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« LES SAINTES ICÔNES » OU « LES ICÔNES

DES SAINT(E)S »

LE LANCEMENT DU PREMIER ICONOCLASME VU


À PARTIR DE L’HISTOIRE BRÈVE DE NICÉPHORE
ET DE LA CHRONIQUE DE THÉOPHANE

La littérature relative au lancement du premier iconoclasme


byzantin est sans aucun doute impressionnante, mais cela ne si-
gnifie nullement que tout est clair à son sujet. La cause en est le
manque cruel de sources historiques contemporaines. Les sources
d’une autre nature ne sont pas plus nombreuses. De plus, la date
de leur rédaction se situe soit à l’époque de Constantin V, quand
l’iconoclasme avait déjà développé une doctrine, soit après le VIIe
concile œcuménique, soit même après la fin du premier icono-
clasme1. La source historique la plus proche des événements reste
l’Histoire brève de Nicéphore, rédigée vers 780 ; suit la Chronique de
Théophane, dont la mise en forme remonte aux années 813-8162 .

1
Par exemple, les soi-disant Lettres du pape Grégoire à l’empereur Léon III
datent en réalité du 9e s. Le texte le plus proche du commencement de l’ico-
noclasme, la ουθε α ροντος ερ τ ν ν ε όν ν (édité par M. B. Me-
lioranski , St. Pétersbourg, 1901) date de 754 ; il concerne donc le règne
de Constantin V et ne fait pas état des événements survenus sous Léon III.
Il en va de même pour la Vie de S. Étienne le Jeune, éditée par Marie-France
Auz p , La Vie d’Étienne le Jeune par Ignace le Diacre, Aldershot, 1997, dont
la rédaction date d’ailleurs du milieu du 9e s. Les fragments de l’« Horos » du
synode de 754, ainsi que la correspondance du patriarche Germain, conser-
vés dans J. D. Mansi, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, Flo-
rence – Venise, 1759-1798, vol. XIII, sont pleins d’anachronismes, car ils
laissent l’impression que sous Léon III l’iconoclasme avait déjà un contenu
dogmatique défini, ce qui ne semble pas avoir été le cas. Nous laissons de
côté certains autres écrits à caractère hagiographique, dont la date de com-
position est mal connue et qui de plus sont rédigés par les propagandistes
iconophiles.
2
Les historiens byzantins plus récents font aussi état de l’iconoclasme,
mais sans y apporter d’informations nouvelles, puisqu’ils puisent surtout
dans la Chronique de Théophane et dans une moindre mesure dans l’His-
toire brève de Nicéphore. Un exemple typique est celui de George le Moine

DOI : 10.1484/J.RHE.5.114484
570 p. annopoulos

Il s’agit de deux ouvrages dus à la plume d’iconophiles, rédigés


à une époque où la doctrine iconoclaste était déjà établie ; en
contrepartie, ils puisent dans des sources qui sont très proches
des événements rapportés. Rappelons toutefois que si l’Histoire
brève est un traité historique de la jeunesse de Nicéphore, dont
l’ambition était de faire revivre l’historiographie byzantine clas-
sique 3, la Chronique de Théophane est une mise en page, selon les
règles les plus pures de la chronique, d’extraits de sources réu-
nis soit par Georges le Syncelle, soit par Théophane le Confes-
seur4. Si Nicéphore reste relativement critique, la Chronique de
Théophane est un texte engagé, fanatique même, et farouchement
opposé à l’iconoclasme. Signalons toutefois que, si la Chronique de
Théophane a connu un succès impressionnant, vu le nombre des
manuscrits qui la transmettent, l’Histoire brève de Nicéphore est
transmise par un nombre très réduit de manuscrits qui, de plus,
contiennent deux versions du texte, sans qu’on puisse dire avec
certitude qu’elles sortent toutes les deux de la plume de Nicé-
phore. Puisque les questions cruciales auxquelles nous tâcherons
de répondre sont en relation avec l’Histoire brève de Nicéphore,
nous devons nous attarder davantage sur ce texte.
Une première version de l’Histoire brève de Nicéphore est trans-
mise par le Vaticanus gr. 977, du 10e s. ; elle est connue sous le
sigle de « version V ». Or, le manuscrit de la British Library, Add.
19399, de la première moitié du 10e s., transmet une autre version,
connue sous le sigle de « version L ». La version L s’arrête brusque-
ment au milieu d’un paragraphe traitant de la fin du règne de

(G e o r g e l e M o i n e, Chronicon, - , éd. C. De Boor, Leipzig, 1904) ;


en rédigeant sa Chronique vers 847, il ne fait que copier les faits historiques
rapportés par la Chronique de Théophane, mais sous l’angle d’un iconophile
fanatique. Nous devons toutefois prendre en considération les jugements de
cet auteur, car ils font écho aux milieux iconophiles les plus extrémistes et
à une certaine opinion publique.
3
C. Mango, Nikephoros, Patriarch of Constantinople : Short History. Text,
Translation and Commentary (Corpus Fontium Historiae Byzantinae, 13),
Washington D.C, 1990, a réuni toute la bibliographie concernant l’Histoire
brève de Nicéphore. Pour ce qui est du texte lui-même, cette édition ne mo-
difie pas celle, plus ancienne, de Ch. De Boor.
4
Nous avons étudié à fond les questions posées par l’auteur et la com-
position de cette Chronique dans P. Yannopoulos, Théophane de Sigriani
le Confesseur (759-818). Un héros orthodoxe du second iconoclasme, Bruxelles,
2013.
« les saintes ic nes » ou « les ic nes des saint(e)s » 571

Philippicus Bardanès en 713 ; elle est moins travaillée que la ver-


sion V, laquelle va jusqu’au couronnement de l’impératrice Irène
en 769. Les différences entre les deux versions sont d’ordre sty-
listique et linguistique ; le fond historique reste le même. Il est
généralement admis que la version L constitue une première ten-
tative de rédaction, tandis que la version V est une réélaboration
postérieure opérée par l’auteur lui-même. Or, la présence de deux
versions au 10e s. pose problème ; selon les usages, la version L
devait disparaître après la réélaboration du texte par l’auteur5.
La présence de deux versions n’est pas la seule question que
pose l’Histoire brève. La date de la rédaction du texte en pose une
autre. Pour C. Mango, la rédaction doit être placée en 780. Étant
donné que Nicéphore est né en 758, il n’avait que 22 ans en 780.
Il s’agit donc d’une œuvre de jeunesse, et il est superflu d’y cher-
cher la fermeté et la maturité de ses œuvres dogmatiques rédigées
après 802 6. Or, pour P. Speck, la rédaction de l’Histoire brève doit
être placée vers la fin de la décennie de 780 et même au début de
la décennie 790. Selon le savant allemand, Nicéphore nourrissait
l’ambition de présenter « la vraie tradition » en mettant l’accent
sur le rétablissement de l’orthodoxie par le VIIe Concile œcumé-
nique. Or, l’assassinat de Constantin VI par sa propre mère, l’im-
pératrice Irène, en 792, lui posait une objection de conscience :
comment exalter Irène après ce crime abominable ? Il a alors
décidé d’arrêter son Histoire brève au couronnement d’Irène sans
aller plus loin. Ce sont d’ailleurs le retour d’Irène au pouvoir en
792 et le changement des orientations politiques qui ont, selon
P. Speck, poussé Nicéphore à quitter la capitale7. La théorie de

