Vous êtes sur la page 1sur 16

VIII.

LE NÉOPLATONISME

1) Plotin et le néoplatonisme païen

a. Vie et œuvres

PLOTIN (205-270), le fondateur du néoplatonisme, est originaire de Lycopolis (Assiout)


en Égypte. À l’âge de vingt-huit ans, il se rend à Alexandrie pour y suivre les cours
d’AMMONIUS SACCAS. Ce dernier, qui n’a rien écrit, et qui a peut-être également été le maître
du chrétien ORIGÈNE (185-253), était un médio-platonicien de tendance néopythagoricienne,
sans doute influencé par Numénius. Vers l’âge de quarante ans, Plotin se joint à une expédition
de l’empereur Gordien en Perse afin d’apprendre la philosophie qui avait cours chez les Perses
et les Indiens. L’expédition est toutefois un échec, et Plotin se réfugie à Antioche, puis à Rome
où il commence lui-même à donner des leçons. Il s’entoure rapidement de nombreux disciples,
parmi lesquels AMÉLIUS (216/226-290) et PORPHYRE (234-305). Ses leçons attirent également
des personnages très importants dans la vie politique de l’époque, dont l’empereur Gallien et
son épouse. Sa mort entraînera la dispersion de son école, mais non la disparition de sa pensée,
qui au contraire exercera une très grande influence sur toute la suite de l’histoire de la
philosophie – non seulement dans l’Antiquité tardive, mais également au Moyen Âge,
notamment par l’intermédiaire d’un texte qui se présentait sous le titre de Théologie d’Aristote
mais consistait en réalité en une compilation d’extraits de Plotin, et à la Renaissance, grâce en
particulier à la traduction latine de ses œuvres due à MARSILE FICIN (1492). D’ailleurs, on peut
dire sans trop exagérer que jusqu’au milieu du vingtième siècle au moins, ce qu’on appelait
« platonisme » était empreint, consciemment ou non, de nombreux éléments issus de la
philosophie de Plotin et correspondait donc plus au néoplatonisme qu’à la pensée de Platon lui-
même – ce qui reste encore souvent le cas aujourd’hui, malgré les efforts des chercheurs pour
restituer à chacun sa pensée propre.
Plotin a écrit une série de textes que son disciple Porphyre a redécoupés et organisés en
cinquante-quatre traités répartis en six groupes comportant chacun neuf traités – six
« Ennéades » (ἐννέα = neuf), selon le titre qu’il donna à l’ensemble. Cette répartition se veut
systématique plutôt que chronologique : la première Ennéade comporte les traités éthiques, la
deuxième et la troisième les traités relatifs au monde sensible, la quatrième les traités relatifs à
l’Âme, la cinquième les traités relatifs à l’Intelligence et la sixième les traités relatifs à l’Un. En
réalité, cette organisation est assez arbitraire, la nature systématique de la pensée de Plotin
l’amenant généralement à traiter de plusieurs thèmes à la fois. Aussi, on se réfère aujourd’hui
de plus en plus aux traités de Plotin selon l’ordre chronologique probable dans lequel ils ont été
écrits, tel qu’il nous est révélé par Porphyre dans la Vie de Plotin qu’il a placée en introduction
à son édition des Ennéades.

b. La primauté de l’Un

L’un des traits essentiels de la pensée de Plotin, par lequel elle se distingue de toutes
celles qui précèdent, y compris le moyen platonisme, est la primauté absolue qu’elle accorde à
l’un sur tout le reste, et notamment sur l’être. En effet, écrit Plotin, « c’est par l’un que tous les
êtres sont des êtres… Car qu’est-ce qui pourrait être, s’il n’était un, s’il est vrai que, privés de
l’un qui en est dit, ils ne sont pas ? » (Ennéade VI, 9, 1). Prenons l’exemple d’un corps humain.
Ce corps est composé de multiples parties (os, tendons, sang, organes…), mais si nous le
désignons comme étant un corps, c’est qu’il y a quelque chose en lui qui rassemble ces parties
en une unité, qui les coordonne pour en faire un corps un (à la fois au sens d’unique et au sens
d’unitaire). Sans cette unité, le corps ne serait tout simplement pas en tant que tel : seules
existeraient peut-être les parties dont il est constitué – et encore, pas à titre de parties, puisque
le tout dont elles devraient être les parties n’existerait pas. L’unité est donc la condition de
l’être du corps.
Or, selon Plotin, cette unité du corps lui est conférée par l’âme : c’est l’âme qui est le
principe unificateur du corps vivant, précisément parce qu’elle lui donne la vie en fonction de
laquelle toutes les composantes du corps s’organisent. L’âme serait-elle donc cette unité qui est
la condition de l’être ? La réponse de Plotin est négative. En effet, l’âme elle-même, si elle est
plus unitaire que le corps, est néanmoins multiple : elle est traversée de nombreux désirs
parfois contradictoires, elle comporte de multiples facultés (désir, raison, sensation, etc.), elle
pense sans cesse une chose après l’autre… Pourtant, elle est, et est bien une âme ; or cette
unité, comme celle du corps, doit lui être conférée par une unité supérieure.
Cette unité est celle de l’Idée platonicienne (telle du moins que la comprend Plotin) – en
l’occurrence l’Idée d’homme, qui contient en elle-même tout ce que l’homme est et peut être,
mais rassemblé en une unité. En effet, à la différence de l’âme, l’Idée ne se trouve pas dans le
temps, mais dans l’éternité. Or, l’éternité est pour Plotin le rassemblement en une totalité
simultanée de tout ce qui, dans le temps, se déploie selon une succession. Ne connaissant pas
de succession, l’Idée est plus unitaire que l’âme, puisque toutes les déterminations qu’elle
contient (c’est-à-dire tout ce que l’on pense quand on pense cette Idée) sont simultanées et
donc, en un sens, identiques. Cependant, le simple fait que l’on puisse parler de « toutes les
déterminations qu’elle contient » suffit à montrer que l’Idée contient encore en elle-même une
certaine multiplicité et suppose dès lors à son tour une unité supérieure pour pouvoir être ce
qu’elle est et être tout court. Cette unité supérieure n’est pas la totalité de toutes les Idées (ce
que Plotin appelle « le monde intelligible » ou « l’Intelligence », comme nous le verrons), car
celle-ci contient elle aussi une multiplicité, à savoir la multiplicité de toutes les Idées. Elle doit
bien plutôt être une unité absolue, ne contenant aucune multiplicité sous quelque forme que ce
soit. Tel est l’Un que Plotin place au sommet de son système.
Cet Un ne doit être que un : il ne peut avoir aucune détermination, sans quoi il
deviendrait multiple. À tel point qu’on ne peut même pas dire qu’il est, car ce serait introduire
en lui une dualité, à savoir la dualité entre l’un et l’être. À proprement parler, l’Un n’est pas, ou
plus exactement il est « au-delà de l’être », absolument transcendant par rapport à tout ce qui
existe. On ne peut même pas le penser, car en le pensant, on en fait un objet de pensée, ce qui
est déjà lui ajouter une détermination (celle d’être un objet de pensée) qu’il ne peut pas avoir en
lui-même. Bien plus, à strictement parler, on ne peut même pas le nommer : car le fait de le
nommer « Un » introduit déjà en lui une certaine dualité, à savoir la dualité entre lui-même et
son nom. En réalité, l’Un est ineffable, indicible, impensable, inconnaissable.
Cette « caractérisation » de l’Un est inspirée du Parménide de Platon, dialogue qui,
chez les néoplatoniciens, remplacera le Timée comme texte platonicien de référence. Après
avoir exposé une série d’apories relatives aux Idées, ce dialogue présente une recherche sur
l’un selon différentes perspectives, que les néoplatoniciens ont interprétées comme autant
d’« hypothèses » (ils en dénombraient neuf) correspondant chacune à un niveau d’unité
différent – et donc, puisqu’ils concevaient l’un comme la condition de l’être, à un niveau de
réalité différent. Dans la première « hypothèse », Platon cherche à penser l’un « absolument
un », et montre que pour ce faire, il est nécessaire de lui ôter toutes les déterminations
possibles, à tel point qu’il arrive à cette conclusion paradoxale que l’un ainsi considéré est en
réalité impensable, inconnaissable et indicible.
Plotin n’identifie pas seulement l’Un absolu à cet un de la première « hypothèse » du
Parménide, mais encore au Bien de la République, dont Platon disait qu’il était « au-delà de

