Vous êtes sur la page 1sur 6

Texte 1, W.K. Clifford, L’éthique de la croyance, 1877.

Un armateur était sur le point de laisser partir un bateau d’émigrants. Il savait que celui-ci était vieux et que sa
construction n’était pas particulièrement bonne ; qu’il avait affronté de nombreuses mers et de nombreux climats et avait
souvent eu besoin d’être réparé. Certains lui firent part de leurs doutes à propos de la capacité du bateau à prendre le large.
Ces doutes le préoccupaient et le rendaient malheureux ; il se disait qu’il devrait peut-être le faire entièrement réviser et
rééquiper, même si cela devait lui coûter beaucoup d’argent. Cependant, avant que le navire ne prenne la mer, il réussit à
laisser derrière lui ces réflexions qui le tracassaient beaucoup. Il se dit que le bateau avait effectué tant de voyages en toute
sécurité et résisté à tant de tempêtes qu’il était inutile de supposer que, cette fois, il n’en irait pas de même et qu’il ne
rentrerait pas au port. Il s’en remit à la Providence, qui ne pouvait manquer de protéger toutes ces malheureuses familles
qui quittaient leur patrie en quête d’une vie meilleure. Il rejeta hors de son esprit tous les soupçons mesquins que l’on peut
entendre sur l’honnêteté des entrepreneurs et des constructeurs navals. De cette manière, il acquit la conviction sincère et
agréable que son navire était parfaitement sûr et en état de prendre la mer. Il assista alors à son départ avec le cœur léger,
empli du souhait bienveillant que ces exilés rencontrent le succès dans ce monde inconnu qu’ils allaient découvrir ; et il fut
dédommagé par sa compagnie d’assurances quand le bateau sombra au beau milieu de l’océan et disparut à tout jamais.
Que dirions-nous de lui ? Assurément qu’il est bel et bien coupable de la mort de ces émigrants. Admettons qu’il
croyait sincèrement que son navire était sûr ; la sincérité de sa conviction ne peut en aucune façon plaider en sa faveur,
car il n’avait pas le droit de croire cela sur la base des éléments de preuve dont il disposait. Il a en effet acquis sa
croyance non pas au terme d’une enquête patiente, mais en étouffant ses doutes. Et bien que cela ait pu le conduire à
être si sûr de sa croyance qu’il lui était impossible de penser autrement, il n’en demeure pas moins que, dans la mesure où
il s’est sciemment et volontairement installé dans cette disposition d’esprit, il doit en être tenu pour responsable.
Modifions légèrement la situation et supposons que l’embarcation fût en réalité sûre et qu’elle accomplit cette
traversée, ainsi que les suivantes en toute sécurité. Cela atténuerait-il la culpabilité de son propriétaire ? Nullement. En
effet, une fois une action effectuée, elle est à tout jamais correcte ou incorrecte et aucune contingence relative à ses
conséquences, bonnes ou mauvaises, ne peut rien y changer. Notre homme, dans cette situation, ne serait pas innocent ; il
ne serait, simplement, pas accusé. Une croyance est correcte ou incorrecte en fonction de son origine et non pas en
fonction de ce qui est cru ; de la manière dont elle a été acquise et non pas de son contenu ; du droit qu’on avait ou
non de la former sur la base des éléments de preuve dont on disposait et non de sa vérité ou de sa fausseté. »

Texte 2, Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, 16 juin 1903.

