Vous êtes sur la page 1sur 48

Lettres

Lycée
JUIN 2022
N°99 / 11,25€

Nouvelle
Revue nrp-lycee.nathan.fr
Pédagogique
ISSN 1636-3574
La revue & sa banque de ressources

Peindre ses
contemporains
Conformément aux dispositions sur le droit d'auteur (Code de la Propriété Intellectuelle),
la reproduction et la représentation de tout ou partie de ce numéro de la NRP notamment sur
les sites web contributifs, les blogs, sont strictement interdites et passibles de sanctions pénales et civiles.

N°99
Nouvelle Revue Pédagogique
Lycée / JUIN 2022

Lettres
Lycée
Édito
Peints d’après nature, les personnages prennent vie dans les œuvres
JUIN 2022
N°99 / 11,25€

Nouvelle
Revue nrp-lycee.nathan.fr
Pédagogique
La revue & sa banque de ressources
littéraires et nous embarquent dans la fiction. Mais les portraits qu’en font les
ISSN 1636-3574

Peindre ses écrivains sont également des outils d’optique qui permettent au lecteur de mieux
contemporains
approcher, observer ou penser la condition humaine.
C’est bien à la loupe que l’auteur des Caractères, au programme en 1re, scrute et
photographie l’esprit et les corps des hommes de son siècle, et esquisse d’un trait
de plume leurs travers, toujours de mise chez nos contemporains !
Et dans D’autres vies que la mienne, proposé à l’étude dans ce numéro, le romancier
Emmanuel Carrère croise les portraits bouleversants d’une enfant et d’une femme :
le miroir qu’il nous tend nous confronte alors à notre vérité intime et sociale. En cela,
il fait aussi œuvre de moraliste.
09116782_000_CV_NRP_lycee_juin2022.indd 1 13/04/2022 15:53

Sommaire
Éditeur : Nathan, 92, avenue de France
75013 Paris
Directrice de la publication : Catherine Lucet
ACTUALITÉ
Directrice déléguée : Delphine Dourlet
Directrice éditoriale : Catherine Gaschignard Brèves ........................................................................ 4
Rédactrice en chef :
Claire Beilin-Bourgeois
Livres. . ........................................................................ 6
Édition : Claire Beilin-Bourgeois, Simon Hafi
Édition Web : Alexandra Guidal, Camille
Lire au CDI................................................................... 8
Lacour
Fabrication : Isabelle Montel
À l’affiche .................................................................... 9
Iconographie : Laure Penchenat Marketing/
Diffusion : A. Errafi, G. Guerrier Impression : DOSSIER Portraits en tous genres… littéraires.................. 10
Imprimerie de Champagne, 52200 Langres
Création et réalisation de la couverture :
Élise Launay
Création des pages intérieures : Élise Launay SÉQUENCES PÉDAGOGIQUES
et Clémentine Largant
Mise en page : Thomas Winock Séquence 2de « Un sujet en or » :
Publicité et partenariats : Comdhabitude
publicité, directrice de la publicité : Clotilde
16
D’autres vies que la mienne, d’Emmanuel Carrère................
Poitevin, 7 rue Émile Lacoste 19 100 Brive
Séquence 1 La Bruyère, Les Caractères ou les mœurs de ce siècle............... 24
re
Tél. : 05 55 24 14 03
Code article : 116782
N° d’édition : 10276983
Bac 1 « Tout est dit… depuis » La Bruyère, et si bien dit !........................ 34
re

Dépôt légal : JUIN 2022


Commission paritaire : 0625T83012
FICHES PÉDAGOGIQUES
Abonnement 1 an – 4 numéros papier +
version numérique des 4 numéros : France
Étude de la langue
45 €, DOM/TOM : 57 € , Etranger : 61 € La proposition subordonnée dans Les Caractères de La Bruyère. . .................. 39
– 4 numéros papier + toutes les archives
numériques depuis 2012 : France 69 €, Latin 1re Le culte impérial..................................................... 42
DOM/TOM : 81 € , Etranger : 85 €
Abonnement 100% numérique 1 an à partir
de 25 € sur nathan.aboshop.fr
Téléphone Abonnement : 01 44 70 14 76
Une nouvelle banque de ressources
Abonnement pour la Suisse : EDIGROUP SA, pour les profs de lettres
abonne@edigroup.ch
Codes Retrouvez les séquences et les articles
Abonnement pour la Belgique : Edigroup Flashez les QR
pour accéder s. de ce numéro, et de nombreuses autres
Sprl, email : abobelgique@edigroup.org nrp-lycee.nathan.fr
aux ressource ressources téléchargeables dans la banque
ISSN 1636-3574
Prix au n° : 11,25 € de ressources nrp-lycee.nathan.fr

JUIN 2022 NRP LYCÉE 1


• Plus de 70 pages consacrées aux thèmes clés
et aux enjeux de l’œuvre et du parcours associé
• Des pages « Vers le Bac » : des sujets de dissertation,
des points de méthode et des outils pour préparer l’oral

Rendez-vous sur carresclassiques.com


2 NRP LYCÉE JUIN 2022
Vos rendez-vous de juin
nrp-lycee.nathan.fr dans la banque de ressources NRP
À travers ses multiples portraits, c’est à

© BIS / Ph. Hubert Josse© Archives Larbor


l’idéal de l’honnête homme que La Bruyère
confronte le ridicule de ses personnages. Pour
mieux faire comprendre à des élèves cette
référence propre à l’âge classique, nous avons
sélectionné des articles et des séquences.

r
bo
r
La

Maximes
es
h iv

aphorismes
Ar c

et fragments
© BIS / Ph. Coll.

Fiche de culture générale NRP


Ce numéro contient
un dossier et deux Martin des Batailles, L’Orangerie du château
de Versailles.
séquences qui
replacent l’œuvre de L’évolution des idées morales
La Bruyère dans son et esthétiques au xviie siècle
contexte historique, Ce document peut constituer pour des élèves suffisamment
littéraire et moral. autonomes une fiche sur l’arrière-plan historique et culturel
nécessaire pour la lecture des Caractères.
Numéro NRP

© BIS © British Museum, Londres-Archives Larbor


Jean Domat, portrait de Blaise Pascal, 1683.
© BIS / Ph. Luc Joubert © Archives Larbor

Séquence NRP
Ingres, esquisse pour le tableau Le Déjeuner de Versailles,
bibliothèque du musée de la Comédie-Française. Séquence NRP

À table avec l’honnête homme Personnage de comédie antique à Rome.


Autour du thème de la nourriture et des bonnes manières, cette séquence L’avare, de Plaute à Molière
montre que la littérature est le reflet des valeurs et normes de l’époque Quand La Bruyère, comme les autres
classique. moralistes, peint ses contemporains, Molière
les met en scène. La séquence met l’accent
Couverture : Louis-Léopold Boilly, Réunion de trente-cinq têtes d’expression, 1824.
sur la force comique qui sert la satire.
© Cheuva/ KHARBINE-TAPABOR

JUIN 2022 NRP LYCÉE 3


ACTU
En bref
Brèves

Prévention des violences sexuelles Affelnet


intrafamiliales
Les lycées Henri IV et Louis-le-Grand (Paris) suivent depuis
On peut trouver sur le site education.gouv.fr l’en- janvier la procédure Affelnet. De quoi s’agit-il ? Afelnet (Affec-
semble des mesures du plan d’action gouvernemental tation des élèves par le net) est une application nationale
de lutte contre les violences sexuelles intrafamiliales. qui traite les dossiers d’affectation des 15 000 collégiens
Lancé depuis la rentrée scolaire, il s’appuie sur quatre parisiens vers les lycées de la capitale. Cette procédure vise
axes : une plus grande mixité sociale. Ainsi, ces deux lycées d’élite
– sensibilisation des élèves ; ont perdu leur privilège de recruter leurs élèves sur dossier.
– repérage et signalement des victimes ; Pour le recteur de l’académie de Paris, Christophe Kerrero,
– formation et ressources pour le personnel en par- « l’affectation n’est pas un concours. Il n’y a pas de raison pour
ticulier les enseignants ; que chacun ne trouve pas sa place ». Selon L’Étudiant, la ségré-
– accompagnement des associations spécialisées gation scolaire est cinq fois plus élevée à Paris qu’en province.
de la prévention des violences sexuelles. L’intégration de ces deux prestigieux lycées qui,
On notera également la conférence d’octobre sur aujourd’hui, comptent moins de 9% de boursiers en Seconde
le sujet, consultable sur le site eduscol.education.fr (contre 24% pour l’ensemble de l’académie), soulève des
ainsi qu’un vademecum, « Violences sexuelles inquiétudes auprès du personnel éducatif. Le recours à un
intrafamiliales : comprendre, prévenir, repérer et agir », algorithme s’impose en effet aux dépens des appréciations
téléchargeable sur le site et dont les objectifs sont les des professeurs. Les parents d’élèves, eux, craignent un
suivants : améliorer la connaissance et la compréhen- nivellement par le bas. Face à cette vague de protestations,
sion du problème, donner des outils au personnel il a été annoncé que le processus se fera « de manière pro-
pour favoriser la libération de la parole et le repérage gressive ». Ainsi, des aménagements sont prévus pour la
des victimes, renforcer les actions de prévention. Les première année : un quota des candidatures serait imposé
interventions policières pour faits de violences intrafa- sur la base de l’indice de position sociale des collèges d’ori-
miliales ont augmenté de 48% pendant le confinement. gine : 1/3 de collèges défavorisés, 1/3 d’intermédiaires, 1/3
de favorisés. Pour Claire Mazeron, directrice académique
des services de l’EN de Paris chargée des lycées, « Henri IV et
Louis-le-Grand possèdent une forte visibilité et font référence
au niveau national. Ils ont vocation à montrer la voie en terme
Les « Dys » d’ouverture sociale ».

Si la loi du 11 février 2005 a permis aux jeunes collégiens et


lycéens en situation de handicap de surmonter leurs difficultés en
suivant une scolarité en milieu ordinaire, la situation semble autre
dans l’enseignement supérieur. Les pratiques différentes (prise de À noter
notes et de parole accélérées, par exemple) engendrent un stress
beaucoup plus important et plus pénalisant. Or, dans toutes les « Étonnants Voyageurs », 32e édition
formations universitaire, le nombre d’étudiants « dys » (dysortho- Les délibérations du jury de jeunes lecteurs auront lieu
graphiques, dyslexiques, dyscalculiques, dysgraphiques) ne cesse le 14 mai à Rennes, puis le 5 juin à Saint-Malo lors du festival
d’augmenter depuis cinq ans. Aujourd’hui, sur les 40 000 étudiants qui se tiendra les 4, 5, 6 juin. Le Prix Ouest France Étonnants
en situation de handicap (soit 2% des effectifs), 25% souffrent de Voyageurs sera décerné à un écrivain ou une écrivaine pour
troubles du langage et de la parole. 85% des universités ont adopté un roman écrit en français et paru entre les mois de janvier
un « schéma directeur handicap ». Un bilan orthophonique validé et mars.
par le service de santé universitaire peut déboucher sur des préco- Prix des libraires
nisations d’aménagements (temps supplémentaire aux examens, Après une sélection de 10 romans en mars, un premier vote
sujet imprimé dans un corps plus grand, recours à un preneur de en ligne du 9 mars au 3 avril retient 5 romans, parmi lesquels
notes en cours...), qui doivent ensuite être entérinés par la formation. les libraires élisent le lauréat dans un second vote du 7 avril
En cas de contestation, l’étudiant peut rencontrer et dialoguer avec au 15 mai. Remise du prix le 18 mai.
l’équipe pédagogique, le médecin, le référent handicap, ou encore
LGL Concours
faire appel au vice-président. La mise en pratique et le respect de
Lire à voix haute : la finale sera transmise fin juin dans l’émis-
ces aménagements demeurent toutefois compliqués. Il convient
sion « La Grande Librairie »
donc de renforcer la formation des enseignants afin qu’ils adaptent
davantage leur pédagogie à ces handicaps. On notera également
que ce problème n’épargne pas les grandes écoles : 1/3 des 2%
des étudiants en situation de handicap sont « dys ». (lemonde.fr,
22 février 2022)
J Odile Collet

4 NRP LYCÉE JUIN 2022


La revue & sa banque de ressources

4 numéros papier par an


de septembre à mai
l’accès aux ressources en ligne

Découvrez le programme 2022/2023

Septembre Le goût d’apprendre N° 100 Mars Femmes en marge N° 102


Le numéro de rentrée parlera d’éducation et de transmission, avec Qui est Manon Lescaut ? On s’intéressera à ce personnage assez
pour la 1re une séquence sur Gargantua. Une place sera réservée aux insaisissable dans une étude consacrée au roman de l’Abbé Prévost,
chapitres du texte de Rabelais et aux exercices proposés dans les au programme en 1re à la rentrée 2022. Et pour la 2de, ce numéro
séries technologiques. sera l’occasion de redécouvrir L’Astragale, le beau roman d’Albertine
Sarrazin qui dans les années 1960 a connu un immense succès.

Décembre Les livres de la mémoire N° 101 Mai Fantastiques récits N° 103


Pour célébrer le centenaire de la mort de Marcel Proust, On assiste au XIXe siècle à une véritable vogue du récit fantastique.
le 18 novembre 1922, ce numéro consacré à la mémoire proposera Il en sera question dans l’étude de La Peau de chagrin, le roman au
une séquence de découverte de son œuvre en 2de. En 1re, c’est une programme en 1re générale, et dans des textes de Maupassant pour
étude de Sido et du recueil Les Vrilles de la vigne, au programme, qui la classe de 2de .
nous entraînera dans les souvenirs et la poésie de Colette.

Bulletin d’abonnement Individuel Année scolaire 2022/2023


JE M’ABONNE À LA NRP LYCÉE Offre valable jusqu’au 28 avril 2023
P02-PROF-L22
Je coche la case correspondant à la formule de mon choix

OFFRE ESSENTIELLE 4 numéros en papier + les ressources numériques de ces numéros 45,00€ seulement À retourner à :
OFFRE INTÉGRALE 4 numéros papier + toutes les ressources et archives depuis 2010 69,00€ seulement Abonn’escient
Abonnement NRP
OFFRE DÉCOUVERTE 4 numéros en numérique + les ressources correspondantes 25,00€ seulement 235 avenue Le Jour se Lève
92100 Boulogne
OFFRE PREMIUM 4 numéros en numérique + toutes les archives depuis 2010 45,00€ seulement

Je règle mon abonnement par :


chèque bancaire ou postal à l’ordre de NATHAN ABONNEMENTS Nom :
tiers payeur :
Nom : Prénom :

Adresse :
Cachet :
CP : Ville :

Je donne mon e-mail afin d’accéder au site


pour l’abonnement numérique : Numéro Abonné si vous l’avez déjà été :

________________________________________@______________

Les informations recueillies à partir de ce bon sont nécessaires au traitement et au suivi de votre commande et pour permettre l’établissement de votre abonnement et de la facturation. Ces informations sont enregistrées
dans un fichier automatisé par Abonnesc’ient qui agit pour le compte des Éditions Nathan, une maison d’édition SEJER, SAS au capital de 9 898 330 €, 92 avenue de France - 75702 PARIS CEDEX 13 - RCS Paris 393 2910 42.
Conformément à la Loi Informatique et Liberté de n°78-17 du 6 janvier 1978 modifiée, au Règlement (UE) 2016/679 et à la Loi pour une République numérique du 7 octobre 2016, vous disposez du droit d’accès, de rectification,
de limitation, d’opposition, de suppression, du droit à la portabilité de vos données, de transmettre des directives sur leur sort en cas de décès. Vous pouvez exercer ces JUIN 2022
droits en adressantNRP LYCÉE
un mail 5@sejer.fr.
à contact-donnees
Vous avez la possibilité de former une réclamation auprès de l’autorité compétente. En complétant ce bon de commande, vous acceptez nos Conditions Générales de Ventes accessibles sur nathan.aboshop.fr
ACTU Le lecteur le perçoit d’autant mieux que l’intrigue de ce
roman est d’une banalité extrême. Le contexte rural d’un
hameau du bourg de La Bassée dont s’occupe Bergogne,
Livres
l’éleveur de vaches, sert de décor à une fête de famille pour
l’anniversaire de l’épouse Marion, mère de la petite Ida –
dans le voisinage d’une femme artiste peintre, Christine,
installée à côté depuis des années. Tout va basculer au mo-
ment où se prépare la fête, par l’arrivée d’inconnus que l’on
a vu rôder autour du hameau, et qui vont avec une violence
Roman menaçante s’installer dans les lieux. La mécanique infernale
s’enclenche à partir de la découverte du chien de Christine,
Histoires de la nuit,
tué à coups de couteau. Trois hommes la prennent en otage,
Laurent Mauvignier,
attendant les arrivées successives d’Ida et de son père, puis
Minuit double,
de Marion qui travaille en ville dans une imprimerie. En
606 pages, 10 €
même temps que les événements se précipitent, construi-
sant progressivement le huis clos d’un piège menaçant, le
récit ménage des révélations progressives sur l’histoire per-
« La violence est au cœur sonnelle de Marion, objet d’une vengeance liée à un passé

de ma vie » trouble de fille « facile ». La tension attendue d’un thriller


dévoile ainsi une culpabilité ancienne, dont la tuerie finale
apparaîtra comme la sanction prévisible.
On avait ici même rendu compte de Des hommes, ro-
man et chronique historique articulée autour de la guerre Comme presque toujours chez Mauvignier – et c’est là la
d’Algérie, que Laurent Mauvignier avait publié en 2009. marque d’un grand écrivain – la stratégie narrative est pro-
On y percevait une exigence rare dans le roman contem- fondément imbriquée dans des enjeux existentiels. L’histoire
porain, intriquant l’attention à la réalité sociale et histo- terrifiante est ici la forme-sens d’un questionnement des
rique, et la puissance d’investigation dans les tréfonds des êtres, lié à leur vérité d’existence. On songe parfois à Balzac
personnages, servie par un travail singulier de la langue pour la vigueur avec laquelle sont campés les personnages,
littéraire. Les éditions de Minuit viennent de rééditer, dans hésitant toujours entre le type, parfaitement reconnaissable
la même collection de poche, au format « double », His- dans sa généralité, et la singularité brutale d’un caractère
toires de la nuit, paru en 2020, et que la critique presque particulier forgé par son passé. Mais là où l’auteur de La Co-
unanime s’attendait à voir honoré d’un grand prix litté- médie humaine interrompt volontiers son récit à la première
raire. À relire aujourd’hui ce roman, on s’étonne qu’il n’en apparition d’un personnage pour en condenser l’histoire
ait rien été, alors qu’il est d’une puissance proprement antérieure et l’expliquer, Mauvignier intrique ce passé dans
envoûtante. le jeu des réflexions et émotions. Le « discours » balzacien,
toujours en surplomb, disparaît dans le déploiement d’une
Laurent Mauvignier s’est essayé au genre du thriller, « sous-conversation » digne de Nathalie Sarraute. Comme
non pour céder à un quelconque effet de mode, mais un lorsqu’affleure chez Bergogne le désespoir secret qui le ta-
peu comme un défi à relever tant le livre, très volumineux, raude de ne pas se sentir vraiment aimé, dans la détresse
en reconduit les codes. Tout s’achève dans la violence ex- émouvante d’un « sentiment lointain, perdu dans les bru-
trême d’une tuerie à plusieurs victimes, pressentie depuis mes de son enfance, la sensation d’être exclu, surnuméraire,
longtemps par le lecteur comme par les personnages, peut-être déjà oublié ou inutile ».
et précédée d’une lente montée de l’angoisse, tendue
La première passion du romancier le portait vers la pein-
par des phrases longues qui distendent chaque instant
ture, qu’il a abandonnée pour se consacrer à l’écriture. Celle
– alors que les meurtres claqueront comme des coups
de ce roman opère une sorte de retour aux sources, puisque
secs, et que la succession de chapitres courts entretient
les évocations du personnage de Christine sont l’occasion
de bout en bout un rythme haletant. La tuerie finale pa-
de rêveries d’une belle intensité sur le phénomène pictural,
raît disproportionnée par rapport à ses causes, sordides et
sources d’un ravissement esthétique qui fait contrepoint à
même minables, puisées dans le ressentiment amoureux
la noirceur de l’intrigue : « Ce bleu, ce rouge, ce jaune orangé
de quelques déclassés. Il y a là le schéma d’une tragédie
et ces coulures, ces taches vertes d’aplats, de glacis, et ces formes
dans laquelle le coupable paraît finalement innocent par la
brouillonnes, bouillonnantes, ces corps et ces visages qui sur-
disproportion injuste du châtiment qui l’accable. gissent d’un fond brun sombre et profond, d’un halo mauve et
Le thriller offre donc une structure en trompe-l’œil qui comme luminescent ». Par un effet de mise en abyme, la pein-
masque et révèle une histoire tragique, une histoire où ture se fait ici miroir du travail de l’écrivain comme de la com-
la « nuit » du titre annonce une tragédie atroce de l’obs- position du livre. La technique picturale des couches super-
cure damnation qui pèse sur toute existence, en proie posées y réfléchit le processus de l’écriture, jouant de strates
aux forces irrationnelles de la violence. « La question de la temporelles différentes : « un âge humain fait de glissements,
violence est au cœur de ma vie », a affirmé Laurent Mau- d’époques se chevauchant, se contaminant un peu comme les
vignier dans une interview. C’est dire qu’il ne s’agit pas de couches de peinture successives laissant voir leur présence par
complaisance dans cette œuvre, mais de la mise en évi- glacis, comme si l’âge laissait apparaître plusieurs époques d’une
dence, presque obsessionnelle, d’une interrogation sans seule vie dans une seule image ».
réponse sur fond de fascination et d’horreur mêlées. Daniel Bergez

6 NRP LYCÉE JUIN 2022


ACTU
doigts entre mes dents et je me mets à les lécher et à les

Livres
sucer. Il lui échappe un cri petit et vulnérable. Je voudrais
avaler sa main entière, les lignes brunes qui disent son des-
tin et que ma mère aurait pu déchiffrer quand la lune monte
au ciel ».
Daniel Bergez

Roman
Rien ne t’appartient,
À lire
aussi
Natacha Appanah, Poésie
Gallimard, 160 pages, Autoportrait au roitelet, Emily
16,90 € Dickinson, Les Belles Lettres, 286
pages, 21,50 €
« Je suis encore plus vide qu’au-
« Cette impression de me paravant. Vous voir serait presque Es-

dédoubler » poir. » Ainsi la poétesse Emily Dickin-


son (1830-1886) s’adressait-elle à T.W. Higginson, son
maître en écriture qui lui servit de mentor. Composée
Natacha Appanah est une journaliste et écrivaine d’ori-
de près de 2 000 poèmes non publiés de son vivant,
gine mauricienne, formée à la langue créole mais écrivant
toute son œuvre est tendue vers une espérance ultime
en français. Son dernier roman, Rien ne t’appartient, pro-
qui la sauverait d’un sentiment abyssal de déréliction
pose un récit aux accents autobiographiques qui fait dia-
confinant au vertige métaphysique. Dans ce beau re-
loguer le présent et le passé d’une jeune femme : tantôt
cueil consacré à cette correspondance et ponctué de
Tara et tantôt Vijaya, les deux visages d’une identité double
pages d’herbiers, une anthologie de poèmes offre à la
qui se cherche dans ses différents miroirs. fin du volume une image saisissante d’un désespoir de
À partir d’un présent marqué par la perte du mari, vivre qui s’équilibre dans la sensibilité à tous les frémis-
Emmanuel, dont le souvenir se prolonge dans son fils sements de la vie. « J’habite le Possible – / Une maison
Eli, remonte à la conscience un passé exotique plein de plus belle que la Prose – / Plus fournie en Fenêtres – / Su-
rêves et d’énergies actives. Attentive aux « couleurs », périeure – question Portes – ». Fille de juristes de tradi-
« textures » et « sensations », Tara se laisse envahir et sub- tion ultra-puritaine, obsédée par la mort et la crainte
merger par les évocations d’une suavité contagieuse et les du Jugement dernier, Emily Dickinson aimait, dans ses
images dansantes où le corps de la jeune fille s’épanouit lettres, pondérer son angoisse par une tonalité humo-
comme une plante : « C’est une vie délicieuse : des mangues, ristique avec la fraîcheur d’une grâce juvénile.
de l’eau de coco, du riz fumant, du curry rouge, du poisson
frit, du yaourt et du miel, des beignets gonflés et moelleux, du Roman
lait frais, de la glace faite avec la crème de ce lait frais et des L’Enfant réparé, Grégoire
gousses de cardamome, des concombres confits, du melon Delacourt, Grasset, 240 pages, 19 €
amer caramélisé » ; « C’est une vie singulière, avec des secrets,
« J’émerge d’une souffrance loin-
des contradictions et des fantômes ».
taine, je déborde d’absences comme
L’ombre du malheur se projette néanmoins dans cette on déborde de larmes » : le dernier
enfance édénique, par la condamnation morale que valent récit de Grégoire Delacourt propose
à Tara ses premières expériences sexuelles, qui font d’elle un cheminement douloureux, au vif de la mémoire,
une « fille gâchée » vouée au déshonneur, avant qu’un tsu- dans les méandres du passé. La contemplation répé-
nami ne vienne tout emporter, la livrant aux soins de celui tée du corps de l’auteur, à présent vieillissant, réveille
qui deviendra son mari. les strates du souvenir et fait apparaître par plaques
la sensibilité d’un exilé de la vie : « Mon enfance a un
Dans tout le livre, qui ne précise jamais les lieux de visage méconnaissable », prise entre un père énigma-
référence, la vigueur et la vivacité des sensations – servie tique et une mère absente de sa propre existence, et
par une langue aussi suggestive qu’économe –, se dé- dont l’ouvrage est un « tombeau » émouvant. Volon-
tachent sur un décor volontairement imprécis, fortement tiers anguleuse, l’écriture offre une prise sans conces-
onirique, où se mêlent « la rizière, la joie, l’innocence ». sion sur le réel, comme lorsqu’elle montre le visage
On glisse sans heurt d’une séquence à l’autre, liant rêve du père mourant, « qui fond comme une paraffine
et souvenirs dans une même continuité d’écriture. Le lec- chaude ». Image d’autant plus saillante qu’elle précède
teur en quête d’identification réaliste s’y perd quelque la remontée d’un souvenir traumatique du viol que
peu, mais la sensualité de beaucoup d’évocations en l’enfant, à cinq ans, subit de son père. Telle est l’origine
ressort davantage, de même que la capacité de la ro- de l’écriture, même si « la souffrance demeure toujours.
mancière à donner corps aux émotions, en les étendant Elle est un tatouage ».
au monde naturel et stellaire : « c’est un cœur nervuré et
palpitant et sucré qu’il me donne. Je saisis légèrement ses Daniel Bergez

JUIN 2022 NRP LYCÉE 7


ACTU
Lire au CDI
Dépoussiérer La Bruyère
et les moralistes !
Par Alice Maury, professeure documentaliste dans l’académie de Limoges, membre de l’A.P.D.E.N.

