Vous êtes sur la page 1sur 3

“Zone” d’Alcools

Guillaume Apollinaire est considéré comme le père de la poésie moderne, au carrefour de


plusieurs influences, traditionnelles et contemporaines, et sachant le restituer dans ses œuvres.
Son recueil Alcools, de son titre original “Eau de vie”, est élaboré depuis 1905, et surprend par
son manque de ponctuation. Placé en tête du recueil, “Zone” est pourtant le dernier poème
rédigé par Apollinaire avant la publication en 1913. Il évoque, dans un poème dépourvu de
versification, un espace urbain où se mêle passé et présent. Le poète s’y adresse à lui-même, et
décrit une promenade dans Paris, à l’aurore. C’est un poème programmatique qui donne les clés
du recueil. Le terme “Zone” désigne les terrains vagues séparant Paris de la banlieue, aux limites
de la ville, à la fois inquiétants et hétéroclites, mais surtout lieux de tous les possibles.
Ainsi, nous nous demanderons en quoi ce poème célèbre-t-il la modernité.

Mouvements:
1. De “A la fin tu es las” à “ont l’air d'être anciennes”: refus de l’ancien de la part du poète
2. De “La religion seule” à “t’y confesser ce matin”: la religion est présentée comme moderne
3. De “Tu lis” à “mille titres divers”: la presse est décrite comme poésie du monde nouveau
4. De “J’ai vu ce matin” à “l’avenue des Ternes”: description d’une rue industrielle représentant
le progrès technique

Premier mouvement:
➔ « Zone » s’ouvre sur trois monostiches, qui témoignent déjà de la versification étonnante de
ce poème

À la fin tu es las de ce monde ancien


➔ premier vers classique, l’alexandrin répondant à une certaine tradition poétique
➔ Cependant, il s’agit déjà, pour le poète, d’annoncer le renouveau. En effet, il est intéressant
de noter que la diérèse sur le mot « ancien », nécessaire pour obtenir un alexandrin
concourt à donner l’impression que l’adjectif se brise : « anc-i-en » et donc que le passé
s’efface. Cette décomposition du mot évoque aussi la peinture cubiste.
➔ le “tu” s’apparente en réalité à un “je”, ce choix permet au lecteur de devenir, au même titre
qu’Apollinaire, le destinataire du poème
➔ exprime son sentiment de lassitude envers le monde entier
➔ premier vers ressemble à une conclusion: le reste du poème se présente donc comme une
analepse

Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin


➔ personnification de la Tour Eiffel “Bergère” qui ressort au milieu de Paris, presque sacralisée
par le « ô » lyrique
➔ symbolise le progrès industriel, construction ayant fait scandale, suscitant des réactions
hostiles mais aussi enthousiastes, notamment de la part d’Apollinaire
➔ champ lexical bucolique (“bergère” “troupeau” “bêle”) qui personnifie de manière étonnante
l'architecture parisienne moderne

Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine


➔ “tu” peut désigner à la fois la Tour Eiffel personnifiée et le poète, qui reprend la lassitude du
premier vers
➔ évoque “l’antiquité” qui représente le modèle architectural et artistique dans Paris, modèles
de perfection
➔ on a une remise en cause des modèles traditionnels “grecs” et “romains”, qui s’opposent à
un Paris moderne

Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes


➔ antithèse entre “automobiles” et “anciennes”, semble paradoxale
➔ c’est donc la ville en elle-même qui rend ses habitants obsolètes
Deuxième mouvement:

La religion seule est restée toute neuve la religion Est restée simple comme les hangars de
Port-Aviation
➔ antithèse entre “religion” et “neuve” renforcée par l’adv “toute”: c’est contradictoire car le
catholicisme n’a pas changé depuis le Concile de Trente
➔ enjambement entre les vers 5 et 6 permet la mise en évidence du mot “religion” qui encadre
le vers 5
➔ il compare ensuite la religion avec l’aviation, analogie motivée par un point commun:
l’élévation. C’est ici la simplicité de la religion qui est appréciée, et qui s’oppose à la
complexité de la tradition
➔ Apollinaire semble inscrire, de manière paradoxale, la religion dans l’ère moderne

Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme L’Européen le plus moderne c’est vous Pape
Pie X
➔ on a une ouverture de l’espace parisien sur l’Europe, avec de nouveau l’invocation lyrique
de la religion
➔ analogie de l’élévation se poursuit dans le vers suivant avec la référence au pape dont le
poète énonce le nom précis: « Pape Pie X », ce qui contribue à un effet de réel
➔ le Pape incarne la modernité, c’est “l’européen”, titre au superlatif souligné par l’emploi de la
majuscule et l’adjectif “seul”: il est unique

Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser
ce matin
➔ Néanmoins, le poète demeure à l’écart de cette modernité éternelle puisqu’il fuit les bancs
de l’église
➔ le poète se sent observé voire jugé, il évoque la figure dépréciative du pécheur avec “honte”
et “se confesser”, personnification des fenêtres rappelle
➔ attitude d’Apollinaire face à la religion ambiguë, hésitante et correspond sans doute à
l’état d’esprit d’une société qui s’éloigne avec peine culturellement, philosophiquement et
affectivement, d’une religion qui avait été pendant des siècles son point d’appui

Troisième mouvement:
➔ décrit une ville qui est un support pour la poésie “moderne”, elle-même en contient
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
➔ modernité des nouvelles formes de littérature montrée à travers la gradation de valeur
➔ verbe “chanter” qui fait référence à la poésie lyrique les personnifie et souligne le décalage
entre des textes non littéraires, les mots banals, et la poésie, le lyrisme classique
➔ le poète met donc en valeur la dimension artistique, musicale et donc poétique de ces
nouveaux supports
➔ le présentatif « Voilà la poésie ce matin » inscrit l’écriture poétique dans une époque
nouvelle

Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières


Portraits des grands hommes et mille titres divers
➔ romans policiers et biographies sont des formes littéraires nouvelles pour l’époque
➔ la poésie du monde moderne est ainsi composée d’affiches, prospectus, journaux, livres
policiers, politiques: c’est un nouveau lyrisme, éphémère et imagé
➔ Apollinaire donne précisément la valeur monétaire de cette poésie qui est donc associée à
un aspect commercial: cette nouvelle poésie émane directement du quotidien, du monde
moderne, elle s’invite partout dans la ville
➔ accumulation de pluriels montre l’abondance de ces formes littéraires, poésie de la
multiplicité, hyperbole « mille titres divers » traduit aussi l’enthousiasme d’Apollinaire face à
cette innovation poétique: l’adjectif “divers” s’oppose à la monotonie, source de lassitude
dans le premier mvt
Quatrième mouvement:
➔ centre son regard sur une rue parisienne, narre une de ses déambulations: on peut
notamment remarquer l’utilisation -pour la première fois dans ce poème- de la première
personne du singulier : « J’ai vu »

J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom


Neuve et propre du soleil elle était le clairon
➔ analepse avec le passé composé, temporalité complexe car le même “ce matin” utilisé
plusieurs fois dans les mvts précédents y était associé au présent de l’indicatif
➔ Cette rue, plutôt banale dans la mesure où le poète n’a plus souvenir de son nom, est
toutefois qualifiée de « jolie »
➔ champ lexical mélioratif: “jolie” “neuve” “propre”
➔ avec le “clairon”, Apollinaire présente cette rue comme annonciatrice d’une nouvelle ère, car
associée au “soleil”

Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes


Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
➔ Elle est le témoin de la modernité puisqu’elle offre le défilé de parisiens du XXème siècle
➔ ville rythmée par les horaires des travailleurs, sirènes et cloches
➔ énumération de métiers communs mais désignés de manière précise “sténo-dactylographe”
➔ quotidienneté, avec ce qu’elle a de monotone et de simple, est célébrée comme moderne et
“belle”
➔ le poète nous donne ainsi à observer l’urbanité industrielle du début du XXème siècle

Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
➔ les chiffres forment un décompte (4, 3, 1), façon peut-être d’indiquer un nouveau départ, une
ère qui s’annonce
➔ évocation de bruits multiples et disharmonieux, c’est une cacophonie de sons stridents
“gémit” “aboie” “criaillent”: Apollinaire fait, de manière antithétique, la poésie de ce qui
rebute
➔ analogie peut-être entre la sirène de la modernité et les sirènes de l’Antiquité
➔ la ville est animée, vivante: nouvelle forme d’art avec “inscriptions” “enseignes” “plaques”
“avis” qui se caractérise aussi par une forme de chant, cette fois-ci animal

J’aime la grâce de cette rue industrielle


Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes
➔ le poète fait l’éloge de la vie quotidienne d’une “rue industrielle”
➔ forme d’antiphrase entre « grâce » et « industrielle »
➔ noms de lieux précis, évoque ainsi un monde parisien bien réel: “une jolie rue” est devenu
“cette rue industrielle”
➔ Apollinaire célèbre le monde moderne qui possède, pour lui, une beauté véritable

Le poème « Zone » manifeste une certaine lassitude à l’égard de la poésie traditionnelle,


bien que celle-ci se retrouve au fil de plusieurs vers. Apollinaire éprouve une fascination pour la
modernité, pour la ville et porte un regard enchanté sur le quotidien, qu’il célèbre comme une
nouvelle forme de lyrisme. En effet, l’espace urbain sert de décor à plusieurs poèmes d’Alcools,
comme « Le pont Mirabeau » qui a pour cadre le célèbre pont métallique parisien, emblème de
la modernité.

Vous aimerez peut-être aussi