5
Mango, Nikephoros… [voir n. 3], p. 8-12.
6
Cf. les observations de J.M. Featherstone, Nicephori patriarchae
Constantinopolitani, Refutatio et eversio definitionis synodalis anni 815 (Cor-
pus Christianorum, Series Graeca, 33), Turhout – Leuven, 1997, p. xiv.
7
P. Speck, Das geteilte Dossier. Beobachtungen zu den Nachrichten über
die regierung des Kaisers Herakleios und die seiner Söhne bei Theophanes
und Nikephoros ( οι λα υ αντιν , 9), Bonn, 1988, p. 428-432 et p. 514-
515 ; P. Speck, Artabasdos, der rechtgläubige Vorkämpfer der göttlichen Leh-
ren. Untersuchungen zur Revolte des Artabasdos und ihrer Darstellung in der
byzantinischen Historiographie ( οι λα υ αντιν , 2), Bonn, 1981, p. 110-111.
Signalons toutefois la présence d’autres propositions concernant la date
de la rédaction de l’Histoire brève, comme par ex. celle de P.J. Alexan-
der, The Patriarch Nicephorus of Constantinople, Oxford, 1958, p. 225, qui
situe la rédaction durant les premières années du règne d’Irène, ou celle
572 p. annopoulos

P. Speck n’a pas été bien accueillie par les historiens, en raison
de son goût bien connu pour les explications compliquées, voire
impossibles. Nous restons donc sur la proposition d’une œuvre de
jeunesse, mais dont l’auteur avait l’intention de rester objectif.
Ce qui ne met toutefois pas un point final aux questions que pose
ce texte.
Nicéphore a surtout attiré l’attention de chercheurs en tant que
patriarche de Constantinople et auteur d’œuvres dogmatiques anti-
iconoclastes. Sa jeunesse est moins étudiée, car la seule source
disponible, sa biographie rédigée par Ignace le Diacre, métropo-
lite de Nicée de 843 à 846, est une hagiographie engagée, dont
l’objectivité laisse à désirer. Malgré son engagement, Ignace pré-
sente Nicéphore plutôt comme un iconophile modéré ; c’est pour-
quoi l’empereur Nicéphore Ier l’a choisi comme successeur du pa-
triarche Taraise, en dépit de l’opposition déclarée de l’iconophile
inconditionné Théodore Studite 8. C’est dans le même sens que va
l’engagement de Nicéphore vers 780 dans le secrétariat impérial
par Léon IV, malgré son passé familial hostile à l’iconoclasme.
Le jeune Nicéphore, quand il rédigeait son Histoire brève, n’était
donc pas idéologiquement aussi tranché que quand il écrivait,
en tant que patriarche, ses antirrhétiques. Cette mise au point
s’avérait nécessaire, car plusieurs chercheurs considèrent l’Histoire
brève à travers les œuvres dogmatiques de Nicéphore et hésitent
à attribuer à sa plume telle ou telle information qui ne cadre pas
avec ses idées après son ordination.
Après cette longue introduction, venons-en à l’objet de cette
note. L’absence de sources contemporaines fiables fait que plu-
sieurs pièces du puzzle « lancement de l’iconoclasme par Léon III »
manquent. Les raisons qui ont poussé Léon à cette décision sont
à peine détectables, et nous connaissons mal le contenu idéolo-

de H. Turtletove, The Date of Composition of the Historia Syntomos of the


Patriarch Nikephoros, dans υ αντιν α ετα υ αντιν , 4 (1985), p. 92, qui
la place après 790.
8
Cf. Patricia Karlin Ha ter, A Byzantine Political Monk : Saint
Theodore Studite, dans . Herbert Hunger zur 0. Geburstag = Jahrbuch
der österreichischen Byzantinistik, 44 (1991) p. 217-232. L'exemple typique de
la manière dont Théodore Studite envisage la nomination d'un patriarche,
c’est sa Lettre 16, éd. G. Fatouros, Theodori Studitae, Epistulae (Corpus
Fontium Historiae Byzantinae, 31/1-2), Berlin – New York, 1992, I, p. 46-
48, qu’il a adressée à l’empereur Nicéphore Ier et où il décrit le patriarche
idéal qui devait succéder à Taraise. Le portait du patriarche qu’il y dresse
est en réalité son auto-portrait.
« les saintes ic nes » ou « les ic nes des saint(e)s » 573

gique du mouvement. Ce second volet fait l’objet de cette étude,


mais auparavant nous devons résumer l’état de la question du
premier volet.
Certaines sources créent la fausse impression que l’idéologie
iconoclaste de base était d’origine non chrétienne. Théophane,
suivi par les chroniqueurs qui dépendent de lui, accuse Léon III
d’avoir embrassé les idées aniconiques de l’islam après un échange
de lettres entre lui et le khalife Yazid9, mais aussi par l’intermé-
diaire d’un certain Vissir, jeune byzantin capturé par les Arabes
et ensuite libéré10. Georges le Moine, suivi par les auteurs qui
l’utilisent comme source, transmet une autre information fabu-
leuse : un groupe de juifs avait prédit à Léon sa montée sur le
trône à condition de déposer, comme empereur, les icônes, ce que
Léon a fait11. La recherche historique a prouvé que les préten-
dues influences orientales (arabes, juives, palestiniennes) ont été
inventées par les iconophiles à la fin du 8e s. voire plus tard12 ;

