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Physique et ontologie ou la réalité de la philosophie

« Le mouvement divisant » in Le problème de l’être chez Aristote


Pierre Aubenque

VIe Ennéades Plotin : « Les catégories d’Aristote sont incomplètes, du fait qu’elles ne concernent pas les
intelligibles. »
Si les catégories expriment les sens multiples de l’être, il n’est pas surprenant qu’elles n’aient pas un point
d’application là où le sens de l’être est immédiatement un, dans le domaine de l’intelligible.
Si les catégorie ne se révèlent que dans le discours prédicatif, il est naturel qu’elles soient introuvables là
ou la prédication est impossible, faute de pouvoir opérer dans l’unité de l’intelligibilité la dissociation d’un
sujet et d’un prédicat. Les catégories supposent une double scission : scission de l’être en tant qu’être suivant
la pluralité de ses significations, scission de tel être concret en un sujet et un prédicat qui n’est pas le sujet.
L’intelligible est univoque et ne peut être sujet d’aucune attribution. L’intelligible est immédiatement ce
qu’il est, rendant superflue toute distinction de sens ; il ne peut être autre que ce qu’il est, rendant impossible
toute prédication autre que tautologique.
Que l’un répugne à l’ambiguïté du discours humain comme à la dissociation prédicative, Plotin n’en
disconviendrait pas, mais il s’étonne qu’Aristote s’en soit avisé avant lui sans en donner, il est vrai,
clairement les raisons.
Saint Augustin, dans le De Trinitate, reprendra l’idée plotinienne de l’ineffabilité de l’Un, mais en
employant le vocabulaire aristotélicien des catégories pour l’illustrer négativement : « nous devons nous
représenter Dieu, si nous le pouvons, comme bon sans qualité, grand sans quantité, créateur sans privation,
présent sans situation, contenant tout sans avoir, partout présent sans être dans un lieu, éternel sans être dans
le temps, agissant sur les choses mouvantes sans être lui-même en mouvement, ne souffrant aucune
passion. »
Si saint Augustin manifeste par là l’impropriété du vocabulaire catégoriel lorsqu’il s’agit d’exprimer la
réalité transcendante de Dieu, il en conserve toutefois une, la seule qui lui soit attribuable : « il est cependant
sans aucun doute substance ou, pour mieux dire essence » (Confessions, IV).
L’essence n’est pas une catégorie au sens strict.
Par ailleurs, la notion de catégorie ne s’étend qu’au pluriel puisqu’elle n’a d’autre fonction que de désigner
les sens multiples de l’être. Dire que le divin est essence, c’est reconnaître que l’être divin ne se divise pas
selon une pluralité de significations et qu’on peut donc faire l’économie du vocabulaire même de la
catégorie.
La catégorie est une notion ontologique et non théologique. Dieu ou l’Un sont au-delà de tout ce qu’on
peut en dire. Pour Plotin et Proclus, ils sont même au-delà de l’essence. Dieu n’est pas car le vocabulaire
ontologique est trop chargé d’implications sensibles pour s’appliquer, même par analogue, à Dieu.
Le Dieu d’Aristote est incontestablement essence, et le fait que cette essence soit immobile et séparée
n’en fait pas une essence éminente et superlative, mais réalise ce qui caractérise normalement tout essence.
L’essence, a-t-on remarqué, est conçue par Aristote comme Platon sur le mode de la présence : l’ο σ α et
παρουσ α.
Or, la présence n’est jamais si bien réalisée que dans la permanence et la séparation. C’est-à- dire, là où
cette présence n’est pas mise en question par le mouvement ni subordonnée à une autre présence. Le Dieu
d’Aristote est donc pour Présence.
Au contraire, les essences mobiles du monde sublunaire ne sont essences qu’imparfaitement. Elles sont
certes données dans une présence, mais cette présence est évanescente. Du moins, elle ne subsiste
qu’invisible cachée derrière la succession des attributs dont elle le « substrat ». l’Essence divine est
transparente de part en part. Elle coïncide avec sa manifestation. Les secondes sont à chercher, dans leur
invisible permanence, derrière les accidents qui leur adviennent. Les essences sublunaires sont imparfaites en

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ί
ὐ
ί
ce qu’elles ne sont pas qu’essence, mais aussi quantité, qualité, qu’elles sont en relation, en situation, dans le
temps ou dans un lieu, etc.
