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lettres 2de - édition 2015.

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livre du professeur
Partie TEXTES sous la direction de
Valérie Presselin
de
français
Professeur agrégée de Lettres modernes
Professeur de Chaire Supérieure
Miguel Degoulet
2livre unique

Partie MÉTHODES sous la direction de

Professeur agrégé de Lettres modernes


Lycée Marguerite Yourcenar,
François Mouttapa
Professeur agrégé de Lettres modernes
Académie de Paris
au Lycée Saint Louis, Paris Le Mans

Simon Daireaux Élise Perron


Professeur agrégé de Lettres modernes Professeur certifiée de Lettres modernes -
Collège Lavoisier, Oucques Théâtre expression dramatique
Lycée Robert Doisneau, Corbeil-Essonnes
Yoan Fontaine
Professeur certifié de Lettres modernes Estelle Plaisant-Soler
Lycée Bellevue, Le Mans Professeur agrégée de Lettres modernes
Collège Icare, Goncelin
Stéphane Jacob
Professeur agrégé de Lettres modernes - Claudine Poulet
Théâtre expression dramatique Professeur agrégée de Lettres classiques
Lycée René-Josué Valin, La Rochelle Lycée Jean Bodin, Les Ponts de Cé
Sylvie Neel Daniel Salles
Professeur agrégée de Lettres modernes Professeur certifié de documentation
Lycée François-René de Chateaubriand, Rennes Lycée Montesquieu, Valence
Aurélie Palud Patricia Vasseur
Professeur agrégée de Lettres modernes Professeur agrégée de Lettres classiques -
Lycée Gabriel Touchard, Le Mans Théâtre expression dramatique
Lycée J.-B. Corot, Savigny-sur-Orge
Couverture : Nicolas Piroux
Mise en page : Adeline Calame et Anne-Danielle Naname
Lecture-correction :  Anne-Charlotte Anris
© HACHETTE LIVRE 2015, 58 rue Jean Bleuzen, CS 70007, 92178 Vanves Cedex
ISBN 978-2-01-395400-6
www.hachette-education.com
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Sommaire

Chapitre 1 L e roman et la nouvelle au XIXe siècle :


réalisme et naturalisme .................................................5
Séquence 1 Des personnages de chair et de sang.....................................................7
Séquence 2 Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert, 1844......................................29
Séquence 3 Le romancier naturaliste : enquêtes et engagement...........................44
Séquence 4 Peindre l’air du temps ........................................................................62
Séquence 5 Regards sur le mal dans la nouvelle réaliste .......................................71
Vers le bac 1 : « Des machines et des hommes »...................................................82

Chapitre 2 L a tragédie et la comédie au XVIIe siècle :


le classicisme..................................................................86
Séquence 6 Rire de nos défauts..............................................................................88
Séquence 7 Molière, L’École des femmes, 1662.....................................................103
Séquence 8 Amours comiques, amours tragiques.................................................112
Séquence 9 Le héros pris au piège........................................................................129
Séquence 10 Racine, Andromaque, 1667.............................................................150
Vers le bac 2 : « Dénouements tragiques »..........................................................158

 enres et formes de l’argumentation


Chapitre 3 G
aux XVIIe et XVIIIe siècles............................................... 161
Séquence 11 L’apologue : la puissance des mots..................................................163
Séquence 12 Voltaire, Zadig ou la Destinée, 1748.................................................183
Séquence 13 La lutte contre l’esclavage du siècle des Lumières à aujourd’hui....190
Séquence 14 Le goût de la science au siècle des Lumières...................................198
Séquence 15 Lutter contre les injustices..............................................................202
Séquence 16 S. Kramer, Devine qui vient dîner, 1967...........................................224
Vers le bac 3 : « Éduquer les femmes »................................................................230

Sommaire | 3
Chapitre 4 L a poésie du XIXe au XXe siècle :
du romantisme au surréalisme.................................. 233
Séquence 17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique.................................235
Séquence 18 Victor Hugo, Pauca meæ, 1856.......................................................264
Séquence 19 Poésie de la modernité.....................................................................272
Séquence 20 Explorations surréalistes : libérer le langage et l’imagination........291
Séquence 21 Jean Cocteau, Orphée, 1950............................................................297
Vers le bac 4 : « Ondes poétiques ».....................................................................302

Méthodes ........................................................................................ 305


Chapitre 1 Développer son autonomie (fiches 1 à 4)..........................................305
Chapitre 2 Lire et analyser (fiches 5 à 13)...........................................................318
Chapitre 3 Connaître un genre littéraire (fiches 14 à 33)...................................334
Chapitre 4 S’initier aux épreuves du baccalauréat (fiches 34 à 43).....................370
Chapitre 5 Étude de la langue (fiches 44 à 52)....................................................387

4 | Sommaire
Chapitre

1 Le roman et la nouvelle
au xixe siècle
Réalisme et naturalisme
Livre de l’élève  p. ¤‚ à ⁄⁄‡

Présentation du chapitre  p. ¤‚


La deuxième séquence est consacrée à l’étude
Objectifs d’une œuvre complète, Le Colonel Chabert de
Les Instructions officielles proposent Balzac. L’auteur, à travers son personnage, jette
les objectifs suivants : un regard cru et désabusé sur la société corrom-
montrer aux élèves comment le roman pue de 1830. L’analyse de l’adaptation cinéma-
ou la nouvelle s’inscrivent dans tographique par Yves Angelo se veut un prolon-
le mouvement littéraire et culturel gement vivant.
du réalisme ou du naturalisme ; La troisième séquence, intitulée « Le romancier
faire apparaître les caractéristiques naturaliste : enquêtes et engagement », appro-
du genre narratif et la singularité fondit la problématique précédente : quel
des œuvres étudiées ; regard les romanciers portent-ils sur la société
donner des repères dans l’histoire dont ils sont les contemporains passionnés ? Se
de ce genre. contentent-ils de l’observer, d’enquêter sur elle
et d’en retranscrire avec neutralité le fonction-
Dans sa progression, le chapitre découvre les nement organique ? Leur vision est-elle enga-
principes d’une écriture puis invite les élèves à gée ? Deux corpus permettent de répondre à
prendre la mesure - et la démesure - du projet cette question. Le premier fait découvrir des por-
réaliste et naturaliste. En effet, dresser le « pro- traits de femmes en lutte pour s’arracher à leur
cès verbal » de la réalité relève d’une ambition condition sociale. Le second, consacré au cycle
hors norme, surtout lorsque pour être vrai, on des Rougon-Macquart, montre la volonté de
s’impose un détour par la fiction. puissance animant les personnages. Si le premier
corpus nous fait traverser les milieux populaires,
le second entraîne le lecteur dans les coulisses
Organisation des lieux de pouvoir.
La première séquence est axée sur la représen- « Peindre l’air du temps » est une séquence
tation du corps dans les œuvres réalistes et natu- permettant de croiser la littérature et l’histoire
ralistes. L’objectif est avant tout d’appréhender des arts. Les tableaux impressionnistes entrent
un élément majeur des romans du xixe siècle : la en correspondance avec les textes naturalistes.
représentation du corps dans sa réalité crue, sen- L’écrivain, comme le peintre, posent un cadre,
suelle, passionnelle. choisissent le lieu et le moment pour capter une

|5
réalité en fuite. Ainsi, « on peut réfléchir en pessimisme, Zola, Maupassant et leurs héritiers
amont à la façon dont les arts visuels, notam- contemporains s’interrogent sur les énigmes du
ment, ont introduit la réalité quotidienne dans mal.
le champ de l’art et déterminé des choix esthé-
« Vers le bac » permet aux élèves de réinves-
tiques qui entrent en résonance avec l’évolution
tir leurs connaissances et de les consolider. Les
du genre romanesque ».
sujets d’écriture sont centrés autour d’un thème :
La séquence 5 s’interroge sur la violence et la la machine. L’exercice de la question sur corpus
méchanceté. La nouvelle concentre en effet est guidé. Les élèves peuvent progresser « pas
une vision du monde en quelques pages et cela à pas » en suivant la méthode propre à cet
suppose un angle d’attaque. En l’occurrence, exercice.
il est particulièrement âpre. Avec un certain

6 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


Séquence

⁄ Des personnages
de chair et de sang
Présentation et objectifs de la séquence  p. ¤∞
Livre de l’élève  p. ¤∞ à ∞¤

La première séquence est axée sur la représentation du corps dans les œuvres réalistes et naturalistes.
L’objectif est avant tout d’appréhender un élément majeur des romans du xixe siècle : l’évocation du
corps dans sa réalité crue, sensuelle, passionnelle.
Quand l’art classique masquait le corps ou le sublimait (cf. les déesses du néoclassicisme), les roman-
ciers réalistes et naturalistes proposent de redonner au corps une place centrale, en tant qu’il peut
indiquer le rang social des personnages mais aussi rappeler la part d’animalité que chacun porte en soi.
À ce titre, le premier corpus, « Regards sensuels et désenchantés sur le corps », souligne que le corps
peut trahir les aspirations du personnage à la gloire ou à l’élégance. Tout individu doit composer avec
ce corps qui peut provoquer la chute sociale ou, au contraire, séduire l’autre et permettre l'ascension.
Le second corpus, intitulé « Le règne des passions et des pulsions », explore cette vie du corps sur
laquelle le logos n’a pas toujours d’emprise. Derrière les rapports sociaux policés, le corps déploie
toujours un langage qui est celui du désir, de la pulsion, des passions.

de l’importance à cette scène en choisissant pour


ce tableau des dimensions auparavant réservées aux
sujets religieux et historiques. Le sujet vaut d’abord
Gustave Courbet, pour sa portée sociale : il s’agit ici de s’intéresser
Les Casseurs de pierres, 1849 aux conditions de vie du peuple et à la pénibilité
de cette activité manuelle. Les corps pliés, le genou
  p. 26-27 à terre indiquent l’épuisement des ouvriers mais
suggèrent aussi la noblesse de ce travail, la lutte
Objectif : comprendre la difficile de ces deux hommes contre les éléments : cassant
acceptation de la peinture réaliste. la pierre et luttant contre le soleil, les personnages
Intérêt du tableau : cette œuvre « casse » du tableau semblent incarner la grandeur et la
les codes picturaux traditionnels par son misère de la condition ouvrière.
sujet et son format et constitue une entrée
fracassante dans « l’art vivant » (Courbet).  LECTURE DE L’IMAGE
2. Les corps indiquent la pénibilité du travail. Le
Le peuple au travail, personnage de gauche, que l’on imagine plus jeune,
se trouve dans une position inconfortable : la
un sujet « ignoble » ? lourdeur des cailloux ramassés l’oblige à s’appuyer
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE sur une pierre imposante. L’homme à ses côtés
1. Cette scène est de celles que le voyageur peut apparaît également dans une posture délicate :
apercevoir en bordure de route. Pourtant, nul ne son dos courbé et son genou au sol laissent ima-
prendrait le temps de s’arrêter pour contempler ces giner la brisure du corps. Tous deux portent des
deux hommes au travail. Courbet semble saisir sur vêtements salis, déchirés, usés qui témoignent
le vif deux travailleurs en plein effort et, il confère de leur indigence.
1 Des personnages de chair et de sang |7
3. Le fait qu’on ne puisse voir les visages suggère lui aura pas forcément plu. L’exercice implique que
d’abord la déshumanisation de ces ouvriers. Privés les élèves s’interrogent sur les qualités du tableau
de visage, les travailleurs sont quasiment privés et sur la pertinence du sujet choisi par Courbet.
de toute identité. L’anonymat des personnages Ce faisant, l’élève est amené à comprendre l’ori-
permet également de leur conférer une certaine ginalité et l’intérêt du mouvement réaliste.
universalité. À travers ces deux personnages, c’est La rédaction de cet article peut exiger un travail
toute la condition ouvrière qui est représentée. On sur le vocabulaire de l’éloge et du blâme. Pour cela,
touche ici à l’art « socialiste » dont Courbet serait, on pourra s’inspirer des chroniques de Baudelaire
si l’on en croit Joseph Proudhon, le précurseur. (Salon de 1846), notamment de son article sur
l’originalité et la qualité des œuvres de Delacroix.
4. Outre la pénibilité du travail soulignée par la
posture des corps, le tableau dévoile l’indigence des Prolongement
travailleurs. Le tableau donne à voir la maigreur Travailler sur le poème de René Char « Les
de leur pitance. À droite figure ainsi une marmite Casseurs de cailloux », inspiré du tableau de
dans laquelle on image quelque ragoût. La sobriété Courbet.
de ce repas contraste avec l’intensité de l’effort et
la mise à mal du corps qu’implique la tâche des
casseurs de pierres. Notons que cette mention du
repas ouvrier figurera de la même façon dans le
DÉCOUVERTE
tableau Les Raboteurs de parquet de Caillebotte en
1876 : cette fois-ci, à droite de l’image, la marmite
s’est substituée à une bouteille de vin.
5. Les couleurs participent au réalisme du tableau
Du romantisme
d’abord par leur contraste : le ciel clair contraste au naturalisme :
ainsi avec les couleurs sombres de l’arrière-plan,
ne laissant percer qu’un petit coin de ciel bleu. Au
le corps face à la mort
premier plan, Courbet rend compte des nuances  p. ¤°-¤·
ocre et marron de la terre que remuent les ouvriers.
Mais plus encore, il favorise les échos entre la Objectif : percevoir le renouveau littéraire
couleur de la terre et celle des vêtements. Ce apporté par l’esthétique réaliste et
faisant, un lien se crée entre les ouvriers et ce naturaliste.
milieu hostile, poussiéreux. Les ombres portées
Intérêt du corpus : trois extraits permettent
sur les visages ainsi que l’ombre du jeune homme
d’étudier l’évolution de la représentation de
sur le sol suggèrent que le soleil vient de la droite.
Notons cependant que les aplats de couleurs la mort depuis le romantisme.
sombres réduisent à néant le décor, comme pour
mieux souligner, de façon théâtrale (et en un Une nouvelle représentation
sens, artificielle), les corps des travailleurs au de la mort
détriment de l’espace.
6. Le spectateur se retrouve dans le dos des person- Le corpus présente la mort de trois héroïnes :
nages, incapable de percevoir leurs traits. Par ce Atala, Emma Bovary et Gervaise. Emma et Atala
choix, Courbet renforce l’impression d’une scène meurent en se suicidant par empoisonnement
saisie sur le vif. Le spectateur se trouve à la fois quand Gervaise expérimente une longue descente
mis à distance mais aussi intégré dans cette scène aux enfers. D’une certaine façon, son alcoolisme
du quotidien dont il devient un témoin privilégié. constitue une forme d’empoisonnement, sans
qu’elle cherche pour autant à mettre fin à ses
jours (« elle ne songeait seulement pas à se jeter
 ÉCRITURE du sixième sur le pavé », l. 11). La convergence
des motifs et les divergences majeures entre les
Sujet d'invention textes doivent permettre aux élèves d’appréhender
La difficulté de l’exercice réside dans la nécessité le passage d’une littérature romantique qui sublime
pour l’élève de louer les mérites d’une œuvre qui ne la mort à des œuvres qui la décrivent sans fard.
8 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
1 et 2. La lente mort d’Atala lui donne un aspect douleur avec de la morphine. Le réalisme passe
solennel, sacré. En présence d’un prêtre, au milieu d’abord par des détails tels que la forme que prend
de la forêt, Atala meurt en sainte. Outre qu’elle l’oreiller sous le poids de sa tête, les plis des draps
n’est pas douloureuse, cette mort n’est qu’un ou le jeu de lumière qui laisse la partie profonde de
passage vers une autre vie. Véritable cérémonie, la chambre dans une semi-pénombre. Plus encore,
elle offre à la jeune vierge l’éternité des bienheu- le spectateur a pénétré dans cette chambre et
reux. La mort acquiert des résonances cosmiques, observe une scène prise sur le vif. Cette idée d’un
soulignées par le registre sublime (« je crus voir entre-deux est suggérée par le visage mi-inquiet
Dieu lui-même sortir du flanc de la montagne », mi-apaisé de la femme que la morphine devrait
l. 23). L’euphémisme « expiré » souligne cette soulager, mais aussi par cette main dont on ignore
volonté d’édulcorer et de rendre sublime ce passage si elle serre encore le drap ou si elle relâche son
de vie à trépas. emprise. Entre crispation et relâchement, le corps
Il en va autrement de la mort d’Emma décrite avec de la jeune malade évoque les effets de la morphine
une précision quasi clinique. Le lecteur découvre en un tableau saisissant et subtil.
ainsi tous les symptômes d’un empoisonnement
4. Si le texte 1 illustre les caractéristiques du
à l’arsenic : goût d’encre, sensation de soif, nau-
romantisme, c’est d’abord parce que la mort y
sée, sueurs froides, douleurs d’estomac, figure
est sublime. Elle devient en effet à la fois source
bleuâtre. La restitution des sensations d’Emma
d’effroi et spectacle grandiose. Certes, le person-
impose une dimension réaliste à cette violente
nage est en proie à une fatalité dont il ne peut se
agonie : les mentions associées au goût (« affreux
défaire. Mais sa mort entre en résonance avec les
goût d’encre », l. 4), au toucher (elle prend son
éléments et acquiert une dimension cosmique qui
mouchoir), à la vue (« sorte de gravier blanc »,
lui permet d’atteindre un au-delà de la condition
l. 19-20) rendent la scène insoutenable. Les détails
humaine.
crus et la déshumanisation progressive du corps
À l’inverse, le personnage réaliste ou naturaliste
mourant (ouverture mécanique de la mâchoire,
tend à sombrer dans une infra-humanité : plus
figure bleuâtre, vapeur métallique) s’opposent
que jamais, il est soumis aux mouvements du
violemment à cette vision de la mort qu’Emma
corps et aux bas instincts. Le texte insiste alors
croyait aussi rapide que douce.
sur les détails concrets, voire crus : déformations
Mais c’est assurément Zola qui va le plus loin
et métamorphoses, fluides et odeurs corporels,
dans la précision. Le corps de Gervaise la réduit à
râle du mourant. Pas de place pour une spiritua-
l’état de bête : se nourrissant d’ordures, claquant
lisation de la mort : l’être n’est plus qu’un corps
du « bec », elle finit à la place d’un mort dans
en souffrance, en déliquescence.
une niche (terme cité trois fois en dix lignes). Le
romancier restitue ainsi les étapes de son agonie
tout en inscrivant les faits dans une temporalité
floue qui donne à voir l’horreur de sa condition.
À la fin, le cadavre est à la fois évanescent et
trop présent, à l’état d’odeur et de couleur. La
déshumanisation du cadavre fait écho à la déshu-
REGARDS SENSUELS
manisation qui frappait Gervaise de son vivant : ET DÉSENCHANTÉS SUR LE CORPS
exclue et raillée de tous, elle meurt dans la solitude


et l’indifférence.
En somme, la « sacrée existence » de Gervaise, 
Stendhal,
faite de malheurs, d’infamies et de désillusions,
n’a rien à voir avec l’existence sacrée d’Atala
Le Rouge et le Noir, 1830

¤
dont la pureté est consacrée par sa mort en un
lieu naturel et en compagnie de deux êtres qui Lucien Leuwen,
la respectent.
1834  p.‹‚-‹⁄
3. Le réalisme du tableau de Santiago Rusiñol i Objectif : étudier deux personnages jeunes
Prats provient d’abord de la scène représentée : et ambitieux afin d’interroger la notion de
une jeune femme allongée sur son lit soulage sa héros dans le roman réaliste.
1 Des personnages de chair et de sang |9
Des récits à chute  LECTURE DES TEXTES
2. Lucien pose un regard méprisant sur la province
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE face à ses « murs sales » (l. 9) et sa « boue noire »
1. Cette double page propose un extrait de Lucien (l. 10). À ses yeux, tout paraît laid et vulgaire, à
Leuwen et un extrait du Rouge et le Noir, œuvres commencer par cette « persienne peinte en vert
de Stendhal relevant du roman d'apprentissage. perroquet » (l. 3). Comme sur une toile blanche,
Dans les deux cas, un jeune homme fait l’expé- cette couleur inédite jure non seulement avec
rience du monde et s’efforce de faire coïncider l’aspect terne de la ville, mais elle semble en elle-
ses désirs avec l’ordre du réel. À cette époque, les même une cruelle faute de goût. Le jugement de
jeunes gens peuvent s’élever socialement par des Lucien est sans appel : « Quel choix de couleurs
carrières militaires ou ecclésiastiques (le titre Le voyantes ont ces marauds de provinciaux ! »
Rouge et le Noir porte en germe cette tension entre (l. 3-4). Dans cette généralisation hâtive, le jeune
l’Église et l’armée). Ici, l’élève est invité à analyser sous-lieutenant condamne ceux qui n’ont pas le
la figure du cavalier et la chute de cheval, évitée bon goût d’être Parisiens. Par la suite, l’œil de
dans le premier texte, effective dans le second. Lucien retrouvera de l’enchantement dans la
Les points communs ne manquent pas : blondeur sublime de la jeune femme qui remet
– la jeunesse du personnage principal ; de la lumière et de l’harmonie dans un paysage
– l’arrogance et la fierté insolente du jeune héros ; saturé de désolation et de trivialité.
– la tendance des deux jeunes hommes à la suren- 3. Cavalier à fière allure, Julien ne se sent plus de
chère : la propension de Julien à tout ennoblir joie, ce dont rendent compte les lignes 20 à 35 où
(comme en atteste sa comparaison avec Napoléon) l’on passe au point de vue interne. Le superlatif
fait écho à la tendance de Lucien à tout dégra- « le plus heureux des hommes » exprime d’emblée
der (dont témoigne l’énumération : « les murs cette intensité des sentiments, ce que confirme
écorchés […] la rosse qu’on lui avait donnée », l’hyperbole « son bonheur n’eut plus de bornes ».
l. 9 à 11) ;
– le regard de la foule, notamment le regard De fait, le fils de charpentier se prend pour un
féminin ; valeureux guerrier. Ce sentiment d’être un conqué-
– les railleries et autres manifestations bruyantes rant lui vient à la fois de son caractère et des
(« cri d’indignation », « rire général et bruyant ») circonstances : d’une part, le narrateur souligne
qui contrastent avec des silences lourds de sens chez lui une hardiesse naturelle (l. 22) ; d’autre
(« le silence de l’étonnement », le silence de la part, la hauteur que lui confère son cheval et le
jeune fille qui referme ses persiennes) ; sabre qu’il porte au côté enflamment son imagi-
– la posture à cheval présentée comme significa- nation. Bientôt, le rêve d’héroïsme est concrétisé
tive, représentative d’un caractère ; dans son esprit, comme le suggère la dernière
– dans les deux cas, la menace de chute surgit à phrase du texte : « il était officier d’ordonnance
un moment où les personnages s’adonnent à la de Napoléon » (l. 33-34). Dénuée de tout moda-
rêverie : jubilation intérieure de Julien, rêverie lisateur, cette phrase présente comme un fait ce
amoureuse de Lucien. qui n’est qu’un fantasme.
Mais, on note des différences : 4. Les lignes 11 à 19 présentent différents types
– Julien évite la chute, Lucien tombe ; de discours rapportés :
– la chute est le fait d’un coup de canon (ori-
L. 11 à 13 : le discours indirect libre fait entendre
gine extérieure) pour Julien quand Lucien est
la violence des propos tenus par la foule et les cris
responsable de sa chute puisqu’il donne un coup
d’indignation. Ce faisant, le narrateur donne une
d’éperon maladroit à son cheval ;
voix aux nobles mais la parole reste partiellement
– le texte 1 offre le point de vue de la foule ; le
prise en charge par lui, ce qui permet de mettre
texte 2 n’offre qu’un point de vue interne : par
à distance ces critiques.
ce choix, Stendhal nous plonge uniquement dans
les pensées de Lucien ; L. 13 à 15 : le discours direct retranscrit les propos
– on peut supposer que Julien Sorel perçoit le juge- de certains personnages : les propositions incises
ment des spectateurs à son égard ; Lucien ignore « disait une dame » et « répondait le voisin » per-
ce que sa mystérieuse spectatrice pense de lui. mettent d’identifier les voix. La violence atteint ici
10 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
son paroxysme pour exprimer le mépris des nobles la succession de trois verbes au passé simple :
(« petit insolent, né dans la crotte »), mais aussi « glissa, tomba et le jeta par terre » (l. 20). Par
leur peur (« il serait assez traître pour leur couper la suite, Lucien met tout en œuvre pour éviter la
la figure »). disgrâce et se relever au plus vite. À ce titre, la
L. 16 à 19 : le discours indirect (« les dames se succession de verbes à l’infinitif rend compte de
demandaient si »), puis le discours narrativisé sa célérité : « se relever […] l’affaire d’un instant »
(« en général, on rendait justice ») font entendre (l. 20 à 22). Malheureusement, le corps n’est pas
les propos de la foule tout en les atténuant. Tout assez rapide pour échapper au regard d’autrui. On
se passe comme si Stendhal privait progressive- retrouve ici la propension de Stendhal à reprendre
ment les spectateurs de leur parole directe pour les archétypes pour mieux les détourner et se railler
mieux amorcer l’étape suivante : le changement de ses héros, toujours trop humains.
de focalisation qui faire entendre la voix (inté-
rieure) de Julien.
 HISTOIRE DES ARTS
5. Observant Lucien derrière ses persiennes, la 7. Dans ce portrait équestre de Géricault, l’hé-
jeune femme attise la curiosité et le désir du cava- roïsme du cavalier est rendu visible par la posture
lier. Face à cette beauté qui ne se donne pas, le du cheval ainsi que par la haute coiffe de l’officier.
personnage masculin éprouve l’envie de lever le Conformément à l’esthétique romantique, le
voile, d’en savoir plus. Loin de la bassesse des tableau unit le trouble du paysage et la fougue de
femmes qui se donnent trop facilement, celle-ci ses héros. Ici, l’ardeur et l’énergie de ce personnage
laisse entrevoir un sourire énigmatique : signe de en action entrent en résonance avec le ciel aux
mépris ? ironie ? recherche d’une complicité ? Le couleurs de l’orage et de la terre battue. Les échos
jeune homme ne sait ce qu’il faut en penser : la de couleur suggèrent que le ciel enfumé, presque
conquête de cette belle inconnue devient alors enragé, accompagne l’action du cavalier.
un défi. L’héroïsme de l’officier se lit également dans son
6. Dans ces deux textes, le corps joue un rôle corps déformé par le mouvement. Le sabre en
essentiel. Pour Julien, qui évite la chute de cheval, arrière le place dans une attitude guerrière : prêt
le corps lui permet de conquérir sa légitimité et à l’assaut, l’officier manifeste ici son panache.
sa valeur. Sa fière allure lui confère une dignité Par la fourrure qu’il porte, l’homme se confond
qui tend à effacer – à ses yeux du moins – son presque avec le cheval dont il est le maître tout
origine sociale. À l’inverse, le ridicule passe par le en ne faisant qu’un avec lui.
corps chez un personnage comme M. de Moirod, Nourrie de l’épopée napoléonienne, la toile joue
en proie à la peur et dont la maladresse est visible de la puissance du mouvement, la chaleur des
aux yeux de tous : « la main prudente était prête à coloris, le clair-obscur pour traduire l’ivresse de
saisir l’arçon de la selle » (l. 4-5). Ici, la noblesse la guerre et l’ardeur du combattant. Avec ce por-
tient moins à un port altier et à une attitude qu’à trait d’un officier anonyme, Géricault saisit sur
une particule. le vif l’ultime geste avant la charge, le passage à
Ce ridicule frappe également Lucien qui se trouve l’action héroïque.
trahi par son corps. La littérature courtoise consti-
tue un intertexte possible pour cet épisode. Le  ÉCRITURE
cavalier se trouve ainsi devant une maison qui
semble à l’image de son habitante : « moins mes- Dissertation
quine que celles devant lesquelles le régiment avait Si l’on associe l’héroïsme à la noblesse, la beauté,
passé » (l. 1-2). Forcé de lever les yeux, Lucien la grandeur morale et la perfection, alors il faut se
admire cette femme dont la blondeur rappelle demander quelle figure le roman réaliste offre au
les portraits des héroïnes de Chrétien de Troyes. personnage. Le « héros » tel que nous l’entendons
La femme, être divin, détient même le pouvoir traditionnellement prend les traits de figures
de ranimer son âme (l. 9). mythologiques telles qu’Achille. Dès lors, peut-
Mais alors que Lucien conçoit cette rencontre on attendre du roman réaliste qu’il mette en
comme un appel à s’élever vers un surplus d’hé- scène des héros exemplaires ? Finalement, est-ce
roïsme, il chute. À cause d’un geste maladroit, il se toujours ce que nous recherchons à travers la
retrouve violemment à terre, comme en témoigne lecture d’un roman ?
1 Des personnages de chair et de sang | 11
1) Dans une première partie, on mettra en avant peut être le signe d’un bien-être qui se passe de
l’intérêt de lire des romans dont le protagoniste mots comme d’une difficulté à communiquer.
est un être exceptionnel. Si la sueur et l’absence de fichu peuvent être
– La perfection physique et morale fait du héros associées à une forme d’indécence, à un manque
un véritable modèle auquel il est plaisant de de pudeur du point de vue de l’auteur, la scène
s’identifier. doit paraître extrêmement sensuelle et plaisante
– À héros extraordinaire, aventures extraordinaires. à Charles, qui entre ici dans l’intimité d’Emma.
C’est pourquoi ce genre de romans nous permet Une même double lecture est possible pour le
de nous échapper du quotidien en nous offrant thème de la pénombre qui suggère l’enfermement
un récit palpitant, riche en suspense et en d’Emma dans le milieu paysan, mais qui renforce
rebondissements. aussi une atmosphère intime.
– Par ses choix et ses méditations, le personnage
moralement noble inculque des valeurs au lecteur  LECTURE DU TEXTE
(ex. : La Princesse de Clèves). 2. Flaubert restitue la réalité sonore et visuelle
2) Mais on peut trouver de l’intérêt à suivre de la vie à la ferme. Ce décor réaliste rend sen-
l’histoire d’un personnage ordinaire, voire d’un sibles, presque palpables l’absence de lumière et
anti-héros. la poussière dans la cuisine. Dans ce lieu rustique,
– L’identification est également possible car le on entend le bruit des mouches qui agonisent
personnage nous ressemble : il a des défauts, des (« bourdonnaient en se noyant au fond », l. 5-6)
vices, des imperfections. ainsi que les cris des poules (l. 22), éléments
– Ces romans autorisent une réflexion sur le d’autant plus prégnants que le silence entre Emma
mal et la misère dans notre monde. Abordant et Charles fait résonner les bruits parasites.
des questions délicates ou évoquant des réalités 3. L’extrait raconte une histoire : celle d’une
déplaisantes, ces fictions peuvent favoriser une tentative de séduction maladroite. L’épisode est
prise de conscience. symbolique et donne une idée de ce que sera le
– Il arrive que le personnage banal réalise des couple Bovary. À ce titre, les mouches qui se
exploits et devienne un héros au cours du récit : noient dans le cidre, produit du Nord de la France,
le récit donne ainsi une leçon de grandeur, nous constituent un détail significatif : l’épisode semble
offrant l’illustration d’une morale à échelle annoncer le destin d’Emma qui étouffe dans le
humaine (ex. : Jean Valjean dans Les Misérables, milieu fermé de la province et qui agonisera dans
figure de la rédemption). sa relation avec Charles. De la même façon, les
cendres froides indiquent l’illusion de la flamme :
la passion amoureuse est déjà morte, déjà en

‹ G ustave Flaubert,
Madame Bovary, 1857
 p. ‹¤-‹‹
cendres. Dans la relation avec Charles, rien ne
pourra réellement embraser Emma.
4. Par sa façon de boire la liqueur, on comprend
qu’Emma veut plaire. De prime abord, une certaine
sensualité emplit l’extrait, comme pour traduire
Objectif : interroger la place du corps et sa le regard désirant de Charles. La jeune fille se
représentation réaliste dans une scène de renverse et adopte une attitude suggestive. Le
séduction. morcellement du corps traduit cette sensualité :
« la tête en arrière, les lèvres avancées, le cou
tendu » (l. 15) constituent un appel au baiser.
Une rencontre réaliste Le rire confère à Emma une joie de vivre et une
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE gaieté susceptibles de plaire au médecin veuf.
1. D’une certaine façon, la question revient à se Néanmoins, la deuxième partie de la description
demander si l’entrevue de ces deux personnages est plus trouble : comme le bout de sa langue
constitue un moment heureux ou un moment lèche à petits coups le fond du verre, la jeune
gênant et étouffant. La complexité de l’extrait femme devient presque un félin (pensons aux chats
naît en effet de la présence d’indices ambigus : baudelairiens, éminemment féminins). Mais ces
le silence qui règne entre les deux personnages jeux de langue sont aussi érotiques que vulgaires.
12 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
5. Face au médecin bourgeois, Emma reste une
fille de campagne : elle rapièce ses vêtements
(l. 18), elle exhibe ses épaules sans pudeur (l. 9),
elle lui offre un verre « selon la mode de la cam-
pagne » (l. 10).
› G ustave Flaubert,
Salammbô, 1862
 p. ‹›-‹∞
6. Le mal-être d’Emma est perceptible dans ce
Objectif : interroger le statut du corps
chapitre dès la fin de l’épisode. Dans la discussion
qu’elle entreprend avec Charles, elle exprime son féminin entre pouvoir et vulnérabilité.
envie de vivre à la ville tant la vie à la campagne
est ennuyeuse. Des langueurs se font entendre dans Une danse avec la mort
sa voix au point que le dialogue se transforme en  ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
monologue (« quand elle se parlait à elle-même », 1. La danse est paradoxalement rendue spectacu-
l. 38). Le lecteur perçoit son caractère de rêveuse laire par sa lente préparation. L’attente intermi-
non seulement dans ses propos, mais aussi dans sa nable suscite le désir grandissant des spectateurs.
gestuelle (« les paupières à demi closes », l. 38-39). L’aspect spectaculaire est accru par l’apparition
Dès cette première conversation, Emma a donc inattendue du serpent. Enfin, le spectacle naît de
annoncé sa crainte de l’ennui, sa propension à la la tension qui anime la danseuse, le spectateur
mélancolie et ses rêves de bonheur. On reconnaît et le lecteur lorsque le corps du serpent pèse sur
ici les symptômes du « bovarysme » qui pousseront la jeune femme et la menace. L’animal crée le
Emma, jeune fille en quête de passion et d’éléva- spectacle car son comportement est imprévisible.
tion sociale, à l’adultère et à sa perte. Il participe également de la beauté de la danse
en mettant en valeur la splendeur du corps de
 HISTOIRE DES ARTS Salammbô : ainsi, il se place comme un collier
7. Le tableau de Renoir entre en résonance avec autour du cou de la jeune fille et l’alliance de la
l’ambiguïté d’Emma. Cette « fille au chat » est musique, de la danse et des battements du serpent
en effet sensuelle à maints égards : ses épaules contre la cuisse de la danseuse confèrent à ce
dénudées et la bretelle tombant nonchalamment spectacle une valeur rituelle, cérémonielle, sacrée.
sur l’épaule, son cou dégagé exposé au regard du
spectateur, la blancheur de sa peau, le laisser-aller  LECTURE DU TEXTE
du corps dans la sieste qui fait écho au chat se 2. L’attente est créée par la multiplicité des actions
prélassant participent à cette sensualité. entreprises avant la danse. Les nombreux verbes au
Néanmoins, certains détails jurent : bas multi- passé simple insistent sur ces détails qui diffèrent
colores, chaussures, décolleté très apparent et le début du spectacle. Les précisions (« égorgé
presque indécent. Ainsi, le spectateur sera peut- par des femmes stériles, une nuit d’hiver, dans les
être sensible à ces fautes de goût et ce manque décombres d’un sépulcre », l. 5-6) semblent à la
d’élégance qui suggèrent les origines paysannes fois superflues et essentielles : c’est de là qu’émerge
de cette jeune fille. la dimension rituelle de la danse imminente. De
la même façon, l’énumération des parties ointes
(« les oreilles […] le pouce de la main droite »,
 ÉCRITURE l. 6-7) suggère l’importance de la préparation. Une
Commentaire autre énumération suit, mimant la lente mise à
nu de Salammbô que soulignent les mentions de
Voici des éléments de réponse : choix du lieu
durée (« pendant quelques minutes », « douce-
peu propice à la séduction, poussière et saleté,
ment », l. 11-12). Ces phrases descriptives sont
bruits parasites, sueur d’Emma, vulgarité d’Emma
prétexte à une accumulation de mots rares et
(gestes indécents, épaules dénudées), silences
précieux, presque « fin de siècle ». Leur succession
gênants, nature de la conversation (en parlant à
allonge encore la description, tandis que s’installe
Charles de ses étourdissements, Emma le considère
l’atmosphère d’érotisme oriental. Le texte tout
comme un médecin plus que comme un homme
entier devient structure d’attente.
à séduire), différences de caractère (Emma auda-
cieuse / Charles timide) et de milieu social entre 3. La danse avec le serpent se veut sensuelle
les personnages. parce que la courbure des hanches de Salammbô
1 Des personnages de chair et de sang | 13
s’allie aux ondulations du serpent. Le jeu qui naît tableau, regard de certaines femmes du harem.
de cette interaction met en valeur la grâce de la Dans la partie droite du tableau, près de la
danseuse. Nue avec ce serpent en guise de collier, colonne, on note la présence de deux femmes :
elle lui donne accès à son corps : sa nuque, ses l’une regarde au loin, face à elle ; l’autre tourne
flancs, ses genoux et sa bouche avant qu’elle ne la tête pour observer la danseuse (ou interpeller
s’abandonne en une pose suggestive (« fermant le spectateur ?) ;
à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons – son voile blanc la rend plus lumineuse et attire
de la lune », l. 28-29). notre œil. Ce voile fascine car il dissimule le corps
sensuel de la danseuse tout en le dévoilant ;
4. Toutefois, la danse est accomplie par nécessité :
– ce personnage est le seul en mouvement quand
« Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim,
tous les autres sont statiques.
elle s’avança » (l. 22-23). La parataxe souligne ici
Cette danseuse fascine également par le caractère
l’importance de ce devoir imposé par un homme.
énigmatique de sa danse. Tenant dans sa main un
5. La musique se caractérise par son air répétitif bâton (un thyrse, comme les bacchantes faisant
(« toujours les mêmes »), mais elle est emplie de partie du cortège de Dionysos et dansant jusqu’à
vivacité (« précipitées, furieuses »). La démesure entrer en transe), elle semble agitée par une fureur
s’alliant à la répétition, on imagine une mélo- ou une ivresse proches de l’extase. Parce que toutes
die qui doit pousser à l’ivresse, à l’extase. Pour les femmes autour d’elle ne sont pas attentives à
autant, elle est présentée comme désagréable, ce spectacle, on peut se demander pour qui elle
dysharmonieuse (« les cordes grinçaient, la flûte danse : pour les musiciens ? pour ses compagnes ?
ronflait »). Le son d’ordinaire aigu et léger de la pour elle ?
flûte apparaît ici comme grave et monotone. La On sera sensible à l’étrangeté du décor : entre
musique indique à la fois l’émotion intense que espace couvert et espace ouvert, entre lieu déla-
va provoquer la danse, mais aussi le malaise qui bré et paysage idyllique, entre densité et vide.
sous-tend cette scène. Le harem apparaît comme une prison, comme
le suggèrent les quelques femmes qui scrutent
6. Le poids du serpent est souligné par le rythme
l’horizon. Symboliquement, les hommes sont en
ternaire de la phrase : « Salammbô haletait sous ce
dehors des barrières, du côté de la liberté. D’une
poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait
certaine façon, cette danse est peut-être un acte
mourir » (l. 32-33). La phrase mime les étapes
de fureur pour échapper à l’emprisonnement,
d’une lente agonie. L’économie de la phrase donne
un moyen pour cette femme de faire face à son
à voir cette menace.
sort et de retrouver un peu de liberté au cœur de
On pourrait aussi souligner le jeu de chiasme
cette prison.
assuré par les pronoms. L’idée de poids est per-
ceptible à la ligne 31 : « il serrait » et s’achève
à la dernière phrase lorsque le serpent desserre  ÉCRITURE
son étreinte. Dans ces paragraphes, les sujets des
verbes sont les suivants : « il », « Salammbô », Commentaire
« ses reins », « elle », « il », « il ». La structure Le paragraphe vise à réinvestir les réponses aux
en chiasme suggère cette emprise du serpent qui questions en les réorganisant.
pèse sur Salammbô et l’entoure dangereusement. La jeune femme est vulnérable à plusieurs titres :
– elle est exposée au regard de tous ;
– cette action témoigne de sa soumission aux
 HISTOIRE DES ARTS
ordres de Schahabarim ;
7. La danseuse orientale exerce une certaine fasci-
– un serpent l’enserre au point qu’elle laisse la
nation sur son public, mais aussi sur le spectateur
gueule du reptile s’approcher de sa bouche ;
du tableau. De fait, on remarque que presque
– elle plie sous le poids du serpent qui l’étouffe
toutes les femmes de ce harem sont inattentives
par son étreinte (« ses reins pliaient »).
au spectacle. Toutefois, notre regard est attiré par
la danseuse pour plusieurs raisons : Mais sa puissance est perceptible :
– elle est au centre du tableau ; – elle a un pouvoir de séduction et exalte la pul-
– le regard de nombreux personnages converge sion scopique du lecteur/spectateur lorsqu’elle
vers elle : regard des musiciens situés à droite du se prépare ;
14 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
– elle fascine le spectateur par son aura, agissant récupéré des éléments réels : soie du bustier, satin
comme une véritable prêtresse ; du ruban dans les cheveux, tulle pour le tutu.
– elle témoigne d’une puissance de volonté en Coiffée de vrais cheveux et portant de véritables
assumant son devoir et en affrontant le danger chaussons, elle témoigne d’un vérisme poussé
avec grâce et dignité ; à l’extrême. Degas réussit alors cette alliance
– elle dompte le serpent qui ne l’attaque nulle- troublante de la sculpture et des matériaux du
ment et desserre son étreinte lorsque la musique quotidien. Le choix de la cire, imitant la couleur
prend fin. de la carnation, renforce cette illusion réaliste. Or,
à cette époque, seuls les mannequins des musées
ethnographiques et des musées de cire comme

∞ E dgar Degas, Petite



danseuse de 14 ans, 1881
 p. 36
celui de Mme  Tussauds portaient des vêtements
et des perruques. Pour signaler qu’il s’agit bien
d’une œuvre d’art, Degas choisit de présenter sa
sculpture dans une vitrine, ce qui n’empêcha pas
les critiques d’y voir un travail de taxidermiste
Objectif : interroger le renouvellement plus que d’artiste.
de la statuaire au xixe siècle. 4. Plusieurs hypothèses sont recevables. On pourra
lire sur le visage le sérieux et la concentration de
Petit rat l’élève qui écoute son professeur, ou la sérénité de
la danseuse au repos. À l’inverse, certains critiques
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE ont vu sur son visage un sourire narquois, un air
1. Si la représentation de la danse constitue un
satisfait ou une moue grimaçante. Aussi l’ont-ils
défi pour le sculpteur, c’est qu’elle est un art du
comparée à un singe, lui trouvant un visage « où
mouvement et de la durée quand la statuaire
tous les vices impriment leurs détestables pro-
saisit un instant et le fige pour l’immortaliser. Ici,
messes, marque d’un caractère particulièrement
Degas se propose donc de capter une gestuelle et
vicieux ». C’est une interprétation « naturaliste » :
une expression, et de représenter le mouvement
le milieu, l’héritage génétique façonnent le corps.
dans une forme figée.
Le corps, en retour, annonce quel sera le destin
du personnage. Ainsi, si Gervaise boîte, c’est
 LECTURE DE L’ŒUVRE parce que sa mère, alcoolique, lui a légué cette
2. Les choix de Degas interpellent par leur bana- malformation, mais aussi pour annoncer claire-
lité : au lieu de consacrer une statue à un person- ment que son destin est tracé d’avance : sa vie
nage important, il décide ici de représenter une va marcher de travers.
jeune danseuse de 14 ans. Cette mention de l’âge Ces lectures contradictoires tiennent au fait que
fait de l’adolescente une catégorie mais, elle tend son visage n’exprime pas clairement ce qu’elle
aussi à limiter la dimension symbolique au profit pense, si toutefois elle pense quelque chose. Le
d’une dimension réaliste. Plus encore, Degas critique Paul Mantz affirme que la Petite danseuse
refuse de mettre en scène la grâce virevoltante de 14 ans est « troublante […], redoutable parce
de la danseuse. La jeune fille adopte une position qu’elle est sans pensée […], avance avec une
sobre : ni saut, ni arabesque, elle se contente d’une bestiale effronterie son visage ou plutôt son petit
pose au repos, jambe droite en dehors. En outre, museau ». Le petit rat de l’Opéra acquiert, sous
certains critiques ont noté la laideur de ce visage la plume des critiques, l’animalité du rongeur.
qui semble exprimer l’idiotie.
De manière anecdotique, précisons que le modèle
de Degas est connu : il s’agit d’une danseuse Prolongement 
nommée Marie van Goethem. Issue d’un milieu
L’interprétation dépend de la sensibilité de chacun.
pauvre, elle intègre l’Opéra de Paris avant d’en être
On peut le souligner et rappeler que la notion de
renvoyée en 1879. Par la suite, elle se prostitue.
registre est au cœur du programme de Seconde.
3. Si l’on peut aujourd’hui voir la version en bronze Cette épineuse notion peut se définir comme
de cette statue, notons que le modèle original en l’impression esthétique produite sur le destina-
cire présentait des matériaux divers. Degas a ainsi taire, au moyen de procédés que l’on peut repérer.
1 Des personnages de chair et de sang | 15
5. La tension du corps est mise en évidence par la gestes du quotidien : tout lui devient pénible. Ces
position de la danseuse : bras croisés dans le dos, sa lignes rendent bien compte de la faiblesse et de la
poitrine légèrement bombée exhibe la tension des détresse du personnage.
épaules et du cou. En outre, le positionnement de
3. Le texte ne nous épargne aucun détail de la
la jambe, légèrement avancée, permet de montrer
maladie. Outre l’état global de malaise (« je
le galbe des jambes.
me réveillais la bouche sèche », « les organes
6. Ici, le corps en pose refuse la prouesse et la grâce. pesaient », l. 9-10), l’épisode du vomissement est
La posture rigide met en évidence la musculature retranscrit avec une grande précision : « j’essayai
du petit rat avec une certaine lourdeur. L’accent d’avaler », « je serrai les lèvres » (l. 12). À la
est mis sur la dimension athlétique de la danseuse fin, le narrateur contemple même les « glaires
classique, dont le corps est modelé avec vigueur liquides » qu’il ne parvenait pas à décrire dans
par des exercices rigoureux. À l’inverse, la danse les lignes précédentes, évoquant l’événement à
romantique se veut légère, fluide, aérienne. Tout travers le pronom indéfini « ça » (l. 13). Par la
est fait pour masquer l’effort au profit de la grâce. suite, certains détails complètent cette description
réaliste des corps avec la mention de l’odeur de
sueur et de la mauvaise haleine (l. 26). En ce

§ B ernhard Schlink,
Le Liseur, 1995  p. ‹‡
Objectif : percevoir le réalisme dans un
sens, cette scène de première rencontre prend le
contre-pied absolu des codes romantiques.
4. Cette femme de 35 ans adopte face au lycéen
malade le comportement d’une mère face à un
roman contemporain. enfant : elle lui rince les mains et lui lave le visage,
le prend dans ses bras et adopte le tutoiement
Pris de faiblesse immédiat. Elle le désigne avec une certaine
familiarité en l’appelant « garçon ». En retour,
 LECTURE DU TEXTE l’adolescent se laisse aller à un comportement
1. Ce début de roman surprend pour plusieurs
d’enfant puisqu’il trouve l’apaisement dans les bras
raisons :
accueillants de cette femme et sèche ses larmes.
– il s’ouvre sur un récit de maladie qui ne nous
épargne pas les détails réalistes ; 5. Mais cette étreinte consolatrice est évoquée
– cet incipit nous donne une image peu glorieuse de manière ambiguë. Il s’agit en effet d’un récit
du narrateur : une femme plus âgée l’aide à se de souvenirs (« à quinze ans, j’ai eu la jaunisse »,
nettoyer et le héros semble alors fort peu héros l. 1) : les détails sélectionnés sont donc ceux que
à ce moment ; la mémoire a conservés.
– le roman s’ouvre sur le récit d’une rencontre Pour l’adolescent, l’étreinte n’est pas dénuée
dont on ne perçoit pas l’intérêt : non seulement de sensualité : le contact des seins de la femme
l’épisode paraît anecdotique, mais on n’imagine contre sa poitrine a dû l’émouvoir. Quant à la
guère l’incidence de cette rencontre. Quelle suite sueur fraîche de la jeune femme, elle confère une
donner à cette histoire ? Quel lien avec le titre ? dimension sensuelle à cette scène.
– enfin, si la rencontre entre le lycéen et la jeune Néanmoins, la sensualité est contrebalancée par
femme doit déboucher sur une relation sentimen- les détails réalistes, voire triviaux, qui désamorcent
tale, cet épisode va à l’encontre du cliché roma- partiellement le cliché de l’étreinte : ainsi, la sueur
nesque de la rencontre amoureuse. de la femme est fraîche mais aussi odorante, tandis
que l’haleine âcre du jeune homme lui rappelle
2. Dans les lignes 5 à 11, les verbes sont conjugués
les circonstances de cette rencontre.
à l’imparfait : « sentais », « coûtait », « montais »,
« me portaient », « me réveillais » et « n’arrivais 6. Cet incipit ouvre des possibles qu’on peut tout
pas », « n’étaient pas ». Ce temps à valeur durative aussi bien discréditer.
confère aux actions une impression d’étalement dans A priori, le lecteur imagine mal une relation sen-
le temps, ce qui accroît l’impuissance du narrateur. timentale entre les deux personnages :
Ce dernier est en proie à une souffrance et un – la différence d’âge (un lycéen de 15 ans, une
malaise qui semblent n’en plus finir. Les tournures femme de 35 ans) rend cette relation difficilement
négatives soulignent son incapacité à réaliser les concevable ;

16 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


– la femme le traite comme un enfant ; Ainsi, elle vient à l’aide « brutalement » (l. 15)
– les circonstances de la rencontre placent le et interpelle sèchement le personnage : « Prends
narrateur dans une position peu honorable. l’autre ! », « garçon ! » ;
– les sentiments et les pensées qui animent le jeune
Pourtant, cet incipit laisse entrevoir une possible
homme : éprouve-t-il du malaise ou du plaisir ?
relation :
– l’avancée de leur relation : quelle sera l’issue de
– le contact charnel ne déplaît pas au jeune
cette rencontre ? La femme continuera-t-elle de
homme ;
traiter le lycéen comme un enfant ? Parviendra-t-il
– le récit de ce souvenir en introduction de roman
à imposer une posture plus « héroïque » ?
suggère la valeur fondatrice de la rencontre ;
– dès sa guérison, il se rend chez cette femme
(« ma première sortie […] fut pour aller rue de
la Gare », l. 2) ; LE RÈGNE DES PASSIONS
– cette sortie se fait au printemps, saison des ET DES PULSIONS
amours ;


– le nom des rues peut être interprété : habitant
rue des Fleurs, le narrateur se rend rue de la Gare,  onoré de Balzac,
H
comme pour signifier qu’il quitte le monde pro-
tecteur et idyllique de l’enfance vers l’aventure,
La Recherche
l’évasion, l’inconnu. Suivant cette interprétation, de l’absolu, 1834
Le Liseur est un roman d’apprentissage.
 p. ‹°-‹·
 HISTOIRE DES ARTS Objectif : étudier la manière dont Balzac
7. La bande-annonce confirme la naissance d’une met en scène les interactions entre le corps
histoire d’amour entre les deux personnages ou et l’esprit.
plutôt d’une aventure érotique. L’étudiant fait la
lecture à cette femme qu’on devine analphabète.
Plus tard, alors que leur relation a pris fin et qu’ils La science à corps perdu
se sont perdus de vue, le jeune homme assiste à  ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
un procès au cours duquel il retrouve cette femme 1. Le texte met en garde contre les ravages de
sur le banc des accusés. Il découvre alors un pan la passion à travers un personnage excessif dont
obscur de son passé : en 1943, elle a travaillé le corps et l’esprit sont marqués par la passion
dans les camps de concentration nazis en tant de la science. Obsédé par cette quête du savoir,
qu’officier S.S. Balthazar Claës semble presque échapper à l’hu-
manité. À plusieurs reprises, Balzac mentionne
 ÉCRITURE l’étrangeté de son corps : « vieillesse prématurée »
(l. 2), « forme fantastique » (l. 8), « bizarrerie
Sujet d'invention générale » (l. 10). L’impression étrange qu’il
Comme pour toute écriture d’une suite, on atten- suscite est renforcée par son assimilation à un
dra que le travail de l’élève soit cohérent avec animal, ici le cheval (l. 21). En somme, le jeu
le texte premier. des comparaisons et des métaphores pousse à
Le récit pourra alors évoquer : interroger sur l’humanité de cet être passionné,
– les circonstances de la rencontre ; lui conférant les traits d’un animal, d’un être
– la description des lieux où elle vit. On pourra difforme. On comprend alors que la démesure
intégrer quelques détails révélateurs de son carac- des passions épuise le corps et l’esprit, au point de
tère (cf. dimension symbolique des descriptions mettre en péril la santé du passionné, mais aussi
réalistes, p. 50) ; sa vie sociale, voire son humanité.
– la réaction de l’inconnue : est-elle surprise,
heureuse, agacée ?  LECTURE DU TEXTE
– le caractère de cette femme : est-elle plutôt rude 2. La description est organisée de manière logique.
ou douce ? Notons que dans l’extrait, son attitude On passe ainsi de l’aspect général (taille, poitrine,
maternelle n’exclut pas une certaine rudesse. buste, partie inférieure) au visage (chevelure, front,
1 Des personnages de chair et de sang | 17
yeux, nez, pommettes, joues, bouche) avant de une maxime sur les ravages de la passion. Si le vice
reconsidérer l’ensemble (forme du visage, mains, et le génie peuvent se confondre par leur intensité
pieds) puis, la tenue et le mode de vie du personnage. et les excès qu’ils génèrent, Balzac nous informe
que le génie conduit plus rapidement encore le
3. La description s’ancre dans les découvertes
passionné vers la mort. Ce souci de généralité est
scientifiques de l’époque sur les liens entre corps
d’ailleurs renforcé par l’adverbe « souvent » et par
et esprit. Il est ainsi fait mention de la théorie
l’opposition entre deux catégories d’individus : le
de Franz Joseph Gall qui prétendait déterminer
génie et le vulgaire. On reconnaît ici le projet de
le caractère d’un individu à partir des bosses de
La Comédie humaine : dégager les principes et les
son crâne. D’après la phrénologie, la largeur du
lois qui régissent la vie de l’individu en société.
front de Balthazar Claës indique son intelligence
créatrice, poétique au sens étymologique (poiein :  HISTOIRE DES ARTS
faire, inventer, créer), ce que Balzac exprime en 7. Comme Balthazar Claës, le personnage du
une métaphore énigmatique : « protubérances Dr Jekyll oscille entre folie et rigueur. Le pho-
dans lesquelles Gall a placé les mondes poétiques » togramme rend d’abord compte de la rigueur
(l. 11-12). du scientifique à travers l’organisation de son
Par ailleurs, on connaît le désir de Balzac d’établir laboratoire. Plongé dans sa lecture au milieu de
un système de classification des hommes sem- ses alambics et de ses flacons, Dr Jekyll incarne
blable à celui que Buffon a conçu pour les espèces le sérieux du savant.
animales. Ici, Claës est assimilé à un cheval en Mais l’image suggère aussi la folie latente du
raison de la forme oblongue de son visage ainsi scientifique. L’ombre sur son visage, formant une
que de l’ouverture involontaire de ses narines sorte de masque, suggère un personnage double.
frémissantes. À la fin de la description, Balzac De fait, Dr Jekyll crée une potion lui permettant
parle de lui comme d’un génie, ce que suggère de séparer son bon côté de ses mauvais instincts,
peut-être cette « involontaire tension des muscles jusqu’à ce que ce versant nuisible ne prenne le
olfactifs » (l. 15). Toujours à l’affût, le savant dessus au point de transformer le savant en un
exprime, à son corps défendant, ce besoin de être monstrueux nommé Mr Hyde (en anglais,
débusquer en permanence le savoir. « to hide » signifiant « cacher »). Ce jeu sur la
4. Balthazar Claës présente dans son corps même lumière annoncerait ses troubles identitaires et
les stigmates d’un travail acharné : outre un sa part obscure. Cette impression est renforcée
vieillissement prématuré, le narrateur constate par la saturation de l’espace : les instruments
chez lui un dos voûté, des jambes grêles, un nez scientifiques qui envahissent la table autant que
allongé, une tension involontaire des narines, l’arrière-plan suggèrent sans doute que cet homme
des joues creusées et des yeux cernés. La fatigue va être rattrapé par sa passion du savoir.
et la nervosité épuisent le corps du passionné
qui conserve néanmoins un feu intérieur, une  ÉCRITURE
« vivacité brusque » (l. 12) dans le regard. Sujet d'invention
Dans cette imitation du portrait balzacien, on
5. La métaphore filée du feu parcourt le texte :
pourra attendre de l’élève qu’il :
« comme si quelque feu secret l’eût incessamment
– organise le portrait de façon logique : du général
desséchée » (l. 23-24), « la flamme qui dévorait
au détail, de haut en bas ;
son âme » (l. 25), « ces yeux étincelants dont le feu
– donne aussi des indices sur le portrait moral du
semblait également accru par la chasteté » (l. 28).
personnage en suggérant les excès, les dérives de
Par cette métaphore, le feu des passions apparaît
la passion. Les métamorphoses du corps doivent
dans son ambivalence : feu qui enflamme, embrase
être les conséquences de cette démesure ;
et pousse l’individu à agir, il est aussi le feu qui
– utilise la 3e personne du singulier et une focalisa-
détruit, ronge, assèche. Dans sa démesure, Claës
tion omnisciente afin d’offrir un portrait complet
a laissé l’étincelle qui vivifiait son esprit devenir
et distancié du personnage ;
un incendie qui consume son corps et son esprit.
– intègre des phrases au présent de vérité générale
6. Dans les dernières phrases, Balzac recourt au (sur les risques de la passion, par exemple) ;
présent de vérité générale : « produisent », « se – intègre une comparaison animale pertinente
trompe », « est », « mène ». Ce faisant, il établit et qu’il la justifie.

18 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


° G uy de Maupassant, 4. Le discours du prêtre est à la fois attendu et
déroutant.
Une vie, 1883  p. ›‚-›⁄ De fait, le curé fait ici preuve d’une grande indul-
gence envers les filles du pays, trop enclines à
Objectif : étudier la condition féminine au se laisser piéger : « Que voulez-vous ? Elles sont
xixe siècle et la prégnance des pulsions sur toutes comme ça dans le pays » (l. 36-37). Faisant
l’ordre social bourgeois. preuve de bienveillance, il n’en assure pas moins
son rôle en sermonnant Rosalie. Le discours qu’il
La fin des illusions romantiques tient est bien celui d’un prêtre catholique puisqu’il
pardonne les péchés de ses ouailles, bien conscient
 ENTRÉE DANS LE TEXTE que « la chair est faible ». De la même façon, il
1. Dans cet extrait, Jeanne découvre que son mari apaise la colère du baron, soucieux « d’accomplir
la trompe avec la servante depuis quelques mois, son ministère d’apaisement » (l. 48-49).
que l’enfant de Rosalie est le fils de son mari et que Néanmoins, cette tolérance peut aisément dériver
le prêtre ne s’offusque guère de cette situation. Le vers le laxisme. Tout se passe comme si la situa-
sous-titre du roman « L’Humble Vérité » invite tion n’avait rien de dramatique et que la chose
le lecteur à accepter que cette situation, aussi en devenait acceptable. En outre, le lecteur sera
surprenante soit-elle pour Jeanne, est une réalité surpris de constater que la leçon de morale est faite
banale, une vérité commune. On retrouve ici la auprès de Rosalie quand Julien est épargné par le
volonté de Maupassant de dénoncer l’hypocrisie sermon. En ce sens, le discours du prêtre suggère
bourgeoise : sous les apparences de la morale, l’hypocrisie de l’Église comme de la haute société.
l’écrivain débusque la réalité de l’adultère, du
vice, de la corruption. 5. La colère et le désespoir de Jeanne sont retrans-
crits dans toute leur intensité grâce au discours
direct. La première intervention de Jeanne (l. 2 à
 LECTURE DU TEXTE 4) correspond à une série de questions, montrant
2. Si cet épisode expose une « humble vérité », l’effondrement des certitudes de la jeune femme
alors il dévoile la misère de la condition féminine, et l’angoisse qui l’étreint à mesure qu’elle avance
que cette femme soit du peuple, de la bourgeoisie vers la vérité. Tout se bouscule dans sa tête et le
ou de l’aristocratie. Jeanne découvre avec effare- désespoir l’envahit peu à peu. Le texte présente
ment la trahison de son mari qui la déshonore à d’ailleurs un champ lexical du désespoir : « pous-
plusieurs titres : non seulement il la trompe avec sant un cri », « criant », « accablée », « anéantie ».
une fille du peuple un peu rustre, mais il a en Dans l’intervention suivante, les points de
outre l’audace de le faire sous son propre toit. On suspension creusent le discours, comme pour
comprend ici que Julien a abusé de la naïveté de mieux faire entendre cette pénible avancée vers
sa femme mais aussi de son ascendant sur Rosalie, la vérité : « Mais… ton… ton enfant… c’est à
l’employée qu’il pourrait renvoyer (« J’ai pas osé lui ?.. » (l. 12). La parole se fait balbutiante à
crier pour pas faire d’histoire », l. 8-9). mesure que la conscience vacille.
Une ponctuation expressive se retrouve dans
3. Rosalie s’exprime au discours direct à plusieurs
quelques phrases au discours indirect libre
reprises :
qui donnent à entendre la violente prise de
– l. 7 à 10 : « J’sais ti mé ? […] gentil !.. » ;
conscience : « L’enfant de sa bonne avait le même
– l. 14 : « Oui, madame. » ;
père que le sien ! » (l. 18-19), « Voilà pourquoi
– l. 24-25 : « Le… le premier soir, il est v’nu. »
il la laissait dormir seule ! » (l. 27-28).
Le réalisme est rendu par le langage oral de la
Après l’aveu tragique de Rosalie, le texte exprime
jeune paysanne. Certains mots sont déformés pour
avec intensité le déchirement d’une femme amou-
donner l’impression que Maupassant retranscrit
reuse et trahie.
le patois normand. La naïveté de Rosalie est
comme renforcée par son réalisme langagier : ne 6. Dans cet épisode, Maupassant dénonce la misère
maîtrisant pas la langue, elle n’a su trouver les de la condition féminine, les abus de pouvoir,
mots pour se défendre et s’est laissée prendre au l’hypocrisie bourgeoise face à l’adultère et celle
piège du beau langage de Julien (« J’ai rien dit de l’Église qui cautionne le vice dans la haute
parce que je le trouvais gentil !.. », l. 10). société quand elle culpabilise les gens du peuple.
1 Des personnages de chair et de sang | 19
 HISTOIRE DES ARTS
7. Le tableau de Makovski représente l’embauche
d’une domestique dans une famille bourgeoise.
La servante, bien qu’elle ne soit pas au centre du
·  onoré de Balzac,
H
Avant-propos
de La Comédie
tableau, attire tous les regards : ceux des membres
de la famille, mais aussi ceux de la servante déjà humaine, 1842
établie. Seule la candidate n’ose guère participer
à ce jeu de regards : se sentant exposée, elle baisse
la tête pour mieux s’en remettre au jugement des
futurs employeurs. Notons que face à cette jeune
fille, les personnages masculins manifestent une
⁄‚ Émile Zola,
Le Roman
expérimental, 1880
certaine fascination, les deux garçons amplifiant
la réaction de leur père. À l’inverse, la mère garde   p. ›¤-›‹
la tête droite tandis que la servante au fond de la
pièce, pose un regard méprisant ou suspicieux sur Objectif : analyser des manifestes littéraires
celle qui pourrait bien prendre sa place. Les rapports pour comparer les projets réalistes et
sociaux se doublent donc de questions de sexe. À naturalistes.
travers cette représentation picturale, l’arrivée d’une
demoiselle dans la maison devient un événement L’analyse méthodique
et laisse présager de possibles bouleversements. des passions
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
 ÉCRITURE 1. La rédaction d’un texte théorique peut avoir
Dissertation différentes visées :
Pour légitimer l’intérêt des romans montrant la – exposer un projet littéraire : ses principes, ses
réalité sans détour, on pourra arguer : formes, ses enjeux ;
– qu’ils offrent des épisodes romanesques d’une – revendiquer un héritage ou un modèle (ici,
grande intensité. La réalité devient aussi passion- Walter Scott pour Balzac, Claude Bernard et
nante et dense que les épopées antiques ou les Balzac pour Zola) ;
romans baroques du XVIIe siècle ; – souligner l’audace et l’originalité de ce projet ;
– qu’ils placent sous les yeux du lecteur une réalité – anticiper et désamorcer les critiques.
qu’il peut ne pas voir. Le roman acquiert une
valeur sociologique ou documentaire ;  LECTURE DES TEXTES
– qu’ils donnent une voix à ceux qui n’en ont 2. Balzac compare le roman à l’histoire. Il s’agit de
pas : les marginaux, les pauvres, les femmes… se faire le secrétaire du monde, l’historien du temps
C’est précisément ce que fait Victor Hugo dans présent. Cette entreprise est portée par un champ
des romans sociaux comme Les Misérables ou Le lexical : « historien » (l. 1), « les événements
Dernier Jour d’un condamné ; principaux » (l. 3-4), « écrire l’histoire » (l. 5).
– qu’ils favorisent une prise de conscience sur la Zola associe son écriture à une expérimentation
misère du monde. Par exemple, les romans de scientifique comme en atteste le champ lexical
Zola visent à sensibiliser le lectorat bourgeois des sciences : « expérimentateur » (l. 2), « phé-
aux conditions de vie du prolétariat ; nomènes » (l. 4), « déterminisme » (l. 7), « le
– qu’ils interdisent les illusions – et notamment mécanisme des faits » (l. 32), « la connaissance
les idéaux romantiques – qui ont poussé Emma scientifique » (l. 36).
Bovary à sa perte.
3. Dans l’analyse des passions, Balzac préconise
de rendre compte de toutes les passions, qu’elles
relèvent du vice ou de la vertu. L’étude des pas-
sions doit permettre de faire émerger des types
(ainsi, dans La Recherche de l’absolu, Balthazar
Claës incarne le génie, le savant fou, la passion
du savoir, texte p. 38). Mais par-delà la peinture

20 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


des passions, l’écrivain réaliste se doit d’en com- dessein : l’étude des lois qui régissent l’individu et
prendre le fonctionnement, de mettre au jour les la vie en société. Certes, on pourrait croire que
moteurs des actions. Balzac propose ainsi d’étudier le roman n’est que copie : Balzac affirme vouloir
l’influence de la société sur le développement des être « le secrétaire » de la Société française quand
passions mauvaises ou sur le perfectionnement Zola revendique l’objectivité du scientifique qui
de l’individu. n’est qu’un « observateur » des phénomènes.
Zola propose d’analyser le fonctionnement des Mais leur désir de dégager une connaissance de
passions en passant par le modèle expérimental, l’homme les oblige à structurer leur récit, à sélec-
modèle qui s’applique parfaitement aux romans tionner les faits, à composer des types. Embrassant
de Balzac. Afin d’observer et d’expérimenter les « l’immensité de ses agitations », le romancier
phénomènes, le roman devient un laboratoire condense la société, synthétise le monde en une
où l’on étudie un individu que l’on soumet à œuvre qui n’a que l’apparence du réel. Qu’on ne
différentes conditions. On peut alors faire varier s’y trompe pas : Zola étant le maître du protocole
le milieu social, les situations, le tempérament du expérimental, comment pourrait-il ne pas aboutir
personnage, ses liens avec les autres personnages aux conclusions qu’il s’est fixées ? Dans le roman
pour évaluer les évolutions de la passion. naturaliste, la conclusion précède l’expérimenta-
4. D’après ces écrits théoriques, les romans de tion et l’auteur ne trouve dans ses écrits que ce
Balzac et de Zola doivent nous sensibiliser à la qu’il a bien voulu y mettre.
fois aux origines, au fonctionnement et aux consé-
quences de nos passions. Ainsi, Zola souligne  HISTOIRE DES ARTS
l’influence du tempérament et du milieu social 7. Le dessin d’André Gill est une caricature repré-
dans la naissance et le déploiement des passions. sentant les liens qui unissent Balzac et Zola. Zola,
Tous deux suggèrent l’ancrage de la passion en dont la tête est disproportionnée pour mieux signa-
l’individu : « il naît avec des instincts et des apti- ler son statut d’intellectuel, se présente devant la
tudes » (l. 10), « C’est là, dans ce tempérament, statue de Balzac pour lui rendre hommage. Tenant
que se trouve le déterminisme initial » (l. 43-44). sous son bras le projet des Rougon-Macquart, il
Reste alors à savoir ce que la passion peut devenir se place en héritier de La Comédie humaine. Mais
au contact d’autrui. l’étonnement naît également de la position de
En outre, les deux romanciers insistent sur les Balzac dont la statue fait le même geste de salut. À
ravages de la passion non seulement sur l’individu, travers ce salut militaire, la littérature deviendrait
mais aussi sur son entourage. Notons cependant une grande œuvre, une mission à accomplir, à
que Balzac relie encore la passion au « caractère » poursuivre. Ici, Balzac consacrerait Zola comme
quand Zola y renonce au profit du « tempéra- son digne héritier.
ment », plus viscéral, plus organique puisqu’il La raillerie du caricaturiste émerge déjà : tout se
dépend des humeurs et des fluides corporels. passe comme si la volonté de Zola de se placer
5. Les romans réalistes et naturalistes vont mettre dans la filiation d’un auteur consacré était une
en scène des personnages qui sont à la fois comme manœuvre pour mieux légitimer son projet et
nous et plus radicaux. Les personnages de Balzac gagner une autorité littéraire.
incarnent des types cristallisant un vice ou une En somme, le dessin dénonce l’entreprise zolienne
vertu. Les situations relèvent du quotidien le plus qui consiste à se réapproprier l’œuvre de Balzac.
banal mais aussi de faits extraordinaires qui vont D’une certaine façon, Balzac annoncerait le natu-
favoriser l’exacerbation de la passion. Par ce souci ralisme dont la théorisation et la valorisation
de représenter l’ensemble des types humains, on reviennent toutefois à Zola. En ce sens, Balzac
devine que les romans de Balzac seront riches en aurait une dette envers Zola qui aurait eu le génie
personnages vicieux et immoraux, sans exclure de souligner l’originalité, la grandeur et la moder-
toutefois les personnages bons. De la même façon, nité de son projet.
les romans de Zola se présentent comme des
laboratoires où l’on étudie le vice et les ravages  ÉCRITURE
de la passion. Sujet d'invention
6. Loin de copier le réel, le romancier va le retrans- Cet exercice est l’occasion de rappeler aux élèves
crire et l’organiser pour le mettre au service d’un l’organisation de la lettre.
1 Des personnages de chair et de sang | 21
Les arguments possibles pour discréditer la  LECTURE DU TEXTE
méthode scientifique de Zola sont : 2. Les pulsions meurtrières découlent du désir
– cette démarche limite la fantaisie de l’auteur physique : « avec la fièvre grandissante, affolante
qui ne peut faillir au principe de causalité ; du désir » (l. 5-6). La gorge est non seulement
– l’observation de faits réels ne peut que limiter l’endroit où planter le couteau mais aussi le sym-
l’imaginaire du romancier, nécessairement ancré bole de la beauté féminine : « cette chair, cette
dans une approche documentaire du réel ; gorge, chaude et blanche » (l. 9). Dans cette asso-
– on peut s’interroger sur la qualité littéraire d’une ciation d’adjectifs, la chair féminine est empreinte
œuvre qui revendique le statut de « procès-verbal de pureté et de sensualité. Elle suscite le respect
d’une expérience ». Y a-t-il encore une place autant qu’elle éveille le désir.
pour les figures de style et le plaisir de la fiction
dans un roman qui risque d’être objectif jusqu’à 3. L’énumération suggère que toutes les rencontres
la sécheresse ? féminines réveillent les pulsions agressives. Jacques
– le romancier risque de proposer des romans est pris dans un tourbillon de violence et de désir.
aux schémas préconçus : au sein de la saga, les Sa vie devient un enfer tant il doit résister à la
différents volumes ne seront que des variations tentation d’égorger celles qui ne sont pourtant que
reprenant la même structure et les mêmes prin- des passantes, des voisines, souvent des inconnues.
cipes. Cela risque d’ennuyer le lecteur puisque les
romans répondent à un même modèle ; 4. La métamorphose de Jacques en bête est évo-
– dans cette perspective, la conclusion des romans quée à travers :
ne saurait être ni optimiste, ni originale : échec – des métaphores : « il obéissait à ses muscles, à
des personnages, déchéance, ravage des passions. la bête enragée » (l. 43) ;
Le lecteur ne trouve guère d’issue dans ces romans – des comparaisons : « ainsi qu’une proie qu’on
qui dévoilent l’inexorable déterminisme social. arrache aux autres » (l. 71) ;
Le ton de la lettre pourra rester courtois même s’il – des hyperboles : « fureur », « soudaine crise de
s’agit de remettre en question la théorie natura- rage aveugle » (l. 64-65).
liste. Pour discréditer violemment cette entreprise, À travers ces figures de style, Jacques comprend
on pourra s’inspirer du pamphlet de Ferragus que ses pulsions l’aliènent, le privent de sa raison.
contre le roman Thérèse Raquin. N’obéissant plus qu’à son instinct, il devient un
prédateur obsédé par le besoin d’égorger sa proie.
5. Zola souligne la violence du conflit intérieur à
travers un monologue. Les pensées du personnage
sont retranscrites au discours indirect libre qui

⁄⁄ É mile Zola, La Bête


humaine, 1890  p. ››-›∞
Objectif : analyser l’importance des pulsions
favorise une tension entre les paroles du per-
sonnage et la parole du narrateur. Le conflit s’en
trouve vivifié puisque le récit intègre les question-
nements inquiets de Jacques : « Qu’avait-il donc
de différent lorsqu’il se comparait aux autres ? »
dans le roman naturaliste et la part de (l. 18-19). De la même façon, les pulsions meur-
bestialité en l’homme. trières sont restituées avec intensité, notamment
à travers cet effet de scansion : « Voilà qu’il avait
La « fêlure » de Jacques Lantier voulu la tuer, cette fille ! Tuer une femme, tuer
une femme ! » (l. 3-4). Faisant cohabiter l’ex-
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE pression de l’instinct bestial et les tentatives de
1. Le personnage de Jacques est complexe car il rationalisation, le texte nous place au cœur de la
est à la fois victime et coupable, cruel et innocent. folie d’un personnage qui tente désespérément de
En effet, il est animé de pulsions meurtrières qui comprendre l’origine de sa violence.
le poussent à agresser les femmes. Mais le fait
même qu’il cherche à comprendre son mal et à 6. Passant en revue sa généalogie, Jacques réalise
s’en débarrasser prouve qu’il n’est pas foncière- que chaque membre de sa famille est atteint d’un
ment mauvais. On le sent tiraillé entre raison et mal et, à ce titre, participe à son malheur :
pulsion, entre l’homme et la bête. – sa mère l’a eu trop jeune ;

22 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


– son père est immature et instable ; – la description métaphorique du mal le rend
– son frère Claude est un artiste qui oscille entre insaisissable et incontrôlable : « c’étaient, dans
folie et génie ; son être, de subites pertes d’équilibre, comme des
– ses grands-parents et ses ancêtres étaient alcoo- cassures, des trous par lesquels son moi lui échap-
liques et lui ont transmis une tare. pait » (l. 39 à 41). Non seulement Jacques doit
s’y prendre à trois fois pour cerner ce mal, mais le
 HISTOIRE DES ARTS mélange de termes concrets et abstraits suggère
7. L’affiche est intéressante car elle crée un double l’impossibilité d’appréhender cette « fêlure ».
horizon d’attente. D’une part, l’image suggère Néanmoins, il reste humain par son désir de se
une relation amoureuse passionnelle. Tourné défaire de ses pulsions.
vers la femme, le personnage masculin s’apprête – On insistera ainsi sur son malheur et le désarroi
à l’embrasser. La tête en arrière, les lèvres tendues, qui l’étreint (l. 1 à 3, l. 14 à 16, puis l. 50).
le cou exposé, la jeune femme plonge son regard – Sa capacité à résister à la tentation du meurtre
dans celui d’un homme qui ne peut être que son plaide en sa faveur : il fuit loin de sa cousine
amant. L’affiche représente alors le désir. Flore, comme il avait pris ses distances pour ne
Mais la couleur rouge qui envahit l’image – cheve- pas éventrer sa voisine au théâtre (l. 63-64).
lure de l’homme, chevelure et tenue de la femme, – Il analyse minutieusement son mal afin d’en
bas de l’affiche – autorise une autre lecture. Une saisir le fonctionnement pour pouvoir le contrô-
menace plane sur cette scène, ce que confirme ler. Cernant la nature de ses pulsions, il analyse
l’arrière-plan flou et tumultueux. On peut alors ses antécédents familiaux et évalue son propre
interpréter le regard de la femme comme une comportement (« il se refusait même un petit
expression d’effroi. S’abandonnant à cet homme, verre d’eau-de-vie », l. 44).
elle en devient la proie vulnérable. L’homme au – Ce monologue intérieur, pétri de violence et
visage fermé et au regard dur devient l’agresseur. Le de réflexions, témoigne de sa volonté de rester
cou tendu rappelle alors les pulsions de strangula- humain malgré le mal qui le ronge. Penser, c’est
tion et d’égorgement qui hantent Jacques Lantier. échapper à la fureur indicible de l’instinct.

 ÉCRITURE
Commentaire
Si Jacques Lantier est à la fois homme et bête,
c’est qu’il est tiraillé entre instinct et raison. En
effet, il est animé de pulsions meurtrières qui
⁄¤ F ritz Lang,

M le Maudit, 1933
 p. ›6
le poussent à agresser des femmes. Mais le fait
même qu’il cherche à comprendre son mal et à Objectif : analyser la représentation de la
s’en débarrasser prouve qu’il n’est pas foncière- folie meurtrière au cinéma.
ment mauvais. 1. Fritz Lang parvient à suggérer l’imminence du
Pour mettre en évidence la bestialité qui l’anime, drame par la construction de l’image : la fillette
voici quelques idées : est filmée en plongée, ce qui suggère au mieux sa
– on insistera sur la violence des répétitions qui vulnérabilité. Son regard attiré vers le hors-champ
le transforment en machine à tuer : « Tuer une suscite le mystère car nous ignorons ce qu’elle voit.
femme, tuer une femme ! » (l. 4) ; Toutefois, le jeu d’ombre et de lumière esquisse
– repensant à sa cousine Flore, il reconnaît le la silhouette menaçante d’un homme qui porte
plaisir qu’il éprouverait à tuer : « c’était pour un chapeau et un imperméable. L’image contient
le plaisir, parce qu’il en avait envie, une envie un indice sur l’identité de l’homme : l’affiche sur
telle » (l. 10) ; laquelle plane son ombre est un avis de recherche
– ses pulsions sont décrites par des hyperboles pour un meurtrier qui s’attaque à des enfants. Le
qui en soulignent la violence : « quelle fureur » spectateur comprend que la fillette est en grand
(l. 64), « soudaine crise de rage aveugle » (l. 66) ; danger. Ainsi, la violence est mise en scène de
– la métaphore de la bête parcourt le texte : « lui manière effrayante et suggestive : rien n’est mon-
s’était enragé » (l. 7), « en galopant » (l. 11), « à la tré, mais tout est dit par la savante construction
bête enragée » (l. 43), « une sauvagerie » (l. 47) ; de l’image.
1 Des personnages de chair et de sang | 23
2. Par la répétition de cet air, le spectateur est fortes. Ainsi, la mise à mort de l’enfant par son
conditionné. Il sait que cette mélodie annonce un propre père dans Les Âmes grises de Philippe
drame imminent. Le langage cinématographique Claudel (texte p. 47) ne peut que susciter l’effroi
se met ici au service de la peur, une fois de plus du lecteur.
sans rien montrer de la violence. Cela permet aussi – Ces récits peuvent faire peur car ils nous révèlent
de jouer plus longuement sur le hors-champ et de que nous ne connaissons pas toujours les êtres
différer le moment où le spectateur découvrira le qui nous entourent. Cette proximité d’un danger
visage du meurtrier. insoupçonné est particulièrement vraie dans un
roman comme L’Adversaire d’Emmanuel Carrère.
3. On peut garder à l’esprit que le film est allemand
– En outre, ces fictions peuvent susciter l’angoisse
et que l’initiale « M » renvoie au terme « Mörder »
car elles révèlent la monstruosité qui sommeille
(meurtrier). Toutefois, on acceptera que les élèves
en l’homme, cette bestialité que la civilisation
proposent les termes « meurtrier », « monstre »,
peine à canaliser. Le basculement dans la violence
« maudit ». Suivant le choix effectué, la lettre
advient parfois chez des êtres qu’on n’imaginait
dénonce les crimes, souligne la monstruosité du
pas capables de tels actes (ex. : Crimes et châtiments
tueur d’enfants ou suggère la schizophrénie d’un
de Dostoïevski).
personnage en crise.
Toutefois, ces fictions présentent d’autres enjeux.
4. Par sa construction, l’image se veut riche de – Elles nous invitent à réfléchir sur l’homme et
sens. Elle exprime de différentes manières la crise sur le pouvoir de la raison : le conflit intérieur
identitaire du personnage. Ainsi, le motif sym- de Jacques Lantier dans La Bête humaine donne
bolique du miroir questionne le rapport à soi. à voir la lutte de l’homme pour rester humain.
La position de dos indique le basculement, le – En outre, ces récits permettent de dénoncer le
revers du personnage dont les frontières du moi cycle de la violence puisque les meurtriers sont
sont vacillantes. Le regard effrayé du personnage souvent des individus qui ont subi la violence (ex. :
exprime sa dualité. On devine alors ce que la fin dans la série Dexter, le protagoniste a été témoin
du film explicitera : lorsque le personnage tue, du meurtre de sa mère lorsqu’il était enfant).
il est en proie à des crises de folie. Tout se passe – Enfin, elles permettent de dénoncer la violence
alors comme s’il ne s’appartenait plus, comme s’il de l’histoire et/ou de la société. M le Maudit de
n’était plus lui-même. Le photogramme exprime Fritz Lang peut être perçu comme une référence
de manière subtile l’aliénation du tueur en série. aux nazis (le titre original du film était Les assassins
sont parmi nous). American Psycho de Bret Easton
5. Dans ce passage, le personnage suscite à la
Ellis, qui met en scène un trader psychopathe,
fois terreur et pitié. Son discours se charge d’une
suggère la violence d’un système qui déshumanise
dimension tragique puisqu’il y exprime son inno-
les hommes par le travail. La violence du meurtrier
cence et sa culpabilité. Le meurtrier reconnaît
n’est qu’un miroir déformé de la société.
ses crimes mais il ne se reconnaît pas en eux. La
démultiplication des « moi » rend compte d’un

⁄‹
trouble identitaire, d’une perte des repères. Tout
en s’accusant, il se dédouane, s’avouant à la fois P hilippe Claudel,
coupable des meurtres et victime de ses pulsions :
« Je veux », « Je ne peux pas ». Affirmant son
Les Âmes grises,
impuissance, il souhaite s’attirer la pitié et l’indul- ¤‚‚‹  p. ›‡
gence de ses juges.
Objectif : comprendre les enjeux
d’un roman dont le narrateur est
 ÉCRITURE un meurtrier.
Dissertation
Dans un premier temps, on défendra l’idée que
Un aveu criant de vérité
les fictions mettant en scène des meurtriers visent  LECTURE DU TEXTE
à nous faire peur. 1. Le père se sent à la fois coupable et victime.
– La description des meurtres et des violences com- Tout d’abord, il est coupable puisqu’il nous avoue
mises vise à susciter chez le lecteur des émotions le meurtre de son bébé. Mais il semble légitimer
24 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
son crime en soulignant que ce bébé a fait de lui Dans la première moitié de la lettre, l’oralité et la
une victime : ayant perdu sa femme en couches, brièveté des phrases donnent à cette confession
il perçoit l’enfant comme un assassin qui le prive une émouvante simplicité. Les images populaires
de celle qu’il aimait. Incapable de surmonter (« comme un fruit d’automne oublié dans un
sa douleur, il présente l’infanticide comme une four ») et les tournures orales (« Oui, un inno-
application de la loi du Talion. Le lecteur se trouve cent », « tu sais, le petit ») confèrent à cette lettre
pris entre la pitié face à ce mari qui a perdu sa l’authenticité d’une parole qui ne s’embarrasse pas
raison de vivre, et la terreur face à ce père qui a de rhétorique. La syntaxe progresse par à-coups
étouffé son nourrisson de sang-froid. avec de nombreuses répétitions, restituant les
hésitations et les mouvements de pensée du nar-
2. Le narrateur refuse ici son rôle de père. Tout rateur : « ses joues rondes, si rondes », « tu sais,
d’abord, il refuse les gestes et les attentions les plus le petit, notre petit ».
élémentaires : pas de contact, pas de caresse, pas de Philippe Claudel parvient ici à provoquer l’empa-
nom. Tout est fait pour nier l’existence de l’enfant thie du lecteur face à un homme qui a pourtant
et le lien qui les unit. L’enfant n’est qu’« un paquet commis le crime le plus abject : le meurtre d’un
blanc » (l. 6), quelque chose d’informe, d’innom- innocent. Par cette stratégie narrative et par
mable. En outre, le père refuse de lui reconnaître l’intensité de cette lettre, nos valeurs morales
une singularité : il est un enfant parmi d’autres, vacillent et nous devenons, à notre tour, des
« il ne ressemblait à rien » (l. 11-12), « il ressem- « âmes grises » incapables de définir avec exacti-
blait à tous les nourrissons » (l. 12), « un petit tude ce qui est bien et ce qui est mal. L’auteur ne
d’hommes. La perpétuation de la race » (l. 15). condamne pas le personnage et nous oblige ainsi
À la fin, l’enfant est devenu un ennemi mortel, à prendre parti ou à suspendre notre jugement sur
un adversaire, un être maléfique conscient du mal cet homme qui reste, malgré tout, profondément
qu’il fait. Le délire paranoïaque de ce narrateur humain.
à qui le lecteur faisait confiance ne manque pas
de surprendre : le gendarme, représentant de 5. L’horreur naît du fait que le père sait bien que
l’ordre, de la justice, du bien, dévoile soudain un son enfant est innocent et faible. Il le compare
nouveau visage, cette âme « grise » qu’on ne lui à un « jésus de crèche » (l. 9) pour en faire le
soupçonnait guère. symbole de l’innocence et suggérer que sa vie est
sacrée. Il est encore pur, à peine sorti du ventre
3. Les pronoms « ce » et « ça » désignent en de sa mère, et le père n’a d’autre choix que de
réalité le bébé. Par ces pronoms indéfinis, le père le reconnaître : « Oui, c’était un des leurs. Un
refuse de conférer une humanité à son enfant. innocent, comme on dit » (l. 14). La vulnérabilité
Il le dit dès le début de l’extrait : « notre petit, de l’enfant est renforcée par son sommeil paisible :
je n’ai pas pu lui donner de nom, ni même le rien ne trouble son repos, pas même l’oreiller qui
regarder vraiment » (l. 1). Nommer, c’est prendre viendra l’étouffer.
acte d’une existence. Baptiser un enfant, c’est le Notons l’évolution du personnage : alors que
faire entrer dans la communauté des hommes. la première partie de la lettre offre encore des
Regarder le visage d’autrui, c’est, selon le philo- considérations rationnelles sur le nourrisson, la
sophe Emmanuel Levinas, reconnaître son huma- deuxième partie de la lettre (à partir de la ligne
nité et sa vulnérabilité. Lui refusant tout prénom 15) nous emporte dans la folie du personnage. Le
et toute attention, le père peut nier l’existence de style s’en trouve modifié : les phrases brèves, voire
cet enfant et mettre à distance son geste criminel. averbales, cèdent la place à une phrase unique,
riche en propositions relatives et en répétitions.
4. La lettre est émouvante parce qu’elle est un
D’une certaine façon, la phrase enfle à mesure que
hommage à la défunte, une déclaration d’amour à
le père se laisse dévorer par sa colère et envahir
la femme aimée : « J’ai cherché dans ses traits ton
par le désespoir.
visage […] par-delà ta mort » (l. 10-11), « jamais
plus je ne verrais ton visage ni n’embrasserais ta 6. Les lignes 22 à 24 font référence au conte du
peau » (l. 21). L’amour y est célébré comme un Petit Chaperon rouge. L’expression « ferait des
absolu, une raison de vivre, une source inépuisable dents pour continuer à tout dévorer, aurait des
de joie : « avec lequel il me faudrait vivre alors mains pour prendre les choses et des yeux pour
que tu n’étais plus là » (l. 17-18). les voir » fait écho aux grandes dents, aux grandes
1 Des personnages de chair et de sang | 25
mains et aux grands yeux du loup. Ces éléments et le titre de la photo témoigne, par sa sobriété
menaçants sont précisément ce que le loup tente même, de ce souci de réalisme ;
de dissimuler pour ne pas effrayer la fillette. Ici, le – elle représente un espace urbain sans chercher
père se présente comme un petit chaperon rouge à l’idéaliser : austérité des bâtiments sombres et
qui aurait perçu le danger que représente le loup. délabrés, présence de poubelles, linge qui sèche,
L’énumération et les hyperboles diabolisent cet bas et robe de la fillette salis par de la boue ;
enfant qui a dévoré sa mère et lui a pris sa vie. Or, – les personnages eux-mêmes s’inscrivent dans
il ne s’agit là que d’un conte auquel le narrateur une certaine banalité : ménagère qui étend son
veut croire pour justifier son crime. Cette référence linge (dans la 2e cour à droite), petite fille au
au conte du Petit Chaperon rouge nous rappelle genou écorché qui suce son pouce.
que le père s’est privé du plaisir de raconter cette
histoire à son fils pour mieux continuer à vivre 2. Toutefois, loin d’être une simple copie du réel,
dans sa fiction. elle témoigne d’un travail artistique. De fait, la
représentation de l’espace urbain rend cette rue
 ÉCRITURE de Glasgow symbolique et interroge la possibi-
lité pour l’individu de se ménager des issues, des
Sujet d'invention
échappatoires :
La description d’une naissance ou d’un décès – le travail sur les lignes (poteaux, immeubles, fils
implique de mettre en scène le « seuil » entre électriques) et les différentes formes géométriques
la vie et la mort. Avec cette activité, il s’agit de (murets, barrières) donnent à cet espace un aspect
vérifier que les élèves ont compris le traitement inquiétant, à la fois large et parsemé d’obstacles ;
singulier du corps dans le roman naturaliste. – une impression de désolation émerge en raison
Pour que cette description puisse être qualifiée de de la hauteur des bâtiments et du vide qui règne
naturaliste, on s’assurera de la présence de détails dans cette rue. Bien qu’elle soit au centre de
qui visent à « faire vrai ». À ce titre, l’élève peut l’image, la fillette semble écrasée par le décor.
convoquer plusieurs sens (vue, odorat, toucher, Toutes les lignes de fuite l’enferment comme dans
ouïe) afin de rendre sa scène plus vivante et intense. une cage. L’horizon paraît obstrué par le mur du
On sera également sensible à la représentation du fond tandis que le vide qui entoure le personnage
corps qui, dans ces épisodes extrêmes, éprouve de suggère l’abandon ;
la souffrance et/ou de la délivrance. La descrip- – le contraste entre le gris des bâtiments et le rose
tion des mouvements et des mutations du corps, de la robe attire l’œil du spectateur vers le centre
associée à la transcription des pensées et des de l’image. Les yeux en l’air, cette fillette blonde
sensations du personnage, permettra de plonger incarnerait l’insouciance, l’innocence, la possi-
le lecteur au cœur de l’expérience. bilité pour la jeunesse écossaise de rêver encore ;
On pourra sensibiliser les élèves à la question – de la même façon, le contraste entre ces loge-
de la focalisation afin de leur éviter un écueil : ments et le petit coin de ciel bleu crée un contraste
l’impossibilité pour un personnage de raconter sa entre cet univers de désolation et la possibilité
propre mort à la première personne du singulier. d’un réenchantement (à moins que ce coin de ciel
Pour des exemples d’accouchement, on consultera bleu ne soit érigé en idéal inaccessible) ;
la scène de l’accouchement dans Pot-Bouille de – la position de la fillette interpelle le specta-
Zola ou celle de l’accouchement de Jeanne teur : est-elle vraiment naturelle, saisie sur le vif ?
dans Une vie de Maupassant. Pour des exemples D’ailleurs, cette position est ambiguë : d’une part,
de scène d’agonie, voir manuel p. 29. les jambes ainsi croisées déséquilibrent le corps et
fragilisent la fillette, d’autre part cette position
s’apparente à celle d’une danseuse et renforce le
décalage entre le personnage et son milieu.
Histoire littéraire Finalement, cette photographie suscite un ques-
tionnement : la fillette est-elle menacée par cet
Le réalisme   p. ›°-›· environnement, victime déjà sacrifiée d’un sys-
1. La photographie de Raymond Depardon relève tème social qui ne lui offre aucun avenir ? Au
d’une esthétique réaliste : contraire, apporte-t-elle une note optimiste et
– elle a été prise à Glasgow, une ville d’Écosse, onirique dans ce monde de la misère ?

26 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


La description Lexique
dans le roman  p. ∞‚ Passions, pulsions et vices
Pour rédiger cette description réaliste, l’élève   p. ∞¤
devra, au brouillon :
– définir le lieu qu’il veut décrire ;
– sélectionner les éléments à décrire : sur quels
Étymologie
détails l’œil va-t-il s’arrêter ? En quoi participent- 1 et 2. Maladies : myopathie, cardiopathie, encé-
ils de l’effet visé ? phalopathie, névropathie.
– lister des adjectifs et établir des champs lexicaux Remèdes : homéopathie, naturopathie.
afin de donner de la cohérence à sa description ; Malades : sociopathe, psychopathe.
– créer des métaphores susceptibles de renforcer Guérisseurs : homéopathe, naturopathe.
l’impression visée (inquiétude, effroi, pitié) ;
– définir la focalisation : la description est-elle
assurée par un narrateur omniscient ? Est-elle
Manies en tout genre
assurée par un personnage ? 1. Monomanie : délire caractérisé par une obses-
Quelques exemples : sion unique.
– Pour une description inquiétante avec une Kleptomanie : besoin irrépressible de voler des
focalisation omnisciente, on relira la description objets.
du passage du Pont-Neuf dans l’incipit de Thérèse Mégalomanie : amour de soi démesuré, suresti-
Raquin (manuel p. 117). mation de ses capacités.
– Pour une description misérabiliste avec une foca- Pharmacomanie : prise excessive de médicaments.
lisation interne, on pourra relire la description de Mythomanie : tendance à mentir, à inventer
la maison ouvrière, rue de la Goutte d’Or, perçue des histoires.
par Gervaise dans L’Assommoir : « À l’intérieur, les Métromanie : manie de faire des vers.
façades avaient six étages, quatre façades régulières Érotomanie : conviction délirante d’être aimé
[…] comme si elle eut devant elle une personne par quelqu’un.
géante ». Anglomanie : passion pour la culture anglo-
saxonne.

Vocabulaire de la maladie
Des héros ordinaires  p. ∞⁄ 1. a. Altruisme.
b. Palliatif.
Dans une phase de récit, les élèves évoqueront c. Rechute.
brièvement les circonstances de la rencontre d. Viager.
et l’instauration du dialogue. Puis, ils rendront
compte dans le dialogue de la vie de ces femmes du
peuple par des détails précis : tâches du quotidien,
Le vice, une question morale ?
statut de la femme / rôle de l’homme, enjeux de 1. On peut sans doute attribuer le sens le plus
ce déplacement en train. Enfin, les inquiétudes fort aux termes « souillure » et « péché » qui
de ces mères seront évoquées : études de leurs sont porteurs d’une dimension religieuse. La per-
enfants, travail, possibilité de s’extraire de ce sonne dont les actes sont ainsi qualifiés se trouve
milieu social. violemment condamnée. La « perversion » est
On pourra demander aux élèves d' : également un terme fort puisque le pervers est
– appliquer les règles de présentation d’un dia- celui qui corrompt le bien en mal, et qui peut
logue romanesque (guillemets, tirets, propositions même être en proie à une pathologie. On pourra
incises) ; également accepter les termes « corruption »,
– imiter le parler populaire. Pour cela, on les « turpitude » et « dépravation ».
invitera à relire les interventions de Rosalie dans Assurément, les termes les moins forts de la liste
Une vie de Maupassant (manuel p. 40, l. 7-10). seront « défaut », « imperfection » et « travers ».

1 Des personnages de chair et de sang | 27


Instincts American Psycho, Jacques Lantier dans La Bête
humaine, M le Maudit.
1. a. Prédisposition. – Zola dépeint parfaitement la déchéance et le
b. Spontanéité. déchaînement des bas instincts dans L’Assommoir.
c. Pulsions. Les bas instincts ressurgissent chez ceux qui
d. Flair. s’adonnent à la débauche : Gervaise, et avant
e. Réflexe. elle les personnages de Bec-Salé dit Boit-sans-soif
2. On pourra penser au personnage de Bel-Ami ou de Mes-Bottes, sont prêts à tout pour obtenir
qui suit son instinct afin d’atteindre son but : leur verre d’eau-de-vie. Dans un autre registre,
s’élever socialement. Sans toujours comprendre la scène du repas chez Gervaise (chapitre XIII)
les règles du jeu mondain, Georges Duroy fait illustre également le déchaînement des pulsions
preuve de flair. tant les convives laissent voir leur animalité.
– L’instinct de survie pousse les héros à lutter
pour faire face aux dangers.
– Des personnages de criminel s’adonnent à
Garder le contrôle de soi
leurs bas instincts. On pourra penser à tous les 1. Dompter, maîtriser, canaliser, discipliner, brider.
personnages de meurtrier au cinéma ou dans 2. Servitude.
le roman, notamment Patrick Bateman dans 3. Assujettissement.

28 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


Séquence

¤ Honoré de Balzac,
Le Colonel Chabert, 1844
Présentation et objectifs de la séquence  p. ∞‹
Livre de l’élève  p. ∞‹ à §‚

Cette séquence consacrée à un court roman de Balzac permet de plonger dans l’univers du père de La
Comédie humaine. L’élève sera sensibilisé aux caractéristiques du réalisme balzacien : concordance des
portraits physiques et moraux, émergence du fantastique au cœur de l’écriture réaliste, entrelacement
de l’histoire individuelle et de l’Histoire collective.
Le Colonel Chabert devrait offrir un certain plaisir de lecture aux élèves. Ils sont invités à suivre le
parcours de ce personnage intrigant, à la fois héros et anti-héros, personnage à l’apparence transparente
mais dont la présence spectrale dérange. Le destin de Chabert confère à l’œuvre une dimension
éminemment « romanesque » : complots, trahisons, manigances, épopée militaire et épisode spec-
taculaire du retour d’entre les morts.
À travers le parcours erratique du colonel, l’œuvre donne à voir une époque en mutation : celle de la
Restauration qui tente de balayer les dernières traces de l’Empire. Le romancier pénètre également
dans les milieux juridiques, militaires et aristocratiques avec ce souci documentaire qui n’interdit pas
le recul critique. À travers le miroir d’une époque, le roman invite à une réflexion sur l’individu et
la société : y a-t-il une place pour la grandeur d’âme et les idéaux collectifs dans le monde moderne ?
Peut-on être sincère dans un monde où chacun joue la comédie ?
Enfin, la séquence permet d’aborder avec les élèves la question de l’adaptation cinématographique.
Si René Le Hénaff a proposé sa version en 1943, la séquence privilégie le film d’Yves Angelo (1994).
Multipliant les partis pris audacieux, le réalisateur revendique le droit de remanier le texte littéraire
pour proposer une œuvre à part entière. Soulignant les principales modifications, la fiche « Histoire
des arts » invite les élèves à questionner la pertinence de ces choix.

une lumière blafarde. Ainsi, la mort est partout


⁄) Texte et contexte : et certains faciès expriment encore la violence du
Chabert, un personnage combat (au premier plan, des combats perdurent).
On pourra préciser aux élèves que ce tableau
entre deux mondes  p. ∞› est né d’un concours organisé par Napoléon. La
consigne est la suivante : la représentation de la
 HISTOIRE DES ARTS bataille d’Eylau doit être telle que « si tous les
1. Eylau est une bataille qui a entraîné de nom- rois de la Terre pouvaient contempler un pareil
breuses pertes dans l’armée française. Le tableau spectacle, ils seraient moins avides de guerres et
ne nie pas cette vérité : le premier plan correspond de conquêtes ». Le mal est fait mais l’Empereur
à un entassement de cadavres ou d’agonisants. peut encore sauver les agonisants et les blessés,
Cependant, on y trouve surtout des victimes même s’il entend surtout sauver son image après
prussiennes (vêtues de vert). L’arrière-plan donne une victoire à la Pyrrhus.
à voir une plaine enneigée sur laquelle brûlent Notons que Napoléon se représente en protecteur
encore des feux. Sur le champ de bataille, on peut bienveillant qui vient secourir les blessés plus
aussi distinguer des chevaux morts, perdus dans qu’en guerrier. Ainsi, il est séparé des morts comme
2 Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert | 29
des derniers combattants par une bande de neige. à son fils des biens et des valeurs, Napoléon a
Loin du portrait de Bonaparte fougueux au pont donné à Chabert un titre : ceux qu’on nommait
d’Arcole qu’Antoine-Jean Gros avait conçu en les « grognards » ont été anoblis par l’Empereur
1796, l’homme représenté est ici un chef calme et ont pu accéder à une reconnaissance sociale.
qui, dans un geste théâtral, réaffirme sa prestance À cela s’ajoutent les valeurs véhiculées par la
et sa magnanimité. Entouré de généraux dont le légende napoléonienne : cet homme de peu qui est
regard converge vers sa personne, l’Empereur fait parvenu à la tête d’un Empire incarne un modèle
preuve de compassion envers les soldats, même de volonté, de persévérance et d’intelligence.
les vaincus. Ce sont donc ses qualités humaines Dépourvu de titres et de privilèges, il donne à
qui priment. toute une génération de gens modestes le droit
d’aspirer à une élévation sociale.
Conférant à son pouvoir une aura divine, ce
tableau peut être considéré comme de la propa-
gande. Père de la patrie, Napoléon est même res- Prolongement
pecté par l’ennemi. Les soldats prussiens semblent Parmi les fervents admirateurs de Napoléon, on
d’ailleurs le craindre et le vénérer. Un hussard, compte le jeune Julien Sorel qui croit lui aussi
à ses pieds, lui jure fidélité. Alors que le ciel est aux valeurs que sont l’intelligence, la finesse
enfumé, la lumière vient de son cheval. Le geste stratégique et la persévérance. Alors que Chabert
du cavalier n’est pas sans rappeler le bras que ten- perçoit Bonaparte comme un père, la scène du
dait Napoléon dans Les Pestiférés de Jaffa, bras qui portrait caché sous le matelas dans Le Rouge et
signalait le pouvoir thaumaturgique de l’Empereur. Le Noir indique presque un rapport amoureux,
Se réappropriant les pouvoirs de guérisseur que passionnel à tout le moins, entre Julien Sorel et
l’on attribuait à Louis XIV, Napoléon sauve son celui qu’il admire au-delà du raisonnable.
image et promeut sa grandeur, malgré une victoire
en demi-teinte. Cerné par la mort, il commande 3. Alors qu’Antoine-Jean Gros nous présente
un tableau qui réaffirme le pouvoir de la vie. Alors l’après-bataille, Balzac nous plonge au cœur des
que le ciel noir n’offre aucune promesse d’espoir, hostilités. L’intensité des attaques est restituée,
c’est lui qui porte l’aura divine. On comprend que conférant un certain héroïsme aux combattants.
le mythe de Napoléon s’est créé de son temps, La multiplication des verbes d’action renforce
par le biais de ce genre de tableaux. la dimension épique du récit. Alors que Gros ne
Pour compléter l’étude, une vidéo intéressante : masquait pas l’horreur et le carnage, plaçant au
https ://www.reseau-canope.fr/tdc/tous-les-nume- premier plan des cadavres, Chabert atténue la
ros/les-arts-sous-lempire/videos/article/champ-de- violence. L’ennemi est présenté comme une masse
bataille-de-eylau-antoine-gros.html. que l’on peut « fendre » ou « disperser ». Les per-
sonnages et les actions sont grandis, notamment
à travers cette hyperbole : « deux vrais géants ».
 LECTURE Plus encore, le colonel semble justifier la violence :
son sacrifice même lui paraît légitime. Si Murat
La bataille d’Eylau et quinze cents hommes lui passent sur le corps,
2. Si Chabert peut affirmer que Napoléon a été un c’est pour la bonne cause ! Le collectif prime sur
père, c’est d’abord parce que le jeune Hyacinthe l’individuel et chacun doit être prêt à se sacrifier
s’est retrouvé orphelin très jeune : « Si j’avais pour l’action commune.
eu des parents, tout cela ne serait peut-être pas Mais les deux œuvres présentent des convergences.
arrivé ; mais il faut vous l’avouer, je suis un enfant Balzac laisse entendre que Napoléon était absent
d’hôpital ». Ce besoin d’une figure paternelle est sur le champ de bataille, le commandement étant
donc essentiel pour comprendre cette affirmation. confié à Murat, que nous voyons sur le tableau aux
Chabert est d’ailleurs sensible aux marques de côtés de l’Empereur. Les deux œuvres témoignent
reconnaissance et d’affection de Bonaparte : « Il de la volonté d’ériger cette bataille en événement
m’aimait un peu, le patron ! », « Allez donc voir historique, qu’il soit consigné dans des ouvrages
si, par hasard, mon pauvre Chabert vit encore ? ». (Victoires et Conquêtes) ou sacralisé par des œuvres
Plus loin dans le texte, il se réjouit à nouveau de picturales.
ce lien privilégié : « son Chabert, comme il me Soulignons que l’ouvrage évoqué par Chabert
nommait ». De même qu’un père peut transmettre s’intitule en réalité Victoires et Conquêtes. Victoires,
30 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
conquêtes, désastres, revers et guerres civiles des ainsi célébrer le progrès humain et technique,
Français de 1789 à 1815. Le choix d’écourter le inscrire le temps présent dans l’histoire de l’huma-
titre ne saurait être anodin : Chabert vit encore nité. Mais l’art est aussi « une puissance » parce
dans la légende napoléonienne et la chute de qu’il aide l’homme à garder sa clairvoyance et
l’Empereur est une réalité qu’il n’accepte pas. sa mesure : l’art constitue un garde-fou contre
les dérives possibles du progrès. Plus encore, la
parole de l’écrivain ou l’œuvre du peintre sont
Une nouvelle société : une arme politique dès lors que la littérature ou
les arts plastiques dénoncent les dérives de cette
la Restauration société bourgeoise et les erreurs du gouvernement.
1. La primauté des valeurs matérielles est percep- L’existence même de la censure témoigne de cette
tible à plusieurs moments : puissance de l’art : loin d’inspirer l’indifférence,
– Aucun avoué n’accepte de prendre en charge il constitue une véritable force d’opposition que
les frais pour aider Chabert à mener son procès : le gouvernement souhaite contrôler.
« aucun homme de loi n’a voulu m’avancer dix
napoléons afin de faire venir d’Allemagne les
pièces nécessaires pour commencer mon procès. »
– Quand Chabert se rend dans un hôtel où il avait
organisé une fête, nul n’aide le mendiant : « Je ¤) EXTRAIT 1 Une apparition
me souviens d’avoir pleuré devant un hôtel de
Strasbourg où j’avais donné jadis une fête, et où fantomatique  p. ∞∞
je n’obtins rien, pas même un morceau de pain. » Objectifs :
– La comtesse, qui doit toute sa fortune à Chabert, – Analyser le portrait d’un personnage entre
refuse de reconnaître son existence afin de ne pas
deux mondes : l’Empire et la Restauration,
perdre la pension dont elle bénéficie au titre de
la vie et la mort.
veuve : « Elle me doit sa fortune, son bonheur ;
– Analyser l’esthétique du portrait chez
eh bien, elle ne m’a pas seulement fait parvenir
le plus léger secours ! » Balzac : le souci du détail transformant
la description en tableau, le corps comme
2. De fait, c’est probablement la comtesse qui trace du vécu et indice sur le caractère
incarne le mieux l’esprit de la Restauration. Celle du personnage.
qui fut jadis Rose Chapotel a usé de ses charmes – Sensibiliser les élèves à l’émergence
pour séduire celui qui était « le plus joli des mus- du fantastique au cœur d’un texte réaliste.
cadins, en 1799 ». S’élevant au rang de comtesse,
elle déploie ruse et hypocrisie pour obliger Chabert
 LECTURE DU TEXTE
à renoncer à ses droits. Tentant de manipuler
1. Le personnage qui vient d’entrer dans le cabi-
Derville, elle trouve en lui un adversaire redou-
net de Derville apparaît comme un mort-vivant.
table. Il lui sera plus aisé d’attendrir Chabert qui
L’inquiétude qu’il suscite chez l’avoué est exprimée
n’est pas indifférent à sa beauté. Son triomphe final
à plusieurs reprises : Derville est « stupéfait »
scelle la victoire des valeurs de la Restauration
(l. 1) devant ce « sujet d’étonnement » (l. 6), ce
sur les idéaux de l’époque napoléonienne.
« spectacle surnaturel » (l. 6).
3. Dans cet article, Balzac défend l’art en un Plusieurs éléments de son portrait confirment
siècle où la société « donne le pas à la vapeur qu’il a l’apparence d’un spectre :
sur la couleur ». Le monde dans lequel il vit en – La comparaison avec les figures de cire (l. 4)
1830 est en effet celui du progrès technique, de la est éloquente : alors que les musées utilisent la
révolution industrielle, du positivisme scientifique. cire pour donner aux mannequins la carnation
Ce monde est gouverné par les négociants et les des vivants et créer l’illusion de la vie, Chabert
avocats, qui mettent au premier plan les lois, vivant donne l’impression d’être mort. Son sta-
les contrats, les chiffres. Quelle place pour l’art tisme le réduit au rang de mannequin de cire
dans un monde où le mécénat constituerait un dont le statut est indécidable. La maigreur de son
investissement stérile ? Balzac rappelle d’abord corps et la lividité de son visage correspondent
que l’art est « l’expression d’un temps » : il peut à l’image stéréotypée que l’on se fait du spectre.
2 Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert | 31
– Notons qu’à plusieurs reprises, le narrateur sug- d’un être monstrueux qui suscite le rejet autant
gère que Chabert relève plus de la fiction que de qu’il fascine.
la réalité : « un homme d’imagination aurait pu Mais on sera sensible à la pitié qu’il peut éveiller
prendre […] » (l. 16), « ressembler à ces fantaisies chez le lecteur. Les rides très marquées suggèrent
que les peintres s’amusent à dessiner » (l. 33). une vie d’anxiété, tout comme le visage de Chabert
Aux marges de l’humain, Chabert s’apparente donne des indices sur son passé. Cette déshuma-
davantage à une créature surnaturelle, à un pur nisation fait aussi de Chabert une victime. La
produit de l’imaginaire. « démence triste » qu’exprime son regard vide
– L’expression « le visage […] semblait mort » indique son impuissance, son incapacité à faire
(l. 12-13) participe de ce portrait d’un mort- face aux difficultés de l’existence. Par-delà l’effroi,
vivant. Il faut comprendre que le visage est si son visage exprime « les signes d’une douleur
inexpressif que l’on ne saurait dire ce qu’éprouve profonde, les indices d’une misère » (l. 28-29).
Chabert. Mais la présence du mot « mort » laisse Avant tout, Chabert est un homme qui a souffert,
aussi entendre que ce visage est si blafard qu’il un être que la vie n’a pas épargné et qui porte dans
pourrait être celui d’un cadavre. Comme dans tous sa chair les stigmates de son martyre.
les récits fantastiques, l’usage des modalisateurs
3. Conformément à l’esthétique de Balzac, le
est fondamental : le verbe « sembler » introduit
portrait physique donne des indices sur le vécu
une nuance, celle qui permet de passer de la
et le caractère du personnage. Très vite, la per-
réalité à son appréhension par un personnage
ruque et son front « volontairement caché »
qui peut la déformer. Le basculement du réalisme
(l. 8) indiquent le besoin de dissimuler quelque
au fantastique s’opère par ces modalisateurs qui
chose, l’existence d’un secret. Cette volonté de
autorisent à excéder la description objective pour
cacher est également exprimée à la ligne 14 :
mieux créer le doute chez le lecteur.
« L’ombre cachait si bien le corps ». En somme,
– En effet, certaines expressions suggèrent la dif-
la dégradation physique exprime une dégradation
ficulté de décrire cette vision : « quelque chose
mentale et sociale.
de mystérieux » (l. 9), « vous eussiez dit » (l. 10),
Mais comme dans tout portrait, le regard qui scrute
« s’il est permis d’emprunter cette expression
compte parfois autant que le spectacle. Ici, le
vulgaire » (l. 13), « je ne sais quoi de funeste
regard du narrateur est relayé par celui de l’avoué.
qu’aucune parole humaine ne pourrait exprimer »
En dépeignant Chabert, le narrateur dépeint aussi
(l. 26). Les mots manquent pour décrire cette
les compétences de Derville. On devine ainsi que
apparition spectaculaire. D’une certaine façon,
l’avoué est habitué à déchiffrer les physionomies,
Derville rencontre la Mort en personne et cette
à lire une histoire dans les traits d’un visage : les
expérience, dont nul ne peut témoigner, interroge
rides de Chabert sont pour lui comme les lignes
le pouvoir d’expressivité du langage. D’ailleurs,
d’un texte. Aussi peut-il affirmer que la « sublime
pour atteindre cette réalité extraordinaire, le nar-
horreur » (l. 32) de cette physionomie est le fruit
rateur doit recourir à des métaphores : « la nacre
d’un drame que le lecteur espère bien découvrir.
sale […] bougies » (l. 12), « le visage […] en lame
de couteau » (l. 12). La métaphore, comme la com-
paraison, tendent précisément à convoquer une  HISTOIRE DES ARTS
réalité connue pour définir une réalité nouvelle, 4. Le tableau de Rembrandt entre en résonance
inconnue, insaisissable. Ici, le style conforte l’idée avec le portrait de Chabert en raison :
d’un être aux frontières de l’humanité. – des jeux de lumière et de l’effet de clair-obscur.
L’ombre masque le corps de Chabert tout comme
2. À partir des réponses à la question précédente, le cadre du tableau de Rembrandt ne permet d’en
on comprend aisément en quoi Chabert suscite voir que le buste ;
l’effroi. Son visage est caché et l’on peine à le voir : – de la mention d’un couvre-chef : le chapeau de
« caché », « mystérieux », « couverts d’une taie Chabert (l. 18), le béret de Rembrandt ;
transparente », « L’ombre cachait […] », « Les – du vêtement brun mentionné dans le texte
bords du chapeau […] projetaient un sillon noir (l. 15) ;
[…] », « effet bizarre ». Ce personnage mysté- – du brouillage des traits du visage : l’autoportrait
rieux suscite l’imaginaire de ceux qui l’observent. manque de régularité et le visage du peintre a
L’oxymore « sublime horreur » concentre l’image perdu son aspect lisse tout comme les traits de

32 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


Chabert sont flous, et son regard trouble, vitreux ;  LECTURE DU TEXTE
– du visage creusé, tanné, marqué par la vie : 1. Si la survie de Chabert peut être qualifiée de
« les rides blanches, les sinuosités froides » (l. 21) miraculeuse, c’est qu’il a bénéficié d’heureux
décrites par Balzac font écho aux plis du front et hasards. Le texte mentionne en effet l’espace vide
aux cernes de l’autoportrait ; entre sa tête et les cadavres qui lui a permis de
– de cette étrange expression dont on ne saurait se hisser vers la surface (l. 16 à 18). Par la suite,
dire si elle est de la tristesse, de la froideur ou de il trouve un os qui lui a servi de levier. Dans ce
l’impassibilité. Le personnage semble interpeller récit, Chabert ne cesse de s’étonner de ce miracle :
le spectateur. Il l’intrigue, tout comme l’appari- « un hasard dont la cause m’était inconnue »
tion de Chabert surprend Derville, au point de (l. 18), « fort heureusement » (l. 24), « secours
constituer une vision saisissante et énigmatique. inespéré » (l. 25).
5. Le clair-obscur est une technique qui consiste En amont de cet extrait, Chabert souligne que la
à éclairer fortement une partie de l’image tandis chute de son cheval lui a permis d’être protégé :
que le reste du tableau est plongé dans l’obscurité. couvert par le corps de son destrier, le colonel a
Cette technique met en valeur la partie éclairée échappé à d’éventuels piétinements et aux boulets
par le halo de lumière : elle peut accentuer les de canon. Dans les lignes qui suivent cet extrait,
expressions et les sentiments des personnages et il précise que le sang qui s’écoule de sa plaie à la
permet d’approfondir les effets dramatiques des tête a coagulé de façon à former une croûte qui
scènes dépeintes. Ce faisant, elle donne au tableau a protégé son crâne.
des accents fantastiques ou étranges. Le Caravage, Cette série de coïncidences rend paradoxalement
peintre italien du XVIIe siècle, s’est illustré dans cet épisode vraisemblable. Certes, il faut recon-
cette technique : ses tableaux religieux mettent naître que le colonel a bénéficié d’une chance
en valeur un personnage ou une action, tout en inhabituelle. Mais en expliquant sa survie avec
dissimulant dans la pénombre des détails qui tant de détails, il confère une certaine rationalité
renouvellent ou éclairent le sens de l’œuvre. et une logique à ce qui, sans cela, ne serait pas
crédible.
Prolongement 2. On parlera aisément de descente aux enfers
Pour un autre portrait balzacien qui bascule du pour désigner cette expérience extrême :
réalisme au fantastique, on pourra analyser le por- – Chabert se retrouve entouré de morts : « monde
trait d’un vieillard dans Le Chef-d’œuvre inconnu. de cadavres » (l. 8), « fumier humain » (l. 17),
Nicolas Poussin qui, tout jeune homme, n’est pas « deux morts » (l. 20), « un bras qui ne tenait
encore un peintre reconnu fait une étrange ren- à rien » (l. 24), « couverture de chair » (l. 30).
contre. Dans l’escalier qui le mène chez Porbus, L’expression « monde de cadavres » crée un effet
un célèbre peintre de cour, il aperçoit un vieillard d’abondance et souligne que le colonel a changé
mystérieux qu’il observe avec curiosité : « Un de monde. Il est désormais dans le monde des
vieillard vint à monter l’escalier. À la bizarrerie morts, autant dire les enfers (pour les Grecs par
de son costume, à la magnificence de son rabat exemple). Le verbe gésir (« je gisais ») est un
de dentelle […] ». verbe qu’on emploie souvent pour les morts. Pour
revenir à la surface et s’extraire de cet univers
cauchemardesque, il devra remonter ce chemin
parsemé de cadavres.
‹) EXTRAIT 2 Revenu d’entre – L’expérience est présentée comme unique,
les morts  p. ∞6 extrême. On relève : « un silence que je n’ai
jamais retrouvé nulle part » (l. 14). Ainsi, elle
Objectifs : devient source de hantise (« il y a des nuits où
– Analyser la première prise de parole du […] », l. 12). La structure de la phrase, composée
« mort-vivant ». d’une suite de trois propositions concessives, sou-
– Percevoir les résonances épiques du texte ligne cette permanence de l’angoisse ressentie :
réaliste. « Quoique la mémoire de ces moments soit bien
– Comprendre comment Balzac rend ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien
vraisemblable une expérience miraculeuse. confus, malgré les impressions de souffrances
2 Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert | 33
encore plus profondes que je devais éprouver ponctué de métaphores surprenantes qui rendent
et qui ont brouillé mes idées […] ». Elle met en bien concrète cette expérience de l’horreur :
opposition la confusion des autres souvenirs et « le fumier humain supérieur », « la couverture
la précision de celui-ci, qui l’a marqué et s’est de chair ».
imprimé dans sa mémoire. – La sollicitation des sens donne de la consistance
– Les sens du colonel sont comme anesthésiés. Le à cette expérience. Tous les sens sont mis en éveil :
monde dans lequel il se retrouve ne lui offre rien l’odorat (« l’odeur », « l’air »), le toucher (« en
à entendre (« le silence du tombeau », l. 15), rien tâtant les morts »), la vue (« je ne vis rien »),
à voir (« En ouvrant les yeux, je ne vis rien. », l’ouïe (« ces soupirs étouffés », « plus horrible
l. 2), rien à respirer (« La rareté de l’air », l. 3) et que les cris », « le vrai silence du tombeau »).
rien à faire (« Je voulus me mouvoir, et ne trouvai Le récit rend compte d’une expérience totale.
point d’espace. », l. 1-2). Rappelons que dans – Ce récit est également rendu saisissant par la
l’Antiquité, on estimait que l’entrée des Enfers ponctuation expressive qui vivifie le discours du
se situait dans la région de l’Averne. Le préfixe a- survivant. Dans la deuxième partie du discours,
indique le manque, l’absence. Étymologiquement, le style est plus oral et le discours prend davan-
« Averne » signifie « le lieu où il n’y a pas d’oi- tage en compte l’auditoire : « J’y allais ferme,
seaux » et, par extension, pas de vie. monsieur, car me voici ! » (l. 29). Témoignant
de sa dépossession, Chabert doit non seulement
3. Le doute s’exprime à travers la pluralité des rendre son récit crédible mais aussi recréer du
sources : la vérité qu’exprime Chabert est le fruit lien avec les vivants.
de différents témoignages. Chabert tire une par- – Le récit est captivant car Chabert y exprime à
tie de ses informations de témoins indirects et maintes reprises l’angoisse qui l’étreint, la peur
d’hypothèses : « Il paraît, grâce à l’insouciance de mourir et la nécessité d’agir vite. Son récit
[…] » (l. 19). Bien qu’il soit le mieux placé pour est ponctué de compléments de manière : « En
en parler, Chabert fait part de ses hésitations : furetant avec promptitude », « avec une rage »,
il reconnaît que sa mémoire est « ténébreuse » « avec habileté », « J’y allais ferme ». Lui-même
(l. 10) et ses souvenirs « bien confus » (l. 10). s’étonne de cette énergie qui a décuplé ses forces :
Aussi rend-il compte de son vécu avec prudence : « Mais je ne sais pas aujourd’hui comment j’ai pu
« J’entendis, ou crus entendre, je ne veux rien parvenir à percer la couverture de chair ».
affirmer » (l. 7-8). Loin de discréditer sa parole, – Enfin, ce récit est original en raison de l’ironie
les expressions du doute soulignent son souci que Chabert y insère. Il compare ainsi les corps
d’être authentique, sa volonté de témoigner avec amoncelés à des jeux de cartes placés par des
sincérité. Son récit n’en est que plus touchant et enfants, comme pour souligner que la vie humaine
la posture de Chabert lui garantit l’adhésion du est dérisoire. De même, ce bras humain qui devient
lecteur et, par extension, de Derville. Une fois un levier fait chez lui l’objet de dérision : « Vous me
que Chabert a quitté son cabinet, l’avoué affirme direz que j’avais trois bras ! » (l. 31). Cet humour
à Boucard que s’il s’est fait avoir, ce sera par « le noir, stratégiquement, tend à désamorcer l’horreur
plus habile comédien de notre époque ». Alors avant de mieux la souligner. Ce texte pose avec
qu’un récit trop assuré aurait pu sembler « récité » acuité la question du témoignage : comment
comme un rôle, les flous et les zones d’ombre lui évoquer la déshumanisation ? Comment raconter
donnent une consistance et une intensité : celles l’horreur, vue ou commise ? Chabert, qui a dû
d’une mémoire d’homme mis à mal par l’histoire. se servir du bras d’un de ses congénères comme
d’un outil, opte ici pour l’ironie et interpelle son
4. Par son récit captivant et vivant, Chabert auditoire (« Vous me direz »). Ce faisant, il met
parvient à donner de la vraisemblance à une à distance l’horreur.
expérience miraculeuse : Alors que le portrait du colonel en faisait un
– Le point de vue interne permet de rendre compte être statique, un mort-vivant, ce récit lui rend
de la terreur que suscite la vision des cadavres, de sa vivacité. Mais l’on comprend que le colonel
la tension inhérente à cet épisode d’évasion et des n’existe qu’au passé, que c’est ce passé qui le fait
hantises que génère une telle expérience. Chabert vivre. Celui qui est allé aux frontières de la mort
rend son témoignage captivant en détaillant les va devoir lutter pour retrouver son humanité et
étapes de son parcours. En outre, le texte est se réapproprier son existence parmi les vivants.

34 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


Prolongement pour l’amener à contester ce qu’il avance. En
lui faisant reconnaître qu’elle a reçu des lettres
Cet état intermédiaire entre la vie et la mort
de Chabert et qu’elle le sait vivant, il l’accuse à
fascine les écrivains du xixe siècle, non seulement
demi-mots de bigamie. Puis il utilise son dernier
parce que le thème alimente le roman gothique
argument comme un coup de grâce, en évoquant
mais aussi parce qu’il met en jeu les pouvoirs et les
l’intérêt que son mari pourrait trouver dans cette
limites de la science. On pourra ainsi lire les nou-
annulation : non seulement le comte Ferraud
velles « Ligeia », « Bérénice », « Morella » ou « La
pourrait désirer l’annulation du mariage si un
Vérité sur le cas de M. Valdemar » d’E. A. Poe,
procès lui en donnait l’occasion, mais il pourrait
ainsi que « La Mort d’Olivier Bécaille » d’É. Zola.
par la suite épouser la fille d’un pair de France.
Notons que le retour d’un héros qu’on croyait
Avec cet argument, il touche la comtesse dans sa
mort est un thème qui existe depuis l’Antiquité.
sensibilité (elle aime son mari) et dans son orgueil
Le retour d’Ulysse dans l'Odyssée et d’Oreste dans
(elle pourrait être en quelque sorte répudiée).
les tragédies grecques du ve siècle avant J.-C. sont
Le triomphe de l’avoué est exprimé par une méta-
les plus célèbres.
phore : « Derville la tournait et retournait sur le
gril » (l. 21). L’expression « être sur le gril » signifie
« éprouver une vive impatience, souffrir d’une
›) EXTRAIT 3 Un revenant attente comme d’une brûlure », le gril étant aussi
un instrument de torture utilisé pour martyriser
bien encombrant  p. ∞‡ les premiers chrétiens. Avec cette métaphore,
Objectifs : on comprend que Derville mène le jeu et que la
– Analyser un dialogue argumentatif où comtesse, au supplice, est à sa merci. Elle n’aura
chaque interlocuteur tente de prendre le d’autre choix que de s’en remettre à lui, avant de
comprendre qu’à défaut de berner Derville, elle
pouvoir sur l’autre.
peut encore manipuler son ancien mari.
– Réfléchir à la place de la femme dans la
société de la Restauration. 3. À travers le portrait de la comtesse, Balzac
– Rencontre de deux milieux : le milieu propose une vérité sur les femmes : « avec toute
juridique, la noblesse d’Empire. la violence d’une petite-maîtresse » (l. 1), « avec
le sang-froid naturel à ces sortes de femmes »
 LECTURE DU TEXTE (l. 16). Il dépeint ici une certaine catégorie de
1. Cette scène nous présente la comtesse de femmes : celles qui souhaitent être des maîtresses
Ferraud comme une personne arrogante, préten- en toutes circonstances et qui refusent qu’on
tieuse : elle a « la violence d’une petite-maîtresse » les mette dans une position délicate. Femmes
(l. 1). Dans cette scène, son manque de vigilance de pouvoir, elles peuvent se montrer hostiles et
et de sang-froid laisse penser qu’elle ne triomphera agressives dès qu’on les attaque.
pas. De fait, Derville ne tarde pas à démasquer Avec ces généralités, Balzac brosse « un type »,
sa mauvaise foi : « La comtesse rougit, pâlit, se conformément au projet de La Comédie humaine :
cacha la figure » (l. 15). Atteinte dans sa fierté, analysant les rapports sociaux, il aspire à établir
on la sent soucieuse de conserver ses privilèges et des catégories afin de mener l’équivalent du travail
de toujours garder son ascendant sur autrui. Alors de Buffon sur les espèces animales.
que la fin du roman consacrera son triomphe et
ses talents de comédienne, elle peine à cacher
 HISTOIRE DES ARTS
ses sentiments face à l’avoué, passé maître dans
4. Le photogramme donne à voir une femme
l’art de lire les âmes.
guindée au port altier et à l’air méprisant. Son
2. Derville cherche à convaincre la comtesse de regard ne croise pas celui de l’avoué. Derville,
reconnaître l’existence de Chabert et de le dédom- interprété par Fabrice Luchini, est enfoncé dans
mager sans aller jusqu’au procès. Il opère d’abord son fauteuil, le corps penché vers l’arrière. L’image
une manipulation psychologique : cherchant à lui autorise une double lecture :
faire perdre son sang-froid, il l’accable d’arguments – soit la position de l’avoué traduit une infériorité
destinés à lui prouver qu’elle perdra son procès. (il est plus bas que la comtesse) ;
Il invente ainsi une preuve de la première lettre – soit il contemple sa cible et se réjouit de son

2 Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert | 35


succès, ce que laissent penser ses mains jointes qui refuse toute compromission : désirant sau-
et son air satisfait. Confortablement installé, ver son âme, il refuse de prendre place dans un
il observe le visage de la comtesse qui exprime monde corrompu où la parole n’a plus de valeur.
peut-être le mépris ou le désespoir. Vivre dans ce nouveau monde, se battre contre
la comtesse en utilisant des armes indignes, ce
serait renoncer aux principes qui ont guidé sa vie.
Il aimerait mourir les armes à la main. Mais ces
∞) EXTRAIT 4 Enterré armes étant désormais obsolètes, il abandonne
pour la seconde fois le combat, se retire de la scène du monde. La
 p. ∞°
comtesse, face au mépris affiché par Chabert, ne
peut s’empêcher de ressentir de la honte : « elle
 LECTURE DU TEXTE ne put s’empêcher de frissonner » (l. 22). Elle a du
1. Dans les lignes 5 à 9, Balzac recourt au discours mal à supporter le regard de Chabert qu’elle sait
indirect libre. La voix de Chabert se confond généreux, ce qui lui renvoie une image égoïste,
avec celle du narrateur pour faire entendre le presque monstrueuse d’elle-même.
désarroi du colonel, soudain conscient qu’il a
été berné par son ex-femme. Dans la deuxième  HISTOIRE DES ARTS
ligne, l’énumération souligne le long parcours 5. Cette photographie suggère à la fois la vulnéra-
du combattant qui attendrait Chabert si jamais bilité et le pouvoir de la comtesse. Plus petite que
il entamait un procès contre la comtesse. Chabert, elle le regarde avec un air de détresse. Elle
2. Découragé, Chabert envisage même le suicide : semble l’implorer tandis que le visage de l’ancien
« s’il y avait eu de l’eau près de lui il s’y serait jeté, soldat paraît impassible. Mais ce regard plein de
que s’il avait eu des pistolets il se serait brûlé la tristesse est précisément l’arme qu’elle va utiliser
cervelle » (l. 10-11). Tel un personnage tragique, pour désarmer Chabert, l’attendrir et exploiter les
il préfère la mort à une vie qui ne correspond pas qualités de cet homme : sa bonté, sa sensibilité,
à ses idéaux. sa magnanimité. Ainsi, la fragilité apparente de
la comtesse n’est que le faux-semblant cachant
3. En prenant conscience de la bassesse de sa le désir de dominer son ancien mari.
femme, Chabert semble pris d’un profond dégoût
pour la vie. Chabert rejette l’hypocrisie de la
société de 1830. Il prend conscience que sa femme  ÉCRITURE
n’est ni loyale ni intègre et que les hommes, en Dissertation
général, sont capables de tout pour défendre leurs Ce sujet de dissertation est un prolongement de
intérêts. C’est en contradiction avec sa mentalité la question 4.
de soldat de Napoléon, qui repose sur des valeurs Le colonel Chabert peut être qualifié de héros :
de sacrifice de soi au profit de la collectivité. Il – Enfant de personne, fils de rien, il a fait preuve
prend ainsi conscience qu’il est inadapté à la nou- d’un courage et d’une opiniâtreté qui lui ont
velle société dans laquelle il vient de revenir. Il permis de devenir quelqu’un, même de manière
choisit de disparaître pour s’extraire de ce « panier éphémère. Dans son passé de soldat, il a fait
de crabes » et préserver son sens de l’honneur. preuve de bravoure. Reconnu par Napoléon qui
l’appelait « mon Chabert », il a côtoyé des figures
4. Chabert décide de renoncer à retrouver son
majeures de l’histoire et il est lui-même devenu
identité : « Je ne réclamerai jamais le nom que
un personnage historique célèbre pour son rôle
j’ai peut-être illustré ». Plus encore, il décide de
dans la bataille d’Eylau (sa mort est racontée dans
quitter la société des hommes et de disparaître.
Victoires et Conquêtes).
En effet, en renonçant à son nom, il renonce à
– Son retour fait de lui le héros d’un récit épique.
son état civil et donc à son existence officielle.
S’inscrivant dans la lignée d’Ulysse, Orphée et
On pourra arguer que Chabert fait preuve de Énée, il est revenu du royaume des morts.
lâcheté en renonçant à ce combat. Envisageant – Bien qu’il y renonce, son combat aura été de
même le suicide, il choisit de baisser les bras face longue haleine : pendant des années, il a multiplié
aux difficultés qui risquent de se présenter. Mais les démarches et essuyé de nombreux échecs :
on peut y voir le choix d’un homme d’honneur « S’il courait après son illustration militaire, après

36 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


sa fortune, après lui-même, peut-être était-ce reconstituée dans le film parce que Chabert n’est
pour obéir à ce sentiment inexplicable, en germe pas un personnage trop dégradé. Ceci est égale-
dans le cœur de tous les hommes, et auquel nous ment dû à la nature même du cinéma, qui est là
devons les recherches des alchimistes, la passion pour montrer : il est donc beaucoup plus difficile de
de la gloire, les découvertes de l’astronomie […] conserver l’ambiguïté sur l’apparence de Chabert.
tout ce qui pousse l’homme à se grandir en se
2 et 3. Dans le roman, le personnage est introduit
multipliant par les faits ou par les idées ». C’est
dans l’histoire par la parole des clercs. Sa première
cette passion de la justice et de la vérité qui lui
apparition est liée à la trajectoire d’une boulette
donne la force d’aller de bureau en bureau pour
de mie de pain lancée par Simonnin et qui frappe
réclamer ses droits, et de se présenter plusieurs
son chapeau. Pour un général de Napoléon, rien de
fois chez Derville.
moins glorieux que cette apparition. Au contraire,
– En renonçant au procès, il apparaît comme un
son entrée en scène est marquée par le ridicule.
héros dont la noblesse et la grandeur tranchent
Chabert apparaît comme un être pitoyable. Il est
avec l’hypocrisie de la société de 1830. C’est
l’objet de toutes les moqueries (« vieux carrick »,
donc l’histoire d’un homme exceptionnellement
« ce chinois-là », « le vieux malfaiteur ») et on
entier et intransigeant, qui va jusqu’à renoncer à
lui prépare une « farce ». On lui jette même une
la justice par incapacité à supporter le fonction-
boulette de mie de pain par la fenêtre. On va
nement de la société.
jusqu’à se poser la question de son humanité,
Mais on pourra aussi se demander s’il n’est pas
même si c’est sur le mode de la plaisanterie (« c’est
trop naïf, trop pur pour triompher : Chabert est
toujours un homme, que diable ! », « Si c’est un
une sorte de Don Quichotte qui entreprend de
homme, pourquoi l’appelez-vous vieux carrick ? »).
combattre les moulins de la justice sans être pourvu
En effet, on l’appelle du nom de son manteau,
des armes et de la lucidité nécessaires. En outre,
comme s’il s’effaçait derrière l’objet. Cela introduit
sa mélancolie confine parfois à l’impuissance.
un thème récurrent du roman : la difficulté de
Enfin, son refus de s’adapter et de faire des com-
Chabert à faire reconnaître son existence.
promis peuvent le rendre ridicule : prônant des
Dans le film, Chabert apparaît comme impression-
valeurs désuètes, il apparaît comme l’homme
nant, voire effrayant, alors que dans le roman, il
d’une époque révolue.
était pathétique et objet de moqueries des clercs.
Ici, Simonnin fait plutôt preuve de respect et les
clercs eux-mêmes restent corrects. C’est seulement
après le départ de Chabert qu’ils émettent des
6) Quand le réalisateur Yves hypothèses sur le personnage et se moquent de lui
Angelo ressuscite Chabert en parlant de son odeur, etc. Pour le spectateur,
ce sont donc peut-être plus les clercs qui appa-
 p. ∞·
raissent comme ridicules que Chabert. C’est ici
un choix très clair du réalisateur : Chabert n’est
Une vision personnelle pas pathétique.
du personnage
1. Comme dans le roman, Yves Angelo rend ce Une nouvelle représentation
personnage mystérieux car il reste silencieux
pendant tout le discours de Boucard (celui-ci,
de la guerre
d’ailleurs, n’arrête pas de parler, comme si ce 1. Pour sensibiliser les élèves à l’imaginaire dont
silence lui faisait peur) ; il est éclairé à la lumière est porteuse la musique classique, on pourra leur
d’une bougie. La première vision que Derville en diffuser La Chevauchée des Walkyries de Wagner
a est incomplète : il le voit de trois quarts, de dos. en leur demandant quels mots-clés ils associent à
Mais le physique de Gérard Depardieu ne coïn- cette musique, en l’absence de toute information
cide pas pleinement avec la description établie sur le titre et le compositeur. Surgiront des termes
par Balzac : d’abord, parce que le personnage ne comme « guerre », « mouvement », « bataille »,
présente pas la maigreur et le visage en « lame « dynamisme », « énergie », « affrontement », un
de couteau » que dépeignait l’écrivain. En outre, réseau sémantique qui permettra une première
l’atmosphère fantastique n’est pas pleinement approche du registre épique.

2 Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert | 37


2. On analyse alors l’extrait du récit de Chabert virant parfois au grotesque (comme le gros plan
dans lequel il évoque ses exploits militaires aux sur la bouche béante d’un soldat dont la mauvaise
côtés de Murat : « Monsieur, dit le défunt, peut- dentition suscite presque le dégoût, la focalisation
être savez-vous que je commandais […] les règles sur la croupe d’un cheval qui ne parvient plus à
établies par la jurisprudence militaire ». Afin de se relever). Tandis que le roman mettait en scène
dégager la dominante épique, on reviendra sur les la dégradation de l’épique pour la déplorer, Yves
éléments qui prouvent que Chabert considère la Angelo récupère la mémoire épique du colonel
guerre comme noble et héroïque. On notera ainsi pour mieux la dévoyer, révélant le versant morti-
l’aspect grandiose et violent de l’action, renforcé fère des valeurs qui lui sont associées. Alors qu’on
par la succession des verbes d’action au passé attendrait une musique à résonance épique, Yves
simple et la présence d’hyperboles comme « des Angelo opte pour un air de piano lancinant et
vrais géants ». En outre, le récit est marqué par mélancolique qui dit suffisamment l’horreur du
l’oscillation entre l’individuel et le collectif : d’un massacre. Napoléonienne ou non, la guerre reste
côté, Chabert est celui sur qui repose le combat, la guerre.
lui que Napoléon nomme « mon Chabert » ; Loin d’être la simple transposition d’une œuvre
de l’autre, il admire le maréchal Murat qui fait romanesque, l’adaptation constitue une œuvre à
marche arrière, non pas pour le sauver, mais pour part entière, fondée sur la liberté du créateur et
remporter le combat : « Murat vint à mon secours, autorisant infidélités et parti pris dès lors qu’ils
il me passa sur le corps, lui et tout son monde ». Ce sont justifiés par une vision personnelle et cohé-
sacrifice de soi pour la victoire de tous contraste rente de l’œuvre.
alors fortement avec les valeurs individualistes
et matérialistes d’une société devenue incapable  LECTURE
d’envisager un « nous ». 1. et 2. Confirmant cette perspective humaniste,
Afin de surprendre les élèves, on diffuse la le réalisateur prend le parti de réécrire la fin de
séquence filmique correspondante (53 min 57) l’histoire en modifiant l’issue du procès. Dans le
sans le son. Maints indices orientent a priori vers film, Chabert est comme dépossédé de sa décision
une dimension épique : la raideur des cavaliers puisque Derville poursuit son travail et parvient
avant l’assaut, sabre au poing, suggère leur dignité ; à rétablir une justice. C’est donc tout l’aspect
le gros plan sur l’étendard rouge et or, marqué de profondément injuste des destins de Chabert
la devise « valeur et discipline », contraste avec et de la comtesse qui est gommé par le film. La
le fond blanc pour mieux glorifier la cause patrio- comtesse est forcée de reconnaître Chabert, ce
tique ; le travelling accompagnant les cavaliers qui entraîne son divorce avec le comte Ferraud
donne l’impression que tous avancent comme qui finit par épouser la fille d’un pair de France.
un seul homme ; la vue d’ensemble sur la plaine Cependant, la situation de Chabert ne s’en trouve
enneigée renforce l’aspect massif et grandiose de que partiellement modifiée : pauvre hère, il finit
l’armée, tout comme la vue en contre-plongée dans un hospice où Derville, qu’il reconnaît à
qui nous place au niveau des sabots des chevaux ; peine, lui rend visite et lui apporte du pain blanc.
enfin, le décor symbolise la page blanche sur Dans son adaptation des Âmes grises de Philippe
laquelle l’histoire est en train de s’écrire. Claudel, Yves Angelo propose également une
Lors d’une seconde diffusion, cette fois-ci avec le réflexion sur cette humanité oscillant toujours
son, le contraste est saisissant : la musique crée entre innocence et culpabilité, entre bonté et
un contrepoint qui ôte toute grandeur au combat cruauté, entre grandeur et misère.
pour ne laisser que l’image d’une boucherie. Dès Yves Angelo exerce donc sa liberté de lecteur
lors, certaines images se révèlent ambiguës, à pour proposer une interprétation personnelle de
commencer par le plan initial sur les soldats de l’œuvre de Balzac. Il parle ainsi d’un « retravail
dos, qui annonce l’anonymat auquel ils seront du texte » et avance une hypothèse personnelle :
bientôt réduits. Quant au brouillard qui recouvre « J’ose supposer que si Balzac avait écrit cette
le paysage, s’il rendait le combat solennel, le flou histoire en 1840 (et non en 1832) il l’aurait
est aussi à l’image de l’inconnu qu’ils s’apprêtent davantage traitée dans cet esprit-là. » Pour le
à affronter et dont le vrai visage est celui de la réalisateur, une adaptation filmique n’est pas la
mort. Enfin, les dernières images entachent la mise en images d’un livre et ne doit pas chercher
noblesse de l’action par un réalisme excessif, la fidélité à l’œuvre, mais doit, au contraire, être

38 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


une recréation réfléchie, une autre œuvre. Chabert. – Vous avez vu le condamné à mort ?
Que gagne-t-il à « trahir » ainsi le texte original ? Derville. – Un flacon de vin rouge moins fort
Assurément, une fin moins pessimiste puisque que celui de la dernière fois. »
l’honneur de Chabert est sauf et son identité Tout se passe comme si ce dialogue croisé ne
reconnue. Cette version contemporaine nous offre relevait qu’en apparence de la communication.
un Chabert moins sublime mais moins misérable, L’effet de symétrie entre l’ici et l’ailleurs, la nour-
victime de l’illusion de la gloire plus que de la riture et « les questions qui fâchent » met les deux
justice des hommes : il s’ensuit que le tableau de hommes sur un pied d’égalité : si Chabert feint
la société moderne perd de sa noirceur, soulignant de ne pas comprendre les nouvelles que Derville
que ce monde, non dénué de travers et de vices, lui apporte, l’avoué est gêné par l’évocation du
présente tout de même quelques « belles âmes » condamné à mort au point de changer de sujet.
(1 h 34 min 43 s). Alors que Balzac faisait de son personnage un
Quelques éléments font écho au texte balzacien, fantoche qui, certains jours, s’avérait être « un
notamment l’état de stupidité de l’ancien soldat, vieux malin plein de philosophie et d’imagina-
sa réplique « Pas Chabert ! Pas Chabert ! Je me tion », c’est sur cet aspect qu’Yves Angelo insiste,
nomme Hyacinthe. Je suis le numéro 164, septième permettant au personnage de regagner en profon-
salle », ainsi que la lenteur de la dernière scène. deur, en mystère et en humanité. Loin d’en faire
Mais lors de sa visite à l’asile de Charenton, un idiot, le film s’achève par des considérations
Derville annonce au colonel le sort de son ex- sur la mort menées par un Chabert complexe, à
femme, lui qui a poussé la comtesse à avouer au la fois coupé de la réalité et doué d’une grande
comte Ferraud que « le mort est ressuscité ». lucidité. Comme il a levé la tête au ciel, le plan
Face à une telle réappropriation de l’œuvre par suivant correspond à la vue d’un ciel, celui qui
le cinéaste, reste-t-il des traces du réquisitoire surplombe la plaine enneigée d’Eylau dont il ne
conclusif de Derville ? La fameuse réplique reste que des traces du combat, des débris. La fin
« Toutes les horreurs que les romanciers croient du film acquiert une portée quasi philosophique,
inventer sont toujours au-dessous de la vérité » réfléchissant au sens de l’existence individuelle
est présente dans le film, prononcée au début, à comme au sens de l’histoire dont les dernières
l’issue du témoignage de Chabert (32 min 14 s). images suggèrent l’absurdité.
Dès lors, on peut conclure qu’Angelo transforme le
personnage de Derville : alors que le jeune avoué
était plein d’illusions avant de n’éprouver que
mépris pour la corruption parisienne (« Paris me  ÉCRITURE
fait horreur »), Fabrice Luchini incarne un person-
nage initialement glacial, cynique, désenchanté, Sujet d’invention
avant de devenir, au contact de Chabert, un Le constat de ces différences doit susciter un débat
homme soucieux de justice, altruiste et protecteur. sur la teneur et la légitimité de cette nouvelle
Après avoir tiré avant l’heure les conclusions du fin. On trouvera une argumentation intéres-
roman, il évolue vers une figure de justicier, voire sante dans l’article de Max Andréoli, dont le
de père, lui qui apporte à Chabert du pain et du titre est hautement significatif : « La Troisième
vin, des symboles christiques qui remplacent les Mort d’Hyacinthe Chabert ». Blâmant la trop
pièces de vingt francs évoquées dans le roman. grande liberté d’adaptation d’Yves Angelo (et
Mais le film transforme surtout le personnage de de Le Hénaff en 1943), il écrit : « Enterré sous
Chabert, en lui laissant le dernier mot, rendant au les cadavres d’Eylau, puis enseveli sous les actes
vieux soldat la parole dont Balzac le dépossédait. juridiques dans une société qui la rejette, Chabert
Notons d’ailleurs qu’Angelo remanie le dialogue l’est à présent sous les images que donnent de lui
entre les deux personnages : les cinéastes, les acteurs, les publics. Quels que
« Derville. – La comtesse votre épouse se retire soient leurs mérites ou leurs bonnes intentions,
en province […]. tous mettent le personnage au goût du jour, sans
Chabert. – Pain blanc… bien ! trop de considération pour la lettre de la nou-
Derville. – Le comte Ferraud laisse dire qu’il velle ni pour l’esprit qui l’anime, sans chercher
épouserait l’aînée des filles de Courcelles […]. à déceler les contradictions profondes qui lui
Je vous ai aussi amené un flacon de vin rouge. donnent son assise ».

