médecine ? », demande Argan à Béralde, en
jectif « délirant » porte aux confins de la folie. III, 3), dont les Diafoirus et autres Purgon sont les grands prêtres :
Par son affirmation catégorique, la citation invite à la discus- qu’ils officient (fin de II, 6) ou qu’ils excommunient (III, 5), leur
sion – non pas pour réfuter son propos mais pour le nuancer dans bouffonnerie révèle, par le biais de la caricature, cette dimension
un 2e temps et l’approfondir dans un 3e : bonne façon d’initier les presque métaphysique de l’œuvre.
élèves à la démarche argumentative du plan dialectique. 2. La maladie bien réelle d’un malade imaginaire
• Dans un premier temps, l’étude de vocabulaire qui a été faite per- L’une des formes du comique dans la pièce vient du caractère
mettra aux élèves de caractériser le type de comique dont Le Malade obsessionnel d’Argan. Rien ni personne ne peut le convaincre de
imaginaire est, pour Sainte-Beuve, l’expression la plus aboutie. se passer des médications qui occupent tout son temps : « Il est
• Dans un second temps, les élèves pourront se demander si cette aisé de parler contre la médecine quand on est en pleine santé », dit-il
fantaisie et ce délire ne permettent pas de révéler des enjeux à Béralde, tout en étant incapable de dire de quoi il souffre (III, 4).
plus graves. Son obsession est telle qu’il est (comiquement) imperméable à
• Enfin, ils pourront s’interroger sur les pouvoirs du rire quand il est toute ironie, comme celle que Toinette manie régulièrement, par
porté à ce point d’explosion « délirant[e] ». exemple en II, 2 : « Il marche, dort, mange et boit tout comme les
autres ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit fort malade » / « Cela
Éléments de réponse est vrai », souligne Argan. Mais cette monomanie est en soi une
maladie, une névrose bien réelle qui l’enferme en lui-même, le rend
I. Le Malade imaginaire, une fantaisie délirante. indifférent aux siens et le met à la merci des escrocs.
1. Un malade très imaginaire 3. Une proie idéale pour les profiteurs
La fantaisie, au sens originel du travail de l’imagination, résume déjà Car pour alimenter sa folie et en tirer profit, Argan ne manque pas
Argan. Mais il ne se contente pas d’être un hypocondriaque, il l’est à ses côtés de prébendiers, qui l’entretiennent dans sa dépendance
de façon tonitruante : dès la fin de sa première scène, il explose en à leurs soins – soins affectifs avec Béline, soins médicaux avec la
hurlements parce « qu’on laisse comme cela un pauvre malade tout Faculté. Par leurs simagrées caricaturales, l’épouse cupide et les
seul » et la pièce est ponctuée, contre Toinette ou ses filles, de ses médecins stupides nous font rire mais révèlent par là-même le
éruptions de colère… qui prouvent du reste une certaine santé ! malfaisant pouvoir qu’ils prennent sur Argan. La différence entre
2. Un comique farcesque elle et eux est que la première joue ce qu’elle n’est pas, alors que
Même si Molière a toujours mêlé les divers registres du comique les seconds sont ce qu’ils sont (à l’instar de Thomas Diafoirus, aussi
et introduit de la bouffonnerie jusque dans ses comédies les plus obstiné que limité : voir son portrait par son père en II, 5).
