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LA MORT ET LA PHILOSOPHIE, A LA LUMIERE DE LA BIOLOGIE

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1. Introduction
A. La thèse de Jankélévitch sur la mort
Dans son grand livre sur la mort, Jankélévitch écrit, page 422, que « la mort, étant au-
delà de nos pouvoirs, marque les limites de toute technique […] la mort est la maladie que
nul remède ne guérira, que nulle médecine ne vaincra »1. Ce pourquoi la mort est « un destin
inéluctable que nul progrès technique ne saurait infléchir »2. Je pose au philosophe qui
risque ce pronostic la question suivante : qu’est-ce que vous en savez ? D’où tient-on que la
mort est inéluctable ? Et à supposer qu’elle le soit, quelle est la nature de cette fatalité ?
Ressortit-elle à une nécessité humaine, biologique, physique, cosmologique, ou encore
métaphysique ? On connaît la 31e des Sentences vaticanes attribuées à Épicure : « A l’égard
de toutes les autres choses, il est possible de se procurer la sécurité, mais, à cause de la
mort, nous, les hommes, habitons tous une cité sans murailles »3. Mais rien ne permet de
savoir si la fatalité dont Épicure fait état est une nécessité de droit ou un simple état de fait,
inhérent à un certain niveau du développement technique. Est-il absolument au-delà du
pouvoir de l’homme de faire que les atomes qui constituent son corps et son âme demeurent
agrégés, tout en conservant, pour parler comme Spinoza, les rapports réciproques de
mouvement et de repos constitutifs de leur individualité ?4 Dans le programme techno-
scientifique qu’annonce la sixième partie du Discours de la méthode, Descartes ne fait pas
figurer l’éradication de la mort, mais il m’est difficile de voir dans cette abstention autre chose
qu’une concession à la religion.
Si l’on en croit Jankélévitch, la nécessité en question semble située au niveau le plus
profond. Dans une série d’entretiens publiés sous le titre Penser la mort ?, il déclare en
effet : « La vie ne sera jamais infinie. A priori, elle ne peut pas l’être. Pour chaque
génération, dans l’état actuel des mœurs, des pouvoirs de la médecine, de la longévité
moyenne, eh bien il y a un rythme qui est propre à l’existence et qui vient de ce
vieillissement inévitable, qui est un vieillissement métaphysique »5. Mais cette affirmation
d’une nécessité métaphysique de la mort est-elle compatible avec l’idée, sur laquelle
Jankélévitch revient constamment, de son essentielle incompréhensibilité ? « […] la grande
énigme du destin de l’homme. […] mystère profond, jamais résolu pour l’homme »6. « Le
secret est soigneusement gardé, hermétiquement scellé, profondément enterré, et il est
probablement sage de ne pas chercher à connaître cet inconnaissable »7.
B. Difficulté de cette thèse
Mas alors, si la mort est essentiellement inconnaissable, au nom de quoi Jankélévitch
peut-il affirmer que « c'est tout notre être qui est plongé dans la mort »8 ? Que « de la mort,
nul ne se relève jamais » ? Le livre de Jankélévitch comporte à coup sûr quelques belles
pages, mais sa cohérence me semble problématique.
S’il y a une idée qu’un professeur qui corrige des copies de philosophie est habitué à
rencontrer, c’est bien celle que la mort serait « la grande énigme », un « mystère profond,
jamais résolu pour l’homme ». Tout sujet sur la mort donne systématiquement lieu à ce
genre de remarques. On dira qu’il n’y a guère de quoi s’étonner, si l’on mesure la banalité du
thème, véritable lieu commun de la littérature et de la philosophie (cf. feuille ci-joint). Je
reviendrai à la fin, si j’en ai le temps, sur ce lieu commun et ce qu’il signifie aujourd’hui.
Pour tout dire, Jankélévitch me paraît coupable d’un sophisme, dont le principe repose
sur une exploitation de la polysémie du mot mort.

1
Vladimir Jankélévitch, La mort, Collection "Champs" Flammarion, p.422.
2
Ibid., p. 419.
3
Sentences vaticanes, 31 ; traduction de Marcel Conche in Épicure, Lettres et maximes, PUF, 1987, P. 255.
4
A fin juin 1969, François Cavanna lançait dans l’hebdo Hara-Kiri un appel à entreprendre une campagne de
recherches scientifiques pour en finir avec la mort. L’idée était-elle pure folie ? Ces articles ont été réunis sous le
titre Stop-crève (Jean-Jacques Pauvert, 1976).
5
Penser la mort ?, Liana Lévi, 1994, p. 23.
6
Ibid., p. 39 et 114 – 115.
7
La mort, p. 43.
8
Op. cit., p. 419.
Je parle pas de la différence entre le mourir et l’être mort, le passage et l’état, mais de
la distinction plus profonde entre deux acceptions du terme en français. Mort désigne d’une
part le phénomène ou événement empirique : l’arrêt des fonctions organiques, phénomène
qui s'insère comme réalité factuelle au sein d'une succession phénoménale. Socialement, le
décès. Par mort, on entend d’autre part la cessation d'être, la destruction complète, la
disparition définitive, l'anéantissement total, le terme final d'une chose : langue morte, mort
des étoiles ou des civilisations, de Dieu ou de Marx.
La première question que la mort pose à l’homme est de savoir si mourir au premier
sens signifie mourir au second. La seconde est de savoir, une fois qu’il a répondu à la 1e
question, ce que signifie pour lui le fait d’être mortel.
Le propos de Jankélévitch dans son célèbre livre tient à ce qu’il passe alternativement
(et subrepticement) d’une acception à l’autre, ce qui lui permet de jouer sur les deux
tableaux, c’est-à-dire de porter au compte de la réalité phénoménale de la mort (1e sens) des
propriétés déduites de ce qu’il tient pour la signification littérale du mot (2d sens) : « C'est
quand on cesse de croire en Dieu que la mort redevient ce qu'elle est littéralement [c'est moi
qui souligne], obstacle absolu et mur infranchissable »9.