2
l’être ». Dans la mesure où il s’agit du principe suprême de la réalité dont tout le reste dérive,
comme nous allons le voir, Plotin l’appelle également « Dieu ». À ce Dieu, nous ne pouvons
attribuer aucune caractéristique positive : la seule manière de l’approcher est de nier de lui
toute détermination, en disant qu’il n’est pas et n’est rien – ni corps, ni âme, ni intelligence, ni
dans le temps, ni dans l’espace, ni en mouvement, ni en repos, etc. La logique de la bivalence
ne vaut plus à propos de Dieu, qui se situe au-delà du principe de contradiction lui-même. (Ce
type de discours sur Dieu eut une grande influence par la suite sous le nom de « théologie
négative » ou « apophatique » [ἀπόφασις = négation].)
Mais n’y a-t-il pas contradiction à dire de l’Un même cela, qu’il est indicible ?
Comment dire qu’il est inconnaissable sans le nommer ? Certes, la contradiction est inévitable,
et Plotin est le premier à le reconnaître. Mais la faiblesse humaine est telle que nous ne
pouvons y échapper. Bien plus, nous ne pouvons approcher l’Un sans lui conférer des
déterminations. Cependant, nous devons être conscients que ce faisant, nous n’en parlons pas
proprement, mais seulement comme s’il possédait de telles déterminations, alors qu’en réalité,
il n’en possède aucune. Les déterminations que nous lui attribuons de cette manière, nous les
lui attribuons non pas parce qu’il les possède lui-même, mais plutôt parce qu’il en est la
condition dans toutes les autres choses. Par exemple, nous pouvons d’une certaine manière dire
que l’Un est libre plutôt qu’esclave, non pas parce qu’il est libre en lui-même – en lui-même, il
n’est ni libre ni esclave, mais au-delà de la liberté –, mais parce qu’il est ce qui rend libres
toutes les choses qui en dépendent et viennent après lui.
En effet, comme l’écrit Plotin, « l’Un est à la fois partout et nulle part » : il n’est nulle
part, parce qu’étant absolument transcendant, il n’est réductible à aucune des choses qui
existent ni même à leur totalité ; mais il est partout, parce qu’étant le fondement et la condition
de tout le reste, les effets de sa présence agissante se font partout sentir. Tâchons d’éclairer ce
second aspect de l’Un plotinien.

c. Procession et conversion

La dérivation de la totalité du réel à partir de l’Un se fait par un double mouvement :


mouvement d’éloignement de l’Un ou procession (πρόοδος) et mouvement de retour vers l’Un
ou conversion (ἐπιστροφή). Ce double mouvement n’est pas sans rappeler le double
mouvement d’extension et d’intension du pneuma stoïcien ; mais alors que celui-ci était un
mouvement physique parcourant une réalité corporelle et se produisant dès lors dans l’espace,
la procession et la conversion plotiniennes, dont le sujet est non pas l’Un lui-même, mais ce qui
en dérive, sont des mouvements métaphysiques qui se produisent entre des plans de réalité
différents les uns des autres. Ces mouvements ne se déroulent ni dans l’espace ni dans le temps,
mais expriment plutôt la relation de dépendance qui lie chaque plan inférieur au plan supérieur.
En d’autres termes, la notion de « mouvement » est ici à comprendre en un sens métaphorique,
comme renvoyant à une relation qui est, en réalité, éternelle, mais que la description en termes
temporels permet de mieux comprendre, fût-ce au prix d’une déformation. Sur ce point, on peut
rapprocher le type de discours utilisé par Plotin du mythe, dont nous avons vu qu’il était un
discours déformant qu’il s’agissait de redresser, notamment lorsqu’il décrivait des réalités
inengendrées (les dieux, le monde) comme si elles étaient engendrées. (Plotin a d’ailleurs
parfaitement compris cette fonction du mythe qu’il théorise explicitement.)
Les plans de réalité entre lesquels se déroule ce double mouvement sont souvent
désignés par le terme d’« hypostases ». À vrai dire, Plotin emploie le plus souvent le terme
ὑπόστασις dans le sens très large d’« existence » : quelque chose qui a une « hypostase » est
simplement quelque chose qui existe. Mais Porphyre a intitulé l’un des traités de son maître
« Sur les trois hypostases qui ont rang de principes » (Traité 10 = Ennéade V, 1), renvoyant par

3
là à l’Un (ἕν), l’Intelligence (νοῦς) et l’Âme (ψυχή), comme étant trois plans de réalité qui non
seulement existent, mais sont principes d’un plan inférieur – l’Un est principe de l’Intelligence,
l’Intelligence de l’Âme, et l’Âme du monde sensible. C’est en ce sens que l’on parle
généralement de trois « hypostases » chez Plotin. Le monde sensible n’est pas lui-même repris
dans la liste de ces hypostases, car même s’il a un certain type d’existence, il n’est pas principe
d’un ordre qui lui serait encore inférieur.
La première hypostase est donc l’Un, qui est en réalité plutôt une « quasi-hypostase »,
car même dire qu’il existe est encore trop dire. Pure unité absolument simple, celui-ci n’est, en
un sens, rien. Il n’en reste pas moins que tout dérive de lui, par l’intermédiaire de l’Intelligence.
Celle-ci « naît » (non pas à un moment donné, mais de toute éternité) lorsque l’« Un » (qui dès
lors devient autre que l’Un) cherche à se saisir et à se connaître lui-même. En effet, la
connaissance de soi suppose déjà une certaine dualité entre le connaissant et le connu, même si
ceux-ci sont identiques l’un à l’autre ; de sorte que voulant se connaître, l’« Un » se sépare de
lui-même et devient multiple. Il faut bien voir que cette séparation n’affecte nullement l’Un lui-
même, qui demeure absolument transcendant et inconnaissable, mais suscite l’apparition d’un
nouveau plan de réalité – d’une nouvelle « hypostase » – qui n’est autre que l’Intelligence.
Comme le diront les néoplatoniciens ultérieurs, c’est l’Intelligence elle-même qui « s’auto-
constitue » : elle n’est pas « créée » par un acte de l’Un, mais se pose elle-même en s’écartant
de lui et en se retournant vers lui.
En effet, à condition de se souvenir que tout ce processus est en réalité éternel et ne se
déroule pas dans le temps, on peut distinguer deux « moments » dans cette naissance de la
deuxième hypostase. Le premier moment, qui correspond à la procession proprement dite, est
celui de l’écart en tant que tel. Se déroulant entre des réalités non spatiales comme l’Un ou
l’Intelligence, cet écart n’est pas à comprendre comme une distance spatiale, mais comme une
altérité : l’Intelligence s’écarte de l’Un en se faisant autre que lui. Or, l’autre de l’un, c’est le
multiple. En s’éloignant de l’Un, l’« Intelligence » (ou plutôt ce qui va devenir l’Intelligence)
devient donc multiple – mais d’une multiplicité encore indéterminée, seulement « en
puissance ». Cependant, cet écart n’avait d’autre but que de saisir l’Un, de le connaître. Dès
lors, dans un second moment – en réalité rigoureusement contemporain du premier –,
l’« Intelligence » se retourne vers lui pour le saisir : c’est la conversion. Ce faisant, toutefois,
l’« Intelligence » ne le saisit pas en lui-même – ce qui est par nature impossible –, mais à
travers l’écart qui l’en sépare, comme réfracté dans la multiplicité qu’elle contient en elle.
Alors, cette multiplicité s’actualise et devient la multiplicité des Idées, qui sont comme autant
de points de vue de l’Intelligence sur l’Un, autant d’expressions de l’Un tel qu’il peut être
perçu par l’Intelligence.
L’Intelligence est donc la somme totale de toutes les Idées, c’est-à-dire de toutes les
déterminations intelligibles (pensables). Alors que l’Un n’est à proprement parler rien,
l’Intelligence est tout. Mais si elle est multiple, sa multiplicité est immédiatement reprise dans
l’unité : c’est la multiplicité la plus unitaire qu’il soit possible d’imaginer. L’Intelligence est
une « unité multiple ». Cette reprise de la multiplicité dans l’unité se traduit de deux manières
au moins.
D’abord, au niveau de l’Intelligence, il y a identité parfaite entre la pensée et son objet,
à savoir l’être. Plotin s’inspire ici à la fois de Parménide, qu’il comprend comme affirmant
l’identité entre pensée et être, et d’Aristote, selon qui lorsqu’on pense, il y a identité entre la
pensée et son objet. Pour Plotin, chaque Idée est en même temps une intelligence qui la pense,
ou plus exactement qui se pense elle-même et qui n’a d’autre contenu que cette pensée de soi-
même. Même s’il peut être utile de décrire les choses de cette manière afin d’expliciter le
processus, il n’y a pas d’abord une pensée « pure » qui ensuite se tournerait vers un objet : ces
deux moments n’en font qu’un, et c’est une seule et même chose que de penser et d’être pensé.
Dans ces conditions, les Idées platoniciennes deviennent des réalités actives, absolument