graves (comme dans sa précédente comédie des Femmes savantes),
il déchaîne ici, avant tout, le « gai sabbat » d’un rire farcesque. Celui- III. Les pouvoirs de la folie comique
ci ne répugne pas aux procédés les plus énormes, de la bataille 1. Des pouvoirs curatifs
d’oreillers (I, 6) au déguisement de Toinette en médecin (« une En introduisant le second intermède, Béralde affirme à son frère le
imagination burlesque », dit-elle en III, 2), des courses poursuites lien entre la joie du spectacle et la guérison : « ce sont des Égyptiens,
(comme en I, 5) aux allusions scatologiques (les noms des médecins vêtus en Mores, qui font des danses mêlées de chansons, où je suis
renvoient tous aux fonctions excrémentielles ; voir aussi Toinette sûr que vous prendrez plaisir ; et cela vaudra bien une ordonnance de
en I, 2, parlant du lavement d’Argan : « c’est à M. Fleurant à y mettre M. Purgon. » (II, 9). Ce même Béralde, type du raisonneur, essaie bien
le nez puisqu’il en a le profit. », ou Béralde au même M. Fleurant, en de guérir Argan de sa monomanie en argumentant, et fort longue-
III, 4 : « on voit bien que vous n’avez pas accoutumé de parler à des ment (III, 3), mais en vain : c’est par « le divertissement » extravagant
visages »). du 3e intermède, proprement carnavalesque, qu’il parviendra
3. La « pompe » joyeuse d’une « comédie mêlée de musique et sinon à le guérir, du moins à diluer sa folie dans le jeu, en « s’ac-
de danse » commod[ant] à ses fantaisies » (III, 14). De la même façon, c’est par
Le prologue et les intermèdes proposent toute la gaie fantaisie d’un la bouffonnerie d’une consultation farcesque (III, 10) que Toinette
univers de fête, où la joyeuse sarabande du carnaval s’invite sur la fait prendre à Argan, pour la première fois, un peu de distance avec
scène (voir ci-dessus). Quant à la cérémonie à grand spectacle qui les avis des médecins.
intronise Argan en médecin, à grand renfort de latin macaronique 2. Un hymne à la vie
et de danses « au son […] des mortiers d’apothicaires », elle a permis Tous les passages de « fantaisie » et de « gai sabbat » peuvent se lire
à Molière de « transfigur[er] en apothéose, bouffonne et sublime à la comme des antidotes à l’action mortifère des médecins. Là où ces
fois, la satire conventionnelle des médecins qui court tout au long de derniers affaiblissent leurs patients par les saignées et les diètes et
les enfoncent dans une sujétion délétère, ces moments proposent
la comédie » (Pléiade 2010, tome 2, p. 1552).
de restaurer les droits du plaisir vital : jouissance du corps avec le
II. De graves enjeux révélés par la fantaisie du rire régime diététique prescrit par Toinette (« vin pur », « de bon gros
1. Solitude de l’homme face à la peur de mourir bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande », III, 10), singu-
Dans ses explosions de colère envers Toinette ou Angélique comme lièrement roboratif ; jouissance de l’esprit et de l’âme avec le pro-
dans ses minauderies à l’adresse de Béline, les grimaces et les logue et les deux premiers intermèdes, qui exaltent les forces de
outrances d’Argan sont la face grotesque d’une tragédie intime : la la nature printanière et de l’amour, et plus encore la force du jeu.
solitude de l’homme face à la peur de mourir. « [L]a fable du malade
imaginaire, c‘est aussi celle de l’homme victime des peurs que suscite our aller plus loin, un groupement de textes pour le parcours
P
associé, intitulé « Comédie du spectacle, spectacle de la
son imagination », écrit Georges Forestier (Pléiade 2010, tome 2, comédie », est disponible dans la banque de ressources.
p. 1555). La médecine devient alors une religion consolatrice (« Vous
Le Malade imaginaire, mise en scène de Jean-Laurent Cochet à la Comédie-Française, 1975, avec Jacques Charon (Argan),
Bérengère Dautun (Béline), Françoise Seigner (Toinette).
1. Un malade choyé
2. La toute-puissance du médecin
Argan est installé dans son grand fauteuil, accoudé, le corps
Entre histoire et modernité tendu vers Diafoirus : il semble presque déséquilibré tant son
Vingt ans après l’avoir joué pour la première fois, Michel attention est fixée vers le médecin, il attend tout de lui. Assis sur
Bouquet reprend en 2008 le rôle d’Argan, sous la direction du son petit tabouret, le corpulent Diafoirus prononce sa réplique
même metteur en scène, Georges Werler. « Et, pourtant, c’est très avec éloquence, le doigt levé équilibrant sa position presque
différent », estime le critique Gille Costaz. « Dans la première ver- statuaire : habitué à détenir la connaissance, il diffuse une vérité
sion, Bouquet était inquiétant mais dans la drôlerie : il faisait peur que l’on devine incontestable.