L'autorité de commandement exercée par les chefs parmi et sur leurs amis politiques dans les groupes, l'autorité de
commandement politique parlementaire est précisément un de ces poids additionnels politiques parlementaires que
les chefs politiques parlementaires ont imaginés pour compenser l'effet de la déperdition politique parlementaire.
Et le ton de commandement est en particulier un ton additionnel que les chefs ont imaginé pour compenser le
même effet. Puisque les troupes entendent moins quand on dit plus, puisque les troupes politiques parlementaires font
la réduction, la traduction, il faut bien qu'inversement les chefs disent plus pour qu'on entende moins, qu'ils parlent
un langage à réduire et à traduire. Une fois ce langage fiduciaire, conventionnel, établi par un jeu de surenchère
croissante, il faut bien que tout le monde le parle, et ceux mêmes qui ont le plus contribué à l'établir en sont les premiers
prisonniers. Tout le monde en est prisonnier. Qui ne le parlerait pas, serait mal entendu, ou ne serait pas entendu
du tout. Puisque dans ce langage conventionnel par l'effet de cette surenchère et de cette exagération constante
et croissante ces mots : Nous sommes assurés d'emporter la victoire signifient : Nous sommes rudement menacés ; et
puisque ces mots : Nous sommes rudement menacés veulent dire : Nous avons été irrémédiablement battus, quand un
orateur veut dire : Nous sommes rudement menacés, il est bien forcé de dire : Nous sommes assurés de remporter la
victoire, parce que s'il disait : Nous sommes rudement menacés, tout le monde entendrait : Nous avons été
irrémédiablement battus. Ainsi le mensonge parlementaire, contaminant le langage même, victime et prisonnier de sa
propre surenchère et de sa propre exagération, tourne, rôde et bourdonne en un cercle d'outrances. Et l'autorité de
commandement de groupe, l'autorité de commandement politique parlementaire est une outrance particulière
parmi tant d'outrances.
Peut-être assistons-nous ici au phénomène le plus important de toute l'histoire parlementaire contemporaine
: le peuple des électeurs entend et parle un certain langage politique presque sincère ; la foule des élus entend et
parle un autre langage politique, un langage convenu, tout à fait différent du premier, mais correspondant au premier,
formé des mêmes mots que le premier. Si le peuple politique des électeurs et la foule politique des élus parlaient deux
langages politiques totalement différents, il n'y aurait qu'un moindre mal ; ces deux parties de la nation vivraient
séparément, et par suite assez indépendamment ; si le langage politique des élus n'était pas formé des mêmes mots
que le langage politique des électeurs, les électeurs continueraient à ne rien savoir, mais au moins ils sauraient qu'ils
ne savent rien ; ils se trouveraient en présence d'une langue étrangère, mais qu'ils connaîtraient pour étrangère. Ce
qui fait presque tout le danger de la situation politique parlementaire actuelle, c'est que le langage politique
parlementaire des élus et le langage politique des électeurs sont deux langages parallèles, correspondants, à la fois
totalement étrangers pour le sens, et pourtant formés des mêmes mots, deux langages où les mêmes mots figurent,
soutiennent les mêmes rapports, mais en des sens totalement différents, totalement étrangers. Ainsi le peuple croit
savoir, et il ne sait pas, et il ne sait pas qu'il ne sait pas. Le peuple suit des discours entiers, des sessions entières, des
législatures entières, des régimes entiers sans y entendre un mot ; mais il croit qu'il entend parce qu'il suit tous les mots et
toutes les relations formelles des mots entre eux. Il y a ainsi entre le pays et sa représentation non pas un inentendu,
ce qui serait grave, non pas un malentendu, ce qui serait plus grave, mais un faux entendu perpétuel et universel, à qui
on est sûr que rien ne peut échapper.
Le peuple et les parlementaires disent la République, la liberté, la révolution ; mais ce n'est ni la même République,
ni la même liberté, ni la même révolution.
Telle est évidemment la forme la plus grave du mensonge politique. Les mensonges individuels fabriqués, les
mensonges collectifs, les mensonges particuliers, tant qu'il y en ait, si bien faits, et si habile qu'en soit la contexture,
sont au moins limités. Mais qu'imaginer de plus dangereux qu'un mensonge illimité, faussant le langage même,
extensible donc autant que le langage, inaperçu et doublé d'une sécurité fausse.

Texte 3, Pierre Bourdieu, Sur la télévision (1996).