L’abondance infinie de la parole sur les essences sublunaires traduit une insuffisance ontologique ; on
parle tant de l’être du monde sublunaire que parce que l’on ne peut pas dire ce qu’il est. Le détour par la
prédication et les catégories n’est que le pâle substitut d’une intuition absente. L’homme ne s’épuise en
paroles que lorsqu’il ne voit pas ce qu’il dit.
Comment une intuition humaine, dessinée à voir l’être divin, peut se dégrader en un discours indéfini sur
le moindre être du monde sublunaire. Voilà la vraie question. Le Dieu d’Aristote n’est pas au-delà de l’être,
mais c’est l’être du monde sublunaire qui est en deçà de l’Être, c'est-à-dire de Dieu.
La théologie d’Aristote n’est pas une ultra-ontologie, mais c’est au contraire son ontologie qui se
constitue dans l’en-deçà d’une théologie qu’elle ne parvient pas à rejoindre. Le problème d’Aristote est celui
de la dégradation de la théologie. Comment passer de l’être qui est ce qu’il est à l’être qui n’est pas tout à fait
ce qu’il est ?
Pourquoi l’unité se fragmente-t-elle, la simplicité se complique-t-elle ? Pourquoi l’univocité fait- elle
place à l’ambiguïté ?
Séparation de l’être sensible d’avec l’être divin et, plus profondément encore, division de l’être sensible
d’avec sa propre essence, c'est-à-dire d’avec soi-même. Le problème d’Aristote n’est pas celui du
dépassement, mais de la scission.
Pierre Aubenque propose un renversement de la tradition aristotélicienne entre metaphysica generalis et
metaphysica specialis.
La tradition qui, issue d’Aristote, trouvera son expression la plus accomplie, à travers la scolastique et en
particulier Suarez, dans la métaphysique leibniziano-wolffienen, verra dans la théologie une promotion de
l’ontologie générale, le concept leibnizien de promotion suggérant à la fois le rapport de déduction et
d’éminence qui unirait, dans cette perspective, l’être divin à l’être en général.
Dans cette perspective, le divin est un cas particulier de l’être en tant qu’être. Mais, la particularité du
divin est « éminente » et la metaphysica specialis est en même temps une métaphysique première.
D’un autre point de vue, l’être en tant qu’être désigne l’être possible, alors que la théologie s’occupe de l’être
suprêmement réel.
Cette double opposition se retrouve bien dans la problématique aristotélicienne, mais en réalité inversée.
L’être en général, c'est-à-dire tel qu’il devrait être dans sa généralité, est l’être divin, et c’est au contraire
l’être en tant qu’être du monde sublunaire qui comporte cette particularité d’être divisé d’avec soi-même.
D’autre part, l’être divin finit par jouer le rôle que jouera le possible chez les leibniziens : il est l’être
essentiel qui ne comporte aucune des limitations de l’existence sensible ; et, inversement, l’être en tant
qu’être de l’ontologie aristotélicienne n’est pas l’être simplement possible, mais cet être historiquement
réalisé dans le monde sublunaire que l’homme rencontre à l’horizon de son discours et de son action.
C’est l’ontologie d’Aristote, et non sa théologie, qui doit être entendue comme metaphysica specialis,
métaphysique de la Particularité, de l’Exception, non plus cette fois éminentes, mais déficientes, que
constitue, par son rapport à l’Être essentiel, l’être du Monde sublunaire.
C’est la théologie, et non la théologique, qui se révèle comme la théorie de l’être quelconque, d’un être
dont il n’y a rien à dire, si ce n’est qu’il est ce qu’il est et qu’il n’est pas ce qu’il n’est pas. C’est au contraire
l’ontologie qui, en tant que recherche de l’unité dans la scission, se constitue comme métaphysique de la
finitude et de l’accident, réponse à l’étonnement devant ce qui ne va pas de soi.
Quelle est donc la particularité de l’être en tant qu’être du monde sublunaire ?
Il n’est pas un genre, il se dit en plusieurs sens, son unité n’est pas donnée, mais « recherchée », il ne se
manifeste qu’obliquement dans la dissociation prédicative, etc.