pour faire rire. Dans l’actuelle version, il est angoissant mais dans
l’émotion : il joue le méchant homme mais il attendrit. Ce qu’il ap-
3. Un face à face comique
porte de neuf, ce qu’il a le plus développé, c’est l’enfance. Argan est Le rapport de forces entre les deux personnages repose sur
un grand enfant aux caprices redoutables mais qu’on a envie d’ai- un contraste paradoxal. Par le costume, Argan affiche une su-
mer et de sauver ». La scénographie de cette mise en scène est périorité esthétique et sociale sur M. Diafoirus, dont la mise est
due à Agostino Pace et les costumes à Pascale Bordet. assez grotesque. Et pourtant, c’est le premier qui apparaît sous
la coupe du second. L’attention zélée de l’un marque son ab-
Le photogramme présente un extrait de la scène 5 de l’acte
sence de lucidité, aveuglé qu’il est par la pédanterie comique de
II, au moment où M. Diafoirus fait l’éloge de son fils Thomas.
l’autre. Le malade semble plus fasciné que souffrant, et le méde-
cin fait rire… Personne n’est à sa place, le spectateur assiste au «
roman de la médecine ».
Scène 4
Angélique. — Ne trouves-tu pas, Toinette, qu’il est bien fait Angélique. — Mais, ma pauvre Toinette, crois-tu qu’il m’aime
de sa personne ? autant qu’il me le dit ?
Toinette. — Assurément. Toinette. — Eh, eh, ces choses-là parfois sont un peu sujettes
Angélique. — Qu’il a l’air le meilleur du monde ? à caution. Les grimaces d’amour ressemblent fort à la vérité ; et j’ai
5 Toinette. — Sans doute. 20
vu de grands comédiens là-dessus.
Angélique. — Que ses discours, comme ses actions, ont Angélique. — Ah ! Toinette, que dis-tu là ? Hélas ! de la façon
quelque chose de noble. qu’il parle, serait-il bien possible qu’il ne me dît pas vrai ?
Toinette. — Cela est sûr. Toinette. — En tout cas vous en serez bientôt éclaircie ; et la
Angélique. — Qu’on ne peut rien entendre de plus passionné résolution où il vous écrivit hier, qu’il était de vous faire demander
10 que tout ce qu’il me dit ? en mariage, est une prompte voie à vous faire connaître s’il vous
25
Toinette. — Il est vrai. dit vrai, ou non. C’en sera là la bonne preuve.
Angélique. — Et qu’il n’est rien de plus fâcheux, que la Angélique. — Ah ! Toinette, si celui-là me trompe, je ne croirai
contrainte où l’on me tient, / qui bouche tout commerce aux doux de ma vie aucun homme.
empressements de cette mutuelle ardeur /que le Ciel nous inspire ? Toinette. — Voilà votre père qui revient.
15 Toinette. — Vous avez raison.
Scène 5
30 Argan, se met dans sa chaise. — Ô çà, ma fille, je vais vous dire 65 Argan. — De belle taille.
une nouvelle, où peut-être ne vous attendez-vous pas. On vous Angélique. — Sans doute.
demande en mariage. Qu’est-ce que cela ? vous riez. Cela est plai- Argan. — Agréable de sa personne.
sant, oui, ce mot de mariage. Il n’y a rien de plus drôle pour les Angélique. — Assurément.
jeunes filles. Ah ! nature, nature ! À ce que je puis voir, ma fille, je Argan. — De bonne physionomie.
35 n’ai que faire de vous demander si vous voulez bien vous marier. 70 Angélique. — Très bonne.
Angélique. — Je dois faire, mon père, tout ce qu’il vous plaira Argan. — Sage, et bien né.
de m’ordonner. Angélique. — Tout à fait.