2 Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert | 39


‡) FICHE DE LECTURE Le triomphe des hypocrites
Un personnage idéaliste 1. Le titre constitue, selon G. Genette, un « seuil »
dans un monde cynique de l’œuvre. L’évolution du titre de ce roman sou-
ligne les hésitations de l’écrivain :
  p. §‚ – Avec La Transaction, l’aspect juridique et l’affaire
judiciaire sont placés au cœur de l’œuvre. L’étude
d’avoué fait partie des lieux centraux du récit et
Le destin tragique de Chabert inaugure le roman. La transaction est, d’après la
définition du dictionnaire Le Robert, un « acte
1. Derville semble voir en Chabert un exemple
par lequel on transige », ce qui signifie composer,
de la vanité de la vie humaine. En effet, Chabert
proposer un arrangement, « un contrat par lequel
a échoué à être quelqu’un. Il est né en étant
les contractants terminent ou préviennent une
personne (en tant qu’enfant trouvé, il n’avait
contestation en renonçant chacun à une partie de
pas d’identité) et il finit à l’hospice de Bicêtre en
leurs prétentions ». Il faut donc que les personnes
n’étant toujours personne : « sorti de l’hospice
fassent des concessions pour régler le différend
des Enfants trouvés, il revient mourir à l’hospice
qui les oppose. Or, c’est justement ce qui ne plaît
de la Vieillesse ». Derville souligne pourtant qu’il
pas au colonel : l’idée du compromis, pour lui,
a fait de grandes choses entre les deux (« aidé
correspond à quelque chose d’impur. Une telle
Napoléon à conquérir l’Égypte et l’Europe »),
action est contraire à son tempérament entier de
mais cela n’a visiblement pas suffi à l’extraire
militaire : « Transiger, répéta le colonel Chabert.
du néant, à donner un sens à sa vie. Il finit à
Suis-je mort ou suis-je vivant ? » Au début, c’est
l’hospice, seul et anonyme. On peut rapprocher
Chabert qui vient exposer ses désirs à Derville : il
cette histoire de la citation biblique : « Tu es né
désire prouver qu’il n’est pas mort à Eylau et qu’il
poussière et tu redeviendras poussière. »
est bien le colonel Chabert, retrouver son nom,
2. L’action se passe en 1817, alors qu’une géné- son titre et son rang, rentrer en possession de sa
ration a été sacrifiée à la gloire napoléonienne et fortune et reprendre son épouse. Puis, Derville
oubliée par la Restauration tandis qu’une certaine va voir la comtesse qui expose ses propres désirs :
bourgeoisie, cupide et arriviste, accède au pouvoir. oublier son passé (ses origines, son mariage avec
Le roman nous raconte la déchéance de Chabert, un colonel et comte de l’Empire), garder cette
le basculement de la grandeur au néant. De fait, fortune dont la plus grosse partie a été acquise
sa renaissance miraculeuse ne sera pas suivie du grâce à la mort du colonel, préserver son deuxième
retour espéré à la vie mais au contraire de plusieurs mariage avec le comte Ferraud et ainsi préserver
morts symboliques : l’avenir de ses deux enfants. Leurs exigences sont
– Il accepte de s’effacer, de disparaître pour laisser donc opposées. C’est pourquoi, pour éviter un
la comtesse mener une vie heureuse. Elle va peu à procès, Derville propose une transaction. Quelle
peu le faire renoncer à lui-même, l’un des premiers est cette transaction ? La comtesse doit accepter
points étant de ne plus la considérer comme une l’annulation du décès du colonel en reconnaissant
épouse mais comme sa fille. légalement son existence, accepter un divorce à
– Après le sacrifice de soi par amour, il renonce l’amiable qui permettrait de dissoudre le premier
à son combat par dégoût, pour ne pas être obligé mariage, verser une rente viagère de 24 000 francs
de mener un procès éreintant et dégradant. au colonel. Le colonel doit alors renoncer à son
– Il renonce à son titre de colonel et à son nom épouse et accepter de ne rentrer en possession
de famille. Désormais, il sera réduit à un humble que d’une infime partie de sa fortune. Le colonel
prénom : « Hyacinthe ». Se faisant, il abdique a du mal à l’accepter mais finit par le faire. Mais
son statut, tire un trait sur sa carrière militaire et lorsque les deux époux se retrouveront seuls, la
se met en marge de la société. comtesse réussira à obtenir tout ce qu’elle veut.
– Il n’est bientôt plus qu’un matricule. Il n’y aura plus de transaction puisque le colonel
Ce dénouement fait de ce roman le contraire d’un abandonnera toutes ses revendications. Ce qui se
roman d’apprentissage, puisque, ici, le héros, au négocie dans cette œuvre, c’est donc le silence
lieu d’évoluer et de se construire, apprend à ne d’un homme, son titre, sa vie. De même que Zola
plus exister, à renoncer à son identité. écrivait dans sa nouvelle « Les Repoussoirs »
40 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
(manuel p. 98) : « À Paris tout se vend », on pour- Prolongement
rait dire avec Balzac qu’à Paris, tout se négocie.
On pourra réfléchir à cette question de la théâ-
– La Femme à deux maris met la comtesse au cœur
tralité, comme nous y invite l’entreprise de La
de l’intrigue. Outre le scandale de la polygamie
Comédie humaine. Le thème est mis en abyme
qui condamne d’emblée ce personnage, Balzac
dès la première scène du roman. À travers un
suggère que cette femme a deux existences :
débat, les membres du cabinet s’interrogent sur ce
l’une sous l’Empire, l’autre sous la Restauration.
qu’est un spectacle : quelque chose que l’on voit ?
L’histoire des individus est alors mise en lien avec
Quelque chose pour lequel on paie ? Finalement,
l’histoire collective, conformément au projet de
quel spectacle mérite que l’on s’y intéresse ? En
La Comédie humaine.
creux, le lecteur est invité à comprendre que le
– Le titre ultime remet le personnage de Chabert
spectacle le plus intéressant réside sans doute
au centre du roman. Le titre « colonel » est signi-
dans la comédie que se donnent les hommes en
ficatif : c’est précisément ce rang, gagné pendant
société. Dans plusieurs extraits, on perçoit cette
l’Empire, qui pose problème. Ayant acquis un
théâtralité : dans l’extrait 4, la comtesse « s’essuya
statut et une fortune à l’époque de Napoléon,
les yeux comme si elle eût versé des pleurs »
que reste-t-il de cet homme sous la Restauration ?
(l. 19-20), indiquant le décalage entre les gestes et
2. Avant d’être la comtesse Ferraud, ce person- les intentions. Les signes sont brouillés, interdisant
nage a été Rose Chapotel, simple fille des rues. d’accéder au sens. Le monde est un théâtre, les
Chabert lui rappelle ses origines modestes, voire rapports sociaux ne sont que comédie, et les êtres
honteuses : « Ah ! dit le vieillard d’un ton pro- qui triomphent sont les plus habiles comédiens,
fondément ironique, voulez-vous des preuves ? Je ceux que dans l’Antiquité on nommait hypocrita.
vous ai prise au Palais-Royal […] ». Venant du
pavé, elle sait ce qu’est la misère et va tout faire
pour échapper à ce destin. La rencontre avec Croire à ses idéaux ou y renoncer ?
Hyacinthe Chabert est une aubaine pour elle :
il la hisse au rang de comtesse et lui offre une  ÉCRITURE
position sociale. À la « mort » de celui-ci, elle Dissertation
reçoit une pension comme veuve d’un héros de
La tension entre l’Empire et la Restauration s’il-
la Grande Armée napoléonienne : « je touche
lustre dans le conflit entre Chabert et le couple
encore aujourd’hui trois mille francs de pension
Ferraud. Ce roman écrit en 1832 traduirait-il la
accordée à sa veuve par les Chambres ». Avec le
persistance chez Balzac d’une fascination pour
comte Ferraud, elle reste dans le grand monde en
l’Empereur et d’une nostalgie de ces temps de
épousant un aristocrate de l’Ancien Régime. Si
gloire et de conquête ? Au contraire, donne-
celui-ci l’a sans doute épousée pour sa fortune,
t-il à voir le regard lucide que l’écrivain pose
il peut encore aspirer à conforter sa situation en
sur les massacres perpétrés et la mystification à
épousant la fille d’un pair de France. Dès lors, si
l’œuvre dans le mythe napoléonien ? Le texte est
la comtesse veut garder son deuxième mari, elle
en effet plein d’empathie pour ce vieux soldat
doit effacer son passé et éliminer Chabert. Le
qui privilégie l’intégrité en toute circonstance et
retour d’un mari que la Restauration a privé de
rend un vibrant hommage à celui qu’il considère
ses droits risque de compromettre sa place.
comme un père (« j’avais un père, l’Empereur ! »,
3. Sur ce photogramme, la comtesse s’apprête : p. 37). La méditation finale de Derville achève
elle orne son cou d’un collier et se contemple de condamner une société où celui qui avait été
dans le miroir. Son léger sourire lui donne un air propulsé aux sommets n’est plus que fantôme, une
satisfait : sa beauté devrait agir sur ceux qu’elle doit société où l’on se retrouve dépouillé par l’être qui
séduire. La singularité de cette image réside dans nous était le plus cher.
le fait que le miroir n’est pas représenté mais que Mais en faisant triompher les « vivants », Balzac
la caméra en occupe la place. Par ce dispositif, le ne fait-il pas le constat que le temps perdu ne se
spectateur devient le témoin privilégié de ce désir rattrape plus ? Donner le dernier mot au couple
de contrôler son image. Plus encore, il indique Ferraud, c’est prendre acte des forces sociales nou-
que la comtesse n’existe que par le regard que l’on velles, entériner un changement des mentalités.
pose sur elle. Sa vie est une comédie. Dès lors, la position de Balzac se veut ambiguë,

2 Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert | 41


dans la mesure où l’on ne sait si l’idéalisme de sales où règnent le malheur et la misère humaine.
Chabert est sublime ou ridicule, et où l’on ne Les écrivains dont il souligne l’aveuglement ou
peut déterminer si l’écrivain se complaît dans la la lâcheté doivent se défaire de toute idéalisa-
nostalgie de l’âge d’or ou s’il prône une adapta- tion : le roman réaliste prétend rendre compte
tion – parfois cynique – aux temps présents, à la de ce qui jusqu’alors n’était pas jugé digne d’être
loi de l’argent. montré. Selon Balzac, le rôle de l’écrivain est de
Ainsi, on pourra soutenir la nécessité de croire dénoncer ce qui se passe au greffe du tribunal
en ses idéaux : qui n’aide pas les malheureux. En concluant :
– pour ne pas suivre les valeurs d’une société « toutes les horreurs que les romanciers croient
de manière conformiste, pour garder son inventer sont toujours au-dessous de la vérité »,
indépendance ; il propose implicitement une réflexion sur la
– pour donner du sens à son existence ; différence entre le vrai et le vraisemblable. Tout
– pour refuser de sombrer dans les bas instincts. ce qui, dans ce roman, peut paraître exagéré,
Mais on pourra aussi défendre la nécessité ne l’est pas ; la vérité est bien pire encore. En
d’évoluer : peignant une réalité sordide, paradoxalement,
– pour ne pas se marginaliser et/ou ne pas avoir le romancier est encore au-dessous de ce que
l’air ridicule ; l’homme est capable de faire.
– pour limiter les déceptions et les désillusions ;
– pour ne pas idéaliser une période révolue et 4. Du fait de son métier, l’avoué voit l’aspect le plus
pouvoir avancer, agir. sombre des hommes : la mesquinerie, l’égoïsme,
la manipulation. À force de voir des gens prêts
à détruire les autres pour défendre leurs propres
L’avoué, un double du romancier intérêts, l’avoué finit par considérer l’homme
comme fondamentalement mauvais. Témoin des
réaliste pires bassesses, il a perdu toute foi en l’homme :
1. Le Colonel Chabert est un roman réaliste au « nos études sont des égouts qu’on ne peut pas
sens où il détruit toutes les illusions romanesques curer ». Derville apparaît à maints égards comme
et romantiques : il invite à conclure qu’il n’y a un double de Balzac qui a lui-même été clerc
pas de justice en ce monde. Les gens intègres dans une étude :
sont condamnés à être malheureux. L’épilogue – Il donne la parole à son client comme Balzac
du roman est très sombre car les derniers mots donne la parole à son personnage. En lui disant :
de Derville sont empreints de dégoût : « Paris « Ainsi, soyez bref et concis. Allez au fait sans
me fait horreur ». Le personnage est ici le porte- digression. Je vous demanderai moi-même les
parole du pessimisme de Balzac qui voit en Paris éclaircissements qui me sembleront nécessaires »,
le théâtre de tous les vices. il prétend contrôler et canaliser l’intervention
de Chabert. Cette nécessité d’aller à l’essentiel
2. Balzac fait référence à son roman Le Père Goriot. rappelle l’exigence d’un style vif, nerveux, effi-
On reconnaît ici la volonté de l’écrivain de décrire
cace. Les détails demandés constitueront alors
tous les rouages d’une société qui se révèle fon-
ces indices significatifs qui caractérisent l’écriture
dée sur l’argent, l’énergie vitale, la volonté, les
réaliste de Balzac. À un autre moment, Balzac
passions. Souhaitant « faire concurrence à l’état
semble commenter son œuvre à travers cette
civil », Balzac a l’idée de faire resurgir ses person-
phrase de Derville : « Ce vieux-là, mon cher, est
nages d’un roman à l’autre. Dans cette perspective,
un tout un poème, ou comme disent les roman-
Derville fera une nouvelle apparition notamment
tiques, un drame ».
dans Gobseck, Une ténébreuse affaire, Le Père Goriot
– Derville est observateur, curieux de la nature
et La Maison Nucingen.
humaine : il sait lire au fond des âmes. Son métier
3. C’est dans une antichambre que Chabert attend exige une grande lucidité et une connaissance
avant d’être jugé pour vagabondage. Tous les mal- approfondie des hommes, de la justice, de la société
heureux qui passent par cet endroit finiront soit et de ses rouages.
condamnés à mort, soit suicidés. Si la littérature – Il s’intéresse à celui que tous les autres avoués
doit pénétrer dans « l’antichambre du greffe », cela ont rejeté. Cette affaire extraordinaire, complexe,
signifie qu’elle doit explorer les espaces obscurs et lui semble une cause digne d’être défendue. Tous
42 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
deux jugent que l’histoire de Chabert mérite d’être
entendue. D’une certaine façon, Balzac comme
Derville donnent vie à cet être sans nom, sans
identité, sans place dans la société.
– Il a perdu ses illusions et voit le monde tel qu’il
est, sans fard, mais il tente tout de même de faire
triompher la justice. Ce que Balzac tente de faire
en écrivant, Derville tente de le faire en exerçant
son métier : donner la parole à ceux dont la société
souhaiterait nier l’existence.

2 Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert | 43


Séquence

‹ Le romancier naturaliste :
enquêtes et engagement
Présentation et objectifs de la séquence  p. 6¤
Livre de l’élève  p. 6¤ à 8›

La séquence 3 propose une étude centrée sur le naturalisme, après deux premières séquences qui
ont permis aux élèves de découvrir le mouvement et son prédécesseur, le réalisme. Les textes et les
œuvres choisis donnent une place de choix à Émile Zola, chef de l’école naturaliste. Le titre de la
séquence souligne sa première ambition : mettre au jour la méthode des écrivains qui fait la part
belle à l’enquête de terrain. On entend donc dégager les caractéristiques d’un roman naturaliste.
Mais il s’agit aussi, pour les écrivains, de donner à entendre un point de vue critique sur la société
contemporaine. Enfin, les deux corpus mettent en avant des personnages de roman : leur construction
pourra faire l’objet d’une étude précise.
Le premier corpus présente des « femmes en lutte contre leur condition ». Toutes ont en commun
de ne pas accepter la vie qui leur est faite, de Gervaise à Khady Demba, personnage contemporain
inventé par la romancière Marie NDiaye. L’étude des textes et des images (peinture de Degas et
photogrammes d’un film des frères Dardenne) permet de comprendre comment une femme, souvent
seule, peut pousser un cri de révolte.
Le second corpus vise à présenter des figures dominant le cycle des Rougon-Macquart et dont le
portrait contredit l’image traditionnelle que l’on se fait du destin de héros naturalistes victimes de
l’histoire. Ce sont des héros qui manifestent la volonté de réussir, un appétit de pouvoir extraordi-
naire et savent faire jouer tous les rouages de la nouvelle société pour y parvenir.

cheminée ; l’alignement rectiligne des maisons


ou immeubles qui prive le lieu de toute humanité
Raymond Depardon, ou fantaisie ; des artères de circulation routière.
C’est un espace où l’homme n’a pour fonctions
Glasgow, 1980  p. 6¤-6‹ que celles de travailler et de produire.
L’image crée une impression de malaise. Ce lieu qui
Objectifs : devrait être normalement habité semble dépourvu
– Découvrir une représentation réaliste, d’activités et de vie. L’espace est déserté, nu et
voire naturaliste, du monde moderne. vide de toute présence adulte, comme s’il s’agissait
– Montrer l’influence de l’esthétique d’une ville morte.
réaliste jusque dans les univers artistiques
contemporains.
 LECTURE DE L’IMAGE
2. Cette représentation de la réalité n’est pas
En quête d’un regard social une photographie brute mais présente une com-
 ENTRÉE DANS L’IMAGE position réfléchie à partir de l’étagement de trois
1. Apparaissant en arrière-plan de la photogra- plans horizontaux. D’abord, l’esplanade verte où
phie, la ville présente trois caractéristiques de l’enfant joue. Puis, la bande centrale qui donne à
l’univers urbain industriel : l’usine avec sa haute découvrir un univers urbain industriel rouge brique
44 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
et noir. Enfin, le ciel bleu zébré de nuages. Par symbolisent l’échappée belle, loin de la pesanteur
leurs couleurs, ces trois plans entrent en tension. du monde moderne.
R. Depardon l’a voulu ainsi, qui confie dans une
interview avoir trouvé ce noir très photogénique :
 ÉCRITURE
l’impression est mitigée car la photographie évoque
en même temps la gaieté de l’enfance et la tristesse Sujet d’invention
morne de la ville de Glasgow. Les élèves auront à respecter trois contraintes
3. En soi, l’architecture de la ville est belle. Dans d’écriture :
le centre historique, on trouve des immeubles Art – la forme de la lettre avec la mention du destina-
nouveau réalisés par Charles Rennie Mackintosh taire, de la date : le texte pourra d’ailleurs prendre
et l’usine est un bâtiment Art déco. Pourtant, la dimension d’une lettre ouverte ;
Depardon fait ressortir la froideur de cet univers. – le respect du contexte social et historique :
Les lignes horizontales et verticales se coupent à ces photographies de Glasgow, datant de 1980,
angle droit, quadrillant l’espace avec une rigueur révèlent la misère d’une Angleterre ouvrière,
toute géométrique. L’organisation topographique proche de celle du xixe siècle. Elle contredit le
est sans fantaisie. De même, les matériaux sont discours officiel des bienfaits du libéralisme éco-
bruts, sans fioritures, particulièrement pour le nomique mis en œuvre par Margaret Thatcher ;
bâtiment de l’usine. Les façades des maisons appa- – la production d’un texte de nature argumen-
raissent nues, uniformes, monotones. L’espace est tative : celui-ci pourra être centré sur l’intérêt
conçu uniquement dans la perspective du travail : documentaire de l’enquête, sa dimension de
habitation des ouvriers au pied de l’usine. dénonciation, l’importance de ne pas occulter
le réel grâce à l’art réaliste, sa force de provocation
4. Les impressions ressenties peuvent aller du face aux discours établis.
rejet à l’inquiétude. L’univers familier cède la
place à un lieu plutôt énigmatique : concentration
urbaine perdue au milieu de la nature ; absence Prolongements
des adultes ; habitations qui semblent inoccupées. Les élèves peuvent être invités à :
– vidéo-projeter les autres photographies de la
5. La composition de l’image joue de l’opposition série consacrée à Glasgow et les présenter et les
entre le monde de l’enfance et celui des adultes, commenter comme le ferait un guide de musée ;
entre l’espace vert et l’univers gris de la ville, entre – construire un diaporama à partir de ces mêmes
la nature et la société industrielle. Le photographe photographies en créant une bande-son qui pré-
Raymond Depardon parvient à créer une tension sentera un commentaire sur le contexte social de
entre les deux mondes, qui fait se questionner sur l’Angleterre, sur la réalité découverte ainsi que
le devenir de l’homme et des sociétés. sur les émotions ressenties.
6. Saisi dans le mouvement de la course et de
la promenade, l’enfant qui pousse la poussette
symbolise la liberté et le jeu. À l’autre bout de DÉCOUVERTE
l’esplanade, apparaissent deux autres enfants
sur une balançoire. Là encore, il est question de
légèreté et d’envol. Une société en fête p. 6›-6∞
De plus, le mouvement des enfants est comme
coloré : les deux petites filles du premier plan Objectifs :
sont respectivement rousse et blonde ; l’une est – Montrer que le naturalisme donne à voir
vêtue de rose, l’autre porte des chaussettes et un tous les milieux, ce qui est une rupture
sous-pull blancs. Ces couleurs gaies sont intime- consommée avec le réalisme.
ment associées par le photographe à la douceur – Étudier divers auteurs naturalistes et
de l’enfance. « Aujourd’hui, quand je pense à la comprendre que le mouvement ne se
couleur, je pense à l’enfance, aux sucres d’orge, aux résume pas à Émile Zola.
bocaux remplis de bonbons aux nuances douces – Étudier les moyens littéraires pour faire
ou acidulées », précise-t-il dans une interview entrer le peuple et la vie quotidienne dans
accordée à Hélène Kelmachter. Ainsi, les enfants le roman.
3 Le romancier naturaliste : enquêtes et engagement | 45
Faire la fête de mouvement. Zola choisit d’écrire son texte au
discours indirect libre, ce qui mélange la voix des
1. Les textes de Zola et de Huysmans mettent personnages et celle du narrateur (« Puis, dans sa
en scène le peuple. Gervaise est blanchisseuse et gourmandise, elle restait si gentille et si bonne ! »,
l’extrait donne à voir un banquet qui ne s’embar- l. 7). Boldini multiplie les personnages sur la toile
rasse pas de manières. Les convives font honneur à et montre ainsi la proximité des corps. Il témoigne
l’oie préparée par leur hôtesse avec excès : Gervaise ici de la promiscuité et de l’ambiance de fête qui
est elle-même « gloutonne comme une chatte » régnaient au Moulin-Rouge.
(l. 5-6) et est décrite comme « énorme, tassée sur
les coudes » (l. 3) et « toute rose de nourriture »
(l. 6-7), tandis que Goujet « s’emplissait » et DES FEMMES EN LUTTE CONTRE
le vieux est « abêti de tant bâfrer » (l. 11-12).
LEUR CONDITION
L’extrait des Sœurs Vatard nous fait entrer dans
les réjouissances des personnages à la fête foraine.


Le dialogue fait entendre les lutteurs, mais aussi
le bruit qui entoure le spectacle : « Des piaffes, 
Émile Zola,
des poussées, des cris de ralliement, des sifflets,
éclataient de toutes parts » (l. 13-14). La scène
L’Assommoir, 1877  p. 66
n’est pas moins gaie dans l’extrait de La Maison Objectifs :
Tellier, mais la boisson choisie, le champagne – Analyser l’ascension et les ambitions
(l. 12) montre bien qu’on a affaire à une classe d’une femme simple.
sociale plus aisée. La scène se passe dans une – Comprendre comment Zola inscrit
maison close, comme l’indique la fin du premier déjà l’avenir de Gervaise dans ce passage
paragraphe. Les « filles » sont appelées par leur pourtant emprunt de bonheur
prénom et dirigées par « Madame » dont on com- pour l’héroïne.
prend qu’elle tient la maison. L’extrait présente
donc un milieu bourgeois qui s’encanaille avec
des prostituées. Le tableau de Boldini est aussi
L’ambition d’une femme simple
une « scène de fête », comme son titre l’indique.  LECTURE DU TEXTE
On s’accorde à dire qu’il s’agit du Moulin-Rouge,
1. On peut consulter le folio sur le site de la BnF
alors ouvert depuis peu. On perçoit aux habits
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53009325h/
des hommes qu’il s’agit d’un milieu fréquenté
f247.image.r=NAF%2010271.langFR en sélec-
par des bourgeois.
tionnant ensuite le numéro 120 recto. Zola a
2. Les trois textes et le tableau, même s’ils mettent conservé les caractéristiques physiques et la carac-
en scène des milieux différents, populaire et térisation sociale du personnage. Sa descendance
bourgeois, donnent une même image de la fête : est aussi la même.
joyeuse, excessive et coupée du monde quotidien.
2. Alors que le texte présente une situation heu-
Le texte de Zola comprend peut-être une touche
reuse, plusieurs détails laissent voir la misère qui
plus lugubre : les personnages de L’Assommoir
menace l’héroïne : Gervaise, comme les autres
sont ceux qui sont le plus dans un excès qui peut
personnages du quartier, est en « lutte énorme
paraître mortifère.
contre la faim » (l. 8) et fonder son entreprise
3. Les textes de Huysmans et de Maupassant représente un pari risqué. C’est pourquoi, elle
donnent la parole aux personnages : c’est le dis- ressent, mêlé à sa joie, « un grand trouble » (l. 7) ;
cours direct qui permet de donner à voir la vie elle a peur « de ne pas réussir » (l. 6-7) et d’être
quotidienne. Ainsi, la scène à la fête foraine est « écrasée » (l .7). Très concrètement, on sent
très vivante grâce aux interpellations des lutteurs que ses craintes sont fondées. L’immeuble où elle
par son public : « Et la foule d’applaudir, de tré- compte ouvrir sa blanchisserie suinte la misère.
pigner, de se précipiter dans la baraque » (l. 7-8). Les couleurs choisies par l’auteur en témoignent :
De même, la scène à la Maison Tellier est pleine les façades sont grises, la cour « blafarde ». Les
de vie comme le montrent les verbes « éclater » fenêtres sont comparées à des « loques ». Ainsi,
(l. 2), « s’écrier » (l. 12) et surtout tous les verbes même si le déménagement dans cet immeuble est
46 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
une promotion sociale, on perçoit que sa situation naturaliste, le franchissement du Rubicon par
sera précaire. César. Elle joue son va-tout avec courage.
6. Les hypothèses doivent se fonder sur la situation
3. Le texte présente le milieu artisan. On pénètre
du personnage qui découvre le lieu et est plein
en effet dans une arrière-cour qui, en plein Paris,
d’espoir ainsi que les menaces présentes dans le
accueille des ateliers en activité. La description à
texte : le combat ne semble pas gagné.
l’imparfait donne à entendre l’intense animation
qui y règne : « les marteaux du serrurier et les rabots 7. Le texte est naturaliste en ce qu’il explore un
de l’ébéniste tapaient et sifflaient au fond des milieu peu décrit dans les romans et qu’il décrit
ateliers du rez-de-chaussée ». Quant aux précisions minutieusement l’arrière-cour et la vie ouvrière
topographiques, elles nous font voir ce lieu clos à laquelle le texte donne accès.
et dissimulé au regard des passants comme une
ville dans la ville, quadrillée de rues, laborieuse.
 ÉCRITURE
Toutefois, les notations descriptives plus dyspho-
riques, insistant sur les façades « grises » (l. 4), Commentaire
le mauvais état de la cour ou le déversement des La partie de commentaire pourra suivre le plan
eaux usées montrent que Gervaise arrive dans un suivant :
endroit où l’on se donne beaucoup de peine sans a) Un milieu ouvrier
forcément faire fortune. b) L’ambition sociale
c) La menace de l’échec
4. Gervaise est la petite-fille d’Adélaïde Fouque,
ancêtre qui donne vie aux deux branches, les
Rougon d’une part, et les Macquart de l’autre.
Les Rougon, branche légitime issue du mariage
d’Adélaïde avec Rougon, vont connaître le succès,
financier et politique, sous le régime de l’Empire.
¤ 
Edgar Degas,
Les Repasseuses,
1884-1886  p. 6‡
Ils sont marqués par ce que Zola appelle les « appé-
tits ». Les Macquart, branche illégitime car issue Objectifs :
du concubinage d’Adélaïde avec Macquart, sont la – S’intéresser à la représentation de la vie
partie de la famille qui est fragile et va connaître quotidienne.
la difficulté, la rudesse de la vie ouvrière. Ses – Le personnage de l’ouvrier dans les
membres, comme Gervaise (cf. p. 29 et p. 66), tableaux naturalistes.
Jacques et Claude Lantier (cf. p. 44-45) sont
facilement en proie à l’alcoolisme et à la violence.
 ENTRÉE DANS L’IMAGE
5. Pour sortir de la misère, Gervaise veut ouvrir 1. Les teintes chaudes sont très présentes : le poêle
une boutique, une blanchisserie. L’extrait évoque brun, le fichu jaune, la robe rose, le vin rouge, le
l’ambition du personnage, mot que l’on trouve à sol ocre, les cheveux roux en témoignent. Sans
la ligne 7. Au moment où elle va se lancer dans doute fait-il très chaud dans la blanchisserie. Le
cette aventure, le narrateur nous donne accès à poêle, qui sert à chauffer les fers à repasser, ronfle
ses pensées. On découvre son appréhension : « Il et tout l’air semble vibrer. Dans cette atmosphère
lui semblait faire quelque chose de très hardi » d’étuve, si bien rendue par le chromatisme, le
(l. 9). Gervaise sait qu’elle dépasse sa condition. vin sert autant à se donner du courage qu’à se
Pourtant, elle va de l’avant. Le regard qu’elle porte désaltérer.
sur le monde est optimiste puisqu’elle voit dans Le blanc est l’autre couleur dominante : c’est
le « vert très pâle » de l’eau usée la couleur de celle des murs nus derrière les deux repasseuses
l’espoir. Les verbes de mouvement (« se jeter », et celle du linge repassé, mais aussi celle de la
« enjamber ») et la métaphore de la machine en chemise portée par la femme à gauche. Degas
marche témoignent de sa résolution et rendent a beaucoup travaillé cette couleur. On relève
sensible l’élan qui l’anime. Enfin, l’extrait se clôt différentes textures et nuances de blanc. Si le
en nous montrant Gervaise enjamber les eaux de la blanc du corsage est éclatant, le linge que repasse
teinturerie. C’est, transposé dans une arrière-cour le second personnage semble plus gris. Quant au
3 Le romancier naturaliste : enquêtes et engagement | 47
fond, Degas ne l’a pas peint uniformément : il a  ÉCRITURE
seulement déposé quelques touches de blanc sur
sa toile non enduite. On voit le lin laissé brut en Argumentation
transparence. Ce soin porté à la couleur met en Le débat doit se fonder sur des références pré-
valeur le travail du repassage. cises, suite à une recherche par les élèves ou à
une séquence d’enseignement. Ils doivent en
effet être à même de convoquer des exemples
 LECTURE DE L’IMAGE précis d’œuvres idéalisant le réel (pris dans la
peinture académique par exemple, dans les genres
2. Les deux femmes exercent le métier de blanchis- de la peinture religieuse ou mythologique) et de
seuse. C’est un des métiers les plus difficiles qui soit tableaux réalistes ou naturalistes.
et l’état d’épuisement des femmes est manifeste. On ne s’arrêtera pas aux tableaux et l’on pourra
C’est aussi un labeur ingrat puisqu’il s’agit de laver élargir le corpus à la littérature.
et repasser le linge sale des autres. Enfin, ce travail
est dangereux. Le drap que repasse la travailleuse
semble gris parce qu’il est encore mouillé, ce qui
est vecteur de tuberculose. Degas représente la
vie quotidienne avec crudité et authenticité, sans
chercher à enjoliver cette scène croquée sur le
vif. En cela, il se distingue des peintres de l’école
‹ G uy de Maupassant,
« Boule de Suif »,
Les Soirées de Médan,
de Barbizon, qui sacralisaient le travail humain
et le présentaient comme noble. On peut songer 1880  p. 68-6·
aux paysans de Millet.
Objectifs :
3. La femme de droite travaille et semble appuyer – Étudier une nouvelle qui témoigne
de tout son poids sur le fer. Elle est courbée et a de l’humiliation d’une femme.
les bras tendus pour être plus efficace. On ne voit – Comprendre le mécanisme de l’exclusion
pas son visage baissé et caché par ses cheveux. Elle et la critique de la bourgeoisie.
incarne le travail. Celle de gauche, au contraire,
s’étire en bâillant, signe de fatigue et geste assez
trivial peu représenté en peinture. Elle tient dans
Seule contre tous
sa main droite une bouteille de vin.  ENTRÉE DANS LES TEXTES
1. L’expression « gredins honnêtes » est un oxy-
4. La toile de Degas montre l’extrême fatigue des
more : du point de vue sémantique, le substantif et
femmes et la dureté de leur métier. Le bâillement
l’adjectif s’opposent. L’oxymore dénonce l’hypocri-
et le vin ne sont pas présents sur la toile comme
sie de la bourgeoisie, du clergé et de l’aristocratie,
une dénonciation, mais témoignent de la diffi-
partie « honnête » de la société, ici réunie dans
culté quotidienne. Le regard du peintre est donc
ce lieu clos qu’est l’auberge. Or, les compagnons
empreint d’humanisme et de tendresse. Il choisit
de Boule de Suif mènent un double jeu, feignant
de mettre en peinture un sujet quotidien, banal
de s’offusquer de la proposition de l’officier, tout
et de rendre hommage au monde ouvrier.
en se disant que pour une prostituée, ce n’est pas
5. Cette question permet de synthétiser les autres un problème.
réponses : Degas représente deux ouvrières dans
leur quotidien. Il ne les embellit pas, ne les pré-
 LECTURE DES TEXTES
sente pas comme des héroïnes. Elles ne sont pas
non plus caricaturées, laides ou alcooliques. Il 2. Boule de Suif est dans une position intenable
existe à travers cette toile comme une beauté parce que les autres personnages tiennent un
du quotidien qui frappe celui qui la regarde. double discours. Elle est scandalisée, comme le
Rappelons qu’alors le métier de repasseuse est montre sa réplique aux lignes 6-7 (texte 1), en par-
peu considéré, mal rémunéré puisque payé à la ticulier l’énumération d’insultes. Relevons : « cra-
journée. Le peintre le réhabilite et nous invite à pule », « saligaud » et « charogne », tous ces termes
éprouver de la compassion pour ces jeunes femmes désignant l’officier prussien. En apparence, les
brisées, déjà, par le labeur. autres personnages approuvent sa réaction outrée :
48 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
le narrateur emploie les termes d’« indignation » libre, exprime les pensées du personnage. Cette
(l. 11, texte 1) et de « réprobation » (l. 13, texte 1) plongée dans son intériorité permet à l’auteur
pour désigner la réaction de cette honnête assem- de nous rappeler que Boule de Suif a partagé ses
blée. Le comte exprime tout son « dégoût » (l. 15, délicieuses provisions avec les autres au début
texte 1) tandis qu’une clameur collective s’élève. de la nouvelle. Personne ne lui a rien donné en
La réaction des hommes est si vive que leurs retour. L’énumération des lignes 9 et 10, servie
gestes ne sont plus maîtrisés : Cornudet repose par l’allitération en [p], insiste sur la quantité de
sa chope si « violemment » qu’elle se brise (l. 12, mets et la qualité du festin ainsi offert : poulets,
texte 1). Les femmes, quant à elles, expriment pâtés, poires et vin à profusion ont réjoui ses
leur solidarité et leur « commisération » (l. 17, compagnons. Enfin, après avoir donné toutes
texte 1), terme accentué par les deux adjectifs ses victuailles, elle a aussi donné son corps. Elle
qualificatifs « énergique » et « caressante ». Mais a passé la nuit avec l’officier prussien pour sauver
le texte 2 montre qu’il ne s’agit que d’une façade : toute la petite société qui l’accompagne. Enfin,
rapidement, c’est le « mépris » qui s’exprime elle garde pour elle la colère qui l’anime quand
(l. 6, texte 2) et qui ramène le personnage à sa elle se voit rejetée par ceux qui ont tout dévoré.
condition de fille de joie. Sous les outrages, elle se tait et pleure.
3. Dans le texte 1, les personnages expriment leur 6. L’extrait de « Boule de Suif » réunit de nom-
solidarité (réponse 2), mais dans le texte 2, ils breuses classes sociales de l’époque, de l’aristocratie
s’éloignent de la prostituée, marquant ainsi leur à la bourgeoisie en passant par l’Église, avec les
condamnation morale et leur dégoût. Boule de Suif bonnes sœurs, ou le peuple avec Boule de Suif,
essuie d’abord leur indifférence : ils mangent et une prostituée. Dans le huis clos de la diligence,
n’arrêtent pas, comme le souligne l’adverbe « pla- toute la société de 1870 s’est donné rendez-vous
cidement » (l. 3, texte 2). Même les religieuses font et Maupassant porte sur elle un regard acerbe.
preuve d’un appétit féroce, appréciant manifeste- Dans ces deux extraits, on voit bien comment il
ment beaucoup le saucisson. Puis, l’indifférence condamne l’attitude des classes sociales aisées,
laisse place à la condamnation. Le comte, qui la qui feignent d’être solidaires avec Boule de Suif,
voit pleurer, hausse les épaules avec indifférence, mais l’amènent quand même à se sacrifier pour
sans aucune pitié. Le discours direct relate avec mieux ensuite rejeter ce bouc émissaire commode.
exactitude les propos cruels de Mme Loiseau, trop Ce petit groupe se sent soudé parce que tous ses
heureuse de prendre sa revanche. Cornudet pour- membres ont, avec une belle unanimité, rejeté
suit avec ironie : il siffle La Marseillaise comme cette fille perdue. Nul sentiment de culpabilité
pour signifier la victoire contre l’ennemi. La ne semble les animer, bien au contraire. Madame
double négation « Personne ne la regardait, ne Loiseau, convaincue d’être une femme vertueuse,
songeait à elle » (l. 6, texte 2) montre l’unanimité se réjouit de voir punie la fille de joie. Il y a une
contre elle, l’accord général pour nier cette femme morale à cette histoire. Quant aux deux religieuses,
après l’avoir utilisée, comme on utilise un objet elles n’incarnent pas la charité chrétienne. À la
ou une marchandise. La comparaison montre ce fin des deux extraits, le narrateur souligne leur
processus de réification à l’œuvre. Elle est en effet attitude passive. Loin de défendre l’honneur de
assimilée par le narrateur à « une chose malpropre Boule de Suif (extrait 1) puis de la consoler (extrait
et inutile » (l. 8). 2), elles ne manifestent de dévotion que pour le
saucisson. Le comique féroce de la scène achève
4. Le substantif « faute » a ici une connotation ce portrait sans concession de la bonne société.
religieuse. Il renvoie au péché dans la religion Plus largement, le pessimisme de Maupassant
catholique. Il marque de la part du comte une transparaît. Il est convaincu de la méchanceté
condamnation morale de ce qu’a fait Boule de Suif. foncière de l’espèce humaine.
5. Boule de Suif est un personnage généreux
pour plusieurs raisons. Dans le texte 2, le pre-
 HISTOIRE DES ARTS
mier paragraphe montre que l’héroïne ne peut
pas s’exprimer : « crispa » (l. 3), « étranglait » 7. La toile de Boutigny a été peinte en hommage
(l. 5), elle ne peut parler. Pourtant, le narrateur, à la nouvelle de Maupassant. On y retrouve la
par la focalisation interne et le style indirect diligence et les officiers prussiens, avec leur casque
3 Le romancier naturaliste : enquêtes et engagement | 49
à pointe. Les personnages sont en partance, prêts céder et retourner travailler, comme le suggère
à s’entasser dans la diligence qui leur permet- Catherine. Au contraire, elle veut résister : « le
tra de fuir la guerre. À la croisée des lignes de premier de vous autres qui travaille, je l’étrangle ».
tiers, vêtue de couleurs plus claires, on reconnaît
l’héroïne éponyme. Le peintre a choisi de bien
 LECTURE DU TEXTE
mettre en valeur son panier, que l’on imagine
plein de victuailles. Le panier est presque au 2. La misère s’exprime de plusieurs façons dans le
centre de la toile et les regards sont braqués sur texte. Tout d’abord, les personnages sont désœu-
lui. À l’inverse, au premier plan, on découvre un vrés : on perçoit toute l’« inaction » d’Étienne
autre panier, renversé dans la neige et vide. En (l. 3) et Bonnemort est assis à ne rien faire (l. 15),
période de guerre et de pénurie, rien n’est plus totalement éteint (l. 43-45) depuis sa chute.
important que la nourriture. C’est ce que semble Tous ont « faim » (l. 11). Mais ce sont surtout
souligner le peintre, qui inscrit sa toile dans un les enfants de la Maheude qui montrent cette
contexte historique précis : celui de la guerre misère : ils cherchent en vain quelque chose à
franco-prussienne de 1870-1871. On raconte manger, grattant « avec un bruit assourdissant une
que l’hiver fut si rigoureux, que la faim devint vieille casserole ». Zola joue ici avec le registre
si tenaillante que les Parisiens mangèrent les pathétique. Catherine, la fille de la Maheude,
animaux exotiques du Jardin des Plantes. Dans veut retourner travailler et panique à l’idée de
ces conditions, la générosité de Boule de Suif, ne plus manger : « Qu’est-ce que tu veux ? on
qui nourrit ses compagnons de route, est d’autant ne peut pas vivre sans rien faire. Nous aurions du
plus louable. pain au moins. » C’est tout le coron qui pourrait
« crier sa misère » (l. 13).
 ÉCRITURE 3. Étienne est spectateur dans cette scène. Le pre-
Argumentation mier paragraphe le présente se promenant, comme
Le sujet amène les élèves à relire les deux extraits le montrent les verbes « quitter » et « marcher »
pour étudier plus précisément la position du nar- (l. 2), « piétiner » (l. 4), « marcher » (l. 11) et
rateur et l’identifier à l’auteur. On constate que le le substantif « promenade » (l. 3). Cette déam-
narrateur utilise volontiers la focalisation interne bulation l’amène à croiser les regards accusateurs
et nous livre les pensées de Boule de Suif. Toute des hommes et des femmes, suite à la fusillade
sa colère est intérieure et contenue : c’est un dont ils le pensent responsable. Quand il entre
premier point qui répond à la question. chez les Maheu, le spectacle de la misère est plus
On peut ensuite s’appuyer sur les réactions expri- insoutenable encore. Le nom « scène », emprunté
mées dans le second extrait : paroles du comte au théâtre, montre qu’il est devenu le témoin
et de Mme Loiseau, attitude de dédain des deux impuissant de la souffrance de ses camarades. Il
bonnes sœurs, attitude ironique de Cornudet. ne peut rien faire et reste « bouleversé ».
4. La Maheude s’oppose à sa fille Catherine. La
première, brisée par la grève, veut reprendre le

› 
Émile Zola,
Germinal, 1885
Objectifs :
 p. ‡‚-‡⁄
travail pour avoir une activité et de l’argent pour se
nourrir (l. 26-27). Elle refuse d’être à la charge de
sa mère, telle « une bête encombrante et inutile »
(l. 23). À l’opposé, la Maheude veut poursuivre et,
– Comprendre la portée sociale du roman en mémoire de son mari, ne pas céder. Elle refuse
naturaliste. l’exploitation des enfants (l. 30) et la vengeance
– Analyser la parole révoltée du personnage. des employeurs, supprimant la pension du vieux
travailleur retraité du jour au lendemain. Elle
exprime son refus avec véhémence, comme le
Engagée jusqu’au bout montre le discours direct des lignes 45 à 48 : les
 ENTRÉE DANS LE TEXTE exclamatives, la négation forte « non » et l’impré-
1. La Maheude est en lutte contre sa condition cation finale font d’elle la dernière insoumise. Le
parce qu’elle refuse le sort qui lui est fait. Veuve personnage porte un discours social en faveur des
avec charge d’enfants et sans argent, elle devrait ouvriers et de la classe populaire.

50 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


5. L’argumentation du personnage est empreinte I. La situation misérable
de colère, comme le montrent la modalité excla- a) Une situation déplorable (question 2)
mative et l’utilisation de l’impératif à l’égard b) Un dilemme : retourner au travail ou résister ?
de Catherine (« Répète », deux fois l. 21). Elle (question 3)
refuse de plier devant la mort de Maheu. Alors
II. La révolte de la Maheude
que Catherine veut mettre un terme à la grève et
a) La force d’une parole (question 6)
retourner au travail, la fusillade est au contraire
b) La puissance d’une conviction (question 5)
pour la Maheude un argument supplémentaire
pour résister en n’acceptant pas non plus l’exploi-

∞ 
Marie NDiaye,
tation des enfants (l. 30). Elle exprime même
une opinion jusqu’au-boutiste : « j’aime mieux
vous voir tous emporter entre quatre planches,
comme celui qui est parti déjà » (l. 31-32). La
Trois femmes
dernière réplique montre qu’il n’y a pas à tran- puissantes, 2009  p. ‡¤
siger : l’exemple de la pension qui n’a pas été
Objectifs :
versée montre, pour elle, la malhonnêteté des
propriétaires des corons, employeurs des ouvriers. – Comprendre la révolte intérieure d’une
femme humiliée.
6. La révolte s’exprime par la modalité exclama- – Étudier les moyens littéraires choisis par
tive, très présente dans la bouche de la Maheude, l’auteur pour accéder à la conscience du
à toutes ses répliques : l. 21, 29, 46 et 47. La personnage.
question rhétorique, ligne 40, a le même effet : – Saisir la continuité entre le réalisme et le
elle veut interpeller l’interlocuteur – et le lecteur. naturalisme et le roman contemporain.
7. Le texte est engagé parce qu’il s’appuie sur une
réalité sociale observée par Zola lui-même dans Une femme debout
le Nord de la France. Les repères historiques (p.
70) montrent que la question de la grève est au
 LECTURE DU TEXTE
cœur du xixe siècle parce qu’elle est liée à celle
1. Le texte nous donne à voir trois états du per-
sonnage de Khady Demba :
des droits des ouvriers. Leur reconnaître la possi-
– une femme humiliée (l. 1 à 8) par une situation
bilité d’arrêter le travail pour protester contre des
qui nie son existence, son humanité (ses belles-
conditions trop difficiles revient à leur accorder
sœurs l’ignorent et elle ne parle pas à ses clients
des droits. Zola prend fait et cause pour le monde
sur le marché) ;
ouvrier et dénonce la souffrance imposée par les
– puis une forme de repli sur soi, sur le passé et
employeurs issus de la classe bourgeoise.
les individus qui lui ont fait du bien (l. 14 à 18) ;
– enfin l’affirmation d’une force, d’une singularité
 HISTOIRE DES ARTS (l. 15 à la fin).
8. Le photogramme du film met en valeur les On passe ainsi de l’humiliation à la fierté d’exis-
deux visages des personnages et le contraste de ter, mais ces trois états ne sont pas strictement
leurs couleurs, l’un livide est celui de Catherine, successifs.
morte ; l’autre est celui d’une mère en colère,
écrasée par le chagrin. Il s’agit de la Maheude. 2. Les compléments circonstanciels de temps « Tôt
Les deux visages, se détachant nettement sur un chaque matin » (l. 1) et « des heures durant » (l. 6)
fond sombre, ressemblent à deux masques figés. La marquent la répétition, l’habitude. L’apparition
Maheude incarne la révolte, le regard détourné du de son mari défunt ou de son aïeule est plus rare,
corps de l’autre personnage. Elle semble accuser comme le soulignent les locutions adverbiales
quelqu’un hors champ. « de temps en temps » (l. 11) et « moins sou-
vent » (l. 12). L’expression de son identité et de sa
 ÉCRITURE fierté est en revanche plus affirmée avec l’adverbe
« toujours » (l. 15) et « souvent » (l. 22-23). On
Commentaire observe donc à travers ces indications temporelles
Le commentaire pourra suivre le plan suivant et la routine du travail, sa régularité, la rareté des
réinvestir les réponses au questionnaire : apparitions et finalement la certitude d’exister.
3 Le romancier naturaliste : enquêtes et engagement | 51
3. Il existe comme une mise à l’écart consentie par Objectifs :
les deux parties : elles partent ensemble, comme – Initier les élèves au cinéma social des
l’indique l’expression « en compagnie » (l. 1) et frères Dardenne.
leur réunion à travers le pronom « elles » (l. 4) – Comprendre que le regard critique des
et juste avant « toutes trois » (l. 2). Mais Khady romanciers du xixe siècle se prolonge à
est bien « à l’écart », comme le souligne le com- travers le cinéma social.
plément circonstanciel et ses deux belles-sœurs
adoptent une posture en « feignant » (l. 5) de
ne pas la voir.  LECTURE DE L’IMAGE
4. Le récit est écrit à la troisième personne. Marie 1. Le personnage de Sandra est mis en valeur par
le cadrage. Dans le photogramme principal, elle
NDiaye met en place un narrateur extérieur à l’his-
occupe presque le tiers de l’image à droite. Dans
toire, mais elle nous donne accès à la conscience
le second photogramme, c’est l’inverse : on la voit
du personnage à partir de la ligne 8 et de l’indi-
sur toute la moitié gauche. Elle est cadrée jusqu’à
cation de l’étourdissement qui marque l’entrée
la ceinture : on parle de plan mi-moyen, qui est
dans la rêverie.
légèrement moins important pour le personnage
5. Khady Demba est puissante parce qu’elle coupé à mi-cuisse que le plan américain. Le spec-
parvient à résister de l’intérieur. Alors que ses tateur se sent assez proche de Sandra.
belles-sœurs nient son existence, l’ignorent, elle
fait montre d’une grande force de caractère : elle
2 et 3. Le monde de l’entreprise, sur le photo-
gramme principal, est représenté par les ouvriers.
est « fière d’être Khady » (l. 22), même si elle est
Ils sont sept, en comptant Sandra. Deux groupes
consciente que les autres possèdent plus qu’elle,
distincts s’opposent : six portent un tee-shirt iden-
comme l’indique l’exemple de la nourriture dans le
tique, frappé du logo de l’entreprise. Visuellement,
dernier paragraphe. Elle a su faire face aux forces
ils forment un bloc, ce que leur disposition dans
qui auraient pu l’anéantir. Elles sont exprimées
l’espace renforce. Cinq sont parfaitement ali-
par la reprise de « quand bien même » aux lignes
gnés alors que Sandra est seule. Ce personnage
17 et 19. Cette anaphore souligne le rejet dont
principal se détache aussi par son tee-shirt de
elle a été l’objet de la part de ses parents, grands-
couleur différente. Enfin, elle seule se déplace
parents et finalement de tous et sa capacité à ne
et doit passer devant eux, subir leurs regards. À
pas se laisser briser.
l’inverse, les autres personnages ne bougent pas
et la regardent passer sans esquisser le moindre
 ÉCRITURE geste. L’un d’entre eux a même les bras croisés,
Commentaire ce qui est un geste de fermeture. On a dès lors
l’impression que les cinq ouvriers forment un
Proposition de plan pour le commentaire : rempart. Sandra est une femme isolée, mise en
I. Une femme humiliée accusation, différente du groupe.
a) Un quotidien harassant Le monde du travail apparaît donc sous un jour
b) Le mépris des autres cruel. Les frères Dardenne montrent les oppo-
c) Une solitude extrême sitions sourdes, la tension latente entre les col-
II. Mais une femme puissante lègues. Les deux cinéastes montrent aussi très
a) La rêverie comme échappatoire simplement mais très efficacement l’emprise que
b) L’affirmation d’une identité peut exercer une entreprise sur ses employés : son
c) La fierté d’être soi logo – autant dire la firme elle-même – envahit
tous les espaces, y compris les vêtements et les
corps. Ils sont marqués du sceau de leur firme.

6 Jean-Pierre
 et Luc
Dardenne, Deux
jours, une nuit, 2014
4. Tandis que les visages sont graves, tendus,
tous les regards sont braqués sur le personnage
principal, ce qui montre une forme d’animosité,
de mise en accusation. Le seul qui ne la fixe pas
baisse la tête, comme s’il était gêné. L’héroïne,
 p. ‡‹ quant à elle, n’affronte pas le regard des autres
52 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
et tourne son regard vers la droite, hors champ. – Identifier la visée critique et polémique à
Ce simple jeu de regards montre combien deux travers la satire.
camps se sont formés. Le mythe de la solidarité – Saisir l’unité entre le tableau social et le
ouvrière est déconstruit et dénoncé pour ce qu’il portrait du personnage.
est : une mystification. Au mieux, en période – Analyser le système des images qui
de crise économique, se font et se défont des
associe fait social et physiologie.
alliances provisoires, réunissant ceux qui ont un
intérêt commun à défendre. La lutte ne se fait
plus contre les employeurs, ce que montrait Zola Le déchaînement des appétits
dans Germinal. Elle oppose âprement les ouvriers  ENTRÉE DANS LE TEXTE
entre eux. Ou, plus exactement, les salariés ayant 1. Le lecteur peut être frappé par :
le « privilège » d’avoir du travail et la future – la soif de l’or qui suscite le dégoût ;
chômeuse. – la prédominance des intérêts économiques sur
5. Sur les deux photogrammes, l’actrice, Marion toutes les autres préoccupations sociales ;
Cotillard, se déplace. Elle marche, elle court – l’actualité d’une œuvre du xixe siècle qui décrit
avec énergie. Elle construit ainsi un personnage la spéculation financière, avatar des spéculations
qui semble toujours en mouvement. La caméra de notre époque ayant provoqué krach boursier
la suit dans ses déplacements, elle accompagne et crise économique.
l’agitation de cette héroïne qui se débat pour
sauver son emploi.  LECTURE DU TEXTE
Symboliquement, la jeune femme apparaît ainsi 2. Le texte décrit un mécanisme social et éco-
comme un personnage qui n’a pas encore renoncé nomique : après le coup d’État sanglant du 2
à se battre, à lutter pour tenter de sauver ce qui décembre 1851 et l’éradication de toute forme
peut l’être. Malheureusement, son mouvement d’opposition politique, le pouvoir politique permet
semble se briser sur le rempart immobile que for- aux élites anciennes et aux aventuriers nouveaux
ment ses collègues. On se doute qu’ils refuseront de s’enrichir et de s’amuser. La société française a
la proposition des employeurs : renoncer à leur évolué : elle est lasse des guerres et des révolutions
prime pour permettre à leur collègue de garder menées au nom de grands idéaux et elle aspire
son emploi. au divertissement. Une sorte de fièvre s’empare
des Parisiens, une « folie de jouissance » poussant
 ÉCRITURE à tout tenter pour s’enrichir rapidement. Faire
fortune sera possible grâce à la transformation
Sujet d’invention de la capitale en un nouveau et « Grand Paris »
Les élèves devront utiliser la première personne pour reprendre une formule d’aujourd’hui. Très
du singulier et se mettre à la place de cette femme concrètement, il s’agit d’acheter peu cher des lots
qui revient dans son entreprise et fait l’expérience de maisons insalubres et d’attendre. Quand ces
de la solitude, voire du rejet. anciens quartiers seront rasés, les propriétaires
expropriés seront indemnisés à prix d’or. Les
banquiers facilitant ces opérations percevront
des commissions exceptionnelles. Pour savoir
LES ROUGON-MACQUART quoi et quand acheter, il faut des informations
OU L’APPÉTIT DU POUVOIR de première main, venant des politiques. Pour
les obtenir, rien ne vaut la corruption.

‡ 
Émile Zola,
La Curée, 1872
Objectifs :
 p. 74-75
Prolongement
Pour montrer l’actualité du sujet traité, il est
possible de passer quelques extraits du film Main
basse sur la ville de Francesco Rosi (1963) qui
– Découvrir la représentation économique dénonce la spéculation immobilière à Naples au
que Zola donne de la société du Second moment où la municipalité transforme des terrains
Empire. agricoles en terrains constructibles.
3 Le romancier naturaliste : enquêtes et engagement | 53
3. Les métaphores visent d’abord à provoquer d’aventuriers qui venaient de voler un trône,
l’indignation des lecteurs devant le désir d’opu- un règne d’aventures, d’affaires véreuses […] »
lence et d’excès de richesses : « faisait la grasse (l. 20-25). Le comportement des spéculateurs
matinée » (l. 6), « se mettait à table et rêvait autorisé par le pouvoir est le contre-exemple
gaudriole au dessert » (l. 9-10). La comparaison de toutes les valeurs républicaines : démocratie,
« comme une drogue dangereuse » (l. 10) déva- liberté, respect des lois…
lue la politique au regard des nouveaux appétits
financiers. Puis, la comparaison de l’Empire à
une maison de prostitution (« Il semblait qu’on
Prolongement
passât devant une de ces petites maisons », l. On peut néanmoins nuancer le propos en précisant
17-18) amplifie la charge de la dénonciation. La que Zola ne méprise ni ne condamne l’argent. Il
spéculation est associée à l’idée de corruption et permet de bâtir, de fertiliser et de donner la vie.
de vice. Le tableau culmine avec la métaphore La métaphore du flot, récurrente dans ses romans,
du « flot montant de la spéculation, dont l’écume témoigne du dynamisme de l’argent.
allait couvrir Paris entier » (l. 26-27) : la capi- 6. Du premier au deuxième paragraphe, le roman-
tale est submergée par le raz-de-marée bancaire. cier passe d’un tableau historique à l’histoire de
Le ton est celui du pamphlet satirique, violem- ses deux personnages : Aristide Saccard et Eugène
ment polémique : cette fièvre de l’or repose sur Rougon. L’histoire personnelle et familiale vient
la faute originelle qu’est le coup d’État sanglant. s’emboîter dans le contexte général. Les deux
Par ailleurs, les images sont toutes empruntées à la héros deviennent ainsi les exemples de la rapacité
physiologie : gourmandise, sexualité, jouissance. immobilière. On peut préciser qu’Aristide avait
Elles transforment la soif de l’or en une passion, initialement pour nom de famille Rougon. Pour
en un instinct prédateur, voire en une pathologie. ne pas faire d’ombre à son frère le notable, cet
Le phénomène de la spéculation immobilière est escroc s’est choisi un nom d’emprunt : Saccard.
présenté comme une hystérie collective. Le mot, par ses sonorités, évoque en même temps
4. L’amplification se structure à partir de trois le saccage et la mise à sac du vieux Paris.
mécanismes majeurs. D’abord, une progression 7. À la ligne 35, le détail physique (« il engraissa
thématique : les personnifications puissantes même un peu ») et la comparaison avec un pré-
(l’Empire, Paris) font progresser la description dateur félin (« il cessa de courir les rues comme
du coup d’État politique (l. 2) au désir d’amuse- un chat maigre en quête d’une proie », l. 36)
ment (l. 8), puis à la dépense pour se sauver de permettent au narrateur d’amalgamer animalité et
l’ennui (l. 20). L’amplification est renforcée par soif de l’or. La fiction naturaliste associe fait social
la gradation des images : au rêve du repas gar- et représentation physiologique ou animalière.
gantuesque ou pantagruélique (l. 9-10) succède
l’évocation des bruits ténus de l’or (l. 13-14), puis
celle de la montée des rumeurs (l. 16) jusqu’au  HISTOIRE DES ARTS
« flot montant de la spéculation » qui submerge 8. Au pied des immeubles nouveaux de type
toute la société (l. 25-26). L’hystérie collective haussmannien se trouve un grand espace de démo-
va crescendo. Le ton polémique se fait lui aussi lition : il ne reste aucun vestige des constructions
de plus en plus violent. Après une critique acerbe précédentes. La photographie, témoignage unique
du régime (tableau de l’ordre établi, reflux du de la transformation de la ville, donne une idée
politique, convergence de tous vers l’affairisme), de la démolition systématique, des percées qui
un nouveau palier est franchi avec l’analogie entre sont autant de saignées, de la refonte totale du
l’Empire et la maison de prostitution (l. 16 à 20). visage de Paris.
La clôture du paragraphe sur le portrait d’« aven-
turiers » véreux et par les adjectifs « pourries »
et « déshonorées » pousse la virulence critique  ÉCRITURE
à son comble. Commentaire
5. Les jugements de valeur, dépréciatifs et Le plan de cette partie consacrée à l’analyse et
hyperboliques, laissent deviner le point de vue l’interprétation des images pourra s’organiser en
négatif du narrateur : « Il fallait à cette poignée trois temps :
54 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
a) L’excès des dix à quinze familiers de son entourage »
b) La dimension physiologique de la frénésie (l. 44-45). Le système politique ainsi dévoilé
d’enrichissement repose sur l’abus de pouvoir et la flatterie. Rougon,
c) L’immoralité très lucide, n’est pas dupe. Sa condescendance
l’amène à considérer ses proches comme des
« animaux fidèles » (l. 47).

8 
Émile Zola,
Son Excellence
Eugène Rougon, 1876
5. L’imparfait de l’indicatif dans le deuxième
paragraphe permet d’évoquer :
– soit des actions dont la durée s’étend dans le
temps sans qu’on n’en connaisse les bornes (le
 p. ‡6-‡‡ début, la fin) : une fois l’Empire installé, Eugène
Objectifs : Rougon retrouve force et santé (« Il se portait
– Analyser la représentation du pouvoir bien, il engraissait ; la santé lui était revenue »,
l. 14-15). L’imparfait de l’indicatif présente alors
politique dans une fiction naturaliste.
une action en train de se dérouler, avec une valeur
– Faire l’étude d’un portrait de personnage.
durative ;
– Comprendre la création d’un héros à partir
– soit des actions qui sont répétées dans le temps :
d’un contexte politique et social. l’imparfait à valeur itérative sert alors à exprimer
les habitudes d’Eugène Rougon, ce qui corres-
L’homme fort de l’Empereur pond aux plaisirs qu’il recherche et renouvelle,
 ENTRÉE DANS LE TEXTE à la comédie du pouvoir qu’il rejoue sans cesse
1. L’extrait livre le portrait d’un ministre à la (« Quand il marchait, il enfonçait son tapis à
carrure solide qui apparaît comme un tyran, celui coups de talon […]. Il se donnait à lui-même des
qui prive tout un peuple des libertés fondamen- régals de jouissance surhumaine », l. 15 à 25).
tales. Le régime impérial qu’il incarne est celui
d’une dictature. Ce tyran politique se double d’un 6. Le portrait révèle plusieurs défauts du person-
bourgeois parvenu, amateur de luxe et de confort. nage : gourmandise et rapacité (l. 15), goût excessif
pour le luxe et les lieux feutrés (l. 16), orgueil
 LECTURE DU TEXTE démesuré (l. 23), sadisme et brutalité (l. 37-38),
2. Le portrait suit chronologiquement l’histoire volupté d’être flatté et adulé (l. 42), narcissisme
du Second Empire dans ses événements les plus et égocentrisme outrés (« Il se donnait à lui-même
marquants. Eugène Rougon accède au pouvoir des régals de jouissance surhumaine », l. 24-25).
dès le coup d’État : il devient le bras droit de Le portrait naturaliste du tyran fait ressortir les
l’Empereur et l’aide à établir un ordre autori- motivations personnelles : le tempérament de
taire. L’allusion à l’attentat d’Orsini (l. 2) situe sa Rougon est celui d’un grand dominateur. Instinct,
véritable naissance politique en 1858, lors de la psychologie, physiologie expliquent un appétit de
répression des républicains. Émile Zola superpose pouvoir démesuré. Aussi le portrait fait-il alterner
histoires politique et particulière. les raisons politiques et celles plus secrètes et plus
3. Les actions accomplies par Eugène Rougon propres au seul personnage. Le narrateur emploie
incarnent une conception autoritaire du pouvoir, les termes d’« appétits » (l. 31) et de « passion »
proche de l’autoritarisme arbitraire et injuste, ce (l. 34). Cette passion démesurée du pouvoir en fait
que dévoile le troisième paragraphe : « Dans la un géant (sa grosseur), un prédateur (sa rapacité),
poussée des hommes du Second Empire, Rougon un être surhumain qui cherche à transgresser
affichait depuis longtemps des opinions autori- toutes les lois pour imposer son « moi » absolu.
taires. Son nom signifiait répression à outrance, Il s’apparente au personnage mythique de Lucifer
refus de toutes les libertés, gouvernement absolu » qui ambitionne de prendre la place de Dieu (l. 23
(l. 26 à 28). Sa tyrannie s’exerce en France comme à 25). Il rêve, tel Zeus, de « forger la foudre » et
dans les colonies (l. 5). de la jeter parmi les hommes pour les épouvan-
ter (l. 19). Par sa démesure, dont le texte rend
4. Autour du personnage gravite une cour d’admi- compte avec un certain lyrisme, le personnage
rateurs. Rougon vit « dans l’admiration continue incarne le mal.

3 Le romancier naturaliste : enquêtes et engagement | 55


 HISTOIRE DES ARTS aussi la fascination. C’est un provençal, comme
7. Le peintre joue sur le clair-obscur pour mettre Émile Zola, plein d’ambition et d’énergie.
en valeur la déflagration de la bombe qui explose.
De ce foyer incandescent et meurtrier refluent
 LECTURE DU TEXTE
en masse les personnages qui forment un cercle
2. Octave Mouret entend jouer sur plusieurs
leviers pour s’enrichir et il expose la mécanique
autour du carrosse impérial. H. Vittori a su resti-
secrète permettant de faire fructifier un modeste
tuer l’atmosphère de panique et d’agitation grâce
capital initial. De manière très innovante, il refuse
aux mouvements des chevaux qui piaffent et
d’acheter trop de stocks. Cela réduit le coût de la
des corps projetés. L’expression des personnages
mise de départ. De plus, le vendeur peut renou-
représentés est celle de la terreur et de l’effroi.
veler très vite la marchandise en fonction de la
Entre les deux masses que forment la garde (à
demande : les petits stocks permettent de s’adapter
droite) et la foule (dans le coin gauche), le peintre
aux besoins changeants des clientes. Ensuite,
a placé trois personnages propulsés à terre par
il accepte d’avoir une faible marge sur chaque
la charge explosive : un cheval qui s’effondre,
produit vendu. Cependant, à terme, le bénéfice
deux hommes grièvement blessés. La violence
dépassera la mise de départ : les petits stocks sont
de l’explosion marque la volonté de désintégrer
très vite vendus, très vite renouvelés et vendus
l’autorité impériale.
à nouveau puisque tout est au goût du jour et
que rien n’est cher. Le nombre d’articles vendus
 ÉCRITURE devient impressionnant. Ainsi, selon la logique de
Commentaire Mouret, les faibles prix finissent par engendrer un
bénéfice important car la marchandise est vendue
Cette partie de commentaire consacrée au portrait en grande quantité. Le génie d’Octave Mouret
de l’homme politique pourra traiter successive- consiste donc à jouer sur une estimation fine
ment des trois dimensions suivantes : des quantités de marchandise à mettre en rayon,
a) Le tyran politique ; sur une anticipation des désirs, sur la vitesse de
b) L’empire d’Eugène Rougon ; vente et l’accroissement du bénéfice à partir de
c) Son goût personnel pour la démesure. petits intérêts.
3. La perplexité du baron Hartmann (l. 11 à 17)
révèle le caractère nouveau du raisonnement

· É mile Zola,
Au Bonheur
des dames, 1883  p. ‡8-‡·
d’Octave Mouret. On peut relever ainsi l’emploi
des adjectifs « inquiet et têtu » (l. 13), les conces-
sions (« J’entends bien […] Seulement […] », l.
14-15) et les modalités interrogatives (« à qui
vendrez-vous ? comment espérez-vous […] ? »).
Objectifs : La résistance du baron tient à sa difficulté de
– Comprendre l’analyse économique que comprendre qui sera le public cible des acheteurs.
le romancier donne du nouveau système 4. Le discours d’Octave Mouret se caractérise
commercial. par l’emploi constant d’hyperboles : « toutes »,
– Saisir les caractéristiques d’un personnage « jamais », « toujours »... Certaines formules
incarnant la réussite commerciale accumulent les termes excessifs : « la puissance
sous le Second Empire. décuplée de l’entassement » (l. 32). Mais le dis-
– Approfondir la démesure du héros cours d’Octave Mouret n’est pas qu’affaire de
et de son appétit de pouvoir. rhétorique. Le héros s’apparente à un démiurge
qui a découvert un fonctionnement économique
qui crée de la richesse. À l’aide du discours final,
Coup de maître il brosse à grands traits la machine économique
et commerciale qui finit par vivre d’elle-même,
 DU TEXTE À L’IMAGE s’autoalimenter sans limite.
1. L’ambition du personnage, sa mégalomanie
peuvent susciter réserve et critique. Mais sa jeu- 5. Le dialogue entre Octave Mouret et le baron
nesse, sa fougue, sa capacité de séduction créent Hartmann est interrompu par la retranscription

56 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


de la conversation entre trois femmes (l. 18 à concentration, son effort pour percer les lois du
27) : madame Guibal, madame de Boves, madame marché, lui donne une supériorité. Cette attitude
Desforges. Leur propos centré sur l’achat de tissus conquérante contraste avec celle de l’autre per-
et de vêtements livre la clé attendue par le baron sonnage, beaucoup moins charismatique.
Hartmann : la folie de l’achat chez les femmes.
C’est cette fièvre qui fait fonctionner la machine  ÉCRITURE
commerciale.
Dissertation
Le débat pourra s’engager autour des thèses
Prolongement suivantes :
Puisque le désir d’acheter est nécessaire au fonc- 1. La dimension économique conditionne les
tionnement de ce nouveau système, il faut savoir personnages dans le roman réaliste et naturaliste :
l’attiser. Tel sera le rôle de la publicité. Octave a) le rôle de l’argent chez Zola ;
Mouret, visionnaire, le comprend rapidement et b) l’aliénation des travailleurs dans le système de
devient un génie de la réclame. On pourra donner production (Germinal) ;
aux élèves l’exercice 2 de la fiche 13, p. 419. Il c) la déchéance financière d’Emma Bovary
propose un autre extrait du roman montrant (Flaubert).
comment le propriétaire du magasin organise ses
campagnes commerciales. 2. Le roman réaliste et naturaliste éclaire des
passions humaines qui déterminent tout autant
6. Jusqu’à la ligne 30, les dialogues des personnages les personnages :
sont retranscrits au discours direct. Le romancier a) l’amour fou et absolu (Un cœur simple de
passe alors au discours indirect libre. Les paroles Flaubert, Une vie de Maupassant), la passion
d’Octave sont rapportées sans les embrayeurs interdite dans La Curée de Zola ;
du discours citant : on ne trouve pas de verbes b) la déchéance physique et morale dans
introducteurs du discours. De plus, les temps de L’Assommoir ou une ascendance marquée par la
l’énoncé ont été modifiés avec l’emploi du passé. folie (La Bête humaine) ;
Les tournures de phrases sont conservées comme c) la passion du pouvoir et les appétits de vie
au discours direct : « N’était-ce pas une créa- démesurés.
tion étonnante ? » (l. 46). Plusieurs occurrences
montrent que le romancier recourt au discours
narrativisé : « il montra le nouveau commerce à
l’œuvre » (l. 31), « il célébra la marque en chiffres
connus » (l. 36-37).
7. La nouvelle machine commerciale devient
⁄‚ L’arbre
généalogique des
Rougon-Macquart,
un piège pour les femmes qui s’y égarent comme
dans un labyrinthe (l. 34 à 36). La formule finale, 1893  p. 80
tragique (« elle était faite de la chair et du sang de
la femme », l. 47-48), montre que le grand maga- Objectifs :
sin exploite, consomme, vampirise les clientes. – Connaître la genèse d’une œuvre.
L’inhumaine machine se nourrit de chair humaine. – Comprendre les dessins, les graphiques
Le Bonheur des dames, qui s’annonce comme un et les schémas qui aident Zola à planifier
paradis commercial, cache un enfer. sa création romanesque.
– Avoir une vue synthétique sur l’ensemble
 HISTOIRE DES ARTS des personnages des Rougon-Macquart.
8. Le plan montre les deux personnages, Octave
Mouret et le baron Hartmann, en surplomb par
rapport à la maquette du magasin qui apparaît  DU TEXTE À L’IMAGE
comme une miniature gigantesque. La pose d’Oc- 1. Les romanciers naturalistes entendent mener
tave, les deux mains fermées sur le toit du magasin, une rigoureuse enquête sociale et médicale sur
révèle son désir de domination et de maîtrise les individus de leur époque. Ils collectent ainsi
quasi démiurgique. Son regard qui exprime sa des faits, des chiffres, des données statistiques

3 Le romancier naturaliste : enquêtes et engagement | 57


formant un fonds documentaire précis. Ils mul-
toute la richesse des thèses de Zola : l’insistance
tiplient les sources, allant tantôt sur le terrain,
sur les thèmes morbides, propres au naturalisme,
tels des ethnologues, tantôt en bibliothèque pour
cède souvent la place, à la fin de ses romans, à
dépouiller des catalogues ou des notices rendant
une confiance dans la vie et le renouveau d’une
compte d’un milieu professionnel en usant d’un
société (cf. fin de Germinal). Des idéaux chrétiens
vocabulaire technique très particulier. Ils servi-
et socialistes nourrissent cet espoir et cette quête
ront à construire un récit vrai, reposant sur des
du renouveau des êtres et des sociétés.
données authentiques et vérifiées (cf. Histoire
littéraire, p. 82-83).
 ÉCRITURE
2. Le document iconographique fait découvrir
l’arbre généalogique des Rougon-Macquart dessiné Dissertation
par Zola lui-même. Le schéma d’organisation Le débat sur un héros soumis ou non au déter-
qui est généalogique met en valeur la dimension minisme peut s’engager à partir des deux thèses
médicale de la filiation. La création romanesque suivantes :
part des origines (Adélaïde Fouque) pour déve-
lopper progressivement les différentes branches, 1. Le déterminisme renforce l’identité tragique
roman après roman. Les ramifications montrent du personnage naturaliste :
la volonté du romancier de rendre multiples et a) par son destin ;
complexes les liens entre les personnages afin de b) par sa lutte contre la société ou ses instincts ;
varier les situations et les cas. À l’égal du biologiste c) par sa démesure.
ou du scientifique, le romancier a soin d’établir 2. Le déterminisme remet certes en question
un cartouche pour chaque personnage, éclairant la notion d’héroïsme, mais enrichit la notion
sa filiation, donnant des repères biographiques, de personnage :
précisant quel tempérament le domine. Avant a) le héros est un individu ordinaire ;
même d’engager l’écriture du cycle, Émile Zola b) encore plus touchant par son manque de
dispose d’une vue générale et synthétique de la qualités ;
famille qu’il a inventée, ce qui lui permet de c) avant tout représentatif d’une condition ou
planifier son travail de création. d’un type social.
Prolongement
Il sera possible de faire découvrir aux élèves les
dessins et schémas qui aident Émile Zola à planifier
sa création ou son écriture grâce au site Archiz
à partir du lien suivant : http://www.archives-
zoliennes.fr
⁄⁄  arc Dugain,
M
La Malédiction
d’Edgar, 2005  p. 8⁄
3. Le Docteur Pascal est le dernier volume de la Objectifs :
série. L’évocation de l’arbre généalogique per- – Reconnaître l’influence de l’esthétique
met de faire une synthèse de l’ensemble du cycle réaliste et naturaliste sur la production
romanesque et d’apporter ainsi une conclusion. romanesque contemporaine.
4. Si Clotilde est sensible aux effets ravageurs – Aborder la représentation réaliste
des tares qui dominent la famille des Rougon- de l’homme de pouvoir dans la fiction
Macquart et qui la conduisent à sa destruction (l. 1 moderne.
à 6), la jeune femme exprime une note d’espoir : – Analyser les mécanismes du pouvoir
l’ultime rejeton de la famille, son propre enfant, absolu et ses dangers.
prouve la continuité de la vie. Les dernières
phrases de l’extrait présentent un ton lyrique pour
chanter la vie qui poursuit son œuvre malgré les
Le roman secret du pouvoir
tares abominables et terribles : « Elle poursuivait  ENTRÉE DANS LE TEXTE
son œuvre, se propageait selon ses lois, indifférente 1. Le lecteur est mis dans la confession du numéro
aux hypothèses, en marche pour son labeur infini » 2 du FBI et accède ainsi à une histoire secrète
(l. 8-9). Ce passage de la mort à la vie signale des États-Unis. Le romancier joue donc sur des

58 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


intérêts de lecture qui vont de la connaissance prendre la main dans le sac et virer » (l. 4-5). Les
au voyeurisme. Le lecteur est le dépositaire de phrases peuvent être soudainement courtes pour
confessions explosives sur la vie politique amé- exprimer un constat brutal : « En politique, c’est
ricaine, ce qui renforce l’envie de poursuivre la anticiper » (l. 8).
lecture et de découvrir des faits scandaleux.
6. Le troisième paragraphe développe la déme-
sure du pouvoir chez John Edgar Hoover : « un
 LECTURE DU TEXTE étrange sentiment de puissance » (l. 16), « un
2. Les images utilisées par le narrateur sont pour pouvoir absolu » (l. 18). Mais, de façon perverse,
la plupart empruntées à l’univers du jeu : « Edgar le narrateur présente la victime comme se pié-
est devenu un homme qui regarde dans le jeu geant elle-même : « happé par ses sens et leur
de l’adversaire » (l. 1). Le deuxième paragraphe inestimable dictature » (l. 20). La formule finale
présente un parallèle entre la tricherie au poker et (« l’asservissement des individus au service du
celle en politique (l. 7-8). Le narrateur compare bien de la nation », l. 21-22) éclaire l’aliénation
également Nixon à « un employé de banque » qui de citoyens aux mains d’un homme politique
se ferait « virer » pour avoir soustrait de l’argent. Il assoiffé de pouvoir.
établit une analogie entre les écoutes et le cinéma :
7. Marc Dugain, auteur français, reprend les
Hoover et lui sont comparés à « deux amateurs
codes du roman noir américain dont les actions
de films d’auteurs dans un cinéma de quartier »
se déroulent dans les bas-fonds ou les milieux
(l. 14-15) quand ils passent leur temps à écou-
corrompus. L’oralité parfois familière du narrateur,
ter les bandes dans un local du FBI. Ces images
la violence des exactions décrites, la brutalité des
visent à inscrire la politique dans les univers de la
méthodes, le cynisme des personnages contribuent
corruption et du voyeurisme. Elles contribuent à
à renforcer une représentation réaliste du monde.
renforcer le réalisme de la représentation.
3. Le délit décrit est celui des écoutes télépho-  ÉCRITURE
niques, qui sont une violation de la vie privée des
individus. Or, le narrateur en justifie la pratique Dissertation
par la nécessité de connaître les intentions poli- Le débat sur la capacité ou non du roman à offrir
tiques de l’adversaire : « En politique, c’est anti- les moyens d’une réflexion sur le pouvoir pourra
ciper » (l. 8). Les écoutes sont affaire de tactique. s’organiser à partir des entrées suivantes :
4. Au vocabulaire qui exprime le plaisir illicite 1. Le roman aide le lecteur à construire une
(« Notre plaisir était de se glisser dans cette inti- réflexion sur le pouvoir :
mité violée », l. 12-13) s’oppose celui de la vertu a) le roman réaliste et naturaliste propose une
politique : « nobles raisons » (l. 13). Les deux peinture des milieux du pouvoir ;
protagonistes veulent dévoiler les vices de leurs b) les personnages d’hommes de pouvoir per-
adversaires politiques au nom de la morale puri- mettent aux romanciers d’analyser la volonté
taine : « L’écoute agissait comme un rayon X qui de puissance ;
dévoile la moindre tache suspecte » (l. 15-16). c) le roman naturaliste dévoile les nouveaux
Ils entendent piéger leurs concurrents politiques mécanismes d’asservissement et d’aliénation
en dévoilant la vérité de leur personnalité tout (commerciale, économique).
en prétendant agir pour le « bien de la nation »
2. La fiction peut elle-même devenir une forme
(l. 22). Le mécanisme qui amène John Edgar
d’action politique :
Hoover à transgresser les règles fondamentales
a) certains romans expriment le désir d’un renou-
du respect de l’individu est justifié par l’intégrité
veau politique du monde (Germinal) ;
morale et civique qu’exige le service de la nation :
b) grâce aux personnages et à leur réflexion sur
ils traquent le mensonge et protègent l’État.
leur propre engagement, la fiction sensibilise le
5. La façon de parler du narrateur est directe, sans lecteur à l’action politique : par exemple, Les
détour, ce qui renforce le réalisme du passage. Il Beaux Quartiers d’Aragon ou Les Chemins de la
peut recourir à des expressions familières, voire liberté de Sartre ;
triviales : « Ce qui le rendait indéboulonnable » c) le roman sert à expérimenter de nouvelles
(l. 2), « On connaît le résultat » (l. 4), « il se fit visions du monde : les utopies expriment le

3 Le romancier naturaliste : enquêtes et engagement | 59


fonctionnement idéal d’une société. Mais les Quatre antonymes : affranchir, libérer, délivrer,
utopies négatives (1984) permettent aussi d’anti- émanciper.
ciper sur les dangers de la technologie.
3. Le champ lexical de l’asservissement peut être
construit à partir :
– de substantifs : assujettissement, soumission,
Lexique joug, sujétion, dépendance ;
– de verbes : captiver, opprimer, mettre sous le
Liberté, aliénation joug, aliéner, contraindre, régir.

et déterminisme  p. 8›
4. Les formes d’asservissement moderne peuvent
être : l’aliénation à des technologies (téléphone
portable, Internet), les nouvelles formes d’escla-
Des mots à maîtriser vage (exploitation des enfants dans le monde du
travail), la condition féminine…
1. Aliénation :
– synonymes : asservissement, soumission, exploi-
tation, esclavage, privation de liberté ;
– antonymes : libération, humanité, acquisition,
Une famille en proie
conservation, possession. au déterminisme
Déterminisme :
– synonymes : causes, causalité, enchaînement 1. L’« appétit » signifie un vif désir que l’organisme
(des faits), lois, ordre, fatalisme, nécessité, pré- manifeste et qui demande à être satisfait : le désir
détermination, conditionnement ; de manger, la faim dévorante. Par extension, le
– antonymes : hasard, liberté, indétermination, terme qui s’applique déjà aux besoins naturels
caprice. (faim, désir sexuel) sert à exprimer le désir qui
Libre arbitre : porte sur tout autre objet qu’un besoin naturel,
– synonymes : liberté, autonomie, volonté, indé- et finit par être employé pour désigner le désir
pendance, volontarisme ; d’autorité, de domination et de gain.
– antonymes : serf arbitre, contrainte. 2. Émile Zola se sert de cette notion physiologique
2. Les élèves réutiliseront les synonymes et pour dépeindre le désir du pouvoir (voir texte 8,
antonymes trouvés pour construire leurs champs p. 76-77) ou celui de la possession à travers la
lexicaux. soif de l’or (voir texte 7, p. 74-75).

3. L’éloge de la liberté permettra de réinvestir le 3. La préface de La Fortune des Rougon décrit un


vocabulaire recherché. L’organisation du texte enchaînement de causes : une origine (« une pre-
peut suivre la progression suivante : mière lésion organique »), ses conséquences (« la
a) condamnation des formes de l’aliénation lente succession des accidents nerveux et sanguins
moderne ; qui se déclarent dans une race »), des variations
b) exemples de combat pour la liberté ; du même phénomène (« selon les milieux, chez
c) éloge du libre arbitre. chacun des individus de cette race »). Le déter-
minisme physiologique précède la morale.

Asservir
1. Le verbe « asservir » est un verbe formé à partir Des femmes en lutte
du nom latin servus signifiant l’esclave.
1. Les luttes des héroïnes de Zola sont de nature
2. Les élèves iront sur le portail lexical du cnrtl et différente :
utiliseront les entrées « synonymie » et « antony- – Gervaise Macquart tente de s’élever et de sortir
mie ». En entrant le mot « asservir », ils trouveront de sa condition pour ouvrir une petite boutique,
des réponses possibles avec le taux de fréquence mais succombe à la dépendance à l’alcool ;
de leur emploi. – le personnage de la Maheude présente un combat
Quatre synonymes : soumettre, enchaîner, domp- de nature plus politique : le soutien aux grévistes
ter, assujettir. contre l’exploitant de la mine ;
60 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
– Renée s’affranchit par l’adultère et transgresse – réinvestir le vocabulaire recherché
la morale en assouvissant sa passion amoureuse précédemment.
pour Maxime, fils qu’Aristide Saccard, avec qui Le texte pourra être retravaillé à partir d’une
elle vit, a eu de son premier mariage ; première mise en voix pour en améliorer la struc-
– Denise offre l’exemple d’une ambition profes- ture, la dimension oratoire, la richesse lexicale,
sionnelle : elle est une jeune femme ambitieuse l’information historique.
qui veut s’élever jusqu’à diriger le magasin où
elle est employée.
2. Les productions devront respecter les contraintes L’école, un espace de liberté ?
suivantes :
1. L’affiche du film Entre les murs donne à décou-
– respecter le genre du portrait ;
vrir plusieurs attitudes d’élèves, entre ceux qui
– apporter des informations exactes sur le person-
participent et ceux qui se tiennent en retrait, ceux
nage choisi (identité, parcours, caractéristiques,
qui interviennent et ceux qui se taisent, ceux qui
histoire) ;
adoptent les règles et ceux qui les contestent.
– réinvestir le vocabulaire du déterminisme (syno-
nymes, antonymes) à partir du vocabulaire recher- 2. La formule « Entre les murs » peut être associée
ché dans les exercices précédents. aux notions suivantes : prison, captivité, règle,
contrainte, rupture avec le monde, lieu clos…
L’enfance au travail 3. Le texte pourra se structurer de la façon
suivante :
3. Le texte produit devra :
1. L’école exige de respecter des règles :
– se présenter sous la forme d’un discours à la
a) des règles de discipline ;
première personne ;
b) des valeurs qui sont celles de la République.
– se structurer à partir d’une revendication : res-
pect des droits de l’enfant, refus de l’exploitation, 2. L’école offre les conditions de la liberté grâce à :
liberté, indignation que suscite l’extrême misère a) la diversité et le respect de chacun ;
des enfants ; b) l’accomplissement d’un projet personnel ;
– présenter le vocabulaire exact pour nommer et c) l’acquisition de l’autonomie et de la
décrire le métier, l’univers de l’usine, les costumes ; responsabilité.

3 Le romancier naturaliste : enquêtes et engagement | 61


Séquence

› Histoire des arts


Peindre l’air du temps
Présentation et objectifs de la séquence  p. 8∞
Livre de l’élève  p. 8∞ à ·¤

Objectifs :
– Lire et analyser des œuvres naturalistes
et impressionnistes.
– Découvrir les liens entre le naturalisme
et l’impressionnisme.
– Réfléchir sur la représentation de la réalité.
L’impressionnisme doit son nom au tableau de Monet : Impression, soleil levant (1872). Puisque la
photographie rend inutile la reproduction minutieuse de la réalité, les artistes préfèrent obéir à leurs
sensations et peindre le monde comme ils le ressentent, dehors et en pleine lumière. Par petites
touches, ils saisissent les formes et les couleurs du monde moderne.
Les écrivains naturalistes sont séduits par leur démarche. Même s’ils entendent évoquer la réalité
avec neutralité, après une enquête minutieuse, ils savent capter par petites touches ce que leurs
contemporains ne voient pas toujours : les jeux de lumière sur la ville contemporaine (p. 86-87), la
mode qui, comme dit Baudelaire, saisit « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art dont
l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » (p. 88-89) ou le bonheur simple des parties de campagne
(p. 90-91).


a pour effet de les voir s’exalter mutuellement. De
T ableaux urbains plus, il dépose ces taches de rouge aux endroits
et contemporains stratégiques du tableau : l’intersection des lignes
de tiers. L’œil est alors irrésistiblement attiré par
 p. 86-8‡ ces feux qui brillent dans la nuit ainsi que par leurs
reflets colorés dans l’eau. Ces reflets rouges, qui
miroitent et se diffractent au rythme des vagues,
 LECTURE DES IMAGES semblent descendre vers le spectateur. Grâce à ces
1. Les taches de rouge jetées dans la nuit attirent choix, la nuit de Monet est magique : les formes et
le regard. Elles contrastent avec les nombreuses les contours semblent se dissoudre dans la lumière
nuances de bleu et de vert qui enveloppent les et les reflets, au point que la toile est presque
bateaux et la jetée, occupant presque toute la abstraite. Elle représente moins le port du Havre
toile : le tiers supérieur peint le bleu du ciel, les que les émotions d’un promeneur nocturne, saisi
deux tiers inférieurs, sous la ligne d’horizon, sont par la beauté d’un spectacle éphémère.
réservés à la mer. Pour faire ressortir la profondeur
et l’harmonie de ces couleurs froides, le peintre
dispose sur sa toile quelques touches de couleurs Prolongement
vives et chaudes. Claude Monet choisit le jaune Ce tableau annonce Impression, soleil levant (1872).
et surtout le rouge, couleur complémentaire du C’est le même point de vue, la même fascination
bleu. Juxtaposer deux couleurs complémentaires pour un moment où la lumière et l’eau composent
62 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
un paysage émouvant, même si l’instant saisi à une comparaison. L’image, très visuelle, les rend
n’est pas le même. Cette toile évoque aussi La « semblables à deux cyclopes ». Les rayons de
Nuit étoilée sur le Rhône de Vincent Van Gogh lumière qu’ils émettent semblent de « longs et
(1888), séduit par l’intense camaïeu de bleus de puissants regards ». Les deux « colosses » (l. 11),
son prédécesseur. créatures jumelles et monstrueuses, prennent vie.
À leur tour, les autres phares de la rade s’ani-
2. Camille Pissarro a voulu exploiter les possibilités
ment et semblent leur répondre en émettant
artistiques qu’offre le nouveau Paris. Il l’explique
des signaux lumineux. Leur clignotement est
en ces termes à son fils Lucien : « Je me réjouis
comparé (« comme ») au clignement de pau-
de pouvoir travailler dans les rues de Paris que
pières géantes. Ils vont « s’ouvrant et se fermant
l’on dit laides, mais qui sont tellement argentées,
comme des yeux » (l. 14). La comparaison est
tellement brillantes, tellement frissonnantes de
filée, elle se déploie dans une longue phrase de
vie […] qui sont tellement modernes ! ». Pour
plusieurs lignes en mobilisant le champ lexical
saisir sur le vif la nuit parisienne moderne, le
du regard : « yeux », « les yeux des ports », « les
peintre joue avec la lumière. Si, à l’arrière-plan,
yeux vivants », « leurs paupières ». Enfin, le
le ciel est d’un bleu profond, sans étoiles et sans
processus de personnification s’achève lorsque
lune, les lumières électriques illuminent le bou-
ce jeu de lumière est assimilé explicitement à un
levard Montmartre et dessinent un chemin de
langage, activité humaine par excellence. Tous les
lumière très structuré, animé par le jeu avec la
phares semblent doués de parole, transcrite par
perspective. Toutes les lumières semblent en effet
le narrateur au style direct. On relève, aux lignes
converger vers un point de fuite situé au niveau
19 et 20 : « C’est moi. Je suis Trouville […] ».
du premier tiers vertical et du milieu horizontal.
L’irruption de la première personne du singulier et
Les réverbères allumés suivent la perspective de
du présent d’énonciation rend plus vivante encore
la chaussée. Il en va de même pour les phares
la métamorphose des phares en êtres vivants dotés
de la file de fiacres, les éclairages des boutiques,
d’un nom, donc d’une identité. C’est le port tout
des cafés et des appartements haussmanniens
entier qui semble devenir vivant, au rythme cli-
bordant le boulevard. Tous ces points de lumière
gnotant des phares qui montent la garde.
sont alignés, placés sur des obliques ascendantes
dynamiques. Enfin, comme le temps est à la pluie, 5. La lumière électrique, fascinante, transforme le
les lumières se reflètent sur les surfaces mouillées monde réel. Celle des deux phares du cap est émise
de manière brouillée. sous forme de faisceaux perçant la nuit comme
des traits parallèles et identiques. Immenses,
3. Camille Pissaro dépose la peinture par touches
« démesurés », ils zèbrent l’espace entier, « du
rapides, chargées de matière. Les petites touches
sommet de la côte au fond de l’horizon » (l. 9). La
de couleur sont juxtaposées, ce qui permet, dit
comparaison insiste sur leur immensité ainsi que
le physicien Chevreul, de décomposer la lumière
sur leur éclat spectaculaire : ils sont « pareils aux
et de saisir les variations imperceptibles de cou-
queues géantes de deux comètes ». Les adjectifs de
leur que cela entraîne. Il ne s’agit pas de « bien
couleur, caractérisant la lumière des autres petits
peindre » chaque détail mais d’aller vite et de fixer
phares, évoquent eux aussi la métamorphose de
le jeu de la lumière et de la pluie. Les silhouettes
la nuit noire en spectacle intense. Leurs cligno-
sont donc à peine esquissées. Le sol mouillé est
tements de métronomes sont en effet « jaunes,
restitué par des touches irrégulières. Pour voir
rouges, verts » et contrastent fortement avec « la
nettement la forme d’une ville, il faut prendre
mer obscure » (l. 16).
du recul, s’éloigner de plusieurs mètres.
Quand on se rapproche, on voit tout autre chose : 6. Maupassant, fidèle au projet réaliste, entend
par sa consistance, par les traces visibles du coup donner l’illusion de la réalité moderne, même
de pinceau, la toile montre, plus encore que la si elle peut sembler triviale ou ordinaire. Ainsi,
matérialité de la ville, la matérialité de la peinture. peindre les ports en pleine expansion pendant
la seconde révolution industrielle lui semble un
sujet digne d’attention. Pour ancrer sa description
 LECTURE DU TEXTE
dans une situation qui fasse vraie, il imagine un
4. La personnification des deux phares électriques narrateur-personnage en mouvement. Ce dernier,
du cap de la Hève commence dès la ligne 4, grâce après avoir fait quelques pas, s’arrête. Il est en

4 Peindre l’air du temps | 63


position de surplomb et son regard embrasse toute la rapidité d’exécution des peintres, presque leur
la rade. La contemplation du paysage commence précipitation : « On dirait des ébauches jetées en
(« il contempla »). La description réaliste est lan- quelques heures ». Il ne s’agit pas d’un travail bâclé
cée, ponctuée par de nombreux verbes de vision mais d’une démarche concertée. Il faut aller vite
conjugués à l’imparfait descriptif (« on en voyait », pour ne pas laisser s’enfuir l’impression première,
par exemple, l. 12.) et d’indications spatiales celle que l’on ressent quand on regarde la ville d’un
(« là-bas ») qui montrent comment le regard du œil neuf, avant que la vision présente, ancrée hic
contemplateur balaie tout le paysage. La descrip- et nunc, ne soit recouverte par les impressions plus
tion est précise, fouillée et en cela réaliste : les anciennes, puisées dans les souvenirs vécus autre-
noms de lieu sont nombreux (« Sainte-Adresse », fois ou dans une culture picturale faite d’images
« cap de la Hève », « Havre », « Trouville », arrêtées, figées ne varietur. Ainsi, il faut sortir
« Honfleur », « Pont-Audemer », « Étouville », d’une représentation ancienne, habituelle et voir
« Rouen »). Ces précisions topographiques per- ce qu’il y a à voir, comme si c’était la première
mettent d’imaginer concrètement la « route de fois qu’on regardait la scène, dans le surgissement
Rouen » que Maupassant le Normand connaît des commencements.
bien. Enfin, l’évocation des jeux de lumière, très C’est bien cette impression de nouveauté qu’ont
visuels, correspond aux signaux qu’émettent réel- ressentie les premiers découvreurs de l’impression-
lement les phares pour guider les bateaux dans nisme. À l’exposition organisée par A. Kahn, les
la rade. réactions, indignées ou enchantées, insistent sur
Pourtant, la scène est vue à travers les yeux du le sentiment de rupture avec les maîtres anciens
personnage, comme le montre le choix de la (par exemple, devant Gelée blanche de Camille
focalisation interne. Toute la réalité passe par le Pissaro). L’air, un rayon de soleil sur une robe, la
filtre de sa subjectivité. Le personnage projette neige qui fond… Ceux qui veulent trouver dans
sur le paysage ses pensées et impressions les plus la peinture une représentation stable et ordonnée
intimes. Ce sont elles qui donnent à la scène une du monde ne comprennent pas cette obstination
coloration fantastique. Sous son regard inquiet, à peindre ce qui va disparaître. On retrouve cette
le paysage s’anime. Les phares deviennent des poursuite de l’éphémère dans Le Port du Havre.
créatures cyclopéennes et ces gardiens de la rade Claude Monet dépose nerveusement sur la toile
n’ont rien de rassurant. La métaphore filée faisant des touches et des filaments de bleu, de vert, de
référence à l’Odyssée immerge le lecteur dans un rouge pour fixer rapidement le mouvement de
monde fantastique inquiétant. l’eau, le miroitement des feux trouant la nuit. De
Le mouvement régulier de leurs « yeux-lan- même, pour Les Falaises d’Étretat, chaque tache
ternes » renvoie au thème de la mécanique qui de couleur exprime l’agitation de la mer lancée
devient vivante et autonome, thème cher à E.T.A. sans cesse à l’assaut de la falaise ainsi que la trace
Hoffmann par exemple (« Le mouvement méca- sensible laissée par ce spectacle sur l’observateur.
nique invariable et régulier de leurs paupières », Cette démarche suppose l’observation attentive
l. 18). Notons que le personnage, Pierre, vient d’une réalité mouvante et émouvante. Le réel
d’apprendre que son frère Jean va hériter d’un touche le peintre et il projette ses impressions
homme dont sa mère fut éprise. Il aime et jalouse sur l’espace blanc de la toile.
en même temps son frère ennemi, son double. Comment ne pas faire le rapprochement avec
Aussi n’est-on pas surpris de voir le paysage refléter la démarche des écrivains naturalistes ? Certes,
cette angoisse : les phares sont vus comme des Zola se veut un observateur objectif. Mais les
jumeaux et tous les autres phares du port vont métaphores filées de la machine devenant mons-
par paires, comme des séries de doubles se démul- trueuse (l’alambic de L’Assommoir, la machine
tipliant à l’infini. Le thème de la confrontation à vapeur de La Bête humaine), de la germination
entre le moi et son double est lui aussi très présent (Germinal), donnent naissance à ce que Charles
dans la littérature fantastique. Mauron nomme un mythe personnel. On lit la
vision subjective que le romancier a de la vie
 ÉCRITURE moderne. Maupassant, dans Pierre et Jean, propose
Dissertation un travail « d’illusionniste » : si l’impression de
Zola, dans ses Lettres parisiennes, rédige une défense vrai est si prégnante, c’est que la zone industrielle
et illustration de l’impressionnisme. Il insiste sur n’est pas décrite froidement comme une réalité

64 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


neutre. Les personnifications des phares supposent Une grande attention documentaire est portée
la présence d’un personnage qui, à la manière d’un aux tissus précieux et donc coûteux. Notons que
peintre, embrasse le réel du regard et y projette le travail d’enquête rencontre le désir de rendre
ses impressions. Une étroite correspondance se leur harmonie visuelle, le bon goût renvoyant
noue entre la ville et Pierre. C’est pourquoi « la aux prétentions esthétiques de la nouvelle classe
ville a des émotions diverses ». « Poème de joie dominante. Le lourd et riche satin fait ressortir la
et de mélancolie », sa description transcrit aussi légèreté aérienne de la mousseline et du tulle. La
les émotions du sujet sensible. dentelle, ici fabriquée à la main, est un produit de
luxe. La sophistication complexe de la tenue (il
faut faire tenir ensemble « première jupe », « cor-
sage », « volants » et « draperie ») est pondérée

¤ La femme et la mode


  p. 88-89
par le naturel des fleurs et du lierre, faussement
négligé. Cela requiert de l’argent, du goût et du
savoir-faire. La mode, avec la création de la haute
couture, fait se rejoindre l’argent et l’art.
À l’inverse, le tableau de Degas et l’extrait de
 ÉTUDE DES IMAGES
L’Assommoir mettent en scène des ouvrières et
1. Dans le tableau d’Edgar Degas, le jaune et le
une patronne, Gervaise, travaillant aussi dure-
brun tirant sur le violet, couleurs complémentaires
ment que ses employées. On les voit au travail,
sur le cercle chromatique, sont répartis en larges
trop affairées pour lever le regard. Leur mise est
zones. À gauche, l’œil descend et découvre un
simple, voire sommaire. Le vêtement n’est pas
camaïeu allant du blanc au violet. Poursuivant
une parure.
sa lecture, l’œil balaie le bas du mur, bandeau
On peut donc opposer deux espaces, deux manières
horizontal allant de gauche à droite et enca-
opposées de vivre le grand spectacle de la mode.
drant la scène. Ces deux zones contrastent avec
Dans les coulisses, on prépare tout. On se pare
le grand pan de mur jaune, fond lumineux où se
devant le miroir du boudoir. C’est aussi dans un
découpent les deux personnages. Cette couleur
espace hors scène qu’est relégué le travail de régie,
franche envahit la droite du tableau.
d’entretien : laver le linge sale, l’empeser sont des
2. Les héroïnes des textes et des tableaux appar- activités triviales que l’on ne montrait pas. C’est
tiennent à des classes sociales différentes, ce qui est parée et somptueuse que l’élégante apparaît sur
conforme au projet des peintres du réel, soucieux le devant de la scène, une fois oubliée la basse
de montrer la société toute entière. Les tableaux de besogne nécessaire. En révélant l’envers du décor,
Berthe Morisot et d’Auguste Renoir représentent peintres et écrivains de la vie moderne innovent.
des femmes appartenant à la bourgeoisie ou à
l’aristocratie. L’une, surprise dans son intimité, se
prépare devant sa glace. L’intérieur cossu, raffiné, 3. La jeune femme peinte par Renoir observe.
donne des indications sur son milieu. De même, Confortablement assise, accoudée à la rambarde,
la blancheur du linge est un signe de richesse elle est aux premières loges pour voir la scène et la
et de moralité bourgeoises : cela suppose d’une salle, encore éclairée. Peinte de face, on voit ses
part le recours aux services onéreux d’une lingère yeux ouverts sur le monde. Elle ne le scrute pas
et d’une blanchisseuse ; d’autre part, la couleur mais le contemple rêveusement. Surtout, elle est
blanche est symbole de pudeur. Qu’on songe à observée et le sait. Son compagnon a des jumelles :
un autre tableau de Renoir représentant la Nana on devine que d’autres hommes doivent en avoir
de Zola : ses bas sont effrontément bleus car c’est aussi et ils les braquent peut-être, comme nous,
une courtisane. sur cette belle jeune femme dont la lumière met
La femme apparaissant à sa loge est en tenue de en valeur la carnation. Encadrée par la loge, elle
soirée fastueuse. Ses gants, sa robe, ses bijoux prend la pose. Les bijoux et les fleurs naturelles
montrent son appartenance à la classe bourgeoise attirent l’attention sur la chevelure et la gorge. La
ou aristocratique. On peut la rapprocher de Renée, toilette d’apparat, déployée, est flatteuse. Enfin,
personnage féminin principal de La Curée (1871). l’éventail replié fait office d’accessoire de théâtre
Dans le texte, l’apparition de la jeune femme lance occupant les mains, mettant la dernière touche
la description de son vêtement et de sa parure. à une attitude savamment composée.

4 Peindre l’air du temps | 65


Prolongement la gauche, comme si elles étaient le reflet l’une
de l’autre.
Renoir a composé le portrait d’une femme sachant
elle aussi se composer un personnage. Créatrice,
5. Les deux descriptions ne sont pas seulement
elle est l’équivalent du personnage masculin du
documentaires. Le portrait de Gervaise suggère
dandy sachant, par son sens aigu de la mode, faire
la dureté d’un travail qui la maintient accroupie.
de sa vie une œuvre d’art.
La description est engagée dans la mesure où elle
peut susciter la compassion ou la révolte du lecteur.
 ÉTUDE DES TEXTES De manière plus insidieuse, on note l’érotisme de
4. L’entretien du linge est un travail éreintant. Il la description. Il vient d’un regard masculin posé
brise le corps des blanchisseuses et Gervaise en est sur cette femme dénudée non pour séduire mais
un bon exemple. Pour que le linge soit d’un blanc parce que la pudeur est un luxe inaccessible. Le
impeccable, il faut le faire bouillir, l’amidonner lecteur, comme le narrateur, devient voyeur. La
et le repasser au fer. Le poêle est donc toujours dernière phrase peut être relue entièrement. On
allumé. En plein été, la chaleur régnant dans la entend la répétition de l’adjectif « nu » et on voit
blanchisserie est accablante, comme en témoigne la semi-nudité du corps rendu nécessairement
le champ lexical de la chaleur : « chauffaient », impudique par la dureté du travail. Le thème
« température à crever», « fumaient », « lourdeur des petits cheveux qui échappent au chignon
de fournaise ». La lumière éblouit et aucun souffle et collent à la peau est une constante dans la
ne pénètre dans cet enfer moderne. Tout est moite littérature érotique. Notons toutefois que les
car le linge, en séchant, dégage de l’humidité. femmes de la blanchisserie n’ont pas demandé à
Plus personne ne peut parler (« un gros silence être regardées ainsi.
régnait », l. 15) car les gestes fatigants, mécani- Dans l’extrait de La Curée, le regard posé sur la
quement répétés, demandent trop d’énergie. Dans femme est plus chargé de désir encore. Certes,
la description naturaliste, à l’imparfait, les détails Renée semble « folle de sa chair », désireuse de
triviaux ne sont pas éludés. Le thème de la trans- séduire. Cependant, ce sont les regards qui la
piration, jugé inconvenant selon les codes de la déshabillent et qui font d’elle un objet de désir.
bienséance classique, a sa place quand il s’agit de On relève l’expression « le regard s’attendait »,
dire ce que subit le corps au travail. Gervaise est montrant que le désir est du côté de l’observateur.
« suante », ses cheveux « se coll[ent] à sa peau ». Quand elle apparaît, l’« admiration » du public
Quand la description fait place au discours direct, qui la regarde est unanime. L’observateur organise
au présent, on entend ses propos crus : « Ah bien ! son portrait en deux étapes : la tête puis le corps.
[…], si nous ne fondons pas, aujourd’hui ! On D’abord chaste, il la dévisage : le narrateur insiste
retirerait sa chemise ! » (la chemise est un sous- sur sa grâce légère, le naturel charmant de sa
vêtement). Enfin, les postures sont inconfortables « tête » (« adorables », l. 10). Puis, le regard des-
et là encore le narrateur naturaliste l’exprime cend et la déshabille. Il voit la « gorge blanche »
directement. Par exemple, elle est « accroupie (l. 16), « les bras découverts » (l. 12). Il se fixe
par terre » (l. 19). Dans ces conditions, il n’est sur le décolleté plongeant jusqu’à la « pointe des
plus question d’élégance. La blanchisseuse est en seins » (l. 13). La gradation dans la nudité se pour-
jupon et en chemise. Zola insiste sur son renon- suit : Renée semble émerger « toute nue » d’une
cement à la pudeur. Relevons : « les bras nus, le gaine de tissu. Une comparaison précise le propos.
cou nu », « la camisole retroussée » et « glissée À la faveur de l’outil de comparaison « pareille
des épaules ». La dignité du corps est bafouée. à », elle est rendue analogue à une « nymphe »
sylvestre, une hamadryade dont on espère qu’elle
se dégagera, nue, du chêne avec lequel elle faisait
Prolongement corps. La référence aux violettes, retombant « en
On peut faire un parallèle avec le tableau de grosses touffes » et au lierre qui l’enlace achève
Degas. Ses blanchisseuses ploient sous le poids de la renvoyer à sa naturalité. Elle suscite le désir
de leur panier. Leurs corps sont tendus et tordus grandissant des spectateurs. Ils rêvent de voir
et cette torsion est mise en valeur par le travail tomber définitivement le vêtement qui enserre
sur la symétrie. L’une est vue de face, l’autre de encore le bas de son corps. La gradation permet
dos. L’une se penche vers la droite, l’autre vers de mettre en valeur la montée du désir.
66 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
Qu’elle travaille ou non, qu’elle soit prolétaire ou L’Assommoir pour devenir, à son tour, un peintre
héritière, la femme, dans la description zolienne, de la lumière.
semble soumise à la pulsion scopique d’un obser- d) Organiser ces expansions en une métaphore
vateur masculin. ou comparaison filée.
e) Se poser la question « qui voit ? », « que ressent-
6. Zola, fasciné par les peintres impressionnistes,
il ? du désir ? une froide admiration ? de la jalou-
accorde une grande importance à la couleur. Dans
sie ? ». Essayer de faire passer ces impressions
le premier extrait, il compose artistement un
dans la description.
tableau en vert et violet. Le satin de la robe est
f) Faire le plan (le décor, la phrase introduisant la
« vert tendre » (l. 4), le lierre d’un vert plus foncé
jeune femme : « ce fut comme une apparition »,
(l. 8). Cette couleur contraste violemment avec
le portrait subjectif avec sa métaphore filée).
les taches violettes formées par les « touffes de
Développer.
violettes ». Le vert et le violet, couleurs froides,
font intensément ressortir « la gorge blanche »
(l. 16) de Renée. L’impression produite est d’ordre
esthétique.
Dans le second extrait, Zola nomme peu la couleur
des choses. On relève seulement « bleui » (l. 7).
Il s’attache plutôt à montrer leur luminosité bles-
sante, chauffée à blanc par le soleil implacable
‹ P arties
de campagne  p. ·‚-·⁄

d’« une après-midi de juin » (l. 1). Ce travail sur  LECTURE DES IMAGES


les jeux de lumière le rapproche des impression- 1. Le bleu et le vert dominent dans les deux
nistes. On suit avec une grande précision le trajet tableaux de Claude Monet. Ces couleurs froides
de la lumière : le soleil tombe d’aplomb, écrasant. connotent l’apaisement et la sérénité. Le bonheur
Puis, les surfaces réfléchissantes en démultiplient est ici lié à la tranquillité de l’âme. Il suffit de
l’éclat jusqu’à l’insoutenable. Le champ lexical du s’absorber dans le spectacle des nymphéas pour que
reflet le répète à l’envi : « réverbération ardente », le vide se fasse. Le sujet, rêveur et contemplatif,
« grandes moires », « reflet ». On peut commenter trouve le calme. Auguste Renoir, dans Jeunes
le substantif « moires », très précis, évoquant les Filles au bord de la mer, privilégie au contraire les
reflets changeants, mouvants, de certains tissus. couleurs chaudes et tendres : les ors et les roses
Tous ces reflets finissent par composer un jour sont fondus ensemble et comme estompés. Le
« aveuglant ». La chaleur est intense et rend le bonheur semble naître de la douce torpeur qui
corps de Gervaise « rose ». La description, très se dégage de ce chaud après-midi d’été. Sa vision
esthétisante, participe de la dénonciation de cet du bonheur est plus languide mais l’impression
enfer moderne qu’est le travail du linge. de calme et d’harmonie ressort aussi. Sans doute
parce que, dans les deux tableaux, les couleurs se
7. L’exercice d’écriture peut suivre la démarche de
mêlent avec bonheur.
Zola. On peut transformer le brouillon en véritable
« carnet d’enquête ». Dans ces travaux prélimi- 2. Ses recherches sur les effets de lumière ou de
naires, Zola le documentariste prend des notes, brume et sa volonté d’exprimer ses sensations
fait des listes, collecte le vocabulaire technique amènent Claude Monet, à partir des années
dont il aura besoin pour nourrir le déploiement 1890, à diluer les formes et à s’éloigner ainsi
des images, de la métaphore obsédante au mythe d’une représentation strictement réaliste. Dans
personnel. On peut inviter les élèves à procéder sa propriété de Giverny, en Normandie, il mène
de même. des expériences à contre-courant de Cézanne,
a) Établir une liste des éléments composant le qui fait évoluer la peinture vers la géométrie. Il
décor. peint, inlassablement, l’eau du bassin et des fleurs
b) Établir une liste des pièces composant la robe. aux contours flous, presque méconnaissables. Sa
Faire un travail de recherche sur le vocabulaire peinture est moins figurative. Par ailleurs, elle est
du costume féminin. sans perspective, comme si l’étendue horizontale
c) Trouver des expansions du nom caractérisant du plan d’eau se dressait devant nous, à la verticale.
les jeux de lumière sur ce vêtement. Explorer un Grâce à un cadrage serré, on ne voit ni la rive,
champ lexical pictural en s’inspirant de l’extrait de ni le ciel. Il n’y a plus de limites au jardin d’eau,

4 Peindre l’air du temps | 67


ce qui désoriente le regard. Or, dans la peinture  ÉCRITURE
figurative, l’espace est construit avec géométrie,
l’œil y repère aisément les objets. Ici, quelques Sujet d'invention
formes semblent flotter dans une étendue dont on RAPPEL : La loi des séries
ne voit ni le début ni la fin. Enfin, cette étendue Dès ses premiers tableaux, Monet peint des toiles
d’eau est aussi colorée que lumineuse. La lumière par paires. Elles figurent le même motif mais avec
n’émane plus d’un point précis (lanterne, Soleil) un éclairage, un cadrage et un format différents.
et ne projette plus d’ombres. Loin d’être un simple Dans les années 1880, il commence à représenter
éclairage, elle surgit de toute la toile, elle devient le quatre, cinq, voire neuf fois le même sujet, comme
sujet du tableau. Notons que la peinture figurative le ravin de la Creuse ou la vallée de la Seine.
peint des choses et des êtres. Monet se soucie de Pour capter les fugaces effets de lumière, il met
moins en moins de représenter des gens ou des en chantier plusieurs toiles en même temps et
objets. Il peint la lumière. les avance en parallèle en fonction des heures du
jour et de la météo. Il lui est arrivé de travailler
sur onze tableaux en une seule journée. Inspiré
par les suites d’estampes japonaises qu’il col-
 LECTURE DES TEXTES lectionne, Monet découvre le concept de série.
4 et 6. Le coucher du soleil suscite une vibrante Il peint Meules (1890-1891), Peupliers (1891),
impression de douceur et de bonheur. Dans l’air Cathédrales (1892-1893) puis Londres et Venise.
immobile, rien ne frémit ni ne vibre : la vision est Chaque série comporte un nombre impression-
un tableau fixant pour l’éternité les ultimes reflets nant de tableaux : quinze, vingt, trente toiles
« colorés et doux » (l. 13) d’un soir tranquille. Seul composent chaque ensemble. Le peintre cherche
le soleil tombe derrière les arbres, tandis que la ainsi à produire un effet de groupe : les toiles sont
fraîcheur s’élève du fleuve et « mont[e] vers le ciel retravaillées en atelier pour que soient harmonisées
serein ». Le narrateur-personnage peut « aspirer » leurs couleurs. Elles forment une unité et, dès le
à loisir les derniers rayons et l’air frais. On peut départ, les œuvres de la série sont conçues pour
parler d’impressionnisme dans la mesure où la être exposées ensemble. C’est pourquoi, si l’on
description insiste précisément sur les impres- ne peut se rendre sur place à l’Orangerie pour
sions vives du narrateur-personnage. Par ailleurs, découvrir la manière dont les Nymphéas ont été
l’insistance sur les couleurs, la lumière changeante accrochés ensemble, on peut les découvrir sur le
ainsi que le thème du coucher de soleil dont on site du musée. On voit que la salle est circulaire.
capte les derniers feux avant la nuit épousent la Les toiles forment la ronde des heures.
démarche des peintres impressionnistes. On peut faire de la lettre imaginaire de Gustave
Geoffroy un manifeste de l’impressionnisme. On
peut l’organiser de la manière suivante :
a) Un seul lieu suffit
Prolongement Nul besoin de courir le vaste monde. Il suffit de
poser son chevalet dans un coin de nature (jardin
Pour Maupassant, nous n’avons accès au réel que aquatique, meule de foin) ou devant un monu-
par nos sensations et impressions ressenties. À ment de la ville (gare Saint-Lazare, cathédrale
cause des sens, l’homme se trouve enfermé dans de Rouen) pour dire toute la richesse du monde.
une réalité « dont il ne sort pas ». Mais, grâce aux Ce n’est pas l’espace qui compte mais le temps.
sens, l’artiste vibre en harmonie avec le monde Peindre le même paysage à divers moments, c’est
et en recrée la présence en parfait magicien. Ce entrer dans la ronde des heures.
sont les deux versants, pessimiste et optimiste, b) Une seule œuvre ne saurait suffire
du réalisme illusionniste de Maupassant (préface – Une fois découpé ce petit carré de réel, on
de Pierre et Jean). peut observer les jeux de lumière qui varient
5. Le narrateur-personnage se tient, comme les imperceptiblement.
autres personnages, dans la véranda « qui domi- Ex. : « Cher ami, quand tu arriveras chez moi à
nait la rivière » puisqu’elle est « à mi-hauteur Tourcoing, en hiver, de quoi auras-tu besoin pour
du coteau ». Il jouit donc d’une large vision en peindre ? Presque rien. Un peu de brume. Un
surplomb. peu de vent. Tu verras : la lumière n’arrive pas à

68 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


percer les nuages qui dérivent. À regarder le ciel « Le Bonheur », « L’Endormeuse » ou « Le
se mirer au fond de l’eau grise, tu ne sauras plus Modèle ». Leur lecture peut servir de prolon-
où tu es. Tu prendras tout ton temps pour suivre gement. La nouvelle « Sur l’eau » fera office de
l’imperceptible progrès des rayons et des ombres, corrigé.
pour voir la couleur qui s’évapore dans l’eau. Tu
1. Ce n’est pas pour rien que Manet baptise Monet
te diras, tandis qu’une de tes toiles sèche dans ton
le « Raphaël de l’eau » : l’élément liquide enva-
atelier : « Le ciel rosit. Hier, à la même heure, il
hit ici presque tout l’espace. En choisissant un
était plus blanc. » Et tu recommenceras parce que,
cadrage innovant, qui coupe un morceau de la
encore une fois, tout a changé (variantes : pour
barque pour laisser plus de place encore à l’eau,
voir s’allonger un rayon de soleil sur un vêtement,
cette dernière s’impose comme une masse impo-
la neige qui fond, les vagues frappant la falaise, la
sante, lourde, oppressante, inquiétante, immense,
vapeur crachée par la locomotive, etc.). Chaque
infinie, illimitée. Elle mange l’espace, envahit,
heure, chaque seconde sera un événement. »
pèse, réduit l’autre, l’empiète.
– Le peintre peut se demander quelles impressions
il ressent devant ce spectacle. Il en éprouve des 2. La couleur dominante est le vert. C’est une
myriades, si nombreuses et si changeantes qu’elles couleur froide, ici saisie dans toutes ses nuances.
fuient avant même que sa conscience ait eu le On peut travailler sur un nuancier qui donne le
temps de les nommer. nom précis de certains verts (céladon, sapin, etc.).
Ex. : « Ta peinture ne racontera pas d’histoires, Plus encore que le nom poétique des couleurs, on
elle ne célèbrera pas la grandeur des batailles. peut s’intéresser à leurs connotations dans l’imagi-
Tu seras le premier à savoir que la peinture aime naire collectif occidental. Les travaux de Michel
aussi ce qui surgit et disparaît déjà, en soi, avant Pastoureau se révèlent alors très intéressants.
même que tu puisses le nommer. » Quand on travaille sur les connotations du vert,
On peut ici introduire la notion de « stream of on remarque son ambivalence, ses contradictions.
consciousness » chère à Virginia Woolf, amatrice – C’est la couleur de la malchance et de la chance.
de peinture impressionniste. Selon Michel Pastoureau, la chance et la mal-
– En peignant inlassablement ce même petit chance vont ensemble car la roue de la fortune
pan de réel, le peintre capte, par fragments et tourne. Par excellence, le vert est la couleur de
par éclats, un peu de la beauté ondoyante du l’indécision, le visage du destin ; sa symbolique
monde. Il peut surtout exprimer ses émotions et la plus forte, c’est une partie en train de se jouer :
ses impressions. L’enjeu est de taille : en projetant pelouses des terrains de sport, tapis des joueurs
ses impressions sur la toile, c’est lui-même qu’il de cartes, tables de ping-pong, tapis verts des
peint. On peut citer Maupassant, un tableau conseils d’administration où se décide l’avenir
ou un roman, « c’est la nature vue à travers un d’une entreprise. Le vert incarnait la chance, donc
tempérament ». Retourner peindre son petit bout la fortune et l’argent, bien avant l’apparition du
de réel devient un rendez-vous avec soi. dollar. On peut inviter les élèves à se demander
ce qui se joue, ce qui s’est joué sur ce vert tapis
aquatique.


– Le vert de la verdure et de l’eau évoque l’idée
A telier de vie, de vigueur, de fécondité mais aussi l’al-
d’écriture tération, la décoloration, la décomposition et
le macabre. Comment est-on passé ici de vie à
trépas ? Comment la chute de la nouvelle va-t-elle
exploiter ce sinistre renversement chromatique ?
Écrire une description – Le vert est une couleur familière et étrange. Elle
impressionniste  p. ·¤ est partout présente dans la nature. La peinture
réaliste le montre bien. Elle renvoie pourtant
De nombreuses nouvelles de Maupassant ont dans le même temps à l’altérité, à l’étrange et à
pour décor l’eau de la mer ou de la rivière. Elles l’étranger. Avec elle, on pénètre dans l’univers
comportent des descriptions à la manière impres- du surnaturel, du merveilleux souvent maléfique.
sionniste. On peut citer « Yvette », « Mouche », Pourquoi ? Parce que, ajoute M. Pastoureau, c’est
« Une partie de campagne », « Voyage de noces », une couleur instable, rebelle, très difficile à fixer

4 Peindre l’air du temps | 69


chimiquement. Avec le vert, le rapport entre – elle se répand, éclaire, éblouit, illumine, aveugle ;
chimique et symbolique se révèle passionnant. – elle clignote, étincelle, se diffuse, rayonne,
C’est donc une couleur parfaite pour faire plon- jaillit ; 
ger la description réaliste dans un univers plus – c’est une lumière qui irise, nacre ;
fantastique. – elle émane, jaillit, irradie de quelque chose ; 
– on la voit sous forme de filet, rai, rayon, etc.
3. La scène est sombre et cette teinte foncée peut
évoquer la menace, la peur, le noir, l’obscurité
menaçante, chargée d’inconnu. Prolongements
De plus, l’eau n’est pas immobile. Elle semble 1) Maupassant, critique d’art
agitée de mouvements circulaires, venant de ses Écrits sur l’art
profondeurs les plus noires. En effet, la technique La Chronique d’un paysagiste
« tachiste », innovante, permet d’obtenir cette 2) Pour un travail sur Zola et l’impressionnisme
touche peu précise mais énergique. Quelque chose – Un roman : L’Œuvre.
de sombre semble vivre, tapi dans l’eau. – Un tableau : L’Atelier de Bazille, rue de la
4. Exprimer les jeux de lumière. Condamine, de Frédéric Bazille. Au mur, des
Voici quelques expressions glanées chez tableaux impressionnistes. Dans l’atelier, Renoir et
Maupassant, Huysmans, Zola ou les frères Zola discutent ferme. Bazille présente un tableau
Goncourt : la réverbération de la lumière, le de Manet à Monet.
miroir changeant des flots, les reflets colorés de – Un cédérom : « Le musée imaginaire d’Émile
la végétation, une ardente vie de couleurs. Zola », éditions Pages jaunes. Le travail réa-
On peut aussi guider les élèves dans leur recherche lisé par Estelle Plaisant-Soler, sur le site « La
en leur demandant si : Page des Lettres », en propose une exploitation
– la lumière est vive, intense, douce, indécise, pédagogique.
voilée, tamisée ; – Un livre : Le Paris de Zola, d’Henri Mitterrand.

70 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


Séquence

∞ Regards sur le mal


dans la nouvelle réaliste
Objectifs de la séquence  p. ·‹
Livre de l’élève  p. ·‹ à ⁄⁄⁄

– Comparer une nouvelle et son adaptation (film, bande dessinée, tableau, réécriture).
– Approfondir la connaissance du réalisme et ses prolongements contemporains.
– Profiter de la brièveté de la nouvelle pour maîtriser, à l’échelle d’une œuvre complète,
l’écriture du récit.
– Découvrir l’art de la brièveté (concision, ellipse, chute).

⁄ L ’homme pris dans


les filets de l’injustice
 p. ·›-·‡
Péripéties :
– les deux amis franchissent l’avant-poste français,
malgré la peur de rencontrer des Prussiens ;
– pendant leur partie de pêche, des Prussiens
surviennent : les deux amis sont pris pour des
Guy de Maupassant, espions et arrêtés ;
– on leur demande de révéler les informations
« Deux Amis », 1883 qu’ils connaissent sous peine d’être exécutés.
Objectifs : Élément de résolution : pour obtenir des infor-
– Lire une œuvre intégrale et découvrir son mations, le Prussien met à l’épreuve l’amitié de
adaptation cinématographique. Morissot et Sauvage en demandant à l’un de trahir
l’autre (l. 217 à 225).
– Découvrir l’héroïsme extraordinaire de
Situation finale : les deux amis sont fusillés et les
deux héros ordinaires.
corps sont jetés dans le fleuve où ils pêchaient.
Intérêts du texte : L’officier allemand récupère les poissons pêchés
– L’écriture d’un récit court : schéma narratif, pour les faire frire. Cet élément constitue la chute
effet de chute, ironie tragique, discours de la nouvelle (l. 225 à 268).
rapporté au style indirect libre et au style 2. Morissot et Sauvage entretiennent une relation
direct. singulière que le titre de la nouvelle nous invite à
– La notion de réalisme : réalisme du cadre, nommer « amitié ». Toutefois, l’amitié n’est-elle
réalisme des dialogues, regard sans illusions pas scellée au moment où ils refusent de se trahir,
et en cela réaliste sur la nature humaine. à l’instant de l’adieu final ? Avant cet épisode,
leur amitié repose sur une passion commune pour
 LECTURE DU TEXTE la pêche : ils sont l’un pour l’autre « une connais-
1. Le schéma narratif de la nouvelle : sance du bord de l’eau » (l. 10). Leur rendez-vous
Situation initiale : pendant le siège de 1870, deux hebdomadaire s’apparente à une sorte de rituel :
amis se retrouvent alors qu’ils s’étaient perdus de à heure fixe et suivant une durée déterminée
vue. Ils évoquent le passé avec nostalgie (l. 1 à 65). (journée pour l’un, demi-journée pour l’autre),
Élément perturbateur : M. Sauvage propose une ils se retrouvent. La nouvelle insiste sur la rareté
partie de pêche malgré la présence des avant- des échanges (« En certains jours, ils ne parlaient
postes (l. 66 à 72). pas », l. 23) ou sur la banalité des propos (l. 32).
5 Regards sur le mal dans la nouvelle réaliste | 71
Ce qui rend cette amitié aussi surprenante que pragmatique, très réaliste, il sait comment s’y
touchante réside dans son paradoxe : d’un côté, prendre. Il incarne en cela l’esprit du siècle, percé
ils se connaissent peu et tout indique une relation à jour par Maupassant.
superficielle ; de l’autre, une osmose et une com- – Sa cruauté se lit métaphoriquement dans la
munion existent entre ces hommes, unis dans le volonté précipitée de tuer les poissons (« tout
partage de sensations intenses, comme la chaleur de suite ») et de jouir du spectacle de leur mise à
printanière ou le spectacle flamboyant du ciel mort. On comprend que les deux Français auront
automnal. Le champ lexical de la couleur rouge été, eux aussi, ces « petits animaux-là » qu’il fallait
montre que ce spectacle est grandiose : « ensan- tuer de toute urgence.
glanté », « écarlates », « empourprait », « enflam- – Les derniers paragraphes fonctionnent en
mait », « rouges comme du feu », « dorait », chiasme pour mieux dévoiler l’horreur de la scène :
« roussis » (l. 35 à 40). Pour Maupassant, nous ne tandis que l’officier allemand s’apprête à manger
connaissons du monde que ce que nos sens nous les poissons, des poissons vont se repaître du
en transmettent. Et, de toutes les sensations, la corps des deux amis : « C’est le tour des poissons
vue est la plus satisfaisante, surtout lorsque le maintenant » (l. 260). Ceux qui avaient pêché les
plaisir visuel est partagé. Le champ lexical de animaux vont à présent être « pêchés » par eux.
l’émerveillement montre que ce bonheur saisit En finissant sur ces propos, Maupassant nous laisse
l’âme et le corps des deux amis. Nul besoin de un goût amer : celui du triomphe de la violence et
parler alors. Par-delà les mots, les deux hommes du cynisme. L’homme y apparaît crûment comme
se comprennent et se reconnaissent « des goûts un prédateur qui prend plaisir à saisir autrui dans
semblables » (l. 25) pour la contemplation de la ses filets. Maupassant adopte un point de vue sans
nature. C’est ce qui constitue les piliers d’une concession, sans illusion aucune sur la noirceur du
camaraderie, d’une fraternité, d’une sympathie cœur humain. On peut dire que cette nouvelle est
que la guerre ne fera que consolider. réaliste parce que son auteur met fin à toute forme
de romantisme ou, plus largement, d’idéalisme.
3. Le dialogue des lignes 149 à 157 montre que
les deux amis partagent le même point de vue
5. La pêche apparaît comme une activité riche
sur la guerre. Tous deux s’accordent sur sa bêtise,
en significations car :
son absurdité. En revanche, une divergence poli-
– elle unissait les deux amis avant la guerre. Étant
tique se fait sentir puisque Morissot attribue la
le pilier de leur amitié, le lecteur pourra se deman-
responsabilité de la guerre à l’existence même
der si cette amitié, mise à rude épreuve, peut faire
d’un gouvernement tandis que Sauvage juge
face à la menace ;
que la République limite la guerre. D’un côté,
– c’est cette passion qui pousse les deux per-
Morissot condamne toute forme de gouverne-
sonnages à braver l’interdit et à traverser les
ment, laissant apparaître une vision pessimiste
avant-postes ;
du pouvoir : pour lui, la monarchie favorise les
– l’officier allemand se méprend : il interprète
guerres de conquête tandis que la République
cette innocente activité comme un prétexte pour
favorise les guerres civiles. À l’inverse, Sauvage
espionner les Prussiens ; il ne prend pas au sérieux
défend l’entreprise républicaine. Mais la dis-
les deux amis contemplatifs ;
cussion, loin de tourner à la discorde, garde les
– les deux amis sont pris dans les filets allemands
apparences policées de la conversation courtoise,
comme les poissons qu’ils avaient attrapés. En
comme le soulignent le champ lexical du calme
raison de ce retournement, on peut parler d’iro-
(« tranquillement », l. 157, « raison saine », l.
nie du sort ;
159, « doux », l. 159) et la présence de sonorités
– la pêche confère aussi sa cruauté à la nouvelle :
nasales : « tranquillement », « débrouillant »
à la fin, les cadavres sont jetés dans l’eau, comme
(l. 158), « grands » (l. 158), « raison » (l. 159),
des poissons que l’on remet à la mer après les avoir
« tombant », « point », « on » (l. 160).
hameçonnés. L’ironie nous fait sombrer dans l’hor-
4. La dernière réplique du Prussien est choquante reur. On reconnaît le pessimisme de Maupassant,
et cruelle à plusieurs titres : convaincu de la cruauté de la nature humaine ;
– L’officier allemand affiche une légèreté désar- – enfin, la métaphore de la pêche traduit la nature
mante : alors qu’il vient de tuer deux hommes, des rapports humains. Maupassant nous offre ici
il ne pense qu’à jouir d’un bon repas. Très une sorte de réécriture de la fable « Le Loup et

72 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


l’Agneau » qui se passait elle aussi au bord de l’eau seulement parce que cette activité artistique sur-
et qui mettait en scène une parodie de justice. prend dans un contexte de guerre mais aussi parce
Ici, la fable pourrait s’intituler « Le Pêcheur et que son sens esthétique, sa sensibilité n’impliquent
les Poissons ». chez lui aucun respect de la vie humaine. Dans
un même homme cohabitent donc la culture et
la barbarie, la sensibilité et l’impassibilité.
Prolongement
Si le lecteur éprouve jusqu’au bout de l’impatience,
c’est parce qu’il est appâté, hameçonné par le sus- Prolongement
pense, la montée de la tension dramatique avant Ce goût de l’art chez le bourreau est commun à
d’être ferré par la chute inattendue. L’écriture de plusieurs textes romanesques. Il a profondément
nouvelles est aussi un art de la pêche. dérangé les lecteurs du roman Les Bienveillantes
de Jonathan Littell. De la même façon, dans Le
 LECTURE DES IMAGES Liseur, l’empathie qu’éprouve Anna Smith pour
6. Le début du film est plus explicite quant à la des personnages de roman devient surprenante
date de l’action. Ainsi, Dimitri Kirsanoff super- lorsqu’on apprend que cette ancienne S.S. fut
pose la date « 1870 » sur une image de Paris. indifférente au sort tragique des femmes de chair
En revanche, Maupassant choisit d’évoquer le et de sang qu’elle condamnait.
siège de Paris sans mentionner de date. Ce fai-
sant, il mobilise les références historiques de ses
9. La présence de la comptine annonce la fin
tragique des personnages. De fait, la chanson
lecteurs tout en restant vague en ce début de
évoque l’insouciance d’une promenade en forêt en
nouvelle. La personnification de Paris (« bloqué,
l’absence du loup. Par cette musique, le réalisateur
affamé, râlant ») et les hyperboles (« on mangeait
suggère que les deux personnages cherchent en
n’importe quoi ») déploient un tableau presque
quelque sorte à se convaincre qu’ils ne sont pas en
apocalyptique de la capitale.
danger. Or, ce « loup » que l’on redoute sera à la
Alors que rien ne laissait présager la fin de la nou-
hauteur de sa réputation. Le choix d’une chanson
velle, le film recourt à des images symboliques pour
pour enfants si joyeuse interpelle le spectateur :
suggérer le sort des personnages. La présence de
elle rend compte de l’innocence puérile de ces
rats morts annonce le destin funeste de l’horloger
deux hommes qui ont privilégié le principe de
Morissot. De fait, lui et Sauvage se retrouveront
plaisir alors qu’en temps de guerre, le principe
« pris comme des rats ». La présence de plusieurs
de réalité est de mise.
rats disposés avec précision sur l’assiette annonce
peut-être la rigueur et le cynisme de l’officier
prussien. Quant à l’horloge, outre qu’elle révèle  ÉCRITURE
le métier de Morissot, elle constitue le symbole
angoissant du temps qui nous est compté. Les Sujet d'invention
premières images portent donc en germe le drame Dans les lignes 220-225, Maupassant nous refuse
final. l’accès aux pensées du personnage alors qu’il
est incité par l’officier allemand à dénoncer son
7. Dans le film, les personnages ont eu accès un camarade. Par la suite, il voit son ami soumis à la
mot de passe qu’ils refusent de dévoiler. Ainsi,
même injonction. Il est donc intéressant d’avoir
lorsque l’officier prussien les menace, l’enjeu est
accès aux pensées de Morissot à ce moment.
crucial puisque chacun détient le pouvoir de trahir
Les élèves pourront se poser les questions
l’autre. Chez Maupassant, il n’y a rien à avouer
suivantes :
puisqu’il n’y a pas de mot de passe à dévoiler : les
– A-t-il eu peur ?
personnages ont bénéficié d’un passe-droit. Leur
– A-t-il envisagé de trahir M. Sauvage ? A-t-il
silence relève moins d’une volonté de rester fidèle
blâmé cet ami qui souhaitait tant aller à la pêche ? 
à l’ami que d’une impuissance tandis que le film
– A-t-il résisté sans plier ? A-t-il pris conscience
implique un vrai dilemme. La célébration de la
de la force de leur amitié ?
fidélité et de l’amitié n’en est que plus touchante.
– A-t-il pensé à la mort ?
8. Dans le film, l’officier prussien s’adonne à la – A-t-il eu peur que Sauvage ne le trahisse ou
peinture. La chose surprend et déroute : non a-t-il confiance en lui ?

5 Regards sur le mal dans la nouvelle réaliste | 73


Pour évaluer l’exercice, on pourra fixer les critères Intérêts du texte :
suivants : – Narratologie : schéma narratif, rôles
– le texte reprend correctement les éléments du narrateur, absence de chute.
énoncés dans la nouvelle ; – Un texte réaliste : peinture cruelle
– les propos du Prussien sont repris au discours de la société du xixesiècle ; focus
direct ; sur une invention contemporaine,
– le lecteur a clairement accès aux pensées du per- la réclame, permettant de tout vendre ;
sonnage de Morissot : à ses doutes, ses certitudes, l’argent comme réalité suprême.
ses réactions et ses décisions ;
– pas d’incohérence : on ne sait pas ce que pense  LECTURE DE LA NOUVELLE
l’officier, ni Sauvage ; DE ZOLA
– l’écriture rend compte de la tension inhérente 1. La nouvelle s’ouvre sur une affirmation brève et
à cette scène ; cinglante : « À Paris, tout se vend ». D’emblée, le
– l’expression est correcte. lecteur comprend que le commerce prime sur les
valeurs humaines. Tout peut devenir marchandise,
Pour démarrer l’écriture :
soumis à la loi de l’offre et de la demande, y com-
« Morissot observait sans bouger l’officier qui
pris le corps humain pourtant défini comme bien
les sommait de dévoiler le mot d’ordre s’ils ne
inaliénable. Plus rien n’a de valeur, tout a un prix.
voulaient pas finir au fond de la rivière.
La vie sociale ne repose que sur des apparences de
Soudain, le Prussien se leva et s’approcha des deux
bonté ou de désintéressement et le mensonge est
hommes. Morissot le vit s’avancer vers lui. Il ne
partout, pour masquer cette vérité : seule la loi du
pouvait soutenir le regard noir et perçant de cet
marché prévaut. L’ironie du narrateur le met en
homme qui semblait pouvoir lire au fond des âmes.
valeur cyniquement : « Nous sommes un peuple
Le début de l’après-midi défila dans sa mémoire :
civilisé […] pour rendre la vie possible » (l. 9-11).
la proposition audacieuse mais si tentante de
Cette nouvelle donne de la société parisienne
Sauvage, la joie de reprendre le matériel de pêche,
une image abjecte : les Parisiens se montrent
le plaisir de marcher aux côtés de son camarade,
superficiels, odieux, narcissiques.
le sourire du colonel lorsqu’ils lui avaient fait part
de leur envie, la trop facile obtention d’un laissez- 2. Cette lettre, comme toute publicité, cible net-
passer. Morissot savait qu’il n’y avait aucun mot tement sa clientèle en l’interpellant : « Madame »
de passe à avouer et il redoutait le pire. (l. 114). On peut même voir en cette femme
Comme il était perdu dans ses pensées, Morissot se ordinaire le « cœur de cible » (voir fiche Méthode
sentit soudain saisi par le bras. L’officier allemand 13, p. 418). Elle fait la promotion d’un service
le tenait fermement et l’éloignait de Sauvage. en multipliant les arguments :
Les jambes du pauvre horloger ne le portaient – ce service relaie la nature pour rehausser les
plus mais il avançait, ne sachant ce qui allait lui grâces d’une femme ordinaire : il offre à la cliente
arriver. Alors, l’officier lui murmura à l’oreille : une beauté naturelle ;
« Vite, ce mot d’ordre ? Votre camarade ne saura – le « produit » est facile à utiliser ;
rien, j’aurai l’air de m’attendrir. » – le service n’est pas onéreux : « dans les prix
doux » (l. 127), « Prix modérés » (l. 146) ;
– la réussite est assurée : « infaillible moyen »

¤ L a banalisation
de l’inacceptable
 p. ·8-⁄‚‹
(l. 123), « l’admiration de la foule » (l. 127),
« effet certain » (l. 128) ;
– le service est adapté à chaque cliente : « Vous
pourrez choisir, assortir » (l. 142).
De nombreux procédés rendent l’argumentation
Émile Zola, efficace :
« Les Repoussoirs », 1866 – Superlatif : « les plus grands services » (l.116).
– Énumération des failles du maquillage et des
Objectif : comparer une brève nouvelle artifices actuels : l. 117-119.
intégrale et sa réécriture amplifiée sous – Question rhétorique : « N’avez-vous jamais vu
forme de roman. une pauvresse ? » (l. 130).
74 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
– Antithèses : beaux / laids ; vêtements troués / créé de toutes pièces : Maude Pichon. Cette jeune
habits neufs (l. 134-135). femme correspond probablement à l’une de ces
– Rythme ternaire et phrase averbale pour créer malheureuses que le narrateur zolien connaît :
un effet de slogan : « Plus de fausses dents, de faux l’âme de feu de cette lectrice de Walter Scott
cheveux, de fausses gorges ! » (l. 137). correspond bien à celle de Maude qui ose s’enfuir
pour échapper à un mariage forcé et cultive « des
3. Le narrateur est d’abord celui introduit dans
illusions romantiques ».
l’histoire. Il présente l’évolution du projet de
Durandeau, de sa conception à son succès en 2. L’élève sera amené à se prononcer sur le sort
passant par ses balbutiements. Soulignant ce que de Maude : révolte ou acceptation de sa condi-
cette entreprise a de novateur et d’audacieux, il tion ? vie parisienne ou retour dans sa Bretagne
en parle comme d’une « épopée » (l. 57). natale ? Il pourra aussi s’interroger sur le sort de
Il dépeint également les mœurs parisiennes en fei- ses consœurs et sur le succès de l’entreprise : est-il
gnant d’adopter une neutralité factuelle à laquelle voué à durer ?
le lecteur est censé adhérer : « Vous n’ignorez pas
qu’en ce pays de commerce » (l. 2). 3. La « Belle Époque » désigne une période mar-
Il favorise l’implication du lecteur en le sollicitant quée par les progrès sociaux, économiques, tech-
à plusieurs reprises : « Avouez que vous avez été nologiques et politiques en Europe, s’étendant
pris au piège » (l. 31). de la fin du xixe siècle au début de la Première
Loin d’être objectif, il prend parti et oriente notre Guerre mondiale en 1914. Les classes populaires
jugement. Alors que les premières lignes affichent aspirent à vivre mieux, revendication reprise et
un faux détachement (vérité générale, usage de développée par le socialisme naissant.
l’ironie pour feindre de glorifier l’entreprise de À un premier niveau, le titre Belle Époque renvoie
Durandeau), le narrateur condamne plus nette- à la thématique de la beauté. En ce sens, le titre
ment ce commerce de la laideur dans les dernières est ironique (antiphrase) puisque la beauté est
lignes. Soulignant la cruauté des Parisiennes et toute artificielle et son appréhension est finale-
la misère des repoussoirs, il incite le lecteur à ment faussée.
refuser l’hypocrisie de ce système, à condamner En outre, l’ironie naît du fait que les mœurs
la superficialité des clientes et à éprouver de dépeintes mettent en question l’idée de bonheur
l’empathie pour ces esclaves modernes. et de progrès social. Ainsi, le travail manque au
point qu’une jeune provinciale en vient, pour
4. La nouvelle de Zola présente la particularité survivre à Paris, à assumer le rôle de repoussoir.
de ne pas présenter de chute. À la fin, rien ne Quant à la grandeur de Paris qui a accueilli l’expo-
vient bouleverser notre perception de l’histoire. sition universelle, elle cache bien mal la misère
De fait, la surprise du lecteur est née en amont : et l’hypocrisie, ainsi que la violence des rapports
à l’annonce même du projet de Durandeau. En sociaux.
outre, un retournement de situation nous aurait
permis de mettre à distance cette réalité : or, il 4. D’après la couverture, la jeune femme entretient
n’y a aucune issue. La réussite de Durandeau est un lien singulier avec Paris. Tout d’abord, notons
présentée comme effective et même vouée à se que la tour Eiffel et la jeune fille occupent chacune
pérenniser. Et rien ne vient modifier le sort ou la moitié de l’image, comme pour suggérer que la
le statut des repoussoirs. Pas de bouleversement ville de Paris est une protagoniste du roman au
final : tout est joué d’avance et les jeunes femmes même titre que la jeune femme. Plus encore, le
n’ont guère d’échappatoire. repoussoir, comme la tour Eiffel, deviennent des
emblèmes de la vie parisienne à la Belle Époque.
En outre, le visage de la femme est coupé par
De la nouvelle au roman le cadre, ne laissant apparaître qu’une mèche
 LECTURE DU ROMAN ADAPTÉ rousse. Tournant le dos au spectateur, elle devient
DE LA NOUVELLE insaisissable, mystérieuse. D’une certaine façon,
1. Le roman reprend le nom du personnage et son l’anonymat de cette femme, privée de sa singu-
projet. L’intrigue nous propose de saisir les ressorts larité, contraste avec ce monument que nous
de l’entreprise de l’intérieur en nous donnant accès reconnaissons tous. Plus encore, l’image crée à la
au vécu des repoussoirs à travers un personnage fois un lien et une séparation. Faut-il en déduire
5 Regards sur le mal dans la nouvelle réaliste | 75
que Maude délaisse Paris ou que Paris exclut
Maude ? Un fossé se creuse entre les deux. Tout se Ernest Hemingway,
passe comme si la ville de Paris annulait l’identité
de la jeune femme ou, du moins, la renvoyait à
« Les Tueurs », 1927
son anonymat. Objectifs :
Enfin, le visage de Maude et la moitié du monu- – Montrer l’intrusion du mal dans un univers
ment sont placés dans le hors-champ, comme banal.
pour suggérer une part d’ombre et de mystère. – Lire une nouvelle, découvrir le tableau
La robe épaisse connotant la richesse et affichant qui en montre le climat.
un bleu (virginal ?) dissimule la misère de cette
jeune femme pauvre que l’on exploite. La splen- Intérêts du texte :
deur de Paris dissimule la cruauté, l’hypocrisie – Le réalisme : le registre de langue familier
et le narcissisme de ses habitantes. À la manière des dialogues, la platitude des personnages
de la tour Eiffel dont la façade est spectaculaire, et des lieux.
le personnage féminin donne le change par son – Les énigmes du réel : alors que le style
visage : affichant un physique qui attire les regards, réaliste dépeint la plus banale des réalités,
elle crée l’illusion de la beauté chez celle qui le mystère surgit.
l’accompagne.
On sera également sensible au mouvement de
cette femme qui semble passer devant la tour
Eiffel : ce passage pourrait indiquer qu’elle a raté EXTRAIT 1  p. 104-105
sa trajectoire, que ses illusions ont été déçues.
 LECTURE DU TEXTE
 ÉCRITURE 1. En première lecture, ces deux hommes pour-
raient être des clients tout à fait normaux.
Sujet d'invention
Toutefois, quand le serveur leur demande ce
Dans cette interview, la jeune femme pourra qu’ils veulent manger, aucun d’eux ne sait et leur
évoquer : réponse est d’emblée déroutante (l. 4-5). Alors
– sa réaction lorsqu’elle a entendu parler du projet même qu’ils passent commande, on perçoit une
de M. Durandeau ; menace. En effet, ils font preuve d’une agressivité
– la vie qu’elle menait avant d’être repoussoir, surprenante, dont rend compte le registre de
les conditions de vie qui l’ont poussée à postuler langue : « Alors pourquoi que vous foutez ça sur
dans cette entreprise ; la carte ? », « Ah ! et puis merde ». Par-delà le
– les étapes de son recrutement ; choix d’un menu, on sent que ces deux hommes
– sa première expérience en tant que repoussoir ; aiment être obéis, et vite. Apprenant qu’il y a des
– son quotidien, ses missions ; règles (comme des horaires fixes pour le dîner), ils
– ses clientes les plus surprenantes. ne désirent qu’une chose : commander ce qui ne
Progressivement, elle pourra blâmer les clientes peut pas l’être et briser les règles. Dans le dialogue
les plus odieuses, critiquer la faiblesse des hommes avec le serveur, ils mettent en jeu leur honneur
qui ne jugent que l’apparence extérieure, s’insur- pendant un temps, puis cèdent face à la ténacité
ger contre les mœurs parisiennes et contre une de Georges. À la fin, on comprend que ce sont
société où l’argent est devenu la valeur principale. des étrangers qui ne connaissent pas la ville : « il
Elle peut aussi déplorer le sort des jeunes femmes est gai, le patelin » (l. 41). Seul le motif de leur
contraintes d’accepter un tel emploi pour survivre. venue permettra de comprendre qu’ils sont des
tueurs à gages.
2. Le dialogue apparaît comme réaliste car il


retranscrit l’oralité des propos : certains mots
L a lente intrusion relèvent du registre familier comme « bouffer »,
de la violence « vous foutez ça » ou « merde ». La syntaxe est
fautive, comme souvent quand on parle. Ainsi, le
 p. ⁄‚›-⁄‚‡ « ne » de négation est supprimé : « C’est pas encore

76 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


prêt », dit Georges. Certains mots sont élidés ridicules. Leurs propos, leurs tenues – des par-
pour faire entendre la parole orale : « J’sais pas », dessus trop étroits – et leurs gestes favorisent
« J’peux vous servir », « Comment y s’appelle ». une symétrie qui les rend grotesques avant que
l’action ne tourne mal.
3. Dans cette scène, le dialogue est transcrit
au style direct (et non, par exemple, au mono-
logue intérieur qui donnerait accès au flot de
conscience). La description des vêtements ou les
gestes se veut objective, extérieure. Ainsi, nous
Edward Hopper,
n’avons pas accès aux pensées des personnages. Il Nighthawks, 1942  p. ⁄‚∞
s’agit donc d’un point de vue externe. En optant
pour une telle focalisation, Hemingway confère
à sa scène une dimension cinématographique :
 LECTURE DE L’IMAGE
5. Le tableau d’Edward Hopper, directement
nous sommes spectateurs, témoins extérieurs de
inspiré par la nouvelle, entre en résonance avec
cet échange. Le fait de n’avoir aucune précision
elle. Il en reprend les codes pour créer la même
sur les pensées des personnages renforce leur
atmosphère de roman noir, où évoluent de troubles
mystère. Ce faisant, la scène apparaît à la fois
personnages.
banale et pleine de tension. C’est au lecteur de
deviner les intentions des différents personnages, a) Une atmosphère pesante
au risque de se tromper. – Les deux scènes prennent place dans le même
restaurant typiquement américain, le diner, ici
4. Le texte présente de nombreuses répétitions :
triste et sans âme. Les jeux de lumière le mettent
– « J’sais pas » ; « tu veux bouffer » ; « je veux
en évidence : dans la nouvelle, le réverbère diffuse
bouffer » (l. 4 et 5) ;
une pauvre lumière, tandis qu’il commence à
– « des œufs au jambon » (l. 28 et 29) ; « des œufs
faire sombre dehors. Dans le tableau, la lumière
au bacon » (l. 28 et 33) ;
du restaurant renforce l’obscurité de la ruelle.
– « Vous servez à boire ?» (l. 37 et 39).
Provenant d’un néon, il s’agit d’une lumière crue,
D’autres phénomènes créent des effets de éclairant durement les traits des personnages. La
répétition : rareté des clients, dans les deux œuvres, crée une
– le champ lexical de la nourriture parcourt le ambiance pesante. Dans le tableau, les quelques
texte, présenté dans de longues formules : « un clients semblent renvoyés à leur solitude par le
filet de porc avec de la compote de pommes et des vide qui les entoure.
pommes purée » (l. 10), « des œufs au jambon, des
b) Des personnages inquiétants
œufs au bacon, du foie au bacon ou du bifteck »
Dans la nouvelle, l’arrivée de ces deux clients vient
(l. 22), « des croquettes de poulet sauce crème,
perturber la tranquillité des lieux. Le tableau attire
des petits pois et des pommes purée » (l. 23-24) ;
aussi notre attention sur les clients énigmatiques.
– les mentions de l’heure progressent en anadi-
En effet, les immenses baies vitrées et la lumière
plose : « six heures », « cinq heures », «  cinq
tombant dru sur les personnages font ressortir leur
heures vingt », « vingt minutes ». Cette figure
mal-être étrange. Dans les deux cas, une question
de style, consistant en la reprise du dernier mot
se pose : que viennent chercher ces clients ?
d’une proposition à l’initiale de la proposition
On note des similitudes dans la répartition des
suivante, marque la liaison entre les deux.
personnages. Dans les deux cas, les clients sont
Ces répétitions ont différentes fonctions : « assis, le buste en avant, les coudes sur le comp-
– elles restituent la banalité d’une conversation et toir » (l. 36). Toutefois, leur occupation de l’espace
renforcent le réalisme d’un texte qui ne redoute permet de deviner qu’un d’entre eux, tapi dans
ni les maladresses, ni le prosaïsme ; l’ombre, observe les trois autres. Dans la nou-
– elles créent une ambiance pesante. Le lecteur velle, le binôme formé par les deux tueurs passe
s’enlise dans une conversation dont on ne saisit commande auprès de Georges tandis que Nick
pas le réel enjeu. Rien ne laisse présager l’intrigue, Adams les observe. Dans le tableau, le couple
hormis le titre ; discute avec le serveur, tandis qu’un client seul,
– elles créent entre les deux « tueurs à gages » assis dans l’ombre devant le comptoir, les épie
une gémellité qui les rend à la fois effrayants et discrètement.