La tâche d’une ontologie fondamentale serait de rechercher le fondement de cette scissiparité qui affecte
l’être du monde sublunaire.
La particularité de l’être en tant qu’être du monde sublunaire, c’est le mouvement.
Le mouvement est la différence fondamentale qui sépare le divin du sublunaire. Certes, les astres se se
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meuvent d’un mouvement circulaire et éternel, mais la circularité et l’éternité de ce mouvement le
rapprochent de l’immobilité. Il y a un mouvement immobile, de même qu’avec Lucrèce, il y a une mors
immortalis. Toutefois, cette restauration de l’immobilité par le détour du mouvement manifeste la première
impuissance de Dieu et le début de la dégradation qui s’achèvera avec le monde sublunaire..
L’être en mouvement et l’être immobile ne sont pas deux espèces opposées à l’intérieur d’un même genre.
Le mouvement est la Différence qui rend impossible dans son principe toute unité. Il est l’Accident qui n’est
pas un accident parmi d’autres, mais ce par quoi l’unité de l’être se trouve désormais affectée par la
distinction de l’essence et de l’accident ; il est la coupure qui sépare le monde de l’accident du monde de la
nécessité.
Qu’il y ait des degrés dans l’accidentait n’enlève rien au fait que la coupure commence là où commence
le mouvement, que la dégradation est présente dès le mouvement du Premier Ciel, même si elle n’atteint son
degré le plus bas que dans l’imprévisibilité des mouvements intérieurs au monde sublunaire et, en particulier,
dans l’inconstance des actions humaines.
Inversement, l’ontologie, née de la réflexion laborieuse des hommes sur l’être qui leur est le plus familier,
celui du monde sublunaire, pourra s’élever jusqu’à la considération de cet être quasi divin qu’est celui des
corps célestes. Mais elle ne franchira jamais la distance infinie qui sépare le Premier Mû du Premier Moteur
immobile ; partie du mouvement, elle ne rejoindra jamais le Principe, c'est-à-dire le commencement, lui-
même immobile, du mouvement.
Considérer le mouvement dans sa radicalité.
L’ontologie qui, née de besoins humains, peut rencontrer d’abord ce qui fait de l’homme un être de besoin
toujours à la recherche d’une unité dont le mouvement, à chaque instant, le frustre.
Dans sa Physique, Aristote traite ex professo du mouvement. Il paraît bien être l’unique objet de la
physique, car c’est le propre des êtres de la nature que d’être en mouvement (Physique, I).
La question du nombre des principes est immédiatement liée à celle du mouvement ; c’est pour
sauvegarder le mouvement, qui est la chose « commune » à tous les êtres naturels, qu’Aristote admet la
pluralité des principes.
Il y a la chose qui devient, ou matière, ce qu’elle devient par génération, c'est-à-dire la forme, et enfin
l’opposé de la forme, à partir de quoi la forme est advenue, à savoir la privation.
Physique, II : définition de la nature comme « principe et cause de mouvement »
Physique, III/IV : définition du mouvement en lui-même et idée soulevée de ce qu’on pourrait appeler les
réquisits du mouvement : l’infini, le lieu, le vide, le temps.
Physique, VII/VIII : démonter l’existence d’un Premier moteur immobile, dont l’immobilité même n’est ici
pensée que comme condition de la possibilité du mouvement.
En revanche, la Métaphysique, abstraction faite de la deuxième moitié du livre Kant — compilation de la
Physique —, ne traite qu’une seule fois du mouvement : livre Z, chapitre 7.
Dans l’ensemble, on peut dire que ni le mouvement ni même l’être en mouvement ne paraissent l’objet
explicite des spéculations métaphysiques.
La métaphysique interprétée comme théologie => elle porte sur l’immobile.
La métaphysique interprétée comme une théorie générale de l’être => elle ferait abstraction de cette
particularité que constitue le mouvement pour ne considérer que ce qu’il y a de commun à l’être en
mouvement et à l’être immuable.
C’est finalement par l’abstraction radicale du mouvement que la métaphysique se dinguera de la
physique.
