Vous êtes sur la page 1sur 3

THÉORÈME

SADE SANS PÉTRONE ?


Petronius Arbiter est à lui seul une énigme historique toujours irrésolue de nos
jours. Comptant moult homonymes, l’auteur du Satyricon fait autant débat que
son œuvre. Identifié avec Titus Petronius Niger par Tacite, consul sous Néron à la
cour duquel il remplissait le rôle d’elegantiæ arbiter, littéralement « arbitre du bon
goût ». Tombé en disgrâce aux yeux de l’empereur, ce dernier lui aurait ordonné de
se suicider, ce à quoi Pétrone s’exécuta, mais après avoir livré son Satyricon.
Fresque dépeignant les mœurs débridées de la société romaine de son époque, il est
flagrant de relever les nombreuses similitudes que son auteur partage avec Sade.
Les personnages du divin marquis rassemblent en effet des caractéristiques propres
de ceux de Pétrone ; fièvre de l’hédonisme, sexualité sans frein et objectivée,
puissants de la société romaine anarchistes ; malheurs de la vertu et prospérités du
vice provoquent leurs péripéties. L’on remarquera par ailleurs que chez Pétrone, les
figures d’autorité de la société latine avaient déjà cette manière d’être ce que
formula Pasolini : « nous les fascistes sommes les véritables anarchistes. Une fois
que nous sommes au pouvoir bien sûr. » Pétrone, premier poète de l’anarchie du
pouvoir ? Incontestablement. Mais qu’en est-il de Sade et Pétrone ensemble ? Le
premier avait-il lu le second ? Le style de Pétrone se détache de celui de Sade sur
plusieurs points ; volontiers satirique, les tribulations de ses personnages versent
plus dans le grotesque à l’inverse des histoires du Divin Marquis qui, on ne sait
vraiment comment, instille toujours une peur insaisissable, un malaise qui va
parfois jusqu’à provoquer la nausée. Le Satyricon est, au contraire des 120
Journées. Caustique, Pétrone usait volontiers d’oxymores et d’euphémismes,
nommant par exemple « lieu d’honneur » ce qui se révélait être un lupanar. Et
pourtant, intuitivement, l’on ne peut que se rendre compte qu’un lien, aussi ténu
puisse-t-il être, existe bel et bien entre Pétrone et Sade. Même propos sur l’anarchie
du pouvoir, propos illustré par le même biais du sexe débridé au point qu’il en est
réifié, les quasi deux millénaires qui séparent les deux auteurs ne semblent guère
transparaître entre eux.

LES PROSPÉRITÉS DU VICE


Il est fascinant de constater que le propos de Pétrone est similaire à celui de Sade.
La bourgeoisie romaine qu’il décrivit partage les mêmes vices que celle décrite par le
divin marquis dans la France du XVIIIe siècle. Matérialiste, détentrice jalouse de ses
privilèges, la bourgeoisie romaine est aussi anarchiste que policée. Cette ambivalence
constitue par ailleurs le facteur principal des péripéties d’Encolpe et Ascylte. Un
rapprochement intéressant doit être fait avec les 120 Journées de Sodome du
marquis de Sade. Qu’il s’agisse de l’armateur Lycas énamouré de l’un des
protagonistes ou des prêtresses de Priape, notamment Quartilla, tous se réservent le
privilège de l’anarchie dans leur comportement et leur manière de rechercher le
plaisir tout en exerçant une formidable oppression envers ceux qui oseraient les
contrarier, grâce au pouvoir qu’ils tirent de leur position sociale. De même, lors des
orgies données par les prêtresses, comme chez l’armateur, des codes stricts régissent
l’acte intime. Ce dernier est réduit à une fonction génitale aussi bien chez Pétrone que
chez Sade, mais est surtout stimulé ; qu’il s’agisse du satyrion des Anciens que des
préliminaires des gentilshommes, la jouissance demeure le fruit d’un accroissement
mécanique du plaisir. Des règles rationalisent les rapports en contraignant les
partenaires à faire ou à ne pas faire tel ou tel acte. C’est ainsi le cas de Lycas qui
contraignit Encolpe au chapitre XI de délaisser sa maîtresse à son profit par jalousie :
« La belle Tryphœna mérita mes suffrages et, favorable, elle accueillit mes vœux.
Mais à peine avais-je poussé ma pointe, que Lycas, indigné de se voir dérober son
joujou, me somma de la remplacer auprès de lui. » De même, l’on serait tenté
d’établir un parallèle entre le Satyricon et une citation de Mme Delbène de
l’Histoire de Juliette : « Un instant mes bonnes amies, mettons un peu d'ordre à
nos plaisirs ; on n'en jouit qu'en les fixant. »