9
T h é o p h a n e, Chronique, éd. Ch. De Boor, Leipzig, 1883, p. 401,29-
402,9, précise que c’était un juif de Laodicée qui avait prédit à Yazid un
long règne s’il éliminait les icônes des églises chrétiennes, ce que Yazid a
fait. Après avoir appris cette prédiction, Léon appliqua la même mesure à
Byzance. Or, comme le signale A.A. Vasiliev, The Iconoclastic Edit of the
Caliph Yazid II, A. D. 721, dans Dumbarton Oaks Papers, 9-10 (1956), p. 23-
47, les mesures prises par Yazid n’avaient rien à voir avec les juifs.
10
T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9], p. 402,9-16. Cf. P. Yannopou-
los, Estudios de personalidades bizantinas : el patricio Visir, Doméstico de las
Escuelas (fin de siglo VII-742), dans Byzantion Nea Hellas, 11-12 (1991-1992),
p. 181-192.
11
G e o r g e s l e M o i n e, Chronicon… [voir n. 2], p. 735,16-738,14.
12
Cf. à ce propos l’ouvrage déjà ancien de S. Gero, Byzantine Iconoclasm
during the Reign of Leo III, with Particular Attention to the Oriental Sources
(Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, 364 = Subsidia, 41), Lou-
vain, 1973, p. 59 sv., ainsi que son article, Notes on Byzantine Iconoclasm in
the Eighth Century, dans Byzantion, 44 (1974), p. 23-42. O. Gra ar, Islam
and Iconoclasm, dans A.A.M. Br er et J. Herrin, Iconoclasm : Papers gi-
ven at the Ninth Spring Symposium of Byzantine Studies, Birmingham, 1977,
p. 45-52, ainsi que Leslie Bru aker et J. Haldon, Byzantium in the Ico-
noclast Era c. 6 0- 0, A History, Cambridge, 2011, p. 106-116, ont confirmé
S. Gero. Cf. en outre P. Speck, Ich bin’s nicht, Kaiser Konstantin ist es gewe-
sen. Die Legenden von Enfluss des Teufels, des Juden und des Moslem auf den
Ikonoklasmus ( οι λα υ αντιν , 10), Bonn, 1990, p. 35 sv., et P. Crone,
Islam, Judeo-Christianity and Byzantine Iconoclasm, dans Jerusalem Studies
in Arabic and Islam, 2 (1980), p. 59-95. L‘idée de Marie-France Auz p , Les
enjeux de l’iconoclasme, dans Cristianità d’Occidente e Cristianità d’Oriente (Se-
coli VI-XI). Setimana di Studio del Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo,
574 p. annopoulos

l’iconoclasme fut un mouvement purement byzantin, dont les ra-


cines remontent beaucoup plus loin dans le temps13. Certains cher-
cheurs attribuent même à l’iconoclasme des intentions politiques14
ou sociales15. Tout cela est bien connu. Il était toutefois indispen-
sable de faire ce détour avant de reprendre le fil des événements,
tels que les deux sources précitées les rapportent. En réalité, ce
ne sont pas les événements qui intéressent cette étude, car ceux-
ci sont aussi bien connus. Si nous y recourons, c’est pour analyser
les formulations utilisées par les deux auteurs afin de décrypter
les messages qu’elles cachent.
Selon la Chronique de Théophane, au cours de la neuvième année
du règne de Léon III (725/726), l’empereur se mit à parler « de la
déposition des saintes et vénérables icônes » ( -
16
). Le texte ne mentionne

51 (2004), p. 151-152, selon laquelle l’iconoclasme constituait une forme de


concession aux nombreux juifs de l’Asie Mineure, est assez originale. Signa-
lons toutefois que la littérature historique de la première moitié du 20 e s.
attribuait souvent l’iconoclasme à l’influence arabe, cf. à ce propos P. Yan-
nopoulos, La société profane dans l’empire byzantin des VIIe, VIIIe et IXe siècles
(Université de Louvain. Recueil de Travaux d’Histoire et de Philologie, 6 e
sér., fasc. 6), Louvain, 1976, p. 308-309.
13
Cf. Gero, Notes on Byzantine Iconoclasm… [voir n. 12], passim. Nous
sommes arrivés à la même conclusion dans notre étude : Aux origines de l’ico-
noclasme : une affaire doctrinale ou une affaire politique, dans La spiritualité
de l’univers byzantin dans le verbe et l’image. Hommages offerts à Edmond Voor-
deckers à l’occasion de son éméritat (Instrumenta Patristica, 30), Turnhout,
1992, p. 371-384.
14
C’est surtout G. Dagron, Empereur et prêtre. Étude sur le « césaropa-
pisme » byzantin, Paris, 1969, p. 167-200, qui voit en l’iconoclasme la vo-
lonté de Léon III de restaurer l’autorité impériale et de placer l’empereur
au-dessus de toute autre institution, y compris l’Église.
15
G. Lander, The Rise and Function of the Holy Man in Late Antiq-
uity, dans The Journal of Roman Studies, 61 (1971), p. 80-101, attribue à
l’iconoclasme un contenu anti-monastique, idée reprise par P. Brown, A
Dark-Age Crisis : Aspect of the Iconoclastic Controversy, dans The English His-
torical Review, 346 (janvier 1973), p. 1-31. Or, comme le signale Gero, By-
zantine Iconoclasm… [voir n. 12], p. 48-58 et p. 97-99, les sources ne font
pas état d’anti-monachisme pendant la phase initiale de l’iconoclasme ; ces
phénomènes s’observent durant le règne le Constantin V, quand l’icono-
clasme est devenu un mouvement doctrinal. Comme nous le verrons plus
loin, la correspondance de l’ex-patriarche Germain est en partie responsable
de ces points de vue anachroniques.
16
T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9], p. 404,1-4.
« les saintes ic nes » ou « les ic nes des saint(e)s » 575

aucune réaction dans la capitale byzantine17. Par contre, le pape


Grégoire II réagit : il bloqua les revenus fiscaux d’Italie et adressa
à l’empereur une « lettre dogmatique », lui signifiant qu’il n’avait
aucun droit d’intervenir dans le domaine de la foi ou de modifier
la doctrine ancienne de l’Église18. Nicéphore ne fait pas état de
ces faits. Retenons toutefois le syntagme -
(saintes et vénérables icônes) du texte théophanien, ainsi que
la construction inhabituelle de la préposition avec génitif,
dont il sera question plus loin.
Nicéphore et la Chronique de Théophane signalent que, durant
l’été 726, le volcan de Thèra fit une éruption spectaculaire. Léon
interpréta ce phénomène naturel comme l’expression de la colère
divine19. À partir de cette constatation, nos deux sources suivent
des chemins différents. Selon la Chronique de Théophane, Léon se
vit ainsi autorisé à amplifier les mesures contre
et à prendre des mesures répressives et puni-
tives contre ses opposants20. D'autre part, selon Nicéphore, Léon
avait mal interprété le signe divin et la cause qui l’avait provoqué
en rendant responsables les icônes, leur adoration et leurs fabri-
cants. Alors