5 Regards sur le mal dans la nouvelle réaliste | 77


c) Les codes du roman noir des banalités sans doute. Peut-être s’ennuient-ils ?
La nouvelle relève du roman noir : l’arrivée Mais l’on peut aussi imaginer qu’ils ourdissent un
de deux étrangers dans une petite ville près de complot. Le mystère reste entier.
Chicago est l’élément perturbateur annonçant le Ce diner aux vitres transparentes et à la lumière
règlement de compte. De la même façon, le tableau artificielle apparaît comme un aquarium géant
de Hopper joue avec des stéréotypes. Il met en dans la ville, un espace oppressant qui expose
scène des personnages qui reprennent les codes ces êtres seuls au regard du spectateur (et des
du roman noir. On voit des hommes énigmatiques passants, s’il y en a). D’ailleurs, aucune issue n’est
en costume et chapeau et une femme fatale à la représentée sur le tableau. Dans ce restaurant peu
chevelure rousse, tout aussi mystérieuse. Dans les fréquenté, au cœur de la nuit, chacun semble
deux œuvres, le danger pourrait poindre derrière renvoyé à sa solitude.
la banalité.
8. La dimension cinématographique est d’abord
6. Les différents titres insistent sur les personnages prise en charge par les jeux de lumière. L’intérieur
qui passent la nuit dans ce diner, comme s’ils du restaurant est illuminé telle une scène sur
peinaient à trouver le sommeil. Êtres de la nuit, laquelle prennent place des personnages statiques.
ils portent en eux un mystère, une angoisse – à Avec ses lignes verticales et ses barres horizontales,
moins qu’ils ne la suscitent. Ces titres confèrent à la devanture du restaurant se transforme en écran
la scène une dimension inquiétante et dramatique. de cinéma. Au cœur de l’image surgit une autre
Le titre cache d’ailleurs une homophonie avec image, plus resserrée sur les personnages. Alors
La Ronde de nuit de Rembrandt (en anglais que le tableau place en son centre l’homme seul,
Night Watch) que Hopper découvre en 1910 à c’est désormais l’homme près de la femme rousse
Amsterdam. Il écrit alors à sa mère qu’il a vu « le qui se trouve au centre de l’image.
plus beau tableau du monde ». D’une certaine
façon, il transpose le tableau flamand peint en
1642 dans les États-Unis modernes pour poser  ÉCRITURE
cette question éminemment tragique dans les
années 1940 : qui veille sur la sécurité des citoyens Sujet d'invention
la nuit ? Quels complots se trament la nuit dans Les tableaux les plus connus de Hopper sont pro-
ces lieux de perdition peu fréquentés ? Le tableau bablement Morning Sun, Hotel Room et Blue Night.
a été créé une semaine après l’attaque de Pearl On laissera aux élèves la liberté de s’approprier
Harbor : véritable traumatisme pour le peintre et le tableau de leur choix en gardant toutefois à
pour tout le pays, les États-Unis découvrant par l’esprit l’importance du malaise et de la solitude
là leur vulnérabilité. Source de psychose, l’événe- qui hante les personnages de Hopper.
ment incite Hopper à signaler à ses concitoyens Le tableau Morning Sun appelle une intéressante
que le danger est toujours plus proche qu’on ne réflexion sur la condition féminine, sur les pensées
le pense. intimes d’une femme à la fois happée par l’exté-
rieur et condamnée à une forme d’enfermement,
7. La solitude des individus transparaît dans prise entre le malaise de la solitude et bercée
la répartition des personnages dans le tableau. par la chaleur des rayons matinaux. On pourra
L’œuvre fait la part belle au vide tandis que les imaginer qu’elle veut encore croire en l’avenir
personnages sont concentrés dans la moitié droite. ou, au contraire, qu’elle ne vit plus que dans ses
La solitude de l’homme que nous voyons de dos souvenirs. L’incipit de la nouvelle pourra insister
est évidente. Aucun regard n’est tourné vers lui : sur ses habitudes, son quotidien, son état d’esprit
tout se passe comme s’il était absent. La présence avant de suggérer – en guise d’élément perturba-
de nombreux sièges vides le long du comptoir teur – ce que la scène représentée symbolise, ce
renforce cette solitude. que ce jour a de singulier.
Quant au couple, il paraît être en train de dialoguer
avec le serveur. Si le visage du serveur nous auto-
rise à penser qu’il parle, on notera que l’homme au Prolongement
chapeau affiche un air grave et un visage fermé, On pourra comparer le tableau de Hopper avec
tandis que la femme rousse contemple ce qu’elle Le Café de nuit de Van Gogh dont le peintre disait
tient dans sa main. Que se disent-ils ? Au mieux, qu’il voulait peindre un lieu où l’on peut se perdre

78 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


et perdre sa raison : « Les « rôdeurs nocturnes » situation d’Ole et d’évoquer explicitement sa mort.
peuvent y trouver refuge s’ils n’ont pas d’argent Afin de redonner du sens à ce geste absurde, ils
pour se loger ou s’ils sont trop ivres pour rentrer. » formulent des hypothèses pour expliquer son
meurtre : « Il a dû se compromettre dans une
sale histoire » (l. 52), « Il a donné quelqu’un.
C’est pour ça qu’ils tuent des gens » (l. 59). Le
Ernest Hemingway, passage de la modalisation (qui exprime le doute)
« Les Tueurs », 1927 à l’affirmation indique le besoin des deux hommes
de trouver un sens à son exécution programmée
et de figer une vérité. Une fois cette explication
EXTRAIT 2 acceptée, Nick et Georges peuvent oublier cette
 p. ⁄‚‡-⁄‚8 histoire : « vaut mieux ne pas y penser » (l. 64).
4. À l’issue de cette nouvelle, on ignore tout
 LECTURE DU TEXTE
du passé d’Ole. Rien ne nous indique pourquoi
1. L’extrait fait entendre de nombreuses répéti-
les tueurs sont à ses trousses, ni ce qu’il a fait
tions du terme « rien ». L’adverbe parcourt tout
pour mériter un tel sort. Enfin, sa passivité est
le dialogue échangé entre Ole Anderson et Nick
inexplicable. Le lecteur est également privé du
Adams : « J’y peux rien », « Ça ne servirait à rien »,
récit du meurtre : tout se passe dans une ellipse,
« Personne ne peut rien faire ». Cette récurrence
tandis que nous suivons le retour de Nick Adams
souligne le fatalisme du Suédois qui accepte de
au restaurant. Hemingway laisse en suspens le
sombrer dans le néant. En outre, ces reprises
mobile du meurtre pour mieux nous confronter
soulignent la sobriété laconique des réponses
à la noirceur du monde et au mystère des êtres.
d’Anderson. Il se contente souvent de reprendre
Le lecteur s’en trouve frustré, obligé de renoncer
les termes de la question d’Adams (l. 20-23) :
partiellement au sens ou invité à formuler des
« – Je peux rien faire pour vous ?
hypothèses que rien ne viendra confirmer.
– Non. Personne ne peut rien faire.
– Peut-être c’était du bluff ?
– Non. C’est pas du bluff. »
Les parallélismes et la forme négative indiquent Robert Siodmak,
qu’Ole renonce à prendre l’initiative du dialogue
et encore plus à le faire avancer. Les tentatives
Les Tueurs, 1946  p. ⁄‚‡
de Nick pour le faire agir et réagir achoppent. La
platitude de ses réponses désamorce toute tension  LECTURE DE L'IMAGE
et empêche l’action. La démarche de Nick aura 5. Ce photogramme souligne efficacement la
été vaine : tout est déjà enlisé. tension de cette scène :
– Le personnage est dans une position inconfor-
2. Ole Anderson regarde le mur pour signifier
table, à la fois alerte et vulnérable. On le sent sur
qu’il n’y a pas d’issue pour lui ; il n’a plus qu’à
le qui-vive, le buste tendu, la bouche entrouverte :
attendre la mort. En tournant le dos à la porte,
son visage exprime l’effroi et son regard vers le
il renonce à voir le visage de son meurtrier. La
hors-champ suggère une menace imminente. Sa
mort le prendra dans une posture paradoxale,
main droite est posée sur le lit, sans que l’on sache
entre surprise et attente, puisqu’il a la certitude
si elle se crispe ou non sur les draps. Mais dans le
que sa mort est imminente sans pour autant savoir
même temps, une partie de son corps est figée : en
quand elle adviendra.
cas de menace, comment pourrait-il faire face ?
3. Nick et Georges ne comprennent pas la passi- Sa tenue (pyjama) et son expression donnent
vité et le fatalisme du « boxeur ». À leurs yeux, l’impression qu’il est surpris dans son intimité,
il accepte une mort absurde. Des phrases courtes comme après une sieste. À demi-allongé sur son
scandent leur dialogue pour souligner leur opi- lit, ce corps exprime la passivité, l’impuissance
nion : « C’est pas drôle » (l. 54), « C’est dégueu- de celui qui ne fera pas l’effort de se défendre.
lasse » (l. 55), « C’est trop affreux » (l. 64). La – Les jeux de lumière suggèrent le danger planant
récurrence du pronom indéfini « ce » suggère sur lui : une partie de son visage et de son corps
l’impossibilité de mettre des mots précis sur la sont dans l’ombre, comme effacés. En outre, la

5 Regards sur le mal dans la nouvelle réaliste | 79


lumière de l’extérieur et l’encadrement de la Mais à bien y réfléchir, dans quelle position cette
fenêtre se projettent sur lui, formant un cadre affiche met-elle le spectateur ? Se heurtant au
qui connote l’enfermement : il est la cible d’une géant, lui aussi est impuissant. Comme le troi-
menace venant de l’extérieur. Son œil, mis en sième personnage, il ne saurait déranger la scène
valeur, s’apprête à contempler la Mort. de hold-up. Les jambes jouent alors le rôle de
– Traversée par les rais de lumière ressemblant à barrières qui lui interdisent d’accéder à la ville,
des barreaux, sa chambre devient une prison, une pour éventuellement arrêter le mal : rien ne saurait
cage. À l’arrière, le mur suggère l’idée d’impasse. empêcher la prolifération du crime. Plus encore,
Les issues possibles (portes, fenêtres) se trouvent le spectateur n’est-il pas déjà à terre, prêt à se voir
hors champ. Le personnage est comme un animal tué « à bout portant » par un individu sans visage ?
traqué et piégé. Placée dans une semi-pénombre,
la pièce va devenir le huis clos où le personnage


passera de vie à trépas.
 ne approche
U
7. D’après l’affiche du film À bout portant, le
spectateur s’attend à une violence exacerbée. Le
dédramatisée
titre du film désigne en effet un coup de feu tiré du drame  p. ⁄‚8-⁄‚·
de très près : la victime n’a aucune chance de s’en
sortir. Ainsi, le titre annonce la violence d’un
film où l’on tue la cible, où l’on assiste à sa mort.
– Au premier plan, figure un homme en costume,
Philippe Djian,
une arme dans la main droite, une mallette dans Mise en bouche, 2003
l’autre. Tout indique que cet homme élégant, sous
l’apparence de l’homme d’affaires, est un tueur à Objectifs :
gages. La flaque de sang à ses pieds confirme les – Montrer l’intrusion du mal dans le monde
crimes commis. Pour accroître l’angoisse, on ne de l’innocence enfantine.
voit que ses jambes : aussi devient-il la figure de – Lire une nouvelle et étudier son adaptation
la Mort qui avance masquée, anonyme. Comme en bande dessinée.
dans tous les films noirs, la violence est toujours Intérêts du texte :
urbaine, apportée par des êtres déshumanisés pour
– Narratologie : rôles du narrateur, regard
qui l’arme est devenue un prolongement du corps.
décalé sur un événement dramatique.
– À l’arrière-plan, l’œil du spectateur est attiré
– Le réalisme : transformation d’un fait
par une autre scène de violence, probablement
un hold-up. Sur la scène urbaine du crime, un divers contemporain (« Human Bomb »
conducteur est sommé de sortir de sa voiture, en 1993) en nouvelle, l’héroïsme en question
tandis que deux hommes le menacent avec une (mise en scène de personnages ordinaires
arme. Un troisième homme accourt vers la scène. dont le quotidien bascule dans le drame),
Les jambes au premier plan rappellent presque réflexion sur le rapport entre réel et fiction
des rideaux de théâtre. Avec ses jambes dispro- (fiction télévisée, fiction littéraire).
portionnées, le protagoniste devient un géant
qui règne sur la ville : ainsi, à supposer que le  LECTURE DU TEXTE
troisième personnage vienne aider le malheureux, 1. La situation est dramatique et tendue car des
il se heurtera symboliquement à la jambe gauche enfants et quelques adultes ont été pris en otage
du tueur à gages. Rien ne saurait arrêter le mal. par un homme cagoulé et armé. Au moindre écart,
– Les couleurs criardes de l’affiche interpellent : celui-ci menace de tuer tout le monde ou de tirer
tandis que le jour se lève, la ville prend une teinte sur quelques enfants (l. 8-9). Par ailleurs, il a déjà
violette, violente, presque irréelle. Les immeubles assommé le gardien de l’école, Bob de Vritt, qui
sont seulement suggérés, comme dans un décor retrouve progressivement ses esprits (l. 29-30). Le
de théâtre. Tout indique un monde apocalyptique narrateur, chargé de trouver une télévision, sent
où les hommes sont réduits à l’état d’ombres. In qu’il n’a pas le droit à l’erreur : « il ne me quittait
fine, le spectateur de l’affiche est happé par cette pas des yeux » (l. 14). La tension est également
image qui excède le réalisme. soulignée par les réactions des otages qui restent

80 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


« sans voix, franchement sonnés » (l. 11). Les perspective du goûter leur fait oublier les haut-
larmes de l’institutrice et les haut-parleurs de la parleurs. L’adverbe « vaillamment » (l. 41) est
police créent une atmosphère visuelle et sonore peut-être ironique et souligne la capacité des
qui renforce la tension dramatique. enfants à s’enthousiasmer, quelle que soit la situa-
tion réelle.
2. Certains détails sont toutefois surprenants : Quant au narrateur, il joue la carte de la prudence
– la chorale d’enfants improvisée crée un décalage et obéit aux ordres du preneur d’otages. Il se sent
entre tension réelle et insouciance enfantine ; menacé, se croyant par moments dans un film
– le preneur d’otages, en entendant le chœur d’action. D’une certaine façon, son courage trans-
d’enfants, exprime sa satisfaction. Sans doute paraît lorsqu’il recommande à l’institutrice de se
est-il mélomane ! (l. 33) ; calmer et l’on pourrait ici souligner son sang-froid.
– le preneur d’otages mange son sandwich en Ceci dit, la lecture de cette recommandation est
même temps que les enfants. Il est, littéralement, double : derrière l’invitation au calme, il y a aussi
leur copain, leur compagnon et c’est pour le moins la volonté de ne pas prendre de risques, de ne pas
incongru. Si le narrateur compare son incroyable s’opposer aux volontés de « Human Bomb ». Le
situation à un film, on avouera que rares sont les narrateur est avant tout un homme banal qui ne
films où le « méchant » s’accorde, avec le plus se sent pas capable de jouer les héros.
grand naturel, une amicale pause-déjeuner avec
ses victimes. La réalité semble moins réaliste que
les fictions télévisées.
 LECTURE DES IMAGES
La même impression d’irréalité se retrouve dans
5. Dans ces planches, la menace est perceptible.
certains passages narratifs, pourtant inspirés d’un
On voit concrètement les larmes de l’institutrice.
fait réel. Le narrateur, loin de céder à la panique,
Ainsi, le gros plan de la cinquième image de la
observe et retient des détails sensuels ou amusants.
planche 1 montre son émotion. On voit aussi
Ainsi, il ne manque pas de remarquer (et de men-
un homme blessé à la tête sur la troisième image
tionner) la « poitrine généreuse » de l’institutrice.
de la planche 2. Mais la menace est surtout pré-
La menace de mort ne fait pas taire la pulsion de
sente à travers l’apparition fréquente du preneur
vie ! Dans sa restitution de l’événement, il intègre
d’otages cagoulé dont l’arme est toujours mise en
des images plaisantes, comme la comparaison entre
valeur. Dans la première image, il est cette ombre
les fils emmêlés du téléviseur et une pelote avec
inquiétante qui occupe le premier plan pour mieux
laquelle aurait joué un chat (l. 16). Alors que la
espionner le narrateur. Dans la sixième image, il est
situation est dramatique, alors qu’on s’attendrait
dans l’embrasure de la porte, occupant quasiment
à trouver des personnages tendus, ils agissent
la moitié de l’image. Par ce jeu de « seuils » (la
comme si la scène était banale. La dédramatisation
vitre, la porte), il est à la fois distant et proche.
qui en résulte relève non seulement des actions
Cette présence devient plus frontale encore dans
mais aussi de la façon dont le narrateur les voit
la dernière image de la deuxième planche : placé
et les transcrit.
au centre de l’image, il semble fixer et interpeller
le lecteur qui distingue nettement son arme ainsi
3. L’expression « faire chanter » a une double
que l’attirail qu’il porte autour de la taille. La
signification. D’une part, le preneur d’otages fait
vision est saisissante : l’homme est un véritable
chanter les adultes : s’ils obéissent, tout se passera
kamikaze qui détient le matériel nécessaire pour
bien ; à la moindre erreur, la tragédie adviendra.
faire exploser une école.
Mais les maîtresses font aussi chanter les enfants
pour leur éviter une prise de conscience du danger. 7. La vue d’ensemble permet de prendre la mesure
En ce sens, « faire chanter », c’est aussi détourner de la situation. D’une part, l’image souligne le vide
l’attention des enfants et assurer une ambiance autour de l’école, devenue un huis clos tragique.
sereine dans un huis clos tragique. La présence de la police se fait attendre. D’autre
part, la présence des arbres autour de l’école crée
4. Chez les enfants, on parlera moins de cou- un lien entre la comptine (qui se passe dans la
rage que d’insouciance. De fait, ils ne semblent forêt) et la réalité : le lecteur ne va pas tarder à
pas conscients de ce qui arrive et continuent de comprendre que la chanson est une métaphore
chanter. Quand la menace est perceptible, la du drame qui se joue.

5 Regards sur le mal dans la nouvelle réaliste | 81


6 et 8. Le choix de la comptine est intéressant  ACTIVITÉ
puisqu’elle raconte l’histoire d’un lapin menacé par Afin d’aider les élèves dans l’écriture d’une nou-
un chasseur qui vient trouver refuge chez un cerf. velle réaliste, on les incitera au brouillon à définir
Cette chanson entre en résonance avec l’intrigue : clairement l’intrigue en prenant soin de déter-
les lapins innocents poursuivis par le chasseur miner la chute.
armé ne sont autres que les enfants. L’ironie veut Rappelons les caractéristiques de la nouvelle :
que cette chanson fredonnée en boucle soit, sans – le sujet est unique et restreint ;
qu’ils s’en rendent compte, une métaphore de leur – la durée de l’histoire est un temps resserré ;
situation. Reste à savoir qui assurera le rôle du cerf – l’histoire présente peu de personnages ;
protecteur. L’association des bulles et des images – la concentration de l’action s’accompagne d’une
témoigne de l’urgence de trouver un homme recherche d’intensité.
providentiel. Alors que la chanson constitue un
appel au secours, la deuxième planche permet de La chute doit être pensée en amont de la rédac-
passer en revue les solutions potentielles : une tion afin que tous les éléments convergent vers
maîtresse qui fait chanter les élèves, une mère cette fin. Idéalement, c’est seulement dans la
d’élève qui s’occupe du gardien assommé, une dernière phrase, voire dans le dernier mot que le
institutrice en larmes et un narrateur soucieux sens véritable de l’histoire se révèle de manière
d’obéir au preneur d’otages. À la fin, rien ne soudaine. On rappellera aux élèves l’importance
semble possible, ce que vient nous rappeler le d’aiguiller le lecteur mais aussi de le surprendre à
visage du « chasseur » qui, malgré sa cagoule, travers des indices discrets ou ambigus.
laisse percevoir un sourire de satisfaction. À ce On pourra leur demander de s’inspirer des
stade, il a le contrôle de la situation et personne Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon :
ne semble en mesure de contrecarrer son plan. « Le feu, 126, boulevard Voltaire. Un caporal fut
blessé. Deux lieutenants reçurent sur la tête, l’un
une poutre, l’autre un pompier. »
« Le professeur de natation Renard, dont les élèves
Histoire littéraire tritonnaient en Marne, à Charenton, s’est mis à
l’eau lui-même : il s’est noyé. »
L’âge d’or « Poupon, Gaudin, Jiffray, Ordronneau, Granic
nient avoir tué Mme Louet. Le juge de Rambouillet
de la nouvelle  p. ⁄⁄‚-⁄⁄⁄ les arrête tout de même. »

Vers le bac ⁄ 
Corpus : « Des machines
et des hommes » Livre de l’élève  p. ⁄⁄¤ à ⁄⁄∞

Objectif et intérêt du corpus : le corpus, QUESTIONS SUR UN CORPUS


composé de trois textes et d’un document 1. L’image de la machine dans le corpus apparaît
iconographique, donne à découvrir le très contrastée. Les extraits de Vingt mille lieues sous
rapport de l’homme à la machine. Il les mers et de La Bête humaine en offrent une repré-
offre une représentation de l’essor de la sentation positive. Le long discours euphorique
technologie au xixe siècle. On se demandera du capitaine Nemo est motivé par le cri d’admi-
si les machines présentées sont toujours ration que le narrateur pousse : « c’est vraiment
synonymes de progrès pour les hommes. un merveilleux bateau que votre Nautilus ! » Le
82 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme
recours à l’hyperbole (« merveilleux ») inscrit la condenser des valeurs négatives : sentiment ren-
machine dans le domaine de l’extraordinaire. Pour forcé de la mort en raison des accidents, démesure
en vanter les avantages techniques et maritimes, inquiétante, perception vertigineuse de l’espace.
Nemo crée un parallèle entre son sous-marin et La une du Petit Journal datant du 2 juin 1907
un bateau ordinaire. Il n’énonce pas moins de six confirme cette représentation angoissante de la
qualités : « Pas de déformation […] ; pas de grée- machine tueuse. En choisissant le moment où
ment […] ; pas de chaudières […] ; pas d’incendie l’autobus percute le fiacre, l’illustrateur crée un
[…] ; pas de charbon […] ; pas de rencontre à « arrêt sur image » qui dramatise la scène. L’image
redouter […] ; pas de tempête à braver […] ». a pour fonction de nourrir les peurs fondamen-
La structure anaphorique (« pas de… ») sert à tales que la machine peut susciter : la violence
démontrer la supériorité du sous-marin sur un du choc qu’elle provoque, la perte de contrôle,
navire au niveau du confort de navigation, de la la panique collective. La projection des bagages
protection, de la sécurité, de l’énergie consom- ainsi que les réactions des personnages offrent
mée. Le sous-marin apparaît comme une machine également un répertoire d’attitudes : l’horreur
fabuleuse. La fiction, qui appartient au domaine et la stupéfaction avec les bras levés, la panique,
du récit d’aventures et du roman scientifique, l’appel pathétique. Encerclant l’omnibus, la foule
ne fait qu’en grossir les qualités. Chez Zola, la manifeste la répulsion à l’égard de la machine
description des locomotives se focalise sur leur en voulant s’en écarter. Les choix graphiques
puissance : « Une autre machine, puissante celle- jouent sur la hauteur envahissante de l’omni-
là, une machine d’express, aux deux grandes roues bus à étage, qui sature l’image en haut à droite,
dévorantes […] » (l. 8). La personnification de la et qui accentue ainsi la disproportion entre les
locomotive, qui demande qu’on lui dégage la voie hommes et la machine. Au premier plan, la femme
« à coups de sifflet pressés » et qui « répond par à terre incarne une victime innocente secourue par
un coup bref » (l. 13-14), confère à la machine deux hommes. L’atmosphère nocturne accroît le
une vitalité surprenante. La description présente sentiment d’inquiétude : aux exactions humaines
la fumée comme un panache prestigieux : « cette se substitue une nouvelle cause de l’insécurité
blancheur qui foisonnait, tourbillonnante comme urbaine avec l’apparition des transports collectifs.
un duvet de neige […] » (l. 16-17).
Le corpus met au jour une relation très ambiva-
lente à la machine, entre enthousiasme et peur.
Les deux autres documents contrebalancent cette
vision positive de la machine.
TRAVAUX D’ÉCRITURE
En comparaison de ces machines fabuleuses (le
sous-marin chez Jules Verne, la locomotive chez Écriture d’invention
Émile Zola), la mine semble un monstre sinistre. La machine a encore frappé…
La machine chargée de descendre les hommes dans
la mine plonge dans des profondeurs inquiétantes, Hier, alors que d’honorables personnes revenaient
dans l’univers de la dévoration et de la mort. La de leur promenade dominicale, l’esprit reposé et
métaphore filée de l’ingestion (« le puits avalait » léger, ou se dirigeaient vers la gare Saint-Lazare,
l. 1, « d’un coup de gosier si facile » l. 2) crée une un drame affreux est survenu rue d’Amsterdam.
analogie entre la cage où s’agglutinent les mineurs L’un de ces autobus follement conduits, lancés à
et la bouche d’un ogre gigantesque qui sacrifie les toute vitesse pour rejoindre la gare, a culbuté un
vies humaines. Le rapport établi avec un animal fiacre, projetant ses occupants sur la chaussée. On
ne fait que renforcer l’idée de la prédation : « d’un compte deux personnes grièvement blessées : une
jaillissement doux de bête nocturne » (l. 5). Le femme (et qui n’est pas des moindres, madame
caractère répétitif des berlines qui montent et Victorine Ramassetoi) et un homme (monsieur
descendent suggère un monde déshumanisé, froid, Bourgeois) pris dans les tôles du fiacre fracassé.
mécanique. Le questionnement d’Étienne (« Et Combien de fois avons-nous voulu avertir la
quand ça casse ? », l. 19) qui n’obtient qu’une municipalité des dangers de tels monstres ! Ce
réponse allusive (« Ah ! quand ça casse… », n’est pas faute d’articles, de témoignages, de chro-
l. 20) laisse deviner les pires catastrophes. De niques, patiemment composés par votre serviteur
façon programmatique, la découverte de la mine Edmond Réac. Les lecteurs du Petit Journal savent
annonce la tragédie finale. La machine peut donc que nous n’avons pas rechigné à dépenser de
5 Vers le bac 1 | 83
l’encre, des lignes et des feuilles pour alerter les 1. Que cette circulation des autobus, trop meur-
autorités locales sur les risques encourus. Relayant trière, se fasse de façon souterraine, et non sur la
vos plaintes, fidèles abonnés, dans notre fameux voierie ordinaire. Nous plaidons pour la construc-
« Courrier des lecteurs », nous n’avons cessé de tion d’un « Métrobus » dont nous ne pouvons pour
dénoncer les méfaits de ces machines motorisées l’instant donner aucun détail technique, mais qui
à étage, brinquebalant plus que transportant de mérite qu’on y réfléchisse sérieusement. Oui, il
paresseux piétons. Que de pantalons souillés par faut exploiter les possibilités incroyables de la
la boue projetée des roues ! Que de canotiers technique pour justement nous sauvegarder des
dispersés au vent, se perdant dans les caniveaux ! périls qu’occasionne la technique elle-même ! Et
Que de monocles éclatés ! Nos élégantes lectrices puis, en circulant dans des couloirs souterrains, ces
nous le disent chaque jour : cette fureur méca- puissantes machines ne tomberont pas plus bas…
nique finira par tuer la mode ! Faut-il exposer de
délicates dentelles aux dents et aux rouages de 2. Qu’un comité d’éthique composé des esprits
ces monstres mécaniques ? les plus brillants et les plus moraux examine les
risques encourus pour chaque progrès technique.
Quels avantages notre capitale en tire-t-elle ? À se vouloir un démiurge tout-puissant, l’homme
Aucun. Au lieu de laisser les boulevards vivre dans ne se retrouve-t-il pas écrasé par ses propres créa-
la tranquillité et la musique du claquement des tions ? Aux portes de nos villes, de gigantesques
sabots sur le pavé, l’autobus couine, crisse, hurle, usines mécanisées n’apparaissent-elles pas, épui-
culbute, entrechoque. La bête mécanique finit sant les travailleurs par le rythme et la cadence
par dominer le chauffeur qui assiste impuissant de machines infernales pour tisser, imprimer ou
au galop ou aux soubresauts d’un véhicule qui reproduire le même objet ? Jusqu’où peut-on déve-
n’obéit plus. Combien de fois n’avons-nous pas lopper ces monstres mécaniques ? Scientifiques,
assisté au trajet zigzaguant d’un autobus dont le dames de paroisse et hommes d’Église sauront
conducteur avait perdu le contrôle ? apporter leurs lumières sur ces questions vives
Faut-il payer le progrès du prix de la mort ? Hier, ce et cruciales.
fut une Parisienne à ramasser sur le pavé. Demain,
ce seront des enfants broyés par la machine. Et ces 3. Que des mesures soient prises… Oui, des
piteux spectateurs qui découvraient hier horrifiés mesures, Monsieur le Préfet, nous réclamons
le drame, juchés au premier étage du véhicule, des mesures contre les chauffards, les ingénieurs
se doutent-ils qu’ils seront un jour, à leur tour, imprudents et fous, les techniciens négligents, les
projetés dans le vide et qu’ils se retrouveront agents de la circulation laxistes, la gendarmerie à
le nez écrasé et sanglant sur la voierie ? Et l’on pied et à cheval trop absente de nos belles voieries.
nous promet des autobus, bientôt des omnibus… 4. Qu’un « Prix du meilleur conducteur d’omni-
Pourquoi pas des « Gigantobus » transportant une bus » soit créé et remis chaque année en grande
ville toute entière, frôlant les façades des maisons pompe, sur les critères du respect des limites de
et faisant s’écrouler les balcons au moment du vitesse, de l’agrément du voyage et de l’accueil
thé ou du si délicieux apéritif du soir pris sur les dans ce qui n’est aujourd’hui qu’une cage métal-
boulevards ! lique sur roues pneumatiques, aux strapontins
Que l’on est loin du bon jeu de mots de monsieur incommodes. Un jury composé de piétons, des plus
Stanilas Baudry ! « Omnes omnibus ! », clamait-il… hauts représentants de l’autorité et de Monsieur
espérant véhiculer ses clients vers son établisse- le Maire, saura décerner cette médaille du mérite
ment de bains… Était-ce encore pour multiplier automobile.
ses gains ? Au risque de faire périr des innocents ?
Faut-il damner Étienne Bureau d’avoir imaginé à Enfin, nous nous engageons à publier dans les
Nantes ce type de véhicule en 1826 ? Non, il ne jours qui viennent, toutes vos réactions et vos
sert à rien de vitupérer inutilement. propositions, suite à l’affreux drame que nous
venons de connaître.
Nous devons à nos lecteurs une réflexion solide sur
le sujet. Maintenant que notre ville est parcourue Edmond Réac
en tous sens par ces doryphores mécaniques, nous Pour Le Petit Journal
préconisons : Bureau 450 au sous-sol de la rédaction

84 | Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme


Commentaire – présentation des ouvriers comme des âmes dam-
L’extrait de Germinal offre une représentation nées qui commencent leur voyage : « la descente
négative de la machine. La mine est un immense des ouvriers commençait » (l. 3) ;
complexe industriel d’extraction du charbon. – l’agent qui transporte les âmes et les charge dans
les cages à l’égal de Charon dans sa barque : les
Piste 1 : La domination de la machine sur l’homme « moulineurs » (l. 7) ;
a) L’esclavage : – le précipice et le gouffre : « cinq cent cinquante-
– le rythme de travail (« dès quatre heures », quatre mètres » (l. 16).
l. 3), l’ouvrier qui n’a pas le temps de finir sa
réponse (l. 21) ; Dissertation
– l’organisation quasi carcérale (« attendant par L’enjeu de la réflexion porte sur la place à accorder
petits groupes », l. 4) ; à l’environnement et à ses mutations techno-
– des travailleurs présentés comme des prison- logiques dans un roman social. Le plan pourra
niers : la description des cages comme des boîtes, s’organiser autour de deux grandes thèses :
des cellules de prison dans lesquelles les hommes 1. La description de l’environnement est indis-
sont parqués (« c’était dans les berlines vides que pensable dans un roman social
s’empilaient les ouvriers, cinq par cinq, jusqu’à a) Le roman réaliste vise à faire comprendre une
quarante d’un coup », l. 9-10) ; condition qui dépend du contexte extérieur : les
– la cadence de la machine : quarante cages travailleurs et la mine dans Germinal, Gervaise et
peuvent être remplies à la fois (l. 10), mise en le débit de boisson qu’est L’Assommoir…
valeur de la vitesse de descente et de remontée des b) Le roman social a pour fonction de peindre les
cages (« de son mouvement aisé et sans fatigue », sociétés dans leurs évolutions, y compris techno-
l. 21-22). logiques : par exemple, La Théorie de l’information
b) Un homme réduit à des actions machinales : d’Aurélien Bellanger.
– la répétition des gestes : verbes à l’imparfait de c) Le roman social peut aider à faire imaginer
l’indicatif, qui indiquent des actions répétées, ce que sera la nouvelle condition de l’homme
machinales et mécaniques (« sortaient […], les sur le mode du roman d’anticipation : 1984 de
remplaçaient », l. 7-8) ; George Orwell.
– l’homme réduit à une fonction au service de 2. Le roman social ne peut pas se limiter à la
l’immense machine : « des moulineurs », (l. 7). seule peinture de l’environnement. Son intérêt
c) La déshumanisation : réside dans l’analyse des rapports entre l’homme
– la disparition des hommes dans la mine : les et le contexte dans lequel il se trouve
berlines reviennent vides (l. 8) ; a) La peinture des conséquences psychologiques :
– les risques encourus : « Ah ! quand ça casse… » le piège que constitue le grand magasin dans Au
(l. 20). bonheur des dames.
b) L’étude des rapports que l’homme entretient
Piste 2 : La dimension mythologique de la avec la machine : admiration et passion pour
description la locomotive (La Bête humaine), dépendance
a) La géante et l’ogresse : (L’Assommoir).
– métaphore filée de l’ingestion et de la dévo- c) La dénonciation des dérives politiques pos-
ration : « avalait des hommes par bouchées de sibles et du processus de déshumanisation : la
vingt et de trente » (l. 1-2), « d’un coup de gosier domination de la machine sur l’homme, l’alié-
si facile » (l. 2) ; nation (Germinal).
– réduction des hommes à de la viande : « chair Ex. : Voltaire, L’Ingénu.
humaine » (l. 13), « sonnant à la viande » (l. 12) ;
– animalisation de la machine prédatrice : « bête
nocturne » (l. 5).
b) Reprise du lieu commun antique de la descente
aux Enfers :
– l’ouverture infernale comme celle gardée par
Cerbère : le puits (l. 1) ;

5 Vers le bac 1 | 85
Chapitre

2 La tragédie et la
comédie au xviie siècle
Le classicisme
Livre de l’élève  p. ⁄⁄8 à ¤⁄‹

Présentation du chapitre  p. ⁄⁄8


Dans la séquence 7, c’est l’analyse du type de
Objectifs l’ingénue et son évolution en caractère que nous
Faire connaître les caractéristiques étudions avec L’École des femmes en « parcours
du genre théâtral et les effets propres de lecteur ». Nous y confrontons deux mises en
au tragique ou au comique. scène pour définir ce qu’est un parti pris et mon-
Faire percevoir les grands traits trer l’évolution de la réception de l’œuvre depuis
de l’esthétique classique et donner la querelle à laquelle Molière a dû répondre.
des repères dans l’histoire du genre.
Étudier quelques personnages types de La tragédie est abordée dans la séquence 8 par
la comédie, quelques figures historiques comparaison avec la comédie autour de l’intrigue
ou légendaires qui ont inspiré la tragédie. des mariages. La spécificité de chaque genre est
ainsi mise en évidence : mariages d’argent qui
Dans sa progression, le chapitre découvre les
finissent bien grâce aux ruses pour la comédie,
principes de l’intrigue comique puis tragique,
amours impossibles vouées au désastre pour la
montre la construction des personnages depuis
tragédie.
les types antiques jusqu’aux caractères classiques.
Il montre également le rapport du mouvement
classique aux modèles antiques puis son influence L’analyse du héros tragique mis face à des choix
dans les écritures dramatiques postérieures. inconciliables et son rapport violent au pouvoir
est proposée dans la séquence 9. Les registres
tragique et pathétique sont ainsi analysés prin-
Organisation cipalement chez Corneille et Racine dont les
Dans la séquence 6, il s’agit d’aborder le genre et points de vue sont mis en perspective avec des
le registre comique en réfléchissant aux enjeux œuvres antiques ou contemporaines.
dramatiques du mensonge et de l’hypocrisie.
Nous nous interrogeons sur les finalités morales Le corpus « Vers le bac » propose un groupe-
du théâtre classique à travers les types comiques ment de dénouements tragiques. Il permet de
du pédant ou du matamore. Nous analysons revenir sur l’interdit classique de la violence sur
l’évolution de la comédie : modèles grec et scène pour réfléchir à l’intérêt à la fois specta-
latin, héritage de la farce médiévale ou italienne, culaire et moral de ces extraits. On pourra aussi
comédie de caractère classique, ouverture sur le le relier au corpus sur les expositions tragiques
théâtre contemporain. (p. 178-179).

86 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme


Pistes pour l’étude de l’image – CORVIN Michel, Dictionnaire encyclopédique
La photographie de mise en scène du Bourgeois du théâtre à travers le monde, Bordas, 2009
gentilhomme peut être comparée à celle utilisée – DELMAS Christian, La Tragédie de l’âge clas-
en ouverture de la séquence 6 (p. 124), en par- sique (1550-1753), Seuil, 1994
ticulier le choix des costumes pour figurer une – FORESTIER Georges, La Tragédie française :
parodie de cour. passions tragiques et règles classiques, Armand
Colin, 2010
Bibliographie
– SCHERER Jacques, La Dramaturgie classique en
– BIET Christian, Racine ou la passion des larmes,
France, Nizet, 1986
Hachette supérieur, 1996
– TDC, n° 979, 1er septembre 2009, Molière en
– BIET Christian, La Tragédie, Armand Colin,
scène
1997
– TDC, n° 1011, 1er mars 2011, La Tragédie fran-
– BIET Christian (sous la dir. de), Le Théâtre
çaise. xvie-xviiie siècle
français du xviie siècle, L’Avant-scène théâtre,
2009
– CONESA Gabriel, La Comédie de l’âge classique,
Seuil, 1995

| 87
Séquence

§ Rire
de nos défauts
Présentation et objectifs de la séquence  p. ⁄¤‹
Livre de l’élève  p. ⁄¤‹ à ⁄›¤

La séquence propose une étude chronologique de la comédie − balayant l’Antiquité, la période


classique et la comédie contemporaine − avec le double objectif d’analyser la variété des procédés
comiques et la visée morale et critique du genre. Se pose ainsi la question de la fonction du théâtre,
notamment grâce à la dénonciation du mensonge et de l’hypocrisie sociale. Enfin, les caractéristiques
du genre sont analysées à travers les conventions propres à deux types comiques hérités de la commedia
dell’arte, le pédant et le matamore.

de ballet montrant qu’ils l’admirent ou même le


vénèrent. Toute la gestuelle est excessive.
Mise en scène
du Bourgeois gentilhomme  LECTURE DE L’IMAGE
2. Le décor est constitué d’une fausse façade avec
par C. Hiegel, 2012 porte-fenêtre vitrée, montée sur une estrade rappe-
lant la façade du château de Versailles. Au-dessus,
  p. ⁄¤›-⁄¤∞ encadrant une autre fenêtre, de faux nuages jail-
lissent d’énormes rayons de soleil, référence directe
Objectif : découvrir la théâtralité d’un décor.
au Roi-Soleil. En arrière-plan, des arbres peints
Intérêt de l’image : Le Bourgeois représentent un parc. Il s’agit d’une exhibition
gentilhomme permet de faire le lien avec de la théâtralité, le décor est délibérément fictif
les œuvres étudiées au collège. À partir et caricatural, donc parodique. Le but de cette
d’un personnage type, d’une situation parodie est d’exprimer le fantasme aristocratique
burlesque scéniquement simple et concrète, de M. Jourdain qui, non content de se déguiser,
on abordera le registre comique. changerait bien aussi la décoration de sa maison,
On pourra également découvrir le genre en faisant preuve d’un mauvais goût réjouissant.
de la comédie-ballet. 3. M. Jourdain paraît en extase, heureux comme
un enfant, totalement immergé dans son rêve de
Rêver d’être quelqu’un d’autre gloire et de noblesse. Il s’est pris au jeu, semble
accueillir à bras ouverts tous les spectateurs de
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
sa mise en scène loufoque.
1. M. Jourdain parade, il est au centre de l’es-
pace, face au public, les bras écartés, comme un 4. Le costume de M. Jourdain reprend les élé-
monarque en promenade ou saluant la foule. Les ments d’un costume de cour de l’époque de Louis
tailleurs s’affairant autour de lui marquent leur XIV, mais avec extravagance : la couleur rouge,
respect : le chapeau retiré, ils font la révérence les motifs dorés, les cocardes sur les souliers, la
jusqu’au sol. Ils ont organisé autour de lui une sorte longue canne, l’ampleur de la chemise ou du haut
88 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
de chausse qui ressemble à une jupe le montrent Un rapport comique à la culture
assez. Les tailleurs portent aussi des plumes rouges
(à gauche et derrière M. Jourdain) agitées pour 1. Les trois extraits épinglent à la fois des compor-
amplifier leur chorégraphie admirative, et éven- tements (a) et des défauts psychologiques (b). Les
tuellement éventer le bourgeois. Pour faire ressortir titres des œuvres classiques sont explicites. C. de
le costume de M. Jourdain, ceux des tailleurs sont Bergerac tourne en dérision le pédantisme (a) par
dans des tons plus ternes, gris, beiges, et plus l’utilisation de termes métaphoriques ou latins,
simples dans la coupe, plus près du corps. auxquels personne ne comprend rien et dont la
complexité cache – bien mal – le vide abyssal. Le
5. L’univers est celui de la musique de cour de personnage incarne la prétention intellectuelle. Il
l’époque de Louis XIV. On peut rappeler le goût pense que sa parole, suffisante dans tous les sens
du roi pour les ballets et montrer un extrait du du terme (« foi de docteur », l. 8), fait autorité.
film Le roi danse ou faire entendre l’intégralité de L’auteur se moque aussi de l’avarice (b) de ce
la marche de la Cérémonie des Turcs, qui n’a rien père qui ne veut pas payer la rançon de son fils.
d’oriental ni de turc. On peut également comparer Les Précieuses ridicules mettent en scène une
cette musique avec celle des Indes galantes de parodie de mondains parisiens qui fréquentent
Rameau pour expliquer l’efficacité spectaculaire assidûment les salons précieux pour y parader
de cet orient imaginaire. sottement (a) : ils manifestent leur prétention
intellectuelle (b) en se présentant comme des
 ÉCRITURE auteurs talentueux, capables d’écrire de façon
improvisée de la poésie. Il faut se reporter aux
Sujet d’invention repères historiques (p. 122) pour avoir une notion
Il faut inviter les élèves à préserver un bon niveau plus exacte de la préciosité et de ses buts.
de langue. Ils doivent jouer plutôt sur les codes Enfin dans Art, Serge est fier de présenter son
sociaux, le style des vêtements, le sujet des conver- tableau parce qu’il lui a coûté une fortune. Yasmina
sations dont le personnage ne connaît rien. Les Reza fait ici la satire d’une certaine dictature
didascalies doivent indiquer des intonations, des culturelle, qui s’impose à autrui par la domination
mimiques, des gestes qui pourraient être inappro- intellectuelle. Tous les personnages présentés ici
priés en mangeant (qu’on songe à un mauvais sont snobs et prétentieux.
choix de couverts par exemple).
2. Dans Le Pédant joué, l’urgence est de sauver
le fils, aux mains de pirates. Pourtant, au lieu
d’agir, le père perd du temps : il se concentre sur
la tournure de sa lettre, et la promesse faite aux
DÉCOUVERTE Turcs est ridicule (la prochaine fois, ils pourront
emmener son fils !). Dans Les Précieuses ridicules,
les hyperboles valorisant les genres cités sont
Se moquer ridicules : « furieusement », « terriblement ».
De plus, un madrigal est normalement un poème
des prétentions ridicules de séduction amoureuse. Mascarille, en voulant
 p. ⁄¤§-⁄¤‡ l’utiliser pour traiter des faits historiques, révèle
son ignorance crasse. Chacun s’extasie sur chaque
Objectif : analyser deux types comiques genre pour faire montre de culture, mais se révèle
assez proches : le pédant et le mondain incapable de citer un seul poète ou de nommer un
prétentieux. Le Pédant joué et Les Précieuses seul poème. Dans Art, c’est le décalage entre les
ridicules sont des farces, et le texte de doutes d’Yvan et la fierté de Serge qui est comique.
Cyrano de Bergerac, auteur méconnu, a servi 3. Dans Les Précieuses ridicules, les personnages
de modèle à Molière pour ses Fourberies de sont exagérément grimés. Leurs visages deviennent
Scapin. Art permet de montrer une variation un masque de leur prétention ridicule ; ils sont
moderne de ce travers, le snobisme culturel, en représentation permanente. Tous observent la
dévoilé lors d’une conversation sur l’art chaussure de l’une d’elles comme un objet éton-
contemporain. nant et merveilleux, avec beaucoup de sérieux,
6 Rire de nos défauts | 89
alors qu’il s’agit d’une opération triviale. Dans prononcera le pardon et l’absolution au nom
Art, Serge cherche à faire admirer son tableau. de Dieu. La confession est privée et secrète, au
Pour impressionner Yvan, il utilise un vocabu- contraire des protestants chez qui elle est publique.
laire technique et veut lui faire croire qu’il y Le pardon peut être accompagné de pénitences.
a autre chose à voir que du blanc. Il s’extasie En avouant la faute que Damis vient de dénon-
ainsi sur « la vibration du monochrome », cen- cer à son père, Tartuffe reprend le contrôle de la
sée émouvoir tout spectateur un peu sensible et situation et pousse Orgon à lui pardonner. En
cultivé. Bien sûr, Yvan ne voit absolument rien. se noircissant, en exagérant sa faute, il l’amène
Il hésite à répondre par peur de vexer Serge ou aussi à penser que ce n’est pas si grave que cela.
de passer pour un imbécile inculte. Le rire final
n’a pas le même sens pour les deux : Serge rit de
satisfaction, alors qu’on peut imaginer qu’Yvan
 LECTURE DU TEXTE
se moque de lui. On peut s’aider de l’image de
2. Tartuffe adresse à Orgon un grand nombre de
phrases interrogatives censées l’inciter à prendre
la mise en scène qui, par l’utilisation d’un décor
parti. En réalité, ce sont des questions rhétoriques
entièrement blanc, exagère encore l’imposture
qui révèlent clairement la trop grande confiance
de l’œuvre d’art monochrome.
d’Orgon en Tartuffe (v. 9-10). Au contraire, le
Prolongement faux dévot adresse des phrases impératives à Damis
On peut chercher quelles sont les règles du madri- pour approuver ses accusations et le pousser à aller
gal ou du portrait et faire imaginer le texte lou- plus loin, jusqu’à utiliser, aux vers 15-16, une
foque et ridicule que Mascarille pourrait avoir accumulation de termes péjoratifs pour le qualifier.
écrit. Il fait de Damis un bourreau chargé de le châtier
et semble se mettre ainsi à sa merci. En fait, s’il
donne hypocritement raison à Damis, c’est qu’il
LE TRIOMPHE DES HYPOCRITES sait parfaitement qu’Orgon ne croit plus son fils.
ET DES MENTEURS
3. Pour accentuer son attitude de repenti, il se
met à genoux, posture d’humiliation par laquelle
Objectif : découvrir la comédie de caractère on implore le pardon de quelqu’un ou de Dieu
et ses enjeux moraux. (v. 19 et 29). Orgon est gêné (« mon frère, c’en
est trop »), veut le relever (v. 23) et accuse aus-
Intérêt du corpus : Molière crée le type de sitôt son fils d’avoir poussé un homme aussi bon
l’hypocrite et lui offre même un nom propre à tant s’humilier : on relève des injures aux vers
devenu un nom commun. L’étude montrera 22-23. À la fin de l’extrait, Orgon demande à
le lien étroit entre le comique de situation Damis de se mettre lui-même à genoux (v. 46)
(le coupable qui finit blanchi) et le pouvoir pour demander pardon à Tartuffe, montrant ainsi
inquiétant de Tartuffe. Proche par son un total retournement de situation.
cynisme d’un séducteur comme Dom Juan
4. Tartuffe utilise le champ lexical du crime pour se
(lire l’extrait, p. 130-131), il pousse plus loin
qualifier, allant même jusqu’au mot « homicide »
la noirceur en présentant le masque de la alors qu’il n’a tué personne et a « seulement »
piété religieuse. On définira ici ce qu’est une voulu séduire la femme d’Orgon. Les mots « igno-
satire. minie » et « crime » (v. 19-20) renforcent la longue
liste des turpitudes énumérées aux vers 15-16. Il

⁄ Molière, Le Tartuffe,
1664  p. ⁄¤°-⁄¤·
s’agit d’hyperboles qui rendent, par comparaison,
ses propos vis-à-vis d’Elmire très innocents.
5. Damis voit sans cesse sa parole coupée par
les phrases brutales et autoritaires de son père
(v. 22 à 24). C’est lui qui se voit affligé des termes
La comédie du repentir injurieux (« pendard », « infâme », « ingrat »)
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE qui auraient dû atteindre Tartuffe. Le discours
1. La confession consiste, dans la religion catho- et la gestuelle de l’hypocrite, véritable mise en
lique, à avouer tous ses péchés à un prêtre qui scène de faux criminel repenti, prennent toute la
90 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
place, jettent un écran de fumée devant Orgon Tartuffe. Sa sœur sera plutôt affolée, désespérée à
naïf et crédule. l’idée d’épouser Tartuffe. Il faut trouver une fin au
dialogue : l’arrivée d’une « aide » : un personnage
6. et 7. Orgon qualifie durement l’attitude de sa
d’adjuvant comme la servante ou Elmire pourra
famille. On relève l’adverbe « impudemment »
être une solution.
et le nom « orgueil ». Il dénonce par ces termes
une sorte de complot tramé par les siens contre
Tartuffe. En utilisant le pronom indéfini « on » Prolongement
(v. 35), il préserve l’anonymat de ceux qui se La satire de l’hypocrisie se fait virulente dans cette
seraient ligués contre lui, tout en créant une comédie : elle dénonce ouvertement des pratiques
atmosphère de suspicion. De plus, il fait une véri- courantes à l’époque de Molière.
table crise d’autoritarisme. Il marque son autorité On pourra rappeler les démêlés de Molière avec
en utilisant systématiquement la première per- le parti des dévots et les interdictions de la pièce
sonne en début de vers (v. 32, 38, 39, 43) ainsi que et faire lire l’extrait du premier placet (p. 134),
le verbe « vouloir ». Enfin, il présente le mariage pour comprendre les enjeux politiques du texte.
de sa fille avec Tartuffe comme sûr, certain et déjà
programmé par lui. La proposition corrélative
« plus… plus » renforce sa détermination. Dans
la dernière réplique, le ton est plus autoritaire
encore, ce que marque le verbe d’obligation : « il
faut qu’on m’obéisse ». Quant aux mots placés
à la rime, place forte du vers, ils sont explicites :
¤ Molière, Dom Juan,
1665 
« je suis le maître ». Il termine en donnant des
ordres, comme le montrent les verbes conjugués
à l’impératif adressés à Damis, où l’utilisation
encore de l’indéfini pourrait s’adresser à toute
‹ Lorenzo Da Ponte,
livret de Don Giovanni
de Mozart, 1787  p.⁄‹O-⁄‹⁄
sa famille (v. 44 à 46). La seule justification de
cette autorité abusive est grotesque. Il agit ainsi Objectifs :
« pour vous faire enrager », ce qui montre sa – Montrer un autre visage de l’hypocrisie
simple volonté de nuire, et non une attitude de religieuse dans la relation amoureuse.
chef de famille responsable. – Définir ce qu’est le libertinage au xviie
siècle.
 HISTOIRE DES ARTS – Comme avec Le Tartuffe (p. 128-129),
8. Sur le site du Théâtre du Soleil (www.theatre- l’étude montrera que la satire se fait
du-soleil.fr), des photos de la mise en scène grinçante et le personnage de séducteur
d’Ariane Mnouchkine sont disponibles, mon- inquiétant.
trant une transposition dans des milieux religieux
fondamentalistes. Sur l’image, Tartuffe se serre Jouer avec la morale
comme un enfant dans les bras d’Orgon, qui le
protège en l’entourant complètement, un bras
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
autour de ses épaules, une main sur sa tête. Les
1. Dom Juan est cynique car il affirme que c’est
pour respecter le vœu d’engagement religieux de
yeux de Tartuffe jouent l’égarement, la peur. Les
Done Elvire qu’il l’a quittée, alors même que la
deux hommes sont dans une relation fusionnelle
séduire rompait déjà nécessairement ce vœu. Une
dont on voit mal comment quelqu’un pourrait
fois ce vœu bafoué, elle ne peut plus revenir en
les détacher.
arrière. Être abandonnée est une catastrophe et
Dom Juan le sait bien.
 ÉCRITURE
Sujet d’invention  LECTURE DU TEXTE
Le changement de point de vue doit permettre à 2. On peut considérer toute la première phrase
Damis d’exprimer ce qu’il ressent : colère, empor- comme une antiphrase : il s’annonce sincère alors
tement, envie de se venger, voire de brutaliser qu’il va encore lui mentir. Il choisit le vocabulaire
6 Rire de nos défauts | 91
du repentir religieux pour mieux justifier sa fuite. accord avec son costume coquet, à la mode (voir
Relevons : « pur motif de conscience », « je puisse les couleurs des bas, la perruque). Au contraire,
vivre sans péché », « des scrupules », « j’ai ouvert Done Elvire porte un costume d’homme qui a dû
les yeux de l’âme ». lui permettre de s’échapper du couvent et de se
cacher. Son regard est inquiet, tendu. Tous deux
3. Le libertin se proclame athée et rejette donc
semblent regarder le ciel et ses mystères, lui avec
comme ne le concernant pas la morale imposée
ironie, elle avec crainte.
par les dogmes religieux. En utilisant de façon
hypocrite la notion de péché et de repentir pour
justifier d’avoir abandonné lâchement une jeune  COMPARAISON AVEC L’OPÉRA
fille, Dom Juan montre son mépris pour la morale, 8. Leporello est fier de montrer le catalogue des
pour le mariage (qui est au xviie siècle un sacrement conquêtes de Dom Juan qu’il tient lui-même à
religieux) ou pour les vœux de chasteté d’une jour (v. 3). Le refrain est constitué des chiffres
religieuse, mariée symboliquement à Jésus : « notre des conquêtes pays par pays, sur une musique
mariage n’était qu’un adultère déguisé » (l. 11). entraînante et légère. Leporello est amusé et
décline la longue liste en organisant cette énu-
4. Il tente de culpabiliser Done Elvire : « Voudriez- mération, en classant les femmes par types. Si
vous, Madame, vous opposer à une si sainte pen-
Mozart et Da Ponte veulent faire réfléchir, c’est
sée ; et que j’allasse, en vous retenant, me mettre
par le divertissement le plus léger.
le Ciel sur les bras ». La phrase interrogative
À l’inverse, Sganarelle, joué lors de la création
au conditionnel est une question rhétorique. Il
de la pièce par Molière lui-même, est un person-
insiste avec l’hyperbole (« une si sainte ») sur son
nage plus complexe : il est attaché à son maître,
dévouement, presque son sacrifice personnel ! La
effrayé par son immoralité, mais incapable de
fin de la phrase fait croire que c’est lui qui craint
lui tenir tête. Il espère sincèrement que tous les
le plus le châtiment divin : « me mettre le Ciel
signes annonciateurs du châtiment seront pris
sur les bras ». Cependant, l’expression familière
au sérieux par Dom Juan et que ce dernier finira
et prosaïque contredit l’idée de la crainte.
par revenir dans le droit chemin. Ce personnage
5. Done Elvire est en colère, comme le montre le est précieux : grâce à lui, Molière montre qu’il
relevé suivant : « courroux » (l. 32), « la colère n’approuve pas le libertinage (alors qu’il fréquen-
d’une femme offensée » (l. 36). De plus, elle tait certainement ces milieux), et qu’il est du
lui coupe brutalement la parole et recourt à un côté de la morale dominante. Après la censure
vocabulaire péjoratif assez violent : « scélérat », du Tartuffe, le dramaturge aura voulu faire taire
« ta perfidie ». Elle le tutoie pour exprimer son ses détracteurs. Les enjeux ne sont pas seulement
mépris, et signifier qu’elle n’est pas dupe. Elle le moraux : ce chef de troupe doit s’assurer que son
menace du châtiment du ciel aux lignes 19 à 21 spectacle aura du succès pour compenser les pertes
et 33 à 36. financières dues à l’arrêt de la précédente pièce.
6. Dom Juan veut être approuvé par Sganarelle.
Et celui-ci, par crainte de son maître, utilise le  ÉCRITURE
pronom « nous » comme s’il était lui aussi athée Commentaire
et immoral : « nous nous moquons bien de cela,
Le discours de Dom Juan transforme un lâche aban-
nous autres » (l. 23-24). Mais sa dernière réplique,
don en acte de repentir et de charité chrétienne.
dite en aparté (utilisation de la 3e personne du
singulier), montre au contraire sa désapprobation 1) Un raisonnement spécieux
vis-à-vis de l’inconduite de son maître. Analyser de près la stratégie argumentative qui
s’appuie sur un lexique religieux, celui de la
 HISTOIRE DES ARTS confession.
7. L’attitude de Sganarelle immobile à distance – L’annonce de sa sincérité (l. 1-2) fonctionne
exprime bien ce que nous avons vu dans la ques- comme un serment sur l’honneur.
tion 6. Il n’ose même pas regarder ce que fait Dom – Aveu de la faute : « il est assuré que je ne suis
Juan, et se tient très raide. Dom Juan est très à parti que pour vous fuir ». Il insiste plus loin sur
l’aise avec Done Elvire, encore penché vers elle, ses responsabilités : « pour vous épouser, je vous
les bras dans le dos, dans une attitude mondaine en ai dérobée à la clôture d’un couvent ».
92 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
– La raison religieuse de son éloignement s’oppose Prolongements
à la raison prosaïque et banale, qu’il récuse (il ne
− On peut demander de faire des recherches sur
l’aime plus) : « non point pour […], mais par un
le mythe de Dom Juan en s’aidant du site www.
pur motif de conscience ». Cette expression est
domjuan.net (qui comporte une bibliographie) :
renforcée par une série d’autres termes religieux :
on peut faire trouver l’origine du mythe, d’autres
il veut « vivre sans péché », « les yeux de l’âme »
titres d’œuvres du xviie siècle, expliquer la notion
(l’âme, siège de la raison s’opposant au cœur où
de mythe.
naît la passion), « le repentir ».
− Lecture complémentaire : É.-E. Schmitt propose
– Le crime est identifié : c’est « un adultère
dans La Nuit de Valognes (Magnard Classiques et
déguisé ». Il s’agit d’un des péchés capitaux qui
Contemporains) un Dom Juan jugé par les femmes
condamnent à l’enfer.
qu’il a abusées. Cette lecture peut être une aide
– Le seul moyen de se faire pardonner est de ren-
pour le débat oral à organiser.
voyer Done Elvire à son couvent : « vous donner
moyen de retourner à vos premières chaînes ».

2) Jouer avec la foi et les craintes religieuses


de Done Elvire
– La phrase qui énumère les fautes et respon-
›  olière,
M
Le Misanthrope, 1666
Mise en scène
sabilités de chacun n’oublie pas Elvire : « vous
avez rompu des vœux qui vous engageaient autre
de C. Hervieu-Léger,
part, et […] le Ciel est fort jaloux de ces sortes 2014  p.⁄‹¤-⁄‹‹
de choses ». Les vœux (idée qu’il reprend avec
le terme, plus fort, de « chaînes » l. 13) sont Objectifs :
ceux d’une religieuse entrant au couvent : vœu – Aborder une scène complexe en
de chasteté et engagement total à Dieu. C’est s’appuyant sur des images de mises en scène
l’équivalent du sacrement du mariage (à ce titre, pour en comprendre plus rapidement les
les religieuses portent une alliance, comme les enjeux de pouvoir.
femmes mariées). C’est autour de ce thème des – Analyser le fonctionnement du mensonge
deux mariages, mariage divin et mariage profane, dans le cadre d’une relation amoureuse.
que se construit l’argumentation de Dom Juan. Il – Identifier deux types comiques : la
transforme leur liaison en trio amoureux où Dieu coquette et l’amoureux naïf.
serait un mari jaloux qui risque de se venger si
on l’offense.
– Il insiste sur ses propres craintes pour susci-
 ÉTUDE DES IMAGES
1. Dans un premier temps, on ne lit avec les élèves
ter celles d’Elvire avec le passage du « je » au
que les différentes introductions et on confronte
« nous » : « j’ai craint le courroux céleste », « nous
les informations données avec ce que le jeu des
attirerait quelque disgrâce d’en haut ».
acteurs donne à voir, la façon dont la lettre et
– Il s’est sacrifié pour elle en quelque sorte, a
l’espace sont utilisés. On remarque, qu’au départ,
fait des efforts pour la quitter : « je devais tâcher
Alceste semble sûr de son fait. Il se contente de
de vous oublier », « vous donner moyen de
regarder Célimène lire la lettre en attendant sa
retourner ».
réaction. Au contraire, sur la dernière image, il a
– La question rhétorique finale vise à culpabiliser
la tête baissée, comme suppliant. Célimène reste
Elvire, qui doit penser non seulement à son salut,
longtemps assise, et son visage ne manifeste nulle
mais aussi à celui de Dom Juan qui s’efforce, pour
crainte. Elle paraît même le repousser à la fin. Le
sa part, de la sauver : « que j’allasse […] me mettre
renversement de situation n’est pas clairement
le Ciel sur les bras ».
visible dans le jeu des acteurs, surtout celui de
La réponse d’Elvire exprime autant sa culpabi-
Célimène, assez statique.
lité (elle a honte de s’être laissé séduire) que sa
colère. Elle n’est pas dupe de l’argumentation 2. Alceste est a priori en position de force puisqu’il
de Dom Juan. détiendrait une preuve de la trahison de Célimène.

6 Rire de nos défauts | 93


Ce sentiment d’avoir raison s’exprime dans sa elle menace de rompre. La menace est implicite :
posture : il est debout, appuyé, presque arc-bouté elle se traite de « sotte ». Et elle finit par lui
sur une chaise, dans une attitude agressive. De reprocher exactement ce que, lui, lui reprochait :
son côté, Célimène lit tranquillement la lettre. de ne pas l’aimer selon le modèle de l’amour idéal
(v. 21-22). La manipulation consiste donc à lui
3. Alors qu’Alceste veut montrer des éléments
faire subir un chantage amoureux.
précis de la lettre, Célimène pose sa main sur la
sienne, cachant ainsi la lettre et se tournant vers 8. Alceste renonce à chercher des explications à
lui. Elle détourne le sujet du dialogue : ce n’est pas la lettre, même si ses soupçons demeurent : « Vous
de cette lettre qu’il s’agit mais de ce que chacun me trompez, sans doute avec des mots si doux ».
éprouve pour l’autre et de la confiance qu’il lui Il accepte la fatalité de sa passion amoureuse qu’il
accorde. Elle n’a toujours pas bougé de sa chaise. appelle un « faible ». Il est incapable de rompre
et se soumet totalement à Célimène : « À votre
4. Alceste est repentant, il baisse la tête, supplie
foi, mon âme est toute abandonnée ». Ce dernier
et Célimène le repousse. C’est un renversement
mot rime avec « ma destinée ». Il admet avoir
de situation.
perdu la partie et s’apprête même à souffrir encore
5. On ne relève rien de particulièrement comique davantage à cause de Célimène.
dans cette mise en scène, qui parie sur un jeu
assez réaliste d’un point de vue psychologique.  ORAL
Alceste est présenté comme un homme tour- Faire dire une réplique de Célimène à plusieurs
menté. Célimène, avec son costume sobre et strict, voix face à un Alceste seul et malheureux est une
sa coiffure sage, ne paraît pas être la coquette forme de mise en scène qui suggère la puissance
annoncée. Le spectateur ne peut que lui donner verbale et argumentative de la jeune femme. On
raison et condamner la paranoïa jalouse d’Alceste. peut inciter les élèves à donner plusieurs visages
à Célimène : dure, tendre, joueuse, outragée,
ironique, etc.
 LECTURE DU TEXTE
6. L’assurance de Célimène s’exprime dans le  ÉCRITURE
texte 1 par des interrogatives qui remettent en
question les accusations d’Alceste. Au lieu de Vers la dissertation
donner les explications qu’il exige, elle reprend 1) Célimène, manipulatrice froide et coquette
le contrôle de la situation : c’est à Alceste de Célimène abuse de son pouvoir sur Alceste.
justifier ses reproches. Dans le texte 2, elle refuse À aucun moment, elle ne donne des explica-
catégoriquement de se justifier et accepte le des- tions simples et plausibles à la lettre, ce qui laisse
tinataire supposé : « Non, il est pour Oronte, et supposer qu’elle était bien destinée à un homme.
je veux qu’on le croie ». Elle dit exactement ce Elle est orgueilleuse, manque de tendresse et veut
qu’Alceste veut entendre : « Et je tombe d’accord surtout préserver sa liberté d’action, et garder ses
de tout ce qu’il vous plaît ». Ce faux aveu n’est fait admirateurs qui lui renvoient une image flatteuse
que pour avoir la paix, et ne peut donc satisfaire d’elle-même. Elle se pose en victime, mais ne
Alceste. Elle rejette toute forme de contrainte donne à Alceste aucun moyen de bâtir une rela-
ou d’exigence de la part de son amant avec une tion de confiance. Elle le pousse à bout, et finit
série d’impératifs (v. 7-8, texte 2). par un ultimatum.
7. Dans le texte 3, Célimène reproche à Alceste 2) Célimène, une amoureuse moderne
sa jalousie maladie (« transports jaloux ») et son Alceste est un homme tourmenté et jaloux, alors
manque de confiance en elle : elle est libre et donc que l’amour devrait pouvoir s’épanouir dans une
capable de lui dire qu’elle ne l’aime plus (v. 5-6). relation de confiance. Devoir sans cesse donner
Elle se sent « outragée » par ses accusations, joue des preuves de sa bonne foi, de sa fidélité est, pour
la victime de la jalousie d’Alceste avec une série une femme, humiliant et vain. Célimène aime
de questions rhétoriques tout en lui renouvelant, recevoir du monde dans son salon. N’a-t-elle
malgré tout, son amour. L’aveu est bien là, même pas, en tant que veuve, légalement libérée de la
si le sentiment amoureux est désigné par l’euphé- tutelle d’un père ou d’un mari, le droit de plaire,
misme « quelque bonté ». Toutefois, s’il continue, d’avoir de l’esprit et de fréquenter qui elle veut ?
94 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
Sa liberté, comme elle le fait remarquer, est le décision, c’est parce qu’il était mu par le respect
meilleur gage de sa fidélité. de la religion. Sa dévotion est « l’endroit seul où
vous êtes prenable ».
Prolongement
Les types critiqués par Molière sont étroitement  LECTURE DU TEXTE
liés à un contexte historique et social (le milieu 2. Les expressions désignant les faux dévots sont
aristocratique de la cour de Louis XIV), mais à relever : « les hypocrites, « ces gens de bien à
sont-ils transposables aujourd’hui ? outrance », « les friponneries couvertes de ces
Sur le site du photographe J.-P. Lozouet (http:// faux-monnayeurs en dévotion », « un zèle contre-
photosdespectacles.free.fr), on peut trouver des fait et une charité sophistique » (l. 8 à 11). On
photos de la mise en scène de L. Hemleb à la mettra en évidence l’utilisation d’hyperboles
Comédie-Française en 2007, avec des costumes et de métaphores qui font appel au vocabulaire
et un décor xviie siècle, et les comparer avec celles pénal (« friponneries », « faux-monnayeurs »)
de la mise en scène de C. Hervieu-Léger pour et religieux.
organiser une discussion sur le sujet suivant : faut-il
3. Son Tartuffe est une caricature assumée du
respecter le contexte du xviie siècle pour mettre en
faux dévot : « je n’ai point laissé d’équivoque »
scène une œuvre de cette époque ou, au contraire,
(l. 15-16). Délibérément, il a multiplié « des traits
chercher à l’adapter à l’époque contemporaine ?
essentiels qui font reconnaître d’abord un véritable
et franc hypocrite » (l. 17-18). Par ce moyen,


Molière cherche donc à arracher le masque des
 olière,
M hypocrites et empêcher ces gens de sévir.
Premier placet sur 4. Ces hommes sont dangereux car ils entendent
Le Tartuffe, 1664  p. 134 donner des leçons aux autres, gendarmer la
société avec un zèle excessif, alors même qu’ils
sont capables des pires crimes. Dans sa comédie,
Objectif : il faut bien rappeler le contexte
Molière dénonce (« mît en vue », l. 8) ces hypo-
de l’extrait : Molière défend une pièce
crites et leurs manigances. Il n’a pas de mots assez
qui a été censurée. Il intervient auprès durs pour fustiger la façon dont ils manipulent les
du roi et argumente en s’appuyant sur autres (« veulent attraper les hommes », l. 10-11).
les objectifs donnés par les théoriciens
du théâtre classique (voir la fiche 5. Ce sont les vrais Tartuffes (« les originaux »)
sur les règles classiques, p. 172). qui ont poussé le roi à censurer le Tartuffe théâtral
(« la copie »).
Fonction morale de la comédie
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE  HISTOIRE DES ARTS
1. C’est le dernier paragraphe qui est le plus flat- 6. L’hypocrisie du personnage est suggérée par son
teur car il s’agit d’obtenir du roi qu’il revienne habit étriqué, trop serré et son attitude excessive-
sur sa décision, ce qui est une demande bien ment sévère. L’habit noir doit rappeler un prêtre.
audacieuse et risquée : Molière doit persuader le Il en fait trop.
roi qu’il a eu tort d’interdire sa pièce ! Voilà qui
est bien délicat ! Ce n’est donc pas au roi direc-  ÉCRITURE
tement que Molière va reprocher cette censure
mais aux conseillers qui l’entourent, qui ont abusé Vers la dissertation
de « la délicatesse de [son] âme sur les matières − Une caricature comique met immédiatement
de religion ». Molière, très habilement, insiste en évidence les défauts qu’on veut critiquer :
sur la piété sincère de Louis XIV, piété dont se Tartuffe (p. 128-129) révèle explicitement au
sont joués les mauvais conseillers. Cependant, spectateur son hypocrisie en jouant une fausse
il ne présente pas non plus le roi comme trop confession. La situation est claire.
influençable, trop soumis à l’avis de ceux qui − Une intrigue théâtrale, comme un apologue,
l’entourent. Si le monarque a pris une mauvaise simplifie l’argumentation et la rend attractive par
6 Rire de nos défauts | 95
les péripéties et rebondissements : les obstacles de moteur ». Il croit ainsi faire plaisir à son ex-femme
la comédie classique finissent par un dénouement en lui révélant qu’elle n’avait pas épousé un sot.
heureux. Rien n’est jamais totalement sérieux. Il se vante également d’avoir un don et un goût
Surtout dans les pièces de Molière qui sont des particulier pour la logique, qu’il a apprise avec
comédies-ballets, pleines de fantaisie et de poésie. facilité. Là encore, il utilise une métaphore un
Ex. : dans la scène du mamamouchi du Bourgeois peu décalée, un peu inappropriée : « je l’ai étudiée
gentilhomme, la famille a compris qu’elle ne guérira comme du petit-lait ». Il ne connaît pas le sens
pas le vieillard de son idée fixe et préfère jouer de l’expression « boire du petit-lait » qui signifie
avec lui, le faire chanter et danser pour mieux éprouver une vive satisfaction d’amour-propre et
le manipuler. non avoir du goût pour quelque chose.
− Le rire permet au spectateur une mise à dis-
3. Jacques souffre d’avoir été sous-estimé par ses
tance critique : la situation parfois dramatique
proches, considéré comme « un total crétin ».
des mariages arrangés est dénoncée à travers des
Sa sottise est d’ailleurs la raison invoquée par sa
comédies qui finissent bien, grâce à la ruse de
femme Myriam pour divorcer : Jacques souffre
certains personnages adjuvants ou à une révélation
encore de cette rupture, d’autant qu’elle a épousé
incroyable (Deus ex machina). Dans L’Avare, les
son frère André (l. 18-19).
jeunes gens se liguent contre Harpagon et l’arrivée
miraculeuse du père de Mariane règlera tous les 4. André, par ses silences, marque ses doutes vis-
conflits. Toutefois, le discours sur la nécessité de à-vis du raisonnement de Jacques. Cependant,
respecter les sentiments amoureux est bien présent il ne veut pas lui avouer directement. Il préfère
(L’Avare, p. 160 ou L’École des femmes, p. 143). que son frère Jacques arrive seul aux conclusions
(l. 14 à 16). Ensuite, il se contente d’approuver
le renoncement de Jacques (l. 22 et 25).

§ Jean-Michel Ribes,
Théâtre sans
animaux, 2001  p. ⁄‹∞
5. Égalité et fraternité sont deux mots de la devise
de la République française. Ici, ils sont employés
ironiquement : même deux frères dans une même
famille ne sont pas égaux, ni intellectuellement,
ni socialement, et André a tout fait pour préserver
Objectifs : sa supériorité, séduisant même la femme de son
– Étudier l’évolution moderne du type frère. Jean-Michel Ribes suggère donc que l’égalité
comique du pédant : l’intellectuel. et la fraternité n’existent pas en réalité.
– Analyser l’hypocrisie dans les relations
familiales.  HISTOIRE DES ARTS
– Analyser les procédés comiques de la 6. On apprend plus loin dans le texte que Jacques
caricature et de la satire dans le théâtre est employé dans une salle de sport, ce qui explique
contemporain. son jogging. Cependant, on peut parler de cari-
cature car ce jogging a des couleurs voyantes,
Hypocrisie et manipulation comme les chaussures, et n’est pas à la mode.
Sa casquette n’a rien de très élégant non plus.
 LECTURE DU TEXTE La posture, cuisses serrées, mains sur les genoux,
1. Le comique repose sur le décalage entre l’en- ainsi que le visage vide, avec les yeux écarquillés,
thousiasme naïf de Jacques et la façon froide, donnent à voir un personnage stupide, presque
calculatrice, dont son frère le pousse à renoncer demeuré.
à révéler son intelligence. Jacques présente un
comique de caractère : il incarne le naïf facile à
abuser et à manipuler.  ÉCRITURE
2. Jacques utilise une métaphore assez ridicule Commentaire
pour parler de son intelligence qu’il veut pro- André fait croire à Jacques qu’il lui donne des
mener, montrer, comme si c’était une voiture de conseils avisés alors qu’il ne cherche qu’à le main-
sport : « j’ai envie de la montrer, de me promener tenir dans son rôle de crétin, pour garder lui-même
avec devant tout le monde, de faire vrombir le une position dominante dans leur famille.
96 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
– Il commence par faire semblant d’approuver Objectifs :
l’attitude de Jacques, son envie de révéler son − Approfondir sa connaissance d’un type
intelligence : « C’est humain ». Cette première comique conventionnel : le matamore
phrase indique qu’il va y avoir un « mais », car de la commedia dell’arte.
c’est une phrase dont on se sert pour pardonner − Rappeler que le théâtre latin est
une erreur de jugement. essentiellement ludique et repose sur
– Puis, il instille le doute en Jacques avec la phrase des codes d’intrigues, de personnages
interrogative « Tu crois ? ». Il va plus loin en et de jeu (masque, costume et danse) :
proposant une interprétation du divorce contraire voir l’Histoire littéraire p. 140.
à celle de son frère, en reprenant ses mots et en
proposant une variante : « Ça voudra dire qu’elle Intérêt du texte : ce texte sert à préparer
ne s’était pas tellement trompée » devient « Ça l’étude de l’extrait de L’Illusion comique
voudra dire aussi qu’elle s’est trompée ». Le silence qui en est la réécriture, puis à montrer
qui suit oblige Jacques à chercher l’explication de l’évolution du personnage dans Cyrano de
cette phrase tout seul. Comme Jacques n’y parvient Bergerac. On y analysera le procédé de la
pas (André lui prouve ainsi implicitement qu’il caricature comique qui s’appuie sur la figure
a encore des progrès à faire), André lui souffle la de l’hyperbole.
réponse : « En te quittant ». Il s’excuse presque
de donner son avis : « je me permets de prévoir Deux types comiques
sa réaction ». On apprend plus loin qu’il a épousé
Myriam, il n’a donc certainement aucune envie  ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
qu’elle regrette d’avoir quitté Jacques. 1. La vantardise du soldat est traduite d’abord
– En touchant Jacques avec les sentiments qu’il par son nom et celui, ronflant, de ses adversaires.
éprouve encore pour Myriam, André le pousse à Ces noms sont construits sur des associations
renoncer à tout lui dire. Il approuve régulièrement burlesques de mots grecs imprononçables (la
le raisonnement de Jacques pour ne pas avoir l’air comédie latine se passe dans une Grèce d’opé-
de lui imposer quoi que ce soit (l. 22, 25, 28). Mais rette imaginaire). Ils évoquent la guerre par leur
le « Ça se sent » quand Jacques se vante d’être sonorité pétaradante.
fort en logique est ironique. En réalité, Jacques
a totalement manipulé son frère.  LECTURE DU TEXTE
2. Un fanfaron est quelqu’un qui se vante d’ex-
Prolongement ploits imaginaires. L’hyperbole est la figure de rhé-
torique principalement utilisée par Pyrgopolinice.
Ce texte est à rapprocher de l’extrait d’Art de En témoigne ce subjonctif de souhait : qu’il
Yasmina Reza (p. 127). André, l’écrivain, appar- « éblouisse dans la ligne de bataille les yeux des
tient au même milieu bourgeois, représentant la ennemis » (l. 3-4) afin de les transformer « en
pensée dominante. Il ressemble à Serge, l’amateur chair à pâté » (l. 7). Le point d’orgue de cette
d’art contemporain. Tous deux méprisent ceux qui tirade mégalomaniaque est sa comparaison avec
n’ont ni leur culture ni leur éducation. Tous deux le dieu Mars (l. 11 à 13).
mettent en avant leur réussite sociale et écrasent
ceux qui remettraient en cause leur supériorité. 3. Le soldat pense vivre dans un univers mytho-
logique, parmi les dieux.
4. Dans le théâtre latin, chaque type comique
VARIATIONS SUR UN TYPE COMIQUE : respectait un code gestuel particulier. F. Dupont,
LE MATAMORE in Le Théâtre latin (A. Colin, 1999), décrit ainsi
le personnage du jeune soldat : « Il a les cheveux
longs ondulés, la peau brune (masque). Il est


harnaché de métal et de cuir, avec un casque
P laute, Le Soldat étincelant surmonté d’un énorme cimier, et traîne
fanfaron, un sabre gigantesque ».
Certains des accessoires indiqués sont bien cités
vers ¤‚‚ av. J.-C.  p. ⁄‹§ dans le discours du soldat : un bouclier brillant, à
6 Rire de nos défauts | 97
l’éclat « plus vif que les rayons du soleil » (l. 2) et et rhétorique de la fanfaronnade : il invente des
une épée personnifiée en même temps que brandie exploits aux quatre coins de l’univers, mêle des
(« je veux consoler mon épée que voici […] elle dieux, des rois réels et donne une véritable dimen-
qui est malheureuse »). Elle est le prolongement sion mythique à son personnage. S’il n’est pas
du soldat. vaillant soldat, il est poète de l’absurde. Corneille
innove donc à partir de l’héritage latin.
5. Artotrogus flatte Pyrgopolinice et l’aide à
construire son personnage hyperbolique en le
couvrant d’éloges. Il le peint en « héros vaillant Prolongement
et chéri de la Fortune, et d’une beauté royale » Pour bien comprendre le passage du modèle
(l. 8-9). Et comme la flatterie la plus dispro- romain au personnage de Corneille, présenté
portionnée passe toujours très bien, il ajoute à la page suivante, il est intéressant de faire lire
de nouveaux exploits (l. 15-16). On relèvera la la description que donne Théophile Gautier du
comparaison hyperbolique qui accentue la facilité jeu de matamore dans Le Capitaine Fracasse. Le
de la victoire et la force extraordinaire du soldat costume du xviie siècle y est décrit, ainsi que les
comparable aux éléments. lazzis qu’on attendait du rôle (chapitre V, « Chez
6. Aux lignes 21 et 22, Artotrogus révèle les M. le Marquis »). On en trouve aussi un dessin
raisons de son obséquiosité en aparté, l’auteur dans le livre de Maurice Sand, Masques et bouffons
exhibant la double énonciation pour informer (1860), consultable sur Internet.
le spectateur et le faire rire : il vit en parasite du
soldat. F. Dupont explique que le parasite était

°
« un des rôles à succès de la comédie romaine ».
N’ayant ni argent ni maison, il est perpétuellement P ierre Corneille,
affamé et vit aux crochets des riches, jeunes ou
vieux. F. Dupont le décrit ainsi : « maigre, très
L’Illusion comique,
pâle avec de grandes oreilles […] les cheveux 1635  p. ⁄‹‡
noirs, le nez crochu ; il sourit avec des manières
enjôleuses » (Le Théâtre latin, p. 125). Les deux Objectifs :
personnages s’opposent donc visuellement de − Étudier la construction d’un personnage
façon très spectaculaire, l’effacement flatteur de à la fois sur le plan scénique et verbal :
l’un servant à gonfler l’autre d’orgueil. évolution d’un type depuis le modèle romain
de Plaute (p. 136) jusqu’aux mises en scène
 ÉCRITURE contemporaines.
− Étudier le comique de caractère et de
Question sur un corpus
mots autour du procédé rhétorique de
Les ressemblances : on découvre un personnage
l’hyperbole, et expliquer la parodie du
construit sur des hyperboles comiques, se nour-
registre épique.
rissant de l’exagération de ses exploits. Cela rend
– Le texte montre aussi le fonctionnement
nécessaire le couple formé par le domestique
flagorneur et son maître vivant de flatteries : du couple traditionnel du maître et du valet
le soldat ne peut exister sans un public qui le (comique de situation).
reconnaisse et l’approuve, voire qui participe
à son délire créatif en apportant de l’eau à son Folie d’un mégalomane
moulin. Artotrogus et Clindor alimentent les
rêves extravagants de leur maître.  LECTURE DU TEXTE
Les différences : Corneille insiste sur deux 1. L’emploi constant de la première personne du
aspects : le faux héroïsme et la pseudo-séduction singulier, sujet de verbes d’action (« je dépeuple »,
amoureuse. Cette face amoureuse du personnage « je couche », « je réduis », v. 14-17), est une
est liée au goût du public du xviie siècle pour la façon de poser, d’affirmer son personnage, ainsi que
galanterie, mais le contraste entre brutalité guer- l’adjectif possessif pour évoquer sa force (« mon
rière et douceur amoureuse renforce le comique. nom », « mon courage », « mon canon », « mes
D’autre part, Corneille développe la part poétique soldats », v. 9-15).
98 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
Cette glorification nécessite une mise en scène : et la cuirasse en cuir, ainsi que les gants de guerrier.
le bras brandi (v. 8), le regard assassin (v. 20) ou Il porte un maquillage de clown et une houppette.
l’« effroyable mine » (v. 25) qui se change en Ainsi, le personnage est d’emblée ridicule et peu
douceur (v. 27). crédible pour le spectateur d’aujourd’hui, qui
Il faut aussi imaginer une voix très forte qui fait décrypte facilement le caractère contradictoire
rouler les allitérations en [r] des vers 15 à 27. des signes ici montrés.
2. Deux champs lexicaux, celui de l’amour et
celui de la guerre, sont en concurrence.  MISE EN VOIX
− D’abord, la guerre : « escadrons », « batailles » Le travail en chœur de répliques longues permet
(v. 10), « courage invaincu » (v. 12), « comman­ de contourner la difficulté de lecture des alexan-
dement » (v. 13), « canon », « soldats » (v. 15), drins, fastidieuse pour un seul élève, et de faire
« armée » (v. 18). Les allitérations en [r] et [s] déclamer même les élèves timides. Il oblige les
suggèrent le bruit des combats et leur fureur. élèves à repérer les effets rythmiques ou sonores,
− L’amour apaise la brutalité du guerrier et séduit : pour les mettre en valeur vocalement par des
l’énumération du vers 28 renforcée par les « que ». effets d’écho, de répétition ou de variation sur la
La douceur est suggérée par les allitérations en [s] : hauteur de voix. Le discours de Matamore devient
« Ce penser m’adoucit », « maîtresse », « cesse ». une partition musicale qui donne concrètement
Cette alternance presque instantanée des deux une voix multiple à un personnage extravagant.
humeurs du personnage est mise en valeur par
le connecteur « toutefois » (v. 21), marquant
 ÉCRITURE
l’opposition.
Commentaire
3. Voici le principe de construction de quelques
hyperboles : Se reporter aux réponses aux questions 1 à 3.
− petite cause et effet gigantesque sont soulignés
par une énumération : vers 9-10 et 16-17 où la Prolongement
césure à l’hémistiche souligne le rapport cause/ – Le type extravagant du matamore disparaît de la
conséquence immédiate ; scène peu après 1640, sous la pression de la règle
− l’accumulation avec gradation, soulignée par de la vraisemblance. Corneille le réinvente alors
des assonances en [i] des vers 25 à 26, s’oppose à sous la forme du Cid. Le fanfaron est devenu un
l’énumération du vers 28 ; vrai héros : il est intéressant de comparer le récit
– la référence à des divinités range Matamore dans de la bataille contre les Mores (Le Cid, IV, 3) avec
l’univers mythologique antique : « les Parques », notre extrait, ou de confronter notre texte au duel
v. 13 ; « les destins », v. 15 ; « Mars » v. 19 ; entre Chimène et Rodrigue (III, 4), où les valeurs
« Cupidon », v. 23. amoureuses et guerrières s’affrontent d’une façon
4. Clindor est celui qui lance le discours hyper- cette fois tragique (Séquence 8, p. 165).
bolique par des questions (v. 4-5). Et, il sert à – On pourra donner à voir des extraits de diffé-
Matamore de public complaisant auquel le soldat rentes mises en scène de cette scène, dont celle
s’adresse : « regarde » (v. 25). Le maître peut de B. Jaques-Wajeman, grâce au site Antigone
également donner libre cours à son agressivité en ligne (www.reseau-canope.fr).
de façade contre son valet : il l’insulte (v. 8) et
le menace de mort (v. 20). Clindor l’admire et
le flatte (v. 4-5).

 HISTOIRE DES ARTS


5. Brigitte Jacques-Wajeman a transposé L’Illusion
· E dmond Rostand,
Cyrano de Bergerac,
1897  p. ⁄‹°-⁄‹·
comique dans l’univers encore actuel du cirque.
Clindor porte un costume de groom et Matamore Objectif : plusieurs scènes de Cyrano
arrive des cintres, suspendu à un trapèze dont on de Bergerac montrent encore la filiation
aperçoit les cordes. Sa double personnalité est avec le type comique du matamore,
suggérée par le tutu rouge qui le féminise (l’amour) hommage de Rostand au théâtre classique :

6 Rire de nos défauts | 99


par exemple, le duel avec le vicomte (I, 4) 3. Les cadets forment un chœur de spectateurs
ou cet extrait, le récit que Cyrano fait de son impatients d’entendre le récit de l’exploit. Ils
combat contre des hommes de main, récit endossent ainsi le rôle imparti au valet dans les
sans cesse interrompu par Christian. textes précédents. Cependant, les interruptions
En dégonflant ainsi la baudruche, Christian de Christian ridiculisent Cyrano, leur héros. Elles
joue un rôle exactement opposé de celui sont d’autant plus humiliantes qu’elles sont pro-
de Clindor. noncées devant ce public. La provocation est
donc explicite. Leur effroi puis leur curiosité
Intérêt du texte : il s’agira donc de retrouver sont exprimés dans les didascalies : « Stupeur »,
les caractéristiques du matamore vues dans « Tout le monde se lève », « Tous les Gascons se
les deux textes précédents et d’analyser précipitent pour voir ».
l’évolution du personnage qui acquiert une
épaisseur psychologique et perd un peu de
4. Ne pas voir plus loin que le bout de son nez =
manquer de clairvoyance, de prévoyance.
son ridicule. Le trio amoureux que formaient
Avoir quelqu’un dans le nez = le détester.
Matamore / Clindor / Isabelle a de nouveaux
Fourrer son nez quelque part = s’occuper de
enjeux chez Rostand puisque Cyrano- quelque chose qui ne nous regarde pas.
Matamore aide Christian à séduire Roxane, Se faire donner sur le nez = se faire réprimander.
avec des conséquences tragiques pour tout Se trouver nez à nez = face à face.
le monde. Puer à plein nez = sentir très mauvais.
Aller nez au vent = marcher tête levée sans faire
attention.
La moutarde monte au nez 5. et 6. À partir du vers 15, les répliques de Cyrano
du matamore comportent des points de suspension exprimant
des hésitations. De plus, il est systématiquement
 LECTURE DU TEXTE interrompu dès qu’il entame une nouvelle étape
1. Cyrano se met en scène dans un récit de bataille
de son récit. Ses dernières répliques sont courtes
à un contre cent (« seul, à leur rencontre », « cent
(v. 22, 23, 24) : il n’a même plus le temps de
braillard avinés »). Les circonstances sont décrites
développer son propos. Les interruptions sont
pour créer une atmosphère lugubre et inquiétante :
de plus en plus rapprochées, ce qui suscite sa
« Il se fit une nuit la plus noire du monde ». Cyrano
colère. L’expression « Ventre-saint-gris » (v. 23)
nomme son ennemi, le commanditaire : « J’allais
est un juron indiquant qu’il est prêt à bondir sur
mécontenter quelque grand, quelque prince »
Christian, comme le montre aussi son déplace-
avec gradation dans la qualité de l’adversaire, ce
ment (indiqué par la didascalie). Cependant, il
qui accroît le risque de l’aventure : « ce grand
sait se contenir et reprendre le fil de son histoire.
pouvait être de force à me faire donner […] sur
Les dernières répliques « Paf ! », « Pif ! » ne sont
les doigts ». Le combat lui-même est raconté avec
plus que des onomatopées, se succédant à un
une succession de verbes d’action hyperboliques
rythme effréné. On relève que le dernier terme
suggérant un Cyrano sur tous les fronts en même
prononcé par Christian est injurieux pour Cyrano.
temps : « Et je charge ! J’en estomaque deux ! J’en
C’est Christian qui a clairement le dernier mot
empale un tout vif ! ».
et gagne ce duel verbal, mené à bâtons rompus,
2. Cyrano de Bergerac est un poète célèbre éga- pour la plus grande joie du spectateur. C’est ce
lement pour avoir écrit un ouvrage de science- que montre l’image : le simple fait de mettre à
fiction, Histoire comique des États et Empires de ce moment le doigt sur le nez de Cyrano est la
la Lune, où il imagine une utopie. Rostand fait pire provocation qui soit, puisqu’elle rend bien
allusion ici à cette œuvre en mettant dans la concrètes toutes les allusions précédentes. Il s’agit
bouche de Cyrano une métaphore filée et poétique bien de se moquer de ce nez-là.
de la Lune, qui serait la montre d’un horloger Il est intéressant de visionner l’ensemble de
céleste : « Sur le boîtier d’argent de cette montre la scène sur le DVD de la Comédie-Française,
ronde ». Le nuage qui obscurcit le paysage est (éditions Montparnasse, 2007). On y analysera
comparé à un morceau de coton qui servirait à la façon dont l’espace est utilisé : Christian est
nettoyer la montre. d’abord au milieu des cadets, assis au sol, au centre

100 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme


de l’espace scénique. Cyrano tourne autour d’eux metteur en scène de Molière qui devait répondre
pour capter leur attention. Au fur et à mesure à des commandes dans l’urgence. On peut aussi
que s’engage la joute oratoire, les cadets, un à un, visionner Le Roi danse, film de Gérard Corbiau
se détachent de lui et le laissent seul au centre. (2000), pour comprendre le contexte de création
Christian se lève alors et poursuit Cyrano qui veut artistique inventé par Louis XIV.
éviter le plus longtemps possible l’affrontement...
jusqu’au face-à-face que montre l’image proposée
dans le manuel. Histoire littéraire
La comédie  p. ⁄›‚-⁄›⁄
 ÉCRITURE  ACTIVITÉ
Sujet d’invention 2. Tous les mots sont soulignés dans les deux
Voici des expressions que l’on pourrait employer pages : mariage arrangé, obstacles, péripéties,
et que l’on trouve dans Le Robert. Il faut en faire dénouement heureux, morale.
vérifier le sens aux élèves avant d’entamer l’écri-
ture du dialogue : serrer les dents, ne pas desserrer 3. Personnages : un père, un couple d’amoureux,
les dents, prendre le mors aux dents, montrer les dents un valet ou une servante.
à quelqu’un, avoir la dent dure, mentir comme un Étapes de l’intrigue : désir de mariage entre les
arracheur de dents, garder une dent contre quelqu’un, jeunes, obstacles inventés par le père, ruses du
se casser les dents sur quelque chose. valet ou des jeunes, dénouement heureux.

Prolongement : Ce corpus sur le personnage


de Matamore permet de définir les sources et Lexique
ressources du registre comique en différenciant
comique de caractère (le fanfaron), comique de
Le mensonge
situation (la relation du fanfaron à son public) et la dissimulation  p. ⁄›¤
et comique de gestes ou de paroles (l’emploi de
l’hyperbole et les jeux de mots avec « nez »). Objectifs :
Une courte pièce de Labiche, La Poudre aux yeux, – Utiliser des dictionnaires pour travailler
reprend ce thème de la vantardise dans le contexte les nuances du lexique et savoir utiliser un
bourgeois du xixe siècle pour lui donner des enjeux vocabulaire plus varié dans des écritures
économiques : deux familles mentent sur leur d’invention.
situation financière et sociale pour marier leurs – Apprendre des expressions métaphoriques.
enfants au-dessus de leurs moyens. – Réfléchir sur le théâtre comme art de la
dissimulation et du mensonge.

Prolongements Les mots du mensonge


Le bilan de séquence portera sur la définition de 1. a. Il ne cesse de raconter des mensonges.
la comédie classique selon deux axes : réécriture b. Le mensonge finit toujours par se savoir.
des modèles antiques, respect de la vraisemblance c. Il vit dans le mensonge et l’illusion.
et de la bienséance dans un but moral. On mon-
trera comment les personnages s’étoffent dans les 2. Sens a : fourberie, inexactitude, canular.
comédies de caractère de Molière pour approfondir Sens b : affabulation, duplicité, fanfaronnade,
la satire psychologique et sociale. fausseté.
Le classicisme doit être également appréhendé Sens c : illusion, simulacre, erreur.
dans son contexte historique : voir les repères
historiques p. 120 et le rôle de Louis XIV. On Le mensonge sous toutes
peut également lire ou montrer des extraits de
la mise en scène de L’Impromptu de Versailles par
ses formes
la Comédie-Française (voir le coffret Molière) 1. Escroquer : voler quelqu’un par des pratiques
pour donner une idée du travail d’auteur et de frauduleuses.
6 Rire de nos défauts | 101
Truquer : donner une fausse apparence, feindre, 3. Un fourbe est un hypocrite qui cherche à
tricher. tromper par des ruses, qui agit mal en simulant
Manipuler : influencer quelqu’un en utilisant des l’honnêteté.
méthodes malhonnêtes. L’imposteur abuse de la confiance d’autrui en
Enjôler : abuser par de belles paroles. usurpant un titre, un nom, une qualité.
Flouer : tromper. Déloyal est celui qui manque de loyauté, qui a
trahi sa parole, un engagement.
3. Un mensonge cousu de fil blanc : un mensonge
Flatteur est celui qui utilise des louanges exagérées
trop visible, évident.
et fausses pour manipuler quelqu’un.
Un pieux mensonge : un mensonge que l’on
La sainte-nitouche affecte l’innocence.
fait pour éviter de faire du tort ou de la peine
Synonyme appartenant à un registre de langue
à quelqu’un.
plus soutenu : jouer les ingénues.
Un mensonge par omission : s’abstenir de men-
tionner quelque chose pour éviter de mentir
ouvertement. Éloge de l'hypocrisie
Un tissu de mensonges : une suite ininterrompue
de mensonges (hyperbole). 1. Molière évoque l’hypocrisie de ceux qui font
Un mensonge éhonté : un mensonge effronté, semblant d’être vertueux au grand jour pour
évident dont la personne n’a pas honte. agir dans l’ombre comme bon leur semble, sans
Mentir comme un arracheur de dents : mentir respect de la morale. C’est pourquoi il parle
effrontément, comme le faisaient les dentistes au « d’imposture ».
temps où l’anesthésie n’existait pas et où il fallait 2. Le masque de théâtre est le symbole de l’hypo-
persuader le patient que les soins ne seraient pas crisie dont parle Dom Juan. Chacun joue un rôle
douloureux, contre toute évidence. dans la vie, comme sur une scène de théâtre.
3. Mots et expressions de l’univers du théâtre en
Se laisser piéger rapport avec l’illusion : porter un masque, jouer
1. Naïf, ingénu, confiant, candide, crédule, niais, un rôle, jeu, déguisement, travestissement, être
innocent, dupe. en représentation, feindre, imiter, simuler un
Contraires : incrédule, sceptique, méfiant. sentiment, endosser un personnage.

2. Pour aider les élèves à rédiger un portrait sati-


rique, on peut leur donner en modèle l’un des Bas les masques !
portraits des Caractères de La Bruyère.
1. Velum, le voile, est le nom latin à l’origine des
verbes « révéler » et « dévoiler ».
L’art du mensonge 2. Avoir un voile devant les yeux : ne pas voir
1. Le terme vient du grec hupokritês, « acteur, la vérité.
mime », de hupokrinesthai , « feindre, jouer un Lever le voile : révéler quelque chose.
rôle en portant un masque ». Se voiler la face : refuser de voir la vérité.
Un hypocrite est quelqu’un qui cache ce qu’il
3. « Révéler » et « dévoiler » ont pour synonymes
pense, qui joue un rôle en portant un masque,
possibles : divulguer, rapporter, dénoncer, décou-
comme un acteur.
vrir, démasquer. Le dialogue doit tourner autour
2. Le Dictionnaire de l’Académie française donne d’un personnage que l’on oblige à avouer une
la définition suivante pour « hypocrite » : « faux supercherie ou un mensonge.
dévot, qui affecte des apparences de piété, de
probité ». C’est uniquement l’aspect religieux qui
est retenu, celui que Molière mettra en évidence
avec Le Tartuffe.

102 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme


Séquence

‡ Molière,
L’École des femmes, 1662
Présentation et objectifs de la séquence  p. ⁄›‹
Livre de l’élève  p. ⁄›‹ à ⁄∞¤

La comédie de Molière permet de combiner le thème du mariage comique et la satire des travers
humains. Arnolphe, barbon floué par deux jeunes gens, est l’avatar des vieillards comiques de la
commedia dell’arte mais, à travers les longs monologues que Molière lui a (s’est) offerts, le personnage
gagne en profondeur. Sa dimension pathétique le rapproche de George Dandin (voir manuel p. 162-
163). L’intérêt de l’œuvre tient aussi à la querelle qu’elle a suscitée : les règles classiques sont mises
à l’épreuve car l’intrigue et les personnages ne sont pas toujours vraisemblables.
Notre axe principal est l’évolution du personnage de l’ingénue, type lui aussi hérité de la comédie
italienne. Il gagne lui aussi en épaisseur psychologique et en nuances. Si l’on veut croiser deux objets
d’étude, le théâtre et l’argumentation, ce personnage permet d’aborder également, en argumentation,
le thème de l’éducation des filles.
C’est à travers deux mises en scène que nous étudierons cette évolution, en confrontant sans cesse
le rapport du texte à la scène, du texte au jeu. L’objectif, en Seconde, est de préparer le travail de
Première, et de rendre les élèves capables de donner leur avis sur un costume, une gestuelle, un décor.

Texte et contexte : décalés (manuel p. 126). Arnolphe, agacé, finit


le mariage au xvii e siècle par renvoyer le notaire.
  p. ⁄››
 HISTOIRE DES ARTS
1. Une très jeune fille est mariée de force à un riche
 Le contrat d’Arnolphe
vieillard totalement décrépi et cacochyme : dans
1. Le notaire arrive au moment où Arnolphe
le film, on est obligé de lui tenir la main. Sa figure
est préoccupé et chagriné : il sort de la chambre
ressemble à une tête de mort, il est outrageuse-
d’Agnès où il a été incapable d’exprimer sa colère
ment maquillé pour cacher cette décrépitude. Au
autrement que par de l’agitation. Il continue
contraire, la robe de la jeune fille a un décolleté
son monologue alors que le notaire est arrivé
plongeant, révélant sa jeunesse et sa beauté. Elle
et s’adresse à lui. S’engage alors un dialogue de
est offerte comme une victime. La différence d’âge
sourds, très comique. Le notaire lui répond en lui
est volontairement très choquante.
parlant du contrat, alors qu’Arnolphe évoque sa
crainte d’être ridicule. Les termes techniques, 2. La jeune fille est malmenée, violentée par
juridiques du contrat (« le préciput », « douaire ») les hommes de sa famille : elle est d’abord traî-
deviennent incompréhensibles dans ce contexte. née jusqu’à son siège, obligée à s’agenouiller et
Ils entrent en conflit avec la réalité et la difficulté maintenue par les assistants. Quand elle refuse
d’une relation amoureuse. On retrouve ce comique de dire « oui », son mari essaie de lui extorquer
de mots et de caractères dans Les Plaideurs de son consentement en lui broyant la mâchoire.
Racine puisque le notaire est l’héritier du pédant, La scène est filmée comme un viol sur fond de
qui croit bien parler alors que ses propos sont au musique religieuse. Le prêtre est complice de cette
mieux incompréhensibles, au pire, complètement parodie de mariage.
7 Molière, L’École des femmes | 103
 LECTURE DU TEXTE balcon d’où elle voit Horace (« j’étais sur le balcon
3. La fin de l’acte II scène 5 repose sur un qui- à travailler au frais », v. 485). Mieux : elle peut,
proquo : Arnolphe annonce à Agnès qu’il va la de ce balcon, communiquer astucieusement avec
marier et qu’elle pourra donc profiter des joies et lui : c’est de là qu’elle lance le pavé de grès avec
plaisirs du mariage en toute légalité, mais il omet la lettre. Et c’est de là que chute Horace, agressé
d’indiquer le nom du mari : « pour vous marier par les serviteurs.
on me revoit ici ». Le « nous » de « nous serons 3. et 4. Le décor de Jacques Lassalle reproduit
mariés » prête à équivoque : pour Arnolphe, il celui conçu par Bérard pour la mise en scène
s’agit de lui et d’Agnès, tandis qu’Agnès croit qu’il de Louis Jouvet (1936). C’est un décor mobile :
s’agit d’Horace et elle. Elle manifeste alors une la maison est une haute tour verticale avec une
joie très enfantine (elle rit). Mais quand Agnès porte et un balcon, entourée de murs avec un
dit : « Et qu’avec lui j’aurai de satisfaction », jardin. Les murs se replient et donnent alors à
Arnolphe est détrompé par ce pronom et la répri- voir la rue, avec des maisons de chaque côté. On
mande vertement. Elle doit cesser aussitôt « tout entre dans le jardin par une petite porte à judas
commerce » avec Horace. La fin de la scène est à droite. C’est clairement un espace d’enferme-
brutale : Arnolphe empêche Agnès de parler et ment réaliste, qui respecte les données du texte
la renvoie dans sa chambre (v. 639-641). et permet de jouer sur l’opposition espace intime/
espace public avec plus de vraisemblance que la
place publique imaginée comme espace unique
par Molière. Ce décor évoque, de la façon la plus
Entrée dans l’œuvre : simple et la plus concrète, la situation d’Agnès.
La scénographie imaginée par Didier Bezace est
un espace d’enfermement symbolique : on ne reconnaît ni la maison, ni la
et d’isolement   p. ⁄›∞ place publique, mais un gigantesque plateau en
bois nu avec des trappes et des échelles pour y
Objectifs : en travaillant sur le personnage
accéder. L’idée d’enfermer Agnès sous le plateau
et le rapport à l’espace, on évite de renforce la violence de sa séquestration. L’acte II,
réduire L’École des femmes à un discours scène 5 finit ainsi très violemment : Arnolphe
argumentatif sur l’éducation des filles et on pousse Agnès vers la trappe et elle est descendue
revient à des enjeux proprement théâtraux. mécaniquement, comme happée par la maison.
Cela permet de mieux réfléchir sur les Les apparitions des personnages par les trappes
buts d’une comédie classique, et ainsi de créent aussi des effets de surprise, parfois comiques
revenir, en fin de séquence, sur la structure, (I, 2). Le seul élément posé sur le plateau est une
la vraisemblance des situations et des grande valise qui rappelle qu’Arnolphe revient de
personnages ainsi que la visée morale. voyage, et qu’il est perdu entre ses deux maisons :
les personnages s’y asseyent comme sur un banc.
 Une jeune fille cloîtrée Cet inconfort suggère aussi que les personnages
1. « La scène est dans une place de ville » indique s’affrontent autour d’un bastion : Horace rampe
la didascalie initiale. On sait que l’on se trouve difficilement depuis son échelle après avoir été
devant la maison d’Arnolphe, et plus exactement blessé par le grès d’Agnès. Arnolphe, furieux,
dans sa deuxième maison : « je l’ai mise à l’écart arpente ce plateau désert, flottant comme une île
[…] / dans cette autre maison » (I, 1, v. 145-146). suspendue au-dessus des clochers qui apparaissent
Toutes les confidences entre Arnolphe et Horace ici et là. Dans la mise en scène d’Avignon, les
se passent donc dans cet espace public, devant personnages apparaissaient aussi aux fenêtres du
la porte. Mais derrière cette porte, dans l’espace palais des Papes, très haut, comme des spectateurs
privé, Agnès est enfermée. Cette maison comporte des monologues d’Arnolphe.
un lieu extérieur privatif, souvent représenté sous
forme de jardin, où Arnolphe convoque Agnès
 Un faux sentiment de sécurité
(« un siège au frais ici », v. 665).
5. La porte pour accéder au jardin est trop basse
2. Même fermé, cet espace ménage des ouvertures. pour laisser passer un homme et elle possède un
La chambre d’Agnès est à l’étage et comporte un judas, comme une porte de prison. Arnolphe a
104 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
beau frapper à la porte, montrer son visage dans le L’aparté permet de partager ses réactions avec les
judas, les serviteurs refusent d’abord de lui ouvrir, spectateurs (on souligne l’utilisation de la double
puis se disputent pour savoir qui va le faire. Ils énonciation pour provoquer un effet comique). Il
prennent à la lettre les consignes de n’ouvrir à en veut principalement à l’entremetteuse (« exé-
personne. crable damnée ») qui a su manipuler Agnès en
jouant avec sa naïveté.
6. Les trappes fonctionnent en comique de répéti-
tion, et les têtes d’Alain et Georgette sont comme
des marionnettes qui apparaissent et disparaissent  COMPARAISON DES DEUX MISES
à des endroits différents du plateau. L’espace paraît EN SCÈNE
ainsi piégé et ce piège se referme sur Arnolphe. 4. Dans chaque mise en scène, Agnès rejoue la
scène, la revit pour Arnolphe et pour nous : chez
7. Faire argumenter les élèves en utilisant les
Lassalle, elle rejoue les révérences ; chez Bezace,
réponses aux questions 3 à 6.
elle imite la voix de l’entremetteuse. Chez Lassalle,
elle garde sa voix naïve, enfantine, avec des yeux
Prolongement écarquillés et un grand sourire béat tout le temps.
On peut proposer un exercice de théâtre-image Elle semble n’être pas très consciente de ce qu’il
aux élèves sur le rapport à l’espace : cinq élèves s’est passé. Au contraire chez Bezace, la comé-
prennent une pose permettant de rendre explicites dienne, tout en continuant à coudre, s’en amuse.
les relations entre Agnès, Horace, Arnolphe et Elle joue sciemment avec les nerfs d’Arnolphe, en
les deux serviteurs. Il s’agit de montrer comment lui jetant des coups d’œil coquins. Elle est presque
Agnès est surveillée, mais réussit à communiquer provocatrice, insolente. Et l’aiguille devient le
avec Horace. Cet exercice se fait sans aucune symbole des piques verbales qu’elle lui lance et
parole et les autres élèves doivent identifier chaque qui l’atteignent au cœur.
personnage joué à partir de sa posture. 5. Arnolphe (Olivier Perrier), dans la mise en
scène de J. Lassalle, regarde d’abord Agnès avec
amusement. Il a les mains dans le dos, dans une
EXTRAIT 1 Un balcon ouvert position d’autorité tranquille. Il se détourne un
peu pour les apartés. Il contrôle ses émotions,
sur le monde  p. ⁄›§ manifeste son agacement, mais sans exagération.
Sur l’image de la mise en scène de Didier Bezace,
 LECTURE DU TEXTE Arnolphe (Pierre Arditi) paraît abattu. Il courbe
1. Agnès a communiqué avec Horace (v. 488- le dos. Il est en position fermée, les doigts cris-
489), puis avec l’entremetteuse (v. 505-506). pés sur son mouchoir, les yeux dans le vague, le
La communication s’est d’abord limitée à des visage montrant une grimace de mécontentement,
salutations depuis le balcon (révérences) pour tandis qu’Agnès se montre enjouée et le regarde
Horace, puis à une discussion sur le pas de la sans crainte. Il se lève et se place derrière Agnès
porte avec la vieille. pour faire les apartés qui sont criés. Il tape du
Agnès prend au pied de la lettre la métaphore pied, mord son mouchoir. Ce jeu outré est a priori
amoureuse suggérant une blessure du cœur : plus comique.
« Moi, j’ai blessé quelqu’un ? », demande-t-elle
ingénument.
2. Le récit d’Agnès comporte du comique de répé-
tition aux vers 492-499. L’utilisation du discours EXTRAIT 2
direct pour rapporter les propos de l’entremetteuse
donne également vie à son récit.
Une communication
3. Arnolphe est d’abord satisfait du rapport
astucieuse  p. ⁄›‡
d’Agnès (« Fort bien »), il veut l’encourager à Objectif : analyser le fonctionnement
continuer. Puis, il étouffe de colère quand il com- du comique de situation servant de base
prend qu’Agnès a été trompée. Mais il ne doit rien à l’intrigue suivante : une confidence
montrer pour la laisser s’expliquer entièrement. inappropriée.

7 Molière, L’École des femmes 105


 LECTURE DU TEXTE même temps que lui. Il se détourne de douleur à la
1. Les vers 928-931 font la liste de toutes les pré- lecture de la phrase où Agnès déclare sa flamme.
cautions prises par Arnolphe pour garder Agnès. Pendant que la voix d’Horace part dans les tré-
Selon Horace, « chez lui [il] se retranche, et de molos, Arnolphe, au bord des larmes, s’appuie
grès fait parade », il « anime ses gens contre moi ». contre le mur, chagriné, pathétique aussi. Quand
Mais Horace insiste sur la vanité et l’illusion de ils partagent des larmes en se consolant mutuel-
toutes ces ruses : son piège s’est refermé sur lui, lement, la scène tourne au comique de farce, car
il est abusé « par sa machine même ». La phrase chacun a une raison différente de pleurer ! Comme
exclamative admirative au vers 933 souligne la dans l’autre mise en scène, chaque personnage est
contradiction inhérente à cette situation : le vieux enfermé dans son scénario.
rusé est impuissant à trouver une parade efficace Chez Bezace, Horace lit la lettre d’abord allongé
tandis qu’une ignorante est soudain capable de par terre sur le ventre, puis sur le dos très détendu,
trouver une stratégie pour se libérer de son tyran. fier de lui, perdu dans son rêve amoureux. Agnès
Horace ne perçoit pas le malaise d’Arnolphe : il l’écoute depuis la fenêtre du palais des Papes. La
insiste même pour l’obliger à partager son amu- complicité des jeunes gens est visible à travers la
sement (v. 926, 938). présence d’Agnès. Arnolphe est à l’écart, détourné,
le dos courbé. L’isolement progressif d’Arnolphe
2. On peut faire lire la lettre avec les trois per- et son échec sont joués de façon pathétique, mais
sonnages en présence (Agnès visible, Horace et c’est l’indifférence totale d’Horace face aux réac-
Arnolphe) ; tenter la prise en charge du texte alter- tions de son interlocuteur qui est comique. On
nativement par Agnès et Horace, peut-être avec peut rappeler que la vraisemblance des situations
des répétitions de certains termes par Arnolphe au théâtre repose surtout sur des conventions
et, trouver une mise en espace qui indique les admises par le public.
relations des trois personnages entre eux.
3. Agnès exprime tout à la fin son amour pour Prolongement
Horace : « j’aurai toutes les peines du monde
On peut faire écrire la réponse d’Horace à Agnès
à me passer de vous, et que je serais bien aise
où il la rassurerait sur son amour et ses intentions
d’être à vous ». Mais elle exprime également des
craintes : peur de déplaire, d’être inconvenante honnêtes.
car elle se sait ignorante (« j’ai peur de mettre
quelque chose qui ne soit pas bien »). Sa révolte
vis-à-vis d’Arnolphe, qu’elle désigne par un « on »,
est manifeste. Elle n’a plus confiance en lui : « je
suis fâchée à mourir de ce qu’on me fait faire EXTRAIT 3 Une entrevue
contre vous ». dans la chambre d’Agnès
 p. ⁄›8
 COMPARAISON DES DEUX MISES Objectifs : définir et analyser le
EN SCÈNE fonctionnement et le rôle du monologue.
4. J. Lassalle imagine une énorme pierre avec On peut noter que les monologues
une fente au milieu permettant de cacher le bil- deviennent moins nombreux dans les pièces
let. D. Bezace ne montre pas la pierre, mais ses classiques après 1650, en raison
conséquences : Horace porte un large pansement de l’invraisemblance trop flagrante de cette
taché de sang autour du front, montrant qu’il a convention théâtrale. Si Molière l’utilise
réellement été blessé ! Horace arrive d’ailleurs par autant dans L’École des femmes, c’est parce
une échelle en rampant, comme s’il était encore qu’Arnolphe n’a aucun ami à qui se confier.
sonné. Et il reste couché à terre. Dans les deux Il s’est trop vanté de sa stratégie pour éviter
cas, la pierre prend des proportions comiques. d’être cocu pour aller se plaindre ensuite
5 et 6. Chez Lassalle, Horace lit la lettre penché à Chrysalde. Les monologues présents en
vers Arnolphe, qui lui tourne d’abord le dos, puis début ou fin d’acte servent donc à exprimer
finit par se retourner et se pencher pour lire en son désarroi et sa solitude grandissants.

106 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme


Rappel des fonctions possibles partout, vérifie les portes, fait les cent pas et finit
d’un monologue : blotti sur le fauteuil dans une posture ridicule, la
– fonction informative ; tête coincée sous l’accoudoir, comme un enfant
– fonction lyrique ; cherchant à échapper à la réalité. Quand il entend
– fonction délibérative (prendre une décision). frapper à la porte (le notaire), il ne peut sortir sa
tête immédiatement (comique de farce).
Chez Bezace, Arnolphe trépigne, crie, il jette sa
 LECTURE DU TEXTE valise à terre pour s’asseoir dessus. Il est proche
1. Le monologue nous informe de ce qu’il s’est du hurlement ; le débit est rapide ; il accentue les
passé hors scène, dans la chambre d’Agnès. mots importants (l’énumération, les rimes comme
Arnolphe voulait la réprimander après avoir appris « je crève »). C’est le désespoir et la rage que
l’épisode de la lettre. On sait qu’Arnolphe s’est mis joue Pierre Arditi. Cet acteur est plus pathétique
en colère : « ces bouillants transports », « j’étais qu’Olivier Perrier et semble donc mieux respecter
aigri, fâché ». Mais on ne sait en quels termes il a les données du texte.
exprimé cette colère. On saura par Horace, caché
dans l’armoire (IV, 6), qu’il n’a en fait rien dit.
On sait qu’Agnès est restée très calme, presque Prolongement
provocante : « la traîtresse a soutenu ma vue [...] On peut proposer une mise en voix chorale de
je la voyais tranquille ». ce monologue permettant de faire entendre les
différentes émotions exprimées par Arnolphe.
2. Arnolphe passe de la colère à l’amour et à la
détresse. Il est pathétique :
– la colère est manifestée par son incapacité à
rester tranquille. On relève l’hyperbole des « mille
soucis », la métaphore médicale (« s’échauffer
une bile »). L’énumération, soutenue par une EXTRAIT 4 La jeune fille
assonance en [é], fait ressortir le dernier terme :
« J’étais aigri, fâché, désespéré contre elle » ;
en fuite  p. ⁄›·
– l’amour : on retrouve la même métaphore du
feu qui le brûle pour évoquer l’amour : « Et ces  LECTURE DU TEXTE
bouillants transports dont s’enflammait mon 1. Arnolphe prend le spectateur à partie en parlant
cœur,/ Y semblaient redoubler mon amoureuse d’Agnès à la troisième personne. Selon Benveniste,
ardeur ». L’amour est limité au désir de possession le recours à la troisième personne, qui n’est plus
physique : « des désirs si pressants » rime avec un interlocuteur mais un objet dont on traite, est
ses yeux « perçants ». L’amour le transperce, le plus méchant de la langue française. C’est ici
l’anéantit ; manifeste lorsque ce recours s’accompagne d’un
– le désespoir est exprimé à travers d’autres hyper- vocabulaire péjoratif. « Elle », c’est « la vilaine »,
boles : l’utilisation du verbe familier « crever » « une précieuse », « une sotte ». Ce procédé est
et l’allusion à une fatalité tragique : « Si de mon méprisant à son égard. Puis, quand il se sert enfin
triste sort la disgrâce s’achève » ; de la deuxième personne du singulier pour lui par-
– la rancœur et l’amertume sont présentes quand ler, c’est pour lui faire directement des reproches,
il fait le compte de ce qu’Agnès lui devrait : on en lui rappelant ce qu’elle lui doit, sous forme
peut relever les vers qui commencent avec l’inter- de questions rhétoriques, aux vers 1546-1547,
jection indignée « Quoi ? » (v. 1026), et font la 1550-1551 ou 1553. Ces questions n’attendent
liste au futur antérieur de ses bienfaits dont un nullement une réponse mais une muette appro-
autre bénéficiera : « afin qu’un jeune fou [...] me bation. Il l’apostrophe avec des termes toujours
la vienne enlever ». péjoratifs : « la belle raisonneuse », « coquine ».
Il insiste à nouveau sur le bien supposé qu’il lui
aurait fait avec trois expressions différentes : « je
 COMPARAISON DES DEUX MISES vous aurai […] nourrie à mes dépens », « les obli-
EN SCÈNE gations que vous pouvez m’avoir », « élever votre
3 et 4. Chez Lassalle, Arnolphe s’agite comme enfance ». C’est une façon de l’opprimer, en la
le dit le texte : il fait le tour du jardin, regarde rendant artificiellement redevable.
7 Molière, L’École des femmes 107
2. Agnès ne se laisse pas démonter et répond selon J. Lassalle). Il est pourtant dupé par deux
point par point : l’argent qu’elle lui doit, Horace jeunes gens, « une innocente » et « un étourdi ».
le lui rendra, avec intérêts (« tout jusques au Comment une telle invraisemblance est-elle
dernier double », v. 1548). Et, elle lui renvoie les possible ? Cela s’explique par la folie très par-
reproches concernant son éducation, en mettant ticulière qui anime le personnage, folie que
en évidence la sottise à laquelle Arnolphe l’a Molière nomme « marotte ». Concrètement, ce
condamnée. Elle le fait avec une intelligence terme désigne le sceptre parodique arboré par les
toute nouvelle, comme en témoignent l’ironie bouffons et les fous du roi. Au sens figuré, c’est
de la phrase exclamative (v. 1555) et la prise de une idée obsessionnelle (ici, la peur maladive
conscience de sa sottise : elle utilise le mot « bête » d’être cocu). C’est cette obsession qui entraîne
pour parler d’elle, ce qui est fortement péjoratif. le déséquilibre des humeurs et fait d’Arnolphe
un « extravagant » (terme fortement péjoratif au
 COMPARAISON DES DEUX MISES XVIIe siècle, synonyme de « fou »), « un homme
EN SCÈNE solitaire et têtu », incapable de faire face aux
3. Dans les deux mises en scène, Arnolphe mal- échecs successifs qu’il rencontre car il « restera
mène physiquement Agnès. Olivier Perrier bloque jusqu’au bout un mauvais élève ». Cette faiblesse
Agnès qui cherche à s’échapper et se débat. Il la d’Arnolphe (Lassalle va plus loin en parlant de
jette à terre et la maintient au sol, un bras retourné « monstre pédophile », termes qui donnent un
en arrière. Il la relève, la secoue, s’apprête à lui aspect inquiétant au personnage) est expliquée à
donner un coup de poing et renonce. Puis, il la fin du texte de Molière : chacun porte en soi des
l’enlace, s’agenouille, lui entoure les jambes, la contradictions qui ne sont pas incompatibles, des
supplie, blotti contre elle. idées fixes qui le hantent, exacerbent l’imagination
Pierre Arditi l’attrape par les cheveux, lui tord et font taire toute raison. Pour rejeter les accu-
les bras en arrière, l’empoigne par sa robe et la sations d’invraisemblance, Molière a beaucoup
secoue comme une chiffe molle. Épuisé, il finit par travaillé ses personnages. Il s’est documenté en
s’effondrer sur le bord du plateau, d’où il supplie lisant les travaux des philosophes sur la puissance
Agnès, sans même oser la regarder. Tous deux de l’imagination. Par exemple, Malebranche ou
finissent ridicules en proposant de s’arracher des Pascal montrent qu’elle fait basculer des hommes
cheveux comme preuve d’amour. sains d’esprit dans des comportements parfois
irrationnels. C’est pourquoi, il soutient que son
4. Chez Lassalle, Agnès est plus combattive phy- personnage est « naturel » et non invraisemblable.
siquement. Au début, elle s’enveloppe dans son
manteau pour tenir tête à Arnolphe en le regar- 2. C’est la solitude et l’entêtement d’Arnolphe
dant en face. Quand il la supplie, elle le fuit. Il qui le rendent peu à peu pathétique et tragique.
finit comme abattu à terre contre le mur. Didier Bezace souligne son incapacité à se remettre
Chez Bezace, Agnès se laisse faire. Elle est toute en question : le combat « de la lucidité » apparaît
molle, comme une poupée, mais son articulation perdu d’avance. Les acteurs ou metteurs en scène
est forte et assurée. Elle ne se plaint pas, et assène ont très tôt donné cette vision dramatique ou
toutes ses réponses sans crainte. La violence glisse tragique du personnage : on peut consulter avec
sur elle vainement. C’est pourquoi Arnolphe profit les articles de T. Gautier et de C. Coquelin
renonce et se détache d’elle. dans l’édition Classiques Hachette, p. 142-143.

 COMPARAISON DES DEUX MISES


La réception de l’œuvre : EN SCÈNE
comédie ou tragédie ? 3. Bezace a imaginé de montrer, après le départ
de tous les protagonistes, une petite Agnès en
 p. ⁄∞‚-⁄∞⁄ train de sauter à la corde. C’est une référence au
moment où Arnolphe venait d’adopter la petite
 LECTURE DES TEXTES fille. Mais l’enfant reste seule maîtresse de cette
1. Arnolphe est présenté comme un homme île-prison : elle joue. Par le jeu, elle a préservé
avisé, un « honnête homme », comme le dit son sa liberté, elle a surmonté l’éducation rétrograde
ami Chrysalde ou Horace (il est « honorable » qu’on lui a imposée.

108 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme


Jacques Lassalle, au contraire, montre la vengeance secrète de la sœur de Chrysalde, Angélique, avec
des serviteurs terrorisés par leur maître : Arnolphe un seigneur, Enrique. Celui-ci la reconnaît et peut
a fui en laissant sa canne et son manteau. Ils en la marier avec Horace, le fils de son ami Oronte.
font un épouvantail fixé sur le mur fermé du
3. Le caractère d’Agnès est très doux. Arnolphe
jardin. Il n’effraiera plus personne, et la maison
utilise à son endroit plusieurs fois les termes ambi-
restera vide.
valents de « simplicité » ou d’« innocence ».
Les deux images sont des images concrètes, scé-
L’adjectif qualificatif « simple » est aussi employé
niques de l’échec d’Arnolphe. par Horace, qui ajoute qu’elle a « un air tout enga-
geant, je ne sais quoi de tendre » (I, 4, v. 323).
C’est son innocence qui la rend attirante.
FICHE DE LECTURE
Un personnage moteur de l’action
Étude d’un personnage : 4. La présentation tabulaire des scènes se trouve
dans l’édition Classiques Hachette, p. 146-149.
l’ingénue  p. ⁄∞¤ Agnès apparaît dans cinq scènes seulement, quatre
avec Arnolphe et une seule avec Horace, mais
Personnage et caractère il s’agit du moment où il se confie malencon-
treusement à Arnolphe. Elle est donc davantage
On peut commencer par faire chercher les diffé- un personnage dont on parle qu’un personnage
rents sens du mot « ingénue » dans un dictionnaire. agissant sur scène. Elle est l’enjeu de la rivalité des
Définition du Robert : « qui a une sincérité inno- deux hommes qui ne parlent que d’elle. Elle est
cente et naïve ; candide, inexpérimenté, inno- aussi présente à travers sa lettre. Cette présence-
cent, naïf, simple. » Si l’innocence est positive, absence est très originale : enfermée et surveillée
la naïveté excessive est au contraire négative. par Arnolphe, elle lui échappe malgré tout.
Le dictionnaire mentionne aussi l’idée de faus-
seté, en donnant « jouer les saintes-nitouches » 5. Agnès n’est pas un personnage passif, qui subi-
comme synonyme de « jouer les ingénues ». Cette rait tout ce qui lui arrive sans réagir. Au contraire,
expression vient du théâtre où l’ingénue était un elle a une longueur d’avance sur les deux person-
« emploi », c’est-à-dire l’ensemble des rôles d’une nages masculins. Hors scène, enfermée dans sa
même catégorie que peut jouer un même acteur. chambre, elle trouve pourtant le moyen de ruser
L’ingénue se distingue ainsi de l’emploi de « jeune et d’agir : elle lance la lettre puis cache Horace
première » (par exemple, Élise de L’Avare), et dans l’armoire de sa chambre, au nez et à la barbe
s’oppose à celui de la coquette (Célimène du d’Arnolphe. Elle lui donne un rendez-vous galant
Misanthrope). Chaque acteur, dans une troupe, de nuit et finit par s’enfuir avec lui. À chaque
était ainsi titulaire d’un certain nombre de rôles. fois, ce sont des coups de théâtre, car Arnolphe
L’âge importe peu, puisqu’on voit Mlle de Brie, lui avait donné des ordres pour renvoyer Horace.
âgée de 36 ans à la création du rôle d’Agnès, le Non seulement elle désobéit, mais elle garde son
garder pendant vingt ans. sang-froid quand il se met en colère devant elle
(voir le récit d’Horace : IV, 6). À chaque nou-
1. Le nom Agnès, tiré du grec, veut dire « pure ». vel acte de rébellion, Arnolphe doit trouver un
Sainte Agnès a été martyrisée pour avoir refusé nouveau moyen de la contraindre : il croit même
l’époux que ses parents lui destinaient. L’idée de avoir tué Horace, mais elle seule a eu le courage
virginité est associée à ce prénom. Le fait que d’aller voir de près ce qu’il en était, pendant que
le mot évoque par sa sonorité le nom commun les serviteurs étaient tétanisés de peur. Et elle
« agneau » enrichit le prénom de ses connotations. s’enfuit avec lui.
2. Agnès a été achetée à une paysanne qu’Ar-
nolphe a prise pour sa mère, alors qu’elle avait Jouer Agnès
quatre ans. Il la croit donc d’origine très pauvre.
Elle a été élevée dans un couvent dont Arnolphe Prolongement
vient de la faire sortir pour l’épouser. En réalité, on Avant d’analyser les différentes images, on peut
apprend dans l’acte V qu’elle est l’enfant de l’union demander aux élèves de proposer une entrée, avec
7 Molière, L’École des femmes 109
des accessoires possibles (travail d’aiguille, livre En ce qui concerne les attitudes, Valentine Galey
religieux) et de montrer comment Agnès peut (p. 152) a une mimique naïve et enjouée, un peu
s’asseoir, se tenir sur une chaise (les regards baissés, comme Caroline Piette.
les mains sur les genoux, ou les bras croisés...).
Le triomphe du naturel
6. On sait très peu de choses sur le comportement
d’Agnès. Le vers 676 suggère qu’elle garde la tête
8. Arnolphe a donné à Agnès l’éducation
minimum. Il regrettera ensuite d’avoir accepté
baissée et ne regarde pas son interlocuteur en face.
de lui faire apprendre à lire et écrire. L’idée était
Il s’agit autant d’une attitude réservée, obéissante,
de la rendre malléable (« un morceau de cire
que d’une attitude de refus. Les vers 1012-1015
entre mes mains », III, 3, v. 810) et docile, donc
évoquent l’attitude d’Agnès devant un Arnolphe
sans esprit critique, sans réflexion. Il craint en
très en colère : elle est restée impassible. « On
réalité l’esprit contestataire des femmes : « son
dirait, à la voir, qu’elle n’y touche pas » : ce vers
bel esprit lui sert à railler nos maximes » (v. 824),
suggère qu’elle feint l’innocence, et c’est bien cela
« une femme d’esprit est un diable en intrigue »
puisqu’on apprend ensuite qu’Horace était caché
(v. 829). Agnès est donc programmée pour ne
dans l’armoire. On peut imaginer que l’éducation
pas avoir d’esprit, s’occuper de son mari et de
qu’elle a reçue l’a habituée à peu extérioriser
sa maison. Chrysalde souligne la sottise d’un
ses sentiments. Ces quelques indications la
tel projet : une femme sotte peut, sans le savoir,
rendent encore plus énigmatique. Et Arnolphe,
tromper son mari. Sans compter que supporter
qui la croyait transparente, s’en inquiète. Cette
la bêtise de sa femme peut être assez pénible : il
indifférence le tourmente.
« est assez ennuyeux […] / d’avoir toute sa vie
7. Les costumes choisis par Jacques Lassalle et une bête avec soi » (I, 1, v. 109-110). Il présente
Didier Bezace sont tous les deux très couvrants le mariage de façon plus équilibrée.
et rappellent encore l’enfance : le bleu et le col Horace aussi condamne « l’ignorance où l’on
Claudine font penser à un uniforme de pensionnat veut l’asservir » (I, 4, v. 321), ignorance dans
ou de couvent, le rose pâle à rayures est lui aussi laquelle Agnès a été élevée même s’il en profite
assez discret. Les deux robes cachent les formes, au départ. Il est indigné du procédé d’Arnolphe :
elles ne mettent pas en valeur la féminité d’Agnès. « un crime punissable/ de gâter méchamment ce
Celle choisie par Didier Bezace paraît même fonds d’âme admirable » (v. 952-953). À l’inverse,
trop grande. Les coiffures sont différentes : chez il admire cette « adresse d’esprit » (v. 923) que
J. Lassalle, Caroline Piette a les cheveux attachés manifeste sa lettre.
et relevés, dégageant le visage. Au contraire, Agnès, enfin, refuse de rester sotte (lettre et
Agnès Sourdillon a une chevelure un peu rebelle : extrait 4).
elle a des nattes relevées mais des mèches s’en
9. À cause de sa naïveté, Agnès courait le risque
échappent, montrant un début d’insoumission,
de tomber sur un séducteur sans scrupules qui
par rapport à une stricte discipline.
l’aurait enlevée et déshonorée. C’est pourquoi
Le jeu de Caroline Piette force la naïveté enfan-
Horace, qui ne veut pas ternir sa réputation, ne
tine tandis qu’Agnès Sourdillon, dont la voix est
l’emmène pas chez lui.
naturellement grave et un peu rauque, paraît plus
moqueuse et beaucoup moins innocente (voir 10. Le naturel d’Agnès est celui d’une jeune
analyse de l’extrait 1). Le travail d’aiguille signifie fille bien née : son hérédité noble semblerait lui
la soumission (elle a également un petit carnet indiquer comment se comporter. Sa lettre mani-
où elle fait le compte des pièces cousues), mais feste ce code d’honneur instinctif ; elle y montre
est également la métaphore de la torture qu’elle une façon de se confier à un homme tout en le
inflige à Arnolphe. rappelant à ses responsabilités. Dans ce terme
Les mises en scène plus récentes, Liermier (p. 143) de « naturel », « pure nature », dit Horace au
et Adrien (p. 152) ont proposé des costumes vers 944, il faut aussi comprendre la sensibilité,
plus ouverts, moins stricts : Agnès paraît juste l’instinct qui la pousse à écouter son cœur et
sortir de sa chambre en jupon ou chemise de croire l’homme qu’elle aime. Il faut ici rappeler
nuit. Ces robes blanches peuvent évoquer aussi que nous sommes dans une comédie qui doit
le mariage ; elles donnent à voir un corps plus finir bien, même si l’intrigue ou l’évolution du
désirable (remarquer le regard d’Arnolphe p. 152). personnage ne sont guère réalistes.
110 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
 MISE EN VOIX Prolongements
Il est intéressant de faire dire ces maximes par − On peut faire lire la première scène des Femmes
des groupes constitués de garçons et de filles où savantes et comparer ainsi les points de vue opposés
chacun porte la voix tantôt de l’oppression mas- de deux jeunes filles sur l’éducation et le rôle des
culine, tantôt de la soumission ou de la rébellion femmes au xviie siècle.
d’Agnès. Il s’agit aussi de trouver une mise en − On peut également visionner des extraits du
espace montrant cette situation : par exemple, les film Saint Cyr de Patricia Mazuy (2000) : Madame
Agnès seront assises et les Arnolphe, penchés sur de Maintenon avait conçu une éducation ouverte
elles. Ou bien, les Agnès seront debout, face au pour des jeunes filles nobles, mais la religion et
public et les Arnolphe placés juste derrière elles. la société font échouer ce beau projet.

7 Molière, L’École des femmes 111


Séquence

8 Amours comiques,
amours tragiques
Présentation et objectifs de la séquence  p. ⁄∞‹
Livre de l’élève  p. ⁄∞‹ à ⁄‡›

Les règles classiques définissent et distinguent les conventions propres à la comédie (p. 140-141) et
à la tragédie (p. 196-97) : milieu, personnages, intrigue, dénouement.
En partant du thème amoureux, on peut ainsi suivre le déroulement d’une intrigue comique ou
tragique et repérer ces conventions jusque dans le théâtre ou le cinéma contemporains. Certaines
situations de mariage arrangé peuvent également être à la frontière entre les deux registres. Les
metteurs en scène contemporains aiment jouer sur cette hésitation quand ils montent une comédie
classique comme on l’a vu avec L’École des femmes (p. 150-151). Nous le verrons avec Le Barbier de
Séville ou George Dandin.

Bibliographie
– CONESA Gabriel, La Comédie de l’âge classique, Seuil, 1995
– FORESTIER Georges, Passions tragiques et règles classiques, PUF, 2003

fermé (on constate la hauteur des structures ver-


ticales) et ouvert (il est ajouré et laisse passer une
Le Barbier de Séville (1775) lumière orange chaude). Il ne renvoie à aucun
espace connu ou reconnaissable. Ce n’est ni une
mis en scène par maison ni un palais, ni en intérieur ni en extérieur.
Éric Vigner, 2010 p. ⁄∞›-⁄∞∞ La fonction mimétique en est donc absente. En
revanche, on pourrait lui attribuer une fonction
Intérêt de l’image : nous commençons symbolique : l’enfermement.
la séquence par une image volontairement
difficile à interpréter autant à cause
des costumes et décors que des attitudes  LECTURE DE L’IMAGE
des deux personnages dont la relation n’est 2. Les costumes ne sont pas modernes, mais ne
pas immédiatement lisible. Il s’agit ici de ressemblent pas non plus à des costumes xviiie
faire comprendre ce qu’est un parti pris siècle. Ils sont très couvrants et l’homme porte
de mise en scène et ce qu’il apporte une sorte de jupe. Ce sont cependant des costumes
à la lecture des œuvres classiques. qui indiquent une aisance matérielle : qualité
et épaisseur des tissus et broderie le montrent.
Ils ressemblent à des uniformes (l’homme et
la femme sont habillés de façon identique) et
Une mise en scène déroutante peuvent aussi, par leur couleur, renvoyer au deuil.
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE Le texte d’introduction explique que Vigner s’est
1. L’univers de cette mise en scène est sombre inspiré de costumes albanais du début du xxe
et énigmatique : le décor métallique est à la fois siècle. L’étrangeté ressentie vient du fait qu’on est
112 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
transporté dans une culture qui ne nous est pas protagonistes et adjuvants possibles, ainsi que les
familière et qui donne une impression générale grandes étapes de l’intrigue (exposition, nœud,
de sévérité. dénouement). Vigner dit d’ailleurs avoir monté Le
Barbier de Séville pour en faire le pendant d’Othello,
3. Bartholo est à la fois l’héritier du barbon et du
tragédie de Shakespeare dont l’intrigue repose
savant pédant. Rosine est une jeune première. La
aussi sur la jalousie.
noblesse du personnage – on relève « d’extraction
noble » – pourrait faire penser au personnel de
tragédie. Cependant, le médecin pédant est forcé- Prolongements
ment un personnage comique. Ces types ne sont – On peut faire imaginer un décor, des costumes
pas évidents non plus à identifier par les costumes et des postures qui permettraient d’identifier plus
proposés : si le noir peut correspondre au docteur, clairement une comédie pour cette scène.
la robe de Rosine est trop sombre pour une jeune – On peut également visionner sur TV5Monde
fille de comédie. Et si l’on pense à une princesse (www.tv5monde.com/theatre) un extrait de
de tragédie, Bartholo peut figurer un tyran. Les l’acte I, scène 3 du Barbier de Séville dans la mise en
postures invitent à cette interprétation tragique. scène de G. Marti (1997), où le décor montre un
4. C’est un rapport d’autorité stricte qui se joue balcon avec une jalousie. Ce décor n’empêche en
ici : Bartholo est derrière Rosine, presque mena- rien les relations comiques entre Rosine, Bartholo
çant et elle a l’air docile, mains derrière le dos, et Almaviva.
très droite. Cette posture pourrait convenir pour
Agnès de L’École des femmes : une jeune fille sous
surveillance, ce que le décor suggère également. DÉCOUVERTE
5. La croisée est le châssis qui ferme la fenêtre.
La jalousie est un volet de bois à lattes qu’on fixe
devant la fenêtre et qui permet de voir sans être vu. Trio amoureux
Comme le balcon d’Agnès, la jalousie permet
une communication discrète avec la rue. Elle est
et personnage caché
propice à une intrigue de comédie où une jeune   p. ⁄∞6-⁄∞‡
fille se laisse séduire par un amant extérieur alors
qu’elle est étroitement enfermée et surveillée. Objectif : comprendre l’intérêt
dramaturgique du personnage caché.
6. Éric Vigner explique ainsi son choix de scéno-
graphie : « Une jalousie, c’est aussi un élément Intérêt des textes :
d’architecture qui permet de voir sans être vu. – Espace théâtral : le personnage caché est
Elle permet de séparer, et de mettre en miroir une donnée scénique concrète qui oblige à
– graphiquement – des éléments : l’ombre et la penser l’espace théâtral et son implication
lumière, l’intérieur et l’extérieur. Pour Le Barbier dans le jeu des personnages.
de Séville, cette jalousie prend la forme d’une den- – Double énonciation : il permet aussi de
telle agrandie, qui présente des trous, des points comprendre ce qu’est la double énonciation
obscurs dans lesquels les personnages plongent. » théâtrale et la relation nécessaire entre la
On pourrait ajouter que cette dentelle traversée scène et le public.
par la lumière semble s’inspirer des mouchara- – Situation tragique, situation comique :
bieh que l’on trouve en Andalousie. Ce décor a il permettra de définir ce qui rend une
donc principalement une fonction esthétique et situation tragique ou comique, quelle dose
symbolique (fausse séparation entre l’intérieur et de danger fait basculer le spectateur dans le
l’extérieur) et permet de jouer avec la lumière. rire ou, au contraire, la crainte.

 ÉCRITURE Scènes sous surveillance


Sujet d'invention 1. Le personnage caché est présent par les allu-
Les deux scenarii peuvent être présentés sous forme sions et réactions de ceux qui sont au courant
de résumés indiquant les types de personnages, de sa présence.
8 Amours comiques, amours tragiques | 113
– Elmire essaie d’alerter son mari en toussant à Objectif : découvrir la portée morale
plusieurs reprises. Elle s’adresse à lui aux vers 15 du théâtre classique.
et 16 en utilisant le pronom « on » : « je ne dois
point prétendre/ Qu’on puisse être content, et Le théâtre classique s’appuie sur l’héritage
qu’on veuille se rendre ». Elle reproche explici- antique grec et romain. Cependant, les enjeux
tement à son mari de la pousser à céder à Tartuffe des intrigues ne sont pas les mêmes. L’amour
pour qu’il sorte enfin de sa cachette. est au centre des comédies classiques et c’est
– Junie tente d’alerter Britannicus de la présence lui qui triomphe, de façon très morale, des
de Néron (v. 7-8). Elle fait un éloge appuyé de préoccupations économiques. Au contraire,
l’empereur pour empêcher Britannicus de le cri- dans la comédie romaine, l’argent sert aux
tiquer ouvertement (v. 20). jeunes hommes à acheter des prostituées à
– Chérubin s’est manifesté par un bruit et la la barbe de leur père. Dans le système des
comtesse est contrainte d’avouer la présence personnages, la vedette est l’esclave fourbe qui
de quelqu’un dans son cabinet (l. 7). Elle lui invente les ruses pour voler les vieux. Dans
donne donc une identité acceptable pour son Pseudolus, « Calidore, le jeune amoureux de la
mari jaloux : Suzanne (l. 10). courtisane, est […] stupide, peureux et ahuri. Il
n’est là que pour servir de moteur à Pseudolus
2. Le spectateur a vu dans les scènes précédentes qui agit pour et en place de son jeune maître »
le personnage se cacher. Il comprend donc à la fois (Florence Dupont, introduction à Pseudolus,
le trouble, la peur et les allusions du personnage Éditions Babel, 2001, p. 115).
qui est au courant. Il est complice de celui-ci.
3. Les textes de Molière et de Beaumarchais sont
des comédies : le mari volontairement cocu, et
caché à quatre pattes sous une table est une situa- L’amour à crédit
tion ridicule de farce. Les façons dont la comtesse  ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
essaie d’échapper aux explications sont aussi 1. Pseudolus domine le dialogue : il se moque de
comiques : elle s’embrouille, refusant l’évidence son maître qu’il traite d’« imbécile » et de « serin »
(le bruit dans le cabinet). Même si le comte paraît (l. 14-15). Il est le seul capable d’obtenir malhon-
jaloux et violent, la comtesse peut lui tenir tête nêtement l’argent convoité par Calidore (l. 23).
et l’accuser d’infidélité avec Suzanne (l. 20).
Au contraire, Britannicus est une tragédie car les
deux amants sont en danger de mort. La peur de
 LECTURE DU TEXTE
2. Florence Dupont décrit ainsi le jeune homme
Junie s’exprime à travers son silence et sa difficulté
(adulescens, en latin) de la comédie latine :
à regarder Britannicus en face (v. 1). La mise en
« L’amoureux de la courtisane est pâle, délicat,
scène montre cet effroi, à travers sa raideur tandis
n’aimant que les plaisirs (banquets et filles), effrayé
que Britannicus la serre contre lui. Néron, caché
par tout et par tout le monde » (Le Théâtre latin,
derrière un rideau, mais visible pour le public (ce
Armand Colin, 1999, p. 125). Calidore se plaint
que le texte ne prévoit pas) est inquiétant.
sans cesse et annonce qu’il n’a plus qu’à se suicider
Prolongement (l. 8-9). Il n’agit pas et n’a aucune idée pour se
Il est possible de consulter le https://www.reseau- sortir d’affaire. Il se contente de gémir sur sa situa-
canope.fr/antigone/ qui présente des extraits de tion : « je n’ai pas un sou en poche, ni l’espoir de
quatre mises en scène de Tartuffe. trouver nulle part la moindre pièce » (l. 16-17).
Il est tellement défaitiste qu’il a du mal à croire
aux promesses de Pseudolus (l. 35).
LA COMÉDIE 3. Calidore utilise des hyperboles pathétiques
OU LES MARIAGES D’ARGENT pour apitoyer Pseudolus, mais elles sont tellement
excessives au vu de la situation, qu’elles prêtent
à rire : « sombré dans la nuit éternelle » (l. 8-9),

⁄ Plaute, Pseudolus,
vers 200 av. J.-C.  p. ⁄∞8-⁄∞·
« je ne peux plus vivre si on me la retire » (l. 12),
« C’est sur toi que repose désormais tout l’espoir
de mes jeunes années » (l. 31-32).
114 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
4. Dans une tragédie, Pseudolus devrait jouer « où le prendre cet argent ? » Mais il est certain,
le rôle du confident. Il supplierait son maître non sans forfanterie, qu’il saura s’y prendre : « Mais
d’avouer l’origine de sa douleur et serait compa- de l’argent, il y en aura, sûr et certain ». On relève
tissant. Ici, il refuse de gémir comme Calidore. aussi : « Tu verras que je tiens mes promesses »,
Il se moque de toutes les plaintes de son jeune « Je te promets de te les donner ». Il annonce
maître et lui rappelle que le problème sera réglé également que la victime du vol sera le père de
simplement, en trouvant la somme exigée. Ce n’est Calidore (l. 43).
qu’une affaire d’argent. Comme dit le proverbe :
« Plaie d’argent n’est point mortelle. » C’est Prolongement
pourquoi il ne prend pas le suicide de Calidore La promesse faite par l’esclave est aussi celle que le
au sérieux, lui qui veut « [s]e pendre juste his- dramaturge fait à son public. Avant d’écrire, il ne
toire de [l’]escroquer » (l. 11). Les larmes sont sait pas encore à quoi sa pièce ressemblera. Mais,
comparées à ce que demanderait une prostituée, sûr de son talent, il se fait volontiers hâbleur : il
elles n’ont aucune valeur. Relevons sa réplique parviendra à trousser une intrigue divertissante.
très crue : « il va te falloir pleurer des larmes Il nous le promet et nous allons voir ce que nous
d’argent […] autant pisser dans un violon ! » allons voir ! Cela ajoute au plaisir du spectateur.
(l. 19 à 21). Pseudolus préfère agir et ainsi faire
ses preuves, en jouant la partition pour laquelle
il est fait : « Allez, demande ! Je t’en prie, vas-y  HISTOIRE DES ARTS
bon Dieu ! » (l. 37). Il faut donc faire cesser la 8. B. Jaques-Wajeman utilise des costumes
scène de lamentation tragique pour entrer dans contemporains avec des références à l’univers
l’élaboration de la ruse comique : « Et maintenant de la comédie romaine : la posture agenouillée
ça suffit, tu me fatigues » (l. 41). des personnages évoque une parodie de tragédie,
et on voit Calidore attraper la main de Pseudolus
5. Pratiquement toutes les répliques comportent pour le supplier. Mais la lettre lui sert de chapeau
le lexique de l’argent : « m’avancer un sou », et elle est infiniment longue. Elle est sans doute
« si je me donnais en gage chez un usurier », davantage une liste de frais qu’une déclaration
« m’escroquer si je te refile un sou », « l’argent d’amour. L’esclave romain était roux. B. Jaques-
pour te secourir », « où le prendre cet argent ? Wajeman combine cette référence (perruque, pull
Mais de l’argent, il y en aura, sûr et certain », « si et chaussettes orange) avec l’image du renard rusé
je te procure vingt mines ». La somme est répétée (la fourrure jetée sur l’épaule). Pseudolus imite,
aux lignes 36 et 39 de même que la source où se pour s’en moquer, la posture plaintive de Calidore,
la procurer. C’est « ton père que je vais taxer », le bras tendu de façon lyrique.
dit le protagoniste.
6 et 7. Le rôle de l’esclave est d’être l’auxiliaire  ÉCRITURE
des amours du jeune homme. Comme un fils ne
peut moralement voler son père, c’est l’esclave, par Commentaire
nature immoral et malhonnête, qui s’en charge. Cette scène suit un schéma conventionnel de
Il déploie donc ruses et mensonges pour parvenir la comédie romaine : un jeune homme pleure et
à ses fins et c’est l’ingéniosité de ses fourberies demande du secours à l’esclave qui se fait prier.
qui fait rire le public. D’autant que les « vieux » Plaute imagine une variation sur ce modèle :
trompés (père ou proxénète) sont toujours avares il parodie un début de tragédie, montrant un
et ridicules. La dignité paternelle n’est qu’un peu personnage prostré dans l’attitude de la douleur ;
égratignée. Pseudolus peut donc se vanter sans l’esclave est censé jouer le confident cherchant
problème de morale excessive : il a le pouvoir à savoir l’origine du malheur. La scène permet
d’inventer une ruse pour récupérer de l’argent alors une série de plaisanteries mettant en évi-
(l. 23-24). L’originalité de cette comédie de Plaute dence l’habileté verbale de Pseudolus qui garde la
est que la ruse n’est pas encore trouvée. Pseudolus maîtrise du jeu et décide du moment où les deux
improvise au fur et à mesure que l’intrigue avance personnages retournent dans la comédie. Metteur
et que les événements se présentent à lui. Le spec- en scène et inventeur de l’intrigue, il est un vrai
tateur est d’autant plus séduit par son assurance. dramaturge, au même titre que Plaute lui-même.
L’esclave ne sait pas encore quelle intrigue tisser : Plaute joue ainsi avec les codes des deux genres.
8 Amours comiques, amours tragiques | 115
1) L’expression pathétique des sentiments de Devant les doutes de son maître, il met en avant
Calidore son rôle et ses compétences en fourberie : « Tu sais
La traductrice, F. Dupont, a ajouté des didasca- bien que lorsque je me lance dans une affaire…
lies pour faire comprendre le jeu pathétique de je mets une pagaille pas possible. »
Calidore : il est « mélodramatique et précieux », Enfin pour couper court aux jérémiades de
« geignant et grandiloquent ». Calidore, il lui enjoint expressément, avec
Calidore dramatise sa situation en utilisant des plusieurs verbes à l’impératif, de simplement
hyperboles et en annonçant son suicide (l. 7) : lui demander son aide (l. 37-38). L’échange de
« L’histoire est finie pour moi, tout est joué répliques aux lignes 39 et 40 est un retour au
d’avance ». Cette phrase est comique car on dialogue comique conventionnel.
est au début de la pièce et son rôle ne fait que
commencer.