Qui peut dire que Les Caractères de La Bruyère trônent sur sa table de chevet
sans paraître prétentieux ou dépassé ? Et pourtant... Une amie professeure
documentaliste m’avait offert un vieil exemplaire trouvé au fond de son CDI à la fin
du xxe siècle, et cela a été pour moi une véritable rencontre. Je me suis donc demandé
comment partager mon coup de cœur pour ce texte avec des élèves d’aujourd’hui.

La Bruyère et les moralistes, trop anciens ? Podcasts, tags et stories pour s’approprier
un héritage
J’ai imaginé un travail en co-enseignement avec une
professeure de lettres et une professeure d’EMC (« La Dans la dernière étape, les élèves réalisent des œuvres
société » est un des thèmes du programme de 1re) dans le personnelles à partir de citations choisies en français et
cadre de l’étude des Caractères. La Bruyère et les moralistes de personnalités rencontrées en EMC, sur un support au
s’inscrivent dans une forme de modernité tant par la forme choix : podcast audio pour la webradio du lycée, panneau
utilisée que par leur regard sur les sociétés et la nature d’affichage sur des matériaux de récupération, portraits
humaines. Cette séquence propose plusieurs types de en story Instagram. Quelques affiches dans le hall du lycée
restitutions, le choix permettant aux élèves de mettre en permettent de mettre en valeur le travail réalisé et relient
avant leurs compétences littéraires, artistiques et oratoires. les différents supports (cartouches pour les panneaux,
QR-codes vers les podcasts et les stories). La professeure
Histoire littéraire et approche documentaliste accompagne les élèves pour la mise en
contemporaine de la société voix et la technique du podcast et, stimule la créativité des
Une première étape propose aux élèves des travaux de élèves en leur proposant des œuvres inspirantes pour en
recherche menés au CDI, en français et en EMC. extraire des citations.
• En français, les enseignantes introduisent la notion de
forme courte, et proposent des sujets littéraires et histo- NOTION INFO-DOCUMENTAIRE : CITATION
riques : les moralistes, la société et la cour au xviie siècle Une citation consiste en un extrait écrit ou oral d’un
en France, les différentes formes de la littérature fragmen- document. Elle suppose une identification comme telle, avec
taire. des guillemets et la référence au document d’origine (entre
parenthèses après la citation ou sous la forme d’une note de
• En EMC, il s’agit d’explorer les moyens de s’exprimer
bas de page). La citation, dans un document, participe d’un
à travers une forme brève dans la société du xxie siècle, et phénomène d’intertextualité, tout comme la référence, le lien
de présenter un « Caractère », une personnalité qui joue hypertexte. Définition complète sur :
« la comédie sociale ». https://wikinotions.apden.org/notions.
La professeure documentaliste insiste sur la nécessité php?p=consult&nom=Citation
de multiplier les sources et de les référencer. Elle inter-
vient conjointement avec ses collègues pour guider les
élèves dans la collecte d’informations, la prise de notes, RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
l’organisation et la rédaction de leurs synthèses. Les élèves La Bruyère et les moralistes
présentent un bref exposé de leur recherche à la classe. • La Bruyère, Les Caractères, Nathan, coll. Carrés Classiques, 2021
• Bérengère Parmentier, Le Siècle des moralistes, Le Seuil, 2000
Le style et la forme, La Bruyère au cœur de
• Denise Werlen, Les Caractères, La Bruyère – « De la cour » ; « Des
la modernité grands », Ellipses, 2004
La deuxième étape confronte les élèves aux textes La forme brève
en cours de français. Ils étudient un groupement de • Guy Belzane, « Les formes brèves », TDC n°1077, 01/06/2014,
p. 3-48
maximes, de fables et de « caractères » regroupés par
thème (l’hypocrisie, l’inconstance, l’orgueil, les femmes, • Sur la twittérature : https://twittexte.wordpress.com/
les courtisans...). Il s’agit d’appréhender le style rythmé • En poésie :
– Matsuo Bashô, Haïkus et notes de voyage, Synchronique, 2017
(avec des effets de rupture qui incitent à la lecture à voix – Omar Khayyâm, Robâiyât, Actes Sud, 2008
haute) le jeu sur le lexique et la satire.

8 NRP LYCÉE JUIN 2022


ACTU

Exposition
TOYEN, l’écart absolu
Par Roger Courault

Singulière, libre, amie d’André Breton et des surréalistes, l’artiste tchèque


Toyen a peint des tableaux oniriques, fantastiques et intrigants, tout en
refusant d’être qualifiée de peintre. Elle sort d’un oubli immérité, grâce à
l’exposition du Musée d’Art Moderne de Paris.

Citoyenne et subversive reux (1968), qui reprend d’ailleurs le


© Paris Musées, Musée d'Art Moderne, Dist. RMN-Grand Palais / image ville de Paris © ADAGP, Paris, 2022

titre d’un ouvrage de Fourier, Minuit,


« Aux armes, citoyens ! » C’est, semble- l’heure blasonnée (1961), montre des
t-il, en hommage à la Révolution animaux fantastiques dans un dé-
française que Marie Cerminovà, née à cor onirique de loge de théâtre. Le
Prague en 1902, choisit en 1922 le so- titre cite une phrase de Gaspard de
briquet masculin Toyen pour signer ses la nuit de Aloysius Bertrand, poète
œuvres. Toyen et non Toyenne : un nom redécouvert et admiré des surréa-
d’artiste non-genré est à cette époque listes : « Minuit – l’heure blasonnée
un signe de liberté majeur, l’acte de ré- de dragons et de diables ». Dans Le
bellion d’une jeune femme qui compte l’écart absolu Paravent (l’affiche de l’exposition),

Toyen
bien bousculer les conventions. 25 mars – 24 juillet 2022 un animal (une panthère ?) se mue
Elle fréquente l’avant-garde tchèque en robe sur une femme évanescente.
avec son ami, le peintre et poète Jin- C’est aussi un monde où dominent
drich Styrsky. Ensemble, ils fondent un l’angoisse et l’intranquillité. Dans À
mouvement artistique mêlant peinture une certaine heure, une femme ef-
et poésie, l’artificialisme, terme emprun- frayée, peut-être parce qu’elle est
té aux Paradis artificiels de Baudelaire. poursuivie, passe devant une fenêtre
Il s’agit, dans des œuvres novatrices, encadrée de branchages à l’intérieur
de provoquer des émotions poétiques comme à l’extérieur. La limite entre
Toyen, Le Paravent, 1966, huile sur toile, 116 x 73 cm, Musée d’Art Moderne de Paris © Paris Musées,

par l’abstraction lyrique. Ainsi, bien que les deux espaces s’efface comme
musée d’Art moderne, Dist. RMN-Grand Palais / image ville de Paris © ADAGP, Paris 2022

réalisées avant la venue d’André Breton dans Le Mythe de la lumière.


à Prague en 1935, deux toiles peintes Chez Toyen, le sexe est omniprésent.
en 1834, La Femme magnétique et Le « Durant toutes les périodes de Toyen,
Spectre jaune (une jeune ballerine sans une chose reste constante, c’est l’éro-
tête sur un trapèze), peuvent déjà être
#ExpoToyen
tisme », écrit un critique d’art. Dès
rattachées au surréalisme. 1925, elle peint une orgie africaine,
Toyen, le Paravent, 1966, huile sur toile 116 x 73 cm, Le Paradis des noirs, une scène éro-
Musée d’Art Moderne de Paris. tique, voire pornographique. Sexes
De Prague à Paris
d’hommes, seins, vulves et femmes
Des voyages en Europe dans les années nues abondent dans ses dessins. C’est
sa mort, très liée aux surréalistes. André
1930, un long séjour dans des conditions un monde proche de celui du marquis
Breton lui dédicace son Manifeste du sur-
difficiles à Prague sous l’occupation nazie de de Sade, dont elle a illustré Justine, tra-
réalisme en ces termes : « À Toyen mon amie
1939 à 1945 voient la création d’œuvres va- duit en tchèque par son ami Styrsky, où
entre toutes les femmes ». Ses nombreux ta-
riées : dessins, illustrations, photo-poèmes. cependant la femme occupe toujours
bleaux surréalistes des années 1950 et 1960
Au château La Coste (1943), dessin d’un re- une place primordiale.
ont une indéniable spécificité qui justifie le
nard émergeant d’un mur en ruines et écra- Toyen, qui a toujours refusé d’être
sous-titre de l’exposition, « L’écart absolu »,
sant, de sa patte avant gauche, un pigeon considérée comme femme peintre, est
formule du socialiste utopique Charles Fou-
noir qui évoque la mort de Styrsky en 1942 révélée par cette exposition. Elle meurt
rier invitant à sortir de sentiers trop balisés.
mais aussi le voyage en Provence au cours à Paris en 1980, après avoir rédigé un
duquel son ami avait photographié le châ- faire-part de décès qui porte le sceau
Un monde en marge du surréalisme : « Je m’aperçois que ma
teau du marquis de Sade.
Toyen quitte la Tchécoslovaquie, en passe Le monde de Toyen est peuplé de page blanche est devenue verte ».
de devenir communiste, en 1947. Elle monstres et de démons. Un de ses der- Paris, Musée d’Art Moderne, jusqu’au
s’installe à Paris où elle demeure jusqu’à niers tableaux, Le Nouveau Monde amou- 24 Juillet 2022

JUIN 2022 NRP LYCÉE 9


Dossier © BIS / Ph. Coll. Archives Larbor

Quatre carnets recouverts de toile et illustrés de personnages, contenant des notes prises par Marcel Proust vers 1908-1909, BnF, Paris.

Portraits en tous genres…


littéraires
Par Antony Soron, Maître de conférences HDR, Formateur de Lettres, INSPE Sorbonne Université

Sommaire Le Temps Retrouvé livre une phrase énigmatique au premier


abord : « J’avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives,
parce que, quand je croyais les regarder, je les radiographiais ».
Quelques lignes plus loin, le narrateur de La Recherche prolonge
Les multiples finalités
sa réflexion en méditant sur les enjeux du portrait : « Si l’un de
du portrait  11 ces portraits, dans le domaine de la peinture, met en évidence
Le « portrait » lexicalisé par le langage certaines vérités relatives au volume, à la lumière, au mouvement,
courant cela fait-il qu’il soit nécessairement inférieur à tel portrait ne lui
De Madame de Lafayette à Balzac : ressemblant aucunement de la même personne, dans lequel mille
histoire du portrait littéraire détails qui sont omis dans le premier seront minutieusement
en accéléré relatés, deuxième portrait d’où l’on pourra conclure que le modèle
L’influence de l’art pictural était ravissant tandis qu’on l’eût cru laid dans le premier, ce qui
peut avoir une importance documentaire et même historique,
Des portraits qui font sens  13 mais n’est pas nécessairement une vérité d’art. »
Un mot « titre » Sans mépriser l’observation, Proust met au regard de la mimesis
Un terme trans-générique la capacité de l’artiste à créer. Portrait minutieux, portrait
Le bel avenir du portrait à charge minimaliste, ressemblant ou non, conjugué ou non à de la
Portrait chinois en chanson philosophie, de la psychologie ou de la sociologie, cet art ne cherche-
t-il pas en effet toujours à révéler ce que l’apparence dissimule ?

10 NRP LYCÉE JUIN 2022


Portraits en tous genres… littéraires
Dossier
société précieuse n’y étant pas pour rien. Le portrait
Les multiples finalités littéraire demeure alors à la mode et il se décline sous
du portrait toutes ses formes, au point que Madame de Sévigné
en use subtilement quand elle écrit à sa fille pour lui
chroniquer les « événements » de la cour.
Le « portrait » lexicalisé par le langage
courant Il n’y a pas de texte sans portrait,
n
« C’est ton portrait tout craché », dit-on à un parent pas d’histoire sans représentatio
quand on le compare à son enfant. L’idée étant, en d’un personnage.
ce premier cas, de porter l’attention sur une ressem- Quant à Madame de Lafayette, dès l’écriture de
blance filiale. « S’il continue, je vais lui refaire/arranger Madame de Montpensier, elle tient le portrait en haute
le portrait », s’emporte-t-on inversement contre un estime. Sans jamais trop en dire, elle sait subtilement
inopportun, en présupposant, même virtuellement montrer d’un personnage juste ce qu’il faut, comme
que les représailles auront pour conséquence de c’est le cas quand elle introduit l’héroïne éponyme de
déformer sensiblement les traits du visage de la per- La Princesse de Clèves : « La blancheur de son teint et ses
sonne incriminée. cheveux blonds lui donnaient un éclat que l’on n’a jamais
Qu’il réponde à une intention méliorative ou vu qu’à elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage
dépréciative, à une démarche d’éloge ou de blâme, et sa personne étaient pleins de grâces et de charmes. »
le terme « portrait » fait donc partie du paysage lin- Nous ne serons pas surpris, selon cette perspective,
guistique courant. Son sémantisme le plus commun qu’un élément de l’intrigue du roman tienne juste-
tend d’ailleurs à le rendre quasi synonyme du mot ment au rôle du portrait cette fois pictural : « Il y
« visage ». Évoquer quelqu’un dans une conversation avait longtemps que M. de Nemours souhaitait d’avoir le
courante revient par-là, soit de façon allusive, soit de portrait de Mme de Clèves. Lorsqu’il vit celui-ci, qui était
façon plus précise, à donner à voir à autrui, comme à M. de Clèves, il ne put résister à l’envie de le dérober à
si, plus ou moins consciemment, on souhaitait l’in- un mari qu’il croyait tendrement aimé. »
carner par les mots, autrement dit rendre présent Plus globalement, que l’écrivain narre ou qu’il
l’absent. En ce sens, le portrait apparaît décisif aussi « disserte », il semble que le portrait fasse figure
bien dans la fonction de communication du langage pour lui d’accroche. Saint-Simon n’en use-t-il pas
que dans la fonction littéraire. La critique caractéri- habilement dans ses Mémoires, estimant sans doute
sera ainsi, exemple notoire, l’œuvre de Marcel Proust que les pauses descriptives saillantes sont indispen-
comme la construction d’une galerie de portraits : de sables pour piquer la curiosité du lecteur ? « Mme la
Charlus à Swann, d’Albertine à Gilberte, de Madame duchesse de Berry était hors d’elle […]. Le désespoir le
Verdurin à Odette. plus amer était peint avec horreur sur son visage ; on
n’y voyait comme écrit une rage de douleur, non d’amitié
De Madame de Lafayette à Balzac : mais d’intérêt. » En avançant dans le temps à grands
histoire du portrait littéraire pas et sans s’attarder par exemple sur les portraits
en accéléré singuliers que propose Montesquieu dans les Lettres
persanes, nous ne pouvons que constater la consoli-
Chercher à remonter dans l’histoire du portrait dation du portrait dans la création littéraire. D’une
littéraire consiste à revenir aux sources et en même façon particulièrement manifeste, dans les grands
temps à une forme d’évidence. Il n’y a pas de texte romans du xixe siècle, de Hugo à Zola, le portrait
sans portrait, pas d’histoire sans représentation d’un s’impose comme un pilier du genre. Portrait d’Esme-
personnage. Étant donné que le portrait est suscep- ralda, portrait de Gervaise, portrait de Jean Valjean
tible de saisir ou surprendre le lecteur, il apparaît ou d’Étienne Lantier, le portrait assume non seu-
au premier chef comme une clef de voûte d’un récit lement sa fonction narrative mais aussi son ambi-
même improvisé. Pour qu’un lecteur/auditeur s’ac- tion, s’apparentant souvent, comme chez Balzac, à
croche, ne serait-ce qu’à une anecdote, encore faut-il un morceau de bravoure. Le portrait du Colonel
que l’énonciateur éveille suffisamment sa capacité Chabert en fournit un exemple saisissant : « Le jeune
imaginative afin que ce dernier soit en mesure de avoué demeura pendant un moment stupéfait en entre-
se représenter le personnage évoqué. Chez Scarron, voyant dans le clair-obscur le singulier client qui l’atten-
dans Le roman comique, roman à péripéties anecdo- dait. Le colonel Chabert était aussi parfaitement immobile
tiques par excellence, l’efficacité du récit serait large- que peut l’être une figure en cire de ce cabinet de Curtius
ment inférieure, si, tout au long, le narrateur n’offrait où Godeschal avait voulu mener ses camarades. Cette
à son lecteur une série de portraits grotesques de immobilité n’aurait peut-être pas été un sujet d’étonne-
l’anti-héros, Ragotin. ment, si elle n’eût complété le spectacle surnaturel que pré-
Nous comprenons, par conséquent, qu’un énon- sentait l’ensemble du personnage. Le vieux soldat était
ciateur a tout intérêt à faire des portraits. Cette sec et maigre. Son front, volontairement caché sous les
nécessité, les moralistes du xviie siècle, de Saint-Si- cheveux de sa perruque lisse, lui donnait quelque chose
mon à La Bruyère, l’avaient d’ailleurs parfaitement de mystérieux. Ses yeux paraissaient couverts d’une taie
comprise. L’influence des salons mondains et de la transparente : vous eussiez dit de la nacre sale dont les

JUIN 2022 NRP LYCÉE 11


Dossier
reflets bleuâtres chatoyaient à la lueur des bougies. Le autres, plusieurs portraits de Baudelaire. Saisir par
visage pale, livide, et en lame de couteau, s’il est permis le portrait la personnalité d’un individu a for-
d’emprunter cette expression vulgaire, semblait © Br tiori illustre le dote pour ainsi dire d’une
idg
mort. Le cou était serré par une mauvaise em
an « figure ». En ce sens, pouvons-nous
Im
cravate de soie noire. L’ombre cachait ag nous rappeler que la mode du
e
si bien le corps à partir de la ligne portrait s’inscrit dans toute une

s
brune que décrivait ce haillon, tradition issue du monde de
qu’un homme d’imagination la cour des temps royaux.
aurait pu prendre cette vieille
Ici encore, La Princesse de
tête pour quelque silhouette
Clèves n’en donne-t-il pas
due au hasard, ou pour un
portrait de Rembrandt, un précieux témoignage ?
sans cadre. » « La reine Dauphine fai-
sait faire des portraits en
Sur un plan stricte-
petit de toutes les belles
ment narratif, le por-
personnes de la cour,
trait ne relève pas d’un
simple ornement du pour les envoyer à la
récit. Son importance reine sa mère […]. »
reste d’autant plus Plus globalement,
significative quand le nous conviendrons
récit multiplie les per- que le portrait pos-
sonnages comme dans sède une vertu multi-
Notre-Dame de Paris. fonctionnelle, pouvant
En somme, pour qu’un avoir, comme chez La
lecteur en ait pour son Bruyère, un enjeu argu-
argent, il faut que l’écri- mentatif ou un rôle plus
vain lui en donne assez. narratif dans un roman. Le
Par les portraits qu’il en fait portrait, au même titre que
en détaillant les changements la description, apparaît aussi
d’apparence du héros, Alexandre très instructif sur la personnalité
Dumas crédibilise l’histoire a priori
d’un personnage. Lors du bal
invraisemblable d’Edmond Francisco Primaticcio, de la Vaubyessard, le point
Dantès dans Le Comte de dit Le Primatice, Portrait de Diane de Poitiers de vue d’Emma Bovary, à
Monte-Cristo. En outre, le (1499-1566), maîtresse d’Henri II, apparaissant sous
lecteur aspire à bénéficier les traits de la duchesse de Valentinois dans
la fois émerveillée par ce
d’éléments à la fois moraux La Princesse de Clèves. Coll. privée qu’elle voit et terrifiée par
et physiques pour s’immerger ce qu’elle est socialement, par
pleinement dans le texte. Aussi Balzac contraste, s’exprime pour une bonne
cherchera-t-il à travailler dans ses portraits, du Père part dans les portraits qu’elle esquisse pour elle-
Grandet à Rastignac, de Raphaël de Valentin à la même en focalisation interne. « Ils avaient le teint de
Duchesse de Langeais la physionomie du personnage la richesse, ce teint blanc que rehaussent la pâleur des por-
afin d’en radiographier la personnalité. celaines, les moires du satin, le vernis des beaux meubles,
et qu’entretient dans sa santé un régime discret de nour-
d’u n sim ple ritures exquises. » ou encore « Madame Bovary tourna
Le portrait ne relève pas
e res te la tête et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des
ornement du récit. Son importanc faces de paysans qui regardaient. Alors le souvenir des
le réc it
d’autant plus significative quand Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme, la mare bour-
multiplie les personnages. beuse, son père en blouse sous les pommiers, et elle se revit
elle-même, comme autrefois, écrémant avec son doigt les
terrines de lait dans la laiterie. »
L’influence de l’art pictural Le portrait que l’on retrouve à toutes les sauces
Il convient par ailleurs de faire remarquer que littéraires relève nécessairement d’un exercice de
le travail des écrivains se trouve notablement bou- style ayant des fins spécifiques ; tantôt à valeur
leversé à partir du moment où l’art pictural devient documentaire, comme dans les nouvelles réalistes de
plus « grand public », et, plus encore, quand la pho- Maupassant ; tantôt, pour en rester au même écri-
tographie fait son apparition. En effet, la photo, s’ap- vain, à valeur imaginaire et poétique, quand il s’agit
parente à l’art du portrait notamment lorsque l’on de focaliser l’attention dans le cadre d’une écriture
pense par exemple au travail de Nadar, grand por- plus fantastique sur un personnage étrange, absent,
traitiste des années 1850, à qui nous devons, entre mort ou rêvé.

12 NRP LYCÉE JUIN 2022


Portraits en tous genres… littéraires
Dossier
Des portraits qui

© BIS / Ph. Nadar © Archives Photographiques Paris-Archives Larbor


font sens
Un mot « titre »
Du Portrait de l’artiste en jeune homme
de James Joyce au Portrait d’un inconnu
de Nathalie Sarraute en passant par
Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde,
nombre de titres font du portrait un
terme clef. En effet, le mot implique
implicitement une focalisation. Si l’au-
teur annonce un « portrait », cela sup-
pose, en termes d’horizon d’attente, un
« focus » sur un personnage qui va pour
ainsi dire être « dessiné ». D’où le rap-
prochement naturel entre le « portrait »
littéraire et le portrait pictural comme
indiqué précédemment. L’un comme
l’autre donnant à voir un visage avec en
même temps que ses « traits » caracté-
ristiques, pour reprendre le même mot
justement, ses « traits » de caractère. De
fait, lecteurs et critiques journalistiques,
quand ils évoquent une œuvre consa-
crée au destin d’un personnage, usent
couramment du mot. C’est le cas dans
une phrase aussi conventionnelle que
« Dans son livre, l’auteur fait le portrait
d’une jeune fille moderne… ». Apparen-
ter une histoire individuelle d’un per-
sonnage laisse supposer qu’à « la fin »,
le lecteur aura le portrait en entier, ou
pour l’exprimer autrement, le lecteur
sera en mesure de voir le « vrai » visage
de celui ou celle qui lui apparaît à l’in-
cipit comme un/une inconnu(e). Par là
même, on dira facilement que Madame
Bovary correspond au portrait de la mal
mariée ou qu’Illusions perdues brosse le
portrait d’un provincial arriviste.
Photographie de Charles Baudelaire par Félix Nadar, 1860,
BnF, Paris.
Si l’auteur annonce Un terme trans-générique
mes
un portrait, cela suppose, en ter
foc us sur un
d’horizon d’attente, un Le terme « portrait » apparaît ainsi applicable dans
si dire être l’analyse de tous les textes littéraires, quel que soit le
personnage qui va pour ain genre d’où ils sont issus. Au théâtre, par exemple, le
“dessiné”. « portrait » relève d’une pratique courante. Dans Tar-
tuffe, alors même que le héros éponyme de la pièce n’est
Quoi de plus concret qu’un visage, donc un por- pas encore entré en scène, tout le monde parle de lui à
trait ? C’est d’ailleurs une des raisons qui a conduit l’Acte I. La somme des commentaires qui le visent finit
Sainte-Beuve à partir des années 1830 à proposer par brosser un portrait dépréciatif tant du point de vue
des portraits d’écrivains. Car, faire le portrait d’une physique que moral de « l’imposteur ». Ce procédé du
personne connue permet davantage de l’incarner. portrait de l’absent se retrouve dans Cyrano de Bergerac
Bien plus tard, Stephen Zweig a poursuivi l’entre- d’Edmond Rostand, toujours en phase d’exposition :
prise en imposant sans doute dans son ouvrage les amis de Cyrano attendent de savoir s’il viendra
biographique, Balzac, le roman de sa vie, le meilleur comme il l’a annoncé afin d’interrompre la pièce où
« portrait » de l’auteur de La Comédie humaine. joue le comédien Montfleury qu’il abhorre.