Je voudrais montrer comment la télévision peut, paradoxalement, cacher en montrant, en montrant autre chose que ce qu’il
faudrait montrer si on faisait ce que l’on est censé faire, c’est-à-dire informer ; ou encore en montrant ce qu’il faut montrer,
mais de telle manière qu’on ne le montre pas ou qu’on le rend insignifiant, ou en le construisant de telle manière qu’il prend
un sens qui ne correspond pas du tour à la réalité.
Sur ce point je prendrai deux exemples empruntés aux travaux de Patrick Champagne. Dans La Misère du monde,
Patrick Champagne a consacré un chapitre à la représentation que les médias donnent des phénomènes dits de « banlieue »
et il montre comment les journalistes, portés à la fois par des propensions inhérentes à leur métier, à leur vision du monde,
à leur formation, à leurs dispositions, mais aussi par la logique de leur profession, sélectionnent dans cette réalité particulière
qu’est la vie des banlieues, un aspect tout à fait particulier, en fonction de catégories de perception qui leur sont propres. La
métaphore la plus communément employée par les professeurs pour expliquer cette notion de catégorie, c’est-à-dire ces
structures invisibles qui organisent le perçu déterminant ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, est celle des lunettes. Ces
catégories sont le produit de notre éducation, de l’histoire, etc. Les journalistes ont des « lunettes » particulières à partir
desquelles ils voient d’une certaine manière les choses qu’ils voient. Ils opèrent une sélection et une construction de ce qui
est sélectionné.
Le principe de sélection, c’est la recherche du sensationnel, du spectaculaire. La télévision appelle à la
dramatisation, au double sens : elle met en scène, en images, un événement et elle exagère l’importance, la gravité, et le
caractère dramatique, tragique. Pour les banlieues, ce qui intéressera ce sont les émeutes. C’est déjà un grand mot… On fait
le même travail sur les mots. Avec des mots ordinaires, on n’« épate pas le bourgeois, ni le « peuple ». Il faut des mots
extraordinaires. En fait, paradoxalement, le monde de l’image est dominé par des mots. La photo n’est rien sans la
légende qui dit ce qu’il faut lire – legendum-, c’est-à-dire, bien souvent, des légendes, qui font voir n’importe quoi. Nommer,
on le sait, c’est faire voir, c’est créer, porter à l’existence. Et les mots font souvent des ravages. […] Parce que ces mots
font des choses, créent des fantasmes, des peurs, des phobies, ou, simplement des représentations fausses. Les
journalistes, grosso modo, s’intéressent à l’exceptionnel, à ce qui est exceptionnel pour eux (…). Ils s’intéressent à
l’extraordinaire, à ce qui rompt avec l’ordinaire, à ce qui n’est pas quotidien (…). D’où la place qu’ils accordent à
l’extraordinaire ordinaire, c’est-à-dire prévu par les attentes ordinaires, incendies, inondations, assassinats, faits divers.
Mais l’extraordinaire, c’est aussi et surtout ce qui n’est pas ordinaire par rapport aux autres journaux. C’est ce qui est
différent de l’ordinaire et ce qui est différent de ce que les autres journaux disent de l’ordinaire, ou disent ordinairement.
C’est une contrainte terrible : celle qu’impose la poursuite du scoop. (…)
Disposant de cette force exceptionnelle qu’est l’image télévisée, les journalistes peuvent produire des effets sans
équivalents. La vision quotidienne d’une banlieue (…) n’intéresse personne. (…)
Les dangers politiques qui sont inhérents à l’usage ordinaire de la télévision tiennent au fait que l’image a cette
particularité qu’elle peut produire ce que les critiques littéraires appellent l’effet de réel, elle peut faire voir et faire
croire à ce qu’elle fait voir. Cette puissance d’évocation a des effets de mobilisation ; elle peut faire exister des idées ou
des représentations, mais aussi des groupes. Les faits divers, les incidents ou les accidents quotidiens, peuvent être chargés
d’implications politiques, éthiques, etc. propres à déclencher des sentiments forts, souvent négatifs, comme le racisme, la
xénophobie, la peur-haine de l’étranger et le simple compte-rendu, le fait de rapporter (…) - en reporter, implique toujours
une construction sociale de la réalité capable d’exercer des effets sociaux de mobilisation (ou de démobilisation).