¤  olière,
M
Il présente sa mort avec une métaphore poétique
tragique : « j’aurai avant la nuit sombré dans la
nuit éternelle ».
L’origine de sa souffrance est indiquée aux lignes
L’Avare, 1668  p. ⁄6‚-⁄6⁄
12 et 13 : si la séparation avec l’être aimé est bien Objectifs : cette scène permet de montrer
un sujet tragique, l’objet de son amour l’est bien qu’au théâtre les situations comiques
peu. C’est une prostituée. s’appuient sur des éléments concrets
Calidore est pessimiste et ne fait même pas de jeu. Molière a ainsi retenu la leçon
confiance aux propositions de son esclave, il de son maître Scaramouche et
s’enferme dans la douleur : « Ah si seulement de la commedia dell’arte qui utilisait
les faits répondaient à tes paroles ! », « Je serai de nombreux lazzis, gestes burlesques.
content… mais est-ce que cela arrivera vrai- On peut identifier ici les différents types
ment ? » Dans la tragédie, quels que soient leurs de comiques propres à la comédie classique,
efforts, les héros connaissent irrémédiablement et travailler avec les apartés sur la double
l’échec, et Calidore joue ce fatalisme tragique et énonciation théâtrale. On peut également
pathétique. faire le lien avec la comédie romaine
(Pseudolus, p. 158-159) et montrer que
2) Le décalage entre Calidore et Pseudolus
le jeune homme amoureux est devenu aussi
Pseudolus est chargé de conduire le dialogue en
fourbe que l’était l’esclave.
suivant les conventions comiques, en l’occurrence
en multipliant les plaisanteries et les décalages.
Il ne prend pas du tout la souffrance de Calidore Une rivalité amoureuse
au sérieux ; il ironise sur sa volonté de se pendre, et financière
qui aurait pour seul but de voler son esclave à qui
il aurait emprunté le prix de la corde (l. 10-11). Il
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
1. C’est une scène de farce à cause du jeu avec le
lui annonce que la fin ne peut être tragique pour un
diamant que Cléante arrache au doigt de son père.
personnage de comédie : « Tu vivras imbécile ! »
Harpagon étouffe de rage mais ne peut le montrer
La lettre est ramenée à ce qu’elle est, non une
à Mariane qu’il tient malgré tout à séduire. Le
lettre d’amour perdu, mais une demande d’argent
conflit du père et du fils se poursuivant en apar-
pour une prostituée : « Tout ce que je comprends
tés, le rythme rapide des répliques, la lutte pour
à ce que raconte cette lettre, c’est qu’il va te
l’objet précieux sont autant de caractéristiques
falloir pleurer des larmes d’argent, car tes larmes
de la farce.
d’amour ne te serviront à rien. »
Il utilise un vocabulaire familier (« Autant pisser
dans un violon ! »), qui distingue la comédie du  LECTURE DU TEXTE
registre de langue tragique, soutenu. Et enfin, il 2. Il est usuel d’offrir une collation à une fiancée
rappelle que le code comique nécessite de l’action que l’on invite pour la première fois chez soi, et
et non de simples plaintes pathétiques : il faut, de lui donner un objet de prix, une bague de
et c’est impératif, « trouver d’une façon ou d’une fiançailles par exemple. Harpagon, en bon avare,
autre l’argent pour te secourir ». a voulu éviter toute dépense inutile : « Je vous

116 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme


prie de m’excuser, ma belle, si je n’ai pas songé deuxième cas, et peut ainsi connaître les senti-
à vous donner un peu de collation avant que de ments cachés d’un personnage. Les apartés ont ici
partir. » Il a seulement projeté de l’envoyer se une fonction comique en montrant le conflit entre
promener avec sa fille, plaisir qui ne coûte rien. la manie d’Harpagon et les conventions sociales
de galanterie et politesse. Harpagon commence
3. Cléante glisse des compliments amoureux. En
par demander de l’aide à Valère, son intendant,
substance, Mariane est digne de présents somp-
qui aurait dû empêcher la collation (l. 10). Valère,
tueux, comme les citrons et les oranges, et rien
flatteur, lui donne raison : « Il a perdu le sens. »
n’est trop beau pour elle : « Madame aura la bonté
Ensuite, tous les apartés s’adressent à Cléante
d’excuser cela, s’il lui plaît. » Le diamant est fait
pour l’insulter, mais celui-ci n’y répond pas (l. 26,
pour elle et est un gage d’amour : « il est en de
38, 40, 43).
trop belles mains » ; « vous voulez que Madame le
La double énonciation sert donc à montrer la
garde pour l’amour de vous ? » Il sait faire sa cour.
rage d’Harpagon qui ne supporte pas toutes ces
4. Mariane refuse poliment pendant un certain dépenses, mais qui ne peut ouvertement manifester
temps la somptueuse bague, et essaie d’argumenter son avarice devant Mariane.
pour ne pas accepter le cadeau (l. 28, 31, 34). Mais
toutes ses répliques sont coupées par Cléante. 7. Les types de comique dans cette scène sont :
Finalement, Frosine intervient et l’oblige à accepter – Comique de situation : le père et le fils sont
(l. 47). L’entremetteuse est intéressée et connaît des rivaux amoureux, ce qui, normalement, ne
l’avarice d’Harpagon, elle veut profiter de ce cadeau devrait pas être. Un père digne de ce nom ne
inattendu. Néanmoins Mariane, en acceptant convoite pas une toute jeune fille, et encore
le cadeau annonce qu’elle le restituera : « je la moins la très jeune fiancée de son fils. Il sait
garde maintenant ; et je prendrai un autre temps s’effacer et favoriser, notamment par son argent,
pour vous la rendre. » Elle ne veut pas, malgré sa les fiançailles des jeunes. Cléante profite de la
pauvreté, se montrer intéressée. La jeune fille de la présence de Mariane pour prendre sa revanche
comédie classique n’est pas une prostituée comme sur un père qui le fait vivre dans le besoin et joue
dans la comédie romaine. Elle a des valeurs morales les rivaux. Il le contredit d’abord sur le sujet de
correspondant à ce que la bienséance attend d’elle. la collation : « je n’ai pas songé à vous donner
un peu de collation/ J’y ai pourvu, mon père ».
5. Cléante parle tantôt à Mariane (1) pour la
Il vole le diamant au doigt de son père et oblige
persuader qu’Harpagon veut lui faire un cadeau,
la jeune fille à accepter : « N’est-il pas vrai, mon
tantôt à Harpagon (2) pour l’obliger à approuver
père, que vous voulez que Madame le garde ? »
le cadeau :
Toutes les manifestations de colère de son père
(1) « C’est un présent que mon père vous a fait »,
sont réinterprétées pour Mariane comme le jeu
« Il me fait signe de vous le faire accepter », « c’est
d’un amoureux déçu (voir question 5) : « Vous
l’offenser », « Le voilà qui se scandalise de votre
le ferez tomber malade. De grâce, Madame, ne
refus ».
résistez point davantage. »
(2) « Est-ce que vous trouvez, mon père […] »,
– Comique de gestes : le jeu avec la bague nécessite
« N’est-il pas vrai, mon père […] », « Mon père,
que Cléante arrache l’objet du doigt de son père
ce n’est pas ma faute. Je fais ce que je puis pour
et empêche ensuite physiquement Mariane de le
l’obliger à la garder ».
rendre : didascalies (l. 18, 21, 32).
Cléante ne tient aucun compte des apartés d’Har-
– Comique de caractère : l’avarice d’Harpagon
pagon et interprète pour Mariane la gêne de son
se joue concrètement dans cette scène d’abord à
père comme un sentiment d’offense, voire du
travers sa surprise (l. 10), puis sa colère grandis-
désespoir si elle n’accepte pas la bague (l. 37 à 39).
sante et son impuissance : « J’enrage ! » (l. 30),
Il sait évidemment que son père est au désespoir.
« Peste soit… » (l. 36). Sa violence contre son
6. Rappelons que les apartés sont des propos qui fils doit rester verbale. Le public s’amuse de le
s’adressent soit au public, soit à un personnage en voir perdre la partie (l. 38 à 43). Ses grimaces,
privé, sans que les autres personnages sur scène dont Molière était coutumier dans son jeu, sont
ne les entendent, même s’ils sont tout près. C’est comiques (l. 45).
une convention théâtrale, pas forcément réaliste. Les trois formes de comique soulignent les enjeux
Le public est toujours complice, même dans le du mariage comique : des conflits entre les intérêts
8 Amours comiques, amours tragiques | 117
financiers des pères, exacerbés ici par l’avarice L’aspect répétitif de l’intrigue –
d’Harpagon, et les intérêts personnels des jeunes à chaque fois que Dandin sollicite l’aide
gens. de ses beaux-parents, il se trouve lui-même
pris en défaut et finit à la porte
 HISTOIRE DES ARTS de sa maison – permet cette idée
8. Le groupe de gauche est constitué de Mariane, de cauchemar dans lequel il est piégé,
Frosine, reconnaissable à son bandeau sur l’œil, se heurtant sans cesse à son impuissance
et Cléante qui tient la main de Mariane pour lui devenue une fatalité. L’extrait et les deux
faire garder la bague. Élise est en retrait au-dessus, images de mises en scène permettent ainsi
en simple témoin. Harpagon est avec Valère qui, d’étudier les nuances du registre comique,
cherchant à flatter son maître, le retient, pour qui, même dans une farce, comporte
éviter le scandale. Harpagon paraît déboussolé. des aspects grinçants. On mettra également
en évidence la fonction critique et satirique
 ÉCRITURE de la comédie classique.

Commentaire Conflit social autour


Se reporter à la réponse de la question 7. d’un mariage
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
Prolongements 1. La différence sociale se voit dans l’ignorance
– Sur le rôle de l’entremetteuse, personnage hérité de Dandin vis-à-vis des règles de politesse et de
de la comédie romaine, on peut lire l’extrait 1 de titres. Même marié à Angélique, les conventions
L’École des femmes (p. 146). exigent qu’il manifeste du respect à sa belle-
– La Comédie-Française a édité plusieurs cap- famille. Il l’ignore et c’est interprété comme la
tations de L’Avare en plus de la mise en scène preuve de son infériorité. Cette défaillance est
de C. Hiegel : mise en scène de J.-P. Roussillon sans cesse rappelée par les beaux-parents, dans des
(1974) et celle d’A. Serban (2000). On pourra formules précises. Ils lui rappellent le bon usage
comparer les différents partis pris : farce pour C. avec suffisance : « à ceux qui sont au-dessus de
Hiegel, réalisme psychologique pour Roussillon, nous il faut dire Monsieur tout court », « elle est
et violence des relations pour Serban, qui plonge votre femme, mais il ne vous est pas permis de
L’Avare dans un univers mafieux sordide. l’appeler ainsi, et c’est tout ce que vous pourriez
– On peut lire un autre extrait de L’Avare dans faire, si vous aviez épousé une de vos pareilles ».
le manuel, p. 438 (le quiproquo de la cassette). La fin de la phrase est particulièrement méprisante
– Enfin, une sitographie riche peut être inté- pour l’origine bourgeoise de Dandin.
ressante à signaler car elle propose de nom-
breux liens : http://eduscol.education.fr/theatre/
ressources/ressources-auteur/moliere/avare.  LECTURE DU TEXTE
2. Dandin a renfloué les finances des Sotenville
en payant leurs dettes et il sait bien leur rappeler


ce détail : « mon argent a servi à reboucher d’assez
 olière, George
M bons trous ». En contrepartie, il s’est allié avec
Dandin, 1668  p. ⁄6¤ une famille noble, a pu transformer son nom en
acquérant un titre. Il les remercie ironiquement
Objectifs : alors que George Dandin est, « d’avoir reçu par vous le titre de Monsieur de
lors de sa création, une comédie insérée la Dandinière », ce qui permettra à ses enfants
dans une pastorale en musique et ballets d’être gentilhommes grâce à leur mère (l. 28).
composée par Lully (voir. p. 122), On note tout de même la consonance ridicule
de nombreux metteurs en scène donnent de nom aristocratique, signalant assez bien le
aujourd’hui une interprétation sombre manque d’aisance de Dandin.
de l’œuvre, jouée sans ses intermèdes 3. Les Sotenville méprisent Dandin et le prennent
musicaux. de haut. Ils le reprennent systématiquement pour

118 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme


chaque formule de politesse incorrecte et lui font  ÉCRITURE
la leçon avec des verbes à l’impératif ou des verbes
d’obligation comme s’il était un domestique : Question sur un corpus
« Doucement, mon gendre. Apprenez qu’il n’est Dandin et M. Jourdain ont tous deux des pré-
pas respectueux […] », « il faut dire […] », « Tout tentions aristocratiques. Pour M. Jourdain, cela
beau. Apprenez aussi que […] ». Ils l’empêchent passe par un mode de vie, un costume de cour
ainsi de s’exprimer. somptueux, des cours de danse, de diction, de
musique pour être à la mode de la cour de Louis
XIV. La mise en scène de C. Hiegel imagine qu’il
4. Le comique de langage repose sur les contra- a également fait redécorer sa maison comme un
dictions des conventions : on ne peut appeler luxueux hôtel particulier. M. Jourdain espère
quelqu’un par son nom (l. 3 à 5) et Dandin marque aussi marier sa fille à un marquis. Il se fait en
son exaspération en insistant sur le caractère réalité dépouiller par tout un groupe de parasites,
inepte, incompréhensible de certaines règles : et il faudra les ruses de sa famille pour satisfaire
« Monsieur tout court », ironise-t-il, au lieu de dire sa folie douce tout en préservant le patrimoine
simplement « Monsieur ». Il ajoute : « Madame, et le mariage d’amour de sa fille avec un jeune
puisque Madame y a », et la fin de la formule fait homme de son milieu. La bouffonnerie finale de
office de commentaire piquant sur le ridicule de la cérémonie turque maintient la comédie dans
cet usage. En effet, il ne peut littéralement plus le registre de la farce.
dire que sa femme est sa femme (l. 11-12). Dandin Dandin a épousé une fille de la noblesse désar-
veut s’exprimer simplement, « catégoriquement », gentée et a acquis un titre. Mais il n’a aucun allié
et se débarrasser de la « tyrannie de toutes ces dans sa maison pour le protéger des ruses de sa
histoires-là », c’est-à-dire l’hypocrisie de cette femme qui se moque ouvertement de lui. Il finit
politesse qui empêche de dire la vérité de manière donc ridiculisé par une belle-famille qui le méprise.
claire et nette. Mais ses écarts de langage montrent Dandin est plus pathétique que comique, car il n’a
que Dandin ne sera jamais considéré comme un aucun moyen de s’échapper du piège dans lequel il
égal des Sotenville, personnages pourtant fort s’est enfermé : le divorce n’existe pas. La satire est
grotesques. grinçante dans cette comédie, mais elle satisfaisait
la cour qui en a été le premier public : la pièce
5. L’onomastique est savoureuse : le nom propre donnée lors d’une fête royale est apparue comme
« Sotenville », inventé par Molière, comporte bien une parodie comique du spectacle aristocratique
sûr la racine « sot ». Les beaux-parents, nobliaux de la pastorale qui raconte des amours de bergers.
de province que leur bêtise a ruinés, auraient bien Dandin les a fait rire car il est un vilain puni de
des raisons d’être modestes. Il n’en est rien. On sa présomption. L’orgueil de caste est manifeste.
les voit à cheval sur leurs titres et prérogatives. Ils
sont ridicules dans leur prétention aristocratique.
Dandin est un nom attesté au xviie siècle dont
Furetière donne la définition suivante : « Grand
sot qui n’a point de contenance ferme, qui a des
mouvements de pieds et de mains deshonnêtes. »
›  eux mises en scène
D
de George Dandin
 p. ⁄6‹
Racine l’utilise dans sa comédie des Plaideurs
(manuel p. 487), où Perrin Dandin est un juge.
Ce personnage est repris par La Fontaine dans  ENTRÉE DANS LES IMAGES
« L’Huître et les plaideurs ». Le nom est proche 1. La mise en scène de C. Hiegel respecte le
également de « dindon ». Le dindon de la farce contexte historique et social : costumes du xviie
est celui qui s’est fait berner, qui est la dupe d’une siècle pour tous les personnages, maison en briques
affaire. Le sous-titre donné par Molière à sa pièce, et bois pouvant faire penser à une grande ferme.
Le Mari confondu, nous conforte dans cette hypo- Le décor d’A.-M. Lazarini n’est pas visible, mais
thèse de lecture. Dandin commence à se rendre on remarque un décalage entre le costume xviie de
compte que le contrat de mariage ne lui rapporte Dandin et ceux des Sotenville qui semblent dater
que des ennuis et le mépris de sa belle-famille des années 1950. Tous les personnages des deux
(l. 28-29). mises en scène montrent une aisance matérielle.
8 Amours comiques, amours tragiques | 119
 COMPARAISON DES MISES de renvoyer tous les personnages dos à dos : aucun
EN SCÈNE ne trouve grâce à ses yeux ; aucun ne peut susciter
2. Les différences sociales sont visibles à travers les la pitié. Le metteur en scène entend parler de la
costumes : chez C. Hiegel, les Sotenville portent condition des femmes à travers cette comédie. Le
de gros manchons de fourrure et des ornements décor, montrant une maison penchée qui s’enfonce
de dentelle, feutre à plume et épée au côté pour au fur et à mesure que le temps s’écoule, montre
le beau-père, tandis que Dandin est habillé plus métaphoriquement l’enfoncement progressif de
simplement et ne porte ni chapeau ni épée, signes Dandin et la ruine des fondements mêmes du
de noblesse. Il a les pieds dans la boue de sa cour, couple et de la famille.
tandis que les Sotenville marchent sur une planche L’INA donne également dans ses archives une
pour ne pas se crotter. interview de C. Hiegel qui insiste sur le choix
Chez A.-M. Lazarini, le costume xviie ridicu- de deux acteurs jeunes pour jouer Dandin et
lise Dandin : mal à l’aise, M. de la Dandinière Angélique : www.ina.fr/video/I00019698. Cette
paraît déguisé devant ses beaux-parents habillés mise en scène de la Comédie-Française est dis-
de manteaux très chics (on remarque le col de ponible avec le coffret « Molière ».
fourrure de Mme de Sotenville). M. de Sotenville
a lui aussi des prétentions à l’élégance : il porte Prolongement
une cravate, des gants de cuir et un chapeau qui
On peut faire écrire le monologue d’Angélique
dénotent un certain standing social. Ou du moins,
exprimant ses sentiments vis-à-vis de ce mari à
une prétention à faire partie de l’élite, plus ou
qui ses parents l’ont vendue.
moins comique. Dans les deux mises en scène,
On trouvera un sujet de dissertation sur l’hésita-
les Sotenville sont maniérés. C’est un travers,
tion entre comédie et tragédie p. 504.
Molière faisant l’éloge constant du naturel.
3. Dans les deux mises en scène, les Sotenville
méprisent ouvertement leur gendre : ils ne le
regardent pas, se détournent de lui (image A) ou
sont assis tandis que Dandin reste debout (image
B). Leurs visages sont fermés. Mme de Sotenville,
qui se pique pourtant de politesse, n’en manifeste
∞ E than et Joel Coen,
Intolérable cruauté,
2003  p. ⁄6›
guère à son gendre : elle feint d’être très occupée
à manger sa pomme, ne semblant accorder aucune Objectif : la comédie américaine reprend
importance aux propos pourtant véhéments de des situations et des personnages hérités
son gendre (image B). des conventions classiques. Les reprises
et variations sur un thème – le mariage
4. Sur les deux images, on voit un Dandin véhé-
ment qui essaie en vain de se faire entendre. Il d’argent – sont intéressantes à étudier.
est plus expressif et plus entreprenant sur l’image Une nuance de taille s’impose cependant :
B (il se situe plus près physiquement). On voit les femmes sont libres d’épouser
son impuissance, mais la gestuelle n’est pas par- un homme riche et de divorcer.
ticulièrement comique. Ce sont les rebondissements autour des
divorces qui deviennent sujets comiques.
5. On attend des élèves une réponse argumentée. Pour visionner un extrait, il est possible
de consulter le site d’Allociné :
 ÉCRITURE http://www.allocine.fr/video/player_gen_
cmedia=18356036&cfilm=28430.html.
Argumentation
La mise en scène d’Anne-Marie Lazarini est éditée
en DVD par la COPAT et on peut trouver sur  LECTURE DES IMAGES
TV5Monde (www.tv5monde.com/theatre) les 1. Le monde de l’argent est représenté de façon
interviews des acteurs et du metteur en scène. caricaturale par des décors et costumes tape-à-
La présentation parle de « farce cruelle », de l’œil. Les personnages féminins sont présentés
« comédie féroce ». A.-M. Lazarini fait en sorte comme totalement oisifs, occupés seulement
120 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
à profiter des plaisirs de la vie : repas dans des Cependant, comme on est dans une comédie,
restaurants de prestige, villa somptueuse avec l’amour triomphe et la cruauté est utile. La pièce
piscine sous un climat idéal. est cruelle parce que les sentiments torturent Miles
et Marilyn mais cette expérience les ramène à
2. Le rapport de force se voit dans l’attitude très
une vision plus idéaliste et plus noble du couple.
assurée de Marilyn qui porte un toast tout en
affirmant clairement et sans scrupules ce qui la
motive : « Qui dit divorce dit capital. » Alors qu’on  ÉCRITURE
pourrait imaginer que ce dîner est pour Miles une
Sujet d'invention
occasion de la séduire, elle préfère le mettre en
garde. Tout sourire, elle le prévient fermement Il faut analyser ici les types de personnages : Miles
de ne pas s’attaquer à elle : « Dans ce cas, ignorez pourrait être mis en relation avec le docteur pédant
les miennes. » Ce dîner est donc davantage une de la commedia dell’arte, ou avec le matamore qui
sorte de défi que chacun lance à l’autre. se vante d’être à l’abri de toute mauvaise surprise
(manuel p. 137). Marilyn est la jeune première
3. Il y a un décalage entre la tristesse de Marilyn, émancipée, plus du tout naïve, proche aussi, par
son inquiétude même, lisible sur son visage pen- ses procédés, de l’entremetteuse, sauf qu’elle agit
sif, ses propos pleins d’empathie (« j’avoue qu’il pour elle, et non pour marier quelqu’un d’autre.
m’a fait mal au cœur ») et la cruauté des femmes Certaines situations comiques sont aussi héritées
en groupe. Leur unique préoccupation est de du théâtre : le contrat de mariage est présent dans
dépenser la fortune d’un mari assez naïf pour les la comédie classique, par exemple dans L’École des
avoir épousées. On remarque leur attitude non- femmes (manuel p. 144). Enfin, l’homme riche
chalante au bord de la piscine, leurs tenues sexy dupé et volé apparaît dès la comédie romaine.
et voyantes, leurs cocktails. Sarah rappelle quelles
sont les règles du bon divorce, celui qui enrichit
la femme parce que le mari, imprudent, n’a pas
pensé à leur faire signer un contrat prénuptial. LA TRAGÉDIE
Elle ne manque pas non plus de mentionner les OU LES AMOURS IMPOSSIBLES
ruses des conjoints. La plus répandue est celle
de « la bouille de cocker ». Citons : « Ah ! cette

6
bouille de cocker, c’est celle qu’ils affichent tous
en dernier recours quand ils n’ont pas de contrat. »
P ierre Corneille,
Mais Marilyn semble avoir été piégée par l’amour :
elle s’inquiète vraiment de Miles et ne savoure
Le Cid, 1637  p. 165
donc pas sa victoire. Objectifs : Le Cid pose la question du genre
et du registre puisque la pièce est appelée
4. Miles et Marilyn sont tous deux des personnages
tragi-comédie et qu’elle ne finit pas mal.
cupides et pragmatiques dans le texte 1. Miles
admire en Marilyn ce qui lui ressemble : son Cette scène de tension amoureuse permet
absence de scrupules. Puis, Miles découvre qu’il de comprendre l’hésitation entre les deux
s’est fait berner. Trop tard ! Il est déjà amoureux et registres. On pourra la mettre en parallèle
dépité (texte 2), tandis que Marilyn reste cynique : avec la scène de Bérénice (voir le manuel de
« Mais l’heure n’est plus aux sentiments, chéri. » l'élève p. 166-167).
Enfin, dans le texte et l’image B, c’est Marilyn qui,
piégée par l’amour, regrette le mal fait à Miles. Amour, gloire et justice
5. Le titre est ironique et hyperbolique : la cruauté  LECTURE DU TEXTE
consiste à jouer avec les sentiments amoureux 1. Rodrigue et Chimène s’aiment et chacun se sait
de quelqu’un pour lui voler toute sa fortune. Le aimé de l’autre. Ils vivent leur séparation comme
droit matrimonial (dont Miles est le spécialiste) un malheur tragique. Mais ils savent aussi que cha-
cherche à préserver les intérêts des parties, surtout cun est attaché à son honneur. Rodrigue entend
quand il y a une forte différence de fortune, mais satisfaire aux deux exigences : venger son père et
grâce à l’habileté de Marilyn, il se retourne contre offrir sa vie à Chimène en réparation (v. 5-6). De
celui qui croyait avoir tous les atouts en main. son côté, la jeune fille se sent contrainte de remplir

8 Amours comiques, amours tragiques | 121


le rôle de fille offensée et d’amante vénérée. Or, C’est aussi une tirade tragique car Chimène,
les deux rôles sont incompatibles. enfermée dans son système de valeurs aristo-
cratiques, n’a a priori aucune autre issue que la
2. Ce qui est honteux : recevoir un affront et
vengeance : « Ta funeste valeur m’instruit par ta
l’accepter sans se venger (v. 4). Chimène le sait :
victoire ». L’adjectif « funeste » suggère la consé-
« je ne puis te blâmer d’avoir fui l’infamie », « un
quence malheureuse et inéluctable du geste de
tel outrage ».
Rodrigue. Les vers 23-24 insistent sur la nécessité
Ce qui est glorieux : la « gloire » est ce qu’un
absolue de la réparation : « j’ai […] ma gloire
personnage cornélien se doit à lui-même : elle
à soutenir ». Elle ne peut déroger sans perdre
sonne comme une proclamation de fierté. Il
toute dignité.
s’agissait pour Rodrigue de venger son père et
ainsi, d’être « quitte envers l’honneur et quitte
envers [s]on père ». Il veut être « celui qui met  ÉCRITURE
sa gloire à l’avoir répandu », avant de s’offrir à la
Dissertation
vengeance de l’offensée (v. 6-7). Chimène a le
même objectif : « j’ai […] ma gloire à soutenir, Ce qui est remarquable dans cette scène, c’est
et mon père à venger. » que les deux amants obéissent à des questions
de principe et prennent une distance avec leurs
3. On trouve le verbe « devoir » dans la tirade de propres inclinations pour les élever. Ce faisant,
Rodrigue au vers 3, et surtout, au vers 8. On peut ils assistent d’une certaine façon au spectacle de
relever la phrase suivante : « J’ai fait ce que j’ai leur sacrifice commun et emportent le spectateur
dû, je fais ce que je dois. » Le verbe « devoir », dans une dynamique d’admiration. C’est l’aspect
mot-clé de l’alexandrin, est placé à l’hémistiche, extraordinaire de cette situation, et la grandeur
mis en valeur par la ponctuation et la césure. On de l’amour, qui fit naître parmi les spectateurs
relève aussi un polyptote, figure de rhétorique qui moins sensibles que les théoriciens au problème
consiste à répéter un même verbe dans des formes des bienséances, un « certain frémissement dans
conjuguées différentes. Ce vers résume l’attitude l’assemblée » et une « curiosité merveilleuse »,
de Rodrigue. Elle reste constante, inébranlable, « un redoublement d’attention pour ce qu’ils
comme le montre le parallélisme parfait entre avaient à se dire dans un état si pitoyable »
passé et présent. Le rythme binaire rappelle ses (Corneille, Examen du Cid).
stances et se retrouve dans sa tirade.
4. Le dilemme entre l’honneur et l’amour est Prolongement
exprimé aux vers 23-25. Le balancement montre On lira les stances de Rodrigue de la scène 6 de
de plus que ce dilemme oppose les intérêts de l’acte I et on pourra comparer l’expression du
Rodrigue et ceux de Chimène. Les adjectifs pos- déchirement dans son monologue et dans cette
sessifs et pronom personnel le montrent bien : scène (manuel p. 180-181).
d’un côté, « ma gloire à soutenir, et mon père à La mise en scène de T. Le Douarec dans une ver-
venger » ; de l’autre, « ton intérêt ici me déses- sion flamenco est disponible en DVD à la COPAT.
père ». L’opposition est soulignée encore par
l’interjection forte « Hélas ! », placée en début
de vers. Chimène, parce qu’elle est une femme,
ne peut elle-même tuer Rodrigue. Elle doit donc
en appeler au roi et se trouver un champion qui
la représentera et se battra en son nom contre
Rodrigue, qu’elle aime.
5. Chimène est pathétique au sens fort du terme.
Elle exprime sa souffrance avec insistance comme
le montre le lexique : « mes douleurs », « je pleure
mes malheurs », « pour m’affliger », « ma dou-
‡ Jean Racine,
Bérénice, 1670  p. ⁄66-⁄6‡
Objectif : le questionnaire permet l’analyse
leur », « quelque autre malheur ». Elle pleure à d’un tragique sans fatalité ni violence, fondé
la fois la mort d’un père et la perte d’un amant sur le seul dilemme de l’amour
qu’elle devra tuer pour venger son honneur (v. 25). et de la raison d’État.

122 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme


Intérêts du texte : encore la violence du combat intérieur. La rime
– L’exacerbation de la souffrance amoureuse « hors de lui-même/ qu’il vous aime » (v. 24-25)
des deux personnages. montre combien Titus est peu maître de lui. Il
– L’image affaiblie d’un empereur romain ne peut que s’exclamer avec douleur lorsqu’elle
soumis à sa passion (à comparer avec celle l’accable de reproches. En témoignent les vers 36
de Pyrrhus, p. 203). et 42, qui comportent une hyperbole : « Que vous
– L’interrogation sur la pertinence des règles me déchirez ! »
classiques et de ce qui définit une tragédie. 4. Bérénice propose à Titus de ne pas faire cas de
– La compétition entre Corneille et Racine l’avis du peuple romain, d’imposer son choix : elle
(on pourra se reporter aux pages 172-173). veut venir à Rome avec lui. Elle accepte qu’il n’y
ait pas de mariage officiel (v. 15). Elle minimise
l’opposition romaine (v. 25-26).
Le cœur ou la couronne
5. Titus ne peut se résoudre à cet acte de force
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE qui serait une marque de mépris pour le peuple
1. Le registre est pathétique. Le lexique de la souf- romain : « cette injure » (v. 27). Il craint de
france, omniprésent dans le discours de Bérénice, devoir l’imposer par la force (« Faudra-t-il par le
en atteste : « comment souffrirons-nous » (v. 1), sang justifier mon choix ? », v. 29) ou de devoir
« éternels chagrins » (v. 38). La construction en accepter d’autres entorses à la loi (v. 33-34).
parallèle et en chiasme des vers 4 et 5, ainsi que
la répétition du mot « jour », (« les jours de mon 6. Un empereur ne doit pas se laisser aller à la
absence/ Ces jours si longs pour moi », v. 8-9) faiblesse des larmes. Être empereur suppose d’agir
achèvent de mettre l’accent sur la pérennité de rationnellement, sans s’occuper de ses propres
la douleur, en accord avec la durée d’une aussi sentiments, et de faire ce qui est le mieux pour
longue absence. l’État. Titus manifeste une incapacité à se décider
clairement. Son dilemme est simple : agir en
empereur ou en amant désespéré.
 LECTURE DU TEXTE
2. Bérénice veut susciter un sentiment de culpa-
bilité chez Titus : elle l’appelle « ingrat » (v. 7).
 HISTOIRE DES ARTS
Elle recourt, à la fin de sa première réplique, au
7. Les deux personnages sont accrochés l’un à
l’autre mais à distance, Titus n’osant pas regarder
pronom à la troisième personne. C’est le pro-
Bérénice en face. Leur position au sol est aussi
nom le plus méchant de la langue française, dit
pathétique : ils sont comme effondrés de douleur,
Benveniste, parce qu’on parle de l’autre comme
Titus surtout. Derrière eux, une projection d’un
s’il était déjà absent. Enfin, le dernier vers com-
buste géant de l’empereur en pierre symbolise la
porte une opposition entre les deux hémistiches
puissance de Rome et les contraintes de la charge
lourde de reproches : « Ces jours si longs pour
qui pèsent sur Titus.
moi / lui sembleront trop courts. » Les phrases
interrogatives des vers 16 et 17 le prennent direc-
tement à parti.  ÉCRITURE
3. Un certain nombre de procédés montre la Sujet d'invention
difficulté qu’éprouve Titus pour parler à Bérénice, Quels sont les procédés pathétiques à rappeler ?
pour l’approcher. Les vers 21-22 révèlent qu’il peut On peut songer au lexique de la souffrance, aux
à peine se tourner vers elle, avancer vers elle. En répétitions, aux questions rhétoriques, aux phrases
témoignent la rime « mes pas/ vos appas » et la exclamatives, aux hyperboles. On peut ensuite
construction de la phrase qui fait débuter le vers se reporter aux questions 1 et 3.
par « Que vers vous ».
Les sonorités deviennent aussi des procédés d’in-
sistance : les allitérations en [s] (« sans cesse », Prolongement
v. 21) se combinent aux allitérations en dentales On peut faire lire des extraits de la préface écrite
([t], [d]), qui sont des sons durs, aux vers 18-22. par Racine pour justifier la simplicité de cette
Le travail sur les sonorités rend plus suggestive intrigue tragique (manuel p. 433 et 440) et un
8 Amours comiques, amours tragiques | 123
extrait de l’acte V montrant la décision finale 4. Phèdre accuse les dieux de cette passion qu’elle
de Bérénice (manuel p. 440). On peut ensuite ne contrôle pas, comme le souligne la métaphore
faire argumenter pour savoir si cette pièce est du feu aux vers 17-18 : « ces dieux qui dans mon
encore tragique. flanc/ Ont allumé le feu fatal à tout mon sang. »
« Fatal », au xviie siècle, a le sens de « mortel ».
La passion est une hérédité pathologique dans sa
famille (« mon sang »), depuis sa mère Pasiphaé

8 Jean Racine, jusqu’à sa sœur Ariane. Elle ne s’accuse que de


faiblesse. Pour le reste, elle soutient qu'elle a été
Phèdre, 1677  p. ⁄68-⁄6· le jouet des dieux : « Ces dieux qui se sont fait
une gloire cruelle/ De séduire le cœur d’une faible
Objectifs : contrairement au Cid (p. 165) mortelle. » La rime cruelle/mortelle accentue le
et Bérénice (p. 166-167) dont les amours pathétique de cet amour subi.
étaient contrariées par des données
5. Phèdre rappelle les efforts qu’elle a fournis pour
extérieures aux amants, l’amour de Phèdre
éloigner Hippolyte (v. 21-25), en recourant à une
est impossible par sa nature même : il est série de gradations qui s’inscrivent dans chaque
incestueux et adultère, donc monstrueux hémistiche en un rythme binaire : « C’est peu
et voué à l’échec. Le registre tragique est de t’avoir fui […] je t’ai chassé », « Pour mieux
ainsi plus facile à appréhender : violence te résister, j’ai recherché ta haine ». Elle insiste
de la passion, honte et souffrance font ainsi sur l’inutilité de ses efforts. On peut citer les
de Phèdre une héroïne pathétique vers 25-26 : « mes inutiles soins » rime avec « je
et tragique. On peut lire avant cet extrait ne t’aimais pas moins ». Le combat intérieur se
la scène d’exposition, p. 505. traduit par des souffrances morales et physiques,
accentuées par le rythme saccadé 3/6/3 du vers
Une passion monstrueuse 28 et l’opposition entre les « feux » de la passion
et les « larmes » de la douleur.
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
1. Phèdre veut à la fois déclarer sa flamme à 6. Après l’aveu pathétique de sa passion, Phèdre
Hippolyte (v. 11) et qu’il la tue pour punir une réclame de mourir de la main d’Hippolyte, elle
telle monstruosité (v. 37). veut donc exciter sa violence. Elle utilise à dessein
des verbes à l’impératif, placés en tête de vers :
« Venge-toi, punis-moi », « Délivre l’univers »,
 LECTURE DU TEXTE « Frappe » – le verbe frapper se trouve également
2. Phèdre s’accuse d’un crime dont elle a honte et à la rime au vers 42 –, « Donne ». Les vers ont
horreur : « fol amour qui trouble ma raison », « ma
alors un rythme plus heurté, voire irrégulier. On
lâche complaisance », « cet aveu si honteux », elle
pourra relire à voix haute les vers 41 (2/10) ; 42
se qualifie de « monstre affreux » et parle d’« un
(4/8) ; 45 (1/11). Le vocabulaire, également plus
sang trop vil ». Elle a offensé Hippolyte (v. 43).
violent dans la longue phrase des vers 45 à 48,
3. Hippolyte, avant la longue tirade de Phèdre, est accentué par des assonances en [i] : « indigne
avait deviné à demi-mot et manifesté son indi- […] m’envie un supplice si doux […] un sang trop
gnation par des questions rhétoriques offusquées vil », puis des allitérations en dentales : « ta main
suggérant l’inceste et l’adultère (v. 1-2). La pensée serait trempée,/ Au défaut de ton bras, prête-moi
même de cet amour lui fait honte (v. 7). Œnone ton épée. »
comprend que Phèdre s’est totalement déshono-
rée par cet aveu qu’Hippolyte a rejeté ; le geste
consistant à prendre l’épée du jeune homme est
contraire à la bienséance : elle doit donc fuir, pour  MISE EN VOIX
éviter que cette honte ne devienne publique : Cette proposition de mise en voix chorale permet
« Évitez des témoins odieux », « Fuyez une honte d’imaginer un Hippolyte comme harcelé par plu-
certaine », lui enjoint sa suivante de manière sieurs Phèdre qui pourraient jouer de différentes
impérative. Les réactions des deux personnages nuances d’intonation : agressivité, supplication,
renforcent l’horreur de l’aveu et sa monstruosité. expression de la souffrance, défi…
124 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
 HISTOIRE DES ARTS une menace de mort dramatique ou tragique).
7. Sur le site de la Comédie-Française, on trou- Mais l’objet a également une fonction symbo-
vera le programme de ce spectacle et des images lique : il indique, par exemple, le statut social
de l’histoire de la mise en scène de Phèdre qui d’un personnage puisque l’épée, par exemple, est
permettent de comparer les costumes : www. portée par les aristocrates (voir George Dandin,
comedie-francaise.fr/spectacle-comedie-francaise p. 163). Enfin, l’épée symbolise son pouvoir, ici
M. Marmarinos explique ainsi son refus de trans- son rapport à l’honneur.
porter Phèdre dans l’Antiquité : « La Grèce antique
aurait été trop abstraite pour moi. Ce qu’il y a Prolongement
d’antique, c’est l’horizon, la mer et l’île. » Derrière
On lira avec les élèves le texte d’Aristote sur la
les fenêtres de la maison est donc projeté un
catharsis (p. 189) et la mort de Phèdre (p. 210)
paysage méditerranéen, et on aperçoit sur le mur
afin de comprendre l’intérêt moral et spectaculaire
une photo d’une statue grecque. Pour le reste, la
d’une telle passion pour les dramaturges classiques.
scénographie propose une vaste maison bourgeoise
très claire, avec un ameublement daté du début
du xxe siècle, époque confirmée par les costumes
(notamment les robes des femmes). La moder-
nisation de la pièce rend le propos intemporel.
L’épée paraît assez anachronique dans cet uni-
vers et Hippolyte ne la tient pas avec beaucoup
de conviction, montrant ainsi son rôle de pur
accessoire de théâtre. La posture des deux femmes
correspond davantage au texte de Racine : Phèdre
s’offre à la mort et Œnone se tient à distance,
· Bernard-Marie Koltès,
Quai ouest, 1985
  p. ⁄‡‚-⁄‡⁄
mais exprime une gêne devant la scène. Objectif : il s’agit ici de faire découvrir
l’évolution du tragique dans le théâtre
contemporain. Le tragique au xxe siècle
 ÉCRITURE peut mettre en scène le thème de l’amour
Question sur un corpus impossible et malheureux, héritage
L’épée doit, dans les deux textes, laver une offense : du théâtre classique. Cependant, il le
Rodrigue offre son épée à Chimène pour qu’elle déplace dans des milieux ordinaires
venge son père, Phèdre réclame l’épée d’Hip- avec des personnages qui ont perdu toute
polyte pour détruire sa passion criminelle, mais noblesse et tentent de reconquérir une
c’est elle qui se saisit de l’objet, Hippolyte étant forme d’héroïsme en se sacrifiant.
incapable d’agir. L’épée au xviie siècle est le signe
de la noblesse et l’héritage de la chevalerie, elle Bibliographie
a une valeur symbolique forte : dans Le Cid, elle – Lecture complémentaire sur le théâtre contem-
a servi à tuer le père de Chimène, mais cela n’a porain avec des pistes pédagogiques : « La scène
rien de déshonorant. Au contraire, dans Phèdre, française contemporaine », TDC, n° 1053,
Hippolyte, horrifié, abandonne sur place une épée 1er avril 2013
comme souillée par le geste de Phèdre. Phèdre – En sitographie, on peut signaler une présentation
ira d’ailleurs plus loin : elle s’en servira, auprès de du spectacle par l’auteur et les acteurs :
Thésée, comme la « preuve » mensongère qu’Hip- http://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/
polyte aura tenté de la violer sous la contrainte. Scenes00009/patrice-chereau-met-en-scene-quai-
Au lieu de laver l’affront, l’arme sert à accuser ouest-de-bernard-marie-koltes.html
Hippolyte d’un crime encore plus monstrueux – Sur le même site, on trouvera une interview de
que le désir de Phèdre pour lui. P. Chéreau sur son travail en général avec Koltès,
L’accessoire a donc d’abord une fonction théâ- et donc pas seulement sur Quai ouest :
trale : les personnages jouent avec cet objet qui http://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/
accentue l’expression de leurs sentiments et rend Scenes00003/patrice-chereau-parle-de-bernard-
plus concret le registre de la scène (pour une arme, marie-koltes.html
8 Amours comiques, amours tragiques | 125
Un amour absolu 4. La relation que propose Claire est à sens unique :
elle s’engage totalement, complètement et ne
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE demande pas à Charles de l’aimer en retour mais
1. Le deal de Claire consiste à faire accepter à son simplement d’accepter sa présence : « t’aurais
frère l’idée qu’elle le suive et vive avec lui. En besoin de rien, ni de me regarder, ni de me par-
contrepartie, elle lui propose de l’aimer totalement ler, ni de penser à moi, ni de m’aimer du tout,
et de s’occuper de tout l’aspect matériel de sa vie, juste m’avoir sous la main » (l. 19-20). La longue
ce qui lui permettra de se consacrer à ses affaires. énumération montre une dévalorisation de soi de
Voici ses arguments : je veux « te faire gagner du plus en plus grande : la relation est déshumanisée
temps et de l’argent » ; « je peux m’occuper de et le sacrifice, l’abnégation aimante de Claire
toi comme personne jamais ne s’occupera de toi ; ressemble à un renoncement à toute dignité.
je peux être pour toi, sous ta main » ; « Alors tu
n’aurais plus, Charlie, qu’à profiter de tout et tu 5. Claire multiplie les répétitions pour insister sur
rigolerais en regardant les autres ». la force de son amour. La phrase de déclaration,
comportant une comparaison avec hyperbole
(jamais, personne), est répétée quatre fois avec
une variante : à l’indicatif « moi, je peux t’aimer
 LECTURE DU TEXTE comme jamais personne ne t’aimera » ou au
2. Gagner le plus d’argent possible (cinq occur- conditionnel « moi je t’aimerais comme personne
rences de ce terme et trois occurrences du mot jamais ne t’aimerait ». La phrase finale de Claire
« facture »), par tous les moyens, est le but de renforcée par la répétition du verbe « continuer »
Charles. C’est pourquoi Claire insiste sur le temps insiste encore sur l’éternité de son amour : « que
qu’il pourra dégager pour mener à bien ses affaires je continue et que je puisse continuer, comme
si elle est auprès de lui à s’occuper de l’intendance : personne ne pourra, Charlie, t’aimer jamais ? »
c’est « la meilleure méthode pour gagner plus Le dernier paragraphe comporte aussi une énu-
d’argent qu’il n’en faut dans une vie » (l. 3-4) ; mération sur un rythme binaire de toutes les
« t’occuper de toi et gagner tout ton argent » conditions possibles de cet amour absolu qui exis-
(l. 15) ; « avec moi tu pourrais prendre tout ton tera toujours et partout : « Je peux, moi, t’aimer,
temps pour l’argent » (l. 12-13). La répétition qu’il fasse jour ou qu’il fasse nuit, en hiver et en
du totalisateur « tout » insiste sur l’importance été, n’importe comment et n’importe où, ici ou
de l’enjeu. ailleurs. »
3. Deux arguments économiques sont avancés. 6. Claire est pathétique parce qu’elle a beau
Claire parle d’ailleurs explicitement « d’intérêt » répéter et demander, Charles ne lui répond
à la ligne 27. Il faut, dans un premier temps, déga- rien. La formule interrogative répétée « et si
ger du temps pour ses affaires. Depuis Benjamin je te disais » introduit sa proposition sous une
Franklin, on sait que « le temps, c’est de l’argent ». forme suppliante et les nombreuses apostrophes
Cela évite de devoir se partager, « moitié pour (« Charlie ») tentent d’attirer l’attention de son
gagner de l’argent, moitié pour chercher quelqu’un frère pour obtenir une réponse. En vain. À la
qui t’aime, alors qu’avec moi tu pourrais prendre fin, il s’éloigne sans avoir dit un mot, et elle se
tout ton temps pour l’argent sans t’embêter avec retrouve seule dans le noir.
le reste » (l. 11-13). La seconde moitié du temps Elle s’humilie, elle lui propose d’être moins qu’une
disponible à laquelle Claire fait allusion concerne servante, une sorte d’objet à la disposition de
d’éventuelles amours tarifées ou du moins inté- Charles : « je peux être pour toi, sous ta main,
ressées. Charles s’épargnerait ce triste commerce, ce que personne d’autre n’a sous la main ». Elle
sa sœur éloignant celles qui vont « chercher le répète encore aux lignes 19 et 20.
quelqu’un pour les aimer, pour les aimer comme Ce qui est tragique, c’est la situation d’une jeune
ci comme ça, une ici et une là, un peu et un petit fille qui n’envisage l’amour qu’avec ce frère
peu et qui présentent la facture » (l. 17-18). Elle égoïste et froid, une jeune fille qui propose un
lui propose même d’inverser les rôles. Au lieu amour absolu, unique (« si je te disais que je
de payer, c’est lui qui fera payer pour aimer : t’aime tellement ») à quelqu’un qui ne pense qu’à
« tu pourrais aimer, toi, qui tu voudrais et, toi, l’argent (« gagner du temps et de l’argent »). Il
présenter la facture » (l. 20-21). ne veut que profiter de la vie (l. 20 à 23), sans

126 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme


s’engager puisqu’il n’envisage l’amour que tarifé.  ACTIVITÉ
C’est l’opposition entre la pureté, l’abnégation de Les mots-clés à présenter dans la carte heuristique
Claire (« avec moi, il n’y aurait pas de facture ») sont notés en gras dans la double page (règles,
et l’univers sordide où elle vit qui est tragique. principes, auteurs). Pour les événements impor-
Son héroïsme n’a aucun moyen de se réaliser dans tants, il peut être utile de se reporter aux repères
ce milieu. À la différence des héroïnes tragiques historiques de la page 120.
antiques ou classiques, les personnages des tra-
gédies contemporaines sont condamnés à vivre
médiocrement.

 HISTOIRE DES ARTS Lexique


7. La scénographie représente un lieu gris, froid
et sombre. C’est une sorte de hangar sans âme. Du rire aux larmes   p. ⁄‡›
Le costume de Charles est fait de la superposition Objectifs :
d’un survêtement de sport trop petit pour lui et – Distinguer les registres comique et tragique.
d’un blouson de cuir par lequel il tente d’avoir – Repérer les nuances dans le comique
malgré tout une certaine prestance. Il a les mains et les différents procédés comiques.
dans les poches, regarde droit devant lui. Il ne se – Distinguer registre tragique et pathétique.
retournera pas, même s’il manifeste une certaine
attention au discours de Claire prostrée au sol
derrière lui. Les vêtements colorés de la jeune
Variété du comique
fille indiquent un peu de coquetterie. La scène 1. a. Auteur de comédie.
insiste sur l’incommunicabilité des personnages b. Des interprètes de sketches comiques.
et la détresse infinie de Claire. c. Un caractère qui est à l’origine du principe
comique.
d. Qui provoque le rire.
 ÉCRITURE
Commentaire
S’appuyer sur les réponses aux questions 4, 5 et 6.
Comique extrême
1. Synonymes de « très comique » : burlesque,
bouffon, grotesque, ridicule.
Prolongements
– On pourra lire un extrait d’un auteur plus récent, 2. Un satyre est un demi-dieu rustique. C’est un
Joël Pommerat qui, avec Les Marchands, pro- être à corps humain, à cornes et pieds de chèvre ou
pose une autre figure tragique contemporaine et de bouc. Il est présent dans le cortège de Dionysos.
transpose le mythe antique d’Iphigénie (manuel Aujourd'hui, le terme désigne un individu qui
p. 185) aujourd’hui. se livre à des attentats à la pudeur dans l’espace
– On pourra aussi comparer Claire à Antigone public.
(p. 188), à Camille dans Horace (p. 182-183) et Une satire est un écrit qui s’attaque à quelque
à Émilie dans Cinna (p. 190-191). Pour l’évolu- chose ou quelqu’un en s’en moquant.
tion de la tragédie, on se reportera à l’histoire 3. Contraires de « comique » : dramatique, grave,
littéraire, p. 196-197. pathétique, sérieux, tragique.

Comique en tous genres


1. Une parodie imite quelque chose ou quelqu’un
pour s’en moquer.
Histoire littéraire  p. ⁄‡‹ Une caricature force les traits, exagère pour se
moquer et critiquer.
Le classicisme 2. L’humour noir exploite des sujets tragiques et
et le théâtre classique tire ses effets comiques de la froideur et du cynisme.

8 Amours comiques, amours tragiques | 127


Comique visuel Tragique désigne une situation sans issue qui mène
à une catastrophe, souvent la mort. Le tragique
1. L’affiche reprend la posture du Penseur de Rodin est toujours pathétique, l’inverse n’est pas vrai.
pour montrer un homme qui réfléchit intensément
pour repousser indéfiniment le moment de passer 3. Sur le site echolalie.org, pour trouver des mots
l’aspirateur, preuve qu’il n’est pas motivé par contenant la racine « path » mais ne commençant
les tâches ménagères. Le Penseur montrait une pas forcément par elle, il faut indiquer –path dans
attitude noble que l’homme essaie de prendre la recherche. Quelques exemples : pathologie,
ici mais qui ne convient guère à la situation, qui pathogène, sympathique, antipathique, empathie,
demande de l’action plutôt que de la méditation homéopathie, apathie, névropathe, sociopathe,
philosophique. Ce décalage parodique permet de se psychopathe, etc.
moquer du peu d’enthousiasme des hommes pour
les tâches domestiques. Le commentaire, après la
statistique accablante sur l’activité domestique Destin tragique
dévolue aux femmes, exhorte ironiquement les 1. L’intrus est « improbable ». Tous les autres
hommes à se mobiliser. mots qualifient une situation sans autre issue
que la mort.
Du tragique 2. Souffrance morale : chagrin, deuil, douleur,
peine, désespoir, affliction, déchirement.
1. Les termes sont d’abord très forts, rappelant
Honneur : gloire, dignité, fierté, estime, vertu,
l’effet de terreur que doit produire une tragédie
grandeur, noblesse.
selon Aristote. Selon le philosophe grec, la tragé-
Déshonneur : infamie, honte, opprobre, ignominie,
die est un spectacle effrayant, effroyable, terrible,
indignité, bassesse, crime.
termes en rapport avec la mort (funeste). Les sens
plus récents comportent des termes beaucoup plus 3. Les personnages de Racine sur lesquels
faibles : alarmant, grave. L’expression « tourner au travailler : Bérénice et Titus (p. 166), Phèdre
tragique » est péjorative ; elle signifie dramatiser (p. 168), Iphigénie (p. 185), Junie (p. 192).
exagérément.
2. Pathétique (pathos en grec désigne la souffrance) Univers comique ou tragique
se dit de quelque chose ou quelqu’un qui suscite
la pitié, par l’expression d’une grande souffrance 1. Comique : quiproquo, déguisement, fourbe-
physique ou morale. Aujourd’hui, le sens familier rie, colère, mensonge, ridicule, insolent, fripon,
du mot a évolué. Est pathétique une personne cocu, dot.
qui a abdiqué toute dignité, qui est lamentable, Tragique : faute, sacrifice, sombre, gloire, infâme,
pitoyable. cruel, fatalité, crime.

128 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme


Séquence

· Le héros
pris au piège
Présentation et objectifs de la séquence  p. ⁄‡∞
Livre de l’élève  p. ⁄‡∞ à ⁄·8

Pour analyser les conventions du genre tragique, nous avons réuni des textes, principalement de
Corneille et Racine, autour de la notion de responsabilité et de dilemme. Il s’agit de montrer qu’une
situation tragique est inextricable, mais pas nécessairement fatale d’emblée. Elle le devient à la
suite des choix du héros (corpus 1). L’héroïsme se construit également dans la confrontation avec
le pouvoir, souvent tyrannique (corpus 2). Ce rapport au pouvoir, problématisé dans les œuvres,
doit être replacé dans son contexte historique et politique, celui de la monarchie absolue française
(voir Repères historiques p. 120-122). Les textes classiques sont confrontés à leurs modèles antiques,
puis à leurs réécritures modernes.

 LECTURE DE L’IMAGE
2. P. Adrien transporte l’histoire d’Œdipe dans
un univers tribal qu’on ne peut situer ni histori-
Mise en scène d’Œdipe quement ni culturellement. On ne relève ainsi
par Philippe Adrien, nulle référence à la Grèce antique. Il semble tou-
tefois appartenir au temps lointain des origines :
2009  p. ⁄‡6-⁄‡‡ on a l’impression d’être dans une grotte avec
Intérêt de l’image : une situation tragique des hommes préhistoriques (on peut décrire les
est, au théâtre, toujours liée à un espace costumes faits de longues tuniques, de peaux de
bêtes ou de haillons). Il s’agit de créer un effet
tragique, espace dont on ne peut s’échapper.
d’étrangeté et faire de l’histoire d’Œdipe un mythe
Partir de la définition de l’espace tragique,
fondateur qui viendrait de l’aube des temps.
la mettre en relation avec l’espace
originel du *theatron* grec, permet 3. et 4. L’écran a la forme d’un œil. Il laisse appa-
d’emblée de comprendre l’enjeu théâtral raître un visage d’homme âgé, sans doute celui de
de ces situations. Dans cette perspective, Laïos, le père qu’Œdipe a assassiné sans connaître
on peut étudier avec profit la photographie son identité. Énorme, il domine la scène, et accuse
du théâtre d’Épidaure (p. 196) pour Œdipe de son regard sévère. L’œil symbolise tout
comprendre ce qui distingue la scénographie ce qu’Œdipe refuse de voir en face : sa culpabilité,
de P. Adrien et expliquer l’évolution de son parricide, son mariage incestueux avec sa mère
l’espace théâtral vers un espace symbolique. Jocaste. Il est celui qui amène avec lui la souillure,
la peste. Quand il découvre cette vérité, Œdipe
ne se suicide pas, mais se crève les yeux. L’écran
en forme d’œil annonce également ce geste.
Le poids de la faute originelle
5. Œdipe est effondré par la révélation qui anéan-
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE tit sa vie entière. Les bergers qui viennent de lui
1. Voici quelques adjectifs possibles pour quali- apprendre qui il était vraiment sont embarrassés ;
fier cet espace : sombre, inquiétant, mystérieux, celui de gauche, dans une posture d’humilité,
fantastique, oppressant, opprimant. semble s’excuser.
9 Le héros pris au piège | 129
 ÉCRITURE scrupules pour avouer son amour : « [je] ne veux
plus m’en taire,/ Puisqu’enfin pour rival je n’ai
Sujet d'invention plus que mon frère. » La situation se compliquera
Le berger doit se justifier d’avoir laissé l’enfant pour lui quand son père Mithridate reviendra
en vie alors qu’il avait reçu l’ordre par Laïos de vivant. Agamemnon doit choisir entre sa fille
le tuer. Œdipe peut lui faire des reproches et se et l’intérêt de tous les Grecs : « Il me représenta
lamenter, exprimer sa souffrance et sa culpabilité. l’honneur et la patrie […] Et l’empire d’Asie à la
Grèce promis ».
Prolongement 3. Les personnages suscitent des sentiments
On pourra lire la suite de l’histoire des Labdacides mêlés : on éprouve pitié et admiration pour une
avec l’extrait d’Antigone (p. 188), et comparer les jeune fille qui s’est donné une mission vengeresse,
scénographies qui ont toutes deux une fonction malgré sa situation de faible femme, et qui est
symbolique. prête à sacrifier son amant à cette noble cause.
On pourra également lire un extrait de la réécriture Pitié pour un père obligé de sacrifier sa fille, mais
du mythe par Racine dans La Thébaïde (p. 440). indignation de le voir donner plus de poids à sa
gloire : « Ces noms de roi des rois et de chef de la
Grèce/ Chatouillait de mon cœur l’orgueilleuse
faiblesse. » Admiration pour un jeune homme
DÉCOUVERTE
qui est prêt à résister à la puissance romaine alors
même que son frère a son soutien.
La mise en scène de Delvert pour Cinna ne rend
Expositions tragiques pas Émilie pathétique mais inquiétante. Le revol-
 p. ⁄‡8-⁄‡9 ver vise le public tout autant qu’un Auguste ima-
ginaire. Émilie ressemble à Nikita, personnage
Objectifs : éponyme du film de L. Besson, une tueuse prête à
– Définir les principes d’une scène tout (on peut voir une autre image de cette mise en
d’exposition. scène, en opposition totale avec celle-ci, p. 190).
– Définir ce qu’est un héros tragique. 4. Un héros tragique est donc mis face à des
– Poser les fondements d’une intrigue situations inextricables, imposées par une autorité
tragique : rapports de force, dilemme, supérieure (père, roi), un dieu (Artémis pour
violence. Agamemnon) ou un code d’honneur qu’il s’im-
pose. Face à des choix inconciliables, le héros
Des personnages sous tension s’efforce de trouver une issue. La fin est souvent
fatale, mais pas nécessairement : on fera chercher
1. Émilie s’est fixé un devoir moral : elle doit
la fin de ces trois tragédies pour analyser la diver-
se venger d’Auguste qui a assassiné sa famille.
sité des dénouements. Ces héros sont pathétiques
Dans cette perspective, ce personnage passionné
dans leurs vaines tentatives d’échapper à ce qu’on
est mû par les « impatients désirs d’une illustre
veut leur imposer.
vengeance ». Xipharès est amoureux de la femme
aimée par son père et son frère (« Je l’aime, et ne
veux plus m’en taire »). Agamemnon doit sacrifier,
à la demande des dieux, sa fille Iphigénie. L’IMPLACABLE ENGRENAGE TRAGIQUE
2. Émilie doit choisir entre vengeance et amour.

⁄ P ierre Corneille,
Elle sait qu’elle joue avec la vie de son amant
Cinna si elle décide d’en faire le bras armé de sa
vengeance. Ce superbe alexandrin résume bien
son dilemme : « J’aime encor plus Cinna que je
Le Cid, 1637  p. 180-181
ne hais Auguste ». Xipharès doit choisir entre Objectifs : nous entrons ici dans la tragédie
son amour et sa loyauté vis-à-vis de son frère. classique. L’héroïsme tragique des héros
Cependant, comme ce dernier est acquis aux de Corneille ne repose pas sur des situations
Romains, ennemis de Xipharès, il n’a guère de pathétiques mais sur la notion de dilemme.
130 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
Leur code d’honneur est confronté la ponctuation partagent rigoureusement certains
à des enjeux affectifs, amoureux, amicaux vers en deux. Six vers défendent l’honneur ; six
ou familiaux. Il s’agit de comprendre vers plaident pour l’amour : comment mieux dire
comment les personnages se mettent le combat qui déchire le héros « jusques au fond
eux-mêmes dans une situation inextricable, du cœur » (v. 1) ? On peut ainsi citer le vers 14 :
par allégeance à un pouvoir ou à une passion. « L’un m’anime le cœur,// l’autre retient mon
bras. » Les vers 22 à 24 reposent sur le même
procédé.
Dilemme entre l’amour De même, la conjonction de coordination « ou »
et l’honneur (v. 15-16) met en parallèle, en six vers, le caractère
odieux de la vengeance puis de l’amour, tout en
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE jouant sur l’opposition vers long (alexandrin) /
1. Rodrigue est un héros tragique car il est vers court (hexasyllabe). Ce jeu métrique est aussi
confronté à un dilemme, un choix aussi nécessaire repérable aux vers 35-36.
qu’impossible. Quelle que soit l’option envisa- Le chiasme apporte une variante rythmique
gée, « son triste choix » (v. 15) le conduira au intéressante : les mots-clés appartenant au
malheur. Soit il renonce à venger son père et est champ lexical de l’amour ou de l’honneur sont
définitivement déshonoré ; soit il le venge mais toujours convoqués et confrontés mais déployés
perd l’amour de Chimène. Le vers 24, envisageant différemment.
« l’un » puis « l’autre » cas, résume bien cette Le dilemme est aussi mis en évidence par le travail
situation impossible. C’est l’absence de solution sur la rime : « mon plus grand bonheur » s’oppose
vivable qui fait de lui un héros tragique. à la rime avec « mon honneur » (v. 27-29).
Certaines fins de strophe résument en deux vers
 LECTURE DU TEXTE l’alternative impossible appuyée par des répétitions
2. Les deux sentiments qui animent Rodrigue (v. 9-10, 19-20, 29-30, 59-60).
sont, d’un côté, le sens de l’honneur et du devoir ; 4. Rodrigue envisage d’aller se faire tuer par le
de l’autre, l’amour. comte, sans combattre vraiment. Ce serait un
Les mots qui relèvent du code de l’honneur suicide : « Il vaut mieux courir au trépas. » « et
sont nombreux, preuve que le héros cornélien, puisqu’il faut mourir,/ Mourons du moins sans
conscient de sa valeur, est obsédé par sa dignité. offenser Chimène. »
On relève : « honneur » (trois occurrences), De toute façon, il semble déjà comme mort, victime
« affront », « offensé », « offenseur », « infâme », du dilemme. On relève : « Percé jusques au fond
« trahir ». L’idée de devoir est aussi mise en valeur du cœur » (v. 1), « atteinte […] mortelle » (v. 2),
par l’emploi du verbe d’obligation « falloir », dans « âme abattue » (v. 5), « coup qui me tue » (v. 6).
l’expression « Il faut » (v. 13) ou « Faut-il », reprise
anaphoriquement aux vers 19 et 20. 5. La solution du suicide serait déshonorante pour
L’amour est représenté par les termes suivants, tout lui : il exprime son indignation par des phrases
aussi nombreux : « mon feu », « mon amour », exclamatives. Ainsi, les vers 41 à 44, commençant
« une maîtresse », « ma flamme », « ma Chimène ». par une série de verbes à l’infinitif, montrent
On remarquera l’utilisation systématique de l’ad- combien l’Espagne le considérera comme un
jectif possessif de la première personne (« ma », lâche s’il ne fait pas tout pour venger son père,
« mon ») : le sentiment amoureux est gratifiant. c’est-à-dire se battre courageusement et tenter de
Il permet de savoir que l’on existe pleinement tuer le comte : « Rechercher un trépas si mortel
puisqu’on peut dire « je », « mon », « ma ». à ma gloire ! » Il qualifie cette idée de « penser
suborneur », c’est-à-dire qui le détourne de son
3. Amour et honneur sont, en soi, des valeurs honneur.
positives. Cependant, quand l’« aimable tyrannie »
de l’amour (v. 22) s’oppose à la « noble et dure 6. Sa décision et sa détermination sont exprimées
contrainte » de se venger, la vie devient intenable. par des verbes à l’impératif à la première personne
Pour le mettre en exergue, Corneille convoque du pluriel : « N’écoutons plus », « Allons, mon
toutes les ressources de l’alexandrin. La coupe à bras, sauvons du moins l’honneur », « Courons
l’hémistiche, le parallélisme de construction et à la vengeance ».
9 Le héros pris au piège | 131
7. Ces stances sont pathétiques. Rodrigue suscite On étudiera donc ici la mise
la pitié du spectateur en exprimant ses tourments. en scène de la violence, verbale et physique,
On relève, par exemple, la répétition de « Ô ce qui permet une première approche
Dieu, l’étrange peine ! » (v. 8 et 18). Les trois de la catharsis : ressent-on crainte
premières strophes comportent le lexique de la et/ou pitié pour Camille ?
souffrance, rendue plus intense encore par le
recours à l’hyperbole (v. 1) ou la place dans le
vers. Ainsi, les adjectifs « misérable » et « mal-
heureux » sont placés au début des vers 3 et 4.
Frère et sœur de sang
L’état de mort morale et l’idée du suicide sont  ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
également un élément pathétique : la seule issue 1. Camille est provocatrice : elle cherche à blesser
est la mort. son frère de toutes les façons possibles en l’atta-
quant personnellement. On peut ainsi relever
l’apostrophe « tigre altéré de sang » (v. 10), qui
 HISTOIRE DES ARTS
révèle une grande violence verbale. Puis, elle
8. Rodrigue s’adresse directement à son épée
s’en prend à Rome, dont il est le bras armé. La
aux vers 28-30. Elle est le symbole de son statut
ville est par exemple désignée comme « unique
de chevalier et lui rappelle donc le code d’hon-
objet » de son « ressentiment », mot synonyme
neur propre à l’aristocratie. Elle sera l’arme de la
d’hostilité et de rancune. Le frère est alors bafoué
réparation, de la vengeance. Sur l’image, l’épée
dans son honneur de soldat dévoué à sa patrie.
médiévale semble trop lourde pour Rodrigue, il
la tient à deux mains et elle l’entraîne vers le
bas : c’est une façon de jouer la difficulté de la  LECTURE DU TEXTE
décision (voir la question sur un corpus p. 169). 2. Le registre de la première réplique de Camille est
polémique par la violence des attaques (elle parle
comme « une Furie », « une amante offensée ») et
 ÉCRITURE
pathétique par l’expression de la souffrance : loin
Sujet d'invention de taire ses sentiments, Camille offre à Curiace une
Pour les procédés pathétiques, on s’inspirera des véritable déclaration d’amour posthume (v. 4-5).
questions 3 et 7. Les nombreuses hyperboles expriment à la fois
sa douleur et sa colère. On pourra analyser plus
en détails les vers 10-13 : oublier Curiace serait
Prolongement le tuer « une seconde fois » (métaphore) et elle
On pourra lire la scène de confrontation avec reproche avec virulence à son frère « cette gloire
Chimène après le duel et la mort du comte si chère » qu’elle considère comme un meurtre,
(manuel p. 165) et comparer le dilemme de une « brutalité » (v. 17). Après avoir rejeté la
Chimène à celui de Rodrigue. raison d’État et les valeurs qui l’accompagnent
(comme le sens du devoir), elle rejette aussi leur
lien familial. On relève la violence de l’impératif

¤
dans « Ne cherche plus ta sœur » (v. 6). Suivant
P ierre Corneille, un principe de gradation, elle finit sa réplique par
Horace, 1640  p. ⁄8¤-⁄8‹ une malédiction, comme l’atteste le subjonctif de
souhait du vers 14 : « Puissent tant de malheurs
Objectifs : le héros cornélien présente accompagner ta vie ».
plusieurs facettes : il est capable d’un grand 3. On relève aussi une gradation dans le vocabu-
courage et sait se sacrifier pour sa patrie. laire. Elle traite d’abord son frère de « barbare »
Mais cet engagement physique, que l’on (v. 1). Le barbare est celui qui n’appartient pas
nomme « vertu » et qui a le sens latin à votre communauté linguistique et culturelle.
de virtus, suppose la capacité à être violent, Puis, en utilisant la métaphore animale du « tigre
à passer outre toute retenue, voire toute altéré de sang » (v. 10), elle suggère qu’Horace
morale, pour pouvoir tuer quand cela est n’appartient plus à la communauté plus vaste de
nécessaire. l’espèce humaine. C’est une bête, mue par des
132 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
pulsions meurtrières. Présenter son incapacité à se Les derniers mots, très provocateurs, contiennent
maîtriser comme de l’héroïsme est une forfanterie. un véritable appel au meurtre : elle prétend « mourir
de plaisir ». Les assonances en [i] de cette expres-
4. Horace insiste sur le devoir de sa sœur par une
sion finale, très stridentes et très agressives, sont
répétition d’impératifs : « Aime, aime cette mort
également présentes tout au long de cette réplique.
qui fait notre bonheur ». Camille doit oublier le
deuil de son fiancé et se réjouir de la victoire de 7. Horace poursuit Camille pour l’abattre dans les
Rome, donc de la mort de ses ennemis. Le devoir, coulisses, respectant ainsi la règle de bienséance
formulé en termes rationnels, doit l’emporter sur qui interdit la violence sur scène.
les sentiments naturels : « Et préfère du moins au Horace s’adresse ensuite à Procule, témoin de la
souvenir d’un homme/ Ce que doit ta naissance scène, ainsi qu’au public ; cette réplique constitue
aux intérêts de Rome. » Le déshonneur, c’est un avertissement. C’est une phrase exclamative
pleurer des ennemis, et se laisser dominer par la injonctive comportant un subjonctif de souhait
passion amoureuse. dont on sent la dangerosité. Elle répond à la longue
réplique de sa sœur. Le verbe « ose » exprime la
5 et 6. Camille devient tellement provocatrice
réprobation indignée du frère face à une attitude
qu’elle pousse son frère à la tuer. Et pour cela,
qu’il tient pour inacceptable.
elle attaque Rome, ce pour quoi il s’est battu,
ce pour quoi leurs deux autres frères sont morts.
L’anaphore sur quatre vers de « Rome », suivie
d’une apposition ou de subordonnées relatives  HISTOIRE DES ARTS
dans lesquelles elle oppose le respect de son frère 8. Naidra Ayadi (qui joue elle-même le rôle de
(« que ton cœur adore », v. 26) et son mépris Camille) a imaginé une gestuelle entre l’étreinte et
(« l’unique objet de mon ressentiment », v. 24 ; l’étouffement. Horace, en serrant sa sœur dans ses
« que je hais », v. 27), scande ainsi cette attaque en bras, veut à la fois la protéger d’elle-même, de sa
règle. La suite de sa réplique, suivant un principe colère, et l’empêcher de parler. Camille se débat, et
de gradation, est constituée de vœux de malheur continue à crier sa haine. Dans cette proposition,
contre Rome, formulés avec des subjonctifs de pas d’épée, ni de poursuite dans les coulisses, hors
souhait. Les malheurs envisagés et appelés de ces scène. La jeune femme finit étouffée, étranglée,
vœux sont de plus en plus graves : peut-être involontairement, par ce frère trop fort,
– Elle rêve d’une guerre totale contre Rome menée trop puissant, et trop protecteur. Naidra Ayadi
par « tous ses voisins ensemble conjurés » (v. 28) propose un meurtre sur scène, plus choquant donc
et les hyperboles de son imprécation impliquent que ne le souhaitait Corneille (même si, lors de la
l’univers entier (v. 30-32). première, son actrice a délibérément voulu mourir
– Elle rêve ensuite d’une guerre civile. Ce type sur scène, satisfaisant un public encore habitué
de guerre est ce qu’il y a de plus grave car le aux violences du théâtre baroque). Cependant,
fratricide, qu’elle vient de vivre, devient systé- c’est un meurtre moins politique, moins héroïque
matique. En atteste la personnification atroce de peut-être. C’est un assassinat malencontreux,
la ville : Rome, « de ses propres mains déchire alors que dans le dialogue, Horace invoque la
ses entrailles » (v. 35). « raison » – qui se confond avec la raison d’État
– Enfin, elle souhaite voir s’abattre la colère – au moment où il tue sa sœur et se justifie à son
divine. On relève à nouveau l’emploi d’hyper- retour : « ma patience à la raison fait place. »
boles, comme « un déluge de feux » (v. 37). Le
résultat de toutes ces violences serait la destruction
totale de la ville et de ses habitants, à laquelle  ORAL
elle aimerait assister de visu. Relevons à ce titre On cherchera les moyens de faire entendre la
l’anaphore jubilatoire du verbe « voir » aux vers violence progressive, en scandant les anaphores, en
39-40, et la répétition de « dernier », vers 40, faisant ressortir les échos tissés entre les mots les
transformant l’agonie rêvée de Rome en san- plus véhéments, les plus hyperboliques. On peut
glante hypotypose. Le dernier vers comporte imaginer une mise en espace avec quatre Camille
une proposition exclamative de satisfaction, où et un Horace, ce qui transposerait visuellement
« moi seule » s’oppose au « dernier Romain » du le harcèlement et la tension insupportables qui
vers précédent. conduisent Horace au meurtre.
9 Le héros pris au piège | 133
 ÉCRITURE de moi comme de l’univers. » Horace n’est qu’un
assassin qui a abusé de sa force sur une jeune fille
Question sur un corpus sans défense. Il cherche ensuite des excuses en
Les deux scènes reposent sur un dilemme entre présentant son crime comme un acte de bravoure
honneur et affection : Rodrigue doit choisir entre servant la gloire de Rome.
préserver sa relation amoureuse avec Chimène ou
venger l’honneur de son père : « M’es-tu donné
pour venger mon honneur ?/ M’es-tu donné pour Prolongement
perdre ma Chimène ? » Horace doit choisir entre L’intérêt de ce texte est de mettre en évidence
pardonner la souffrance de sa sœur ou venger l’ambiguïté de l’héroïsme tragique cornélien. Il
l’honneur de Rome bafouée par ses insultes (voir le montre aussi que le tragique n’est pas toujours dû
combat de la patience et de la raison, v. 43). Il à une décision divine, un destin fatal, mais qu’il
veut l’obliger à aller dans le sens du devoir patrio- résulte aussi de choix personnels assumés. Il est
tique : « Crois-tu donc que je sois insensible à l’expression d’une volonté, et il pose justement
l’outrage,/ Que je souffre en mon sang ce mortel la question de la liberté individuelle.
déshonneur ? » Dans les deux cas, le code d’hon- On peut analyser la grande liberté et modernité
neur l’emporte. C’est le fondement de l’héroïsme des héroïnes cornéliennes qui s’affranchissent
cornélien, ne reculant jamais devant la violence des contraintes imposées par les hommes, en
pour obtenir gain de cause : l’épée, les armes ont comparant Camille, Chimène du Cid (p. 165)
dans les deux scènes une valeur symbolique forte. et Émilie de Cinna (p. 190).
Cependant, Rodrigue ne tuera aucun innocent
ni aucune femme. Chimène l’approuvera même
d’avoir voulu venger l’honneur de son père :
« J’attire ses mépris en ne me vengeant pas. »
Il imagine d’ailleurs mourir dans ce duel, ce qui
résoudrait le dilemme au mieux : « Mourons du
‹ C arle Vanloo,
Le Sacrifice
d’Iphigénie, 1757  p. ⁄8›
moins sans offenser Chimène. » Au contraire,
Horace tue sa propre sœur, jeune fille innocente Intérêts de l’image :
endeuillée par la mort insupportable de son fiancé. – Aborder un mythe tragique par une
Il fait bel et bien preuve de la barbarie dont elle représentation picturale pour découvrir
l’accuse : « bientôt souiller par quelque lâcheté/ concrètement les enjeux d’une situation
Cette gloire si chère à ta brutalité ! » Tuer une tragique et les procédés du registre
femme sans défense est bien une lâcheté. Horace pathétique, comme l’hyperbole
a beau imaginer que sa sœur serait un mauvais ou la dramatisation.
exemple (v. 46-47), il s’est laissé emporter par
– Introduction au texte de Racine (p. 185).
la même colère que Camille, et n’a pas su faire
preuve de jugement, ni de raison.
Une victime pathétique
Sujet d'invention  ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
On peut lire, avant l’exercice, le portrait qu’Ho- 1. Si l’on suit le sens de la lecture, on découvre, à
race dresse de lui-même dans l’acte II, scène 3 gauche, la famille d’Iphigénie en proie au déses-
face à Curiace (p. 440). poir : sa mère Clytemnestre, effondrée, est sou-
Voici les arguments possibles pour un procureur : tenue par des servantes ; son père Agamemnon
Horace n’a pas tenu compte de la jeunesse de (arborant un manteau rouge de général romain)
Camille, ni de l’importance d’un premier amour est en train de prier, la tête détournée du meurtre
pour une jeune fille qui rêvait de se marier. Il s’est de sa fille. Au centre, assise, se trouve Iphigénie,
laissé emporter par la colère au lieu de comprendre la gorge un peu découverte. Elle s’abandonne au
sa sœur. Il a voulu la raisonner mais a été incapable couteau du prêtre Chalcas, déjà penché sur elle
de se raisonner lui-même. Ce n’est pas un héros au à droite. Le prêtre est entouré de deux assistants
sens où il n’est pas capable de se maîtriser, d’avoir qui lui tendent des plats pour recueillir le sang du
de l’empire sur ses passions. Le vrai héros, comme sacrifice, mais l’un d’eux détourne aussi le regard.
l’empereur Auguste, peut dire : « Je suis maître Plus à droite, des soldats grecs (vêtus à la romaine)

134 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme


s’écartent, effrayés ou choqués ; l’un apparemment moment du sacrifice d’Iphigénie. Dans le théâtre
a vu la déesse. Au-dessus des humains en effet, classique, ces scènes se passent hors de la vue
Artémis (Diane), reconnaissable à son arc, vole du public (Horace) ou sont racontées avec des
au secours d’Iphigénie en apportant une biche détails qui touchent le spectateur et le purgent
qui remplacera au dernier moment la jeune fille. de ses passions, selon les principes de la catharsis
À l’arrière-plan, à droite, les bateaux de la flotte aristotélicienne (p. 189).
grecque attendent le départ pour Troie.
Prolongement
 LECTURE DE L’IMAGE On peut faire chercher le dénouement de la tra-
2. Une diagonale passe par Artémis, Iphigénie gédie de Racine pour faire analyser les différences
et Chalcas : elle dynamise le geste du sacrifice avec le mythe originel, et les mettre en lien avec
et le sauvetage, in extremis, d’Iphigénie. L’autre les règles classiques de vraisemblance et de bien-
diagonale va des parents à la flotte grecque, en séance (voir l’Histoire littéraire, p. 196).
passant également par Iphigénie et souligne l’enjeu
du sacrifice.


3. D’un côté, Agamemnon lève ses mains jointes
vers le ciel, dans un ultime geste de prière et de
 acine,
R
supplication. De l’autre, Chalcas abaisse son bras
armé du poignard vers la gorge d’Iphigénie : d’un
Iphigénie, 1674  p. 185
côté, on voit le dernier espoir de sauver Iphigénie ; Objectifs :
de l’autre, sa mort assurée. – Comprendre comment les auteurs
classiques se réapproprient les mythes
4. Le groupe constitué par la famille d’Iphigénie est
dans la douleur ; aucun n’est capable de regarder le grecs.
meurtre de la jeune fille. Les soldats au contraire – Analyser le registre pathétique dans
ont des postures d’effroi ou de surprise extrême : le dialogue entre Agamemnon et Iphigénie.
ils se reculent, soit devant l’horreur du sacrifice, – Comprendre le rôle de la double
soit devant l’apparition d’Artémis. énonciation et ce qu’on appelle l’ironie
tragique.
5. Iphigénie ici est seulement une victime pathé-
tique : elle ne manifeste aucune grandeur héroïque,
aucun courage, elle s’abandonne les yeux fer-
Des retrouvailles tragiques
més. On se demande si elle n’est pas évanouie.  LECTURE DU TEXTE
Vanloo ne montre pas ici ce qu’imaginent Euripide 1. C’est Iphigénie qui parle le plus, simplement
(Iphigénie à Aulis) ou Racine (Iphigénie), à savoir heureuse de retrouver son père. Celui-ci tourmenté
qu’elle accepte de se sacrifier pour l’armée grecque. par l’idée du sacrifice, n’ose pas lui répondre et
cache sa douleur.
 ÉCRITURE 2. Iphigénie est heureuse de retrouver son père
Dissertation et veut lui manifester son affection : « Et ma
joie à vos yeux n’ose-t-elle éclater ? » Elle utilise
– La violence tragique est souvent précédée de
une série de phrases exclamatives (v. 8-16) pour
scènes de dilemme où le héros montre en même
exprimer son admiration, sa fierté : « Que cette
temps sa grandeur et sa faiblesse par l’expression
amour m’est chère !/ Quel plaisir de vous voir et
de ses tourments, ce qui permet au spectateur
de vous contempler » ; « Quel bonheur de me
de s’identifier à lui et de ressentir de la pitié :
voir la fille d’un tel père ! » Le lexique du plaisir
Rodrigue dans Le Cid (p. 180-181), Agamemnon
est présent : « spectacle charmant », « ma joie
dans Iphigénie, Émilie dans Cinna (p. 441).
et mon étonnement ».
– La violence tragique permet des scènes qui
jouent avec les nerfs du spectateur : l’angoisse 3. Agamemnon fait des allusions à ses tourments
de la menace, l’effroi de la concrétisation de la que seul le public peut interpréter, puisqu’il en
violence : par exemple, la tension entre Camille connaît la cause : « Vous méritiez, ma fille, un
et Horace dans Horace (p. 182-183), l’attente du père plus heureux. » « D’un soin cruel ma joie est
9 Le héros pris au piège | 135
ici combattue. » Une phrase (v. 21) est sans doute – Au début, Iphigénie ne semble pas s’inquiéter
un aparté, même si Racine ne le mentionne pas, de la froideur de son père, qu’elle attribue sans
car Agamemnon y parle d’Iphigénie à la troisième doute à la distance due aux bienséances (« mon
personne : « à son malheur dois-je la préparer ? » respect »). Elle doit attendre son autorisation pour
l’embrasser (v. 7). Quand son père se plaint de
4. Les répliques d’Iphigénie sont révélatrices de
n’être pas aussi heureux qu’elle l’imagine, elle lui
ce qu’on appelle l’ironie tragique : un héros ne
répond par des phrases interrogatives rhétoriques :
sait pas ce qui l’attend et exprime les sentiments
elle ne croit pas à ces soucis, comme le montre
contraires à ce que réclame la situation, ici la
l’emploi du verbe « pouvoir » aux vers 18-19
joie au lieu du désespoir. Le public, informé de la
dans une formule qui a le sens de « est-il possible
situation, éprouve de la pitié pour cette ignorance
que ? ». C’est seulement quand Agamemnon n’ose
pathétique.
la regarder en face (v. 22-23) qu’elle croit avoir
L’ignorance d’Iphigénie est soulignée par l’idée
commis quelque impair. Elle a l’intuition que sa
que la Grèce a donné à son père un statut pres-
présence à Aulis est la cause du chagrin de son
tigieux dont on ne peut que se réjouir : « Quelle
père mais sans bien le comprendre puisque c’est
félicité peut manquer à vos vœux ?/ À de plus
lui qui lui a demandé de venir : « Avons-nous sans
grands honneurs un roi peut-il prétendre ? » Ces
votre ordre abandonné Mycènes ? » Le spectateur
questions rhétoriques sont ironiques car la contre-
est le seul à pouvoir interpréter l’attitude de son
partie de ces honneurs est le sacrifice de la fille
père, et c’est à lui que s’adresse le vers 20.
d’Agamemnon. « J’ai cru n’avoir au ciel que des
grâces à rendre » : là encore, le ciel a décidé de la
mort de la jeune fille qui n’a donc plus de grâces Prolongements
à rendre. Son ignorance est encore mise en évi- – On peut lire la fin de cette scène d’Iphigénie
dence par les réactions de son père (question 3). dans le manuel (p. 435).
– On peut comparer le traitement d’un mythe
grec dans Iphigénie et Andromaque (manuel
 ÉCRITURE p. 199-207) : dans les deux cas, Racine ajoute un
Commentaire personnage (Ériphile et Astyanax) pour renforcer
L’opposition entre l’insouciance enfantine d’Iphi- la tension tragique entre les personnages. Dans
génie et la douleur de son père rend la scène les deux cas, il a voulu aussi empêcher le meurtre
pathétique. d’un innocent : Ériphile prend la place d’Iphigénie
– L’insouciance d’Iphigénie s’exprime par son et se suicide, invraisemblance qu’on reprochera
empressement à retrouver son père. Elle se pré- à Racine.
cipite sur lui, court littéralement derrière lui
quand il cherche à partir, en l’interpellant avec
des phrases interrogatives des vers 1 à 7. Puis, elle


manifeste son admiration et son affection filiale
par une série de phrases exclamatives des vers
Joël Pommerat,
8 à 16. Son père l’éblouit, comme le montre la
gradation marquée par des phrases de plus en plus
Les Marchands, 2006
courtes : « vous contempler/ Dans ce nouvel éclat   p. ⁄86-⁄8‡
dont je vous vois briller ! » « Quels honneurs !
Quel pouvoir ! » Le lexique de la joie est présent Objectifs :
également : « Quel plaisir […] Je sens croître ma – Analyser l’évolution du tragique dans
joie et mon étonnement ! […] Quel bonheur de le théâtre contemporain mettant en scène
me voir la fille d’un tel père ! » Elle agit de façon des hommes ordinaires, victimes
très enfantine, manifeste un amour incondition- des inégalités sociales ou de l’histoire.
nel envers son père, qu’elle voit pour la première – Aborder une écriture théâtrale originale
fois dans sa charge : « avec quel amour la Grèce sans dialogues.
vous révère ! » L’ironie tragique de la situation – Faire le lien entre le texte et la scène :
est soulignée par les réactions d’Agamemnon qui J. Pommerat est un auteur qui écrit et met
ne répond pas à son enthousiasme. en scène dans un même geste de création.

136 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme


Son texte n’existe pas au préalable. Il s'écrit 4. Les liens logiques et temporels sont « après
au fur et à mesure que les répétitions cela » (l. 31), « alors » (l. 35), deux fois « et »
avancent, en collaboration avec les acteurs aux lignes 41 et 42.
et le régisseur lumière et son. Les journaux s’emparent d’une tragédie inexpli-
cable et la transforme en fait divers censé raconter
notre époque de manière simple, pour ne pas
dire simpliste.
On pourrait l’intituler « le drame du chômage » et
Une tragédie médiatisée il se déroulerait en trois actes consécutifs, s’enchaî-
 LECTURE DU TEXTE nant inexorablement : la fermeture de l’usine, le
1. La mort de l’enfant provoque la venue des licenciement de la mère, l’infanticide. Toutefois,
médias. Ils la dramatisent pour mieux manipuler les journalistes éveillent l’opinion, qui s’interroge
l’opinion publique. Cette démarche sensationna- et se rend compte que la fermeture de l’usine
liste a pour but d'obtenir des audiences impor- n’était pas justifiée. En faisant cette révélation
tantes. Ils savent toucher et émouvoir, comme le sensationnelle, les médias créent l’événement et
montrent les répliques suivantes : « ils eurent de l’impact de ce scandale est tel qu’on peut prévoir la
l’émotion/ beaucoup d’émotion même. » Cette réouverture de l’usine, conséquence aussi étrange
émotion frelatée, intimement vécue et collective- que nécessaire du sacrifice de l’enfant.
ment partagée, pousse les téléspectateurs à parler
ensemble de ce fait divers. On peut relever : « On 5. La narratrice utilise d’abord le mot « choqués »,
ne cessa plus dans tout le pays d’en reparler. » Puis puis à plusieurs reprises le mot « émus » (l. 3-4),
les téléspectateurs condamnent la fermeture de repris par la gradation « ils eurent de l’émotion/
l’usine : « Et tout le monde/ marqua son extrême beaucoup d’émotion même » (l. 14-15). Cette
désapprobation » (l. 42-43). émotion débouche sur une forme d’identification
à la mère meurtrière (« comprendre des actes
2. Les médias, désignés par le pronom indéfini aussi désespérés ») qui pousse à exprimer une
« on », filment et montrent les lieux du drame « extrême désapprobation » envers ceux qui ont
sous tous les angles, des lignes 16 à 30. La caméra fermé l’usine (l. 43).
dévore la fenêtre, le trottoir, la voiture, et même
« on pourrait dire l’empreinte de la chute de 6. Joël Pommerat met en scène une narratrice
l’enfant ». Puis, ce sont les habitants qui sont qui raconte l’histoire avec distance, au passé
filmés avec leur curiosité malsaine ou leur culpa- simple, temps réservé normalement au récit de
bilité : « On nous filmait en train de regarder la faits coupés du présent d'énonciation. Le texte ne
fenêtre. » Même quand plus personne ne regarde ressemble donc pas à un texte de théâtre où les
la fenêtre, on continue à filmer les gens han- temps du discours dominent, où le passé composé
tés par cette mort (l. 29-30). Les journaux, en montre que les faits passés ont encore un grand
cherchant à expliquer le drame, établissent un retentissement sur les personnages présents. Ce
lien de causalité entre la fermeture de l’usine, le mode de narration permet de décrire froidement
licenciement de la mère et la mort de l’enfant. les faits, d’analyser les réactions des gens, sans
Le but est de raconter une histoire cohérente et prendre parti en apparence : le tragique devient
larmoyante. Ainsi, « ils devenaient sensibles aussi une logique implacable (voir question 4).
maintenant/ À l’autre tragédie » ; ils « disaient
7. Joël Pommerat donne une vision tragique de la
qu’ils en arrivaient presque à comprendre des
société moderne. On la voit soumise à l’influence
actes aussi désespérés ». On cherche ainsi à créer
des médias. Eux seuls décident de ce qu’il faut
de l’empathie et non de la réflexion.
désapprouver ou pas : la fermeture de l’usine
3. Le procédé récurrent est celui de la répétition n’avait soulevé ni émotion ni réaction tant qu’il
du verbe « on filmait » et du COD, désignant n’y avait pas eu de mort sensationnelle. Mais
l’objet de cette pulsion scopique malsaine : la quand advient un événement sanglant, ils s’en
« fenêtre », « l’enfant ». Ce procédé suggère emparent pour créer une émotion factice. La
le harcèlement, le matraquage des médias lors mère est prise dans cet engrenage. Si elle tient
d’un événement dramatique, une catastrophe un discours sensé, personne ne l’entendra car les
meurtrière. médias ne viendront pas recueillir et répercuter
9 Le héros pris au piège | 137
ce témoignage ennuyeux. En revanche, en com- son enfant et personne ne le sauve. L’intervention
mettant ce geste désespéré, mais médiatiquement divine n’est plus vraisemblable dans notre société.
payant, elle a pu changer la situation de sa ville. La mère en a eu cette idée atroce, folle, parce
Ce qui n’était pas tragique, mais seulement dra- qu’elle sait que ce geste sera largement médiatisé,
matique, le devient après coup : « l’autre tragédie/ dramatisé. La société du spectacle transforme cette
Celle qui avait inspiré un tel acte/ La fermeture mort en objet de curiosité malsaine et pousse
de Norscilor. » l’opinion publique à réclamer la réouverture de
l’usine. Le titre de la pièce indique que tout, dans
notre société moderne, est un produit commercial,
 HISTOIRE DES ARTS
y compris les émotions : les médias s’enrichissent
8. Le décor est vide et froid, sombre. La seule
de la mort de l’enfant, comme la ville et ses habi-
lumière provient du poste de télévision devant
tants qui retrouveront leur emploi. Le tragique
lequel une femme est assise, effondrée, comme
moderne est plus désespérant que le tragique grec.
si on la torturait ou qu’elle était morte. On a
l’impression que c’est la télévision qui, par ses
images, a malmené cette femme et peut-être l’a Prolongements
tuée. Joël Pommerat donne à voir un univers – On peut analyser une autre forme de tragique
effrayant, seulement animé par les images émises contemporain avec une incidence économique
du poste, où les gens sont irrémédiablement seuls prépondérante : le deal de Claire dans Quai ouest
tant que les médias ne se sont pas intéressés à eux. de Koltès (manuel de l'élève p. 171).
– On trouvera une réécriture contemporaine du
 MISE EN VOIX ET EN ESPACE mythe d’Œdipe dans Incendies de Wajdi Mouawad
On peut imaginer que les différentes narratrices (manuel de l'élève p. 213).
sont plusieurs habitants témoins des faits, et que
chacun a une façon particulière de les raconter :
émotion, indignation, réprobation, colère… Pour
rendre concrète la pression des médias, on peut AFFRONTER LE TYRAN
installer autour du groupe de témoins quelques

6
journalistes avec des micros, des caméras, des
téléphones portables prêts à tout enregistrer. Sophocle, Antigone,
vers 442 av. J.-C.  p. ⁄88
 ÉCRITURE
Objectif : remonter aux sources antiques
Question sur un corpus du tragique pour en comprendre les enjeux,
La mère des Marchands a sacrifié son enfant pour différents de ceux du théâtre classique.
faire basculer l’opinion en faveur des ouvriers et
forcer la réouverture de l’usine afin de redonner
du travail à tous. Elle croit avoir agi pour le bien Tenir tête à un roi
de sa communauté, comme Agamemnon a sacrifié
 LECTURE DU TEXTE
sa fille pour que les dieux accordent du vent à
1. La justice que défend Antigone est celle impo-
la flotte grecque et que l’armée puisse vaincre
sée par les dieux, « la Justice, assise aux côtés
et piller Troie. Dans les deux cas, il est question
des dieux infernaux ». Elle fait allusion ici aux
d’un enrichissement économique exigeant la
trois juges qui pèsent les âmes aux Enfers. Plus
mort d’un enfant.
loin, elle insiste et parle des « lois non écrites,
Cependant, dans le mythe grec, ce sont les
inébranlables, des dieux ». Cette justice l’oblige
dieux, par la voix du devin Chalcas, qui parlent ;
à rendre les devoirs funéraires à son frère.
Agamemnon avait d’ailleurs commis une faute
envers Artémis. Le sacrifice grec entre dans une 2. Le premier argument est la crainte d’une puni-
logique de relation entre les hommes et les dieux, tion divine. Antigone redoute de « [s’]exposer
et, au dernier moment, la déesse sauve la jeune à leur vengeance chez les dieux ». Deuxième
fille, rétablissant la morale et l’ordre. Dans Les argument : depuis la découverte par son père
Marchands, personne n’a demandé à la mère de tuer de la malédiction familiale, elle ne vit que dans
138 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
le malheur, la mort sera donc une délivrance : ironie est patente des lignes 7 à 12. Elle exprime
« lorsqu’on vit, comme moi, au milieu des mal- son mépris pour des valeurs qu’elle rejette (l. 5-8).
heurs sans nombre, comment ne pas trouver de C’est une héroïne tragique que son choix mène
profit à mourir ? » Enfin, laisser son frère sans nécessairement à la mort. Elle suscite l’admiration
sépulture lui était intolérable (l. 13-15). pour son courage et la pitié pour le sacrifice de
sa jeunesse.
3. Antigone exprime insolence, mépris et ironie
dans la phrase où elle compare les lois édictées
par Créon à des dieux : « et je ne pensais pas que  HISTOIRE DES ARTS
tes défenses à toi fussent assez puissantes pour 8. La scénographie ressemble à une prison : on
permettre à un mortel de passer outre à d’autres voit un cube gris avec des carrés laissant passer la
lois », dit-elle d’un ton provocateur. Elle recourt lumière, ce qui crée une pénombre oppressante
à des questions rhétoriques tout aussi insolentes striée de rais de lumière faisant penser à des bar-
pour obliger Créon à approuver sa philosophie reaux. Antigone a les bras en croix. Elle semble
(l. 7-12) : « Que je dusse mourir, ne le savais- prier ou s’offrir aux dieux, la tête renversée en
je pas ? et cela, quand même tu n’aurais rien arrière, dans une attitude pathétique. La robe
défendu. » la laisse dénudée et fragile et la couleur blanche
4. Sa phrase la plus insolente est sans doute sa du vêtement suggère la pureté de la jeune fille
métaphore finale sur les fous : Créon la traite de ainsi sacrifiée.
folle, mais c’est lui le plus fou. Il se met en effet
les dieux à dos et se repentira de l’avoir mise à  ÉCRITURE
mort, il en paiera les conséquences. Antigone
menace donc Créon par cette phrase. Sujet d'invention
– Arguments du procureur (qui s’exprimera en
5. Créon manifeste son autorité d’abord par
premier) : Antigone est un exemple de désobéis-
une question rhétorique menaçante adressée à
sance au roi qui pourrait faire des émules. Elle ne
Antigone, comportant le verbe « oser » (l. 1).
s’est jamais excusée, ni reconnue coupable. Au
Puis il annonce au chœur en même temps qu’au
contraire, elle revendique haut et fort son geste,
public (« sache bien, toi ») qu’il n’est nullement
l’a même répété deux fois en le présentant comme
impressionné par la résistance d’Antigone. Il
honorable. Elle réclame la mort, s’enorgueillit
emploie un présent de vérité générale pour mon-
même du châtiment qui s’abattra sur elle. Autant
trer que sa détermination à la punir est dans une
la satisfaire et se défaire d’une famille dangereuse
logique d’autorité royale : « ces volontés si dures
qui n’a apporté que des malheurs à Thèbes : son
sont celles justement qui sont aussi le plus vite
père et frère Œdipe a apporté la peste ; ses frères
brisées », croit-il pouvoir affirmer, sûr de lui et
ont plongé Thèbes dans la guerre civile. Quant
de son autorité.
à elle, elle remet en cause les lois de la cité qui
6. Le chœur de vieillards est du côté de l’autorité permettent seules de vivre en harmonie et de
royale : il explique l’hybris (mot grec que l’on peut savourer la paix civile.
traduire par la démesure, la présomption) d’Anti- – Arguments de l’avocat : Antigone n’a agi que
gone, ici qualifiée par l’adjectif « intraitable », par par piété religieuse et par amour pour sa famille.
sa généalogie : elle est, en toute logique, « la fille C’est une très jeune fille, brisée par le malheur.
intraitable d’un père intraitable ». Cependant, la Elle a subi les conséquences du crime de son père,
deuxième phrase est plus ambiguë (l. 20-21). On de la guerre entre ses frères. Elle ne cherche pas à
pourrait presque y entendre de l’admiration pour fomenter un complot, ni à renverser le roi Créon,
l’assurance d’une jeune fille pourtant atteinte mais seulement à enterrer dignement son frère. On
par toutes sortes de malheurs. C’est sans doute peut aisément s’identifier à elle, la comprendre.
la raison pour laquelle Créon les avertit eux aussi – Procédés de persuasion efficaces dans les deux
(voir question 5). discours : des répétitions, des questions rhétoriques
pour prendre les juges à parti, des phrases excla-
7. Antigone est déterminée, obstinée dans son
matives pour exprimer indignation (procureur) ou
choix. Rien ne la fera fléchir, pas même la menace
pitié (avocat), des hyperboles pour dramatiser le
de mort. Elle est provocatrice face au pouvoir : son
geste, le transformer en crime grave (procureur)

9 Le héros pris au piège | 139


ou pour rendre plus pitoyable la situation familiale pourquoi Aristote ne voit rien d’artistique dans les
d’Antigone (avocat). effets spectaculaires (l. 6-7). Il insiste aux lignes
8-10 : les effets spectaculaires ne créent que du
« monstrueux ». Il pense sans doute à des effets
Prolongements trop appuyés dans le jeu des acteurs. C’est dans
– Le mythe d’Œdipe est traité en histoire des le texte, dans la construction des personnages et
arts p. 176-177. l’intrigue qu’il faut chercher l’origine du plaisir
– On peut lire des extraits des Troyennes et d’An- tragique : l’auteur « doit produire cela au moyen
dromaque d’Euripide p. 201-202 et montrer que des faits ». Le mot « fait » est repris par « événe-
cet auteur joue davantage sur le pathétique que ments » puis « actions » (l. 14-15).
Sophocle.
– Enfin, on lira avec profit deux extraits de la 4. Œdipe est le modèle du héros tragique pour
réécriture du mythe par Racine dans La Thébaïde Aristote. Œdipe provoque l’effroi devant ses
p. 433 et 440. crimes monstrueux (tuer son père et épouser sa
mère) mais suscite aussi la pitié car il ignorait à
qui il avait affaire.

‡ Aristote, Poétique,
vers 335 av. J.-C.
Objectif : analyser le texte antique
 p. ⁄8·
5. Les personnages tragiques doivent être liés
par les liens du sang : s’ils appartiennent à la
même famille, leurs conflits seront plus violents
et pathétiques (l. 20-24).
à l’origine de la doctrine classique
et comprendre la notion de catharsis
(voir l’Histoire littéraire, manuel p. 196-197).
 ÉCRITURE
Susciter des émotions tragiques Question sur un corpus
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE Les Atrides forment une famille pleine de haine
1. Un spectacle tragique suscite crainte et pitié. et de violence : le grand-père Atrée, jaloux de
Ces deux émotions fortes, vécues par procuration, son frère Thyeste, a assassiné les enfants de son
sont la source du plaisir du spectateur (l. 11-13). frère et les lui a fait manger en lui faisant croire
à un sacrifice animal. Agamemnon, fils d’Atrée,
 LECTURE DU TEXTE épouse Clytemnestre, la sœur d’Hélène, et devient
2. Le champ lexical de la crainte est très présent. le chef des Grecs partis à la conquête de Troie. Il
Le mot « crainte » est répété trois fois et on voit doit pourtant sacrifier sa fille Iphigénie avant le
quels effets ce sentiment provoque chez le spec- départ. Clytemnestre jure de se venger : elle prend
tateur : « l’auditeur […] frissonne » au récit de pour amant en l’absence de son mari, Égisthe,
ces « événements […] terribles ». fils de Thyeste qui a échappé au festin sanglant.
De même, le mot-clé « pitié » utilisé à trois À son retour, Agamemnon est assassiné par les
reprises, accompagné de l’adjectif qualificatif deux amants. Son fils Oreste le venge quelques
« pitoyables » (deux occurrences), « pathétique » années plus tard en tuant sa mère Clytemnestre
(ibidem). et Égisthe. L’histoire est donc une succession de
meurtres tous plus horribles les uns que les autres
3. Aristote méprise l’aspect spectaculaire du entre parents et enfants, entre frères, et entre
théâtre : le travail de mise en scène en Grèce époux, comme le souhaite Aristote (l. 20-23).
antique n’existe pas. En effet, aucun metteur Les personnages sont tantôt effrayants de cruauté
en scène n’intervient, les acteurs professionnels (Atrée, Clytemnestre), tantôt pitoyables parce
connaissant leur rôle et la façon, toujours iden- qu’ils sont victimes (Thyeste, Iphigénie) ou tour-
tique, de le jouer. Le chorège, un citoyen riche mentés par un dilemme (Agamemnon, Oreste
de la cité, paie pour les décors constitués de toiles qui devient fou).
peintes, les costumes et les masques fabriqués
par des artisans. L’auteur fait répéter les chœurs Sujet d'invention
constitués de citoyens, acteurs amateurs. C’est S’appuyer sur les pistes de la question sur corpus.
140 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
Prolongements 3. Auguste est un « tyran » violent et meurtrier
qui s’est donné tout pouvoir et en a abusé en
– Le parcours de lecteur sur Andromaque (manuel
se faisant craindre : « Il peut faire trembler la
p. 199-207) permet de suivre l’évolution des prin-
terre sous ses pas » (v. 22). Il a dépouillé des rois
cipes tragiques autour d’un personnage pathétique
(v. 23), a exilé et condamné à mort de nombreuses
d’Euripide à Racine.
personnes : « De ses proscriptions rougir la terre
– On se posera également la question de l’effet
et l’onde » (v. 24), il a transformé le monde sous
tragique avec le corpus sur les dénouements,
sa loi (v. 25). On remarquera les hyperboles et la
p. 208-211.
gradation dans cette liste des crimes d’Auguste.

8
4. C’est d’abord sa liberté qui fait d’Émilie une
P ierre Corneille, héroïne tragique : elle ne veut dépendre de
Cinna, 1642  p. ⁄·‚-⁄·⁄ personne et ne rien devoir à Auguste. Elle le
prévient : « Mais ne crois pas qu’ainsi jamais
Objectifs : je t’appartienne » ou « Mais le cœur d’Émilie
– La réflexion sur le pouvoir, ses contraintes est hors de son pouvoir ». Seuls comptent son
et ses limites se développe au xviie siècle honneur et sa gloire. C’est pourquoi elle rejette
sans qu’il y ait de remise en cause l’affection paternelle dont Auguste fait preuve
de la monarchie absolue de droit divin à son égard : « Qu’il vive, et que je l’aime ! »,
(voir les Repères historiques p. 120-122). relève-t-on au vers 41. La phrase exclamative
On analysera ainsi les deux images opposées exprime ici son indignation. Elle ne pourra jamais
d’Auguste, tyran sanguinaire pour Émilie, éprouver d’amour pour l’assassin de sa famille et
et souverain respectable pour Cinna. elle est prête à rejeter l’amour de Cinna s’il est
approuvé par Auguste. Elle ne saurait s’abaisser
– On analysera également le
au rang d’objet, de « butin de qui l’ose épargner ».
fonctionnement tragique d’un dialogue
Elle est donc prête à s’opposer à un prince puis-
de sourds où s’opposent la raison et l’amour.
sant, à risquer sa vie et celle de Cinna pour se
On pourra consulter au préalable un extrait venger d’Auguste, l’assassiner, en finir avec un
de la scène d’exposition de Cinna et une règne qu’elle juge tyrannique. Son attitude est
autre image de la mise en scène de Laurent tragique car elle a peu de chance de réussir et est
Delvert (manuel p. 178 et 441). donc vouée à la mort.

Se venger d’un tyran 5 et 6. Cinna doit trahir Auguste pour venger


Émilie, et c’est contraire au code d’honneur, il sera
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE « infâme » (v. 13). Il rappelle qu’il a, par amour
1. C’est Émilie qui domine l’échange : c’est elle qui
pour elle, incité Auguste à garder le pouvoir alors
pose des questions, oblige Cinna à parler avec un
qu’il voulait se retirer.
impératif (v. 6) ou à se taire puisqu’elle lui coupe
Il s’efforce ainsi de persuader Émilie de sa bonne
la parole brusquement au vers 14 avec un « il
volonté et de sa loyauté. Le vers 27 comporte une
suffit » méprisant ou, au vers 63, finit sa phrase.
formule d’insistance avec « ne… que ». Cinna
Elle le tutoie alors qu’il la vouvoie avec respect.
utilise ensuite des hyperboles pour l’assurer de
la fermeté de son engagement : « J’obéis sans
 LECTURE DU TEXTE réserve à tous vos sentiments », « prends vos
2. Certaines phrases expriment les contradictions intérêts par-delà mes serments ». Citons le vers
de Cinna. On peut relever : « En me rendant 38 : « Moi seul j’ai raffermi son esprit étonné ».
heureux vous me rendez infâme » (v. 13). Les deux On remarque que le pronom de première per-
pôles du dilemme sont d’une part l’engagement sonne est placé en tête de vers, rappelant que les
de Cinna vis-à-vis d’Émilie qui veut l’obliger à autres membres de la conjuration ont renoncé.
assassiner Auguste et il y obéit « sans réserve » Au vers 39, est mis en avant le complément de
(v. 30). De l’autre, le respect et la reconnaissance but « pour vous l’immoler ». L’utilisation d’un
vis-à-vis d’Auguste : « Cette bonté d’Auguste » verbe à connotation religieuse montre que cette
(v. 14) qui lui fait éprouver de « la pitié » (v. 29). façon de faire est proche du sacrifice.
9 Le héros pris au piège | 141
7. Émilie exprime des reproches et trahit son La Mort de César de Scudéry (manuel p. 441).
mépris : pour elle, Cinna n’a pas tenu ses engage- – On pourra ensuite comparer Auguste avec Titus
ments vis-à-vis d’elle (« tes vœux inconstants », dans Bérénice (p. 166-167), Néron dans Britannicus
v. 15). C’est en cela un homme faible manipulé (p. 192-193), Pyrrhus dans Andromaque (p. 203)
par Auguste (« ton esprit crédule ose s’imaginer », de Racine pour comprendre l’évolution dans la
v. 18). La rime « tes promesses » / « ses caresses » représentation du souverain entre les deux auteurs
(v. 16-17) rend sensible l’opposition entre sa foi tragiques. Le souverain, chez Racine, est emporté
d’hier et son attitude traîtresse d’aujourd’hui. par des passions humaines.
Enfin, elle rejette sa proposition avec véhémence
(v. 21). Les vers 40-43 comportent des phrases
exclamatives exprimant sa colère et son indigna-
tion avec violence puisque le mot « traître » est,
dans le code de l’honneur que les héros partagent,
une cruelle insulte. · Jean Racine,

Britannicus, 1669
 p. 192
 HISTOIRE DES ARTS
8. Dans la mise en scène de Laurent Delvert, les Objectifs :
deux amants sont allongés sur une sorte de matelas – Analyser le rôle de la passion
rose, au milieu de coussins rouges et roses. Derrière dans l’intrigue racinienne et la façon
eux, un rideau mauve est tendu. Ils portent des dont elle transforme la figure du roi.
costumes modernes : costume noir qui ressemble – Mettre en lien texte et mise en scène
à un smoking pour Cinna, robe ou déshabillé pour comprendre l’enjeu d’un affrontement.
rose pour Émilie. L’ensemble donne l’impression – Voir comment une mise en scène
de voir deux adolescents amoureux se retrou- contemporaine se réapproprie les classiques.
vant dans la chambre de la jeune fille, petit nid
Le DVD de la mise en scène de J.-L.
d’amour kitsch et douillet. Si Cinna paraît assez
Martinelli est disponible à la COPAT.
persuasif ou explicatif dans sa gestuelle, Émilie
ne se montre pas particulièrement agressive. Elle
ne regarde pas Cinna, mais paraît plus rêveuse Repousser un tyran amoureux
que vengeresse. Aucune tension dans cette mise  LECTURE DU TEXTE
en scène, à cause de la posture allongée qui n’est 1. Junie est celle qui parle le plus, mais c’est
pas une attitude de duel verbal, et suggère que Néron qui domine car sa réponse est cinglante et
l’amour l’emportera sur leur dispute. comporte une série de verbes à l’impératif expri-
mant l’autorité que l’empereur a sur ses sujets, et
 ÉCRITURE donc sur Junie.
Commentaire 2. Junie cherche à convaincre Néron que ce
S’appuyer sur les questions 4 et 7. mariage est impossible par un seul argument
En conclusion, on pourra souligner qu’il s’agit rationnel, l’empereur est déjà marié : « Vous
bien d’un dialogue de sourds transformant une m’offrez tout d’un coup la place d’Octavie »
scène de dispute amoureuse en scène de conflit (v. 6), « un rang […] dont une autre enfin rem-
politique et moral. À la raison mise en avant par plit la majesté ? » (v. 16). Comme l’empereur
Cinna, Émilie oppose son intransigeance et sa rejette cet argument, en précisant qu’il répudie
haine inextinguible pour Auguste. Les héroïnes Octavie, elle estime malgré tout que ce serait
de Corneille font preuve d’au moins autant de un « crime » de prendre sa place, crime qui lui
courage et de détermination que les hommes. On « ferait honte » (v. 29-30), Octavie étant fille
peut même dire que pour l’époque, elles mani- de l’empereur Claude qui a précédé Néron. Elle
festent une vertu virile. fait ici appel au sens de l’honneur aristocratique
de Néron.
Prolongements Mais elle cherche surtout à le persuader en l’api-
– Sur la figure du roi et la réflexion politique au toyant sur son sort : elle insiste sur la façon brutale
début du xviie siècle, on peut lire un extrait de dont elle a été traitée (v. 3), comment sa famille

142 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme


a été décimée (v. 10). Elle se décrit en femme à mettre en scène, crée aussi du suspense, des
retirée du monde, plongée dans le deuil, comme retournements de situation ou coups de théâtre
le montre cette métaphore filée de l’ombre qui ne surprenants.
pourrait supporter l’éclat d’une position de reine.

⁄‚
Elle veut rester « dans l’obscurité nourrissant sa
douleur » (v. 11), dans « cette nuit profonde »  ise en scène
M
(v. 13). de Britannicus
3. et 4. Néron est mécontent de la réponse de
Junie qui ne lui paraît pas justifiée. Il commence
par Jean-Louis
par lui ordonner de ne plus avoir d’inquiétude,
ce qui n’est pas pour la rassurer : « Ayez moins
Martinelli, 2012
de frayeur, ou moins de modestie. » Les impé-   p.⁄·‹
ratifs sont des sommations : « consentez seu-
lement. » L’absence de complément d’objet au
verbe « consentir » suggère qu’elle doit obéir à
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
1. Énumérons les éléments du décor : un cercle
n’importe quelle demande de l’empereur. Il assure
avec un bassin (le scénographe fait référence à
pouvoir se débarrasser facilement d’Octavie et
l’impluvium des maisons romaines, le bassin au
lui rappelle que Junie n’a rien à lui envier en ce
milieu de l’atrium) et en arrière-plan, un fauteuil
qui concerne ses origines : « Du sang dont vous
xviie siècle qui sert de trône. Derrière, on aperçoit
sortez rappelez la mémoire » : Junie est en effet la
une tenture rouge. Cela ressemble davantage à
descendante d’Auguste et a donc toute légitimité
une salle du trône qu’à l’antichambre prévue par
pour épouser un empereur.
Racine, ce qui est confirmé par le grand manteau
5. Les vers 22-24 sonnent comme des menaces. rouge de Néron, très impérial. C’est un décor aux
La répétition du mot « gloire » en témoigne. teintes chaudes : on sent l’exercice d’un pouvoir
Il s’agit de la gloire que lui apporterait Néron, qui se met en scène pour impressionner. Cette
prince parlant de lui à la troisième personne en tension chromatique est le signe d’une « intran-
employant un terme honorifique insistant sur sa quillité […] palpable ».
puissance : « la solide gloire/ Des honneurs dont
César prétend vous revêtir ». À l’inverse, défier
la puissance impériale consisterait à poursuivre
 LECTURE DES IMAGES
2. Junie est d’abord évanouie (image A), puis
un rêve de gloire personnelle aussi vaine que
acculée au mur par le doigt menaçant de Néron
dangereuse. Elle n’a nul intérêt à rejeter cette
(image B). Sa vulnérabilité de victime apitoie
demande : « La gloire d’un refus sujet au repentir. »
le spectateur et fait craindre pour sa vie, deux
L’allusion à un « repentir » de la part de Junie
sentiments propres à la catharsis aristotélicienne
annonce qu’il peut se venger d’elle si elle refuse
(manuel p. 189).
sa proposition.
3. Néron est d’abord plein de sollicitude devant
le malaise de Junie, il la rafraîchit avec l’eau du
 ÉCRITURE bassin. C’est l’amant prévenant et doux (image
A). Puis, il manifeste son autorité menaçante en
Dissertation faisant reculer Junie jusqu’au mur et en pointant
Un monstre naissant est plus intéressant qu’un son doigt vers elle (image B).
tyran sanguinaire : il a encore le choix de devenir
4. Cet évanouissement peut faire imaginer la
un bon empereur ou un tyran, thème hérité des
mort de Junie, par suicide par exemple, comme
tragédies politiques de Corneille comme Cinna
cela arrive dans d’autres tragédies de Racine (par
(voir manuel p. 190-191). Ces deux issues possibles
exemple dans Phèdre, manuel p. 208).
favorisent des dilemmes tragiques, des hésitations,
des revirements. D’autre part, un monstre nais- 5. Junie a tenté de résister à Néron en argumen-
sant est accessible à la passion, et aux tourments tant et en essayant de l’apitoyer, mais son refus
qu’elle provoque, il peut donc susciter la pitié. indispose le tyran, qui se révèle alors comme le
Enfin, l’évolution du personnage est intéressante « monstre naissant » prévu par Racine, prêt à
9 Le héros pris au piège | 143
obliger Junie à accepter, et même à adhérer plei- la violence : Titus dans Bérénice (p. 166-167),
nement à son amour. Sans quoi, il se vengera en Roxane dans Bajazet (p. 194), Pyrrhus dans
s’attaquant à Britannicus. Sa menace, implicite, Andromaque (p. 203).
est pleine de dangerosité : « La sœur vous touche – Pour approfondir sur la mise en scène et le
ici beaucoup moins que le frère. » Octavie est la costume de Néron, on verra les exercices donnés
sœur de Britannicus. à partir de l’image de l’acteur Talma en Néron
(manuel p. 198).
 ORAL

⁄ ⁄
L’intérêt de ce travail choral est de faire ressentir
la menace qui plane sur Junie, en imaginant trois Jean Racine,
ou quatre Néron qui vont montrer différentes
intentions : la fausse douceur, l’autorité, la vio-
Bajazet, 1672  p.⁄·›
lence de plus en plus présente dans sa voix ou Objectifs :
sa gestuelle. – Découvrir une tragédie moins connue
de Racine où le pouvoir est exercé par
 ÉCRITURE une femme aussi dangereuse que Néron
(voir manuel p. 192-193).
Sujet d'invention – Analyser les procédés permettant
Il faut expliquer aux élèves que la scène, au de susciter la crainte du spectateur.
xviie siècle, représente un lieu unique conformé- – Analyser l’expression de la menace.
ment à la règle classique des trois unités. Souvent,
elle figure un lieu de passage vraisemblable où Une passion dangereuse
tous les personnages peuvent se retrouver. Racine
a choisi de montrer une antichambre. C’est  LECTURE DU TEXTE
une sorte de corridor, lieu public aux portes 1. La scène est tendue parce que Roxane a tout
de l’espace intime. Elle donne en effet sur la pouvoir sur Bajazet et peut à sa guise le tuer ou le
chambre de Néron où personne n’entre, sauf le laisser vivre. Elle l’affirme sans ambages : « j’ai sur
maître (Néron), le traître (Narcisse) et la victime votre vie un empire suprême », « sans ce même
(Britannicus, pour y mourir empoisonné). Les amour […] vous ne seriez plus ». Bajazet reconnaît
décors du théâtre de l’Hôtel de Bourgogne où ce pouvoir absolu : « Ma vie est votre bien. » Mais
fut joué Britannicus étaient constitués de grandes il ne l’aime pas et ne veut pas l’épouser ; il se met
toiles peintes en perspective représentant un donc en danger. Il voudrait faire entendre raison
« palais à volonté » qu’on réutilise d’une pièce à Roxane sans la blesser ni la mettre en colère.
à l’autre (manuel p. 177). On pourra analyser l’image de la mise en scène
d’Éric Vigner où la tension entre les personnages
Questions possibles : est visible : Roxane a posé sa tête sur la poitrine de
– La transformation de l’antichambre en salle du Bajazet, geste de tendresse et presque de désespoir
trône : quel en est le sens ? Quel est l’effet produit ? auquel Bajazet ne répond pas : il est dans une
– Pourquoi revisiter l’Antiquité ? La mise en posture très raide, les bras le long du corps. Son
scène de l’antique ne cherche pas à donner une visage est fermé et son regard, lointain.
image fidèle d’un palais romain mais à exhiber
la théâtralité du pouvoir. 2. Roxane commence par des questions rhéto-
– Quel est le rôle du bassin ? Il produit l’effet d’une riques (« avez-vous prévu », « songez-vous »).
forme ronde qui rappelle l’orchestra de l’espace Elle incite ainsi Bajazet à reconnaître le pouvoir
grec antique (voir le plan du théâtre d’Épidaure, qu’elle exerce sur lui et les conséquences désas-
manuel p. 196). treuses d’un hypothétique refus. On peut relever
la proposition hypothétique introduite par « si » :
« si vous ne m’épousez ». Les vers 4 à 6 insistent :
Prolongements ils expriment la même idée à la faveur de trois
– On peut comparer Néron avec différents rois complétives introduites par « que ». On note
ou reines amoureux chez Racine et voir que la toutefois que la reine donne de plus en plus de
passion ne débouche pas nécessairement sur précisions. Bajazet n’est en vie que parce que la
144 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
reine est amoureuse de lui. Souvenez-vous « Que à la rime pour mieux s’opposer. On peut égale-
vous ne respirez qu’autant que je vous aime », lui ment remarquer, pour souligner la même idée,
dit-elle. Le sort de Bajazet dépend du caprice de un parallélisme de construction dans les deux
Roxane. Les deux vers suivants évoquent ce qui phrases interrogatives des vers 23-24 où elle prend
se passerait si l’amour cessait. Le conditionnel conscience, avec amertume, que Bajazet ne l’aime
marque une possibilité bien plausible et d’autant absolument pas. Elle s’en veut aussi d’avoir avoué
plus menaçante : « Et sans ce même amour […] son amour et donc d’avoir faire preuve de faiblesse.
vous ne seriez plus ? »
La deuxième réplique de Roxane est plus violente
 ÉCRITURE
et menaçante. Tout d’abord, elle coupe la parole
à Bajazet et le tutoie. Puis, elle parle de lui à la Commentaire
troisième personne (v. 22-24), marque de son On peut reprendre les réponses aux questions
mépris. Le vers 20 à l’impératif comporte une 1 et 2.
métaphore hyperbolique qui suggère qu’elle va
le tuer : « Rentre dans le néant dont je t’ai fait
sortir. » La question rhétorique « Car enfin qui Prolongements
m’arrête ? » rappelle sa capacité de nuisance – On pourra rapprocher ce dialogue de la scène
puisqu’elle a reçu des instructions du sultan entre Émilie et Cinna dans Cinna de Corneille (p.
Amurat. Elle montre ainsi aux vers 25-28 qu’elle 190-191) : dans les deux cas, la galanterie cède le
ne dépend pas de lui autant que lui d’elle. La pas devant la violence, le dépit et la menace. La
phrase commence par « Tu crois que », formule différence est qu’Émilie n’a pas le pouvoir de tuer
ironique suggérant qu’il se trompe, que son calcul Cinna, mais seulement celui de ne plus l’aimer.
est mauvais. Le dernier vers est en effet la menace – On pourra faire un bilan des formes du tragique
de « séparer tes intérêts des miens ». au xviie siècle : chez Corneille, le héros tragique est
confronté à des choix inconciliables (dilemme)
3. Bajazet prend des précautions oratoires avec où raison d’État, intérêts supérieurs ou honneur
Roxane en commençant par lui exprimer sa recon- entrent en conflit avec les sentiments personnels.
naissance avec des hyperboles : « je tiens tout Chez Racine, le conflit est toujours amoureux. Ce
de vous » est répété au vers 12. Puis, le vers 15 n’est pas toujours le cas chez Corneille. Par ailleurs,
comporte, sur un rythme binaire, deux métaphores si les héros cornéliens suscitent l’admiration pour
de son pouvoir absolu : « Je vous dois tout mon leur détermination et leur intransigeance, ceux
sang. Ma vie est votre bien. » Plusieurs verbes de Racine suscitent la pitié face aux tourments
des vers 12 à 14 insistent sur cet aveu, sorte de qu’ils endurent.
profession de foi sans cesse répétée : « m’entendre
avouer », « Je ne m’en défends point, ma bouche
le confesse », « le confirmer sans cesse ». Bajazet
s’humilie en quelque sorte devant Roxane, mais
il lui parle de respect (v. 14), alors qu’elle veut
entendre qu’il l’aime : « Je vois combien tes vœux
sont loin de mes pensées. »
⁄¤ B ertolt Brecht,
Grand-peur et
misère du IIIe Reich,
4. Bajazet pense qu’il lui suffit de faire allégeance
1938  p. ⁄·∞
à Roxane, de reconnaître son pouvoir et de s’allier Objectifs :
politiquement avec elle (v. 11-12). Il rappelle – La figure du roi n’existe dans le théâtre
aussi que son autorité est par ailleurs reconnue : contemporain que dans des parodies
« En voyant devant moi tout l’empire à genoux ». (Ubu Roi d’A. Jarry, ou Macbett d’E. Ionesco).
5. Roxane exprime du dépit amoureux, de la Cependant, d’autres formes de tyrannie
rancœur et de la colère. Elle qualifie Bajazet sont mises en scène dans toute leur
d’« ingrat » (v. 19, 23). Elle est furieuse de « son violence : Ionesco fait allusion aux dictatures
indifférence », de « ses raisonnements » qui sont totalitaires et J. Pommerat à la dictature
loin de l’amour qu’elle lui a manifesté par ses du marché économique ou des médias
« empressements ». Ces deux derniers mots sont (voir Les Marchands, p. 186).
9 Le héros pris au piège | 145
On analysera donc les procédés tragiques opposants aux nazis à avoir été envoyés dans des
dans cette scène de Brecht, et la façon dont camps de concentration.
ils servent une critique politique virulente,
ce qui n’était pas le cas des textes antiques
3. Les SA commencent par demander à voir le
livre de comptes. Ils reprochent ensuite à Erna de
ou classiques.
répandre des informations « abominables » et de
– Il est aussi intéressant d’opposer
n’avoir pas fait le signe hitlérien, preuve qu’elle
la notion aristotélicienne de catharsis est opposée au régime. À partir de la ligne 20, ils
supposant l’identification du spectateur l’emmènent donc de force jusque chez elle pour
aux personnages, au théâtre épique de récupérer le livre : « Il faut que nous voyions d’un
Brecht qui fonctionne sur la distanciation. peu plus près votre livre de comptes, accompagnez-
Cette dernière favorise l’analyse critique nous jusque chez vous. » Ils doivent la brutaliser,
et la réflexion du spectateur (exercice TICE). d’où la crainte de sa mère qui explique qu’elle est
enceinte, accentuant ainsi le rôle de victime inno-
Victimes d’une dictature cente et pathétique d’Erna. On peut remarquer
que les SA jouent une sorte de duo bien rodé :
 LECTURE DU TEXTE le second à prendre la parole renchérit systéma-
1. La peur est celle de la répression : les SA tiquement sur son collègue. Aux lignes 9-10 et
contrôlent toute la société et sont extrême- aux lignes 14-17, les deux répliques commencent
ment violents : « Où cachez-vous votre livre de toutes deux par « Et » faisant office de relance.
comptes ? », comme si cet objet a priori anodin Ainsi, « Et toi ? » montre qu’ils s’encouragent
était une pièce à conviction, une arme qu’on mutuellement à aller plus loin dans la brutalité.
dissimule aux autorités.
Le terme « misère » renvoie à la pauvreté qui 4. La pomme est un cadeau empoisonné : en
sévit. Le pouvoir d’achat des Allemands s’effondre échange de ces colis, les Allemands doivent
(l. 4-5) car toute l’économie repose sur l’indus- être obéissants et soumis. La vieille, en goûtant
trie de l’armement. Toutes les ressources sont la pomme qu’Erna refuse, devient complice du
mobilisées pour préparer la guerre. Une réplique régime, minimisant ou niant les problèmes éco-
comme « il faut de l’argent pour rééquiper le nomiques. Mais de ce fait, elle dénonce, sans
pays » manifeste cet effort de préparation au le vouloir, sa fille et son gendre, dénonciations
conflit. Les colis distribués aux plus démunis ne encouragées aussi par le régime : « c’est bel et
compensent pas le manque. Ils servent cependant bien lui qui le dit […] Que les prix ont un petit
la propagande nazie qui fait croire qu’Hitler se peu monté ces derniers temps. » Elle va même
préoccupe des Allemands. La « misère » dont il jusqu’à partager ce colis avec les SA : « Vous avez
est question dans le titre est donc aussi morale. À […] accepté les pommes !… » Sa complaisance
la petitesse du pouvoir répond l’absence de liberté vis-à-vis du régime condamne sa fille, et quand
de pensée et d’expression. Seule la vieille mère elle s’en aperçoit, elle recrache cette pomme qui
peut encore s’en émouvoir et paraître surprise : l’étouffe, tout en criant « Heil Hitler ! », attitude
« Vous ne pouvez tout de même pas lui en vouloir paradoxale de révolte et d’allégeance en même
de ce qu’elle tient un livre de comptes ? » temps. Mais il est trop tard (l. 26-27).
La pomme peut évoquer le fruit défendu de la
2. Erna et son mari sont suspects parce qu’avec connaissance mangé par Ève puis Adam au para-
leur livre de comptes, ils sont capables de calculer dis : Dieu les chassera du paradis pour cette faute.
de façon précise la perte de leur pouvoir d’achat Elle peut aussi faire penser au conte de Blanche-
et de le consigner par écrit. Ils pourraient donc Neige des frères Grimm, auteurs allemands, où la
en parler à d’autres et susciter des réactions ou belle-mère sorcière offre une pomme empoisonnée
manifestations de mécontentement. Si la vieille qui tue la princesse.
présente ces discussions potentiellement subver-
sives comme des rumeurs sans intérêt, comme 5. La dernière réplique de la vieille est pathétique.
« ce que tout le monde pourrait raconter », cela D’abord, malgré l’argument de la grossesse de sa
ne laisse pas le SA indifférent. Il s’en explique : fille, les SA ne lui prêtent aucune attention. Elle
« elle répand des histoires abominables ». Ils sont est impuissante à sauver Erna : « Vous ne pouvez
alors soupçonnés d’être des « marxistes », premiers pas… vous ne le ferez pas ! » Ces phrases, pourtant
146 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
injonctives, sont vaines : les SA emmènent Erna
que sa mère appelle aussi avec désespoir (l. 25). Histoire littéraire  p. ⁄·‡
Puis, elle cherche à rattraper ses paroles impru-
dentes en affirmant et répétant la soumission La tragédie
d’Erna puis la sienne au régime : « Elle a pourtant
dit Heil Hitler, qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? »  ACTIVITÉ
La phrase interrogative montre qu’elle est prête Les mots importants sont notés en gras dans la
à tout pour sauver Erna, mais l’irréparable a été double page. Pour faciliter le démarrage de l’écri-
commis en acceptant de partager les pommes, ture, on peut proposer une première phrase :
et, surtout, en discutant avec les SA, en parlant « Prenez un héros bien malheureux, victime de
trop. La scène finit sur ses cris dérisoires, répétés, forces supérieures… »
« Heil Hitler ! Heil Hitler ! ». Ils sont trop tardifs
pour persuader les SA qui brutalisent Erna en
silence. Elle crache aussi la pomme qui l’étouffe.
Lexique
Le pouvoir et la domination
 ORAL   p. 198
On peut travailler le rapport à l’espace et au Objectifs :
panier de pommes : où sont placés Erna, déjà – Travailler sur les nuances à partir de listes
méfiante ou inquiète, la mère et les deux SA, de synonymes.
d’abord détendus ? Quelles réactions provoque
– Identifier des familles de mots à partir de
l’allusion au livre de comptes chez Erna ? chez les
l’étymologie.
SA ? On doit insister ici sur les regards. Comment
– Faire des liens entre des notions lexicales,
la vieille essaie-t-elle de sauver Erna pendant que
les SA la brutalisent ? Comment mettre en place les caractéristiques d’un personnage et le jeu
le jeu avec la pomme, le signe hitlérien, peut-être de l’acteur.
une tentative pour se mettre entre les SA et sa
fille ou près de la porte… Savoir commander
1. Autorité normale : régner, diriger, commander,
gouverner, surpasser.
Autorité abusive : écraser, assujettir, asservir.
 ÉCRITURE 2. Quatre synonymes d’« autoritaire » : despotique,
Commentaire dur, impérieux, intransigeant.
Ce qui terrifie le public, c’est la mise en scène
concrète d’une société surveillée et opprimée, Pouvoir politique
où la violence règne : on peut s’appuyer sur les
1. Un pouvoir arbitraire est celui qui dépend du
réponses aux questions 2 et 3.
caprice ou du bon plaisir de quelqu’un. Synonyme :
Ce qui est pathétique, c’est le sort réservé à deux
tyrannique.
femmes sans défense, l’une enceinte et l’autre
âgée, impuissante à sauver sa fille, qu’elle a, sans 2. Les mots sont composés de l’un ou l’autre de
le vouloir, elle-même dénoncée : il faut s’appuyer deux radicaux grecs qui ont presque le même
sur les réponses aux questions 4 et 5. sens : crat- veut dire la force, la puissance, et
arch- désigne la prééminence.
Aristocratie : pouvoir exercé par les meilleurs
(aristoi).
Prolongement Théocratie : pouvoir exercé par la religion, les
On peut faire lire La Résistible Ascension d’Arturo représentants de Dieu (theos).
Ui où Brecht transpose la montée du nazisme en Autocratie : forme de gouvernement où le sou-
Allemagne dans le milieu mafieux des bouchers verain exerce lui-même (autos) une autorité sans
de Chicago. limite.
9 Le héros pris au piège | 147
Démocratie : pouvoir exercé par le peuple (demos). 2. Dans le Furetière, dictionnaire du xviie siècle,
Monarchie : pouvoir exercé par une seule per- le tyran est un prince qui abuse de son pouvoir,
sonne (monos). qui ne gouverne pas selon les lois, fait preuve
Oligarchie : pouvoir exercé par un petit groupe de violence et de cruauté envers ses sujets. Les
de personnes (oligoi : quelques-uns). exemples donnés sont Caligula et Néron, empe-
reurs sanguinaires.
Paire de rois Le Robert donne aujourd’hui cette définition :
« Personne qui, ayant le pouvoir suprême, l’exerce
1. Pour le radical reg- : régime, régir, régiment, de manière absolue, oppressive. » On insiste moins
réguler, règne. sur la violence qu’au xviie siècle.
Pour le radical roy- : royaume, royal, royauté,
royaliste, royalties. 3. Le sens figuré souvent usité aujourd’hui en
manière de plaisanterie est : personne autoritaire
2. Pouvoir régalien : a) Se dit d’un droit attaché qui impose sa volonté, abuse de son pouvoir.
à la royauté, ou qui, en république, manifeste une Des exemples : un tyran domestique ; l’amour
survivance des anciennes prérogatives royales. Le est un tyran.
droit de grâce du président de la République, en
France, est un droit régalien.
b) Se dit des fonctions politiques et administratives S’opposer à l’autorité
(police, défense, etc.) qui dépendent directement
1. Insolence : manque de respect injurieux.
de l’État ou de son représentant suprême. En
Synonyme : impertinence.
France, les ministères régaliens sont le ministère
Insoumission : désobéissance à une autorité. Le
de l’Intérieur, de la Défense, de la Justice, des
terme est plus fort qu’insolence.
Affaires étrangères, des Finances.
L’insubordination est assez proche de l’insou-
3. Travailler pour le roi de Prusse : travailler pour mission, mais concerne une autorité militaire.
rien ou presque rien. L’origine de cette expression C’est le refus d’obtempérer à un ordre venant
remonterait à Voltaire qui aurait travaillé pour d’un chef.
rien pour Frédéric II de Prusse pendant presque Mutinerie : se dresser avec violence contre une
deux ans (on peut découvrir l’histoire de cette autorité militaire (mutinerie sur un bateau, dans
expression sur le site d’arte.tv). une prison). C’est l’étape suivant l’insubordina-
Être plus royaliste que le roi : être plus extrême tion : on agresse le détenteur de l’autorité.
dans une opinion que la personne que l’on On peut voir une gradation avec les trois syno-
soutient. nymes « résistance », « rébellion » et « révolte »
La reine du bal : une femme qui l’emporte sur qui désignent tous l’acte de refuser une autorité
toutes les autres par ses qualités. et de s’y opposer de différentes façons, de plus
Le roi du pétrole : l’expression « Être, se sentir le en plus violentes. « Rébellion » et « révolte »
roi du pétrole » signifie être pleinement satisfait désignent une action politique.
de son sort, n’avoir plus rien à désirer, se sentir
le roi du monde.
Un enfant roi : un enfant à qui on cède tout. Un roi tragique
Un roi d’opérette : un roi sans véritable autorité, 1. Ce tableau ne représente pas la Comédie-
qui fait de la figuration. Française telle qu’elle était en 1850. La peinture
4. On trouve le sens figuré de « règne » dans a été réalisée par Delacroix dans son atelier. Il a
des expressions comme « le règne animal », où représenté un décor plus suggestif que réaliste, à
il a le sens ancien de royaume, ou « le règne du la fois antique et théâtral. Ainsi en témoignent la
consommateur », où il a le sens de pouvoir absolu colonnade ou le rideau rouge qu’on rapprochera
d’une catégorie de personnes. de la mise en scène de Martinelli (p. 193). En
revanche, c’est bien la tenue que portait Talma,
premier acteur à vouloir rendre les costumes de
Le tyran théâtre vraisemblables et cohérents avec l’époque
1. Chez les Grecs, un tyran était celui qui s’empa- de l’intrigue. Talma-Néron porte donc une tunique
rait du pouvoir par la force. simple qui va jusqu’aux mollets, le manteau rouge
148 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
bordé d’or d’imperator, et la couronne de laurier 2. On pourra renvoyer les élèves sur le site :
utilisée par les empereurs depuis Jules César. Il www.empereurs-romains.net/emp06.htm
est assis sur un vaste trône dont les montants sont
ornés de têtes de lion. Il est accoudé, un peu de
biais, et ne regarde pas le spectateur. Sa posture
est plus méditative que tyrannique.