JUIN 2022 NRP LYCÉE 13


Dossier
une relation du regard à la conscience qui interpelle par-

© Celine NIESZAWER/ Leextra via Opale


ticulièrement le lecteur et le spectateur. Il ne s’agit pas en
l’occurrence d’un simple « effet de réel », mais d’une révé-
lation. Le visage totalise en effet une multiplicité d’expres-
sions et d’impressions, rassemble une somme d’expériences
qui constituent la vie […] »1.
Cela étant, en acceptant de remonter le temps
jusqu’aux Fables de La Fontaine, forme narrative plus
courte, donc plus elliptique, nous pouvons consta-
ter que le portrait passe moins par la stricte repré-
sentation que par la suggestion. L’exemple de « La
laitière et le pot au lait » demeure de ce point de vue
saisissant. Si l’on ne peut pas dire qu’explicitement
La Fontaine portraitise son personnage, il n’en reste
pas moins que par la mention de ses actes et de ses
rêves, le lecteur finit par imaginer assez nettement
la jeune femme. Il n’est de fait pas très surprenant
que nombre d’illustrateurs aient eu, comme Gustave
Doré ou le peintre Fragonard, le désir de représenter
le personnage, passant donc du portrait sans repré-
sentation explicite livré par le fabuliste à une saisie
représentative du personnage par le biais de la figu-
ration picturale. (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/
bpt6k720466/f16.texteImage)

Le bel avenir du portrait à charge


Le portrait peut évidemment pencher des deux
côtés : péjoratif ou laudatif ; de même il peut être,
comme indiqué précédemment, représentatif ou
allusif. Cependant, il faut bien convenir que certains
portraits restent en mémoire plus que d’autres du fait
de leur effet grossissant. C’est notoirement le cas du
portrait dit « à charge » que l’on retrouve aussi bien
dans des articles journalistiques que dans des sketchs
comiques. Nous pourrions citer à ce titre, parmi les
exemples les plus récents, l’inénarrable Lison Daniel,
autrice comique des « Caractères »2 en référence à
ceux de La Bruyère, qui définit son projet comme
suit. « Ce qui m’éclate, c’est de convoquer des gens qu’on
connaît, de leur trouver un phrasé, un champ lexical, une
façon de parler. J’adore que les gens disent “une telle, c’est
tellement mon ex-belle-mère !” »

x
Le portrait peut pencher des deu
dat if ; de mê me
côtés : péjoratif au lau
sif.
La comédienne et humoriste Lison Daniel, mai 2020. il peut être représentatif ou allu
Dans le roman « réaliste » plus spécifiquement, À partir du moment où il y a expression sati-
l’art du « portrait » reste évidemment lié à l’impor- rique, il y a nécessairement « portrait ». C’est d’ail-
tance prise par la description. Balzac donne à son leurs toute la force des moralistes du Grand Siècle,
dont La Bruyère au premier chef, d’avoir mené
lecteur une idée assez précise du faciès du Colonel
l’exercice de style à son plus haut niveau de perfec-
Chabert. Il n’en reste pas moins que d’un genre à
tion. Il suffit de relire l’entrée en matière des « Biens
l’autre, le portrait participe à la figuration de l’être de Fortune » (Les Caractères) pour s’en convaincre.
papier. Il faut que le lecteur « voit » le personnage et [Le riche] « Gito » « a le teint frais, le visage plein et les
par là même, il convient pour le romancier d’insister joues pendantes, l’œil fixe et assuré » ; [le pauvre] « Phé-
sur ce qui le singularise, à savoir son visage, et par don » a quant à lui « les yeux creux, le teint échauffé,
extension, son corps. « En tant que révélation expressive le corps sec et le visage maigre ». Dans la mesure où,
d’une personne ou d’un personnage, le portrait implique quelle que soit l’époque, l’homme n’aime rien tant

14 NRP LYCÉE JUIN 2022


Portraits en tous genres… littéraires
Dossier
surprenante ; les sourcils sont minces, quoique très-ap-

© Marc MELKI / Opale. Photo


parents ; la moustache, un peu fine et maigre, se perd
avec l’ombre des commissures des lèvres ; les cheveux
à la mode des raffinés, tombent avec grâce de chaque
côté de la face. N’était le nez, ce serait réellement un
joli garçon. »

Portrait chinois en chanson


Dans son dernier album, Multitude (2022), l’au-
teur-compositeur-interprète Stromae, démontre qu’il
n’est pas d’art qui s’exempte de « tirer le portrait ».
De texte en texte, il procède même à une sorte de
variation sur l’art du portrait en investissant toutes
ses formes, de l’autoportrait – « Mauvaise journée »
– à la galerie de portraits. Ainsi, dans la chanson,
« Riez », il peint d’un trait significatif plusieurs per-
sonnages aux ambitions de vie très distinctes, de la
plus ambitieuse, « Je s’rai un grand artiste », à la plus
modeste, « J’veux juste un p’tit terrain ». Stromae a
en outre la subtilité de concevoir des autoportraits
fictionnels en investissant par le « je » le portrait de
personnes tierces comme dans la chanson, « Fils de
joie », où il se présente comme un « fils de pute » dia-
loguant avec le maquereau de sa mère.
Dans le domaine de la chanson, qui par défini-
tion est un texte court, le portrait peut être assimilé
à une esquisse susceptible de piquer l’imagination de
l’auditeur. Dans la chanson « Ave Cesaria » issue de
son album précédent, Racine carrée (2013), l’artiste
belge avait déjà brossé un portrait de la chanteuse
capverdienne, Cesaria Evora (1941-2011) :
Souviens-toi de la première fois
Où nos regards s’étaient croisés
Même que ton œil disait merde à l’autre
Surtout à moi
Le chanteur, auteur et compositeur Stromae, Mais pourquoi moi
8 octobre 2011. Alors que les autres
Te trouvaient bien trop laide
que rire d’autrui, il reste assez payant de proposer Stromae, « Ave Cesaria », Racine Carrée, 2013.
de malignes caricatures de contemporains célèbres. Le narrateur proustien n’en aurait-il pas conclu
On peut d’ailleurs craindre, comme en son temps à un bel exemple de radiographie du personnage ?
Barbey d’Aurevilly, que le « portrait » devienne moins
un « genre » à part entière, qu’une forme littéraire
envahissante, présupposant la nécessité de sur-foca- 1. Julie Anselmini et Fabienne Bercegol, introduction des actes du
colloque de Cerisy, Portraits dans la littérature, 2018.
liser le point de vue sur un personnage concentrant 2. « Les Caractères » de Lison Daniel sur Instagram
des traits tellement saillants qu’il en devient d’autant
plus aisé de les caricaturer.
Il n’en reste pas moins que le portrait litté-
raire, a fortiori à visée « bouffonne », semble avoir À LIRE, À ÉCOUTER
de belles heures devant lui. En effet, l’origine d’un • Les actes du colloque de Cerisy, Portraits dans la littérature,
projet littéraire demeure souvent l’intention de por- de Gustave Flaubert à Marcel Proust, dir. Julie Anselmini et
traitiser un individu. On se souviendra qu’Edmond Fabienne Bercegol, Classiques Garnier, 2018.
Rostand a conçu son Cyrano de Bergerac en par- https://cerisy-colloques.fr/wp-content/uploads/2020/02/
tant des Grotesques (1844) de Théophile Gautier, PortraitsLitterature-PubCerisy2018.pdf
où ce dernier livre un portrait saisissant du libertin • À propos de la comédienne Lison Daniel
gassendiste. « Quant au reste de la figure, autant que https://www.liberation.fr/theatre/2020/06/08/elle-a-bon-carac-
tere_1790654/
ce nez triomphal permet de l’apercevoir, il m’a semblé
https://www.franceinter.fr/emissions/le-billet-de-lison-daniel/
gracieux et régulier : les yeux sont coupés en amande le-billet-de-lison-daniel-du-mercredi-27-octobre-2021
et fort noirs, ce qui leur donne un feu et une douceur

JUIN 2022 NRP LYCÉE 15


Séquence 2 de
OBJET D’ÉTUDE
LYCÉE GÉNÉRAL ET TECHNOLOGIQUE

➜ Le roman et le récit du xviiie siècle au xxie siècle

« Un sujet en or » :
D’autres vies que la mienne,
d’Emmanuel Carrère
Par Anne Cassou-Noguès, professeur de Lettres, Lycée Jacques Monod (Clamart)

© Philippe Quaisse / Pasco


Support • Emmanuel Carrère, D’autres vies que la
mienne, 2009 (Gallimard « Folio », n° 5131)

Sommaire SÉANCE 1. D’autres vies que la mienne, qu’est-


ce que c’est ?
SÉANCE 2. Des vies esquissées
SÉANCE 3. « Nous avons été de grands juges »
SÉANCE 4. Un double portrait des juges
SÉANCE 5. L’écriture pour panser les plaies ?
SÉANCE 6. Initiation à la dissertation

Durée de • 9 heures
la séquence

Présentation
D’autres vies que la mienne, roman d’Emmanuel Carrère, m’a
bouleversée et je garde un souvenir brûlant de la première lec-
ture de ce texte sur lequel je suis revenue plusieurs fois. Je n’avais
jusque là jamais eu le courage de l’étudier avec les élèves, de peur
qu’ils n’apprécient pas, qu’ils se moquent, ou et c’est peut-être
plus problématique encore, qu’ils soient bouleversés à leur tour.
Pourtant, pour faire aimer la littérature aux élèves, ne doit-on pas
prendre le risque de partager des lectures qui nous ont marqués ?
Cette séquence, qui s’inscrit dans l’objet d’étude « le roman
et le récit du xviiie siècle au xxie siècle », a un double objectif.
D’une part, elle permet de s’interroger sur le genre et la dimen-
sion romanesque du récit de vie. Elle met en évidence la place
de la réalité dans le récit tout en montrant comment le regard
de l’écrivain transforme une réalité déprimante en un « sujet
en or ». D’autre part, la séquence portera sur la dimension
sociologique du récit qui s’appuie sur une série de portraits
de personnes appartenant à des classes sociales différentes,
confrontés à des expériences plus ou moins douloureuses,
pour finalement questionner le fonctionnement de notre
société contemporaine.

Séquences 2de
Les ressources !
L ’article de la revue
Les images projetables
Séance 2. Une fiche pour les questions
préparatoires
Contrôle de lecture sur D’autres vies que la mienne Emmanuel Carrère, écrivain, scénariste et réalisateur.

16 NRP LYCÉE JUIN 2022


Séquence 2de

Séance 1D’autres vies que la mienne, – Controverse : elle n’est pas évoquée dans le roman puisqu’elle n’a
pas lieu d’être : Hélène est alors mariée au narrateur et elle lit le texte
qu’est-ce c’est ? en premier (« Hélène a été la première à lire ces pages. Elle avait accepté
que je m’engage dans ce travail, mais plus il approchait de sa fin, plus elle
Support : Internet, le roman dans son ensemble avait peur de découvrir que j’aurais écrit sur Juliette », p. 323). Toutefois,
Objectif : S’interroger sur le genre de cet ouvrage et sur le pacte se pose la question du droit de regard des personnes mises en scène
de lecture qui en découle dans l’ouvrage qui vont relire le texte et à qui le narrateur a promis
Durée : 2 heures d’opérer des modifications s’ils en ressentaient le besoin (« Cet enga-
Mise en œuvre pédagogique gement inquiétait Paul, mon éditeur », p. 323).
Au lieu d’aborder la question du genre de manière théorique, par
des définitions d’ailleurs sans cesse remises en question, nous Mise en commun et réflexions
proposons une approche plus pragmatique.
• La comparaison entre la « fiche d’identité » de l’auteur et celle du
narrateur montre sans ambiguïté que le narrateur et l’auteur sont
Avant la séance une seule et même personne, très présente dans l’ouvrage même
Pour commencer la séance, on peut diviser les élèves en plu- si ce n’est pas sa propre vie qu’Emmanuel Carrère raconte. Il y a une
sieurs groupes : identité entre l’auteur, le narrateur et un personnage secondaire.
– Premier groupe : qui est Emmanuel Carrère ? On ne peut donc pas parler d’autobiographie puisque l’auteur ne
– Deuxième groupe : qui est le narrateur de D’autres vies que fait pas le récit rétrospectif de son existence, mais il apparaît claire-
la mienne ? ment que l’on ne peut pas parler non plus de roman au sens strict.
– Troisième groupe : comment le narrateur s’y prend-il pour • De plus, comme l’auteur l’affirme sur la quatrième de couverture :
raconter son histoire ? « Tout est vrai ». Emmanuel Carrère n’a transformé ni les dates, ni le
nom des personnages. Il établit ainsi un contrat de lecture particu-
Activités lier : il s’engage à dire la vérité. À nouveau, on voit bien que D’autres
• Pour les premier et deuxième groupes, afin d’éviter que les vies que la mienne n’est pas un roman, une œuvre de fiction.
élèves ne se perdent dans des recherches chronophages et peu
• On peut alors se demander ce qui distingue ce récit d’un docu-
ment, d’un travail journalistique1. Pour nourrir la réflexion des
fructueuses, nous leur proposons de répondre en remplissant cinq
élèves, on peut leur proposer de relire plusieurs passages : p. 122-
rubriques :
123 (« Sa manière, je l’ai dit […] par l’évocation de son père »), p. 251
– Dates
(« Ouf. Dans un film […] de tous les enthousiasmes »), p. 321-322 (« À
– Profession
mon retour de Rosier […] je l’achève trois ans après l’avoir abandon-
– Roman, film (indiquer un titre de chaque)
né »). On envisage alors deux pistes pour répondre à cette question.
– Famille : (indiquer le nom de sa femme et de ses enfants)
– D’abord, l’auteur narrateur occupe une place importante dans son
– Controverse
récit. Il n’est pas seulement le réceptacle d’une mémoire : il donne
• Pour le troisième groupe, il s’agit de faire repérer aux élèves les son avis, allant parfois jusqu’à contredire les témoins (« mais la vérité
différentes étapes du processus d’écriture : est que je ne suis pas certain d’être d’accord », p. 151). Il expose sa vie
– Première étape : expérience vécue (pour le tsunami) ou entre- privée même quand elle n’a pas grand-chose à voir avec les événe-
tiens avec les différents protagonistes (Étienne, Patrice, Marie-Aude ments qu’il raconte (par exemple, il ouvre son récit par ce souvenir :
et Jacques…). « La nuit d’avant la vague, je me rappelle qu’Hélène et moi avons parlé
– Deuxième étape : l’écriture. de nous séparer », p. 9. Cette difficulté dans le couple n’a pas grande
– Troisième étape : la relecture par les principaux intéressés (« Note importance dans la suite du récit qui évoque le tsunami et la mort
d’Étienne, en marge du manuscrit », p. 143 ; « En lisant cette page, trois d’une fillette). Il choisit de raconter ou pas, faisant une pause de
ans plus tard, Étienne m’a dit… », p. 279). trois ans entre le début de son entreprise et son achèvement (« Mon
projet n’était plus de saison, j’ai appelé Étienne et Patrice pour les aver-
Éléments de réponse tir que je l’abandonnais, ajoutant que peut-être je m’y remettrais un
Premier groupe : jour, mais j’en doutais », p. 321).
– Date : né en 1957 – Ensuite, l’auteur narrateur n’est pas seulement un témoin, mais un
– Profession : scénariste, cinéaste, romancier, essayiste metteur en scène. D’une part, il ne se contente pas de reproduire
– Roman, film : La Moustache, Ouistreham les paroles qu’il a recueillies. Il les transforme. Ainsi, il instaure une
– Famille : Emmanuel Carrère a été marié à Hélène Devynck de 2011 chronologie dans les propos d’Étienne qui construit plutôt son récit
à 2020, il a trois enfants, Gabriel, Jean-Baptiste et Jeanne. par association d’idées (« Sa manière, je l’ai dit, est libre et associative,
– Controverse : depuis son divorce, Hélène Devynck ne veut plus avec des sautes brusques d’un thème à l’autre, d’un temps à l’autre. J’ai,
être mentionnée dans les ouvrages de son ex-mari. moi, le goût et même l’obsession de la chronologie », p. 122). D’autre
part, il est aussi scénariste et romancier, il est parfois tenté par le
Deuxième groupe :
spectaculaire, la construction d’une scène clé. Il prend ses distances
– Dates : inconnues
avec cette tentation mais en rend compte dans l’ouvrage (« Dans un
– Profession : scénariste (p. 90), écrivain (p. 115)
film, une musique intensément dramatique devrait accompagner la
– Roman, film : le narrateur évoque à plusieurs reprises L’Adversaire découverte de ces lignes par l’héroïne », p. 251).
(p. 118, par exemple).
– Famille : la compagne du narrateur s’appelle Hélène, il a fils Jean-
Baptiste qui est au Sri Lanka avec lui au début du roman et à la fin, 1. Sur cette question, on peut consulter le hors-série de la NRP consacré au
il a une petite fille avec Hélène. récit Le Quai de Ouistreham.

JUIN 2022 NRP LYCÉE 17


• Ainsi, le travail d’Emmanuel Carrère semble être moins de rendre Éléments de réponse
compte de la réalité que de donner son point de vue, sa manière de 1. Les paroles du juge et du gestionnaire de la supérette n’ont fina-
percevoir ce dont il a été témoin, ce qu’on lui a raconté. lement que peu d’importance. En effet, elles n’ont aucune efficacité,
aucun impact sur la situation, ni pour les L, ni pour le « franchisé ».
Prolongements 2. Il s’agit d’un euphémisme. Le « franchisé » est mal à l’aise, parce
On peut finir cette première séance par un débat oral en se deman- qu’il n’a pas envie d’accabler le couple mais il a besoin de récupérer
dant, comme l’auteur le fait lui-même à plusieurs reprises, quelle est son argent. La formule met en évidence la situation inextricable
la légitimité de l’écrivain à raconter des histoires qui ne sont pas les dans laquelle ils se trouvent.
siennes. Ne faudrait-il pas plutôt lire Les Larmes de Ceylan, le livre de 3. On note de très nombreuses phrases négatives dans le discours
Philippe Gilbert, grand-père de la petite Juliette, noyée au Sri Lanka, du juge qui soulignent son impuissance (« je ne suis pas plus fort que
ou encore Restons groupés d’Étienne Rigal, le « juge unijambiste » la Banque de France », « je ne peux pas inventer de l’argent là où il n’y
du roman de Carrère, paru l’an dernier ? On invite donc les élèves à en a pas », « Je ne peux pas vous le promettre »).
4. Dès le départ, il apparaît que rembourser 31 euros par mois, c’est
chercher des arguments avant de débattre.
trop important (« On a évalué, Dieu seul sait comment, leur capacité
de remboursement à 31 euros par mois »). En effet, ils n’ont plus de
Question de légitimité Arguments
travail, ils ont des enfants à nourrir, ils ont d’autres dettes à rem-
• « C’est peut-être pour vous », • Il peut interroger plusieurs bourser, ils sont séropositifs.
p. 115. personnes et ainsi avoir
Bilan
• Pourquoi Emmanuel Carrère plusieurs points de vue sur un
peut-il / doit-il raconter ces même fait. Le dialogue traduit l’inefficacité de la parole, même celle du juge.
vies qui ne sont pas la sienne ? • Il se préserve, puisqu’il n’a Ce sont ses intonations qui réconfortent, l’attention qu’il porte au
pas à revivre quelque chose « franchisé » et non les solutions qu’il propose. Le regard est à la
de douloureux. fois lucide et sur la société et inquiétant. On passe d’une galerie de
• Il peut être plus lucide que la portraits à un tableau d’une classe sociale invisible.
personne qui a vécu une scène
traumatisante et qui peut être
aveuglée par ses émotions. « Nous avons été
Séance 3
• Il sait écrire. de grands juges », p. 112
• « Tu es le mieux placé pour le • Ils ont vécu tous ces
Support : « Au tribunal de Vienne […] que personne ne peut com-
faire », p. 69. événements, ils peuvent
prendre s’il ne l’a vécu », p. 112-113
• Pourquoi vaudrait-il retranscrire leurs émotions.
Objectif : Étudier le portrait de deux « grands juges » dans le
mieux entendre la voix des • Cela peut les aider à récit
protagonistes ? surmonter leur peine. Durée : Deux fois une heure
Mise en œuvre pédagogique
Cette séance est consacrée au thème central du droit et de l’exer-
cice de la justice, tel qu’il est traité dans le roman, c’est-à-dire très
Séance 2 Des vies esquissées fidèle à la réalité. Cette séance contient deux volets : un travail
thématique et transversal, puis une explication linéaire.
Support : D’autres vies que la mienne, p. 191-193 (« Cependant,
quand la greffière […] pas écœuré non plus »)
Objectifs : Étudier un dialogue, comprendre comment des por- A. Questions préparatoires
traits esquissés donnent une dimension sociologique au récit
Questions
Durée : 1 heure
Mise en œuvre pédagogique 1. Pouvez-vous citer des noms de juge français ? Connaissez-vous
Avant la séance, les élèves répondent à des Une fiche de leur fonction exacte ?
questions préparatoires sur des portraits de per- travail est 2. Recherchez rapidement qui sont les trois juges cités par l’auteur,
sonnes endettées. Ils répondent ensuite à des disponible
dans la p. 128.
questions sur la manière dont le dialogue avec banque de 3. Quels sont les différents juges qui officient en France ?
le juge prend en charge cette question. ressources
Éléments de réponse
1. Carrère mentionne trois juges dont les noms étaient connus de
Questions tous lors de la parution du roman mais ils n’évoqueront sans doute
1. Dans le texte, ajoutez les guillemets et les tirets pour faire appa- rien aux élèves qui, eux, connaîtront peut-être des noms de juges
raître le dialogue au discours direct. Pourquoi n’y a-t-il pas les antiterroristes, comme celui de Marc Trévidic.
marques traditionnelles du discours direct ? 2. Éric Halphen est un juge anti-corruption, Renaud Van Ruymbeke
2. Quelle figure de style identifiez-vous dans la phrase « c’est sûr est un juge d’instruction, qui a enquêté sur des affaires politico-fi-
qu’ils n’ont pas l’air bien à leur aise » ? nancières, Eva Joly est elle aussi juge d’instruction, rattachée au pôle
3. Quel type de phrase domine dans le discours du juge ? financier. Ainsi, on connaît le nom de juges d’instruction, mais pas
4. Croyez-vous que le franchisé touchera son argent ? Pourquoi ? celui de juges des contentieux de la protection (ex-juges d’instance).

18 NRP LYCÉE JUIN 2022


Séquence 2de

4. Qu’est-ce que la loi Scrivener ?

© Adobe Stock / ERIC


5. Pourquoi est-elle difficile à appliquer ?
6. Comment procèdent le juge Philippe Florès et, à sa suite, Étienne
Rigal ?
7. Cette façon de faire vous semble-t-elle juste ?
Groupe 3. La Cour de cassation

Extraits :
– « Les établissements de crédit […] Cour de cassation », p. 247
– « La première arme […] il n’a plus le droit de s’en plaindre »,
p. 247-48
– « La situation est devenue critique […] il doit le rester en son fort
intérieur », p. 248-249

8. Qu’est-ce que la Cour de cassation ? Qui la saisit ici ? Pourquoi ?


9. Quels sont les deux éléments qu’ils opposent aux jugements de
Philippe Florès, Étienne et Juliette ?
Le palais de Justice de Vienne, dans l’Isère. 10. Qui sont les victimes de ces luttes juridiques très techniques ?

Éléments de réponse
3. Il existe en effet plusieurs sortes de juges en France :
– les juges d’instruction : chargés d’enquêtes judiciaires en matière 1. Le juge d’instance essaie, selon J.-P. Rieux, « de concilier » les
pénale ; parties adverses. Il travaille à partir des dossiers, mais peut aussi
– les juges d’application des peines : chargés de suivre les condam- se rendre sur place pour constater, et il rencontre les parties.
nés, en prison et après leur emprisonnement ; 2. Il traite de litiges qui touchent des particuliers et, le plus sou-
– les juges des enfants : ils s’occupent des affaires impliquant des vent, des questions d’argent. Ce sont des problèmes du quotidien.
mineurs ; 3. Il se heurte à deux types de difficultés : d’une part, il doit trai-
– les juges aux affaires familiales : ils traitent des divorces et des ter de plus en plus d’affaires (en raison de l’engorgement des
gardes d’enfants ; greffes et du système de notation des juges), ce qui pourrait le
– les juges des contentieux de la protection : ils s’occupent de la conduire à être expéditif, mécanique ; d’autre part, il n’y a pas
protection des majeurs et des litiges liés aux baux d’habitation, aux vraiment de solution pour faire payer une dette à quelqu’un qui
crédits à la consommation et au surendettement des particuliers. n’a pas d’argent…
4. La loi Scrivener empêche ceux qui ont le pouvoir (un apparte-
B. Activité de lecture et de recherche : ment à louer, de l’argent à prêter…) de s’arroger tous les avan-
le surendettement et le droit tages, de se tailler la part du lion (« La loi Scrivener déclare donc
On propose des lectures cursives d’extraits pour comprendre abusives les clauses qui rendraient le contrat trop léonin »). Elle
le rôle d’Étienne et Juliette. Ce travail se fait en groupes : chaque impose à celui qui rédige le contrat un certain nombre de règles,
groupe relit quelques passages et répond à des questions. de façon à ce que celui qui le signe sache bien à quoi il s’engage.
5. Cette loi est malheureusement difficile à appliquer car, dans
Questions le cadre du crédit notamment, ceux qui signent, qui ont besoin
Groupe 1. Le quotidien des juges d’instance d’argent et ne peuvent pas en emprunter à la banque, appar-
tiennent souvent à des classes défavorisées, peu éduquées. Ils
Extraits : ignorent donc cette loi (« les établissements de crédit qu’elle est
– « Quand il était juge d’application des peines […] appelant une supposée encadrer ne la respectent pas et […] les consommateurs
solution de droit particulière », p. 172-173 qu’elle est supposée protéger ne la connaissent pas »).
– « Et que fait-il le juge d’instance […] qui est la commission de 6. Les juges Florès et Rigal appliquent la loi Scrivener en décla-
surendettement », p. 181-182 rant nul et non avenu tout contrat qui ne respecte pas les règles
– « La cinquantaine, costaud, […] ne se fassent pas trop arna- fixées par la loi, c’est-à-dire la plupart des contrats émis par les
quer », p. 184 compagnies de crédit.
7. Les établissements de crédit trouvent cette manière de pro-
1. Quel est le rôle du juge d’instance ?
céder injuste : ils ont prêté de l’argent ce qui a servi à la fois au
2. Quel type d’affaire instruit-il ?
bien-être des familles et au bon fonctionnement de l’économie,
3. À quelles difficultés se heurte-t-il ?
ils souhaitent être remboursés. Ils sont en droit d’estimer que si le
Groupe 2. La loi Scrivener contrat n’était pas conforme, il ne fallait pas le signer. Inversement,
Florès et Rigal estiment que la loi Scrivener existe et qu’elle doit
Extraits : être appliquée.
– « Il existe une loi, pourtant, qui vise à limiter ces arnaques […] 8. La Cour de cassation vise à unifier l’interprétation des lois et à
Rien de plus, mais rien de moins », p. 194-195 contrôler la bonne application du droit. Elle est saisie ici par les
– « Florès, lui, regardait à peine […] le contrat ne vaut rien », p. 196 avocats des organismes de crédit qui considèrent comme injuste
– « Les avocats des banques et des établissements de crédit […] j’ap-
que les débiteurs ne soient pas obligés de rembourser leurs
plique la loi », p. 199-200
dettes, alors qu’ils s’y étaient engagés en signant un contrat écrit.