Toute la théorie physique d’Aristote contredit cette idée que le mouvement serait une propriété
accidentelle, dont il suffirait de faire abstraction pour retrouver l’essence de l’être dans sa pureté. En réalité,
lorsqu’Aristote oppose le corruptible et l’incorruptible comme deux genre, ce dernier veut dire que le
mouvement affecte de part en part l’être en mouvement ; il est, sinon son essence, du moins une affection
essentielle, celle qui l’empêche radicalement de coïncider avec son essence ; il n’est pas un accident parmi
d’autres, mais ce qui fait que l’être en général comporte des accidents.

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La physique conditionne de part en part le contenu même de la métaphysique, elle est ce qui fait que
l’ontologie n’est pas une théologie, mais une dialectique de la scission et de la finitude.
Ce n’est pas dans la théologie, mais dans la physique, qu’il faut rechercher ce qu’il y a de fondamental dans
l’ontologie ; ce n’est pas à partir du divin que se détermine l’étant dans sa totalité mais c’est le mouvement
qui constitue l’être de l’étant en tant que tel du monde sublunaire.
Si la discussion et l’établissement des principes d’une sciences ne relèvent pas de cette science elle-
même, mais de la science précédente, on peut bien dire que la recherche sur les principes, qui occupe tout le
livre I de la Physique est une recherche ontologique et non physique.
Il s’agit de lever une difficulté préjudicielle soulevée par ceux qui disent que tout est un.
Les philosophes visés sont les Éléates. Chez eux, la thèse de l’unité de l’être se trouve liée à celle de
l’immobilité de l’Un, et elle semble bien suggérer que, si les Éléates mettent en question la physique, c’est
qu’ils nient le mouvement et, par là, la science de l’être en mouvement.
« Pour nous, posons comme principe que les êtres de la nature, en totalité ou en partie, sont mus ; c’est
d’ailleurs manifeste par l’induction. » (Métaphysique)
Cette constatation vraiment fondamentale va être la base des considérations qui vont suivre sur la nature. Le
mouvement n’est pas un phénomène accidentel, mais vraiment substantiel, une dimension fondamentale de
l’être du physique.
C’est bien le fait universel du mouvement qu’Aristote oppose ici aux ratiocinations éléatiques. Seulement,
si le mouvement est un fait universel, cela ne signifie pas que toutes choses dans la nature soient à chaque
instant en mouvement ; s’il en était ainsi, on n’échapperait aux difficultés de la philosophie éléatique que
pour tromper dans celles de l’héraclitéisme.
Dans un autre passage, Aristote montrera que les réalités de notre monde ne sont ni toujours immobiles ni
toujours en mouvement, mais qu’elles sont tantôt en repos, tantôt en mouvement (Physique, VIII). Le fait
universel, dont nous venons de voir l’affirmation liminaire, n’est donc pas exactement le mouvement, mais le
fait de pouvoir être en mouvement ou en repos ; qui, lui, ne peut pas être en mouvement.
Les états, même évanescents, de repos n’apparentent-ils pas, pour un court laps de temps, l’être du monde
sublunaire à l’être divin ?
Si la mort fournit une imitation de l’éternité, cette imitation est dérisoire.
Dieu ne connaît pas le repos, il est immobile.
Aristote distingue clairement entre l’immobilité qui est la contradictoire du mouvement au sens strict et le
repos, qui en est seulement le contraire. L’immobilité est la négation du mouvement, là où le repos n’en est
que la privation ; « l’immobile est ce qui ne peut absolument pas être mis en mouvement » , « le repos est
une privation dans le sujet capable de recevoir le mouvement » (Physique, VIII).
Mouvement et repos sont donc les espèces extrêmes à l’intérieur d’un même genre, qui serait celui de la
mobilité. Mais entre la mobilité et l’immobilité, il n’y a pas seulement une différence d’espèce, mais
l’opposition irréductible de deux genres.
Lorsque Aristote définit la nature comme « principe de mouvement et de repos » (Phys. II), l’évocation du
repos ne constitue donc pas une restriction, mais une confirmation de la définition de l’être naturel comme
être qui peut être en mouvement.
Aristote combat sur ce point la thèse d’Héraclite, selon laquelle les êtres mobiles sont toujours mus, même si
« cela échappe à notre perception » (Phys. VIII).
