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Études platoniciennes
3 | 2006 :
L'âme amphibie
Plotin
4. Mises en perspective de la psychologie plotinienne
Texte intégral
1 Aux y eux des Néoplatoniciens postérieurs, le « div in Plotin » jouissait d’un
grand prestige. Sa conception de l’âme comme essence intermédiaire, située
entre le monde sensible et le monde de l’intellect, douée d’une pensée
discursiv e, contemplant l’intellect et prenant soin des corps sensibles, reçut
un accueil fav orable chez les Néoplatoniciens d’Athènes. Conformément à
l’exposé du Timée (35A), Proclus considère l’âme comme « médiatrice entre
les principes indiv isibles et ceux qui se div isent dans les corps ». 1 D’une part,
elle transcende tous les êtres qui se div isent dans les corps, dont elle est
séparable, mais, d’autre part, elle participe aussi aux principes indiv isibles,
auxquels, par conséquent, elle est inférieure. Par opposition à l’âme
imparticipable, qui correspond à l’âme-hy postase, toute âme participable a
une substance éternelle et une activ ité temporelle. 2 Les âmes sont des
substances incorporelles et séparables du corps, elles sont indestructibles et
incorruptibles, elles constituent, pour le corps, le principe v ital et sont
intermédiaires entre l’intellect et le monde sensible. L’âme se constitue
comme auto-déploiement de l’intellect3, c’est-à-dire que l’âme, engendrée par
l’intellect, se constitue comme son image, manifestant sous le mode de la
multiplicité l’indiv ision intellectiv e.
2 Jusqu’ici, la doctrine de Proclus semble être en parfait accord av ec celle de
Plotin. Partant, lui aussi, d’une exégèse de Tim. 35A, celui-ci av ait défini l’âme
comme étant une réalité intermédiaire, à la fois div isible et indiv isible, sans
pour autant impliquer qu’elle puisse être considérée soit comme indiv isible au
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même titre que l’intellect, soit comme div isible dans un sens absolu, comme le
sont les corps. 4
3 En dépit des ressemblances, Proclus trouv e pourtant quelque chose à
critiquer dans l’interprétation plotinienne de Tim. 35A.Au cours d’une brèv e
doxographie relativ e à l’interprétation des essences div isible et indiv isible, il
cite d’abord l’opinion de son prédécesseur :
Contre les quatrièm es, < il faut dire > qu’il n’est pas question ici de la
faculté cognitiv e de l’âm e, m ais de son essence. Il ne fallait donc pas
dire l’âm e interm édiaire entre deux puissances cognitiv es,
l’intellectuelle et la sensible. 6
Les ordres des dieux sont tous liés entre eux par leurs m édiations.
Toutes les processions des êtres s’accom plissent à trav ers des term es
sem blables. A plus forte raison les ordonnances des dieux jouissent-
elles d’une continuité sans rupture, puisqu’elles subsistent sous un
m ode d’unité et tiennent leurs déterm inations de l’un qui est leur
cause et leur principe.[…] Ainsi tous les genres div ins sont liés les uns
aux autres par des m édiations appropriées, et les prem iers ne
s’av ancent pas sans m édiation v ers des processions de tous points
différentes, m ais ils trav ersent des genres com m uns aux deux
extrêm es, c’est-à-dire aux principes dont ils procèdent et aux term es
dont ils sont les causes im m édiates. (Élém. de théol. 1 3 2 , trad. J.
Trouillard)
7 Entre un niv eau caractérisé par les qualités A et B, et un autre qui a comme
qualités essentielles C et D, il doit y av oir un niv eau intermédiaire constitué
des qualités B et C. D’où la nécessité de niv eaux intermédiaires entre les
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le prem ier à av oir rem arqué qu’il existe une classe d’âm es capables de
contem pler une m ultiplicité de form es sim ultaném ent : cette classe, il
l’a placée à juste titre au m ilieu entre l’intellect qui intellige,
ensem ble et d’une seule saisie,toutes les form es,et les âm es qui,dans
leur discursus, ne considèrent qu’une form e à la fois. 1 0 (trad. H.D.