Argan. — Je suis bien aise d’avoir une fille si obéissante, la Argan. — Fort honnête.
chose est donc conclue, et je vous ai promise. Angélique. — Le plus honnête du monde.
40 Angélique. — C’est à moi, mon père, de suivre aveuglément 75 Argan. — Qui parle bien latin, et grec.
toutes vos volontés. Angélique. — C’est ce que je ne sais pas.
Argan. — Ma femme, votre belle-mère, avait envie que je vous Argan. — Et qui sera reçu médecin dans trois jours.
fisse religieuse, et votre petite sœur Louison aussi, et de tout temps Angélique. — Lui, mon père ?
elle a été aheurtée à cela. Argan. — Oui. Est-ce qu’il ne te l’a pas dit ?
45 Toinette, tout bas.— La bonne bête a ses raisons. 80 Angélique. — Non vraiment. Qui vous l’a dit à vous ?
Argan. — Elle ne voulait point consentir à ce mariage, mais je Argan. — Monsieur Purgon.
l’ai emporté, et ma parole est donnée. Angélique. — Est-ce que Monsieur Purgon le connaît ?
Angélique. — Ah ! mon père, que je vous suis obligée de Argan.— La belle demande ; il faut bien qu’il le connaisse,
toutes vos bontés. puisque c’est son neveu.
50 Toinette. — En vérité je vous sais bon gré de cela, et voilà 85 Angélique. — Cléante, neveu de Monsieur Purgon ?
l’action la plus sage que vous ayez faite de votre vie. Argan. — Quel Cléante ? Nous parlons de celui pour qui l’on
Argan. — Je n’ai point encore vu la personne ; mais on m’a t’a demandée en mariage.
dit que j’en serais content, et toi aussi. Angélique. — Hé, oui.
Angélique — Assurément, mon père. Argan. — Hé bien, c’est le neveu de Monsieur Purgon, qui
55 Argan. — Comment l’as-tu vu ? 90 est le fils de son beau-frère le médecin, Monsieur Diafoirus ; et
Angélique. — Puisque votre consentement m’autorise à vous ce fils s’appelle Thomas Diafoirus, et non pas Cléante ; et nous
pouvoir ouvrir mon cœur, je ne feindrai point de vous dire, que avons conclu ce mariage-là ce matin, Monsieur Purgon, Monsieur
le hasard nous a fait connaître il y a six jours, et que la demande Fleurant et moi, et demain ce gendre prétendu doit m’être amené
qu’on vous a faite, est un effet de l’inclination, que dès cette pre- par son père. Qu’est-ce ? Vous voilà toute ébaubie ?
60 mière vue nous avons prise l’un pour l’autre. 95 Angélique. — C’est, mon père, que je connais que vous avez
Argan. — Ils ne m’ont pas dit cela, mais j’en suis bien aise, parlé d’une personne, et que j’ai entendu une autre.
et c’est tant mieux que les choses soient de la sorte. Ils disent que Toinette. — Quoi, Monsieur, vous auriez fait ce dessein
c’est un grand jeune garçon bien fait. burlesque ? Et avec tout le bien que vous avez, vous voudriez ma-
Angélique. — Oui, mon père. rier votre fille avec un médecin ?
Exercice 1 Mot interrogatif : « si » Phrase déclarative. bien que vous avez, vous voudriez marier
Portée de l’interrogation Il s’agit d’une interrogation totale. votre fille avec un médecin ? » Une des
a. Les réponses de Toinette aux ques- c. « Ne trouves-tu pas Toinette qu’il est questions posées a un but qu’on pourrait
tions d’Angélique (« Assurément », « Sans bien fait de sa personne ? » qualifier de pédagogique : Toinette veut
doute », « Cela est sûr », « Il est vrai ») sont amener Argan à s’expliquer pour pouvoir
Exercice 3
l’équivalent d’un « oui » affirmé. L’interro- lui faire la preuve de son erreur : « Quelle
Interrogation et étude de texte
gation est donc totale. est votre raison, s’il vous plaît, pour un tel
a. La servante ne peut que répondre oui.