Le repos est toujours inquiet, arrêt provisoire du mouvement précédent, attente du mouvement suivant. Si
nous considérons le monde dans son ensemble, nous pouvons être assuré qu’il comporte toujours du
mouvement quelque part ; si Aristote enseigne contre Héraclite la discontinuité des mouvements partiels, il
admet la continuité du mouvement dans son ensemble, qui est requise précisément par la discontinuité de ses
parties.
Le mouvement physiquement fondamental est le mouvement local circulaire, parce que seul un tel
mouvement peut être infini et continu.
L’être naturel dans son ensemble est un être en mouvement ; plus exactement : pour le mouvement.

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Si la théorie physique du mouvement doit tenir compte des arrêts et des repos, l’ontologie, elle, ne pourra
que s’attacher à la possibilité toujours ouverte du mouvement, à l’instabilité fondamentale inscrite au
principe de l’être naturel, comme ce qui constitue sa « vie ».
« Tout ce qui est devenu est composé » (Phys. I) ; le devenir suppose la composition.
On serait d’abord tenté de rapprocher la proposition du Parménide où Platon montre que seul une chose
composée peut se mouvoir.
Deux espèces de mouvement : altération et mouvement local.
L’un ne s’altère ni ne se meut localement.
S’altérer = devenir autre — l’un ne peut devenir autre qu’il est.
Le mouvement local suppose que l’un ait des parties.
« L’un ne se meut d’aucune espèce de mouvement » (Parménide).
Si c’est ici un exercice dialectique, la thèse a une portée physique : si l’un ne se meut pas, c’est que ce qui se
meut n’est pas un, comporte donc des parties, est donc composé et divisible. Le mouvement suppose donc la
divisibilité.
Plus exactement : il fonde la divisibilité en ce qu’il la révèle. C’est l’altération qui nous avertit que la chose
que nous croyions une ne l’était pas, puisqu’elle comportait la possibilité de devenir autre tout en restant
elle-même.
Ce qui est premier ici, c’est le mouvement lui-même comme division. Le mouvement est ce par quoi il y a
un espace en général et par quoi cet espace se révèle rétrospectivement à nous comme pouvant être divisé.
Il n’y a pas de génération ni de corruption du point, de la ligne ou de la surface (indivisibles par quelque
dimension), ni de la forme (métaphysiquement indivisible).
Le mouvement introduit dans l’être une divisibilité en éléments, caractéristique de la matière.
Le devenir est la réalité fondamentale sous la pression de laquelle l’être en devenir va s’ouvrir à une
double dissociation et sans laquelle il n’y aurait aucune raison de le tenir pour complexe. La première
dissociation est celle qui s’exprime dans le discours prédicatif, sous la forme de la distinction entre le sujet et
le prédicat : il y a ce qui deveniez et ce que devient ce qui devient.
La prédication, du moins lorsqu’elle n’est pas tautologique, est une synthèse. « Tout ce qui est devenu est
composé ». Or la composition prédicative suppose une dissociation préalable et n’est possible que là où cette
dissociation est donnée, c'est-à-dire dans l’être en mouvement. Seul le mouvement permet de distinguer
l’attribut qui advient au sujet et le sujet lui-même.
Comment saurions-nous que Socrate est assis s’il n’a jamais été debout ? Comment distinguerions-nous
l’attribut du sujet, si l’attribut ne se séparait du sujet à nu moment ou à l’autre de la vie de celui-ci ?
Mais même dans le cadre de l’attribut essentiel, sa distinction d’avec le sujet n’est rendue possible que
par un mouvement supposé, sorte de variation imaginative, selon laquelle nous nous demandons si le sujet
serait encore le sujet si nous supposions absent tel ou tel de ses attributs. De fait, le triangle est toujours
triangle s’il n’est pas isocèle, mais s’il perd un côté, il n’est plus triangle. C’est donc que la trilatéralité est un
attribut essentiel du triangle (Analytiques postérieurs, I).
Ce qui devient se dit en deux sens : il y a ce qui disparaît dans le devenir et s’efface devant ce qui
advient ; il y a d’autre part ce qui se maintient dans le devenir et fait que c’est bien le même être qui devient
ce qu’il n’était pas.