De la même façon, Jankélévitch joue sur le sens du mot vieillissement, qui renvoie à
deux phénomènes bien distincts : d’une part le fait qu’un esprit change nécessairement avec
les expériences que lui apporte le temps qui passe – vieillissement que j’appellerais
volontiers bergsonien – et que Jankélévitch appelle « vieillissement métaphysique » ; d’autre
part le processus de dégradation, puis de délabrement de l’organisme biologique. Il y a une
nécessité inéluctable du premier, nécessité inhérente à tout esprit dont la mémoire
accumule. Mais cette première nécessité n’implique aucunement celle d’une décrépitude.
Qu’un corps ou un esprit se dégrade avec le temps, cela n’est pas inscrit dans leur nature de
corps ou d’esprit.
Je reviendrai, si j’en ai le temps, sur l’argumentation de Jankélévitch. Mais mon propos
est ici de savoir justement à quel type de nécessité ressortit la fatalité de la mort. Et pour
cela, d’interroger la biologie. Pour ce faire, je me servirai plus particulièrement d’un livre paru
il y a une dizaine d’années, qui fait le point des connaissances et des recherches sur la
question : André Klarsfeld et Frédéric Revah, Biologie de la mort, Odile Jacob, 1999.
J’essaierai de montrer l’intérêt que ce livre peut présenter pour le philosophe.
Or, l’ouvrage s’ouvre précisément sur la critique d’un certain nombre d’idées générales
au sujet de la mort et des rapports entre la vie et la mort, idées très souvent reprises par la
philosophie – notamment dans les manuels scolaires. Mais idées qu’on ne saurait imputer à
la philosophie seule, car c’est bien souvent dans des discours scientifiques tout à fait sérieux
qu’elle les a puisées.
2. Ce que le philosophe retient en général
de la biologie au sujet de la mort
A. Fatalité de la mort
Une première idée consiste à voir dans la mort une dégradation inéluctable, une usure
qu’il n’y a pas lieu de considérer comme un fait spécifiquement biologique mais comme la
conséquence, au niveau organique, de la loi universelle des êtres : « tout ce qui existe
mérite de périr ». Loi qu’on peut éventuellement rapporter au deuxième principe de la
thermodynamique, qui fait état d’une tendance universelle à l’entropie croissante, tendance
dont on sait que les vivants peuvent remonter le courant, mais pour un temps seulement :
« Tout être vivant, dit François Jacob, reste en quelque sorte branché en permanence sur le
courant général qui emporte l’univers en direction du désordre » (La logique du vivant, p.
273). Cette fatalité de la mort serait encore plus marquée pour les vivants, du fait de leur
complexité. Cette complexité les rend capables de performances étonnantes, mais les
expose à toutes sortes de risques.
« La vie, c’est la mort », dit Claude Bernard. Le couple vie – mort devient ainsi un bel
exemple d’unité dialectique de contraires. Le biologiste marxiste Ernest Kahane écrivait ainsi
au début des années soixante que la mort est une « nécessité objective insurmontable », car
« tout est contradiction dans la nature »10. C’est pourquoi si « Le pouvoir d’expansion de la
vie est prodigieux », il « trouve sa limite dans son excès même, selon le schéma dialectique
le plus classique de la négation de la thèse par l’antithèse »11.

9
La mort, p. 438
10
Ernest Kahane, La vie n’existe pas, Éditions rationalistes, 1962, p. 245 – 246.
11
Ibid., p. 246.
B. Utilité de la mort : mort, reproduction et sexualité.
Une téléologie de la mort.
Mais vieillissement et mort étant des propriétés apparemment universelles des vivants,
la tentation est grande de les traiter comme on le ferait de n’importe quelle propriété, c’est-à-
dire de leur chercher une fonction. Il est donc assez naturel de se demander à quoi servent
le vieillissement et la mort.
Évidemment, il peut paraître paradoxal de supposer que vieillir et mourir soient utiles
pour la vie. Un individu vivant n’a évidemment aucun avantage à vieillir et à mourir. Et
pourtant, c’est August Weismann (fondateur de la génétique sur la base des travaux de
Mendel ; réfutation de l’hérédité des caractères acquis) qui déclare au début des années
1880 : « Ce n’est qu’à un point de vue utilitaire que nous pouvons comprendre la nécessité
de la mort ». Seulement, pour que cette utilité apparaisse, il faut quitter le niveau de
l’individu, et s’élever à celui de l’espèce et de la vie en général. August Weismann mobilise
la perspective évolutionniste :
Je regarde la mort comme un phénomène d’adaptation. Je ne crois pas que la
vie soit réduite à une certaine mesure de temps, parce que, d’après la nature de
son être, elle ne pourrait être infinie, mais parce qu’une durée infinie de
l’individu constituerait un luxe tout à fait inopportun12
Entendons : un luxe pour l’espèce, pour la vie. Car indépendamment d’un
vieillissement spontané, les organismes s’usent tout de même au contact de l’environnement
(blessures, lésions, séquelles de maladies), et deviennent ainsi moins performants. Vieillir et
mourir ne sont certes pas avantageux pour l’individu, mais pour l’espèce, si : « des individus
usés n’ont aucune valeur pour l’espèce, ils lui sont même nuisibles, en prenant la place de
ceux qui sont sains » (cit. p. 27)
L’élimination des représentants les moins performants permet aux espèces d’évoluer.
Grâce à la mort, la reproduction n’engendre pas la surpopulation. Plus encore que la vie,
c’est la reproduction qui paraît former avec la mort une autre belle unité dialectique. Après
tout, la vie aurait pu retenir un autre mode de perpétuation (des vivants immortels ne se
reproduisant pas, ou seulement au besoin). La sexualité assure, à chaque génération, la
redistribution aléatoire des caractères et l'appariement des génomes dans des combinaisons
sans cesse nouvelles. La sexualité est « une machine à faire du différent » (François Jacob),
ce que les biologistes appellent variabilité. Or, plus les individus d'une population sont
différents, plus cette population est apte à résister victorieusement à la pression exercée par
le milieu. La biodiversité est utile à la vie. Donc la mort. Jacques Ruffié parle de « puissant
avantage sélectif […] au niveau de l’espèce », F. Jacob d’« assurance sur l’imprévu ».