9 Le héros pris au piège | 149


Séquence

⁄‚ Jean Racine,
Andromaque, 1667
Présentation et objectifs de la séquence  p. ⁄··
Livre de l’élève  p. ⁄·· à ¤‚‡

Andromaque permet de remonter aux modèles antiques du théâtre classique : l’épopée homérique et
les deux tragédies qu’Euripide a consacrées à ce personnage dont nous étudierons l’évolution. Nous
analyserons les procédés pathétiques et tragiques, autant dans la structure de la pièce, ses variantes
par rapport au modèle grec, que dans la rhétorique utilisée par les personnages. Nous définirons enfin
le rôle de la passion à l’œuvre chez tous les personnages raciniens, et l’enjeu moral de la tragédie au
xviie siècle assigné par la théorie classique. Nous verrons comment la mise en scène contemporaine
s’est emparée de cette pièce et quelles interprétations variées elle en propose.

son enfant contre elle, elle est ailleurs, et le corps


Texte et contexte : d’Hector exposé, tendu en arrière, qui barre toute
la guerre de Troie  p. 200 la largeur du tableau ne peut plus les réconforter
Objectifs : ni leur venir en aide.
– Revenir au mythe grec et à l’origine de 2. Les objets installés au premier plan, juste sous le
la souffrance d’Andromaque sans cesse buste d’Hector sont ses armes : un casque rutilant
rappelée chez Racine : la mort d’Hector et la avec un grand cimier, une épée posée derrière,
fin de la guerre de Troie. dont le baudrier pend du lit, comme si Hector
– Faire un lien entre les procédés venait de la détacher. Ces armes caractérisent
pathétiques utilisés en peinture et les la valeur du héros au combat. Dans l’Iliade, le
procédés théâtraux. Ce tableau est grand casque effraie le petit Astyanax. C’est par
commenté brièvement sur le site Eduscol : elles qu’Hector a obtenu sa gloire et qu’il est
http://eduscol.education.fr/louvre/mort/ mort. Dans l’Iliade, ces armes ont été prises sur
morthector.htm le cadavre d’Hector par Achille, mais David les
a ajoutées pour rappeler son destin tragique et
créer une mise en scène théâtrale pathétique
 HISTOIRE DES ARTS autour de la dépouille à demi nue du héros : il
1. Ce sont les bras et les mains qui relient les
est installé sur un lit d’apparat sculpté de scènes
différents personnages et tracent les lignes de
de combats, avec un flambeau monumental au-
force du tableau : Andromaque touche le bras
dessus de ses pieds, et il porte une couronne de
d’Hector allongé, mais sans le serrer. Sa main est
laurier, comme on en attribuait aux athlètes grecs
posée, tendue et ouverte, dans un geste vain de
aux Jeux olympiques.
prière muette. Elle tient le bras droit d’Astyanax
accroché à elle, sans plus le regarder que son 3. La lamentation d’Andromaque dans l’Iliade
père. L’enfant sollicite vainement, de son bras souligne qu’elle est, avec son fils, désormais sans
gauche, l’attention de sa mère : sa main est posée protection, comme la ville de Troie. Hector
sur sa poitrine, tendue vers le visage détourné était le seul vrai rempart contre l’armée grecque
d’Andromaque. David souligne ainsi la solitude (l. 4). Elle sait que son destin sera d’être un jour
désespérante de chacun : la mère a beau tenir esclave d’un chef grec (l. 5-6). Son adresse directe
150 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
à son époux mort ainsi que la phrase exclamative 2. Andromaque insiste très crûment sur ce qui va
(l. 2-3) renforcent encore la douleur de sa plainte. arriver à l’enfant : ce corps qu’elle serre contre elle
Cette impuissance est bien suggérée par David : avec amour, sera disloqué après une chute du haut
Andromaque s’adresse au ciel dans une prière des murailles, mort atroce (v. 16-17). L’innocence
muette, autant avec sa main droite ouverte et de l’enfant et donc la monstruosité du crime sont
tendue, que par son regard dirigé dans le vague, rappelées dans une phrase exclamative exprimant
vers le haut. Sa très grande pâleur ajoute une l’indignation (« des supplices barbares », v. 25)
touche de fragilité, sur le fond sombre du tableau. puis une question rhétorique (v. 26).
4. Dans les scènes 6 et 8 de l’acte III, Andromaque 3. Le spectateur ressent de la pitié devant cette
rappelle la mort d’Hector, son cadavre traîné der- mère et cet enfant pathétiques. Pour les Grecs, il
rière le char d’Achille, la dernière nuit de Troie n’existe pas de douleur plus grande que celle d’une
incendiée, les massacres, la mort du roi Priam de mère qui voit mourir son enfant. La tragédie, et
la main de Pyrrhus (voir extrait 2 p. 204). plus particulièrement celle d’Euripide, exploite
fréquemment cette situation pathétique, source
de catharsis. L’indignation du spectateur est éga-
lement renforcée par l’horreur des conditions de
Entrée dans l’œuvre : la mise à mort d’Astyanax : le petit garçon sera
mère et fils jeté du haut des murailles de Troie. Les dernières
caresses sont donc crûment opposées aux images
du corps fracassé.
Euripide, Les Troyennes,
415 av. J.-C.  p. 201
 HISTOIRE DES ARTS
Objectifs : Racine dit, dans ses différentes 4. Andromaque serre désespérément l’enfant
préfaces, s’être inspiré de l’Énéide de contre elle, jusqu’à l’étouffer : la tête du petit
Virgile, des Troyennes de Sénèque et pend comme s’il était déjà mort. Le visage de
de l’Andromaque d’Euripide. Il est donc l’actrice exprime la douleur, et les haillons qui la
important de faire lire aux élèves des couvrent et qui glissent dans le dos insistent sur
extraits de tragédie grecque : les mythes, sa situation de prisonnière sans défense.
les personnages, les situations sont bien
les mêmes que dans les réécritures du
xviie siècle. Pourtant, le théâtre grec  ÉCRITURE
fonctionne sur d’autres conventions, Dissertation
en particulier celles du chœur. Astyanax n’apparaît jamais dans la pièce de
Nous étudierons donc ici les procédés Racine, cependant c’est le sort de l’enfant qui
pathétiques, et les effets spectaculaires est l’enjeu principal de la pièce. On sait qu’Andro-
de la séparation entre la mère et l’enfant. maque est autorisée à le voir une fois par jour
(I, 4, v. 260-261), ce qui est très cruel. Pyrrhus
 LECTURE DU TEXTE exerce un chantage sur Andromaque grâce à
1. Ce qui rend très poignant le désespoir de la l’enfant. Racine n’a pas voulu, pour des raisons
mère, ce sont les mots et les gestes par lesquels elle de bienséance, imaginer qu’Andromaque avait
se sépare de son fils : elle indique que l’enfant se eu un enfant de Pyrrhus comme Euripide dans
serre contre elle (v. 11-12 avec l’image de l’oiseau Andromaque (voir p. 202). Il se justifie aussi de ce
blotti) et elle-même l’étreint (v. 18) ; elle évoque choix, dans sa seconde préface, en arguant de ce
ainsi son odeur qui marque son intimité avec que le public a retenu du personnage : « La plupart
lui (v. 19). Elle lui demande ensuite un dernier de ceux qui ont entendu parler d’Andromaque, ne
baiser : les vers 22-24 décrivent longuement ce la connaissent guère que pour la veuve d’Hector
geste. Rappelons que les acteurs grecs portant des et pour la mère d’Astyanax. » Astyanax est plus
masques, la parole devait suppléer à une gestuelle intéressant qu’un enfant né en captivité : il est
sans doute très limitée (le baiser entre visages comme le double de son père, autant pour sa mère
masqués est peu réaliste, et très improbable). que pour les Grecs qui le craignent.
10 Jean Racine, Andromaque | 151
Racine a donc créé une situation de dilemme pour les couleurs ». Ces parures lui viennent de sa
Pyrrhus et pour Andromaque : Pyrrhus doit choisir propre famille, faisaient partie de sa dot et rap-
entre sa loyauté envers les Grecs qui réclament, pellent son lignage royal : « C’est Ménélas mon
par l’intermédiaire d’Oreste très insistant, l’enfant père qui me les a donnés/ Dans ma splendide
et son amour pour Andromaque ; la mère doit dot. » Plus la dot est importante, plus l’épouse
choisir entre la vie de son enfant et son hon- est respectée.
neur d’épouse fidèle à son mari mort. À plusieurs
2. Hermione craint qu’Andromaque n’use de
reprises, Pyrrhus, comme Andromaque, changent
magie, de « maléfice » contre elle : « Ton maléfice
d’avis et provoquent ainsi des retournements de
a fait que mon mari me hait,/ et tu ne veux pas que
situation : Pyrrhus annonce à la fin de l’acte I qu’il
mon ventre conçoive. » Les orientales (Troie est
livre l’enfant (v. 370-372) et Andromaque s’y
pour les Grecs en Orient) ou les barbares ont la
résigne. Dans l’acte III, scène 7, Pyrrhus revient sur
réputation d’être des sorcières. À terme, Pyrrhus
sa décision et lance un ultimatum à Andromaque :
pourrait la répudier à cause de cette stérilité :
elle l’épouse ou il tue l’enfant (v. 975-976).
« tu prétends t’installer ici et me faire sortir/ de
Andromaque annonce qu’elle accepte ce mariage
ma maison ».
mais se suicidera ensuite (v. 1093-1096). Enfin,
ultime coup de théâtre, Oreste tue Pyrrhus et 3. Hermione, dans l’apostrophe initiale, rappelle
le peuple couronne Andromaque qui venait de avec mépris le statut d’Andromaque : « Pour toi,
l’épouser. L’enfant et la mère sont sauvés. esclave, toi, butin de guerre ». Elle énumère toutes
les tâches auxquelles elle va assigner Andromaque
et qui la mettront dans des postures humiliantes,
Euripide, Andromaque, à quatre pattes, pour souligner l’écart entre les
420 av. J.-C.  p. 202 deux femmes : « Tu devras ramper humblement,
à genoux devant moi,/ balayer mon palais, le
Objectifs : laver de ta main, goutte à goutte ». Elle oppose
– Comparer les relations entre ces tâches à une autre énumération de tout ce
les personnages et le rôle d’Hermione qu’Andromaque a perdu (v. 23-24). Enfin, elle
chez les Grecs et chez Racine : chez Euripide, souligne l’immoralité de la situation d’Andro-
Hermione, épouse stérile de Pyrrhus, veut maque (alors qu’une captive de guerre n’a pas
se débarrasser d’Andromaque, prisonnière le choix) : « Tu oses dormir avec lui et avoir des
et concubine, mère d’un fils bâtard. L’enjeu enfants/ de cet assassin. » La phrase finale exprime
est familial, social et non amoureux, il n’y a les préjugés des Grecs pour ceux qu’ils appellent
« barbares », tous les non-Grecs : selon eux, ils
aucune passion dans cette tragédie grecque
n’ont aucune pudeur, ni aucune morale, vivent
contrairement à la tragédie racinienne
comme des sauvages, sans foi ni loi.
(voir manuel p. 207). Cette situation
familiale ne saurait exister au xviie siècle
à cause des règles de bienséance. Cependant
 ORAL
Racine dit s’être inspiré de l’Hermione Le chœur est constitué de femmes de Phthie, cité
grecque : « Hermione, dont la jalousie d’Épire où Pyrrhus est roi. Elles ont donc un statut
et les emportements sont assez marqués proche de celui d’Hermione, ce sont des femmes
dans l’Andromaque d’Euripide » libres, mariées, qui ne peuvent complètement
(seconde préface). donner tort à l’épouse légitime. On le voit sur
– Comprendre le rôle du chœur, spécificité l’image de la mise en scène de Jacques Lassalle :
de la tragédie grecque. les femmes du chœur sont élégantes, maquillées
et apprêtées. Cependant, elles peuvent éprouver
 LECTURE DU TEXTE de la pitié par identification : n’importe quelle
1. Hermione est richement vêtue d’un costume femme grecque sait qu’elle subirait le même sort
très coloré (la richesse et la couleur des costumes qu’Andromaque en cas de guerre. Les Grecs ont
grecs indiquent le rang social du personnage) conscience que leur destin peut basculer. C’est ce
accompagné de bijoux : « Cette parure d’or qui qu’Euripide exprime dans le quatrième stasimon :
brille sur ma tête,/ mes vêtements brodés de toutes « Sur les marchés des Grecs, bien des femmes
152 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
ont sangloté, pleurant sur leurs pauvres enfants. 2. Pyrrhus fait bien un chantage à Andromaque :
D’autres ont quitté leurs foyers pour suivre ailleurs après l’avoir désespérée par son annonce (v. 2),
un autre compagnon de lit. » Pour le registre il lui propose de sauver l’enfant : « Je défendrai
pathétique, on renverra les élèves à la page 405. sa vie aux dépens de mes jours » (v. 16). Le vers
suivant commence par « mais » et introduit avec
 HISTOIRE DES ARTS des phrases interrogatives ce qu’il demande en
4. Dans la mise en scène de Jacques Lassalle, échange : « Me refuserez-vous un regard moins
Hermione porte une longue robe de soirée drapée sévère ? » Les vers 21-22 et 23-24 comportent dans
et décolletée, dorée, avec un bandeau assorti dans chaque hémistiche les deux termes du chantage :
les cheveux. Elle donne vraiment l’impression « Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore
d’être une princesse. Au contraire, Andromaque […] », « En combattant pour vous, me sera-t-il
porte une robe grise dont la matière évoque le permis […] ». L’enjambement qui suit exprime en
jute. Cette tunique sommaire est élimée et on termes métaphoriques et galants ce que Pyrrhus
voit à travers. Elle s’est enveloppée d’une grossière attend d’Andromaque : qu’elle accepte seulement
couverture. Le statut de chaque femme est ainsi d’écouter son amour et de devenir sa femme.
souligné par le costume. 3. Pyrrhus affirme d’emblée qu’il a refusé de don-
5. Chez Racine, Hermione est seulement fiancée ner l’enfant. Les vers 11 à 14 comportent des
à Pyrrhus, et elle lui rappelle sans cesse ses enga- subordonnées hypothétiques et concessives (qui
gements vis-à-vis d’elle et de son père Ménélas. équivalent à « même si ») au subjonctif impar-
Andromaque est bien captive mais n’est pas la fait qui imaginent, avec une gradation, toutes
concubine de Pyrrhus. Ces variantes respectent les conséquences de son refus. Pyrrhus rejoue la
les bienséances et permettent surtout à Racine guerre de Troie en Épire : « Dussé-je après dix
d’introduire de la passion : Pyrrhus est amoureux ans voir mon palais en cendre ». La proposition
d’Andromaque et veut l’épouser légitimement. principale au présent de l’indicatif s’oppose à
Hermione, amoureuse de Pyrrhus, est folle de cette longue liste de malheurs hypothétiques
jalousie et prête à tout pour le récupérer et l’épou- que Pyrrhus accepte d’assumer : « Je ne balance
ser. C’est donc une rivalité amoureuse entre les point, je vole à son secours. »
deux femmes que Racine met en avant. 4. Andromaque joue avec le sens de l’honneur
de Pyrrhus. Les questions rhétoriques sont une
façon de le prendre directement à parti. Pyrrhus
ne saurait défendre l’enfant sous un prétexte amou-
reux, c’est indigne d’un héros : elle oppose ainsi
EXTRAIT 1 Le chantage « un dessein si beau, si généreux » au « transport
 p. ¤‚‹ d’un esprit amoureux ». Le mot « transport » est
fortement péjoratif et qualifie une attitude patho-
Objectifs : logique, une sorte de folie. Ensuite, elle joue sur
– Comprendre le rapport de force tragique la compassion de Pyrrhus en donnant une image
entre Pyrrhus et Andromaque. d’elle pathétique et peu attirante : énumération
– Analyser le lien entre la galanterie héritée du vers 29 (« captive, toujours triste, importune
de la préciosité et la tragédie classique. à moi-même ») avec des allitérations en [t].

 LECTURE DU TEXTE
1. Andromaque est désespérée et utilise un voca-  HISTOIRE DES ARTS
bulaire hyperbolique pathétique : « un arrêt si 5. Andromaque est serrée dans un costume qui
cruel », l’enfant est qualifié de « criminel ». Le l’emmaillote, comme une armure protectrice :
« Hélas ! » en début de vers souligne son désarroi, bustier en cuir, lourds bracelets de métal, haute
ainsi que la phrase au conditionnel passé (v. 7) coiffe qui entoure et serre son visage. Elle porte
marquant le regret par un irréel dans le passé. une longue robe brune peu gracieuse qui couvre
Les assonances en [ou] associent les causes de sa ses bras et sa gorge. Elle est assise au sol, les bras
souffrance à la décision de Pyrrhus : « époux », sur les cuisses, en posture fermée et Pyrrhus est
« tout perdre », « toujours par vos coups ». obligé de se mettre à son niveau, accroupi, pour lui
10 Jean Racine, Andromaque | 153
parler de façon assez familière. Son uniforme gris  LECTURE DU TEXTE
rappelle son statut de héros guerrier, mais l’attitude 1. Céphise veut absolument sauver sa maîtresse
est attentive, persuasive. Aucune menace dans et son fils. Elle cherche donc à convaincre
son regard ni dans sa gestuelle. Andromaque que le mariage avec Pyrrhus est
acceptable, et même honorable (v. 2 à 8) en
 ÉCRITURE insistant sur le rang, la gloire auxquels elle accé-
dera ainsi. Andromaque redeviendrait reine.
Commentaire Céphise énumère les efforts fournis par Pyrrhus
Andromaque veut susciter la pitié de Pyrrhus en qui trahit les siens pour Andromaque : les vers
insistant sur le caractère pathétique de son sort 5 à 8 commencent par des subordonnées rela-
et celui de son fils. Elle l’interpelle vers 3 par une tives comportant une gradation des sacrifices de
phrase interrogative, et cherche à le culpabiliser Pyrrhus, le plus important étant de renier son père,
en employant un vocabulaire hyperbolique : « Et Achille. Comme Andromaque lui résiste, elle la
vous prononcerez un arrêt si cruel ? » Le pro- pousse à bout (v. 29-30) en lui faisant imaginer
nom de 2e personne souligne la responsabilité la mort de l’enfant, et joue ainsi avec son amour
de Pyrrhus. La question suivante suggère que maternel : « allons donc voir expirer votre fils ».
c’est la mère que Pyrrhus veut atteindre à tra-
vers l’enfant. Le mot « criminel » à la rime avec 2. Andromaque ne dit pas non immédiatement
« cruel » rappelle l’injustice de cette menace : un à Céphise mais, par une série de questions rhé-
enfant ne pourrait être accusé de quelque crime toriques commençant par « dois-je oublier »,
que ce soit. Mais c’est sur son sort de mère et de répond au vers 7 de la confidente : « Qui ne se
veuve éplorée, en larmes, qu’elle insiste (v. 5 à souvient plus qu’Achille était son père ». Elle énu-
8). L’interjection « Hélas ! » en début de vers mère tous les faits sanglants qui séparent Pyrrhus
souligne son désespoir. Elle est seule au monde d’Andromaque. Et, après avoir retracé la dernière
avec cet enfant, comme le rappelle la phrase au nuit de Troie dans toute son horreur, elle conclut
conditionnel qui a un sens d’irréel dans le passé avec trois phrases rythmées par l’anaphore de
comme si Astyanax était déjà mort : « il m’aurait « voilà » (v. 23 à 25) où elle souligne, à l’inverse
tenu lieu d’un père et d’un époux ». Le vers 8 est de Céphise, ce qui fait de Pyrrhus un époux peu
hyperbolique et accentue l’accusation contre enviable (emploi ironique du mot « exploits »
Pyrrhus par des assonances en [ou] qui associent utilisé précédemment par Céphise). Le « non »
sa position de femme démunie aux décisions de apparaît au début du vers 26, avec une ponc-
Pyrrhus : « Mais il me faut tout perdre, et toujours tuation forte et est suivi d’un futur qui marque
par vos coups. » On retrouve cette image d’elle- la détermination d’Andromaque : « Non, je ne
même rendue pathétique par une énumération de serai point complice de ses crimes ».
termes très négatifs (v. 29) qui sont mis en écho 3. Le récit de la prise de Troie est une hypoty-
par des allitérations en [t] : « Captive, toujours pose, une description réaliste avec de nombreuses
triste, importune à moi-même ». Dans les tragé- références visuelles et auditives, pour donner
dies, grecques ou raciniennes, les victimes ont le l’impression au spectateur d’assister à la scène.
pouvoir des larmes qui emportent l’adhésion du L’anaphore de « songe » et l’impératif « figure-toi »
public pour leur cause et poussent leur adversaire adressés à Céphise sont aussi une exhortation à
à culpabiliser, et à céder parfois, même s’il est en imaginer la scène. L’hypotypose est un procédé
position de force. pathétique.
On a d’abord l’opposition entre la nuit (à la rime
v. 14-15 : « nuit cruelle », « nuit éternelle ») et
les lueurs des incendies : « la lueur de nos palais
EXTRAIT 2 Le dilemme brûlants », « la flamme ». « Le carnage », terme
d’Andromaque  p. ¤‚› employé au vers 19, est développé à travers plu-
sieurs hyperboles soulignant la foule des cadavres :
Objectifs : « tout un peuple », « tous mes frères morts »,
– Comprendre les enjeux d’un dilemme. « des mourants,/ dans la flamme étouffés, sous
– Analyser les procédés rhétoriques le fer expirants ». On entend les cris des Grecs
pathétiques.

154 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme


et des Troyens, terme répété au vers 20. Pyrrhus « L’engager à mon fils par des nœuds immortels. »
apparaît comme une sorte de monstre, chef des Mais elle sauve par sa mort son honneur (« sauvant
meurtriers (« échauffant le carnage »), assoiffé ma vertu »), et rejoindra Hector.
de sang : il a « les yeux étincelants », il marche
sur les cadavres : « Sur tous mes frères morts se 2. Il y a la foule des morts de Troie dont elle a
faisant un passage ». Il est « de sang tout couvert ». rappelé le souvenir dans l’acte III, scène 8 (voir
extrait 2). Si elle épouse Pyrrhus, elle les empêche
4. Pyrrhus est le fils du meurtrier d’Hector, de reposer en paix aux Enfers car cela signifie
Achille : les vers 10-11 rappellent les circons- qu’elle les oublie : « Et que de tant de morts
tances horribles de cette mort. Achille, pour se réveillant la douleur,/ Le soin de mon repos me
venger de la mort de Patrocle, a traîné le cadavre fît troubler le leur ? »
autour de Troie pour l’abîmer et le vieux Priam Et il y a Hector, le mari défunt, avec lequel elle
a versé une rançon pour récupérer son fils et lui est engagée éternellement : « trahir un époux qui
rendre les honneurs funèbres. Pyrrhus a lui-même croit revivre en elle ». En préservant le souvenir
commis des atrocités à Troie, en particulier le d’Hector, elle le garde un peu en vie, elle honore
meurtre de Priam pourtant réfugié en suppliant sa gloire et sa mémoire. En épouser un autre, c’est
auprès d’un autel où il demandait la protection être infidèle (v. 22). Elle pense recevoir directe-
divine (v. 12-13). ment d’Hector ses décisions : « Voilà ce qu’un
5. La mise en voix chorale de la longue tirade époux m’a commandé lui-même. » En mourant,
permet de lui donner plus d’ampleur et de drama- elle rejoint tous ses morts bien-aimés (v. 27).
tiser l’horreur de cette nuit. Des voix multiples 3. Le mot suicide n’est pas prononcé (c’est un
peuvent donner aussi l’impression d’être le chœur péché mortel pour la religion catholique et donc
de toutes les victimes qui se lamentent. contraire aux bienséances et à la morale). L’acte
est symbolisé par la « main » qui va agir, comme
 HISTOIRE DES ARTS personnifiée, indépendante de sa volonté : « Mais
6. La robe somptueuse noire avec un imprimé doré aussitôt ma main, à moi seule funeste,/ D’une
d’Andromaque rappelle son statut de princesse infidèle vie abrégera le reste ». La construction
mais elle est austère et très couvrante : c’est la de ces deux vers met en valeur le geste : d’abord,
femme en deuil qu’on voit ici, légèrement pen- les deux adverbes marquent une opposition et
chée, comme écrasée par la douleur. Elle ferme l’instantanéité du geste : au mariage succède
les yeux et se tient le front, hantée par des visions le suicide, sans laps de temps, sans hésitation.
d’horreur. Puis, les deux compléments inversés mettent
certains mots en avant : complément de l’adjec-
tif « funeste » pour souligner « à moi seule », et
complément du nom « d’une infidèle vie » relié
EXTRAIT 3 La décision tragique à « funeste » par les allitérations en [f]. Elle s’est
condamnée pour une infidélité qui consistera
d’une mère  p. ¤‚∞ seulement à accepter de dire oui à Pyrrhus. Elle
Objectif : comprendre le registre tragique souligne ensuite la conséquence positive de son
et le différencier du pathétique. geste au début du vers 23 : « Et sauvant ma vertu ».
Andromaque, captive dépendant de Pyrrhus Elle rappelle avec l’anaphore de « voilà » son lien
indéfectible à Hector (v. 25-26).
et mère séparée de son fils, est une victime
pathétique. 4. La confidente permet au personnage principal
Elle devient tragique quand elle prend de s’expliquer et d’annoncer ce qu’il va faire, ce qui
son destin en main et préfère la mort plutôt provoque un effet de suspense. Elle écoute, essaie
qu’un mariage déshonorant. de consoler, ou d’empêcher le héros d’agir contre
son intérêt. Elle peut même se suicider, comme le
 LECTURE DU TEXTE propose Céphise au vers 29. Mais Andromaque
1. Andromaque accepte d’épouser Pyrrhus mais la charge de s’occuper d’Astyanax. La confidente
se suicidera aussitôt après. Ainsi, elle sauve son est entièrement dévouée à sa maîtresse. Le rôle
fils que Pyrrhus se sentira obligé de protéger : des confidents s’est développé, à partir des années

10 Jean Racine, Andromaque | 155


1650, pour limiter les monologues où le per- 2. L’image A suggère que c’est Andromaque qui
sonnage exprimait son désespoir, ses hésitations cherche à séduire Pyrrhus : sa robe est très provo-
et ses décisions tragiques. Ils étaient jugés trop catrice et suggestive. Même si son visage exprime
invraisemblables par les théoriciens du classicisme. une certaine souffrance, sa posture engagée, la
La présence d’un confident donne davantage de poitrine en avant, est érotique. Au contraire,
dynamisme à la scène. Pyrrhus semble en position de force, il la regarde
dans les yeux, mais de haut. Les corps sont très
 HISTOIRE DES ARTS proches. Mesguich montre un duel amoureux.
5. Les deux femmes sont assises sur un banc dans 3. Mayette fait référence à l’Antiquité avec
un décor assez sombre (draperies, coussins noirs) des colonnades et de longues tuniques plissées.
et peu éclairé. Andromaque est très droite et Cependant, ces costumes n’ont aucune vérité
regarde devant elle. Elle paraît déterminée, et déjà historique, surtout pour Pyrrhus. Le décor crée,
absente (aucune émotion réelle ne se lit sur son de façon paradoxale, des barrières entre les per-
visage à la différence de l’image de la page 204). sonnages. Les colonnes servent ici de refuge pour
Au contraire, Céphise est bouleversée, prostrée, Andromaque, comme affaiblie, qui s’y appuie, et
repliée sur elle-même ; elle se bouche les oreilles de mur infranchissable pour Pyrrhus qui s’y heurte.
pour ne pas entendre le projet d’Andromaque. Les deux personnages sont à distance et ne se
Les deux femmes ne se regardent pas, chacune regardent pas. La communication est impossible.
enfermée dans sa solitude, et pour Céphise, son
impuissance. 4. Pistes pour l’argumentation
D’autres images de cette mise en scène sont visibles Première question, celle des costumes et des
sur le site de la BnF : /data.bnf.fr/42391773/ décors : faut-il actualiser ou renvoyer à l’Antiquité ?
andromaque_spectacle_1992/ Deuxième question, celle du jeu des acteurs. Il
Elles permettent de travailler sur les costumes faut expliquer aux élèves qu’au xviie siècle, aucun
qui renvoient au xixe siècle et sur les décors, rapprochement physique entre les acteurs n’était
architectures symboliques vaguement antiques envisageable dans une tragédie, à cause de la
et monumentales. vraisemblance des caractères. L’acteur tragique
déclamait plus qu’il ne jouait et c’est la musicalité
des vers qui émouvait le public. Des témoignages
Le couple Andromaque- affirment que Racine faisait lui-même répéter
les actrices principales. Aujourd’hui, le jeu des
Pyrrhus dans deux mises acteurs est plus dynamique et plus physique. Dans
en scène contemporaines les scènes de confrontation entre Andromaque et
Pyrrhus, la galanterie, le jeu amoureux sont bien
 p. ¤‚6 présents. Il faut donc se demander ce qu’on peut
Objectifs : suggérer à travers des gestes ou une proximité
– Comprendre ce qu’est un parti pris de mise physique.
en scène.
– Identifier des interprétations modernes de
la tragédie classique.
FICHE DE LECTURE
 COMPARAISON DES DEUX Les passions tragiques
MISES EN SCÈNE
1. Mesguich veut moderniser la pièce, la rendre  p. ¤‚‡
plus compréhensible pour le public d’aujourd’hui. Objectifs : définir ce qu’est la passion
Dans sa mise en scène, les costumes ne font au xviie siècle et comprendre les enjeux
aucune référence à l’Antiquité, ni au xviie siècle. moraux de la tragédie classique.
Ils illustrent plutôt l’exhibition de la théâtralité
(les dorures, les accessoires sur les costumes).
Mayette travaille sur l’incommunicabilité des
La passion au xviie siècle
personnages et c’est avec le décor qu’elle joue 1. et 2. On consultera l’article complet de
pour le montrer. Furetière sur le site lexilogos.com.

156 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme


Pour Furetière, la passion est essentiellement Les tourments de la passion
amoureuse, alors qu’aujourd’hui, à côté de l’amour,
Le Robert évoque une « vive inclination vers un 5. Oreste : le désespoir : « Tu vis mon désespoir ;
objet que l’on poursuit, auquel on s’attache de et tu m’as vu depuis/ Traîner de mers en mers ma
toutes ses forces » (passion pour le sport, pour chaîne et mes ennuis » (v. 43-44).
les voitures, etc.). La colère : « Tu sais de quel courroux mon cœur
Furetière met l’accent sur le danger des passions alors épris/ Voulut en l’oubliant punir tous ses
incontrôlables et violentes, celles dont les objectifs mépris » (v. 51-52).
ne sont pas moralement honnêtes. Pyrrhus : la colère : « Je n’épargnerai rien dans
ma juste colère :/ Le fils me répondra des mépris
de la mère » (v. 369-370) ; « Ma colère à ses yeux
 ÉCRITURE n’a paru qu’à demi ;/ Elle ignore à quel point je
Sujet d'invention suis son ennemi » (v. 675-676).
Faire chercher le sens de ces mots avant l’exercice. Hermione : jalousie et haine : « Perfide, je le
Les éditions scolaires comportent des lexiques. vois/ Tu comptes les moments que tu perds avec
Flamme : synonyme d’amour. moi !/ Ton cœur impatient de revoir ta Troyenne »
Feu(x) : plus fort que flamme, c’est le sentiment (v. 1375-1377). Au vers 1388, Phœnix parle d’une
passionné. « amante en fureur ».
Ardeur(s) : exaltation pour l’objet de sa passion. 6. Oreste est jaloux de Pyrrhus aimé d’Hermione
Soin(s) : tout ce qu’on fait pour la personne aimée, et celle-ci est jalouse d’Andromaque aimée de
les attentions, les services rendus. Pyrrhus.
Trouble : confusion des sentiments, émotion
extrême devant la personne aimée. Passion et violence
7. et 8. Pyrrhus a tout pouvoir sur Andromaque,
Le rôle moral de la tragédie mais celle-ci le tient par son amour. Il espère
qu’elle va lui céder, et ne peut se résoudre à tuer
3. Acte I, scène 4 : Pyrrhus est amoureux d’Andro- Astyanax, ce qui anéantirait immédiatement
maque qui le repousse. ses espoirs.
Acte II, scène 2 : Oreste est amoureux d’Hermione
qui le repousse. 9. Hermione est le personnage le plus violent.
Acte IV, scène 5 : Hermione aime Pyrrhus qui Dépitée d’être repoussée par Pyrrhus, elle l’agresse
lui annonce qu’il ne l’épousera pas. verbalement dans l’acte IV, scène 5, le traite de
Dans chaque scène, l’un des personnages est perfide : il a rompu un engagement de mariage qu’il
dépité, car repoussé par l’autre. Cela provoque avait pris avec le père d’Hermione, Ménélas. Elle le
chez lui un désir de vengeance, donc de violence. menace enfin d’une vengeance qu’elle accomplira
à travers Oreste dans l’acte V, en le poussant à
4. On peut dire que la fin d’Andromaque est tuer Pyrrhus. Puis, revenant sur sa décision, elle
morale du point de vue des victimes : il n’arrive voue le malheureux Oreste aux gémonies avant
rien aux innocents persécutés, Andromaque et de se suicider sur le cadavre de Pyrrhus.
son fils, et les puissants qui les menaçaient sont
punis. La princesse troyenne est même couronnée  ÉCRITURE
reine d’Épire. Les stratagèmes d’Hermione ont
des conséquences en chaîne sur tous ceux qui Dissertation
pensaient contrôler la situation à leur avantage : Le spectateur éprouve de la crainte et de la pitié
Oreste tue pour elle Pyrrhus et n’en tirera aucun pour les innocents menacés par les passions des
profit puisqu’Hermione, au lieu de partir avec lui, autres : Pyrrhus exaspéré par le refus d’Andro-
se suicide (seule mort vraiment morale). Pyrrhus maque, Hermione qui fait croître la haine contre
et Oreste sont présentés comme des victimes les Troyens par dépit, tout mène à penser que
de la vengeance irrationnelle d’Hermione. Le l’enfant sera finalement enlevé à sa mère et exé-
déchaînement de violence de l’acte V n’est pas cuté. Les longues tirades pathétiques d’Andro-
totalement moral, mais il règle efficacement tous maque désespérée, poussée elle-même au suicide,
les dilemmes. renforcent ces effets.

10 Jean Racine, Andromaque | 157


Le spectateur est horrifié par la violence meurtrière personnage pathétique, contraint à venger son
et vengeresse d’Hermione qui pousse Oreste à père Agamemnon pour le meurtre de sa mère
tuer l’homme qu’elle aime. Ses tergiversations Clytemnestre. Il sera alors poursuivi par les Furies
du début de l’acte V la montrent au bord de la vengeresses du remords (Eschyle, Les Euménides
folie. Le déchaînement de la violence est sensible ou Euripide, Oreste. C’est cette image que reprend
dans le récit de la mort de Pyrrhus (V, 3) qui Racine en substituant Hermione à Clytemnestre :
répond aux récits de la dernière nuit de Troie par « Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi !/
Andromaque (III, 8). Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après
Enfin, le spectateur éprouve de la pitié pour Oreste soi ?/ Hé bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles
qui arrive en Épire malheureux et en repart fou, prêtes ? » (v. 1635-1637).
délirant. Oreste, dans la tragédie grecque est un

Vers le bac ¤
Corpus : « Dénouements tragiques »
Livre de l’élève  p. ¤‚8 à ¤⁄⁄

QUESTIONS SUR UN CORPUS


1. Pour renforcer le tragique et le pathétique poison, ingurgité hors scène, permet à Phèdre
dans les scènes de dénouement, et les rendre une mort lente qu’elle a choisie pour se punir du
spectaculaires, les auteurs accentuent la souffrance crime d’avoir accusé à tort Hippolyte de tentative
des personnages, font durer leur agonie quand ils de viol. Ses souffrances sont à la fois morales et
meurent sur scène. Ainsi, Œdipe sort de son palais, physiques. Pendant six vers (v. 23 à 29), elle com-
les yeux crevés et se lamente sur son sort (l. 4-6, mente son agonie, le refroidissement progressif de
11-12). Le coryphée montre qu’il est impossible ses membres et l’obscurité qui envahit ses yeux.
de le regarder en face à cause de ses prunelles Dans les trois cas, le théâtre exagère les tourments
ensanglantées (l. 1). Il accentue ainsi l’horreur tragiques des personnages qui s’expriment avec
de cette vision et l’effroi que doit ressentir le des cris, des exclamations, des hyperboles et le
public. Juliette, dans la pièce de Shakespeare, se champ lexical de la souffrance. L’aspect visuel est
trouve dans un tombeau, seulement éclairée par plus spectaculaire chez les Grecs avec le masque
la lanterne de frère Laurence, dans une ambiance sanglant et Shakespeare avec le tombeau, la fiole
donc très morbide. Elle exprime également sa et le poignard que chez Racine qui privilégie, pour
souffrance en découvrant le corps de Roméo respecter la règle de la bienséance, la lamentation
(l. 16-17). Elle cherche alors à mourir par tous les du personnage.
moyens, et ses tentatives désespérées nécessitent 2. Les personnages secondaires sont des témoins
des objets. Elle commence par la fiole de poison plus ou moins compatissants des souffrances du
utilisée par Roméo et essaie même de trouver personnage principal. Ils font écho aux propres
des traces du liquide sur les lèvres de son amant réactions du spectateur ou les orientent.
(l. 18-19). Puis, elle se saisit du poignard qu’il a Le chœur grec insiste sur l’effroi et la pitié qu’il
laissé, s’adresse à cet objet symbolique avant de ressent face à un homme qui vient de se crever les
se frapper (le théâtre élisabéthain ne connaît yeux (l. 1-3, 7-8, 31-32). Il relance aussi la plainte
pas la règle de la mort hors scène) (l. 22-23). Le d’Œdipe en lui posant des questions. Il sert donc à
158 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
amplifier l’expression pathétique de la souffrance, 3. Préparer un plan
la lamentation, fondement de la tragédie grecque L’admirateur de Shakespeare
(voir N. Loraux, La Voix endeuillée). Frère Laurence – L’attention du spectateur est plus retenue quand
commence aussi par se lamenter et commenter il y a de l’action sur le plateau, des rebondisse-
ce qu’il voit (l. 1-6). On peut mentionner que ments, des effets spectaculaires. Il est tenu en
dans les théâtres grec et élisabéthain, il n’y avait haleine, alors que devant un théâtre épuré, il
pas d’effets spéciaux très élaborés, le discours des peut s’ennuyer.
personnages devait compléter, préciser ce que – La violence est amplifiée par ces moyens scé-
voyait le public. Frère Laurence a enfin un rôle niques et les émotions du spectateur plus fortes :
important pour créer une tension dramatique : il pitié pour Œdipe qui s’est mutilé aussi atroce-
presse Juliette, car il craint l’arrivée de soldats qu’il ment, pour Juliette qui a le courage de s’enfoncer
entend (l. 12-15) : il répète à plusieurs reprises un poignard dans le corps, pour Erna enceinte
« Viens ». Son manque de courage (il s’enfuit, emmenée de force par les SA devant sa mère qui
l. 15) met davantage en lumière l’héroïsme de crache sa pomme.
Juliette : « je ne m’en irai pas, moi ». – Le théâtre élisabéthain se rapproche de ce
La mort de Phèdre ne provoque pas les mêmes que nous connaissons du cinéma aujourd’hui et
réactions, car elle est juste. C’est pourquoi, Thésée convient mieux à une sensibilité moderne.
se lamente sur son fils mort injustement et non
L’admirateur de Racine et du théâtre classique
sur Phèdre qu’il rejette avec mépris dans les der-
– Les duels verbaux de Corneille ou Racine sont
niers vers (v. 30-31). La confidente se contente
pleins de suspense. La rhétorique, usant de pro-
de constater la mort de l’héroïne sans la pleurer.
cédés variés, poétiques, musicaux, entraîne le
Cette fin paraît très cruelle, et le corps de Phèdre
spectateur dans des émotions diverses et crée aussi
reste là, tandis que Thésée parle d’inhumer son fils
du suspense : effroi devant la montée de la violence
(v. 36). Racine rappelle ainsi que toute passion
de Camille (Horace) ou de Néron (Britannicus),
immorale mène au châtiment.
pitié pour Phèdre abandonnée de tous.
– Le jeu des personnages est primordial (voir les
TRAVAUX D’ÉCRITURE images de mises en scène, p. 183 et 193), ainsi que
le rôle de la mise en scène (costumes, éclairage),
Sujet d’invention même si elle n’a pas été prévue par l’auteur. On
1. Comprendre le sujet peut faire un théâtre épuré mais souligner par des
« Spectaculaire » suppose une utilisation de éclairages le tragique de la situation. Les acteurs
l’espace, d’objets, des gestes prévus par l’auteur, peuvent avoir une gestuelle pathétique sans se
et lisibles dans les didascalies. tordre de douleur, ou courir dans tous les sens (voir
« Épuré » veut dire pratiquement sans effets. les images p. 204, 205, 206 pour la souffrance de
Le texte seul doit émouvoir le spectateur, sans Pyrrhus et Andromaque).
moyens scéniques trop appuyés. Cela repose donc
principalement sur le jeu, la voix, les mimiques Commentaire
du comédien. Les textes classiques ne comportent
1) Une ambiance angoissante et tragique
aucune didascalie.
La mort de Juliette est dramatisée par l’espace et
2. Construire un corpus d’exemples un contexte d’urgence :
Œdipe roi, Roméo et Juliette, Grand-peur et misère du – Le lieu et le moment : le tombeau familial des
IIIe Reich sont spectaculaires grâce à des accessoires Capulet, la nuit. C’est un lieu de mort que frère
qui ont un enjeu dramatique et servent concrète- Laurence, avec sa ruse, a voulu braver. Tous les
ment : le masque ensanglanté, la fiole et le poi- personnages s’y retrouvent : Tybalt assassiné par
gnard, le panier de pommes. L’espace est également Roméo y est déjà ; puis Pâris, le fiancé officiel de
important pour la mort de Juliette. La gestuelle est Juliette y provoque Roméo et y trouve aussi la
soulignée chez Shakespeare et Brecht. mort. Roméo enfin s’empoisonne. Cela fait déjà
Au contraire, les œuvres classiques privilégient un trois cadavres exposés (l. 3-5). Juliette se réveille
théâtre de la parole, mais celle-ci peut créer une dans ce contexte effrayant, éclairée à peine par
menace, et une gradation de la violence (Britannicus, la lanterne de Laurence (l. 1). Il découvre d’ail-
Horace) qui suscite les craintes du public. leurs progressivement des indices de ces morts :
10 Vers le bac 2 | 159
les nombreuses références au bain de sang (trois Roméo un baiser funèbre où elle espère trouver
occurrences, l. 2, 3, 5) s’expliquent par l’absence quelques gouttes de poison. Ce geste crée une
de réalisme de ces scènes au moment de la créa- alliance tragique entre amour et mort et les lèvres
tion. Le dialogue devait indiquer ce qui n’était sont encore chaudes (l. 19-20). Ce baiser répond
pas montré (les représentations n’avaient pas lieu à celui que Roméo avait accompli, la croyant
non plus la nuit). morte et il avait aussi remarqué l’impression de
– Le rôle de frère Laurence : ses remarques servent vie du corps et du visage, mais il n’avait pas su
un peu comme les commentaires du chœur comprendre les signes. Ici, l’impression de vie
antique : faire écho aux réactions du public, sou- est bien fausse. C’est un effet d’ironie tragique à
ligner le tragique de la situation. C’est un témoin destination du spectateur, puisque Juliette ignore
pratiquement impuissant même si c’est lui qui a que Roméo l’a embrassée.
accepté de marier les jeunes gens et qui a imaginé – Le suicide violent : Juliette trouve alors le propre
de donner un somnifère à Juliette. Rôle ironique : poignard de Roméo et s’adresse à lui : « Ô heureux
homme de Dieu, c’est par lui qu’arrive la mort. poignard ! » Cette personnification donne une
Il est le responsable malencontreux de toute cette importance symbolique à l’objet, et fait de lui
tuerie. Il doit essayer de limiter les dégâts, et le prolongement de Roméo. Juliette meurt en
veut au moins sauver Juliette : répétitions de quelque sorte de la main de son amant.
l’impératif « viens », explications « raisonnables » – Dernière image tragique : son corps tombe sur
de la situation (« un pouvoir au-dessus de nos celui de Roméo : les deux amants restent liés
contradictions »), proposition (« je te placerai dans la mort physiquement. Ce sont des victimes
dans une communauté »). Il est le représentant innocentes et pathétiques de la guerre entre leurs
du bon sens, de la normalité, qui fait d’autant plus familles.
ressortir l’héroïsme sans compromis de Juliette.
Mais il est aussi assez lâche : le bruit à l’exté- Dissertation
rieur (« j’entends du bruit »), l’arrivée des soldats
Sujet 1 : voir la correction du sujet de la page 207.
le font fuir : « je n’ose rester plus longtemps ».
La tragédie a toujours une fonction cathartique,
Frère Laurence est caractéristique du mélange
elle permet d’assouvir, sans risques, notre goût
toujours présent chez Shakespeare de comique
pour la violence et la mort, et elle suscite notre
et de tragique.
pitié, par identification aux victimes.
– Le monde extérieur : le tombeau est un espace
Les auteurs contemporains savent actualiser les
clos mais attaqué par le monde extérieur. Ce qui
situations tragiques et les rendre plus proches
devait être le lieu des retrouvailles amoureuses
des préoccupations ou inquiétudes du public :
devient un théâtre où se précipite toute une foule
voir Brecht (p. 195), Pommerat (p. 186-187),
(dans la scène suivante, on voit le prince, les deux
ou Koltès (p. 170-171).
pères et de nombreux gardes) : c’est ce bruit du
Le tragique existe toujours dans la réalité (les
monde qui pousse Juliette à agir vite. La rumeur
situations de guerre ou d’oppression) et le théâtre
au loin apparaît dès son réveil et c’est la réplique
permet de prendre du recul et d’avoir une vision
du garde dans la coulisse qui la fait agir : « Oui,
critique sur notre société.
du bruit ! Hâtons-nous donc. »
Sujet 2 : l’identification ne nécessite pas que le
2) Une héroïne pathétique personnage nous ressemble, soit proche de nous
Juliette ne met pas longtemps à se réveiller et dans le temps ou la culture. Elle passe par des
à comprendre la situation. Elle refuse de suivre situations ou émotions universelles : une mère qui
Laurence mais en regardant l’enchaînement des perd son enfant, une jeune fille qui voit mourir
répliques, on remarque qu’il part avant qu’elle son amant, des êtres séparés par des haines qui les
ne lui réponde. Juliette doit rester seule pour dépassent, une victime innocente d’une dictature
accomplir son destin. Sa détermination la rend ou d’un personnage puissant, un condamné pour
héroïque et tragique. un crime qu’il n’a pas commis, etc. Il faut donc
– Ses vaines tentatives pour mourir : elle cherche montrer comment les personnages des tragédies
comment mettre fin à ses jours. Elle pense utiliser classiques peuvent exprimer et susciter ces émo-
le poison pris entre les mains de Roméo mais le tions universelles, et ainsi nous parler de nos
flacon est vide (l. 17-18). Elle donne enfin à propres tourments ou peurs.
160 | La tragédie et la comédie au xviie siècle : le classicisme
Chapitre

3 Genres et formes
de l’argumentation
aux xviie et xviiie siècles
Livre de l’élève  p. ¤⁄› à ‹⁄⁄

Présentation du chapitre  p. ¤⁄›

Objectifs Organisation
Les Instructions officielles proposent les objectifs La séquence 11 introduit l’élève dans l’univers
suivants : de l’apologue, où il retrouve La Fontaine, mais
étudier des débats majeurs de l’histoire aussi Madame de Sévigné, La Bruyère, Perrault ou
culturelle et la façon dont se construisent encore Montesquieu pour une réflexion distanciée
des argumentations, ainsi que leur effet sur les stratégies de la persuasion et l’ambiguïté
sur les destinataires ; morale. Il est invité à apprécier l’alliance classique
comprendre les stratégies de persuasion, entre plaisir et instruction. Il complète ainsi sa
les moyens d’emporter la conviction, connaissance du classicisme, non sans faire place
la force d’une démonstration ; à la discordance, aux inquiétudes, à la mise en
connaître les codes et apprécier cause des excès de l’absolutisme.
l’esthétique de l’éloge et du blâme, La séquence 12 est consacrée à la lecture d’une
en particulier à travers le portrait. œuvre intégrale de Voltaire : Zadig ou la Destinée.
Les élèves découvriront l’intérêt littéraire et
Le chapitre s’ouvre sur des genres narratifs tournés argumentatif du regard distancié, mais aussi les
vers l’enseignement moral (apologues et contes charmes du détour par l’Orient. Les injustices du
philosophiques), avant d’aborder des textes de monde sont mises au jour à travers les apprentis-
genres plus divers : articles d’encyclopédie, traité, sages d’un héros malheureux qui ne manque pas
lettre, discours, essai... d’interpeller le lecteur.
L’ancrage dans l’histoire littéraire est important :
on aborde le xviie siècle et sa morale de « l’honnête La séquence 13, en histoire des arts, présente
homme » et on poursuit par les Lumières. On la lutte contre l’esclavage à travers un parcours
découvre aussi la tradition rhétorique qui, en pluridisciplinaire. Il s’agit de s’interroger sur les
traversant les siècles, a laissé sa forte empreinte. ressources de différentes pratiques artistiques pour
La question du juste et de l’injuste est très sen- s’opposer à une réalité de leur temps. Les élèves
sible pour beaucoup d’adolescents et de jeunes pourront ainsi comprendre comment toute une
adultes ; ils trouveront dans ces séquences des époque s’est élevée contre l’esclavage, en étu-
éléments pour réfléchir à leur statut de membres diant des textes, mais aussi en découvrant d’autres
responsables de la cité. pratiques artistiques : l’estampe, l’aquarelle, la

| 161
peinture, la bande dessinée, la photographie ou À l’issue de la séquence, l’élève a pu mûrir quelques
encore le cinéma. idées au sujet de la justice : qu’il s’agisse d’une
justice de compromis entre les hommes, ou d’un
Dans la séquence 14, les Lumières sont étudiées
idéal de justice. Il est conscient que la parole
par le prisme du goût de l’époque pour la science.
peut orienter une conscience. Il sait reconnaître
La connaissance et la raison sont les clés, pour les
différents genres argumentatifs et, lui-même,
penseurs des Lumières, de l’élévation de l’esprit
prendre la parole dans les exercices proposés. Il
de l’homme. Les élèves pourront découvrir à
pourra donc s’initier aux exercices du baccalau-
travers un corpus varié d’œuvres philosophiques,
réat à travers un thème proche de ceux qu’il aura
picturales et de photogrammes comment toute
étudiés dans les séquences.
une époque s’est enthousiasmée pour les nouvelles
S’il est intéressé par l’ensemble de ces sujets, il
découvertes scientifiques.
pourra retrouver des œuvres qui lui permettront de
La séquence 15 pose la question de l’injustice prolonger sa réflexion dans les pistes de lecture.
et des moyens que se sont donnés les auteurs de
l’Ancien Régime pour lutter, au moment même où
leur liberté d’expression et d’action était fortement Bibliographie
contrôlée. L’efficacité de la parole est centrale
– DECLERCQ Gilles, L’Art d’argumenter, Éditions
dans cette séquence. Les genres convoqués sont
universitaires, 1992
variés, allant du discours, ancré dans son temps,
à l’utopie, qui propose un monde meilleur. – GHEERAERT Tony, Contes merveilleux de
Perrault, Fénelon, Mailly, Préchac, Choisy et ano-
Pour terminer, la séquence 16 propose, dans le nymes, Honoré Champion, 2005

cadre d’une séquence d’histoire des arts, l’étude
– PERNOT Laurent, La Rhétorique dans l’Antiquité,
d’une œuvre cinématographique qui intéressera
Le Livre de Poche, 2000
les élèves parce qu’elle pose la question centrale
de la discrimination et du racisme. Les élèves – REGGIANI Christelle, La Rhétorique, Hachette,
pourront approfondir la notion de préjugé et 2001

étudier le dialogue délibératif au cinéma. – STAROBINSKI Jean, « La chaire, la tribune, le
barreau », dans Les Lieux de mémoire, Gallimard,
Le corpus « Vers le bac » pose la question de
1986, t. II
l’éducation des femmes sous l’Ancien Régime.

162 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


Séquence

⁄⁄ L’apologue :
la puissance des mots
Présentation et objectifs de la séquence  p. ¤⁄·
Livre de l’élève  p. ¤⁄· à ¤››

Trois objectifs mènent l’élaboration de cette séquence consacrée à l’argumentation indirecte aux
xviie et xviiie siècles. Il s’agit d’abord pour l’élève de découvrir un genre littéraire, l’apologue, décliné
ici sous différentes formes. Outre la fable et le conte, formes attendues dans ce chapitre, l’élève
découvrira des types d’apologues différents, présents dans d’autres genres, mais toujours fondés sur
le détour pour argumenter. La séquence analyse aussi les fonctions de la fable et du conte dans leur
vocation didactique et morale. C’est aussi l’occasion d’approfondir ses connaissances du classicisme,
mouvement littéraire et culturel fondateur du xviie siècle.
Le premier corpus, intitulé « Propos sur le pouvoir », s’intéresse au pouvoir politique, aux liens qu’il
entretient avec l’éloquence. Que faut-il pour être un bon prince ? La parole des conseillers flatteurs,
parfois trompeuse, n’exerce-t-elle pas sur le roi et ses sujets une fascination mauvaise ? C’est ce qu’il
s’agit d’examiner à la lumière de La Fontaine, La Bruyère, Montesquieu ou Florian. Ces moralistes
observent et décrivent les hommes de pouvoir dans l’exercice de leur fonction. Bien sûr, ils ne montrent
pas directement Louis XIV. Ils préfèrent mettre en scène des animaux ou transporter la cour dans un
pays d’Orient imaginaire. Au lecteur de décrypter. L’humour et l’ironie, la narration d’une histoire
piquante ou saisissante rendent abordable la leçon politique des moralistes. Le texte de Le Clézio,
consacré à la mainmise magique que les professionnels de la communication peuvent exercer sur les
consciences, offre un prolongement contemporain à cette réflexion sur parole et pouvoir.
Le second corpus, plus léger, propose la lecture intégrale de « Riquet à la houppe », conte finalement
méconnu de Perrault. Les enchantements de la parole font voir comment l’éloquence séduit, charme,
rend beau l’homme qui sait en détenir les sortilèges et intelligente la jeune femme qui, patiemment,
se cultive, apprend à construire son discours et donc à organiser ses idées. Cela renvoie au contexte
de la préciosité. Être un honnête homme, c’est savoir parler sans blesser, sans ennuyer aussi. Dans
une optique plus contemporaine, on s’intéressera à la réécriture moderne qu’en propose Tahar Ben
Jelloun ainsi qu’à l’analyse psychanalytique des contes de fées selon Bruno Bettelheim.

le plus facilement identifiable par sa toison, sa


blancheur et sa posture de victime. Le loup se
Robert Wilson, mise reconnaît de son côté à ses pattes griffues et son
attitude de prédateur.
en scène des Fables de
La Fontaine, 2004   p. ¤¤‚-¤¤⁄  LECTURE DE L’IMAGE
2. Les costumes des deux personnages mettent
en valeur certains aspects de leur nature animale.
Tango morbide L’agneau porte une tenue blanche, symbole de
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE pureté. Les bouclettes sur la perruque et sur la
1. Des deux personnages, celui de l’agneau est robe elle-même rappellent sa fonction, mais aussi
11 L’apologue : la puissance des mots | 163
sa douceur. On remarque que le blanc du tissu est air satisfait et alléché pour le prédateur. Les deux
brillant. Ce peut être l’occasion de rappeler le sens acteurs s’inspirent du jeu des acteurs de cinéma
initial de l’adjectif latin candidus : d’un blanc pur muet pour que cet arrêt sur image soit malgré tout
et brillant. L’agneau est bel et bien candide. Le parlant. Le spectateur comprend d’emblée ce que
loup est pourvu, quant à lui, de pattes velues et ressentent les deux personnages et s’apitoie sur
griffues démesurées qui font de lui un monstre le sort de l’agneau.
terrifiant. Elles contrastent avec la blancheur
de l’agneau et, par leur dimension, révèlent la
 ÉCRITURE
fragilité de sa victime. Le choix du noir renforce
cet aspect horrible et menaçant. Sujet d’invention
3. Les couleurs sont contrastées et immédiatement La consigne invite l’élève à écrire une partie
parlantes. L’agneau et le loup sont en opposition. d’un dialogue argumentatif où il doit défendre
De manière manichéenne, on voit le blanc de le spectacle et sa mise en scène. Il peut faire le
l’innocent et le noir du prédateur. Cette antithèse choix d’un dialogue où la partie adverse énoncera
est mise en valeur par le choix d’un arrière-plan rapidement une idée, plus longuement critiquée
rouge vif, symbole du meurtre qui va s’accomplir et et démontrée dans sa thèse, ou bien écrire une
du sang qui va couler. Le lecteur, dans l’assurance réplique longue qui synthétisera les qualités du
de ce qui va se produire, ne peut que compatir spectacle. Quel que soit le choix, le texte écrit
ici avec la victime. doit être organisé et suivre une progression.
Proposition de progression :
4. Les lumières aussi ont un rôle à jouer dans la
scénographie. Le bas des corps reste dans une 1. Le spectacle est un véritable tableau vivant
semi-obscurité tandis que la lumière portée par sa scénographie : couleurs, lumières, décor.
éclaire le buste et le visage apeuré de l’agneau. 2. Les choix de mise en scène éclairent la situa-
La peur, surjouée par l’acteur, est clairement mise tion : costumes, mimiques.
en lumière. Il s’agit, sans ambiguïté aucune, de
mettre en évidence un aspect que tait la fable : 3. La gestuelle appuie le sens général du tableau :
la terreur d’un jeune animal, sur le point d’être chorégraphie, gestuelle.
massacré par le loup.
5. La gestuelle des acteurs est exagérée pour sou-
ligner le caractère tragique de l’instant vécu.
L’actrice qui incarne l’agneau tient les bras écartés,  DÉCOUVERTE
immobiles. On comprend combien son person-
nage est tétanisé par sa situation. L’acteur mas-
culin qui fait le loup tient l’agneau par la taille
et le retient ainsi prisonnier. Son autre bras se
Le pouvoir
penche vers la tête de l’agneau, griffes ouvertes,
juste avant de l’égorger. Le duo symbolise bien la
de la parole  p.¤¤¤-¤¤‹
victoire des puissants sur les faibles. Toutefois, le Objectifs : ce corpus de découverte vise
fait de surjouer la scène avec un certain humour à poser les éléments fondamentaux
permet de dédramatiser ce qu’une mise en scène de l’apologue, ses caractéristiques, sa finalité
trop réaliste de l’égorgement pourrait avoir de et ses limites. Le lien entre le pouvoir
choquant. Nous restons dans le domaine de la des mots et les mots du pouvoir permet
fable et de ses enchantements. Petits et grands une approche problématisée du genre.
peuvent aller au spectacle.
6. De la même manière, l’expression des visages est Pouvoirs et limites
exacerbée pour rendre plus visuels les sentiments
des deux personnages : yeux écarquillés, agrandis
de l’apologue
par la terreur, bouche démesurément ouverte 1. Le texte 3, extrait de la dédicace au Grand
dans un cri silencieux pour la victime ; regards Dauphin, présente les buts et les caractéristiques
féroces et sadiques, bouche ouverte et souriante, de l’apologue. Il insiste sur la visée de ce genre

164 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


qui « contient des vérités qui servent de leçons ». PROPOS SUR LE POUVOIR
Les personnages se distinguent aussi des héros
ordinaires de la littérature morale : « Je me


sers d’Animaux pour instruire les Hommes. »
L’apologue répond donc à la règle classique qui  me de Sévigné,
M
veut « plaire et instruire » tout à la fois. Les
textes 1 et 2 illustrent bien ce double projet. Les
Lettres, 1726  p. ¤¤›
personnages sont deux animaux familiers aux Objectifs : à travers ce premier texte
lecteurs appartenant encore à une société rurale, du corpus « Propos sur le pouvoir », l’élève
un agneau victime d’un loup. Enfin, les récits découvre des apologues plus inattendus pour
visent à transmettre une leçon morale, chaque lui, puisqu’il ne s’agit ni de conte
texte selon sa visée. L’apologue d’Ésope insiste ni de fable. On voit aussi ici la visée satirique
sur la dimension morale, rien ne peut arrêter des apologues : les moralistes ne sont pas
le méchant, tandis que la fable de La Fontaine tendres. Ils se moquent des travers
donne une dimension politique à cette leçon : de leurs contemporains et, plus largement,
« La raison du plus fort est toujours la meilleure », des faiblesses de l’espèce humaine.
le plus fort peut s’entendre dans ce vers comme
Leur morale est dès lors bien piquante.
le plus puissant politiquement.

2. L’ensemble du corpus, textes et image, montre


Royal canular
le pouvoir de la parole. Le loup aimerait fon-  LECTURE DU TEXTE
der sa puissance sur le droit, exposé et soutenu 1. À travers cette anecdote, Mme de Sévigné nous
par l’art oratoire. Cependant, si l’argumentaire donne une vision inattendue du roi Louis XIV.
n’est pas trop développé dans le récit d’Ésope, Loin d’être un Roi-Soleil surplombant la cour et
dans la fable de La Fontaine, on peut suivre les ne se souciant qu’à peine de l’avis des mortels,
arguments du personnage dont la mauvaise foi Louis XIV semble très préoccupé de l’opinion
va croissant. De l’attaque territoriale, le loup des courtisans, soumis à une totale obéissance. Il
passe à des arguments de plus en plus invrai- cherche donc à savoir ce que pense réellement le
semblables (« Comment l’aurais-je fait si je maréchal de Gramont d’une petite poésie d’amour
n’étais pas né ? »). Mais cette parole connaît qu’il a écrite. Pourtant, savoir écrire un madri-
des limites, car le destinataire de son discours gal n’entre pas dans le champ des compétences
n’est pas convaincu au final et le loup utilise la exigées pour exercer correctement le métier de
violence pour l’emporter sur sa victime « sans roi. Il faut croire que le grand roi est assoiffé de
autre forme de procès ». petite gloire. Pour l’obtenir, il va jusqu’à tendre
un piège à un vieux courtisan. Il se montre ainsi
aussi rusé qu’attaché à la vanité littéraire. En
3. Le tableau de Jean-Baptiste Oudry se veut
dévoilant comment la tactique la plus efficace
fidèle à la fable. Peintre animalier, il représente,
est mise au service de la plus vaine gloire, Mme de
avec une grande vraisemblance, les deux animaux
Sévigné se révèle bien cruelle : les plus grandes
et choisit le moment le plus dramatique de la
qualités royales ne sont pas mises au service du
fable. L’agneau adopte une posture craintive,
pays mais d’un amour-propre ridicule.
un peu en retrait du loup. Tout indique sa dou-
ceur et son innocence, sa couleur symbolique 2. Mme de Sévigné nous raconte une véritable farce
de la pureté, son air doux, sa laine tendre. Au royale. Le roi interroge le maréchal de Gramont
contraire, le loup montre toute sa violence, poils sur le poème qu’il a écrit, mais avec malice, il
hérissés, gueule ouverte et menaçante avec les ne lui livre pas l’information essentielle, la vraie
crocs blancs, mis en valeur par le rouge de la identité du poète. Aussi fait-il semblant de lui
langue. Il plonge les pattes dans l’eau pour insis- accorder la faveur de partager ses analyses avec
ter sur son droit à la propriété. Nous voilà donc lui. Le roi feint de trouver le texte un peu faible.
témoins du dialogue entre les deux animaux, mais En vieux courtisan et en bon flatteur, le maré-
la gueule ouverte symbolise plutôt la violence chal fait sa cour et renchérit. Il est persuadé de
« du plus fort » que l’ouverture au débat. faire ainsi plaisir au monarque. Il est cruellement
11 L’apologue : la puissance des mots | 165
détrompé par le roi lui-même et change aussitôt but de divertir le destinataire. Cependant, le
son opinion : « Sire, quelle trahison ! Que votre texte se termine aussi sur une analyse plus per-
majesté me le rende ». Mais le roi met fin à la sonnelle. Mme de Sévigné rappelle sa mission
farce sans donner d’autre chance au maréchal de de moraliste : « Pour moi, qui aime toujours à
se rattraper. Le point de vue du reste de la cour faire des réflexions ». Elle tire ainsi une leçon de
insiste sur la cruauté de cette farce : « voilà la l’anecdote et rappelle « combien [le roi] est loin
plus cruelle petite chose que l’on puisse faire à de connaître jamais la vérité ».
un vieux courtisan ».
3. La scène racontée par Mme de Sévigné vise à  ÉCRITURE
faire sourire le lecteur. La situation en elle-même
Sujet d’invention
prête à rire, car à aucun moment le vieux courtisan
ne se doute qu’il est berné par le roi. À trompeur, La consigne se décline en deux temps. L’écriture
trompeur et demi. Le dialogue aussi ridiculise le amène l’élève à récrire le texte en en changeant
maréchal qui répète servilement l’opinion du roi et le genre. Pour ce faire, il lui est rappelé de réca-
dévoile son caractère de flatteur. Sous cette forme pituler les caractéristiques du texte théâtral. On
dialoguée, la scène s’apparente enfin à une vraie peut insister aussi sur la nécessaire progression
scène de théâtre. On pourrait la compléter de du dialogue qui doit progresser vers sa clôture. Le
didascalies pour indiquer la gestuelle obséquieuse deuxième temps prépare l’élève à réfléchir sur la
du maréchal ou la réaction des autres témoins notion de représentation au-delà de la simple mise
de la scène. Ainsi retrouve-t-on ici les comiques en voix. Cet exercice peut être l’occasion de faire
de situation, de mots, de gestes et de caractère. le point sur les caractéristiques de représentation :
décor, mise en scène, accessoires…
4. Mme de Sévigné rend vivante cette scène par
l’emploi du dialogue et le recours au registre
satirique. La narratrice fait rire des ridicules des
courtisans en exagérant la servilité du maréchal :
« Votre Majesté juge divinement bien de toutes
choses ». Elle l’oppose ainsi à la malice royale.
Cependant, la farce est à double détente. Si elle
¤ L éonard Foujita,
Fables, 1961  p. ¤¤∞

se moque des vils flatteurs, elle révèle aussi la


petitesse d’un roi qui s’embarrasse de prétention
 LECTURE DE L’IMAGE
1. Le pouvoir du roi est visuellement mis en
littéraire. Ce n’est pas dans ce domaine qu’on lui
valeur par plusieurs éléments. Tout d’abord, la
demande d’être grand ou machiavélien. La ruse, la
place du lion est centrale dans l’image. Il domine
malice et le talent seraient plus utiles en politique.
la majorité des autres animaux dont certains sont
5. Mme de Sévigné se moque ici de l’atmosphère par ailleurs allongés devant ses pattes. De plus,
de flatterie qui entoure Louis XIV. Dans une cour sa taille est plus importante que celle des autres.
régie par un sévère protocole et la distribution Ainsi, sa patte antérieure est presque aussi grosse
de pensions nécessaires pour tenir son rang, il que la tête des tigres situés à ses côtés.
est primordial pour chacun de se faire remar-
2. La gravure met en scène l’ampleur tragique de
quer par le roi. Le maréchal croit tenir ici une
la peste. Une grande partie des animaux est cou-
chance d’être apprécié de lui. La cour apparaît
chée sur le dos, pattes rigides, tête levée. D’autres
donc comme un monde régi par l’hypocrisie.
semblent très malades. Encore debout, mais affai-
Les mots que l’on échange n’ont aucune valeur,
blis, ils se tournent vers le roi. Ils sont encadrés,
aucune authenticité. Dans ces conditions, on ne
à droite et à gauche de l’image, par les survivants
peut jamais être soi-même. Plus avant, les paroles
dont parle la fable – renard, tigre, ours – et d’autres
prononcées deviennent une simple monnaie
animaux de fantaisie choisis par Foujita comme
d’échange : une flatterie, un compliment permet
un pélican ou un zèbre. Les vivants et les morts
d’obtenir un rang. Cette monnaie de signe est
sont entremêlés de manière chaotique et horrible,
bien une monnaie de singe.
alors que, dans la nature, les ordres sont séparés.
6. Mme de Sévigné donne d’emblée une visée Le tout donne une impression de confusion qui
morale à cette « petite historiette » qui a pour rend les troubles racontés par la fable.
166 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
3. Plusieurs animaux sont présents sur la gravure de  ÉCRITURE
Foujita, alors qu’ils ne figurent pas dans la fable de
La Fontaine. Il s’agit d’animaux exotiques comme Sujet d’invention
le zèbre, le pélican ou le crocodile ou d’animaux L’exercice proposé vise à faire exploiter par l’élève
plus familiers aux lecteurs de la fable, mais qui les acquis sur l’apologue. Il devra mobiliser ses
ne sont pas cités, comme le crapaud, la souris connaissances en s’appuyant sur les textes proposés
ou la fourmi. L’intégration de nouvelles espèces ainsi que sur les documents iconographiques du
donne ainsi une dimension universelle à la fable. chapitre. Sans copier nécessairement le genre de
la fable, son écriture d’invention doit mettre en
4. L’exercice vise, sous une forme ludique, à scène des personnages caractéristiques de ce genre
décrypter l’organisation du monde telle que la comme les animaux, ou bien des êtres symboliques,
voit le fabuliste. Ainsi, on note qu’il existe deux comme des allégories. Elle suivra une progression
sortes de créatures : les proies et les prédateurs, claire avec des pauses descriptives et ménagera
les victimes et ceux qui parviennent toujours à des effets de surprise. Après un premier jet au
s’en sortir. Aussi les prédateurs restent-ils debout brouillon, il s’agira enfin de prendre ses distances
malgré la maladie et les proies sont-elles déjà à pour l’améliorer.
l’agonie ou mortes. On notera cependant la pré-
sence parmi les victimes d’un sanglier, victime
peut-être de sa lourdeur à réagir. À l’inverse, le
zèbre, le singe et le bouquetin qui sont survivants,
n’appartiennent pas ordinairement à la race des
prédateurs ; mais ils doivent sans doute leur survie
à leur esprit ou leur vivacité.
‹ Jean de La Fontaine,
Fables, 1668  p. ¤¤6-¤¤‡
Objectif : ce texte, symbole du genre
de la fable, est le support d’une analyse
5. La peste semble épargner dans la gravure des des caractéristiques du genre, mais interroge
animaux inattendus par rapport à la fable. La aussi sur la portée de la leçon de l’apologue.
Fontaine mentionne surtout parmi les survivants
des animaux cruels et violents comme l’ours, le Crimes et châtiments
tigre, les mâtins ou le loup. Foujita élargit donc
son interprétation de la fable au-delà des simples
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
1. La morale présente une image très radicale
prédateurs. Certains parviennent à se sortir de
de la justice humaine. Une seule alternative est
cette situation malgré leur apparente faiblesse,
possible : « blanc ou noir ». Mais, elle condi-
peut-être en utilisant d’autres capacités d’intel-
tionne aussi ses verdicts au statut social de l’accusé,
ligence ou de tromperie.
« selon que vous serez puissant ou misérable ».
Aussi la justice apparaît-elle comme profondément
6. Finalement, la peste se présente comme un bon
injuste car trop partiale dans ses jugements.
révélateur du fonctionnement de la société. Elle
produit son lot de victimes innocentes, représen-
tées ici par des animaux caractérisés par leur petite  LECTURE DU TEXTE
taille comme la souris, leur faiblesse comme le 2. Le fabuliste brosse un tableau terrifiant de la
mouton ou le lapin, leur peu d’importance comme peste. Il en souligne d’abord les effets tragiques et
la fourmi ou la grenouille. À l’inverse, les plus pathétiques dès les premiers vers : c’est « un mal
importants du fait de leur violence comme le tigre qui répand la terreur ». D’emblée, cette maladie est
ou le crocodile, de leur ruse, comme le singe, de considérée comme une punition divine envoyée
leur agilité comme le bouquetin sont aussi ceux qui par « le Ciel » en châtiment des péchés. Elle
survivent. Les plus honnêtes, comme l’âne, sont frappe toutes les créatures, universellement, sans
victimes de leurs qualités et écrasés par les plus distinction : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous
forts. Le roi, à la tête de la société, non seulement étaient frappés. » On note la reprise du totalisateur
survit, mais encore trouve moyen de transformer « tous » de part et d’autre la coupe à l’hémistiche.
le plus vertueux en bouc émissaire. La morale Ses effets destructeurs sont accentués par la réfé-
est bafouée. Aussi retrouve-t-on ici la critique rence à la mort et à son royaume. On relève la
ordinaire du dysfonctionnement de la société. mention du monde des morts, « l’Achéron », ou

11 L’apologue : la puissance des mots | 167


la métaphore de la guerre. Le fabuliste montre nature, un carnassier qui se livre à son instinct :
aussi la gravité du fléau à travers la modification « manger moutons, canaille, sotte espèce ». Cette
des mœurs des animaux. Ils perdent ainsi tout tuerie devient même une marque d’attention,
appétit : « Nul mets n’excitait leur envie. » Leur un privilège : « vous leur fîtes Seigneur/ En les
instinct vital est profondément touché, ils n’ont croquant beaucoup d’honneur » (v. 37-38). Le
plus aucune envie de chasser. Pire encore, « plus meurtre du berger, quant à lui, est justifié par une
d’amour, plus de joie ». Aussi la peste menace- usurpation inacceptable, « de ces gens-là qui sur
t-elle gravement l’ordre du monde et peut-elle les animaux/ Se font un chimérique empire ». Le
mettre fin à son existence. renard a donc le comportement d’un bon courtisan
motivé par le désir de se faire remarquer par le roi
3. Après avoir fait le tableau de la peste, le fabuliste au moyen des plus basses flatteries et aux dépens
évoque le conseil du roi, le lion. Celui-ci intervient de la justice : « vous êtes trop bon Roi ».
le premier pour évoquer la menace qui pèse et pré-
senter une solution à ce problème : le sacrifice du 6. Les propos de l’âne sont marqués par l’ironie.
plus coupable d’entre les animaux. Aussi expose- Le lecteur comprend tout l’inverse de ce qu’il
t-il ses propres crimes. Puis, le renard répond au expose. Loin d’être un criminel, il se montre le
lion au nom de tous les animaux pour prouver plus innocent des animaux. C’est par instinct et
l’innocence du roi dont les meurtres sont justifiés non par méchanceté intentionnelle qu’il a commis
par son statut et sa mission. Ensuite, l’âne expose son action : « La faim, l’occasion, l’herbe tendre »
à son tour ce qu’il a à se reprocher. Il confesse une l’ont poussé à agir ainsi. D’autre part, l’âne n’était
faute mineure : il a brouté une parcelle d’herbe pas en pleine possession de lui-même. Il n’était
de la taille de sa langue. Mais le loup s’indigne pas totalement responsable de ses actes parce
de cette action pour mieux faire condamner cet qu’il était poussé par le diable, force extérieure
innocent incapable de se défendre. La morale agissante. On relève : « Quelque diable aussi me
s’achève en évoquant le sort de l’âne. Le lecteur poussant ». Par ailleurs, l’hyperbole, qui insiste
comprend qu’elle concerne aussi le monde des sur l’extrême petitesse du larcin, ridiculise les
humains. Aux horreurs provoquées par l’épidémie accusations : il n’a prélevé qu’un bandeau de
s’ajoutent les abominations humaines. Elles sont pelouse, large de « la largeur de [s]a langue »,
peut-être plus graves dans la mesure où chaque ce qui suppose par ailleurs que l’âne n’a brouté
être humain est libre d’être ou non injuste. Si on qu’une seule fois. Enfin, l’âne admet platement
ne peut fuir la maladie, du moins ne devrait-on qu’il a eu tort : « Je n’en avais nul droit ». Certes,
pas être victime de la méchanceté humaine. au regard du droit, il y a faute. Mais une faute très
légère, d’autant plus pardonnable qu’elle est déjà
4. On trouve dans cette fable tous les acteurs avouée. Cet aveu montre ainsi combien la faute
d’un tribunal, même s’il s’agit d’animaux. Par son de l’âne ne mérite pas le châtiment qu’il en reçoit.
statut et son intervention qui ouvre le conseil,
le lion apparaît comme le président du tribunal.  HISTOIRE DES ARTS
On peut supposer qu’il confirme aussi le verdict, 7. Bien qu’il s’agisse d’une gravure animalière,
c’est-à-dire qu’il mange l’âne : « Rien que la mort cette illustration de la fable de La Fontaine vise
n’était capable/ D’expier son forfait » (v. 61-62). aussi à montrer la sauvagerie des hommes. Seul
Le renard, symbole traditionnel de la ruse, plaide devant les autres, l’âne ne peut se défendre. Les
habilement en faveur du roi dont il est ici le autres animaux, en cercle autour de lui, ne lui
vil courtisan. Il tient lieu dès lors d’avocat. Les laissent aucune chance et s’avancent pour la
autres suspects défilent eux aussi à la barre. On plupart menaçants. Leur attitude n’est pas sans
voit se succéder « tigres », « ours » et « mâtins ». rappeler une foule, menée par ses instincts, prête
L’âne se transforme en accusé. Il devient « un cas à fondre brutalement sur le bouc émissaire qu’elle
pendable » au sens propre. Les autres animaux s’est choisi.
jouent le rôle des jurés et leur avis est donné sous
la forme du style indirect libre : « Manger l’herbe  ÉCRITURE
d’autrui ! quel crime abominable ! »
Dissertation
5. Les arguments du renard se fondent sur la nature L’enjeu du débat : à la lecture des deux termes du
du roi. On ne peut l’accuser car le lion est, par débat « plaire et instruire », il peut apparaître une
168 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
tension entre l’objectif du conteur qui cherche société rurale rythmée par les saisons, le temps de
à plaire et celui du moraliste qui réfléchit sur les la récolte avec « la faux du moissonneur » ou la
mœurs. Les deux visées semblent alors opposées. période du pâturage surveillée par « le berger ».
Néanmoins, l’ironie peut faire le lien entre ces « L’aurore » et « le soleil » y scandent le quoti-
deux attitudes. Elle relève en effet à la fois du dien. Cette évocation n’est pas sans rappeler les
comique et de l’argumentatif. Car le lecteur doit scènes bucoliques de l’Antiquité où les travaux
comprendre l’opinion de l’auteur derrière les et les jours inspiraient déjà les poètes. Enfin, la
affirmations des personnages. tonalité très heureuse (la seule menace est un
Pistes possibles : « L’ironie, un outil pour faire « loup » vite chassé) donne une atmosphère d’âge
réfléchir de façon plaisante » d’or à cette scène. Elle fait aussi référence à la
La comédie sociale : description ironique de la figure christique du bon pasteur. En passant par
cour, éloge ironique du roi. l’argumentation indirecte dans une scène bien
La satire de la justice : une parodie de jugement, éloignée du quotidien de la cour à Versailles,
une morale caustique. l’apologue permet de contourner la censure sur
Conseils de rédaction : chaque sous-partie doit un sujet sensible, le bon souverain. Il est plaisant
s’organiser autour d’un argument en faveur de à lire pour le lecteur qui doit néanmoins aussi
l’idée directrice de la partie et s’appuyer sur des réfléchir à la visée politique du texte.
exemples précis tirés de la fable et commentés.
3. Dans cette scène idyllique, le berger entretient
une relation particulière avec son troupeau, per-
ceptible dans le grand nombre de verbes d’action

› Jean de La Bruyère,
Les Caractères, 1688
  p. ¤¤8
dont il est le sujet : « il ne les perd pas de vue,
il les suit, il les conduit, il les change de pâtu-
rage ». Le berger protège activement son troupeau
dont il assure la sécurité, le confort. Il veille à sa
prospérité. Mais cette attention exige un labeur
Objectif : cet extrait permet de découvrir épuisant, ce que mettent en valeur les exclama-
la littérature moraliste du xviie siècle tives : « quelle vigilance ! quelle servitude ! »
et de s’interroger sur la pérennité Aussi sa charge n’est-elle pas aussi plaisante ni
des messages qu’elle nous livre. facile qu’elle peut apparaître au premier abord,
mais contraignante au point de poser la question
Figure du bon prince du meilleur état, « ou du berger ou des brebis ? ».

 LECTURE DU TEXTE 4. Le paragraphe est construit avec de nombreuses


1. La question posée peut faire problème dans la propositions indépendantes, souvent juxtaposées.
classe. De fait, le personnage du berger est encore Elles se succèdent rapidement, ce qui donne un
connu dans la tradition culturelle et reste une certain rythme à la scène et insiste sur l’activité
référence dans le monde contemporain, dans les incessante du berger. On note aussi des interro-
arts ou dans les médias. On l’associe alors à une gatives directes qui interpellent franchement le
vie saine et heureuse à la campagne. On voit lecteur et donnent un sens à ses réflexions.
aussi en lui la figure du bon pasteur, capable de
5. La Bruyère présente dans ce texte les qualités
guider les brebis, autant dire les hommes. À ce
du « bon prince ». Il utilise pour cela la méta-
titre, il fait figure de gouvernant sage, réfléchi et
phore du bon berger qui se montre « soigneux et
responsable. Cette image correspond à celle du
attentif ». Il ne cesse en effet de se préoccuper de
berger de La Bruyère qui surveille attentivement
son troupeau. Il en est le guide, « il les conduit »
son troupeau. Mais pour certains, ce personnage
ou « il les rassemble » ; c’est un protecteur assez
reste très exotique.
autoritaire, « il lâche son chien » ; il veille à
2. La scène du texte se passe dans un cadre pas- son confort, « il les nourrit » avec une dévo-
toral. Plusieurs végétaux concourent à recréer tion presque paternelle. Il se dévoue au point
une nature champêtre et sauvage, où l’on voit que l’auteur se pose la question essentielle : « Le
« le thym et le serpolet » ou l’« herbe menue et troupeau est-il fait pour le berger, ou le berger
tendre ». Les activités humaines témoignent d’une pour le troupeau ? »
11 L’apologue : la puissance des mots | 169
6. Si cet apologue fait l’éloge du comportement du destinataire, ainsi que le lieu de réception de la
berger, il est aussi porteur d’une critique indirecte lettre : « Usbek à Ibben, Smyrne ». Le texte se
du mauvais prince. Il dénonce ainsi le goût de termine sur le lieu d’envoi, la date d’écriture de
l’opulence et de la somptuosité chez les rois qu’il la lettre dans le calendrier persan.
ridiculise à travers l’image inattendue du « berger
habillé d’or et de pierreries, la houlette d’or en 2. La lettre est écrite par un épistolier d’origine
ses mains ». Il en fait ainsi un berger d’opérette, orientale comme le prouvent plusieurs éléments.
inefficace dans sa charge : « Que sert tant d’or à Les noms des personnages sont persans : « Usbek
son troupeau ou contre les loups ? » La Bruyère à Ibben ». La mention de Smyrne ajoute aussi
rappelle donc les devoirs du « bon prince ». Il une touche d’exotisme, comme la référence au
doit servir son peuple plutôt que profiter de lui. calendrier lunaire à la fin du texte : « À Paris, le
7 de la lune de Maharran, 1713. » Il fait encore
référence à sa culture persane, à l’histoire nationale
 ÉCRITURE de son pays. Relevons : « Nous n’avons point
Commentaire d’exemple dans nos histoires ». Il précise quel
La consigne demande la rédaction d’un des axes du est le gouvernement politique en vigueur chez
commentaire consacré à la figure du bon berger, à lui grâce à l’expression « notre auguste sultan ».
replacer dans la perspective plus large d’un projet Enfin, il porte un regard étonné sur ce qu’il voit
de lecture autour de la figure du « bon prince ». pendant son séjour à Versailles, sans comprendre
L’organisation d’une partie de commentaire réellement ce dont il témoigne et qu’il semble voir
suit celle du plan en général : des paragraphes pour la première fois. Aussi semble-t-il prendre
progressifs et se terminant sur le plus complexe tout au premier degré, ce qui donne des raccourcis
et le plus riche. Ils doivent intégrer des citations, amusants : « il a un ministre qui n’a que dix-huit
précises, ciblées et interprétées. ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts »
Pistes possibles : (l. 9-10). Ce regard étranger facilite l’observation
– Un personnage de pastorale : un monde rural ingénue et spontanée de la société française et
idyllique, un monde d’harmonie. permet de contourner la censure.
– Un éloge du berger : son dévouement pour son
3. Si le destinataire de la lettre semble être un autre
troupeau, sa servitude.
personnage romanesque, Ibben, resté en Orient,
Rédaction : l’idée directrice est annoncée dès
le véritable destinataire est le lecteur occidental,
le début du paragraphe. Chaque argument vient
contemporain de l’auteur. À travers l’épistolier,
le soutenir et s’appuie sur un ou des exemples.
Montesquieu peut avancer plusieurs critiques de
Chacun d’eux est constitué d’une citation, du
la société de son temps, plus particulièrement la
procédé d’écriture et de son interprétation.
monarchie absolue, désuète et futile. La première
phrase de la lettre donne ainsi la clé du texte : « Le
roi de France est vieux. » Le texte peut ainsi, en

∞  ontesquieu,
M
Lettres persanes, 1721
 p. ¤¤·
creux, faire passer les idées des Lumières, fondées
sur la raison, la tolérance et le progrès.
4. La satire du roi est marquée par l’emploi de
l’antithèse dont on relève plusieurs exemples dans
Objectif : à travers ce texte très connu, le texte. Ils sont annoncés par le jugement porté
l’élève peut s’interroger sur les choix par le narrateur sur la société française, comme
d’écriture et le message de cette lettre. « j’y ai trouvé des contradictions ». Ainsi note-t-on
avec amusement l’écart entre « un ministre qui n’a
que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a quatre-
Un étranger à la cour du roi vingts ». Dans tous les domaines, les attitudes du
 LECTURE DU TEXTE roi sont contradictoires, incohérentes. Concernant
1. Plusieurs indices confirment que ce texte la religion : « il aime sa religion, et il ne peut
appartient au genre épistolaire. Il en suit d’abord souffrir ceux qui disent qu’il la faut observer à
les codes de présentation. On constate en haut la rigueur » ; concernant la guerre : « il aime les
à gauche la mention de l’émetteur et de son trophées et les victoires, mais il craint autant de
170 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
voir un bon général à la tête de ses troupes ». Cette cour qui maintient les courtisans dans un état de
critique est terrible : ne supportant pas le talent soumission est évoqué ensuite dans le troisième
des autres, il préfère nommer un incompétent à paragraphe. L’étiquette y apparaît comme une
la tête de l’armée alors que la France est engagée succession de rituels dont le seul but est « la
dans de nombreuses guerres, qui seront dès lors distribution des grâces ». Derrière l’apparente
désastreuses. Continuons : dans les fastes, il semble naïveté et neutralité du regard d’un étranger, la
« comblé [...] de richesses », mais il est « accablé lettre d’Usbek est donc une vraie critique de la
d’une pauvreté » car il emprunte trop et la dette monarchie de Louis XIV.
s’accumule. Sa gestion de la cour est partiellement
catastrophique car il ne sait distinguer « ceux
qui le servent » honnêtement et ceux qui vivent
dans « l’oisiveté ». Toutes ces antithèses mettent  HISTOIRE DE L’ART
l’accent sur la démesure du roi et les dérives qui en 7. Le Portrait de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud
découlent : autoritarisme, inefficacité criminelle, donne une image très positive du roi. En armure
poids du paraître ou méfiance à l’égard de tous. et en pied, il est représenté non dans des habits
5. Plusieurs hyperboles ironiques caractérisent le de sacre, mais comme un chef de guerre, capable
roi. Dès le début, son âge de soixante-quinze ans est de soumettre n’importe quel ennemi. Ce tableau
lourdement souligné par l’analyse du narrateur. Ce est d’ailleurs réalisé à destination de son petit-fils,
qu’il présente comme une qualité exceptionnelle Philippe V, roi d’Espagne, dont il est un soutien
– « un monarque qui ait si longtemps régné » sans efficace dans son récent accès au trône espagnol.
se faire renverser est rare –, est en fait un défaut La composition même du tableau révèle la supé-
terrible : il est sénile. Son absolutisme est aussi riorité du roi. Placé au centre du tableau, il attire
présenté comme une qualité exceptionnelle : « il ainsi les premiers regards du spectateur. Sa posture
possède à un très haut degré le talent de se faire accompagne l’organisation : corps bien campé sur
obéir ». L’ironie, là encore, fait de ce propos une une jambe placée en avant ; main gauche sur la
antiphrase. Son château est remarqué pour son hanche, main droite sur le bâton de commande-
luxe extrême : « Il est magnifique, surtout dans ment, lui-même posé sur un casque, tête droite,
ses bâtiments ». Faut-il l’admirer ? On devine la augmentée d’une volumineuse perruque, regard
réponse... Cette situation aboutit d’ailleurs au droit qui donne l’impression de toiser le specta-
comble de l’absurde : « il y a plus de statues dans teur. Cette attitude conquérante est accentuée
les jardins de son palais que de citoyens dans encore par le mouvement de l’écharpe que le vent
une grande ville ». Si elles semblent faire l’éloge fait bouger tout comme la queue qui termine la
du roi, ces exagérations dénoncent en réalité les perruque. À l’arrière-plan, le paysage représente
défauts de la monarchie. le champ de bataille avec ses cavaliers ou les
fumées des canons. Ce portrait donne donc une
6. Loin d’être une présentation objective du règne image flatteuse du roi, dans la perspective d’une
de Louis XIV, cette lettre met en évidence ses propagande toute à sa gloire.
défauts. Le premier paragraphe évoque l’abso-
lutisme du monarque à l’égard de « sa famille,
sa cour, son État ». Sa politique étrangère peut
paraître incompréhensible : comment expliquer  ÉCRITURE
les alliances avec « les Turcs » ou « notre auguste
sultan ». À l’intérieur du royaume, la paix civile Invention (pistes)
semble fragile car les dissensions religieuses appa- La consigne du sujet pose deux contraintes : une
raissent : certains veulent une pratique religieuse écriture « à la manière de » pour le style et une
rigoureuse, d’autres, non. De même, de nombreuses visée argumentative pour le contenu. Il s’agit bien
guerres endeuillent ce règne. Elles sont mention- de transposer la lettre d’Usbek dans la France
nées à travers « les trophées et les victoires ». contemporaine.
Leurs conséquences financières désastreuses Conseils : repérer, analyser les défauts de la société
apparaissent à la fin du deuxième paragraphe. française, organiser les critiques en les rapprochant
Le royaume subit « une pauvreté qu’un particulier et en les hiérarchisant, respecter le genre de la
ne pourrait soutenir ». Le protocole rigide de la lettre, employer l’ironie.
11 L’apologue : la puissance des mots | 171
6 J.-P. Claris de Florian, amis ». Mais le piège se referme sur le léopard lors
de la répartition du butin : « Il s’éleva quelques
Fables, 1792  p. ¤‹‚ querelles ». Ces querelles sont bien sûr un prétexte
commode : sous couvert de se défendre de manière
Objectif : le texte de Florian montre légitime, le vieux roi aggresse le léopard. Pour
l’évolution de la fable au xviiie siècle. finir, il est assassiné par le lion, comme celui-ci
pouvait l’avoir prévu. Les trois derniers vers tirent
la leçon de cette aventure.
La soif du pouvoir
4. Le début de la fable met en valeur la soif de
 LECTURE DU TEXTE
pouvoir du lion, pourtant « roi d’une immense
1. La fable donne une image très négative du pou-
plaine ». Deux vers successifs insistent sur son
voir royal. Le fabuliste dresse un portrait terrible
avidité territoriale. On relève : « Désirait de la
du lion, symbole de la monarchie. Il montre tous
terre », « voulait conquérir ». Cette ambition
les défauts d’un despote absolu : il aime la guerre
peut se justifier par les qualités du personnage :
de conquête, présentée pourtant dans le droit
son courage est mis en valeur par l’expression
international comme injuste et contraire au jus
« un valeureux lion » ; ses talents guerriers sont
ad bellum. Citons : il « voulait conquérir une forêt
eux aussi soulignés : « L’attaquer n’était pas chose
prochaine ». De plus, le monarque n’est pas digne
bien difficile ». Pour autant, il sait montrer de la
de confiance mais prêt à la trahison de l’accord
prudence : « Mais le lion craignait les panthères,
signé avec son allié. Enfin, il ne recule pas devant
les ours ». Ce portrait se conclut sur une formule
le meurtre : « La fin de l’aventure fut le trépas du
méliorative, qui termine ce passage en insistant sur
léopard ». La morale tire le bilan de l’affaire, sans
ses qualités politiques : « notre habile monarque ».
pour autant paraître juste. Elle semble en effet
Il n’est ni juste ni moral. Mais il est efficace. Sans
entériner la pratique du lion comme un constat
doute est-ce là une qualité essentielle dans la
réaliste du comportement des gouvernants : « Que
sphère politique.
contre les lions les meilleures barrières/ Sont les
petits États des ours et des panthères. » 5. Pour parvenir à ses fins, le lion met en place
une habile stratégie dans laquelle il implique sa
2. En de nombreux points, ce récit relève bien
future victime. « Il députe un ambassadeur »,
de l’apologue. Il est d’abord constitué des deux
qu’il choisit avec soin. Celui-ci utilise ses talents
parties attendues, le récit et la morale. Les per-
oratoires pour persuader le léopard de faire alliance
sonnages appartiennent tous au monde des ani-
avec lui. On voit donc toute la subtilité du plan du
maux et plus particulièrement des prédateurs :
lion qui dissimule son appétit territorial derrière
« un valeureux lion » tient le rôle du monarque
un pacte d’alliance.
absolu et veut abattre son rival, le « jeune léo-
pard ». Les « panthères, les ours » deviennent 6. Le renard déploie toute une stratégie argumen-
leurs ennemis communs. Le lion choisit comme tative. Pour persuader, il recourt en premier lieu à
ambassadeur « un vieux renard», animal roué et des flatteries : « sa prudence/ Son amour pour la
retors qui remplit souvent ce rôle dans les fables paix, sa bonté, sa douceur/ Sa justice et sa bienfai-
animalières. Enfin, la fable donne une vision sance ». Puis, il propose une alliance qui semble
pessimiste mais réaliste de la vie politique, dans servir leur intérêt commun : « Pour exterminer
l’esprit de ce genre littéraire. tout voisin/ Qui méconnaîtra leur puissance. »
Ainsi, parvient-il à retourner le léopard contre
3. La fable est constituée de plusieurs étapes. Le
ses anciens alliés.
début présente la situation initiale : les rêves de
conquête du lion (il « désirait de la terre une plus  ÉCRITURE
grande part »), et ses obstacles (« Mais le lion
craignait les panthères, les ours »). Puis, il met Question sur un corpus
en place son piège. Il envoie son ambassadeur L’exercice appelle l’élève à confronter les deux
rusé. Et pour cause : « c’était un vieux renard ». apologues étudiés pour analyser les différences de
Le lecteur assiste ensuite à l’application du traité l’image du bon souverain. Il peut relever les indices
entre les deux souverains qui semble se dérouler de la réponse dans un tableau qui lui permettra
comme prévu, puisqu’ils deviennent des « rois d’organiser sa rédaction finale.
172 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
Tableau d’analyse : 2. Ce texte relève bien de l’apologue, car il s’agit
La Bruyère d’un récit à visée didactique. On y note l’emploi
de l’imparfait, « ils attendaient », « ils filmaient »,
Un « bon prince »
pour des actions du passé, répétées dans la durée.
Un bon berger, « soigneux et attentif »
Un passage est aussi rédigé au présent de l’indicatif
Un guide : « il les conduit » ou « il les rassemble » 
pour actualiser le récit : « Ils sont de l’autre côté des
Un protecteur : « il lâche son chien » 
choses […]. Ils se dissimulent ». Ce changement
Un père : « il les nourrit »
de temps ancre les méfaits des personnages dans la
Florian réalité du lecteur. Par ailleurs, les personnages sont
Un « monarque habile » allégoriques : ils représentent une force d’influence
Un conquérant : « voulait conquérir une forêt abstraite. En les désignant par une périphrase,
prochaine »  « les Maîtres du langage », l’auteur les rend plus
Un manipulateur : « Il députe un ambassadeur » mystérieux et plus menaçants. L’emploi du plu-
Un traître : « Le léopard lésé se plaignit du lion » riel et de l’article défini insiste sur leur nombre
Un meurtrier : « la fin de l’aventure fut le trépas indéfini, mais important. Enfin, une sorte de
du léopard » leçon est présente à la fin du texte autour d’une
alternative : les Maîtres du langage auraient-ils
Conseils pour la rédaction : pu ne pas exister ? Le lecteur doit cependant faire
– ne pas oublier de présenter le corpus, son thème un choix entre plusieurs hypothèses marquées par
et de rappeler la question ; les incertitudes de l’auteur : « S’ils n’avaient pas
– rédiger une réponse synthétique pour confronter été là », « Peut-être ».
les documents ;
– tirer une réponse claire à la question posée. 3. Plusieurs images sont présentes dans le texte,
comme celle qui désigne les personnages princi-
paux, les Maîtres du langage comme étant des
dragons monstrueux. Cette métaphore présente
de manière poétique une maîtrise de la rhétorique

‡ J. M. G. Le Clézio,
Les Géants, 1973  p. ¤‹⁄
Objectif : une ouverture contemporaine
agressive et menaçante. Cette formulation ren-
force l’argumentation, car elle met l’accent sur
le pouvoir des mots dans la société moderne. Ils
sont responsables de l’asservissement des hommes
par des « Maîtres qui les attendaient ».
est proposée ici à travers ce texte
4. Pour pouvoir asseoir leur pouvoir, les Maîtres du
de Le Clézio. Le romancier y présente
langage commencent par observer les hommes. Ils
une autre image du pouvoir des mots, mais
en font une observation directe dont ils rendent
plus inquiétante. L’élève peut ainsi constater compte « dans leurs calepins ». Mais ils uti-
toute la modernité du genre de l’apologue. lisent aussi des technologies modernes, « avec
leurs caméras secrètes ils filmaient les yeux des
Les maîtres du langage gens » dans toutes les actions essentielles de la
 LECTURE DU TEXTE vie humaine : « les gens qui marchaient, qui
1. L’auteur soutient la thèse que la société est s’aimaient ou qui mouraient ». Leur espionnage
manipulée en secret par des « Maîtres du lan- de l’humanité se fait « dans l’ombre », « derrière
gage », qui y ont injecté « la haine, le mépris, la leurs écrans opaques, à l’abri des balles et des
cruauté ». Mais, ils agissent « de l’autre côté des regards ». Leur avancée technologique les place
choses, dans l’ombre ». Ils s’enferment dans des « du côté de la science ». Pourtant, contrairement
lieux inaccessibles, « dans les blockhaus de béton à ce qu’espéraient les philosophes des Lumières,
et dans les immeubles des Fondations ». Le texte la science ne se met cependant pas au service du
dénonce ainsi la passivité ou l’impuissance des progrès. Instrumentalisée, elle sert « pour détruire,
individus ou des groupes face à l’influence des pour commander, pour maudire ».
nouveaux moyens de communication, voire de 5. Les Maîtres du langage font un usage pervers
propagande, nés dans des « laboratoires » secrets, de la science, de leur démarche expérimentale
« derrière leurs écrans opaques ». réalisée dans « leurs laboratoires ». Alors qu’elle
11 L’apologue : la puissance des mots | 173
pourrait aider l’humanité, elle est détournée de à la forme finale de sa production : désignation
cette fonction au profit de la domination d’une symbolique de la cible, repérage des dangers encou-
catégorie d’hommes sur les autres : « La science rus, temps des verbes, éléments contre-utopiques
voulait dévorer les hommes ». L’auteur recourt à la de l’évocation de la société.
métaphore du « dragon qui vit de chair humaine ».
Cette image souligne les effets néfastes des entre-
prises des Maîtres du langage. Car cet animal
reptilien symbolise depuis longtemps les forces LES ENCHANTEMENTS DE LA PAROLE
du mal et la défaite de la fragile humanité.
6. Le texte évoque les conséquences terribles
de cette tyrannie des mots qui touche le cœur
même des relations humaines. Celles-ci sont
anéanties par « la haine, le mépris, la cruauté »
inoculés par les Maîtres du langage. L’humanité
8 C harles Perrault,
« Riquet à la houppe »,
Les Contes de
se voit alors privée de sa liberté. Et même son
rapport à la vie et à la mort est modifié : « peut-
ma mère l’Oye, 1695
être qu’on n’aurait pas eu peur de la mort » si la   p. ¤‹¤-¤‹∞
propagande ne les avait pas incités à éprouver
de telles craintes qui paralysent. Enfin, les mots Objectifs : ce conte traditionnel ouvre
confortent les pulsions meurtrières des hommes : un deuxième corpus consacré aux
« peut-être qu’on n’aurait pas cherché à tuer les « Enchantements de la parole ».
autres pour être heureux ». Normalement, la On découvre un conte moins connu,
culture devrait les aider à refouler et canaliser mais fondé sur une réflexion consacrée
leurs pulsions noires. On note donc un profond à la puissance de la parole amoureuse.
malaise dans cette civilisation. C’est l’occasion de découvrir aussi
la préciosité, représentative du xviie siècle
 HISTOIRE DES ARTS en France. La confrontation de ce texte avec
Si l’on confronte l’image et le texte, on note une sa réécriture orientale montre la pérennité
parenté. Tous les deux évoquent, à leur manière, du genre dans la littérature contemporaine,
la mise sous surveillance des hommes. Mais ils expliquée par ailleurs par une analyse
diffèrent par les moyens utilisés. Le texte insiste de Bruno Bettelheim.
sur le pouvoir des mots et les dangers qu’ils pro-
voquent dans la société. Avec la photographie L’art de la conversation galante
de George Logan, l’humanité semble placée sous
un regard froid et mécanique qui l’observe et
 LECTURE DU TEXTE
la surveille. On peut l’interpréter de plusieurs
1. Riquet propose à la princesse d’user de son
pouvoir magique afin de « donner de l’esprit
manières : référence aux multiples caméras de
autant qu’on en saurait avoir à la personne qu’[il]
surveillance qui occupent l’espace urbain, systèmes
doi[t] aimer le plus ». Mais il y met une condi-
de contrôle sur nos outils informatiques ou de
tion : « pourvu que vous vouliez bien m’épou-
communication, vérifications administratives
ser ». Néanmoins, il laisse un délai à la princesse :
qui limitent la liberté de chacun…
« je vous donne un an tout entier pour vous y
résoudre ». On note l’efficacité maximale de ce
 ÉCRITURE pacte, car aussitôt, « elle se trouva une facilité
Sujet d’invention incroyable à dire tout ce qui lui plaisait, et à le
dire d’une manière fine, aisée et naturelle ».
La consigne invite l’élève à imaginer, « à la
manière » du texte support, une dénonciation 2. Riquet se montre très galant envers la princesse.
du pouvoir des professionnels de la parole dans la Tout d’abord, ses manières reflètent sa grande
société contemporaine. Après avoir identifié les courtoisie. Le prince respecte ainsi certains codes
cibles de sa critique (les « communicants », les de comportement, en vigueur dans les cours les
médias), il doit faire des choix d’écriture quant plus raffinées : « il l’aborde avec tout le respect

174 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


et toute la politesse imaginable ». De même, il tous la demandèrent en mariage ». Il s’agit donc
utilise un langage galant constitué de compliments d’une véritable métamorphose du personnage.
hyperboliques. On relève : « La beauté […] est
un si grand avantage qu’il doit tenir lieu de tout 5. Une autre caractéristique de la métamorphose
le reste ». Ainsi, au cœur de cet éloge de l’idéal de la princesse est sa rapidité, évoquée en une seule
féminin, se trouve un topos du langage amoureux, phrase. L’emploi de la conjonction « plutôt…
la célébration de la beauté de la femme aimée. que » souligne l’immédiateté du changement :
Mais le prince ne se contente pas de savoir faire à peine a-t-elle prononcé son serment que le
l’éloge attendu de sa belle en suivant les codes changement a lieu : « elle se sentit tout autre ».
de l’amour galant : il sait ce qu’est l’esprit. Il sait La proposition principale est aussitôt éclairée
le définir, sans pontifier mais en faisant preuve, grâce à la ponctuation des deux-points. Par ce
précisément, d’esprit. Tout d’abord, il abonde don, la princesse obtient le pouvoir de la parole,
dans le sens des préoccupations de la princesse comme l’indique la répétition du verbe « dire ».
pour faire une analyse très fine de la définition de
6. Si la princesse a tout eu à gagner avec sa ren-
l’esprit : « Il n’y a rien […] qui marque davantage
contre avec Riquet à la houppe, sa sœur cadette
qu’on a de l’esprit que de croire n’en pas avoir ».
est moins bien lotie. Jusqu’à la métamorphose de
On voit donc ici tout le pouvoir de la parole
sa sœur aînée, elle avait un avantage qu’elle perd
précieuse et galante.
désormais : « n’ayant plus sur son aînée l’avantage
3. La princesse paraît bien moins sotte qu’elle de l’esprit ». Aussi ne lui reste-t-il plus rien, sinon
n’est présentée au début du conte. Le conteur le ridicule souligné par la métaphore : « elle ne
lui-même insiste sur ce défaut : « La princesse paraissait plus auprès d’elle qu’une guenon fort
avait si peu d’esprit ». Elle a bien conscience de désagréable ». L’image du singe s’explique par la
ses faiblesses et sait parfaitement s’analyser elle- réputation de ruse et de laideur de cet animal à
même : « je sais bien que je suis fort bête ». Elle cette époque.
en déduit aussi son état psychologique : « c’est
de là que vient le chagrin qui me tue ». Enfin,
elle sait hiérarchiser les qualités et les vertus des
êtres : « J’aimerais […] être aussi laide que vous,
 HISTOIRE DES ARTS
et avoir de l’esprit ». La princesse est donc plus
L’illustration d’Adrien Marie présente le tout
intelligente que le personnage falot auquel on
début de la rencontre. La princesse est assise dans
peut s’attendre, même si son acceptation du pacte
un bois et sa posture exprime le chagrin à se savoir
apparaît encore comme une conséquence de son
privée d’esprit. Accoudée sur un petit talus, la
manque d’esprit.
tête dans les mains, les yeux baissés, son visage
4. La princesse évolue de manière radicale dans le est marqué par la mélancolie. Elle porte une robe
conte. On assiste même à une métamorphose bru- magnifique, qui met en valeur sa beauté de conte.
tale, car elle peut aussitôt tenir une « conversation À ses côtés, Riquet se penche galamment pour la
galante et soutenue avec Riquet à la houppe ». saluer. Le personnage masculin est marqué, pour
Le conteur dresse un bilan hyperbolique de ses sa part, par le grotesque. Sa houppe est exagérée
nouvelles capacités : « elle brilla d’une telle force et accentuée par la forme ovoïde de son visage
que Riquet à la houppe crut lui avoir donné plus et la petite barbichette. Les traits sont grossis et
d’esprit qu’il ne s’en était réservé pour lui-même ». les oreilles démesurées. Riquet est par ailleurs
Ce constat est redoublé par le jugement de la vêtu à la mode du xvie siècle, mais sa fraise – le
cour, surprise devant « un changement si subit et col de son costume – est démesurée et semble
si extraordinaire ». Toute sa personnalité semble séparer de façon comique sa tête et son corps.
changée : « autant lui entendait-on dire des choses Toutes ses manières sont cependant marquées
bien sensées et infiniment spirituelles ». Cette par la courtoisie : il fait sa révérence, chapeau
métamorphose entraîne par ailleurs de grands à la main. Adrien Marie, précurseur des Arts
changements dans sa vie. D’une part, la princesse déco, fait donc le choix de la fidélité au texte,
devient un conseiller personnel de son père : « Le mais on peut noter une certaine délicatesse et de
roi se conduisait par ses avis ». De l’autre, elle est la préciosité dans son dessin, en particulier pour
l’objet de demandes de prétendants, « presque l’image de la princesse.

11 L’apologue : la puissance des mots | 175


 ÉCRITURE prenne aujourd’hui une résolution que je n’ai pu
prendre dans ce temps-là ? » Elle termine sur une
Sujet d’invention pique d’humeur en lui reprochant sa métamor-
La consigne invite l’élève à réinvestir ce qu’il a phose pour des buts qu’elle refuse.
découvert sur le site de la BnF pour s’en servir de
support à sa description. L’analyse des mots-clés 3. Pour répondre à cette argumentation de la prin-
l’amène à devoir faire des choix, non seulement cesse, Riquet retourne ses arguments. Il emploie
sur l’identité des héros, mais surtout sur la nature lui aussi le même raisonnement, en opposant
de la rencontre. Rien ne précise, en effet, qu’elle « l’homme sans esprit » et « les personnes qui
doit se restreindre aux deux personnages. Aussi ont de l’esprit ». Si le premier est bien accueilli,
peut-il introduire un adulte vraisemblable ou le deuxième doit être encore mieux traité et non
merveilleux, responsable de cette initiation. On « d’une pire condition ». Dans un deuxième temps,
attend qu’il respecte un certain nombre d’étapes, Riquet ramène la discussion à des arguments pra-
le décor, la rencontre, la métamorphose. Celle-ci tiques et s’interroge sur ses qualités : « Êtes-vous
induit que le lecteur connaîtra un peu la vie des mal contente de ma naissance, de mon esprit,
héros avant la rencontre. de mon humeur et de mes manières ? » Enfin, il
rappelle les qualités fondamentales nécessaires
pour faire un bon mari.
Happy end 4. La fin de cette histoire est conforme à la fin
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE des contes de fées. Les difficultés trouvent leurs
1. On peut s’étonner de l’oubli de la princesse. solutions, ici Riquet devient un véritable prince
Elle a bien accepté librement le pacte avec Riquet. charmant, « l’homme du monde le plus beau, le
Mais le début du texte donne une explication. Elle mieux fait et le plus aimable qu’elle eut jamais
semble avoir vécu, avec sa nouvelle personnalité, vu ». Le récit se clôt aussi sur un mariage princier,
comme dans un rêve dont elle se réveille, car elle car le père de la princesse « le reçut avec plaisir
« pensa tomber de son haut ». D’elle-même, elle pour son gendre ». D’ailleurs, le mariage s’accom-
relie son oubli à la personnalité qu’elle avait au plit aussitôt, « dès le lendemain, les noces furent
moment de sa promesse : « quand elle fit cette faites ». L’histoire s’achève sur ce bonheur porteur
promesse, elle était une bête ». Ce n’est donc de promesses et même si des enfants ne sont pas
pas volontairement que la princesse a oublié son mentionnés, le lecteur devine la suite. Heureux
serment. Du moins, c’est ce qu’elle prétend, avec désormais, les héros ne feront plus l’objet d’une
un art consommé du beau discours. autre histoire.
5. Si la princesse s’est clairement transformée en
 LECTURE DU TEXTE une femme d’esprit, le héros masculin lui aussi
2. La princesse utilise un véritable argumentaire connaît un véritable changement. Mais on peut en
pour ne pas tenir sa promesse. Elle fait d’abord donner deux interprétations. Une phrase éclaire
appel à la délicatesse de Riquet en brossant le le lecteur sur cette ambigüité : « Quelques-uns
portrait du rustre qu’il n’est pas : « si j’avais affaire assurent que ce ne furent point les charmes de
à un brutal, à un homme sans esprit ». Ce pré- la fée qui opérèrent, mais que l’amour seul fit
tendant pourrait alors faire appel à son sens du cette métamorphose. » Les sentiments expliquent
devoir et de l’honneur, comme elle l’imagine donc cette métamorphose qui fait disparaître « la
dans son discours : « il faut que vous m’épousiez, difformité de son corps » et « la laideur de son
puisque vous me l’avez promis ». À l’inverse, visage ». Le conteur s’attache alors à décrire un
elle fonde son argumentation sur l’éloge de ses Riquet plus monstrueux qu’il n’est décrit au début
qualités : « celui à qui je parle est l’homme du de l’histoire : « gros dos », « boiter effroyable-
monde qui a le plus d’esprit ». Dans un deuxième ment », « yeux louches » et, pour comble, « gros
temps, elle utilise un raisonnement a fortiori. Si nez rouge ». L’effet sur la princesse amoureuse
le prince n’a pas obligé la princesse à l’épouser peut paraître comique : à ses yeux, il a « bon air ».
quand elle était « une bête », il ne lui imposera Elle ne voit plus sa bosse mais un « certain air
pas cette obligation non plus au moment où elle penché qui la charmait ». Ses yeux sont « plus
a de l’esprit : « comment voulez-vous […] que je brillants », son énorme nez devient « martial » et
176 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
« héroïque ». On sent toute la malice du conteur
qui s’amuse entre deux versions, merveilleuse ou
psychologique.
6. La fable présente l’originalité de posséder deux
moralités. La première insiste sur la vraisemblance
· A ngelin Preljocaj,
Le Parc, 1994  p. ¤‹6
de l’histoire qui « est moins un conte en l’air que  LECTURE DE L’IMAGE
la vérité même ». Elle insiste sur le pouvoir de 1. La photographie présente un moment magique,
l’amour, qui peut tout transformer : « Tout est l’instant même de l’union entre les danseurs à
beau », « Tout […] a de l’esprit ». La deuxième travers un baiser. Cet instant se caractérise par
moralité établit une hiérarchie entre les qualités la grâce, symbolisée par l’envol de la danseuse
d’une personne et place en second la beauté : « de qui donne une impression de légèreté à la scène.
beaux traits », « la vive peinture d’un teint » sont
considérés comme des « dons » que l’on reçoit 2. Les danseurs créent une impression d’apesanteur
en cadeau, gratuitement, sans avoir rien fait pour par leur posture. La danseuse se tient dans une
les mériter. Seul compte ce que l’amour pourra pose légère et gracieuse, quasiment à l’horizontale,
révéler : les qualités morales, le mérite personnel. jambes élégamment allongées jusqu’à la pointe
Il s’agit d’un « agrément invisible ». Néanmoins, des doigts de pied, la tête tournée vers le danseur
on peut noter la faiblesse de ces deux moralités. dans un baiser passionné. Elle ne semble guère
Riquet veut bien épouser celle qu’il aime depuis peser sur son partenaire dont l’équilibre est assuré
longtemps mais, il prend le soin de l’arracher à sa par les bras ouverts. Cette attitude, elle aussi,
bêtise. Il lui donne l’esprit et l’apprentissage de n’est pas sans rappeler un envol. Ce n’est bien sûr
son usage pendant une année entière. La princesse qu’une impression : ce pas de deux, très exigeant,
ne cède à Riquet que pour ses qualités sociales requiert un grand effort musculaire.
et son éducation. 3. On voit bien que le couple tourne sur lui-même
grâce au mouvement des jambes du danseur. On
voit sa jambe droite en train de se lever. De même,
on remarque le déplacement de ses manches au
moment où les bras assurent son équilibre dans
 ÉCRITURE
sa rotation.
Invention (pistes)
4. La carte du Tendre représente de façon symbo-
Le sujet invite les groupes à explorer le champ des lique l’avancée d’un amour avec ses embûches. On
possibles et à se glisser dans les articulations du y nomme les qualités de l’amant véritable qu’il est
récit de Perrault pour mieux le dévier. On peut facile de repérer dans cette géographie amoureuse
ainsi repérer quelques moments du récit dont imaginaire, comme la sincérité ou l’empressement.
l’issue peut être changée : Riquet à la houppe en maîtrise tous les codes. Ses
– la métamorphose de Riquet peut donner lieu qualités pour réussir sont sa courtoisie, le respect
à des variantes positives ou négatives : elle peut de la princesse, son esprit, une certaine bonté pour
échouer et provoquer une réaction différente la laisser s’habituer à lui. Mais le conte évite les
chez les deux personnages. Ou elle peut tellement dangers de l’amour précieux, comme l’indifférence
bien réussir que Riquet peut vivre de nouvelles ou l’ennui, et donne ainsi une version plus positive
aventures comme la rencontre d’une rivale de de la conquête amoureuse.
la princesse ;
– le roi peut refuser malgré tout Riquet devant la
laideur du personnage et des prouesses peuvent  ÉCRITURE
lui être demandées pour obtenir la main de la
princesse ; Sujet d’invention
– le mariage peut être interrompu par l’arrivée Le sujet appelle à un respect du genre littéraire de
d’un être malfaisant. la lettre que l’élève doit retrouver et maîtriser :
L’imaginaire des contes, déjà connu par les élèves, codes de présentation, énonciation à la première
peut donc être ainsi exploité pour s’amuser à écrire personne, présentation du ballet, et surtout analyse
une variante et une autre moralité. des émotions liées au thème choisi – l’amour –,

11 L’apologue : la puissance des mots | 177


l’originalité de son évocation – une nouvelle de la mort. Mais elle découvre peu à peu le respect
carte du Tendre –, le décor – un jardin gris et et la politesse de la Bête, voire son humanité. Il ne
intemporel –, la chorégraphie qui exalte la passion. la contraint à aucune relation violente, mais lui
offre même de rencontrer librement son père alors
qu’il risque d’en mourir. Aussi revient-elle vers

⁄‚ B runo Bettelheim,
Psychanalyse des
contes de fées, 1976
lui d’elle-même et lui avoue-t-elle son amour qui
libère le prince du sortilège. Il se métamorphose
sous ses yeux en un vrai prince charmant. Le jeune
lecteur comprend donc que la relation amoureuse
et sa concrétisation sexuelle ne présentent pas de
  p. ¤‹‡ danger si elles sont librement choisies et vécues
dans le respect réciproque des deux partenaires.
La dimension formatrice 4. Bruno Bettelheim classe les contes de fées dans
des contes des fées les œuvres d’art, car ils produisent les mêmes effets
qu’elles, c’est-à-dire « le plaisir et l’enchante-
 LECTURE DU TEXTE ment ». Pour y parvenir, les contes de fées jouent
1. Le conte remplit plusieurs fonctions dans la
sur nos sens. Chaque lecteur en aura une réception
formation de l’enfant. Outre qu’il le divertit, le
différente, car « comme pour toute production
conte permet à l’enfant de mieux se comprendre,
artistique, le sens le plus profond du conte est
et ce faisant, l’aide à se construire lui-même, pour
différent pour chaque individu ». Par ailleurs, il
« le développement de sa personnalité ». En par-
transmet à l’enfant « notre héritage culturel ». Si
ticulier, la lecture des contes permet à l’enfant
cette notion n’est pas développée dans le texte,
de trouver une certaine indépendance vis-à-vis
on reconnaît l’idée que chaque conte se nourrit
de ses parents et de dépasser sa peur de grandir,
de l’imaginaire collectif en tant que récit oral.
incarnée en particulier par la peur de l’autre sexe.
À partir de Perrault, créateur du conte littéraire,
Ainsi, « les contes de fées contribuent [...] à la
il permet variantes et réécritures, symbolisées,
croissance intérieure de l’enfant ». Par ailleurs, sa
par exemple, pour la réécriture du contenu par
lecture du conte s’adapte à sa maturité : « L’enfant
Grimm ou pour la reprise du schéma narratif par
saisira des significations variées du même conte
Andersen.
selon ses intérêts et ses besoins du moment. »
Enfin, le conte transmet à chaque enfant tout un 5. Le classement des contes dans les œuvres d’art
patrimoine littéraire, « notre héritage culturel ». présente des avantages. Tout d’abord, la liberté
Il lui apprend enfin à distinguer le bien et le mal, et la variété des interprétations par le lecteur,
car il fait son « éducation morale ». sa construction psychologique ou culturelle,
sa formation morale. Il faut y ajouter aussi sa
2. Le conte doit se faire extrêmement séduisant
(re)connaissance du beau à travers « ses qualités
pour parvenir à ce que l’enfant y adhère totale-
littéraires ».
ment. Mais cette adhésion rencontre plusieurs
obstacles. Tout d’abord, l’enfant reste soumis à ses
parents et ne peut avoir l’indépendance d’esprit  ÉCRITURE
nécessaire à cette démarche. Par ailleurs, il est Dissertation
confronté à de nombreuses peurs, comme celle
Le sujet se borne à une seule étape de la disserta-
de la compréhension de la sexualité qui le bloque
tion, soutenir la thèse de B. Bettelheim : le conte
jusqu’à ce qu’il ne voit « plus dans l’autre sexe
de fées participe à la formation de l’enfant. On
quelque chose de menaçant ou de démoniaque ».
reconnaît là le débat sur l’efficacité pédagogique
Alors seulement, cette étape dépassée, il peut
de ce genre, déjà débattue au xviiie siècle. Il s’agit
éprouver « le plaisir et l’enchantement ».
donc de rédiger un seul paragraphe (une sous-
3. Dans le conte La Belle et la Bête, l’homme partie). La consigne invite aussi explicitement
veut séduire une jeune fille, mais il apparaît tout l’élève à faire référence au conte étudié, Riquet à
d’abord comme un véritable monstre, terrifiant et la houppe et à ceux qu’il connaît personnellement.
menaçant. La jeune fille ne se laisse conduire vers Thèse : le conte participe efficacement à la for-
lui que sous la contrainte et pour sauver son père mation de l’enfant.
178 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
Tableau d’analyse avant rédaction :
Idées Exemples
Le conte aide Dans Riquet à la houppe, le petit enfant retient le merveilleux (la métamor-
à se construire phose, le repas de noces) qui a le pouvoir d’expliquer le monde adulte. Un
selon son âge. enfant plus âgé comprend le pouvoir de l’amour qui transforme le monde
et le fait accepter malgré ses laideurs.
Le conte donne une Dans Peau d’Âne, le lecteur entend et comprend le tabou absolu de l’inceste.
formation morale.
Le conte aide Dans La Belle et la Bête, l’enfant comprend qu’il ne faut pas avoir peur
l’enfant à surmonter d’une sexualité adulte et librement consentie. Dans Le Petit Poucet, le
ses peurs. comportement du héros fait comprendre à l’enfant qu’il est possible,
malgré ses faiblesses, d’affronter le monde et d’y vaincre.
Le conte transmet À propos du Petit Chaperon rouge, le lecteur découvre les variantes littéraires
une culture de la même histoire, mais peut aussi enrichir cette connaissance des adap-
littéraire. tations cinématographiques qui ne cessent d’en être faites. Il confrontera
donc ces réécritures à sa propre interprétation critique du conte.

Organisation du paragraphe : une première phrase annonce la thèse soutenue. Puis, la démonstration
est faite de façon organisée en s’appuyant sur des exemples présentés et commentés. Une dernière
phrase fait le bilan de la démonstration.

⁄⁄ T ahar Ben Jelloun,


Mes contes
de Perrault, 2014
 LECTURE DU TEXTE
2. Ce conte est une réécriture, on peut y retrouver
le conte d’origine. Tout d’abord, les personnages
sont très ressemblants, Hakim est laid et intel-
ligent, Jawhara est belle et bête. Le cadre de
  p. ¤‹8-¤›¤ la rencontre est le même, un lieu solitaire, ici
une « clairière ». Le premier dialogue rapporte
lui aussi le pacte conclu entre les deux person-
Contes anciens et modernes nages, avec le même délai chronologique : « Je
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE vous laisse un an […] [pour] devenir la femme
1. Tahar Ben Jelloun nous présente une ver- de l’homme le plus laid de la contrée. » On
sion du conte Riquet à la houppe plus adaptée assiste aussi aux transformations de Jawhara
au lectorat d’aujourd’hui. Le style en est plus dotée d’esprit au point d’inspirer de l’affection
proche de nous, en particulier dans les dialogues à son propre père jusqu’alors assez froid : « pour
qui peuvent paraître plus naturels que le style la première fois [il] la prit et la serra dans ses
précieux du xviie siècle. Les tournures sont plus bras en lui disant qu’il l’aimait ». Une deuxième
simples, le vocabulaire accessible. Par ailleurs, rencontre marquée par un débat amène les deux
les personnages, malgré le merveilleux, ont des jeunes gens à se marier. Le jeune homme est
réactions plus modernes : Jawhara met en diffi- métamorphosé lui-aussi : « Hakim changeait
culté Hakim dans son argumentation et par cela, d’aspect à ses yeux ». On peut donc parler de
apparaît son égale dans leur relation. Enfin, le réécriture ici, puisque que le conteur reprend
conteur explique certains points du conte de un grand nombre d’éléments du conte d’ori-
manière plus rationnelle et plus acceptable. Ainsi, gine, comme la métamorphose du héros tout
sa laideur est le résultat génétique vraisemblable en imposant son style et sa morale.
d’une tromperie organisée pour le mariage de son 3. Jawhara accepte assez rapidement l’idée
père. Elle ne résulte pas d’un pouvoir magique. d’épouser Hakim. Dès le début, elle est attirée
11 L’apologue : la puissance des mots | 179
par ses pouvoirs oratoires : «Tant qu’il me parle conteur, mais elle supprime toute la fantaisie
il me séduit, mais dès qu’il se tait je vois tous du récit d’origine.
ses défauts physiques. » Elle prend ensuite du
5. Le passage où la princesse voit des cuisiniers
temps pour réfléchir et fait appel à ses deux
préparer le repas de noces relève du merveil-
confidentes, sa mère et sa sœur. Elle adhère
leux. Les personnages de ce monde souterrain
alors rapidement à l’argument de sa mère, « un
appartiennent à « un autre monde ». Pour le
homme est un homme ». Sa métamorphose en
connaître, une ouverture magique doit en mon-
jeune fille intelligente ne lui tourne cependant
trer l’existence : « la terre qui s’ouvrait sous ces
pas la tête : « elle voyait combien la beauté
pieds ». L’emploi du mot « miracle » en souligne
physique pouvait être un leurre ». Elle fait moins
l’aspect féérique. Les habitants de ce monde ont
preuve de bel esprit que de bon sens pratique.
une grande maîtrise du feu, comme le prouvent
Autres temps, autres mœurs : les raffinements
des termes comme « la chaudière », « le feu ».
de la préciosité ne sont plus de mise aujourd’hui.
Aussi sont-ils les plus aptes à préparer ce repas :
Enfin, si elle prend son temps pour accepter son
« Donne-moi cette marmite… » Hakim est donc
futur époux, elle cède définitivement à l’émotion
lié à ces êtres souterrains, qui appartiennent
quand Hakim lui apprend les circonstances de
aux puissances chtoniennes. Son aspect phy-
sa naissance et les raisons de sa laideur. Le don
sique donne des informations supplémentaires
de donner la beauté à son bien-aimé dont elle
sur sa nature de gnome : laid, bossu, mais très
apprend l’existence, achève de la convaincre :
intelligent. Il est aussi du côté de la puissance
« Vous avez gagné ! Je ferai de vous le prince le
sexuelle, comme le suggère son gros nez. Sa
plus beau du monde ! »
laideur peut aussi être interprétée comme ce qui,
4. Les métamorphoses des deux héros paraissent dans la virilité, peut dégoûter une jeune fille :
plus vraisemblables que dans le conte d’origine. la pilosité, les traits masculins plus marqués, la
Pour Jawhara, le processus semble venir d’abord puissance physique. En grandissant, en devenant
d’elle-même, car « le simple fait d’avoir décidé plus intéressée par la sexualité, la jeune fille
intérieurement de répondre oui à Hakim l’avait peut accepter et même être séduite par ces traits
rendue moins bête ». Sa transformation est liée sexuels secondaires.
à un changement intérieur qui se manifeste par
une certaine modération : « Elle parlait peu,
 HISTOIRE DES ARTS
mais ce qu’elle disait était beau à entendre. »
6. Cet extrait du film d’animation Azur et Asmar
Elle apprend aussi à prendre ses distances avec
montre de nombreuses caractéristiques orientales.
la seule apparence et accède à une véritable vie
Tout d’abord, son décor est inspiré par l’architec-
intérieure : « Elle ne se maquillait plus et comp-
ture orientale avec le sol en carreaux de faïence
tait sur son esprit devenu fécond et brillant ». Sa
blancs et bleus et les murs incrustés de motifs
métamorphose s’apparente donc à une prise de
géométriques dans la même matière. Ces deux
conscience de soi et une plus grande confiance en
éléments emblématiques de l’architecture orien-
elle-même. De son côté, la métamorphose d’Ha-
tale donnent l’impression de la fraîcheur attendue
kim dépend, quant à elle, du regard de la jeune
dans ces pays de grande chaleur. Par ailleurs, les
fille. Une lumière vient modifier l’apparence de
vêtements de la femme sont eux aussi typiques.
ce qui l’entoure : « [Il] s’ouvrit un chemin de
Le tissu est de matière légère et colorée, comme
lumière ». Jawhara semble prise d’hallucinations :
la mousseline. Elle porte aussi un voile léger sur
« crut voir », « entendit », « à ses yeux ». Elle est
la tête, conforme à une pratique orientale. Ses
alors transformée et transportée dans un monde
bijoux (collier, pectoral, diadème, bracelets) appar-
merveilleux empli d’« anges », de « musique
tiennent aussi au folklore de l’Afrique du Nord.
d’une merveilleuse harmonie ». Finalement,
Hakim apparaît sous un nouveau jour : « en 7. Cette image pourrait être utilisée au moment
se redressant, il fit disparaître sa bosse ». Deux où Jawhara prend conscience de sa beauté et de
autres éléments physiques changent eux aussi : son esprit quand elle se contemple elle-même
son nez et sa houppe. Hakim ressemble alors à dans le miroir. De fait, elle se tient immobile, la
un tout autre jeune homme. Cette explication tête haute, le regard droit devant elle. Elle semble
a le mérite de rendre vraisemblable le récit du se juger elle-même.

180 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


 ÉCRITURE b. La distinction a été faite selon les domaines
propres à chaque famille de mots, l’une pour les
Dissertation calculs, l’autre pour la littérature.
Le sujet joue sur les mots entre « forme simple » c. La comptine relève des deux domaines, car, si
et « genre simpliste ». Dans le premier cas, l’apo- elle est une petite histoire, souvent fantaisiste,
logue est caractérisé par sa facilité de lecture, elle joue sur la numération aussi.
voire d’écriture, car ce récit ne s’encombre pas de
complexité dans son organisation, sa longueur ou 2. Trois autres mots appartiennent à la famille
dans la conception des personnages. Sa profondeur « d’enchantement ». Cette famille est liée à la
est ailleurs. À l’inverse, l’adjectif « simpliste » est notion de magie, d’ensorcellement. On retrouve
très péjoratif. Il donne de l’apologue l’impression cette dimension négative dans le mot « enchan-
que tout y est réduit de façon radicale, que la teur » qui désigne un sorcier, un magicien, alors
représentation qu’il donne du monde est erronée. que le verbe « enchanter » et son participe passé
pris comme adjectif, « enchanté », sont connotés
Proposition de plan : davantage de plaisir et de joie.
I. Une forme d’apparence simpliste
A. Une histoire simple, courte et sans réelle
surprise Une parole enchanteresse
a. Un schéma narratif traditionnel La thèse du fabuliste exprimée dans cette citation
b. Un récit sans détails complexes
présente les effets de cet apologue sur le lecteur.
B. Des personnages symboliques
S’il est instruit grâce à la moralité, s’il est diverti
a. Une psychologie sommaire 
b. Des personnages stéréotypés par le récit, il est aussi charmé d’être transporté
dans un monde de fantaisie et de merveilleux
II. Mais en réalité une stratégie argumentative où les personnages sont des allégories sous forme
complexe animale ou végétale, le loup, l’agneau, le lion ou
A. Une stratégie indirecte le renard. Ce monde est atemporel, même si les
a. Un récit allégorique qui concrétise le débat fables de La Fontaine et de Florian ont été écrites
b. Une visée argumentative aux xviie et xviiie siècles. Elles sont en effet fondées
B. Une visée didactique sur des traits de caractère toujours parlants pour
a. Une réflexion morale : une satire des défauts le lecteur contemporain, comme la cruauté du
humains loup, la ruse du renard, la brutalité du léopard.
b. Un appel à la réflexion des lecteurs à travers Celui-ci est donc encore concerné par les débats
la fin de l’histoire que la fable présente. Le sort de l’âne dans Les
III. Un genre simple, mais littéraire Animaux malades de la peste interroge toujours sur
A. Une esthétique de la simplicité la validité de l’honnêteté et sur la fragilité dans
a. Un texte bref et accessible laquelle ce choix plonge celui qui l’a fait face
b. Une fausse simplicité de la langue aux méchants. Le fabuliste réveille ainsi à la fois
B. Un genre de divertissement l’enfant que chaque lecteur est resté, mais aussi
a. Le plaisir de s’en laisser conter comme l’adulte toujours confronté aux mêmes choix que
un enfant les personnages de la fable. Mais la fable le touche
b. Entre pessimisme et humour davantage par le monde qu’elle crée.

Lexique Le sort en est jeté


Les sortilèges de la fable 1. Par cette étymologie, les fées dans les contes
incarnent, au sens propre, le destin qui attend le
et du conte  p. ¤›› personnage et auquel il ne pourra échapper. La
Belle au bois dormant en est le meilleur exemple :
Les bons contes font les bons amis malgré les précautions prises par sa famille, elle
1. a. « Compter » et « conter » renvoient à l’idée n’échappe pas à la malédiction en rencontrant
d’énumération. On dresse une liste, on compte, par hasard l’instrument de son destin, une que-
on met en ordre. nouille enchantée.

11 L’apologue : la puissance des mots | 181


2. La baguette magique associée à la fée peut faire 3. Circé est un personnage de l’Odyssée d’Homère.
penser aux instruments des trois Parques qui filent Puissante magicienne spécialisée dans les méta-
la vie humaine : le fil, la quenouille et les ciseaux. morphoses de ses victimes, elle retient prisonniers
le héros et ses compagnons et ne les laisse repartir
3. Le frontispice des contes de Perrault nous
que sur l’ordre des dieux.
montre une vieille femme assise devant la che-
Pour écrire la suite de la chanson, l’élève devra
minée et s’adressant à trois enfants qui l’écoutent
évoquer les changements de formes, de couleurs,
attentivement. Elle file sa laine tout en parlant.
de matières, de sons, en utilisant les verbes de
Ce choix n’est pas sans rappeler la fée des contes,
mouvement du corps et ceux qui expriment une
un personnage souvent plus âgé que le héros ou
modification. La chanson pourra évoquer le pro-
l’héroïne, mais qui va permettre par sa malédiction
cessus de la métamorphose et le résultat sous la
ou par sa protection à l’enfant de grandir à travers
forme d’un portrait final.
des épreuves initiatiques dont il sortira vainqueur
après des angoisses et des souffrances. De la même
manière, la conteuse ouvre aux enfants un univers Métamorphosée
symbolique où ils vont apprendre par empathie
Pour écrire son conte, l’élève pourra jouer des
avec les personnages à maîtriser leur choix face
étapes traditionnelles des contes :
au monde adulte. C’est aussi une autre manière de
– au début de l’histoire : une femme ordinaire ou
grandir en vivant à distance les dangers des héros.
ayant une qualité extraordinaire qui va annoncer
4. « Une bonne fée s’est penchée sur son berceau » : la métamorphose ;
une personne a reçu tous les dons à sa naissance. – la cause du changement : une rencontre ou une
« Une fée du logis » : une maîtresse de maison malédiction, le portait de la nouvelle créature,
attentive et habile. mi-femme mi-chat ;
« Avoir des doigts de fée » : être très habile, adroit. – les différentes péripéties du conte : des obstacles,
« Vivre un conte de fées » : vivre un moment des aides ;
inoubliable. – la fin de l’histoire : le retour à la normale ou
« Un travail de fée » : un travail minutieux. l’acceptation de la métamorphose.

Métamorphose du héros Un étrange vieillard


1. Exemples de mots formés avec la racine 1. Le mot « génie » désigne d’abord des êtres
-morphè : d’origine divine, gentils ou mauvais, qui suivent
– amorphe : qui n’a pas de forme déterminée ; chacun de sa naissance à sa mort. En art, il désigne
– morphogenèse : ensemble des lois qui déter- des allégories qui représentent les arts, la science,
minent la forme, la structure des tissus, des organes l’industrie, une idée abstraite. Il signifie aussi les
et des organismes ; capacités dans un domaine particulier. Sur le plan
– morphologie : science qui étudie la forme et militaire, il s’agit des régiments spécialisés dans
l’aspect visuel d’un animal, d’une plante ou d’un la fortification ou l’attaque d’un lieu.
organe ;
– dimorphisme : ensemble des différences mor- 2. Au sens propre (la dénotation), le mot désigne
phologiques plus ou moins marquées entre les dans le passage un être surnaturel qui est lié,
individus mâle et femelle d’une même espèce. comme les Anciens, à un lieu, une maison, une
famille, dont il assure la protection.
2. Selon le sens de ces mots, on peut les regrouper
et les hiérarchiser. Changement et transformation 3. Le terme est ici connoté de manière péjorative.
indiquent le passage d’un état à un autre. Évolution Le génie se cache dans « un sanctuaire inconnu »,
insiste sur le caractère progressif du changement. il agit « furtivement » ; ses apparitions semblent
Modification et conversion mettent l’accent sur inexpliquées sur le plan rationnel : il « apparaissait
l’aspect irrémédiable du changement : quelque au milieu des salons comme ces fées d’autrefois ».
chose n’est définitivement plus pareil. Avatar est Son arrivée n’est pas bien vécue par les autres,
plus sombre : le changement peut s’accompagner car il vient en « troubler les solennités » sans
de malheurs et de souffrances. avoir été invité.

182 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


Séquence

⁄¤ Voltaire, Zadig
ou la Destinée, 1748
Objectifs et présentation de la séquence  p. ¤›∞
Livre de l’élève  p. ¤›∞ à ¤∞¤

– Approfondir l’étude de l’apologue (séquence 11).


– Étudier une « histoire orientale » du xviiie siècle.
– Mettre en relation l’œuvre avec le contexte des Lumières.
Après avoir étudié la fable et le conte merveilleux dans la séquence 11, nous portons notre attention
sur le conte philosophique, genre littéraire du xviiie siècle par excellence. L’étude de Zadig de Voltaire
invite à une immersion dans un cadre exotique, l’Orient des Lumières, et à une réflexion sur la
conduite morale et politique de l’homme. Les vicissitudes d’un héros philosophe sont porteuses d’un
regard critique sur la société française, celle du xviiie siècle tout autant que la nôtre.

2. Le discours de Sadi appartient au genre de


Texte et contexte : l’éloge (encomiastique). Le locuteur dresse un
sous la protection portrait élogieux de son destinataire en mettant en
valeur des qualités morales et physiques. Comme
d’une sultane philosophe le suggèrent les apostrophes qui ouvrent l’épître
  p. ¤›6 (« charme des prunelles, tourment des cœurs,
lumière de l’esprit »), la sultane Sheraa est à la
fois une figure séduisante et inspirante. L’éclat de
 LECTURE DU TEXTE
son intelligence et la modération de son jugement
1. Dans ce discours liminaire, Voltaire brouille
font d’elle une figure modèle de lectrice.
volontairement les repères spatio-temporels. Le
lecteur entre d’emblée dans un univers oriental 3. Un derviche désigne un religieux musulman.
apparemment coupé du contexte contemporain. À travers cette figure, Voltaire vise les censeurs
L’épître dédicatoire, traditionnellement prise en intransigeants qui ont partie liée avec la religion
charge par l’auteur, est ici écrite par Sadi, poète chrétienne au moment où l’écrivain publie ses
persan du xiiie siècle, et s’adresse à la sultane œuvres. La référence aux dervis ou derviches n’est
Sheraa, dont le nom fait écho à la sultane des Mille pas nouvelle en 1747. Montesquieu y a déjà eu
et Une Nuits, Shéhérazade. Les premiers lecteurs recours dans ses Lettres persanes en 1721. La lettre
ont décrypté l’identité de cette destinataire qui 133 de Rica à *** peut être citée à titre compa-
ne pouvait être que Madame de Pompadour. Pour ratif : l’épistolier présente un dervis, « homme
autant, Voltaire refuse de la nommer directement. grave » qui a la charge d’une bibliothèque mais qui
Il tient sans doute à faire pénétrer le lecteur dans est incapable de lire une seule œuvre (« Monsieur,
un univers exotique dès le seuil de l’œuvre. En me dit-il, j’habite ici une terre étrangère : je n’y
outre, le dispositif fictionnel donne plus de liberté connais personne »). Montesquieu et Voltaire
à l’auteur qui peut ainsi déjouer l’horizon d’attente créent ainsi une nouvelle figure littéraire, celle
d’une épître dédicatoire traditionnelle. du religieux illettré, intransigeant tout autant
12 Voltaire, Zadig ou la Destinée | 183
qu’insensible au charme d’une prose délicate. 3. Zadig oppose à la métaphysique une étude scien-
Dès lors, la « sultane de Pompadour » ne peut tifique des phénomènes, ce que l’on nommerait
que rayonner et s’inscrire en contrepoint de ce aujourd’hui une phénoménologie. La métaphy-
type de lecteur hostile. sique désigne dans l’esprit de Voltaire une science
spéculative, détachée de la réalité, empêtrée dans
le respect aveugle de dogmes religieux. Cette
 HISTOIRE DES ARTS
réflexion abstraite s’oppose à l’esprit rationnel de
4. Madame de Pompadour est représentée dans
Zadig qui avance des vérités scientifiques (l’année
une attitude sereine et élégante. Ce portrait en
composée de 365 jours, le Soleil au centre du
pied met en valeur le raffinement intellectuel de
monde). Dans la fin de ce passage, l’ironie vol-
la favorite du roi. Sa robe élégante présente des
tairienne est sensible : le narrateur n’oriente pas
teintes claires et un corsage au large décolleté
grossièrement le jugement du lecteur mais laisse
qui mettent en valeur le visage et donc l’esprit
entendre les effets dévastateurs de l’ignorance des
de la marquise. Son « goût très fin » est d’emblée
« nouveaux philosophes ». Pour le dire avec les
affirmé par sa mise vestimentaire. De manière plus
mots de Jean Starobinski, l’ironie voltairienne
évidente, Maurice-Quentin de La Tour choisit
« mène le combat de la raison contre tout ce
de représenter Madame de Pompadour dans un
qui usurpe l’autorité que la pensée rationnelle
intérieur privé où chaque objet rappelle son statut
devrait seule posséder » (« Le fusil à deux coups
de protectrice des arts. On pourra ainsi relever la
de Voltaire » in Le Remède dans le mal, 1989).
partition qu’elle tient dans les mains, les ouvrages
reliés, le carton à dessin négligemment posé à 4. Au terme du chapitre 1, Zadig se marie avec
terre, le globe enfin qui symbolise l’ouverture Azora qui ne paraît pourtant guère plus fidèle que
culturelle de la favorite. Sémire. En déclarant que « les jeunes gens les
mieux faits [sont] ceux qui [ont] le plus d’esprit
et de vertu », Azora fait preuve de superficialité.
Elle pense que la beauté physique reflète la bonté
morale au mépris même des premières leçons du
EXTRAIT 1 Portrait récit : en effet, la « beau[té] naturel[le] » (ligne 2)
de Zadig est compromise par son accident ce qui
d’un philosophe  p. ¤›‡ ne l’empêche pas, au contraire, de progresser
intellectuellement.
 LECTURE DU TEXTE
1. Zadig débute par une phrase qui inscrit l’œuvre  HISTOIRE DES ARTS
dans le genre du conte merveilleux. Le circonstant
5. La miniature présente un jeune prince dont
initial (« Du temps du roi Moabdar ») fait écho à
l’attitude reflète celle d’un philosophe. Il est
une Antiquité fabuleuse et le portrait sommaire
assis et ses jambes sont croisées, ce qui évoque
du personnage éponyme édifie une figure arché-
une posture méditative. Son visage impassible
typale, celle du jeune homme bon.
traduit l’absence de passions caractéristique du
2. Le mot philosophe est emprunté au grec philosophe qui ne se laisse jamais dominer par
philosophos qui signifie « ami de la sagesse ». Le des mouvements irrationnels.
portrait de Zadig met bien en avant les qualités de
tempérance qui sont traditionnellement associées
au philosophe. Le narrateur énonce les vertus du
personnage (intelligence, générosité, sagesse)
en insistant sur son esprit rationnel et sur son
EXTRAIT 2 Des bonnes paroles
savoir livresque. Zadig s’inspire ainsi de la lecture à l’action vertueuse
d’ouvrages savants (le grand livre de Zoroastre).
Les vertus de Zadig dessinent en creux les vices
 p. ¤›8
de ses adversaires comme le laissent entendre les
énumérations des lignes 6 à 9 (« ces médisances  LECTURE DU TEXTE
téméraires, à ces décisions ignorantes, à ces 1. Voltaire retire tout son sérieux au débat théolo-
turlupinades grossières […] »). gique en dépossédant les rituels religieux de toute
184 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
dimension spirituelle. Il réduit ainsi la supposée rationnels plus qu’à persuader par des procédés
« grande querelle » à une controverse absurde. malhonnêtes. La critique du style figuré auquel
Pour ce faire, le philosophe n’intervient pas direc- les religieux ont recours n’est pas nouvelle. De
tement mais laisse entendre l’ineptie du débat à Spinoza à Montesquieu en passant par Bayle, de
travers l’enchaînement brutal des propositions. nombreux penseurs ont montré le danger d’une
On pourra ainsi être sensible à la parataxe, le langue imagée qui manipule l’esprit des croyants.
fameux « style coupé » de Voltaire qui produit On pourra ainsi se référer à la lettre 97 des Lettres
des effets comiques. persanes où Usbek déclare : « Je ne m’accommode
guère du style figuré. Il y a dans notre Alcoran un
2. L’ironie voltairienne est d’abord sensible dans grand nombre de petites choses qui me paraissent
les procédés littéraires : le recours à l’antiphrase ne toujours telles, quoiqu’elles soient relevées par la
laisse aucun doute sur l’opinion de Voltaire. Aussi force et la vie de l’expression. » La liberté de ton
pourra-t-on commenter les expressions suivantes : et d’esprit défendue par Zadig suppose de se débar-
« grande querelle », « fête solennelle », « bon style rasser d’une langue étrangère, fallacieuse, propre
oriental ». Toutefois, l’ironie ne se fait pas seule- à faire « danser les montagnes et les collines ».
ment sentir dans des formules polémiques. Chez
Voltaire, elle se manifeste surtout dans le montage 5. Le langage est l’élément central de ce passage.
du texte : le narrateur fait entendre les fausses La confrontation entre Zadig et les théologiens
théories des sectaires en veillant à les dévaluer sectaires est avant tout une querelle linguistique :
par le biais de modalisations (« l’une prétendait le style figuré s’oppose au « style de la raison ».
que […] » ; « L’Envieux et sa femme prétendirent La manipulation dogmatique est supplantée par
que […] » ; « Les blancs soutenaient que […] »). la force de conviction de Zadig qui ne s’appuie
À côté de ce discours miné de l’intérieur, Voltaire que sur son savoir. Ce passage invite plus large-
inscrit les propositions justes de Zadig. L’ironie ment à distinguer le philosophe du sophiste à la
transparaît dans cette polyphonie, autrement dit manière dont Platon le faisait dans ses dialogues.
dans la superposition des discours fallacieux et Les théologiens dépeints par Voltaire ressemblent
de la voix sobre et juste du philosophe. Voltaire à ces « négociants ou commerçants en denrées
dénonce par ce biais le sectarisme des théologiens. dont l’âme se nourrit » critiqués par Socrate dans
le Protagoras. « Et il est à craindre que le sophiste
3. Voltaire ne se contente pas d’accuser les théo- ne nous trompe en nous vantant sa marchandise »
logiens. Les Babyloniens sont aussi raillés à cause poursuit Socrate.
de leur absence d’esprit critique. À travers la
négation des deux propositions causales (« non
pas parce qu’il était dans le bon chemin, non pas
parce qu’il était raisonnable »), Voltaire montre
que le peuple ne possède aucun jugement moral. Le EXTRAIT 3 Le bûcher
ralliement des Babyloniens à la cause de Zadig ne du veuvage  p. ¤›·
tient qu’à son statut de premier vizir. Autrement
dit, le philosophe des Lumières semble croire que
le peuple est incapable de se défaire d’une autorité  LECTURE DU TEXTE
religieuse ou politique. Et dans cet extrait, Zadig 1. L’originalité de l’écriture voltairienne consiste
paraît pris à son propre piège dans la mesure où il dans la polyphonie. L’auteur présente ainsi la
n’est écouté qu’à la faveur de sa fonction. coutume du bûcher du veuvage par une alternance
de points de vue. Le passage débute par une prise
4. Zadig se démarque de la communauté grâce de position subjective : le bûcher est assimilé à
à son logos qui désigne en grec la pensée tout une « coutume affreuse » qui « menac[e] d’enva-
autant que le langage logique. L’éloquence dont hir tout l’Orient ». À la suite de ce jugement
fait preuve le personnage éponyme s’oppose au catégorique, l’auteur fait entendre le discours
« bon style oriental » utilisé par les théologiens. des Orientaux : « c’était une fête solennelle qui
Zadig se distingue des autres membres de la s’appelait le bûcher du veuvage ». L’italique sou-
société dans la mesure où il échappe à la règle ligne ici l’emprunt à une langue étrangère. Par la
de la séduction trompeuse : la parole chez lui est suite, l’échange entre Sétoc et Zadig permet de
juste, vise à convaincre au moyen d’arguments faire entendre à nouveau deux conceptions de ce
12 Voltaire, Zadig ou la Destinée 185
rituel : « l’horrible coutume » est « une loi que le se prostituer et contenter le prêtre concupiscent,
temps a consacrée » dans la bouche de Sétoc. La ce qui finit de prouver la corruption des autorités
tradition donne aux coutumes les plus absurdes religieuses.
la force de la loi. Les faits, dès lors entérinés, font
jurisprudence.
2. Sétoc ne défend pas ce rituel au moyen d’argu- EXTRAIT 4 Les énigmes
ments rationnels. Il ne vante aucun bienfait de
la loi mais justifie son existence du fait de sa de la Destinée  p. ¤∞‚
pérennité. Dans son discours, le rituel ne trouve
sa valeur que dans sa propre existence, ce qui  LECTURE DU TEXTE
constitue une aporie. 1. Tout au long de l’extrait, Zadig manifeste des
3. En déclarant que « la raison est plus ancienne », sentiments contradictoires. Il apparaît tour à
Zadig attire l’attention sur le fondement même tour en admiration devant l’ermite (« l’ermite
de toute entreprise humaine quelle qu’elle soit. Il l’entraînait par une force supérieure », « sub-
reprend ainsi les armes de Sétoc pour les retourner jugué par l’ascendant de l’ermite ») et horrifié
contre lui. On peut ainsi reformuler la répartie de par les actes qu’il commet (« épouvanté »). Les
Zadig : admettons que ce rituel soit respectable du massacres perpétrés par l’ermite révulsent et
fait de sa durée d’existence, la raison est supérieure scandalisent Zadig qui recourt à des apostrophes
car elle précède toute activité. En outre, la raison expressives : « Ô monstre ! ô le plus scélérat de
désigne ici un discours de vérité qui contredit tous les hommes ! ».
nécessairement un rituel malhonnête et barbare. 2. Dans l’extrait, le mot « Providence » comporte
4. Dans son discours à Almona, Zadig ne recourt une majuscule. On aura intérêt à distinguer deux
pas au « style de la raison ». Autrement dit, il acceptions du mot, l’une vieillie avec un p minus-
ne cherche pas à convaincre la jeune femme en cule, l’autre religieuse avec une majuscule. La
utilisant des arguments rationnels. Le personnage définition la plus récente semble la mieux adaptée :
apparaît plus ambigu que dans les deux premiers « Puissance supérieure, divine, qui gouverne le
extraits : il abandonne pour un temps sa posture monde, qui veille sur le destin des individus ».
de philosophe pour revêtir le masque du sophiste. Dans l’extrait du chapitre 18, l’ermite n’agit pas en
Le fait de « s’insinuer dans son esprit par des tant qu’individu. Sa présence est une allégorie de
louanges sur sa beauté » ressemble davantage à la noire et incompréhensible Providence, comme
une stratégie de persuasion. le suggère la fin de l’extrait : « cette maison où la
Providence a mis le feu » (l. 25). Cette révélation
5. Ce passage montre les difficultés que rencontre remet en cause les convictions de Zadig dans la
Zadig à dialoguer avec des individus qui ne par- mesure où l’être humain perd toute autonomie,
tagent pas ses opinions. Les stratégies qu’il met en dépendant d’une entité qui guide son action.
place (convaincre / persuader) ne font que confor-
ter l’opinion de ses adversaires. Dans l’extrait 2, la 3. Voltaire ne donne pas clairement son opinion.
société paraissait davantage à l’écoute de Zadig, Comme souvent dans Zadig, son point de vue est
plus à même de changer. suggéré par le montage du texte. Dans le passage,
l’auteur met bien en évidence l’opposition entre
6. En lisant la suite du conte, le lecteur comprend le bien incarné par les victimes (« une veuve
le véritable objectif de ce rituel. Au début du charitable et vertueuse ») et le mal répandu
chapitre 13, les « prêtres des étoiles » déplorent par l’ermite. Nul doute que Voltaire cherche à
que Zadig ait mis fin à cette pratique : « les pier- montrer l’absurdité de l’ordre qui gouverne le
reries et les ornements des jeunes veuves qu’ils monde. L’enchaînement entre certaines pro-
envoyaient au bûcher leur appartenaient de droit ; positions laisse entendre cette idée. On pourra
c’était bien le moins qu’ils fissent brûler Zadig ainsi commenter les effets liés à la parataxe :
pour le mauvais tour qu’il leur avait joué ». Les « l’ermite l’entraînait par une force supérieure ;
intérêts mercantiles masquaient ainsi la prétendue la maison était enflammée ». L’ellipse de tout mot
fidélité à une tradition inscrite dans le temps. Pour de liaison (coordination / subordination) renvoie
sauver Zadig du bûcher, Almona doit par la suite à l’absence de logique entre le monde terrestre et

186 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


la Destinée. Dans son Dictionnaire philosophique, 10 octobre 1748, il se défend d’en être l’auteur
Voltaire exprime plus clairement son point de pour des raisons qui tiennent moins au contenu
vue sur la question du bien et du mal. À l’entrée réel de l’œuvre qu’aux jugements sévères dont
« Bien (tout est) », on peut notamment lire : « La on l’accable. On pourra ainsi relever l’utilisation
question du bien et du mal demeure un chaos d’un « on » exclusif qui désigne ici les adver-
indébrouillable pour ceux qui cherchent de bonne saires des Lumières (« qu’on veut décrier par les
foi ; c’est un jeu d’esprit pour ceux qui disputent : interprétations les plus odieuses »). Quatre jours
ils sont des forçats qui jouent avec leurs chaînes. plus tard, le philosophe reconnaît la paternité de
Pour le peuple non pensant, il ressemble assez à l’œuvre à travers l’emploi du verbe avouer (« je
des poissons qu’on a transportés d’une rivière dans m’en avouai l’auteur » et polyptote « cet aveu »).
un réservoir ; ils ne se doutent pas qu’ils sont là
pour être mangés pendant le carême : aussi ne 2. En 1748, Voltaire a déjà subi plusieurs condam-
savons-nous rien du tout par nous-mêmes des nations : dès 1716, ses écrits satiriques sur les
causes de notre destinée. » amours du Régent le conduisent à l’exil puis à
l’emprisonnement à la Bastille. En 1734, ses Lettres
4. « Il n’y a point de mal dont il ne naisse un philosophiques sont jetées au feu et l’auteur fait un
bien », déclare l’ermite qui a pris la forme de nouveau séjour à la Bastille. Plus largement, la
l’ange Jesrad. Cette assertion constitue une reprise carrière de Voltaire est jalonnée de séjours en pri-
d’une formulation de Pope : « Partial ill is uni- son et d’exils dans des territoires où il est à l’abri :
versal good » ainsi traduite par Voltaire dans chez Madame de Châtelet à Cirey, en Hollande
son Dictionnaire philosophique : « s’il y a des maux ou encore en Angleterre. On comprend donc que
particuliers, ils composent le bien général ». Jesrad la parution de Zadig suscite des craintes de la part
reprend à son compte cette doctrine : le mal est de Voltaire qui connaissait les « préjudices » qu’il
nécessaire en tant qu’il permet un bien univer- encourait du fait de sa plume satirique.
sel. Il poursuit son raisonnement en distinguant
l’ordre suprême, par essence parfait, « demeure 3. Le Dictionnaire de Furetière présente le roman
éternelle de l’Être suprême » et l’ordre humain, comme un divertissement. Cette conception clas-
perfectible, où le mal intervient. sique du roman ne convient que dans une certaine
mesure à l’ouvrage de Voltaire. Certes, on peut se
laisser porter par les aventures de Zadig dont les
 HISTOIRE DES ARTS déconvenues répétées donnent un rythme haletant
5. Edmond de Boislecomte représente l’instant au récit. Ses aventures amoureuses pimentent
qui suit l’exécution. La composition du tableau la narration et le cadre exotique dans lequel se
met en valeur le cadre, l’architecture imposante déroulent les péripéties dépayse le lecteur. Pour
de l’Alhambra avec ses longues et larges marches. autant, la notion de divertissement réduit la por-
Les personnages n’occupent que l’arrière-plan : tée du conte qui se veut également une réflexion
le bourreau semble se confondre avec le décor, sur le genre humain. On pourra s’appuyer sur la
la victime est réduite à un corps recouvert d’une fin de nombreux chapitres qui comportent une
toile blanche. Le peintre suggère ainsi la force réflexion du héros et amènent ainsi à faire réflé-
d’un système où les hommes ne sont que des chir le lecteur sur la vie des hommes en société
agents actifs ou passifs. (voir notamment la fin du chapitre 7 : « Hélas !
disait-il, j’ai été longtemps couché sur ces herbes
sèches et piquantes, je suis maintenant sur le lit
La réception de l’œuvre : de roses ; mais quel sera le serpent ? »).
du déni à la consécration 4. La notion de « roman moral » paraît mieux à
même de traduire la complexité du conte voltai-
 p. ¤∞⁄ rien. La notion de roman contient en elle-même
celle de romanesque, ce qui renvoie au plaisir de
 LECTURE DES TEXTES la fiction, à ce que Jean-Marie Schaeffer nomme
1. Comme on le voit dans ces deux extraits de une « constellation d’engendrement fictionnel ».
sa correspondance, Voltaire change rapidement Dans Zadig, chaque chapitre voit l’engendrement
de stratégie concernant Zadig. Dans sa lettre du d’une nouvelle fiction et le lecteur se laisse ainsi
12 Voltaire, Zadig ou la Destinée 187
happer par l’histoire. Cette propension au roma- 4. Jean Starobinski analyse l’équation redoutable
nesque n’empêche pas Voltaire de s’interroger sur qui se joue dans l’itinéraire de Zadig. Dans le récit,
des questions morales de première importance le bonheur n’est pas un état premier, il advient au
(le pouvoir, les rituels religieux, la conduite de bout d’un certain nombre d’épreuves où le héros
l’homme en société, la question du bien et du mal). a souffert. On pourra inviter les élèves à examiner
la structure du conte. Les premiers chapitres sont
marqués par une série de malheurs subis par Zadig
(chapitres 1 à 13) puis un renversement s’opère
dans les derniers chapitres jusqu’à la désignation
de Zadig comme roi de Babylone. À l’intérieur
FICHE DE LECTURE d’un chapitre, on peut également repérer cette
Un réquisitoire contre dialectique : dans le chapitre 4, Zadig subit d’abord
les calomnies d’Arimaze qui le fait condamner
le mal ?  p. ¤∞¤ pour ses vers satiriques avant qu’un perroquet ne
retrouve l’autre moitié du poème, ce qui garantit
à Zadig la confiance du roi.
Les épreuves subies par Zadig
1. Voici une liste des principaux malheurs subis
par Zadig : la blessure à l’œil (chapitre 1) ; l’infi-
Les figures du mal
délité d’Azora (chapitre 2) ; l’accusation du vol du 5. Cette question appelle une réponse subjective.
chien de la reine (chapitre 3) ; les calomnies de Les agents maléfiques sont nombreux dans le
l’Envieux (chapitre 4) ; la condamnation à l’escla- conte : Orcan et ses satellites, le grand desterham,
vage (chapitre 10) ou au bûcher (chapitre 13). l’Envieux, Arimaze, le roi (qui veut se venger de
On veillera à distinguer les souffrances infligées à Zadig en l’empoisonnant), les prêtres des étoiles.
Zadig et celles projetées et neutralisées in extremis. Il serait intéressant de choisir l’ermite qui produit
Notons qu’à la fin du chapitre 13, Zadig dresse le mal et terrifie Zadig. Ce personnage fabuleux
un bilan des outrages qu’il a subis. peut être considéré comme un ennemi du prota-
goniste dans la mesure où il contredit ses thèses
2. Le propos de Zadig intervient au terme de
volontaristes et l’amène à renier ses convictions.
l’épisode du chien de la reine et du cheval de
l’écurie du roi. Le héros a été confondu à tort en 6. Les femmes jouent un rôle néfaste dans le conte.
raison de la qualité de sa démonstration. Dans ces Sémire et Azora, promises à Zadig, l’abandonnent
circonstances, le savant s’oppose au « desterham » pour un autre en raison de sa blessure à l’œil ;
(déformation de defterdar qui désigne celui qui Missouf, « la belle capricieuse » qui séduit le roi
tient le rôle de la milice chez les Persans). La Moabdar et se fait passer pour sa femme, persécute
justice expéditive opprime nécessairement celui les domestiques tandis qu’Astarté provoque malgré
qui pense par lui-même. Dans les autres chapitres elle de nombreux préjudices à Zadig. La nuisance
du récit, le savoir de Zadig attire la jalousie de des femmes est telle que le protagoniste en vient à
personnages vils comme Arimaze au chapitre 4 être rassuré que Sétoc n’ait pas d’épouse : « Zadig
ou les « prêtres des étoiles » au chapitre 13. Le fut heureux que Sétoc n’eût point de femme »
génie de Zadig oblige ces êtres vicieux à inventer (chapitre 11). On peut cependant modérer ce
des calomnies. jugement en précisant que les femmes sont souvent
séduites par des hommes, dont Zadig ! et qu’elles
3. La sagesse et la vertu de Zadig le préservent de
bénéficient dans certains cas de circonstances
toute réaction passionnée. La plupart du temps,
atténuantes. Notons enfin qu’une femme joue
il tire une leçon de ses déboires. À la fin des
un rôle essentiellement positif et constitue une
chapitres 3 et 17, le protagoniste énonce une
adjuvante de Zadig : il s’agit d’Almona qui accepte
vérité paradoxale, à savoir que son savoir lui a
même de se prostituer pour sauver le héros du
nui dans les épreuves qu’il a subies. À d’autres
bûcher au chapitre 13.
moments, il se contente de s’apitoyer sur son
sort comme au chapitre 8 : « Tout ce que j’ai fait 7. Zadig recourt à une analogie pour dénoncer
de bien a toujours été pour moi une source de l’attitude des hommes : ils sont assimilés à des
malédictions ». « insectes se dévorant les uns les autres sur un
188 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
petit atome de boue ». Pour un lecteur de Voltaire, dire comment et par où il y est entré » (livre II).
cette image fait écho à Micromégas, conte publié Le mal est donc une fabrication de l’homme et
quelques années auparavant (1752). Micromégas, non un phénomène naturel. 
un habitant de l’étoile Sirius, observe la Terre
9. Rousseau et Voltaire s’opposent sur la question
réduite à quelques atomes et les humains désignés
du mal. Tandis que Voltaire représente le mal
par le terme d’« insectes » (chapitre 6 : « Ce qui
comme un phénomène inexplicable en inventant
leur arrive avec des hommes »). L’enjeu du conte
une allégorie de la Providence, Rousseau consi-
voltairien apparaît dès lors clairement : le détour
dère que l’homme crée lui-même les conditions
par la science-fiction où à l’Orient est un moyen
de sa destruction. Dès qu’il vit en société, il se
de dénoncer les sociétés de tous temps. Voltaire
compare à son voisin. S’il est moins bien loti
révèle le mal qui se trouve au cœur des relations
alors qu’il se croit aussi estimable, il en conçoit
humaines. Il défend ainsi une vision pessimiste
une jalousie haineuse, pouvant le pousser à la
du monde.
violence prédatrice.
10. Zadig est un conte profondément pessimiste
D’où vient le mal ? dans la mesure où le mal est présent du début à la
8. Rousseau refuse d’inscrire l’origine du mal fin de l’histoire. Nul ne peut y échapper, qu’il soit
ailleurs que dans l’homme social. L’être humain méritant ou fautif. Les épreuves les plus injustes
produit donc lui-même le mal. En partant de la subies par Zadig symbolisent cette négativité à
première phrase, et notamment de l’association l’œuvre dans la société babylonienne et partant
entre les deux adjectifs « perfectionné » et « cor- dans toute société humaine. Les passions règnent
rompu », on comprend que le mal n’est pas naturel en maître, que ce soit la jalousie, le ressentiment ou
pour Rousseau mais advient une fois que l’homme encore la colère. La tempérance dont fait preuve
a décidé de vivre en société. Pour approfondir cette Zadig est souvent la source de nombreux maux.
question, on peut se reporter aux théories poli- On peut même avoir des soupçons sur la fin du
tiques de Rousseau (Le Contrat social) ou encore conte : Zadig est certes devenu roi, mais au prix
aux considérations d’Émile parmi lesquelles celle-ci d’une remise en cause de toutes ses illusions sur
nous semble éclairante : « Posons pour maxime la volonté humaine, sur sa capacité à diriger sa
incontestable que les premiers mouvements de vie pour qu’elle soit bonne. Il croit désormais à
la nature sont toujours droits : il n’y a point de la Providence qui l’a fait roi en oubliant tous les
perversité originelle dans le cœur humain ; il ne tourments qu’il a subis et que les êtres humains
s’y trouve point un seul vice dont on ne puisse continueront de subir.