4
indépendantes, n’ayant pas besoin d’être pensées par quelque chose d’autre pour être connues :
elles se connaissent elles-mêmes, et elles ne sont rien d’autre que cette connaissance de soi.
Ensuite, toutes ces Idées-intelligences sont rassemblées au sein d’une Intelligence totale
qui pour Plotin constitue réellement un « monde intelligible » parfaitement organisé. Bien plus,
en réalité, toute Idée contient en elle-même toutes les autres, mais en quelque sorte à l’état
latent ou « en puissance », tandis qu’elle n’est « en acte » que cette détermination particulière
par laquelle on la désigne. Or, selon Plotin, certaines Idées sont en acte plus de choses que
d’autres. En particulier, plus une Idée est générale, plus elle contient de déterminations en acte :
par exemple, l’Idée d’animal contient plus de déterminations en acte que l’Idée d’homme ou de
bœuf, parce que ces dernières contiennent, notamment, soit la détermination « bipède » soit la
détermination « quadrupède », tandis que l’Idée d’animal contient toutes les déterminations
qu’un animal quelconque peut avoir, et donc à la fois la détermination « bipède » et la
détermination « quadrupède ». En ce sens, les espèces d’un genre ne sont que des
déterminations partielles de ce genre, qui ne contiennent en acte qu’une partie des
déterminations de ce dernier. Elles n’en contiennent pas moins d’une certaine manière les
autres déterminations, mais seulement en puissance : par exemple, l’Idée d’homme garde un
certain rapport avec la détermination de quadrupède, en tant qu’elle est subordonnée à l’Idée
d’animal qui contient cette détermination ; mais l’Idée d’homme ne peut contenir cette
détermination qu’en puissance, parce que l’homme n’est pas un quadrupède, mais un bipède
(tandis que l’animal en général peut être l’un ou l’autre). Les Idées sont donc organisées en une
hiérarchie, dont l’origine peut également être expliquée en termes de procession : c’est comme
si l’Intelligence voulait se penser de manière de plus en plus déterminée, et, pour ce faire, se
fixait sur certaines déterminations au détriment de toutes les autres, avec pour résultat d’être de
moins en moins de déterminations en acte, jusqu’à atteindre des Idées (qui sont en réalité plutôt
des λόγοι, voir ci-dessous) correspondant aux individus eux-mêmes (Socrate, ce bœuf-ci, cette
pierre-ci).
De l’Intelligence ainsi organisée procède ensuite l’Âme, qui a un statut un peu
particulier : d’un côté, elle appartient encore au monde intelligible, dont elle constitue le
dernier degré ; mais de l’autre, elle représente un nouveau plan de réalité, une nouvelle
« hypostase », soumise à des lois qui lui sont propres. L’Âme est comme l’Intelligence qui se
serait affaiblie au point d’être devenue incapable de saisir la totalité qu’elle est en une fois et
qui est dès lors obligée de la saisir successivement. C’est pourquoi avec l’Âme naît le temps,
qui projette dans une succession tout ce que l’Intelligence contenait de manière unitaire et
éternelle : « au lieu de ce qui est tout entier à la fois, un tout qui doit venir parties par parties et
qui est toujours à venir ». Dès lors, dans l’Âme, les Idées ne sont plus ces totalités unitaires
qu’elles étaient dans l’Intelligence, mais deviennent des raisons (λόγοι), dont les différents
moments s’enchaînent successivement ; et c’est pourquoi la pensée, qui au niveau de
l’Intelligence était la saisie immédiate et indivisible de son objet, c’est-à-dire d’elle-même, doit
désormais passer par le raisonnement, la succession des prémisses et de la conclusion : elle
devient pensée discursive (διάνοια). Le degré d’unité de l’Âme est donc moindre que celui de
l’Intelligence, même si elle n’en conserve pas moins une unité, parce qu’« après » s’être ainsi
écartée de l’Intelligence, l’Âme se retourne vers elle dans un mouvement de conversion, et de
ce fait organise sa multiplicité interne en se réglant sur l’ordre qui y règne. Plotin exprime cette
différence en disant que l’Intelligence est « unité multiple », tandis que l’Âme est plutôt « unité
et multiplicité ».
On retrouve au niveau de l’Âme la même hiérarchie qu’au niveau de l’Intelligence :
certaines âmes sont plus « riches » que d’autres, parce qu’elles correspondent à des Idées plus
élevées dans la hiérarchie qui constitue l’Intelligence. L’âme la plus noble est celle qui
correspond à l’intelligence totale et qui déploie dans le temps toutes les déterminations
contenues dans celle-ci : cette âme n’est autre que l’Âme du monde. Mais les parties du monde,

5
que ce soient les hommes ou les autres animaux, ont également leur âme propre, qui n’est autre
que le déploiement temporel de l’Idée qui leur correspond dans l’Intelligence.
Mais l’Âme, si elle est la dernière hypostase qui ait rang de principe, n’est pas encore –
précisément parce qu’elle est principe – le dernier degré de réalité : d’elle procède à son tour le
monde sensible, qui est le déploiement de tout ce qu’elle contient non plus seulement dans le
temps, mais aussi dans l’espace, et ce par l’intermédiaire de la matière. La matière n’est rien
d’autre que cet ultime mouvement de procession à partir de l’Âme. En tant qu’écart à l’égard
de son principe, ce mouvement est à nouveau le fait d’une altérité, mais non plus d’une altérité
par rapport à l’Un, mais d’une altérité par rapport à l’intelligible (l’Âme et l’Intelligence, qui
sont avant elle), c’est-à-dire par rapport à l’être au sens propre. En elle-même, la matière est
donc un pur non-être, un pur néant – non pas par éminence, comme l’est d’une certaine
manière l’Un, mais par pauvreté. Cependant, lorsqu’elle se retourne vers son principe, c’est-à-
dire vers l’Âme, celle-ci lui confère les formes et les raisons (les logoi spermatikoi des
stoïciens) qu’elle contient, et qui sont les images déployées des Idées contenues dans
l’Intelligence. Par là même, le monde sensible s’organise en conformité avec l’intelligible, ce
qui lui confère à lui aussi une certaine unité, que Plotin exprime au moyen des notions
stoïciennes de sympathie universelle et de destin.
Avec la matière, nous atteignons le degré d’éloignement maximal à l’égard de l’Un – à
tel point que, l’Un étant identique au Bien, la matière peut être identifiée au mal. Le mal est
donc un pur non-être, mais un non-être qui n’en a pas moins une certaine efficacité, parce que,
en nous tournant vers lui (c’est-à-dire vers ce qu’il suscite : le monde des corps), nous nous
détournons de l’Un qui, en tant que principe dont nous dérivons, peut seul nous mener au
bonheur. Tâchons à présent d’éclairer cet aspect plus proprement éthique de la pensée de
Plotin.

d. Purification et extase

Où nous situons-nous dans cette réalité hiérarchisée ? Tout dépend de la manière dont
nous nous considérons nous-mêmes. En effet, notre moi est lui-même étagé, et il coïncide dans
ses parties supérieures avec les principes fondateurs de tout le reste. L’homme a certes un
corps, mais ce corps n’est pas l’essentiel de lui-même : il est avant tout l’âme qui anime ce
corps, qui lui donne son unité et l’empêche de se disperser dans le néant. Mais cette âme n’est
elle-même que le déploiement dans le temps d’une Idée qui la soutient et à laquelle elle reste
constamment attachée. C’est pourquoi nous sommes aussi, et même plus essentiellement
encore, une intelligence. Cette intelligence est certes particulière – elle est l’intelligence qui
correspond à l’Idée qui est la nôtre –, mais, comme toute intelligence, elle est en un sens
identique à l’Intelligence totale et contient en elle-même toutes les Idées. Dès lors, tout homme
est d’une certaine manière identique à la totalité par son intelligence. Et l’Intelligence totale
procède elle-même de l’Un dont elle est l’expression dans l’ordre de la pensée et qui continue à
la soutenir comme son principe ineffable mais éternellement présent. Nous nous rattachons
ainsi nous-mêmes à l’Un, qui n’est nulle part ailleurs qu’au plus profond de nous-mêmes, ou
plutôt dans notre intelligence, qui est elle-même dans notre âme. L’Un est ce foyer unique où
tout trouve son origine et vers lequel tout converge.
À première vue, le fait que nous dérivions d’une Idée dont notre vie sensible n’est que
le déploiement dans l’espace et dans le temps pourrait sembler nous ôter toute liberté, en nous
rendant entièrement dépendants d’un principe extérieur à nous. Mais d’une part, comme nous
venons de le dire, ce principe n’est nullement extérieur à nous, mais est au contraire ce que
nous sommes au plus profond de nous-mêmes, et d’autre part, les Idées et l’Intelligence en
général sont précisément pour Plotin le lieu même de la liberté. En effet, comme nous l’avons