JUIN 2022 NRP LYCÉE 19


9. La Cour de cassation oppose deux principes aux jugements de
Philippe, d’Étienne et de Juliette. Le premier est la forclusion : de
Un double portrait
Séance 4
même que le créancier doit réclamer son argent dans les deux ans des juges
qui suivent le premier défaut de paiement, le débiteur doit contester
la régularité du contrat qu’il a signé dans les deux ans. Le second Support : « Au tribunal de Vienne […] que personne ne peut com-
réside dans le fait qu’un juge « ne peut pas relever d’office, c’est-à-dire prendre s’il ne l’a vécu », p. 112-113
de sa propre initiative, un manquement à la loi ». Si vous jugez que Objectif : Étudier le portrait de deux « grands juges » dans le
le contrat que vous avez signé ne respecte pas les règles de la loi récit
Scrivener, vous devez porter plainte, mais le juge, même s’il s’en rend Durée : 1 heure
compte, ne peut pas le mentionner. C’est au particulier de faire valoir Mise en œuvre pédagogique
ses droits, il ne doit pas attendre que le juge le fasse à sa place. Pour entraîner les élèves à l’explication linéaire de cet extrait,
10. Le problème, c’est que ces règles visent les plus démunis, qui on proposera comme projet de lecture la problématique
ignorent la loi, qui ne peuvent pas se payer les services d’un avocat, suivante : comment E. Carrère fait-il un portrait enthousiaste et
mais qui ont besoin des organismes de crédit. lyrique de deux juges qui se consacrent à des questions de droit
techniques ?
Bilan
Le travail de groupe a permis de voir dans quelle impasse se
Premier mouvement
trouvent les trois juges qui essaient de faire appliquer le droit de
façon à défendre les plus démunis, non pas parce que ce sont les L’art d’appliquer le droit, selon Étienne et Juliette
plus démunis, mais parce que c’est le droit. Du début à « l’art d’appliquer vraiment le droit »
– Le portrait commence par des précisions sur le lieu d’exercice
(« Au tribunal de Vienne ») et sur le type d’affaires traitées (« droit du
Pour aller plus loin : une question de droit surendettement » et « droit du logement »). Rien de tout cela ne fait
On propose de bien lire l’extrait de la revue qui fait réagir rêver : Vienne est une sous-préfecture de 30 000 habitants, dont
Étienne : « Quant à la question de savoir […] la faculté d’apprécier on entend rarement parler. Quant aux affaires de surendettement
d’office une telle clause ». Quel principe est ici exposé ? et de droit du logement, ce sont des problèmes susceptibles de
Selon la CJCE (Cour de justice de la Commision européenne), concerner tout un chacun mais qui relèvent de questions indivi-
le juge pourrait apprécier « d’office » le caractère abusif d’une duelles, peu spectaculaires. On comprend mal dès lors comment
clause, en raison de la situation d’infériorité du consommateur de tels juges peuvent devenir des héros.
par rapport au professionnel. On comprend, en effet, qu’un – On observe ensuite une opposition entre deux concep-
consommateur qui a recours à un crédit en connaisse moins sur tions de la justice : l’une qui est qualifiée de « romantique » et
ce sujet qu’un professionnel qui travaille dans un organisme de que l’on retrouve volontiers au cinéma, y compris dans des films
crédit, et dont le métier est de rédiger des contrats. Les juges américains à gros budget, l’autre qui est plus réaliste. Selon la
décident donc de saisir la CJCE et l’emportent. première, Juliette aurait pu être la juge qui défend les « démunis »,
dans la lutte sans cesse renouvelée des forts contre les faibles.
Collection Christophe L © Fin Aout Productions-Photo Moune Jamet

Marie Gillain et Vincent Lindon dans Toutes nos envies, adapté très librement de D’autres vies que la mienne, réal. Philippe Lioret, 2011.

20 NRP LYCÉE JUIN 2022


Séquence 2de

Mais la réalité est différente. D’une part, la réalité est plus com- – Enfin, ces deux juges ont subi une violence de l’existence elle-
plexe. L’adjectif « compliqué » est répété deux fois et la phrase même : « ils étaient boiteux tous les deux ». Cette dernière notation
se complexifie pour illustrer cette idée (« même si souvent c’est est importante pour le récit parce qu’elle justifie qu’Étienne raconte
plus compliqué et ils aimaient que ce soit plus compliqué »). D’autre Juliette. Lui seul peut comprendre Juliette parce qu’il a lui aussi subi
part, le rôle d’un juge n’est pas de prendre parti, mais d’appliquer « ce que personne ne peut comprendre s’il ne l’a vécu ». De plus, cela
le droit. Là encore, les répétitions viennent souligner le propos donne une dimension romanesque au récit. Alors qu’Étienne et
(« juridique » fait écho à « juriste » et « droit » est répété deux fois). Emmanuel Carrère ont veillé à éliminer toute conception roman-
Juliette en effet ne défend personne en particulier, elle applique tique de la justice, le duo improbable formé par ces deux juges
le droit. boiteux devient un couple de fiction : on se plaît à penser qu’il ne
– L’adverbe « vraiment » est souligné dans le texte par l’ita- pourrait naître que dans l’esprit d’un romancier facétieux soucieux
lique. Toutefois, l’auteur entend pour la première fois parler du tra- de personnages victimes d’une injustice.
vail de Juliette : il se contente de rapporter les propos d’Étienne,
sans cacher sa distance (« Juliette n’aurait pas aimé, disait-il, Conclusion
qu’on dise »). Il ne sait pas encore bien en quoi Juliette et Étienne Récapitulation : en rapportant et en s’appropriant les propos
appliquent vraiment le droit. On devine un premier aspect dans d’Étienne Rigal sur le duo qu’il formait avec Juliette au tribunal
l’opposition entre une justice mécanique (« une série de cases à d’instance de Vienne, Emmanuel Carrère obéit à deux exigences
remplir ») et une justice qui sait écouter les individus, leur « his- contradictoires : il cherche à donner une image réaliste de la justice
toire ». et du travail de ces deux justes, mais il fait aussi le portrait de deux
héros dignes de figurer dans un roman.
Deuxième mouvement
Ouverture : on peut proposer aux élèves d’étudier d’autres per-
La technicité du travail effectué sonnages de juge dans la littérature avec, par exemple, la lecture de
De « Pour cela ils étaient capables » à « mais illégale » Dans l’intérêt de l’enfant de Ian McEwan ou le visionnage de films,
– Ce deuxième mouvement est composé d’une seule phrase, Trois couleurs : rouge de K. Kievslowski, par exemple, puisque c’est le
très longue, organisée selon un rythme ternaire et une cadence premier film qu’Étienne et sa femme ont vu ensemble.
majeure, grâce à la répétition de « capables ». Elle donne une
dimension lyrique au passage, en totale contradiction avec les
faits mentionnés qui semblent non pas héroïques mais techniques,
voire ennuyeux.
Séance 5L’écriture pour panser
– En effet, les deux juges ne sont pas présentés ici comme rédi- les plaies ?
geant des avis provocateurs ou innovants, comme remportant des
batailles épiques, mais bien comme travaillant. Leur travail consiste Support : La dernière page du roman, de « Arrivé à la fin de ce
à « éplucher » des dossiers (la métaphore souligne ce que ce travail livre » à la fin
peut avoir de fastidieux), à « dénicher » une directive (là encore le Objectif : Réfléchir à l’émotion suscitée par ce récit
verbe employé suggère les efforts à fournir). Enfin, dans la troi- Durée : 1 heure
sième proposition, le vocabulaire juridique domine (« taux d’inté- Mise en œuvre pédagogique
rêt », « pénalités », « taux d’usure »), ce qui est une façon de montrer Jusqu’à présent, nous avons contourné la question de l’émotion
que les deux juges appliquent la loi. qui saisit à la gorge à la lecture de ce récit. En effet, on ne peut
– Toutefois, au terme de cette présentation d’un travail répé- négliger le fait qu’il y ait parmi nos élèves des Diane… Toutefois,
évacuer complètement la question serait fermer les yeux sur un
titif, rébarbatif, on aboutit à une conclusion qui permet de faire
aspect important du livre et sur une réalité sociale importante.
coïncider un idéal de justice (lutter contre ceux qui « saign[ent] les
gens », qui agissent de façon « immorale ») avec la pratique de la
justice (condamner des actes illégaux). Activités

Troisième mouvement Premier temps : le registre pathétique


La violence subie par deux « grands juges » Il s’agit de faire repérer aux élèves les procédés caractéristiques
De « Leurs jugements ont été publiés » à « s’il ne l’a vécu » du registre pathétique :
– On aurait pu s’en arrêter au triomphe du droit sur une « façon – champ lexical de la douleur,
de saigner les gens […] pas seulement immorale, mais illégale ». Mais – exclamatives qui soulignent la souffrance éprouvée,
là encore, ce serait trop beau, trop « romantique ». – interjections déploratives,
– Les deux juges ont subi des violences. Violence de leurs pairs – questions rhétoriques afin de prendre le lecteur à témoin.
d’abord, les juristes. On note à l’énumération « publiés, discutés, On peut pour cela s’appuyer sur quelques courts extraits : éloge
attaqués avec violence ». On remarque également le contraste funèbre d’Henriette d’Angleterre, mort de Manon Lescaut, portrait
entre le verbe « insulter » qui suggère un déchaînement de colère de Cosette, etc.
mal contenue et « le Dalloz » qui désigne le sérieux d’ouvrages de
référence. Enfin, les expressions familières « sortir de leur chapeau » Deuxième temps : lecture de la dernière page du récit
et « les deux petits juges » disent le mépris des autres juges et des Force est de constater que les procédés traditionnels du pathé-
avocats à leur égard. Ainsi donc nos héros qui, non seulement tique sont absents de ce passage. On peut donc se demander à
appliquent le droit, mais cherchent à l’appliquer le plus morale- quoi est liée l’émotion que l’on éprouve.
ment possible, ne sont reconnus ni par le grand public (ce ne sont – La première source d’émotion est due au fait que Diane nous
des affaires qui n’ont d’importance qu’au niveau individuel), ni par ressemble. Comme tout enfant, elle a cherché les bras de sa mère
leurs pairs. (« Diane réclamait tout le temps que Juliette la prenne dans ses bras »),

JUIN 2022 NRP LYCÉE 21


elle a regardé Bambi… Mais alors que Diane devrait être une petite

© Milene Cardoso/Brazilphoto Press via AFP- Tous Droits Réserves pour l’artiste Ron Mueck
fille parmi d’autres, elle est privée de deux choses essentielles pour
une enfant : sa mère et le pouvoir de son père de la rassurer (« mais
il ne peut pas et ne pourra jamais plus lui dire ce que les pères vou-
draient dire à leurs enfants, toujours : “ce n’est pas grave” » : on note
dans cette phrase une allitération en [p] qui rapproche douloureu-
sement les négations du nom « père »).
– On peut d’autant mieux s’identifier à Diane et à Patrice que jus-
tement, Emmanuel Carrère se refuse à tout procédé grandiloquent.
La simplicité de son écriture semble refléter le réalisme de la situation
nous rappelant qu’il ne s’agit pas là d’une fiction. On remarque ain-
si des répétitions (« Patrice regarde sa femme. Diane regarde sa mère.
Patrice regarde Diane la regarder. Elle pleure, il pleure aussi »).
– De plus, la douleur de Diane et de Patrice semble sans cesse
renouvelée, inépuisable. Trois ans après la mort de Juliette, ils
semblent toujours aussi malheureux. Ainsi, on relève de nombreux
connecteurs de temps qui disent à quel point la douleur est tou-
jours vive (« tout le temps », « cent fois », « très souvent »), comme le
présent d’habitude (« Ils descendent », « ils prennent place »).
– Enfin, on est ému par la posture de l’auteur. Au début de
l’extrait, on retrouve les références à sa méthode d’écriture (voir
séance 1, p. 17) : il écoute (« m’a raconté », « raconte », « dit aussi »),
« pense » et écrit. Mais pour la première fois, avec humilité, il réflé-
chit à l’effet produit par son livre. Il ne s’agit plus de répondre à sa
curiosité (qu’est-ce qu’un bon juge ?), de faire réfléchir (a-t-on le
droit de consommer ?) mais peut-être de faire du bien, de « panser »
des blessures.

Séance 6 Initiation à la dissertation


Dans le cadre de cette initiation en 2de, nous proposons un
sujet qui ne porte pas seulement sur D’autres vies que la mienne.
Les élèves peuvent ainsi s’appuyer sur d’autres récits.

Sujet
« Tu es le seul type que je connaisse capable de penser que l’amitié
de deux juges boiteux et cancéreux qui épluchent des dossiers de
surendettement au tribunal d’instance de Vienne, c’est un sujet en
or. En plus, ils ne couchent pas ensemble, et à la fin, elle meurt. J’ai Ron Mueck, Woman with Shopping, 2013 : avec ce moment
bien résumé ? C’est ça l’histoire ? », p. 120. quotidien, le plasticien saisit la vulnérabilité du personnage.
Hélène résume ironiquement le projet de son compagnon alors
qu’il s’apprête à écrire D’autres vies que la mienne. Vous vous de-
manderez, à la lumière de votre lecture de ce récit, mais aussi des
œuvres que vous avez étudiées ou lues, si un récit ne peut intéres-
2. Identifier le type de sujet
ser le lecteur que s’il repose sur « un sujet en or ».
Rappel
Les différents types de sujet :
1. Analyse des mots-clés – Les sujets de discussion = plan dialectique : le sujet propose
– « récit » : il peut s’agir d’un roman, d’un récit autobiogra- une thèse qu’il faut discuter : le plan doit d’abord valider cette thèse
phique… puis la discuter, la nuancer ou la compléter. On utilise un raisonne-
– « intéresser » : capter l’attention, donner envie au lecteur de ment par concession (I. Certes, la thèse du sujet ; II. Mais…)
poursuivre sa lecture, s’identifier aux personnages. – Les sujets de justification = plan thématique : le sujet pro-
– « sujet en or » : cette expression se comprend mieux quand on pose une thèse qu’il faut justifier. Le plan envisage toutes les raisons
lit la citation. Hélène présente tout ce qui, selon elle, va rebuter le pour lesquelles la thèse est pertinente. On a un raisonnement par
lecteur, et, au rebours, elle suggère ce qui serait un bon sujet. En accumulation (I. Tout d’abord la thèse est vraie parce que ; II. De plus
effet, le propos d’Hélène suggère qu’un « sujet en or » présente des la thèse est vraie parce que…)
personnages plus héroïques, plus extraordinaires que « deux juges – Les sujets ouverts = plan thématique : le sujet ne propose pas
boiteux et cancéreux », que ce sont des thèmes moins techniques et de thèse. Il pose une question et il faut trouver toutes les réponses
quotidiens que « des dossiers de surendettement », sur fond d’histoire possibles. On a un raisonnement par accumulation (I. Tout d’abord,
d’amour (« En plus, ils ne couchent pas ensemble ») qui se termine première réponse ; II. De plus, deuxième réponse…). Il s’agit ici d’un
bien (« et à la fin, elle meurt »). sujet de discussion.

22 NRP LYCÉE JUIN 2022


Séquence 2de

3. Formuler la problématique exceptionnels qui vivent une aventure remarquable pour séduire
Un récit doit-il nécessairement mettre en scène des person- le lecteur ? Nous verrons dans une première partie qu’un sujet
nages exceptionnels qui vivent une aventure remarquable, pour remarquable aide à séduire le lecteur, mais que ce dernier peut
séduire le lecteur ? être intéressé par une réflexion sur son quotidien. Enfin, nous
essaierons de montrer qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais sujet,
4. Trouver un plan mais seulement l’attrait d’une écriture.
I. Certes, un « sujet en or » aide à séduire le lecteur
a. Des personnages d’exception. Le lecteur admire alors des • Rédaction d’un paragraphe (II. 2)
personnages aux nombreuses qualités qu’il veut imiter ou qu’il De plus, le lecteur peut s’intéresser à un récit qui l’invite à réflé-
espère égaler. Ex. : La princesse de Clèves, héroïne vertueuse. chir à la société dans laquelle il vit et à la considérer avec lucidité. Le
b. Des histoires d’amour. Il est très rare qu’un récit ne contienne récit n’a pas en effet comme unique objectif de divertir, il ouvre éga-
pas d’histoire d’amour. La littérature est pleine de premières ren- lement à la réflexion. Sans nécessairement prétendre que l’auteur soit
contres. Ex. : La Princesse de Clèves, Manon Lescaut, Le Rouge et un mage qui regarde le monde avec un regard plus sensible que les
le Noir. autres, l’inévitable pas de côté que propose un récit par rapport à notre
c. Un cadre exotique. On lit souvent pour se distraire, on aime quotidien, le regard neuf qui ne se superpose pas tout à fait avec celui
donc des histoires qui se situent dans d’autres lieux, d’autres que nous portons sur les choses, nous permet de nous interroger sur
époques, y compris des lieux et des époques qui n’existent pas. la société. Ainsi, dans D’autres vies que la mienne, Emmanuel Carrère
Ex. : les romans de fantasy. fait le portrait de plusieurs familles en situation de surendettement :
Mme A., M. et Mme L. Eux non plus ne constituent sans doute pas des
II. Mais le lecteur peut être intéressé par autre chose
« sujets en or », au sens où les entend Hélène, mais ils nous invitent à
a. Des personnages qui lui ressemblent. Le lecteur s’identifie nous demander s’il est normal de devoir survivre quand on travaille.
davantage à un personnage qui a des failles, des faiblesses, dans Est-il légitime ou non de prétendre se loger, se nourrir, protéger ses
lesquelles il peut se reconnaître. Ex. : Étienne est un grand juge, enfants dans une société où d’autres gagnent des fortunes ? Est-ce
mais aussi un personnage orgueilleux, un juge unijambiste… que l’on doit estimer que s’ils n’ont pas les moyens de prétendre à plus,
b. Des questions auxquelles il est lui-même confronté. La lec- à mieux, c’est de leur faute ? Qu’ils auraient dû faire d’autres choix de
ture d’histoires ancrées dans le quotidien permet au lecteur de vie ? Et que la société n’a pas à payer pour leurs erreurs ? Le récit ne
réfléchir à des problématiques importantes pour lui ou la société donne pas de réponse à ces questions, mais il intéresse le lecteur pré-
dans laquelle il vit. Ex. : la question du droit à la consommation. cisément parce qu’il lui permet de réfléchir et peut-être de trouver sa
III. En réalité, il n’y a pas de bon ou de mauvais sujet propre réponse. Ainsi, un sujet très quotidien, un peu déprimant, est
a. La construction d’une intrigue. Ce qui intéresse le lecteur l’occasion de mener une réflexion.
c’est la manière dont est construit le récit. Ex. : les deux parties de
D’autres vies que la mienne qui se font écho.
© Collection Christophe L/ © SND

b. le pouvoir d’émouvoir. Le lecteur veut surtout éprouver des


émotions. Cela vient de la manière dont le récit est raconté. Ex. : la
sobriété et le refus du pathos à la fin de D’autres vies que la mienne.

5. Rédiger la dissertation
• Rédaction de l’introduction
Nombreux sont les films ou les récits consacrés à une figure
marquante de l’Histoire : on ne compte plus les biopics sur tel
ou tel personnage historique, chanteur, peintre… Ainsi, un
grand personnage, un contexte particulier seraient les éléments
essentiels pour construire un récit. Ce n’est pas le choix que fait
Emmanuel Carrère quand il entreprend d’écrire D’autres vies que
la mienne qui paraît finalement en 2009. « Tu es le seul type que je
connaisse capable de penser que l’amitié de deux juges boiteux et
cancéreux qui épluchent des dossiers de surendettement au tribu-
nal d’instance de Vienne, c’est un sujet en or. En plus, ils ne couchent
pas ensemble, et à la fin, elle meurt. J’ai bien résumé ? C’est ça l’his-
toire ? » (p. 120) : c’est ainsi qu’Hélène résume ironiquement le
projet de son compagnon. On peut donc se demander si un récit Tom Holland dans film The Impossible, qui a pour thème, aussi,
ne peut intéresser le lecteur que s’il repose sur « un sujet en or ». l’histoire d’une famille lors du tsunami du 26 décembre 2004,
Un récit doit-il nécessairement mettre en scène des personnages réal. Juan Antonio Bayona, 2012.

JUIN 2022 NRP LYCÉE 23


Séquence 1 OBJET D’ÉTUDE
re LYCÉE GÉNÉRAL ET TECHNOLOGIQUE

➜ Littérature d’idées, du xvie siècle au xviiie siècle

La Bruyère, Les Caractères


ou les moeurs de ce siècle
Par Marie-Hélène Dumaître et Françoise Rio professeures de Lettres
CARRÉ
S CLAS
SIQ UES
BAC
Des ouvra
ges œuvres
les œuvres spécialement conçu intégrales F
intégrales s pour traite
au programme r
et les parco
œuvres
JEAN DE LA BRUYÈ
Les Caractères
-
RE
urs
intégrales JEAN DE
LA BRUYÈR
Livres V à E
Les Caract
Le trait est
bref, sûr. Parfois X

VàX
Avec une drôle. Souve
précision
et surtout chirug nt

ères
Le roman ici les courtis icale, La Buyère incisif.
XVIIe qui se joue peint ses

BAC
pour un spectaans, ces pantin contemporain

s - Livres
Au fond, sous teur unique s d’une comédie sociale s,
la limpidité : le grand
des réflexi
ons du propos
clairvoyance d’un fin observateur , se révèle toute
Louis XIV.
Livres V à
nes… qui travers et
la
de ces personstupéfiante, les petits qui discerne, avec profondeur
une PARCOURS X

• Livres V à X : Présentation
nous ressem les grands ASSOCIÉ

Caractère
blent tant. défauts La comédie
Lire

Support
et comprendre sociale
nouveau
• Tous les repères l’œuvr e intégrale

BAC
IQUES
• Des encarts culturesur l’auteu
r et le contex
te de l’œuvr
• Des explications de
ls et des éclaira
ges au fil du
e LA BRUY DE Les
pour prépar texte avec texte
er l’oral une questi
on de langue

Carrés Classiques, Les Caractères de La Bruyère ne sont généralement abordés que


Préparer
le BAC
S
ÈRE

S CLAS
L’ŒUVRE
LE DOSSIER
JEAN

• La structure de l’œuvr
• Les clés pour bien e en un coup
conna
d’œil 60 pages
et originalité, ître l’œuvr NOUVEAU

Nathan
d’une écritur une peinture intemp e : tradition

par morceaux choisis. Proposer d’en étudier plusieurs chapitres


e… orelle, l’inven BAC
CARRÉ

tion
LE PARCO
URS
• Tout pour comprLaendre
comédie sociale


les

du monde
, la coméd le parcours : les thème
œuvres
BAC intégra

comédie humain ie sociale


au XVII e siècle, s clés (le théâtre

Livre XI : Classicolycée, constitue une véritable gageure. Comment comprendre un texte qui
complément e, coméd le règne du
aires, des ie mondaine), des groupe paraître,
• Vers le BAC citations, des
: deux sujets prolongemenments de textes
des points de dissert ts artistiques…
de méthod
e et des outils ation, un sujet de
ISBN : 978-209 pour prépar commentaire,
er l’oral du
-151224-2 Bac
CLASSIQ ÉS
UES

Également

Belin-Gallimard dépeint des réalités sociales et des mœurs aussi étrangères à celles
disponible
CARR

en epub

Découvrez
les 3,50 € + LE DOSSIER
www.carre ressources en ligne sur
sclassique xx pages consa
s.com à l’œuvre et crées

que les élèves connaissent ? Comment saisir la lettre du propos,


➜ voir au au parcou rs
dos

Sommaire ÉTAPE 1. Entrer dans l’œuvre : quand le style est si elliptique et si ironique ? Pour le professeur, en
l’auteur et son projet 1re générale, comment construire un parcours qui rende compte de
Séance 1. L’expérience sociale de cinq chapitres aux sujets divers ? En séries technologiques, comment
La Bruyère traiter d’un discours fragmentaire et sans coutures ?
Séance 2. L’œuvre et son contexte La séquence essaie de résoudre ces difficultés. Nous excluons de
ÉTAPE 2. Une comédie de caractères faire lire l’œuvre au préalable : nous préconisons au contraire une
Séance 3. (pour les séries lecture progressive, sélective. La plupart des séances sont accom-
technologiques). Le portrait pagnées d’une fiche de préparation destinée à faire découvrir un ou
de Ménalque plusieurs chapitres à travers une sélection de fragments. Nous avons
Séance 4. (séries générales). « Ceux mis l’accent sur l’approche contextuelle et la progression adoptée est
qui parlent, et qu’il faut que les autres thématique. Se contenter d’explications linéaires ne permet pas de se
écoutent » : Théodote familiariser avec l’œuvre, tandis que la découverte d’un thème éclaire
l’analyse ultérieure d’un extrait. D’autre part, nous avons voulu étu-
ÉTAPE 3. La comédie sociale
dier les deux programmes : livres V à X et les parcours « La comédie
Séance 5. La société des Caractères
sociale » (1re générale), livre XI et le parcours « Peindre les Hommes,
Séance 6. Un « théâtre de vanité »
examiner la nature humaine » (1re technologique).
ÉTAPE 4. La portée critique Nous espérons que cette séquence facilitera la tâche du pro-
Séance 7. Une anthropologie critique : fesseur qui veut faire découvrir à ses élèves une œuvre exigeante,
les misères de l’Homme mais passionnante.
Séance 8. La Bruyère, un précurseur des
Lumières ?

Durée de • 12 heures
© Coll.Jonas / KHARBINE-TAPABOR

la séquence

Séquence 1re
Les ressources !
L ’article de la revue
Les images à projeter
Les Caractères et les humoristes
d’aujourd’hui (pour toutes les sections),
avec un résumé et un essai pour la 1re
technologique.
Les fiches élèves 1 et 2 pour l’étape 1
Séance 4. Une analyse développée du texte
La fiche 3 pour la séance 6
Séance 7. Un exemple d’abécédaire des
défauts visés par l’auteur des Caractères
La fiche 4 pour la séance 9 Les Caractères de Jean de La Bruyère, illustration par Octave
Penguilly, 1845.