Texte 4, François Jacob, Le Jeu des possibles, 1981.


Mythique ou scientifique, la représentation du monde que construit l'homme fait toujours une large place à son
imagination. Car contrairement à ce qu'on croit souvent, la démarche scientifique ne consiste pas simplement à observer, à
accumuler des données expérimentales pour en déduire une théorie. On peut parfaitement examiner un objet pendant des
années sans jamais en tirer la moindre observation d'intérêt scientifique. Pour apporter une observation de quelque valeur,
il faut déjà, au départ, avoir une certaine idée de ce qu'il y a à observer. Il faut déjà avoir décidé ce qui est possible. Si la
science évolue, c'est souvent parce qu'un aspect encore inconnu des choses se dévoile soudain ; pas toujours comme
conséquence de l'apparition d'un appareillage nouveau, mais grâce à une manière nouvelle d'examiner les objets, de les
considérer sous un angle neuf. Ce regard est nécessairement guidé par une certaine idée de ce que peut bien être la « réalité
». Il implique toujours une certaine conception de l'inconnu, de cette zone située juste au-delà de ce que la logique et
l'expérience autorisent à croire. Selon les termes de Peter Medawar1, l'enquête scientifique commence toujours par
l'invention d'un monde possible, ou d'un fragment de monde possible.
Ainsi commence la pensée mythique. Mais cette dernière s'arrête là. Après avoir construit ce qu'elle considère non
seulement comme le meilleur des mondes mais comme le seul possible, elle insère sans peine la réalité dans le cadre qu'elle
a créé. Chaque fait, chaque événement est interprété comme un signe qui est émis par les forces régissant le monde et qui,
par là même, prouve leur existence et leur importance. Pour la pensée scientifique, au contraire, l'imagination n'est qu'un
élément du jeu. A chaque étape, il lui faut s'exposer à la critique et à l'expérience pour limiter la part du rêve dans l'image
du monde qu'elle élabore. Pour la science, il y a beaucoup de mondes possibles, mais le seul intéressant est celui qui existe
et qui, depuis longtemps déjà, a fait ses preuves. La démarche scientifique confronte sans relâche ce qui pourrait être et ce
qui est. C'est le moyen de construire une représentation du monde toujours plus proche de ce que nous appelons « la réalité
».
L'une des principales fonctions des mythes a toujours été d'aider les êtres humains à supporter l'angoisse et l'absurdité
de leur condition. Ils tentent de donner un sens à la vision déconcertante que l'homme tire de l'expérience, de lui rendre
confiance en la vie malgré les vicissitudes, la souffrance et la misère. C'est donc une vue du monde étroitement liée à la vie
quotidienne et aux émotions humaines que proposent les mythes. En outre, dans une culture donnée, un mythe qui est répété
sous la même forme, avec les mêmes mots, de génération en génération, n'est pas simplement une histoire dont on peut tirer
des conclusions sur le monde. Un mythe a un contenu moral. Il porte sa signification propre. Il sécrète ses valeurs.
Dans un mythe, les êtres humains trouvent leur loi, au sens le plus élevé du mot, sans même avoir à l'y chercher.
Même en l'y cherchant, ils ne peuvent trouver de loi ni dans la conservation de la masse et de l'énergie, ni dans la soupe
primordiale de l'évolution. En fait, la démarche scientifique représente un effort pour libérer de toute émotion la recherche
et la connaissance. Le scientifique tente de se soustraire lui-même du monde qu'il essaie de comprendre. Il cherche à se
mettre en retrait, à se placer dans la position d'un spectateur qui ne ferait pas partie du monde à étudier. Par ce stratagème,
le scientifique espère analyser ce qu'il considère être « le monde réel autour de lui ». Ce prétendu « monde objectif » devient
ainsi dépourvu d'esprit et d'âme, de joie et de tristesse, de désir et d'espoir. Bref, ce monde scientifique ou « objectif »
devient complètement dissocié du monde familier de notre expérience quotidienne. Cette attitude sous-tend tout le réseau
de connaissance développé depuis la Renaissance par la science occidentale.