. Il se mit alors à divulguer ses idées — la source


21

ne précise pas quelles étaient ces idées —, tandis que certains


déploraient le déshonneur de l’Église22 . Aucune mesure contre
les opposants à l’idéologie impériale n’est signalée. Dans ce cas,
il faut retenir le syntagme utilisé par

17
Dagron, Empereur et prêtre… [voir n. 14], p. 378, n.1, pense que Léon
n’a pas proclamé un édit prohibitif à ce moment. Par contre J.T. Hallen-
eck, The Roman-Byzantine Reconciliation of 728 : Genesis and Signifiance,
dans Byzantinische Zeitschrift, 75 (1981), p. 21-41, semble être d’un avis dif-
férent.
18
T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9], p. 404,5-9 date l’événement en
6218 (725/726), tandis que la Vie de S. Étienne le Jeune, p. 98,23, le place
erronément en 726/727.
19
T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9], p. 405,5-14 ; N i c é p h o r e l e
P a t r i a r c h e, Histoire brève, éd. Ch. De Boor, Leipzig, 1880, p. 57,8-20,
éd. Mango, p. 128, ch. 59,1-60,3.
20
T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9], p. 405,2.
21
N i c é p h o r e… [voir n. 19], De Boor, p. 57,21-26 ; Mango, p. 128,
ch. 60,3-6.
22
N i c é p h o r e… [voir n. 19], De Boor, p. 57,26-28 ; Mango, p. 128,
ch. 60,6-8.
576 p. annopoulos

Nicéphore. Ensuite, les deux sources s’accordent à attribuer aux


innovations de Léon la révolte de l’armée des Helladiques et des
Cyclades23. L’issue déplorable de la révolte laisse planer des doutes
quant aux causes réelles de cette réaction24.
Les événements ainsi rapportés sont connus, mais il s’avérait
nécessaire de les reprendre avant d’arriver à ce qui intéresse
cette étude. Lors de la treizième année de son règne (730/731),
Léon jugea qu’il était temps d’engager l’Église byzantine dans
l’iconoclasme ; il fallait pour cela convaincre le patriarche Ger-
main de rédiger un traité iconoclaste. La Chronique de Théophane
décrit l’affaire en deux temps : dans un premier temps, l’empe-
reur convoqua le patriarche en privé pour sonder ses intentions25 ;
dans un second temps, le mardi 7 janvier 730, Léon convoqua les
dignitaires au Tribunal des XIX Lits afin de statuer « contre les
saintes et vénérables icônes » ; le patriarche y était aussi convoqué.
Léon espérait qu’il rédigerait un traité contre les « saintes icônes ».
Or, Germain refusa en se retranchant derrière l’absence de déci-
sion d’un synode œcuménique ; il présenta sa démission, acceptée
par l’empereur le 17 janvier de la même année. Le siège patriarcal
fut alors offert à Anastase, un instrument docile de Léon26.
Nicéphore ne parle pas de la convocation individuelle du pa-
triarche au palais. Selon lui, Germain fut convoqué à la réunion
des dignitaires au Tribunal des XIX Lits, où Léon
27
. Ger-
main répliqua qu’il lui était impossible de faire « un exposé écrit
sur la foi » sans la décision d’un synode œcuménique, et il démis-
sionna de son poste28.

23
T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9], p. 405,14-24 ; N i c é p h o r e…
[voir n. 19], De Boor, 57,28–58,10 ; Mango, p. 128, ch. 60,8 à p. 130,18.
24
Cf. C. Mango, Historical Introduction, dans A.A.M. Br er et J. Her-
rin, Iconoclasm : Papers given at the Ninth Spring Symposium of Byzantine
Studies, Birmingham, 1977, p. 1-6.
25
T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9], p. 407,15-16. Il faut signaler que
G e o r g e s l e M o i n e, Chronicon… [voir n. 2], p. 739,5 date erronément
les faits de 736.
26
T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9], p. 408,31–409,14.
27
N i c é p h o r e… [voir n. 19], De Boor, p. 58,17-20 ; Mango, p. 130,
ch. 62,2-4.
28
N i c é p h o r e… [voir n. 19], De Boor, p. 58,20-22 ; Mango, p. 130,
ch. 62,4-4.
« les saintes ic nes » ou « les ic nes des saint(e)s » 577

Après cet exposé, aussi condensé que possible, des événe-


ments rapportés par nos deux sources, il convient de nous arrêter
d’abord sur cette syntaxe un peu extravagante de la préposition
avec un génitif ( ), qui a déjà inter-
pellé D. Petau lors de son édition de Nicéphore en 1616 ; il a pro-
posé de corriger par 29
. Ch. De Boor se
posa la même question et dans son apparat critique fait état de la
proposition de D. Petau. C. Mango, à son tour, afin de contour-
ner l’unanimité de la tradition manuscrite, met entre crochets
, solution qui lui permet de traduire le passage
« subscribe to the suppression of holy icons ». Or, personne n’a remar-
qué que la même construction revient dans le texte de Théophane
qui lui aussi, comme déjà dit, signale qu’en 725/726 Léon se mit à
parler . Il
est clair qu’il faut une explication. A. N. Jannaris, dans sa mémo-
rable grammaire historique du grec, note que durant la période
post-classique l’usage de la préposition avec un génitif dans
le sens de la préposition (« au sujet de ») n’est pas rare 30. Par-
mi les exemples qu’il cite, retenons le plus clair et le plus proche
de nos auteurs, Jean Malalas, qui note : -
31
. La traduction de C. Mango
est par conséquent erronée ; Nicéphore était appelé à rédiger un
texte « au sujet de la déposition » des icônes, autrement dit, un
texte qui pouvait justifier une future décision impériale ordon-
nant la déposition des icônes.
Ce problème étant résolu, penchons-nous sur une différence de
taille : quand la Chronique de Théophane parle de mesures icono-
clastes, elle note qu’elles ont été prises contre -
(les icônes saintes32) ; le même syntagme est utilisé pour le
traité que Léon exigeait de Germain33. C’est Nicéphore qui nous
interpelle. Comme déjà dit, il utilise dans le même contexte le