24 NRP LYCÉE JUIN 2022


Séquences
Séquence 1re

Étape 1 Entrer dans l’œuvre : l’auteur et son projet

L’expérience sociale de
Séance 1 situation détachée et marginale lui permet sans doute d’adopter la
juste perspective pour voir la Cour. Non, La Bruyère n’a été ni ébloui
La Bruyère ni heureux, et tient parfois des propos qu’on croirait ceux d’un
Recherches, documentation Alceste, comme dans les deux fragments qui clôturent le chapitre
sur la Cour (VIII, 100-101).
Public : Séries générales et technologiques
Objectif : Connaître le parcours social de La Bruyère pour
éclairer l’œuvre
Supports : La fiche élève 1, le texte Séance 2 L’oeuvre et son contexte
Durée : 2 heures L’œuvre d’une vie
Mise en œuvre pédagogique • Lorsque La Bruyère fait paraître en 1688 Les Caractères, il y
La présentation biographique d’un auteur paraît souvent travaille depuis longtemps déjà. Le succès est immédiat ; la recon-
rébarbative aux élèves. Il nous paraît pourtant indispensable d’y
naissance du talent de l’auteur par ses pairs se concrétise bientôt
consacrer une séance pour donner un peu de chair à La Bruyère
(difficile, tant on sait peu de choses de sa personne). D’autre par l’élection à l’Académie (1693). On compte deux rééditions pour
part, il est indispensable de fournir un « tableau » la seule année 1688. Six autres suivront. Les trois premières éditions
du contexte dans lequel a lieu la rédaction des sont à peu près identiques, mais les six autres s’enrichissent régu-
Caractères. Les fiches de préparation visent à aider Les fiches lièrement de nouvelles « remarques » ou « caractères », car la déno-
l’élève à faire le tri parmi les informations, les arti- 1 et 2 sont
disponibles mination employée par La Bruyère évolue ; comme Montaigne qu’il
culer autour de certains axes susceptibles d’éclairer dans la admire, il ajoute et ne supprime pas (ou peu). On passe ainsi de 418
l’œuvre, en découvrir quelques fragments avant de banque de remarques à 1 119.
s’y plonger. ressources.
• Si sa structure ne change pas (partie « grecque » puis partie
« française » en 16 chapitres), l’œuvre se transforme. La nature des
Quelle place occupe La Bruyère dans la société de son temps ?
fragments évolue : des portraits toujours plus nombreux et des
Quelle part y prend-il ? Depuis quel point de vue l’observe-t-il ?
réflexions plus longues au détriment des maximes. La dimension
La Bruyère a vécu toute sa vie d’adulte sous le règne de
Louis XIV : il a 16 ans quand le roi prend personnellement le pouvoir satirique, voire polémique, s’accentue.
en 1661. Il assiste aux transformations politiques, sociales, écono- Une intention affirmée
miques, intellectuelles du Grand Siècle. • La Bruyère se montre extrêmement soucieux de l’interpréta-
À la ville tion que l’on peut faire de son œuvre. Pour preuve l’importance du
• La Bruyère n’a guère quitté la capitale, où il est né en 1645. paratexte, composé de l’épigraphe (qui apparaît en 1689 lors de
Issu d’une famille de petite bourgeoisie, il fait des études de droit à la 4e édition), du Discours sur Théophraste qui ouvre l’ouvrage, de
Orléans et devient avocat au Parlement de Paris. la Préface, présente dès 1688, augmentée en 1693, le discours de
• En 1673 – il a 23 ans – il achète grâce à l’héritage d’un oncle réception à l’Académie, ajouté lors de la 8e édition.
une charge de Trésorier des Finances à Caen, office qui lui assure La Bruyère, un classique
des revenus et un titre (modeste, « écuyer ») mais l’occupe peu. Dès
• Observer l’homme de son siècle et le faire voir dans sa vérité :
1674, une dispense de résidence lui permet de retourner vivre à
La Bruyère appartient bien à un temps qui ne met rien au-dessus
Paris. La Bruyère est dépourvu d’ambitions matérielles. À ses yeux,
de la lucidité. La littérature du xviie siècle nous fournit en abondance
être riche et être « content », c’est-à-dire satisfait de son sort, empli
des images de l’époque où sont réunis le spectacle offert et le juge-
d’un plaisir intérieur, s’excluent mutuellement (VI, I).
ment sur celui-ci. Les Caractères ne sont pas sans rappeler le théâtre
À la Cour de Molière (cf. étape 2 p. 28), les Satires de Boileau, ou les Fables de
• L’année 1684 marque une promotion sociale et un tour- La Fontaine, auteurs dont il partage les ambitions d’instruire et de
nant dans la vie de l’auteur : il entre au service d’un « Grand » en plaire. Mais par la forme fragmentaire choisie comme par l’acuité de
devenant précepteur du petit-fils du Grand Condé, puis, en 1686, l’analyse des « replis du cœur », La Bruyère s’inscrit dans la lignée des
secrétaire, bibliothécaire et « gentilhomme ordinaire de M. le Duc ». moralistes, La Rochefoucauld et Pascal.
Ce titre lui assure une pension et lui vaut de découvrir le monde • Car si La Bruyère, dans la querelle qui éclate justement au
des cours : celle des Condé, à Chantilly ou à l’Hôtel de Condé à moment de la publication des Caractères (en 1688, tir groupé des
Paris, celle du roi, installée à Versailles en 1682, à laquelle la mai- « Modernes » avec la parution du Parallèle des Anciens et des Modernes
son de Condé se rend régulièrement, comme il se doit. De l’âge de Perrault et de la Digression sur les Anciens et les Modernes de
de 39 ans à sa mort brutale à 61 ans, La Bruyère a pu observer Fontenelle) se positionne bien comme un partisan des Anciens, cela
à loisir le fonctionnement de milieux auxquels sa naissance ne le
ne signifie pas qu’il se borne à une plate imitation.
destinait pas.
« Au balcon pour tout voir » (Sainte-Beuve)  éléments détaillés pour corriger les fiches élève ou pour
Les
• La Bruyère, simple « gentilhomme ordinaire » de Condé dépour- préparer un cours sur la biographie de La Bruyère sont
disponibles dans la banque de ressources.
vu d’ambition, ne pouvait que rester en position d’observateur. Cette

JUIN 2022 NRP LYCÉE 25


Étape 2 Une comédie de caractères
Séance 3 Le portrait de Ménalque personnage et l’esthétique de la surenchère qui anime le comique
de répétition de son portrait. La Bruyère pourrait ainsi reprendre
Explication de texte à son compte la remarque de Molière affirmant dans L’Impromptu
de Versailles (I, 4) l’impossibilité d’« épuiser dans ses comédies tout le
Public : 1re technologique
ridicule des hommes ». L’explication linéaire analysera la théâtrali-
Support : Un extrait de la remarque 7 du Livre XI, de « C’est lui
encore qui entre dans une église » à « une pantoufle de moins » (éd. té burlesque de l’extrait proposé, tout en montrant à quels autres
Classicolycée, Belin, p. 21-22, l. 99 à 119). défauts humains renvoient les bévues du distrait.
Objectifs :
– Dégager la singularité du plus long des Caractères, composé B. Explication linéaire du texte
d’une accumulation d’anecdotes Pour faciliter la compréhension littérale on aura soin de rappe-
– Analyser la dimension burlesque et théâtrale du comique de ler en classe, photographies à l’appui, ce que sont un « bénitier », un
répétition « prie-Dieu » et un livre des « Heures ».
– Aborder les adaptations théâtrales et cinématographiques de
l’archétype du distrait I. Le plus aveugle des deux : de « C’est lui encore » à « oraisons »
Durée : 2 heures a. La tournure emphatique qui ouvre la séquence et l’ad-
verbe « encore » témoignent du processus même de composition
Mise en œuvre pédagogique
Cette « remarque » est le fragment le plus long et sans doute du texte, procédant par énumération d’anecdotes. L’entrée de
le plus connu de l’ensemble des Caractères. Les réponses aux Ménalque dans une église va suffire à désacraliser ce lieu saint où
questions préalables sur l’intégralité du portrait permettront d’en le personnage, comme partout où il passe, accumule les bourdes
dégager les spécificités et de préparer l’explication linéaire du spectaculaires. Champion de la méprise, indifférent au monde qui
passage choisi. l’entoure, le distrait prend un être pour un autre et même, ici, pour
une chose : « prenant l’aveugle […] pour un pilier, et sa tasse pour
le bénitier ». Le plus aveugle des deux n’est pas celui qu’on pense.
A. Le portrait le plus célèbre des « Caractères » b. L’effet comique de la confusion est renforcé par l’adoption
de la focalisation interne de Ménalque dans la suite de la phrase
Questions préalables « lorsqu’il entend tout d’un coup le pilier qui parle, et qui lui offre des
1. Lisez l’intégralité du portrait puis donnez-lui un titre. oraisons » créant une impression de déréalisation cocasse. Ce fai-
2. Quel est le principe de composition de ce long texte ? En quoi sant, l’étourdi manque à son devoir de charité chrétienne, première
la fin se distingue-t-elle de celle de la plupart des autres fragments d’une série de transgressions de l’ordre moral et social.
du recueil ?

© BIS / Ph. Coll. Archives Larbor


3. Quels lieux, objets et modes de la vie quotidienne au xviie siècle
ce texte recense-t-il ?
4. Laquelle des anecdotes trouvez-vous la plus amusante ?
Pourquoi ?

Éléments de réponse
Le portrait en mouvement de Ménalque se distingue également
par sa composition fondée sur la multiplication de saynètes racon-
tées au présent de l’indicatif à valeur itérative : celles-ci sont autant
de gags visuels ou langagiers qui illustrent l’étourderie caricatu-
rale du personnage, source de cocasses méprises, quiproquos et
dérèglements. C’est pourquoi La Bruyère lui-même avertit dans
une note : « Ceci est moins un caractère particulier qu’un recueil de
faits de distractions. Ils ne sauraient être en trop grand nombre s’ils
sont agréables ; car, les goûts étant différents, on a à choisir ». Si ce
« recueil de faits » vise essentiellement à faire rire, par l’outrance ou
l’absurdité des méprises de Ménalque, il offre aussi un recensement
de lieux, faits et gestes de la vie quotidienne au Grand siècle, côté
Cour ou côté ville : embarras des rues parisiennes (l. 57, rappelant
la description de Boileau dans ses Satires), mendiants (l. 60, 100),
tenues et accessoires des Grands (l. 51-54, 66-73, 110-118, 156),
agencement et mobilier des demeures ou du palais royal (l. 68, 120-
122, 145), jeux (l. 125), échanges épistolaires (l. 134-145), manières
de table (l. 171-179), relations entre maîtres et valets (l. 65, 201-206,
217, 235, 241-247), etc.
Une autre particularité de ce portrait tient à son apparence inache-
vée, qui contraste avec l’art de la pointe ou de la chute dont l’au-
teur est habituellement maître. C’est dire le ridicule inépuisable du Gravure représentant Ménalque dans Les Caractères, 1688.

26 NRP LYCÉE JUIN 2022


Séquence 1re

II. Un étrange prie-Dieu : de « il s’avance » à « ailleurs » à terre. Tel Cendrillon au retour du bal, le distrait « s’en retourne chez
a. En suivant l’ordre chronologique et spatial de l’avancée de soi avec une pantoufle de moins », mais une pitrerie de plus.
Ménalque dans l’église, l’enchaînement des propositions se fait selon
le procédé de l’asyndète qui renforce le comique de répétition et la Conclusion
dimension mécanique du comportement du distrait. Sa nouvelle La saynète dans l’église témoigne de la virtuosité burlesque du
méprise est annoncée par la locution verbale « il croit voir un prie- moraliste. Loin de toute vraisemblance et des bienséances, l’étourdi
Dieu ». La confusion entre les apparences et la réalité est d’un gro- lunaire (dont le nom vient peut-être du grec « menis » désignant un
tesque encore plus outré que l’exemple précédent, puisque Ménalque croissant de lune) sème le désordre et la dissonance où qu’il passe,
se « jette lourdement » sur ce qui s’avère être un fidèle en prière. Le constituant ainsi un contre-modèle du classicisme. Tout en faisant
registre burlesque est ainsi utilisé au sens le plus littéral consistant à rire par ses gags en cascade, La Bruyère livre une satire poussée
traiter un sujet élevé, sérieux, dans un style bas qui le dégrade. jusqu’à l’absurde de la confusion entre la réalité et les apparences
b. Pour autant, la description relève aussi du burlesque au sens qu’il dénonce au fil de ses Caractères.
moderne tel que l’ont illustré les films muets de Buster Keaton ou Nombre de contemporains du moraliste ont lu en Ménalque le
de Charlie Chaplin, peuplés de pantins qui ne parviennent pas portrait du comte de Brancas, connu pour ses étourderies et dont
même à maîtriser leur propre corps et se retrouvent aux prises avec Madame de Sévigné disait qu’il n’était « pas vraisemblable » (lettre
du 8 juillet 1671). Plutôt que cette lecture à clefs, on pourra compa-
des objets ou des machines dont le fonctionnement leur échappe.
rer le distrait si spectaculaire de La Bruyère au caractère plus sobre
c. Or, si La Bruyère décrit ici une « machine [qui] plie, s’enfonce
de « L’étourdi » décrit par Théophraste et surtout aux personnages
et fait des efforts pour crier » sous le poids de Ménalque, il joue sur
théâtraux de Molière (L’Étourdi, 1655) et de Regnard (Le Distrait,
la polysémie du mot dans la langue classique : au xviie siècle, une
1697, ouvertement inspiré de Ménalque) ou, plus près de nous, aux
« machine » désigne d’abord un mécanisme, tel que celui des auto-
anti-héros du cinéma burlesque, de Buster Keaton à Blake Edwards,
mates, ou de la machinerie théâtrale ; mais on l’emploie aussi pour
en passant par Jacques Tati (Jour de fête, 1947, Mon oncle, 1958) ou
désigner le corps humain ou encore, au sens figuré, un artifice, une Pierre Richard (Le Distrait, 1970).
machination. Voir Ménalque étreindre le corps d’un fidèle « les deux
bras passés sur ses épaules, et ses deux mains jointes et étendues qui
BIS/ Ph. Coll.Archives Larbor © Cady Films-Francinex/ Panoramic Films

lui prennent le nez et lui ferment la bouche » relève d’un comique


de farce contraire aux bienséances dans une église, et assimile le
personnage à un pitre extravagant.
III. Deux pantoufles en poche : de « il tire un livre » à « une pan-
toufle de moins »
a. La succession des gags visuels crée un effet d’accélération en
apparentant l’écriture elle-même à un automatisme. Chaque pro-
position relate une nouvelle confusion de Ménalque qui dérègle
l’ordre logique, social ou moral. La manière dont il prend un homme
pour une chaise ou une pantoufle pour un livre de prières rappelle
le motif du monde à l’envers hérité de la littérature antique : celui-
ci repose sur une accumulation d’adynata (impossibilia, en latin),
c’est-à-dire de bouleversements impossibles de l’ordre du monde.
Ici, l’effet comique de la méprise tient à la collision entre le « bas »
corporel que symbolise la pantoufle, et la dimension spirituelle du
livre d’Heures.
b. Le comique de situation et de gestes est accentué par le fait
que Ménalque ne semble pas surpris de sa méprise, contrairement
à « l’homme de livrée » qui « court après lui » (nouvel effet d’accéléré)
et « lui demande en riant s’il n’a point la pantoufle de Monseigneur ».
Le rire du domestique souligne la bouffonnerie de Ménalque trans-
formant l’église en scène de farce. L’insertion au style direct de sa
réponse ajoute le comique verbal aux autres formes de comique
exploitées dans l’extrait (comique de situation, de répétition, de
caractère et de gestes). La drôlerie de la réplique « Voilà toutes les
pantoufles que j’ai sur moi » tient au fait que Ménalque, tel un imbé- Jacques Tati dans son film Jour de fête, 1947.
cile heureux, semble normaliser l’incongruité de sa conduite, tandis
que sa parole est aussitôt démentie par son geste : « il se fouille
Pour aller plus loin…
néanmoins et tire celle de l’évêque ». Exercices d’appropriation
c. On appréciera l’art de l’enchaînement des gags assuré par 1. Par groupes de quatre, jouez la saynète de l’église sous
la succession des gestes et la série d’objets inappropriés, sur un forme de pantomime.
rythme aussi endiablé que celui du film de Blake Edwards, The Party. 2. Rédigez un nouvel épisode des étourderies de Ménalque,
D’une pantoufle à l’autre, le récit glisse une brève analepse racon- en s’inspirant éventuellement de la pièce de Regnard ou des
tant comment Ménalque a ramassé la pantoufle de « l’évêque de *** films cités.
qu’il vient de quitter » en même temps que son propre gant tombé

JUIN 2022 NRP LYCÉE 27


« Ceux qui parlent, et qu’il
Séance 4 Théodecte, une « comédie-minute »
• Le portrait de Théodecte se présente comme une anecdote
faut que les autres écoutent » vécue par un « je ».
Explication de texte • Le récit de l’arrivée fracassante de Théodecte se fait en une
seule phrase au style coupé accompagnée d’un effet de « zoom ».
Public : 1re générale • La suite du texte développe ce que la première phrase
Objectifs : Lecture linéaire. Dégager les thèmes du chapitre V contient déjà. Théodecte est un histrion que les pointes du mora-
Supports : V, 12 ; le chapitre V liste dégonflent comme une baudruche.
Durée : 2 heures • À table, au jeu (l. 130-141), toute son attitude révèle la même
Mise en œuvre pédagogique fatuité grossière, défaut moral autant qu’intellectuel.
La Bruyère consacre le chapitre V à l’une des préoccupations • La dernière phrase met fin à la comédie : au sens propre – le mora-
majeures du xviie s : comment vivre avec autrui (« De la société ») et liste quitte l’assemblée –, et au sens figuré – le portrait s’interrompt.
communiquer (« De la conversation ») ? Pour accompagner l’élève
dans sa lecture, nous partons de l’étude d’un caractère pour fournir Place de la remarque dans le chapitre
une clé d’entrée dans le chapitre. Après l’explication en classe de • Théodecte fait partie d’une constellation de personnages
Théodecte, on propose aux élèves, pour la séance suivante, de lire déplaisants bien éloignés de l’honnête homme.
l’intégralité du chapitre et d’y repérer une dizaine de remarques avec • Certaines remarques analysent le dérè-
lesquelles le portrait de Théodecte peut être mis en relation, sur la  ne étude
U
glement de la parole qui entrave toute véri- développée de
base de la ressemblance ou au contraire de l’opposition. En guise de
table conversation. cette séance est
bilan écrit, on pourra demander aux élèves de rédiger l’introduction
et la conclusion de l’explication, puisqu’ils seront désormais à même
• D’autres remarques, en revanche, cherchent proposée dans
à identifier les qualités d’une parole juste. la banque de
de situer la remarque au sein du chapitre et d’en mesurer l’enjeu. ressources.

Étape 3 La comédie sociale

Séance 5 La société des Caractères  fiche élève 3, qui permet une approche par l’image, est
La
disponible avec son corrigé dans la banque de ressources.
Étude d’ensemble
Objectif : Faire comprendre la réalité que peint La Bruyère en y adjoignant les juristes et gens de robe (5, 7, 8…). « De la Cour »
Supports : Livres VI à IX, fiche élève 3 et « Des Grands » se concentrent sur les mœurs des courtisans, c’est-
Durée : 1 heure à-dire la noblesse qui vit à la Cour et parmi celle-ci, le cercle privi-
légié de l’aristocratie formé de ceux qui sont « Grands » par leur
Déroulement de la séance
Cette séance est préparée à l’aide de la fiche 3. En prolongement, naissance et parfois par la faveur du roi (princes légitimés, ducs et
on pourra étudier la remarque 74 du livre VIII dans laquelle La pairs, favoris, puissants ministres). Ces groupes sociaux sont parfois
Bruyère adopte le procédé du regard étranger pour évoquer la vie opposés à d’autres entités aux contours plus flous et aux dénomi-
de Cour (questions de l’édition « Carrés classiques », p. 104-105). nations variables : le « peuple », les pauvres (VI, 47-8, ou encore 83,
Phédon), la province ou la campagne.
On a parfois dit de La Bruyère qu’il était notre premier socio- • Logique spatiale : « De la Ville » et « De la Cour » étudient le
logue. De fait, les chapitres VI à IX s’attachent à dépeindre les fonctionnement de la vie sociale à l’intérieur de deux unités de lieu
mœurs d’entités et catégories sociales dont il s’agit d’abord de pré- distinctes. Paris, cependant, cherche à imiter la cour : « Paris, pour
ciser la composition. On s’efforcera de les replacer dans le contexte l’ordinaire le singe de la cour, ne sait pas toujours la contrefaire » (VII,
des mutations sociales et économiques qui se produisent sous le 15). De jeunes magistrats calquent les manières des courtisans et
règne de Louis XIV, mais également d’apporter de quoi aider l’élève deviennent « des copies fidèles de très méchants originaux » (VII, 7). La
à s’en faire une représentation plus vivante, plus concrète. On pour- Cour à cette époque s’affirme comme le centre culturel et politique
ra lire quelques extraits des Caractères pour illustrer le propos (nous du royaume.
nous référons à de nombreuses remarques) : la lecture personnelle Une société en mutation
de l’élève s’en trouvera facilitée.
La société repose encore sur la division en trois ordres, mais la
hiérarchie traditionnelle est ébranlée. À partir de 1660, sous l’impul-
Une double logique sion de la politique de Colbert – le « mercantilisme » –, l’économie
Les chapitres VI à IX suivent une double logique, à la fois hié- autrefois fondée sur les revenus fonciers possédés par la noblesse
rarchique et spatiale. est concurrencée par le commerce et l’industrie, dont les progrès
• Logique hiérarchique : « Des Biens de Fortune » évoque les sont favorisés par la limitation des importations et le développe-
hommes qui se sont enrichis : la bourgeoisie commerçante (6, 43), ment d’une industrie nationale (Compagnie des Indes, Manufacture
la bourgeoisie d’affaires (12, 28), les financiers également désignés royale de Saint-Gobain…). Émerge alors une nouvelle bourgeoisie
comme « partisans ou “P.T.S” » (14, 25, 34), bref tous les « nouveaux d’affaires dont l’enrichissement est parfois spectaculaire (que peut
riches » dont le portrait de Giton (83), en conclusion du chapitre, incarner un personnage moliéresque connu des élèves, Monsieur
concentre les traits. « De la Ville » prolonge l’étude de cette catégorie Jourdain). Mais ceux dont la fortune paraît le moins légitime aux yeux

28 NRP LYCÉE JUIN 2022


Séquence 1re

de notre auteur et sur lesquels il concentre les feux de sa critique sait d’une épée et d’un chapeau pour être autorisé à se promener
sont les « financiers » ou « partisans », qui avancent au roi le montant dans Versailles.
de l’impôt et se chargent de récupérer la somme auprès des contri- La société de Cour est composée de la noblesse qui loge de
buables, s’arrogeant au passage une commission substantielle. façon prolongée à Versailles, et qui est suffisamment fortunée pour
Ces nouveaux riches sont perçus non seulement comme des « tenir son rang ». La vie de Cour entraîne en effet des « frais de repré-
arrivistes mais comme des rivaux par une noblesse dont les res- sentation », ne serait-ce qu’en vêtements : magnifiques et à la mode,
sources diminuent pour des raisons économiques (le foncier ne aussi bien pour les femmes que pour les hommes (on rappellera
« rapporte » pas autant que l’industrie, le commerce, la finance), qu’à l’époque la tenue masculine est aussi chargée et complexe
mais aussi à cause des dépenses excessives auxquelles les contraint que celle des femmes). Cette noblesse ne forme pas un groupe
la vie de cour. La noblesse de « sang » est par ailleurs concurren- homogène : elle est hiérarchisée en fonction de l’élévation de la
cée par la noblesse « de robe » : le statut nobiliaire était attaché naissance, des titres, de la fonction. Ces distinctions se retrouvent
à l’exercice de certaines fonctions dans l’administration royale par exemple dans les logements attribués aux uns et aux autres :
(au Parlement, à la Cour des Comptes…) et le principe de la plus ou moins proches de la famille royale, et plus ou moins vastes.
vénalité des offices a contribué à élargir et pérenniser cette nou- Que font ces courtisans de leurs journées ? Leur vie est codifiée
velle noblesse. par le cérémonial de Cour, centré sur le déroulement immuable
La Bruyère juge absurde le mépris réciproque de l’épée et de des activités du souverain. L’étiquette règle l’ordre des préséances
la robe (IX, 40). D’autre part, il épingle l’ambiguïté des nobles vis- pour toutes les activités. Il y a ceux qui peuvent approcher la famille
à-vis des roturiers enrichis : « Si le financier manque son coup, les royale en participant au très convoité service du roi, et ceux qui
courtisans disent de lui : “C’est un bourgeois, un homme de rien, un espèrent simplement en être aperçus. « Mille gens à peine connus
malotru” ; s’il réussit, ils lui demandent sa fille » (VI, 7). Surtout, il met font la foule au lever pour être vus du prince qui n’en saurait voir mille
en garde les Grands qui négligent et les affaires publiques et leurs à la fois ; et s’il ne voit aujourd’hui que ceux qu’il vit hier et qu’il verra
propres affaires : d’autres travaillent, et conquerront une position demain, combien de malheureux ! » (VIII, 71). L’enjeu pour tous est
telle que les premiers seront un jour heureux de les avoir pour d’obtenir un titre, une charge, une pension, une faveur quelconque :
gendres (IX, 24). « l’on se couche à la cour et l’on se lève sur l’intérêt » (VIII, 22). Il s’agit
de se rapprocher de personnes plus élevées dans la hiérarchie et
d’obtenir leur appui, par habileté stratégique ou par chance (cf. VIII,
© Aurimages

64). Pour occuper cette foule oisive, le roi fait organiser des spec-
tacles, des fêtes, des bals… Le roi, se méfiant du passé frondeur de
Paris, en a ainsi éloigné la noblesse, et l’a domestiquée : « Un noble,
s’il vit chez lui dans sa province, il vit libre, mais sans appui ; s’il vit à la
Cour, il est protégé, mais il est esclave ; cela se compense. » (VIII, 67).