Texte 5, Blaise Pascal, De l’esprit géométrique et de l’art de persuader (1658 ?)

L’art de persuader a un rapport nécessaire à la manière dont les hommes consentent à ce qu’on leur propose, et aux
conditions des choses qu’on veut faire croire.
Personne n’ignore qu’il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l’âme, qui sont ses deux principales puissances,
l’entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir qu’aux vérités
démontrées ; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté ; car tout ce qu’il y a d’hommes sont
presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l’agrément. Cette voie est basse, indigne et
étrangère : aussi tout le monde la désavoue. Chacun fait profession de ne croire et même de n’aimer que s’il sait le mériter.
Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n’aurais garde de faire tomber sous l’art de persuader, car elles sont infiniment
au-dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre dans l’âme, et par la manière qu’il lui plaît, Je sais qu’il a voulu qu’elles
entrent du cœur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement,
qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui s’est toute
corrompue par ses sales attachements. Et de là vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il faut les
connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines
qu’il faut les aimer pour les connaître, et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus
utiles sentences.
En quoi il paraît que Dieu a établi cet ordre surnaturel, et tout contraire à l’ordre qui devait être naturel aux hommes dans
les choses naturelles. Ils ont néanmoins corrompu cet ordre en faisant des choses profanes ce qu’ils devaient faire des choses
saintes, parce qu’en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plaît. Et de là vient l’éloignement où nous sommes
de consentir aux vérités de la religion chrétienne, tout opposée à nos plaisirs. « Dites-nous des choses agréables et nous

1
Biologiste britannique, auteur de L'Espoir du progrès (1973).
vous écouterons », disaient les Juifs à Moïse ; comme si l’agrément devait régler la créance ! Et c’est pour punir ce
désordre par un ordre qui lui est conforme, que Dieu ne verse ses lumières dans les esprits qu’après avoir dompté la rébellion
de la volonté par une douceur toute céleste qui le charme et qui l’entraîne.

Texte 6, Blaise Pascal, Pensées, ed. Lafuma, fragment 44, (1670)

Imagination. — C'est cette partie dominante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe
qu'elle ne l'est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge.
Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le
faux. Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages ; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand don de
persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.
Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle
peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades,
ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a ses fous et
ses sages. Et rien ne nous dépite davantage que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et
entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent
raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec hardiesse et confiance - les autres, avec crainte
et défiance - et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants, tant les sages imaginaires
ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous mais elle les rend heureux, à l'envi de
la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l'autre de honte.
Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands,
sinon cette faculté imaginante. Toutes les richesses de la terre [sont] insuffisantes sans son consentement. Ne diriez-vous
pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et
sublime, et qu'il juge des choses par leur nature sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination
des faibles. Voyez-le entrer dans un sermon, où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l'ardeur
de sa charité ; le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui [a] donné
une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît,
quelques grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.
Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice,
quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée
sans pâlir et suer. (…)
L'affection ou la haine changent la justice de face, et combien un avocat bien payé par avance trouve(-t-)il plus juste
la cause qu'il plaide. Combien son geste hardi la fait-il paraître meilleure aux juges, dupés par cette apparence. Plaisante
raison qu'un vent manie, et à tous sens. Je rapporterais presque toutes les actions des hommes qui ne branlent presque
que par ses secousses. Car la raison a été obligée de céder, et la plus sage prend pour ses principes ceux que l'imagination
des hommes a témérairement introduits en chaque lieu.
L’imagination dispose de tout ; elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du monde. (…)
Voilà à peu près les effets de cette faculté trompeuse qui semble nous être donnée exprès pour nous induire à
une erreur nécessaire.

Texte 7, F. Nietzsche, Le gai savoir, § 121 et § 54.