b. « Comment l’as-tu vu ? » Cette interro- mariage ? »
L’effet comique est lié à la dimension rhé-
gation est partielle. Elle porte sur les cir- d. La question interdite est : « Est-ce que
torique des questions et le procédé est
constances dans lesquelles Angélique a vous êtes malade ? » puisqu’elle met en
accentué par la variété des réponses don-
rencontré celui que son père lui destine. question la monomanie d’Argan.
nées qui souligne par contraste la dimen-
c. L’interrogation est totale.
sion répétitive des propos d’Angélique, Exercice 4 QUESTION POUR LE BAC
Exercice 2 uniquement occupée par le sentiment a. La réplique d’Argan répond à l’interroga-
Interrogation directe et indirecte amoureux. tion directe de Toinette à la réplique précé-
a. « Quel Cléante ? » Phrase nominale. Le b. « Quoi, Monsieur, vous auriez fait ce des- dente : « Est-ce que vous êtes malade ? ».
verbe est sous-entendu. sein burlesque ? Et avec tout le bien que L’adverbe interrogatif « comment »
« - Et avec tout le bien que vous avez, vous vous avez, vous voudriez marier votre fille exprime la stupéfaction d’Argan. « Si je suis
voudriez marier votre fille avec un méde- avec un médecin ? malade » est une interrogative indirecte
cin ? » Pas d’inversion du sujet, niveau de – Est-ce que nous ne pouvons pas raison- dépendant de la principale interrogative
langue familier. ner ensemble sans nous emporter ? sous-entendue « tu me demandes » dont
« - Hélas ! de la façon qu’il parle, serait-il – Quelle est votre raison, s’il vous plaît, ne demeure que le point d’interrogation ;
bien possible qu’il ne me dît pas vrai ? » pour un tel mariage? l’absence de principale exprimée et la
Inversion du sujet, niveau de langue sou- – Est-ce que vous êtes malade ? » répétition de la subordonnée soulignent
tenu, que renforce encore l’utilisation du c. Ce sont de fausses questions, des affir- l’émotion d’Argan et son indignation.
mode conditionnel (serait), et du subjonc- mations déguisées qu’emploie la servante b. « Je vous demande si nous ne pou-
tif imparfait (concordance des temps). pour ne pas se montrer frontalement vons pas raisonner ensemble sans nous
b. « Est-ce que vous voulez vous marier ? » opposée à son maître. C’est évident dans emporter. » Les marques de l’interrogation
Caractéristiques de l’interrogation indi- les phrases : « Quoi Monsieur, vous auriez directe (« est-ce que », point d’interroga-
recte. Verbe introducteur : « demander ». ce dessin burlesque ? / Et avec tout le tion, et intonation montante) ont disparu.
FICHE
ÉLÈVE
La seconde mort d’Eurydice
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Objet d’étude n°3 : à coup, oubliant la loi fatale, vaincu par son amour, égaré par son
Masculin, féminin, couples mythiques délire (faute, hélas ! bien pardonnable, si l’enfer savait pardonner !),
et historiques il se retourne, il regarde son Eurydice. C’en est fait : en ce moment
s’évanouit tout le fruit de tant de peines. Son traité avec l’impitoyable
Présentation tyran des Ombres est rompu, et par trois fois on entendit un bruit
horrible sortir des étangs de l’Averne. « Qu’as-tu fait, cher Orphée ?
Figure ancienne de la mythologie grecque, Orphée (fils d’Œagre, roi dit Eurydice : quel courroux nous a perdus tous les deux ? J’entends
de Thrace, et de la muse Calliope) est considéré comme le père de la la mort, la cruelle mort qui me rappelle : le sommeil s’appesantit déjà
poésie. Mais dans l’imaginaire collectif, c’est d’abord le héros qui pé- sur mes yeux. Adieu, je rentre malgré moi dans l’horreur de la nuit :
nétra dans le royaume des morts pour en arracher sa jeune épouse en vain mes faibles bras s’étendent encore vers toi, cher Orphée !