Saffrey – A.-Ph. Segonds)
* L’âme du monde, bien que non envisagée dans la digression (Festugière 1968,V, 120, n. 2 « L’âme
du monde est à exclure »), doit se trouver au même niveau, même si son harmonie est différente de
celle de ces âmes partielles. Elle est la première des âmes encosmiques (in Tim. 2.289.29-290.10).
réfère explicitement à Plotin, qui ne reconnaît de différences qu’au niv eau des
activ ités, et non pas au niv eau de la substance de l’âme (in Tim. 3.245.19-
246.28). 1 3 L’argument principal av ancé par Proclus contre cette position est
tiré du Timée : le démiurge a produit les âmes partielles « selon une seconde
pensée », en utilisant un mélange d’ingrédients qui n’était plus aussi pur
qu’auparav ant, mais qui était un mélange de second et de troisième ordre. 1 4
Puis Proclus énumère en détail les différences spécifiques qui définissent les
différents ty pes d’âme et qui résultent bien sûr « de la différence substantielle
et de la div ision due au démiurge » (ἀλ λ ὰπροηγεῖται τούτων πασ ῶν ἡ κατ’
οὐσ ίαν ἐξαλ λ αγὴκαὶἡ δημιουργικὴδιαίρεσ ις, 246.11-12).Proclus conclut1 5
qu’il ne faut ni penser que notre âme est consubstantielle aux âmes div ines, 1 6
ni, comme l’affirme Théodore d’Asiné de façon encore plus explicite, qu’elle
appartient, au même titre que les âmes div ines, aux astres et aux planètes, 1 7
sans être en rapport av ec la réalité corporelle. 1 8 Cette affirmation de Théodore
( = Test. 35 Deuse) est qualifiée de grandiloquence (μεγαλ ορρημοσ ύνη) et est
rejetée comme étant loin de la pensée de Platon. Théodore n’est toutefois pas
la cible principale. L’auteur qui a soutenu av ec le plus d’insistance la thèse de
la div inité des âmes humaines est Plotin. Il est toutefois remarquable que
Proclus estime les deux philosophes partisans d’une même doctrine (qui est
intimement liée à la thèse qu’une partie de l’âme ne descend jamais : cf.
infra). 1 9
12 Ailleurs, à propos de Tim. 41C6-D1, Proclus explique que les âmes humaines
sont « immortelles », mais seulement par homony mie av ec les âmes div ines ;
elles n’ont qu’une « immortalité factice », entièrement due à la fav eur du
démiurge ; elles sont « dites div ines », sans être div ines de la même façon que
les dieux. 20 Le « div in » ne conv ient selon Proclus qu’aux âmes immaculées et
toujours en acte de penser, l’« immortel » aux âmes solidement établies loin
du mortel. 21 Aux y eux de Proclus, Plotin traite l’âme humaine comme
équiv alente aux âmes supérieures, comme si elle aussi pouv ait bénéficier
d’une contemplation ininterrompue.
13 Déjà Jamblique, dans le De anima, av ait attribué pareille doctrine à Plotin, 22
associant ainsi ce dernier à Porphy re, Numénius et Amélius. 23 Ces philosophes
auraient eu tendance à traiter toute la substance incorporelle comme
« homéomère, identique et une, en sorte que, dans n’importe laquelle de ses
parties, il y a tout l’ensemble ». Ils « installent dans l’âme particulière le
monde intelligible, les dieux, les démons, le Bien et toutes les réalités
supérieures ». Plotin serait porté à cette doctrine, sans toutefois la professer
absolument, selon Jamblique. 24
14 Comme l’a montré Cristina D’Ancona, 25 la formulation même de ce passage
rappelle surtout Porphy re. Non seulement Porphy re a exprimé clairement le
principe que « tout se trouv e en tout, bien que dans chaque chose d’une