12 Voltaire, Zadig ou la Destinée 189


Séquence

⁄‹ La lutte contre l’esclavage


du siècle des Lumières
à aujourd’hui
Livre de l’élève  p. ¤∞‹ à ¤66

Présentation et objectifs de la séquence  p. ¤∞‹


Un mouvement littéraire et culturel de l’importance des Lumières est difficile à aborder pour les
élèves. L’idée d’un universel humain, notamment, qui anime nombre de combats menés par les
philosophes, est un principe qui peut paraître abstrait. La lutte contre l’esclavage constitue pourtant
une illustration très concrète, particulièrement édifiante de ce principe.
Pratiqué depuis l’Antiquité, l’esclavage illustre l’image d’un homme qui serait « un loup pour l’homme »
(Plaute). Il constitue l’une des pires injustices subies par certains hommes à travers l’histoire. Dénoncé
quasi unanimement par les philosophes des Lumières, l’esclavage tardera pourtant à disparaître
d’Europe. Aux États-Unis, sa persistance mènera à d’autres combats, et à une guerre civile. Au début
du xxie siècle, il a quasiment disparu comme pratique visible et légale, mais se manifeste cependant
encore sous de multiples formes.
Cette séquence d’histoire des arts propose d’étudier comment ce combat s’est incarné littérairement
et artistiquement, du siècle des Lumières jusqu’à aujourd’hui.
Elle aborde successivement la manière dont l’idéal d’égalité s’actualise dans la dénonciation de
l’esclavage, ainsi que les moyens argumentatifs mis en œuvre dans ce but.
La partie consacrée aux révoltes à bord d’un négrier permet d’évoquer la lutte directe des esclaves
contre leurs oppresseurs, celle qui se consacre à la fiction comme arme propose de découvrir com-
ment des formes littéraires et artistiques contemporaines s’emparent du sujet. Le parcours autour des
danses d’esclaves évoque la vie des esclaves, et la manière dont l’expression corporelle peut devenir
un moyen de défi et de résistance.
L’étude du film Amistad enfin, clôture la séquence en interrogeant le regard d’un cinéaste contem-
porain sur l’esclavage.

Prolongements
– MOUSSA Sarga, Littérature et esclavage xviiie-xixe siècles, Desjonquères, coll. « L’Esprit des lettres »,
2010
– Codes noirs, de l’esclavage aux abolitions, Dalloz, 2006
– Le site de l’exposition de la BnF « Lumières ! » est très précieux : http://expositions.bnf.fr/lumieres/
– Toujours sur le site de la BnF, un parcours pédagogique très intéressant sur l’esclavage : http://
expositions.bnf.fr/montesquieu/themes/esclavage/index.htm

190 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


⁄ L ’idéal 3. Jaucourt dénonce l’esclavage :
– au nom du droit à l’intégrité physique (l. 9) ;
d’égalité  p. ¤∞›-¤∞∞ – au nom de valeurs universelles (la liberté et
l’égalité) qui peuvent certes s’opposer aux intérêts
Objectif : comprendre l’émergence particuliers (l. 7-8 et 11-12) mais doivent prévaloir ;
du principe de l’égalité au xviiie siècle. – parce qu’il est convaincu des avantages que
présente l’abolition de l’esclavage (l. 20 à 25).
L’abolition de l’esclavage : La fin du texte, avec l’emploi notamment du
un combat hérité des Lumières futur, développe une conception visionnaire du
développement de l’Amérique. De fait, l’abolition
  p. ¤∞› de l’esclavage aux États-Unis, qui a coïncidé avec
une grande prospérité économique, a donné raison
à Jaucourt. La corne d’abondance de l’estampe,
 LECTURE DU TEXTE p. 255, établit également ce lien explicite entre
1. On relèvera :
l’égalité des Blancs et des Noirs et la prospérité.
– les marques de l’énonciation : emploi de « je » (l. 15
et 16), pronom personnel indéfini « on » (l. 21).
L’adverbe de négation « Non » (l. 13) fait apparaître
directement le rejet de l’esclavage par le locuteur ; « Libres et égaux » ;
– les types de phrase : les questions rhétoriques Citoyens de la République  p. ¤∞∞
(l. 10 à 12) impliquent le lecteur tout en faisant
éclater l’immoralité flagrante des esclavagistes  ÉTUDE DES IMAGES
en la généralisant et en la rapprochant d’une 1. Le niveau, instrument de mesure, symbolise le
cupidité cynique. La phrase exclamative exprime principe d’égalité. Il s’agit donc dans les deux cas
un souhait personnel (l. 13-14) : la destruction des d’affirmer que les hommes sont égaux, littérale-
biens est préférable à la poursuite des injustices. Le ment au même niveau, quelle que soit leur couleur
subjonctif a un sens performatif qui laisse entendre ou leur origine ethnique. C’est donc l’idée d’un
la force de l’engagement, et appelle à une remise universel humain que diffusent les deux estampes.
en cause radicale de l’esclavage ;
– autres marques d’implication : verbes évalua- 2. L’allégorie de la Raison, accompagnée de la
tifs (« qui viole la religion, la morale, les lois Nature, place l’homme blanc et l’homme noir
naturelles », l. 4, « dépouiller », l. 11) ; autres au même niveau. On peut donc comprendre que
termes évaluatifs (« malheureux », l. 2 et 14, ces deux principes qui préexistent à l’organisation
« industrieux », l. 25) ; sociale et politique des hommes, aboutissent au
– « je crois » (l. 15) et « je le veux » (l. 16) droit, c’est-à-dire à une règle positive et parta-
constituent des prises de position directes. geable par tous. Il y a par conséquent, dans la
construction de l’estampe, l’idée d’un lien de
2. Jaucourt intègre à son raisonnement deux causalité de la gauche vers la droite, la corne
types d’arguments : d’abondance symbolisant fertilité et prospérité,
– un argument d’ordre moral : aucun principe ne étant la conséquence du lien unissant la Nature,
peut justifier un crime contre un homme (l. 1-2) ; la Raison, et l’égalité.
le malheur des uns ne peut être souhaité, même
au nom du bien des autres (l. 10-12) ;  ÉCRITURE
– un argument d’ordre économique : « Mais je
crois qu’il est faux que la suppression de l’esclavage Sujet d’invention
entraînerait leur ruine. » Jaucourt, à rebours de On demandera aux élèves d’être particulièrement
l’opinion dominante, considère que l’affranchis- attentifs aux points suivants :
sement des esclaves serait au contraire un facteur – respect de la forme du discours avec prise en
de prospérité économique. compte de l’auditoire ;
Il s’agit donc d’un raisonnement qui connaît le – arguments variés ;
point de vue adverse, et qui le cite pour mieux le – présence des arguments des esclavagistes, qui
réfuter. On fera le lien avec le texte de Condorcet seront ensuite réfutés ;
(p. 257) qui procède de même. – référence aux valeurs des Lumières (voir p. 266).

13 La lutte contre l’esclavage du siècle des Lumières à aujourd’hui | 191


¤ A rgumenter pour apparente neutralité pointe l’ironie voltairienne,
qui renvoie aux esclavagistes toute la cruauté de
dénoncer p. ¤∞6-¤∞‡ leurs crimes. Elle n’a bien sûr rien de normal.
– Texte 3 : c’est un défenseur de l’abolition qui
Objectif : comprendre le fonctionnement s’exprime. Il se confond avec l’auteur. La dénon-
et la finalité de différentes stratégies ciation est directe.
argumentatives de dénonciation.
La stratégie mise en œuvre par Montesquieu pré-
sente l’intérêt, dans un même énoncé, de proposer
 LECTURE DES TEXTES au lecteur les thèses des esclavagistes et celles des
1. – Texte 1 : c’est un esclavagiste qui parle à abolitionnistes qui apparaissent comme un négatif
partir de la ligne 3. Montesquieu fait appel à une des précédentes. Le lecteur, comme dans tout texte
stratégie satirique et ironique. Elle consiste à laisser ironique, devient particulièrement actif. Dans le
s’exprimer les arguments des esclavagistes jusque texte de Voltaire, la prise de parole de l’esclave,
dans leurs contradictions, leur cynisme et leurs même distanciée, introduit le registre pathétique,
erreurs logiques pour discréditer leur discours. et prend à partie le consommateur qui participe
– Texte 2 : c’est un esclave qui s’exprime dans la indirectement aux crimes commis (« C’est à ce
majeure partie du texte. Il évoque les sévices qu’il prix que vous mangez du sucre en Europe »).
subit avec une grande distanciation, comme s’il Enfin, l’argumentation directe de Condorcet
s’agissait d’un traitement normal. Derrière cette instaure un débat avec concession et réfutation.

2. Texte 1 Texte 2 Texte 3


Arguments – Manque de main-d’œuvre après Argument – Droit naturel du maître
favorables le massacre des Indiens (l. 3) économique sur l’esclave (l. 1-2)
à l’esclavage – Ampleur du travail (l.4) (l. 10-11) – Impossibilité technique
– Prix du sucre (argument de se passer de l’esclavage
économique, l. 5-6) (l’agriculture nécessiterait
– Argument physique et racial beaucoup de main-d’œuvre,
(l. 7-8) l. 1)
– Argument théologique (l. 9-10) – Défense d’intérêts
– Argument culturel particuliers (ceux des colons)
(ethnocentrisme, l. 14-16) pour la survie d’une caste
– Argument ontologique (l. 17-19) (l. 6)
Arguments Les arguments critiquant Horreur – Disproportion entre
défavorables l’esclavagisme n’apparaissent pas du traitement l’atteinte physique à autrui
à l’esclavage de façon explicite, mais ils sont des esclaves et la réalité économique
le revers logique des arguments (mutilations, (un crime pour du profit, l. 7-9)
ci-dessus, l’ironie accomplissant vêtements – Hypocrisie raciale (ce que
le passage d’un point de vue rudimentaires) l’on ne ferait pas à un Blanc,
à un autre. on le tolère pour un Noir,
l. 10-13) : argument d’ordre
racial
Synthèse Le texte laisse apparaître toute Le texte frappe Par un raisonnement
l’inhumanité de l’esclavage, par la prise qui repose sur une logique
en proposant la parole de parole directe implacable, Condorcet
« libérée » et cynique de la victime. démontre que les raisons
des exploiteurs. La barbarie de économiques ne peuvent
ses maîtres est primer sur les raisons
particulièrement éthiques.
ignoble.

192 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


 ÉTUDE DES IMAGES autant de signes de cette aspiration à la liberté.
3. Sur la gravure, on distingue à l’arrière-plan, La position même de l’arme, juste au-dessus du
dans le coin inférieur droit, un bateau qui s’éloigne canon, inverse la hiérarchie du pouvoir. Le canon,
ou arrive au Surinam. Il symbolise le monde des pourtant symbole de la puissance des esclavagistes,
Blancs et de l’Europe. Le premier plan montre devient inutile, face à une simple rame transfor-
le supplice d’un Noir pendu par les côtes. À ses mée en massue.
pieds se trouvent les ossements d’autres suppliciés. 3. La composition du tableau amène à cette héroï-
Sur l’aquarelle, le premier plan montre de façon sation. Le personnage principal est au centre. Les
réaliste le travail pénible des esclaves. Ils sont vêtus lignes verticales qui partent de la cale à droite
d’un simple pagne, ont les pieds dans la boue et et celles formées par la pointe de la hache et
dans l’eau, et sont munis d’outils rudimentaires le canon à gauche convergent vers la tête de
pour effectuer une tâche très exigeante. L’homme l’esclave révolté. Le choix d’un cadrage resserré,
que l’on voit de profil porte une expression de qui représente l’homme en pied, et ne montre que
souffrance qui peut être tout autant physique que des fragments de l’action (les pieds d’un marin
morale. L’arrière-plan laisse apparaître de belles mort ou blessé, la pointe d’une hache, les yeux
constructions coloniales, entourées d’arbres. d’un autre esclave sortant de la cale), contribue
Dans les deux cas, l’atrocité du premier plan également à dramatiser la scène et à focaliser
contraste avec l’arrière-plan harmonieux, exo- l’attention sur le sujet principal.
tique et évoquant soit le voyage, soit le confort. Dans un esprit très romantique, ce tableau met
4. On ne voit que les symboles des Blancs (navire en valeur l’héroïsme de la révolte en montrant un
et demeures), non leur présence physique. Seuls homme qui prend en main son destin. Il s’agit d’un
les corps des victimes sont montrés. Il s’agit de héros, qui plus est sorti du peuple et de la misère.
désigner le pouvoir qu’une minorité presque invi- Le mouvement est présent à la fois dans la com-
sible exerce sur une multitude. La dénonciation position (on relève le geste suspendu de la rame,
repose sur la confrontation des plans, réaliste coupé horizontalement par le garde-corps du
pour le premier, plus symbolique pour le second. navire), dans les couleurs (contrastes entre le
L’arrière-plan, derrière les esclaves qui souffrent, ciel, le pont et le corps de l’homme), mais aussi
n’est pas uniquement pictural, mais aussi culturel. dans la représentation de la nature (la mer est
houleuse et le ciel, orageux).
L’homme, très imposant physiquement, semble

‹  évoltes à bord
R
d’un négrier  p. ¤∞8-¤∞·
Objectif : comparer le traitement du motif
soutenu dans sa révolte par la puissance des élé-
ments naturels, qui se déchaînent contre le navire.

 LECTURE DES TEXTES


4. On peut relever les marques du registre épique
de la révolte à travers différentes formes dans Tamango :
artistiques. – adverbes d’intensité (« doucement »,
« violemment ») ;
 ÉTUDE DES IMAGES – enchaînement rapide de verbes d’action
1. Cette question peut s’apparenter au plan d’un (« pousse un grand cri », « tire violemment »,
sujet d’invention. On proposera par exemple ces etc.) ;
quelques étapes : – emploi du présent de narration ;
– la vie en Afrique ; – champ lexical de la bataille ;
– l’arrivée des colons ; – termes collectifs opposant les deux camps (« une
– l’enlèvement ; foule de noirs », « l’équipage européen ») ;
– l’embarquement ; – métaphore de la révolte (« l’âme de la
– les conditions de vie sur le négrier ; conjuration ») ;
– la préparation de la révolte. – hypotypose pour raconter le combat entre les
deux chefs.
2. La chaîne brisée, le regard révolté de l’esclave
pointé vers un membre d’équipage, la position Les esclaves se révoltent avec l’énergie de ceux
du corps vigoureux prêt à frapper l’ennemi sont qui n’ont plus rien à perdre, ayant déjà presque
13 La lutte contre l’esclavage du siècle des Lumières à aujourd’hui | 193
tout perdu. La supériorité numérique ne serait le traitement infligé aux esclaves, notamment
rien sans la détermination qui amène les insurgés dans le cartouche de la case n° 8, elle se comporte
à se saisir de tout ce qu’ils peuvent trouver pour néanmoins comme une touriste découvrant un
le transformer en arme (l. 7-8), et à se battre monde pittoresque, dont elle savoure les avantages,
jusqu’à la mort. comme le rhum, tout en dénonçant juste après
l’injustice qui frappe les Noirs (vignettes 3 et 4).
5. Dans l’extrait de Racines, on comprend que
l’attachement à la terre et les liens affectifs et 2. Fiction et visée documentaire s’entremêlent
familiaux sont déterminants (l. 15). Les forces donc. La bande dessinée est une combinaison
de vie pour ces hommes sont en Afrique. Leur d’art graphique et d’art textuel. Elle constitue
révolte devient donc une manifestation ultime en cela un support idéal pour raconter et mon-
de leur attachement à la vie. trer dans un même mouvement. Elle inscrit des
Elle se manifeste à travers le vol d’armes, l’organi- personnages imaginaires dans un univers réel,
sation en bande armée, la désignation de chefs, la attesté historiquement. La présence de l’image, en
danse guerrière du Ouolof, ou encore les réflexions réduisant la part de construction imaginaire propre
dans l’ombre sur les stratégies d’attaque. à toute fiction littéraire, fixe ainsi pour le lecteur
des représentations particulièrement frappantes
de l’esclavage au xviiie siècle. L’intérêt de cette

› L a fiction comme
arme de dénonciation
 p. ¤6‚-¤6⁄
planche consiste surtout dans la superposition sur
les mêmes images de deux mondes antagonistes,
celui des esclaves soumis et torturés, et celui des
Blancs dominateurs qui arpentent leur domaine
et jouissent du travail forcé des autres.
Objectif : comprendre comment
des œuvres de fiction peuvent être
des outils de compréhension du réel.  LECTURE DU TEXTE
3. L’horreur de la situation vient du décalage entre
l’idée fondamentale et universelle de la justice,
 ÉTUDE DE L’IMAGE consistant à garantir à chaque homme des droits
1. La planche fonctionne selon le principe du
fondamentaux, notamment l’intégrité physique,
contrepoint. Aux images quasiment documen-
et le crime qui va être commis sur les esclaves en
taires montrant les conditions de vie des esclaves
les amputant de la jambe gauche. Ce crime n’est
et les châtiments que les colons leur infligent,
évidemment en rien atténué par le fait qu’il soit
répondent celles qui montrent le groupe de Blancs
ordonné par une décision de justice et exécuté
dont fait partie l’héroïne. Tout en étant confronté
par un chirurgien compétent. La barbarie n’est
à cette réalité cruelle, il perçoit ce parcours sous
pas uniquement dans la manière dont le châti-
l’angle de l’exotisme et du tourisme.
ment est infligé, mais dans les raisons mêmes
La vignette 2 est à ce titre particulièrement frap-
qui le rendent possible. Ce passage illustre bien
pante : le groupe des visiteurs blancs, à peine
la différence radicale entre la justice rendue au
visible à l’arrière-plan (on distingue la robe jaune
nom de principes universels garantissant l’égalité
d’Isa derrière le supplicié), se mêle au spectacle de
de tous devant la loi, et une prétendue justice à
la torture au deuxième plan, et à la vie quotidienne
sens unique, ne servant que le droit des Blancs à
sur l’île avec la femme qui porte des fruits sur sa
opprimer d’autres hommes. Celle-ci ne peut avoir
tête au premier plan à gauche.
d’autre nom que la barbarie. Esteban, qui défend
Cette planche est conçue comme une illustration
les idées des Lumières, perçoit ce paradoxe, ce qui
du journal d’Isa, qui est cité entre guillemets dans
provoque en lui une douleur morale insupportable.
les cartouches en haut de chaque case. Seules les
vignettes 6 et 7 intègrent du discours direct. Dans 4. Esteban croit à la force des idées, à leur diffu-
toutes les autres, le texte et l’image naviguent entre sion, et, finalement, à leur conversion en actes,
le récit subjectif d’une expérience individuelle et en lois et en réformes aboutissant au progrès
la description des conditions de vie des esclaves. moral et social. Même si son geste est maladroit,
Les extraits du journal d’Isa traduisent son et probablement peu efficace, il correspond à
ambiguïté en tant qu’héroïne. Scandalisée par une réaction affective immédiate à la suite de
194 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
l’horrible scène à laquelle il vient d’assister. Cette détache un groupe de quatre musiciens et chan-
distribution de textes traduit sa foi en un combat teurs, en position centrale sur le tableau. Sur le
qui passe d’abord par les mots et l’écrit, fidèle en plan suivant, en se rapprochant du spectateur, on
cela à l’esprit des Lumières. observe un danseur à droite, et une danseuse de dos
à gauche, de part et d’autre du groupe formé par les
musiciens. Au premier plan, apparaît une corbeille
 ÉCRITURE
de fruits. On remarque que certains danseurs sont
Sujet d’invention noirs, d’autres probablement métis ou quarte-
On pourra guider les élèves en leur proposant rons. La composition met en valeur la notion de
certaines des questions posées à l’auteur : spectacle offert aux colons, les deux danseurs et
– Pourquoi avoir représenté les conditions de vie les musiciens délimitant un espace scénique qui
des esclaves en bande dessinée ? est fermé au premier plan par « l’offrande » que
– Quelle est la position de l’héroïne par rapport constitue la corbeille de fruits exotiques.
à l’esclavage sur cette planche ? Il s’agit, au premier abord, d’une représentation
– Pourquoi avoir choisi à certains moments des très convenue du folklore des esclaves, et d’un
gros plans, à d’autres des plans plus larges ? tableau dont la vocation essentiellement déco-
– Quel est l’intérêt des cartouches sur chaque rative pourrait être de trouver place dans le salon
vignette ? d’un colon antillais. Les positions, les mouvements
– Faut-il, d’après vous, plutôt évoquer l’esclavage et les expressions des musiciens et des danseurs
par la fiction ou par une analyse historique et ont l’air retenus et composés uniquement dans
documentaire ? le but de plaire aux propriétaires. Les esclaves
– Comment avez-vous procédé pour représenter la portent des vêtements où le blanc domine, et
vie quotidienne sur une île pratiquant l’esclavage contraste élégamment avec la couleur de leur
au xviiie siècle ? peau ou l’arrière-plan végétal. Tout est fait pour
créer une illusion d’harmonie et d’allégresse, pour
Prolongement idéaliser l’univers des esclaves qui ne donnent
THIÉBAUT Michel, Les Chantiers d’une aventure. pas l’impression de souffrir de leurs conditions
Autour des Passagers du vent de François Bourgeon, de vie. Il ne s’agit pas d’un tableau réaliste, mais
Casterman, 1994 bien d’une interprétation orientée de la réalité.
Un ouvrage très complet sur la dimension his-
torique de l’ouvrage et sur l’élaboration du cycle 2. C’est un élément frappant, en rupture avec
des Passagers du vent. On peut se référer notam- l’idéalisation précédemment évoquée. Les regards
ment aux pages 95-96 qui concernent la planche sont comme déconnectés les uns des autres, alors
étudiée. même que la danse devrait les réunir. Le regard
de la femme qui chante à gauche sort du champ
du tableau, et semble presque inquiet. Les deux

∞  anses d’esclaves
D
et aspiration
à la liberté  p. ¤6¤-¤6‹
autres musiciens orientent eux aussi leur regard
hors champ, vers la gauche, avec une tristesse
perceptible. Le percussionniste regarde vers le
haut, comme dans une invocation spirituelle. Le
danseur à droite regarde lui aussi dans cette même
direction. La danseuse, quant à elle, regarde vers
Objectif : découvrir, au-delà de l’aspect
la droite. Les regards « pointent » donc tous vers
folklorique, comment la danse peut être une
une direction autre que celle du spectateur, comme
forme de résistance. s’ils fuyaient l’ici et maintenant, la réalité et le
bonheur artificiels qu’on leur demandait de jouer.
Danser pour retrouver ses racines
3. Les regards éteints ou inquiets, sur lesquels on
  p. ¤6¤ pourrait presque lire la perte des origines et le
déracinement, semblent chercher hors du cadre
 LECTURE DE L’IMAGE du tableau le paradis perdu. Cette impression
1. Sur un arrière-plan montrant une végétation d’absence est accentuée par la position de la
assez dense, mais indistincte par endroits, se danseuse, de dos, ce qui peut surprendre sur ce

13 La lutte contre l’esclavage du siècle des Lumières à aujourd’hui | 195


type de scène. Sur les six personnages, pas un tendue de la jambe lancée vers le partenaire
seul ne croise le regard du spectateur, l’excluant comme pour lui donner un coup, renvoient au
étrangement de la scène. Ces regards qui fuient spectateur les signes du combat. La musique et le
vers l’ailleurs confèrent au tableau une nostal- rythme qu’elle engendre dans les mouvements,
gie paradoxale, au cœur de la fête, comme si le l’évitement des coups, le caractère visiblement
peintre avait saisi presque malgré lui, le malaise inoffensif de la lutte, et la volonté de la construire
des esclaves. La présence de la forêt, le fait que esthétiquement, sont du côté de la danse.
les personnages soient pieds nus traduit aussi
3. Les mouvements de jambes tendues lancées
le besoin de contact avec la nature, les racines
vers le haut, la circularité, le rythme des percus-
et les origines, à travers la musique et la danse.
sions et la dimension acrobatique de cette danse
Ce qui n’était au départ qu’une scène convenue
la rapprochent de la capoeira ou d’une danse
destinée au seul plaisir des colons laisse poindre
tribale. En revanche, les effets de ralentissement,
implicitement la recherche d’un bonheur passé
les mouvements très resserrés près du corps à la
et d’une terre à jamais disparue.
fin de l’extrait, les arrêts soutenus par des regards,
les temps marchés, les motifs géométriques tracés
 LECTURE DU TEXTE sur le plateau confèrent à cette chorégraphie une
4. La danse n’est qu’un divertissement vaguement dimension plus abstraite et symbolique, caracté-
folklorique pour le maître, une comédie plaisante ristique de la danse contemporaine. La musique
qu’il fait jouer à l’enfant. La vision du maître, qui lancinante, inquiétante parfois, peut évoquer
apparaît à travers des adjectifs très dépréciatifs les forces telluriques, la puissance du destin, et
(« grotesques et sauvages », « mouvements vrai- amène l’idée d’une transe des origines plutôt que
ment comiques »), exprime toute la méconnais- celle d’une danse plaisante et gaie. On s’éloigne
sance et le mépris des colons vis-à-vis des Noirs. donc de toute dimension folklorique et festive,
contrairement à la chorégraphie « Bahia de todas
Prolongement
as cores ».
On se référera à l’analyse très fine de ce tableau
sur le site « L’histoire par l’image », ainsi qu’à
l’animation commentée qui l’accompagne :
http://www.histoire-image.org/site/etude_comp/
etude_comp_detail.php?i=757

La capoeira :
6  eprésenter l’injustice
R
de l’esclavage
au cinéma  p. ¤6›-265
de la révolte physique à Objectif : comprendre, à travers
la danse contemporaine  p. ¤6‹ la représentation d’un procès, l’histoire
de la lutte des Noirs américains
pour leur liberté.
 ÉTUDE DES IMAGES
1. Éléments caractéristiques d’un combat :  LECTURE DES IMAGES
– la position des corps, incliné vers l’avant dans 1. Le héros, Cinque, est cadré en gros plan,
une position de défense pour l’un, redressé et avec une très faible profondeur de champ, ce
prenant de l’élan avant d’attaquer pour l’autre ; qui détache l’expression de son visage de l’arrière-
– les poings fermés et les bras tendus ; plan et fait ressortir également le lien autour de
– l’expression du visage des deux combattants ; son poignet, qui symbolise sa captivité. La position
– la position de spectateur des autres personnages particulière de son bras gauche, sur lequel il laisse
(une femme fume la pipe, un homme à gauche reposer sa tête exprime tout à la fois l’incompré-
applaudit, celui qui porte un haut-de-forme semble hension, la colère et la lassitude face à la cruauté
encourager les lutteurs en levant les bras, etc.). de sa situation.
2. La récurrence de duos entre hommes, dans 2. Sur le photogramme B, le cadrage en plan
une position de défi, l’exécution de mouvements rapproché souligne l’impression d’alignement des
circulaires et répétitifs en équilibre, la position esclaves. La profondeur de champ assez faible laisse

196 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


néanmoins deviner à l’arrière-plan les silhouettes  LECTURE DU TEXTE
des Blancs venus acheter des esclaves. Ce plan 4. Les documents illustrant l’idée que la liberté
concentre l’attention du spectateur sur la ligne est l’état naturel de l’homme sont nombreux :
formée par le regard des trois personnages, regard – les gravures de la page 255 ;
tout à la fois fermé, résigné et incrédule. Sur – le texte de Condorcet page 257 ;
le photogramme C, le plan est plus large, et le – le tableau de Renard page 258 ;
choix d’une focale courte permet de faire entrer – les extraits de Tamango et de Racines pages
dans le champ quantité de détails. On voit ainsi 258 et 259 ;
au premier plan les corps huilés des esclaves, – le tableau de Brunias page 262 ;
véritables bêtes de foire, écrasés de soleil et livrés – la gravure de Rugendas page 263 ;
au regard inquisiteur d’une foule d’acheteurs – le photogramme F d’Amistad page 265.
potentiels. Cinque et ses deux compagnons à Tous ces documents expriment, par leur sujet, la
l’image, en plus de leurs chaînes, sont prisonniers révolte ou la formulation explicite du droit à la
de cette multitude de regards qui les évaluent liberté. D’une manière différente, les textes de
non en fonction de ce qu’ils sont profondément Montesquieu et de Voltaire (p. 256), la bande
et humainement, mais par rapport à leur aspect dessinée de Bourgeon (p. 260) et l’extrait du
physique, et au potentiel de force et de travail Siècle des Lumières, en dénonçant l’horreur des
que celui-ci laisse présager. sévices infligés aux Noirs, portent également
3. Ces trois photogrammes correspondent à des implicitement cette idée que tout autre état que
scènes ayant lieu dans un palais de justice. Les celui d’homme libre est contraire aux droits fon-
photogrammes D et E soulignent cependant la damentaux de l’humanité.
dichotomie des situations : Blancs en situation de 5. Le plaidoyer de John Quincy Adams coïncide
spectateurs sur le photogramme D, Noirs enchaî- avec un certain nombre de valeurs des Lumières :
nés en position d’accusés au second plan sur le – la lutte contre l’obscurantisme et les préjugés
photogramme E, avec leur avocat au premier (« pour triompher […] de nos préjugés ») ;
plan, comme si leur sort était entièrement entre – la primauté de la sagesse et de la raison sur les
ses mains. Il paraît difficile pour un homme qui dogmes et les vérités partiales (« Nous avons
a des fers aux mains et au cou de défendre son besoin de votre sagesse et de votre force pour
droit à la liberté. C’est pourtant ce que fait Cinque triompher de nos peurs, de nos préjugés, de
sur le photogramme F. Le réalisateur a recours à nous-mêmes ») ;
un cadrage audacieux : en contre-plongée, il ne – l’exigence d’égalité : « Tous les hommes sont
respecte plus la ligne de niveau. En effet, l’ar- égaux » ;
rière-plan laisse apparaître une inclinaison des – l’inscription du principe de la liberté comme
lignes horizontales, comme si le geste et les mots fondement d’une société nouvelle (« des droits
prononcés par Cinque à ce moment (« Give us inaliénables, la vie, la liberté, et ainsi de suite ») ;
free ») faisaient vaciller le palais de justice, voire – plus globalement, la possibilité, dans le cadre
les certitudes établies jusque-là dans la civilisation d’un procès, de défendre le droit à la liberté pour
des Blancs. Cette image, très forte, d’un esclave les esclaves de l’Amistad correspond aussi à la
debout dans un tribunal, cerné de Blancs, et les volonté de construire un système judiciaire qui
implorant dans un anglais approximatif de redon- ne se met pas uniquement au service de ceux qui
ner leurs droits élémentaires d’êtres humains à ont déjà la liberté et le pouvoir ;
ses compagnons et à lui-même, est l’une des plus – enfin, la citation de passages de la Déclaration
poignantes du film. d’indépendance, et l’apostrophe aux grandes
figures de la démocratie américaine achèvent
de rapprocher ce plaidoyer de l’idéal des Lumières.

13 La lutte contre l’esclavage du siècle des Lumières à aujourd’hui | 197


Séquence

⁄› Le goût de la science
au siècle des Lumières
Présentation et objectifs de la séquence
Livre de l’élève  p. ¤6‡ à ¤‡¤

 p. ¤6‡

La science entretient des liens évidents avec les Lumières, mouvement philosophique et littéraire qui
prône la supériorité de la raison sur les dogmes, les préjugés et les superstitions. La science se confond
étymologiquement avec l’idée même du savoir, avant que le terme ne prenne le sens plus spécifique
de connaissances vérifiées par des expériences. Mais au-delà de ces affinités de nature entre la science
et les Lumières, le xviiie siècle fait preuve d’un engouement exceptionnel pour l’expérimentation et
les découvertes scientifiques. Les grands esprits du siècle pressentent les immenses progrès sociaux,
économiques, médicaux ou industriels que la science porte en germe. Elle devient également un
phénomène à la mode, se piquer de connaissances en astronomie ou posséder un cabinet scientifique
étant du meilleur goût dans la noblesse ou la bourgeoisie éclairée.
Cette séquence d’histoire des arts entreprend de mieux comprendre les manifestations et la finalité
de ce goût pour la science.
Le début de la séquence aborde l’idéalisation de la science à travers le tableau de François de Troy
et l’enthousiasme de Voltaire à propos de Newton.
L’étude d’un extrait de Ridicule de Patrice Leconte et de l’anecdote de la dent d’or de Fontenelle
permet de percevoir le triomphe de la science sur la superstition, et l’optimisme rationaliste carac-
téristique des Lumières.
Prolongement
On ne peut que recommander, une fois encore, le site de l’exposition de la BnF « Lumières ! », et en
particulier la partie consacrée à la science :
http://expositions.bnf.fr/lumieres/arret/03_2.htm

⁄ «  La science idéalisée »


 p. ¤68-¤6·
Objectif : comprendre et expliquer
céleste à sa gauche. On remarque aussi, à l’arrière-
plan, derrière un rideau qui les révèle très théâtra-
lement, les rayons d’une bibliothèque. Les livres
qui s’y trouvent sont comme éclairés d’une lumière
que l’on ne retrouve pas ailleurs sur le tableau, si
l’enthousiasme des Lumières pour ce n’est sur le visage de la duchesse. Même si on
une science idéalisée. peut parler ici d’une véritable mise en scène du
goût pour la science, ce tableau n’en témoigne pas
 ÉTUDE DES IMAGES moins d’un désir de connaissance que les gestes
1. On distingue sur la table des instruments de soulignent selon un parcours minutieux. Nicolas
mesure, comme le compas et rapporteur, ainsi de Malézieu, membre de l’Académie des sciences,
qu’une sphère armillaire, qui permet de modéliser énumère probablement des noms de planètes,
le mouvement des astres. tandis que la duchesse semble les désigner sur le
À ces objets, il convient d’ajouter ceux que désigne grand livre mais également sur le globe céleste. Le
la duchesse : un grand livre sur la table, un globe savoir circule naturellement de l’esprit du savant
198 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
à son élève, et du livre à l’objet qui modélise une Par un audacieux retournement, les dogmes reli-
théorie scientifique. Le mouvement qui anime le gieux, incapables de rendre compte du monde
tableau illustre donc harmonieusement le che- scientifiquement, se trouvent bien impuissants
minement du savoir et l’ouverture de l’esprit aux face aux scientifiques qui expliquent par la science
lumières de la connaissance. la cause et la nature de certains phénomènes
complexes, comme la lumière. Ce sont donc
2. La position centrale de la montgolfière, vers
« les philosophes du dernier siècle » (l. 1) qui
qui convergent les lignes de fuite tracées par les
découvrent les mystères de la nature, ce sont eux
arcades l’encadrant des deux côtés, et le choix
dont le nom devient « immortel » (l. 8), et dont la
d’une perspective d’une symétrie parfaite, sont
sagacité a « alors quelque chose de divin » (l. 10).
les éléments les plus frappants. Le traitement de
la couleur mérite aussi quelques remarques : le 5. L’expérience décrite par Voltaire peut se
jaune doré des ornementations évoque le soleil réaliser avec un prisme en verre, mais la seule
ainsi que la flamme jaillissant de la machine observation d’un arc-en-ciel permet d’aboutir
volante. L’étrange effet d’un ciel blanc qui ne au même résultat : la lumière se décompose en
devient bleu que vers le haut de l’image a pour « un amas de rayons colorés ». Ce qui sous-tend
conséquence de faire ressortir par contraste le la démonstration de Voltaire est donc l’idée que
bleu de la montgolfière répondant à celui du ciel. la connaissance est à la portée de tous, qu’elle
Enfin, l’idée de l’ascension est soulignée par les n’est pas le fait des seuls esprits dotés d’une forme
lignes verticales, les deux mâts portant les attaches, de génie, mais qu’elle repose davantage sur une
la flamme, l’édifice situé juste en dessous et les disposition universelle de l’homme, la raison.
lignes mêmes de l’aérostat. Débarrassée des dogmes et des rigidités liées à la
tradition, elle devient alors un moyen universel
3. La possibilité de défier les lois de la pesanteur
d’appréhender le monde.
est une illustration tout à la fois concrète et sym-
bolique de l’esprit des Lumières : ils ont foi dans la
science, dans l’idée d’un progrès capable d’élever
l’homme moralement, et même physiquement !  ÉCRITURE
Comme on le perçoit sur la gravure, la forme de
la montgolfière se détache de toutes les lignes Dissertation
horizontales symbolisant le monde terrestre, pour
commencer son ascension vers le monde céleste, Pistes argumentatives :
les idées. Se trouve ainsi magnifiée l’image d’un 1) Les découvertes scientifiques et les inventions
homme dominant les éléments et dépassant sa qui en découlent nécessitent une prise de risque
condition par le progrès scientifique. a) Les dogmes religieux ont souvent été des obs-
tacles aux découvertes.
 LECTURE DU TEXTE On pensera bien sûr à Galilée, Giordano Bruno
4. Le premier paragraphe montre combien les ou Copernic. On pourra citer également le texte
nouvelles théories scientifiques rencontrent des de Voltaire.
résistances. b) Les certitudes établies, les superstitions ralen-
Le premier obstacle réside dans le principe même tissent le progrès scientifique.
d’idées si nouvelles, et remettant si radicalement Certaines conceptions infondées, comme celle
en cause ce que l’on croyait savoir auparavant, de la génération spontanée, ont longtemps
que les détenteurs officiels de la connaissance se empêché la science d’avancer. On pourra citer
refusent à les admettre. C’est le cas des lois de la le texte de Fontenelle comme exemple des dérives
gravitation universelle et du spectre lumineux superstitieuses.
(l. 3-5). Les termes évoquant le risque et l’audace c) L’expérimentation peut être dangereuse.
attestent de la crainte suscitée par les nouvelles On pensera aux expériences de Marie Curie, mais
théories : « témérité », « oser seulement ». aussi aux risques pris par les pionniers de l’aéro-
Ce que l’on ne sait comprendre scientifique- nautique, à commencer par les frères Montgolfier.
ment devient « un miracle inexplicable », un On pourra citer le texte de la page 269, ou, dans
phénomène divin qu’il est préférable de laisser un registre plus contemporain, Vol de nuit ou Terre
à son mystère. des hommes de Saint-Exupéry.
14 Le goût de la science au siècle des Lumières | 199
2) Certaines découvertes scientifiques se sont 2. Le gros plan vise à mettre en valeur l’expéri-
faites dans un contexte de confiance en l’idée mentation scientifique dans tous ses détails. La
du progrès grenouille est vue intégralement, de même que
a) Le positivisme l’aiguille chargée d’électricité qui va la faire réagir,
Il est possible d’évoquer ici l’élan vers la science démontrant ainsi la conductivité électrique du
caractéristique de la seconde moitié du xixe siècle. système nerveux. La profondeur de champ, assez
On pourra citer entre autres les romans de Jules faible, concentre le regard sur le sujet, laissant
Verne, ou la méthode expérimentale de Claude seulement apparaître au premier plan à gauche
Bernard que Zola souhaite adapter au roman. un flacon de laboratoire.
b) Le progrès au xxe siècle Sur le deuxième photogramme, la profondeur
Même si progrès scientifiques et découvertes de champ est presque maximale, et le cadrage
s’accompagnent de leur revers de destruction et assez large permet de donner un aperçu détaillé
de mort, le xxe siècle est profondément marqué d’une sorte de cabinet de sciences. Flacons, bou-
par les progrès dans tous les domaines. teilles et instruments divers attestent de la passion
On pourra évoquer la littérature de science-fiction pour la science du personnage interprété par Jean
qui glorifie la science tout en anticipant ses dérives Rochefort. Les effets de transparence du verre, les
(Chroniques martiennes de Ray Bradbury, La Nuit bougies allumées, et les rayons de soleil provenant
des temps ou Ravage de René Barjavel). du soupirail confèrent une connotation lumineuse
c) Utopies et résolument valorisante à ce plan.
Certaines utopies inventent un monde harmo- Sur le troisième photogramme, les choix de mise
nieux, où le progrès scientifique a sa part. On au point laissent les éléments au premier plan flous,
pensera bien sûr à l’Eldorado dans Candide, et à mais identifiables, et concentrent le regard sur le
la description du palais de la science. personnage principal, encadré par les flacons à
gauche, et l’arc en bois servant à produire l’élec-
Prolongement
tricité à droite. La tête et l’esprit ainsi entourés
On pourra consulter une analyse animée du par les instruments de la science sont dans une
tableau de François de Troy, très bien faite, réa- position propice à une réflexion sur l’électricité,
lisée en collaboration avec Canopé : énergie dont la manifestation évoque l’exercice
http://www.cd92.ac-versailles.fr/xia_canope92/ de la raison, comme le personnage se plaît à le
sceaux/D_astronomie/index.html# souligner devant son interlocuteur : « Peut-être
qu’électricité et esprit ne sont qu’une seule et
même chose ».

¤ L e triomphe
de la science
et de la raison
 LECTURE DES TEXTES
1. Fontenelle se moque des faux savants en faisant
feu de tout bois. Des lignes 7 à 12, il les affuble de
noms ridicules, aux consonances peu aimables :
Libavius ne bave-t-il pas des inepties, comme
  p. ¤‡‚-¤‡⁄ le Pangloss de Voltaire ? Les noms sont de plus
en plus impossibles à prononcer (Ingolsteterus).
Objectif : comprendre le lien entre La surenchère comique joue ici pleinement. La
la science et l’idéal rationaliste des Lumières. terminaison latine en -us (Horstius, Rullandus,
Libavius) évoque davantage le latin macaronique
 ÉTUDE DES IMAGES des médecins-charlatans de Molière que le sérieux
1. Sur le premier photogramme, on identifie en universitaire, malgré le titre ronflant dont chaque
gros plan la grenouille occupant tout le champ, savant se pare (« professeur en médecine dans
sur le second, un plan américain, coupant les per- l’Université de Helmstad »). En effet, l’incohé-
sonnages à la cuisse ou au genou pour le second. rence de leur démarche est soulignée d’entrée : ce
Pour le troisième, le réalisateur a recours à un grand débat scientifique, qui mobilise les savants
plan rapproché coupant le personnage au niveau de toutes les universités européennes pendant des
de la poitrine. années (cf. les dates et indications temporelles
200 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
ponctuant le récit), a pour origine une rumeur. – l’affirmation que la démarche scientifique est
On relève : « En 1593, le bruit courut » (l. 5). constitutive de l’humanité. Ceux qui ne l’ad-
Avec des bases aussi peu solides, nul ne s’étonnera mettent pas subissent la honte du « ridicule » (l. 4
du caractère illogique de leur argumentation. La du texte de Fontenelle). Les sciences « nous ont
palme du grotesque revient à Horstius, persuadé appris les devoirs de l’humanité » pour Jaucourt,
que la dent miraculeuse est un don consenti par et correspondent à une seconde naissance selon
Dieu aux chrétiens malmenés par les Turcs. Le Albert Jacquard ;
conteur achève leur portrait par une remarque – le principe de l’élévation spirituelle propre aux
lapidaire : « Il ne manquait autre chose à tant esprits scientifiques. Les sciences « ont arraché
de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la notre âme des ténèbres » pour Jaucourt ; elles
dent était d’or » (l. 15-16). Faut-il souligner que permettent de connaître « la vérité du fait »
l’adjectif « beaux » est lourdement ironique ? pour Fontenelle, et font entrer les hommes dans
On connaissait le dicton « menteur comme un « l’aventure de la connaissance » pour Albert
arracheur de dents ». On peut demander aux Jacquard.
élèves d’en inventer de nouveaux pour fustiger Les trois auteurs proposent donc une définition
ces affabulateurs d’un genre particulier, spécialistes avantageuse de la science, mais le texte d’Albert
« ès dents d’or ». Jacquard, qui ne peut faire abstraction des dérives
L’orfèvre adopte une démarche expérimentale : socio-économiques propres au xxie siècle, tempère
avant d’émettre des théories, il observe, recueille cet optimisme en affirmant que la compétition
les faits, les juge, comme en témoigne le verbe individualiste à l’œuvre dans le monde contem-
« examiner ». Ensuite, il émet une hypothèse porain est un frein sérieux à l’épanouissement de
et la vérifie au moyen d’une expérience toute l’esprit scientifique.
simple : gratter la dent pour vérifier si elle n’est
pas enrubannée d’une feuille d’or « appliquée  ÉCRITURE
[...] avec beaucoup d’adresse » (l. 17). Une fois la
supercherie démasquée, la vérité peut triompher. Sujet d’invention
Pour guider les élèves, on leur suggérera les élé-
2. Selon Albert Jacquard, la démarche scienti-
ments suivants :
fique est fondatrice de l’identité humaine. Un
– proposer une définition personnelle de la
homme n’advient véritablement à lui-même que
science, à partir de la séquence ;
par l’« activité intellectuelle fondée sur la rigueur »
– ne pas oublier qu’une encyclopédie au sens du
(l. 1). La métaphore de la seconde naissance se
xviiie siècle peut laisser transparaître l’implica-
comprend alors à la lumière de l’effort nécessaire
tion du locuteur. On incitera les élèves à justi-
pour chaque individu afin de « participer à l’aven-
fier l’importance de la science en collectant les
ture humaine de la connaissance ».
arguments dans les textes de la séquence, ainsi
3. Les trois textes proposent une conception que dans les réponses aux questions ;
très élogieuse de la science. Parmi les éléments – pour ce qui est de l’éducation à la science, on
communs, on pourra notamment citer : conseillera aux élèves de lire des extraits des Cinq
– l’idée d’une démarche rigoureuse permettant de mémoires sur l’instruction publique de Condorcet,
remonter des conséquences aux causes (« toutes en particulier du troisième où le bénéfice de l’édu-
choses hautes et basses, premières, dernières et cation à la science est clairement évoqué ;
moyennes » dans le texte de Jaucourt, « Assurons- – les exemples ne manqueront pas, des progrès de
nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la médecine dans les domaines de la génétique
la cause » dans le texte de Fontenelle, et « activité à l’exploration de l’espace rendue possible grâce
intellectuelle fondée sur la rigueur » dans le texte à la puissance des calculateurs informatiques et
de Jacquard) ; des technologies de guidage et de propulsion.

14 Le goût de la science au siècle des Lumières | 201


Séquence

⁄∞ Lutter contre
les injustices
Présentation et objectifs de la séquence  p. ¤‡‹
Livre de l’élève  p. ¤‡‹ à ‹‚‚

La séquence intitulée « Lutter contre les injustices » propose aux élèves de découvrir comment les
auteurs ont pu mener des combats sous l’Ancien Régime, quelles formes l’argumentation a pu
prendre alors même que la liberté d’expression et la circulation des idées étaient entravées.
Deux corpus complémentaires sont proposés : le premier s’attache plus spécifiquement à la parole
judiciaire ou sociale, et donc à l’argumentation directe, le second fait davantage appel à la fiction
et même à l’utopie. L’argumentation est alors indirecte.
– Le premier corpus s’intéresse à la place de la parole et à son rapport avec la justice. La plupart des
textes sont avant tout destinés à être prononcés : plaidoyers, discours politiques ou tirade classique.
Ils mettent en œuvre des procédés argumentatifs variés et donnent la parole à la « défense » de
victimes, mais aussi de coupables, avec Milon et Horace. Voltaire, Hugo et l’abbé Pierre mettent
en lumière l’injustice et une forme de « massacre des innocents ». Théophile de Viau se défend lui-
même contre les accusations d’athéisme.
– Le second corpus s’attache à la notion d’utopie. Le genre permet de s’évader hors d’un monde
dominé par le pouvoir royal, centralisateur et absolutiste. Contrées lointaines et univers imaginaires
autorisent la liberté et une représentation critique de la société. Fénelon oppose le retour à un âge
d’or à la société de cour. L’île permet à Marivaux d’inverser la hiérarchie sociale entre maître et valet.
Avec L.-S. Mercier, l’utopie quitte les contrées lointaines, et se recentre sur la capitale pour faire
imaginer la nouvelle cité politique. Rétrospective et nostalgique, l’utopie est devenue prospective et
prophétique. Liée à l’imagination, l’utopie appelle également l’étude de la représentation des univers
imaginaires grâce à la peinture ou aux arts graphiques. Enfin, le genre de l’utopie ne se comprend
que par rapport à son inverse : la contre-utopie ou dystopie.

Objectifs :
– Analyser une représentation picturale
Nicolas Poussin, de l’injustice.
– Étudier la composition de l’image.
Le Massacre – Décoder sa portée symbolique.
des Innocents, 1625 – Contextualiser la lecture de la toile
à partir d’éléments historiques, esthétiques
 p. ¤‡›-¤‡∞ et religieux.

202 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


Une représentation de la femme tente d’entraver le geste criminel du
soldat. C’est surtout le visage qui marque l’expres-
de la violence extrême sivité la plus forte : le peintre a représenté le cri.
De même, la femme au troisième plan qui presse
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE sa main contre ses oreilles et sa chevelure, marque
1. Le peintre cherche à susciter l’effroi et la pitié,
l’effroi à la vue du massacre. Vue de profil alors
qui correspondent à deux grandes catégories du
que la mère est représentée de façon frontale,
pathétique. Effroi parce que le geste du meurtre,
elle figure la fuite.
d’une violence extrême, s’exerce sur la figure
même de l’innocent, un nouveau-né. Pitié en
5. Dans cette toile d’une grande intensité tragique,
raison de la représentation des victimes : on voit
le ciel constitue un élément dont il faut percer la
la mère qui tâche d’arrêter le geste criminel et
dimension symbolique. Le ciel bleu est balayé par
une femme qui hurle au troisième plan.
des nuages qui symbolisent le désordre du monde
accablé par le mal. Toutefois, le coin droit du
 LECTURE DE L’IMAGE tableau est moins ombreux ou nuageux. La toge
2. Le tableau offre une composition solide et de la femme vue de profil en souligne la pureté
complexe : et la profondeur. Ce bleu se retrouve au niveau
– croisant deux diagonales : la première qui part du groupe des femmes situé en bas à gauche. Il
du corps de la mère et qui remonte le long du est aussi un signe d’espoir, d’espérance.
buste du soldat jusqu’au glaive ; la seconde qui La toile de Nicolas Poussin trouve ses significa-
part de l’enfant à terre, remonte le long de la tions dans la culture chrétienne. Si le massacre
jambe du soldat, passe par le visage de la mère des Innocents donne à méditer sur la présence du
pour aboutir au personnage de la femme hurlant mal, pour autant tout espoir n’est pas éradiqué. Le
à l’arrière-plan ; ciel est là pour le rappeler. Une élévation morale
– jouant de quatre plans différents : au premier est possible et à venir.
plan, le nouveau-né sacrifié ; au second plan, le
groupe que forment la mère et le soldat ; au troi- 6. La peinture est considérée au xviie siècle comme
sième plan, la femme hurlant ; au fond à gauche, une éloquence muette. En effet, le peintre parvient
les visages de femmes témoins du massacre. à faire imaginer ou entendre le cri des femmes par
La composition du tableau fait donc circuler le une représentation réaliste de leurs visages hur-
regard du spectateur sur les grands symboles de la lants. Picasso s’en inspirera dans Guernica. Cette
douleur : l’acte meurtrier (le glaive prêt à frapper), éloquence muette qui fait ressentir la douleur de
les victimes, les réactions d’effroi et de souffrance. façon extrême et qui accède au plus haut degré
du pathétique, atteint au sublime.
3. Le décor est sobre. Inspiré de l’architecture Cependant, on fera remarquer que tous les visages
antique, il offre juste un espace pour le sacrifice. ne sont pas animés par le cri. L’une des femmes
Limité au sol et à une colonne, il est traité comme témoins montre plus de sérénité au cœur même
une estrade ou un échafaud sur lequel le sacrifice de ce déchaînement de violence : méditation et
est accompli. Mais c’est un lieu sacré, celui d’un recueillement amèneront à retrouver espoir et
temple, où le mal vient persécuter des innocents. sérénité. Nicolas Poussin a su placer ces symboles
de l’espérance au cœur même du chaos que la
4. Couleurs chaudes et froides contrastent. Le toile dévoile.
peintre joue sur leur opposition. Le bleu de la
toge au troisième plan entre en écho avec celui du 7. Cette représentation du massacre place le
ciel. L’encadrement sombre que le temple forme spectateur au cœur de la tragédie. Le geste meur-
sur le coin gauche se détache sur le fond clair du trier en suspens crée un arrêt sur image pour faire
ciel nuageux. Les couleurs orangées des tissus au méditer sur l’absurdité du crime, l’injustice qui
second plan suggèrent un foyer plus incandescent domine le monde, l’irréparable. La peinture est
qui va être celui du sang répandu et qui jaillit déjà un support de méditation : qu’est-ce qui peut nous
du flanc du nouveau-né. arrêter dans le mal ? Pouvons-nous en suspendre
La gestuelle est violemment pathétique. Nicolas le cours ou bien sommes-nous voués à le subir ou
Poussin saisit le moment le plus tragique. Le bras à le faire ? Comment compatir avec les victimes ?

15 Lutter contre les injustices | 203


 ÉCRITURE 1994. Il s’agit d’un discours dont la visée est de
rassembler le peuple sud-africain après des décen-
Dissertation nies de séparation entre les Blancs et les Noirs.
La démonstration pourra s’organiser à partir des
entrées et de la progression suivantes : 2. La première phrase du texte 1 énonce la thèse
a) La peinture nous fait réagir par les émotions de Diderot : « Aucun homme n’a reçu de la nature
en suscitant l’indignation ; le droit de commander aux autres. » Son propos
b) La peinture permet de composer de grandes est de montrer l’arbitraire des relations d’autorité
images symboliques sur l’injustice (Guernica, Le entre les hommes et de dénoncer « la puissance
Massacre des Innocents) ; qui s’acquiert par la violence » (l. 11). Il n’en
c) Évitant tout voyeurisme, la peinture est un légitime qu’une seule, et parce qu’elle est limitée
support de méditation et de réflexion sur la vio- dans le temps : l’autorité paternelle. La Déclaration
lence dans le monde. des droits de l’homme et du citoyen dénonce une
inégalité en creux : l’inégalité de fait sous l’Ancien
Pour aller plus loin : http://www.nicolas-poussin. Régime. La nécessité de rappeler que les « hommes
com/oeuvres/massacre-des-innocents/ naissent et demeurent libres et égaux en droits »
(l. 2) ou encore l’affirmation de la « liberté »
de chacun dénoncent bien implicitement des
DÉCOUVERTE injustices : la domination et l’asservissement de
certains hommes. Enfin, le discours de Mandela
lui permet de se réjouir d’un nouvel ordre politique
Reconnaître leurs droits qui répond aux « rêves » (l. 3) de ceux qui l’ont
élu et leur assure la liberté (l. 3-4). L’emploi de
aux hommes  p. ¤‡6-¤‡‡ l’anaphore avec « Que » des lignes 13 à 20 met
Objectifs : en exergue les progrès à faire dans les domaines de
– Lire des textes argumentatifs défendant la justice, de la liberté et du bonheur de chacun.
les droits de l’homme à des époques Mandela dénonce donc bien l’apartheid qui sépare
les hommes et organise la domination d’une partie
et dans des contextes politiques variés.
de la population par une autre.
– Découvrir comment leurs auteurs défendent
les droits et condamnent l’injustice. 3. Nelson Mandela est présent sur la photographie
à droite, devant quelques micros. Il a une attitude
Prendre la plume contre reconnue chez lui comme symbolique, le bras
levé et le poing serré. C’est le geste qu’il a fait
l’injustice le jour de sa condamnation le 12 juin 1964 en
1. Les trois textes appartiennent à des genres et réponse à la sentence prononcée par le tribunal et
des formes de l’argumentation variés. Le texte 1 qui le condamnait à la prison à vie. Une célèbre
relève de l’Encyclopédie. Celle de Diderot et photographie du 16 juin 1964 montre ce poing
d’Alembert a une double visée : faire la synthèse sortant du fourgon qui l’emmenait à la prison avec
des connaissances à une époque de profond renou- ses camarades. En reprenant ce geste symbolique
vellement de celles-ci et porter un regard critique et en prononçant des paroles de réconciliation,
sur les sujets abordés. L’article « Autorité poli- Mandela alors élu président appelle tout un chacun
tique », comme souvent dans l’ouvrage, a une visée à participer à l’évolution du pays. La photographie
explicative et argumentative. L’extrait dénonce montre aussi à quel point il a pu être une icône :
la légitimité de l’autorité. Le texte 2, un extrait tous les hommes présents le regardent et l’admirent
de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen alors même qu’il est à la même hauteur qu’eux et
de 1789, est un texte de nature juridique inspiré non pas sur une estrade, coupé des autres.
par le mouvement des Lumières et qui n’est pas
attribué à un ou des auteurs en particulier. Il sert
encore de préambule à la Constitution française Prolongement
de 1958. Le texte 3 est un discours prononcé par Les élèves pourront regarder sur Internet des dis-
Nelson Mandela à l’occasion de son investiture cours et analyser la façon dont l’orateur domine
à la tête de la République d’Afrique du Sud en son auditoire par le regard, le ton, les gestes.
204 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
LA PAROLE AU CŒUR DE LA JUSTICE noble, fière, qui s’oppose à celle attendue dans un
procès. Pour donner du crédit à Milon, Cicéron
compare son attitude à celle des gladiateurs qui


provoquent plus facilement l’admiration en étant
Cicéron, Pro Milone, forts et hautains face à la mort, qu’en implorant
52 avant J.-C.  p. ¤‡8 le droit à la vie. Milon doit donc être sauvé pour
son courage face à l’adversité. Le second argument
Objectifs : consiste à donner la parole à Milon, puisqu’il ne
– S’interroger sur le rôle de l’avocat parle pas (l. 16 à 19). C’est l’occasion pour Cicéron
dans un procès, en particulier lorsque de prêter à son client des paroles de concorde,
l’accusé est coupable. pour ses « concitoyens » (l. 17) et pour la ville
– Analyser la stratégie argumentative toute entière (l. 18).
de Cicéron et la parole de la défense. 4. Cicéron veut provoquer la compassion de son
– Comprendre la place de l’argumentation auditoire. Avec l’utilisation du pronom personnel
et de l’art oratoire dans la justice. « nous » et de l’adjectif « tous » qui réunissent
ici ceux qui écoutent et celui qui parle, mais
Défendre un coupable aussi l’appel aux larmes, l’avocat fait appel à la
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE sensibilité. Il ne s’agit plus ici de convaincre, en
1. L’extrait du Pro Milone nous donne à lire la raisonnant et en analysant, mais de persuader du
parole d’un avocat, Cicéron, qui doit défendre un côté pathétique de la situation.
homme coupable d’homicide. Il ne s’agit aucune- 5. En l’absence d’un coupable repentant, Cicéron
ment pour lui de le nier ni de chercher quelque doit se mettre en scène pour attirer l’attention et
excuse que ce soit à Milon dont la culpabilité l’indulgence des juges. Il se met en scène éprouvant
n’est pas discutée. On comprend alors que l’avocat la compassion que ne montre pas Milon. Ainsi,
doit dans cette situation jouer sur d’autres terrains il pleure avec les juges (« au milieu des pleurs
pour émouvoir les juges et les sensibiliser au sort que nous versons tous », l. 4-5), il se place aussi
de Milon, malgré son geste. La mise en scène de dans la situation de celui qui ressent de la pitié
Cicéron et celle de son client sont ici centrales. pour les gladiateurs « pleins de courage et de
résolution » (l. 11) et pousse les juges à faire de
 LECTURE DU TEXTE même en les incluant dans le pronom personnel
2. L’orateur s’implique fortement dans son dis- « nous » (l. 9 à 13). Enfin, il se présente comme
cours, comme le montrent les occurrences de meurtri par les paroles que lui a confiées Milon :
la première personne du singulier (l. 1, 3, 14 et « elles me déchirent sans cesse le cœur et me
15), mais il interpelle encore plus les juges par tuent » (l. 14-15), métaphore hyperbolique qui
l’utilisation des pronoms de deuxième personne du montre la douleur de l’avocat. Cicéron joue donc
pluriel (l. 1, 3, 5) et l’impératif (l. 6). Mais le cœur essentiellement sur son propre ethos, c’est-à-dire
du texte est occupé par la première personne du sur sa personnalité, pour faire pencher les juges
pluriel (« nous », l. 9 à 13), dans laquelle Cicéron du côté de Milon. Les faits sont contre lui et il
veut réunir tout à la fois les juges et lui-même ne montre ni regret ni compassion.
dans une vision commune. C’est une stratégie
6. Finalement, la péroraison de Cicéron est ori-
de l’avocat pour réunir les avis, les jugements et
ginale : l’avocat ne cherche pas à démontrer
faire partager sa vision des choses.
l’innocence de Milon – il ne l’est pas – ni à soutenir
3. Manifestement, Milon n’a éprouvé aucune une démarche de regrets – Milon n’en a pas. La
attitude de remords et son attitude lui est défa- seule stratégie qui reste possible est celle de la
vorable : « son visage n’a pas changé, […] sa mise en scène de l’avocat lui-même qui prend une
voix, et son langage sont toujours fermes et tou- position compassionnelle, se met à la place des
jours assurés » (l. 5-6). Cette attitude s’oppose à juges, partage leur point de vue pour les pousser
celle de Cicéron et des juges qui, eux, pleurent à adopter le sien. Cicéron donne aussi la parole
(l. 4-5). Cicéron renverse les apparences et c’est à Milon par procuration et lui prête des paroles
son premier argument : Milon adopte une attitude apaisantes, propres à toucher les juges là aussi.
15 Lutter contre les injustices | 205
Au fond, la défense ne repose ni sur les faits ni « bruits infâmes » (l. 1), le verbe « déguiser » (l. 1),
sur la repentance du coupable, mais bien sur le le substantif « diffamation » (l. 7) ou encore la
talent de l’orateur. métaphore « profanant la chaire de vérité » (l. 7).
Mais il s’agit aussi d’« injures » (l. 9) : « athée »
et « impie » (l. 10). Il décrit les faiblesses dont
 ÉCRITURE
ont abusé ses détracteurs : « le peu de nom que les
Sujet d’invention lettres m’ont acquis » (l. 3), « le peu de rang que
Une grande liberté peut ici être laissée aux élèves ma condition me donne dans la fortune » (l. 3-4),
qui peuvent : rapprochant ce combat d’un combat de classes
– exprimer le rejet de cette plaidoirie, au nom des sociales, lequel n’est pas à armes égales et même
faits évoqués et du crime de Milon ; d’une « grande facilité » (l. 2) selon le poète pour
– mais aussi choisir d’entendre les arguments de ses ennemis. Il s’agit donc d’isoler un homme plus
Cicéron et d’adhérer à sa position. faible et de le diffamer. Mais Théophile de Viau
On sera sensible à la capacité des élèves à prendre les accuse aussi d’avoir manipulé la Bible (l. 8-9).
en compte les deux versants proposés dans le Il dénonce donc un mécanisme de complot contre
libellé du sujet pour l’argumentation : persuader lui, seul et « sans défense » (l. 4).
et convaincre.
3. Son discours fait le portrait d’une victime. Il
a contre lui des hommes plus fortunés (l. 3-4)
et dont la réputation est plus importante que

¤
la sienne (l. 3). Théophile de Viau est « sans
Théophile de Viau, défense » (l. 4) face à une attitude au contraire
« Apologie au roi », très offensive, comme le souligne le champ lexical
de l’attaque : « persécuter » (l. 3-4), « attaquer »
1625  p. ¤‡· (l. 5), « animosité » (l. 13). Il dénonce même
l’attitude de ses opposants qui adoptent une pos-
Objectifs : ture qui va à l’encontre des principes de l’Église et
– Comprendre les enjeux de l’athéisme de la vérité (l. 5 à 8) et retourne leur argumentaire
au xviie siècle et la difficulté de l’expression en les accusant (l. 15-16) de valider l’existence
d’idées condamnées à l’époque. des athées par leurs attaques. Il en tire même dans
– Analyser la stratégie argumentative sa dernière phrase une maxime qui met en avant
de l’écrivain qui s’adresse au pouvoir royal. l’« ignorance » (l. 18) de ses opposants.
– Analyser un plaidoyer.
4. Théophile de Viau en s’adressant directement
au roi cherche à diviser ses adversaires et à se pré-
La défense d’un proscrit server de toute démarche d’opposition politique.
 LECTURE DU TEXTE Il dénonce une attitude religieuse mensongère
1. Le paratexte et les repères historiques à gauche et diffamatoire à son égard, et ignorante sur la
du texte aident à comprendre le problème posé question de l’athéisme à la fin de l’extrait. Il ne
par la position religieuse de Théophile de Viau. Le prend pas la peine d’affirmer ses idées, ce qui
libertinage et l’athéisme s’opposent frontalement serait de toute façon condamnable, mais dénonce
aux pouvoirs qui régissent la société de l’Ancien l’animosité dont il est l’objet. En choisissant cette
Régime : pouvoir politique du roi, dans un régime démarche et en appelant la clémence du roi, il
monarchique, pouvoir religieux de l’Église, la se présente comme une victime et non comme
monarchie étant « de droit divin ». Autrement un adversaire du pouvoir monarchique. Il peut
dit, revendiquer l’athéisme est une provocation prétendre ainsi à renverser l’opinion publique.
qui ne peut être ignorée par le pouvoir puisque cela
5. Le pronom indéfini « on » a justement l’avan-
remet en question sa légitimité. La condamnation
tage de ne pas définir ce qu’il représente. Il permet
est la seule réponse possible.
à l’auteur de ne pas préciser de qui il parle. Cela
2. Théophile de Viau dénonce dans son texte la lui évite de désigner un adversaire et permet tout
persécution dont il a été la victime. Il se dit victime à la fois à chaque lecteur de se sentir concerné, et
du mensonge, comme le montrent l’expression ici un peu coupable de complicité (l. 7).
206 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
6. En présentant ses accusateurs comme des affa- demandé auparavant Valère : « [Valère] demande
bulateurs, prêts à s’attaquer à plus faibles qu’eux ma mort, je la veux comme lui » (v. 17). Et c’est
et à commettre une injustice, Théophile de Viau par là que sa tirade est une défense : il veut la mort
dresse un sombre tableau du pouvoir religieux de pour « sauver » (v. 21) sa propre gloire. Ainsi, le
son époque. Ce faisant, par contraste, il fait une texte révèle le paradoxe du personnage : alors que
apologie, mais seulement en creux, de l’athéisme. Horace est bien le meurtrier de sa sœur, sa mort
serait moins un châtiment royal qu’un choix qui
 HISTOIRE DES ARTS souligne son orgueil et son ambiguïté.
7. Le détail choisi est le bas du tableau, le haut
représentant la Vierge et les saints Anselme et
Martin. Le sort réservé aux athées sur ce détail  LECTURE DU TEXTE
témoigne de la violence qui leur est faite. Nul 2. Le peuple est évoqué à partir du vers 26. Horace
dialogue ici entre croyants et non-croyants, mais en dresse un portrait peu flatteur : il ne s’inté-
au contraire des livres brûlés en raison de leur resse qu’à l’« écorce » (v. 26), aux « dehors »
fausseté. L’accumulation désordonnée des corps (v. 28). Le héros dénonce le manque de pro-
mêlés aux livres dit assez qu’il faut bien confondre fondeur d’un peuple qui finalement ne s’arrête
les uns et les autres et leur accorder le même qu’aux apparences. Mais il va plus loin : le peuple
sort. Ici, il s’agit avant tout de détruire, de faire demande beaucoup aux héros : de la constance,
disparaître. des « merveille[s] » (v. 34), nulle action qui ne
soit « pleine, haute, éclatante » (v. 30). Horace
 ÉCRITURE prend position et sait qu’il va décevoir : plusieurs
formules marquent la déception possible. La tirade
Commentaire met en lumière une opposition entre les souhaits
Les élèves peuvent réinvestir les réponses aux du peuple marqués par l’absolu : « tout » (v. 26),
questions posées, en suivant par exemple le plan « un même cours » (v. 28), « toujours » (v. 29),
suivant : « Tout » (v. 31), « en tout temps, en tous lieux »
I. La stratégie de l’auteur (v. 31), « sans cesse » (v. 34) et les faiblesses du
a) Théophile de Viau persécuté (questions 2 et 5) héros. Ainsi, Horace reconnaît ses limites et
b) Théophile de Viau, victime, se défend… dénonce l’amnésie du peuple : « Son injustice
(question 3) accable et détruit les grands noms ;/ L’honneur des
c) … pour convaincre le roi (question 4) premiers faits se perd par les seconds » (v. 36-37).
3. Horace est sans conteste un homme violent :
guerrier, il a vaincu en tuant les Curiace, mais

‹ P ierre Corneille,
Horace, 1640  p. ¤8‚-¤8⁄
Objectifs :
il est allé plus loin en tuant aussi sa sœur, veuve
d’un Curiace. Il a ainsi honoré son roi en sauvant
Rome. On peut aussi dire paradoxalement qu’il
est vertueux puisqu’il a placé la raison d'État au-
dessus de son amour fraternel. Dans sa tirade, il
– Étudier une tirade classique. ne nie rien et se soumet au roi jusqu’à souhaiter
– Comprendre la défense d’un coupable sa propre mort (v. 17).
et les ambiguïtés du héros cornélien.
4. Horace fait allégeance à la puissance royale :
Le héros face à la justice royale « Sire, on se défend mal contre l’avis d’un roi ;/
Et le plus innocent devient soudain coupable/
 ENTRÉE DANS LE TEXTE Quand aux yeux de son prince il paraît condam-
1. La réponse d’Horace à l’injonction de Tulle, nable » (v. 5-7). On peut à la fois dire qu’il est
« Défendez-vous » (v. 1), peut étonner le lecteur. dans une attitude de soumission. Cependant,
Tout d’abord, il refuse de se défendre face au roi, tout en soulignant la toute-puissance du roi, il
qui pour lui semble déjà l’avoir jugé (v. 7) : « C’est souligne au vers 6 que cela n’écarte en rien son
crime qu’envers lui se vouloir excuser » (v. 8). Il injustice. Son propos est donc aussi perfide car
fait allégeance au roi et lui remet sa vie. D’autre il reconnaît au passage la possible erreur face à
part, Horace veut lui aussi mourir, comme l’a laquelle on ne peut rien. La présence à la rime
15 Lutter contre les injustices | 207
du verbe « obéir », vers 12, résume l’attitude  ÉCRITURE
d’Horace, quoi qu’il en pense.
Commentaire
5. Les rimes défendre/entendre, loi/roi et cou-
L’axe de commentaire pourra suivre le plan
pable/condamnable montrent quel est le travail
suivant :
de la versification par Corneille. Ces trois rimes
soulignent le sujet, la défense d’Horace, les enjeux I. Un héros singulier
liés au droit et annoncent le destin d’Horace. a) La reconnaissance du crime commis (question 3)
Ce dernier est prisonnier à la fois de la loi et du b) La souffrance du héros (question 2)
roi, et sa défense se trouve d’emblée entravée c) Une défense qui n’en est pas une (question 1)
par cela, mais aussi par son statut de coupable.
Autrement dit, Horace est inévitablement et


d’emblée condamné.
6. En faisant le choix de la mort, Horace ne
V oltaire, Traité
s’abaisse pas. Au contraire, il meurt en héros et sur la tolérance, 1763
évite tout ce qu’il fait dire au peuple à la fin de
sa tirade : « quand la renommée a passé l’ordi-  p. ¤8¤-¤8‹
naire,/ Si l’on n’en veut déchoir, il faut ne plus
Objectifs :
rien faire » (v. 38-39). Ne plus rien faire revient à
– Comprendre l’intervention de Voltaire,
faire le choix de mourir. Horace pose la question
écrivain et philosophe, dans une affaire
du devenir du héros après la gloire, du regard
injuste du peuple qui réclame sans arrêt « une judiciaire.
action pleine, haute, éclatante » (v. 30). – Analyser la stratégie argumentative
de l’auteur à l’égard des juges de Toulouse.
7. Au fond, on comprend qu’Horace souffre, – Comprendre comment Voltaire défend
non seulement de devoir se justifier devant le et promeut la tolérance.
roi et le peuple, mais aussi de pouvoir déchoir.
Aussi le choix de la mort s’impose-t-il. On peut
y voir une action orgueilleuse et individuelle, Un combat contre l’erreur
mais aussi y lire en filigrane toute la question du judiciaire
héros cornélien qui, au fait de sa gloire, ne peut  ENTRÉE DANS LE TEXTE
plus que redescendre. Et à cela, Horace ne peut 1. Voltaire ne porte pas une parole polémique
se résoudre. qui mettrait violemment en accusation les juges
de Toulouse. Au contraire, il adopte une autre
 HISTOIRE DES ARTS
stratégie : ne pas discuter de l’erreur judiciaire,
8. Le tableau de Girodet est inspiré par le sujet de
l’admettre comme acquise et porter le débat sur
concours lancé pour le grand prix de peinture de
la façon de la réparer. En refusant de les accabler,
l’Académie en 1785. Sans y participer, le peintre
il souligne plus fortement encore leur erreur en la
a tout de même réalisé un tableau.
présentant comme indiscutable : « Nous n’avons
Le tableau réunit tous les protagonistes : le père
pas cru offenser les huit juges de Toulouse en disant
d’Horace à gauche, en rouge et gris, sa mère en
qu’ils se sont trompés » (l. 4-5). Il la présente
orange et bleu, et sa sœur Camille en blanc et
comme reconnue par « l’Europe toute entière »
rose. En vert et violet, on perçoit son autre sœur.
(l. 6). Il ne reste plus aux juges qu’à réparer leur
Horace tient son épée à la main droite et est vêtu
erreur.
d’une armure orange, d’une jupe verte et d’une
toge rouge. Girodet choisit deux axes pour mettre
en scène le meurtre de la sœur par le frère : il  LECTURE DU TEXTE
recherche l’expressivité des visages et des corps : 2. Voltaire se place avant tout sous l’autorité de
le père, la mère et la sœur de la victime ont les Dieu, premier nom de l’extrait. Il cite ensuite
bras levés vers le ciel et les visages marqués par une lettre anonyme, à partir de la ligne 19, puis
la frayeur. Horace, lui aussi, a le bras droit levé compare son ouvrage aux Lettres provinciales de
vers le ciel et l’épée tendue, son visage est au Pascal (l. 26) et, enfin, il donne la parole à la
contraire déterminé. nature (l. 40 à 50). Il existe une sorte de chemin

208 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


cyclique, de Dieu à la nature, qui tend à dépasser rapport est inégal car Jean Calas est seul alors
les querelles humaines et place le débat au-dessus que tout un peuple est ligué derrière le capitoul,
des juges. dont un religieux catholique.
3. L’extrait mêle différents textes que l’on pourrait
dire de natures variées : la parole de Voltaire,  ÉCRITURE
l’extrait d’une lettre, la réponse de Voltaire, qui Commentaire
est presque un texte dans le texte, puis, sous la L’axe de commentaire pourra suivre le plan
forme d’une personnification, le discours de la suivant :
nature cité entre guillemets. Le texte relève d’une
écriture presque fragmentaire, compulsant à la I. La défense de Jean Calas
manière d’un dossier juridique les témoignages ou a) Un dossier pour la défense d’un innocent
les différentes pièces d’un dossier. L’intervention (question 3)
finale de la nature est une volonté de dépasser b) Une stratégie propre à retourner les juges
le débat « humain », pourrait-on dire. Voltaire (question 1)
ainsi se place sous une autorité plus importante, c) Un discours pour la tolérance (questions 5 et 6)
quasiment celle de Dieu.
4. Les quatre verbes à l’impératif de la dernière
phrase donnent une dimension particulière au
propos de Voltaire. La demande ne vient plus de
l’auteur, mais de la « nature ». Elle a une double ∞ V ictor Hugo, Discours
sur la misère, 1849

6
nature : négative, d’abord (« N’étouffez pas »,
l. 48, « ne le corrompez pas » et « ne substituez Abbé Pierre,
pas », l. 49) et injonctive (« apprenez », l. 49). Le
traité prend alors une dimension plus universelle
Appel du 1er février
et transcendante. 1954  p. ¤8›-¤8∞
5. On peut repérer les métaphores suivantes :
Objectifs :
« ouvert une voie » (l. 6), « Je sème un grain […]
produire une moisson » (l. 36) et de même « un – Étudier deux discours, c’est-à-dire deux
germe » (l. 47). Cela montre bien la volonté de textes destinés à être prononcés par leurs
Voltaire qui veut éveiller la raison en semant auteurs devant un auditoire. Analyser
dans les esprits les germes de la critique afin que la dimension rhétorique des textes.
chacun réfléchisse à la situation. Les métaphores – Montrer que chaque texte adopte
utilisées rappellent celle de la « Lumière », chère une stratégie propre à servir sa visée :
aux philosophes de l’époque. émouvoir et provoquer la réaction
de l’auditoire.
6. Voltaire utilise ici une personnification. La
nature représente Dieu, évoqué au début du texte.
Cela permet à l’auteur de dépasser sa propre voix Discours des misères de ce temps
et de faire entendre un discours plus universel et  ENTRÉE DANS LES TEXTES
encore plus convaincant. 1. Les textes de Victor Hugo et de l’abbé Pierre
sont encore actuels. Ils décrivent une misère
qui est toujours présente en France aujourd’hui.
 HISTOIRE DES ARTS La situation décrite dans le message radiopho-
7. Le tableau montre Jean Calas de dos à côté nique de 1954 fait écho à la détresse des S.D.F.
de son fils mort, à sa gauche. Ce dernier porte et l’appel à la solidarité et à la fraternité pourrait
encore la corde autour de son cou. Jean Calas a les être repris tel quel par les Restos du cœur ou par
bras ballants et semble impuissant. Face à lui, un d’autres associations caritatives qui prennent
homme le désigne du doigt : il s’agit du capitoul en charge les personnes les plus fragiles et à la
David de Baudrigue. Il l’accuse, on le sait, d’avoir rue. Le discours de Victor Hugo est plus marqué
tué son fils alors que celui-ci voulait se convertir historiquement : il décrit la misère propre au xixe
au catholicisme (la famille est protestante). Le siècle. Les maladies et l’insalubrité sont moins
15 Lutter contre les injustices | 209
présentes aujourd’hui, grâce à une politique de évoque bien la mort d’un écrivain (l. 8) et le sort
santé publique volontariste, mais pour autant, d’une famille, « une mère et ses quatre enfants »
elles n’ont pas totalement disparu. (l. 13), mais il n’y a pas d’autre précision.
5. L’abbé Pierre est un prêtre catholique, un
homme d’Église. Le texte cité date d’une époque
 LECTURE DES TEXTES au cours de laquelle la parole religieuse pouvait
2. Victor Hugo évoque à la ligne 10 un écri- encore faire autorité. La parole de l’abbé est écou-
vain mort de faim, « un malheureux homme de
tée parce qu’il représente le désintéressement,
lettres » (l. 8), tandis que l’abbé Pierre évoque
la fraternité à l’égard de ceux qui souffrent et la
d’emblée une femme anonyme morte de froid
solidarité à mettre en marche pour ceux qui le
(l. 2). Ce dernier part du fait divers, tandis que
peuvent. Son statut religieux de prêtre lui donne
Victor Hugo décrit auparavant l’insalubrité qu’il
aussi une dimension particulière, proche du sacré.
constate à Paris. Ce sont deux choix différents :
Il est à l’écart des hommes et délivre une parole
partir d’un cas particulier, ici un fait divers, pour
à laquelle il convient d’être attentif.
l’ouvrir à d’autres situations (abbé Pierre) ou d’une
description plus anonyme et s’appuyer ensuite sur 6. La mise en page du texte montre bien qu’il est
des exemples individuels (Hugo). destiné à être prononcé à la radio : il est formé
de paragraphes courts, qui marquent les respira-
3. L’abbé Pierre s’adresse avec autorité à ses tions de l’orateur, et ce d’autant plus que trois
auditeurs. Il utilise l’impératif : « Écoutez-moi »
paragraphes se terminent par des phrases excla-
(l. 7), « aimons-nous » (l. 19) et « Déposez »
matives. Il y a donc bien des pauses. L’utilisation
(l. 28). Il remercie également deux fois et recourt
des majuscules, lignes 14 et 15, souligne l’acmé du
à l’exclamative (l. 22 et 35). Des formules plus
discours, que sont les mots destinés aux personnes
détournées sont aussi présentes : « Je vous prie »
souffrantes. En effet, il s’agit, entre guillemets, des
(l. 18-19) ou encore « Grâce à vous » (l. 32).
mots qui doivent accueillir les nécessiteux dans
Surtout, le texte est fortement modalisé avec des
les « centres fraternels de dépannage ».
verbes qui marquent l’obligation morale qu’ont
les auditeurs d’agir : « il faut » trois fois (l. 9, 10 7. Les répétitions permettent à l’orateur d’insis-
et 24) et « doit » (l. 17). En somme, l’abbé Pierre ter, mais aussi de rythmer le discours (« il y a »,
amène les auditeurs, assez fermement, à se sentir l. 1-2) et surtout trois fois « je dis » dans le dernier
concernés. Il ne joue pas seulement sur l’aspect paragraphe. Ces répétitions marquent l’existence
pathétique des situations décrites, il veut aussi de la misère, pour la première, et l’implication
mobiliser et faire réagir immédiatement. de l’orateur, pour la seconde. Elles vont éveiller
l’attention de l’auditoire, qui peut être frappé par
4. Le texte de l’abbé Pierre, qui est à l’origine un l’autorité de Victor Hugo dans le dernier para-
discours radiophonique pour Radio-Luxembourg
graphe, soutenue par la répétition de « je dis ».
en 1954, compte un certain nombre d’informa-
tions. Il relate la situation précise de la femme
morte de froid. On comprend qu’elle est décédée  HISTOIRE DES ARTS
dans la nuit du 31 janvier au 1er février à Paris, 8. La publicité pour la fondation Abbé Pierre
boulevard Sébastopol. Les références spatiales présente une jeune enfant dans un intérieur insa-
qui suivent, le « Panthéon » (l. 8), la « rue lubre. Elle occupe le premier tiers de l’image.
de la Montagne Sainte-Geneviève » (l. 8-9), La petite fille regarde l’objectif, elle est éclairée
« Courbevoie » (l. 9) et « l’hôtel Rochester, 92 par la lumière de la fenêtre à gauche, au pied de
rue de la Boétie » (l. 28-29), ainsi que les indica- laquelle on voit un petit sèche-linge. À droite,
tions quantitatives pour les couvertures, tentes et un canapé abîmé et une table de salon avec un
poêles ancrent le texte dans le réel et lui donnent biberon. L’arrière-plan est formé d’un mur sombre,
en effet une dimension informative. Le discours abîmé et gribouillé. Le slogan tient en deux
de Victor Hugo n’est pas de même nature : il est phrases, mises sur deux lignes en haut à gauche :
plus littéraire. Il s’agit davantage d’une description « Manon a gribouillé sur le mur. Le reste, c’est pas
pathétique, sans ancrage réel, qui veut toucher elle », et un constat en bas à droite : « 600 000
l’auditeur, ici l’Assemblée nationale, sans prendre enfants victimes du mal-logement » suivi d’une
appui sur des exemples tout à fait identifiables. Il injonction collective : « Agissons ». Le choix de
210 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
l’enfant et le choc entre son univers, à travers le
verbe « gribouiller », enfantin et presque drôle, et ⁄) Onze contre un  p. ¤86-¤8‡
l’insalubrité touchent le spectateur. L’enfant est La scène d’où est tirée l’image n° 4 commence
la « victime » (le terme est sur l’affiche) la plus 37 minutes après le début du film.
innocente possible de cette situation.
9. Les élèves trouveront de nombreuses affiches  ÉTUDE DES IMAGES
dans le cadre de la Journée mondiale du refus de 1. Les personnages imaginés par Reginald Rose et
la misère. Amnesty International a également repris par Sidney Lumet permettent de représenter
mené des campagnes de publicité. De nombreuses de façon synthétique la société américaine. On
photographies de reporters sont également dispo- y retrouve toutes les catégories socioprofession-
nibles. Pour la peinture, de Bruegel aux réalistes nelles (C.S.P.) : classe populaire avec le chômeur
du xixe siècle, le corpus est tout aussi riche. et le peintre en bâtiment, classe moyenne avec
l’employé de banque et le représentant de com-
 ÉCRITURE merce, classe supérieure avec l’architecte. Sont
aussi représentées toutes les générations, ce qui
Sujet d’invention est rendu visible à l’écran par le choix des acteurs.
On laissera un temps de recherche aux élèves afin Ces différences favorisent l’incompréhension
qu’ils s’informent sur des points précis : entre jurés et l’émergence du conflit. Pour autant,
– état du chômage en France (nombre d’individus il faut souligner que le conflit que Sidney Lumet
touchés, quelles tranches d’âge, durée) ; va mettre en scène n’est ni un conflit de classes,
– nombre de bénéficiaires des minima sociaux ; ni un conflit générationnel, car le retraité et le
– revenu moyen, notion de seuil de pauvreté ; jeune chômeur seront les premiers à partager
– nombre de repas distribués par les Restos du l’avis du juré 8, architecte.
cœur, nombre de bénéficiaires et de bénévoles.
Le discours rédigé doit avoir deux dimensions :
– informative, reprenant les éléments trouvés et Prolongement
les mettant en valeur ; Cette question permet de découvrir la notion de
– une dimension plus directement humaine, C.S.P., dans le cadre de l’enseignement d’explo-
propre à susciter la solidarité. ration « Littérature et société ».
2. La quasi-totalité du film, hormis les premières
et les dernières minutes, se déroule dans la salle


de délibération du jury. Il s’agit donc d’un huis
S idney Lumet, clos. Sidney Lumet prend soin de souligner que
Douze hommes la salle est fermée à clé. Ce travail sur l’espace est
une manière efficace de rappeler que les jurés ne
en colère, 1957 pourront sortir avant d’avoir mené à bien leurs
délibérations. Cela renvoie à la définition même
  p. ¤86-¤8· du dialogue délibératif : il a pour objectif premier
de faire naître, par la discussion, une décision
collective, dont les enjeux sont lourds. Le huis
Présentation de la séquence clos peut aussi engendrer, chez les personnages
Le film de Sidney Lumet montre comment l’argu- comme chez le spectateur, un sentiment de claus-
mentation permet à un homme, au début seul trophobie. Celle-ci est renforcée par plusieurs
contre tous, de renverser le point de vue de ses procédés particulièrement visibles dans cette
interlocuteurs et d’emporter leur adhésion au scène. Tout d’abord, il n’y a aucune profondeur
terme de longs débats. Il permet ainsi de découvrir de champ : les murs enserrent les personnages et
la puissance de la parole tout en étudiant toutes montrent de façon visuelle l’absence de perspec-
les formes du dialogue argumentatif. Dialogues tive d’avenir à laquelle l’accusé semble condamné
polémique, didactique, dialectique, délibératif : à l’ouverture du film. L’angle de prise de vue
tous sont convoqués pour permettre à l’acquit- (plongée ou contre-plongée) accentue encore
tement de l’emporter. cette impression. En effet, la table de délibération

15 Lutter contre les injustices | 211


est filmée en plongée : les personnages semblent sur http://www.allocine.fr ou http://www.imdb.
ainsi écrasés par le poids de la décision à prendre. com. Il peut également être intéressant d’étudier
Sidney Lumet lui-même a explicité l’importance les affiches de quelques mises en scène de la pièce
de ce procédé dans sa réalisation : « J’ai tourné le de Reginald Rose, par exemple celle du Théâtre
premier tiers du film au-dessus du niveau des yeux, de Paris avec Michel Leeb dans le rôle du juré 8.
le deuxième tiers à hauteur des yeux et le dernier – On peut comparer cette affiche avec Le Jugement
tiers en dessous du niveau des yeux. Ainsi, vers de Salomon de Poussin. Le couteau fait place au
la fin du film, on commençait à voir le plafond. glaive. On peut interroger les élèves sur la per-
Les murs se rapprochaient et le plafond semblait manence de cette allégorie de la justice, pour le
s’abaisser. Cette sensation d’une claustrophobie moins tranchante, ainsi que sur l’étymologie du
grandissante m’a permis de maintenir la tension verbe « décider » : trancher, couper en deux. Que
jusqu’à la fin où j’ai utilisé un angle plus large fait-on lorsqu’on décide ?
pour laisser le spectateur respirer. » Dans ce huis
clos étouffant, le juré 8 est isolé et, à l’image, en
infériorité par rapport aux autres, tout particu-  LECTURE DU TEXTE
lièrement par rapport au président du jury qui le 4. C’est principalement dans la deuxième réplique
domine visuellement. de l’extrait que le juré 8 démonte le témoignage
à charge du vieil homme en le confrontant à
3. Dans les deux affiches, le juré 8 est mis en valeur celui du témoin oculaire : la femme. Pour ce
en bas de l’image. Dans les deux cas également, faire, il adopte un raisonnement déductif établis-
il se détache des autres membres du jury par la sant précisément le moment du crime à l’instant
taille de son portrait, beaucoup plus grand. Les où le métro aérien passe devant les fenêtres de
ressemblances, cependant, s’arrêtent là car les l’appartement, c’est-à-dire à l’instant où le bruit
affiches présentent deux jurés 8 très différents. est « insupportable ». Il en déduit que, de ce fait,
Sur l’affiche du film de Sidney Lumet, le couteau un témoignage auditif est impossible. La démarche
planté dans le titre évoque le crime et la scène du juré 8 est particulièrement habile car il part
où le juré 8 plante le couteau sur la table, mais il d’une connaissance partagée par tous (le métro
coupe aussi l’image en deux. En ce sens, il sym- aérien est particulièrement bruyant) pour amener
bolise l’hésitation du vote entre « coupable » et ses interlocuteurs à déduire par eux-mêmes l’inva-
« non coupable », et l’enjeu de l’argumentation : lidité du témoignage. De façon symbolique, on
peut-on condamner sans certitude ? Il incarne le découvre ici que Reginald Rose n’a pas choisi au
dilemme et l’alternative de chaque juré. Seul le hasard la profession du juré 8 : il est architecte des
juré 8 n’hésite pas, car il apparaît, sous les traits débats car c’est lui qui construit l’argumentation
d’Henry Fonda, comme un homme sûr de lui. et sa progression tout au long des délibérations.
En haut de l’affiche, il est debout, essayant de
convaincre, et en bas de l’affiche, il regarde d’un 5. Le juré 8 est un débatteur habile, mais c’est sur-
air décidé vers le haut, c’est-à-dire vers l’avenir. tout un orateur convaincu. Sa profonde conviction
Cette attitude exalte la position morale qu’il lui donne le courage de s’opposer à tous, supériorité
incarne et montre sans ambiguïté le parti pris mise en scène visuellement par le fait qu’il est
idéologique du film. Il en va tout autrement sur debout lors de la scène, et qu’il parcourt la pièce.
l’affiche du film de Mikhalkov : le juré 8 semble,
au contraire, dans un état de grande faiblesse, Prolongements
écrasé par le poids du doute. De plus, les oiseaux
Plusieurs activités d’écriture sont possibles pour
qui semblent s’envoler de sa tête symbolisent la
réinvestir ces premières analyses.
liberté, mettant en lumière une autre question
– « Le juré 8 raconte dans son journal intime
morale : ils représentent en effet non seulement
les sentiments qu’il a éprouvés et ce qu’il a
la liberté dont sera peut-être privé l’accusé, mais
pensé lorsqu’il s’est retrouvé seul à voter non
surtout la liberté de penser du juré 8.
coupable. » Cette activité amènera l’élève à être
particulièrement attentif au jeu d’Henri Fonda,
Prolongements tel qu’il apparaît dans les premières images.
– Il existe d’autres affiches du film de Lumet ou de – « Vous êtes acteur. De quel juré aimeriez-vous
Mikhalkov. Ces dernières peuvent être trouvées jouer le rôle ? Argumentez. » Ce sujet permet

212 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


d’approfondir la réflexion concernant la liste des questionnement est d’abord lancé par le juré 9 et
personnages et le condensé de la société qu’elle non plus par le juré 8, même si ce dernier reprend
incarne à l’écran, ce qui permet à tout spectateur la main pour faire le tour des votes. Plusieurs pas-
de s’identifier à l’un des jurés. Les arguments de sages soulignent la collaboration des jurés : ainsi,
l’élève devront à la fois porter sur le juré choisi, sa lorsque le juré 9 évoque le premier les marques
personnalité et son intérêt, et sur ce que l’acteur sur le nez de la femme, il est immédiatement
pourrait apporter à ce rôle : apparence physique, soutenu par le juré 5 et le président du jury, puis
jeu, etc. par le juré 4, alors même que reconnaître cette
observation va l’amener à changer d’avis. Cette
scène révèle alors l’honnêteté intellectuelle de
tous les jurés, sauf le juré 3 qui, seul, persiste à
nier l’évidence. Les répliques du juré 3 dans cette
¤) La quête de la vérité  p. ¤88 scène consistent en effet à contester l’authenticité
La scène commence 1 h 17 min 50 s après le de ce qui a été observé (marques sur le nez), puis
début du film. les comportements les plus vraisemblables (dormir
sans ses lunettes).
 ÉTUDE DES IMAGES 3. Les répliques du juré 8 font monter la tension
1. Délibérer, c’est pour chacun des jurés accep- dramatique car il reprend la main au moment où
ter de questionner ses propres convictions. Là l’argumentation dépasse la simple observation
réside l’intérêt du film : il ne donne pas à voir le quant à l’apparence physique du témoin pour en
procès, mais l’émergence du doute et de la certi- arriver à la remise en cause de son témoignage,
tude, comme l’affirme très justement Christian et au renversement des votes.
Charrière-Bournazel, avocat et bâtonnier de
l’Ordre des avocats au barreau de Paris, dans
L’Avant-Scène théâtre n° 1 271, du 1er novembre  ÉCRITURE
2009 : « Douze hommes en colère ne peint pas le L’écriture d’une plaidoirie permet de retravailler,
procès, mais le délibéré. C’est une pièce unique sous une autre forme argumentative, le dialogue
où l’on voit comment une sorte de certitude étudié. Elle offre en outre la possibilité d’aborder
commune se désagrège à l’occasion d’une maïeu- Douze hommes en colère sous un angle théâtral et
tique contraignant chacun à rentrer en soi pour non plus seulement cinématographique.
y voir sa propre conviction se dissoudre. » D’un – S’il avait pensé aux arguments développés par
point de vue cinématographique, l’alternance des les jurés au cours de leur délibération, l’avocat
champs-contrechamps est le procédé classique du de l’accusé aurait prononcé une bien meilleure
dialogue et de la confrontation des points de vue. plaidoirie. Rédigez-la.
Il est renforcé par le choix de plans rapprochés qui – Un avocat emporte aussi l’adhésion par son
révèlent la psychologie des personnages. En effet, à talent oratoire. Proposez une mise en scène de
l’image de ces trois photogrammes, la majorité des cette plaidoirie : quel ton, quelle gestuelle doit-
plans du film sont des plans serrés (plan rapproché il adopter ?
poitrine ou gros plan) qui permettent de lire les – Créez des didascalies (lieu, atmosphère, dépla-
émotions des personnages. Cette focalisation sur cement des personnages) pour chaque étape de
le personnage est renforcée par l’absence de pro- son argumentation.
fondeur de champ : rares sont les arrière-plans et,
bien souvent, la zone de netteté s’arrête derrière
 LECTURE DE L’IMAGE
le personnage, renforçant sa solitude morale face
La quête de la vérité passe aussi par la dénoncia-
au choix qui lui incombe.
tion des préjugés, ce que le film fait lorsque le
juré 10 expose ses arguments racistes, condam-
 LECTURE DU TEXTE nés par l’ensemble du jury. Dans cette séquence
2. Dans cette scène, les jurés se livrent à une (1 h 14 min 14 s), il est possible de demander aux
reconstitution du procès en passant au crible les élèves quels mouvements de caméra soulignent la
propos et l’apparence du seul témoin oculaire réprobation générale des propos du juré 10, puis
du crime. Il est intéressant de remarquer que le l’adhésion aux paroles d’apaisement du juré 8. En
15 Lutter contre les injustices | 213
effet, ce mouvement de rejet, puis d’approbation unique, devient progressivement une figure
est signifié par un travelling, d’abord arrière (la plurielle (« comment ils sont »). Il n’est plus
caméra s’éloigne du juré 10), puis avant (la caméra l’accusé, mais le symbole de tous les fils indignes.
se rapproche du juré 8). Autre confusion, il s’identifie à la victime : « je le
sens, ce couteau ». Sommé de justifier son vote
« coupable », le juré 3 révèle ainsi l’erreur de son
raisonnement. Ce coup de théâtre final marque
ainsi la victoire de la parole argumentative du juré
8 et l’impuissance de la parole mal argumentée
‹) Le coup de théâtre final et du raisonnement mal construit.
  p. ¤8· 4. La dernière réplique peut être interprétée de
plusieurs manières. On peut imaginer que le juré
La scène commence 1 h 25 min 40 s après le 3 se rend enfin compte que sa persistance à voter
début du film. coupable venait de la confusion qu’il avait faite
entre l’accusé et son propre fils et du ressentiment
 ÉTUDE DES IMAGES qu’il éprouve à l’égard de ce dernier. Dès lors,
1. Comme le montrent les photogrammes, Sidney son « D’accord, d’accord » signifie qu’il a changé
Lumet introduit dans le film un détail absent du d’opinion sur la culpabilité du jeune garçon et
texte théâtral : le juré 3 garde dans son porte- qu’il accepte véritablement de lui laisser la vie.
feuille une photographie de son fils. Cet élément, Le long silence qui précède sa réplique peut aussi
récurrent dans le film, permet de souligner par être interprété comme un temps pendant lequel
l’image la douleur qu’éprouve ce père, violent mais le juré 3 cherche de nouveaux arguments et,
aimant, abandonné par son fils. On comprend à défaut de les avoir trouvés, jette l’éponge et
en effet que le juré 3 s’identifie à la victime car renonce à essayer de convaincre les autres jurés
il a lui aussi frappé son fils, même s’il reconnaît de la culpabilité de l’accusé, à laquelle il croit
avoir eu tort de le faire, et qu’il identifie l’accusé à toujours. Les points de suspension et l’absence de
son propre fils : si ce dernier ne l’a pas poignardé, verbe conjugué peuvent être interprétés comme
il l’a fait de façon symbolique en rompant tout un signe de lassitude du juré 3, ce qui irait plutôt
contact avec lui. On découvre donc un personnage dans le sens du renoncement. Mais ils peuvent
beaucoup plus complexe et ambivalent que ce qui aussi signifier la rupture avec la violence de sa
apparaissait au premier abord. réplique précédente. Et si la colère est tombée,
c’est peut-être parce qu’il est désormais lui aussi
2. Adapter une œuvre sur grand écran, ce n’est convaincu de l’innocence de l’accusé.
pas forcément en respecter la lettre. Sidney Lumet L’intérêt de cette question réside dans l’argumen-
le prouve dans cette scène en transformant ce tation que proposera l’élève. Il s’agira ensuite de
moment en pure image de cinéma, quitte à sup- faire percevoir à la classe qu’il est impossible de
primer tout un passage du texte pour ajouter une trancher : c’est à l’acteur, par son jeu (voix et
scène inédite. La violence verbale devient une gestuelle), de décider quelle interprétation il
violence visuelle et symbolique lorsque le juré 3 choisit. En ce sens, ces hésitations permettent
déchire, sans prononcer d’autre parole, la photo- de montrer aux élèves que jouer un rôle, c’est
graphie de son fils. Une telle transformation est l’interpréter, dans tous les sens du terme.
plus visuelle : ce nouveau dénouement repose
exclusivement sur l’image, alors que Reginald
Rose, écrivant une pièce de théâtre pour la télé-
vision, avait misé sur la parole pour dénouer son
intrigue.  ORAL
Le jury ne conclut pas à l’innocence de l’accusé,
mais à l’absence de preuves suffisantes pour le
 LECTURE DU TEXTE déclarer coupable. Il est possible de débattre avec
3. L’argumentation du juré 3 n’est pas convain- les élèves sur cette absence de conclusion : pour-
cante car elle montre une confusion progressive : quoi, d’après eux, Reginald Rose a-t-il choisi de
l’accusé, qu’il nomme « le gosse », de personne maintenir le doute ?

214 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


 ÉCRITURE – les adjectifs dont les connotations sont positives :
Jeune réalisateur, vous décidez de tourner une « un pays fertile » (l. 1), « un ciel doux » (l. 1),
nouvelle adaptation cinématographique de la « le grand Océan » (l. 2), « la mer furieuse » (l. 3),
pièce de Reginald Rose. Vous rédigez la note « la grande Afrique » (l. 4), « les rigoureux aqui-
d’intention destinée à convaincre les producteurs lons » (l. 6), « des zéphyrs rafraîchissants » (l. 7),
de financer votre projet. « des laines fines » (l. 8), « les nations connues »
(l. 9), « ce beau pays » (l. 10), « véritables néces-
1. Justifiez le choix de cette nouvelle adaptation sités » (l. 17-18), « les arts nécessaires » (l. 20),
de la pièce de Reginald Rose. Est-elle d’actualité ? « leur vie simple et frugale » (l. 20). Ces adjectifs
intemporelle ? qualificatifs correspondent le plus souvent à des
2. Exposez l’originalité de votre adaptation par qualités (abondance naturelle, morale, beauté)
rapport à celle de Sidney Lumet. et signifient le caractère exceptionnel du lieu.
L’utopie est bien un lieu idéal qui forme un écart
3. Expliquez vos choix de mise en scène (acteurs, avec la réalité ;
décors, lumière, cadrages). – les adjectifs dont les connotations sont néga-
tives et dépréciatives : à partir de la ligne 21, les
adjectifs indiquent toutes les séductions vaines
et inutiles (« bâtiments superbes » l. 21, « étoffes
RÊVER D’UN MONDE MEILLEUR ornées » l. 22, « pierres précieuses » l. 22, « parfums
exquis » l. 23, « mets délicieux » l. 23).

8 F énelon,
Les Aventures
de Télémaque,
3. Le registre dominant est celui du lyrisme pour
les raisons suivantes :
– la célébration de la nature et l’expression de
l’émerveillement ;
– des thématiques poétiques évidentes (le fleuve,
1699  p. ¤·‚ la pastorale, les origines fabuleuses avec le peuple
de la Bétique) ;
Objectifs : – l’ampleur des phrases, qui crée le sentiment de
– Étudier une utopie en relation la magnificence et de l’emphase ;
avec le mythe de l’Âge d’or. – un texte romanesque qui s’apparente à un long
– Comprendre les fonctions d’une utopie poème en prose.
dans le roman. 4. Le tableau poétique de la nature met en valeur
– Saisir les valeurs qui animent l’idéal la notion de modération et de tempérance. Il est
proposé. programmatique de la peinture de la cité idéale où
– Analyser l’esthétique au service de l’utopie. les richesses (troupeaux, laines fines, mines d’or
et d’argent) n’entraînent aucun abus puisque les
Une société utopique habitants de la Bétique sont soucieux de rester
simples (l. 10) et de conformer l’usage de ces biens
 LECTURE DU TEXTE
aux seuls véritables besoins de l’homme (l. 18). Ils
1. L’utopie chez Fénelon repose sur une évasion
en restent à une « vie simple et frugale » (l. 20).
hors du réel par l’imagination. Le roman n’ambi-
Le cadre pastoral pose la relation originelle entre
tionne pas de reproduire le réel, mais d’offrir un
l’homme et la nature. Les habitants de la Bétique
beau rêve qui suscite l’envie d’un autre univers ou
maintiennent cette unité en refusant de passer
d’un monde meilleur. L’auteur tire profit des codes
à un âge d’artisanat (l. 17) et en demeurant des
idéalisants du roman romanesque pour s’autoriser
bergers et des laboureurs (l. 16). Même l’or est
cette incursion dans un monde imaginaire parfait.
tenu pour une matière égale au fer : ils s’en servent
2. L’emploi des adjectifs qualificatifs en fonc- « pour des socs de charrue » (l. 14-15).
tion d’épithète est fréquent dans le texte. Il n’est Le tableau pastoral donne son sens à celui de
presque pas de noms communs qui ne se trouvent l’utopie. En formant le cadre et le contexte de
complétés par un adjectif. la cité idéale, il rend ce rêve séduisant. Le retour
On distinguera : à la nature, sur le mode de la sagesse antique et
15 Lutter contre les injustices | 215
biblique, est aussi une fuite hors de la société du une vision simpliste de la société et de l’évolution
xviie siècle et de ses artifices. Fénelon tente de de l’homme ;
réhabiliter un certain humanisme qui se fonde sur – une vision manichéenne au niveau moral :
les relations entre l’homme et la nature. l’homme de la nature étant considéré comme un
homme bon, celui de la société comme dénaturé
Prolongement (cf. controverse entre Voltaire et Rousseau sur le
On pourrait donner lecture de la parodie que bon sauvage) ;
Voltaire fait de la Bétique et du roman de Fénelon – une utopie qui ne résout pas les problèmes
dans Candide. contemporains.
On pourra montrer aux élèves que cet idéal d’une On veillera à ce que les arguments se répondent et
vie au plus près de la nature est bien éloigné de entrent en confrontation pour créer l’animation
l’écologie actuelle et qu’il repose sur un mythe d’un débat.
culturel, celui de l’Âge d’or, à dimension morale. Différents registres peuvent être convoqués :
5. L’utopie de la Bétique valorise la nature sur lyrique pour célébrer la nature, satirique pour se
la ville, la simplicité sur les richesses, l’activité moquer des arguments et des idées du contradicteur.
agricole sur l’industrie urbaine et le commerce,
le refus de tout ce qui est superflu et inutile, le
naturel sur l’artifice. Le dernier paragraphe offre
une clé pour saisir la visée critique de l’utopie :
« l’art de faire des bâtiments superbes, des meubles · J. A. Beschey, Paysage
d’Arcadie, xviiie siècle

⁄‚
d’or et d’argent, des étoffes ornées de broderies
et de pierres précieuses, des parfums exquis, des Luc Schuiten,
mets délicieux » est bien celui pratiqué à la cour
de Louis XIV où tous les arts sont mis au service
« Cités végétales »,
des plaisirs et de l’orgueil du roi. mai 2010  p. ¤·⁄
Objectifs :
 ÉCRITURE – Découvrir le traitement pictural
Sujet d’invention ou graphique de l’utopie.
Le texte produit devra respecter les codes de – Analyser la représentation d’une nature
retranscription d’un dialogue. idéale à travers l’image.
Pour soutenir les avantages d’une vie au plus près – Comprendre les nouvelles formes
de la nature, on pourra prêter à l’un des deux de l’utopie.
personnages un propos sur :
– les effets néfastes de la vie urbaine et industrielle ;  LECTURE DES IMAGES
– la recherche d’un cadre de vie plus en harmonie 1. Le monde urbain imaginé par Schuiten se veut
avec l’homme (temporalité, alimentation) ; attirant et séduisant. Aux espaces complètement
– la préservation du milieu naturel indispensable dominés par le béton, le dessinateur oppose la
à la survie de l’homme ainsi qu’à son équilibre fusion des édifices avec la profusion végétale.
(eau) ; La contre-plongée permet de saisir un espace
– un rapport différent à la nature en fonction des verdoyant et luxuriant. Les formes de la ville
cultures : le modèle des pays du Nord ; épousent les lignes naturelles des arbres. Le carac-
– l’oubli d’une civilisation avant tout rurale avec tère monumental de certaines espèces végétales
ses rites, son réseau de sociabilité, ses modes de vie. inverse les proportions attendues entre la nature
et la ville. Ainsi, le spectateur a l’impression de
Pour en dénoncer les illusions et les naïvetés, le
découvrir une oasis. D’ailleurs, le dessin emprunte
second personnage pourra évoquer :
la représentation de la nature au mythe exotique
– la réalité du cadre rural ou naturel (indus-
des jardins suspendus de Babylone.
trialisation, de fait, des techniques agricoles et
pollution) ; 2. L’Arcadie est un mythe antique et primitif qui
– le danger d’un mythe (l’Âge d’or, l’unité pre- habite l’imaginaire humain. Certes, sa localisa-
mière et primitive avec la nature) qui conduit à tion géographique est possible : l’Arcadie est une

216 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


région de la Grèce située au centre de la péninsule végétal » déclinable à l’extérieur d’un bâtiment
du Péloponnèse. Mais sa dimension est plutôt comme dans les cours intérieures, y compris sur
légendaire : Zeus y serait né. L’Arcadie devient les toits. Ce traitement pariétal de la végétation
un espace mythique où l’harmonie entre la nature est envisagé pour rénover les espaces urbains dans
et les bergers est parfaite. Dès lors, l’Arcadie est une perspective esthétique et écologique.
tenue pour un âge d’or. Avec Les Bucoliques de
5. Schuiten s’inscrit dans une longue tradition
Virgile ou Les Fastes d’Ovide, le mythe gagne en
de l’imaginaire arcadien. Toutefois, l’artiste mêle
ampleur : la pastorale devient poésie, musique,
les inspirations, tissant ensemble art du jardin à
chant. La Renaissance, qui se plaît à célébrer l’har-
l’orientale, profusion végétale sud-américaine
monie entre les hommes et la nature, s’en empare.
et oasis africains. La ville qu’il imagine est donc
C’est surtout la grande toile de Nicolas Poussin,
multiculturelle. Par ailleurs, cette représentation
Les Bergers d’Arcadie (1637-1638) qui consacre
de la cité végétale laisse transparaître les préoccu-
le mythe dans l’imaginaire de l’âge classique.
pations de l’homme moderne : l’écologie, le retour
3. Le tableau de J. A. Beschey installe les représen- à la nature, le respect du monde et des paysages.
tants de l’humanité (des femmes et des hommes
en toge, c’est-à-dire en costume antique) dans
 ÉCRITURE
un paysage accueillant, serein, parcouru par un
cours d’eau, signe de fécondité et d’abondance. Dissertation
Reprenant l’esthétique des paysages de Poussin Le texte s’organisera comme une défense du projet
et leur savant équilibre entre horizontalité de la de Schuiten en deux temps :
plaine et verticalité des arbres, la peinture donne – un réquisitoire contre l’urbanisation outran-
au spectateur le sentiment d’un espace ample : le cière : sentiment d’inhumanité que peut générer
point de fuite est celui d’un horizon qui estompe le béton, le caractère monumental des cités ou
progressivement les formes végétales pour créer des immeubles, le manque d’agrément de ces
une impression d’infini. La disproportion entre lieux où il existe peu d’enclaves pour se repo-
la petite humanité (en taille) et la grandeur de la ser, se détendre, retrouver tranquillité et calme,
nature repose sur le sentiment d’une harmonie : les permettre à des enfants de grandir dans un cadre
hommes bénéficient d’un écrin de verdure, d’un agréable et joyeux ;
havre de paix et de végétation, qui les isolent loin – un plaidoyer pour une ville nouvelle et futuriste :
du monde et du bruit. C’est un âge d’or délicieux se projeter dans un univers urbain qui réalise une
dont le peintre nous donne une image tout en utopie écologique, qui fasse se rencontrer les
nuances alors même que les Lumières mettent hommes et les cultures grâce à une conception
en valeur le rapport essentiel entre l’homme et très ouverte des paysages et du rapport à la nature.
la nature.
4. Le travail graphique de Schuiten s’attache
à assouplir, rendre sinueux les contours et les

⁄⁄
lignes que dessinent les édifices. Le caractère
ondoyant de la nature envahit tout l’espace urbain.
 arivaux,
M
L’imaginaire végétal fonctionne à partir de trois
catégories. L’expansion : la nature recouvre l’inté-
L’Île des esclaves, 1725
gralité de la ville. La profusion par îlot : sur le  p. ¤·¤-¤·‹
mode des jardins cachés de l’Orient, le dessinateur
multiplie les oasis végétales. L’élévation : les arbres Objectifs :
s’épanouissent par l’ampleur de leurs branches ou – Découvrir le traitement de l’utopie
de leurs palmes. L’imaginaire de Schuiten pourrait à travers le genre théâtral.
être purement graphique. Toutefois, il s’inspire des – Saisir la visée critique et la portée sociale
conceptions contemporaines de l’art de la végéta- de l’utopie.
tion dans les espaces urbains : l’habillage des parois – Comprendre le renouvellement
par la végétation. Ces techniques dont le musée des contenus de l’utopie à l’âge classique.
Branly donne un exemple célèbre, concourent – Percevoir ce qui relève d’une utopie
à la création de ce que l’on appelle un « mur et d’une dystopie.

15 Lutter contre les injustices | 217


Le monde à l’envers tristement », soupire beaucoup, se lamente. Il va
même jusqu’à envier le sort de ceux qui ont péri
 ENTRÉE DANS LE TEXTE dans le naufrage (l. 7). À l’arrogance habituelle
1. Cette scène d’ouverture fait découvrir deux des maîtres succède le sentiment de la fragilité,
personnages échoués sur une île. C’est un lieu de la précarité, voire la panique. Iphicrate suscite
commun du théâtre baroque (La Tempête de la pitié. À l’inverse, le personnage d’Arlequin se
Shakespeare). D’emblée, les personnages sont caractérise par la joie, le sentiment du confort et
présentés en rapport avec leurs conditions. Si le de l’aisance, l’absence de questionnement sur son
personnage du valet goguenard et truculent peut sort. C’est désormais le valet qui domine le maître.
être familier depuis le théâtre de Molière, celui Ce monde inversé qui culbute et renverse la
du maître est plus surprenant : sa plainte est peu hiérarchie sociale est redevable à la tradition
compréhensible au tout début. C’est quand le du carnaval ou de la fête des Fous. Le théâtre
spectateur découvre que, sur l’île, les esclaves se baroque a également exploité cette inversion
sont révoltés et ont pris le pouvoir sur les maîtres des rôles pour faire s’interroger sur la fragilité et
(l. 25 à 33) que la comédie prend une dimension l’absurdité des conditions sociales.
sociale : l’ordre hiérarchique traditionnel se trouve
inversé. 5. La modalité exclamative survient dès les pre-
mières répliques à travers les apostrophes (« Mon
patron ! », l. 3) et les interjections (« Hélas ! »
 LECTURE DU TEXTE l. 8, « Eh ! » l. 17, « Oh ! oh ! » l. 23, « Eh ! »
l. 34 et 40, « Ah ! » l. 43, « Hu ! hu ! hu ! »
2. Les noms des héros appartiennent à des uni- l. 46, « Ah ! ah ! ah ! » l. 50). On la retrouve à
vers différents : Arlequin est un personnage de
la ligne 55 (« J’ai les jambes si engourdies !... »)
la commedia dell’arte. Il incarne le type même du
sous la forme d’une phrase exclamative. Cette
valet grotesque, rusé et truculent. Iphicrate est
modalité, qui permet une grande expressivité,
un nom grec qui renvoie à l’histoire antique.
apparaît majoritairement dans les répliques du
Une recherche sur le nom des personnages pourra
valet qui se veut goguenard et narquois sur la
apporter des éclairages importants, voire des clés
nouvelle condition de maître.
de lecture : Iphicrate était un homme politique
La modalité interrogative apparaît davantage dans
athénien stratège, capitaine, à qui ses adversaires
le discours d’Iphicrate à travers un premier appel à
reprochaient la bassesse de sa naissance (on dit
l’aide (« Arlequin ? », l. 1) et un questionnement
qu’il était fils d’un cordonnier). Avec malice,
sur son sort (« Que deviendrons-nous dans cette
Marivaux donne ce nom à son personnage : celui
île ? », l. 3). La modalité interrogative est alors
qui passe pour le maître retrouve sa condition
reprise par Arlequin (« qu’est-ce que c’est que cette
d’inférieur.
race-là ? », l. 23-24) qui appelle l’explication de
3. L’île sur laquelle échouent les personnages prend la révolte des esclaves. Dès lors, la modalité inter-
les dimensions d’une utopie. L’indication scénique rogative sert à exprimer la plainte chez Iphicrate
demeure vague : « La scène se situe dans l’île des (« cela ne suffit-il pas pour me plaindre ? », l. 42),
esclaves ». Sa localisation s’avère impossible et le doute (« que veux-tu dire ? » l. 47) et l’inquié-
respecte l’une des caractéristiques majeures de tude (« à quoi penses-tu ? » l. 49). Elle traduit
l’utopie : un lieu qui n’existe nulle part. L’espace également la nouvelle condition du maître.
insulaire ouvre sur un autre monde. Un espace
de la liberté et du plaisir : le spectateur découvre
Arlequin « une bouteille de vin à sa ceinture »,
s’amusant. L’île promet ainsi d’être celle des plaisirs
pour ceux qui en sont privés dans le monde ordi-
 ORAL
naire. Un espace qui fonctionne comme un monde
La mise en voix et le jeu théâtral permettront
inversé : les esclaves sont devenus les maîtres
d’éclairer l’évolution du personnage d’Arlequin
(l. 25 à 33) par le truchement d’une révolution.
qui devient de plus en plus ironique à l’égard de
4. Le rapport entre Arlequin et Iphicrate s’en son maître. Sa désinvolture, son cynisme, son
trouve inversé. C’est le maître qui entre en manque d’empathie manifestent les revanches
déploration sur sa condition. Iphicrate « s’avance du valet sur le maître.
218 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
 HISTOIRE DES ARTS Révolution urbaine
6. La mise en scène de L’Île des esclaves par la
compagnie Altaïr met en valeur l’inversion de la  ENTRÉE DANS LE TEXTE
hiérarchie à l’aide des costumes et de la gestuelle. 1. Tout au long du texte, le narrateur dévoile
Le valet, qui est interprété par un acteur noir en le visage du nouveau Paris à partir de l’ancien,
référence à la traite négrière au xviiie siècle, est en suivant le cours de sa promenade (Pont-au-
revêtu du costume du maître : un long justau- Change, quai de Conti, Louvre, Bastille). Il ne
corps bleu et blanc qui est celui d’un capitaine. faut pas oublier que L.-S. Mercier compose ce
Le maître, joué par un acteur blanc, endosse le texte en 1770, bien avant la Révolution française
costume de l’esclave : un drap simple qui compose et la démolition de la Bastille. Le lecteur est
la chemise et le pantalon. La ceinture est un donc supposé vivre en 2440 et imaginer le Paris
simple morceau de tissu. La mise en scène joue de 1770 détruit et reconstruit pour la plupart de
donc sur l’inversion des conditions entre esclaves ses monuments. La fiction utopique manifeste
et vendeurs d’esclaves. le désir d’un nouveau monde qui surgirait après
La gestuelle d’une extrême violence opère un retour- avoir fait table rase du passé. L’utopie n’est plus
nement de situation : le héros noir applique au rétrospective comme dans le texte de Fénelon
personnage blanc les violences subies par les esclaves. (texte 8), elle correspond à l’annonce d’un monde
futur meilleur.
 ÉCRITURE
Commentaire  LECTURE DU TEXTE
Cette partie consacrée à la joie d’Arlequin pourra 2. Le texte comporte quatre grandes étapes :
s’organiser à partir des entrées suivantes : – De la ligne 1 à 20, le narrateur évoque la réno-
– un valet typique de la comédie ; vation du Pont-au-Change. Lieu des courtiers
– les interjections et la chanson qui manifestent de change, des affairistes de toute sorte et des
la découverte de sa nouvelle condition ; magistrats municipaux qui tiraient profit du revenu
– un valet ironique sur l’infériorité du maître. des maisons, le pont symbolisait les profits réalisés
au détriment du peuple. Sa destruction par un
incendie permet de mieux utiliser cet argent pour
l’entretien des ponts (l. 18). Une économie plus
honnête dans l’intérêt des citadins amène à une
première transformation de la capitale.
– De la ligne 21 à 28, le narrateur décrit la nouvelle

⁄¤ L ouis-Sébastien
Mercier, L’An 2440.
Rêve s’il en fût
façon d’exploiter l’espace du quai de Conti. Face
à la rive droite où se trouve le Louvre, symbole
de l’ancien pouvoir royal, le conteur imagine
un hôtel de ville sur la rive gauche (l. 24). Les
raisons de la transformation de Paris deviennent
jamais, 1770 civiles et civiques. Il s’agit de donner au citoyen
tout son rôle et toute sa place.
  p. ¤·›-¤·∞ – De la ligne 29 à 39, le narrateur décrit le nouvel
emplacement des statues des rois : celles-ci ont été
Objectifs : démontées des places et ornent les ponts, ce qui
– Comprendre l’utopie des Lumières montre que le pouvoir des rois n’est plus au centre
à travers la fiction de L.-S. Mercier. de la cité. Un bouleversement d’ordre politique
– Identifier la visée critique et la portée explique la nouvelle organisation urbaine.
politique de l’utopie. – De la ligne 40 à 47, le narrateur dévoile la démo-
– Saisir les nouveaux enjeux urbains à partir lition de la Bastille, symbole de l’arbitraire royal.
de la cité imaginée. Les nouvelles valeurs politiques républicaines
– Percevoir les nouvelles dimensions ont conduit à démolir le symbole de l’injustice.
du genre de l’utopie en lien avec le récit L’espace public ouvert, où tout est visible, s’oppose
d’anticipation. à des lieux fermés où règne l’arbitraire.
15 Lutter contre les injustices | 219
3. L’utopie suit donc une progression puisque Le spectateur découvre le monument du Louvre
le nouveau Paris dévoile les nouvelles valeurs : dévasté, à ciel ouvert, en ruine. Le vestige s’appa-
honnêteté, citoyenneté, liberté, justice. La des- rente aux ruines antiques, faisant appartenir le
cription topographique construit un discours Louvre à des temps reculés et désormais révolus.
politique. À chaque étape, le narrateur affirme les On s’y promène comme dans les monuments
nouvelles valeurs qui s’appuient sur une critique antiques de Rome ou de la Grèce. La représen-
systématique des anciens pouvoirs (magistrats tation joue sur la dimension temporelle : un
municipaux, rois, juges iniques). monument qui s’inscrit dans le présent y devient
anachronique. Symbole de l’Ancien Régime, il
4. Le Louvre ainsi que la Bastille symbolisent
se confond avec les antiquités et renvoie à une
l’arbitraire du pouvoir royal. Les deux édifices se
époque lointaine. La peinture se fait fiction et
ressemblent par leur dimension monumentale
exprime l’entrée dans un âge politique nouveau.
et fermée : le peuple n’y accède pas. Les lettres
de cachet évoquées par le narrateur (l. 45) sont
représentatives de ce pouvoir occulte. L’imaginaire  ÉCRITURE
de Mercier préfère à ces lieux des espaces ouverts,
Sujet d’invention
libres et transparents. Le Pont-au-Change permet
lui aussi de dénoncer les taxes et les impôts qui Le texte produit devra respecter des contraintes :
accablent le peuple. – énonciatives : les élèves pourront prendre
modèle sur le texte de Mercier qui fait alter-
5. Le dernier paragraphe présente une phrase ner description et discours, ancien et nouveau
complexe avec une proposition principale (« On mondes ;
me dit », l. 40) et cinq propositions subordonnées – descriptives : les textes produits devront exposer
complétives introduites par « que ». une topographie précise de la ville choisie et une
Cet enchaînement de propositions permet au description rigoureuse et significative des lieux ;
narrateur de donner à son discours du souffle – argumentatives : la description devra rendre
et de l’emphase. Les termes placés au début des explicites les valeurs qui animent ce nouvel idéal
propositions subordonnées (« la Bastille » l. 40, urbain.
« les débris de cet affreux château » l. 42, « les
lettres de cachet » l. 45) martèlent et scandent
la critique du pouvoir royal. Les mots-clés qui se
trouvent à la fin des quatre premières propositions
subordonnées (« le Juge des Rois » l. 41, « la
Clémence » l. 43, « publiquement » l. 44-45,
« peuple » l. 45) marquent une gradation qui
⁄‹ Jean-Christophe
Rufin, Globalia, 2004
 p. ¤·6-¤·‡
exprime le triomphe des citoyens sur les rois. Ils
permettent au locuteur d’élever le ton. La dernière Objectifs :
proposition subordonnée sert de chute (« la nuit – Comprendre ce qu’est une contre-utopie
des temps barbares », l. 47). ou dystopie.
La structure de cette longue phrase complexe – Évaluer le genre de l’utopie
s’apparente à une période oratoire : et de la dystopie dans la création
– protase ou partie qui permet d’élever progres- contemporaine.
sivement le ton (l. 40 à 45) ; – Saisir la visée critique du texte.
– acmé ou point culminant (« un nom inconnu
au peuple », l. 45) ;
– apodose ou partie concluante (l. 46-47).
Une fable sur la mondialisation
 ENTRÉE DANS LE TEXTE
1. Les deux romans prototypiques de la contre-
 HISTOIRE DES ARTS utopie (1984, Le Meilleur des mondes) présentent
6. La démolition imaginaire du Louvre correspond un système politique à l’échelle du monde, dominé
à une aspiration profonde à la liberté : liberté des par les pouvoirs de la science au nom du bonheur
mœurs, liberté civile, liberté politique. Hubert des individus, et régissant de façon totalitaire le
Robert donne forme et vision à cet imaginaire. destin de chacun. L’extrait de Globalia vérifie ces
220 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
caractéristiques : le système politique, Globalia, – recours à la propagande, ce que traduit le discours
est le résultat du phénomène de la globalisation de Kate sous l’emprise de l’idéologie dominante ;
et de la mondialisation. Tous les hommes finissent – absence de liberté puisque s’exerce un contrôle
par vivre selon les mêmes principes et les mêmes permanent des individus (Baïkal et Kate veulent
valeurs. inventer un mensonge pour justifier leur sortie
du territoire) ;
– représentation de tout être non conformé sur
 LECTURE DU TEXTE
le modèle de Globalia et qui vit dans les non-
2. Le terme est composé à partir de l’adjectif
zones comme un ennemi (cf. réaction de Kate
qualificatif « global » qui indique que le système
aux lignes 48 à 50).
politique s’est étendu sur la majeure partie du
monde et de la planète. L’auteur utilise une finale
latine en -a lui permettant de :  ORAL
– passer de l’adjectif à un nom semblable à celui Le débat pourra mettre en valeur l’intérêt de passer
d’un continent (Europa, Africa, Asia, America) ; par la fiction et la contre-utopie pour prendre
– insister sur la signification d’un ensemble d’enti- conscience des risques qu’entraîne une mondia-
tés comprises dans un tout (neutre pluriel -ia en lisation sans prise en compte des singularités et
latin et en grec). des cultures nécessairement diverses et plurielles.
3. À la ligne 16, à partir du discours de Kate com-
menté et critiqué par Baïkal, le lecteur découvre  HISTOIRE DES ARTS
le système politique de Globalia qui repose sur 6. L’image empruntée à la bande dessinée La ville
l’extension de certaines valeurs à tous les indi- qui n’existait pas illustre la création d’une ville
vidus de la planète : liberté, sécurité, bonheur. isolée du reste du monde. Placée sous plusieurs
L’idéal politique de Globalia s’appuie sur des bulles, la ville idéale apparaît hors du temps par
principes universels démocratiques, sécuritaires, son architecture. Elle n’a aucune des caractéris-
économiques. Il parvient à s’étendre grâce aux tiques des villes modernes : uniquement composée
phénomènes de globalisation et de mondialisation d’édifices patrimoniaux, on n’y voit circuler aucun
qui, progressivement, réduisent tous les pays au des transports modernes (voitures, trains, avions).
même modèle. Globalia exploite également les Le lieu semble préservé de toutes les atteintes du
pouvoirs du numérique qui donne le sentiment de temps et de la modernité. La clôture sous une bulle
l’ubiquité (« Ouvre ton multifonction, sélectionne gigantesque suggère que la ville présente un sys-
une agence de voyages et tu pars demain dans tème d’auto-organisation qui se suffit à lui-même,
n’importe quel endroit du monde… », l. 22-23). sans contact avec l’extérieur. Le style architectural
s’apparente à l’Art nouveau qui privilégie les lignes
4. L’utopie politique vire au cauchemar et à la naturelles et qui s’oppose à l’univers industriel.
contre-utopie. La globalisation des mêmes modes Les habitants semblent bénéficier d’une lumière
de vie et de pensée crée chez Baïkal le sentiment permanente grâce aux réverbérations du Soleil ou
d’enfermement (« Je te l’ai toujours dit : j’étouffe. des astres sur les parois des bulles. Le personnage
Je ne peux plus vivre comme cela. Je veux aller que nous découvrons semble hors de ce monde
ailleurs », l. 3-4). Le jeune héros dénonce le danger idéal sans pouvoir y accéder.
d’une uniformisation : « Ce sera partout la même
chose. Partout nous serons en Globalia », l. 8-9).
Aux arguments que lui oppose Kate (absence de  ÉCRITURE
frontières, liberté de circulation, sentiment de Dissertation
sécurité, bonheur), Baïkal répond par le doute et
La dissertation pourra s’organiser à partir du plan
par la critique : il suspecte dans cette conception
suivant :
du monde les effets d’une propagande et une
1. La littérature peut remettre en cause l’ordre
dictature.
social grâce à :
5. Globalia présente les caractéristiques d’un a) des contre-modèles qui permettent de critiquer
régime dictatorial, voire totalitaire : l’ordre établi (Fénelon) ;
– réduction des individus au même modèle, qui b) des fictions qui subvertissent les rapports
empêche la différence et la diversité ; sociaux par le rire et l’ironie (Marivaux) ;
15 Lutter contre les injustices | 221
c) des utopies qui constituent de nouveaux du « lieu du bon » ou pays du bonheur.
modèles politiques (Mercier). – Dystopie vient de l’anglais dystopia, et est
construit avec le préfixe dys et le substantif topos.
2. La littérature a pour fonction d’aider les
Le préfixe marque une difficulté, un mauvais état.
lecteurs à anticiper les dérives possibles de tout
ordre social : 2. – u ou ou : uchronie, soit une réécriture de
a) en révélant les dangers d’une idéologie par l’histoire, de ce qui n’a pas eu lieu.
le détour d’une contre-utopie (Rufin, Orwell, – eu : euphémisme, soit un mot qui atténue la
Huxley) ; violence du propos.
b) en dévoilant les dangers des utopies politiques. – dys : dysfonctionnement, soit un mauvais
fonctionnement.
3. La littérature propose des représentations
de mondes idéalisés qui excèdent la réalité et 3. Les élèves pourront rédiger un paragraphe qui
qui nous aident à maintenir certaines valeurs : réutilise les mots qu’ils auront trouvés.
a) grâce à des utopies qui idéalisent le rapport
de l’homme à la nature et qui nous font nous
interroger sur l’oubli de dimensions fondamentales Des cités idéales
(Fénelon, Schuiten) ; 1. a et b. – Cosmopolis : renvoie à « cosmopolite »,
b) par le genre même de l’utopie ou de la contre- qui est le mélange des identités et le sentiment
utopie qui donnent à l’imagination toute sa place d’être un citoyen du monde. Cosmopolis est un
et sa liberté. film de David Cronenberg de 2012.
– Métropolis : signifie « métropole ». Metropolis
est un film de Fritz Lang de 1927 et un film d’ani-
Lexique mation de Rintaro de 2001.
– Callipolis : signifie « belle ville ». Le terme ren-
Le rêve et l’utopie  p. ‹‚‚ voie au nom de la cité idéale chez le philosophe
Platon (La République, livre V).
– Solaris : signifie « ensoleillé ». Solaris est le titre
Définition de plusieurs films de science-fiction.
1. Les différents sens ont pour points communs 2. Les élèves peuvent se fonder sur la liste des
l’adjectif « idéal » et les notions d’imaginaire et racines grecques qu’ils pourront trouver en ligne,
de rêve. L’utopie est donc une projection idéale sur Wikipédia par exemple : http://fr.wikipedia.
et imaginaire dans un monde meilleur, au sens org/wiki/Racines_grecques
courant. Dans une acception politique, l’utopie
vise au bonheur des citoyens. Dans une acception 3. On laissera les élèves libres de recourir aux
littéraire, l’utopie est aussi l’imagination d’un langues de leurs choix. Ils peuvent bien sûr com-
monde nouveau qui réinvente notre société sans mencer par les langues vivantes ou anciennes qu’ils
tenir compte des contraintes du réel. étudient, mais aussi celles qu’ils peuvent parler.
2. L’écriture de l’utopie permet d’imaginer des
mondes différents, de rêver ou d’imaginer des Un rêve, des rêves
sociétés différentes de la nôtre. Cela permet aux
1. Positifs : rêverie, songe, méditation, fantasme,
écrivains à la fois de critiquer le réel, de porter
utopie, imagination, fiction, paradis, enchante-
parfois un regard satirique, mais aussi de faire des
ment, idéal.
propositions pour un monde différent.
Négatifs : chimère, illusion, mirage, fantasmagorie,
délire, divagation.
Étymologie 2. Avoir la tête dans les nuages : être rêveur, vivre
1. – Utopie est construit avec le préfixe grec ou, dans un songe.
« non » et le substantif topos, « lieu ». L’utopie est Être un doux rêveur : vivre dans un monde d’illu-
donc un lieu qui n’est nulle part ou qui n’existe pas. sions, de fantasme.
– Eutopie est construit avec le préfixe grec eu, Vivre en pays de Cocagne : vivre dans un paradis
bon et le substantif topos. Il s’agit littéralement terrestre, un monde idéal.
222 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
Construire des châteaux en Espagne : projeter – Synonymes de bonheur : bien-être, plaisir, bien,
quelque chose d’impossible, délirant. satisfaction, chance, prospérité, etc.
Découvrir un Eldorado : découvrir un monde
idéal, abondant et rempli d’or.
Harmonie des sens
3. Les élèves devront rédiger un synopsis complet
1. La vue : « voir » ; le goût : « les fontaines d’eau
et non pas seulement le début d’une histoire.
pure », « liqueurs de canne de sucre » ; l’odorat :
« une odeur semblable à celle du gérofle et de la
Rêver d’un monde meilleur cannelle ».
1. Synonymes de désir : soif, appétit, goût, volonté,
ambition, passion, etc.
– Synonymes d’harmonie : accord, union, entente,
fraternité, équilibre, alliance, etc.

