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Guillaume Apollinaire, Alcools, « Zone », 1913.

Au début du XXe siècle, les mouvements artistiques d’avant-garde se développent


à Paris. Ils montrent la beauté de la vie moderne et revendiquent de nouvelles
représentations de la réalité. C’est dans ce contexte que Guillaume Apollinaire, ami et
défenseur de ces artistes, publie en 1913 son recueil poétique Alcools, qui regroupe
des poèmes rédigés entre 1898 et 1912. Il place en tête de son ouvrage le poème
«Zone » qui est pourtant le dernier en date à avoir été rédigé. Le titre « Zone »
renvoie à la bande de terrains vagues qui entouraient Paris, lieu de la marginalité
sociale comme la poésie d’Apollinaire est en marge de la poésie traditionnelle.
“Zone” est le récit d’une déambulation tout à la fois dans la ville et dans les souvenirs
du poète. Poème liminaire, poème bilan, il annonce certains des thèmes d’Alcools et
place le recueil sous le signe de la modernité et d’une esthétique nouvelle. Nous
serons ainsi amenés à nous demander en quoi “Zone” est un poème-clé dans le
recueil.

Donner les mouvements du texte :


1. Le poète affirme son refus d’une forme et de thèmes anciens (vers 1-3)
2. fait l’ éloge de la religion catholique (v.4-10)
3. exprime son admiration pour les nouveaux moyens d’expression (v.11-14)
4. célèbre le monde industriel et le monde du travail (v.15-24)

Mvt 1 : vers 1 à 3

Dès le début du recueil, le poète affirme son refus d’une forme et de thèmes
anciens et renouvelle complètement l’écriture poétique.

Ce qui frappe immédiatement, c’est l’absence de ponctuation qui donne au


lecteur une grande liberté pour trouver son rythme et interpréter le poème comme il
le souhaite.

Le choix de vers libres, encore peu fréquents à l’époque, signalent également


ce parti pris de modernité ; ils sont répartis dans le poème en groupements d’inégale
longueur qui ménagent des blancs ou détachent certaines phrases, comme les trois
premiers vers qui se trouvent isolés.

Le poème commence par un vers qui constitue une véritable provocation. Il


discrédite le «monde ancien» et en même temps compose ce vers de la façon la plus
traditionnelle : c’est un alexandrin avec diérèse, assonance en [ɛ]̃ et allitération en
[s]: « A/ la/ fin/ tu/ es/ las// de/ ce/ mon/de an/ci/en/ ». Si on ne fait pas la diérèse,
on découvre avec étonnement un hendécasyllabe, vers rare et insolite. Ainsi dès le
début, Apollinaire conserve des traces de « l’ancien jeu des vers » mais en même
temps affiche la modernité et le désir de rupture.

Par ailleurs, ce premier vers crée aussi un effet de surprise dans la mesure où
ses premiers mots (et donc les premiers du recueil) sont « A la fin ». Cette
expression peu soutenue donne aussi le ton du recueil, annonce un langage poétique
nouveau, plus libre, proche de la conversation courante.

Cette expression « à la fin » peut indiquer un bilan, bilan de vie et bilan


poétique : le poème signale une rupture, la fin d’une époque. L’adjectif « las »
exprime bien ce refus d’un monde ancien.

Le tutoiement dans ce premier vers est également intéressant car le poète


semble s’adresser à lui-même pour tenter de se comprendre ; cette sorte de
conversation avec soi-même peut être interprétée comme le signe d’une quête
d’identité, d’une introspection menée par un poète qui peine à savoir qui il est.

Pour revendiquer une poésie placée sous le signe de la modernité, le poète


apostrophe au vers 2 la tour Eiffel, monument symbolique de Paris, décriée par les
habitants de l’époque. Apollinaire est au contraire séduit par cette nouveauté
technologique. Par une image amusante et insolite, il assimile ce symbole de
l’architecture moderne à une bucolique bergère, à la faveur d’un jeu de mots (la tour
Eiffel se trouve sur les « berges de la seine ») et d’une ressemblance visuelle entre
l’arche des ponts et le dos des moutons, entre la forme évasée de la tour et la robe
d’une jeune fille. La tour retrouve une place rassurante dans le quotidien : elle
devient une sorte de muse moderne, apostrophée avec lyrisme («ô tour Eiffel »). De
plus, les klaxons des automobiles et des autobus semblent au poète un bêlement : la
métaphore animale, qui métamorphose les éléments urbains, invite le lecteur à voir
différemment les objets du quotidien.