manière appropriée à l’essence de celle-ci », 26 mais de lui prov ient aussi
l’affirmation que la substance intellectiv e est homéomère. 27 Ainsi Porphy re a-
t-il schématisé et traduit en des formules rigides ce que son maître, en bon
équilibriste, av ait traité de façon plus complexe et flexible. 28 On pourrait
formuler ceci différemment : Plotin laisse subsister un certain flou ; en
fonction du contexte, il v a, ou bien souligner l’altérité de l’âme par rapport à
l’intellect, ou bien émousser leur différence. Cette conclusion est confirmée
par ce qu’a remarqué C. Steel : « Particularly in those texts where he
considers the soul in its pure essence, free from the bond with the sensible
imposed on it by cosmic Necessity, the difference between the soul and the
ideal forms is blurred. »29
15 Bien qu’un certain perspectiv isme ne soit pas étranger aux Néoplatoniciens
postérieurs, ils insistent beaucoup plus sur l’importance de distinctions
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Dans le Timée (43C-D), il est dit que les deux rév olutions de l’âme sont
affectées par le dev enir – l’une est enchaînée, l’autre secouée –, tandis
que, dans le Phèdre, même le cocher, qui représente ce qu’il y a de plus
auguste en l’âme, dev ient mauv ais. 41
Si une partie de notre âme restait là-haut, nous ne v iv rions jamais
dans l’ignorance et nous n’aurions pas besoin d’anamnèse. 42 Or, non
seulement nous sav ons par notre propre expérience que cela n’est pas
le cas : selon le my the d’Er, chaque âme (encosmique) doit boire à la
coupe de l’oubli av ant de descendre. 43
21 Bref, il faut reconnaître à l’âme son statut correct, qui est d’être
intermédiaire entre l’indiv isible et le div isible, entre le monde intelligible et le
monde sensible :44
Nous n’adm ettrons pas non plus ceux qui disent que l’âm e est une
partie de l’essence div ine, que la partie est sem blable au tout et
toujours parfaite et que trouble et passions ne se produisent qu’au
niv eau du v iv ant. (in Alc. 2 2 7 .3 -6 ) 46
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Bibliographie
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Notes
1 Élém. de théol. 1 9 1 ; cf. Tim. 3 5A.
2 Élém. de théol. 1 9 2 .
3 Théol.Plat. I 1 9 ,9 3 .2 3 -2 5 : ψυ χὴ μὲ
ν γὰ ρ ἀνελίττει τὸ
ν νού ν, νοῦς, δὲ αὑτὸ ν
ἀνείλιξεν, ὥσπερ καὶὁ Πλωτῖνος ὀρθῶς πού φησι, περὶτῶν νοητῶν ὑποβάσεων εἰπών.
Cf. Plot. Enn. 3 .8 [3 0] 8.3 4 ; aussi5.3 [4 9 ] 1 0.51 (l’auto-déploiem ent de l’intellect
entraîne une condition inférieure par rapport à sa condition originelle, donc une
ὑπόβασις) ; SAFFREY (H.D.), WESTERINK (L.G.), Proclus. Théologie Platonicienne,
Liv re I (CUF), Les Belles Lettres, Paris, 1 9 6 8, p. 1 55.
4 Plot. Enn. 4 .2 [4 ] ; 4 .8 [6 ] 7 . Cf. PRADEAU (Jean-François), L’imitation du
principe. Plotin et la participation (Histoire des doctrines de l’Antiquité classique,
3 0),Vrin, Paris, 2 003 , p. 7 7 -7 8.
5 I n Tim. 2 .1 54 .1 -3 : οἳ δὲφιλοσοφώτερον ἁπτόμενοι τῶν λόγων νοῦ καὶαἰσθήσεως
αὐτὴν μέσην λέγου σι, τοῦ μὲν ἀμερίστου , τῆς δὲπερὶτοῖς σώμασι μεριστῆς, ὡς
Πλωτῖνος.
6 I n Tim. 2 .1 54 .1 8-2 1 : πρὸς δὲτου ̀ς τετάρτου ς, ὅτι οὐ περὶγνώσεώς ἐστι ψυ χικῆς ὁ
λόγος, ἀλλὰπερὶοὐσίας· οὐκ ἔδει οὖν μέσην αὐτὴ ν φάναι τῶν γνωστικῶν δυ νάμεων,
τῆς νοερᾶς καὶτῆς αἰσθητικῆς.
7 Cf. SCHWYZER (Hans-Rudolf), « Zu Plotins Interpretation v on Platons Timaeus 3 5
A », in Rheinisches Museum, 84 , 1 9 3 5, p. 3 6 0-3 6 8.