29
Cf. la note de Ch. De Boor dans son apparat critique de la p. 58.
30
A.N. Jannaris, A Historical Greek Grammar chiefly of the Attic Dia-
lect as Written and Spoken from Classical Antiquity down to the Present Time,
Londres, 1897, § 1598.
31
J e a n M a l a l a s, Chronographia, éd. L. Dindor , dans le Corpus
Scriptorum Historiae Byzantinae, t. 32, Bonn, 1831, p. 262,21.
32
T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9], p. 404,4 ; 405,2 ; 407,18 ; 408,32–
409,1.
33
T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9], p. 409,3.
578 p. annopoulos

syntagme 34
, sauf dans le cas précis où le
patriarche Germain est appelé à faire un exposé qui serait aussi
une confession de foi au sujet de 35
. Avant
d’aller plus loin, signalons que la tradition manuscrite est una-
nime sur ce point ; aucune autre leçon n’est attestée. Cette for-
mule pose les trois questions suivantes :
1. Le changement de la formulation dans ce cas précis a-t-il
une portée sémantique ou s’agit-il d’une simple emphase ?
2. Le terme , utilisé par Nicéphore dans ce cas, équi-
vaut-il au terme utilisé par le même auteur dans
les deux autres cas où il parle des icônes ?
3. Le mot dans ce cas concret est-il un adjectif subs-
tantivé, ou garde-t-il son rôle d’épithète ? Cette dernière
question m’interpelle depuis plusieurs années. Le 11 octobre
2010 notamment, lors de mon discours prononcé devant les
membres de l’Académie Parnassos d’Athènes à l’occasion de
mon admission comme membre correspondant de cette ins-
titution, j’ai attiré l’attention de mes auditeurs sur ce point,
en signalant aussi que ce détail n’avait pas attiré l’attention
de l’historiographie moderne. À ma grande surprise, et mal-
gré le fait qu’il s’agissait d’un auditoire spécialisé et averti,
personne n’avait prêté attention à cette particularité du
texte de Nicéphore 36. J’ai depuis mené quelques recherches
dans ce domaine, qui n’ont rien donné de précis, ce qui ex-
plique la rédaction de cet article.
La réponse à la première de ces questions est relativement fa-
cile. Dans son Histoire brève, Nicéphore est prosaïque. Son objectif
était la rédaction d’un traité historique selon les bonnes règles
linguistiques de l’historiographie classique. Il évite en général les
constructions emphatiques. À mon sens, il faut chercher une por-
tée sémantique à ce changement de formulation.
La réponse à la deuxième question est moins évidente. G. W.
H. Lampe donne comme signification pour le mot :

34
N i c é p h o r e… [voir n. 19], De Boor, p. 57,24 ; Mango, p. 128, ch.
60,4-5.
35
N i c é p h o r e… [voir n. 19], De Boor, p. 58,20 ; Mango, p. 130, ch.
62,4.
36
La communication a été ensuite publiée sous le titre αρατηρή εις
την εναρ τήρια φ η του ει ονομαχι ο ινήματος, dans la revue αρνα ός,
54 (2012, paru en 2014), p. 44-67.
« les saintes ic nes » ou « les ic nes des saint(e)s » 579

image, likeness37 ; il donne la même traduction pour le mot 38


,
en faisant toutefois référence à un nombre impressionnant de
sources. Or, le mot est un substantif dérivant du verbe
et, comme tel, il indique une réalité, un objet fait, une
icône au sens d’une peinture. Nicéphore utilise judicieusement ce
mot quand il parle de 39
.
Par contre, le mot est un substantif abstrait, il indique une
idée, la « représentation », et Nicéphore l’utilise aussi judicieuse-
ment quand il fait référence à la demande formulée par Léon.
Il est encore plus difficile de répondre à la troisième question, à
savoir si dans le texte de Nicéphore est un adjectif ou
un substantif. En grec byzantin, le mot est souvent utilisé
avec les deux natures. Normalement, en grec, l’adjectif est placé
avant le substantif auquel il se réfère. Il n’est pas exclu toute-
fois que, pour des raisons d’emphase, l’adjectif soit placé après le
substantif ; dans ce cas, il est obligatoirement précédé d’un article
qui prend une fonction relative, signifiant : qui est … Cet emploi
est rare en grec classique et se rencontre surtout dans les textes
rhétoriques ou poétiques. La situation n’a pratiquement pas chan-
gé durant le premier millénaire de notre ère. Nicéphore utilise-t-il
ce mot, dans ce cas précis, comme substantif ou comme adjectif ?
Telle est la question à laquelle nous voudrions tenter de répondre.
Dans la partie de l’Histoire brève consacrée au règne de
Léon III, nous n’avons pas repéré de cas où l’adjectif soit placé
après le substantif40 ; nous pensons dès lors que, dans ce cas-ci
aussi, l’auteur utilise l’ensemble comme substantif.
En recourant aux sources médio-byzantines qui parlent d’icono-
clasme, nous avons localisé plusieurs cas où le mot est uti-
lisé comme un véritable substantif41. Cette constatation confirme

37
G.W.H. La pe, A Patristic Greek Lexicon, Oxford, 1961-1968, p. 410.
38
La pe, A Patristic… [voir n. 37], p. 410-416.
39
Cf. note 14.
40
Il est certain que N i c é p h o r e… ([voir n. 19], De Boor, p. 60,7 ;
Mango, p. 132, ch. 64,21-22), en parlant de la révolte d’Artavasde, signale
que Constantin V se réfugia dans la région des Anatoliques pour s’assurer
. Or, du point de vue syntaxique et sémantique
cette construction n’a rien en commun avec l’ensemble
. Dans ce cas-ci, il s’agit d’un pronom et non d’un adjectif, et surtout
d’un pronom qui n’a jamais été substantivé.
41
À titre d’exemple, nous pouvons citer L é o n c e d e N a p l e s, Ser-
mones, dans Patrologia Graeca, vol. 93, col. 1597C-1600A : ’
580 p. annopoulos

l’hypothèse d’une utilisation analogue chez Nicéphore. Si tel est le


cas, Nicéphore ne parle pas des saintes icônes (ou des « holy icons »
de C. Mango) — formulation d’ailleurs qu’il évite —, mais des
icônes des saint(e)s. Nous ne pouvons pas revendiquer la pater-
nité absolue de cette interprétation ; Leslie Brubaker et J. Haldon
semblent sous-entendre une telle interprétation, sans toutefois la
formuler42 . Une question se pose après cette explication : qu’était
appelé à écrire le patriarche Germain, et pourquoi a-t-il refusé de
le faire ? Pour tenter une explication, nous devons à nouveau re-
venir en arrière.
Le patriarche Germain a été canonisé par l’Église orthodoxe
à cause de son attitude lors du lancement de l’iconoclasme ; sa
mémoire est célébrée le 12 mai. Nous ne disposons sur son passé
que des informations contenues dans une version de la Chronique
de Théophane43, qui seront reprises plus tard par Jean Zonaras.
D’après ces deux sources, le père de Germain, le patrice Justinien,
se trouvait en 668 à Syracuse auprès de l’empereur Constant II.
Impliqué dans l’assassinat de l’empereur et l’accession au pou-
voir de l’usurpateur Mezezios, il fut exécuté sur ordre de l’em-
pereur Constantin IV ; Germain lui-même fut châtré et cloîtré