La mort se trouve donc deux fois justifiée. Elle est d’abord investie de la noble tâche
d’écarter de la biosphère les formes déficientes pour ne conserver que les plus
performantes. La mort assure la promotion des meilleurs aux générations à venir par
élimination des moins aptes. Associée à la sexualité dans l'épanouissement de la diversité,
elle contribue ensuite à la formation d'espèces nouvelles, élevant cette diversité au-delà du
niveau des individus. Une vie sans mort serait une vie incapable de progrès.
Mais s’« il faut que disparaissent les individus », « les limites de la vie ne peuvent donc
être laissées au hasard. Elles sont prescrites par le programme qui, dès la fécondation de
l’ovule, fixe le destin génétique de l’individu. […] c’est donc l’exécution même du programme
qui ajusterait la durée de vie. Quoi qu’il en soit, la mort fait partie intégrante du système
sélectionné dans le monde animal et son évolution » (Ibid.). Si la mort est « une nécessité
prescrite, dès l’œuf, par le programme génétique même » (p. 331), « Il y a fort peu de
chances qu’on parvienne jamais à prolonger la durée de vie au-delà d’une certaine limite.
Les contraintes de l’évolution s’accordent mal au vieux rêve d’immortalité » (p. 332).
Élie Metchnikoff, créateur des mots « gérontologie » et « thanatologie » supposait
même un instinct de mort, aussi puissant que ceux de vie et de reproduction, qui devait
pouvoir se manifester si les individus vivaient assez vieux. Et même permettre de se passer
des religions consolatrices.
Il est naturel que l’idée se retrouve chez les philosophes. Dans L’expérience de la
mort, Paul-Louis Landsberg13 attribue à l’homme le privilège de « La compréhension du lien
entre la naissance et la mort, de la nécessité biologique de la disparition de l’individu au
profit de l’espèce »

12
P. 26.
13
Paul-Louis Landsberg, L’Expérience de la mort, Points-Seuil, 1993.
Éros et Thanatos forment ainsi un couple harmonieux, pour le plus grand bénéfice de
la vie elle-même. On sait ce que la poésie, la littérature, l’art et même la philosophie ont tiré
de ce thème14.
Si j’ai cité Ernest Kahane, Jacques Ruffié et François Jacob (Prix Nobel de médecine),
c’est pour montrer que l’idée que se font en général les philosophes de la « biologie de la
mort » ne repose pas sur leur imagination ou sur leur ignorance. Nous avons été à bonne
école, et il n’est pas étonnant que ces thèmes reviennent régulièrement dans le discours
philosophique. Or, le livre dont j’ai parlé nous invite à reconsidérer ces évidences15.
3. Les thèses des auteurs de la Biologie de la mort
A. Critique des « idées générales » concernant la mort
André Klarsfeld et Frédéric Revah font la critique de ces idées d’une nécessité et d’une
utilité de la mort le point de départ de leur ouvrage. Ils se réfèrent au troisième chapitre de
La formation de l'esprit scientifique, où Gaston Bachelard critique « la connaissance
générale comme obstacle à la connaissance scientifique » (Formation, ch. III). « Il y a en
effet une jouissance intellectuelle dangereuse dans une généralisation hâtive et facile » (p.
55). Bachelard accuse les philosophes d’être spécialement enclins à de telles
généralisations. à ce passage de La formation de l'esprit scientifique, où Bachelard prend
justement l’exemple de la mort. Parmi les exemples de ces « généralités les plus grandes »,
de ces « grandes vérités premières » dont raffolent les philosophes, il y a justement l ‘idée
de l’universalité de la mort. De même qu’on place « A la base de la mécanique » un énoncé
général du type « tous les corps tombent », on met « A la base de la biologie : tous les êtres
vivants sont mortels » (p. 56). Selon les auteurs, une telle affirmation est typique de « la
fausse doctrine du général » que dénonce Bachelard. Elle fait obstacle à une interrogation
scientifique du phénomène de la mort. Interroger scientifiquement la mort, cela exige de
cesser de la tenir pour une évidence, de cesser, pour parler kantien, de regarder le jugement
« tous les vivants sont mortels » comme un jugement analytique. Comme si, au nombre des
« définitions intangibles » (Bachelard) que toute science est supposée admettre
préalablement, celle de la vie incluait pour le biologiste une référence à la mort. La biologie
n’a en vérité aucune « définition intangible » de la vie. Seule l’investigation des organismes
peut lui apprendre ce qui les fait vivre et pourquoi ils sont sujets à la mort.
Ce refus de regarder la mort comme une nécessité vaut interdiction de toute
justification. C’est Bachelard encore qui, cette fois au ch. V de la Formation, critique la
« connaissance pragmatique », qui cherche partout une utilité. On va tout de suite voir
comment cet aspect de la critique bachelardienne s’applique à la question de la mort, mais
une première manière d’établir l’utilité d’un phénomène, c’est d’en faire la contrepartie
inévitable d’un avantage indiscutable. Bachelard remarque que « Les phénomènes les plus
hostiles à l’homme font souvent l’objet d'une valorisation dont le caractère antithétique
devrait retenir l’attention du psychanalyste ». Par exemple, la mort serait la rançon des
performances de la complexité ou des délices de la sexualité. Tout se paie16 !
Contre ces idées reçues, André Klarsfeld et Frédéric Revah exposent les résultats les
plus récents concernant la mort et le vieillissement. C’est avec une grande clarté qu’ils
séparent les conclusions certaines des hypothèses, les résultats établis des spéculations.
B. 3 thèses sur la mort
Je n’aurai pas le temps d’exposer tout le contenu du livre, où vous trouverez ample
matière à réflexion. Par exemple des recettes pour vivre plus longtemps, ou pour vieillir en
meilleure santé. Je passerai très rapidement sur des chapitres très intéressants, comme le
cinquième, qui traite des mécanismes de la sénescence ; domaine où prolifère « un
foisonnement de théories » (rôle des télomères, métabolisme énergétiques, radicaux libres,
etc.). Je ne parlerai pas non plus des chapitres VI et VII, qui traitent de la mort cellulaire
programmée (apoptose) et des ses dysfonctionnement. L’intérêt de l’ouvrage va au-delà du
sujet qu’il traite : la mort et le vieillissement. Il offre un large éventail d’exemples pour une
réflexion épistémologique : la méthodologie scientifique, les hypothèses et leur vérification,
obstacles épistémologiques ; on peut même le regarder jusqu’à un certain point comme une
introduction aux explications de type évolutionniste.