Eurydice. Associant le pouvoir du lyrisme (qui la lui fit reconquérir) et hélas ! tu n’as plus d’Eurydice. » En disant ces mots, elle se dérobe
le poids de la fatalité tragique (qui la lui fit perdre à nouveau), cette his- à ses regards, comme une légère vapeur qui s’éloigne et s’évanouit.
toire d’amour et de mort est capitale dans la culture européenne. Elle En vain il la cherche encore dans l’ombre ; en vain il veut lui parler :
préside à la naissance de l’opéra (avec l’Orfeo de Monteverdi en 1607) Eurydice ne revit plus Orphée, et le sévère nocher ne souffrit plus
qu’il repassât l’onde infernale.
et l’on ne compte plus les variations picturales, littéraires, musicales,
qu’elle a inspirées, entre hommage et parodie. Le récit de Virgile est le Traduction par Auguste Desportes, © Hachette, 1853
plus ancien qui nous soit parvenu.
© Bridgeman images
John Roddam Spencer Stanhope, Orphée et Eurydice sur les rives du Styx, 1878.
Le texte de Virgile et bruit horrible charge d’un frisson de ter- vœu apotropaïque (i.e. destiné à conjurer
reur le mot fragor, plus neutre. le mauvais sort), l’héroïne énonce une des
1. cum = quand 2. La première explication que Virgile données de base du mythe. La disparition
dementia subita = une démence donne du geste d’Orphée est la folie d’Eurydice (« aspirée en arrière, légère, de plus
soudaine (dementia) ; c'est aussi la principale, en plus légère » etc.) reprend aussi l’original
cepit = prit comme le montre son développement virgilien, la poésie des images (« figurine en
amantem incautum = l’amant au vers 5, et Eurydice la confirme quand papier dans le vent ») renouvelle et prolonge
imprudent elle interroge avec insistance (répétition de le pouvoir du mythe.
ignoscenda quidem = (démence) par- quis, v. 10-11) le furor qui les a perdus. Plus 6. Ses motivations restent mystérieuses.
donnable, en vérité, qu’un simple courroux, le furor est un délire, On comprend que si elle était sortie à
si Manes = si les Mânes (divinités une frénésie, qui fait perdre à l’homme le l’air libre avec lui, elle aurait dû satisfaire
infernales) contrôle de lui-même ; appliqué à l’amour, sa curiosité (« il voulait savoir ») et que
scirent ignoscere. = savaient pardonner. on peut y voir une pulsion érotique qui, cela « l’aurai[t] détruit ». Elle a voulu le
Restitit, = Il s’arrêta, en voulant posséder l’objet aimé, le tue. protéger d’une grande désillusion : avide
jamque = et, déjà (parvenu) Les deux autres motifs, l’imprudence de connaître le mystère inaccessible aux
sub luce ipsa, = tout près de la lumière, (incautum) et l’oubli (immemor), sont la mortels, le poète aurait été atrocement
immemor, heu ! = sans mémoire, hélas ! conséquence de cette folie. Cette expli- déçu d’apprendre que l’Au-delà est en
victusque animi, = et vaincu dans son cation par la folie, signe de la malédiction tout point semblable à l’Ici-bas ( « Nous
cœur, divine dans l’Antiquité – « Quos vult perdere sommes de l'autre côté du miroir, qui est
respexit = il se retourna pour regarder Jupiter dementat », Jupiter frappe de folie aussi un miroir », dira-t-elle). Elle a sacrifié
suam Eurydicen : = son Eurydice : ceux qu'il veut perdre, dit un adage latin –, son propre bonheur (« j’aurais tellement
ibi omnis labor = alors toute sa peine décharge Orphée de toute responsabilité aimé sortir quelque temps ») à celui de son
effusus (est), = fut dilapidée, pour en faire le jouet de la fatalité. mari. Son geste est donc un acte d’amour.
