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Le sensible, passion sémiotique en communication

Introduction

Le sens de la formule
ERIC HEILMANN

« La communication : une relation qui prend forme. » La formule de Jean-


Jacques Boutaud apparaît la première fois dans L’imaginaire de la table
(2004), après une lente fermentation et décantation d’un processus
d’élaboration théorique en communication. Ne voyons pas dans la formule
le point ultime et péremptoire d’une révélation sur la communication dans
son essence. Elle manifeste avant tout une position, une posture de
chercheur, à partir de choix épistémiques francs en direction du sensible :
la relation, au-delà du contenu ; la forme comme expression plurielle du
figuratif ; la prise de forme, dans sa dynamique de formation quand la
communication prend… ou pas. Choix à situer dans la progression de la
carrière d’un chercheur à travers sémiotique et symbolique.
Depuis l’origine de sa thèse de doctorat à l’université de Franche-Comté
(1988)1, Jean-Jacques Boutaud ne conçoit pas la communication en dehors
de cette aventure du sens. La sémiotique en a été le révélateur dès ses
années de formation. Comme il aime à le dire, avant même que la
communication ne se déploie comme champ disciplinaire avec les sciences
de l’information et de la communication (SIC), sa vie étudiante en lettres et
linguistique à Besançon prend un tour décisif avec la découverte de Barthes
et Greimas : Mythologies dans une poche et Sémantique structurale dans
l’autre. La jouissance du signe d’un côté et l’austérité du structural pur et
dur de l’autre, deux faces d’une même attraction pour les signes et la
signification.
Jean-Jacques Boutaud fait aussi sienne la proposition d’Eco (1990) de ne
voir personne propriétaire exclusif du sens, en dehors des intentions
herméneutiques laissées à l’initiative de tout auteur (intentio auctoris), du
lecteur (intentio lectoris) et de l’œuvre aussi (intentio operis) tant par sa
structure celle-ci configure et préfigure l’orientation du sens, ses
déterminations internes. De sorte que le processus de fabrique du sens se
régénère à jamais, sans exclusive sur le pouvoir de dire et d’interpréter les
choses, entre auteur, lecteur et structure formelle de l’objet.
Dans les années 1980, un lieu bouillonne de créativité, au point de pousser
bon nombre de sémioticiens à y faire leurs armes et leurs preuves : la vie
publicitaire, la vie des signes à travers images et discours criants d’audace
et de modernité. L’occasion est trop belle de risquer le terrain, tant l’appel à
décoder, à décrypter, stimule la fibre sémiotique naissante en