§ 121
La vie, nullement un argument. — Nous nous sommes arrangé un monde dans lequel nous pouvons vivre — en
admettant des corps, des lignes, des surfaces, des causes et des effets, le mouvement et le repos, la forme et le contenu :
sans ces articles de foi, nul homme ne supporterait aujourd’hui de vivre ! Mais cela ne revient pas encore à les prouver. La
vie n’est pas un argument ; parmi les conditions de la vie, il pourrait y avoir l’erreur.

§ 54
La conscience de l’apparence. — Dans quelle situation merveilleuse et inédite, et en même temps terrible et ironique je me 5
sens, avec ma connaissance, à l’égard de l’ensemble de l’existence ! J’ai découvert quant à moi que l’ancienne humanité et
animalité, voire même que l’ensemble de l’ère primitive et du passé de tout être sensible, continue à poétiser en moi,
continue à aimer, continue à haïr, continue à tirer des conclusions, — je me suis soudain réveillé au beau milieu de ce
rêve, mais seulement pour prendre conscience que je suis en train de rêver, et que je dois continuer à rêver si je ne
veux pas périr : tout comme le somnambule doit continuer à rêver pour ne pas s’écraser au sol. Qu’est-ce pour moi à 10
présent que l’« apparence » ! Certainement pas le contraire d’une quelconque essence, — que puis-je énoncer d’une
quelconque essence sinon les seuls prédicats de son apparence ! Certainement pas un masque mort que l’on pourrait plaquer
sur un X inconnu, et tout aussi bien lui ôter ! L’apparence, c’est pour moi cela même qui agit et qui vit, qui pousse la
dérision de soi-même jusqu’à me faire sentir que tout est ici apparence, feu follet, danse des esprits et rien de plus, —
que parmi tous ces rêveurs, moi aussi, l’« homme de connaissance », je danse ma propre danse, que l’homme de 15
connaissance est un moyen de faire durer la danse terrestre, et qu’il fait partie en cela des grands intendants des fêtes de
l’existence, que l’enchaînement et la liaison sublimes de toutes les connaissances sont et seront peut-être le suprême
moyen de maintenir l’universalité de la rêverie et la toute-intelligibilité mutuelle de tous ces rêveurs, et par là
justement de prolonger la durée du rêve. 19

Texte 8, B. Pascal, Pensées, fragment 195, ed. Lafuma.

Car il ne faut pas se méconnaître : nous sommes automate autant qu’esprit ; et de là vient que l’instrument par lequel
la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées. Les preuves ne
contraignent que l’esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elles inclinent l’automate, qui
entraine l’esprit sans qu’il y pense. Qui a démontré qu’il sera demain jour, et que nous mourrons ? Et qu’y a-t-il de plus
cru ? C’est donc la coutume qui nous en persuade, c’est elle qui fait tant de chrétiens, c’est elle qui fait les Turcs, les païens,
les métiers, les soldats, etc. (Il y a la foi reçue dans le baptême aux chrétiens de plus qu’aux païens.) Enfin il faut avoir
recours à elle quand une fois l’esprit a vu, où est la vérité, afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance, qui nous
échappe à toute heure ; car d’en avoir toujours les preuves présentes, c’est trop d’affaire. Il faut acquérir une créance plus
facile, qui est celle de l’habitude, qui sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire des choses, et incline toutes
nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand on ne croit que par la force de la
conviction, et que l’automate est incliné à croire le contraire, ce n’est pas assez. Il faut donc faire croire nos deux pièces :
l’esprit, par les raisons, qu’il suffit d’avoir vues une fois en sa vie ; et l’automate, par la coutume, et en ne lui
permettant pas d’incliner au contraire. Inclina cor meum, Deus. (Incline mon cœur, ô Dieu).

Texte 9, Platon, Gorgias (455b-458b).