… . La pe, A Patristic… [voir


n. 37], p. 412-413, cite un grand nombre de tels usages. Plus intéressante
est la formulation du Dialogus Christiani et Judaei, éd. A. C. Macgi et,
Marbourg, 1889, p. 74,16 : ,
. Dans ce cas,
non seulement l’adjectif est utilisé comme substantif, mais aussi la
construction est proche de celle du texte de Nicéphore.
42
Bru aker et Haldon, Byzantium… [voir n. 12], p. 136-137, sont
d’avis que Léon demandait à Germain un traité justifiant l’interdiction des
icônes des saint(e)s, puisque l’interdiction de représenter Jésus lui parais-
sait clairement fondée dans les Écritures.
43
Il s’agit de la version transmise par les manuscrits de la « famille A »,
qui est la plus ancienne et la plus fiable ; cette version est aussi transmise
par la traduction latine d’Anastase le Bibliothécaire, fait qui confirme son
originalité. Or, Ch. De Boor, lors de l’édition de la Chronique de Théophane
à laquelle nous renvoyons, a disqualifié la version de la « famille A », qu’il
ne trouvait pas assez classicisante, pour favoriser la version transmise par
les manuscrits de la « famille B » ; il a ainsi relégué ces informations dans
l’apparat critique. La version transmise par la « famille B » remonte à la
nouvelle édition de la Chronique de Théophane par Constantin VII, connu
pour son fanatisme anti-iconoclaste, qui a lavé de tout soupçon d’hérésie le
patriarche Germain, déjà canonisé et proclamé héros de la cause iconophile.
« les saintes ic nes » ou « les ic nes des saint(e)s » 581

dans un monastère44. L’empereur Constant II était un monothé-


lite convaincu. Le patrice Justinien, à son service, ne pouvait pas
être d’une autre orientation idéologique. L’usurpateur Mezezios,
d’origine arménienne, propulsé sur le trône par le patrice Justi-
nien, était aussi un monophysite modéré. L’entourage familial de
Germain était donc de couleur monophysite. On ignore quand
Germain fut promu métropolite de Cyzique, mais il l’était en
tous cas en 712, puisqu’à ce titre, il participa au concile réuni
à ce moment par Philippicus, qui abrogea le VIe concile œcumé-
nique et rétablit un monophysisme modéré45. Après la mort du
patriarche Jean IV, l’empereur Anastase choisit Germain pour
être à la tête de l’Église byzantine ; il prendra possession de son
siège le 11 août 715 46. Le renversement d’Anastase par les troupes
de l’Opsikion et l’accession au trône de Théodose III donnèrent à
Léon, stratège des Anatoliques, l’occasion d’intervenir : avec l’aide
arabe, il obligea Théodose III à abdiquer. Germain comprit que
Léon était seul capable de mettre fin au chaos qui, depuis quinze
ans, paralysait l’empire. Il convainquit alors les citoyens de la
capitale de faire confiance à Léon, qui reçut la couronne impé-
riale des mains du patriarche le 25 mars 71747. Le talent diploma-
tique de Germain est mis en exergue par tous les historiens. Par
contre, son profil idéologique reste mal connu. Comme on l’a dit,
Germain avait un passé familial monophysite. Lui-même a joué
un rôle en faveur du monophysisme lors du synode de 712. Le
fait qu’il a, en tant que patriarche, pris l’initiative de contacter
l’Église arménienne va dans le même sens 48. Il est bien connu que

44
T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9], p. 352, apparat critique ; J e a n
Z o n a r a s, Epitomé, éd. L. Dindor , vol. III, Leipzig, 1870, p. 316,25-29.
45
La Chronique de Théophane parle à deux reprises de ce synode. Dans
le premier cas (p. 362,18-25), il s’agit en réalité d’une scholie incorporée au
texte ; il y est noté que Germain a « signé » les décisions monophysites du
synode. Dans le second cas (p. 385,10-21), la Chronique fait état de prélats
d’une grande notoriété, dont Germain métropolite de Cyzique, qui ont ana-
thématisé « par écrit » les décisions du VIe concile œcuménique.
46
T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9], p. 362,25-27.
47
N i c é p h o r e… [voir n. 19], De Boor, p. 52,20-25 ; Mango, p. 120,
ch. 52,18-24, est plutôt sommaire. T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9],
p. 390,20-24, est plus explicite, surtout au sujet du rôle du patriarche Ger-
main dans ce changement dynastique.
48
Il s’agit notamment d’une lettre adressée à David I d’Aramonk, ka-
tholikos d’Arménie entre 728 et 741. La lettre en question est arrivée entre
les mains du chef de l’Église arménienne par l’intermédiaire de Stéphanos
582 p. annopoulos

le monophysisme était hostile à la représentation du sacré, raison


pour laquelle l’iconoclasme est considéré comme une forme modé-
rée du monophysisme. Le VIe concile œcuménique de 680/681, en
condamnant le monophysisme, a d’office condamné aussi ses idées
iconologiques. C’est ainsi que le canon 82 du Quinisexte imposa la
représentation du Christ en homme, interdisant la représentation
symbolique de l’« agneau de Dieu49 ». Nous ignorons si le synode de
712 a statué dans ce domaine, et dans quel sens. Cela n’empêche
pas de poser la question : Germain était-il un iconoclaste modéré ?
La Chronique de Théophane situe en 725/726 la mise en question
des icônes par Léon, nous l’avons rappelé. Pourquoi Germain n’a-
t-il pas réagi à ce moment ? Outre Théophane, Georges le Moine
parle de discussions privées entre Léon et Germain concernant les
icônes. Selon ces deux auteurs, Germain mit en garde Léon en lui
dévoilant que, selon une prophétie, la déposition des icônes devait
avoir lieu sous le règne d’un certain Conon ; à sa grande surprise,
Léon lui répondit que son vrai nom était Conon50. Le caractère
légendaire de ce récit ne laisse pas de doute ; d’ailleurs, Nicéphore
n’en fait pas état. Il reste toutefois un substrat historique : Ger-
main était au courant des projets de Léon dès avant 730, mais
n’a pas réagi. En outre, Germain savait bien que Léon n’avait pas
l’intention de convoquer un synode œcuménique à ce sujet. Étant
données les positions claires de Rome et l’adversité de la majorité
des prélats orientaux, il ne faisait aucun sens de statuer en faveur