1
Spécialité « Linguistique, Sémiotique, Communication ».
communication. Barthes s’y attaque avec sa Rhétorique de l’image (1964),
beaucoup d’autres suivront, comme il ressort de l’exercice de synthèse
auquel se livre Jean-Jacques Boutaud dans « Cuisine sémiotique et
recettes publicitaires » (2005). On en trouve un extrait dans ces pages. Plus
question, avec la communication publicitaire alors triomphante, de rester
dans l’ère du soupçon et de la manipulation mais de se fortifier dans celle
d’une saine et savoureuse curiosité pour le travail du signe, des
connotations. Et une connivence toujours plus affirmée pour le décodage,
avec le génie d’un Umberto Eco en position d’éclaireur.
On pourrait ironiser avec Debray sur la prétention de la sémiologie à se
convertir en sémiotique « L’ique est un amplificateur d’autorité. Il durcit le
mou et modernise l’ancien. On consonne ainsi avec informatique,
télématique, robotique, domotique. Sémioticien c’est mécanicien.
Médiologue, c’est idéologue. –ique, net suffixe de l’exact. –logie, suffixe
liquide de l’approximatif. » Et, toujours avec Debray, ne voir dans les
numéros de haute voltige en sémiotique publicitaire que des « leçons
d’école primaire où les réponses sont écrites sur le tableau noir » (1994).
Mais la compétence sémiotique infuse dans l’analyse des productions
médiatiques, au point d’élargir peu à peu ses cercles d’audience auprès des
grands publics.
Jean-Jacques Boutaud s’inscrira dans ce mouvement. D’abord à travers sa
recherche doctorale sur l’iconographie publicitaire (1988), avec la mise à
profit d’années d’expérience en IUT, à Belfort, jusqu’en 1990, date de sa
nomination comme maître de conférences à l’université de Bourgogne.
Cette iconographie constitue en effet un terrain exploratoire pour concevoir
le cadre théorique et didactique d’un cours intitulé « techniques
d’expression ». Les approches sémiotiques auront ce goût de la modernité,
autour de l’image et de la publicité, des signes à plein régime d’attraction
sociale, avec une caution de culture généreusement élargie à tous les
domaines d’expression médiatique. Pas de meilleure école que ces
techniques d’expression pour mettre à l’épreuve la sémiotique, lui donner
un espace de liberté et de créativité.
Cela ne quittera jamais Jean-Jacques Boutaud dans sa propension à voir
entre sémiotique et communication un espace théorique et opératoire à
construire, sans peur de bricoler, au sens anthropologique s’entend, c’est-
à-dire de fabriquer et façonner ses propres objets sans être asservi à une
méthode toute tracée et vouée à la reproduction. Pour les SIC se révèle une
indéniable visée disciplinaire mais un besoin aussi de pratiquer l’indiscipline
dans la liberté de penser, d’écrire, de créer, d’éprouver méthodes et outils
ainsi révisés, revisités.
Par leur interaction même, sémiotique et communication font bouger les
lignes. Le périmètre d’origine de ses recherches assume explicitement cette
fertilisation réciproque. Sémiotique et communication s’impose comme
évidence pour le titre de l’habilitation à diriger des recherches (HDR, 1995)
et en couverture de l’ouvrage à suivre (1998), devenu un classique en la
matière. Le sous-titre « du signe au sens » marque la trajectoire nécessaire
entre l’analyse formelle des messages, des discours plurimodaux et la prise
en considération des contextes ou situations de communication. Une
sémio-pragmatique existe déjà dans le champ disciplinaire, en particulier
avec les travaux de Roger Odin sur le cinéma et la fiction (1990). Avec Jean-
Jacques Boutaud, la perspective dite sémio-pragmatique procède avant
tout d’un geste épistémique pour signifier combien sémiotique et
communication créent un espace théorique en propre : l’apport sémiotique
pour insuffler du sens dans l’approche communicationnelle ; l’épistémè
interdisciplinaire des SIC pour désenclaver la sémiotique d’approches
strictement formelles et immanentistes. Un double profit donc, dès ces
années 1990, alors que la sémiotique reste volontiers sous l’obédience
d’une linguistique structurale et que la communication s’expose au
fonctionnalisme, avec une vision étroite des mécanismes de transmission,
de manipulation, réifiant le sens et les instances en jeu.
Dans cette période de construction liminaire, la tentation de signifier de
nouvelles postures de recherche, des réagencements théoriques et
conceptuels, passe volontiers par une reformulation des approches
scientifiques. C’est la valse des étiquettes d’une sémiotique qui se cherche :
sémio-pragmatique dès Sémiotique et Communication (1998) ; sémio-
anthropologique dans un numéro de Degrés consacré au sensible (2003) ;
Sémiotique ouverte avec Veron, en donnant voix au chapitre à Greimas et
Peirce (2007) ; Sémiotique modale (2019) attentive aux modulations
(Laplantine, 2005) et aux modalités (Macé, 2016) ; plus récemment, une
vision élargie du modal et les manières de faire vers le tonal et les manières
de sentir (Nyon, 2021). Autant de colorations pour penser le sensible en
communication, dans toutes ses nuances et variations.
Mais peu importe l’étiquette ! Au fil des séquences, la sémiotique aura
constitué pour Jean-Jacques Boutaud un ethos attaché, même si la formule
paraît facile dans sa consonance, à l’événement et l’avènement du sens en
communication. Le lieu idéal de cette manifestation sera le sensible
(Boutaud, 2016a). Il couve dans les premiers travaux, il opère comme
révélateur au fil de ses recherches. Car la vie du sens, au-delà de la vie des
signes, présuppose une forme qui se détache, se manifeste (la visée
formelle et structurale demeure) et une saisie de cette forme, à la fois
globale et dans ses manifestations les plus discrètes (variations
esthésiques et phénoménologiques). Comme on le verra dans cet ouvrage,
l’expérience, dans ses occurrences touristique (Boutaud, 2019d), spirituelle
(Boutaud et Dufour, 2012) ou œno-gastronomique (Boutaud, 2018)
constitue un espace de choix pour observer et analyser.
Avec des équipes renouvelées à Dijon dont il prend la direction,2 le
chercheur conçoit tout un programme autour des « figures sensibles » qui
constituent le point d’orgue et la ligne organisatrice des recherches.
Entendons par-là, des espaces figuratifs prenant forme à partir de valeurs