Par ailleurs l’indication temporelle « ce matin » aux v.2, 11 et 15 insiste sur


cette volonté de renouvellement : la répétition du mot, précédé du déictique «ce »
inscrit le poète dans le présent et connote le commencement, la nouveauté.

Le vers 3 redouble le premier vers : l’expression orale, familière, « tu en as


assez » exprime à nouveau le rejet de valeurs dépassées. Apollinaire vit à une époque
où le néoclassicisme est encore en vogue et où l’on cherche à imiter les modèles
anciens ; lui, cherche à innover.

MVT 2 : éloge de la religion catholique (v.5-10)

Du vers 5 au vers 10, Apollinaire va faire l’éloge de la religion catholique qui


signe la fin de l’antiquité grecque et romaine dont il parlait dans les vers précédent s.
Le poète joue avec les symboles. Dans ce monde moderne, paradoxalement « les
automobiles ont l’air d’être anciennes » tandis que « La religion seule est restée toute
neuve la religion ».
Ce vers 5 fait entendre en début et fin de vers le mot « religion » ; le vers est
symétrique et met en relief grâce aux sonorités les adjectifs « neuve » et « seule » ; le
verbe “est restée” constitue le pivot de ce vers : il suggère la permanence et renforce
l’impression d’une religion immuablement jeune. Malgré 2000 ans d’existence, le
catholicisme garde sa fraîcheur : pour chaque croyant, la foi est neuve.

Au vers 6 la religion est comparée de manière peu respectueuse aux “ hangars


de Port-Aviation”. Religion et aviation ont tous deux à voir avec l’élévation, spirituelle
pour la première, physique pour la seconde. Cette image saugrenue prépare la
comparaison plus loin dans le poème entre le Christ et l’aviateur, qui accomplissent
tous deux une sorte de prodige : voler. Le poète, on le voit, prend des libertés avec le
sacré.

Aux vers 7-8, Apollinaire poursuit sa description d’un christianisme toujours


jeune. Il interpelle le Christianisme, le tutoie même, puis s’adresse au pape Pie X qu’il
qualifie par un superlatif “le plus moderne” ; cet éloge peut paraître surprenant car
Pie X a été l’un des papes les plus rétrogrades de l’histoire. Toutefois ce pape a béni
Beaumont, l'aviateur vainqueur de la course Paris-Rome. Ce geste rapproche la
modernité technique et le Christianisme deux fois millénaire.

Les vers 9-10 sont consacrés au poids des souvenirs. Ils renvoient à l’idée de
péché : « honte », « église », « confesser ». Ce qui semble le plus ancien, ce n’est pas
la « confession » (qui rend neuf) mais la « honte », les « fenêtres [qui] observent » :
une conception très étroite de la morale, qui refuse à un non-pratiquant, à un poète
menant une vie très libre, de rechercher le recueillement. En effet, on relève la
métonymie des « fenêtres » qui renvoie aux regards des autres sur soi. Là encore , on
en retient la peur d’être jugé.
Le poète semble avoir du mal à parler de lui. On remarque que dans certains
vers (1-3-9-10), il est question de lui à la deuxième personne, alors qu’au vers 15 le
«je » réapparaît lorsque le poète n’essaie plus de parler de ses sentiments mais se
contente d’observer le monde.

Mvt 3 (vers 11-14) : éloge des nouveaux modes d’expression

Revendiquer la modernité, c’est faire l’éloge des nouveaux modes


d’expression écrite.

· « les prospectus les catalogues les affiches » (v. 11) sont définis par le poète au
vers 12 comme les nouvelles formes d’expression poétique : « voilà la poésie ». La
personnification « chantent tout haut » mêle des perceptions visuelles (les
couleurs vives ou les mots en gras sur les affiches) et des perceptions auditives (ces
couleurs sont si éclatantes qu’elles semblent « chanter »). La poésie émane donc
de la publicité, colorée et visible de tous.
· Un deuxième type d’expression écrite est évoqué aux vers 13-14 : la presse avec «
les livraisons» du matin, « les journaux », « mille titres divers » qui désignent cette
fois-ci « la prose » (v.12). Ce sont les parutions à sensation «pleines d’aventures
policières », les romans de gare très en vogue à l’époque. On note dans cet éloge
de la presse la référence surprenante à l’argent avec la mention des «25 centimes
» qui pousse le plus loin possible le détail prosaïque. Apollinaire est sensible au fait
que les journaux ne sont pas chers et qu’on les trouve à profusion, comme le
montrent l’hyperbole chiffrée «mille titres divers», ou encore le mot « pleines ». Le
poète met en valeur les magazines qui envahissent les devantures et se présentent
comme une nouvelle littérature, avec ses "grands hommes"(comme l'épopée).
· Enfin on remarque que la description des nouveaux modes d’expression écrite se
fait dans un ton simpliste : « voilà » (v.12) ; « il y a » (v.12 et 13) conforme lui aussi
à l’annonce d’un art nouveau.