de Siounie (680-735), un homme de lettres arménien, qui entreprit un long


voyage à Rome, Athènes et Constantinople afin de se familiariser avec le
latin et le grec. Il fit connaissance du patriarche Germain à Constantinople
et, lors de son retour en Arménie, il emporta avec lui la lettre du patriarche
Germain à David d’Aramonk. Puisque Stéphanos connaissait à fond les
questions christologiques, David lui avait demandé de rédiger une réponse à
Germain. Cf. Isabelle Aug , L’ambassade de Narsés Lambronatsi à Constanti-
nople (1197), dans L’Église arménienne entre Grecs et Latins : fin XIe-milieu XVe
siècles, Paris, 2009, p. 60.
49
Nous avons traité cette question dans P. Yannopoulos, Le 82e canon
du Quinisexte et l’iconographie monétaire, dans Byzantion, 66 (1996), p. 531-
535.
50
T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9], p. 407, 15-24. G e o r g e s l e
M o i n e, Chronicon… [voir n. 2], p. 738,10–741,29, place les discussions
entre Léon et Germain déjà avant la décision de l’empereur d’instaurer l’in-
terdiction des icônes.
« les saintes ic nes » ou « les ic nes des saint(e)s » 583

de l’empereur51. L’historien moderne reste toutefois sur sa faim


quant au contenu des discussions entre Léon et Germain. L’inser-
tion dans le texte de Théophane d’une historiette se rapportant à
la déposition de l’icône du Christ du haut de la Porte de Bronze (la
Chalcé52), acte par lequel débuta l’iconoclasme, cache peut-être un
grain de vérité : lors de sa phase initiale, l’iconoclasme n’acceptait
pas la représentation du Christ, position fondée sur la Bible et sur
les Pères. Puisque la Sainte Vierge était représentée en tenant Jé-
sus entre ses bras, fatalement ses icônes devaient aussi être ban-
nies. Or, restaient les icônes des saint(e)s : personnes historiques,
humaines et réelles, ces héros du christianisme étaient particuliè-
rement vénérés à Byzance, surtout parmi les masses populaires.
Aucun texte scripturaire, synodal ou patristique n’interdisait leur
représentation, mais aucune décision synodale ne statuait quant à
leur rôle dans l’Église. Il semble que la clé du problème se cache
dans ce détail. Théophane accuse Léon III non seulement d’avoir
adopté la doctrine aniconique de l’islam, mais aussi de s’aligner
sur l’enseignement de cette religion contre l’intercession des
saints et la vénération de leurs reliques :
-
,

51
Dagron, Empereur et prêtre… [voir n. 14], p. 180-200, y ajoute une
autre raison : Léon avait l’intention de restaurer le pouvoir impérial, gra-
vement atteint durant la période d’anarchie entre 681 et 717 ; il n’hésitait
donc pas de se déclarer au-dessus de toute institution, y compris l’Église et
les synodes œcuméniques.
52
T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9], p. 405,5-11. Théophane semble
résumer ici un texte hagiographique : la Passion des martyrs de la Chalcée,
dans Acta Sanctorum, August II, p. 434-437. La même historiette, igno-
rée par Nicéphore, est rapportée par la Vie de S. Étienne le Jeune, p. 100.
Mango, Historical Introduction… [voir n. 24], p. 1-6, accorde une certaine
valeur historique à ce récit, ce qui a provoqué la réaction de B. Baldwin,
Theophanes on the Iconoclasm of Leo III, dans Byzantion, 60 (1990), p. 426-
428. Marie-France Auz p , La destruction de l’icône du Christ de la Chalcé
par Léon III : propagande ou réalité, dans Byzantion, 40 (1990), p. 445-492, a
prouvé le caractère fabuleux de cette historiette, façonnée de toutes pièces
après le VIIe concile œcuménique. Bru aker et Haldon, Byzantium… [voir
n. 12], p. 128-135, reviennent sur cette historiette sans toutefois proposer
une nouvelle vision, et se demandent de quelle icône parlent ces textes.
Concernant la formation et la valeur historique de ce texte, cf. Leslie
Bru aker et J. Haldon, Byzantium in the Iconoclast Era c. 6 0- 0. The
Sources : An annotated Survey, Aldershot, 2001, p. 226-227.
584 p. annopoulos

, -
, 53
. Ce passage constitue un
cas typique d’anachronisme : non seulement la question de l’inter-
cession des saints et du culte de leurs reliques ne s’est pas posée
sous Léon III, mais de plus Théophane accuse Léon de ne pas être
en mesure de comprendre la des icônes. Or,
cette formulation date du VIIe concile œcuménique. Théophane,
qui avait participé à ce concile, s’était rendu compte de la com-
plexité du débat avant que le synode n’arrive à la formulation
de , qui d’ailleurs a connu des interpréta-
tions diverses, même après le synode. Pourtant, le passage de
Théophane n’est pas dépourvu d’intérêt. Il indique que, lors du
VIIe concile œcuménique, le débat tournait autour de l’interces-
sion de la Sainte Vierge et des saints, la vénération des reliques
et la des icônes. Si la question de l’intercession et
des reliques, comme déjà noté, n’était pas posée au moment du
lancement de l’iconoclasme, la question de la paraît
être au cœur du problème à ce moment. Rappelons que, selon Ni-
céphore, Léon avait interprété l’éruption du volcan de Théra en
726 comme un signe de la colère divine à cause de (
des icônes) 54
. Comme déjà signalé,
Leslie Brubaker et J. Haldon, en suivant un chemin méthodolo-
gique différent, arrivent à une conclusion analogue. Nous pouvons
donc dire que Léon prit des mesures contre les icônes parce qu’il
considérait que leur adoration offensait Dieu. Examinons mainte-
nant la position du patriarche Germain à ce propos.
Selon la correspondance de Germain mentionnée lors du sy-
node de 754, le patriarche considérait la des icônes
comme un acte d’impiété seul l’ était permis55. Léon
connaissait parfaitement les idées de Germain, puisqu’il discutait
avec lui au sujet des icônes. D’autre part, étant assuré du soutien
de l’aristocratie administrative byzantine, l’empereur avait aussi
besoin du consentement de l’Église pour aller plus loin dans son
iconoclasme. Comme le patriarche lui paraissait encore hésitant,
il le convoqua au silention de 730 dans l’espoir de le convaincre.
Sans doute l’empereur misait-il sur le passé de Germain et sur
l’amitié qui unissait les deux hommes, mais aussi sur la pression