14
Georges Bataille, L'érotisme, Minuit, 1957.
15
François Jacob lui-même – il y a plus de vingt ans – mettait d’ailleurs en garde contre certaines interprétations
abusives de ces données. Le jeu des possibles (1981) rectifie certaines formulations équivoques de La logique
du vivant (1970).
16
Par exemple le beau temps hors de saison : « On va le payer ! », entend-on au café quand le mois de février
nous fait cadeau de quelque belle semaine de douceur ensoleillée.
Je ne retiendrai que les thèmes directement liés aux préoccupations des philosophes,
celles que je viens d’évoquer. Voici, sur ces thèmes, les conclusions des auteurs.
1e conclusion : le vieillissement pourrait n’être pas la loi universelle du monde vivant.
C’est un étonnement tout aristotélicien qui avait conduit Weismann à se poser la
question du sens biologique de la mort :
« Nous ne voyons aucunement pourquoi l’aptitude à la multiplication cellulaire ne
saurait être infinie, ce qui permettrait à l’organisme de vivre éternellement. De même,
à un point de vue purement physiologique, nous ne verrions aucune raison pour que
l’organisme ne pût pas, de son côté, fonctionner éternellement ».17
Puisque les vivants sont équipés pour remonter le courant de l’entropie croissante,
pourquoi ne sont-ils pas équipés pour le faire plus longtemps, aussi longtemps qu’aucun
accident mortel ne les frappe ? Pourquoi la nature n’a-t-elle pas généralisé et perfectionné
les mécanismes de réparation ? La conservation par réparation d’un organisme existant ne
serait pas un miracle plus étonnant que la formation de cet organisme à partir de la fusion de
deux cellules. S’il y a une fatalité de la mort, elle n’est pas nécessairement d’ordre
biologique : « La mort naturelle pourrait bien n’être pas inscrite de toute éternité dans la
nature même du vivant » (p. 12) ; vieillissement et mort « ne constituent pas des propriétés
intrinsèques du vivant » (p. 127) ; « la conclusion principale, c’est l’absence de fatalité ultime
de la mort. […] Il n'existe aucune loi supérieure qui condamnerait inexorablement tout être
vivant au vieillissement et à la mort » (p. 95).
2e conclusion : les explications de la mort qui renvoient à une utilité (pour l’espèce ou
pour la vie en général) relèvent d’une approche finaliste qui ne vaut pas davantage pour la
mort que pour n’importe quel autre phénomène biologique. « La mort naturelle n’a pas de
valeur en soi » (p. 240). En particulier (p. 95), « Il n’y a pas de lien obligatoire entre mort et
sexualité, ou entre mort et multicellularité »18.
3e conclusion : vieillissement et mort trouvent pourtant une explication rationnelle dans
les mécanismes darwiniens de la sélection naturelle à l’œuvre dans l’évolution générale des
organismes. Cette conclusion est peut-être la plus paradoxale, dans la mesure où la
sélection naturelle est précisément ce qui, dans l’évolution, produit de l’adaptation, c’est-à-
dire de la finalité.
Réintégrer la mort dans un dispositif supposé harmonieux permet de rendre à la mort
son caractère acceptable, en lui accordant un rôle dans le vaste mouvement qui emporte la
vie vers la perfection. Mort rassurante, mort consolante. Mais pourquoi faudrait-il que la mort
ait un sens et qu'elle s'inscrive dans un plan universel ? « L'homme suinte le projet, dit
François Jacob. Sue le dessein. Pue l'intention. Ne tolère pas la contingence. […] Il verse du
sens sur les événements comme du sel sur les aliments »19. La mort n'échappe pas à ce
traitement. Elle offre même au désir humain de sens son objet privilégié. Il est bien naturel
que nous voulions conférer une signification transcendante à ce que nous regardons comme
l'aspect le moins supportable, le moins acceptable de notre condition. Le plus grand des
maux veut la plus énergique des consolations. Eh bien, il faut se garder de demander à la
science cette consolation qu'on n'attend plus guère de la religion.
4. Critique de l’argument d’utilité
A. Circularité de l’argument de Weismann
Revenons au raisonnement de Weismann : les organismes s’usant avec le temps et
devenant moins performants, il importe à la bonne santé de l’espèce qu’un mécanisme les
fasse disparaître la circulation. Le problème, c’est que ce raisonnement est circulaire. Que
les organismes deviennent moins performants avec le temps, c’est précisément ce qu’on
veut expliquer, et dont on ne peut donc pas faire un présupposé sans admettre ce qui est
précisément à expliquer. Pourquoi les mécanismes de réparation ne sont-ils pas plus
répandus et plus efficaces ? C’est tout le problème.

17
Cité par AK et FR, p. 25.
18
On évoque en effet souvent la thèse de l’immortalité cellulaire, défendue par Alexis Carrel en 1912 (année de
son Prix Nobel) : De la vie permanente des tissus en-dehors des organismes. Carrel prétend cultiver indéfiniment
des cellules de poulet. En effet, ces cellules cardiaques se multiplient pendant 34 ans (bien au-delà de la durée
de vie d’un poulet !). L’immortalité cellulaire restera un dogme jusqu’en 1960. Mais il y avait un biais dans la
manip de Carrel : il nourrissait ses cellules en culture avec de l’extrait liquide d’embryon de poulet ; mal purifié,
cet extrait contenait des cellules fraîches. Il y a bien une limite à la division cellulaire. Limite variable en raison de
la longévité de l’organisme, mais plus étroite pour des cellules d’organisme âgé.
19
François Jacob, La statue intérieure, Éditions Odile Jacob, 1987.