6
vu, l’Intelligence naît non pas en étant créée par l’Un, mais en s’auto-constituant elle-même, ce
qui veut dire qu’elle n’est rien d’autre que ce qu’elle se fait être. Or, ne devoir son être à rien
d’autre qu’à son propre acte, telle est pour Plotin la définition la plus exacte de la liberté. Dès
lors, si nous voulons être libres, nous devons nous éloigner de notre existence sensible et nous
identifier avec notre Idée, qui n’est rien d’autre que nous-mêmes, mais sous forme intelligible –
c’est-à-dire d’une manière beaucoup plus authentique. Bien plus, nous devons encore remonter
au-delà de l’Intelligence pour nous identifier ultimement avec l’Un lui-même. Alors, nous
serons « plus que libres », car l’Un est au-delà de la liberté elle-même (parce que, n’étant rien,
il n’a même pas à se faire être ce qu’il est). C’est ce retour à notre origine ultime qui est le but
final de la pensée de Plotin.
Un tel retour est un long processus qui peut être décrit comme une démarche de
purification progressive : il s’agit de se débarrasser de toute multiplicité pour remonter jusqu’à
l’Un lui-même, voire s’y identifier. Ce processus suppose avant tout une conversion du regard :
il s’agit de ne plus nous tourner vers la matière, source de tous les maux, mais dans la direction
opposée, vers les principes dont nous dérivons. Sa première conséquence sera dès lors que nous
nous détournerons de tous les plaisirs corporels, qui ne font que nous river davantage à la
matière, et par voie de conséquence nous isolent du tout auquel nous sommes pourtant reliés
par notre âme. La première étape de la remontée consiste donc à nous identifier, non plus à
notre corps, mais à notre âme : tel est le rôle purificatoire de l’éthique.
Mais l’Âme doit elle-même tourner son regard vers l’Intelligence et chercher à atteindre
une connaissance de plus en plus parfaite de celle-ci, de manière à progressivement s’y
identifier, car la connaissance de l’Intelligence ne peut être le fait que de l’Intelligence elle-
même. La méthode qui nous permettra d’atteindre cette connaissance est la dialectique
platonicienne, réaménagée par Plotin en fonction de sa compréhension particulière de la
structure de l’intelligible : les deux processus complémentaires de rassemblement et de division
deviennent chez lui une méthode pour parcourir l’Intelligence en y posant à la fois l’unité et la
distinction.
Devenus l’Intelligence, nous sommes alors toutes choses à la fois ; mais nous ne
sommes pas encore arrivés au degré ultime d’unité. Pour ce faire, nous devons non pas essayer
de penser quelque chose de plus, mais au contraire supprimer progressivement toutes les
déterminations pensées afin d’atteindre sa simplicité essentielle : « Retranche toutes choses »,
conseille Plotin. Par ce retranchement (ἀφαίρεσις), il est possible, ultimement, de saisir le Bien
ou l’Un en lui-même – ou plutôt de s’unir à lui, car la saisie supposerait encore une dualité
entre un sujet et un objet. Une telle union à l’Un (que, d’après Porphyre, Plotin aurait atteinte
quatre fois au cours de son existence) ne relève plus de la pensée, mais de l’expérience
mystique ; elle se situe au-delà de la conscience, qui introduirait encore une dualité, et en ce
sens peut être vécue comme une « sortie de soi », d’où sa qualification d’« extase » (ἔκ-στασις
= état de celui qui est hors de soi). Mais en réalité, ce « devenir étranger à soi-même » est un
retour au vrai soi, qui nous rappelle que notre origine est la même que celle de toutes les autres
choses et que celle-ci soutient toute notre vie et toutes nos pensées, même si nous n’en sommes
la plupart du temps pas conscients.

e. La destinée du néoplatonisme païen

Après la mort de Plotin, le néoplatonisme connut un très large développement et


constitua la philosophie dominante pendant au moins trois siècles. La doctrine de Plotin ne fut
toutefois pas reprise telle quelle, et deux grandes tendances peuvent être repérées dans son
évolution.

7
La première est une attitude de moins en moins hostile à l’égard d’Aristote, considéré
certes comme « moins divin » que Platon, mais comme étant néanmoins « génial » ou
« démonique ». L’infériorité d’Aristote à l’égard de Platon tiendrait au fait qu’il ne serait pas
remonté jusqu’à l’Un, ne parlant jamais d’un dieu supérieur à la « pensée de la pensée », c’est-
à-dire, pour les néoplatoniciens, à l’Intelligence, et se concentrant essentiellement sur l’étude
de la nature sensible. Il n’en reste pas moins qu’en ce qui concerne celle-ci, ses enseignements
seraient parfaitement conformes à ceux de Platon, et pourraient donc servir de préparation utile
à l’étude de ces derniers. Il en irait de même pour la logique, l’étude de l’Organon constituant
en quelque sorte aux yeux des néoplatoniciens tardifs l’une des voies d’accès privilégiées en
philosophie. Ce mouvement de rapprochement à l’égard d’Aristote est inauguré par PORPHYRE
(234-305), le disciple immédiat de Plotin, qui rédige en particulier un ouvrage d’introduction
aux Catégories d’Aristote intitulé Isagôgè (εἰσαγωγή = « introduction »), qui sera traduit en
latin par Boèce et aura une influence décisive au Moyen Âge, notamment parce qu’on y
trouvera une formulation du problème des universaux qui suscitera une célèbre querelle
médiévale : les termes universels ont-ils une existence réelle (réalisme), ou sont-ils de purs
concepts (conceptualisme), voire de simples mots (nominalisme) ? Porphyre rédige également
des commentaires sur les Catégories et la Physique d’Aristote. Parmi les néoplatoniciens
suivants qui reprendront cette tradition de commentaires d’Aristote, le plus connu est
SIMPLICIUS (mort après 538), auteur d’importants commentaires sur les Catégories, la
Physique, le Traité du ciel et le Traité de l’âme.
La deuxième tendance du néoplatonisme post-plotinien est un rapprochement de plus en
plus important avec la religion traditionnelle (païenne), réinterprétée en fonction du système.
Cette tendance se développe surtout à partir de JAMBLIQUE (240-325), qui, après avoir été
disciple de Porphyre, ouvre sa propre école à Apamée en Syrie. Elle se poursuit dans l’École
d’Athènes, qui renaît vers 375, et dont les représentants les plus célèbres sont PROCLUS
(410/412-485) et DAMASCIUS (462-après 532). Elle se traduit, d’une part, par une
multiplication des hypostases (l’Un se voyant lui-même détrôné de son rang suprême chez
Jamblique et surtout chez Damascius au profit de l’Ineffable, que ce dernier désigne comme un
« abîme de silence et de nuit ») et par une théologisation de plus en plus forte du système, le
Parménide de Platon étant censé dévoiler la hiérarchie complète des dieux, des démons et des
âmes ; et, d’autre part, par le développement d’une activité rituelle comme contre-partie
« pratique » de ce système, à savoir la théurgie – terme qui dérive de θεός, « dieu », et ἔργον,
« action », et désigne, non pas une action de l’homme sur les dieux, mais une action des dieux
sur l’homme, qui suppose une préparation intellectuelle et rituelle permettant, par l’usage d’un
symbolisme opératoire, d’éveiller la présence divine en celui qui la pratique, et ainsi de le faire
accéder à la déification.
Cette religiosité accrue du néoplatonisme tardif s’explique notamment par la résistance
qu’il essayait d’opposer au christianisme, de plus en plus présent et conquérant dans l’Empire
romain1. En 313, l’empereur Constantin promulgue l’édit de Milan qui accorde clairement la
préférence au christianisme tout en autorisant encore les autres cultes. Par la suite, malgré
certaines réactions païennes, notamment celle de Julien (empereur de 361 à 363), le paganisme
se voit de plus en plus réprimé. Ce processus aboutit en 529 à la fermeture de l’École
d’Athènes par l’empereur Justinien, qui signe la fin du néoplatonisme hellénique. Les membres
de l’École, parmi lesquels Damascius et Simplicius, s’exilent alors en Perse, puis se dispersent,
Simplicius se rendant selon toute probabilité à Harrân (sud de la Turquie actuelle) où se créa
une école néoplatonicienne qui constituera l’une des sources majeures de la philosophie
islamique. Par ce biais, le néoplatonisme conservera une actualité très vivante dans cette

1
Sur la résistance païenne au christianisme triomphant, voir P. Chuvin, Chronique des derniers païens, Paris, Les
Belles Lettres/Fayard, 2004.