15 Lutter contre les injustices | 223


Séquence

ڤ Stanley Kramer,
Devine qui vient dîner, 1967
Présentation de la séquence  p. ‹‚⁄
Livre de l’élève  p. ‹‚⁄ à ‹O§

Le film de Stanley Kramer aborde la question du racisme en confrontant une famille aux idées pour-
tant libérales et tolérantes à la question du mariage mixte. Un seul personnage se révèle ouvertement
raciste dans le film (Hilary Saint-George). Le choix de personnages progressistes permet au réalisateur
de montrer la permanence des clichés et des préjugés, même chez ceux qui croient en être dépourvus.
Le dialogue argumentatif permet alors de les dénoncer et de les dépasser.

puis son entrée dans la pièce est hors champ car

⁄ L a rencontre

avec la belle-famille
 p. ‹‚¤-‹‚‹
le réalisateur filme la réaction de Mrs Drayton
(image B). Dans l’image C, la profondeur de
champ permet de jouer sur l’effet de surprise,
traduit par les regards : Mrs Drayton regarde avec
sidération John, qui regarde Joanna et tousse
La scène de la rencontre avec Mrs Drayton com- (« Hum, hum ») afin d’attirer le regard de Joanna
mence 13 min et 9 s après le début (doc. 1). qui, pour l’instant, dévisage avec surprise le chan-
La scène du curriculum vitae de John Prentice gement d’expression de sa mère. La construction
commence 29 min et 49 s après le début (doc. 4). de l’image met bien en valeur la complexité de la
La scène sur les préjugés de Mr Drayton commence situation entre les trois personnages.
35 min et 38 s après le début (doc. 3).
3. Dans les images B et D, Mrs et Mr Drayton
sont filmés dans une faible profondeur de champ :
 LECTURE DES IMAGES derrière eux, tout est flou, ce qui symbolise leur
1. La profondeur de champ désigne la zone de confusion lorsqu’ils découvrent que le fiancé de
netteté de l’image. Dans l’image A, le personnage leur fille est noir. Le costume de Spencer Tracy,
de Joanna au premier plan est net, de même que strict mais défait, souligne encore ce désarroi.
John Prentice, à l’arrière-plan. Il y a donc une
grande profondeur de champ. Ce choix sym-
bolise la certitude des choix de Joanna : depuis
 LECTURE DES TEXTES
4. À l’apparition de John, Mrs Drayton n’a aucune
sa rencontre avec John et leur décision de se
parole de rejet. Son discours est maîtrisé et poli :
marier, son avenir est clair et net. L’apparition
« Je suis charmée de faire votre connaissance ».
de John dans la profondeur de champ permet de
Mais son jeu, prononciation et gestes, montre
montrer visuellement l’union, la complicité entre
son trouble : bafouillant, « je vais quand même
les deux jeunes gens. Au contraire, Mrs Drayton
m’asseoir ». Ce décalage entre ses paroles et son
est filmée dans une faible profondeur de champ :
comportement permet de montrer au spectateur
le spectateur se concentre donc sur l’expression
le caractère inhabituel et surprenant des couples
de son visage et sa réaction.
mixtes aux États-Unis dans les années 1960. On
2. L’entrée de John se fait dans le dos de Joanna, au relève : « J’ai pensé que c’était un trop grand
moment où celle-ci vient de le nommer, d’abord choc », « pas mal de gens trouveront que nous
dans l’ombre et la profondeur de champ (image A), faisons un couple choquant ».
224 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles
5. Dans le document 3, Mr Drayton fait plusieurs travers les siècles et les générations, les espaces
généralisations : il attribue à l’ensemble des Noirs sociaux, les groupes sociaux. Ainsi, quand on est
des caractéristiques physiques positives comme noir, que l’on soit riche ou pauvre, du Xe ou du
un talent pour la danse : « un sens particulier du xxe siècle, Noir caduc ou Noir débutant, Noir des
rythme », « je dis que les jeunes Noirs dansent villes ou Noir des champs, cultivé ou analphabète,
mieux que les jeunes Blancs ». Or, le fait de faire bouddhiste, hindouiste, shintoïste, agnostique,
de telles généralisations est un peu raciste, même musulman ou chrétien, d’éducation congolaise,
avec de bons sentiments comme c’est le cas de française, guatémaltèque ou serbo-croate, quand
Mr Drayton. on est noir, on est tous pareils, et l’on est guidé
par les mêmes repères comportementaux comme
6. John lui répond que ce qu’il observe avec jus-
le rythme ou le rire : une espèce d’instinct animal
tesse n’est pas inné mais culturel : dans les années
en somme ! Comme pour les animaux, ces repères
1960, Mr Drayton peut effectivement observer
seraient inscrits dans les gènes, dans le sang, et se
que les jeunes Noirs dansent mieux sur certains
transmettraient de façon héréditaire, sans aucune
rythmes que les jeunes Blancs car ces danses sont
place pour la société et le rôle qu’elle joue dans
inspirées de danses africaines, que les jeunes Noirs
l’éducation et la construction des identités. Ainsi,
ont appris dès leur enfance. Mr Drayton reconnaît
qu’il soit élevé en Chine par des parents adoptifs
alors avec John qu’il est effectivement impossible
chinois ou à Kinshasa par des parents biologiques
de faire des généralisations, positives ou négatives,
congolais, l’enfant d’origine zaïroise a le rythme
en citant le cas du base-ball, sport célèbre aux
dombolo dans le sang, tout comme le chien aboie,
États-Unis, dont les sportifs noirs ont longtemps
tout comme l’âne brait et que le cheval hennit,
été absents, avant que certains ne s’y intéressent,
tout comme le chat miaule, tout comme l’éléphant
y soient acceptés dans des équipes, et y brillent,
barrit, peu importe le pays où ces animaux vivent.
comme Willie Mays. En dénonçant un préjugé
Et le sommet de la perfection du système est que,
apparemment élogieux (« les Noirs dansent mieux
grâce au mécanisme d’essentialisation, on finit
que les Blancs), Stanley Kramer montre toutes
par convaincre la victime qu’elle entre dans la
les ramifications de la pensée raciste, même chez
catégorie que l’on a dressée pour elle. Les Noirs
ceux qui sont les plus ouverts et rend sa dénoncia-
sont très heureux qu’on leur ait concédé qu’ils
tion beaucoup plus radicale. Il ne s’agit pas pour
ont le rythme dans le sang et je me demande
lui de dénoncer le racisme évident du Ku Klux
combien de Noirs savent aujourd’hui qu’ils n’ont
Klan, mais bien de faire évoluer un public ouvert
pas le rythme dans le sang. Combien ont enfin
et progressiste, à l’image de Mr et Mrs Drayton,
compris en voyant tous les jeunes des banlieues,
mais qui peut encore, sans s’en rendre compte,
sans distinction de couleur, danser le dombolo,
avoir des préjugés et des a priori.
le breakdance et autres rythmes hip-hop, que le
rythme n’est pas hérédité mais acquisition au sein
Prolongements de la société ? »
Débusquer et dénoncer le racisme, même der- La scène du film entre John et Tillie (55 min et
rière les bons sentiments, c’est la démarche de 15 s après le début) va également en ce sens :
Gaston Kelman, dans son essai Je suis noir et je Tillie, bien que noire elle-même, a également des
n’aime pas le manioc. Il y dénonce notamment, préjugés sur les Noirs. Elle est donc persuadée que
dans la droite ligne de cette scène de Devine qui John n’est pas réellement amoureux de Joanna,
vient dîner, le prétendu « rythme dans la peau » : mais cherche à l’épouser pour la fortune de son
« On trouve enfin le racisme de stigmatisation et père. Ces scènes permettent à Stanley Kramer de
d’essentialisation. […] Il puise sa légitimité dans dénoncer toutes les formes de préjugés racistes :
des approches très savantes, de la sociologie à ceux des Blancs et ceux des Noirs eux-mêmes.
l’anthropologie, en passant par l’ethnologie. Il
attribue à une race des caractéristiques spéci- 7. Le scénariste a choisi de donner à John Prentice
fiques. Ces caractéristiques comportementales un C.V. impressionnant, si parfait qu’il en devient
seraient congénitales, immuables comme les excessif, ce que Mr Drayton souligne lui-même :
caractéristiques physiques, dont la couleur de la « Pas étonnant qu’il soit si discret. S’il se mettait
peau est la plus visible. Ces caractéristiques, on à énumérer ses propres mérites, on le prendrait
les retrouverait à l’identique à travers les ères, à pour un fou ». Ce choix permet de faire de John

16 Stanley Kramer, Devine qui vient dîner | 225


un gendre idéal, capable d’assurer à Joanna une violences, y compris aux violences légales, dont
vie dont ses parents ne pourraient que rêver. Les son fils pourrait être victime s’il épousait une
seules réserves qu’ils pourront émettre à l’égard femme blanche. Selon John, l’attitude de son
de leur mariage ne peuvent plus désormais que père est celle d’une génération qui, face aux dis-
concerner la couleur de peau. L’intrigue est donc criminations, cherche à « vivre avec au mieux »
resserrée autour de la question de l’acceptation au lieu de les combattre. Pour Mr Prentice, il faut
ou du refus de la différence. se conformer à ce que la société discriminatoire
attend, afin d’éviter les risques et les violences
et ne pas faire de vagues. C’est ce que dénonce

¤ L e conflit
père-fils  p. ‹‚›
La scène commence 1 h 24 min 11 s après le début.
son fils : « Toi et tous les autres attardés de ta
génération », « vos préjugés mesquins ».
4. Le dialogue argumentatif entre John et son
père se termine lorsque John dit : « Tu penses à
toi comme un homme de couleur. Moi, je pense
Objectif : voir les angles de prise de vue à moi comme un homme ». Par ces mots, John
(plongée et contre-plongée p. 286) et la mise l’emporte et son père quitte la pièce sans pronon-
en scène du dialogue par l’alternance cer d’autres mots. En se définissant comme « un
des champs-contrechamps (p. 289). homme de couleur », Mr Prentice a une vision
peut-être pragmatique mais réduite de ses droits,
 ÉTUDE DES IMAGES de ce qu’il est et de ses possibilités, de ce qu’il peut
1. Cette scène de dialogue est filmée en alter- faire, devenir, etc. Il voit tout à travers le prisme
nant les points de vue grâce à la technique du de sa couleur de peau, c’est-à-dire le prisme de
champ-contrechamp (voir manuel p. 289). L’angle la ségrégation et des discriminations. Certes, les
selon lequel les deux personnages sont filmés hommes de la génération de Mr Prentice se sont
varie au cours de la scène. Au début (image A), battus contre les discriminations afin d’offrir à
le père semble dominer le dialogue. Il est filmé leurs enfants un avenir meilleur, mais leur vision
en contre-plongée, tandis que John est filmé du monde est marquée par ces discriminations.
en plongée. Lorsque John prend la parole à son John au contraire, en se définissant indépendam-
tour (image B), il est filmé en contre-plongée : ment de sa couleur de peau, ne raisonne plus en
il apparaît légèrement plus grand que son père. fonction des discriminations et ouvre le champ
des possibles. Cette opposition montre l’évolution
2. Cette inversion des angles de prise de vue
des mentalités.
souligne l’évolution du rapport de force entre
le père et le fils au cours du dialogue. Au début,


John semble écrasé par le poids des arguments de
son père. Mais au cours du dialogue, il se redresse  n dénouement
U
car il prend son destin en main. optimiste  p. ‹‚∞
 LECTURE DU TEXTE La scène commence 1 h 38 min 25 s après le début.
3. Mr Prentice avance plusieurs arguments contre
le mariage de son fils avec une jeune fille blanche :  ÉTUDE DES IMAGES
– John et Joanna ne se connaissent pas depuis 1. Au cours de cette scène, Mr Drayton résume
assez longtemps pour décider de se marier : « Toute l’entretien qu’il a eu avec chacun des person-
cette affaire a été trop précipitée » ; nages au cours de la journée, et les sentiments
– un couple comme le leur sera sans cesse victime qu’il a éprouvés. Les plans serrés sur Mr Drayton
de critiques : « As-tu pensé aux discussions que (image A) permettent de se concentrer sur les
ça va soulever ? », « la mentalité des gens, elle, émotions du personnage : « amour », « aimer »,
n’est pas près de changer » ; « éprouve », « leurs sentiments et la force du
– enfin, ils devront même affronter la loi : « Dans sentiment ». Les plans plus larges permettent de
seize ou dix-sept États vous serez des hors-la-loi ». confronter Mr Drayton à l’assistance : « c’est la
Ces arguments reflètent les craintes de Mr Prentice première affirmation parmi les nombreuses que
face aux discriminations, aux critiques et aux j’ai dû entendre aujourd’hui ».

226 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


Anecdote Certes, John est invité à table et épousera Joanna,
La scène est particulièrement émouvante car la mais le film montre aussi l’inertie, la permanence
déclaration d’amour de Mr Drayton à Mrs Drayton des classes sociales : dans les années 1960, les
est également une des dernières déclarations Noirs occupent davantage des emplois subal-
d’amour de l’acteur Spencer Tracy à sa compagne ternes, comme Tillie ou Mr Prentice, au service
Katherine Hepburn. Il s’agit en effet du dernier des Blancs, que l’inverse. Et cela, le film ne le
film dans lequel ils ont joué ensemble et Spencer remet pas encore en cause : les stéréotypes sociaux
Tracy, très malade, est mort dix-sept jours après sont toujours là.
la fin du tournage. Leur émotion à l’écran n’est
donc pas feinte et a beaucoup ému le public.


2. Dans la dernière scène du film, Stanley Kramer
réunit tous les personnages du film, à l’exception A telier d’écriture
d’Hilary Saint-George, ouvertement raciste, et
exclue de façon définitive. L’image B est un plan
Ajouter un dialogue
moyen qui permet de cadrer Mr Drayton en pied
et de réunir, dans une même image, l’ensemble
au film  p. ‹‚6
des personnages. Par ce cadrage, Stanley Kramer
symbolise le « happy end », l’harmonie et l’union Étape 1 : Choisir des personnages
retrouvées entre tous les personnages. Plusieurs confrontations sont possibles :
– si le personnage avec lequel Joanna dia-
 LECTURE DU TEXTE logue est raciste et radicalement opposé à tout
3. Mrs Prentice n’a pas cherché à convaincre Mr mariage mixte (position incarnée à l’écran par le
Drayton, mais à le persuader en faisant appel à ses personnage d’Hilary Saint-George), le dialogue
sentiments : « Mrs Prentice […] m’accuse d’être sera polémique et opposera deux points de vue
tout comme son mari un vieil homme fatigué qui irréconciliables.
a perdu jusqu’à la mémoire du mot amour ». Tous – si le personnage avec lequel Joanna dialogue
les interlocuteurs qui ont, auparavant, parlé en est opposé à son mariage avec John, tout en
faveur du mariage de John et Joanna, n’ont jamais étant ouvert d’esprit (Mr Drayton, Mr Prentice,
parlé d’amour. Seule Mrs Prentice a été efficace Tillie), le dialogue sera constructif et pourra être
car elle a permis à Mr Drayton de se mettre à la didactique ou délibératif : Joanna cherchera à
place de John et de comprendre enfin ses senti- convaincre son interlocuteur d’accepter son
ments : « je connais exactement ses sentiments mariage et à le faire changer d’avis ;
pour elle, car il n’y a rien, absolument rien dans – au contraire, si le personnage avec lequel Joanna
ce que votre fils éprouve pour ma fille que je n’aie dialogue est favorable à son mariage (Mrs Drayton,
éprouvé pour Christina ». Mrs Prentice, monseigneur Ryan), le dialogue sera
davantage délibératif : tous deux collaboreront
4. Contre les discriminations, Mr Drayton prône
afin de répondre aux critiques des autres membres
l’amour : « Là où John a commis une grave erreur à
de la famille, ou évoqueront l’avenir ;
mon avis, c’est en attachant trop d’importance à ce
– enfin, dans le cas d’un dialogue avec John, un
que nous pensions ma femme et moi. Parce qu’en
conflit peut naître entre les deux fiancés autour
dernière analyse, […] la seule chose qui importe,
de l’importance à accorder au point de vue des
c’est leurs sentiments ». C’est une conclusion très
parents : alors que John pose l’acceptation du
optimiste, conforme au « happy end » attendu,
mariage par les Drayton comme une condition
mais certainement très naïve.
indispensable, Joanna peut avoir un point de vue
5. L’optimisme et la naïveté du dénouement différent. Le dialogue peut être polémique lorsque
peuvent cependant être nuancés par la dernière le conflit s’exprime, mais devra aussi comporter
réplique du film. Alors que le mariage mixte des passages dialectiques ou délibératifs lorsque
est enfin accepté et que les différences de peau les fiancés se parleront de façon constructive, sur
semblent être balayées, le film se clôt sur l’adresse un pied d’égalité.
de Mr Drayton à sa gouvernante noire : « Eh bien Afin d’insérer le dialogue dans la chronologie du
Tillie, vous le servez ce dîner, oui ou non ? ». film, l’élève devra aussi décider du moment de la

16 Stanley Kramer, Devine qui vient dîner | 227


rencontre, et de l’endroit où elle a lieu. Le film est − a beaucoup d’affection pour Tillie, la gouver-
en effet un quasi huis clos, mais le choix d’un lieu nante qui l’a élevée ;
ouvert (le salon, la terrasse), fermé (le bureau, la − connaît bien monseigneur Ryan, un ami intime
cuisine, la voiture) ou intime (la chambre d’un de son père ;
personnage, la salle de bains) est stratégique. − connaît de vue Hilary Saint-George, employée
par sa mère, mais n’a que peu parlé avec elle ;
− n’a jamais rencontré Mr et Mrs Prentice.
Étape 2 : Rechercher des idées
De ces relations, l’élève doit déduire le choix du
Joanna : tutoiement ou du vouvoiement, une certaine
− est très proche de ses parents, en particulier de liberté de parole et de ton, ou au contraire des
sa mère, mais son père affirme qu’elle n’en fait précautions marquant le respect ou une certaine
qu’à sa tête ; distance.

Étape 3 : Rédiger le dialogue


Interlocuteur choisi Plan possible
Personnage raciste : 1. Questions d’Hilary sous-entendant son racisme sans l’exprimer
Hilary Saint-George clairement.
2. Doutes de Joanna qui commence à percevoir le racisme.
3. Expression des préjugés racistes d’Hilary.
4. Condamnation violente et radicale du racisme par Joanna.
Dialogue polémique opposant deux points de vue irréconciliables.
Personnage opposé 1. Dialogue didactique : Mr Drayton, Mr Prentice ou Tillie adoptent
au mariage mais une position de maître face à la toute jeune Joanna et prétendent
ouvert d’esprit : en savoir plus qu’elle.
Mr Drayton, 2. Réponse concessive de Joanna qui comprend que l’opposition au mariage
Mr Prentice, Tillie part d’une bonne intention.
3. Argumentation de Joanna en faveur de son mariage avec John.
4. L’interlocuteur reste opposé au mariage et devient plus virulent.
5. Dialogue polémique dans lequel Joanna affirme sa volonté, son
indépendance et ses idées progressistes. Les points de vue s’avèrent
irréconciliables.
Personnage L’ensemble du dialogue sera délibératif.
favorable 1. Joanna expose les raisons qui l’ont menée à décider d’épouser John
au mariage : malgré les difficultés qu’ils rencontreront.
Mrs Drayton, 2. Mrs Drayton, Mrs Prentice ou monseigneur Ryan dévoilent à Joanna
Mrs Prentice, l’opposition de Mr Drayton et de Mr Prentice à ce mariage.
Monseigneur Ryan 3. Joanna et son interlocuteur délibèrent afin de trouver une solution pour
les faire approuver ce mariage.
4. Joanna et son interlocuteur envisagent l’attitude que la jeune femme
et son fiancé devront adopter selon deux hypothèses :
– hypothèse 1 : les pères changent d’avis et acceptent le mariage ;
– hypothèse 2 : les pères persistent dans leur refus.
John Prentice, 1. Dialogue polémique entre John et Joanna qui reproche à son fiancé
fiancé de Joanna, d’avoir soumis leur mariage à la condition que les Drayton l’acceptent,
mais ayant posé sans lui avoir au préalable demandé son avis.
comme condition 2. La tension s’apaise et le dialogue devient dialectique lorsque John et
l’assentiment Joanna débattent sur un pied d’égalité de l’importance de l’accord des
parental parents pour un mariage. C’est une réflexion générale sur le mariage.
3. Dialogue délibératif lorsqu’ils décident ensemble de ce qu’ils feront
si leurs parents n’acceptent pas le mariage.

228 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


Exemple de rédaction : début du dialogue entre avons déjà parlé. Il n’est pas du tout impossible
Joanna et son père, Mr Drayton de mener de front nos deux carrières.
Mr Drayton.– Enfin, Joanna, aucun argument
Mr Drayton.– Ma fille, loin de moi l’idée de
ne te fera-t-il donc voir la vérité en face ? Votre
remettre en cause la profondeur des sentiments
mariage est voué à l’échec. Les difficultés que
que tu éprouves pour ce jeune homme, ou la
vous rencontrerez, les regards accusateurs, les
sincérité de ceux qu’il éprouve pour toi. J’ai lon-
critiques racistes auxquelles vous vous exposez
guement parlé avec ton fiancé tout à l’heure, et je
auront raison de votre amour. Sans compter les
dois reconnaître que c’est un jeune homme posé,
discriminations dont vos enfants seront victimes.
réfléchi et qui m’a fait bonne impression. Je dois
As-tu donc oublié que dans seize ou dix-sept États
également avouer que je me suis renseigné sur lui
votre union sera illégale ? Oui, l’égalité progresse.
et qu’il s’agit apparemment d’une personnalité
Et tu sais que je me suis battu pour l’abolition
remarquable du monde de la médecine. Mais cette
des lois ségrégationnistes dans notre État. Mais
idée de mariage me semble vraiment précipitée.
il est trop tôt ! Dans une ou deux générations,
Vous venez de vous rencontrer. Pourquoi vous
peut-être…
marier si vite ? Tu sembles ne pas prendre la mesure
Joanna.– Mais enfin, papa. Je ne te reconnais
de l’importance de cet engagement, pas plus que
pas. Comme tu le rappelles si bien, je t’ai tou-
des difficultés que vous allez immanquablement
jours vu lutter contre les préjugés raciaux et
rencontrer en tant que couple mixte dans notre
voilà que tu les convoques pour t’opposer à mon
société qui, malgré ses progrès, est encore loin
bonheur. Crois-tu que j’épouse John pour des
d’être partout aussi progressiste que dans notre
raisons politiques ? Crois-tu que de tels arguments
famille.
pourraient atténuer, en quelque manière que ce
Joanna.– Je reconnais bien là mon père, toujours
soit, l’amour que j’éprouve pour lui ? La couleur
soucieux du devenir de sa chère petite fille. Je
de peau ne compte pas pour moi. Je ne suis pas
comprends ta surprise et ton inquiétude devant
tombée amoureuse d’un homme noir, comme
cette décision soudaine. Mais ce n’est pas une
tu sembles le croire. Je suis tombée amoureuse
décision précipitée. Je sais que tes réticences et
d’un homme.
tes doutes sont dictés par l’amour que tu éprouves
pour moi, et il doit t’être difficile de me laisser
quitter définitivement le domicile familial bien Prolongement
plus tôt que tu ne l’imaginais. Mais une décision Pour permettre aux élèves d’imaginer la révolte
rapide n’est pas forcément irréfléchie et, crois- d’une jeune fille au théâtre, qui décide de son
moi, il ne s’agit pas d’un coup de tête. John et avenir et de son mariage, on peut convoquer
moi sommes sûrs de nous. Pourquoi attendre ? quelques textes présentant justement la révolte
Mr Drayton.– Mais, tes études ? Renonces-tu d’une jeune femme contre l’homme qui prétend
à tes projets ? lui dicter sa conduite face au mariage :
Joanna.– Pas du tout. Nous avons pensé à tout. – Molière, L’École des femmes, acte V, scène 4 ;
Je poursuivrai mes études en Suisse. Nous en – Molière, George Dandin, acte II, scène 2.

16 Stanley Kramer, Devine qui vient dîner | 229


Vers le bac ‹ 
Corpus : « Éduquer les femmes »
Livre de l’élève  p. ‹‚‡ à ‹⁄‚

Objectif et intérêt du corpus : les femmes que ceux des hommes, contrairement
les quatre textes du corpus s’interrogent à Olympe de Gouges. Le deuxième paragraphe
sur la place des femmes dans la société affiche une concession très marquée, fait état des
de l’Ancien Régime, les dates de publication faiblesses des femmes et des domaines qui leur sont
s’échelonnant de 1672 à l’après-Révolution, interdits pour, dans le troisième paragraphe, limiter
en 1791. Trois hommes, Molière, Fénelon fortement leur émancipation en rappelant leur rôle
et Voltaire, une femme, Olympe de Gouges, domestique et leur implication dans l’éducation
présentent des points de vue apparemment des enfants. À cet égard, sans faire vraiment écho
différents. au texte de Molière, Fénelon limite son ambition
et garde la force, les « muscles », pour reprendre
le terme de la maréchale, aux hommes.
QUESTIONS SUR UN CORPUS
1. On peut tout d’abord distinguer les auteurs Finalement, il faut bien prendre en compte cha-
qui soutiennent la thèse que les jeunes filles et cun des genres littéraires à l’œuvre pour valider
les femmes doivent être éduquées et ceux qui s’y les points de vue. Si le personnage de Molière
opposent, c’est-à-dire d’une part, Fénelon, Voltaire défend un point de vue qui maintient la femme
et Olympe de Gouges et, d’autre part, Molière. dans un état de soumission à l’homme, son propos
Plus précisément, l’essai de Fénelon, le texte est déjà rétrograde pour son temps et caricatural.
satirique de Voltaire et la Déclaration des droits de Ainsi, Molière défend à sa façon, par la comédie,
la femme et de la citoyenne, imposée par Olympe de l’évolution de la place de la femme. Voltaire
Gouges comme le pendant de la Déclaration des choisit la satire et utilise lui aussi l’humour. L’essai
droits de l’homme militent pour un changement et la Déclaration sont des textes sans doute plus
des mentalités. Fénelon énonce sa thèse dès le sérieux, mais ils présentent également, chacun
début du texte : « Rien n’est plus négligé que à leur façon, une autre organisation possible de
l’éducation des filles », faisant ainsi écho au titre la société.
du chapitre « De l’importance de l’éducation des
En conclusion, les différents points de vue pré-
filles » dans son essai sur le sujet. La maréchale de
sentés convergent et défendent l’instruction des
Grancey, personnage haut en couleur de la satire
filles. Les auteurs divergent néanmoins sur la
au titre bien ironique, Femmes, soyez soumises à vos
question des finalités de cette instruction et celle
maris, refuse tout « maître ». Olympe de Gouges
de l’égalité.
demande, quant à elle, les mêmes « droits » pour
la femme que ceux des hommes. Le personnage 2. Les quatre textes relèvent des genres et formes
de Molière, dans la comédie Les Femmes savantes, de l’argumentation variés. Nous nous attacherons à
pense au contraire que l’éducation des femmes étudier en particulier, parmi les textes de Molière,
pourrait les détourner de leurs obligations domes- Fénelon, Voltaire et Olympe de Gouges quelle
tiques et voit cela d’un mauvais œil. La maréchale stratégie peut sembler la plus efficace.
répond vertement d’ailleurs à Molière qui a déjà
On peut tout d’abord distinguer les textes qui
fait la satire des hommes soucieux de maintenir
relèvent de la fiction de ceux qui appartiennent à
les femmes dans un état de parfaite ignorance
la littérature d’idées. D’une part, il y a une comé-
dans L’École des femmes.
die, Les Femmes savantes et une satire, Femmes,
Mais si on y regarde de plus près, le texte de soyez soumises à vos maris, dont les titres laissent
Fénelon ne revendique pas les mêmes droits pour déjà deviner un registre comique : le titre de

230 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


Molière veut jouer les faux oxymores et celui de – par des références au combat féministe, aux
Voltaire peut s’entendre comme une antithèse. avancées des années 1970 par exemple et citation
Les deux autres textes sont plus sérieux et relèvent de quelques noms de femmes féministes : Simone
de la littérature d’idées : Fénelon produit un essai de Beauvoir, Marguerite Yourcenar pouvant être
sur un problème de la société de son temps, l’édu- des écrivaines connues, la scientifique Marie
cation des femmes, et Olympe de Gouges entend Curie, la femme politique Simone Veil qui a
répondre à la Déclaration des droits de l’homme et défendu la loi sur l’avortement sous Valéry Giscard
du citoyen par celle des Droits de la femme et de d’Estaing en 1975 ;
la citoyenne. – en faisant référence à des progrès possibles,
pistes sérieuses.
Pour autant, les textes de fiction ne sont pas sans
faire écho à des réalités de leur époque. Chrysale
ne doit pas être regardé avec notre regard : il Commentaire
reflète bien l’opinion de son temps et la maréchale Le commentaire du texte de Fénelon peut suivre
s’insurge elle aussi contre la condition féminine le plan suivant :
du xviiie siècle. Au fond, les textes de la comédie I. Le statut de la femme au xviie siècle : état
et de la satire ne sont certes pas des textes d’idées des lieux
à proprement parler, mais ils peuvent confirmer, 1. Le constat de l’inégalité
par le rire, ce qui est dénoncé par les textes dits 2. Un rôle subalterne et domestique
« sérieux ». II. Un texte critique
Ainsi, on peut prendre plaisir à lire la carica- 1. La position de Fénelon : une parole didactique
ture de Molière ou l’outrance des propos de la 2. Des mères mises en accusation
maréchale de Grancey et adhérer à la vision des III. Un plaidoyer pour l’éducation des filles
rapports homme-femme qui les sous-tendent. Le 1. Fénelon dénonce une mauvaise éducation…
registre comique et les genres de la comédie et de 2. … et réhabilite les femmes qui devraient néan-
la satire font sans doute rire, mais ils peuvent aussi moins rester soumises aux hommes.
porter à réfléchir. On parle alors d’argumentation
indirecte. Ce n’est pas pour autant qu’elle n’est Dissertation
pas efficace, bien au contraire.
Les attentes sont ici les suivantes :
En conclusion, le corpus offre un large panel de – une réflexion sur le genre de la fiction : le sujet
textes argumentatifs. Les genres et les registres pose bien implicitement une tension entre argu-
sont fort différents, mais ils tendent vers le même mentation directe et argumentation indirecte ;
objectif : faire réfléchir à la question de la place – une analyse sur ce qu’est « remettre en cause
de la femme aux xviie et xviiie siècles. une injustice » ;
– des nuances : la dissertation n’est pas fondée sur
TRAVAUX D’ÉCRITURE un seul genre, mais sur un dialogue entre les genres
divers qui peuvent participer de l’argumentation.
Sujet d’invention
Proposition de plan :
Le texte rédigé dans le cadre de l’écriture d’in- I. La fiction a l’intérêt de faire appel à l’imagi-
vention doit répondre aux exigences minimales naire du lecteur et appelle sa coopération
suivantes : 1. Grâce à la fiction, elle propose des situations
– production d’un texte relevant bien du genre plus variées.
de la « lettre ouverte » et constituant un « hom- Ex. : Voltaire, Candide et les périples du personnage.
mage » avec des références explicites à des combats 2. Elle cherche davantage à plaire, à séduire par
passés ; des personnages parfois hauts en couleur.
– référer au sort des femmes dans l’Ancien Régime Ex. : Montesquieu, Les Lettres persanes.
(cf. la question sur corpus) ; 3. En un sens, elle fait davantage appel à l’intel-
– souligner explicitement l’importance de l’édu- ligence du lecteur en le rendant acteur de la
cation « pour tous ». réflexion.
Mais on peut attendre que les élèves aillent plus Ex. : Les morales implicites des fables de La
loin : Fontaine.
16 Vers le bac 3 | 231
II. Pourtant, l’argumentation directe a le mérite 2. La puissance des exemples est aussi une clé
de la clarté importante.
1. Un engagement clair de l’auteur Ex. : témoignage du nègre de Surinam ou « De
Ex. : Voltaire, Le Traité sur la tolérance. l’esclavage des nègres ».
2. Une modalité argumentative qui fait appel 3. Le genre du conte philosophique montre bien
à la raison que la rencontre de la philosophie et du conte,
Ex. : les traités comme Émile ou De l’éducation. et donc un genre hybride, est bien à même de
3. Ce qui n’empêche pas un jeu sur les mots convaincre le lecteur.
Ex. : des formes courtes comme la maxime. Ex. : Voltaire, L’Ingénu.
III. Au fond, aucun genre n’est en soi supérieur
pour dénoncer une injustice, tout dépend du
sujet et du traitement choisi
1. Le récit de voyage peut être intéressant dans le
genre de l’essai (Jean de Léry) comme dans celui
du roman épistolaire (Montesquieu).

232 | Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles


Chapitre

4 La poésie du
xix e au xx e siècle :
du romantisme au surréalisme
Livre de l’élève  p. ‹⁄¤ à ‹8›

Présentation du chapitre  p. ‹⁄¤


la langue, une vision singulière du monde et
Objectifs l’expression des émotions ».
Le programme invite les élèves de Seconde à
découvrir « la poésie du xixe au xxe siècle : du
romantisme au surréalisme » à travers l’étude Organisation
d’une partie d’un recueil de poèmes, Pauca meæ
La séquence 17, « Le romantisme, un nouveau
de Victor Hugo, de deux groupements de textes,
souffle poétique », a trois objectifs : elle replace
de deux séquences d’« Histoire des arts », l’une
le mouvement littéraire et artistique du roman-
consacrée au surréalisme, l’autre au cinéma de
tisme dans son contexte ; elle définit le lyrisme
Jean Cocteau lorsqu’il ressuscite la figure du poète
poétique comme une manière nouvelle de sentir
orphique.
et de ressentir. Cette sensibilité caractérise aussi
L’ancrage dans l’histoire littéraire est mis bien les poètes que les artistes. C’est d’ailleurs
en avant : il s’agit « en privilégiant l’étude à la musique que l’adjectif « romantique » est
du romantisme et du surréalisme, de balayer emprunté. Ce lien entre poésie et musique rend
l’évolution des formes poétiques du xixe au xxe ici plus naturelle l’ouverture à l’histoire des arts.
siècle ». Les repères historiques, au début du cha- Enfin, le poète romantique, parce qu’il est sensible,
pitre, permettent de les situer dans l’histoire poli- peut aussi être à l’écoute des autres, du monde.
tique, sociale et économique. Plus ponctuellement, Il perçoit les pulsations de l’univers et les aspira-
certains textes, liés à l’histoire contemporaine, tions des peuples. La dimension prophétique du
sont accompagnés d’une frise permettant aux romantisme « amène les élèves à s’interroger sur les
élèves de découvrir ce contexte qu’Adorno défi- fonctions de la poésie et du rôle du poète » (I.O).
nit comme « la limaille de fer » de l’événement,
La séquence 18 poursuit ce travail. Consacrée
attiré par cet aimant qu’est le texte de littérature
à l’étude de Pauca meæ, livre central des
qui les agrège et les organise. Les documents
Contemplations (1856), elle examine comment
iconographiques favorisent eux aussi ce travail
la poésie hugolienne est une parole intime,
d’inscription dans l’histoire.
puisqu’elle exprime la souffrance d’un père privé
Le regard panoramique sur l’histoire des formes de son enfant, et universelle, puisque le deuil
et des idées s’accompagne d’une sensibilisation privé entre en résonance avec toutes les douleurs.
à ce que la poésie a d’unique : un rapport inédit Quand le poète dit « moi », il parle aussi pour
au monde et au langage. L’objectif est de faire « toi », « elle » ou « eux », créatures sans voix
découvrir « la liaison intime entre le travail de et délaissées.

| 233
La séquence 19, intitulée « Poésie de la moder- impatience amoureuse. Il se retourne et Eurydice
nité » examine comment, à partir de la seconde disparaît. Cocteau, dans son film Orphée (1950),
moitié du xixe siècle, dans une Europe en pleine réalise un poème cinématographique montrant
évolution économique et industrielle, la poésie se la fascination pour la Mort, qui apparaît comme
fait l’écho des mutations du monde. Elle accom- une femme mystérieuse et inspirante. L’atelier
pagne l’émergence de la modernité. Le dévelop- d’écriture qui clôt la séquence invite les élèves à
pement des villes, les révolutions politiques sont lire, dire des poèmes, les apprendre pour mieux
autant de facteurs d’une transformation radicale les réciter.
de la société, des modes de vie, des mœurs et des
Le corpus « Vers le bac », « Ondes poétiques »,
modèles culturels et esthétiques. La notion même
s’attache au thème de la pluie. Le paysage sous la
de beauté évolue. La ville, avec ses cabarets et ses
pluie, mélancolique ou joyeux, devient un paysage
théâtres, ses rues envahies par les foules, fournit à
« état d’âme », aussi quotidien qu’extraordinaire.
la poésie un thème nouveau, élargissant le champ
de la beauté à un territoire encore inexploré.
Le sentiment amoureux, thème poétique par
excellence, s’exprime différemment. Le lyrisme Pistes pour l’étude de l’image
romantique jugé trop sentimental est récusé.
• Peinture et poésie
La séquence 20, consacrée à l’histoire des arts, Site du musée d’Orsay : de nombreuses fiches
s’intitule « Explorations surréalistes : libérer le pédagogiques (« fiches de visite ») sont consacrées
langage et l’imagination ». Lire et contempler aux liens entre la poésie et la peinture.
des œuvres textuelles et visuelles permet de s’ini- • Victor Hugo, l’homme-océan
tier à ce mouvement, qui constitue une des plus Le site de la BnF consacre une exposition virtuelle
profondes mutations du xxe siècle. L’imagination à Victor Hugo, l’homme-océan. De la littérature
prend le pouvoir, pour peu que soit abaissée la à l’engagement politique, de la photographie au
vigilance de la raison, qui censure ce qui est jugé dessin, Victor Hugo déploie son talent et son
loufoque ou inconvenant. Écriture automatique, imaginaire, sans cesse en voyage, de l’immense
collages, cadavres exquis, récits de rêve invitent à l’infime, du particulier à l’universel.
à une pratique du langage moins conventionnelle. • Écrire de la poésie
On espère que les élèves emboîteront le pas aux Dossier pédagogique en français pour le collège
poètes et chausseront leurs semelles de vent pour et le lycée : poésie sonore, poésie numérique,
se lancer à leur tour dans la production d’œuvres fabrique de la poésie : www.cndp.fr/pedagogie
étrangement poétiques. N’est-ce pas là une des • Des pistes pour une classe à PAC
fonctions essentielles de la poésie : voir, sentir, Sur le site de la « Pages des lettres », compte-
dire du nouveau ? rendu d’un projet pédagogique faisant se répondre
La séquence 21 est consacrée au lien entre mythe textes poétiques, opéra contemporain et création
d’Orphée, poésie et cinéma. Le mythe d’Orphée vidéo : « Opéra, informatique et vidéo au lycée »,
narre comment le poète à la lyre, capable d’apaiser par Valérie Presselin, www.lettres.ac-versailles.fr
par son chant les animaux féroces, la mer en furie
ou les hommes en guerre, est inconsolable après la
mort de son épouse Eurydice. Il descend aux Enfers
et chante pour infléchir Minos, le dieu souterrain
Bibliographie
des Enfers, de lui rendre la jeune femme aimée. – BÉGUIN Albert, L’Âme romantique et le rêve,
Minos, touché par la poésie orphique, accepte, à Éditions José Corti, 1939
une condition : Orphée ne devra pas regarder une – BONY Jacques, Lire le romantisme, Armand
seule fois la morte – ou la Mort – tant qu’ils ne Colin, Coll. Lettres sup., 2005
seront pas sortis tous deux du royaume des ombres. – RICHARD Jean-Pierre, Onze études sur la poésie
Hélas, Orphée ne peut contenir sa curiosité ou son moderne, Seuil, Points Essais, 2000

234 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


Séquence

⁄‡ Le romantisme, un nouveau
souffle poétique
Présentation et objectifs de la séquence  p. ‹⁄‡
Livre de l’élève  p. ‹⁄‡ à ‹‹8

Du Consulat à la révolution de 1848, le romantisme règne sur la première moitié du xixe siècle,
dominant la littérature, la peinture et la musique. Participant à un large mouvement européen, ce
courant témoigne d'un bouleversement de la sensibilité qui s’exprime en poésie essentiellement :
un nouveau souffle s’empare de la parole poétique. Le poète, à la fois penseur isolé et à l’écoute du
monde, fait entendre une parole dont le lyrisme est aussi intime qu’universel.
Le premier corpus montre que le sujet prenant la parole en disant « je » exprime ses émotions les plus
personnelles, les plus tristes aussi (Lamartine). Mais quand le poète dit « je », chacun se reconnaît
dans ses propos. C’est parce que l’être humain est défini comme créature apte à ressentir, à être en
empathie pour autrui, que l’engagement s’exprime au cœur de la poésie lyrique. Être sensible, c’est
être réceptif à la souffrance de celui en qui on reconnaît un semblable, un frère, lui aussi apte à
ressentir, à souffrir. L’histoire, nous rappellent Marceline Desbordes-Valmore ou Victor Hugo, est
perçue comme le champ d’action des énergies collectives et de l’investissement personnel. La voix
du poète est prophétique au sens étymologique : le poète « parle pour » ceux qui n’ont pas voix au
chapitre et auxquels il faut pourtant prêter attention. C’est pourquoi l’esprit romantique souffle
encore dans bien des poèmes contemporains, comme celui d’Abdellatif Laâbi.
Le second corpus est centré sur le thème de la nuit. Moment de silence où le sujet prend le temps de
s’observer comme s’il voyait son double (Musset), nuit gothique où les obsessions cauchemardesques
prennent forme (Aloysius Bertrand) ou repos loin du fracas de la ville (Vigny), la nuit est la complice
des romantiques. La page de « lexique » en explore les ombres mélancoliques ou nostalgiques.

Intérêts du tableau :
– Un paysage « état d’âme » : projection
Caspar David Friedrich, dans l’espace de la toile des sentiments qui
agitent le personnage.
Le Moine au bord de – Importance de la nature pour les
la mer, 1808-1810  p. ‹⁄8-‹⁄· romantiques.

Objectifs :
– Repérer les éléments picturaux Un paysage romantique
caractéristiques du romantisme.  ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
– Comprendre le mot « romantique ». Ce 1. La composition du tableau est aussi simple
terme, appartenant d’abord à la peinture, qu’originale. L’espace est divisé en trois plans,
qualifie un paysage qui touche la sensibilité trois bandes horizontales superposées, sans élé-
du promeneur et éveille l’imagination ment pour les relier entre elles. La première, de
rêveuse du peintre puis du poète. couleur grège, représente le sable de la grève. La
17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique | 235
seconde, d’un bleu nuit très profond ponctué de s’étire sur toute la largeur du tableau. Même s’il
vaguelettes blanches, figure l’étendue marine. ne nous regarde pas, sa présence nous invite à
Enfin, au dernier plan, un camaïeu de bleus et entrer dans le tableau. Et à tourner notre regard
de gris représente le ciel. Cette troisième partie vers l’objet de sa contemplation. Dès lors, notre
se voit accorder la place la plus importante : elle œil pénètre dans ce paysage décadré comme dans
occupe les quatre cinquièmes de l’image. Si le un gouffre. La fascination qu’exercent le vide et
ciel s’étale ainsi, c’est peut-être parce qu’il peut se l’infini s’impose comme étant le vrai sujet du
définir, plus encore que l’océan, comme un espace tableau.
d’une richesse sans limites. Le ciel de Friedrich
est immense et teinté de nuances infinies. L’azur
4. La place réservée à l’être humain semble minus-
le plus serein est progressivement recouvert de
cule : les éléments du cosmos sont immensément
nuages offrant au regard toute la palette des gris,
grands par rapport au moine qui se tient sur la
l’horizon, se confondant avec la masse océane, se
grève. Physique, cette impression de petitesse
teinte de nuit, tandis que les contours se dissolvent
est aussi métaphysique : la créature au premier
dans un sfumato bien maîtrisé.
plan semble bien vulnérable. Que peut le petit
homme, fini, face à cet univers immense ? Cette
 LECTURE DE L’IMAGE interrogation renvoie au sentiment du « sublime »,
2. Passée aux rayons X, la toile a révélé ses secrets. théorisé par Kant à la fin du xviiie siècle. Pour le
Caspar David Friedrich avait d’abord peint trois philosophe allemand, quand l’homme observe un
voiliers voguant sur les flots. Puis, il les a recou- tel paysage, il ne peut qu’être impressionné, écrasé
verts de peinture, les noyant littéralement dans par la grandeur divine dont la création reflète la
l’immensité de la mer. Ce repentir, terme tech- puissance sans limites. Friedrich l’affirme : « le
nique désignant les dernières corrections apportées divin est partout, même dans le grain de sable ».
à une œuvre picturale, montre que le peintre a Ici, il semble qu’il enveloppe un personnage qui,
supprimé tous les éléments animant le tableau, par sa position et son anonymat, est un relais pour
distrayant et divertissant le regard. Il n’a peint le spectateur, invité, lui aussi, à ressentir effroi
qu’un homme et trois bandes de couleur, renvoyant ou émerveillement devant un paysage dont la
chacune à trois éléments composant l’univers : la grandeur le dépasse (voir « Le sublime », p. 319).
terre, l’eau, l’air. L’homme est seul au sein d’une Ainsi, les romantiques ne peignent plus la nature
nature dépouillée, froide, immense. comme au siècle des Lumières. Le paysage, au
xviiie siècle, accorde à la figure humaine une place
3. L’impression d’immensité de la nature est exal-
centrale. L’homme couronne la Création et la
tée, tout d’abord, par les dimensions de la toile
maîtrise, la domine. Ici, au contraire, il semble
(110 x 171,5 cm), comme si le peintre voulait
immergé, englouti dans une nature sublime. Il
enclore dans cet espace fini une part d’infini.
découvre le sentiment de l’infini.
L’irruption de l’incommensurable est accentuée
par le traitement inédit des marges (les côtés du
tableau). La scène – un homme seul face à l’océan 5. Les couleurs du tableau sont froides, nordiques.
– n’est pas encadrée par de la verdure ou un élé- On peut supposer que cette palette est en accord
ment d’architecture qui structurerait le tableau avec ce que ressent le personnage. En effet, le
en lui conférant perspective et profondeur. Le moine capucin est vu de dos. Ainsi, nous avons
peintre rompt ainsi avec ce que faisaient aupara- l’impression de voir ce qu’il voit, comme si nous
vant les peintres paysagistes comme Vernet ou Le étions placés derrière lui. Ce que nous voyons, ce
Lorrain. Ici, le paysage est ouvert sur l’immensité n’est donc pas directement la mer et les nuages
elle-même, dans son dénuement absolu. L’absence mais sa contemplation : l’océan et le ciel vus à
d’éléments animés autres que la frêle silhouette travers le filtre de sa subjectivité. Ce paysage « état
accentue bien sûr cet effet d’épure. Soulignons d’âme » reflète une vision inquiète et mélanco-
aussi le choix radical de l’horizontalité : les trois lique. Les couleurs azur et grise s’opposent et se
bandeaux de couleur, traités sans perspective, fondent, le bleu presque noir de la mer inquiète et
renforcent la dilatation spatiale. Le moine, seule fascine. Ainsi, grâce à la couleur, une atmosphère
amorce de verticalité dans ce désert horizontal, chargée de tension surgit de la toile, en corres-
est comme statufié, pétrifié par le spectacle qui pondance avec les inquiétudes du personnage.

236 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


 ÉCRITURE pour nous donner accès au sublime, dont Kant
précise qu’il s’agit du sentiment de l’illimité. La
Vers la dissertation mer s’agite à peine, le ciel se teinte de noir, sans
« Mais il n’y a rien à voir » s’est écriée Marie plus. Il est aussi le miroir reflétant les émotions
Hélène von Kügelgen devant ce tableau. En effet, et les idées qui traversent le personnage pensif.
cette huile sur toile de 1808, très moderne, rompt Perdu au milieu de l’immensité, le moine semble
avec la tradition picturale et peut se définir comme vouloir, comme le peintre avec le tableau lui-
un manifeste du romantisme. Elle n’appartient même, embrasser toute l’étendue de l’océan et
pas à la catégorie des marines, qui, traditionnel- du ciel. Émerveillé et peut-être effrayé par un
lement, montrent des navires sur fond d’orage paysage dont la grandeur le dépasse, il accède au
ou de combat naval. Nul navire, nulle tempête, sentiment d’infini. Par ce tableau, la petitesse de
nul port pittoresque ne permettent au spectateur l’homme confronté au vide immense est rendue
d’imaginer qu’une histoire se passe et qu’ainsi, il palpable. Il y a de quoi se sentir perdu et Kleist
y a quelque chose à voir. Une analyse du tableau résume en une formule percutante cet égarement :
aux rayons X a même montré que le peintre a « Dans sa monotonie et son absence de rivage,
délibérément supprimé de minuscules bateaux qui ce tableau n’a que son propre cadre pour premier
se profilaient sur la ligne d’horizon et animaient plan, et l’on a de ce fait, à le regarder, l’impression
l’espace. Quant au moine, nous ne voyons pas d’avoir les paupières coupées ». L’image horrible
son visage. Immobile, sa silhouette raide semble des paupières coupées suggère un œil exorbité, rivé
pétrifiée par le muet spectacle qui l’environne. au spectacle du néant, contraint de le contempler,
Il ne fait rien. Or, dans la peinture de paysage de prendre la mesure du vide.
classique, les êtres animés insufflent vie et mou-
vement à la nature, simple décor aux aventures
humaines. On comprend alors la déception de
notre observatrice : « nulle tempête, nul soleil, DÉCOUVERTE
nulle lune, nul orage. Oui, un orage aurait été
pour moi une consolation et un plaisir. Cela aurait
introduit quelque vie et quelque mouvement dans L’éveil d’une nouvelle
l’ensemble. Sur la surface calme de la mer, on ne
voit aucun bateau, aucun navire, pas même un sensibilité européenne
monstre marin. Dans le sable ne pousse pas un  p. ‹¤‚-‹¤⁄
seul brin d’herbe ». Ce propos révèle la difficulté
des contemporains à penser le paysage en termes Objectif : découvrir l’éveil de la sensibilité
nouveaux, à inventer un discours saluant la nais- romantique européenne.
sance du romantisme (voir contexte artistique Intérêt du corpus : lyrisme des sentiments,
et historique). Marie Hélène von Kügelgen ne critique de la société, révolte romantique.
mesure la nouveauté de Friedrich qu’en termes
d’entorse aux lois du classicisme. C’est à travers
le prisme de Nicolas Poussin – paysage mytholo- Tensions et tourments
gique peuplé de monstres marins – qu’elle aborde des personnages romantiques
Friedrich et le romantisme. Pour que le tableau soit
beau, à son goût, il lui manque un ciel orageux, 1. Chaque paysage exprime le tourment des
une mer tourmentée, un moine aventureux. Au personnages.
regard des règles classiques, la solitude du tableau Texte 1 : ce « lieu vraiment romantique » (l. 4),
est d’abord interprétée comme une absence de baigné par la lumière de la lune a abrité des heures
vie, plate et ennuyeuse. magiques mais est devenu le cadre d’adieux déchi-
Pourtant, une observation plus approfondie permet rants. C’est le même paysage mais la situation a
d’interpréter ce paysage comme la méditation d’un changé, puisque Charlotte doit désormais épouser
homme seul confronté à l’immensité de l’univers. Albert et non pas Werther. Ce dernier éprouve
La nature n’est plus seulement un décor mais le une tristesse et une angoisse insoutenables. C’est
sujet même du tableau. Le peintre représente la pourquoi le narrateur insiste sur son agitation
beauté froide et austère des paysages du Nord (l. 17). Il semble ne plus pouvoir trouver le repos :

17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique | 237


« Je me levais, j’allais, je venais, puis je me ras- de Turner évoque lui aussi la fureur de l’eau :
seyais : c’était un état d’angoisse inexprimable » les vagues chargées d’écume menacent les frêles
(l. 18). L’obscurité des lieux, leur étroitesse (l. 5 esquifs et semblent démesurées. Enfin, l’extrait
à 9) font de ce paysage nocturne la préfiguration de Musset propose une synthèse : l’enfant de
du suicide de Werther. Les propos de Charlotte, 1830 est hanté par les paysages sublimes qu’il a
se souvenant de ses amis disparus, résonnent d’un imaginés ou lus chez les premiers romantiques
sens prémonitoire. (1800-1820) : « ruines », écroulement du monde
Texte 2 : le captif de Chillon est un prisonnier (l. 9), paysages tourmentés plus séduisants que le
politique dont l’âme rebelle est tourmentée. Lire ciel calme de l’Adriatique (l. 17) ou les « vieilles
le paysage, c’est y trouver la description exacte forêts d’Allemagne » (l. 13), aux voix si « conso-
de ce qu’il ressent. En effet, le lac Léman, d’ordi- latrices ». Trop séduit, il s’est nourri de désespoir
naire si calme, est ici agité sous l’effet d’un « vent et d’effroi.
impétueux », comme l’âme du prisonnier. Même
3. Deux formes de révolte sociale se font entendre
si la pierre et l’eau forment une double prison et
dans le texte de Goethe et de lord Byron. Goethe,
le plongent dans une « tombe vivante », il sent
à travers le personnage de Werther, critique une
l’écume « pénétrer à travers les barreaux » (l. 7),
société qui n’a que l’argent pour valeur et piétine
poussée par le vent « impérieux et libre ». Ce
talent et sentiment. Byron, plus politique, met
goût de la liberté anime encore Bonivard et lui
en scène Bonivard, qui se révolta contre le duc
fait espérer la mort qui le délivrera.
de Savoie Charles III qui voulait s’approprier
Texte 3 : Musset, dans La Confession d’un enfant
Genève. Le duc le fit enlever, lui et ses deux frères,
du siècle, avoue avoir lu Byron et Goethe, et ces
par des brigands et le fit mettre au secret dans les
lectures lui ont fait savourer le goût du désespoir,
sous-sols du château de Chillon. Ses deux frères
âcre mais fascinant : il a ainsi vécu par procura-
moururent. Lui seul, mû par la haine, survécut
tion leur « angoisse » et leur « douleur » (l. 3).
jusqu’à la délivrance. Ce personnage historique
Cependant, il les maudit. Eussent-ils chanté les
du xvie siècle devient ainsi une victime emblé-
beautés consolatrices de la nature que le jeune
matique de l’abus de pouvoir, une victime qui
homme ne se serait pas abreuvé de leurs chants les
refuse cependant de se laisser briser.
plus tristes avec une certaine délectation morose.
Désormais, désenchanté, il a comme désappris ce 4. Dans ce corpus, se dessine la figure du héros
que peut être le bonheur. romantique. Les textes, rédigés à la première
Tableau : les personnages semblent écrasés par la personne, font entendre lyriquement sa voix
révolte des éléments naturels. Pourtant, sauve- singulière. Victime d’une époque détestable, niant
teurs et naufragés tentent un suprême effort pour sa valeur personnelle au nom de l’argent ou répri-
échapper à la colère du ciel. C’est sur ce point que mant en lui l’amant de la liberté, il éprouve un
l’on relève une correspondance entre le paysage profond sentiment de révolte contre la vie elle-
en fureur et les personnages en tension. Tous les même (textes 1 et 2). L’agitation du corps et de
corps se tordent et se tendent pour échapper à l’âme peut manifester cet état d’âme romantique,
la furie de l’océan. comme l’expriment le texte 1 et le tableau de
Turner. Parfois, c’est le contraste extrême entre la
2. L’adjectif « sublime » désigne un paysage, puis fièvre intérieure et l’impassibilité affichée comme
une œuvre d’art, suscitant un sentiment exalté un masque qui surprend le lecteur : dans le texte
d’émerveillement ou d’effroi parce que leur gran- 2, tandis que la tempête ébranle le rocher, le
deur nous dépasse (voir p. 319 « Le sublime »). prisonnier reste stoïque, attendant la mort avec
Cet adjectif correspond bien au paysage évoqué un sourire. Il fait bien songer à ces « colosses
par Goethe, à la fois doux, tranquille et porteur de douleur » dont se souvient le personnage de
d’effroi. Quand elle pénètre dans la charmille, Musset (texte 3). Puis, quand la révolte même est
Charlotte est envahie par « le sentiment de la inutile, après la chute de Napoléon et la fin des
mort, de l’avenir » (l. 23). De même, lord Byron espoirs dont la révolution de 1830 fut brièvement
insiste sur le caractère presque incommensurable porteuse, les enfants du siècle sentent « le vide
du lac Léman : la sonde humaine qui l’a mesuré a dans le cœur » (l. 11). Ils sont désabusés et pleins
indiqué une profondeur de mille pieds. Sa force est de ressentiment (l. 17, texte 3). Sous le gouver-
telle que le roc est « ébranlé » (l. 8). Le tableau nement de Louis-Philippe, les jeunes plébéiens

238 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


ne peuvent plus s’illustrer par leur mérite person- d’une promenade en barque avec son aimée, Elvire,
nel. Leur talent, inoccupé, devient un fardeau et avant sa mort. Les deux-points et les guillemets
l’ennui ronge leur cœur. Quand ils se souviennent rendent perceptible ce changement de voix, ce
de leurs lectures romantiques, qu’ils ont adorées changement de temps. Elle s’adresse au temps,
et qui les ont empoisonnés, le souvenir des héros aux heures, puis à la nuit, comme en attestent
passionnés ou fiévreux rend plus lugubre encore les deux vocatifs des vers 21 et 31.
leur désenchantement. À partir du vers 37, le poète reprend la parole. Sa
voix s’adresse elle aussi au temps sous ses traits
les plus noirs : « Éternité, néant, passé, sombres
abîmes » (v. 45). Il le somme d’expliquer pourquoi
la fuite des heures entraîne ainsi les vivants dans
DU LYRISME À L’ENGAGEMENT la mort et sépare les amants.

⁄ A lphonse de Lamartine,
« Le Lac », Méditations
poétiques, 1820
 LECTURE DU TEXTE
2. En un an, la vie du poète a brutalement basculé.
Elvire est morte, il est devenu le veuf, l’inconsolé,
lui qui fut l’amant comblé. Ne lui reste que le
souvenir d’une scène heureuse. Ainsi, l’inter-
  p. ‹¤¤-‹¤› rogation « t’en souvient-il ? » (v. 13) évoque la
Objectifs : persistance de la mémoire d’un moment heureux.
– Découvrir un texte élégiaque qui fait figure Le jeu des temps souligne le décalage entre les
de manifeste du romantisme. souvenirs d’un passé idyllique (v. 8 : irruption du
passé simple) et un présent malheureux (v. 7 :
– Comprendre ce qu’est une « méditation ».
présent de l’indicatif « je viens »). L’opposition
Intérêts du texte : entre hier et aujourd’hui souligne avec cruauté
– Un texte lyrique : expression de la ce changement de situation et fait du poème une
sensibilité d’un « moi » endeuillé, registre méditation sur le temps et la condition humaine.
élégiaque, expression du deuil, prise 3. Au vers 21, quand parle la voix « chère », la
de conscience du temps et de sa fuite structure des vers change. Cette partie repose sur
inexorable. une alternance d’alexandrins et d’hexasyllabes. Les
– L’importance de la nature : un thème paroles d’Elvire sont caractérisées par un rythme
nouveau pour une sensibilité nouvelle. agité, en accord avec le ton de supplication ainsi
que l’évocation de brefs moments heureux qui
Un chant d’amour et de mort semblent arrachés à la mort.
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE 4. Deux métaphores rendent plus poignante la
1. Le plan du poème : les cinq premières strophes fuite du temps dans les strophes 6 à 10, consti-
évoquent la douleur du poète esseulé. Elles laissent tuant la supplique. L’image assimilant le passage
entendre sa voix. Le plus souvent, il s’exprime à du temps à un vol est très brève mais elle est
la première personne du singulier (« je »), ce qui tellement marquante que nombreux sont ceux
apparaît dès l’affirmation « je viens seul m’asseoir » qui, aujourd’hui encore, connaissent cet hémis-
(v. 7). Dans la deuxième strophe, il interpelle tiche par cœur : « Ô temps ! suspends ton vol ».
le lac à la seconde personne du singulier « tu » La seconde image associe la fuite du temps à une
(v. 8, 9, 10, 13, 16). Personnifié, le lac devient le eau qui s’écoule. On peut relever, au vers 22,
confident d’un poète veuf. À qui parler, en effet, « Suspendez votre cours », ou l’impératif « Coulez,
quand l’autre que l’on aimait tant a disparu ? On coulez » (v. 26). La phrase « le temps n’a point
peut se confier au lac parce qu’il fut le témoin des de rive ;/ Il coule, et nous passons ! » (v. 35-36)
heures délicieuses vécues à deux. constitue un écho aux paroles du poète : le terme
Les quatre strophes suivantes font entendre un « rive » rappelle l’océan (v. 3) et son désespoir
autre locuteur : « et la voix qui m’est chère/ laissa de ne pouvoir jeter l’ancre (v. 4). L’implacable
tomber ces mots » (v. 19-20). Le poète se souvient loi du devenir apparaît : le temps fait défiler les

17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique | 239


âges et mourir les générations. Ainsi les propos Le choix du vers pouvant illustrer Cimetière au
d’Elvire, inclus dans la réminiscence du poète, bord du lac revient à chacun. Soulignons qu’on
révèlent que les instants de bonheur étaient pro- peut inviter les élèves à entendre les allitérations
mis à couler et s’évanouir. Ils étaient hantés par en [l], sonorité liquide, renvoyant au bruit de
la conscience de la fuite du temps et la volonté l’eau ainsi qu’au thème mélancolique de la fuite
désespérée, impossible, de les prolonger (v. 21). du temps. Ainsi, s’ils choisissent un vers à la
musicalité fluide, liquide, ils feront exister une
5. La strophe 4 joue avec la souplesse de l’alexan-
harmonie, une correspondance entre le paysage
drin pour varier les effets rythmiques :
extérieur (un lac, les tombes des disparus) et la
– v. 13 : coupe à l’hémistiche, rendant sensible
méditation du poète (sur l’écoulement du temps,
l’interpellation ;
fuyant comme une eau vive). Ce lien entre état
– v. 14 : coupe à l’hémistiche très marquée, ren-
d’âme et peinture de paysage est caractéristique
forcée par la ponctuation ;
du romantisme.
– v. 15 : parfait trétramètre, très musical : « Que
le bruit (3) des rameurs (3) qui frappaient (3) en
cadence (3) ». La répartition des accents, l’alli-  ÉCRITURE
tération en [r], la symétrie induite par la coupe à
Commentaire
l’hémistiche font de ce vers très régulier l’écho
sonore du ressac et du rythme des rames frappant Axe : ce chant d’amour et de mort est une élégie :
la surface de l’eau en cadence. Ainsi, nature et 1) « l’année à peine a fini sa carrière » (reprise
poésie s’accordent à l’unisson pour devenir l’écrin de la question 2).
élégiaque du souvenir des amours enfuies ; 2) La fuite du temps (reprise de la question 4).
– v. 16 : plus court, ce vers peut évoquer la voix 3) Chanter et enchanter la douleur (reprise des
qui faiblit, se suspend, la gorge serrée au souvenir questions 5 et 6).
des souvenirs passés.
6. Après s’être adressé au temps, le poète se tourne  ORAL
vers la nature et en interpelle les éléments fami- L’exercice d’écoute et de diction a pour but de
liers, comme le montrent le vocatif et l’énumé- faire prendre conscience d’un aspect majeur du
ration : « Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt lyrisme romantique : l’élégie met en valeur la voix
obscure ! » (v. 49). Sa voix se fait implorante, (son grain, sa fluidité ou au contraire son resser-
suppliante, comme en témoigne la modalité excla- rement quand le vers se fait plus court), qui dit
mative. Il souhaite que la nature lui réponde, lui et partage ses émotions (rôle des interpellations,
explique pourquoi Elvire a disparu. Il veut que du vocatif « ô »). Lambert Wilson insiste sur la
la nature se fasse langage (gémissement, soupir, musicalité du poème. La douceur élégiaque de
v. 61) et célèbre à l’unisson la mémoire de leur la poésie, sa fluidité, calme la douleur d’un cœur
amour passé. Le subjonctif permet d’exprimer blessé et confère à cette méditation sur la mort
cette exhortation. La reprise anaphorique de une douceur mélancolique.
la béquille « que » permet de rendre cet ordre
atténué lancinant comme une plainte.

 HISTOIRE DES ARTS


7. L’aquarelle de Gustave Doré privilégie les bleus
foncés et les noirs pour rendre la solitude nocturne
d’un paysage désert. Au premier plan, se découpe
la silhouette noire des tombes surmontées d’une
¤ G érard de Nerval,
« Le Point noir »,
Odelettes, 1831  p. ‹¤∞
croix. Des saules pleureurs inclinent tristement Objectif : comprendre le mal du siècle.
leurs branches vers ces tombeaux anciens, ren-
forçant l’impression de mélancolie. Au second Intérêts : le mythe napoléonien et ses
plan, l’eau étale du lac scintille aux reflets presque limites, le désespoir de la génération de
blancs de la lune, contrastant avec l’arrière-plan, 1830, le désenchantement, le registre
où une montagne désolée disparaît dans la brume. lyrique.

240 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


Le soleil noir de la mélancolie avant et un après ; un passé où on croyait au
« bonheur » et à l’ascension vers la gloire (v. 10)
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE et un présent interminable, fait d’amères désillu-
1. Le poète relate une expérience visuelle très sions, rimant avec « malheur » (v. 11). Le poème
concrète, que chacun a pu vivre et peut com- est paru en 1831, pendant le règne décevant de
prendre : si l’on regarde fixement le soleil éclatant, Louis-Philippe et cette date éclaire le sens du
la vision est ensuite troublée. On peut, pendant poème. Avant la Restauration, avant 1815 où la
un long moment, voir un « point noir », comme défaite de Waterloo met définitivement un terme à
l’indique le titre du poème et le vers 6, ou une l’épopée napoléonienne, les jeunes artistes, et plus
« tache livide », expression placée à la chute du largement les jeunes gens talentueux et ambitieux
premier tercet. Ici, l’adjectif qualificatif a son sens pouvaient rêver de gloire. À l’instar de Napoléon,
premier. Il désigne la couleur du plomb presque l’aigle contemplant les soleils d’Austerlitz évoqué
noir. au vers 11, ils pouvaient s’inventer et se forger
un destin. Après 1830, année de tous les espoirs
déçus, cette vaine tentation de gloire est châtiée,
comme s’il s’agissait d’une faute impardonnable.
 LECTURE DU TEXTE Les jeunes gens modestes, même doués, doivent
2. L’expérience sensible évoquée dans la première
rester à leur place et ne pas viser trop haut, ne pas
strophe permet, par le détour d’une image, de
regarder le soleil. Telle pourrait être l’amère morale
mieux comprendre l’audace du jeune homme
implicite de ce poème désenchanté. L’adverbe
assoiffé de gloire. Sa témérité est mise en valeur
« impunément » souligne que seul Napoléon
par le champ lexical. On relève : « audacieux »
échappe au châtiment. Le pronom « nous » montre
(v. 4), « j’osai » (v. 5), « avide » (v. 6). L’adjectif
que c’est toute la génération de 1830 qui semble
qualificatif « audacieux » est mis en relief : il est
condamnée. Le sujet qui dit « je » (« j’osai », « je
assorti du comparatif « plus » qui marque l’inten-
la vois ») n’est qu’un exemple parmi d’autres.
sité. L’expression « et plus audacieux » occupe
Son cas peut être généralisé et c’est ce qui fait la
tout le second hémistiche, la diérèse allongeant
valeur de sa confession personnelle.
encore l’adjectif. Enfin, placé à la rime, place forte
de l’alexandrin, ce terme clé reste en mémoire et 6. La couleur noire teinte désormais le monde
marque le lecteur. entier : elle est « mêlée à tout », présente « par-
3. Expliquons la comparaison : le jeune homme a tout », « sur quelque endroit » que se pose le regard
osé viser, regarder en direction de la gloire (com- (v. 7). « Œil » rime désormais avec « deuil » (v. 6
paré, présent dans le deuxième tercet), comme et 7). C’est comme un voile noir jeté sur la réa-
d’autres fixent le soleil (comparant, deuxième lité. Cette couleur est connotée : elle exprime le
tercet). « Ainsi » sert d’outil de comparaison. changement de la luminosité, l’assombrissement
La comparaison montre l’aspect dangereux de ce généralisé, mais surtout le changement d’humeur
rêve de gloire : il s’est brûlé les yeux. du poète maudit. Son tempérament est devenu
mélancolique, au sens propre du terme. Pour
4. Son audace orgueilleuse a été cruellement Hippocrate, quand la bile noire envahissait l’orga-
punie. « Un point noir est resté dans mon regard nisme, l’humeur s’assombrissait durablement et le
avide » (v. 6), avoue-t-il, lyriquement, à la pre- sujet, rendu malade par ce déséquilibre, ne pouvait
mière personne. Cette tache assombrit en per- plus trouver l’énergie suffisante pour conquérir
manence sa vision. Quoi qu’il regarde, « [il] la bonheur et joie de vivre. Si Nerval ne croit sans
voi[t] » (v. 9) ; tout semble alors obscur et triste. doute plus à ces explications scientifiques, il s’en
On relèvera l’insistance sur l’omniprésence de inspire pour livrer dans ce poème l’autoportrait
« ce signe de deuil » (v. 7). La tache, mot répété d’un poète en jeune homme mélancolique. La
deux fois, est « partout » (v. 8), « toujours », mélancolie du poète de 1831 est à la fois une
« sans cesse » (v. 10). Les « yeux » (v. 2) la voient maladie de l’âme et une dépression de l’histoire
voler « obstinément » et elle teinte de noir la vie (Prolongement : « Lexique » p. 338). Le soleil
entière du sujet. éclatant qui éclairait le monde et faisait se lever
5. Le marqueur temporel « depuis » opère une des rêves de gloire s’est terni. Pour exprimer cet
rupture dans le poème. Il permet d’opposer un obscurcissement, on retrouve l’oxymore de la

17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique | 241


lumière noire présente aussi dans le premier son- répression dont furent victimes les canuts lyonnais.
net des Chimères, « El Desdichado » : « Je suis le Loin de toute neutralité, M. Desbordes-Valmore
ténébreux, le veuf, l’inconsolé/ Le prince d’Aqui- rappelle à plusieurs reprises qu’elle fut le témoin
taine à la tour abolie/ Ma seule étoile est morte direct de l’horreur et de la douleur : « J’étais là »,
et mon luth constellé/ Porte le soleil noir de la « j’écoutais », « J’assistais », affirme-t-elle aux vers
mélancolie ». 7, 13 et 14. Elle a tout vu, de son œil de mère
refusant de fuir, de mourir en abandonnant les
 HISTOIRE DES ARTS siens. En prenant la parole en son nom (« je »),
7. La peinture et la poésie romantiques jouent elle clamera avec courage sa vérité : les souffrances
avec le contraste de lumière pour exprimer les disproportionnées endurées par ceux qui furent,
agitations de l’histoire, engendrant des tourments avant que d’être des grévistes, des « enfants »,
plus intimes. On retrouve le jeu des rayons et des des « pères » (v. 5) et des mères (v. 11). Si elle
ombres sur le tableau de Turner intitulé Ombre éprouve de la pitié pour les victimes, elle n’a
et ténèbres. Cette œuvre de 1843 montre le « soir pas de mots assez durs pour conspuer la violence
du Déluge ». Le soleil, pâle et blanc, descend à servile des soldats. La violence illocutoire (elle
l’horizon, à l’arrière-plan. Sa lumière violente traite les soldats « d’ilotes », d’esclaves vendus au
perce les masses sombres des nuages noirs qui pouvoir) fait de ce texte un réquisitoire engagé
envahissent les marges de l’image dans un mou- auprès de ceux qui souffrent. Elle devient leur
vement de volute tourmenté. L’atmosphère ainsi porte-voix. Sa parole est prophétique au sens
créée est « livide » aux deux sens du terme : le premier du terme : elle parle pour (à la place et
soleil est « maladivement pâle », les nuages sont en faveur) de ceux qui se sont tus.
« couleur de plomb ».
 LECTURE DU TEXTE
 ÉCRITURE 2. Si l’auteur est engagé, il attend que son des-
tinataire, Lamartine, puis le lecteur, le soient
Sujet d’invention aussi. Pour nous émouvoir et nous mettre en
On rappellera aux élèves les caractéristiques mouvement, M. Desbordes-Valmore multiplie les
propres au genre épistolaire. On leur demandera interpellations. Le lecteur est directement pris à
quel registre pourra le mieux contrer la mélan- partie, afin de se sentir concerné par le « carnage »
colie et sera le plus propice à une invitation au (v. 9) du 5 avril 1834. On peut relever : « Oh !
bonheur. On les invitera à se constituer un champ devinez » (v. 29), « Devinez, devinez » (v. 31),
lexical exprimant l’humeur égale, sereine, tran- « Savez-vous » (v. 35, 36, 40). Les verbes, conju-
quille ou joyeuse que l’on veut communiquer gués à l’impératif présent, exhortent le lecteur à
au poète. Enfin, il leur faudra trouver au moins imaginer cette « horreur suprême », à se laisser
trois arguments. pénétrer par cette vision de fin du monde. De
même, la ponctuation émotive, privilégiant les
points d’exclamation, est saisissante. Même si le

‹  arceline
M
Desbordes-Valmore,
« À monsieur A. L. »,
texte est écrit, il garde les caractéristiques d’une
parole vivante, orale : véritable didascalie, le
point d’exclamation signale que la voix monte,
se charge d’affect avant de s’achever dans un cri.
La voix que l’on entend est vibrante d’intensité
Pauvres fleurs, 1839 et sa colère est communicative. Enfin, le mot
interrogatif « pourquoi », répété aux vers 29 et 32,
 p. ‹¤6-‹¤‡ est lancé et laissé sans réponse avec insistance. Au
lecteur de répondre, ce qui suppose de prendre la
mesure de la révolte qui embrasa la ville de Lyon
Le chagrin et la colère et de la répression.
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE 3. La reprise anaphorique, aux vers 7 et 13, de la
1. Le poème est engagé. Dédié à Alphonse de formule « j’étais là » est un procédé d’insistance.
Lamartine, il dénonce, en un tableau saisissant, la On remarque que cette proposition principale

242 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


clôt une succession de propositions subordon- comme une nichée d’oiseaux qui meurent, la tête
nées circonstancielles de temps introduites par séparée du corps (v. 15), et non de dangereux
« quand », terme lui aussi repris en anaphore. révolutionnaires.
Chacune des subordonnées de temps évoque une
5. L’auteur était là. Le spectacle fut tellement
scène sanglante (« Quand le sang inondait », v. 1).
« hideux » (v. 19) qu’elle précise à plusieurs
Les très nombreux enjambements font de cette
reprises que s’abandonner au plaisir de mourir, de
série d’alexandrins au rythme heurté une liste
fuir, fut une tentation prégnante. Seul le souvenir
effroyable des violences commises. Ainsi, alors
de ses enfants, du « nid qui pleurait » (v. 25) l’a
que s’ébauche sous nos yeux un immense tableau
persuadée de rester, de coller ses yeux « à la vitre »
de la cruauté humaine, nous ne pouvons qu’être
(v. 20) pour, ensuite, pouvoir témoigner. Elle est
surpris par la force de cette femme. Elle reste là
restée. Ainsi, elle se peint comme la femme de
et fait face. Après la pourpre de l’alexandrin,
la situation, présente ici et maintenant et c’est
savamment déployée, trois syllabes suffisent pour
ancrée hic et nunc dans cette situation (qui est
dire la détermination. Le point d’exclamation fait
aussi une situation d’énonciation) que sa parole,
de ces trois mots un cri d’engagement.
formulée au présent d’énonciation, s’élance. Elle
parle en son nom propre et le recours à la première
4. Cinq vers écrits dans le registre épique : vers
personne du singulier en témoigne. Ces marques
13 à 18 (violence hyperbolique, hypotypose san-
de la présence de l’auteur confèrent au poème sa
glante, oxymore résumant l’essence de la guerre
vérité, son authenticité. L’engagement n’a rien à
civile : « fête affreuse » où les hommes violents,
voir avec une leçon de morale mais tout avec le
ne respectant plus aucun tabou, jouissent d’exercer
courage et l’action. Les mots ne sont pas séparés
leur loi du plus fort).
des actes et c’est ce qui fait leur valeur.
Cinq vers écrits dans le registre pathétique : vers
8 à 13 (massacre des enfants innocents, des mères 6. Les métaphores traversent ce poème de sang
et des anciens sans défense, image du berceau et de feu. Véritables hypotyposes sanglantes, elles
se transformant en tombeau) ou vers 19 à 25 permettent au lecteur de voir, comme l’auteur pré-
(évocation des pleurs du monde, envol des âmes sent à la vitre, ce que fut la semaine de répression.
souffrantes, compassion du poète, allusion sen- On peut retenir la personnification de l’incendie, à
sible à la détresse des orphelins que seront ses partir du vers 4. Il est assimilé à un criminel, éten-
enfants si elle se laisse mourir : « Mais le nid qui dant ses bras rouges pour étrangler des victimes
pleurait ! », v. 25). acculées, incapables de fuir. On peut relever aussi
Grâce à ces deux registres, qui suscitent chez le la métamorphose du « vierge berceau » (comparé)
lecteur terreur et pitié, la semaine sanglante prend en « tombeau » (comparant, v. 11 et 12). Enfin,
une dimension tragique. Ce combat perdu grandit plus pathétique, on peut remarquer que les enfants
les canuts et transforme les ouvriers en héros de sont vus comme de petits oiseaux fragiles, par la
tragédie : il fait d’eux des êtres humains capables grâce d’une métaphore in absentia : « Mais le nid
de tout risquer, de tout endurer pour la liberté et qui pleurait ! » (v. 25). La mère oiseau est restée
la justice. Ils sont ainsi capables de dépassement pour eux : « J’ai retenu mon vol aux cris de mes
de soi, d’engagement sacrificiel dans la lutte à enfants » (v. 30) alors qu’elle sait que d’autres
mort. La dimension collective de leur combat, âmes, ailées, se sont envolées vers Dieu (v. 21
qui suppose renoncement à soi et abnégation, à 23). On peut souligner que l’image de l’âme-
est magnifiée aux vers 35 et 36 : l’anaphore et la oiseau, moins néoplatonicienne que sensible,
reprise du même patron syntaxique soulignent est fréquente aussi sous la plume de Victor Hugo
leur grandeur épique mais aussi leur douleur lorsqu’il veut rendre sensible la détresse des petits
pathétique : « Savez-vous que c’est grand tout et des misérables.
un peuple qui crie !/ Savez-vous que c’est triste
une ville meurtrie ».
Le lecteur est invité à ressentir la tristesse de tout  HISTOIRE DES ARTS
un peuple. La dimension pathétique du poème 7. La jeune femme est une allégorie moderne de
apparaît quand l’auteur insiste sur le statut fami- la liberté. C’est une femme du peuple, vivante et
lial des victimes en pleurs : ce sont des pères vigoureuse, en armes. Si sa plastique, sa nudité et
aimants, des mères adorées, des enfants vulnérables le drapé de son vêtement reprennent les codes de

17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique | 243


la statuaire grecque, elle est ancrée dans la moder- ou persuader. Dans quelle mesure l’engagement
nité. L’action se passe « ici et maintenant », par est-il efficace et nécessaire ? Pour répondre à
rapport au peintre Delacroix, c’est-à-dire à Paris, cette problématique, nous verrons que l’art et la
en 1830, pendant les Trois Glorieuses, journées littérature disposent de ressources lui conférant
révolutionnaires qui mirent fin à la monarchie une efficacité singulière. Puis, nous nuancerons le
réactionnaire de Charles X. La scène se passe à propos, en montrant que les mots sont bien déri-
Paris, comme en attestent les tours de la cathé- soires quand la violence de l’histoire emporte les
drale Notre-Dame qui se découpe dans un halo de hommes « avec sa grande hache » (Pérec). Enfin,
fumée, à l’arrière-plan. La jeune femme est coiffée nous verrons comment elle célèbre et protège la
du bonnet phrygien qui rappelle 1789 et son bras condition humaine. Sa parole, universelle, trouve
droit brandit sans faillir le drapeau tricolore. Sa place dans toute actualité.
main gauche serre fermement une arme à feu
contemporaine. C’est un modèle datant de 1816. Première partie rédigée
Cette Liberté est en marche. Tous les éléments du Oser prendre la parole et l’engager pour faire
tableau expriment le mouvement : le bouillonne- valoir ses idées efficacement peut être une impé-
ment du vêtement, le flottement de la ceinture et rieuse nécessité.
du drapeau dans une zone éclairée, le corps tendu Quand les discours rationnels ne sont plus effi-
en avant. Elle regarde le peuple qui est derrière caces, tant les esprits sont échauffés, enfiévrés, l’art
elle pour l’inviter à la suivre. On remarque que la et la littérature peuvent l’être encore. Ils touchent,
construction du tableau, pyramidale, laisse voir au ils émeuvent plus qu’ils ne convainquent un public
premier plan le corps à demi dénudé de ceux qui varié, à travers les lieux et les époques. Théâtre,
sont morts pour la liberté. Leur sacrifice n’aura roman, apologue ou poésie sont autant de formes
pas été vain puisque la Liberté prend appui sur littéraires qui allient le divertissement à l’émotion,
eux pour avancer. Le peuple sert de pilier et de étape préliminaire de la réflexion. Au xviie siècle,
piédestal à la Liberté. Avant de mourir, un blessé La Fontaine, sous couvert de fables pour enfants,
agonisant la regarde et semble accompagner son critique de manière plaisante et piquante la cour, la
avancée lyrique. société et les comportements humains en général.
Il en va de même pour La Bruyère, moraliste féroce.
L’ironie ou la satire, qui établissent une complicité
 ÉCRITURE entre cet auteur et son lecteur, invitent à prendre
en compte la vanité des grands et les prétentions
Vers la dissertation ridicules des petits. Le siècle des Lumières sait
Introduction user de la diversité des formes littéraires pour
Théophile Gautier l’affirme : « tout ce qui est faire l’éloge ou porter le blâme : les contes phi-
utile est laid ». Ainsi, l’art et la littérature ne losophiques de Voltaire, les comédies comme
doivent défendre aucune idée. Ils doivent, à Le Mariage de Figaro de Beaumarchais ou l’œuvre
l’inverse, rester dégagés et célébrer le seul culte collective qu’est l’Encyclopédie, sont un réquisitoire
de la beauté. Pourtant, dès 1830, nombreux sont contre toutes les formes d’injustices politiques,
les écrivains et les artistes refusant ce froid déta- religieuses, sociales. Quant à l’art, son message
chement. Ils engagent leur art, le mettent au visuel est directement compréhensible ; il frappe,
service de leurs convictions, toutes ancrées dans vite et efficacement, ceux qui sont sensibles à la
une situation historique précise, urgente. Ainsi, force expressive de La Liberté guidant le peuple, par
voilà ce qu’écrit Eugène Delacroix à son frère : exemple. De nombreuses statues, comme la Piéta
« J’ai entrepris un sujet moderne, une barricade, de Michel-Ange, traduisent la douleur et jouent
et si je n’ai pas vaincu pour la patrie au moins avec le registre pathétique. C’est avec ce même
peindrai-je pour elle. » À défaut de combattre registre que joue Marceline Desbordes-Valmore
les armes à la main, le peintre lutte avec son quand elle dénonce la violence exercée par l’armée
pinceau comme l’écrivain prend sa plume pour pour briser les grèves des canuts lyonnais, lors de la
une épée. On peut se demander si la littérature semaine sanglante, en 1831. Son poème multiplie
peut et doit avoir pour mission d’élever la voix les hypotyposes sanglantes pour rendre sensible la
pour défendre ses idées, si les artistes, avec les douleur et l’effroi des familles décimées, enfants et
armes qui leur sont propres, peuvent convaincre vieillards compris. Le lecteur, bouleversé, adhère

244 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


à ce réquisitoire, empreint d’une grande violence afin de témoigner de ce processus de deshumani-
illocutoire. sation. Peut-être s’agit-il aussi d’exorciser l’enfer.
Plus largement, la multiplicité des stratégies La littérature et l’art, parce qu’ils permettent
argumentatives permet de défendre une même d’exprimer, de partager la souffrance, peuvent
idée de différentes manières. L’argumentation l’alléger. Ainsi, la tragédie a, selon Aristote, une
peut être directe, démonstrative et séduire par portée cathartique. Le spectateur vit ou revit, par
la rigueur de sa démonstration. C’est le cas de procuration, des passions extrêmes et les éva-
certains articles de l’Encyclopédie, clairs et per- cuent. Ainsi, la littérature a-t-elle une valeur
cutants. On peut citer « Autorité politique » de salutaire, pour la société et pour l’homme.
Dumarsais. Dans un autre registre, on peut aussi
donner l’exemple de Voltaire et de son Traité sur
la tolérance, aussi rationnel qu’émouvant. Quant
aux apologues dont la morale est implicite, ils
demandent au lecteur une participation plus vive
et une attention interprétative plus engagée, elle
aussi. Candide de Voltaire aussi bien qu’une pièce
› V ictor Hugo,
« Sentiers où l’herbe
se balance »,
comme Tartuffe de Molière, montrent dans leurs
structures mêmes que la compréhension et l’adhé-
Châtiments, 1853 p. ‹¤8
sion aux idées impliquent un parcours personnel Objectif : découvrir la fonction du poète
exigeant. Candide est un personnage naïf prêt à romantique.
croire le premier enseignement théorique qu’on
lui livre. Il n’apprendra véritablement à cultiver Intérêts du texte :
son jardin qu’après avoir multiplié les expériences – La fonction prophétique de la poésie
vécues. De la même façon, le lecteur est invité romantique : le poète prophète parle pour
à lire le conte en faisant l’essai de son jugement, ceux qui n’ont pas droit à la parole.
tout en suivant le récit des aventures du person- – L’énonciation romantique : le poète
nage. Orgon, obnubilé par Tartuffe, refuse de tenir s’adresse aux éléments de l’univers et
compte des mises en garde pourtant très claires de les fait parler. Tous ont une âme (même
sa famille. Il ne comprend l’hypocrisie de Tartuffe le brin d’herbe), tous souffrent. Expression
que lorsque sa femme ourdit un stratagème lui de la douleur. Jeux de reprises au service
dévoilant crûment les turpitudes du faux dévot. de l’expressivité.
La comédie, sous couvert de divertissement, fait – Portrait de misérables : cette réalité
suivre le même chemin au spectateur. sociale est ici traitée poétiquement,
À l’inverse, l’inaction des artistes et des écri- dans un poème emprunt de mystère.
vains peut être considérée comme lâche, voire
criminelle. Victor Hugo condamne l’inaction La voix du poète
de l’écrivain stérile dans « Fonction du poète » :
« Honte au penseur qui se mutile  LECTURE DU TEXTE
Et s’en va, chanteur inutile, 1. La concision fait la force de ce poème. En effet,
Par les portes de la cité. » le début se fait in medias res, le lecteur est littérale-
Pour lui, action et poésie sont un même mot. ment plongé au milieu des éléments du monde et
Napoléon le Petit l’aura bien compris, qui de leur souffrance. Dès le vers 3, on les découvre
condamna le poète à l’exil et à la proscription. murés dans le « deuil » et le « silence ». Lorsque le
Le poète responsable joue un rôle dans « la cité » poète demande la raison de ce chagrin, l’extrême
et ne doit pas s’enfermer dans une tour d’ivoire, brièveté des réponses ne permet pas de comprendre
contrairement au poète paria que Vigny invite à se nettement ce qui se passe mais laisse pressentir le
retirer dans la nature solitaire. Bien plus, devant pire : « Celui qui venait ne vient plus » (v. 4). On
certains événements, la littérature peut même être remarque que le dernier vers de chaque strophe
une urgence. Suite à la Seconde Guerre mondiale, insiste sur l’absence de l’être que tous chérissaient.
beaucoup d’auteurs comme Primo Lévi ou de plas- Le dernier vers de la dernière strophe fait office
ticiens comme Zoran Music ont jugé nécessaire de chute. La mer porteuse de mort a rejeté sur la
d’évoquer l’horreur des camps de concentration grève un « cercueil ». On devine qu’il s’agit du
17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique | 245
père de famille, mort au bagne, laissant derrière fait se succéder une question de six syllabes et
lui enfant et femme en pleurs. Leur désolation une réponse encore plus brève, de deux syllabes.
et leur détresse sont immenses, répercutées par Elle est d’autant plus poignante. Le parallélisme
l’univers entier puisque les sentiers, l’herbe, les de construction, permettant la reprise du même
vallons, les coteaux et les bois sont en deuil. patron syntaxique, rend plus sensible encore
C’est ce qui nourrit un sentiment de révolte. On la portée pathétique de ce propos. La dernière
comprend alors le titre du recueil : il s’agit, par la strophe apporte la résolution à cette énigme du
plume, de dénoncer et de châtier ceux qui sont deuil universel. Que s’est-il passé, pour que tout
responsables de ces situations. Inlassablement, soit triste et désolé ? La question est cette fois
Victor Hugo dénonce l’engrenage terrible de la posée aux « flots » qui gémissent (v. 14), convo-
misère. S’appuyant sur de nombreuses enquêtes, quant ainsi l’univers dans son immensité. La
dont le rapport du docteur Villermé dénonçant réponse ultime tombe avec un effet de couperet.
le travail des enfants, le poète engagé montre les Un cercueil est revenu du bagne. Le père est bien
conséquences tragiques de la pauvreté extrême : mort, ce que nous pressentions de plus en plus, au
les adultes sans travail ou très mal payés sont voués fur et à mesure que le poème déployait la terrible
à la délinquance, au bagne ou à l’hospice. Quant mécanique des questions-réponses pour insister
aux enfants, on ne sait ce qu’ils vont devenir. sur le thème de l’absence. Ainsi, tout le poème,
par l’alternance des voix qui interrogent et qui
2. Les tirets correspondent à l’intervention de répondent, est une structure d’attente : l’angoisse
différents interlocuteurs, répondant laconique- monte, jusqu’à la terrible révélation, tenant en
ment au questionnement inquiet du poète. Il un mot, le mot de la fin.
s’agit à chaque fois de choses et de créatures fra-
3. Ce jeu de questions et de réponses permet aussi
giles, plongées dans la détresse. Dans l’univers
de donner une voix à tous ceux qui n’en ont pas.
de V. Hugo, tout a une âme, tout a une voix,
De manière surprenante, on entend s’exprimer à
de la pierre à l’ange. « Sunt lacrimae rerum » est
la première personne (« je ne sais pas », v. 8) les
un vers de Virgile que V. Hugo affectionne et
choses du monde : l’herbe, les vallons, les coteaux
qu’il cite souvent pour transmettre à son lecteur
et les bois prennent vie et s’expriment avec plus
sa vision d’un monde sensible où tout palpite
de sensibilité que bien des êtres humains au cœur
et frémit. On peut le traduire littéralement par
de pierre. Lorsqu’on quitte la forêt pour intégrer
« il y a les larmes des choses » ou plus poétique-
l’espace de la nature humanisée, on découvre
ment par « même les choses pleurent ». C’est
que le jardin et la maison sont eux aussi doués
en effet un univers peuplé de choses souffrantes
d’une âme sensible et savent exprimer le désarroi
et pleurantes que ce mystérieux poème permet
né d’un sentiment de perte, d’abandon. On peut
d’entendre. Dans la première strophe, la nature
faire la même remarque concernant le chien. Au
n’est pas un simple décor, froid et insensible aux
vers 10, il déplore le vide de la maison. Enfin,
douleurs humaines, mais un univers animé, apte
ce sont la femme et les enfants qui recouvrent
à l’empathie. « Vallons, coteaux, bois cheve-
la parole et expriment ce que l’on entend trop
lus » ainsi que « sentiers où l’herbe se balance »
peu souvent : la détresse des délaissés. Ainsi, en
s’animent et expriment un deuil universel. Dès
donnant une voix et une parole à tous les vaincus
lors, il n’est pas surprenant de les voir interpellés
de l’histoire, le poète rend sensible la souffrance
par le poète ni de les entendre s’exprimer en
provoquée par la misère sociale, conduisant à la
leur nom propre, comme en témoigne le jeu des
délinquance, au bagne puis la mort du père de
pronoms (première et seconde personnes). Que
famille. Cette démarche est caractéristique du
disent-ils ainsi ? Que celui qui venait les voir a
prophétisme romantique. Au sens étymologique,
disparu et ils en sont durablement affectés. De
être prophète signifie « parler pour ». N’est-ce
même, dans la deuxième strophe, la maison du
pas ce que fait ici le poète ? Il parle pour eux, en
disparu exprime sa désolation. Ses fenêtres sont
leur nom et en leur faveur. C’est une fonction
dépeuplées ; son jardin est sans fleurs. La troisième
essentielle de la poésie romantique.
strophe voit le jeu des questions et des réponses
s’accélérer, rendant plus saisissante la voix des 4. Le poème repose sur un principe de répéti-
vaincus, ici le chien, l’enfant puis la femme. Le tion. En effet, le poète, inlassablement, répète les
rythme se resserre. L’octosyllabe, vers plutôt court, mêmes mots interrogatifs : « pourquoi ? » (v. 3, 5,

246 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


6), « qui ? » (v. 11 et 12) et « où » (v. 7, 13, 15).  HISTOIRE DES ARTS
Parfois, la question est reprise presque à l’identique 6. Ce dessin de Victor Hugo évoque le naufrage
et le parallélisme de construction permet de faire du navire La Durande, personnage à part entière
du poème une structure de questionnement et du roman Les Travailleurs de la mer. Ici, le « gros
d’interrogation sur la souffrance intolérable du temps » menace ; la mer devient mauvaise ; le
monde. On peut ainsi citer les vers 11 et 12 : bateau risque de sombrer. Pour rendre palpable
« – Enfant, qui pleures-tu ? », « – Femme, qui cette atmosphère de catastrophe imminente, le
pleures-tu ? ». Il s’agit de comprendre la raison graphiste génial joue avec le clair-obscur. Presque
de ce deuil universel, affectant toutes les choses tous les éléments de l’œuvre sont sombres : l’encre
et tous les êtres créés. En effet, selon un principe brune colore de nuit le ciel, l’eau, le navire en
de gradation, on voit que toute la création est difficulté. Pour distinguer ces éléments perdus
touchée : d’abord, la nature la plus extérieure. dans l’obscurité, V. Hugo joue avec la technique
Puis, dans la deuxième strophe, la focalisation se du lavis, qui permet d’obtenir différents niveaux
resserre sur l’espace plus restreint et plus intime de de brun. Puis, une fois que l’ensemble est sec, il
la maison et du jardin. Dans la troisième strophe, peint à la gouache blanche l’écume de la mer
le lecteur, franchissant un degré sur cette échelle déchaînée. Voilà qui tranche sur ce fond d’ombre.
de Jacob présentant la Création comme une L’œil est ainsi attiré vers la vague qui pourrait
âme-monde empreinte de souffrance, découvre emporter La Durande vers les récifs. Ainsi, si
la tristesse du chien fidèle, de la veuve et de l’œuvre graphique de V. Hugo n’est pas direc-
l’orphelin. Dans la dernière strophe, même les tement illustrative de ce poème, elle entre en
flots sont capables de gémir. Ainsi, ce procédé résonance avec les Châtiments, publiés pendant
permet de montrer la compassion de la Création l’exil à Jersey. L’œuvre au noir rend sensible le
toute entière. malheur du monde et suscite l’envie de voir châtiés
les coupables.
5. Le lecteur ne comprend pas tout de suite la situa-
tion parce que les éléments de réponse proposés  ÉCRITURE
sont très brefs, très laconiques. Dans la première
strophe, on entend l’explication sibylline de la Sujet d'invention
nature : « – Celui qui venait ne vient plus » (v. 4). On peut découper la consigne en trois points
On ne peut savoir qui est absent, ni deviner le essentiels :
caractère tragique de cette défection même si le – « Sur le modèle de Victor Hugo, imaginez
terme « deuil », particulièrement dysphorique, un dialogue où alternent questions simples et
oriente le lecteur vers une interprétation pessi- réponses brèves » : cela suppose de se souvenir
miste. Dans la deuxième strophe, l’explication de la présentation du dialogue. Le travail sur les
demeure vague, implicite. Le dernier vers se clôt tirets peut être ici réinvesti (question 2). On
par « – Je ne sais pas ». Toutefois, l’absence du peut inviter les élèves à faire la liste de tous les
maître de maison se précise : il est parti, il est interlocuteurs convoqués et à les classer en fonc-
« ailleurs », mot-clé placé à la rime. C’est dans le tion du moment de leur intervention. Le libellé
troisième quatrain que la stratégie énonciative se du sujet sous-entend aussi de garder la même
précise et s’accélère : chaque nouvel interlocuteur situation d’énonciation. On doit entendre la
précise l’identité du disparu. Ainsi, celui qui est voix d’un poète inconnu posant inlassablement
présenté comme « le maître » (v. 7) est désigné les mêmes questions, introduites par les mêmes
par l’expression plus personnelle « Mon père » pronoms interrogatifs. Anaphores, parallélismes
au vers 11. Enfin, le dernier quatrain est celui de construction, répétitions permettront de rendre
de la révélation. On apprend que le père était le caractère lancinant de cette enquête poétique.
au « bagne sombre » (v. 15) et qu’il est mort. La – « en vers ou en prose » : si l’élève choisit le vers
révélation du désastre est retardée au dernier vers. classique, il relira avec profit la fiche consacrée
Ce dispositif fait du texte une structure d’attente : à la versification.
l’angoisse monte, on comprend la détresse de la – « révélant progressivement une situation inac-
veuve et de l’orphelin, promis à une existence ceptable » : après avoir réfléchi à ce qu’il veut
précaire, ce qui rend plus inacceptable encore la dénoncer, l’élève doit ménager une gradation. Les
mort du père de famille. réponses aux questions posées par le poète seront

17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique | 247


d’abord floues, évasives, vaguement inquiétantes, la révélation. Son arrivée est dramatisée. Tout
puis, plus précises. Enfin, il faut avoir repéré l’effet d’abord, elle est rouge, couleur théâtrale s’il en
de chute et savoir garder pour la dernière phrase est. L’adjectif de couleur clôt le vers 4. Ensuite,
la révélation de la douleur ultime. son entrée en scène est savamment travaillée :
elle se fait attendre longtemps (v. 6) et, quand elle
surgit enfin sur le tapis roulant, on remarque que
 ORAL
le vocabulaire joue avec les mots du théâtre. « Tu
L’intérêt de la récitation à deux est de mettre en
es aux premières loges » (v. 2) signifie bien sûr
valeur le jeu des questions et des réponses.
que le poète est particulièrement bien placé pour
la voir arriver mais aussi que l’aéroport constitue


ici un décor, avec ses « loges », ses coulisses, sa
A bdellatif Laâbi, scène roulante et, bien sûr, son coup de théâtre. En
« Vaccin », effet, quelle n’est pas la surprise du poète lorsqu’il
constate que sa valise, « étrennée pendant ce
Tribulations d’un périple » (v. 5) s’est métamorphosée ! De rouge,
elle est devenue noire, comme si elle avait traversé
rêveur attitré, 2008 « les boyaux d’une mine de charbon » (v. 9) ; de
  p. ‹¤· neuve, elle est devenue « déglinguée ». Le poète
– et, par ricochet, le lecteur – se demande ce
Objectif : découvrir un poème qu’il s’est passé hors scène. Il se parle à lui-même
contemporain engagé. (« tu »), il s’interroge sur cet événement. Des
vers 10 à 14, dans un bref monologue intérieur,
Intérêts du texte : il répond à sa question : la valise a été fouillée par
– Un poème en vers libres. un véritable « inquisiteur ». Son mauvais état est
– Un dialogue avec soi-même. la preuve, selon lui, que le poète, ou ses poèmes,
– Le thème de l’exil. sont sous surveillance. Étant donné l’état de la
valise, cette dernière n’a rien d’amical. C’est ce
Une voix forte et engagée que cet objet révèle.
 LECTURE DU TEXTE 3. La couleur rouge n’est pas neutre. Elle renvoie
1. Le poème, écrit en vers libres, sait exprimer à l’univers du théâtre, de la tragédie (voir ques-
avec des mots simples le danger guettant les écri- tion 2). Elle peut évoquer aussi la révolte, voire la
vains engagés. La scène est sobre, ancrée dans révolution et son cortège de violences. Le terme
une réalité géographique et historique précise : « révolution » est d’ailleurs présent au vers 21.
un écrivain marocain a pris l’avion pour se rendre De manière plus latente, le rouge peut évoquer le
en France, peut-être pour voyager, peut-être pour sang. Ici, la violence est feutrée : le sang n’est pas
fuir. Il arrive à Orly, l’aéroport desservant les pays répandu, seuls les objets sont désossés, éventrés.
méditerranéens. Lui-même n’a subi ni brimade, ni Mais cette violence larvée suffit à créer le malaise
intimidation pendant son voyage. Mais quand il et l’inquiétude du poète.
récupère sa valise, elle a bien changé. Elle a subi
une fouille en règle qui l’a laissée « déglinguée ». 4. Au début du xiiie siècle, face aux mouvements
On remarque que le terme appartient au registre cathares et albigeois, l’Église chrétienne met en
de langue familier, ce qui crée ici un sentiment place une institution judiciaire pour lutter contre
de proximité avec le lecteur. Poète et lecteur l’hérésie. C’est ainsi que naît l’Inquisition. C’est
vivent dans le même monde contemporain. Si un tribunal chargé d’enquêter et de sanction-
le poète n’a pas subi le même traitement, c’est ner les pratiques jugées non conformes à la foi.
parce qu’il « s’est rasé la barbe à temps » (v. 20) Les sanctions vont de la simple pénitence à la
et est ainsi passé inaperçu. Ses manuscrits cachés confiscation de la fortune et l’exécution capitale.
dans le bagage à main (v. 14) n’ont pas été saisis. Pendant l’enquête, le suspect peut être soumis à
la question, c’est-à-dire à la torture. C’est pour-
2. La valise n’est pas un objet anodin : elle est quoi, aujourd’hui, le terme « inquisiteur » (v. 11)
traitée dans ce poème comme un véritable acces- ou « inquisition » (v. 17) est associé au pouvoir
soire de théâtre, au service d’une dramaturgie de arbitraire, discret et discrétionnaire. C’est le sens

248 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


retenu par le TLF : « Enquête indiscrète, arbitraire que le projet poétique assignant aux mots la capa-
menée par une autorité politique ou religieuse cité à changer les mentalités est difficile. Le grand
contre une personne, une catégorie de personnes, soir révolutionnaire n’est plus pour demain : on
parfois contre leurs biens ». Dans le texte, le relève la négation « ne... plus » encadrant le
poète ne sait pas qui a fouillé sa valise, comme verbe « penser ». Elle aura lieu éventuellement
l’atteste le choix de la modalité interrogative. après-demain, c’est-à-dire dans un futur vague
Deux hypothèses sont possibles : il peut s’agir de et lointain. On relève le modalisateur « peut-
simples douaniers ou de services spéciaux surveil- être » montrant le caractère hypothétique de la
lant les dissidents politiques et « torturant » leurs réussite et l’âpreté du travail des poètes œuvrant
bagages. Ce second scénario est récusé (« arrête aujourd’hui.
ton cinéma », v. 15). Selon le poète, les inquisi-
teurs d’aujourd’hui ne procèdent plus de manière  ÉCRITURE
aussi voyante. Ils s’introduisent dans le secret
des vies avec discrétion. Il les imagine prenant Dissertation
des gants, au sens propre et figuré (v. 17). Nul Pour dénoncer l’injustice, nul besoin de situations
besoin de forcer la valise : les rayons permettent exceptionnelles. La peinture d’une scène de la
de regarder à l’intérieur de cet objet très personnel vie ordinaire suffit souvent à donner à voir et à
et de surveiller les personnes sans même qu’elles comprendre tout un pan de réalité auquel nous
ne s’en rendent compte. étions insensibles. C’est pourquoi la poésie qui
voit et dit les choses simplement remplit une
5. Le poème n’est pas à proprement parler roman- mission importante.
tique. Cependant, son auteur assigne à la poésie
Pistes :
une fonction essentielle, présente sous la plume
– Montrer, sous une apparence banale, une tragé-
d’un V. Hugo ou d’une M. Desbordes-Valmore.
die ordinaire permet de lutter contre les préjugés.
En effet, s’il ne croit plus à l’imminence d’une
Ces « choses vues » nous invitent à l’empathie,
révolution qui changerait radicalement le cours
au sentiment que J.-J. Rousseau définit comme
de l’histoire contemporaine, il l’espère encore
la capacité à se porter au secours d’autrui, ou, à
pour « Après-demain » (v. 23). Il est convaincu
tout le moins, à éprouver de la compassion pour
que le poète, plus que le religieux (allusion à
lui, même si nous ne nous le connaissons pas.
la barbe rasée), a un rôle à jouer dans ce mou-
Les mots simples mais sensibles peuvent capter
vement de révolte. Les mots peuvent éclairer,
et transmettre la souffrance dont l’univers tout
instruire, expliquer ce qu’une situation a d’injuste
entier frissonne. Ex. : « Le Lac » de Lamartine.
ou d’inacceptable. Bien agencés, bien construits,
La description du paysage inchangé, alors qu’un
ils peuvent même être un vaccin contre la bêtise.
cataclysme est survenu dans la vie du poète, rend
On peut ainsi citer les derniers vers du poème :
l’élégie poignante.
à quelle condition la révolution peut-elle adve-
– Inviter chacun à regarder une scène avec un œil
nir ? « si tu réussis à mettre au point/ dans ton
neuf, non soumis à des peurs qui emprisonnent ou
laboratoire secret/ un vaccin de cheval/ contre
des habitudes qui, une fois installées, émoussent
la bêtise triomphante ». Le laboratoire secret
notre sensibilité et nous font trouver normal tout
peut renvoyer au processus même de la création
ce qui dure depuis longtemps. Ex. : Melancholia,
poétique, transformant alchimiquement les mots
de Victor Hugo, multiplie les images et les per-
les plus ordinaires en langage qui permet de com-
sonnifications donnant vie aux machines qui
prendre. Précisons que le terme « vaccin » n’est
broient les enfants travaillant dans les usines. Le
pas du tout neutre sous la plume d’A. Laâbi :
lecteur voit, littéralement, les dents de la meule
l’écrivain a dénoncé des achats de vaccins inu-
dévorant les êtres les plus vulnérables.
tiles, commandés par des personnes corrompues,
– Devenir le porte-voix de ce qui ou de ceux qui
proches du pouvoir, touchant une commission
n’ont pas de voix : les animaux, les enfants (éty-
sur chaque vente. Inutile de préciser que ce jeu
mologiquement, l’enfant est celui qui « ne parle
poétique est dangereux. Le poète a dû s’exiler.
pas »), les ouvriers. Ex. : le poème de Marceline
6. Des vers 21 à 27, on trouve les marqueurs Desbordes-Valmore dénonce la violente répression
temporels suivants : « demain » (v. 22) et « Après- dont furent victimes les canuts lyonnais lors de la
demain » (v. 23). Ils permettent de comprendre semaine sanglante, du 5 au 12 avril 1834 (p. 326).

17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique | 249


– Les mots simples peuvent exprimer des situa- Le poète et son double
tions complexes : le poète peut explorer la nuit de
l’âme. « L’homme est brumeux », constate Hugo,  ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
comme est « noir » l’univers qui l’entoure. Pour 1. Le poème repose sur un jeu de répétitions et
comprendre le monde et le moi, y compris dans de variantes. Chaque strophe impaire (1, 3, 5
le mal, on ne peut ignorer ce qui remue dans la et 7) met en scène le poète à un âge différent.
nuit. Le réel comprend « l’obscur, l’inconnu, l’invi- À chaque fois, il rencontre un inconnu qui lui
sible ». Cette part mystérieuse échappe parfois au ressemble étrangement. Musset insiste sur le
langage rationnel mais non à la contemplation caractère répétitif de ce rendez-vous rituel. Le
du poète sensible, à sa méditation pensive. Il double est toujours vêtu de noir (v. 6, 18, 30 et
ne s’agit pas de devenir complètement irration- 42) et il vient immuablement s’asseoir devant
nel mais sensible à ce que la raison ne capte pas le jeune homme, comme pour un face-à-face.
toujours : le mal commis pour rien, la souffrance La rime « noir » / « s’asseoir », répétée quatre
des choses, le souffle de l’obscurité. Il regarde, fois, structure le poème. Ainsi, aux vers 5 et 6,
décrit ces « choses vues » que nous ne voyons pas on relève : « Devant ma table vint s’asseoir/ Un
et donne des mots à cette part d’ombre. Ainsi, pauvre enfant vêtu de noir ». Aux vers 17 et 18,
dans « Le Point noir », le poète croit voir une « Au pied d’un arbre vint s’asseoir/ Un jeune
tache noire obscurcir le réel. Il s’agit aussi d’une homme vêtu de noir ». Aux vers 29 et 30, « Au
projection de sa propre part d’ombre. coin de mon feu vint s’asseoir/ Un étranger vêtu
de noir ». Aux vers 41-42, « En face de moi vint
s’asseoir/ Un convive vêtu de noir ». Notons que
POÈTES DE LA NUIT chacune de ces phrases se clôt par la proposition
subordonnée relative « Qui me ressemblait comme
un frère ». Elle boucle chaque strophe impaire, à

§ A lfred de Musset,
« La Nuit de
décembre », Les Nuits,
la manière d’un refrain.
Les variantes montrent que les deux jeunes gens
évoluent entre chaque rendez-vous. D’abord,
ils grandissent au même rythme, comme deux
frères. Ainsi, dans la première strophe, le poète-
1835-1837  p. ‹‹‚-‹‹⁄ enfant et le « pauvre enfant vêtu de noir » ont
le même âge. La strophe 3 montre que l’inconnu
Objectif : découvrir un thème de entre dans l’adolescence en même temps que le
la littérature romantique, le double. poète. C’est désormais « un jeune homme vêtu de
Intérêts du texte : noir ». Cependant, ils évoluent différemment. La
tonalité s’assombrit dans la strophe 5 puisque le
– La versification et ses ressources
sentiment d’altérité apparaît : c’est « un étranger
poétiques : le jeu subtil de reprises
vêtu de noir » qui désormais lui fait face au vers
et de variantes suggère la répétition
30. Enfin, dans la strophe 7, une ultime variante
d’une scène primitive, la rencontre nous montre le double comme « un convive
avec soi. vêtu de noir » (v. 42), anonyme. La lecture des
– Le second romantisme, ou l’école strophes paires nous permet de comprendre cet
du désenchantement : Les Nuits, cycle éloignement. Enfant et adolescent, le poète et
de quatre longs poèmes, tout en son double partagent le même goût pour l’étude
développant les thèmes de la solitude et la littérature. Au vers 10, ils sont penchés sur
et de la difficulté d’écrire, montrent un même livre. Dans la strophe 4, au vers 23,
l’évolution du poète confronté au monde. l’étranger le gratifie d’un « salut d’ami ». Tout
Dans « La Nuit de décembre », le « je » change quand le jeune homme renonce à cette
se diffracte, le poète se parle pour aboutir vie pure. Le double s’éloigne de lui et souffre.
à un constat d’échec. « La Nuit d’octobre »,
la dernière des quatre, laisse toutefois  LECTURE DU TEXTE
entrevoir un espoir, une rédemption 2. Le double vêtu de noir vient visiter le poète
par le travail et l’écriture. à chaque âge clé de l’existence. Les marqueurs
250 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme
temporels ouvrant chaque sizain permettent de le réitère son geste, très appuyé. « D’une main »
mesurer : l’apparition surgit à la fin de l’enfance (v. 33), il montre les cieux, comme s’il s’agissait
(« Du temps que j’étais écolier », v. 1), lors de de se détourner des plaisirs et douleurs terrestres
l’adolescence (« Comme j’allais avoir quinze ans », pour mieux se consacrer à l’art. « Et de l’autre »
v. 14), puis des premières amours innocentes (« À (v. 34), il tient le glaive. Il faut lutter et combattre
l’âge où l’on croit à l’amour », v. 26), et enfin lors pour devenir un bon poète, quitte à renoncer à
de l’entrée dans une maturité cynique, synonyme l’amour et, peut-être, à la vie.
de libertinage et de renoncement à tout idéal (« À
l’âge où l’on est libertin », v. 38). 6. La strophe 7 marque un tournant. Les chemi-
nements du poète et du double, jusque-là paral-
3. Dans les strophes 1, 3 et 5, à chaque appari- lèles, se séparent et l’inconnu vêtu de noir prend
tion du double, le jeune homme semble plongé tristement ses distances. Si la ressemblance entre
dans une solitude morne et triste (« notre salle le jeune homme et l’inconnu est toujours aussi
solitaire », v. 4 ; « J’étais seul dans ma chambre », marquée, il n’est plus un frère ou un ami mais un
v. 27). Il apparaît tour à tour comme un écolier convive distant, qui le contraint à regarder « en
solitaire voué à l’étude, comme un adolescent face » ce qu’il est devenu. La confrontation est
rêveur s’éloignant des autres pour marcher seul terrible. Alors que le jeune homme semble avoir
ou comme un amoureux délaissé, venant de vivre renoncé à sa vocation, alors qu’il se divertit dans
sa première trahison. La mélancolie domine. les plaisirs qui étourdissent au lieu de se consacrer
Dans la strophe 7, après une première désillu- à l’écriture solitaire et exigeante, le double porte
sion amoureuse, il renonce à cette vie austère et les stigmates de cette chute. Sous son manteau
devient libertin. noir, son vêtement rouge est en lambeaux. Il porte
« un haillon de pourpre en lambeau » et sa tête
4. De nombreuses expressions soulignent la res- est couronnée d’un « myrte stérile » (v. 45-46). Le
semblance troublante entre le poète et l’appari- double révèle, comme un miroir cruel, ce qu’il est
tion. La proposition subordonnée relative « Qui devenu. Loin d’être devenu le prince des poètes,
me ressemblait comme un frère » est répétée de le jeune homme ressemble à un empereur déchu.
manière obsédante. Ils partagent la même gra- C’est ce qu’est forcé de voir le jeune libertin, dans
vité studieuse : le poète écolier, méditatif, veille un cruel face-à-face avec lui-même. Cette rupture
sur ses livres ; le double est « pensif » (v. 13). Le est mise en valeur quand le double l’agrippe par
jeune homme solitaire est souvent triste. On le le bras et le force à trinquer. Le verre, qui était
voit « pleurant [s]a première misère » au vers 28. destiné à porter un toast, se brise. N’est-ce pas son
De même, le double est « triste et beau » (v. 8), destin d’écrivain qui, lui aussi, s’est brisé ? Son
« morne et silencieux » (v. 32). L’inconnu mys- rêve d’idéal et de pureté n’existe plus que comme
térieux fait vraiment figure de double. un haillon, un souvenir douloureux. L’école du
5. Dans les strophes paires, les objets brandis par désenchantement commence. Nous sommes en
le double et sa gestuelle sont en rapport avec la 1837.
littérature et la poésie. Ainsi, dans la strophe 2,
il vient lire le même livre que le jeune écolier. Sa Prolongement
posture est celle du penseur romantique, plongé Franck Lestringant montre la dimension auto-
dans sa méditation : « Il pencha son front sur biographique de l’œuvre de Musset. On ne badine
sa main » (v. 11). La strophe 4 est l’occasion pas avec l’amour, Lorenzaccio, La Confession d’un
d’un rendez-vous plus décisif. Alors que le jeune enfant du siècle, puis Les Nuits rendent compte de
homme demande symboliquement sa route, il ses désillusions amoureuses et artistiques. Mais
l’oriente clairement vers l’écriture et la poésie. ces œuvres dépassent le simple caractère auto-
Sans prononcer une seule parole, il montre fer- biographique. Elles offrent en effet une « lecture
mement au jeune homme la colline où vivent les du romantisme », l’image d’une époque sans foi
Muses. De plus, il arbore deux objets, symboles où l’amour ne sauve pas, où l’action est vaine, y
de musique et de poésie : le luth et le bouquet compris l’acte créateur de l’artiste. Lorenzaccio,
d’églantine, fleur décernée aux bons poètes en « La Nuit de décembre » ou encore la nouvelle
guise de récompense. Il l’invite à devenir poète. Le Fils du Titien (1838) peuvent être lus comme
La strophe 6 est tout aussi théâtrale : le double des discours sur l’art et la place du poète dans

17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique | 251


la société de son temps. L’artiste, trop fidèle à crise algérienne et les manœuvres politiques de la
son idéal, apparaît comme décalé, en marge. duchesse de Berry qui veut rétablir les Bourbons
La tentation de renoncer et de tout oublier en viennent compliquer cette situation instable. C’est
menant une vie de débauche est grande. Le prix dans cette atmosphère de tensions et d’illusions
à payer est lourd : les personnages de Musset, ses perdues que Musset écrit ses premières Nuits.
doubles, sont pleins d’amertume quand ils voient
quels libertins ils sont devenus. Musset lui-même,
connu pour ses excès, ne parvient plus à écrire et  ÉCRITURE
ses dernières années sont stériles.
Commentaire
Introduction
 HISTOIRE DES ARTS Véritable révolution culturelle européenne du
7. Eugène-Louis Lami insiste sur l’accablement début du xixe siècle, le romantisme rassemble une
du poète confronté à son double. En ce sens, le jeunesse victime du « mal du siècle ». En réaction
tableau est un vrai prolongement de la strophe à l’esprit rationnel des Lumières et contre les règles
7 et peut faire office d’invitation à lire la fin du du classicisme perçues comme des entraves au
poème. Dans la partie inférieure droite de l’image, génie créateur, ce mouvement est caractérisé par
le jeune homme est vu de dos, ployé. Le fauteuil l’expression sans frein des sentiments de l’écrivain.
est peint par E. Lami pour mettre en valeur son En son sein, Musset se distingue par sa vision du
abattement : l’accoudoir lui permet de tenir son monde particulièrement mélancolique. L’écriture
visage dans sa main tout en s’épongeant le front. du recueil composé de quatre longs poèmes inti-
Il baisse la tête, peut-être pour échapper à la tulé Les Nuits, dont chacune correspond à une
confrontation avec soi-même. En face de lui, saison, fait suite à sa rupture avec la sulfureuse
en haut de la diagonale traversant le tableau, se George Sand et se fait l’écho d’une crise morale
trouve le double. Il est vu de face. Cependant, on et sentimentale chez Musset. L’hiver, avec tout ce
ne voit pas non plus son visage, caché par la main que cela peut comporter de symboles, est évoqué
et le mouchoir, les épaules sont voûtées. Ainsi, il dans « La Nuit de décembre ». L’énonciateur s’y
reflète l’accablement du poète. Plus largement, présente à différentes étapes de sa vie, toujours
on remarque que le jeune homme est habillé à la suivi par un personnage énigmatique. Nous nous
mode de 1830. La tristesse qui le frappe n’est pas demanderons donc qui est cet être mystérieux,
seulement la sienne. Elle est partagée par toute sa vêtu de noir, qui accompagne le poète. Nous
génération, désabusée et déçue. On peut en effet étudierons, tout d’abord, ce qui le fait apparaître
rappeler combien Musset est un enfant du siècle : comme un double ressemblant fort à celui dont il
mettant un terme à la Restauration, les émeutes suit le parcours. Puis, nous analyserons les liens
des 27, 28 et 29 juillet 1830, les Trois Glorieuses, ambigus et contradictoires qu’il tisse avec celui
font souffler un vent d’espoir et de liberté. Paris vit qui s’exprime à la première personne. Enfin, nous
pendant quelques jours au rythme des barricades. essaierons de montrer en quoi il peut être perçu
Ouvriers, bourgeois, soldats combattent ensemble comme l’incarnation des angoisses et des doutes
au nom de la liberté. Le duc d’Orléans, appelé au du poète dans divers domaines.
pouvoir le 4 août, devient Louis-Philippe Ier, et
1) Les apparitions du double
porte le titre – ô combien symbolique ! – de « roi
1.1.) Des apparitions aux moments clés de
des Français », et non de « roi de France » comme
l’existence
ses prédécesseurs. Mais très vite, le peuple, qui a
Reprise des questions 1 et 2.
favorisé la mise en place du nouveau régime, est
1.2.) Un double très ressemblant
oublié. Aussi, après toutes les espérances engen-
Reprise de la question 4.
drées par les Trois Glorieuses, l’enthousiasme
1.3.) Une confrontation périodique avec soi-même
retombe-t-il, laissant place au scepticisme moral,
à une agitation populaire constante, et, du côté Transition : le jeune homme inconnu, qui lui
des intellectuels, à une profonde désillusion. De ressemble comme un frère, oblige périodiquement
graves crises touchent le pays. En 1832, la flambée le jeune homme à se regarder en face, à constater
des prix entraîne des émeutes. Une épidémie de ce qu’il est devenu. Si les premières rencontres sont
choléra frappe Paris au printemps. Par ailleurs, la placées sous le signe de l’empathie et du partage,

252 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


l’araignée appartenant au bestiaire fantastique se
le double incarne progressivement son échec. Ses
rejoignent au fil d’une écriture tissée de mots rares
apparitions scandent les étapes d’une trahison,
et d’images horrifiques empruntées aux contes
d’un renoncement à sa vocation poétique.
gothiques. Surtout, l’indécision dans laquelle
2) Les étapes d’un renoncement à la poésie semble plongé le poète est caractéristique de
2.1.) De l’enfance studieuse au libertinage l’écriture fantastique. Comme le remarque Pierre
2.2.) Le double invite le jeune homme à devenir Brunel, l’hyperesthésie, ici de l’audition, rend la
poète nuit pleine de bruits d’autant plus inquiétants que
2.3.) Le double lui révèle son échec l’on ignore de quoi il s’agit. Que le fantastique
nimbe cette inquiétude, sujet du poème, telle la
lueur sanglante du « soleil couchant » (l. 12), cela


ne fait aucun doute, surtout si l’on rapproche ce
A loysius Bertrand, texte des autres poèmes où la thématique du pendu
« Le Gibet », Gaspard est présente (comme « Le Cheval mort » qui le
précède immédiatement). Le gibet, instrument
de la nuit, 1842  p. ‹‹¤ de mort et d’horreur visuelle, y est aussi source
d’inquiétude auditive.
Objectif : découvrir l’ironie romantique.
Intérêts du texte :
2. Les cinq premiers paragraphes nous font part
des interrogations traversant le poète. Il est devant
– L’humour des romantiques, entre désespoir
un gibet, en pleine nuit, et se demande à quoi
et ironie lugubre.
correspondent les bruits qui l’entourent. Il reprend
– Le poème en prose (forme et particularités ainsi l’interrogation du Faust de Goethe, ici citée
du genre). en exergue (« Que vois-je remuer autour de ce
– Le thème de la nuit (un mythe gibet ? »), et la porte à son plus haut degré d’hési-
romantique). tation. Poème de latence, poème de suspension,
– L’intertextualité : sources d’inspiration cette brève vision communique les questionne-
gothiques, effets produits. ments angoissés d’un sujet plongé dans la nuit.
Contexte : de Nodier à Nerval, conteurs Dans le premier paragraphe, il propose deux hypo-
et poètes romantiques de la nuit proposent thèses : soit il s’agit du glapissement de la bise,
une vision plus sombre du romantisme. soit du pendu lui-même, soupirant et gémissant.
Les autres paragraphes évoquent plutôt des bruits
Alors que le romantisme historique, celui
d’insectes : grillon, mouche, escarbot ou araignée
de Lamartine ou de Vigny, ne passera pas
s’activent peut-être autour du cadavre encore
le cap des bouleversements politiques de
sanglant, rougissant dans le crépuscule. L’humour
1848, c’est ce romantisme noir qui survivra se mêle alors à l’horreur et allège l’angoisse : le
au mouvement et en assurera la continuité poète, avec une incertitude croissante, se demande
avec la modernité. Ainsi, A. Bertrand a lequel de ces animaux inoffensifs s’affaire autour
le goût du mystère et de l’occulte et puise de la « carcasse d’un pendu » (l. 11-12). On peut
son inspiration dans les récits gothiques parler d’une atmosphère crépusculaire, que Michel
anglais (Lewis, Radcliffe) et les contes Guiomar définit comme un climat d’angoisse « par
fantastiques allemands (Hoffmann). référence à l’étymologie du mot, – crepurus : incer-
tain – », jusqu’à ce que la révélation du dernier
Une « légende en lettres gothiques » paragraphe le délivre comme d’un cauchemar :
« C’est la cloche qui tinte […] ».
 LECTURE DU TEXTE
1. On peut parler d’un poème gothique et fan- 3. Les paragraphes 2 à 5 commencent par l’inter-
tastique. En effet, même si ce poème en prose est rogation « serait-ce » ou, ultime variante, par
très court, les brèves notations descriptives créent « ou bien serait-ce ». Il s’agit d’une anaphore, qui
une vision cauchemardesque où l’on retrouve permet, à chaque relance, de préciser comment la
des éléments caractéristiques de ces deux genres. nuit du pendu remue et palpite. À chaque para-
L’atmosphère crépusculaire, le gibet où se balance graphe, on découvre l’existence d’une nouvelle
le pendu, la cloche sonnant le glas, la présence de créature vivante. La reprise produit un crescendo
17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique | 253
et, progressivement, s’ébauche la vision d’un au monde, le poète vit son élection comme une
univers nocturne grouillant d’une vie drôle et malédiction. Banni et proscrit, il est condamné à
morbide : les insectes s’affairent sur le cadavre. Le une solitude qui l’étrangle. Le pendu serait alors
grillon se contente de chanter. La mouche, déjà, une incarnation littéraire (et picturale) de la
part « en chasse » en « sonnant du cor » ; l’escar- voix d’Aloysius Bertrand lui-même, de sa « voix
bot arrache un « cheveu sanglant » au cadavre ; discrète », étranglée, venant de « l’âme qui se
l’araignée tisse sa toile autour de la corde et la lamente » (Verlaine).
transforme ainsi en splendide cravate pour pendu. L’horreur de sa situation serait inquiétante si
Légère comme de la mousseline, elle est tout de l’humour noir ne venait désamorcer l’angoisse.
même un peu serrée et forme un « col étranglé ».
4. Anaphores et allitérations confèrent au poème  ÉCRITURE
d’Aloysius Bertrand une grande unité, à la fois
sonore et thématique. Ainsi, le bourdonnement de
Question sur un corpus
l’insecte se propage dans tout le paragraphe 3. Nous Les trois poètes et/ou graphistes que sont Hugo,
sommes plongés au cœur de cette bruissante nuit. Musset ou Bertrand se voient comme des enfants
Comme exemple de cette harmonie imitative, on de la nuit. Pour reprendre l’expression de Verlaine,
peut relever l’allitération en [ch] : « mouche », ils sont des « poètes maudits ». La raison première
chasse », en [s] (« serait-ce », « chasse », « son- est historique et politique : il est difficile de trou-
nant », « ces oreilles », « sourdes »). Les sons ver sa place dans une société qui n’a plus pour
vocaliques se répondent eux aussi : le [o] et le unique valeur que l’argent, la réussite matérielle
[ou] sont très présents. et n’accorde plus à l’expression artistique et lit-
téraire une grande importance. Difficile aussi de
5. L’ironie du propos n’en est que renforcée : s’épanouir quand le gouvernement s’est transformé
malgré tout ce tapage, transformant le vol bour- en gérontocratie. Les anciens ne veulent pas céder
donnant de la mouche en sonnerie tonitruante leur place aux jeunes générations. Le sentiment
de chasse à courre (« cor », « fanfare des halla- d’exclusion est tel que les poètes l’expriment
lis »), le pendu reste sourd. Et pour cause : il est hyperboliquement comme une mise à mort sociale,
déjà mort. L’hallali ne le concerne plus. Dans le qui peut prendre la figure de la pendaison. Ecce
paragraphe suivant, on retrouve le même humour lex : c’est la loi. Plus profondément, les poètes,
noir. L’adjectif « sanglant » teinte le poème d’une sensibles, se sentent aussi du côté de tous les
touche horrifique. exclus et de tous les parias. Ils se représentent en
proscrits, voire en pendus pour rendre sensible
6. Chacune des rêveries peut être lue comme un leur appartenance au camp des petits et des misé-
autoportrait de l’artiste. Ici, le poète apparaît en rables, sans voix et sans public. La précarité du
pendu. La pendaison est un thème récurrent dans statut de l’artiste méconnu, pauvre, rejoint alors
Gaspard de la nuit : les mots de ce champ lexical la détresse des exclus. Elle est exprimée avec une
apparaissent une quinzaine de fois dans leur emploi certaine grandiloquence gothique, non dépourvue
normal ou figuré. Même les gargouilles d’une d’humour noir. Il ne s’agit plus de pleurer et de
église gothique se métamorphosent en condamnés se plaindre mais de proposer une vision sombre,
tordus par la douleur, semblables à des pendus. mélodramatique. Ces poèmes de la nuit où coulent
Ces images récurrentes sont à rapprocher de ce un sang d’encre, ces contes frénétiques témoignent
témoignage : « Quelquefois, écrit son frère, il de cette attirance distanciée pour l’étrangeté et la
dessinait des pendus au charbon et à la sanguine violence, qui métaphorisent aussi les obscurités
sur les murs des corridors. Ces dessins produisaient du moi.
un effet diabolique et effrayant ». Cela, alors qu’il
avait dix-neuf ou vingt ans. Plus tard, Aloysius
Bertrand dessine des pendus pour l’illustration  MUSIQUE
de son recueil. Cette obsession de la pendaison, L’œuvre de Ravel intitulée Le Gibet fut créée
de la mort en général, s’explique peut-être par par le pianiste Ricardo Viñes à la salle Erard, le
la maladie qui va l’emporter. Plus sûrement, elle 9 janvier 1909. Le compositeur lui demanda un
renvoie à une certaine conception de la poésie jeu détaché, presque froid, pour faire ressortir
et du poète : paria, créature de la nuit inadaptée l’omniprésence de la « pédale de si bémol » qui
254 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme
introduit et clôt le Poème pour piano. Elle donne lit. Violemment éclairés, sa peau claire, sa cheve-
un timbre très particulier aux notes ainsi jouées. lure blonde et son vêtement blanc attirent l’œil.
Les pianistes parlent d’une « ambiance plombée » C’est elle le personnage principal. On découvre
ou d’un « rythme de plomb ». Enfin, l’effet de alors que son sommeil est agité par un cauchemar.
répétition joue à plein. La pédale rend sonore Deux créatures étranges, surgissant de l’obscurité,
la répétition obsédante d’un même accord (en si retiennent le regard : un démon accroupi et une
bémol), un peu dissonant. Tout le morceau semble jument (« mare », en anglais), dont on ne voit
alors « suspendu » à cet accord, qui ne se résout que la tête.
qu’à la toute fin de la pièce, (en débouchant sur
un ultime accord en mi bémol mineur). Le déta- Le petit démon est un incube. Dans le folklore
chement ironique, au second degré, de certaines germanique et anglo-saxon, il visite les dormeurs
interprétations est éminemment romantique, tout et les dormeuses pour les effrayer. Il est à la fois
à fait dans le ton d’Aloysius Bertrand. drôle et angoissant. En effet, assis de tout son
poids sur la poitrine de la jeune rêveuse, il semble
l’oppresser et bloquer sa respiration. Le cauchemar

8 J. H. Füssli,
Le Cauchemar, 1781
  p. ‹‹‹
a envahi son esprit et son corps en même temps.
Cependant, ses traits simiesques, ses gros yeux
globuleux et son rictus sont saisis avec humour
et sont moins terrifiants qu’amusants. Puis, on
distingue une tête de cheval émergeant d’une
draperie rouge. Le regard exorbité et le ricane-
Objectif : découvrir le romantisme noir,
ment du cheval peuvent faire peur : que vient-il
plus frénétique que lyrique.
faire ici ? De quoi rit-il, si ce n’est de la détresse
Intérêts du tableau : de la jeune femme agressée ? Que regarde-t-il
– L’expression des peurs inconscientes, aussi fixement, si ce n’est une scène violente ?
entre terreur et humour noir. Pourtant, le calembour visuel (night-mare) et le
– Initiation à la notion d’inconscient. sourire de la jument sont, dans le même temps,
plutôt cocasses, teintant la scène d’humour noir.
Peindre la nuit 4. La posture de la jeune femme est très particulière
 LECTURE DE L’IMAGE et l’image est composée pour que le lecteur le
1. En représentant simultanément la rêveuse et constate. Le lit, immense, fait office de support :
son rêve, le peintre nous donne l’impression de le corps, en pleine lumière, occupe alors tout
rentrer dans le cauchemar de la jeune femme. l’espace. Il s’étend sur une ligne horizontale qui
En effet, de manière réaliste, nous voyons une traverse entièrement l’image, en plein milieu. C’est
femme plongée dans un sommeil profond. Mais lui le sujet du tableau. Or, on voit que ce corps au
nous découvrons aussi d’étranges créatures : un repos est comme torturé par la vision nocturne.
cheval, qui, certes, existe dans la réalité mais Les bras et la tête, sortant du lit, sont rejetés en
dont la présence dans une chambre à coucher arrière et tombent à la renverse. Les cheveux
est pour le moins saugrenue et un petit démon blonds, dénoués, se déroulent tumultueusement
que l’on ne saurait rencontrer dans la vie réelle. jusqu’au sol. La couverture rouge, qui a glissé
Nous devinons que ces êtres proviennent du rêve du lit, accompagne ce mouvement de chute et
de la belle endormie. Surgies de son imagination, sa courbe renforce l’aspect inquiétant de cette
ces créatures nocturnes ont envahi l’espace de la posture. Car enfin, le bras et la main gauches, en
toile afin que nous visualisions, très concrètement, zone de verrouillage, sont tellement abandonnés
ce à quoi rêvent les jeunes filles. Et avouons que qu’ils pourraient appartenir à une morte dont les
c’est surprenant. Notons que le petit démon nous yeux sont déjà clos.
regarde fixement : en accrochant notre regard, il 5. Le rideau et la couverture rouges, savamment
nous invite à entrer dans le tableau, à pénétrer drapés, évoquent l’univers du théâtre. Le traite-
dans cet univers fantasmatique rouge et noir. ment caravagesque du clair-obscur dramatise aussi
2. et 3. La scène représente, au premier plan, une la scène, plaçant en pleine lumière trois créatures,
femme en robe de satin, allongée, endormie sur un réelle ou fantastiques, se détachant sur fond de

17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique | 255


nuit et d’ombre profonde. La couverture rouge Objectif : découvrir un thème romantique,
et le lit permettent de couper horizontalement la malédiction du poète. Ici, le poète n’est pas
l’espace en deux : en bas, nous sommes encore seul : son destin est lié à celui de la femme
dans le monde réel, meublé d’un guéridon, d’un aimée et c’est la peinture de ce couple de
tabouret, d’un lit, objets familiers. Au-dessus, nous parias qui confère à ce poème son originalité.
entrons dans un univers fantastique, peuplé de
Intérêts du texte : critique de la vie
gnome et de jument ricanant. La chambre semble
ainsi transformée en deux scènes : l’une réelle, moderne, matérialiste et violente ;
l’autre cauchemardesque. Dans la partie supérieure célébration de la nature, plongée dans un
de l’image, celle du monde surnaturel, le rideau crépuscule fait de douceur et de sacralité ;
rouge s’ouvre théâtralement sur ce que l’on ne éloge de la femme, double du poète ;
voit jamais le jour mais qui pourtant hante nos thème de la lettre imprimée dans la chair
nuits : les cauchemars, les fantasmes, les peurs au fer rouge, que l’on retrouve chez V. Hugo
inconscientes. Pendant la journée, ils sont refou- ou N. Hawthorne.
lés et enfouis profondément en nous. Mais que
vienne la nuit et voilà qu’ils surgissent sur cette Parias et proscrits
autre scène, sur laquelle le rideau s’entrouvre.
 LECTURE DU TEXTE
1. Les deux premiers septains (v. 1 à 14) com-
 ÉCRITURE portent plusieurs propositions subordonnées hypo-
Sujet d'invention thétiques introduites par « si ». Ces différentes
hypothèses envisagent la vie moderne sous un
Prérequis : les élèves doivent avoir pris connais- jour bien pessimiste. Premièrement, la vie est un
sance de la fiche 37, présentant les caractéristiques « poids » (v. 1) tellement « écrasant et glacé »
formelles du poème en prose. On peut les guider (v. 4) qu’elle ne peut que blesser et mutiler les
en leur demandant ce qui rend un texte en prose êtres sensibles que sont la jeune femme et le poète.
poétique, puisque la versification classique n’est Ensuite, au vers 6, l’amour qui rendait la vie lumi-
plus convoquée. On peut ainsi les inviter à prêter neuse, qui était une « étoile » servant de point de
une attention particulière aux procédés récurrents repère, a disparu. Enfin, au vers 8, le milieu social
sous la plume d’Aloysius Bertrand, considéré où vit le couple est invivable car dominé par cette
par Baudelaire comme l’inventeur du poème « lettre sociale écrite avec le fer ». Les deux êtres
en prose : les reprises anaphoriques au début de vivent leur éviction comme une condamnation
chaque paragraphe permettent de bien structurer infâme : ils sont comme marqués au fer rouge.
le poème ; le travail sur les sonorités – allitérations C’est pourquoi, au vers 15, dans la proposition
et assonances – lui confèrent une grande unité principale longtemps attendue, le poète invite
thématique et phonique ; la puissance des images fermement Eva à quitter la ville et à se retirer au
visuelles et sonores, empruntées à un monde sein de la nature. L’impératif (« Pars », v. 15 et
gothique que les élèves connaissent bien, plonge « Marche », v. 21) l’exhorte à vivre désormais
le lecteur dans l’univers des poètes maudits. dans une solitude et un isolement volontaires.
En guise de corrigé ou de prolongement, on peut Puisque les cités sont « serviles » (v. 17), puisque
leur faire lire le poème « Un rêve », extrait de l’homme y mène une vie « d’esclavage » (v. 18),
Gaspard de la nuit, d’Aloysius Bertrand. il faut rejoindre « les grands bois et les champs »,
qui sont de « vastes asiles libres » (v. 19). De ce
point de vue, le poème devient un hymne à la
nature, ce que révèlent les septains suivants.
2. Le poète et la jeune femme ne sont pas faits pour

· A lfred de Vigny,
« La Maison du
berger », Les Destinées,
le monde urbain. La vie moderne les blesse et fait
d’eux des créatures souffrantes. Dans la première
strophe, le cœur « gémissant » (v. 1) de la jeune
femme est comparé à un « aigle blessé (v. 2). Cette
créature autrefois ailée ne peut plus prendre son
1843  p. ‹‹› envol. Le champ lexical du mouvement terrestre
256 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme
le montre : il « se traîne et se débat » (v. 2), son L’assonance, la reprise du son vocalique [en],
aile est « asservie » (v. 3). La souffrance qui en achève de conférer à l’alexandrin sa douceur
résulte est extrême, comme le montre le vers mélodieuse.
5, marqué par un vocabulaire particulièrement
Prolongement : le thème de la sacralité de la
doloriste : « S’il ne bat qu’en saignant par sa plaie
nature est posé par Vigny au vers 22. Il peut ensuite
immortelle ». On remarque que le gérondif « en
le déployer et lui donner son plein retentisse-
saignant » est placé à l’hémistiche et que l’adjectif
ment aux vers suivants. On relève ainsi des mots
« immortelle », insistant sur la pérennité de la
appartenant au champ lexical de la religion :
souffrance, se situe à la rime, autre place forte
« encensoirs » rime avec « reposoirs » et, dans
du vers. Dans ce tétramètre régulier, les quatre
ce contexte, le mot « colonnes » peut renvoyer
mots-clés (« bat », « saignant », « plaie », « immor-
à l’architecture sacrée des églises. Toute la nature
telle »), qui rendent le caractère hyperbolique de
devient un temple : les lys parfumés sont des
la souffrance, sont tous frappés de l’accent. Le
encensoirs, les troncs d’arbres des colonnes, le
septain suivant est tout aussi explicite : l’accent
saule, un reposoir. L’allitération en [s], déjà rele-
est mis sur la pesanteur matérielle du monde
vée, se déploie dans tout le septain, tissant ainsi
terrestre. L’âme palpitante de l’homme comme
une harmonie douce et musicale. Le vers 25,
de la femme est alors « enchaînée » (v. 8). Tout
tétramètre régulier, est un autre bon exemple de
est lourd, tout est de plomb, et la vie humaine
ce travail poétique.
est comparée à un « boulet » (v. 9). Amertume,
lassitude et découragement en résultent. 5. Eva fait penser à Ève, la première femme, la
compagne d’Adam dans la Genèse, premier livre
3. Au vers 14, l’image saisissante de la lettre impri-
de la Bible. Le couple maudit mis en scène par
mée au fer rouge sur l’épaule frémissante (« en
Vigny est chassé de la ville devenue un enfer
frissonnant », v. 13) de la jeune femme complète
moderne. Il espère retrouver dans la nature vierge
ce tableau expressif : les cicatrices laissées par ce
un paradis originel, un refuge qui ne serait pas
marquage humiliant sont aussi bien physiques que
encore marqué par la modernité, ici présentée
morales. La souffrance gagne tout l’être humain.
comme une faute ou, à tout le moins, une erreur.
La jeune femme, inadaptée au monde moderne,
En choisissant ce prénom, très connoté, le poète
n’est pas seulement exclue socialement : la lettre
présente le couple comme l’incarnation de la
imprimée dans sa chair la désigne à la vindicte
première femme et du premier homme. Ces pré-
publique comme étant une proscrite, voire une
curseurs sauront faire des campagnes inviolées
femme de mauvaise vie puisque le marquage était
l’espace d’un renouveau. Ils pourront, tels une
réservé aux galériens et aux prostituées. La honte
nouvelle Ève et un nouvel Adam, y recréer un
demeurera, bien plus longtemps que la souffrance
nouveau paradis, un nouvel Éden, loin de la souil-
physique.
lure des villes.
4. Le vers 22 présente la nature plongeant douce-
ment dans la nuit comme un nouvel Éden, asile Prolongement
plein de douceur réservé aux anges déchus. Pour Si on lit le poème dans son intégralité, on voit
mettre en valeur cette idée, Vigny convoque que cet espoir est vain. Voir dans la nature une
toutes les ressources de la poésie. La majuscule mère sensible accueillant des âmes souffrantes
placée à l’initiale du mot « Nature » la sacralise. avec douceur est une illusion. La nature est froide,
La jeune femme entre alors dans la nature comme indifférente aux douleurs humaines. Dans cet
dans un temple où tout serait calme, hiératique. « impassible théâtre » (septain 41), le cycle de
L’expression « silence austère » est ainsi mise en la vie se perpétue ; la vie et la mort se succèdent,
valeur par sa place finale ainsi que par la distri- sans attention particulière pour les créatures qui
bution des accents, frappant la dernière syllabe y participent.
de ces deux mots-clés. On remarque que ces deux
mots sont traversés par le son [s] et [t]. Ces deux  ÉCRITURE
sons sont repris et disséminés dans tout l’alexan-
drin, grâce à l’allitération en [t] et en [s] qui le Vers le commentaire
caractérise, et cela confère au vers une grande 1.1. Toi et moi, un couple exclu et souffrant
unité sonore ainsi qu’une certaine musicalité. « La Maison du berger » est une « lettre à Eva »,

17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique | 257


comme le précise la dédicace. La destinataire du subordonnées hypothétiques énumère les horreurs
poème est longuement décrite comme étant l’alter subies et laisse attendre la proposition principale,
ego, presque le double du poète paria. On peut qui propose une solution. On y trouve deux verbes
ainsi relever les vers 3 et 8, mettant l’accent sur de mouvement (partir et marcher), conjugués à
la ressemblance, la communauté de destin liant l’impératif, la modalité injonctive mettant bien
le poète et la jeune femme : « Si ton cœur […] l’accent sur la nécessité de quitter la ville moderne
Portant comme le mien » le poids du monde (v. 3), qui les stigmatise. On peut tenter d’introduire la
« Si ton âme enchaînée, ainsi que l’est mon âme », notion de longue protase et d’abrupte apodose
alors nous vivons dans une même souffrance. lors du corrigé.
L’outil de comparaison et la structure en chiasme Enchaîner avec la question 4 : le paria sera peut-
du vers 8 montrent que l’autre est semblable à être un nouvel Adam. Avec Eva, il rebâtira peut-
soi, solidaire dans la souffrance physique et la être, dans la marge et en retrait du monde, un
douleur morale. « Ton âme » et « mon âme », monde heureux, empreint de calme, de douceur
ouvrant et fermant le vers 8, vivent un destin et de sacralité.
similaire. Cette stratégie énonciative permet de
Éléments de conclusion
parler de soi sans sombrer dans l’excès de moi.
Quasi constant dans Les Destinées de Vigny, le
Le pronom « je » est absent, il cède la place au
mépris des villes (on relève « le pacte des villes »
pronom « tu » et à l’adjectif possessif « notre »
dans « La Mort du loup »), justifie dans « La
(v. 1) exprimant la solidarité dans l’exclusion et
Maison du berger » le choix d’un lieu bucolique,
l’éviction sociales. L’effusion lyrique, très contrô-
consacré au repos et à la paix, loin de la civili-
lée, permet de découvrir les souffrances vécues par
sation. Cette vision de la nature comme locus
l’être féminin et d’en déduire la douleur semblable
amoenus fait de la retraite à deux un moment
vécue par le poète. On peut relever, dans les deux
idyllique et idéal où réinventer la vie et la poésie.
premières strophes, le vocabulaire rendant sen-
sible cette réalité écrasante : « poids », « se traîne
et se débat », « portant », « asservie », « fatal,
écrasant », « enchaînée », « lasse », et « boulet ».
Transition : le couple, pareillement souffrant, est
vu comme marqué physiquement et moralement
par la vie moderne urbaine.
⁄‚  enri Michaux,
H
« Dans la nuit »,
Plume, 1938   p. ‹‹∞
1.2. La vie urbaine rejette le couple et le blesse Objectif : découvrir un poème contemporain
Reprendre ici les questions 2 et 3. célébrant la richesse de la nuit.
Conclure sur leur condition de parias, marqués au
fer rouge, rejetés et humiliés. Le poète romantique Intérêts du texte : poème en vers libres,
est avant tout un aigle déchu. Sa trop grande sensi- polysémie du mot « nuit », images spatiales
bilité, sa hauteur et son envergure sont des qualités pour évoquer la nuit et le moment.
qui n’ont plus leur place et se retournent contre lui.
Transition : fuir la ville.
Voyage au cœur de la nuit
Le poète et Eva n’ont plus leur place dans ce  ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
monde nouveau. Ils doivent fuir. L’impératif
1. La « nuit » des romantiques est un terme riche,
adressé à la jeune femme vaut aussi pour lui. Ce
polysémique. Ses connotations, positives ou néga-
parallèle entre « toi » et « moi » annonce une
tives, sont légion.
retraite que le poète voudrait à deux. La voie du
La nuit de Michaux est elle aussi très riche. Elle
salut s’ouvre pour l’homme et la femme ensemble.
incarne même l’idée de richesse, présentée comme
Ils s’y engageront dans un même élan passionné
profusion, densité et immensité. Dès la première
et spirituel, pour fuir la même fatalité tragique.
strophe, son immensité infinie est mise en valeur
1.3. Fuir, là-bas fuir… par son absence de limites (« sans limites », v. 3).
Reprendre une partie de la question 1, montrant Cette idée d’extension maximale est reprise à la
comment les premiers septains sont une structure fin du poème, avec l’image de la plage et les deux
d’attente : une longue cascade de propositions vers ultimes, précisant que l’on trouve, sous la
258 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme
plage, la nuit et « Sous la nuit/ La Nuit ». déconcertante. Elle évoque bien cependant l’idée
La nuit est aussi riche de vie. Elle est associée à la que la nuit prend tout, engloutit tout, dans un
naissance du poète. On entend la vie surgir, sous mouvement qui ne connaît pas de limites.
forme de cri premier (v. 8), de houle répétée (v. 11
4. Plonger dans la nuit, c’est aussi plonger en soi
et 12), de mugissement (« Et mugis », v. 14) ou
et retrouver tout le passé vécu, y compris le plus
de « fanfare » (v. 17). On voit la vie croître sous
reculé, le moment de la naissance. On peut relever
la forme d’épis de blé (v. 9). Elle est faite d’une
les vers 6 à 9 : « Nuit/ Nuit de ma naissance/ Qui
matière dense, compacte et pleine. Elle semble
m’emplit de mon cri/ De mes épis. » Avant même
lestée du poids de la vie, matière dense (« Es fort
que le poète ait appris à parler et à composer de
dense », v. 13) et fumante.
la poésie, le cri, sorte de prélangage, surgit de la
nuit. La nuit semble la matrice d’où jaillit la vie
sous forme d’épis commençant leur croissance,
 LECTURE DU TEXTE
d’où sort une parole encore informe.
2. Le poète communie avec la nuit. Dès le vers 2,
5. Le poème n’est pas rimé mais il est musical.
il prend la parole en disant « je » pour affirmer leur
Le travail sur les sonorités, éminemment poé-
union : « Je me suis uni à la nuit ». L’assonance en
tique, confère au texte son unité thématique et
[u] et en [i] rend plus sensible encore cette union,
phonique. Les sons et le sens se répondent pour
les mots qui désignent l’action du poète et la nuit
signifier l’omniprésence et l’omnipotence de la
elle-même sont phoniquement très proches, leurs
nuit. On peut relever, à titre d’exemple, le travail
sons s’entrelacent et s’emmêlent.
opéré sur le poids de la nuit. Le vers 19 est riche
La deuxième strophe renchérit : les vers 5 et 6 sont
d’une assonance en [oi]. On peut même parler
constitués de trois adjectifs qualificatifs antéposés
de rimes internes : « Sa plage boit, son poids
au mot « nuit » : « Mienne, belle, mienne,/ Nuit ».
est roi, et tout ploie sous lui. » Les mots en [oi]
On remarque que les deux occurrences du possessif
sont reliés par le son mais aussi par la logique : la
« mienne » encadrent l’adjectif « belle », insistant
première action (boire) est une cause entraînant
sur l’idée d’appropriation de la nuit par le poète.
logiquement une cascade de conséquences (le
Plus mystérieusement, la nuit est aussi assimilée à
poids qui fait ployer). La paronomase n’est pas
la naissance du poète. De façon étrange, la nuit de
gratuite : elle leste le poème d’un surcroît de sens.
la naissance est en lui. Cet « espace du dedans »
envahit le poète. Il l’affirme sans détour, sur le Prolongement : on peut aussi commenter les
ton du constat : « Toi qui m’envahis » (v. 10). vers 11 et 12 : le mot « houle » désigne à la fois
Elle surgit comme une onde sonore venant de le vent marin qui emplit la nuit et le bruit que
lui (« Qui m’emplit de mon cri ») et de la nuit fait la nuit. Littéralement, la nuit fait « houle
elle-même. houle ». C’est son cri, son mugissement (« et
mugis », v. 14). La répétition du mot, à trois
3. La métaphore spatiale de la mer et de la plage
reprises, vaut comme onomatopée reproduisant
est surprenante. La nuit, avant d’être un moment,
le bruit de la nuit qui entoure le poète (« tout
est un espace et ce dernier s’étend à perte de
autour », v. 12) et pénètre aussi à l’intérieur de
vue, comme une plage dont on ne verrait pas le
lui (« Toi qui m’envahis », v. 10).
bord. Pour rendre sensible cette idée d’immensité
spatiale, le poète répète le mot « plage » quatre 6. Dès les vers 10 à 15, le poète s’adresse directe-
fois. Au vers 17, le mot, dans sa première occur- ment à la nuit. On relève le pronom « toi » et une
rence, clôt le vers : « et sa plage ». L’absence série de verbes conjugués à la deuxième personne
de ponctuation laisse la phrase en suspens. On du présent de l’indicatif (« envahis », « fais »,
attend la suite. Elle vient au vers suivant. Les « fumes », « es », « mugis ») qui caractérisent et
deux compléments de lieu qui accompagnent définissent sa plénitude vivante, bruyante.
cette fois le terme « plage » mettent l’accent sur Dans le reste du poème, plus centré sur les émo-
son extension spatiale : « Sa plage en haut, sa tions du sujet uni à la nuit, le choix énonciatif
plage partout ». L’espace s’ouvre. Cette plage de est différent. Le poète a recours à la troisième
temps est présentée comme vorace : elle boit, elle personne du singulier. Le propos, composé de
absorbe toute l’eau de la mer, au point de devenir notations descriptives très brèves, insiste sur
très lourde (v. 19). L’image est aussi concrète que l’immensité et le poids de la nuit.