B. Absence de mécanisme plausible
Ce n'est pas tout. À supposer que la sélection naturelle soit effectivement le principe
de l'évolution des vivants – il n'existe en effet pour l'instant aucune autre hypothèse – encore
faut-il savoir ce qu'elle peut et comment elle agit. Admettons que la sexualité et la mort aient
été sélectionnées pour leur aptitude à favoriser la bonne santé des espèces. Il faudrait pour
cela que la sélection naturelle connaisse à l’avance ce qui est bon pour l'espèce, ou pour la
vie en général. Or, la sélection naturelle n’a aucun pouvoir de prévision. Elle ne peut exercer
son action sur autre chose que des organismes individuels, et sur les caractères – plus ou
moins avantageux ou désavantageux – qu’ils possèdent au moment présent. Elle ne connaît
que les avantages immédiat, et non futurs. De plus, elle ignore l’intérêt de l’espèce. Seraient-
ils riches de promesses pour l'espèce, voire pour la vie en tant que telle, le mode sexué de
reproduction, le vieillissement et la mort n'ont pu être promus par la sélection naturelle qu'à
la condition de conférer sans délai à des organismes singuliers un avantage déterminé. On
voit mal comment. C'est renverser l'ordre naturel de la causalité que de supposer la sélection
capable de repérer un caractère potentiellement (et non actuellement) avantageux.
Vieillissement et mort pourraient être des résultats de l’évolution si celle-ci était
gouvernée par une providence bienveillante, un « dessein intelligent ». C’est ce que pensait
par exemple Linné au XVIIIe siècle : Dieu a prévu les prédateurs pour limiter l’expansion des
espèces herbivores, les charognards et les larves d’insectes pour dévorer les cadavres20.
Supposer que l’évolution par sélection naturelle ait pu produire le vieillissement et la
mort, c’est tomber dans une erreur assez fréquente au sujet du darwinisme. Pour
comprendre cette erreur, il faut revenir à la théorie elle-même et à son principe.
C. Évolution darwinienne et finalité
Se demander quelle pourrait être la fonction du vieillissement et de la mort, est-ce
après tout une bonne question ? La question : « À quoi ça sert ? » est une question finaliste,
et chacun sait que la science moderne a renoncé à toute explication par les causes finales.
Si vous voulez faire pousser des cris à un prof de SVT, vous n’avez qu’à lui dire que les
oiseaux ont des ailes pour voler et que nous avons des yeux pour voir. Ou encore que
l’évolution a parcouru tout son chemin durant des centaines de millions d’années pour
aboutir à l’homme. Il vous rétorquera que les oiseaux volent parce qu’ils ont des ailes et que
nous voyons parce que nous avons des yeux. Et que l’homme existe parce que l’évolution a
suivi par hasard tel chemin, assez tortueux et chaotique ; mais que ce chemin aurait pu être
différent et l’homme ne pas exister. Et il ajoutera que seuls les créationnistes, les défenseurs
de l’Intelligent Design continuent de parler en termes de finalité.
Et pourtant, il est toujours pertinent, pour ces objets un peu particuliers que sont les
êtres vivants, de se demander à quoi ça leur sert d’avoir telle ou telle propriété. Pourquoi est-
ce pertinent ? On sait que la théorie darwinienne de l’évolution résout le problème de la
finalité dans le vivant en supposant, à l’origine de l’adaptation, un mécanisme aveugle de
sélection naturelle travaillant sur des variations aléatoires. Darwin remplit le programme du
« Newton du brin d’herbe », que Kant avait jugé absolument hors de portée de la science
(CFJ, § 75). Une évolution sans projet produit des êtres constitués comme si un projet avait
guidé leur conception et leur réalisation. On peut même dire que l’apport majeur de Darwin
est d’avoir résolu l’énigme de la finalité. François Jacob :
Ce qu'a montré Darwin avec la sélection naturelle, c'est la possibilité de remplacer
l'intention, le dessein qui semble guider l'évolution du monde vivant, par un système de
causalité physique. Un mécanisme, simple dans son principe, permet de simuler les actions
qu'une volonté dirige vers un but. But et volonté signifient qu'une intention précède l'action ;
qu'un projet d'adaptation préexiste à la réalisation des structures. La théorie de la sélection
naturelle consiste très précisément à retourner cette proposition. Les structures se forment
d'abord. Ensuite elles sont triées par les exigences de la vie et de la reproduction. Ne peuvent
persister que celles accordées à leur milieu. C'est de ce renversement, de cette sorte de
révolution copernicienne que vient l'importance de Darwin pour notre représentation de
l'univers et de son histoire. En théorie, toute séquence d'événements qui, a posteriori, paraît
orientée vers un but peut être expliquée par un mécanisme physique, par une série d'essais avec
élimination des erreurs. […]

20
En dépit de son athéisme, Sade ne donne guère de la mort une image très différente. Cherchant à justifier un
droit à infliger la mort, Sade prétend le fonder dans la nécessité où est la nature d’exterminer les êtres pour
relancer ses propres productions. En nous tuant, la nature « nous fait signifier qu’elle ne peut pas nous laisser
longtemps ce peu de matière qu’elle nous prête […] elle en a besoin pour d’autres formes, elle la redemande
pour d’autres ouvrages ». Il est difficile d’évaluer ce que ce discours téléologique, qui cohabite chez Sade avec
un athéisme virulent, a de métaphorique.
La sélection naturelle ayant façonné les organismes vivants au cours de millions
d’années d’évolution, elle est une immense machine à fabriquer de la finalité, mais à en
fabriquer sans viser aucune fin. Il faut reconnaître que la composition chimique du venin des
serpents ou le dispositif – un radar – qui permet à un rapace nocturne de repérer et de saisir
une souris qui court dans l’herbe de façon quasi infaillible sont des réussites assez
spectaculaires. Je ne parle même pas du système immunitaire ou du cerveau humains.