8
dernière. Mais entre-temps, il avait également été récupéré par la pensée chrétienne, ce qui lui
assurera également une présence déterminante dans la philosophie médiévale latine.

Lectures conseillées

Les traités de Plotin sont souvent très abstraits, mais ils ont l’avantage, pour le lecteur qui les
aborde pour la première fois, d’être généralement assez courts. Dans la mesure où la plupart mettent en
jeu la totalité du système, il est possible de commencer à peu près par n’importe lequel, en fonction de
l’intérêt du lecteur. Quelques suggestions : le traité 1 « Sur le beau » (Ennéade I, 6), le traité 9 « Sur le
Bien ou l’Un » (Ennéade VI, 9), le traité 10 « Sur les trois hypostases qui ont rang de principes »
(Ennéade V, 1), le traité 30 « Sur la contemplation » (Ennéade III, 8), le traité 31 « Sur la beauté
intelligible » (Ennéade V, 8), le traité 32 « Sur l’intellect et que les intelligibles ne sont pas hors de
l’intellect, et sur le Bien » (Ennéade V, 5), le traité 50 « Sur l’amour » (Ennéade III, 5).
Les traités de Plotin sont désormais disponibles en format de poche aux éditions GF
Flammarion, où ils sont publiés selon l’ordre chronologique supposé (neuf volumes, 2002-2010).
Actuellement, c’est sans doute l’édition la plus commode et la plus économique, et les traductions,
faites sous la direction de L. Brisson et J.-F. Pradeau, sont généralement de bonne qualité. On peut
également utiliser l’édition d’Émile Bréhier aux Belles-Lettres (Collection des Universités de France,
dite « Budé » ; six tomes en sept volumes, organisés selon le plan de Porphyre), qui a l’avantage d’offrir
le texte grec en vis-à-vis (dans une édition toutefois actuellement dépassée). Les premiers volumes de
cette édition sont réimprimés sans apparat critique en format de poche. Plusieurs traités ont également
été publiés séparément, accompagnés de longs commentaires, aux éditions du Cerf (certains volumes de
cette collection sont également repris au Livre de Poche) et aux éditions Vrin.
Sur la pensée de Plotin, on recommandera en particulier les deux ouvrages de J. Trouillard : La
purification plotinienne, Paris, PUF, 1955 et La procession plotinienne, Paris, PUF, 1955.

2) Saint Augustin et le néoplatonisme chrétien2

a. Vie et œuvres

Originaire de Thagaste (Algérie actuelle), AURELIUS AUGUSTINUS (354-430) naît dans


une famille mixte : son père est païen, sa mère (qui deviendra sainte Monique) est au contraire
une chrétienne fervente. Le jeune Augustin reçoit une éducation chrétienne, mais n’est pas
baptisé. Dans sa jeunesse, il mène une vie qu’il décrira lui-même plus tard comme dissolue et
se lie avec une femme dont il aura un fils (qu’il nommera Adéodatus, « don de Dieu »), tout en
poursuivant des études brillantes en Afrique du Nord. Il y devient professeur de rhétorique. La
lecture de l’Hortensius (dialogue de Cicéron aujourd’hui perdu) lui révèle la philosophie
comme la recherche de la sagesse capable de mener l’homme au bonheur, problème qui
deviendra central pour lui.
Cette sagesse, Augustin la cherche pour commencer dans la Bible, mais il est de prime
abord déçu à la fois par le style et par le contenu de ce livre, écrit dans une langue très
différente du latin de Cicéron et qui décrit la divinité en termes parfois très
anthropomorphiques. Il se tourne alors vers le manichéisme, religion fondée au IIIe siècle de
notre ère par MANI, originaire de Babylone (Irak actuel), et qui prétendait faire la synthèse
entre le christianisme, le judaïsme, le zoroastrisme (version réformée du mazdéisme, religion
traditionnelle de la Perse), et sans doute également d’autres traditions, notamment indiennes.

2
Cet exposé sur saint Augustin s’inspire essentiellement de deux sources : É. Gilson, Introduction à l’étude de
saint Augustin, Paris, Vrin, 1943² et J.-L. Solère, Cours d’« Histoire des doctrines chrétiennes » consacré au
problème de l’âme dans le christianisme dispensé à l’ULB en 1999-2000.

9
Le manichéisme est un dualisme radical : il pose deux principes absolument opposés l’un à
l’autre, la lumière, principe du bien et de tout ce qui est spirituel, et l’obscurité, principe du mal
et de tout ce qui est matériel. Selon cette doctrine, le monde dans lequel nous vivons est
mauvais, œuvre du principe du mal. L’homme, créature mixte, doit dès lors s’efforcer autant
que possible de se détacher de son corps par une pratique ascétique extrêmement rigide, afin de
libérer la part de lumière qui est en lui. Pour ce faire, il doit également suivre les enseignements
du Christ, manifestation de Dieu descendue sur terre pour sauver les âmes de la matière.
Augustin reste neuf ans avec les Manichéens, mais s’en détache finalement, déçu par
leur conception à ses yeux très matérialiste de la divinité. Il passe alors par une période de
scepticisme où il est fortement influencé par la Nouvelle Académie telle qu’elle est décrite par
Cicéron dans ses ouvrages. Il monte ensuite à Rome, puis à Milan, où il rencontre l’évêque
AMBROISE, qui lui apprend à lire la Bible de manière allégorique, ce qui permet de dépasser son
anthropomorphisme apparent. Augustin se rapproche alors du christianisme. À Milan, il prend
également connaissance de la philosophie néoplatonicienne par l’intermédiaire de traductions
latines de textes de Plotin ou, plus probablement, de Porphyre (Augustin ne lisant pas, ou mal,
le grec), qui lui paraît particulièrement apte à fournir les bases métaphysiques d’une
interprétation philosophique du christianisme. Sa conversion définitive eut lieu en 386 dans un
jardin de Milan, alors que, en proie à une crise morale profonde, il aurait entendu une voix lui
dire « Prends et lis » (Tolle et lege) et que, répondant à son appel, il serait tombé sur un passage
des Épîtres qui fit œuvre pour lui de véritable révélation.
Augustin écrit alors des dialogues philosophiques, ainsi que les célèbres Confessions,
dans lesquelles il décrit son itinéraire spirituel jusqu’à sa conversion. De retour en Afrique du
Nord, il devient évêque d’Hippone en 395. Ses charges ecclésiastiques ne l’empêcheront pas
d’écrire une centaine de traités (dont la Cité de Dieu, en vingt-deux livres, et le De Trinitate, en
quinze livres), ainsi que de nombreux sermons et de nombreuses lettres. Il engagea également
des polémiques contre les manichéens et contre certaines divergences par rapport à la doctrine
officielle de l’Église (donatisme, pélagianisme, arianisme…). Il meurt en 430, alors
qu’Hippone est assiégée par les Vandales et que l’Empire romain d’Occident est sur son déclin.

b. De Dieu à l’homme

L’une des différences essentielles entre le néoplatonisme chrétien et le néoplatonisme


païen est la doctrine de la Trinité : le Dieu chrétien est certes unique, mais pourtant il est en
même temps trine. En d’autres termes, le Dieu absolument transcendant que représente l’Un
plotinien intègre en lui-même une certaine multiplicité qui, chez Plotin, n’apparaissait qu’au
niveau de l’Intelligence. C’est comme si la deuxième hypostase plotinienne était intégrée dans
la première : tout en demeurant absolument transcendant, le Dieu chrétien est caractérisé par
une vie et une pensée qui le distinguent radicalement de l’Un suprême du néoplatonisme païen.
Bien plus, alors que ce dernier était situé « au-delà de l’être » (sc. de l’Intelligence), le Dieu
chrétien est identifié à l’Être lui-même, conformément au texte célèbre d’Exode III, 14 où Dieu
répond à Moïse qui lui a demandé son nom : « Je suis celui qui suis ». Pour Augustin, cela
signifie que Dieu est l’être lui-même (ipsum esse), ou encore ce qu’il appelle « essence »
(essentia), parce que lui seul ne change absolument pas et ne comporte donc en lui-même
aucune part de non-être.
La doctrine trinitaire qui s’est progressivement établie dans le christianisme est que
Dieu est une seule essence ou substance (οὐσία en grec, essentia ou substantia en latin), ou
encore une seule nature (φύσις en grec, natura en latin), mais trois personnes (ὑποστάσεις en
grec – littéralement « substances », d’où de nombreux conflits entre Grecs et Latins sur ce
sujet –, personae en latin) : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ceux-ci sont un seul Dieu, mais se