Séance 6 Un « théâtre de vanité »


Étude thématique
Public : Séries générales
Objectif : Parcours thématique des chapitres VI à VIII
Support : Livres VI à VIII
Durée : 1 heure
Mise en œuvre pédagogique
Le paradigme du théâtre irrigue l’ensemble des Caractères. On
propose aux élèves un travail de préparation (par groupes ou indi-
viduellement) qui consiste à repérer les occurrences de l’analogie
François Marot, Première promotion des chevaliers de l’Ordre de entre théâtre et vie sociale dans une sélection de remarques, à
Saint-Louis, le 10 mai 1693, musée du château de Versailles. choisir quelques citations à l’appui. En fonction du niveau de sa
classe, on choisira des remarques dans ce corpus indicatif :
Ch. VI : 11, 21, 25, 42, 43 ;
La vie de Cour Ch. VII : 1, 3, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 15, 16 ;
La Bruyère présente la Cour comme un théâtre où chacun joue Ch. VIII : 2, 12, 13, 17, 19, 20, 22, 36, 46, 50, 61, 62, 63, 64, 65, 83, 99.
un rôle pour obtenir une faveur. Mais les élèves ne se représentent On élabore ensuite une synthèse en classe.
Après la séance, on pourra proposer en explication linéaire un
pas toujours bien qui sont les courtisans, ni leur mode de vie.
extrait du portrait de Pamphile (« Des Grands », 50, questions dans
Louis XIV choisit Versailles comme lieu de résidence permanent l’édition de référence p. 127-128), par exemple le 2e alinéa.
en 1682 et y stabilise la cour autour de lui. On estime qu’environ
10 000 personnes fréquentent quotidiennement Versailles. Toutes,
cependant, ne font pas partie de ce qu’on peut appeler la « société Un spectacle permanent
de Cour » dont on peut exclure (outre naturellement les serviteurs) À la ville comme à la Cour, chacun est à la fois acteur et specta-
les courtisans épisodiques : la petite noblesse de province, les teur. Les rues et places de Paris sont un « théâtre » où « l’on passe et
grands bourgeois parisiens (magistrats, financiers…) qui se rendent l’on repasse » devant le « public » (VII, 3) tout en s’observant mutuel-
parfois à la Cour, à la journée, pour y traiter des affaires et entretenir lement (« pour se regarder au visage », VII, 1). La Bruyère croque les
des relations. Pour l’anecdote : il y a aussi les « touristes » : il suffi- mimiques des coquettes (« l’on gesticule, l’on badine, l’on penche

JUIN 2022 NRP LYCÉE 29


négligemment la tête ») : comme sur une scène, l’on « hausse la voix »

© Photo Josse / Leemage


car on ne parle que « pour les passants ». Il en va de même pour
les courtisans, tels Cimon et Clitandre dont la « profession est d’être
vus et revus » (VIII, 19), ou Théodote qui, quoique homme d’Église
avec son « habit austère », a « un visage comique et d’un homme qui
entre sur la scène : sa voix, sa démarche, son geste, son attitude accom-
pagnent son visage » (VIII, 61).
L’enjeu à la ville est d’attirer les regards et de gagner une consi-
dération sociale qui ne s’attache qu’aux apparences. Les parvenus
exhibent leurs richesses : Dorus (VI, 20) au luxe tapageur d’affranchi
romain, ou Périandre (VI, 21) dont la demeure au style « dorique » a
l’air d’un « temple ». D’autres, récemment anoblis par l’acquisition
d’une charge, en affichent les signes (les Crispins qui se cotisent pour
avoir carrosses, chevaux et livrées, VII, 9) ou parlent généalogie et
armoiries (les Sannions, VII, 10). D’autres encore jouent les hommes
surchargés d’affaires pour avoir la réputation de l’être (VII, 6, 8).
On retrouve à la Cour les mêmes efforts pour multiplier les
signes de son importance : empressement vain de Cimon et de
Clitandre, glorification de son nom et de sa lignée (VIII, 20), atti-
tude hautaine (VIII, 17). Cependant, l’ostentation s’y combine avec
la dissimulation : on exhibe pour mieux cacher : « Un homme qui
sait la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage […],
il déguise ses passions, il dément son cœur, parle, agit contre son sen-
timent » (VIII, 2). Certains courtisans sont doués d’une capacité de
métamorphose prodigieuse pour s’adapter à leurs interlocuteurs,
tel celui qui « pleure d’un œil, et rit de l’autre » (VIII, 62).
Enfin, le thème de l’imitation et du travestissement parcourt les
chapitres. La ville singe maladroitement la Cour (VII, 15) ; le magis-
trat change de visage pour aller à la Cour (VII, 8) ; les Sannions,
magistrats anoblis, se rêvent en « Hippolyte » et se piquent de
chasse à courre, « se moulent sur les princes pour leur garde-robe
et pour leur équipage » (VII, 10, 11) ; les courtisans envers leurs
inférieurs se comportent en « vrais singes de la royauté » (VIII, 12) ; Hyacinthe Rigaud, Portait du banquier Samuel Bernard, 1726,
Pamphile n’est pas grand, mais « d’après un grand » (IX, 50). musée national du château de Versailles.

Un regard démystificateur
La remarque 65 (VIII) est bâtie, comme la 25 (VI), sur une méta-
Dans le chapitre ouvrant Les Caractères, La Bruyère définit la phore : le courtisan qui intrigue secrètement est pareil à une
tâche ardue à laquelle s’attelle l’écrivain de mœurs : « Le philo- montre dont on ne voit que l’aiguille, tandis que « les roues, les
sophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à ressorts, les mouvements sont cachés ». Et de même que la passion
en démêler les vices et le ridicule » (I, 34). Philosophe, il scrute ses de l’argent absorbe la vie entière du financier, la quête de faveur
contemporains : il capte le brillant des apparences et sonde la oblige le courtisan à « un jeu sérieux, mélancolique, qui applique »
réalité qu’elles cachent, il désigne et ôte les masques. où la meilleure stratégie risque toujours d’être renversée par
Ainsi ne faut-il pas se laisser éblouir par la fortune éclatante le hasard.
des financiers. L’avertissement ironique concluant la remarque 25 Le moraliste révèle les motivations véritables de ces hommes
(VI), « n’approfondissez pas la fortune des partisans ! » est en réalité aussi « polis » que « durs » (VIII, 10) : l’intérêt (22), l’avidité (46), l’am-
une invite. La Bruyère emploie deux analogies pédagogiques : la bition, l’égoïsme, l’ingratitude… Dans les rapports avec autrui, l’hy-
cuisine et le théâtre. La première, burlesque, transfère la répulsion pocrisie (36) et l’instrumentalisation (23, 93) sont la règle. Morgue
physique qu’on éprouverait à manger d’un plat dont on aurait vu envers celui qui est inutile à son avancement, servilité envers les
la ragoûtante confection sur le dégoût moral que suscitent les puissants que révèle la grimace grotesque défigurant le courtisan
sordides manœuvres dont se salissent les partisans. La seconde le plus hautain en présence du prince (13). Quant aux riches, ils
assimile toutes les machines mises au service de l’illusion théâ- ont des « âmes sales, pétries de boue et d’ordure » ; l’appât du gain
trale aux machinations dans lesquelles la vie des financiers se ruine en eux toute affection, et jusqu’à l’humanité (« de telles gens
consume. Les richesses s’achètent en sacrifiant « repos », « santé », ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être même
« honneur » et « conscience » (VI, 13), et en usant de vile tromperie des hommes » VI, 58).
(VI, 42, 43).
De même, si voir la Cour, c’est avoir « vu du monde ce qui est le Vanité de l’homme
plus beau, le plus spécieux et le plus orné », c’est aussi, « après l’avoir L’image du « théâtre du monde » a également un sens moral et
vue », « méprise [r] le monde » (VIII, 100). L’antanaclase dont joue religieux dont l’âge baroque a fait grand usage : celui de la vanité
La Bruyère distingue deux sortes de spectateurs, celui qui ne de la vie humaine, précaire et vouée à une prompte disparition.
voit que la superficie, et celui qui voit aussi ce qui est dessous. Sous le regard de Dieu, chaque homme joue un rôle imposé dans

30 NRP LYCÉE JUIN 2022


Séquence 1re

une pièce dont il n’est pas l’auteur et qui se répète à l’infini. C’est C’est pourquoi beaucoup sont décrits comme des automates agi-
ce qu’on retrouve dans la remarque 99 (VIII) où La Bruyère envi- tés d’un mouvement permanent et mécanique (19, 65) dans une
sage le monde depuis une position de surplomb : « ce sera le même Cour où tout le monde court sans savoir pourquoi ni comment (22,
théâtre », mais « ce ne seront plus les mêmes acteurs », ce seront « quel moyen de demeurer immobile… »), fantoches à qui « l’usage
« d’autres hommes qui vont jouer dans une même pièce les mêmes du monde, la politesse ou la fortune tiennent lieu d’esprit » (83). À la
rôles ». L’image du jeu, le rappel constant de l’inconstance de la for- ville, à la Cour, grands ou petits, les hommes ne pensent pas par
tune (sort, richesse, ou faveur) à travers les livres VI et VIII vont dans eux-mêmes et abdiquent toute raison. En effet, le prestige falla-
le même sens : l’homme a beau calculer, il n’est pas le maître de cieux de la richesse et de la faveur fausse le jugement et entraîne
son destin. Un jour, les premiers seront les derniers (VI, 78, 79, 80), une confusion entre être et avoir : on attribue du mérite au riche et
et le courtisan, comme l’aiguille de la montre, revenu à son point au courtisan favorisé, et eux-mêmes s’en persuadent, tandis qu’on
de départ. méprise le vrai mérite (VI, 2, 3, 4, 10). Par conformisme, les hommes
Mais le pire est la vacuité de la psyché humaine. Les courtisans sont des girouettes qui suivent l’opinion générale ou celle des puis-
sont « fades », c’est-à-dire sans caractère ; ils n’ont pas « deux pouces sants (VIII, 32, 56 à 59), et pas seulement en paroles : « Un grand dit
de profondeur : si vous les enfoncez, vous rencontrez le tuf » (VIII, 83). de Timagène, votre ami, qu’il est un sot, et il se trompe. [...]Osez seule-
ment penser qu’il n’est pas un sot. » (VIII, 78).

Étape 4 La portée critique

Une anthropologie
Séance 7 alors et qu’ils sont marqués dans Théophraste : vains, dissimulés,
flatteurs, intéressés, effrontés, importuns, défiants, médisants, que-
critique : les misères de l’Homme relleux, superstitieux » écrit-il dans son Discours sur Théophraste.
Parcours de lecture Pareille accumulation, figure privilégiée dans Les Caractères, se
retrouve dans les remarques du livre XI listant les vices et les fai-
Public : Séries technologiques blesses de l’homme (à commencer par ceux des enfants décrits
Support : Livre XI, coll. « Classicolycée », Belin dans la remarque 50). Si le moraliste prend pour modèle ses
Objectif : Parcourir le livre XI « De l’Homme » dans la perspective contemporains (« Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté
du parcours « Peindre les Hommes, examiner la nature humaine » de lui la matière de cet ouvrage », Préface, p. 11), il prétend « peindre
Durée : 2 heures les hommes en général », affirmant ainsi la croyance en une nature
Mise en œuvre pédagogique humaine qui transcende les singularités individuelles et les varia-
Cette séance est émaillée de propositions d’exercices et de projets tions spatio-temporelles. C’est à cette nature humaine universelle
qui permettent aux élèves d’avoir une lecture active du livre au
que renvoie le titre du chapitre « De l’Homme ».
programme.
La présentation sous forme d’abécédaire des divers défauts qui y
sont pointés vise à favoriser une lecture transversale de l’œuvre
Questions et à comparer, en classe, les repérages effectués par les élèves.
1. Au cours de votre lecture du livre XI, relevez une dizaine de
défauts humains nommés par La Bruyère, que vous classerez dans  exemple d’abécédaire est disponible dans la banque de
Un
ressources.
l’ordre alphabétique en illustrant chacun d’eux par une ou plusieurs
« remarques » (à l’exclusion des portraits).
2. Nommez (par un mot ou une expression de votre composition) 2. Une galerie de portraits-types
le principal défaut des personnages décrits dans les portraits 26, Comme dans l’ensemble du recueil, La Bruyère alterne dans ce
35, 74, 83, 105, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 141. livre XI les réflexions, maximes, descriptions, saynètes et por-
3. Recopiez sur un post-it ou sur un mur collaboratif virtuel une traits de personnages fictifs dont chacun illustre un défaut de
phrase de La Bruyère comportant le mot « homme(s) » qui vous l’homme ou de la société : Érophile le fourbe récompensé par ses
marque particulièrement. dupes (26) ; Irène l’hypocondriaque (35) ; Alcippe le snob qui ne
4. À quelles vertus ou à quels remèdes au mal dont souffrent les salue que pour être vu en compagnie d’un Grand (74) ; Argyre la
hommes La Bruyère fait-il allusion dans ce livre XI ? coquette qui exhibe ses attraits et bavarde bêtement (83) ; Géronte
5. L’inconstance est-elle un vice ou une vertu ? (Reportez-vous le vieillard qui meurt sans avoir rien légué à sa jeune et dévouée
notamment aux remarques 2, 4, 5, 6, 18, 99, 133, 140, 145, 147) épouse (105) ; Phidippe, autre vieillard qui multiplie les « super-
6. Comparez la remarque 1 du livre XI au début de la Préface fluités » pour se rendre la vie agréable au lieu de se préparer à la
(l. 1 à 19, p. 11) : ces affirmations vous paraissent-elles contra- quitter (120) ; Gnathon le glouton égocentrique (121) ; Cliton le
dictoires ? gourmand obsédé par la nourriture (122) ; Ruffin l’imbécile heu-
reux et indifférent aux autres (123) ; N**, vieillard qui multiplie les
Éléments de réponse projets dans le déni de sa mort imminente (124) ; Antagoras le juge
1. Une collection de défauts humains acharné à plaider, qui se mêle de tout (125) ; Télèphe le prétentieux
La Bruyère n’échappe pas à la tradition qui fait rimer moraliste qui outrepasse ses limites et dont le caractère « est de ne savoir
avec pessimiste. Dans la lignée de Théophraste et des moralistes pas se renfermer dans celui qui lui est propre, et qui est le sien » (141).
classiques influencés par l’augustinisme, il dresse un tableau 4. Les remèdes au mal
négatif du genre humain : « En effet, les hommes n’ont point changé Tout en recensant les vices qui font le ridicule et le malheur des
selon le cœur et selon les passions ; ils sont encore tels qu’ils étaient hommes, La Bruyère suggère les vertus qu’il conviendrait de culti-

JUIN 2022 NRP LYCÉE 31


ver comme autant d’antidotes. Ainsi, les portraits des personnages qui attribue l’inhumanité des hommes à leur « nature » paraît rendre
repoussoirs ou grotesques dessinent-ils en creux l’idéal classique inutile toute tentative de « reproche » et a fortiori de réforme. Cette
de l’honnête homme, fait d’élégance, de mesure, de subtilité dans contradiction délibérée fait toute la tension du recueil, oscillant
la pensée et la conversation, d’humilité et d’attention aux autres. entre une typologie des êtres humains peints comme des « carac-
D’autre part, au fil de ce livre XI, le moraliste loue une certaine tères » spécifiques et l’esquisse d’êtres énigmatiques, insaisissables
forme de sociabilité (« être sociables, capables d’union et de com- car essentiellement contradictoires et changeants. La Bruyère n’est
merce, c’est-à-dire […] être des hommes », 9) et rêve d’une « mutuelle pas loin des interrogations vertigineuses de Pascal : « Quelle chimère
bonté, qui avec l’avantage de n’être jamais mortifiés, nous procure- est-ce donc que l’homme, quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos,
rait un aussi grand bien que celui de ne mortifier personne » (131). quel sujet de contradiction, quel prodige, juge de toutes choses, imbécile
La compassion aux malheurs d’autrui (79, 81) va de pair avec l’art ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire
de savoir se contenter et jouir de ce que l’on est et de ce que l’on a et rebut de l’univers ! » (Pensées, Lafuma 131).
(19, 29, 34). Il s’agirait aussi de pouvoir jouir du présent, comme le
font les enfants (51) qui savent tout autant « être les arbitres de leur
fortune, et les maîtres de leur propre félicité » (53 ; voir également La Bruyère, un précurseur
Séance 8
76, 99 et 101, ainsi que la leçon du carpe diem suggérée dans les
remarques 39, 46, 47, 48, 49). Cette maîtrise de soi et de ses désirs des Lumières ?
est celle du sage qui cultive l’humilité (69) et la connaissance de
Public : Séries générales
soi ou bien de la « grande âme » (81) et des « grands hommes » que
Objectifs : Évaluer la portée de la critique sociale et politique,
les postes éminents rendent « encore plus grands » (95). Enfin, la
parcourir les livres IX et X
remarque 132 livre un éloge explicite de la philosophie (à entendre
Supports : Chapitres VI, VII, IX, X, la fiche élève 4 La fiche élève 4
en son sens étymologique d’amour de la sagesse) qui « convient Durée : 1 heure est disponible
à tout le monde », « nous arme contre la pauvreté, la vieillesse, la dans la banque
Mise en œuvre pédagogique
maladie et la mort, contre les sots et les mauvais railleurs » : voilà la de ressources.
Les élèves répondent aux questions de la fiche
véritable panacée qui « nous fait vivre sans une femme, ou nous fait
élève afin de préparer la séance. La reprise en classe
supporter celle avec qui nous vivons » ! permet l’élaboration d’une trace écrite. Cette séance peut être
5. Le vice vertueux de l’inconstance prolongée par l’explication linéaire des remarques 29 et 30 du
Héritier de Montaigne et de Pascal, La Bruyère met souvent en chapitre X (apologue du berger souverain, p. 143-146).
scène l’inconstance de l’homme qui change d’apparence, de goût
ou d’humeur aussi souvent que de « masques » (140) sociaux : « un

© BIS / Archives Larbor


homme inégal n’est pas un seul homme, ce sont plusieurs ; il se mul-
tiplie autant de fois qu’il a de nouveaux goûts et de manières diffé-
rentes : il est à chaque moment ce qu’il n’était point, et il va être bientôt
ce qu’il n’a jamais été, il se succède à lui-même. » (6). Cette versati­
lité foncière fait que « tel homme, au fond, en lui-même ne se peut
définir », au point d’invalider la notion même de caractère héritée
de Théophraste : « Les hommes n’ont point de caractère, ou s’ils en
ont, c’est celui de n’en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se démente
point, et où ils soient reconnaissables » (147). Néanmoins, ce qui fait
le malheur du classificateur fixiste fait le bonheur du styliste : la
variété des Caractères, l’écriture discontinue, le style coupé sont à
l’image de cette infinie variabilité des hommes. Sur un plan moral,
l’inconstance n’est pas entièrement dénuée de vertu : elle permet
de changer d’humeur ou de mode de vie (« l’on en sait d’autres qui
ont commencé leur vie par les plaisirs […] que les disgrâces ensuite
ont rendus religieux, sages, tempérants », 99) ou bien de se découvrir
des forces inespérées face à l’adversité : « Il y a des maux effroyables
et d’horribles malheurs où l’on n’ose penser, et dont la seule vue fait Louis le Nain, Paysans devant leur maison, xviie siècle, musée
frémir ; s’il arrive que l’on y tombe, l’on se trouve des ressources que l’on des Beaux-Arts, Collection Mildred Williams, San Francisco.
ne se connaissait point, l’on se raidit contre son infortune, et l’on fait
On lit parfois que La Bruyère est un précurseur des Lumières.
mieux qu’on ne l’espérait. » (30).
6. Pourquoi écrire Les Caractères ? Si par bien des aspects – l’usage presque constant de l’ironie, le
Au début de sa Préface, La Bruyère inscrit son projet dans la pers- détour par le regard étranger –, son écriture annonce le style des
pective esthétique et morale de la littérature classique qui cherche Lumières, en va-t-il de même de sa pensée ? Il faudrait pouvoir
à plaire pour instruire : « [le public] peut regarder avec loisir ce por- constater que la critique dépasse le champ moral et s’attaque aux
trait que j’ai fait de lui d’après nature, et s’il se connaît quelques-uns institutions mêmes. Est-ce le cas ?
des défauts que je touche, s’en corriger ». Or, cette visée correctrice des Afin d’aborder ce sujet difficile, et toujours dans la perspective
vices humains semble invalidée par la remarque initiale du livre XI : d’accompagner l’élève dans la lecture des Caractères, nous pro-
« Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, posons de guider la réflexion par des questions auxquelles une
leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l’amour d’eux-mêmes, et l’oubli sélection de remarques permet d’apporter des réponses (cf. fiche
des autres ; ils sont ainsi faits, c’est leur nature, c’est ne pouvoir suppor- élève 4). La reprise en classe permettra de vérifier la compréhension
ter que la pierre tombe, ou que le feu s’élève. » La résignation fataliste et d’apporter des éléments complémentaires.

32 NRP LYCÉE JUIN 2022


Séquence 1re

Les inégalités de richesse 52, « nous devons les honorer… qui nous honorent »). En revanche,
La critique que fait La Bruyère de la richesse comporte une dimen- il exhorte les Grands à être à la hauteur de leur position sociale
sion morale traditionnelle. Il est malheureusement dans la nature de (36 : « Tu es grand, tu es puissant : ce n’est pas assez ; fais que je t’es-
time »), ce qui revient à leur reprocher de ne pas l’être. En effet, les
l’homme de désirer toujours plus : « Faire fortune est une si belle phrase,
Grands manquent à leurs devoirs : leur fortune et leur puissance
et qui dit une si bonne chose (on notera l’ironie), qu’elle est d’un usage
devraient les inciter à soulager les misères des petits (4, 31), mais ils
universel » (VI, 36). Pourtant la fortune ne fait pas le bonheur (VI, 1) ;
se font une règle de ne tenir aucun compte de ceux-ci (22) et mul-
richesse et pauvreté s’inversent selon le sens que l’on donne à ces
tiplient les dépenses futiles (4) pour leur seul agrément ; ils n’ont
mots, matériel ou moral (VI, 49). Tout cela n’est pas nouveau, et ne
nulle reconnaissance, sont cruels envers ceux qui les ont servis (7,
remet pas en cause le fait qu’il existe des riches et des pauvres. La
8) et sans parole (6) ; l’éducation des jeunes princes encourage leur
Bruyère, en effet, n’est pas égalitariste.
morgue sans leur inspirer de vertus (43). Le comble sans doute est
En revanche, il est choqué par l’avidité insatiable des riches (35, 48)
que par légèreté (54), négligeant aussi bien les affaires publiques
et l’excès d’inégalité. Il se montre très sensible à la misère, comme le
que leurs affaires privées, les grands favorisent l’essor de roturiers
montrent les remarques 18 et 47 (on pourra lire aux élèves la remarque
qui conquièrent pouvoir économique, intellectuel, politique (son-
128 du livre XI, saisissante, « L’on voit certains animaux farouches… »).
geons aux ministres de Louis XIV) et contribuent à leur propre
En effet, de nouvelles conditions socio-économiques (vénalité des
« déclassement » (24) : avertissement qui, loin d’encourager l’ascen-
charges, mercantilisme, système d’affermage) ont favorisé pour cer-
sion de la bourgeoisie, appelle l’aristocratie à se réveiller.
tains un enrichissement rapide, immoral et scandaleux aux yeux de
l’auteur : il éprouve une aversion profonde envers les « P.T.S », spécu- Une très discrète contestation politique
lateurs improductifs (14, 32), ou Ergaste (28), l’homme d’affaires prêt
On ne s’étonnera pas que La Bruyère adopte une position
à trafiquer de tout (ressources naturelles, arts, sciences), ou encore
conservatrice vis-à-vis du régime politique (X, 1). Loin d’être révo-
les Sannions (VII, 11) qui, après l’achat d’une charge, s’entêtent de
lutionnaire ou utopiste (trop pessimiste sur la nature humaine et
noblesse et négligent leur devoir de juge : tous ces nouveaux riches
sur l’Histoire !), il semble cependant osciller entre trois tendances :
sont de mauvais riches, vaniteux et égoïstes. Cependant, La Bruyère réactionnaire par sa nostalgie de l’ancienne société féodale (VI,
n’incrimine pas seulement la nature humaine ou le caractère propre de 23, VII, 22) ; prudemment sceptique dans la lignée de Montaigne
certains individus (« la dureté de complexion ») mais l’empreinte sociale (X, 1 : s’en tenir au système dans lequel on vit puisqu’on ne saurait
sur l’individu : ainsi y a-t-il une dureté « de condition et d’état » dont « on déterminer quel est le meilleur de ceux existant) ; « moderne », car
tire […] de quoi s’endurcir sur la misère des autres » (38). Ce qu’il s’agit de il est conscient de la nécessité d’un État fort et centralisé incarné
réformer, ce sont des vices collectifs, pas seulement individuels. dans la personne royale, comme le suggèrent le titre du chapitre
La Bruyère envisage-t-il comme remède une révolution ? Non pas, (le « ou » établissant une consubstantialité entre le souverain et la
ou alors au sens d’un retour en arrière. On trouve chez lui (nonobs- chose publique) et la longue remarque finale qui fait dépendre du
tant son parcours personnel !) une nostalgie évidente pour l’ancienne roi le fonctionnement entier du royaume.
société d’ordre dans laquelle chacun reste à sa place (cf. VI, 23), un La Bruyère fait-il l’éloge de Louis XIV et de l’absolutisme ? Même
éloge de la sobriété publique (VII, 22, sorte de variation sur le mos si elle se clôt sur le terme « grand », la remarque 35 apparaît plutôt
majorum cher aux Romains), voire un idéal de société agraire (VII, 21). comme un portrait du souverain idéal. Les chapitres précédents
révèlent des désaccords avec la politique de Louis XIV : domesti-
La condition des Grands
cation de la noblesse, puissance des parvenus, accroissement des
La Bruyère, à l’instar de Pascal mais en d’autres termes, dis- inégalités, prestige du luxe. Surtout, certaines remarques du cha-
tingue entre « grandeur naturelle » et « grandeur d’établissement ». pitre X minent par avance la dernière. Le roi doit gouverner non pas
La présomption des Grands – ils seraient naturellement dotés de seul, mais avec des ministres, et se soulager de son « secret » auprès
qualités légitimant leur statut social - est à maintes reprises battue de favoris ; ces gens songeront-ils toujours au bien public plutôt
en brèche : « discernement », « vertu », « esprit », « goût », « habileté », qu’à leur intérêt propre ? (18 à 23). Que valent les conquêtes et la
« grandeur », « droiture d’esprit », « délicatesse »..., rien de tout cela gloire du prince si le peuple est opprimé par les puissants, vit dans
ne leur appartient en propre, tandis qu’ils ont à leur service des l’insécurité et l’indigence ? (24, allusions probables à la guerre de la
hommes qui les « passent » par « le cœur et l’esprit » (3, 19, 20, 21), Ligue d’Augsbourg et aux famines). N’est-ce pas tenir « le langage
et dont ils ne savent ni reconnaître ni honorer le mérite (21,35). Et de la flatterie » que de faire accroire au souverain qu’il est « maître
d’où provient le courage militaire dont l’épée est le symbole, si ce absolu » du sang de ses sujets (25, une « monnaie dont il achète une
n’est de la gloire qui leur est assurée du fait de leur notoriété (41) ? place ou une victoire »), et de « tous les biens de ces sujets, sans égards,
En réalité, les grands ne sont que des hommes (47) et sont comme sans compte ni discussion » (28) ? On expliquera les avertissements
les autres hommes (29) : « mêmes passions, mêmes faiblesses, mêmes donnés sur les risques de pervertissement du souverain dans les
petitesses » (53). Pire encore, eux qui prétendent en tout se distin- remarques 29 et 30 : du bon berger au veau d’or, du souverain
guer du « peuple », c’est-à-dire de tous les roturiers (cf. remarque démophile au despote démovore.
amusante sur le choix des prénoms, 23) et qui méprisent en parti-
culier la partie la plus humble de celui-ci, le petit « peuple » qui tra- La Bruyère et le Petit Concile
vaille de ses bras (25), ils sont « peuple », autrement dit semblables La Bruyère a fréquenté le groupe de réflexion catholique
à la populace, aussi vulgaires et grossiers (28). appelé le Petit Concile, où l’on trouve notamment Bossuet
Là encore, La Bruyère en déduit-il qu’il faudrait supprimer ces et Fénelon. Il partage leur vision critique des dérives écono-
« grandeurs d’établissement » ? Non, même s’il juge que l’homme miques et de la monarchie absolue, leur volonté de lutter
de mérite devrait être mieux récompensé. Il ne conteste pas la contre la pauvreté et de réformer la société pour qu’elle soit
nécessité d’un ordre social qu’il n’imagine pas autrement qu’inéga- plus conforme au principe chrétien de la charité.
litaire (19, « cela ne leur peut être contesté » ; 5, « tous sont contents » ;

JUIN 2022 NRP LYCÉE 33


Le commentaire au BAC 1e LYCÉE GÉNÉRAL ET TECHNOLOGIQUE

OBJET D’ÉTUDE ➜ La littérature d’idées du xvie siècle au xviiie siècle


PARCOURS ➜ La comédie sociale
TEXTE DU COMMENTAIRE ➜ La Bruyère, « Arrias »

« Tout est dit… depuis »


La Bruyère, et si bien dit !
Par Véronique Delfau, professeure de Lettres modernes

Support • La Bruyère, Les Caractères, 1688 Présentation


Ouvrage singulier et incontournable de
Sommaire ÉTAPE 1. Un miroir daté, universel la littérature classique, Les Caractères, offrent
et intemporel une palette de remarques étonnamment
1. L’éclat du portrait en acte actuelles si on transpose l’univers de la Cour
2. Les éléments à retenir en vue de l’interprétation textuelle à celui des réseaux sociaux ou du monde
ÉTAPE 2. Vers le commentaire médiatique. Ce theatrum mundi actuel est en
➔ Le commentaire rédigé effet une galerie de portraits aussi divers que
ceux qui peuplent l’œuvre classique.
On y découvre le monde tel que le
Commentaire BAC moraliste l’observe en opposition à ce qu’il

Les ressources !
pourrait être. Plusieurs activités d’écriture,
de jeux théâtraux, sont proposées autour
L ’article de la revue de la préface et de quelques remarques de
Les éléments de cours pour une présentation des manière à pouvoir, par exemple, élaborer un
Caractères en deux temps : recueil collaboratif de caractères contempo-
rains. Une fois observés, compris et mis en
1. Une esthétique chevillée à la tradition classique
œuvre, des éléments d’interprétation du
2. La pierre de touche de l’honnête homme : une lecture du portrait sont appréhendés, clés utiles avant
caractère « Aemile » (remarque 32 du chapitre II, « Du Mérite
la rédaction d’un commentaire.
personnel »), traité comme un texte programmatique

© Manuel Cohen / Aurimages

Joseph-Stanislas
Lescorne, statue
de La Bruyère
dans la cour
Napoléon à Paris.