2
Le LIMSIC (Laboratoire sur l’Image, les Médiations et le Sensible en communication, 2003),
équipe intégrée au laboratoire CIMEOS en 2007, puis le 3S (Sensoriel, Sensible, Symbolique) à
partir de 2011.
infusant dans la vie en société. À l’intérieur de ce vaste champ de recherche
se voient ainsi traitées comme « figures sensibles » : l’hospitalité (2001), la
commensalité (2004c), la transparence (2006), la lenteur (Boutaud et Bratu,
2007), la convivialité (2005b, Boutaud et Bonescu, 2009), le sacré (Boutaud
et Dufour, 2012 ; Dufour et Boutaud, 2013), le gustatif (Boutaud et Dufour,
2015 ; Boutaud, 2016c), l’expérience et l’expérientiel (2018, 2019b, 2021b).
Le figuratif crée le pont entre image et imaginaire, sensoriel et sensible,
formes matérielles et formations, transformations immatérielles. Entre tous
ces univers, le goût, l’imaginaire gustatif, la communication alimentaire
prendront très tôt valeur archétypale. La nomination à Dijon, à partir de
1990, et le capital symbolique de la Bourgogne connue dans le monde
entier pour ses mets et ses vins, donnent de solides et liquides arguments
pour aller dans cette direction. Jean-Jacques Boutaud ne s’en privera pas
lors de ses conférences à travers le monde universitaire et de ses
publications qui le conduisent notamment à son poste de professeur invité
à l’université des sciences gastronomiques de Pollenzo (UNISG, 2009-
2010), à l’initiative de Pierluigi Basso, et au Master européen « Culture et
communication du goût » sous la direction de Gianfranco Marrone, à
Palerme. L’Italie bien sûr, et bien d’autres terres d’accueil pour promouvoir,
au fil des invitations, cette sémiotique du goût en cours d’élaboration. Déjà
à la faveur d’un Master Co-Mundus en communication et des recherches
sémiotiques (Boutaud, 2002) engagées avec des partenaires comme
Londres (G. Kress), Florence (G. Bechelloni) ou Kassel (B. Bachmair).
Échanges nourris également avec la Roumanie (I. Dragan, Bucarest), la
Corée (S. Kim, Séoul), les États-Unis (Berkeley, suite à une communication
distinguée à Urbino, 2001), l’Argentine (Buenos Aires) où prend corps le
projet de Sémiotique ouverte (2007) avec Eliseo Verón.
Le lecteur ne s’étonnera pas de la progression retenue pour cet ouvrage,
tant la ligne directrice s’est détachée au fil de cette introduction, au point de
figurer un éclairant triptyque : les relations sémiotique et communication,
« du signe au sens » (première partie) ; « le paradigme sensible »
(deuxième partie) ; « l’imaginaire gustatif et alimentaire » (troisième partie).
Il est heureux de voir combien, dans le cadre volontairement contenu de cet
ouvrage collectif, comme il en serait d’une belle réunion de table, la
communauté scientifique a répondu si chaleureusement à cette proposition
de dialogue, forme pudique et savante, amicale et constructive, pour
célébrer le lien avec Jean-Jacques Boutaud.

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