L’adaptation étant ainsi expliquée, un certain usage de l’idée de finalité demeure licite
– et même indispensable – dans les sciences du vivant. Comme le dit Alain en ses Éléments
de philosophie (II, 13 : « Des fins) :
« Il est pourtant vrai que […] l’aile de l’oiseau est faite de façon qu’il puisse
voler. Et personne n’échappe à la nécessité de supposer qu’elle est faite pour le
vol, dès qu’il veut en comprendre la structure »
La conclusion, c’est qu’il est toujours légitime de poser – au sujet d’une propriété
quelconque d’un être vivant – la question : « à quoi ça sert ? ». Alors que cette question
n’aurait aucun intérêt face aux propriétés d’une montagne ou d’un nuage. Pour le biologiste,
la question : « À quoi cela sert-il ? » a le même statut que : « À qui profite le crime ? » pour
le policier ou le juge. Il faut toujours commencer par là. Seulement, tout policier, tout juge
savent que la réponse à cette question ne conduit pas nécessairement au coupable, et peut
même orienter l’enquêteur sur une fausse piste. Eh bien, c’est pareil en biologie. Il y a des
choses, dans les êtres vivants, qui ne servent à rien, parce qu’elles n’ont aucune explication
en termes de sélection naturelle (mamelons des hommes, enroulement logarithmique des
cornes et des coquillages, sutures du crâne).
Il est très périlleux de supposer avec Kant qu’« Un produit organisé de la nature est un
produit dans lequel tout est fin et réciproquement aussi moyen. Rien en lui n'est gratuit, sans
fin, ou imputable à un mécanisme naturel aveugle » (Critique de la faculté de juger, § 66)21.
Nous savons aujourd’hui que cette proposition est tout simplement fausse.
Par exemple, il est certain que s’ils n’avaient aucun poids, les poissons volants ne
retomberaient pas dans l’eau et mourraient ; on n’en conclura pas pour autant que la masse
des poissons volants est une propriété sélectionnée.
Supposer une utilité à tout, c’est rétablir, sous le nom de sélection naturelle, une
providence déguisée (exemple des sutures du crâne des oiseaux). Contre le monde de
Pangloss (exemple : la masse des poissons volants). C’est d’ailleurs bien selon moi le sens
de l’entreprise kantienne : gigantesque machine de guerre a vocation apologétique contre le
matérialisme menaçant des Lumières.

La thèse des auteurs de la Biologie de la mort est que cette dernière n’a rien à voir
avec l’intérêt de qui que ce soit, ni de l’individu, ni de l’espèce, ni de la vie en général. Je l’ai
déjà dit : « La mort naturelle n’a pas de valeur en soi » (p. 240).
Mais là où les choses deviennent intéressantes, et même fascinantes, c’est quand
vieillissement et mort s’éclairent par la théorie darwinienne de l’évolution, indépendamment
de toute considération d’utilité biologique.
5. La mort comme conséquence de la sélection naturelle
La bonne hypothèse est probablement l’inverse de celle de Weismann : si dans un
monde vivant où la sélection naturelle impose sa loi, les vivants vieillissent et meurent, c’est
que vieillissement et mort sont indifférents pour le destin des organismes et des espèces
auxquelles ils appartiennent.
A. Inutilité de l’immortalité
Mais Weismann lui-même a proposé une autre vision des choses, fondée sur la
distinction qu’il a établie entre les lignées cellulaires germinales et somatiques : « Toute
fonction tout et organe disparaissent dès qu’ils deviennent sans valeur pour la préservation
de l’espèce ». Exemple des animaux cavernicoles. « Loi de balancement des organes » de
Geoffroy Saint-Hilaire. Exemple du papillon du mûrier, incapable de se nourrir à l’état adulte,
une fois la reproduction accomplie. Tout a un coût, et les mécanismes de réparation
n’échappent pas à la règle : inutiles au-delà de la procréation, ils sont abandonnés par la
nature. La mort s’explique ainsi par l’inutilité de l’immortalité.

21 e
Voir aussi la 1 proposition de l’Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
B. Théorie du fardeau mutationnel
Raisonnement évolutionniste (Peter. B. Medawar et George. C. Williams, années
cinquante) : supposons une population d’individus 1) qui ne vieillissent pas 2) dont le taux de
fécondité est constant. En raison des accidents, et même si chaque individu reste
éternellement jeune, la probabilité de procréer diminue avec l’âge (par simple augmentation
de la probabilité d’être mort avant, comme les flûtes à champagne du service, qui n’ont pas
besoin de s’user pour disparaître). Les individus les plus âgés contribuent moins à la
population future, parce que leur classe d’âge est plus clairsemée. Mais au sein de cette
population des mutations apparaissent (on ne considère que les mutations du germen). Loi :
« une mutation sera d’autant plus pénalisante [en termes de nombre de descendants] que
ses effets se manifestent plus tôt dans l’existence. » (p. 107). Elle sera donc très sévèrement
contre-sélectionnée. Tandis qu’une mutation dont les effets se manifestent tardivement
échappera à la sélection naturelle et se répandra aisément dans la population. Faisant
même « boule de neige », puisqu’elle offre moins de prise à la sélection naturelle. Dans les
populations réelles, « la maturité reproductive marque le début d’un relâchement de la
sélection naturelle » (p. 108).
Conclusion la situation imaginée au début « est totalement instable du point de vue de
l’évolution » (p. 108). Le vieillissement n’est pas programmé pour les avantages qu’il
confère, mais s’impose comme « effet secondaire inéluctable des processus évolutifs ».
L’intérêt de cette théorie est d’autoriser quelques belles prédictions.
L’hypothèse implique une corrélation entre 1) le risque de disparaître accidentellement
(donc la taille) et 2) la vitesse du vieillissement. Les éléphants vieillissent moins vite que les
mouches. Les opossums insulaires vieillissent deux fois moins vite que les continentaux. Les
chauves-souris et les oiseaux vieillissent moins vite que les autres animaux.
S’il y a des espèces dont le taux de fécondité n’est pas constant, mais croît avec l’âge,
le raisonnement précédent ne tient plus : l’augmentation de la fécondité compensant la
diminution du nombre des survivants, la sélection naturelle est aussi efficace contre les
mutations à effets délétères plus tardifs ; le vieillissement doit se ralentir. Cela se vérifie chez
certaines espèces de poissons ainsi que chez les arbres (dont la fécondité croît avec la
taille).