34 NRP LYCÉE MAI


JUIN2021
2022
LYCÉE GÉNÉRAL ET TECHNOLOGIQUE Le commentaire au BAC 1e

Étape 1 Un miroir daté, universel et intemporel


le respect des bienséances : « il n’a nul discernement des personnes,
Supports : Portraits choisis de Théodecte, Mopse et Ménippe
Modalités : Travaux d’écriture dans le carnet de lecteur ni du maître, ni des conviés ; il abuse de la folle déférence qu’on a pour
Objectifs : Observer, comprendre et mettre en œuvre les lui ». En dépit de son absence de réserve, « les rieurs sont pour lui ».
rouages de l’écriture d’un portrait Un seul déroge à cela, décochant en guise de conclusion sa pointe
finale. Ce dernier se range du côté de l’honnête homme, contre cet
individu grossier et tous ceux qui l’applaudissent. L’encadrement de
1 De l’oral à l’écrit la scène a donc été pris en charge par le regard subjectif et caus-
tique du narrateur.
Comment faire entrer les élèves dans une œuvre qui peut leur
résister ? Mopse (38, V), « De la société et de la conversation »
On peut partir d’un échange spontané à partir du terme carac- • On retrouve le procédé liminaire précédent, une allégation à la
tère, s’interrogeant sur ce qu’il évoque pour chacun. On dessine par 1re personne « je connais Mopse », caution de la véracité de la « visite ».
deux nuages de mots les contours d’un bon, d’un mauvais carac- La Bruyère use du polyptote « sans me connaître, qu’il ne connaît point,
tère. En groupe, les élèves peuvent improviser une saynète illustrant dont il n’est pas connu », pour marteler la distance entre le person-
un comportement que la classe devra deviner. Dans leur carnet de nage et ses fréquentations, sa manière de s’imposer à tous, « gens »
lecteur, ils donneront à ces textes une forme écrite qu’ils liront afin « d’autres » ou « femmes », son caractère intrusif amplifié par le verbe
de discuter des difficultés rencontrées pour garder la vivacité de la « il s’insinue » et la relative « qui ne savent quel il est ».
performance théâtrale. C’est après cette sensibilisation qu’on pourra • Pour épingler l’attitude discourtoise si éloignée des bienséances,
leur proposer la démarche inverse, de mettre en scène un portrait de La Bruyère crée une syntaxe mimétique du sans-gêne, en réitérant
La Bruyère après sa lecture pour leur demander d’expliquer ce qui, le privatif « sans » : « sans attendre qu’on l’interroge ni sans sentir qu’il
dans l’écriture, leur a permis de saisir les traits révélateurs.
interrompt », « sans nulle attention aux autres ». S’ajoute la gradation
aussi pesante que lui, soulignée par la coordination et la cadence
2 L’éclat du portrait en acte majeure, « il parle, et souvent, et ridiculement ». Jamais à sa place, il
prend celle d’un « ministre » dont il est chassé pour s’asseoir aussi
Pour préparer les élèves au commentaire d’un portrait, on leur inconsidérément à celle « du duc et pair ». Pour achever la peinture
demande d’en choisir un, en groupe ou individuellement, afin d’ob- de cette manière déplacée de se mouvoir « sans embarras, sans
server la manière dont La Bruyère crée des saynètes pour animer et pudeur », La Bruyère convoque un proverbe acerbe qui destitue
mettre en lumière le caractère épinglé. Une synthèse collective l’humanité de Mopse : « Chassez un chien du fauteuil du Roi, il grimpe
permet de fixer les points d’observation du trait, les marques parti- à la chaise du prédicateur. »
culières d’un type d’individu, la mise en acte, la théâtralité, le blâme,
tout ce qui fonde la spécificité et l’efficacité de cette écriture, tout Ménippe (40, V), « De la société et de la conversation »
en leur donnant les clés d’interprétation pour le commentaire. • L’entrée dans le portrait est définitoire, à la manière de La Fontaine
qui par souci de diversité annonce parfois la couleur par une mora-
 travail sur le portrait peut être précédé de la lecture et d’une
Ce lité. L’« oiseau paré de divers plumages qui ne sont pas à lui » : les
étude d’Aemile (chapitre II), disponible dans la banque de tournures négatives le réduisent à un perroquet qui « répète des
ressources.
sentiments et des discours ». Tel une marionnette, il a l’habitude
d’emprunter « si naturellement de l’esprit des autres qu’il y est le pre-
Question mier trompé ». Le découpage de la période permet à La Bruyère
Théodecte (12, V), Mopse (38, V), Ménippe, (40, V) : comment La d’introduire dans la protase, « il croit souvent dire son goût ou expli-
Bruyère rend-il saillants et vivants ces caractères ? quer sa pensée, » une affirmation qui sera déniée par l’apodose,
« lorsqu’il n’est que l’écho de quelqu’un qu’il vient de quitter. » La
Réponse
subordonnée finale confirme, avec le restrictif, ce caractère sans
Théodecte (12, V), « De la société et de la conversation » personnalité ni épaisseur et la vacuité de son jugement. La Bruyère
• C’est par le son qu’est perçue l’entrée du personnage, « j’entends », fait perdre pied au personnage décrit à l’aide du présentatif « c’est
et le « je » du narrateur témoin la cautionne ; l’amplification sonore un homme », de deux relatives et d’accumulations dépréciatives
signale son approche, « il grossit sa voix », « crie », « grand fracas » « baisse, dégénère, perd », le privant de réflexion et d’esprit, ce qui le
« c’est un tonnerre », sa voix foudroie tous les convives, le narrateur
conduit à ne plus échanger qu’avec lui-même. La dernière anecdote
et le lecteur. Trônant au centre du tableau, le « il » sujet prend le
du salut prend à témoin le lecteur (« vous ») pour fustiger celui qui
relais, s’imposant souvent à l’attaque de la phrase à l’instar du per-
« délibère » sur votre identité après votre départ.
sonnage. La Bruyère grossit le caractère peignant une accumula-
tion d’actions : « il mange, il boit, il conte, il plaisante, il interrompt
Activité théâtrale
tout à la fois ». Une tournure dévalorisante suggère la désappro-
Le caractère dramatique de ces portraits peut donner lieu à un
bation du narrateur : « il a si peu d’égard au temps, aux personnes,
jeu théâtral : on demande aux élèves de mettre en scène ces
aux bienséances » ; par un comportement inapproprié en société,
personnages. Ils auront la liberté de faire intervenir d’autres
l’outrecuidant a « désobligé toute l’assemblée », « il se met le premier à
personnages.
table », n’a donc aucun égard pour ce qui est requis au Grand Siècle,

JUIN 2022 NRP LYCÉE 35


3 Les éléments à retenir en vue 4 S’approprier l’écriture du portrait
de l’interprétation textuelle
• Rédiger Les Caractères ou les mœurs du xxie siècle
Un tableau élaboré de manière coopérative au terme de Face au xxie siècle et à son cortège de problèmes sociétaux, éco-
ces observations permet de synthétiser les caractéristiques, logiques, de dérives, de montée de haine, d’occupation de la scène
modalités, procédés, identifiés pour rendre vivants et théâtraux numérique par autant d’influenceurs, répliques tristement actuelles
les portraits de La Bruyère. Il constitue un outil qui aidera les de certains personnages, on pourrait faire réfléchir les élèves en
élèves à bâtir le commentaire d’« Arrias » pouvant servir d’éva- empruntant à La Bruyère, comme il le fit à Érasme, l’épigraphe
luation finale. d’un projet d’écriture collective : « J’ai voulu mettre en garde, et non
mordre, être utile, et non blesser, améliorer les mœurs des hommes,
• Identification du – Proverbes, périphrases et non leur nuire ». Un débat en classe permettrait de recenser les
caractère – Recours à l’anthropomorphisme défauts majeurs inhérents aux mœurs d’aujourd’hui afin de rédi-
ger un ensemble de portraits et de remarques pour épingler les
• Finalité du portrait : – Lexique laudatif ou péjoratif conduites humaines indignes, au quotidien ou à l’échelle de la pla-
• Éloge/ blâme – Figures du grossissement : nète dans une mise en page qui pourrait être numérique, à l’aide
superlatifs, hyperboles, gradations, d’un support gratuit de création de magazine.
accumulations, rythmes ternaires • Écriture d’invention
Éclairés par la lecture de l’épigraphe, vous rédigerez, à la
• Véracité, crédibilité – Narrateur témoin « je »
manière de La Bruyère, le portrait d’un individu contemporain de
du portrait – Implication du lecteur « vous »
votre choix, afin de mettre en scène sa suffisance, son comporte-
ment indigne. Vous veillerez à user des modalités de présentation
• Théâtralité – Portrait en acte
du personnage, de description de ses actions étudiées dans les
– Verbes de mouvement, d’action
– Paroles au discours direct remarques précédentes. Vous préparerez ensuite un argumentaire
pour justifier l’adéquation des choix d’écriture au caractère choisi,
• Organisation du – Définition imagée liminaire lorsque vous ferez entendre votre texte à la classe.
portrait sous le signe – Actions qui révèlent le caractère • Écriture d’appropriation
de la diversité – Art de la chute : qui achève le Une préface sera rédigée avec pour objectif d’exposer les motifs
discrédit et buts recherchés en veillant à expliciter le choix d’une esthétique
classique, révérencieuse de la tradition des Anciens héritée de
Théophraste et de La Bruyère. Elle pourra débuter par « Je rends
aux réseaux ce qu’ils m’ont prêté. »

Étape 2 Le texte et son commentaire


© BIS / Ph. Coll. Archives Larbor

Objectif : Apprendre à rédiger un commentaire


Modalités : Interprétation textuelle, rédaction du commentaire
Support : La Bruyère, « Arrias », livre V

TEXTE
Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un
homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que
de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table
d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui
allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette région loin-
taine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette
cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des
historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le
premier jusqu’à éclater. Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui
prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias
ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur : « Je
n’avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d’original : je
l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu
à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai
fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. » Il reprenait
le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée,
lorsque l’un des conviés lui dit : « C’est Sethon à qui vous parlez, lui-
même, et qui arrive fraîchement de son ambassade. »
La Bruyère, Les Caractères, Livre V. Arrias le beau parleur, livre V des Caractères de La Bruyère.

36 NRP LYCÉE JUIN 2022


LYCÉE GÉNÉRAL ET TECHNOLOGIQUE Le commentaire au BAC 1e

➔ Proposition de commentaire rédigé


Parcours de lecture
I. La révélation d’un caractère
1. La peinture de l’outrecuidance
2. La stigmatisation d’un comportement social
II. La dynamique d’un portrait en acte
1. L’efficacité de la mise en scène
2. La vivacité du style

Parmi les nombreux personnages portraiturés par La Bruyère dans Les Caractères ou les
Mœurs de ce Siècle, publiés en 1688, figure Arrias. Dans le chapitre V intitulé « De la société
et de la conversation », le moraliste illustre le comportement social de l’homme. Son propos
est d’analyser et de décrire l’être humain, ses singularités et ses faiblesses à l’instar du Grec
Théophraste dont il s’inspire. Arrias lui fournit l’occasion de camper un individu qui pousse la
suffisance à l’extrême. Hâbleur, il est saisi à travers ses actes et ses paroles, ce qui confère un
rythme vif, alerte à cette peinture vivante à visée satirique. C’est l’observation de ce caractère
que nous étudierons tout d’abord pour voir ensuite comment il prend vie par la dynamique d’un
portrait en mouvement.
Incisif, La Bruyère pose d’emblée le trait principal qu’il veut épingler, l’outrecuidance du
personnage révélée dès la première phrase. Sur un mode affirmatif, émerge l’absurdité d’une
connaissance livresque et visuelle globale, « Arrias a tout vu, a tout lu », accentuée par le
parallélisme et la répétition de l’adverbe « tout » supposé circonscrire la totalité du savoir.
La ponctuation (les deux points) annonce un corollaire logique qui file l’emphase à l’aide de
l’adjectif hyperbolique, donnant à l’affirmation un tour de vérité générale, « c’est un homme
universel ». L’étendue de son prétendu savoir est soulignée par l’accumulation de propositions
mimétiques de son flot de paroles introduites par une cascade de verbes du discours, « « il
prend la parole », « il discourt » « il récite », « prend feu », « il reprenait le fil de la narration »,
qui incarnent sa verve volubile supposée démontrer sa familiarité avec « un grand d’une cour du
Nord » ; proximité confirmée par la comparaison « il s’oriente dans cette région lointaine comme
s’il en était originaire ». Tel un expert, il démontre sur un rythme ternaire l’étendue de son savoir
et disserte, « des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes. »
Or cette universalité revendiquée est assez rapidement écornée puisque le lecteur, alerté par
les allitérations « q » et « r », apprend qu’elle se double d’une assurance peu fiable : il « aime
mieux mentir que de paraître ignorer quelque chose ! »
Ainsi, ce personnage si sûr de lui est en fait trop sûr de lui ! La Bruyère, par son récit
anecdotique, tend à blâmer ce type d’individu imbu de lui-même qui ignore comment se
comporter avec bienséance dans les conversations de cour. « Les hommes sont trop occupés
d’eux-mêmes pour avoir le loisir de pénétrer ou de discerner les autres » : cette remarque 5
du chapitre « Du Mérite personnel » trouve dans Arrias une incarnation pleine d’éclat. Utilisant
autrui comme faire-valoir et ne supportant aucun désaccord comme le suggère l’indéfini, il
endigue vivement toute tentative d’opposition : « Quelqu’un se hasarde de le contredire... Arrias
ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur » Il est tellement soucieux d’être
au cœur de la conversation qu’il s’impose par des interventions intempestives au point de
confisquer aux autres toute observation : « il prend la parole et l’ôte à ceux qui allaient dire ce
qu’ils en savent. » Sans mesurer son indélicatesse, se fortifiant de son ingérence, « il reprenait
le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée. » Pour amuser la galerie
« il récite des historiettes » et comme « il les trouve plaisantes », « il en rit le premier jusqu’à
éclater », ce qui rajoute encore à la grossièreté du personnage, désireux d’occuper coûte que
coûte le devant de la scène. Accumulant les interventions aussi fâcheuses qu’inconvenantes,
La Bruyère exalte ces travers en même temps qu’il creuse la distance qui le sépare d’une
attitude courtoise et bienséante.
Ce comportement négatif est épinglé par la dynamique d’un portrait en actes, caractéristique
de l’écriture alerte de La Bruyère. C’est par une anecdote divertissante bien mise en scène que
le moraliste nous permet de saisir les défauts du personnage, un individu qui se fait prendre

JUIN 2022 NRP LYCÉE 37


à son propre piège ! La Bruyère n’intervient jamais directement dans la narration, orchestrant
l’illusion d’une parfaite objectivité. Ainsi, après une affirmation tranchée qui cible d’emblée le
caractère flagorneur, il nous installe à sa table, nous rendant spectateurs du dîner : « On parle
à table d’une cour du Nord ». Très vite, le « on » de généralité est balayé, et un seul individu,
Arrias devient le sujet principal, perçu à travers ses propos puisqu’il incarne un beau parleur.
On ignore les réactions des autres convives, sauf lorsque l’un d’eux ose intervenir, aussitôt
objet de ses foudres : « Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il
dit des choses qui ne sont pas vraies. » Malgré l’affirmation du mensonge, la rationalité de
la preuve confirmée par l’adverbe, Arrias s’enflamme contre « l’interrupteur » non identifié
et dément en se justifiant longuement par le biais du discours direct, proclamant son intimité
avec un haut personnage garant de ses allégations, qu’il nomme en déclinant sa noble fonction
« Sethon, ambassadeur de France dans cette cour ». Afin de garantir la véracité de son propos,
en juxtaposant trois relatives, il expose une étroite proximité que met en avant le pronom
« je » : « que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune
circonstance. » Il demeure ainsi le protagoniste du dîner jusqu’à cette contestation qui vient
enrayer son occupation scénique.
Tout l’art du moraliste désireux de saisir les marques particulières qui font la spécificité de
ce beau parleur relève de la théâtralité, de l’intention polémique, et de la vivacité d’un style qui
épouse ce caractère. Pour donner vie à la scène et nous asseoir à sa table, La Bruyère manie la
valeur universelle du présent. Ainsi actualisée, cette scène s’anime par la vivacité du discours ;
en déléguant la parole à son personnage, puis à Sethon, le narrateur s’efface laissant le lecteur
seul juge de sa suffisance. Les relatives en cascade et la cadence majeure des propositions
traduisent l’emphase de l’individu. S’y attelle la palette de la ponctuation caractéristique du style
coupé de La Bruyère, identifiable par la brièveté des propositions juxtaposées qui lui permettent
d’opérer par fines touches successives, éloignées de l’amplitude ordonnée d’une rhétorique
classique. Génialement conclusifs, ces apports qui viennent clore la proposition, introduisent un
doute dans l’esprit du lecteur, déniant ce qui est affirmé précédemment. S’y loge subtilement
l’intention polémique du narrateur discret « il veut le persuader ainsi » ou encore « il se donne
pour tel ». Ainsi le regard ironique de l’auteur s’intègre à la trame narrative. Cultivant le retrait,
le moraliste offre à un second personnage l’estocade finale. Avec les allitérations en [s], la
condamnation sans appel de l’outrecuidant siffle au terme de la remarque, « C’est Sethon »,
démasquant « fraîchement » le menteur. Maître de la pointe truculente, La Bruyère offre au
lecteur une chute remarquablement aiguisée.
Par ce portrait associé à une anecdote, La Bruyère nous divertit avec un récit incisif qui
répond à l’engouement des lettrés du xviie siècle pour les formes brèves. En contrepoint
à la remarque 17 du chapitre II « Du Mérite personnel », « La modestie est au mérite ce
que les ombres sont aux figures dans un tableau : elle lui donne de la force et du relief »,
l’outrecuidance éclate ici, toujours accrue, ignorante des convives malmenés. Elle révèle
l’aplomb du beau parleur, et son impudence qui enfle sans cesse jusqu’à ce que chute
piteusement le menteur confondu par Sethon, qui en quelques mots fort polis mais affûtés,
clôt le portrait en stigmatisant une fois encore l’irrévérence vaniteuse du prétentieux.
Dans une mise en scène éclatante où la rigueur du style sculpte chaque attitude, chaque parole,
La Bruyère éclabousse de lumière et d’opprobre l’illusoire savoir universel d’Arrias, ce qui
justifiera le jugement laudatif de Sainte-Beuve : « Tout le rayon du siècle est tombé juste sur
chaque page du livre ».

38 NRP LYCÉE JUIN 2022


Étude de PRÉPARER LA QUESTION DE GRAMMAIRE DU BAC
la langue
Les subordonnées
FICHE
ÉLÈVE Une étude des
circonstancielles dans Les
Caractères de La Bruyère
subordonnées de
condition dans les
Caractères se trouve
dans la NRP de
décembre pages 38-39.
Par Édith Wolf et Martine Rodde, professeures de Lettres

Tous les exemples des leçons ainsi que les textes des exercices
Exercice 2
sont tirés des Caractères.
Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un
Rappel du programme de Seconde homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir
que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle
Leçon : les compléments circonstanciels dans la phrase simple à la table d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et
• Les compléments circonstanciels dans la phrase simple peuvent l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans
avoir des natures différentes : cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt
des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses
a. Des noms, des GN ou des pronoms : « on ne doit parler, on ne
coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve
doit écrire que pour l’instruction » (préface) plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater. (« De la société et
b. Des infinitifs ou des groupes à l’infinitif : « passez jusqu’à moi de la conversation », 13)
sans me faire avertir » (« Des biens de fortune », 12)
c. Des adverbes ou locutions adverbiales : « on commence par le
mépris, on les envie ensuite » (« Des biens de fortune », 14) a. Relevez dans la première phrase les propositions indépendantes
d. Des gérondifs : « c’est l’unique fin en écrivant » (préface) juxtaposées. Combien en comptez-vous ?
• Les compléments circonstanciels expriment une idée de temps b. Relevez une proposition indépendante coordonnée.
(c-d), de lieu, de cause, de conséquence, de moyen, de manière c. Dans la seconde phrase, soulignez en rouge les subordonnées
(b), de but (a), d’opposition et de concession, de condition, de et en vert les principales dont elles dépendent. Soulignez en noir
comparaison. les indépendantes.
d. Quel est le signe de ponctuation forte qui juxtapose les proposi-
tions indépendantes et principales ?
Exercice 1 e. Dites en quoi l’emploi insistant de la juxtaposition est au service
du sens.
1. L’on porte Crésus au cimetière : de toutes ses immenses
richesses, que le vol et la concussion lui avaient acquises, et qu’il Les subordonnées circonstancielles
a épuisées par le luxe et par la bonne chère, il ne lui est pas de-
meuré de quoi se faire enterrer ; il est mort insolvable, sans biens,
et ainsi privé de tous les secours ; l’on n’a vu chez lui ni julep, ni Leçon : les subordonnées circonstancielles
cordiaux, ni médecins, ni le moindre docteur qui l’ait assuré de son Dans la phrase complexe, les propositions subordonnées
salut. (« Des Biens de Fortune »,17) conjonctives peuvent exprimer différentes circonstances. Elles
2. Champagne, au sortir d’un long dîner qui lui enfle l’estomac, sont introduites par des conjonctions de subordination ou des
et dans les douces fumées d’un vin d’Avenay ou de Sillery, signe un locutions conjonctives qui en précisent la nuance.
ordre qu’on lui présente, qui ôterait le pain à toute une province Temps (lorsque, dès que, après que), cause (parce que,
si l’on n’y remédiait. Il est excusable : quel moyen de comprendre, puisque…), conséquence (si bien que, de telle sorte que), com-
dans la première heure de la digestion, qu’on puisse quelque part paraison (comme, ainsi que), but (afin que, de sorte que), condi-
mourir de faim ? (18) tion (si, pourvu que), concession ou opposition (bien que, alors
que…).
Pour chaque extrait, indiquez la classe grammaticale des complé-
ments circonstanciels soulignés et la circonstance qu’ils expriment.
Exercice 3
Leçon : la coordination, la juxtaposition, la subordination Dans les extraits suivants, soulignez les conjonctions de subordina-
Dans une phrase complexe (c’est-à-dire comportant plusieurs tion et mettez entre crochets les subordonnées circonstancielles ;
propositions), les propositions peuvent être indépendantes, dites quelle est la circonstance exprimée.
principales, subordonnées. Les propositions situées sur un même
plan peuvent être juxtaposées (séparées par une virgule) ou coor-
données par une conjonction de coordination (mais, ou, et…).