L’illettré devient lettré ; l’homme devient lettré => ce qui devient est aussi bien ce qui était et ne sera plus
que ce qui sera encore, lorsque ce qui était ne sera plus.
Triplicité/double dualité de principes : on appelle forme ce qui advient dans le devenir et s’exprime dans
l’attribut, la forme s’oppose, d'une part, au sujet comme matière du devenir, d’autre part, au sujet comme
absence de cette forme, c'est-à-dire comme privation.
La privation ne peut être une partie de l’être puisqu’elle n’est pas de l’ordre de l’être, mais du non-être.
Matière et forme sont des composants réels de l’être end devenir, mais n’en sont pas pour autant des
parties. On ne peut les dissocier physiquement ; on ne peut concevoir, dans un être physiquement existant, de
matière sans forme ni de forme sans matière.
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La privation n’est pas l’absence en général, mais l’absence de telle présence. Elle ne se constitue comme
telle que rétroactivement, comme manque et attente de ce que le sujet est en fait advenu.
La triplicité/double dualité de principes jaillit de l’être lui-même, dès lors qu’il comporte la possibilité du
mouvement.
C’est l’être qui, à chaque fois et en chacun de ses instants, se dédouble et se re-dédouble, « éclate » selon une
pluralité de sens, de directions, qui définit l’unité « extatique » de sa structure. — sur le caractère extatique
du mouvement : Aubenque traduit une phrase de la Phys. IV : « le mouvement fait sortir de soi-même le
subsistant. » le mouvement est ce par quoi le sub-sistant ne se maintient dans l’être que comme un ex-sistant.
Cette ex-sistence, cette extase, se manifeste dans la structure rythmée du temps, qui est nombre. —
Aristote explique : « il faut un sujet aux contraires ». Les contraires sont ceux des attributs qui différent le
plus à l’intérieur d’un même genre (Catég., De Interpr., Mét.). ils constituent la différence maxima
compatible avec l’appartenance à un même genre.
Lorsqu’une chose reçoit successivement deux attributs contraires, elle devient certes autre, mais non pas
autre chose : elle reste substantiellement la même, alors qu’une chose qui reçoit un attribut contradictoire
cesse par là même d’être ce qu’elle était ; elle est détruite/ou inversement, elle est produite.
Les contraires sont donc les limites extrêmes entre lesquelles une génération réciproque est possible,
c’est-à-dire réversible, et qui, par là, ne détruise pas l’unité générique de ce qui devient.
Le mouvement serait une succession de morts et de naissances et n’aurait aucune continuité. Mais
l’expérience nous apprend que le mouvement selon les contrastes est réversible, sans qu’il faille voir dans
cette réversibilité une renaissance, mais seulement un retour, non pas la négation d’une négation, mais la
restauration d’une privation.
Les contraires ne mettent pas pour autant en cause la permanence de la chose qui devient et qui demeure
sous le changement.
La triplicité des principes du mouvement apparaît dès lors comme la condition de son unité extatique.
Un discours qui ne comporterait que des attributs serait inintelligible, de même un monde où se
succéderaient les accidents serait incohérent.
La cohérence du monde exige que la succession des accidents n’affecte pas la permanence du sujet.
Le sujet du devenir se dit en deux sens :
- il y a un sujet évanescent qui se supprime dans le devenir : l’illettré disparaît dans le lettré.
- Le sujet est aussi ce qui ne disparaît pas : l’homme illettré subsiste en tant qu’homme lorsqu’il
devient lettré.
Nécessite l’analyse du temps d’Aristote.
La forme est ce que la chose sera, la privation ce qu’elle était, le sujet ce qui subsiste, demeure, ne cesse
d’être présent au travers des accidents qui lui adviennent.
Le sujet présente ici les mêmes caractères que le maintenant.
Toute l’analyse aristotélicienne du temps repose sur l’idée de la permanence du maintenant. Sans cette
permanence, le temps ne serait rien (passé n’est plus, avenir pas encore — ce qui est composé de non-être est
non-être).
La seule réalité du temps est donc celle du maintenant.
Le maintenant ne peut lui-même devenir autre, puisqu’il est ce dans quoi tout devenir se produit. La seule
réalité est celle de l’être-dans-le-temps, qui n’est autre que l’être en mouvement.

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