Cas des organismes à reproduction unique : meurent-ils après avoir accompli leur
devoir envers l’espèce ? Non : ces individus n’ayant qu’une faible chance (à cause des
accidents extérieurs) de se reproduire une seconde fois, la sélection naturelle a simplement
favorisé les individus les plus efficaces dans la première tentative. Pourquoi le mâle de
l’araignée Latrodectus hasselti s’offre-t-il à la dévoration de la femelle ? Parce que sa
paternité s’en trouve mieux assurée, par prolongation de la copulation. Conclusion :
Chaque fois que la mort apporte un avantage direct, ce n’est décidément pas
à l’espèce dans son ensemble, mais en conférant au défunt lui-même un plus
grand nombre d’héritiers, ou en facilitant la vie de ces derniers. (p. 112).
C. George C. Williams : hypothèse de l’antagonisme pléiotrope.
La sélection naturelle traitera séparément les effets favorable et défavorable d’un gène
avantageux dans la première partie de vie et désavantageux ensuite. Par exemple un gène
qui favorise la fixation du calcium, d’abord dans les os, ensuite dans les artères ! Alzheimer
pourrait avoir des contreparties avantageuses dans les premiers temps de la vie. Un gène
qui protège de l’infarctus pourrait inversement se révéler néfaste au-delà d’un certain âge.
Certaines pathologies humaines paraissent traduire ce genre d’antagonismes.
⇒ Vieillissement plus rapide des espèces à croissance rapide, parce que leurs gènes
ont rapidement à s’exprimer dans un contexte pour lequel ils n’ont pas été sélectionnés.
Ce qui est favorisé, c’est la lignée, pas l’espèce ! L’individu semble alors se réduire à
un dispositif ordonné à l’exigence de perpétuation de sa lignée germinale. Théorie du
« soma jetable » de T. Kirkwood et du « gène égoïste » de R. Dawkins. Pourquoi alors
vivons-nous au-delà de la reproduction ? Parce que la sélection naturelle a réalisé un
compromis statistique entre le coût et la rentabilité reproductive. Ce qui explique que les
organes se dégradent à peu près uniformément. Si l’un d’entre eux « lâchait » avant les
autres, cette déficience serait contre-sélectionnée, la performance reproductive étant
supérieure à cet âge. Si au contraire un organe se révélait durer très au-delà des nécessités
reproductives, son coût deviendrait trop visible à la sélection naturelle, qui agirait dans le
sens d’une moins grande robustesse (argument de Richard Dawkins : la Ford T).
Conclusion générale (p. 127) :
« Le vieillissement et la mort qu’il précipite doivent certes êtres considérés
comme des conséquences des processus évolutifs, apparues plus ou moins
tardivement dans l’histoire de la vie. Ils ne constituent pas des propriétés
intrinsèques du vivant ».
6. Conclusion : critique de la thématique du mystère
J’avais annoncé mon intention de revenir sur ce thème rebattu de la mort comme
mystère insondable, énigme à jamais indéchiffrable, secret impénétrable. Lieu commun de
toutes les dissertations philosophiques, Capes et agrégation compris. Pour Lévinas, « La
mort est départ […] dont la destination est inconnue. […] question sans donnée, pur point
d’interrogation »22. « Sur la mort, déclarait Jankélévitch, je n'ai aucun renseignement » ; « Le
secret est bien gardé », ajoute-t-il dans son grand livre. Il est plus étonnant de retrouver ce
thème jusque chez des philosophes se réclamant du matérialisme athée. André Comte-
Sponville, Présentations de la philosophie, Albin Michel, p. 39 – 40 :
[…] il n’y a rien, dans la mort, à penser. Qu’est-elle ? Nous ne le savons pas.
Nous ne pouvons le savoir. Ce mystère ultime rend toute notre vie mystérieuse,
comme un chemin dont on ne saurait où il mène, ou plutôt on ne le sait que trop
(à la mort), mais sans savoir pourtant ce qu’il y a derrière – derrière le mot,
derrière la chose –, ni même s’il y a quelque chose.
Je ne suis pas sûr que confronté à la mort, l'homme ait d'emblée éprouvé le sentiment
du mystère, qu'il l'ait d’abord considérée comme un problème à résoudre, et que les
innombrables représentations, croyances, mythes, théories sont autant de réponses à cette
interrogation initiale. Je tends plutôt à croire qu’ils se sont imposés d'abord comme des
évidences allant de soi, comme de pures affirmations, et que le sentiment d'avoir affaire à un
problème est venu plus tard. Comme je l’ai dit, ethnologie et histoire montrent que la
croyance aux esprits, aux spectres, aux ombres, aux fantômes - à toutes les formes de ce
qu'Edgar Morin appelle le double - s'impose par-delà les frontières culturelles. Cette
universalité suggère un enracinement dans un structure humaine essentielle et peut-être
indépassable. Mais justement pour cette raison, il est peu probable que la question ait été
première : on lui aurait trouvé des réponses plus variées. Les croyances humaines se sont
sans doute d'abord constituées comme réponses, bien avant que ne surgissent les questions
correspondant à ces réponses. L'interrogation n'est pas l'attitude première de l'homme, parce
que le choix d'interroger traduit un privilège donné à la pensée et qu'avant de penser,
l'homme doit vivre. D'abord, des réponses. Pour les questions, on verra plus tard. C'est la
boutade de Woody Allen : « La réponse est oui, mais quelle est la question ? ».
Les questions surgissent quand les réponses jamais questionnées commencent à faire
problème, parce que les représentations auxquelles elles s'adossaient ne vont plus de soi.
La mort n'a probablement acquis la dignité d'un problème (plus ou moins angoissant)
qu'assez tardivement, au moment où il est devenu impossible de regarder les anciennes
certitudes comme "naturelles" et frappées du sceau de l'évidence. De même qu'il ne peut y
avoir de «problème de l'existence de Dieu» aussi longtemps que les représentations
religieuses s'imposent comme des données "naturelles", immanentes à la vie sociale et
intégrées aux pratiques quotidiennes. La possibilité de parler de "la religion" en général,
comme d'un phénomène culturel parmi d'autres (la science, l'art, la philosophie...), est issue
d'une situation historique particulière, qui a contribué à isoler le religieux en tant que tel et à
le démarquer du profane. Certaines cultures, où le religieux tient une grande place, et
précisément à cause de cela, ne pensent pas la religion en tant que telle.