JUIN 2022 NRP LYCÉE 39


b. Relevez une seconde proposition de même circonstance et faites
1. [...] bien que je tire souvent [les caractères] de la cour de
une remarque sur le mot subordonnant.
France et des hommes de ma nation, on ne peut pas néanmoins
les restreindre à une seule cour, ni les renfermer en un seul pays.
c. Quel est le mode verbal employé dans ces subordonnées ?
(Préface)
2. La prévention du peuple en faveur des grands est si aveugle,
et l’entêtement pour leur geste, leur visage, leur ton de voix et leurs Exercice 6 QUESTIONS POUR LE BAC
manières si général, que, s’ils s’avisaient d’être bons, cela irait à Dans le texte de l’exercice 5 :
l’idolâtrie. (« Des Grands », 1) a. Quelle est la circonstance exprimée par les groupes soulignés ?
3. Comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut b. Remplacez chaque groupe par une proposition subordonnée
pas aussi se lasser de leur reprocher. (Préface) circonstancielle de même sens.
4. [...] pendant que vous lui répondez, il perd le fil de sa cu- c. Relevez un complément de but. Quelle est la tournure
riosité, vous interrompt, entame un autre sujet. (« De la cour », 62) employée ?
5. [...] afin que le public ne fût point obligé de parcourir ce
qui était ancien pour passer à ce qu’il y avait de nouveau, et qu’il Exercice 7 QUESTIONS POUR LE BAC
trouvât sous ses yeux ce qu’il avait seulement envie de lire, je pris
soin de lui désigner cette seconde augmentation par une marque
particulière. (Préface) 1. Pensant du mal de tout le monde, il n’en dit de personne.
6. L’esclave n’a qu’un maître ; l’ambitieux en a autant qu’il y (« De la cour », 62)
a de gens utiles à sa fortune (« De la cour », 70) 2. Il vise également à se faire des patrons et des créatures ; il
7. [...] ils devraient rougir d’eux-mêmes s’ils n’avaient cherché est médiateur, confident, entremetteur : il veut gouverner. (« De
par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges. (Préface) la cour », 62)
3. Un homme qui a vécu dans l’intrigue un certain temps ne
peut plus s’en passer : toute autre vie pour lui est languissante
Exercice 4 (« De la cour », 91)
4. Il faut qu’un honnête homme ait tâté de la cour : il découvre
Théonas, abbé depuis trente ans, se lassait de l’être. On a en y entrant comme un nouveau monde qui lui était inconnu.
moins d’ardeur et d’impatience de se voir habillé de pourpre, qu’il (« De la cour », 9)
en avait de porter une croix d’or sur sa poitrine, et parce que les
grandes fêtes se passaient toujours sans rien changer à sa fortune, il Quelles sont la forme grammaticale et la circonstance du groupe
murmurait contre le temps présent, trouvait l’État mal gouverné, et souligné ? Remplacez-le par une proposition subordonnée
n’en prédisait rien que de sinistre. Convenant en son cœur que le
conjonctive de même sens.
mérite est dangereux dans les cours à qui veut s’avancer, il avait
enfin pris son parti, et renoncé à la prélature, lorsque quelqu’un
accourt lui dire qu’il est nommé à un évêché. Rempli de joie et de Exercice 8 SYNTHÈSE
confiance sur une nouvelle si peu attendue : « Vous verrez, dit-il,
que je n’en demeurerai pas là, et qu’ils me feront archevêque. » Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les
(« De la cour », 52) plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me
paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres
avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal ;
a. Relevez trois subordonnées : une subordonnée circonstancielle un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux.
de comparaison, une subordonnée de cause et une subordonnée L’un ne se forme et ne s’exerce que dans les choses qui sont utiles ;
de temps. l’autre y joint les pernicieuses. Là se montrent ingénument la gros-
b. À quel mode les verbes sont-ils conjugués ? Justifiez l’emploi de sièreté et la franchise ; ici se cache une sève maligne et corrompue
ce mode. sous l’écorce de la politesse. Le peuple n’a guère d’esprit, et les
c. Remplacez le groupe souligné par une subordonnée qui en pré- grands n’ont point d’âme : celui-là a un bon fond, et n’a point de
cise la nuance circonstancielle. Quelle est cette nuance ? dehors ; ceux-ci n’ont que des dehors et qu’une simple superfi-
cie. Faut-il opter ? Je ne balance pas : je veux être peuple. (« Des
Exercice 5 grands », 25)

Il y a un certain nombre de phrases toutes faites, que l’on a. Identifiez dans la première phrase une subordonnée conjonctive
prend comme dans un magasin et dont l’on se sert pour se féliciter et donnez-en le sens.
les uns les autres sur les événements. Bien qu’elles se disent sou- b. Dans la phrase 3, quel rapport de sens est établi entre les deux
vent sans affection, et qu’elles soient reçues sans reconnaissance, il
propositions juxtaposées séparées par un point-virgule ? Transfor-
n’est pas permis avec cela de les omettre, parce que du moins elles
mez la première proposition en une subordonnée conjonctive qui
sont l’image de ce qu’il y a au monde de meilleur, qui est l’amitié,
et que les hommes, ne pouvant guère compter les uns sur les autres exprimera clairement ce sens.
pour la réalité, semblent être convenus entre eux de se contenter c. Montrez que la phrase 2 et la suite du texte reposent sur le même
des apparences. (« De la cour », 81) procédé d’écriture.
d. Expliquez l’intention de l’écrivain lorsqu’il emploie ce procédé.
a. Dites si la proposition subordonnée introduite par « bien que »
exprime l’opposition ou la concession.

40 NRP LYCÉE JUIN 2022


Étude de la langue CORRIGÉS DES EXERCICES
Exercice 1 leurs manières si général, [que, [s’ils s’avi- b. comme on se servirait dans un maga-
Extrait 1 saient d’être bons], cela irait à l’idolâtrie.] sin ; sans que personne ne montre de
« Au cimetière » : GN complément de lieu ; « que cela irait à l’idolâtrie » : conséquence reconnaissance
« Par le luxe et par la bonne chère » : GN « s’ils s’avisaient d’être bons » : condition c. « pour se féliciter les uns les autres sur les
complément de manière ; « sans biens » : 3. [Comme les hommes ne se dégoûtent événements » : tournure infinitive
GN complément de manière ; « chez lui » : point du vice], il ne faut pas aussi se lasser
groupe pronominal, complément de lieu de leur reprocher : cause Exercice 7 QUESTIONS POUR LE BAC
Extrait 2 4. [pendant que vous lui répondez], il 1. « pensant du mal de tout le monde » :
« au sortir d’un long dîner » : GN complé- perd le fil de sa curiosité, vous interrompt, groupe participial apposé au sujet et mar-
ment de temps ; entame un autre sujet : temps quant l’opposition.
« dans la première heure de la digestion » : 5. [afin que le public ne fût point obligé de Alors qu’il pense du mal de tout le monde,
GN complément de temps ; parcourir ce qui était ancien pour passer à il n’en dit de personne.
« quelque part » : locution adverbiale, lieu ce qu’il y avait de nouveau], [et qu’il trou- 2. « Il veut gouverner » : proposition indé-
vât sous ses yeux] ce qu’il avait seulement pendante exprimant la cause.
Exercice 2
envie de lire, je pris soin de lui désigner Il vise également à se faire des patrons et
a. On relève cinq indépendantes juxtapo-
cette seconde augmentation par une des créatures ; il est médiateur, confident,
sées : « Arrias a tout lu » / « a tout vu » / « il
marque particulière : deux subordonnées entremetteur parce qu’il veut gouverner.
veut le persuader ainsi » / « c’est un homme
de but complétées par des subordonnées 3. « toute autre vie pour lui est languis-
universel » / « il aime mieux mentir […] ».
relatives (« ce qui était ancien », « ce qu’il y sante » (« De la cour », 91) : proposition
b. Une indépendante coordonnée : « et il
avait de nouveau », « ce qu’il avait seule- indépendante exprimant la cause.
se donne pour tel »
ment envie de lire ») Un homme qui a vécu dans l’intrigue un
c. On parle à la table d’un grand d’une
6. L’esclave n’a qu’un maître ; l’ambitieux en certain temps ne peut plus s’en passer
cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à
a autant [qu’il y a de gens utiles à sa for- parce que toute autre vie est pour lui lan-
ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ;
tune] : comparaison guissante.
il s’oriente dans cette région lointaine
7. [...] ils devraient rougir d’eux-mêmes [s’ils 4. « en y entrant » : gérondif exprimant le
comme s’il en était originaire ; il discourt
n’avaient cherché par leurs discours ou par temps. Il découvre lorsqu’il y entre comme
des mœurs de cette cour, des femmes du
leurs écrits que des éloges] : condition un nouveau monde qui lui était inconnu.
pays, de ses lois et de ses coutumes ; il
récite des historiettes qui y sont arrivées ; il Exercice 4
Exercice 8 SYNTHÈSE
les trouve plaisantes, et il en rit le premier a. Subordonnée circonstancielle de com-
a. « Si je compare ensemble les deux
jusqu’à éclater. paraison : « moins [...] qu’il en avait de
conditions des hommes les plus oppo-
d. Le point-virgule juxtapose les proposi- porter une croix d’or sur sa poitrine »
sées » : proposition subordonnée de
tions et structure la phrase. Subordonnée de cause : « parce que les
condition marquant l’éventualité.
e. Dans la première phrase, qui présente de grandes fêtes se passaient toujours sans
b. Un rapport d’opposition : « alors que
façon générale le personnage, ce procédé rien changer à sa fortune »
l’un ne s’exerce que dans les choses qui
donne au texte une nuance très assertive, Subordonnée de temps : « lorsque
sont utiles, l’autre y joint les perni­cieuses. »
renforcée par l’emploi du pronom indéfini quelqu’un accourt lui dire qu’il est nommé
c. Phrase 2, la juxtaposition des propo-
totalisant « tout » et de l’adjectif de même à un évêché »
sitions oppose « un homme du peuple »
sens « universel ». C’est un procédé d’in- b. Les verbes « avait », « se passaient »,
et « un grand ». Les phrases suivantes
sistance qui contribue à la constitution « accourt » sont à l’indicatif, qui est le mode
reprennent ce procédé. Phrase 4, « là »
d’un type par l’accumulation d’éléments exprimant des faits réels, certains.
c. « Comme il convenait en son cœur que le désigne le peuple, « ici » désigne les
allant dans le même sens. Dans la seconde
mérite est dangereux à qui veut avancer » : grands. »
phrase, qui propose des éléments plus
subordonnée de cause. d. Le texte est une dénonciation des
concrets, ce sont de courtes scènes que
travers des grands. Les grands sont dits,
propose chacun des éléments juxtaposés. Exercice 5 « pernicieux », « malins »(c’est-à-dire ins-
Le personnage est mis en scène dans un a. La subordonnée exprime l’opposition. pirés par le diable), « corrompus », superfi-
défilé d’images animées. b. « et qu’elles soient reçues sans recon- ciels. L’homme du peuple ne sait pas faire
Exercice 3 naissance » est une seconde proposition le mal, il travaille à des choses « utiles ».
1. [bien que je tire souvent [les caractères] coordonnée à la première par « et » ; la S’il est « grossier et naïf », « dépourvu d’es-
de la cour de France et des hommes de ma conjonction de subordination qui reprend prit », il a en revanche un « bon fond ». La
nation], on ne peut pas néanmoins les res- « bien que » est « que ». juxtaposition crée un effet de contraste
treindre à une seule cour, ni les renfermer c. Les verbes « disent » et « soient reçues » et établit stylistiquement l’opposition
en un seul pays : concession sont au subjonctif. entre les « deux conditions opposées » :
2. La prévention du peuple en faveur des Exercice 6 QUESTIONS POUR LE BAC elle permet une condamnation acérée
grands est si aveugle, et l’entêtement pour a. « comme dans un magasin » : comparaison des grands, renforcée par l’expression du
leur geste, leur visage, leur ton de voix et « sans reconnaissance » : manière choix final du moraliste.

JUIN 2022 NRP LYCÉE 41


Latin 1re LANGUES ET CULTURES DE L’ANTIQUITÉ

FICHE
ÉLÈVE
Le culte impérial
Télécharger Par Jean-Pierre Aubrit, professeur de Lettres classiques
cette fiche au
format word

Objet d’étude n° 2 : notaret, futurumque ut inter deos referretur, quod aesar, id est reli-
Les dieux dans la cité : le politique et le sacré qua pars e Caesaris nomine, Etrusca lingua deus vocaretur.
Suétone, Vie d’Auguste, 97.
Présentation
Sa mort, dont je parlerai plus bas, et son apothéose furent an-
En s’attribuant le titre de Grand Pontife, Jules César conféra à son pou- noncées aussi par les prodiges les plus évidents. […] La foudre
voir personnel un caractère sacré, savamment entretenu par la propa- tomba sur l’inscription de sa statue, et enleva la première lettre
gande qui faisait de Vénus l’origine de la gens Julia et confirmait donc de son nom. L’oracle répondit qu’il ne vivrait plus que cent jours,
son aura divine. Aussi sa déification sembla-t-elle aller de soi au début nombre marqué par la lettre C, et qu’il serait mis au rang des
du règne d’Octave, qui y puisa une légitimation religieuse, attestée dieux, parce que « ésar », qui était le reste de son nom, signifie
par le surnom même d’Auguste. Il ne lui restait plus qu’à développer « dieu » en langue étrusque.
les éléments d’un culte personnel : son nom fut ainsi invoqué à la Traduction de J.-R.-T. Cabaret-Dupaty, 1893.
suite de ceux de Jupiter, Junon et Minerve (la triade capitoline), un
prêtre (flamine) fut dévoué à son culte, et il bénéficia de son propre
collège religieux. À sa mort, son apothéose s’imposa à son successeur
Traduction et commentaire du texte
Tibère. Toutefois, sur les dix empereurs qui lui ont succédé, seuls trois de Suétone
(Claude, Vespasien et Titus) en bénéficièrent. Mais, à partir de Nerva 1. À l’aide du dictionnaire, proposez une traduction mot à mot du
(fin du Ier siècle), l’apothéose de l’empereur défunt devint la règle. texte 2, à partir de « Ictu ».
2. Cherchez la définition étymologique d’apothéose : quelles expres-
sions latines rendent ce sens dans les deux textes ? En quel sens les
Déification de César et d’Auguste deux traducteurs emploient-ils le mot apothéose ?
3. Quelles sont les caractéristiques communes aux « prodiges » qui
marquent la divinité de César et d’Auguste ? Quelles sont les sources
L’historien romain Suétone (début du IIe siècle de notre ère)
de la déification de l’empereur ?
raconte comment César [1], puis l’empereur Auguste [2] accédèrent
à la divinité.
Hadrien l’empereur-dieu
[1] Periit sexto et quinquagensimo aetatis anno atque in deorum Marguerite Yourcenar, nourrie d’une connaissance intime du
numerum relatus est, non ore modo decernentium, sed et per- monde romain, publia en 1951 les mémoires fictifs de l’empereur
suasione volgi. Siquidem ludis, quos primos consecrato ei heres Hadrien (76-138). Dans ce passage, l’empereur fait le bilan de son
Augustus edebat, stella crinita per septem continuos dies fulsit règne, marqué par la recherche de la paix et l’influence de l’Orient.
exoriens circa undecimam horam, creditumque est animam esse
Caesaris in caelum recepti ; et hac de causa simulacro ejus in
vertice additur stella. Que je le voulusse ou non, les populations orientales de l’em-
Suétone, Vie de César, 88. pire me traitaient en dieu. Même en Occident, même à Rome, où
nous ne sommes officiellement déclarés divins qu’après la mort,
Il périt dans la cinquante-sixième année de son âge, et fut mis l’obscure piété populaire se plaît de plus en plus à, nous déifier
au nombre des dieux, non seulement par le décret qui ordonna vivants. Bientôt, la reconnaissance parthe éleva des temples à l’em-
son apothéose, mais aussi par la foule, persuadée de sa divinité. pereur romain qui avait instauré et maintenu la paix ; j’eus mon
Pendant les premiers jeux que donna pour lui, après son apothéose, sanctuaire à Vologésie1, au sein de ce vaste monde étranger. Loin
son héritier Auguste, une comète, qui se levait vers la onzième de voir dans ces marques d’adoration un danger de folie ou de
heure, brilla durant sept jours de suite, et l’on crut que c’était l’âme prépotence2 pour l’homme qui les accepte, j’y découvrais un frein,
de César reçue dans le ciel. C’est pour cette raison qu’il est repré- l’obligation de se dessiner d’après quelque modèle éternel, d’asso-
senté avec une étoile au-dessus de la tête. cier à la puissance humaine une part de suprême sapience3. Être
dieu oblige en somme à plus de vertus qu’être empereur.
Traduction de Théophile Baudement, 1845.
Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, © Gallimard 1951, « Folio », p.161.
[2] Mors quoque ejus, de qua dehinc dicam, divinitasque post mor-
tem evidentissimis ostentis praecognita est. […] Ictu fulminis ex 1. Ville de l’empire parthe (dans l’actuel Iran), baptisée ainsi en l’honneur de
inscriptione statuae ejus prima nominis littera effluxit ; responsum Vologèse, souverain mythique de la dynastie des Arsacides.
est, centum solos dies posthac victurum, quem numerum C littera 2. Exercice abusif d’un pouvoir absolu.
3. Sagesse.

42 NRP LYCÉE JUIN 2022


Commentaire du texte de Marguerite Yourcenar
4. Relevez les trois territoires de l’empire romain évoqués par Hadrien. 5. Comme nomme-t-on le raisonnement soutenu dans les deux der-
Comment la divinisation d’Hadrien s’y déploie-t-elle de façon spéci- nières phrases ? Expliquez l’idée exprimée par Hadrien.
fique à chacun d’eux ?

Une déification moderne : L’Apothéose de Napoléon III du peintre Guillaume Cabasson (1814-1884)

© Bridgeman Images

Guillaume Cabasson, L’Apothéose de Napoléon III (1854), huile sur toile (64 cm x 81 cm), musée national du château de Compiègne.

Commentaire du tableau de Cabasson


6. Faites une brève recherche sur l’histoire politique de la France entre 8. Qui est le personnage juste au-dessus de Napoléon III et que fait-il ?
1848 et 1854 : quels événements vous permettent d’expliquer cette Identifiez le personnage ailé au-dessus des chevaux : en quoi fait-il la
peinture ? paire avec le précédent ? Qui reconnaissez-vous dans la trouée des
7. Repérez Napoléon III sur cette image : quelle place occupe-t-il ? nuages en haut, au-dessus du drapeau ? Que signifie la présence de
Dans quelle position est-il représenté ? Qui se tient à son côté ? ce personnage ? Quel aspect du règne impérial ces trois figures sym-
Identifiez les deux personnages mythologiques de part et d’autre des bolisent-elles ?
chevaux : quelle est leur signification symbolique et que représente 9. De qui se compose le groupe en bas du tableau ? Quel aspect du
leur association ? Quel aspect du règne impérial ces différentes figures règne impérial symbolise-t-il ?
symbolisent-elles ?

JUIN 2022 NRP LYCÉE 43


Latin 1re GUIDE DE L’ENSEIGNANT ET CORRIGÉS
Par Jean-Pierre Aubrit, professeur de Lettres classiques

Traduction et commentaire la ferveur populaire (persuasione volgi) ;


Le tableau de Cabasson
du texte de Suétone pour Auguste, par la voix plus savante des
prêtres (même s’ils disparaissent derrière le 6. 10 décembre 1848 : Louis-Napoléon
1. Ictu = par un coup passif responsum est) ; dans tous les cas le Bonaparte, neveu de l’empereur Napoléon
fulminis = de la foudre processus de déification est avalisé par un Ier, est triomphalement élu président de la
prima littera = la première lettre décret officiel (ore decernentium, texte 1). toute jeune IIe République.
nominis = de son nom 2 décembre 1851 : à quelques mois de la
effluxit = tomba Le texte de Yourcenar fin de son mandat, un coup d’État le main-
ex inscriptione = de l’inscription 4. Hadrien évoque d’abord l’Asie Mineure, tient au pouvoir pour préparer une nou-
statuae ejus = de sa statue ; avec « les populations orientales », puis velle constitution, ce qui est approuvé par
responsum est = il lui fut répondu l’« Occident », avec la « piété populaire » le plébiscite des 20-21 décembre.
posthac = qu’après cela, des Romains, enfin le royaume parthe, 21 et 22 novembre 1852 : un nouveau plé-
(eum) victurum (esse) = il vivrait « ce vaste monde étranger » qui recouvrait biscite rétablit l’Empire, qui est proclamé le
centum dies = cent jours l’ancien empire perse et constituait pour 2 décembre, le « prince-président » deve-
solos = seulement, les Romains la pointe extrême de leur nant Napoléon III, empereur des Français.
numerum = (car c’était) le nombre incursion vers l’est. Pas besoin d’exégèse 7. Napoléon III (que l’on reconnaît à sa
quem = que pour « les populations orientales » : c’est barbe « à l’impériale ») est symboliquement
notaret = désigne dans leur nature de diviniser le Prince, au centre du tableau. Il est juché sur le char
C littera = la lettre C, des triomphateurs romains. À son côté
semble nous dire Hadrien. Il en va autre-
futurumque ut referretur = et qu’il serait droit se tient une allégorie de la France,
ment de la tradition politique romaine,
enregistréa reconnaissable au drapeau tricolore qu’elle
toujours soucieuse de préserver l’antique
inter deos = parmi les dieux brandit. Guidant les chevaux du char
libertas des citoyens (ou au moins sa fic-
quod = car triomphal, on reconnaît Hercule (portant
tion), incompatible avec la déification d’un
Etrusca lingua = en étrusque sa massue et revêtu de la peau du lion de
vivant, fût-il le chef suprême. C’est pour-
deus = dieu Némée) et Minerve (portant sur sa poitrine
quoi l’apothéose officielle doit attendre
vocaretur = était appelé l’égide qui la rend invincible et tenant au
« après la mort » de l’empereur. Mais « l’obs-
aesar = « ésar », bras gauche le bouclier orné de la tête de
cure piété populaire » confère aux mœurs
id est = ce qui était Méduse). Lui, représente la force et elle la
politiques de la vieille Rome un caractère
reliqua pars = la partie restante stratégie ; leur alliance est celle du corps et
oriental, qui confirme le glissement reli-
e nomine = du nom de l’esprit, garante d’une action imparable.
gieux plus général vers l’est, initié depuis
Caesaris = de César Ces différentes figures du registre médian
plus de deux siècles. Enfin, « la reconnais- expriment la puissance de l’empereur.
a. L’infinitif futur passif n’existant pas en sance parthe » marque la vraie victoire de 8. Ce personnage volant pose sur la tête de
latin, on emploie futurumque (esse) ut + un la diplomatie pacifiste d’Hadrien, puisque l’empereur une couronne de laurier (gage
subjonctif passif comme substitut à une c’est cette politique qui lui vaut d’être de victoire), tout en tenant dans l’autre
prop. inf. au futur passif, honoré dans « des temples » et même un main un rameau d’olivier, gage de paix :
2. L’apothéose, terme d’origine grecque, « sanctuaire ». Napoléon III sait se battre avec courage
se définit étymologiquement comme 5. L’analyse d’Hadrien prend la tournure et réussite, mais il n’est pas belliciste. De
le changement (préfixe apo) en un d’un paradoxe, qui récuse d’abord l’in- l’autre côté, soufflant dans sa trompette,
dieu (theos) : c’est ce qu’expriment lit- terprétation attendue pour ensuite la la Renommée proclame le triomphe de
téralement les expressions « in deorum retourner en son contraire. Le « danger » l’empereur. Entre ces deux allégories de la
numerum relatus est » (texte 1) et « inter potentiel serait une double manifesta- gloire, surgit des nuages Napoléon Ier, qui
deos referretur » (texte 2), et c’est le sens tion d’hubris, sur les plans psychique (la salue son neveu, désigné ainsi comme son
par lequel le mot apothéose traduit divini- « folie ») et politique (la « prépotence »). Le digne héritier. Ces trois figures du registre
tas (nature divine) dans le texte 2. Mais ce résultat, pour Hadrien, est l’exact inverse : à supérieur expriment la consécration quasi
mot désigne aussi la cérémonie de déifica- l’intempérance il substitue la mesure (« un divine de l’empereur.
tion. C’est en ce sens que, dans le texte 1, il frein »), à la mégalomanie la conscience 9. On reconnaît de gauche à droite une
traduit deux expressions qui évoquent le d’une « obligation » envers plus grand allégorie de la profusion, avec à son bras
processus officiel : ore decernentium (par que soi (« quelque modèle éternel », une droit la corne d’abondance ; Mercure, le
la voix de ceux qui prenaient le décret) et « suprême sapience »). Confronté à ce divin dieu du commerce, avec son caducée à la
consecrato (reconnu comme sacré). auquel la « piété populaire » l’assimile, le main droite et les ailes à son casque et à ses
3. Dans les deux cas, ces prodiges sont de moi de l’empereur n’est pas conçu comme sandales ; Cérès, déesse de la fertilité et des
nature céleste (une comète, stella crinita, un absolu, mais comme une construction moissons, avec une faucille à la main gauche
pour César, le résultat de la foudre pour exigeante qui « se dessin[e] » et dont il est et le bras droit appuyé sur une gerbe de blé.
Auguste), conformément au séjour des l’architecte, comme un effort délicat pour Ces trois figures du registre inférieur expri-
dieux dans les sphères supérieures. Pour transcender et sublimer l’exercice grossier ment la prospérité économique qui caracté-
César, ces signes sont interprétés par de « la puissance humaine ». risait le règne de Napoléon III.

44 NRP LYCÉE JUIN 2022


Une œuvre
Un parcours BAC IS
FRANÇA

t c e q u ’i l fa u t r e t e n ir
Tou
r e u v e d e fr a n ç a is 1re
!
pour réussir l’ép

Les clés d’analyse de l’œuvre Des outils pour le Bac


L’essentiel sur l’auteur et le contexte Méthode de la dissertation expliquée
historique de l’œuvre pas à pas
Des résumés de textes, les grands thèmes Trois sujets de dissertation guidés
de l’œuvre expliqués et des citations avec des corrigés
incontournables faciles à retenir
Des aides à la préparation de l’explication
Les thématiques du parcours associé linéaire pour l’oral
et des citations d’œuvres complémentaires
n
révisio
rapide
efficace

Découvrez la collection
sur www.nathan.fr
Bac
2023
« Viens je t’emmène
vers ma maison d’autrefois… »
(Colette)

Découvrez le décor qui a inspiré Sido


et les plus belles pages de Colette.
Visites et parcours dédiés au public scolaire.
www.maisondecolette.fr

8-10 rue Colette - 89520 Saint-Sauveur-en-Puisaye • Tél. : 03 86 44 44 05 • contact@maisondecolette.fr

Vous aimerez peut-être aussi