SOCRATE
Allons maintenant, examinons la portée de nos opinions sur la rhétorique, car, pour moi, je n’arrive pas encore à préciser
ce que j’en pense. Lorsque la cité convoque une assemblée pour choisir des médecins, des constructeurs de navires ou
quelque autre espèce d’artisans, ce n’est pas, n’est-ce pas, l’homme habile à parler que l’on consultera ; car il est clair que,
dans chacun de ces choix, c’est l’homme de métier le plus habile qu’il faut prendre. Ce n’est pas lui non plus que l’on
consultera, s’il s’agit de construire des remparts ou d’installer des ports ou des arsenaux, mais bien les architectes. De même
encore, quand on délibérera sur le choix des généraux, l’ordre de bataille d’une armée, l’enlèvement d’une place forte, c’est
aux experts dans l’art militaire qu’on demandera conseil, et non aux experts dans la parole. Qu’en penses-tu, Gorgias ?
Puisque tu déclares que tu es toi-même orateur et que tu es capable de former des orateurs, il est juste que tu nous renseignes
sur ce qui concerne ton art. (…)
GORGIAS
Oui, Socrate, je vais essayer de te dévoiler clairement la puissance de la rhétorique dans toute son ampleur ; car tu m’as toi-
même fort bien montré la voie. (…) Quand il s’agit de faire un de ces choix dont tu parlais tout à l’heure, Socrate, tu vois
que les orateurs sont ceux qui donnent leur avis en ces matières et qui font triompher leurs opinions.
SOCRATE
C’est aussi ce qui m’étonne, Gorgias, et c’est pourquoi je te demande depuis longtemps quelle est cette puissance de la
rhétorique. Elle me paraît en effet merveilleusement grande, à l’envisager de ce point de vue.

GORGIAS
XI. — Que dirais-tu, si tu savais tout, si tu savais qu’elle embrasse pour ainsi dire en elle-même toutes les puissances. Je
vais t’en donner une preuve frappante. J’ai souvent accompagné mon frère et d’autres médecins chez quelqu’un de leurs
malades qui refusait de boire une potion ou de se laisser amputer ou cautériser par le médecin. Or tandis que celui-ci
n’arrivait pas à les persuader, je l’ai fait, moi, sans autre art que la rhétorique. Qu’un orateur et un médecin se rendent
dans la ville que tu voudras, s’il faut discuter dans l’assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel
des deux doit être élu comme médecin, j’affirme que le médecin ne comptera pour rien et que l’orateur sera préféré, s’il le
veut. Et quel que soit l’artisan avec lequel il sera en concurrence, l’orateur se fera choisir préférablement à tout autre ; car
il n’est pas de sujet sur lequel l’homme habile à parler ne parle devant la foule d’une manière plus persuasive que n’importe
quel artisan. Telle est la puissance et la nature de la rhétorique. Toutefois, Socrate, il faut user de la rhétorique comme de
tous les autres arts de combat. (…) Car, si ces maîtres ont transmis leur art à leurs élèves, c’est pour en user avec justice
contre les ennemis et les malfaiteurs, c’est pour se défendre, et non pour attaquer. Mais il arrive que les élèves, prenant le
contrepied, se servent de leur force et de leur art contre la justice. Ce ne sont donc pas les maîtres qui sont méchants et
ce n’est point l’art non plus qui est responsable de ces écarts et qui est méchant, c’est, à mon avis, ceux qui en
abusent. On doit porter le même jugement de la rhétorique. Sans doute l’orateur est capable de parler contre tous et sur
toute chose de manière à persuader la foule mieux que personne, sur presque tous les sujets qu’il veut ; mais il n’est pas
plus autorisé pour cela à dépouiller de leur réputation les médecins ni les autres artisans, sous prétexte qu’il pourrait le
faire ; au contraire, on doit user de la rhétorique avec justice comme de tout autre genre de combat. Mais si quelqu’un qui
s’est formé à l’art oratoire, abuse ensuite de sa puissance et de son art pour faire le mal, ce n’est pas le maître, à mon avis,
qu’il faut haïr et chasser des villes ; car c’est en vue d’un bon usage qu’il a transmis son savoir à son élève, mais celui-ci en
fait un usage tout opposé. C’est donc celui qui en use mal qui mérite la réprobation, l’exil et la mort, mais non le maître.

Vous aimerez peut-être aussi