Le thème de la mort-mystère est un thème idéologique, qu’il est urgent de critiquer.
Comme je l’ai dit, nous avons affaire, avec la mort, à un phénomène naturel. Bien entendu,
je ne veux pas exclure a priori qu’il puisse revêtir une signification surnaturelle, comme
n’importe quel autre : la vie, l’amour, la naissance, le langage, la religion. Concernant par
exemple l’amour, personne n’affirme – pour cette raison qu’il pourrait avoir une signification
surnaturelle – qu’on n’en peut rien connaître et que psychologie, psychanalyse,
neurosciences, sociologie ou que sais-je encore ‘auraient pas leur mot à dire. On s’enferme
a priori dans un cercle si l’on déduit la signification surnaturelle de la mort du fait que nous
sommes dans l’impossibilité de rien connaître du phénomène. Par quelle raison
extraordinaire expliquerait-on que sur ce phénomène, et seulement sur celui-là, l'esprit
humain avait – des siècles durant – œuvré en pure perte, usant en vain ses griffes sur la
porte qui nous sépare de l'absolument autre, du radicalement étranger ?
22
Dieu, la mort et le temps, cours de Sorbonne, 1975 – 1976, Le livre de poche, Biblio-Essais, 1993, p. 23.
Y croyons-nous vraiment ? La Bruyère s'étonnait de ce que les hommes, d'ordinaire
plutôt curieux, ne semblent guère pressés d'élucider ce mystère. On n'est pas tellement
pressé de savoir. Caractères, Des esprits forts, 32 :
Il y aurait quelque curiosité à mourir, c'est-à-dire à n'être plus un corps, mais
à être seulement esprit : l'homme cependant, impatient de la nouveauté, n'est
point curieux sur ce seul article ; né inquiet et qui s'ennuie de tout, il ne s'ennuie
point de vivre ; il consentirait peut-être à vivre toujours. Ce qu'il voit de la mort
le frappe toujours plus violemment que ce qu'il en sait : la maladie, la douleur,
le cadavre le dégoûtent de la connaissance d'un autre monde. Il faut tout le
sérieux de la religion pour le réduire.
Les mobiles sont nombreux qui peuvent pousser un homme à se donner la mort. On
ne voit point que la curiosité en fasse partie. Nous nous racontons donc probablement des
histoires lorsque nous prétendons que dans la mort, ce qui nous fait peur, c'est l'inconnu. Je
soupçonne une raison toute contraire : c'est parce que nous savons trop bien de quoi il
retourne que nous sommes plutôt réticents. L'idée du néant ne nous séduit pas plus que ça.
Entretenir complaisamment l'image du mystère est une façon de se dissimuler ce fait :
les données scientifiques (ce que nous savons de l'esprit et de ses rapports avec le corps)
laissent de moins en moins de place au doute. Ce n'est pas tomber dans un scientisme
délirant que de reconnaître que la biologie moléculaire nous rappelle davantage les atomes
démocritéens que les entéléchies aristotéliciennes. Que la conception de l’individu organique
qui se dégage de la génétique fait penser à Spinoza, Diderot ou Nietzsche, plutôt qu’à
Thomas d’Aquin. Quant aux neurosciences, la direction qu'elles prennent satisferait me
semble-t-il davantage d’Holbach et La Mettrie que Descartes ou Bergson. Il faut bien
admettre (qu'on s'en réjouisse ou qu'on s'en désole) que la mort nous est de moins en moins
inconnue et mystérieuse ; qu'il reste de moins en moins de place pour le doute. L'image du
"point d'interrogation" devient alors un refuge pour le spiritualisme et l'idéalisme.
Notre situation est la suivante : la religion n'est plus assez puissante pour imposer
comme allant de soi la certitude de l'au-delà ; mais inversement la vision scientifique n'a pas
encore pénétré assez profondément les esprits pour que la mort puisse être considérée
comme un anéantissement définitif.
Je ne veux pas dire que si l’on était habitué à la regarder pour ce qu’elle est, la mort
cesserait de faire problème. Mais que le problème ne se poserait plus en termes de savoir
en quoi elle consiste.
Le prétendu « mystère de la mort » est un compromis indispensable aussi longtemps
que coexistent une religion et une science dont aucune n'est en situation de pouvoir
s'imposer. immense, qui s'est probablement ouverte dès l'avènement grec de la rationalité.
Cela me paraît confirmé par l'aspect que revêt aujourd'hui ce thème de la mort-mystère,
aspect dans lequel le côté scientifique prend une place de plus en plus prépondérante. Au
fur et à mesure que la science s'impose dans le paysage de nos contemporains, la figure du
problème scientifique tend à se substituer à celle du mystère métaphysique. C'est au
laboratoire qu'il importerait désormais d'interroger le phénomène de la mort. De façon de
plus en plus insistante, on prie les sciences biologiques et médicales de bien vouloir se
pencher sur les prétendus phénomènes de "vie après la vie", les fameuses near death
experiences (NDE) : "expériences de proximité de la mort", témoignages recueillis auprès de
personnes revenues d'un état de mort clinique.
Cet aspect de l'irrationalisme contemporain est l'effet direct des progrès d'une science
qui s'impose toujours davantage dans le paysage, sans prendre pied dans les esprits. La
science est devenue "technoscience" et nous éblouit par ses prouesses techniques, mais
l'esprit scientifique demeure l'apanage d'une petite minorité. Nous sommes submergés de
merveilleuses machines qui « étonnent plus qu'elles n'instruisent », comme dit Alain23. Le
malheur, avec la science, c'est qu'elle progresse désormais plus vite que l'instruction. Nous
manipulons quotidiennement des objets dont le fonctionnement nous échappe presque
totalement, parce que nous ignorons jusqu'aux éléments des disciplines qui s'y trouvent
impliquées. « C'est ainsi, conclut Alain, qu'on fait le lit d'une idée ruineuse, elle-même
couchée, c'est à savoir que l'homme ne connaît rien de rien ».

23
Sur cette différence - capitale - entre la science et l'esprit scientifique, voir le Propos d'Alain du 5 mai 1911 : «Il
faut que l'esprit scientifique pénètre partout.». Propos sur l'éducation, LX.

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