Mouvement 4 : éloge du monde industriel et du monde du travail (v.15-24)

Apollinaire va ensuite rendre hommage à la ville moderne. Il parle d’«une


jolie rue dont [il a] oublié le nom ». Cette rue n’est pas située dans des quartiers
élégants, historiques mais dans un quartier industriel récent, elle est « neuve et
propre». Au vers 24, la mention de « l’avenue des Ternes » permet de situer cette
rue à l’extrême ouest de Paris, presque en banlieue.

On a l’impression à la lecture du texte qu’Apollinaire choisit spécifiquement


ce qui rebuterait d’autres poètes : il parle de cette « rue industrielle» comme d’une
«jolie rue », ce qui peut sembler paradoxal, et emploie même ce qui semble un
oxymore : « la grâce de cette rue industrielle ». Ce qui rend cette rue « jolie », ce
sont les éléments précisés dans le vers 16 : cette rue est associée à une métaphore
éclatante : elle est le «clairon » du soleil, qui embellit et valorise toute chose.

Cette rue est marquée par des bruits qui pourraient être laids : la sirène
«gémit », la « cloche rageuse […] aboie » ; cependant deux procédés embellissent ces
bruits : les vers 19 et 20 sont des alexandrins réguliers, harmonieux (3-3//3-3) alors
que le reste du poème est en vers libres ; d’autre part ces bruits (gémir, aboyer) sont
animalisés ou humanisés, ce qui les rend vivants, moins mécaniques.

La rue évoquée est caractérisée également par un décor peu harmonieux : les
couleurs « criaillent » (le suffixe est péjoratif) et les termes «enseignes », «murailles»,
« plaques» nous font imaginer une accumulation d’éléments disparates. Cependant
ces couleurs variées sont envisagées d’un point de vue positif, grâce à la comparaison
au « perroquet», dont les couleurs très vives sont belles.

Enfin le poète évoque la ville moderne dans son activité industrielle et


tertiaire ; son charme tient dans le va et vient régulier d’une population active : «Du
lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent. » Apollinaire tire de la
description du rythme de travail une certaine poésie grâce à une profusion de termes
précisant les rites, les habitudes, les horaires: on notera les chiffres expliquant les
fréquences (« quatre fois », « trois fois ») et les noms des jours (« du lundi matin au
samedi soir »).

Par ailleurs, le poète célèbre le monde du travail, facteur d’égalité entre les
hommes. Il prend plaisir à énumérer les activités humaines modernes : « directeurs,
ouvriers, sténo-dactylographes » Tous partagent les mêmes horaires, vivent les
mêmes choses ; les éléments de l’énumération sont tous sujets du verbe « passent »
et le mélange se ressent d’autant plus qu’il n’y a pas de ponctuation. La longueur du
vers 18 crée une impression de défilé.

Apollinaire emploie un mot très long « sténo-dactylographes » comme pour


donner à ce métier nouveau un aspect un peu prestigieux, renforcé par l’adjectif
«belles » qui le précède…

Enfin la rue évoquée est située « entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des
Ternes » : entre un nom un peu noble, un peu pompeux) et un nom plus banal, un
peu triste ; cette rue se situe entre les deux, pas vraiment noble, mais pas si terne
qu’on aurait pu le penser !

Conclusion : Sans renier totalement la tradition poétique qui l’a précédé, « Zone » se
démarque par sa profonde originalité et donne le ton du reste du recueil. La
modernité du poème se traduit ici par une ouverture au monde, et surtout par un
regard nouveau porté sur des choses banales, quotidiennes, dont on peut faire
ressortir la beauté. La forme épouse ici le sujet : c’est un poème résolument moderne
et optimiste, célébrant la nouveauté et l’inventivité de ce début de siècle.

ouverture : peintures de Delaunay ou Chagall

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