atque fœdera = et l’accord
3. Contrairement à Ovide, dans le livre X Le tableau de Stanhope
tyranni immitis, = (avec le) cruel tyran
des Métamorphoses2, Virgile donne lon-
rupta (sunt) = fut rompu 7. Orphée et Eurydice se tiennent « sur
guement la parole à Eurydice. Mais,
terque fragor = et trois fois un fracas les rives du Styx », le fleuve des Enfers.
passée la plainte amère des vers 10-11,
auditus (est) = fut entendu Ce sont des rives escarpées, faites de
l’héroïne décrit surtout ce qui lui arrive (le
(in) stagnis Averni. = dans les marais de roches à la stratification tourmentée qui
retour en arrière, le sommeil qui la prend,
l’Averne (lac près de Naples, considéré semble dessiner des formes fantastiques.
l’immersion dans la nuit, les mains tendues
comme une porte des Enfers). Leur couleur uniforme d’un brun aux
en vain) : comme au théâtre, la parole
Dans les vers 4-7, Desportes prend des est un récit dont les notes élégiaques reflets verts rend oppressant ce paysage
libertés avec une traduction littérale. Il souterrain, d’autant que la roche et l’eau
(« Jamque vale », « heu non tua ») nous
fusionne la fin de la phrase commencée au semblent se confondre. Tout au bout d’une
émeuvent. La suite ne fait qu’acter, du
vers 2 avec la suivante, obtenant un effet ligne de fuite, un point de lumière consti-
point de vue d’Orphée, son évanouisse-
d’enchaînement fatal. Il supprime la propo- tue la seule note d’espoir. C’est vers lui que
ment : on ne peut déjà plus l’entendre (la
sition du vers 4 dont il récupère toutefois tendent les époux, mais le nocher Charon
dernière phrase peut sembler inachevée)
les deux adjectifs et les deux substantifs: est sur leur chemin, obstacle symbolique.
et bientôt plus la voir (vers 18).
subita devient devient un adverbe (tout à 8. Contrairement à beaucoup de tableaux où
coup) et les trois autres mots enrichissent Le texte de Claudio Magris Eurydice suit Orphée à quelques pas derrière
l’apposition du vers 7, déplacé en tête de 4. La première originalité est de faire lui, les deux époux semblent ici ne former
cette séquence (incautum devient égaré, entendre, pour la première fois dans l’his- qu’un seul corps – ou plutôt un double corps,
lui-même complété par le mot délire, qui toire du mythe, une voix de femme dans hâlé pour lui, laiteux pour elle. Certes, l’inter-
était le sujet de cepit, et l’idée portée par l’oralité d’une confession à la fois fiévreuse dit est respecté : Orphée regarde droit devant
amantem sert de complément à victus et lucide. La seconde tient à la raison pour lui et Eurydice a posé sa tête dans le cou de
animi). Le même souci de concentration laquelle Orphée s’est retourné – énigme son époux. Leurs corps sont presque emboî-
fait supprimer jam luce sub ipsa et le verbe à laquelle se sont confrontées toutes les tés l’un dans l’autre d’autant plus qu’une
Restitit ; en revanche, Desportes explicite le versions du mythe. longue écharpe entoure leurs genoux, leur
immemor par la loi fatale. La traduction des 5. La reprise de ce que l’on nomme savam- taille et leurs bras, les ligotant presque. Le
deux vers 8-9 est plus littérale. Il faut noter ment des mythèmes (c’est-à-dire les élé- peintre a sans doute voulu montrer que ce
toutefois quelques procédés d’emphase qui ments invariants du mythe, faute desquels couple, promis à la rupture par le destin,
solennisent le résultat de l’infraction fatale : celui-ci se dissout) peut se faire sur le mode affirme son union envers et contre tout.
C’en est fait sonne comme un gong ; le fruit du clin d’œil parodique : « Plutôt me faire
de tant de peines explicite le simple labor ; le mordre par un serpent cent fois plus veni- 2. Voir l’article « Variations picturales
domaine du tyran (des Ombres) est précisé ; meux que cette banale infection ». Avec ce sur Orphée », NRP Collège, janvier 2021.
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