10
distinguent par les relations qu’ils entretiennent entre eux : le Fils est engendré par le Père,
dont il est l’image parfaite, tandis que le Saint-Esprit procède du Père (le christianisme
occidental ajoutera plus tard : « et du Fils » [filioque], ajout qui ne sera pas accepté dans le
monde byzantin, et qui constitue encore aujourd’hui une des différences doctrinales entre
catholicisme et orthodoxie). Ces relations ne doivent bien entendu pas être comprises en un
quelconque sens temporel, tout en Dieu étant éternel. Bien plus, il s’agit de comprendre
comment ces distinctions entre personnes n’impliquent pas l’existence de trois Dieux plutôt
que d’un seul. C’est afin d’éclairer ce point, qui doit toutefois selon lui demeurer un mystère,
qu’Augustin a écrit son traité sur La Trinité, dans lequel il introduit plusieurs analogies entre la
Trinité et la pensée (mens) humaine, dans laquelle Augustin essaie de montrer qu’on peut
également observer des rapports entre des « instances » distinctes et pourtant
fondamentalement identiques entre elles.
La plus importante de ces trinités dans la pensée humaine est celle de la mémoire, de
l’intelligence et de la volonté (memoria, intelligentia et voluntas). Pour expliquer cette trinité,
Augustin part de l’expérience de la certitude de soi-même. En effet, s’il est une chose dont
l’âme peut avoir une certitude absolue, c’est que pour autant qu’elle pense, elle est : même si
elle doute de tout, elle ne peut douter qu’elle est, puisque pour douter, il faut être3. Cette
certitude de soi-même est une expérience immédiate qui, comme telle, n’est pas encore
réflexive (c’est-à-dire reprise par un acte de réflexion, de retour sur soi). La réflexion apparaît
seulement lorsque l’âme tente de dépasser cette pure certitude de soi-même pour se connaître
explicitement. Or, pour se connaître, l’âme doit se tourner vers elle-même, et donc vouloir se
connaître. Mais cette volonté, ce désir, présuppose que l’âme connaisse déjà d’une certaine
manière l’objet vers lequel elle se tourne – en l’occurrence elle-même. Cette connaissance est
précisément fournie par l’expérience de la certitude immédiate de soi-même, qui n’est pas une
connaissance explicite et réflexive, mais une connaissance latente, la simple présence de l’âme
à elle-même. Augustin l’appelle ici la mémoire de soi. La connaissance de soi (l’intelligence)
présuppose donc la volonté de soi, qui elle-même présuppose la mémoire de soi. Et
inversement, c’est la mémoire de soi comme connaissance latente qui cherche à s’exprimer
dans l’intelligence, et qui pour cela se veut elle-même – la volonté n’étant rien d’autre que le
lien entre la première et la deuxième. Chacun des trois termes (mémoire, intelligence et
volonté) implique donc les deux autres. Bien plus, ces trois termes correspondent à une seule et
même âme, et même à un seul et même acte de pensée, et non à trois instances distinctes : c’est
bien la même âme qui est (présente à soi), qui se connaît et qui se veut – et ce, dans un seul et
même acte de pensée où tout est simultané. Seules les relations qu’entretiennent ces termes
permettent de les distinguer. Nous avons donc là la plus parfaite image de la Trinité qu’il soit
possible de trouver dans une créature : la mémoire représente le Père, l’intelligence le Fils qu’il
engendre comme son expression parfaite, la volonté l’Esprit qui unit le Père et le Fils – ces
trois « personnes », bien que distinctes par leurs relations, n’étant en réalité qu’un seul et même
Dieu unique. Cette image n’en demeure pas moins une simple image, incapable de rendre
parfaitement compte du mystère de la Trinité divine.

3
À cet égard, Augustin est souvent considéré comme un précurseur du « cogito, ergo sum » (« je pense, donc je
suis ») de Descartes. Quoique réelle, il ne faut toutefois pas exagérer cette parenté entre les deux penseurs, car
comme le remarque déjà Pascal, toute la différence est que Descartes fait du cogito le principe sur lequel repose
tout son système, ce qui n’est nullement le cas chez Augustin. Voir d’ailleurs déjà ce qu’en dit Descartes lui-même
dans sa « Lettre à Colvius » du 14 novembre 1640 : « Vous m’avez obligé de m’avertir du passage de saint
Augustin, auquel mon Je pense, donc je suis a quelque rapport ; je l’ai été lire aujourd’hui en la bibliothèque de
cette ville, et je trouve véritablement qu’il s’en sert pour prouver la certitude de notre être, et ensuite pour faire
voir qu’il y a en nous quelque image de la Trinité, en ce que nous sommes, nous savons que nous sommes, et nous
aimons cet être et cette science qui est en nous ; au lieu que je m’en sers pour faire connaître que ce moi, qui
pense, est une substance immatérielle, et qui n’a rien de corporel ; qui sont deux choses fort différentes » (dans
Œuvres philosophiques, T. II, éd. de F. Alquié, Paris, Dunod (coll. « Classiques Garnier »), 1996, p. 282).

11
Le fait qu’il y ait déjà une certaine multiplicité en Dieu implique une deuxième
différence fondamentale entre le néoplatonisme païen et le néoplatonisme chrétien, à savoir que
selon ce dernier, le monde dans lequel nous vivons ne résulte pas d’une simple procession à
partir de l’hypostase supérieure, mais d’un acte de création. La différence essentielle entre ces
deux processus est que, tandis que l’initiative de la procession plotinienne revient à ce qui
procède et non à ce d’où il procède (par exemple, c’est l’Intelligence qui procède par elle-
même de l’Un, car celui-ci est selon Plotin absolument transcendant et n’a aucune « volonté »
qui serait tournée vers le bas), l’initiative de la création chrétienne vient d’en haut : c’est Dieu
lui-même qui crée le monde, et ce par un acte de volonté. Par là se marque une coupure
ontologique beaucoup plus radicale entre la créature et le créateur qu’entre le produit de la
procession et ce dont il procède dans le néoplatonisme de Plotin, selon lequel, comme nous
l’avons vu, chaque niveau inférieur reste attaché au niveau supérieur, qu’il « contient » d’une
certaine manière. La distance qui sépare le Dieu chrétien de ses créatures est nettement plus
affirmée, du moins dans la version augustinienne du néoplatonisme. (D’autres auteurs chrétiens
plus tardifs, comme MAÎTRE ECKHART [fin du XIIIe-début du XIVe s.], iront beaucoup plus loin
dans l’idée d’une possible identification de l’homme à Dieu.) Par ailleurs, le fait que le monde
sensible ait été créé par Dieu garantit sa bonté intrinsèque, contrairement à ce que soutenaient
les manichéens par lesquels Augustin avait d’abord été séduit.
Quant au processus même de la création, Augustin l’interprète en s’appuyant à la fois
sur les Écritures et sur la philosophie de Plotin. Selon la Bible, Dieu a créé la totalité du monde
à partir du néant : c’est l’idée d’une création ex nihilo4. Pour Augustin, cette création ne peut
avoir eu lieu dans le temps, puisque le temps a lui-même été créé par Dieu. Dieu a tout créé
simultanément, en un seul instant, la distinction des six jours de la création au début de la
Genèse n’ayant pour but que de nous aider à distinguer les différents « moments » logiques de
cet acte unique. (Pour rendre compte de l’apparition d’êtres nouveaux au cours du temps,
Augustin reprend en l’adaptant la doctrine stoïcienne des raisons séminales : tout est présent
dès l’origine, mais certaines choses seulement à l’état de « germes » appelés à se développer
plus tard.) Dieu crée « d’abord » le monde spirituel des anges, « puis » la matière qui est par
elle-même absolument informe. La matière est un « quasi non-être » (étant une créature de
Dieu, elle ne peut plus être, comme chez Plotin, un non-être absolu), qui tend vers le néant par
son informité même. Ce « moment » correspond donc à celui de la procession. Dieu imprime
« ensuite » à cette matière un mouvement de conversion vers lui-même, par lequel elle reçoit la
participation aux Idées contenues dans son Verbe (c’est-à-dire le Fils, le Logos de Dieu), et
donc sa participation à l’être. C’est pourquoi Augustin identifie ce moment à la création par la
parole (« Dieu dit : “que la lumière soit !” ; et la lumière fut »). Ce mouvement de conversion
est en même temps une imitation de l’intime cohésion du Verbe avec le Père, imitation
toutefois imparfaite, dans la mesure où alors que le Fils est fondamentalement identique au
Père, la distance entre la création et le créateur demeure à jamais infiniment grande.
L’homme est certes une créature privilégiée dans cet univers entièrement créé par Dieu.
Cependant, comme toute créature, l’homme n’a d’être qu’en tant qu’il se tourne vers son
créateur dans un mouvement de conversion, qui est un mouvement d’amour. C’est seulement
dans cette mesure que la créature échappe à la dispersion dans le néant et gagne une certaine
cohésion et un certain être. Ce mouvement doit se dérouler en deux étapes : retour sur soi,
d’abord, puis prolongement de ce mouvement vers son origine. Or, par orgueil, l’homme s’en
est tenu à la première étape : son amour de soi ne s’est pas prolongé en amour de Dieu, il s’est
préféré lui-même à son créateur. Tel est, pour Augustin, le péché originel : en effet,

4
Le texte de l’Ancien Testament qui affirme cette conception de la manière la plus nette est 2 Maccabées VII, 28 :
« Je t’en prie, mon fils, lève les yeux vers le ciel et la terre, regarde tout ce qui s’y trouve, et sache que Dieu n’a
pas fait cela à partir de quelque chose de préexistant, et qu’il en va de même pour la race des hommes » (trad. A.
Guillaumont).