53
T h é o p h a n e, Chronique… [voir n. 9], p. 406,22-25.
54
Cf. supra, note 21.
55
Mansi, XIII, 121E et 104B13-C3.
« les saintes ic nes » ou « les ic nes des saint(e)s » 585

morale que pouvait exercer sur lui la présence des hauts fonction-
naires de l’empire, tous partisans idéologiques de Léon. Il comp-
tait ainsi disposer du soutien de l’Église et d’un texte justifiant
ses décisions. Germain ne voyait pas d’objection à interdire la
représentation du sacré ; une telle vision allait dans le sens des
décisions du concile de 712, dans lequel il avait joué un rôle im-
portant. Mais Léon III l’avait appelé à rédiger une confession de
foi, sans doute pour qu’elle serve de base à un édit impérial inter-
disant les icônes des saint(e)s dans les lieux de culte. Germain, qui
trouvait que les exigences de Léon allaient trop loin, se retrancha
derrière l’absence de décision conciliaire en la matière, en souli-
gnant que c’était une chose de discuter de représenter ou non le
sacré, et une autre de demander au chef de l’Église byzantine un
texte iconoclaste.
Il est temps de conclure. Le contenu dogmatique de l’icono-
clasme primitif n’est certainement pas très clair ; le rôle des prin-
cipaux acteurs (l’empereur Léon, les papes Grégoire II et Gré-
goire III, les patriarches Germain et Anastase, et d’autres moins
connus ou inconnus) ne l’est pas non plus. Comme le contenu
dogmatique de l’iconoclasme est surtout l’affaire des théologiens,
le patriarche Germain, après l’abolition de l’iconoclasme, a été
proclamé héros du parti iconophile et grand défenseur des icônes,
tandis que Léon III a été jeté en enfer. La manipulation des infor-
mations concernant la couleur dogmatique de la famille de Ger-
main va dans ce même sens. Comme déjà noté, ces informations
sont omises par les manuscrits de la « famille B » de la Chronique
de Théophane, dont l’origine est l’édition de cette chronique par
Constantin VII le Porphyrogénète. En réalité, il ne reste de ce
conflit que deux textes relativement proches des événements, à
savoir l’Histoire brève de Nicéphore et la Chronique de Théophane
que nous venons d’analyser ; ce sont deux témoins iconophiles, qui
signalent pourtant le passé monophysite de Germain et le passé
orthodoxe de Léon. Dans cette affaire, l’importance de la Chro-
nique de Théophane a été surestimée à cause de ses descriptions
détaillées, sans tenir compte du fait qu’il s’agit d’un texte ina-
chevé, qui ne fait que transmettre les résumés de sources perdues,
et qu’il s’agit en outre d’un texte plein d’anachronismes. Les for-
mulations dogmatiques de la Chronique de Théophane sont donc
beaucoup moins fiables que celles de Nicéphore. Ce dernier laisse
entendre que, si Germain ne rejetait pas les options iconoclastes
586 p. annopoulos

de Léon III quant à la possibilité de représenter le sacré, il semble


qu’il était favorable à la représentation des saint(e)s à condition
qu’elle ne fasse pas l’objet d’adoration, tandis que Léon optait
pour une interdiction totale des icônes, estimant que leur adora-
tion offensait Dieu. Germain n’a pas suivi l’empereur dans cette
voie, et a demandé la convocation d’un synode œcuménique qui
pouvait statuer en la matière, solution rejetée par Léon. Pour le
patriarche, il ne restait alors que la solution de la démission, ac-
ceptée par l’empereur. C’est ainsi que prit fin une ancienne amitié
entre les deux hommes, qui, malgré des convictions idéologiques
très proches, n’étaient pas disposés à faire marche arrière et à
remettre en cause leurs convictions. Celles de Léon portaient sur
l’interdiction totale des icônes dans les lieux de culte, tandis que
celles de Germain toléraient la présence des icônes des saint(e)s à
condition qu’elles ne deviennent pas des objets de culte.

Université catholique de Louvain Panayotis Yannopoulos


Faculté de philosophie, arts et lettres
Bld Charlemagne 92 (boîte 3)
B-1000 Bruxelles
Belgi ue

Résumé — L’Histoire brève de Nicéphore et la Chronique de Théophane


sont les sources les plus proches de la phase initiale du premier icono-
clasme, lancé par l’empereur Léon III ; elles servent en outre comme
sources de toute l’historiographie byzantine postérieure. Il s’agit de
deux textes iconophiles, mais si celui de Théophane est fanatique et
plein d’anachronismes, Nicéphore reste beaucoup plus objectif. Selon
les deux auteurs, la décision de lancer l’iconoclasme fut prise lors d’un
conseil du trône réuni le 7 janvier 730 et cela malgré l’opposition du
patriarche Germain, forcé à démissionner. Théophane reste vague quant
au contenu doctrinal des décisions prises lors de ce conseil. Une analyse
attentive du texte de Nicéphore permet à conclure qu’il y a été décidé
d’interdire la représentation des saint(e)s, dont les icônes étaient bannies
des lieux de culte.

Summary. — The Breviarum of Nicephoros and the Chronicle of Theo-


phanes are the sources closest to the initial phase of the first icono-
clasm, launched by the emperor Leo III; they are moreover useful as
sources for all subsequent Byzantine historiography. We are dealing
here with two iconophile texts, but while Theophanes’ text is fanatical
and full of anachronisms, Nicephoros remains much more objective. Ac-
cording to the two authors, the decision to initiate iconoclasm was taken
« les saintes ic nes » ou « les ic nes des saint(e)s » 587

at a council of the throne, held on January 7th, 730, despite opposition


from the Germain patriarch, who was forced to resign. Theophanes re-
mains vague as to the doctrinal contents of the decisions taken at that
council. An attentive analysis of Nicephoros’ text allows us to conclude
that they there decided to prohibit representations of saints, whose icons
were banished from places of worship.

Zusammenfassung. — Das Brevarium des Nikephoros und die Chro-


nik des Theophanes sind Quellen, die der Angangsphase des ersten, von
Kaiser Leo III. lanziertem Ikonoklasmus am nähsten kommen. Darüber
hinaus dienen sie als Quellen für die gesamte spätbyzantinische Histo-
riographie. Es handelt sich bei beiden um ikonophile Texte, wobei der
Text des Theophanes fanatisch und voller Anachronismen ist, währen
der des Nikephoros viel objektiver bleibt. Beiden Autoren zufolge wurde
die Entscheidung zum Ikonoklasmus während einer Sitzung des Thron-
rats am 7. Januar 730 genommen, trotz Opposition des Patriarchen Ger-
manus I., der zum Rücktritt gezwungen wurde. Theophanes bleibt wage
zu was den dogmatischen Inhalt dieser Entscheidung betrifft. Eine auf-
merksame Analyse des Textes des Nikephoros erlaubt die Schlussfolge-
rung, dass entschieden wurde, die Repräsentation von Heiligen zu ver-
bieten, Ikonen also aus Kultstätten gebannt wurden.

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