En réalité, les élites décrites par Pétrone ne sont rien d’autre que les précurseurs
du monstre sadien, et portent à ce titre les mêmes paradoxes. Le propre du monstre
sadien étant la transgression, il a un besoin impératif de règles à transgresser, au
risque que son comportement ne soit plus criminel, mais devienne normal. Il en est
de même dans le Satyricon : les élites obéissent à des règles très strictes ; soit celles
qu’elles édictent elles-mêmes pour satisfaire leurs jeux, comme c’est aussi le cas des
120 Journées de Sodome de Sade, soient les règles de droit au sens large, car elles
sont les garantes de leur statut social, et des privilèges qui en découlent. Cette
ambivalence est donc pétronienne avant tout, Sade n’en reprend que le principe dans
ses 120 Journées, mais en tous les cas elle caractérise l’anarchie du pouvoir :
organiser des dérèglements suivant des volontés qui échappent à toute logique par
privilège de classe. Cette équivoque se retrouvera formulée par Pasolini dans son film
Salò : « Nous les fascistes sommes les véritables anarchistes. Une fois que nous
sommes au pouvoir bien sûr. » À ce titre, Pétrone et Sade prirent tous deux les
figures tutélaires des ordres de leurs époques respectives : tous ont le pouvoir
d’édicter des normes, ou de les incarner, tous les enfreignent, mais en revanche
aucun ne tolère que les leurs le soient. Quelques vers du chapitre XIV semblent
abonder en ce sens: « Que font les lois où, seule, règne la Pécune,/ Où la pauvreté ne
saurait gagner un procès ?/ Même ceux-là qui pratiquent à dîner l’ascétisme
cynique,/ imprudemment, trafiquent de leur mandat./ Ainsi la Justice n’est rien,
sinon un encan/ Où le chevalier même, assis au tribunal, favorise celui qui le paie. »

L’ANCIENNE JUSTINE
C’est en toute logique que l’on trouve chez Pétrone un mépris bourgeois envers la
vertu, et plus particulièrement envers ce qu’on pourrait dénommer la sacralité des
sentiments. Cela se constate notamment à deux reprises à la lecture du Satyricon ;
lorsqu’Encolpe s’enamoure de Doris, la femme de Lycas, et lorsque Giton est
désillusionné par Tryphœna, l’une des servantes de Lycas. Dans le premier cas, c’est
par jalousie que l’armateur agit ; bien que cherchant volontiers les faveurs d’Encolpe
et donc trompant sa femme, c’est seulement lorsqu’Encolpe devient l’amant d’icelle
que l’acte est considéré comme adultérin et récriminé, car humiliant pour l’époux. Le
second concerne une déconvenue sentimentale de Giton face à la frivolité de
Tryphœna.

Le cas de Giton est peut-être aussi l’un des points communs des plus
représentatifs entre l’œuvre pétronienne et l’œuvre sadienne. Tiraillé entre Encolpe et
Ascyltos qui veulent tous deux en jouir exclusivement, la nature fragmentaire du texte
et ses nombreuses réécritures ne permettent pas d’en tirer une interprétation sérieuse
sur une objectivation de Giton, mais la traduction du XVIIe siècle de François Galaud
de Chasteuil étant estimée la plus fidèle, cette dernière révèle un texte plus cru que
celui diffusé par Flammarion ; l’objectivation du jeune homme reste possible, mais
spéculative. De même, l’on remarquera que narrativement et sociologiquement,
Giton porte tous les attributs féminins de l’époque. Effacé par Encolpe et Ascyltos
dans le récit, paraissant incapable de prendre sa vie en main et d’une virilité moindre
tandis que ses comparses font démonstration tout le long du récit de leurs exploits
licencieux. Il dépend totalement d’eux du début à la fin du récit, au point que,
réalisant son incapacité à s’affirmer, il tente de s’émasculer pour ne plus être
manipulé, affirmant ainsi allégoriquement sa propre impuissance – psychologique
comme sexuelle – puisque le personnage brille par son ambivalence, et donc par son
état d’impondérabilité. Giton est-il l’ancienne Justine ou le Satyricon serait-il la
plus ancienne évocation romanesque des malheurs de la vertu ? Ou plutôt ce que
ciblait Caro dans son essai sur Le pessimisme au XIXe siècle : « L'épicurisme,
gai , voluptueux , frivole, conduisait, par une logique inattendue, à la condamnation
de la vie. Témoins ces sectateurs de la volupté, à Rome, qui mouraient aussi
facilement et avec autant de résolution que les amants farouches de la liberté
stoïque. Au fond, c'est l'amour exagéré de la vie qui les amène à la condamner et à
la rejeter quand il n'y a plus de joie à attendre. » Les deux possibilités ne semblent
pas inconciliables. Giton a en effet ce point commun avec Justine qu’il peut sembler
incroyablement mièvre aux yeux du lecteur, toujours soumis aux vices de ses
compagnons de route et de leurs infortunes. Plus généralement, le parallèle entre le
Satyricon et les 120 Journées illustre l’idée que la bourgeoisie est constamment
en révolte contre le monde, révolte qui consiste non seulement à préférer le plaisir au
bonheur, mais surtout à imposer la satisfaction de désirs hédonistiques comme
critère du Bien. Cette révolte est d’autant plus évidente dans le Satyricon
qu’Encolpe et Ascyltos sont décrits comme issus d’une classe sociale comparable au
sous-prolétariat du XXe siècle ; ils sont caractérisés par leur marginalité, leur
errance. À ce titre, l’on définissait cette catégorie sociale de petites gens (populus
minutus) ou d’humiliores, qui vivaient dans les insulæ. Les Romains de bonne société
les qualifiaient justement de plebs sordida. En tant que tels, Encolpe et Ascyltos
emplissent une fonction narrative spécifique : ils dévoilent, par effet de contraste, la
décadence des mœurs de la société romaine. La classe sociale censée incarner
l’aristocratie, au sens de gouvernement des meilleurs, est révélée par Pétrone comme
une frange de la romanité gangrénée par le vice, dont celle décrite par Sade en France
au XVIIIe siècle est en tout point semblable.

Vous aimerez peut-être aussi