12
contrairement à ce que soutiennent les Manichéens, le mal n’est rien de substantiel, mais il
réside dans l’éloignement à l’égard du créateur, donc dans une privation du Bien et de l’Être,
bref dans un pur néant (cf. Plotin). En ce sens, Dieu n’est aucunement responsable du mal, ce
qui n’implique nullement qu’il faille attribuer celui-ci à un autre principe : étant un pur néant,
le mal n’a aucune cause autre que lui-même, c’est-à-dire le détournement à l’égard de l’être et
du créateur.
D’après la Genèse, c’est le péché originel qui a entraîné la chute d’Adam et Ève – et,
avec eux, celle de tous les hommes – hors du Paradis. Selon Augustin, cette chute ne doit pas
être comprise comme une punition infligée par Dieu, mais comme la conséquence nécessaire
de la mauvaise orientation que l’homme donne à son amour. En effet, c’est seulement en se
convertissant vers Dieu que l’homme peut atteindre la plénitude et le bonheur, car il y a en lui
un désir infini qui ne peut trouver satisfaction que dans un objet infini, c’est-à-dire en Dieu. Au
contraire, en se tournant vers lui-même et vers les créatures finies, l’homme se condamne à une
insatisfaction perpétuelle, qu’il tente de combler en cherchant à acquérir des biens de plus en
plus nombreux, mais sans jamais pouvoir y trouver son contentement : c’est l’origine de la
cupidité. Le péché originel n’est donc pas seulement le premier péché, il est aussi l’origine de
tous les autres péchés, et en ce sens la chute n’a pas lieu une fois pour toutes, mais elle est un
mouvement continuel d’éloignement sans cesse grandissant à l’égard du créateur. C’est pour
permettre à l’homme d’échapper à ce mouvement que Dieu a envoyé son Fils (le Christ) mourir
sur la croix afin de racheter le péché originel. Voyons à présent comment l’homme peut, grâce
à ce sacrifice, retrouver la béatitude qu’il a perdue.

c. De l’homme à Dieu

Le péché originel n’a pas seulement eu pour conséquence la concupiscence (le désir
immodéré des biens terrestres), mais aussi l’ignorance : en s’éloignant de Dieu, l’homme a
perdu la sagesse qui seule peut le mener à la béatitude. Le retour vers Dieu sera donc la
réacquisition de cette sagesse fondamentale. C’est pourquoi, pour Augustin, la vraie religion ne
fait qu’une avec la vraie philosophie. Ce cheminement vers Dieu doit se faire sous la conduite
de la raison (ratio), mais cette dernière ne suffit pas : encore faut-il qu’elle soit guidée par la
foi. Comme le dit Augustin dans une formule célèbre, il faut commencer par croire pour
comprendre (crede ut intelligas). Or, cette foi ne dépend pas de nous : même si nous devons
tous chercher à croire, la foi elle-même est un don gratuit de Dieu, une grâce, que celui-ci
dispense à certains et pas à d’autres, non pas en fonction de leurs mérites (c’est un don gratuit),
mais selon une justice que nous ne pouvons pas comprendre tant elle nous dépasse. Or seul
celui qui reçoit cette grâce peut être heureux, précisément parce que la foi est nécessaire dans
cet itinéraire vers la béatitude.
L’usage de la raison nous permet d’échapper au scepticisme qui risque de nous envahir
lorsque nous accordons une trop grande confiance à la sensation, comme c’est de prime abord
le cas de l’homme dans son état déchu, qui s’attache exclusivement à l’ordre des corps. En
effet, la sensation nous dévoile des objets sans cesse changeants, dont il ne peut dès lors y avoir
de connaissance proprement dite, une condition de celle-ci étant l’immuabilité. En revanche, la
raison peut quant à elle nous mener à la découverte de vérités immuables, éternelles et
nécessaires – par exemple les vérités mathématiques. Or, l’immuabilité, l’éternité et la
nécessité de ces vérités sont le signe de leur transcendance : car d’où peuvent venir de telles
vérités, si ce n’est d’un être qui est lui-même immuable, éternel et nécessaire, c’est-à-dire de
Dieu ? Ces vérités que nous trouvons au plus profond de notre âme sont l’effet d’une
illumination que nous recevons directement de Dieu comme étant la Vérité complète et entière
(conception inspirée de l’analogie platonicienne entre le Bien et le soleil, où le Bien est

13
assimilé à la condition de la connaissance par la « lumière » qu’il dispense, à savoir la vérité).
Dieu est comme un Maître intérieur pour nous, le seul qui puisse véritablement nous enseigner
quelque chose, dans la mesure où nous ne pouvons apprendre quelque chose qu’en l’examinant
nous-mêmes à la lumière de cette Vérité que nous trouvons dans l’intériorité de notre âme (sur
ce point également, Augustin s’inspire de Platon, et plus particulièrement du mythe de la
réminiscence).
Plus concrètement, l’illumination que l’âme reçoit est celle des Idées divines, c’est-à-
dire des Idées platoniciennes qui sont situées par Augustin dans le Verbe divin. En tant que
telles, ces Idées nous demeurent à jamais transcendantes et inaccessibles dans leur réalité pleine
et entière : elles se manifestent à nous sous la forme de règles. Autrement dit, l’effet de
l’illumination divine sur notre intelligence est moins de nous faire connaître le contenu de
certains concepts que de nous fournir des règles de jugements susceptibles d’être appliquées –
par exemple, c’est moins de nous révéler le contenu du concept « 4 » que la règle immuable,
éternelle et nécessaire selon laquelle « 2 + 2 = 4 », règle qui demeure vraie quel que soit ce à
quoi on l’applique.
On voit que la connaissance des Idées est d’emblée envisagée par Augustin en liaison
avec son application, alors qu’elle était au contraire nettement séparée de celle-ci chez Plotin,
pour qui elle visait surtout à nous faire remonter au niveau de l’Intelligence elle-même. Cette
différence vient du fait qu’une telle remontée est impossible pour Augustin, du moins dans
cette vie, dans la mesure où les Idées sont contenues en Dieu (en un sens, elles sont Dieu lui-
même) et que la distance entre le créateur et la créature demeure irréductible. Cette différence a
également des conséquences dans le domaine moral. En effet, parmi les Idées divines, sont
aussi présentes toutes les Idées des différentes vertus : prudence, force, tempérance, justice…
Or celles-ci aussi se manifestent avant tout comme des règles qui demandent à être appliquées.
La morale de saint Augustin est donc beaucoup moins « quiétiste » que celle de Plotin, qui
consiste essentiellement dans l’éloignement de toutes les préoccupations mondaines au profit
de la contemplation et de la remontée jusqu’à l’Un dans l’intériorité de l’âme et de
l’intelligence : au contraire, la vie chrétienne telle que la conçoit Augustin suppose un
engagement beaucoup plus actif dans la société des hommes – même si celui-ci n’exclut
nullement la possibilité de certains moments de contemplation mystique de Dieu dès cette vie.
Cependant, en ce qui concerne la morale, la connaissance des règles ne suffit pas :
encore faut-il avoir la volonté de les appliquer. La volonté (voluntas), ou le libre arbitre
(liberum arbitrium), joue un rôle fondamental dans la doctrine morale de saint Augustin : en
réalité, l’homme peut dans une certaine mesure être identifié à sa volonté, car celle-ci est
requise par toutes les opérations de l’âme, y compris la connaissance – pour connaître, il faut
commencer par vouloir connaître. Or, l’orientation de la volonté est déterminée par l’amour.
Comme nous l’avons vu, l’amour peut essentiellement porter sur deux objets : soi-même ou
Dieu. L’amour égoïste de soi-même à l’exclusion de tout le reste est la cupidité ; l’amour de
Dieu est la charité. Seul l’homme en qui la charité domine exclusivement est pleinement
vertueux, et par là même heureux. Un tel état est en réalité un idéal inaccessible en cette vie : il
s’agit plutôt d’un devoir, d’un état vers lequel nous devons tendre de toutes nos forces. C’est
seulement après la résurrection que nous pourrons espérer réaliser cet idéal de manière parfaite
et permanente : alors, nous pourrons atteindre la béatitude éternelle par l’union de notre âme à
Dieu.
Mais ce rôle central accordé au libre arbitre et à la volonté n’est-il pas incompatible
avec la doctrine de la grâce, selon laquelle « il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus », ces
élus l’étant sans que leur mérite personnel y soit pour rien ? De fait, nous avons vu que la foi
était nécessaire pour atteindre la béatitude, ne fût-ce que parce qu’il n’est possible de se tourner
vers Dieu que si l’on croit en lui. Pourtant, selon Augustin, cette doctrine de la grâce ne suscite
aucune difficulté à l’égard du libre arbitre, dans la mesure où le libre arbitre peut se définir