8 Cf. DODDS (E.R.), ΠΡΟΚΛΟΥ ΔΙ ΑΔΟΧΟΥ ΣΤΟΙ ΧΕΙ ΩΣΙ Σ ΘΕΟΛΟΓΙ ΚΗ. Proclus. The
Elements of Theology. A Revised Text with Translation, I ntroduction and Commentary,
Second edition, Clarendon,Oxford,1 9 6 3 [ = 1 9 3 3 ], p.xxii.
9 Cf. FESTUGIÈRE (A.-J.), Proclus. Commentaire sur le Timée, traduction et notes,
tom e cinquièm e, Livre V. I ndex général (Bibliothèque des textes philosophiques),
Vrin, Paris, 1 9 6 8, p. 1 2 0, n. 2 .
1 0 Marinus,Procl.2 3 .3 -8 : πρῶτος γὰρ οὗτος ἐπέστησεν ὅτι γένος ἔστι ψυ χῶν
δυ ναμένων πολαὰἅμα εἴδη θεωρεῖν, ὃ δὴκαὶμέσον ἤδη εἰκότως ἐτίθετο τοῦ τε νοῦ τοῦ
ἀθρόως καὶκατὰμίαν ἐπιβολὴν ἅπαντα νοοῦντος, καὶτῶν καθ’ ἓν εἶδος τὴ
ν μετάβασιν
ποιου μένων ψυ χῶν.
1 1 En Élém. de théol. 1 84 , Proclus distingue trois classes. L. Brisson a établi un
schém a sy noptique de la hiérarchie procléenne, chaldaïque et orphique. Cf.
BRISSON (Luc), « Kronos, Sum m it of the Intellectiv e Hebdom ad in Proclus’
Interpretation of the Chaldaean Oracles », dans VAN RIEL (Gerd), MACÉ (Caroline),
Platonic I deas and Concept Formation in Ancient and Medieval Thought (Ancient and
Mediev al Philosophy . De Wulf-Mansion Centre, Series 1 , 3 2 ), Leuv en Univ ersity
Press, Leuv en, 2 004 , p. 2 09 -2 1 0 (p. 1 9 1 -2 1 0). Il m e sem ble que les
correspondances av ec les classes distinguées en in Tim. 3 .2 51 .2 9 -2 56 .2 1 sont les
suiv antes (pour ce qui concerne les classes 6 -8 distinguées par Brisson : les âm es ne
sont pas elles-m êm es les m em bres de ces classes, m ais sont associées à ces div inités ;
il est toutefois possible que certaines âm es regroupées sous (9 ) soient les âm es des
div inités regroupées sous (8)) :
BLUMENTHAL (Henry
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BLUMENTHAL (Henry J.), « Plotinus and the Platonic Theology of Proclus », dans
SEGONDS (A. Ph.), Steel (C.), Proclus et la Théologie Platonicienne. Actes du Colloque
I nternational de Louvain (13-16 mai 1998). En l’Honneur de H.D. Saffrey et L.G.
Westerink, Leuv en Univ ersity Press Les Belles Lettres, Leuv en Paris, 2 000, p. 1 6 7
(p. 1 6 3 -1 7 6 ) ; STEEL (Carlos), « ΥΠΑΡΞΙΣ chez Proclus », dans ROMANO (F.),
TAORMINA (D.P.), Hyparxis e Hypostasis nel Neoplatonismo. Atti del I Colloquio
I nternazionale del Centro di Ricerca sul Neoplatonismo, Università degli Studi di
Catania, 1-3 ottobre 1992 (Lessico Intellettuale Europeo), Olschki, Firenze, 1 9 9 4 ,
p. 9 6 -1 00 (p. 7 9 -1 00).
50 Dam ascius, lui aussi, rejette la doctrine plotinienne : STEEL (Carlos), The
Changing Self, p. 4 9 -51 .
Auteur
Jan Opsomer
Artic les du m êm e auteur
To find the maker and father. Proclus' exegesis of Plato Tim. 28c3-5 [Texte intégral]
Paru dans Études platoniciennes, 2 | 2006
Droits d’auteur
© Société d’Études platoniciennes
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