14
comme un choix qui s’exerce en vertu de motifs, et que la grâce ne supprime aucunement ce
choix. Ce que donne la grâce, c’est bien plutôt le pouvoir de bien user du libre arbitre pour
l’amener à se diriger vers Dieu et à se maintenir dans cette direction. Or, cette capacité de bien
user du libre arbitre et donc de faire ce que l’on veut réellement est précisément ce qu’Augustin
appelle la liberté (libertas). Il n’y a donc pour lui aucun problème de réconciliation entre la
grâce et le libre arbitre (puisque la première suppose le second), d’une part, ni entre la grâce et
la liberté (puisque la seconde est l’effet de la première), d’autre part.
Leur amour commun pour Dieu rassemble les chrétiens qui ont été élus en une société
qu’Augustin nomme la « cité de Dieu », cité qui transcende non seulement toutes les frontières
spatiales et politiques, mais également temporelles. Elle s’oppose radicalement à la « cité
terrestre », qui rassemble quant à elle les hommes qui n’ont en commun que leur amour des
choses temporelles : « Deux amours ont donc bâti deux cités : celle de la terre par l’amour de
soi jusqu’au mépris de Dieu, celle du ciel par l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi ».
Irréductible à l’un quelconque des États temporels, cette cité de Dieu est une communauté
mystique dont la réalisation progressive est ce qui donne sens à l’histoire universelle. Telle est
du moins la philosophie (ou théologie) de l’histoire développée par Augustin dans son
immense traité intitulé La cité de Dieu, mis en chantier tandis que Rome venait d’être pillée par
Alaric, chef wisigoth d’abord fédéré à l’Empire qui s’était ensuite mis à son compte. L’Empire
romain d’Occident s’ébranlait alors de plus en plus, et certains commençaient à voir dans
l’abandon des anciens dieux protecteurs de Rome et l’adoption du christianisme la source de la
décadence. Augustin cherche à démontrer qu’il n’en est rien, d’abord parce que l’examen de
l’histoire de l’Empire romain montre que ses succès ne doivent pas plus à la protection des
dieux païens que ses échecs au christianisme, et ensuite parce que la réalisation de la cité de
Dieu ne doit pas être attendue dans l’ordre temporel, mais bien dans l’ordre spirituel : ici-bas,
les deux cités sont constamment mêlées et le demeureront jusqu’au jour du Jugement dernier –
non seulement au sein de chaque état, mais aussi dans le cœur de chaque homme. Cette
conception eut une énorme influence au Moyen Âge, où elle servit souvent à légitimer
l’intrusion de l’autorité de l’Église dans les affaires des États et une certaine forme de
« théocratie pontificale », ce qui n’était certainement pas le but d’Augustin qui cherchait plutôt
à établir à la fois la distinction entre la cité de Dieu et la cité terrestre et la compatibilité de la
première avec la seconde.

d. Le développement du néoplatonisme chrétien

Très schématiquement présentée, l’histoire du néoplatonisme chrétien est sensiblement


analogue à celle du néoplatonisme païen, et l’on peut également y observer deux tendances.
Le rapprochement avec l’aristotélisme est surtout le fait de BOÈCE (480-524), qui
fréquenta l’École d’Athènes. Celui-ci entreprit en effet de traduire en latin et parfois de
commenter les œuvres logiques d’Aristote, ainsi que l’Isagôgè de Porphyre. C’est
essentiellement à travers ces traductions et ces commentaires que le Moyen Âge latin apprit la
logique d’Aristote – c’est-à-dire, à l’époque, la logique tout court. Boèce a également écrit des
Traités théologiques (notamment sur la Trinité et sur la double nature – humaine et divine – du
Christ) qui feront autorité dans la théologie du Moyen Âge latin. Proche de la cour du royaume
ostrogoth d’Italie, il tomba en disgrâce et, accusé de conspiration contre le roi Théodoric, il fut
emprisonné puis exécuté. En prison, il composa une œuvre qui eut également une grande
destinée, la Consolation de la philosophie, dans laquelle il cherche dans la philosophie la force
de résister à l’adversité.
Parallèlement à cette voie latine, apparaissent au début du VIe siècle des textes écrits en
grec qui se présentent comme l’œuvre de DENYS L’ARÉOPAGITE, l’un des très rares disciples

15
que saint Paul avait réussi à convertir après son discours catastrophique à l’Aréopage
d’Athènes (cf. Actes des Apôtres, XVII, 34). En réalité, ces textes sont beaucoup plus tardifs
que le Ier siècle de notre ère, et sont fortement influencés par la philosophie de Proclus et de
Damascius « christianisée » : la hiérarchie des dieux y devient une « hiérarchie céleste »
d’anges, d’archanges, de chérubins et de séraphins, qui sert elle-même de modèle à une
« hiérarchie ecclésiastique », tandis que l’auteur développe également une « théologie
négative » ou « apophatique » relativement au Dieu chrétien et une « théologie mystique »
également inspirée de la spiritualité païenne. Mais, en se présentant comme le disciple
immédiat de saint Paul, l’auteur (ou peut-être les auteurs), qu’on désigne désormais sous le
nom de « Pseudo-Denys », a réussi le coup de force majeur de paraître renverser le sens de
l’influence, à tel point que c’est toute la philosophie païenne qui apparut de ce fait comme un
« plagiat » de la philosophie chrétienne originelle. Ce coup de force lui conférait une autorité
inégalable, et ses œuvres exercèrent une influence déterminante sur le Moyen Âge chrétien,
non seulement en Orient, mais aussi en Occident, notamment grâce à la traduction latine qu’en
réalisa JEAN SCOT ÉRIGÈNE (lui-même grand philosophe néoplatonicien) au IXe siècle.
L’influence conjuguée d’Augustin, de Boèce et du Pseudo-Denys assura au
néoplatonisme une place décisive dans la philosophie médiévale. Celle-ci persista même
lorsque les traités d’Aristote furent redécouverts au XIIIe siècle par l’intermédiaire des
philosophes arabes et juifs (ces textes avaient jusqu’alors disparu de l’Occident latin). En effet,
ceux-ci arrivaient accompagnés de commentaires dus à des philosophes (surtout Avicenne et
Averroès du côté arabe) eux-mêmes fortement influencés par le néoplatonisme, et au corpus
aristotélicien s’ajoutaient des textes purement néoplatoniciens tels que la Théologie d’Aristote
et le Livre des causes (le premier étant en réalité une compilation d’extraits de Plotin, le second
l’adaptation par un philosophe arabe d’axiomes des Éléments de théologie de Proclus). C’est
pourquoi même la philosophie d’un saint THOMAS D’AQUIN (1225-1274), longtemps prise pour
l’expression la plus exacte de l’aristotélisme authentique, reste en réalité fortement marquée par
le néoplatonisme.

Lectures conseillées

La meilleure entrée en matière dans l’œuvre immense de saint Augustin est sans doute la lecture
des Confessions, où Augustin rapporte non seulement son itinéraire spirituel, mais aussi les points
essentiels de sa doctrine. Cette œuvre existe en éditions de poche (GF Flammarion, Folio, Seuil/Points-
Sagesses), et est reprise dans le premier tome des Œuvres de saint Augustin publiées dans la
« Bibliothèque de la Pléiade », tome qui comprend également les dialogues philosophiques.

16

Vous aimerez peut-être aussi