17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique | 259


 ÉCRITURE gothique, violemment contrasté, peut révéler
cette part inquiétante, occulte, que chasse le jour.
Sujet d’invention La nuit de l’âme n’est cependant pas forcément
Prérequis : la consigne suppose que les élèves synonyme d’angoisse. Contempler sa nuit, c’est-
cherchent les caractéristiques du jour et de la à-dire tout ce que, en nous, nous ne comprenons
nuit. Faire un tableau les opposant termes à termes pas clairement, peut être enrichissant. La nuit est
peut être utile. ainsi l’occasion d’explorer le monde des rêves.
Pistes : Pour Nodier, par exemple, « la carte de l’univers
– Lumière et ténèbres s’opposent comme s’op- imaginable n’est tracée que dans les songes ». C’est
posent bonheur et malheur. La nuit peut être ce territoire immense, inconnu, qu’explorent
l’image du malheur personnel, comme la perte les poètes de la nuit. Nerval ou Hugo font de
d’un être cher (Lamartine), l’emprisonnement la rêverie ou du rêve le lieu d’une enquête dont
(lord Byron), le déclassement social (Goethe, l’issue permet de mieux comprendre son identité.
Musset), la mort imminente (qu’on songe au sui- Michaux, dans une perspective beaucoup plus
cide de Werther). La tache de nuit qui se mêle au moderne, plonge dans la nuit comme dans un
jour (Nerval) peut exprimer combien l’infortune espace intérieur porteur d’une richesse et d’une
littéraire, la précarité de l’artiste rejeté obscurcit densité infinies.
la vie, la rend triste et sombre. À l’inverse, soleils
d’Austerlitz et jours de victoire renvoient à l’épa-
nouissement personnel. Cependant, on pourra Histoire littéraire
nuancer le propos. On peut aussi souligner que,
pour les romantiques, tendre est la nuit. Elle est Le romantisme   p. ‹‹6-‹‹‡
perçue comme une plage où le temps suspend son
vol, où tout s’empreint de douceur et de calme.
 ACTIVITÉ
C’est la conception de Vigny, par exemple.
Le tableau de Goya commémore le « Tres de
– L’opposition entre ténèbres et lumière peut aussi mayo », c’est-à-dire les fusillades du 2 et 3 mai
être une métaphore du combat entre l’imagination 1808. Le 2 mai, des combattants espagnols se
créatrice et la raison scientifique. révoltent contre l’invasion de l’Espagne par
La raison permet de comprendre le monde exté- Napoléon. Murat, le chef des armées napoléo-
rieur et le moi intérieur afin de les maîtriser. « Je niennes, s’exclame : « Le peuple de Madrid abusé
suis maître de moi comme de l’univers », affirme s’est laissé entraîner à la révolte et au meurtre.
Corneille. La réflexion permet de faire reculer la […] Du sang français a coulé. Il demande à être
superstition ou les croyances fausses afin de mieux vengé ». C’est chose faite dans la nuit du 2 au 3
expliquer les phénomènes extérieurs. Écouter mai 1808. Les quatre cents prisonniers espagnols
sa raison, se montrer raisonnable, c’est aussi, sont exécutés par les soldats français.
lorsque l’on se tourne vers soi, savoir se modérer,
Le romantisme du tableau s’exprime par le choix
en faisant taire la colère ou l’amour trop possessif,
du sujet. Les destinées individuelles sont broyées
par exemple. Dans les deux cas, la nuit (de l’igno-
par la violence historique. Ainsi Napoléon, qui
rance, de la violence) recule. Pour comprendre
a pu représenter pour les Espagnols soumis à une
le monde et le moi, on peut donc délibérément
monarchie absolue très conservatrice l’idée de
choisir d’ignorer ce qui remue dans la nuit. À
progrès, s’est révélé décevant. Loin de chasser les
l’inverse, on peut vouloir comprendre cette part
Bourbons pour offrir à l’Espagne sa liberté, il a fait
d’obscurité et se laisser, comme Michaux, enva-
de ce royaume autonome un territoire intégré à
hir par la nuit, enrichissant le monde d’une part
l’Empire. Mû par un sentiment sublime, le peuple
inconnue et invisible.
s’est insurgé et s’est retourné contre les Français.
– L’opposition entre le jour et la nuit peut renvoyer Le chef des armées de Napoléon, Murat, exige la
à une conception complexe du sujet. Le jour, il répression de ce mouvement de révolte. Dans la
maîtrise ses angoisses et ses peurs inconscientes. nuit du 2 au 3 mai 1808, les prisonniers espagnols
La nuit, dans le sommeil de la raison, elles peuvent sont tous exécutés. Leur sacrifice est célébré par
ressurgir, comme le montre le tableau de Füssli Goya. Le choix des couleurs est parlant : en
ou le poème d’Aloysius Bertrand. Le vocabulaire blanc, captant la lumière, meurt un prisonnier qui,

260 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


avec ses bras en croix, ressemble à un nouveau Elles mettent l’accent sur les tortures que l’on
Christ. Le groupe des fusillés est saisi dans son s’inflige à soi-même lorsqu’on ne maîtrise plus son
mouvement de contestation et de révolte. Dans angoisse, voire lorsqu’on nourrit son inquiétude
l’ombre, les soldats napoléoniens forment une avec une certaine délectation morose.
masse compacte, immobile et menaçante. Ainsi – Se mettre la rate au court-bouillon (familier) :
s’opposent l’engagement du peuple pour la liberté la rate secrète la bile, qui rend bileux. Si l’on se
et la répression armée. met la rate au court-bouillon, cela signifie, de
manière imagée, que l’on s’angoisse excessive-
ment, au point d’infliger à son propre corps des
tortures insupportables, comme plonger cet organe
Lexique dans un bouillon porté à ébullition pour lui faire
La mélancolie   p. ‹‹8 rendre toute sa bile.
– Se ronger les sangs : là aussi, l’accent est mis
sur le supplice que l’on s’impose quand on est
Anatomie de la mélancolie anxieux. On se ronge, on se dévore soi-même.
– Se faire de la bile : s’inquiéter démesurément.
1. Bile : bileux, atrabilaire. Le corps sécréterait alors de la bile, qui rendrait
Lymphe : lymphatique.
anxieux.
Sang : sanguin.
– Se faire un sang d’encre : s’inquiéter outre
3. Cafardeux, stressé, déprimé, dépressif, angoissé, mesure. Physiquement, on se fabriquerait du mau-
neurasthénique, spleenétique.
vais sang, un sang noir et épais comme de l’encre.
4. Le mélanos est un animal dont l’épiderme est
noir. C’est le contraire d’un albinos.
Le prénom Mélanie célèbre une beauté noire. Mélancolie et nostalgie
Un mélanome est un cancer de la peau. La peau
1. La nostalgie, mot formé sur le grec nostos, le
présente des grains de beauté irréguliers marron
« retour » et algos, la « douleur », est une tris-
ou noirs.
tesse vague engendrée par la perte du pays natal,
Les mélanocytes sont les cellules qui pigmentent
puis par le souvenir, réel ou fantasmé, d’un passé
la peau.
heureux et malheureusement révolu. La nostalgie
La mélasse est un résidu du raffinage du sucre
se distingue ainsi de la mélancolie en ce qu’elle
extrait de la canne à sucre.
est chargée de regret. C’est un sentiment lié à la
La Mélanésie, littéralement « îles noires », est un
perte du bonheur, nourrissant l’envie de retour-
archipel situé dans l’océan Pacifique.
ner dans le passé, dans le temps et le lieu où l’on
était heureux.
« La rate au court-bouillon » 2. Douleur physique : névralgie (douleur sié-
1. Le poète baudelairien est envahi par le spleen, geant dans un nerf ou son territoire), névralgisme
une mélancolie d’autant plus angoissante qu’elle (névralgie de la face), lombalgie (mal de dos),
semble sans cause précise. Il est terriblement fibromyalgie (douleurs intenses dont on connaît
anxieux et profondément découragé. Avoir un mal l’origine).
idéal, se battre pour l’atteindre lui semble impos- Pour calmer la douleur physique : antalgique,
sible et il reste littéralement prostré. Charles analgésique.
Baudelaire explique lui-même ce qu’il ressent Souffrance morale, psychologique : algie (douleur
dans une lettre adressée à sa mère du 25 décembre dont l’origine n’est pas due à une lésion physique),
1889 : « Ce que je sens, c’est un immense découra- nostalgie, nostalgiquement.
gement, une sensation d’isolement insupportable, 3. « Mais Ulysse le généreux n’était pas dans la
une peur perpétuelle d’un malheur vague, une grotte,
défiance complète de mes forces, une absence il pleurait sur le promontoire où il passait ses jours,
totale de désirs, une impossibilité de trouver un le cœur brisé de larmes, de soupirs et de tristesse »
amusement quelconque ». Cet extrait de l’Odyssée (V, v. 81 à 83, traduit
2. Toutes les expressions suivantes signifient « se par Philippe Jaccottet, éd. de La Découverte,
faire beaucoup de souci, s’angoisser exagérément ». 1992) nous fait découvrir un Ulysse insensible
17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique | 261
aux charmes de Nausicaa, Circée ou Calypso. Il • Jean Tardieu, in Dialogues
a en effet toujours en tête sa natale Ithaque et typographiques, poème recueilli
son épouse Pénélope. dans Formeries, © Éditions Gallimard,
En guise de corrigé, on peut proposer le florilège 2003, coll. Quarto.
poétique suivant : J’ai je n’ai pas
• Joachim Du Bellay, Sonnet XXXI, J’avais eu je n’ai plus
Les Regrets, 1558. J’aurai toujours
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, Un béret Un cheval de bois Un jeu de construction
Ou comme celui-là qui conquit la toison, Un père Une mère Les taches de soleil à travers les
Et puis est retourné, plein d’usage et raison, arbres Le chant du crapaud la nuit Les orages de
Vivre entre ses parents le reste de son âge ! septembre.
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village J’avais je n’ai plus
Fumer la cheminée, et en quelle saison Je n’aurai plus jamais
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ? Le temps de grandir, de désirer L’eau glacée tirée du
puits Les fruits du verger Les œufs frais dans la paille
Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux, Le grenier La poussière Les images de femmes dans
Que des palais romains le front audacieux, une revue légère Les gifles à l’heure du piano Le sein
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine, nu de la servante.
Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin, Si j’avais eu
Plus mon petit Liré que le mont Palatin, J’aurais encore
Et plus que l’air marin la douceur angevine.
La fuite nocturne dans les astres La bénédiction de
• Victor Hugo, in Les Quatre Vents l’espace L’adieu du monde à travers la clarté La fin de
de l’esprit, « Le Livre lyrique », 1881. toute crainte de tout espoir L’aurore démasquée Tous
Proscrit, regarde les roses ; les pièges détruits Le temps d’avant toutes choses.
Mai joyeux, de l’aube en pleurs
Les reçoit toutes écloses ; Noir, c’est noir
Proscrit, regarde les fleurs.
2. La chanson de Serge Gainsbourg comporte
– Je pense deux mots-valises exprimant une mélancolie
Aux roses que je semai. désabusée :
Le mois de mai sans la France, « C’est un aquoiboniste, un faiseur de
Ce n’est pas le mois de mai. plaisant-tristes
Proscrit, regarde les tombes ; Qui dit toujours « À quoi bon ? À quoi bon ? »
Mai qui rit aux cieux si beaux, Un aquoiboniste, un modeste guitariste
Sous les baisers des colombes Qui n’est jamais dans le ton, à quoi bon ?
Fait palpiter les tombeaux. Un aquoiboniste un peu trop idéaliste
Qui répète sur tous les tons : « À quoi bon ? »
– Je pense Un aquoiboniste qui se fout de tout et persiste
Aux yeux chers que je fermai. À dire « je veux bien, mais au fond, à quoi bon ? »
Le mois de mai sans la France,
Ce n’est pas le mois de mai. On peut ajouter à cette démo-valise :
Hardolescence (hard + ardeur + adolescence) :
Proscrit, regarde les branches ;
fièvre adolescente rendant difficile la traversée
Les branches où sont les nids ;
de cet âge de la vie.
Mai les remplit d’ailes blanches
Kafcard (Kafka + cafard) : crise de désespoir, une
Et de soupirs infinis.
fois constatée l’absurdité de la vie.
– Je pense Animalêtre (animal + mal-être) : verbe intransitif.
Aux nids charmants où j’aimai. Souffrir comme une bête sans savoir pourquoi.
Le mois de mai sans la France, Morositude (morosité + attitude) : attitude
Ce n’est pas le mois de mai. morose.

262 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


Hélassitude (hélas + lassitude) : épuisement Nés sous une mauvaise étoile
plaintif.
Céliloose (célibataire + loose) : contraire de 1. Saturne : dieu latin ancien. Endormi toute
l’attitude célibattante. Défaitisme du jeune homme l’année, il se réveille juste avant le solstice d’hiver.
ou de la jeune fille délaissés. Assimilé à Cronos, la légende raconte que ce
Névroseraie (névrose + roseraie) : jardin secret titan, craignant qu’un de ses fils ne le détrône,
où cultiver ses fleurs du mal. dévorait tous ses enfants.
Saturne est aussi la sixième planète du système
solaire, associée au dieu Saturne. De couleur jaune
Mélancoliques et froide, Saturne est l’astre de la mélancolie.
Saturnisme : intoxication au plomb. Cela fait
1. L’ange austère est une allégorie de la mélan-
référence à Saturne, nom du plomb pour les
colie. Son attitude exprime en effet une tristesse
alchimistes.
profonde, pouvant mener à l’isolement, voire à la
Saturnien : les poètes saturniens, dont Verlaine fait
folie. La créature ailée ne regarde rien et semble
partie, forment une communauté imaginaire, com-
abîmée dans ses pensées. Le soleil dardant des
posée de tous les artistes et poètes maudits subis-
rayons noirs, en haut à gauche, symbolise ce qu’elle
sant l’influence négative de la « fauve planète ».
ressent : un feu sombre, dévorant. Le sablier, qui
renvoie à l’écoulement de la durée, laisse filer 2. Antonymes
le temps sans que le personnage ne parvienne à Saturne : Jupiter, le Soleil.
rassembler son énergie pour sortir de son ennui Nécromanciens : la nécromancie est un art divi-
et de sa prostration. Pourtant, la mélancolie peut natoire. Le voyant entre en communication avec
aussi être créatrice. Pendant ce moment d’inac- les morts pour les questionner. Le nécromancien
tion, l’ange réfléchit, médite. Peut-être une idée désigne aussi un magicien noir capable de ressus-
nouvelle surgira-t-elle de cette descente doulou- citer les morts et d’en faire ses esclaves. Puisque
reuse en soi et donnera-t-elle naissance à un acte tout vers est un carmen, un sortilège en latin, on
de création. On voit en effet, éparpillés autour peut remplacer la figure du nécromancien et du
de l’ange, de nombreux éléments renvoyant à la poète maudit par celle de l’alchimiste (Rimbaud),
création artistique ou à la connaissance intellec- du magicien du verbe, de l’enchanteur orphique.
tuelle : les livres, le compas maçonnique, le rabot Grimoires anciens : livres nouveaux.
de menuisier, la scie à pierre, la règle, les clous Bile : vie, sève, sang, vigueur.
ou le marteau renvoient à cet univers artisanal
ou artistique. Il existe un lien – fragile – entre
souffrance et génie créateur.

17 Le romantisme, un nouveau souffle poétique | 263


Séquence

⁄8 Victor Hugo,
Pauca meæ, 1856
Présentation et objectifs de la séquence  p. ‹‹·
Livre de l’élève  p. ‹‹· à ‹›§

Pauca meæ est le quatrième livre des Contemplations. Il occupe une place centrale dans ce recueil,
puisqu’il est précédé de trois livres et suivi de deux livres assortis d’un long poème conclusif. Il est
également placé au début du deuxième tome, Aujourd’hui. Sa place médiane sépare Autrefois et
Aujourd’hui. Cela rejoint ce qu’il annonce dans la préface : « Un abîme les sépare : le tombeau ». De
plus, il existe une autre opposition : tout sépare la France heureuse, d’avant Napoléon III et la France
d’aujourd’hui, celle que Victor Hugo voit comme subissant le joug de la tyrannie.
C’est sur ces événements tragiques qu’insiste la séquence afin de montrer le lien entre le lyrisme
romantique, ici à coloration élégiaque, et la vie réelle, qu’elle soit intime ou collective. Le deuil, la
tristesse, le chagrin sont des émotions violentes, des passions de l’âme à la fois intimement vécues
et universellement partagées. C’est par les sentiments que nous sommes hommes, tous reliés les uns
aux autres par cette même capacité à éprouver. Ainsi, le poète romantique n’est pas cet effroyable
égotiste disant « je ». Il est notre semblable, nous sommes ses frères.

Objectif : découvrir un livre rose rouge dans ses cheveux noirs et porte une robe
des Contemplations, œuvre phare de la même couleur, évoquée dans le poème VI de
du romantisme. Pauca meæ (« Oh ! La belle petite robe/ Qu’elle
avait, vous rappelez-vous ? »). Le peintre a donc
Intérêts : saisi un instant sacré et heureux. On remarque que
– Découvrir le romantisme. le livre est ouvert à la page de la dormition de la
– Étudier l’énonciation lyrique : la parole Vierge, c’est-à-dire sa mort. Rétrospectivement,
du poète est à la fois intime et universelle. cela peut être interprété comme un étrange signe
– Le registre élégiaque. annonciateur.
La seconde œuvre, réalisée en 1863, commé-
more le vingtième anniversaire de la mort de
Entrée dans l’œuvre : Léopoldine. Le fond est sombre, presque noir.
On y distingue un burg, un de ces châteaux téné-
par-delà le silence et la mort breux qu’affectionne Hugo. Des taches rouges
en forme de fleurs défaites se mêlent tristement
  p. ‹›‚ à la signature du poète. À droite, on découvre le
portrait de Léopoldine, dans un clair halo. Ses
 HISTOIRE DES ARTS yeux sont clos. On comprend qu’entre les deux
1. Dans Léopoldine au livre d’heures, la fille de œuvres, l’irrémédiable est arrivé. Léopoldine est
Victor Hugo a onze ans. Elle regarde le spectateur morte et sa mort coupe le temps en deux. Il y a un
du tableau avec une joie grave. Elle va bientôt avant heureux et un après. L’auteur a donc opté
faire sa communion et se recueille devant un livre pour un découpage de son œuvre en deux parties
liturgique. Si l’instant est solennel, il est aussi que tout oppose : « c’est une âme qui se raconte
plein de la grâce et de la légèreté de l’enfance. dans ces deux volumes : Autrefois, Aujourd’hui.
Léopoldine, coquette, s’est parée : elle arbore une Un abîme les sépare, le tombeau ». Autrefois se
264 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme
souvient des jours heureux ; Aujourd’hui est écrit met ainsi en avant son expérience la plus intime.
sous le signe du deuil. Le vécu est la source authentique, douloureuse de
son inspiration poétique et artistique. C’est donc
2. Pour réaliser sa composition, V. Hugo a mul-
sous un angle autobiographique que l’évocation
tiplié les matériaux. Le fond est réalisé à l’encre,
du deuil prend sens.
au lavis, au fusain et à l’aquarelle pour donner de
la texture et de la profondeur à cette gamme de 2. Hugo présente ainsi son œuvre : « Qu’est-ce
noirs et de bruns exprimant le deuil. Le portrait que Les Contemplations ? C’est ce qu’on pourrait
de Léopoldine, dessiné à la plume sur papier, a été appeler, si le mot n’avait quelque prétention, Les
découpé et collé sur ce fond d’ombre. Il se détache Mémoires d’une âme […] Est-ce donc la vie d’un
comme un fragment irrégulier et incomplet (une homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi.
partie du titre et de la robe est coupée), comme s’il […] quand je vous parle de moi, je vous parle de
avait été déchiré. C’est en accord avec l’épitaphe vous […] Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas
latine : « Fracta juventus ». On peut la traduire toi ! » Sa poésie a donc une portée autobiogra-
par « jeunesse brisée », coupée et déchirée avant phique : elle retrace la vie d’un moi, personnage
d’avoir été complètement vécue. et poète parlant en son nom propre, Ego Hugo.
Cependant, en reprenant le terme « mémoires »,
3. Littéralement, Pauca meæ signifie « quelques
qui n’est pas sans évoquer Chateaubriand, le poète
petites choses pour la mienne ». L’auteur emprunte
souligne l’imbrication de son histoire personnelle
l’expression à Virgile, qui l’utilise dans Les
et de l’histoire collective, elle aussi fort triste.
Bucoliques pour rendre hommage à un poète élé-
En effet, le peuple vit sous le joug de Napoléon
giaque défunt, Gallus. Le poète se place donc dans
III. Victor Hugo, poète de l’intime, est aussi un
le sillage prestigieux de Virgile, puisqu’il le cite.
proscrit, un paria exilé qui s’adresse non plus à une
Toutefois ses élégies seront bien plus modestes :
bourgeoisie lettrée mais au peuple des opprimés.
elles seront faites de « petites choses ». Brisé
Son deuil est en correspondance avec celui de
par le chagrin, le poète ne peut plus chanter un
la France. Enfin, parce que sa douleur est vraie,
éloge funèbre grandiose. Pour se souvenir de sa
chaque personne ayant souffert peut se recon-
fille, apprivoiser son absence et ainsi recoller les
naître et s’identifier au poète qui dit « je ». Le
morceaux d’une vie brisée, il accumule et assemble
recueil a donc une portée personnelle, collective
de petits riens : fragment de dessin, bribes de
et universelle.
souvenirs, détails insignifiants sauvés de l’oubli
comme autant de reliques. Ces bagatelles, aussi
essentielles que dérisoires, permettent de revivre
le passé heureux et, ainsi, peut-être, de mieux
supporter le présent. Dessins et poèmes forment
EXTRAIT 1 Recommencer
ainsi une humble offrande à l’enfant chérie. Elles à écrire  p. ‹›⁄
sont la matière même, sensible et délicate, d’un
« tombeau pour Léopoldine » – un poème écrit « Trois ans après » est le troisième poème de
pour célébrer la défunte. Pauca meæ.

 LECTURE DU TEXTE
 LECTURE DU TEXTE 1. Le poète peut s’adresser :
1. Le nom du poète – autant dire ce qu’il a de plus – à lui-même : une partie de lui n’a pas renoncé
personnel – se détache en lettres rouges peintes à être le mage romantique dont la poésie guide
à la gouache sur le fond sombre. Le nom propre l’humanité ;
« Hugo », en devenant un motif graphique à part – à son lectorat, qui attend du poète prophète
entière, s’ancre et s’étend dans la zone couleur de qu’il continue son œuvre de guide et de défenseur
nuit. De même, dans le poème, le poète exprime des opprimés. En effet, avant d’être expulsé de
la douleur du deuil en disant « je ». Le pronom France par le décret du 9 janvier 1852, V. Hugo
personnel à la première personne du singulier a pris position, en poète républicain, contre la
est très présent et confère au texte son lyrisme politique liberticide de Napoléon III qu’il nomme
élégiaque. On peut citer l’octosyllabe suivant : ironiquement « Napoléon le Petit ». Il s’est porté
« Je suis terrassé par le sort ». Le poète lyrique au secours des pauvres et des exclus ;
18 Victor Hugo, Pauca meæ | 265
– à Dieu, qui lui commande une tâche obscure. père souffrant (strophe 5), un homme seul lassé
Les deux dernières hypothèses de lecture sont de vivre. Dès lors, il considère sa vie vraiment
les meilleures. vivante comme terminée, comme le montrent les
vers suivants : « Je regarde ma destinée,/ Et je vois
2. On remarque l’insertion d’un interlocuteur fictif
bien que j’ai fini » (v. 23-24). Le passé composé
enjoignant le poète à recommencer, sans préciser
montre que quelque chose est achevé. Le regard
quoi : « Que veut-on que je recommence ? »
prospectif et rétrospectif sur soi, caractéristique de
(v. 5). La sixième strophe révèle qu’il s’agit de
la démarche autobiographique, permet de prendre
son « œuvre » poétique, « pas terminée ». La
du recul et d’établir ce bilan. L’impression laissée
strophe suivante dessine plus précisément encore
par le dessin intitulé « Ma destinée » est sem-
les contours de la mission prophétique assignée au
blable. La vague effectue elle aussi un mouvement
poète : il faut réveiller ceux qui dorment, leur mon-
de retour sur elle-même. De plus, l’atmosphère
trer où est la lumière, « l’aurore ». Cela suppose de
d’orage et de tempête matérialise les troubles du
rassembler ses forces et de reprendre goût à la lutte
poète. Le poète s’identifie à l’océan et fait de la
(v. 29-30). Le terme « mêlée », placé à la rime, est
vague écumante, sur le point de se briser, une
explicite. Le poète refuse avec véhémence, comme
image de sa destinée.
le montrent les nombreuses phrases exclamatives
exprimant sa protestation indignée. De fait, entre
1843 et 1846, Victor Hugo n’écrit plus de poésie.
Le deuil se fait dans le silence et l’auteur préfère
commencer un roman, Les Misérables, dès 1845.
EXTRAIT 2 Bonheurs enfuis
La mort vue de près assèche la parole poétique,   p. ‹›¤
lui coupe son élan et la remet en question. Dans
« Trois ans après », il en expose les raisons. Sa vie
n’est plus que désespoir et souffrance. Le verbe  LECTURE DU TEXTE
« souffrir », employé à deux reprises, est conjugué 1. Le bonheur envolé est exprimé par de nombreux
au passé et au présent (v. 19-20), ce qui signale détails évoquant le passé familial heureux. Le poète
l’étalement de la douleur dans la durée. Il est donc revoit ses quatre enfants sur ses genoux, ses amis
fatigué de vivre et d’écrire, « terrassé » même au coin du feu et surtout, les visites de son aînée. Il
(v. 2) et aspire au silence et au repos. évoque, à l’imparfait itératif, le « pli », l’habitude
charmante qu’avait Léopoldine de venir chaque
3. Il souhaiterait dormir, mourir, rien de plus. Il matin le saluer. On remarque l’habileté du père à
le répète inlassablement : il rêve de « ténèbres brosser de son enfant un portrait en mouvement :
où l’on dort » (v. 4) ; il veut « s’en aller avant quand elle pénètre dans la pièce, un tourbillon
le soir » (v. 12). Le dernier vers est significatif. de vie entre avec elle. Elle ne tient pas en place.
Cette phrase doublement exclamative, averbale, Les verbes d’action se succèdent rapidement,
est une hypotypose : en huit syllabes, elle propose entraînant une scansion saccadée de l’alexan-
un tableau saisissant, très pictural, de ce à quoi il drin tandis que les assonances et les rimes en [ai]
aspire. On voit ce qui l’obsède : un carré « d’herbe confèrent au vers sa cohérence sonore : « Elle
épaisse ». Si l’herbe est grasse, c’est parce que des entrait et disait » (v. 4), « prenait », « ouvrait »,
morts sont enterrés là. Et on comprend, sans qu’il « s’asseyait » (v. 5), « dérangeait », « riait », « s’en
soit besoin de préciser, qu’il désire les rejoindre allait » (v. 6-7). Elle est tour à tour comparée
et nourrir l’herbe. au « rayon », à « l’oiseau » en mouvement. Son
4. L’octosyllabe, vers court, se prête bien au carac- babil est reproduit textuellement grâce au discours
tère véhément de ce poème dialogué. direct (v. 4) ou résumé au discours indirect. Son
langage oral ou écrit inspire le poète. Car elle
écrit ! Elle griffonne les manuscrits de son père.
 HISTOIRE DES ARTS Or, loin d’être dépourvue de sens, « l’arabesque
5. Le poème, très autobiographique, dresse la liste folle » tracée par la petite fille est un texte obscur
des êtres chers qui ont disparu : la mère, Sophie qui fertilise souterrainement l’imagination du
Trébuchet, décédée en 1821 (strophe 4), Claire grand poète. C’est ce qu’exprime le vers 13 : la
Pradier, la fille de Juliette Drouet et sa propre page blanche, froissée et gribouillée par l’enfant
fille, Léopoldine. Cette triple perte fait de lui un poète, est l’espace vierge « où, je ne sais comment,
266 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme
venaient mes plus doux vers ». Sans doute parce
que passe dans « l’écriture » de Léopoldine ce
EXTRAIT 3 Le rendez-vous
que l’enfant a dans son âme : « Dieu, les fleurs,  p. ‹›‹
les astres, les prés verts » (v. 14), autant dire un
univers complet, naturel et sacré. Elle ne sait Écrit le 4 octobre 1847, le poème est daté du
pas encore écrire des mots mais elle sait, dans 3 septembre 1847, date anniversaire de la mort de
ses gribouillis, capter et faire capter à son père la Léopoldine. Ce changement de date est significa-
douceur du monde. En tout cas, son père aimant tif : il faut faire concorder le temps chronologique
en est persuadé. et le temps symbolique. Dans la réalité, V. Hugo
ne put se rendre sur la tombe de sa fille que bien
plus tard.
2. Au vers 7, le verbe « passer » peut avoir deux
sens en même temps. Si l’on songe au contexte
d’avant 1843, il évoque le mouvement plein de
grâce de la petite fille, comparée à un oiseau. Après  LECTURE DU TEXTE
1843, le verbe prend une teinte plus grave. Il est 1. Les pronoms personnels utilisés sont ceux du
synonyme de mourir, de trépasser. dialogue à deux voix : « je » et « tu ». Dès la
première strophe, ils sont très nombreux, souvent
placés au début du vers, à l’hémistiche ou à la
3. Le rituel charmant que constitue la visite quoti- rime, ce qui les met en valeur. Ainsi, le poème
dienne de l’enfant à son père témoigne et renforce devient l’endroit où le père peut encore par-
leur relation fusionnelle. Ils sont tous les deux ler à sa fille décédée et faire comme si elle était
poètes ; l’un est le reflet de l’autre. On peut citer encore là, comme si elle l’attendait. On peut
le vers 16 : « Son regard reflétait la clarté de son citer le vers 2, car les deux pronoms se suivent
âme ». Le verbe « reflétait », à l’hémistiche, insiste et s’enchaînent avec vivacité dans un alexandrin
sur leur relation en miroir. Le chiasme des vers au rythme heurté : « Je partirai. Vois-tu, je sais
24 et 25 renforce la complicité et la réciprocité que tu m’attends. » On remarque que le pronom
totales. Le père semble vivre par et pour sa fille. « tu » est répété. Frappé de l’accent et/ou suivi
Au vers 23, l’interjection « hélas ! », qui est un d’une virgule, il est mis en valeur phoniquement.
rejet dans la structure du poème, ressemble à un L’allitération en [t] diffuse tout au long du vers la
soupir de désespoir traduisant son regret et sa consonne « t » qui est à l’entame du mot « tu ».
tristesse lorsque son enfant a disparu. La poésie fait entendre le pronom renvoyant à
Léopoldine.
4. Les poèmes VI, VII et IX, tournés vers le passé,
2. Ce n’est que dans la dernière strophe que l’on
évoquent eux aussi l’enfance de Léopoldine.
devine que le poète a rendez-vous avec sa fille
L’imparfait itératif y domine, qui insiste sur le
décédée, lorsqu’on trouve à la rime le substantif
retour périodique des rires et des jeux, des chansons
« tombe ». L’attente et l’effet de surprise, créés
et des prières. Chaque jour qui passait ramenait
par ce procédé dilatoire qu’est la chute, sont par-
son cortège de scènes heureuses. Banales, sem-
ticulièrement poignants.
blables à des images d’Épinal – la famille sous
la lampe pour lire la Bible (VII) –, ses saynètes 3. Les strophes 2 et 3 peignent le poète replié sur
de la vie quotidienne étaient le cœur même du lui-même. Le travail sur le rythme met en relief
bonheur. Léopoldine y jouait un rôle central. le champ lexical de la cécité, montrant un poète
Elle n’est jamais nommée mais le pronom « elle » aveugle et sourd aux beautés du monde extérieur.
qui la désigne est maintes fois répété. Il inscrit sa Le vers ralentit et déborde, pour souligner sa tris-
présence vivante au cœur du poème. De même, tesse sans fin : « les yeux fixés sur mes pensées »
on relève de nombreuses occurrences du pronom (8 syllabes, v. 5), « Sans rien voir au dehors, sans
« nous », désignant la paire que forment le père et entendre aucun bruit » (enjambement de 12
son aînée. Les passages au discours direct donnent syllabes, v. 6) – on remarque ici le parallélisme
à entendre, au présent, les paroles de l’enfant et de construction. Les vers 9 et 10 présentent aussi
sont une manière de maintenir le dialogue avec un enjambement : « Je ne regarderai ni […] / Ni »
elle. C’est comme si la communication avec sa (v. 9-10). La posture physique du poète indique
fille n’était pas totalement interrompue. elle aussi le repli, voire la prostration. Là encore,
18 Victor Hugo, Pauca meæ | 267
le travail sur le rythme le met en valeur : le vers  LECTURE DU TEXTE
6 est composé de quatre expansions du nom frap- 1. « Maintenant » est repris cinq fois en anaphore.
pées de l’accent et séparées par des virgules. On Cet adverbe, qui ancre l’énonciateur dans la situa-
ressent l’accablement interminable du sujet : tion d’énonciation, hic et nunc, est accompagné du
« Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées ». champ lexical de l’apaisement. On peut relever :
L’adjectif « seul », monosyllabe frappé de l’accent « Je sors, pâle et vainqueur » (du deuil) (v. 6),
et séparé par la virgule, prend un relief saisissant. « la paix » (v. 7), « ce calme » (v. 9), « apaisé »
Il en va de même pour l’adjectif « triste », rejeté (v. 18). Désormais, le poète qui prend ici la parole
au vers suivant. ne se révolte plus contre son destin. Il se résigne
Enfin, on entend des rimes internes (« courbé »/ et accepte la volonté divine.
« croisées », désinence du futur) qui renforcent la
cohérence sonore de l’ensemble. On peut remar-
quer que le nom « tombe » rime avec le verbe 2. Alors que dans le poème précédent, le poète
« tombe ». Cette holorime rend palpable la chute, restait aveugle, fermé à la beauté du monde, il
l’effondrement du sujet en deuil. Le chagrin du redevient ici capable de contempler la nature avec
père contraste avec la beauté de la nature, rendue émotion. Le participe « voyant » est répété deux
sensible par la douceur des sonorités des mots fois au vers 15. Il se dit capable de « voir » (v. 11),
la décrivant. Ainsi, le vers 10 fait entendre des de se laisser attendrir par les « divins spectacles »
sonorités liquides pour évoquer les harmonies du de la nature (v. 13). On remarque que son regard
soir. De même, le dernier vers fait entendre des porte de plus en plus loin. Il regarde d’abord la
allitérations en [b] et en [v] qui le rendent très tombe (strophe 3), puis l’horizon avec les « Plaines,
musical, très doux. C’est à tout cela que le poète forêts, rochers, vallons, fleuve argenté » qui com-
est devenu étranger. posent le paysage réel. Enfin, plongeant dans une
contemplation qui lui fait voir l’infini, il embrasse
 HISTOIRE DES ARTS du regard « l’immensité » (v. 16), dans un mou-
4. C. D. Friedrich nous fait ressentir la mélancolie vement d’expansion maximale. S’il est capable,
du promeneur se rendant à L’Entrée du cimetière une fois la révolte passée, de s’ouvrir ainsi autant
(1825). Le personnage éploré baisse la tête, se au monde et aux autres, c’est parce que son cœur
replie sur lui-même, s’appuie au pilier. Il est vêtu a été « brisé » par la douleur la plus grande. C’est
de noir des pieds à la tête, couleur du deuil et un œil de créateur, capable de dépasser la douleur.
de la tristesse. On peut voir dans le paysage qui Dès lors, il perçoit les connexions secrètes entre
l’entoure un « paysage état d’âme », reflétant ses les hommes, la nature et Dieu.
impressions. Fortement composée, l’image oppose
un premier plan massivement occupé par deux
piliers et une grille séparant nettement le monde 3. Après s’être révolté contre la mort injuste de
des vivants et celui des morts. Au second plan, son enfant, le poète accepte cet arrêt du destin.
se trouve précisément le monde des morts. L’œil Il renonce à lutter et se tourne humblement vers
y devine des tombes disséminées dans l’herbe et Dieu. L’allitération en [v] et le verbe de mouve-
un monument aux morts. À l’arrière-plan, une ment du premier hémistiche rendent sensible ce
forêt se dresse, plongée dans un triste brouillard. travail de conversion, au sens propre, c’est-à-dire
Les couleurs froides dominent. Ce paysage est de retournement et d’élan physique vers un dieu
bien à l’image de ce que ressent le personnage. dont il proclame désormais la bonté après avoir
dénoncé son incompréhensible cruauté. Le verbe
« confessant » signifie ici « avouant, reconnaissant
publiquement » : il pose les bases d’une nouvelle
religion d’amour et d’acceptation. Ce participe
EXTRAIT 4 L’apaisement présent est suivi d’une complétive comprenant
une cascade d’adjectifs qualificatifs insistant sur
 p. ‹›› la bonté divine. L’enjambement du vers 21 à
Ce poème est fictivement daté du jour suivant 22, la longueur de l’énumération des attributs
« Demain, dès l’aube » et situé à Villequier, la ralentissent le rythme et accentuent le caractère
commune où sa fille est morte. solennel de cet acte de foi.
268 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme
les amis dispersés par la guerre. Nous avons choisi
L’expression artistique de reproduire « La Colombe poignardée et le jet
du deuil  p. ‹›∞ d’eau », qui montre combien le dessin, loin d’être
seulement décoratif, se combine avec le sens des
mots. La lecture du dessin et celle des mots se
 LECTURE DES TEXTES conjuguent et le message – la perte des amours –
ET DES IMAGES en est renforcé. Le calligramme figure une vasque
1. Au xixe siècle, faire des taches puis les uti- où jaillit et retombe un jet d’eau. Tout le poème
liser pour faire naître un dessin était un jeu de dessine et dit la chute. Le vers 1 semble brisé au
société auquel de nombreux écrivains se sont milieu par la disposition de « poignardées » et le
adonnés. Cependant, Théophile Gautier est C majuscule. À partir du deuxième vers, le poète
frappé par le génie de Victor Hugo qui fait de énumère, en majuscules qui accrochent le regard,
cet amusement un acte de création. La qualité la longue liste des jeunes filles qu’il a aimées et
qu’il met en avant est la capacité de V. Hugo à dont il ne sait plus rien. Pleurent-elles et prient-
transformer une banale « tache d’encre ou de elles, comme le jet d’eau, les hommes partis au
café » en image où l’on reconnaît une forme, une front ? C’est ce que suggère l’avant-dernier vers,
figure inquiétante. En dessinant ainsi, il révèle qui met en valeur ces deux verbes en les plaçant
le mystère caché dans ces bouts de papier taché. visuellement en début et fin de ligne.
Plus généralement, Hugo, le voyant, voit et fait
voir la dimension « invisible », « fantastique »
des choses réelles. C’est comme si le monde réel
avait un double noir et inquiétant que le « vul-
FICHE DE LECTURE
gaire » (c’est-à-dire nous) ne voit pas mais que La poésie ou la traversée
le génie romantique sent et montre. Il met au du deuil  p. ‹›§
jour l’inquiétante étrangeté des choses familières.
2. Victor Hugo frappe par la diversité de ses talents. La jeune fille et la mort
Il est poète, romancier, dramaturge, législateur,
orateur hors pair et dessinateur. « Tout à tous » 1. Le deuxième poème de Pauca meæ, intitulé
est sa devise et on pourrait ajouter qu’il veut tout « 15 février 1843 », évoque le jour où Léopoldine
exprimer pour tous et de toutes les manières pos- s’est mariée avec Charles Vacquerie. Si le père
sibles : c’est dans cette démesure que l’ensemble de souhaitait le bonheur de son enfant, il ne manque
l’œuvre de Victor Hugo trouve son unité profonde. pas de préciser combien l’envol de sa fille l’a laissé
un peu triste. On relève les termes dysphoriques
3. Les points de suspension portent bien leur « ennui » (v. 4), « regret » (v. 7) ou « larme » (v. 8).
nom : ils rendent visible l’arrêt, le suspens de Rétrospectivement, la scène semble annoncer
la parole poétique. Ces signes de ponctuation un départ autrement plus tragique et définitif :
matérialisent l’indicible, la douleur que nul mot la mort de Léopoldine.
ne peut évoquer et la vie qui désormais se vivra
en pointillé.
 ÉCRITURE
 LECTURE DU POÈME Vers la dissertation
4. En 1914, dans la revue Les Soirées de Paris, « Toute poésie est la voix donnée à la mort »,
Apollinaire signe cinq poèmes figuratifs auxquels il écrit le poète Philippe Jaccottet dans La Semaison.
donne le nom d’idéogrammes puis de calligrammes. Ainsi, si l’on veut écrire une poésie qui ne soit
Il envisage alors de les publier en album sous le pas superficielle, il faut regarder la mort en face
titre « Et moi aussi je suis peintre ». L’ouvrage et l’évoquer. On peut être surpris par la gravité
ne paraîtra pas à cause de la Première Guerre du propos et préférer les poèmes qui célèbrent
mondiale. En 1916, blessé à la tête, Apollinaire la vie. Cependant, nous ne naissons que pour
reprend ses activités littéraires, et en 1918, il mourir. La finitude humaine – le fait que nul ne
publie Calligrammes, poèmes de la paix et de la puisse échapper à la mort – constitue une vérité
guerre. À travers deux figures, une colombe et un incontournable. S’y confronter, c’est découvrir et
jet d’eau, le poète évoque les amours perdues et accepter notre vulnérabilité et notre faiblesse de
18 Victor Hugo, Pauca meæ | 269
créature mortelle. Bien malgré lui, Victor Hugo en optimiste, veut croire que la mort délivre de
fait la cruelle expérience. Pauca meæ, qui occupe toute souffrance. « Les morts ne souffrent plus.
la place centrale des Contemplations, est inté- Ils sont heureux » (v. 26), avoue Hermann. Le
gralement dédié à Léopoldine, l’enfant disparue second, le narrateur et personnage principal, le
présente dans les dix-sept poèmes. Ce livre fait contredit violemment : « Tais-toi ! » (v. 31). Il
entendre la voix élégiaque du père confronté à la soutient la thèse adverse : la mort, et non la vie,
mort. Se dresse sa plainte douloureuse et authen- est un malheur atroce puisqu’elle prend ceux qu’on
tique. La dimension vécue, autobiographique, est aime (« C’est ton ange expiré, c’est ton père et ta
en effet sans cesse rappelée. L’omniprésence du mère », v. 34). Parallélismes de construction et
pronom « je », dans « Trois ans après » le montre antithèses font du discours d’Hermann le reflet
(« Je suis terrassé par le sort »). Cette expérience inversé de la plainte du narrateur. Ces deux voix
vraie rend sa parole légitime : il ne ment pas, il a sont celles qui bataillent dans l’âme déchirée du
vécu dans sa chair et dans « son âme » (Préface) poète. Ainsi, au-delà de la référence culturelle aux
l’expérience la plus douloureuse qui soit, intime contes romantiques allemands, V. Hugo évoque
et universelle, abordée dans ses moindres détails une thématique très personnelle : il se peint, à
pathétiques et lyriques. Dès lors, Hugo, parce qu’il travers ces deux personnages fantastiques, comme
donne sa voix à la mort, peut faire entendre une un homme déchiré, oscillant entre révolte et
parole juste, qui fait entendre la douleur initiale soumission à la loi du monde, à savoir la mort.
(« Oh ! je fus comme un fou dans le premier
moment », IV), la révolte contre la mort, déité 5. Ludmila Charles-Wurtz attire notre attention
cruelle qui joue avec les pauvres mortels comme sur les verbes de mouvement, conjugués au temps
avec des marionnettes (« À qui sommes-nous ? de la certitude qu’est le futur : « je partirai »,
Qui nous a ? Qui nous mène ? », VIII) et l’accep- « j’irai », « je marcherai », « j’arriverai ». Au
tation finale, assortie d’une grande sympathie pour sens littéral, le poète annonce qu’il effectuera un
toutes les créatures souffrantes de l’univers, qu’elles pèlerinage sur la tombe de sa fille. Il est sûr de ce
soient humaines, animales ou même inanimées. fait. Cependant, ce déplacement ne pourra pas
La mort l’a changé et rendu capable de ce travail. avoir lieu dans l’espace réel. Hugo, condamné à
Désormais, il pourra parler pour les opprimés en l’exil par Napoléon III, n’a pas le droit de « fouler
employant le ton juste, le mot vrai. le sol français ». C’est donc un voyage symbolique
dont il est question. Il se produira dans l’espace
du poème. Enfin, c’est un voyage bien triste. Le
De la révolte à l’apaisement poème le donne à voir : « le dos courbé », le père
ploie sous le poids de la douleur. Apprendre la mort
3. Le poète confronté à la mort de son enfant de son enfant, c’est mourir soi-même. Peut-être
passe par quatre phases différentes : même pire. Effectuer, par l’écriture, un trajet vers
– la douleur : après avoir rappelé la nature céleste l’enfant défunte, c’est aller au devant de sa mort.
de Léopoldine (I), il évoque quelle douleur fut la Le voyage est donc aussi métaphysique.
sienne quand il apprit sa mort (II) ;
– le désespoir : le poète s’abandonne à la tentation 6. V. Hugo détourne la formule attribuée à Jules
du désespoir (III, IV, VIII, X, XI, XII, XIII, XIV) ; César, évoquant devant le Sénat romain l’effica-
– le retour dans le passé heureux : dans les poèmes cité de sa stratégie militaire lors de la bataille de
V, VI, VII et IX, le père s’arrache à la douleur Pharnace (en actuelle Turquie) : Veni, vidi, vici
présente en ressuscitant, par l’écriture nostalgique, (« Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu »). Loin de
le bonheur perdu. Il fuit dans le passé ; l’orgueil de l’empereur, il avoue misérablement
– l’acceptation de l’inacceptable : dans les poèmes que la douleur lui a livré bataille et l’a terrassé.
XV, XVI et XVII, V. Hugo accepte la souffrance et C’est un empereur déchu. Il est vaincu, il a vécu.
revient vers Dieu. Il rend hommage à son gendre, C’est un euphémisme pour dire qu’il est mort.
à sa fille et invoque une religion de l’amour.
7. En évoquant les moments heureux, en se nour-
4. Les deux cavaliers, issus de la mythologie ger- rissant du passé qui hante la mémoire ou revient
manique, représentent les deux faces de Victor inconsciemment quand on rêve (ou que l’on fait
Hugo, successivement animé par l’espoir et rongé tourner les tables), on peut, par l’art et l’écriture,
par le désespoir. En effet, le premier cavalier, garder vivant le souvenir des disparus.
270 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme
8. Dans cet extrait, l’océan représente l’infini. se retourner pour regarder la morte – ou la Mort
Le poète endeuillé s’est mis « En marche », titre – tant qu’ils seront dans les souterrains infernaux.
du livre V. Il quitte le monde des hommes, trop Hélas, le poète à la lyre ne respecte pas cet inter-
peuplé, et se rend « Au bord de l’infini », titre dit. À peine a-t-il enfreint ce tabou que l’ombre
du livre VI. Il est seul. Après avoir vu la finitude d’Eurydice s’évapore. À jamais. Orphée consacre
humaine (la limite qu’est la mort), il contemple alors son existence à déplorer la mort définitive
l’infini, l’illimité. d’Eurydice. Il fait entendre une plainte intime,
personnelle, en s’accompagnant de sa lyre. C’est
l’origine du lyrisme.
Une traversée de l’Enfer En plaçant ses pas dans ceux d’Orphée, Victor
9. Dans Les Métamorphoses, Ovide rappelle l’his- Hugo reprend la tradition de l’élégie, poésie lyrique
toire du plus grand des poètes. Orphée, après de la plainte douloureuse. Il reprend aussi le thème
avoir perdu son épouse Eurydice mordue par un de la quête de celui/celle qui n’est plus et veut
serpent, décide d’aller la chercher aux Enfers. Or, croire que sa poésie pourra le/la faire revenir.
il sait bien que le dieu des Enfers, Hadès, ne rend C’est ainsi que l’on peut interpréter « Demain dès
jamais ses proies. Comment faire ? Il espère que l’aube » : V. Hugo a rendez-vous avec l’absente.
la puissance enchanteresse de son chant poétique Il sait bien que c’est impossible et que la jeune
infléchira le juge austère. De fait, Hadès l’écoute, fille ne reviendra pas. Cependant, il la retrouve
s’attendrit et accepte de lui rendre son épouse. dans l’espace imaginaire du poème. Du moins
Mais il pose une condition : Orphée ne devra pas l’affirme-t-il.

18 Victor Hugo, Pauca meæ | 271


Séquence

⁄· Poésie
de la modernité
Présentation et objectifs de la séquence  p. ‹›‡
Livre de l’élève  p. ‹›‡ à ‹6°

L’histoire de la poésie, à partir de 1850, coïncide avec l’avènement d’une Europe en pleine mutation
économique, sociale, et industrielle. La poésie se fait l’écho du monde moderne en train de naître. Le
développement des centres urbains, les progrès techniques et scientifiques, les révolutions politiques,
sont autant de facteurs d’une transformation radicale de la société, des modes de vie, des mœurs, des
modèles culturels et esthétiques. La notion même de beauté évolue. Un train, un pont, une usine
peuvent devenir objet de représentation artistique. Les avant-gardes du début du xxe siècle, jusqu’à
la veille de la Seconde Guerre mondiale, prolongent et amplifient cette extension des domaines de
l’exploration poétique. C’est la nature de cette rupture, et l’histoire de cette métamorphose que la
séquence suggère de découvrir.
Le premier corpus propose de croiser des poèmes qui font de la ville un spectacle au cœur de la
modernité, et d’autres qui évoquent explicitement les arts du spectacle. « Les Foules » de Baudelaire,
« Le Bruit des cabarets » de Verlaine et « La Chanson du mal-aimé » d’Apollinaire se présentent
comme des croquis témoignant de l’effervescence urbaine. « Les Vocations » et « Pantomime » nous
plongent au cœur de la pratique et de l’esthétique théâtrales. Enfin, l’étude des Enfants du paradis de
Marcel Carné, que le professeur pourra développer s’il le souhaite, permet la rencontre entre l’espace
poétique d’un auteur et d’un réalisateur et les lieux de représentation du spectacle vivant au xixe siècle.
Le deuxième corpus invite, à travers cinq textes, à lever le voile sur les nouvelles formes du discours
amoureux dans la poésie moderne et d’avant-garde.
En suivant cette démarche de découverte, on distingue d’abord les recherches formelles de Gautier.
Baudelaire, quant à lui, suggère de chercher la beauté partout où elle se trouve, dans une poésie qui
engage le poète sur des terrains où l’on ne l’attendait pas, comme la foule urbaine. Pour Verlaine,
la musicalité du poème n’est plus un ornement pour le sens, elle en devient la matière même. Avec
les audaces poétiques de Rimbaud, une figure nouvelle émerge : celle du poète qui ne sépare plus la
vie de l’écriture poétique.
Les textes d’Apollinaire et de Desnos enfin, permettent de comprendre comment la poésie s’affranchit
des règles de versification traditionnelles, comment elle exprime l’expérience d’un « moi » entraîné
dans la marche du temps et de l’histoire.
Les deux dernières pages de la séquence proposent une vision synthétique des courants et des grandes
figures caractéristiques de la poésie de 1850 à 1939.

Bibliographie
– JARRETY Michel, La Poésie française du Moyen Âge au xxe siècle, PUF, 2007
– Les Enfants du paradis, Marcel Carné, Jacques Prévert, Catalogue de l’exposition à la Cinémathèque
française, Éditions Xavier Barral, 2012

272 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


pure, elle est appliquée en aplats, ce qui crée des
zones chromatiques très homogènes. Le peintre
crée ici un contraste dynamique en faisant jouer
Henri Matisse, sur sa toile couleurs primaires et complémentaires.
La Danse (II), 1909 p. ‹›°-‹›· L’opposition de deux couleurs complémentaires,
l’orange des corps (résultant du mélange des pri-
Objectifs : maires jaune et rouge) et le bleu de l’arrière-plan
– Comprendre la notion d’avant-garde supérieur, crée un impact visuel fort. De même,
artistique. l’orange vif contraste vivement avec le vert de
– Repérer les éléments picturaux l’arrière-plan inférieur.
caractéristiques du fauvisme. 3. Les personnages sont vus de dos, tête baissée,
Intérêt des images : ou en plongée, ce qui empêche de percevoir leur
– La Danse : un tableau majeur de l’histoire expression. Le seul dont on distingue le visage se
de l’art du xxe siècle. situe dans la partie supérieure droite du tableau.
– Mise en relation de la danse On discerne cependant à peine les yeux, et la
et de la peinture. bouche n’est pas visible. Les traits de son visage
sont seulement ébauchés et suggérés. Matisse ne
recherche aucun réalisme dans la représentation
Une célébration de la vie des corps et de l’espace, il fait primer la puissance
et du mouvement des formes, des couleurs et du mouvement sur la
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE fonction référentielle de l’image. Le vertige des
1. Matisse figure le mouvement en représentant contrastes de couleurs emporte les sens et l’esprit,
des danseurs. Plusieurs autres procédés animent conférant au tableau une grande expressivité et
son tableau, démultipliant ainsi les effets de l’évi- restituant avec force le dynamisme de la danse.
dence référentielle : 4. Les deux mains se touchent presque, mais ne
– La ronde formée par les danseurs accentue l’im- se rejoignent pas. Le peintre a choisi de situer ce
pression de dynamisme, d’autant plus qu’il s’agit détail dans une partie de la scène qui, selon la
d’un mouvement cyclique, dont on ne peut dire perspective, est proche du spectateur. On peut
où il commence, ni à quel moment il s’arrêtera. pour cette raison imaginer que cet espace ouvert
L’esprit prolonge un mouvement dont le peintre entre deux mains est une invitation à rejoindre le
n’a pourtant fixé qu’un instant. cercle des danseurs. Cette ouverture est un moyen
– Les corps, et en particulier les têtes des danseurs de « faire entrer » le spectateur dans la scène, de
(parfois relevées et parfois inclinées) dessinent, l’amener à vouloir participer à ce mouvement
si on les réunit, une forme elliptique. harmonieux, à cette danse des origines que semble
– De nombreux détails dans la représentation des représenter le tableau.
corps reprennent à plus petite échelle ce thème
pictural de la ronde et de l’ellipse : contour des
cheveux, forme du visage, espace formé par les  ÉCRITURE
bras du troisième danseur du haut en partant de Sujet d’invention
la gauche, etc.
On incitera les élèves à préparer leur poème au
– L’absence de contours dans certaines zones du
brouillon, en établissant par exemple une liste de
tableau, conformément à la technique fauviste,
mots-clés qu’ils trouveront par association avec les
contribue également à ne pas figer les corps dans
mots « danse », « bonheur » ou « mouvement ».
le trait, ce qui accentue l’illusion du mouvement.
Sujet, composition et technique concourent donc
à exprimer le mouvement de la danse.  TICE
1. La scénographie de Dance est particulière-
ment élaborée. Les danseurs ont été filmés par
 LECTURE DE L’IMAGE le grand artiste américain Sol Lewitt, et ce film
2. Les peintres fauvistes travaillent la couleur est projeté pendant la durée de la chorégraphie
d’une façon très particulière. Souvent utilisée sur un immense écran transparent situé entre le
19 Poésie de la modernité | 273
public et la scène. Les mouvements des danseurs Objectif : découvrir trois « arts poétiques »
réellement présents se mêlent à ceux des danseurs modernes qui redéfinissent la tâche
virtuels projetés sur l’écran. Les deux niveaux du poète.
visuels, parfaitement synchronisés, créent un effet
hypnotique pour le spectateur, qui navigue entre Intérêt des textes : diversité des démarches
l’image projetée et la chorégraphie en direct. Le poétiques caractérisant la rupture moderne.
plateau est constitué d’une sorte de damier qui
accentue l’effet géométrique des mouvements
dansés, et les danseurs sont habillés tout en blanc. Rompre les attaches
La mise en scène est assez sobre, les mouvements 1. Le choix de la prose pour Baudelaire, d’une
dansés sont minimalistes, essentiellement des tra- lettre-manifeste pour Rimbaud, d’un poème en vers
versées horizontales de plateau, des mouvements impairs pour Verlaine caractérise déjà en soi une
circulaires des danseurs, et une musique obsédante volonté de renouvellement de l’écriture poétique.
de Philip Glass qui fait écho à la chorégraphie,
et qui progresse par variations imperceptibles. 2. Baudelaire suggère que le poète moderne doit
pouvoir se confondre avec son sujet, se fondre en
2. Dans La Danse de Matisse et dans la cho- lui pour pouvoir en rendre compte. C’est cette
régraphie de Lucinda Childs, on retrouve un capacité d’« épouser la foule » qui lui permet de
mouvement circulaire et relativement simple. La voir ce que d’autres ne voient pas.
chorégraphie procure un sentiment de plénitude Rimbaud met au premier plan la possibilité pour
et d’harmonie quasi euphorique, lié à la répétition le poète d’être « voyant », c’est-à-dire d’accepter
des mouvements et de la musique, que l’on peut de plonger dans une forme de lucidité supérieure,
rapprocher de l’atmosphère du tableau de Matisse. douloureuse et dangereuse, qui permet d’accéder
3. La juxtaposition des corps projetés en noir à « l’inconnu ».
et blanc, qui paraissent immenses, et des corps Verlaine défend la musicalité et le vague, « l’Indé-
des danseurs présents sur le plateau crée un effet cis », gage pour lui d’une poésie aussi nuancée
de profondeur et d’amplification, comme si la qu’un morceau de musique. Le vers impair ne peut
danse en direct était magnifiée par la projection. être divisé en deux parties égales. Il porte donc en
Le contraste entre l’aspect fantomatique de la lui un principe de déséquilibre, d’inachèvement
projection et la lumière qui illumine les danseurs qui ouvre la voie à une fantaisie rythmique et
sur scène est un autre élément de dynamisation musicale plus grande. Il reste comme suspendu,
de cette photographie. plus aérien, « plus soluble dans l’air » car la clôture
rythmique attendue dans le vers pair ne vient pas.
Pour aller plus loin
– Une conférence universitaire très éclairante 3. Derain est l’un des fondateurs du fauvisme.
sur La Danse : On retrouve dans Pont de Charing Cross cer-
http://cral.ehess.fr/index.php?1454 taines caractéristiques de cette esthétique : pas
– Un dossier sur le fauvisme conçu par le Centre de contours au trait, couleurs très vives qui créent
Pompidou : des contrastes et qui ne cherchent pas le réa-
http://mediation.centrepompidou.fr/education/ lisme (l’eau est jaune, la route est verte), formes
ressources/ENS-Fauvisme/ souvent davantage suggérées que représentées
– Une interview plus détaillée de Lucinda Childs fidèlement, comme les arbres, le bateau ou les
sur la création de Dance : bâtiments au loin. Il s’agit davantage d’exprimer
http://www.numeridanse.tv/fr/ une vision subjective du monde que de chercher
video/1596_lucinda-childs-extrait-1 à le représenter.

DÉCOUVERTE LA VILLE, UN ESPACE


POÉTIQUE SPECTACULAIRE
Rompre avec la tradition Objectif : comprendre la rupture esthétique
 p. ‹∞‚-‹∞⁄ marquée par la poésie de Baudelaire.

274 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


Intérêt du corpus : le rapprochement  LECTURE DES TEXTES
de ces deux textes permet de confronter 2. Le titre du recueil pose un cadre spatial précis.
l’atmosphère de la ville-spectacle des Il s’agit d’un parcours « poétique en prose » de
« Foules », et celle du spectacle vivant Paris. Dans « Les Foules », la ville apparaît à
des « Vocations ». travers les expressions désignant la concentration
des habitants : « multitude » (l. 1 et 5), « foule »
(l. 1, 7 et 14), « peupler » (l. 6), « universelle »
(l. 13). L’anaphore de « toutes » aux lignes 16 et
17 rend également compte de la diversité de la
population urbaine.

⁄ ¤  Charles
et   Baudelaire,
« Les Foules » et
Dans « Les Vocations », la conversation entre les
quatre garçons a lieu dans un jardin public, lieu
caractéristique de la ville. De même, le théâtre,
lieu de la première évocation, renvoie à l’univers

« Les Vocations », urbain.


3. L’expérience du bain de foule devient chez
Le Spleen de Paris, 1869 Baudelaire un moyen de création poétique. Le
 p. ‹∞¤-‹∞‹
poète détient par son intuition, sa sensibilité, sa
perception très particulière du monde, un pouvoir
qui peut s’apparenter à une forme de voyance, si
l’on anticipe la formule rimbaldienne. Il peut voir
Fouler de nouveaux territoires le monde depuis le corps, la position sociale ou
poétiques l’âge des passants qu’il croise dans la foule. Cette
connaissance, si elle est en partie une projection
 ENTRÉE DANS L’ŒUVRE fantasmatique du pouvoir de la poésie, correspond
1. Le choix de composer des poèmes en prose à une réelle acuité de percevoir le monde au-delà
est à la fois très novateur et très provocateur. Si des apparences. Alors que le philosophe accède
Aloysius Bertrand a, le premier, eu recours à la à la vérité par la réflexion logique, le poète la
prose en poésie, c’est Baudelaire qui lui donnera ressent et de cette expérience résulte un poème
ses lettres de noblesse au xixe siècle, remettant en dont l’évidence devient universelle.
cause l’hégémonie du vers.
4. Le lieu où se produit le spectacle est désigné à la
La modernité s’exprime également dans la manière
ligne 5 (« théâtre »), mais le jeune garçon évoque
même dont le poète s’immisce dans le monde
également les lieux dramatiques et les décors
qu’il décrit. Dans « Les Foules », il n’est pas un
(« palais », « la mer et le ciel »), les costumes
simple observateur. Il « entre quand il veut dans
(« plus beaux et bien mieux habillés »), la voix
le personnage de chacun ». Cette capacité à être à
des comédiens (« voix chantante »), le physique
la fois « lui-même et autrui » lui confère, par une
des acteurs et actrices (« bien plus beaux », « bien
expérience émotionnelle directe, une connais-
plus belles et bien plus grandes ») ou encore la
sance supérieure dont il nourrit sa poésie.
palette des sentiments joués au théâtre (« ils se
Dans « Les Vocations », c’est surtout par cette
menacent, ils supplient, ils se désolent »). Cette
approche narrative, quasi documentaire, consistant
désignation très méliorative et caractérisée par
à transcrire poétiquement des propos entendus,
l’emploi de plusieurs comparatifs témoigne de
qui auraient pu être tenus dans la rue, que le
l’admiration de l’enfant confronté à un univers
poète mène l’enquête. Il nous renseigne sur ce
où tout semble si différent de la vie, plus luxueux,
qui fait vibrer un enfant sortant d’un théâtre.
où la beauté semble omniprésente, et où les sen-
Le poème mêle l’apparence de l’objectivité et le
timents sont exacerbés.
regard subjectif de l’observateur. Il s’agit donc là
encore de donner à voir et à entendre tout à la 5. Il est parfois difficile de distinguer les éléments
fois le monde extérieur et l’intériorité du poète, permettant de considérer un texte en prose comme
dans un même élan, très loin des épanchements appartenant au champ de la poésie. Mais une
de la poésie romantique. lecture attentive révèle assez vite que la poésie,
19 Poésie de la modernité | 275
dans son sens étymologique de « création », porte se mêlent à d’autres, comme le corps de la femme
la marque, qu’elle soit en vers ou en prose, du assise au premier plan et celui de l’homme à la
travail du poète, et de la manière dont il cisèle canne que l’on voit de dos. Les couleurs utilisées,
le langage pour faire advenir le poème. qui jouent sur des nuances entre le vert d’eau et
Parmi les procédés qui témoignent de ce travail de le brun prononcé, accentuent cet effet de masse
composition extrêmement raffiné, on peut isoler : uniforme et indistincte, où les individus sont ici
– des antithèses : « ribote de vitalité », « Multitude, comme traversés par le regard de Constantin Guys.
solitude », « peupler sa solitude », « lui-même et Ce dernier est « le peintre de la vie moderne ».
autrui », « singulière […] universelle » ; Dans le monde de la peinture et du dessin, il
– un oxymore : « sainte prostitution », figure est le modèle de la modernité que Baudelaire
qui s’accompagne également d’une métaphore invente en poésie. L’impression d’inachèvement
associant l’immersion du poète dans la foule à de l’aquarelle rappelle aussi la célèbre formule
un acte sexuel ; qui définit la modernité pour Baudelaire : « La
– des comparaisons : « Comme ces âmes errantes modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contin-
qui cherchent un corps », « interné comme un gent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est
mollusque » ; l’éternel et l’immuable. » L’effervescence qui se
– des métaphores insolites : l’image d’une fée qui dégage de l’aquarelle, accentuée par les effets de
« a insufflé dans son berceau le goût du travestis- transparence, l’impression d’un instant saisi sur
sement et du masque », « cette ineffable orgie » le vif, et qui pourtant fixe un état du monde et
pour désigner l’expérience du bain de foule ; d’une ville, viennent répondre naturellement à
– le rythme, qui cache parfois une structure la définition de Baudelaire.
métrique binaire rappelant celle du vers, comme
dans « la haine du domicile [7 syllabes] et la passion  ÉCRITURE
du voyage [7 syllabes] ».
On peut ajouter à ces procédés un certain onirisme,
Sujet d’invention
l’impression d’un éloignement de la réalité et du On guidera les élèves en leur proposant les étapes
discours ordinaires. Certaines formules comme suivantes :
« jouir de la foule est un art » sont frappantes, et – Rédaction du récit-cadre (une errance dans
témoignent d’un souffle esthétique caractéristique la foule) : choix de la ville, du type de lieu, de
de la poésie. l’époque, etc.
– Le portrait d’une personne dans la foule :
6. Les guillemets, les deux-points, le verbe « dire » type physique, traits du visage, âge, vêtements,
introducteur du discours direct à la ligne 5, mais démarche, expression, etc.
aussi des déictiques comme l’adverbe de temps – Le récit d’une journée de la vie de cette personne
« Hier » ou le pronom personnel « m’ » (l. 5) en ayant recours au point de vue interne. Intégrer
sont autant de marques de l’énonciation. des pensées, un monologue intérieur au récit pur.
L’interjection « Ah » (l. 10), la phrase excla- – Retour au récit-cadre pour conclure le travail :
mative qui suit et le pronom personnel indéfini en quoi cette rencontre a-t-elle été marquante ?
« On » (l. 15) laissent apparaître la fascination
du garçon, de même qu’un lexique très mélioratif
pour qualifier l’univers du spectacle.

 HISTOIRE DES ARTS


7. Cette aquarelle se caractérise par un effet de
‹ 
Paul Verlaine,
« Pantomime »,
Les Fêtes galantes,
surimpression. Les personnages paraissent comme
transparents, à l’image de ces corps que l’âme du 1869  p. ‹∞›
poète peut traverser quelque temps. Cet effet de Objectif : découvrir comment univers
transparence amène une superposition des plans, poétique et monde du spectacle se croisent.
comme si les individus singuliers ne formaient plus
que cette « multitude », dont Baudelaire estime Intérêt du texte : la musicalité, le décalage
qu’elle est l’égale de la solitude (l. 5). Les traits qui entre l’atmosphère du poème et l’univers de
délimitent les contours de certains personnages la commedia dell’arte.
276 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme
L’envers du décor 5. Le titre est en décalage avec l’univers de la
commedia. Même si ce type de théâtre comporte
 LECTURE DU TEXTE des scènes purement gestuelles et mimées, c’est un
1. La présence de personnages emblématiques de la théâtre de la parole, du trait d’esprit et du calem-
commedia comme Pierrot, Cassandre, Arlequin ou bour. La pantomime ne désigne peut-être plus ici
Colombine évoque d’emblée l’univers de la comé- le moment de la représentation théâtrale, mais
die italienne. Mais ce sont également les actions et celui de l’après-spectacle, où les comédiens fatigués
attitudes des personnages qui les inscrivent dans la retrouvent leur solitude, où leurs gestes sont silen-
théâtralité, comme les pirouettes d’Arlequin ou la cieux et pour certains emprunts de tristesse. C’est
trivialité de Pierrot. Cependant, le poème montre la vie qui devient une pantomime pour ces acteurs
également les personnages comme « hors jeu », qui jouent tous les jours les mêmes personnages
après une représentation. L’atmosphère étrange censés faire rire le public. Verlaine nous propose
qui se dégage du poème vient en partie de cette donc une vision extrêmement rare et insolite du
représentation de l’envers du décor. monde du spectacle, sa face sombre et cachée,
2. On ne relève quasiment aucune interac- celle que le public ne voit pas habituellement.
tion entre les personnages. Pierrot mange seul,
Cassandre est seul au fond de l’avenue, Colombine  HISTOIRE DES ARTS
est isolée, et seul Arlequin émet la volonté d’enle- 6. La technique pointilliste utilisée par Seurat atté-
ver Colombine, mais sans pour autant entrer en nue l’effet de perspective. Ainsi, le peintre met à
contact avec elle. On a l’impression de voir des plat le spectacle de la parade et le montre sans fard,
personnages redevenir des êtres ordinaires après simplement. On ne distingue aucun trait, les formes
leur spectacle, passer de l’intensité du jeu théâtral ne sont créées que par la juxtaposition des couleurs.
à la banalité de leurs existences. Au xixe siècle, la parade sert à attirer les spectateurs
3. Alors que la commedia dell’arte se caractérise par en faisant jouer une fanfare, ou en montrant de
un extrême dynamisme du jeu, par des actions et courts extraits du spectacle. Le personnage à droite
des répliques qui font mouche très rapidement, et du tableau est une sorte de Monsieur Loyal chargé
dont la finalité est presque exclusivement comique, de présenter le spectacle et les artistes, pendant
les comédiens sont ici quasiment immobiles, sauf que des musiciens jouent sur une estrade (un
Arlequin. Figés, ils semblent perdus dans leurs pen- joueur de trombone au premier plan et d’autres
sées vaguement sentimentales pour Colombine, musiciens à l’arrière-plan).
ou très triviales pour Pierrot. Les personnages de La particularité de ce tableau est de montrer les
cette scène nous montrent l’envers désenchanté éléments caractéristiques du spectacle, comme les
du monde du spectacle. Les personnages sont donc becs de gaz, la scène étant nocturne, ou encore,
livrés à la solitude, étrangement mélancoliques, à droite du tableau, la caisse permettant d’ache-
comme après avoir joué une comédie à laquelle ter les billets. Il présente aussi l’intérêt de placer
ils ne croient plus vraiment. l’observateur dans une position subjective, celle des
spectateurs qui regardent la parade, et que l’on voit
4. On pourra entre autres relever la rime de dos. Le spectateur du tableau devient alors lui
« Clitandre »/ « attendre ». Elle trouve un aussi spectateur de la scène par cette mise en abyme.
écho au début du vers 4 avec l’apparition de
« Cassandre ». On trouve aussi la rime interne  ÉCRITURE
« faquin/Arlequin » au vers 7, sonorités qui se fémi-
nisent à la rime en « combine »/ « Colombine ». Sujet d’invention
Notons là encore un écho sonore au vers 10 avec – Les élèves pourront choisir l’un des personnages
la reprise de « Colombine ». On retrouve donc du poème ou du tableau (univers du théâtre ou
dans « Pantomime » l’extrême attention portée univers du cirque), et situer, s’ils le souhaitent,
par Verlaine à la musique du vers. Elle ne se limite l’histoire dans un cadre temporel contemporain.
pas à la rime, mais fait résonner certains sons, ce – Une partie du travail sera consacrée à la descrip-
qui accentue l’image de personnages affadis et tion d’une représentation, et l’autre à la description
désincarnés, répétant mécaniquement des gestes et au récit des autres moments de la journée de
qui ne semblent plus avoir de sens pour eux. l’artiste.

19 Poésie de la modernité | 277


– Le récit pourra être rédigé à la troisième personne 2. Le poème n’est constitué que d’une seule phrase.
et au choix de l’élève, aux temps du discours ou L’effet d’accumulation, de retardement et d’attente
du récit. de la chute amplifie la sensation d’angoisse qui
– La description du lieu de représentation devra se dégage du poème. La phrase épouse la forme
être détaillée, de même que la description de la d’une ville oppressante, bruyante, et sans issue.
salle et des réactions du public.
3. L’accumulation prend ici une dimension toute
Pour aller plus loin particulière, puisqu’elle se développe sur l’en-
– Présentation de quelques personnages emblé- semble du poème. Elle met en relief l’hypertrophie
matiques de la commedia dell’arte : de l’angoisse, chaque nouveau groupe nominal
http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/ renforçant l’impression d’étouffement.
commedia_dellarte/35450
– Un dossier complet sur le néo-impressionnisme 4. La rime « trottoirs »/ « noir » identifie direc-
et le pointillisme sur le site du musée d’Orsay : tement un élément urbain à l’angoisse du poète.
http://www.musee-orsay.fr/fr/evenements/expo- De même, la rime entre « égout » et « bout »
sitions/au-musee-dorsay/presentation-detaillee/ suggère ironiquement que le « paradis » se trouve
page/0/article/le-neo-impressionnisme-de-seurat- au bout de la route.
a-paul-klee-4223.html?tx_ttnews%5BbackPid% La disposition des rimes, qui sont suivies, ne fait
5D=258&cHash=57e8baa4a4 que redoubler la monotonie et la pesanteur qui
se dégagent du « Bruit des cabarets ».

5. – Ouïe : « Le bruit des cabarets », « qui grince ».


– Vue : « s’effeuillant dans l’air noir », « ouragan de

› 
Paul Verlaine,
« Le Bruit
des cabarets »,
ferraille et de boues », « ses yeux verts et rouges »,
« tout en fumant leur brûle-gueule », « murs
suintants, pavé qui glisse », « Bitume défoncé ».
– Odorat : « la fange des trottoirs », « l’égout ».
Tout concourt donc à assimiler la ville à un enfer
La Bonne Chanson, 1891 sonore (bruits métalliques), visuel (l’omnibus
personnifié se présente comme un monstre méca-
 p. ‹∞∞ nique), et à la percevoir comme un monde glissant,
Objectif : découvrir une poésie qui remet humide et sale.
en cause le lyrisme pour rendre compte du 6. On peut imaginer qu’au bout de la souffrance
monde moderne. endurée par le poète dans la ville moderne se
Intérêt du texte : une voix dissonante sur trouve sa libération. Il doit en passer par cette
la modernité, une poésie qui se présente agression urbaine, comme dans un parcours initia-
comme une tranche de vie. tique, pour accéder au « paradis », à la libération,
libération dont la première et peut-être la forme
Un regard critique sur la vie ultime n’est que le poème qu’il vient d’écrire.
moderne
 LECTURE DU TEXTE
1. La ville est ici une source de perturbation et de
dégoût. Elle est perçue comme intrusive, envahit  HISTOIRE DES ARTS
l’intériorité du sujet, le privant de toute sérénité. 7. La technique impressionniste, qui ne délimite
Cette question sera l’occasion de montrer aux que très peu les contours du sujet, contribue à
élèves comment les poètes modernes rejettent présenter le Boulevard des Italiens comme un lieu
le lyrisme, ou le détournent pour se rapprocher chaotique, où se croisent omnibus, passants, et
d’une vision plus réaliste du monde. Ici, aucune fiacres dans une évidente cohue. Cette impression
idéalisation, aucune fascination pour les signes de de foule et de confusion fait écho au poème de
la modernité, mais une répulsion très violente du Verlaine, même si la peinture représente un « effet
poète pour la ville. de soleil », contrairement au poème de Verlaine.

278 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


 ÉCRITURE également un autre regard, celui d’un observateur,
Commentaire qui assiste à une scène de vol dans le public. C’est
cette observation qui lui permettra d’innocenter
Plan possible pour la première partie :
Garance devant un agent de police, ce qu’il fera
1) Une vision oppressante de la ville
en mimant cette scène, mélangeant ainsi, comme
a) Le chaos urbain
souvent dans le film, la vraie vie et la représen-
Voir question 5.
tation artistique.
b) Une forme poétique mimétique
– Plan B : derrière l’apparence d’une scène grandi-
Le poème reproduit par sa forme et par certains
loquente de comédie, où Garance figure une statue
procédés l’oppression ressentie par le poète.
de déesse mythologique à qui Baptiste essaie de
c) Une musique infernale
donner vie, se jouent également les sentiments
Les rimes et les sonorités, voir question 4.
réels du mime, ainsi que l’indifférence feinte de
Garance à son égard, représentée dans cette scène


par la froideur de la statue.

Marcel Carné, – Plan C : le regard de Nathalie, assise, est adressé
Les Enfants à Baptiste qui est debout et lui tourne le dos, le
regard perdu devant lui. Ici encore, la position des
du paradis, 1945 personnages et leurs regards expriment la ronde
des sentiments à l’œuvre dans le film : Baptiste
 p. ‹∞§-‹∞‡ pense à Garance dont il est amoureux, et tourne
Objectif : étudier un film sur le monde le dos à l’amour de Nathalie qu’elle lui avoue dans
du spectacle au xixe siècle. une position d’humilité et d’espérance.
– Plan D : c’est un plan particulièrement intéres-
Intérêt du film : sant. Le regard de Lemaître, d’une impressionnante
– Entre réalisme et onirisme, un tableau intensité, semble foudroyer Garance, qui est dans
parisien. une loge avec son mari le comte de Montray.
– Découverte du milieu artistique. Il joue la jalousie d’Othello, le personnage de
– De la scène à la vie. Shakespeare qu’il est en train d’interpréter, tout
en exprimant son authentique jalousie envers
 LECTURE DES IMAGES Garance. Théâtre et vie se rejoignent ici grâce à
1. Les images A et D correspondent à un gros l’art du cinéaste.
plan. C’est ici la place occupée par le visage de
Baptiste et de Lemaître dans le cadre qui attire 3. Les costumes renvoient au domaine du mime
notre attention. Cela permet une première foca- et de la commedia dell’arte en ce qui concerne
lisation sur leur expression et leurs sentiments. Baptiste sur les plans A et B. Il porte le costume
L’absence de profondeur de champ joue surtout et le maquillage blanc de Pierrot. Garance figure
sur l’image D. Elle permet de détacher davantage une statue vivante, tout en blanc, ce qui corres-
le costume, le maquillage sombre, et surtout le pond aussi aux codes du mime. Ces costumes, qui
regard de l’acteur qui joue Othello. correspondent à des personnages stéréotypés, ne
Dans le cas de l’image B, le plan moyen retenu sont donc pas réalistes. Le décor sur le plan B est
permet de cadrer les silhouettes des deux comé- constitué de quelques éléments sur scène et d’une
diens. La profondeur de champ, importante (on toile peinte, qui propose une illusion de perspec-
distingue l’effet de perspective de la toile peinte tive caractéristique de la scénographie théâtrale
au lointain), permet de mettre l’accent sur les jusqu’au début du xxe siècle. Cette scénographie
sentiments exprimés par le jeu des comédiens. figurant un parc dans une ville par des moyens
Enfin sur le photogramme C, en plan rapproché, la plutôt simples est donc plutôt symbolique.
profondeur de champ est ajustée pour que les deux Sur le plan C, particulièrement riche, les deux
personnages soient nets, qu’ils se distinguent sur personnages sont en costume de scène, mais d’une
un fond qui n’a que peu d’importance dramatique. certaine manière, ils sont « hors jeu » : Baptiste
2. – Plan A : derrière la mélancolie apparente ne joue plus et pense à Garance, et Nathalie est
du personnage joué par Baptiste, qui rappelle exclue du jeu amoureux qui unit l’homme qu’elle
le Pierrot de la commedia dell’arte, on distingue aime et Garance.

19 Poésie de la modernité | 279


Le costume de Lemaître sur le plan D est très Beauté moderne
raffiné, il correspond au personnage noble qu’il
joue. Son maquillage très prononcé (Othello est  ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
un Maure) souligne l’artifice théâtral, mais amène 1. Apollinaire développe dans « La Chanson du
un contraste puissant entre son visage et le décor mal-aimé » une richesse de perceptions visuelles
essentiellement blanc. et sonores exceptionnelle. L’audace et la force des
métaphores, la présence de toutes les formes du
4. Lemaître joue la jalousie de son personnage, spectacle de la ville moderne, la musicalité des
mais en regardant vers le haut, en direction de vers aboutissent à un portrait unique de Paris.
la loge où se trouve Garance. Il est donc en train
de rompre l’illusion théâtrale du quatrième mur,
 LECTURE DU TEXTE
qui consiste pour les comédiens à jouer comme
2. On pourra relever, à partir du vers 11 :
si l’espace de la salle n’existait pas. C’est une
– l’évocation de l’ivresse (« ivres du gin ») ;
séquence très frappante, où la réalité coïncide
– l’allusion à l’électricité ;
avec la fiction. Dans Les Enfants du paradis, Marcel
– le mouvement des tramways (v. 12 à 15) ;
Carné rend un brillant hommage au monde du
– l’agitation des cafés (v. 16 à 20).
théâtre. La vie rejoint le théâtre et le théâtre
L’atmosphère de la nuit contraste avec celle du
rejoue la vie grâce à d’incessants va-et-vient entre
jour, caractérisée par une certaine lenteur et une
ces deux univers.
apathie triste : « endoloris », « triste », « s’y éter-
nisent », « sanglotent ».
 ÉCRITURE La nuit correspond donc au temps de la légèreté,
du mouvement et de la fête.
Sujet d’invention
– On peut imaginer la présence d’une voix off : 3. Les groupes nominaux au pluriel caractérisent
les pensées de Baptiste correspondant à l’image presque tous le décor parisien (« les orgues de
A, alternant entre le récit de ce qui se passe hors Barbarie », « les cours grises », « Les fleurs aux
champ (ce que voit Baptiste, le vol en train d’être balcons », « Soirs de Paris », « Les cafés gonflés »,
commis) et les sentiments du personnage. etc.). À cette omniprésence du cadre urbain,
– La scène mimée sur le plan B peut également démultiplié par l’emploi du pluriel, s’oppose dans
être restituée grâce à une voix off correspondant un premier temps, au vers 20, les pronoms person-
aux pensées de Baptiste. nels « toi » et « j’ », puis « Moi » au vers 21. À
– Pour le plan D, on peut imaginer de faire cher- la langueur de la journée, à la frénésie nocturne
cher aux élèves un extrait d’Othello où le per- totale et démesurée s’oppose la singularité d’une
sonnage évoque les doutes qui le travaillent sur relation amoureuse.
l’intégrité morale de Desdémone. 4. Ce verbe est un néologisme évoquant le bruit du
tramway sur les rails. Les vers 12 à 15 témoignent
d’une grande créativité verbale. De l’éclair de
l’électricité qui semble les inspirer aux portées
sur lesquelles ils « musiquent », Apollinaire file la

§ 
Guillaume
« La Chanson
Apollinaire,
du mal-aimé »,
métaphore des tramways musiciens, qui peuplent la
ville de leur mélodie. C’est une musique métallique
et rapide (« leur folie de machines »), mais elle ne
semble pas déplaisante, comme dans « Le Bruit
des cabarets ». On peut proposer, pour qualifier
Alcools, 1913  p. ‹∞° la musique de Paris : vertigineuse, enivrante,
discordante, sentimentale, exacerbée.
Objectif : rendre compte de la rupture
poétique des avant-gardes du début du 5. – Au vers 1, la ville est perçue à travers ses
siècle. saisons. C’est le mois de juin qui transforme le
soleil en instrument.
Intérêt du texte : la créativité verbale, – Aux vers 7 et 8, c’est l’instrument, les orgues
un nouveau lyrisme, un tableau poétique de Barbarie, qui est personnifié et qui intériorise
du Paris de la Belle Époque. la mélancolie du poète.
280 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme
– Les tramways deviennent des musiciens et les – La ville peut être transfigurée par le poète qui
rails « des portées » (v. 14). y déchiffre les signes de ses propres joies ou de
– Aux vers 16 et 17, les cafés « Crient tout ses propres angoisses (comme dans « Les Pâques
l’amour », ils deviennent le cœur affectif de la ville. à New York » de Cendrars).
Ces personnifications ont pour trait commun de
réunir l’univers de la ville et celui de la musique.


Le poète, quant à lui, déchiffre la partition que
joue la ville moderne. 
Marie-Claire Bancquart,
6. Apollinaire a choisi l’octosyllabe, un vers assez Avec la mort, quartier
court, qui amène un rythme soutenu, un tempo
plutôt rapide. Ce choix permet une certaine flui-
d’orange entre
dité dans la succession des images. les dents, 2005  p. 359
 HISTOIRE DES ARTS Objectif : comprendre les spécificités d’un
7. Le tableau de Toulouse-Lautrec surprend par poème contemporain, ainsi que ses liens
son cadrage. Le sujet peut tout aussi bien être avec l’histoire de la poésie.
la femme qui sort en partie du cadre, à droite,
que les hommes attablés. Dans le premier cas, Intérêt du texte : références à Apollinaire,
le sujet est décentré ; dans le deuxième, il est texte qui met en relation le corps,
perturbé par l’irruption dans le champ visuel de le sentiment de l’existence et la ville.
cette femme. La banquette qui se prolonge dans
la partie inférieure gauche du tableau contribue
également à la perturbation du regard, cette ligne
Ressentir la ville
venant couper la perspective de la scène.  ENTRÉE DANS L’ŒUVRE
Les contrastes de couleurs sont très marqués : 1. L’organisation du texte dans l’espace de la page
l’orange de la banquette et de la chevelure de la et l’absence de majuscule en début de vers situent
femme au premier plan ressort sur le vert du fond d’emblée ce poème dans le champ de la poésie
de la salle. L’opposition du bleu, du rouge et du contemporaine.
blanc sur le visage de la femme en bas à droite
lui confère une dimension quasi fantomatique,  LECTURE DU TEXTE
la faisant apparaître comme une créature de la 2. L’apparition d’un lien unissant la femme et la
nuit parisienne. ville se révèle dès le deuxième vers, « entre le
La technique enfin, qui laisse parfois apparaître les ventre et le jour gris ». Le complément de lieu
contours et le dessin mêlé aux couleurs, donne au « Sur le pont Mirabeau » du vers 4 ancre la femme
tableau un rendu intermédiaire entre l’achèvement dans un horizon urbain, mais également poétique,
et l’inachèvement particulièrement intéressant puisqu’il s’agit, à la préposition près, du début d’un
pour croquer l’effervescence et l’ivresse de la nuit. célèbre poème d’Apollinaire. La comparaison enfin,
Ces choix donnent l’impression d’une scène sai- entre le « regard lumineux et nu » et la tour Eiffel
sie sur le vif, en mouvement, et restituent avec constitue un dernier élément relationnel.
beaucoup de justesse l’atmosphère du cabaret.
3. Ce vers pris isolément évoque un désir de dis-
 ÉCRITURE parition, la mort attendue. Si on l’associe avec le
dernier vers, le sens change totalement, puisqu’il
Dissertation (pistes)
s’agit d’une négation restrictive et non totale. Les
– Les personnifications et les métaphores per- deux derniers vers prennent un sens très positif,
mettent de lier description d’un lieu et senti- pour exprimer le souhait d’une communion avec
ments personnels (comme dans « La Chanson la ville et sa lumière.
du mal-aimé »).
– La description de la ville passe par le filtre d’une 4. Même si le retour à la ligne permet d’identifier
subjectivité. La description est toujours la trace le texte comme un poème en vers, l’absence de
d’une subjectivité (comme dans « Le Bruit des majuscules, de régularité métrique, de rimes lui
cabarets »). confère une forme irrégulière. Le vers libre a peu
19 Poésie de la modernité | 281
à peu conquis l’écriture poétique au xxe siècle. le miracle d’une prose poétique, musicale sans
Il est encore aujourd’hui la forme la plus cou- rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée
rante utilisée en poésie contemporaine. Le poète, pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme,
affranchi de certaines contraintes formelles, accroît aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de
les potentialités de l’écriture. Il peut disposer de la conscience ? »
l’espace blanc de la page pour y placer les mots, Dans « Les Foules », le poète cherche à travers la
comme un peintre utilise la peinture, choisir une prose une forme qui épouse les mouvements de
forme régulière ou au contraire la refuser, et c’est la ville, et qui permet, par sa souplesse, de passer
plus que jamais le geste créateur, et le chemine- indifféremment de la description de la ville à
ment vers le sens qui le portent. l’introspection ou à l’analyse du geste artistique.
– Apollinaire, certes, fait appel à une forme plus
5. Éléments de perception visuelle : « le jour gris »,
classique. Pourtant, il choisit dans « La Chanson
« La Tour Eiffel », « le pont Mirabeau », « des
du mal-aimé » de faire disparaître toute ponctua-
rideaux d’oiseaux », « dans le ciel », « comme
tion. Ce choix crée certaines distorsions de sens,
la Tour ».
des ambiguïtés volontaires qui sollicitent le lecteur
Comme un écho à Apollinaire, Marie-Claire
et l’obligent, par une lecture particulièrement
Bancquart évoque la fuite du temps « Sur le pont
active, à placer lui-même les pauses et à décider
Mirabeau ». Le dessous, le ventre du vers 9 qui
du fonctionnement des séquences syntaxiques.
« sent sa fragilité », est mis en résonance avec
Le poème est ouvert, sa musicalité et son rythme
le dessus, le vol des oiseaux qui semble arracher
ne sont pas figés, ce qui correspond plutôt bien
la femme à cette réflexion sur la fugacité et la
à l’image tantôt lancinante et apathique, tantôt
fragilité de l’existence. Ces « rideaux d’oiseaux »
frénétique de la ville que décrit Apollinaire.
suggèrent un désir d’extase, d’évasion vers le haut,
– Pour Marie-Claire Bancquart, on peut se référer
d’échappatoire à la pesanteur du corps et de la
à la question 4 et à sa réponse.
condition humaine, rappelant comme un écho
lointain « L’Albatros » de Baudelaire. Pour aller plus loin
Une page qui propose diverses approches et ana-
 HISTOIRE DES ARTS lyses de la prose en poésie :
6. La ville est vue depuis l’espace de l’intime, la http://www.site-magister.com/poeprose.htm
chambre, et à travers un interstice très mince
qui s’ouvre sur l’un de ses monuments phares. Ce
dialogue entre l’intérieur et l’extérieur, l’intime
et le public est susceptible d’évoquer la démarche
poétique. La photographie fait également écho au
désir d’élévation et de lumière des deux derniers
vers du poème, comme si la tour Eiffel, concentrée
CHANTER ET RÉENCHANTER L’AMOUR
dans l’espace restreint de la chambre, illuminait
l’intériorité de l’observateur. La mise au point,

°
faite sur l’arrière-plan, et non comme c’est le cas
traditionnellement sur le premier, contribue à 
Théophile Gautier,
défocaliser l’attention de l’espace intérieur pour
s’ouvrir à la ville et au monde.
« À deux beaux yeux »,
La Comédie
 ÉCRITURE de la mort, 1838  p. ‹§‚
Question sur un corpus Objectif : étudier un poème à l’esthétique
Éléments de réponse : très travaillée au service de l’expression
– Baudelaire a recours à la prose, qui épouse mieux, du sentiment amoureux.
selon lui, l’esthétique de la vie moderne, comme
il l’expose dans la dédicace à Arsène Houssaye Intérêt du texte : le souci de la forme,
précédant Le Spleen de Paris : « Quel est celui de de la musicalité, un sonnet ciselé pour
nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé la femme aimée.

282 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


– v. 11 : « y vont rallumer leurs flambeaux ». Le
Blason pour un regard brûlant désir est perçu comme une flamme qu’il convient
d’entretenir et de rallumer.
 LECTURE DU TEXTE Comparaisons :
1. Le nombre et la noblesse des comparaisons et des – v. 2 : « comme la lune au fond du lac ». L’image
métaphores mélioratives, qui s’appliquent au regard repose sur une proximité de forme entre le com-
de la femme aimée, l’idéalisent dès les premiers parant et le comparé, et amène l’idée de la médi-
vers. La femme est le joyau chanté par le poète. tation et de l’exaltation sentimentale nocturne
avec la lune.
2. Relevé exhaustif des pronoms : – v. 5 : « Ils semblent avoir pris ses feux au dia-
– personnels : « Vous » (v. 1) remplace la femme mant ». Les yeux rayonnent comme un diamant
aimée ; « Ils » (v. 5, 6, 12) remplace « vos doux exposé à une lumière vive.
yeux » ; le pronom personnel indéfini « on » – v. 6 : « de plus belle eau qu’une perle parfaite ».
(v. 14) généralise le sujet ; L’éclat, la couleur et la pureté des yeux dépassent
– relatifs : « qui » (v. 2) remplace « lac » ; « où » ce que peut offrir un bijou précieux.
(v. 3) remplace « prunelle » ; « que » (v. 14) – v. 13 : « Comme une fleur céleste au calice
remplace « calice idéal » ; idéal ». L’image de la fleur quasi divine achève
– réfléchi : « se », « s’ » (v. 10) ; le processus d’idéalisation de la femme aimée et
– adverbial : « y » (v. 10 et 11) remplace « vos de son regard.
doux yeux ». L’oiseau, la lune, le lac, la fleur, le feu sont là pour
Outre l’intérêt de révision grammaticale que dire combien la femme est un monde à elle seule.
présente la question, elle permettra, en vue du Les quatre éléments, le règne animal et végétal
commentaire, d’apprendre aux élèves à être dis- s’y résument et s’y concentrent.
criminants à partir d’un relevé, pour n’en extraire
que ce qui est utile à la démonstration. Ici, il 5. Le soin apporté à l’évocation de la lumière, des
faudra bien sûr isoler tous les pronoms qui ren- reflets qui se jouent dans les yeux de la femme
voient aux yeux et à la femme, pour montrer aimée, des effets de transparence évoqués à
qu’ils sont majoritaires, et qu’ils permettent de plusieurs reprises rappellent la difficulté pour
ne faire apparaître qu’une fois dans le poème le le peintre de représenter cette partie du corps,
mot « yeux » (deux fois avec le titre) qui en est transparente et réfléchissante en même temps.
pourtant le sujet principal. Claire et sombre par endroits, elle porte pourtant
une part importante de l’expression d’un visage.
3. Les rimes suffisantes dominent et créent, par Représenter les yeux, c’est, comme le fait Gautier
la proximité sonore, des rapprochements très sous la forme d’un blason poétique, représenter
riches comme « diamant »/ « rayonnement » ou la personne tout entière.
« idéal »/ « cristal ».
Le choix de l’alexandrin, vers ample, et le recours
dominant aux hémistiches d’égale longueur (6/6),
 HISTOIRE DES ARTS
excepté aux vers 2, 3 et 11, diffusent une harmo- 6. Au-delà des détails réalistes (la forme du visage
nie subtile. et la position du corps, la carnation, la robe, la
coiffure, la couleur des cheveux, le fauteuil, etc.),
4. Personnification : v. 4 : « roule languissam- la tâche du peintre va bien au-delà d’une simple
ment ». La prunelle est dotée d’une vie propre. reproduction de la réalité. Le choix de l’instant
Elle est humanisée : elle « roule » d’un mouvement retenu, en particulier de ce geste gracieux de la
doux, et devient une entité désirable. main gauche qui semble caresser le visage, la
Métaphores : manière dont le peintre a choisi de fixer sur sa
– v. 7 : « de leur aile inquiète ». La forme des cils toile l’esquisse du sourire, et la profondeur des
et leurs battements sont associés aux ailes d’un yeux bleus de son modèle en disent tout autant
oiseau gracieux. sur madame Léon Riesener que sur celui qui l’a
– v. 9 : « à leur miroir de flamme ». Le reflet de peinte. Représenter un regard sur un tableau, un
la lumière sur les yeux amène l’image du miroir regard s’adressant qui plus est directement au spec-
qui attire les amours, les angelots de la passion tateur, c’est nécessairement faire entrer l’espace
amoureuse. et le temps du peintre dans le sujet représenté.
19 Poésie de la modernité | 283
Nous voyons dans ce regard madame Riesener, Ces deux procédés permettent d’amplifier la valeur
mais également l’émotion et les pensées du peintre de la rime, l’assonance en [ã] fait résonner par
pendant la séance de pose. exemple la rime des vers 1, 4, 5 et 8. D’une manière
La pureté du regard, la finesse des reflets sur la générale, assonances et allitérations développent
pupille, la clarté de l’iris peuvent rappeler le poème la musicalité du poème en créant, parallèlement
de Gautier. au réseau syntaxique et logique du texte, un réseau
purement sonore, qui connecte des mots parfois
éloignés, ou qui ne pourraient rimer entre eux.
 ÉCRITURE Elles constituent un procédé privilégié par Verlaine
Commentaire pour faire sonner le poème comme une partition
Pour mener à bien ce commentaire, on reprendra musicale, et faire jouer cette musique du sens en
les sous-titres du questionnaire : de multiples endroits, par ces effets de résonance,
1) Un poème ciselé comme une note jouée en musique résonne encore
– Voir réponse à la question 3. On y ajoutera lorsque la suivante commence.
une étude sur la forme du sonnet, ainsi que sur
3. Verlaine a choisi l’alexandrin, qu’il découpe
le genre du blason.
souvent en deux hémistiches de six syllabes (aux
2) Un peintre poète
vers 1, 2, 4, 5, 8 et 11). Cet équilibre correspond à
– Voir réponses aux questions 4 et 5.
la majesté et à la perfection de la femme évoquée.
Mais le poète aime à le rompre régulièrement, soit
par la ponctuation (comme aux vers 10 ou 13),

· Paul Verlaine,
« Mon rêve familier »,
Poèmes saturniens,
soit par le choix d’une diérèse au vers 14 qui clôt
la première coupe. L’enjambement des vers 13 et
14 fonctionne aussi comme un élément perturbant
la régularité rythmique, empêchant le temps de
suspens à la fin du vers 13.
1866  p. ‹§⁄ Le poème oscille donc entre la régularité, le déve-
loppement ample et le morcellement. Il traduit
Objectif : comprendre l’art de la suggestion
à la fois la noblesse de celle qui est évoquée, et
chez Verlaine. peut-être par un retour de lucidité, le souvenir
Intérêt du texte : l’univers onirique et qu’elle n’est qu’un rêve évanescent.
les images qu’il produit, la musicalité,
4. La conjonction permet un effet d’accumulation
l’apparente simplicité du poème.
sans logique réelle, un peu à l’image de ce qui
Rêver l’amour se passe pendant un rêve, où les images défilent
parfois de manière incohérente. Elle permet éga-
 LECTURE DU TEXTE lement d’accentuer l’impression que cette femme
1. Le titre annonce l’inscription du texte dans est parée de toutes les perfections.
le monde du rêve. Il suggère tout autant le rêve
comme « désir » qu’au sens de l’activité noc- 5. Elle est à la fois familière et inconnue ; elle est
turne de l’esprit. On retrouve une autre ambiguïté identique et changeante ; elle est compréhensive,
sur l’adjectif « familier » : il évoque le caractère lucide sur ce que ressent le poète ; elle est conso-
récurrent du rêve ou une familiarité rassurante, latrice et apaisante ; elle a un nom mystérieux
le poète s’étant approprié l’image de cette femme et beau ; elle a un regard altier et une voix qui
idéalisée. Sans entrer pour l’instant dans le détail, appelle la nostalgie.
l’accumulation des qualités, parfois contradic-
toires, présentes chez cette femme la situe dans 6. On mettra en évidence que les qualités évoquées
l’univers onirique. précédemment sont surprenantes, dans la mesure
où elles sont parfois incompatibles entre elles.
2. – Assonances : en [ã] aux vers 1 et 5, en [ɛ] Cette femme possède une identité mobile : elle
aux vers 2 à 4, en [a] aux vers 12 et 13. est reconnaissable et inconnue en même temps. Le
– Allitérations : en [k] aux vers 2 et 3, en [m] et rêveur ne sait si cette femme est « brune, blonde
en [l] aux vers 2 à 5, en [s] aux vers 6 à 8. ou rousse ». « Son regard est pareil au regard des

284 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


statues », c’est-à-dire à une représentation figée à la « première fois ». L’adolescent et l’adolescente
de la réalité. Tous ces éléments l’apparentent se retrouvent dans une situation d’intimité inédite
davantage à un mirage qu’à une réalité tangible. Et pour eux, où la curiosité se dispute à la maladresse.
c’est peut-être précisément parce qu’elle n’existe On comprend mieux aussi la description minu-
pas, et qu’il ne voudrait pas aimer une femme qui tieuse du corps de la jeune fille, découvert pour
aurait un corps, un esprit, et une personnalité la première fois.
définitifs que le poète construit cet idéal.
2. a) « À la découverte de l’autre » : vers 1 à 12.
b) « Une offensive audacieuse » : vers 13 à 16.
 HISTOIRE DES ARTS c) « Entre crainte et curiosité » : vers 17 à 20.
7. Sur le pastel de Fernand Khnopff, le visage de d) « Premiers frissons » : vers 21 à 24.
la femme est enveloppé d’une sorte de halo un peu e) « Une reddition facétieuse » : vers 25 à 28.
flou. Elle porte une coiffe qui scintille de façon f) « Le refrain des premiers émois » : vers 28 à 32.
un peu irréelle, ainsi qu’une couronne d’argent.
Une lumière surnaturelle irradie de ses cheveux 3. Les temps dominants sont l’imparfait et le passé
et de sa tête. Elle est représentée sur un fond noir, simple, temps du récit. Ils correspondent à une
abstrait, comme émergeant de nulle part. Enfin, narration classique, l’imparfait étant utilisé pour
elle a les yeux fermés, signe du sommeil, du rêve ou désigner des actions de second plan, qui ne sont
de la mort. On retrouve donc plusieurs éléments pas perçues comme achevées, pour décrire aussi
caractéristiques de la femme rêvée du poème : l’attitude et les gestes de la jeune fille. Le passé
son immatérialité, son évanescence (elle est dans simple est utilisé pour désigner des actions ponc-
un état étrange de présence-absence), sa froideur tuelles, situées au premier plan dans l’énonciation.
hiératique, et cette impression qu’elle émerge d’un 4. L’oxymore « un doux rire brutal » résume la
monde qui n’est pas celui du commun des mortels. personnalité de la jeune fille, qui oscille entre
une pudeur et une pruderie feintes et un caractère
 ORAL mutin, comme le suggère notamment le vers 20.
On proposera aux élèves le parcours suivant : 5. L’innocence apparaît dans certaines attitudes.
1) Une idée de la perfection Ainsi, les mains jointes de la jeune fille au vers 6
On reprendra ici certains éléments de réponse rappellent une attitude pieuse. Pourtant, dans le
aux questions 2, 3 et 4 et 5. même vers, l’adjectif « Mi-nue » contredit cette
2) Une femme rêvée innocence. Ce mélange d’innocence et d’audace
On pourra reprendre l’analyse du titre, ainsi que se retrouve avec le « doux rire brutal » qui devient
les réponses aux questions 1 et 6. « Un joli rire de cristal » plus bas.
Mais ce sont surtout les propos de la jeune fille,
relatés fidèlement au discours direct, qui illustrent

⁄‚ Arthur Rimbaud,
« Première soirée »,
Poésies, 1870  p. ‹§¤
cette ambivalence. Le reproche « Veux-tu finir ! »
du vers 18, les pieds qui se retirent sont remis en
cause par le verbe « feindre » au vers 20.
Plus loin, la « tête mièvre » de la jeune fille s’op-
pose à ses paroles « Oh ! c’est encor mieux ! ».
Objectif : se familiariser avec les poèmes Quant au jeune homme, s’il commence par chas-
de jeunesse de Rimbaud. tement regarder l’adolescente, il embrasse ensuite
les chevilles, puis ses seins.
Intérêt du texte : la dimension narrative,
un poème sur l’adolescence. 6. L’oxymore évoqué plus haut connote un mélange
de délicatesse et de grossièreté. L’évocation du
La chanson légère des premiers téton et du sein de la jeune fille par l’expression
insolite « mouche au rosier » n’est pas particu-
émois lièrement méliorative.
 LECTURE DU TEXTE L’adjectif « Pauvrets », qui désigne les yeux au
1. Le titre suggère le commencement d’une rela- vers 21, suggère soit la soumission, soit l’agitation.
tion, ou peut-être, plus malicieusement, l’allusion L’adjectif « mièvre » du vers 23 caractérise une

19 Poésie de la modernité | 285


certaine fadeur, une simplicité de caractère qui l’impression que ce qui se dit de l’amour pourrait
n’est pas à la faveur de l’adolescente. traverser les océans, et se transmettre encore au-
Peut-être enfin le « bon rire qui voulait bien » delà de la mort (v. 17).
est-il une légère critique de la relative facilité
2. L’Amérique, l’Europe, un coucher de soleil sur
avec laquelle l’adolescente cède aux avances de
la mer, « une nuit d’orage sous un arbre dans la
son soupirant.
campagne ou dans une rapide automobile », une
matinée à Paris : autant de situations extrêmement
 ÉCRITURE variées qui ont pour point commun de pouvoir être
atteintes par cette vérité nue et douloureuse : l’amour
Commentaire (pistes)
de Desnos pour une femme. Cet amour n’a pas de
a) Un renouvellement par un style sobre frontières, ni spatiales, ni temporelles. Il continuera
– Registre de langue courant et familier quoi qu’il en soit à s’exprimer et à parvenir à la
– Peu de métaphores et de figures élaborées femme aimée, même à son corps défendant.
– Une tonalité légère et presque enfantine
b) Une poésie réaliste 3. Verbes au futur :
– L’importance de la description – « Toi quand tu seras morte » (v. 17) ;
– Un poème narratif – « Tu seras belle » (v. 18) ;
– Le refus du lyrisme – « Je serai mort » (v. 19) ;
c) Un portrait piquant des premiers émois – « vivront en moi » (v. 20).
– Entre innocence et espièglerie Il s’agit d’évoquer un amour qui transcende le
– Un sujet inédit et osé temps et la mort. Le futur, même s’il désigne le
– Une poésie du quotidien temps d’après la mort, n’est pas synonyme de
disparition. L’amour maintient la beauté et le
souvenir des êtres. Desnos développe donc l’idée

⁄⁄
d’un amour souverain, qui, grâce à l’écriture et à
Robert Desnos, la poésie, maintient en vie celui qui l’éprouve et
« Non, l'amour celle qui en est l’objet.

n'est pas mort », 4. Par l’autoréférence, Desnos s’inscrit au sens


propre dans son poème. Il rejoint par là même
Corps et biens, 1930 le panthéon des poètes amoureux, qui, comme
Ronsard, se sont nommés dans leurs poèmes.
 p. ‹§‹ Desnos n’a pas la prétention de se comparer poé-
tiquement à Ronsard ou à Baudelaire, mais estime
Objectif : entendre une voix poétique qu’il « les [vaut] bien » par l’intensité de son amour.
singulière du xxe siècle.
5. Desnos ne renie pas la versification, et respecte
Intérêt du texte : un nouveau lyrisme, la le retour à la ligne et la majuscule au début de
présence du poète dans son texte, un hymne chaque vers. En revanche, il a recours au vers
poignant à l’amour. libre, ce qui lui permet d’alterner vers très courts
et vers longs (v. 8 et 10 par exemple).
Une incantation amoureuse Le rythme est donc plus proche du souffle, de la
respiration parfois calme, ample et lente, pour
 LECTURE DU TEXTE s’emballer à d’autres moments.
1. Les sept poèmes de la section « À la mysté-
rieuse », dont est tiré « Non, l’amour n’est pas  ÉCRITURE
mort », sont inspirés par la passion malheureuse
de Desnos pour Yvonne George, chanteuse de Dissertation
music-hall qu’il a rencontrée en 1924. Le poème 1) La poésie et l’expression des sentiments
est très marqué par cette relation, et sa dimen- – La poésie est particulièrement adaptée à l’expres-
sion passionnelle se manifeste notamment par sion des sentiments.
une succession de négations restrictives du vers – Elle met au premier plan ce qui, dans la vie,
4 au vers 6, mais aussi par la solennité du ton, souvent, ne se dit pas.

286 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


– Les moyens poétiques, le lyrisme, la musicalité de profil (la silhouette noire), et en même temps
permettent cet épanchement. de trois quarts (la robe de couleur rose). L’espace
2) La poésie réaliste est donc déconstruit et recomposé dans le but
– La poésie moderne évoque le monde tel qu’il est. d’en montrer toutes les dimensions sur une sur-
– La place de la vie urbaine y est importante. face, celle de la toile, qui n’en comporte pourtant
– Elle peut avoir une fonction de dénonciation que deux. Si la représentation ne cherche pas le
sociale. mimétisme et l’illusion de la perspective, comme
3) Les spécificités de la poésie face aux autres l’a fait la peinture depuis la Renaissance, on peut
genres littéraires considérer que c’est dans le souci de représenter
– La poésie peut être narrative, mais contrairement la réalité de façon plus juste et plus complète que
au roman, ne s’intéresser qu’à une tranche de vie. Braque procède ainsi.
– La brièveté et la concentration de l’expérience.
3. Un tableau est muet par nature. Y intégrer une
– Elle évoque la vie par les mots et par la musique.
scène musicale, c’est d’une certaine manière lui
faire jouer une partition silencieuse, que chaque
spectateur du tableau pourra concrétiser et ampli-
fier. Le tableau n’attend que d’être mis en musique,
au gré de l’imagination de celui qui l’observe.
On trouve dans la séquence un dialogue entre la

⁄¤
danse et la peinture dans le tableau de Matisse
Georges Braque, (p. 348), entre la danse et la vidéo dans la cho-
Le Duo, 1937  p. ‹§› régraphie de Lucinda Childs (p. 349), entre la
peinture et la fanfare du cirque sur la toile de
Objectif : apprendre à identifier Seurat (p. 354), entre la musique et la poésie
les caractéristiques du cubisme. dans « Art poétique » de Verlaine (p. 351), ou
dans « La Chanson du mal-aimé » d’Apollinaire
Intérêt de l’image : un tableau emblématique (p. 358). D’une manière générale, on pourrait
du mouvement, le thème de la musique. évoquer la poésie dans son ensemble, qui, dès ses
origines, est indissociable de la musique.
 LECTURE DE L’IMAGE
1. Deux femmes sont assises dans une pièce.
L’une, à droite, joue du piano, tandis que l’autre,  ÉCRITURE
la chanteuse, tient à la main une partition. La Sujet d'invention
présence du piano et de la partition, la position – Il faut tenir compte, bien sûr, de la forte dimen-
assise des deux femmes laissent imaginer une sion argumentative du sujet. Les exemples devant
composition musicale classique, cantate ou aria. toujours être au service d’arguments précis.
Cette musique de chambre, si l’on y regarde de – Il convient également de travailler la notion de
plus près, pourrait être un morceau de Debussy, concession pour intégrer les arguments à réfuter
compositeur que Braque admirait, et dont on dans la thèse défendue.
distingue les trois premières lettres du nom sur – On peut compléter l’argumentation en dépassant
la partition de la chanteuse. la seule défense de la liberté et de la créativité, en
2. Il faut quelque temps pour déchiffrer le tableau proposant une réflexion sur ce qu’est le réalisme.
et identifier les éléments qui le composent. On D’une certaine manière, le tableau de Braque ou
remarque, entre autres, un tableau accroché celui de Toulouse-Lautrec sont « réalistes », bien
au mur, au-dessus de la pianiste. Des formes en qu’ils ne cherchent pas le mimétisme avec le réel.
émergent, comme si le sujet du tableau débordait
de l’espace du cadre. Ce détail permet d’entrer dans Pour aller plus loin
l’esthétique cubiste et de la comprendre. Par cette On peut écouter la description et l’analyse rapide
mise en abyme, ce que représente Braque, ce sont de ce tableau sur :
différents points de vue sur la scène représentée par https://soundcloud.com/rmngrandpalais/
la toile, qu’il superpose sur son propre tableau. Si braque-le-duo?in=rmngrandpalais/sets/
l’on considère la chanteuse, à gauche, on la voit georges-braque

19 Poésie de la modernité | 287


Comparaison :

⁄‹ Yves Bonnefoy,
« La Pluie d'été »,
Les Planches
« C’était comme le sein » (v. 11) : le sein de la
femme aimée (comparé) que la pluie magnifie
devient aussi pur que celui d’un peintre
(comparant).

courbes, 2001  p. ‹§∞ 4. Par son incroyable richesse perceptive, le poème


convoque tour à tour la vue, le goût et l’odorat
Objectifs : (v. 7-8), le toucher (v. 10 et 17), et l’ouïe, si elle
– Aborder un auteur majeur de la poésie n’est pas désignée directement, est suggérée par
contemporaine. le bruit de la pluie. Cette épiphanie sensuelle
– Explorer de nouvelles formes de lyrisme. abolit les limites entre le monde et les amants.
Au vers 7, les bouches s’enivrent « De l’odeur
Intérêt du texte : une syntaxe originale, une de l’herbe » qui passe sur les baisers. Au vers 10,
exaltation du sentiment amoureux dans une la pluie se mêle au vêtement de la femme et le
forme apparemment simple. redessine à la manière d’un peintre. Ce paroxysme
de la perception du monde, qui trouve son énergie
dans l’amour, se transforme en une cénesthésie,
Harmonie, soleil couchant une concentration de l’instant, des corps, de la
nature et du monde dans le sentiment d’exister.
 LECTURE DU TEXTE
1. L’amour évoqué semble fusionnel. Mais la 5. Le temps dominant est l’imparfait, sa valeur
fusion n’est pas uniquement celle qui touche désigne une action durative, et liée aussi à la répéti-
les deux amants. La nature fait partie de cette tion, cette scène s’étant probablement reproduite.
communion amoureuse, au point qu’on ne peut L’imparfait désigne un passé révolu, mais la force
dissocier les éléments terrestres et aériens du corps du poème est de faire revivre comme au présent,
et de l’esprit des amants. par la force de l’hypotypose, les amours passées.
Entre l’intensité de l’évocation et l’appartenance
2. Champ lexical de la nature : « la pluie » (v. 3 au passé de ces moments se crée un sentiment de
et 10), « l’herbe » (v. 8), « Terre » (v. 9), « le nostalgie puissant, nostalgie, qui, rappelons-le,
ciel » (v. 13), « Sur les branches basses » (v. 18), signifie étymologiquement le « mal du retour ».
« Branches et feuilles » (v. 22). 6. Le titre, « La Pluie d’été », n’évoque pas direc-
La nature est inséparable de l’expérience de tement le lyrisme de l’amour. C’est dans l’osmose
l’amour. Les amants ne se souviennent pas d’un avec la nature, dans les sensations qu’elle procure
sentiment, mais de « la pluie d’été ». L’ivresse et dans l’interaction du couple avec elle que peut
amoureuse se mêle à celle des sens mis en éveil par émerger le souvenir des amours passées. Cette
la nature (v. 7-8). L’or évoqué au vers 15 semble harmonie est telle que le texte va jusqu’à évoquer
correspondre aux derniers rayons du soleil après les quatre éléments (la terre au vers 9, l’air au vers
l’averse. C’est cette lumière qui a un goût sur les 13, l’eau au vers 20 et le feu au vers 23), qui sont
lèvres des amants. Il devient donc impossible de les principes élémentaires de la matière et de la
dissocier sentiment de la nature et sentiment vie selon les alchimistes.
amoureux.

3. Métaphores :  ÉCRITURE
– « L’étoffe de la pluie » (v. 10) : la pluie (comparé) Question sur un corpus
devient une étoffe (comparant), un vêtement On pourra guider les élèves dans leur classement
pour le corps de la femme aimée. avec ces mots-clés, qui ne sont pas limitatifs :
– « le ciel/ Nous consentait/ Cet or » (v. 13 à – le lyrisme ;
15) ; « C’était l’or encore » (v. 24) : le soleil ou – la distanciation ;
la lumière du couchant (comparé) se transforme – la musicalité ;
en or (comparant), que le poète associe à une – le lien avec la nature ;
opération alchimique, le plomb du soleil accablant – l’idéalisation ;
de la journée se sublimant en or. – la nostalgie.
288 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme
Dérivés pour civitas : cité, citoyen, civique.
Histoire littéraire Dérivés pour politikos : police, policier, politique,
politiser, politiquement, politicien.
La poésie moderne
2. On pourra choisir une ville comme Rome, qui
(1850-1899)  p. ‹§§ permet d’envisager tous les stades du développe-
ment, de la campagne à la cité, et d’évoquer tous
 ACTIVITÉ les régimes politiques qui s’y sont succédé dans
l’Antiquité.
Mots-clés : révolution, beauté, prose, villes,
musicalité.
Définition possible : La poésie connaît une révo- Le monde du spectacle
lution au xixe siècle. La beauté est recherchée 1. On retiendra : La Danse de Matisse, Dance de
pour elle-même, de nouveaux sujets apparaissent, Lucinda Childs, « Les Vocations » de Baudelaire,
comme les villes modernes, et la prose devient une « Pantomime » de Verlaine, et Les Enfants du
forme possible de l’écriture poétique. La musicalité paradis de Marcel Carné.
est également particulièrement mise en valeur.
2. Correspondances :
– qui est relatif au cirque : circassien ;
– édifice servant à la représentation de spectacles
Les avant-gardes (étymologiquement « lieu où l’on regarde ») :
poétiques (1900-1939) théâtre ;
– forme dramatique reposant sur un texte proclamé
 p. ‹§‡ devant un public : théâtre (le mot théâtre désigne
 ACTIVITÉ tout à la fois un lieu, un genre littéraire et une
On pourra imaginer les ramifications suivantes pratique artistique) ;
pour la carte heuristique : – art de s’exprimer sans paroles, par les gestes, la
– la prose : Baudelaire, Le Spleen de Paris. danse et les expressions du visage : pantomime ;
– le vers libre : Desnos, Corps et biens. – œuvre dramatique essentiellement chantée :
– une poésie qui fait écho au monde moderne : opéra ;
Baudelaire, Le Spleen de Paris, Les Fleurs du mal, – ensemble de formes artistiques non reproduc-
Apollinaire, Alcools, Calligrammes. tibles, qui n’existent que dans l’instant : spectacle
– la recherche de l’absolu : Rimbaud, Poésies, vivant ;
Une saison en enfer, Les Illuminations. – qui impressionne le public : spectaculaire ;
– la libération de l’inconscient : Desnos, Corps – composition artistique dansée : chorégraphie.
et biens, Destinées arbitraires. 3. On peut distinguer : le théâtre, le cirque ou
– l’art du symbole et de la musicalité : Verlaine, les arts de la piste, la danse, la marionnette, la
Poèmes saturniens, Les Fêtes galantes, Romances musique, l’opéra, les arts de la rue.
sans paroles.
4. On peut proposer : « théâmusidanse »,
« musithéâdanse ».
Lexique Petites et grandes villes
Ville et création artistique 1. On peut partir de la séquence suivante : hameau,
 p. ‹§° village, bourgade, bourg, ville, mégalopole.
2. On proposera aux élèves soit la rédaction d’un
Étymologie court récit, soit d’un poème, soit d’une fable.
Exemple :
1. Dérivés pour villa : ville, village, villageois. Un hameau isolé se trouva un jour sans hameau
Dérivés pour burgus : bourg, bourgade, bourgeois. à qui parler.
Dérivés pour urbanus : urbain, urbanisme, urba- Le hameau alla se plaindre chez son voisin le
niste, urbaniser. village.
19 Poésie de la modernité | 289
Le village trouva que la requête était de taille et
qu’il fallait gagner la bourgade.
La bourgade un peu niaise ne sut que répondre
et voulut rencontrer le bourg.
Le bourg suffisant et prétentieux ne voulut s’in-
quiéter pour si peu et accompagna tout ce monde
à la ville.
La ville avait tant à faire qu’elle courut vers la
mégalopole.
La mégalopole, bien amène, accueillit tout ce
monde et l’engloutit sans souci.

290 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


Séquence

¤‚ Explorations surréalistes :
libérer le langage
et l’imagination
Livre de l’élève  p. ‹§· à ‹‡›

Présentation et objectifs de la séquence  p. ‹§·


La révolution surréaliste bouleverse aussi bien l’écriture poétique que l’art : peintres et poètes se
connaissent, admirent réciproquement leurs œuvres et souvent collaborent. En quête de nouveaux
territoires esthétiques, ils expérimentent de nouvelles formes de créations artistiques : collages, images
surprenantes, rêves éveillés, écriture sous hypnose. Ils cherchent surtout à libérer l’imagination de
l’artiste et du spectateur et à accéder à des parties inexplorées jusqu’alors, comme l’inconscient.

⁄  surréalisme,
Le
rêve éveillé  p. ‹‡‚−‹‡⁄
une silhouette, un bateau et un rocher, autant
d’éléments surprenants et étranges, comme dans
un rêve.

 ÉTUDE D’UNE ŒUVRE  DES IMAGES AUX TEXTES


1. Dans le tableau de Salvador Dalí, plusieurs
1. La photographie de Man Ray repose sur plu-
éléments visuels évoquent le sommeil : les pau-
sieurs collages : le décor de paysage, le ciel où une
pières closes, le drap qui semble terminer le cou
bouche est collée, sont affichés derrière la jeune
du personnage, à droite du tableau, et celui qui
femme. Grâce au collage et à la juxtaposition
est étendu sur la nuque du dormeur, au centre.
de photographies, Man Ray met en scène l’irra-
2. Ce tableau représente de façon concrète plu- tionnel surréaliste. Le titre énigmatique À l’heure
sieurs expressions liées à l’endormissement : « les de l’observatoire – Les Amoureux, a été repris par
paupières lourdes », « tomber dans un profond l’artiste pour une série d’œuvres, en noir et blanc
sommeil ». En effet, le visage du dormeur semble ou en couleurs, qui toutes évoquent le rêve. Le
glisser, se déformer sous l’effet du sommeil. Les personnage féminin, allongé sur des coussins,
béquilles qui le soutiennent représentent cette rêve. Sa vision du monde en est modifiée, et
sensation d’engourdissement corporel au moment elle tente de toucher du doigt cette merveille. Il
de l’endormissement. s’agit bien d’une volonté de la part de Man Ray
de symboliser la puissance créatrice du surréalisme
3. Plusieurs éléments sont étranges dans ce por-
et du rêve éveillé.
trait. Le visage est déformé et n’a plus de corps,
celui-ci se terminant par un drap. Cette méta- 2. Comme son titre l’indique, ce poème évoque
morphose pose question et interpelle le specta- le rêve du poète : « à l’instant du sommeil »,
teur. Le paysage également est surprenant : tout « Quand je ferme les yeux », « présente dans mes
décor a disparu, seule domine une lumière diffuse rêves ». Comme Man Ray, Desnos fait du rêve un
qui émerge de la nuit, comme l’aube dans un espace à explorer : le rêve devient un voyage. Cet
horizon vide et plat où l’on distingue un chien, espace est d’abord pluriel, grâce au titre : « Les
20 Explorations surréalistes : libérer le langage et l’imagination | 291
Espaces du sommeil », puis grâce au vocabulaire domine au premier plan, entre deux personnages,
du voyage : « Des pays inconnus que je parcours », l’un de face et l’autre de dos. L’opposition entre
« l’étendue », « dans des parcs », « des routes intérieur et extérieur est également perturbée :
médusantes ». les lampes posées à même le sol sont des objets
d’intérieur, pourtant représentées à l’extérieur. Ces
3. Afin de laisser s’exprimer l’inconscient, les
oppositions perturbent les attentes du spectateur.
poètes surréalistes ont expérimenté plusieurs
Leur dimension arbitraire fait glisser la scène vers
démarches, comme l’écriture automatique, l’hyp-
l’inexplicable.
nose et le rêve éveillé. Comme Dalí, Man Ray ou
Desnos, Aragon emploie la métaphore spatiale 3. Les sources de lumière sont multiples et contra-
pour évoquer le rêve : « d’étranges contrées de dictoires : la lumière naturelle du jour et celle de
nous-mêmes ». Ce premier point commun entre la lune sont présentes en même temps ; la lumière
Aragon et Desnos se double du thème du mer- artificielle des lampadaires éclaire la scène d’en
veilleux. Le poème de Desnos peut en effet illus- haut mais celle des lampes à pétrole posées à même
trer la phrase d’Aragon « La liberté commence le sol l’éclaire d’en bas. La coexistence impossible
où naît le merveilleux » : la liberté que prend de toutes ces sources lumineuses est irrationnelle,
Desnos dans les associations des sonorités et des et leur beauté est surréaliste.
métaphores permet l’émergence du merveilleux :
l’allitération en [f ] et en [s] « ferme », « floraisons Prolongement
phosphorescentes », « apparaissent et se fanent
et renaissent », « feux d’artifice ». Les élèves chercheront sur Internet le tableau
de René Magritte intitulé L’Empire des lumières.
Comment, par le travail de la lumière, Magritte
Prolongement crée-t-il une atmosphère irrationnelle ? On pourra
Dans Une vague de rêves, Aragon évoque expli- ensuite leur demander de comparer les jeux de
citement Robert Desnos comme l’un des « dor- lumière de ce tableau avec ceux de Paul Delvaux.
meurs » surréalistes les plus impressionnants :
« Robert Desnos n’a qu’à fermer les yeux et il  DES IMAGES AUX TEXTES
parle, et au milieu des bocks, des soucoupes, tout 4. Les deux premiers vers du poème sont énig-
l’océan s’écroule avec ses fracas prophétiques et ses matiques. Le lecteur y repère d’abord deux méta-
vapeurs ornées de longues oriflammes. Que ceux phores : « joue des pièces d’eau » et « misères
qui interrogent ce dormeur formidable l’aiguillent bien transparentes ». Pourtant, ces expressions
à peine, et tout de suite la prédiction, le ton de la résistent. C’est précisément l’effet recherché par
magie, celui de la révélation, celui de la révolution, Éluard : réactiver les métaphores. Il y parvient
le ton du fanatique et de l’apôtre surgissent ». ici en fusionnant deux expressions courantes :
l’acteur qui joue une pièce, et la pièce d’eau, autre
nom de la salle de bains. La métaphore se double

¤ La conquête
de l’irrationnel  p. ‹‡¤
d’un jeu de mots, que l’on retrouve au vers 5
lorsque le « lever de rideau » théâtral devient un
« lever des murs ».
5. L’évocation de « l’aurore » (v. 3) montre que
 DE L’IMAGE AU TEXTE
le poème évoque le matin. Mais Éluard multiplie
1. Paul Delvaux juxtapose différents éléments
les figures de style sur ces deux vers, au point, là
dans la représentation du paysage : une maison de
encore, de rendre leur interprétation très difficile.
brique, un chemin pavé, des arbres nus et d’autres
Il associe en effet :
verts, des lampadaires et des piliers, un croissant
– une métaphore : l’aurore est assimilée à un fer
de lune. Chaque élément pris isolément est peint
rouge ;
de façon réaliste, mais leur juxtaposition crée un
– un oxymore : le doux fer rouge ;
effet d’étrangeté.
– un paradoxe : le fer rouge rend la vue (depuis
2. Dans cette œuvre, Delvaux multiplie les oppo- l’épisode bien connu de Michel Strogoff, tout lec-
sitions : entre la nature et la maison, entre le teur sait que c’est l’inverse) ;
jour qui semble poindre à l’horizon et la nuit qui – une antithèse : la vue aux aveugles.
292 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme
Dès lors, les images de ces quelques vers peuvent  ÉCRITURE
être en partie explicitées, même si elles gardent leur
caractère surréaliste. Michael Riffaterre explique Sujet d'invention
très bien ces quelques vers dans son article « La Il s’agit d’amener les élèves à percevoir, par la pra-
métaphore filée dans la poésie surréaliste » : tique, le travail poétique sur le langage opéré par
« Le doux fer rouge de l’aurore les surréalistes. La difficulté principale de l’exer-
Rend la vue aux aveugles cice réside dans la faculté des élèves à se libérer
Le sens est clair : la lumière de l’aurore permet aux ou non des contraintes inconscientes créées par
hommes que la nuit aveugle de recouvrer la vue. l’habitude et les stéréotypes langagiers. L’écriture
La forme n’en est pas moins déconcertante. Si l’on automatique est une forme d’expression libre et
avait fer rouge seulement, le critique s’extasierait spontanée, une « dictée de la pensée » échap-
sur la justesse de la notation. La notation de pant à la communication courante, touchant à
couleur, bien sûr, mais aussi de forme. L’horizon l’inconscient, qui permet de créer de nouvelles
forme une ligne rouge. Mais fer rouge représente images, souvent éblouissantes.
une réalité dangereuse : elle a quelque chose de André Breton définit lui-même la méthodologie
plus menaçant que la flamme vive. […] Quelle de l’écriture automatique dans le Manifeste du
que soit la vérité de l’impression visuelle, donc, surréalisme :
l’incompatibilité reste totale entre doux et rouge. « Faites-vous apporter de quoi écrire, après vous
Elle s’aggrave avec le second vers : même si le être établi en un lieu aussi favorable que possible
lecteur s’attache à doux plutôt qu’au métal incan- à la concentration de votre esprit sur lui-même.
descent, l’adjectif ne suffit pas à effacer l’agressivité Placez-vous dans l’état le plus passif, ou réceptif,
du fer ni l’image des supplices qu’il évoque ; on que vous pourrez. Faites abstraction de votre
accepte difficilement que ce fer puisse accomplir génie, de vos talents et de ceux de tous les autres.
un miracle bénéfique. » Dites-vous bien que la littérature est un des plus
L’image surréaliste choque le lecteur et conserve tristes chemins qui mènent à tout. Écrivez vite
la tension. Pourtant, si le fer rouge est une tor- sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir
ture qui aveugle les voyants, le doux fer rouge et ne pas être tenté de vous relire. La première
qu’est l’aurore est un bienfait qui rend la vue aux phrase viendra toute seule, tant il est vrai qu’à
hommes, rendus aveugles par la nuit et le sommeil. chaque seconde il est une phrase étrangère à
Les vers suivants peuvent alors être lus comme les notre pensée consciente qui ne demande qu’à
efforts du poète pour se lever et la vision qu’il a s’extérioriser. Il est assez difficile de se prononcer
de sa chambre lorsqu’il est encore allongé. sur le cas de la phrase suivante ; elle participe sans
doute à la fois de notre activité consciente et de
6. Les vers 7 à 10 peuvent se comprendre comme l’autre, si l’on admet que le fait d’avoir écrit la
une réflexion d’Éluard sur sa propre écriture première entraîne un minimum de perception.
poétique. « Les images passées » évoquent les Peu doit vous importer, d’ailleurs ; c’est en cela
métaphores de la première strophe, et malgré la que réside, pour la plus grande part, l’intérêt du
difficulté que le lecteur peut avoir à les décoder, jeu surréaliste. Toujours est-il que la ponctuation
elles décrivent bien une réalité, celle de l’aurore : s’oppose sans doute à la continuité absolue de la
« à leur manière sont fidèles ». Mais elles décrivent coulée qui nous occupe, bien qu’elle paraisse aussi
cette réalité avec « fièvre » et « délire ». Le sens nécessaire que la distribution des nœuds sur une
y est perdu, « égaré », comme dans un labyrinthe, corde vivante. Continuez autant qu’il vous plaira.
un « dédale » compliqué. Ces quelques vers sont Fiez-vous au caractère inépuisable du murmure.
à leur manière une définition de l’écriture sur- Si le silence menace de s’établir pour peu que
réaliste selon Paul Éluard. Et on retrouve une vous ayez commis une faute : une faute, peut-on
parenté avec la définition qu’en donne André dire, d’inattention, rompez sans hésiter avec une
Breton : « L’image surréaliste la plus forte est celle ligne claire. À la suite du mot dont l’origine vous
qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé, semble suspecte, posez une lettre quelconque, la
celle qu’on met le plus longtemps à traduire en lettre l, et ramenez l’arbitraire en imposant cette
langage pratique. » lettre pour initiale au mot qui suivra. »
On pourra proposer aux élèves un extrait des
Champs magnétiques, écrit en 1920 par André

20 Explorations surréalistes : libérer le langage et l’imagination | 293


Breton et Philippe Soupault selon le principe de semble prendre vie, par le collage de morceaux
l’écriture automatique : empaillés, mais aussi par le pied de bois qui semble
« À cette heure tumultueuse les fruits pendus aux s’animer, d’où une impression d’étrangeté, comme
branches brûlaient. si l’animal essayait de s’extirper de l’objet.
L’heure des météores n’est pas encore venue.
La pluie simple s’abat sur les fleuves immobiles. Prolongement
Le bruit malicieux des marées va au labyrinthe Plusieurs autres objets surréalistes peuvent être
d’humidités. » présentés aux élèves afin d’enrichir leur réflexion,
comme Le Téléphone aphrodisiaque de Salvador
Dalí (1938) ou le Déjeuner en fourrure de Meret

‹ 
Êtres-objets
ou objets-êtres ?
 p. ‹‡‹
Oppenheim (1936).

 ÉCRITURE
Sujet d’invention
Il s’agit pour les élèves de s’inspirer de la création
 DES IMAGES AUX TEXTES de Victor Brauner et de lui donner vie.
1. L’Éléphant Célèbes de Max Ernst est une créature – Plusieurs éléments propres à l’œuvre peuvent les
hybride, mi-éléphant mi-machine. On retrouve inspirer : les matières (bois, fourrure), les formes
la masse de l’animal et deux pattes, une forme (courbes du cou et de la queue en panache ou
qui évoque sa trompe au bout de laquelle deux angles droits du plateau et des pieds), le caractère
cornes rappellent les défenses. En même temps, la animé ou inanimé (animal ou objet).
couleur est celle du métal, de même que l’anneau – Dans un premier temps, les élèves peuvent
central qui ressemble à une soudure et l’œil central chercher des mots appartenant à ces différents
à un rivet. L’ensemble n’est pas sans évoquer un champs lexicaux.
tank ou un char de combat, inventés au début du – En rapprochant et en associant ces différents
xxe siècle, et largement utilisés dès la Première champs lexicaux, l’image peut naître. Il s’agira
Guerre mondiale. ensuite de la retravailler et de la rendre la plus
2. Le poème d’André Breton est parcouru de surréaliste possible en supprimant tout ce qui
métaphores : « enchaînés au rythme du vent et des pourrait être trop réaliste ou trop explicatif afin
flots », « les lunes de leurs ongles ». L’ensemble du de créer un texte surprenant.
passage fusionne, de façon métaphorique, plusieurs
images : celle de l’éléphant (« éléphants, genou, Prolongement
trompes »), celle de la nature (« vent, flots, lunes, Plusieurs poèmes surréalistes sur le thème du loup
ciel, rocher »), et celle du mouvement (« plateau peuvent être proposés aux élèves :
tournant, rythme, tourner en mesure, insensible – Tristan Tzara, L’Homme approximatif
balancement »). Cette écriture métaphorique « le loup embourbé dans la barbe forestière
très hermétique permet l’émergence d’une vision crépue et brisée par saccades et fissures
surprenante, impossible à traduire dans un univers et tout d’un coup la liberté sa joie et sa souffrance
réel, et donc véritablement surréaliste. bondit en lui un autre animal plus souple accuse
3. Dans sa présentation de l’exposition surréaliste sa violence
« Objets surréalistes » de 1936, André Breton il se débat et crache et s’arrache »
développe la métaphore du train : le surréalisme – Paul Éluard, Un loup
serait un mouvement en marche, une dynamique, « Le jour m’étonne et la nuit me fait peur
une perpétuelle transformation. L’objet surréaliste L’été me hante et l’hiver me poursuit
doit, comme ce train, être une création dynamique,
en mouvement, en transformation, c’est-à-dire une Un animal sur la neige a posé
création reposant sur une métaphore vivante. Tel Ses pattes sur le sable ou dans la boue
est le cas du Loup-Table de Victor Brauner qui, Ses pattes venues de plus loin que mes pas
tout en conservant les caractéristiques de la table Sur une piste où la mort
(objet en bois avec quatre pieds et un plateau) A les empreintes de la vie. »
294 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme
– André Breton, Les Attitudes spectrales représente bien le tableau, mais sans l’expliquer
« On attire les loups avec les miroirs de neige de façon trop explicite.
Je possède une barque détachée de tous les climats À travers cette œuvre, Magritte amène le
Je suis entraîné par une banquise aux dents de spectateur à réfléchir sur ce qu’est le langage.
flamme L’inadéquation entre les objets et les mots qui
Je coupe et je fends le bois de cet arbre qui tou- les nomment rappelle le caractère arbitraire du
jours sera vert » mot, puis du signe verbal qui permet d’écrire ce
mot. Enfin, il ne faut pas oublier un troisième
niveau d’arbitraire : qu’il s’agisse du mot ou de

› 
Atelier d’écriture
Jouer avec les mots
 p. ‹‡›
l’objet, ce que le spectateur a sous les eux, c’est
avant tout un tableau, une peinture, et non pas
l’objet lui-même.
2. Plusieurs consignes peuvent être données aux
élèves afin de les guider dans la réalisation de leur
imagier. Un même format peut être imposé à tous,
L’imagier surréaliste par exemple une feuille A4, en format portrait,
découpée en six cases de taille identique, à la
1. Le tableau est composé de six cases de taille
manière de Magritte. Puis, on peut leur demander
identique, séparées par un cadre de bois peint en
de mutualiser des catalogues et des prospectus
trompe-l’œil. À l’intérieur de chacune des cases
publicitaires de natures différentes (vêtements,
est figuré un objet du quotidien, représenté de
meubles, produits alimentaires, etc.), d’en décou-
façon réaliste, mais en dehors de toute utilisation
per les pages et de les distribuer de façon aléatoire.
concrète : le marteau ne frappe sur rien, la bougie
n’éclaire rien, le chapeau et la chaussure ne sont
Prolongement : d’autres tableaux peuvent
pas portés, le verre est vide. Les six objets occupent
être convoqués pour susciter l’imaginaire
également à peu près la même dimension sur la
des élèves : la première version de La Clef
toile, sans qu’aucune proportion ne soit respectée
des songes de 1927, Le Miroir vivant (1927),
entre eux. Enfin, un titre ou une légende figure
Le Masque vide (1928). Magritte lui-même
sous chaque objet, dans une graphie cursive qui
nomme cette réflexion sur le mot et l’image
rappelle l’univers scolaire. En effet, cette com-
d’une expression, « la trahison des images »,
position évoque les imagiers pour enfants et les
qui deviendra le titre d’un de ses tableaux les
représentations scolaires d’objets qui ornaient
plus célèbres, connu aussi sous le nom Ceci n’est
les murs des salles de classe autrefois. La couleur
pas une pipe en 1927. Il reprendra d’ailleurs cette
du fond n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du
expression dans l’une des dernières œuvres de la
tableau noir sur lequel écrit le maître d’école.
série, intitulée Les Deux Mystères, en 1966, où
Malgré son caractère scolaire et quotidien, le
le tableau Ceci n’est pas une pipe figure dans une
tableau de Magritte bascule dans l’insolite lorsque
mise en abyme.
le spectateur confronte l’objet représenté et sa
On peut découvrir d’autres tableaux de Magritte
légende. En effet, aucun des titres ne correspond
reposant sur ce procédé sur le site du musée
à l’objet sous lequel il est écrit. En bouleversant
Magritte de Bruxelles : www.musée-magritte-
les habitudes du spectateur, le peintre parvient
museum.be
à rendre mystérieux l’objet le plus ordinaire.
Étudier le lien entre l’image et sa légende, c’est 3. Les élèves sont libres d’imaginer toute méthode
aussi réfléchir au titre du tableau lui-même. Le qui fasse intervenir le hasard ou l’arbitraire. Afin
titre La Clef des songes semble en effet avoir un de les guider, on peut leur proposer plusieurs
rapport assez éloigné avec le tableau. Première démarches avec le dictionnaire, inspirées de
interprétation : dans une démarche proprement l’Oulipo : N + x..., soit le nom de l’objet + un
surréaliste, Magritte faisait souvent appel à ses certain nombre d’occurrences, ou de pages, etc.
amis, dont André Breton lui-même, pour imaginer Ce travail de nomination peut aussi être mené
le titre de ses œuvres. Deuxième interprétation : à plusieurs en faisant intervenir le hasard en
ce tableau est bien une clef qui ouvre à nouveau demandant à une tierce personne de donner un
le langage sur l’imaginaire. En ce sens, ce titre nom commun au hasard.
20 Explorations surréalistes : libérer le langage et l’imagination | 295
4. Afin de montrer sa compréhension de la nature Prolongement
surréaliste de la démarche, l’élève pourra montrer
On pourra amener les élèves à approfondir leur
que son imagier révèle un lien poétique entre le
réflexion sur le collage surréaliste en consul-
mot et l’image. Il pourra aussi expliquer qu’il a
tant la présentation détaillée de l’exposition du
cherché à rendre mystérieux des objets du quo-
musée d’Orsay consacrée à la série de collages de
tidien, ou au contraire des mots du quotidien, en
Max Ernst intitulée « Une semaine de bonté » :
leur donnant une dimension insolite. Cet exercice
www.musee-orsay.fr (cliquer sur Événements >
doit permettre à l’élève de percevoir, par la pra-
Expositions > Archives > Max Ernst).
tique, le travail poétique sur le langage opéré par
Une recherche sur le site www.photo.rmn.fr avec
les surréalistes. Ces activités d’écriture doivent
les mots-clés « collage surréaliste » permettra
les amener à envisager les mots du quotidien
également à l’élève de découvrir de nombreuses
dans leur substance phonique et graphique et à
œuvres dans cet esprit, de Max Ernst et d’autres
redonner du mystère aux mots les plus ordinaires.
artistes surréalistes.

Poésie du hasard et poème dada


Ces activités d’écriture-collage transposent dans
Proverbes surréalistes
le langage poétique la démarche esthétique de La démarche d’Éluard et Péret est surréaliste car
Man Ray (p. 371). Le collage surréaliste permet ils redonnent vie aux proverbes, dont l’usage
la rencontre inattendue et insolite des mots. Cette quotidien et trivial a fait oublier le caractère
pratique permet ainsi à l’élève de comprendre, par anciennement métaphorique en changeant un
une pratique ludique, le caractère révolutionnaire mot, ou parfois juste quelques lettres d’un mot. Les
de l’écriture poétique surréaliste. proverbes d’Éluard et Péret semblent incohérents
Une fois le travail d’écriture effectué et quelques car le langage surréaliste ne doit pas se contenter
exemples lus en classe, on pourra demander aux de décrire la réalité, mais ouvrir à une surréalité,
élèves d’expliquer en quoi leur démarche était redonner leur mystère aux mots et aux choses.
surréaliste et approfondir ainsi l’étude du collage Pour les guider, on pourra leur proposer des
surréaliste rencontré à la page 371. Le collage est exemples, des mots à transformer, des images à
en effet la traduction visuelle de la métaphore réactiver, ou les laisser les trouver par eux-mêmes
surréaliste telle que la définit André Breton dans dans des dictionnaires ou des sites en ligne :
le Manifeste du surréalisme : « C’est du rapproche- – article « comme » du Trésor de la langue française
ment en quelque sorte fortuit des deux termes consultable gratuitement en ligne : http://atilf.
qu’a jailli une lumière particulière, la lumière de atilf.fr/tlf.htm
l’image, à laquelle nous nous montrons infini- – sites consacrés aux expressions figées, comme :
ment sensibles. La valeur de l’image dépend de la www.expressio.fr/
beauté de l’étincelle obtenue. » Or, la technique – sites consacrés aux proverbes français comme :
du collage permet de provoquer cette étincelle. www.culture.gouv.fr/documentation/proverbe/
Cet éclair, c’est aussi l’irruption de l’irrationnel, pres.htm ou www.proverbes-francais.fr/ ou
de l’insolite et du mystère. www.unproverbe.com/proverbes-francais.html

296 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


Séquence

¤⁄ Jean Cocteau,
Orphée, 1950
Présentation et objectifs de la séquence  p. ‹‡∞
Livre de l’élève  p. ‹‡∞ à ‹°‚

Le film de Jean Cocteau permet d’aborder à la fois la figure du poète, l’écriture poétique de l’image
cinématographique, et offre un contrepoint intéressant à l’étude de la poésie surréaliste.
Orphée apparaît comme un poète moderne, en proie au doute et aux difficultés, qui, bien que célèbre,
souffre des affres de la création, cherche l’inspiration. Il la cherche dans l’amour, la mort, dans l’au-
delà que peut représenter la radio ésotérique de sa voiture. Il est surtout poète dans le regard qu’il
porte sur le monde, ou plutôt qu’il accepte de porter afin de suivre la princesse : un regard qui ne
cherche pas à comprendre, mais à croire, un regard qui accepte le merveilleux.
À travers ce film, Jean Cocteau propose également au spectateur un film poétique. Comme le poète
écrit à l’encre sur une page blanche, lui-même écrit son poème cinématographique à l’encre de la
lumière, en noir et blanc (alors que les films en couleur existent à l’époque). On retrouve dans Orphée
la même quête du merveilleux, le même jeu poétique des trucages que dans La Belle et la Bête. Mais de
façon plus extrême, d’où le caractère plus déroutant également d’Orphée, et son succès, bien moindre
au moment de sa sortie, même s’il est reconnu aujourd’hui comme un chef-d’œuvre. C’est que le
spectateur, comme Orphée, ne doit pas chercher à comprendre. Il ne doit pas chercher à rationaliser
les aventures d’Orphée, mais les lire comme des poèmes, une métaphore de l’acte d’écrire.
Ce faisant, Orphée devient un voyage poétique dans lequel le spectateur peut reconnaître un hommage
de Jean Cocteau aux artistes qu’il admire. Là encore, on retrouve une démarche chère à Cocteau
qui, dans La Belle et la Bête, citait Gustave Doré et Rembrandt. Ici, Cocteau cite ses contemporains
surréalistes, dont Éluard à travers un vers, ou Breton qui, tel les Bacchantes d’Aglaonice, vomissait
son travail. Mais il transpose surtout en images en mouvement de nombreux tableaux de Chirico.
Le gant mystérieux, mais aussi d’autres scènes, comme la poursuite de la Princesse à Paris.
À travers l’étude de quelques scènes phares du film, cette séquence doit permettre aux élèves de
découvrir une œuvre poétique d’une autre forme, une poésie de cinéma.


charmés. Après avoir accompagné les Argonautes
Orphée, un poète dans leur expédition, surpassant même le chant
moderne p. ‹‡§ des sirènes, il revient en Grèce et épouse Eurydice.
Le jour même de leur mariage, la nymphe meurt,
La scène du tribunal (doc. 2) commence 1 h 05 mordue par un serpent. Refusant cette perte,
min et 50 s après le début. Orphée se rend aux Enfers, parvenant à franchir
les épreuves et à obtenir la clémence d’Hadès
La scène de la mort d’Orphée (doc. 3) commence
grâce à la beauté de son chant. Eurydice a le
1 h 20 min et 50 s après le début.
droit de revenir du pays des ombres à condition
qu’Orphée ne la regarde pas avant que tous deux
 DES TEXTES AUX IMAGES n’aient retrouvé la lumière du jour. Mais Orphée
1. Orphée est un aède, un poète qui s’accom- se retourne (selon les versions parce qu’il est
pagne de la lyre. La beauté de son chant est telle impatient ou parce qu’elle a trébuché) et la perd
que même les bêtes sauvages viennent l’écouter, pour toujours. Il en demeure inconsolable. Jalouses
21 Jean Cocteau, Orphée | 297
de sa fidélité à Eurydice, les Bacchantes le tuent « sans être écrivain », ou encore « écrire une poésie
et le mettent en pièces, avant de disperser ses de cinéma ». Si Orphée est un poème de cinéma,
membres. Selon certaines versions du mythe, sa « écrit à l’encre de la lumière », il s’agit bien
tête, jetée dans un fleuve, chantait encore. avec cette œuvre d’« écrire, sans être écrivain ».
On peut conseiller aux élèves le site http://www. Le poète, selon Cocteau, « traque l’inconnu »,
photo.rmn.fr afin de leur permettre de trouver « charme » les sirènes. Dans sa manière de filmer,
des œuvres d’art plus diverses que par une simple on retrouve bien cette volonté. Cocteau cherche
recherche sur Google. en effet à filmer l’inconnu, à filmer autrement, à
faire émerger le merveilleux.
2. Les extraits 1, 2 et 3 correspondent à différents
épisodes du mythe. Le texte 1 se situe avant la
mort d’Eurydice, qu’il annonce : « Nous étions
morts sans nous en apercevoir… », tout en rappe-
lant l’expédition d’Orphée avec les Argonautes :
« Méfiez-vous des sirènes. – C’est moi qui les
charme ». Le texte 2 reprend l’épisode de la
descente d’Orphée aux Enfers et le texte 3 celui
¤  ne vision moderne
U
de la Mort  p. 377
La scène commence 45 min après le début.
de son meurtre par les Bacchantes. Cocteau modi-
fie le mythe en le modernisant. Ainsi, il retrouve  DES TEXTES AUX IMAGES
Eurydice dans une voiture et les Enfers ressemblent 1. La Mort est un thème qui hante l’œuvre de
à un tribunal contemporain : « enquête, interro- Cocteau et que l’on retrouve dans de nombreux
gatoire, inculpé, témoin ». Il modifie également poèmes, écrits avant ou après la réalisation du film.
l’intrigue en ajoutant des personnages : Heurtebise Le personnage de la Princesse est préfiguré dans
dans le texte 1 et la Princesse dans le texte 2. certaines de ses œuvres poétiques, de même que
Ainsi, Orphée ne paraît plus devant Hadès et l’ange Heurtebise. Dans le poème « Mort belle
le tribunal des Enfers pour réclamer Eurydice, comme vous l’êtes », comme dans les propos de la
mais en qualité de témoin dans le procès de la Princesse, Cocteau rappelle les éléments attendus
Princesse, incarnation de la mort, qui a pris sans dans une représentation traditionnelle de la Mort,
autorisation la vie d’Eurydice : « Ne vous y trom- telle que celle de l’image B : « suaire », « faux »,
pez pas, monsieur, vous êtes devant mes juges. » « squelette ».

3. Dans le texte 3, Orphée est attaqué dans sa 2. La Princesse diffère radicalement de cette repré-
maison par les Bacchantes, un groupe de jeunes sentation par sa beauté et son élégance : Maria
femmes, et les amis du poète Cégeste. Ces derniers Casarès, qui l’incarne, apparaît ainsi en robe du
pénètrent dans son jardin et l’attaquent à coups de soir, ce qu’explicite le poème « Mort belle comme
pierre. C’est le point de départ d’une métaphore vous l’êtes ». Le renouvellement est si radical que
qui assimile Orphée à une sculpture : « Des pierres ! l’allégorie n’est plus reconnaissable et surprend le
On fera mon buste avec », « La vie me sculpte, spectateur, ce que Cocteau justifie : « Mais, mon
Heurtebise ». Cette assimilation est symbolisée à garçon, si j’apparaissais aux vivants comme ils me
l’image par la présence, aux côtés de Jean Marais, représentent, ils me reconnaîtraient ».
d’une reproduction d’une statue antique célèbre, 3. Loin de provoquer la peur et le dégoût, comme
Artémis dite Diane de Gabies de Praxitèle, visible au dans l’enluminure de l’image B, la Mort exerce
musée du Louvre : http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/ sur le poète Cocteau, comme sur Orphée et à
visite?srv=car_not_frame&idNotice=20298 travers lui sur le spectateur du film, un pouvoir
À travers Jean Marais, incarnation moderne de séduction et de fascination.
d’Orphée, Jean Cocteau assimile son film à une
œuvre d’art antique. Filmer Orphée, c’est sculpter 4. Dans l’image A, les jeux de lumière mettent
un nouveau « buste », moderne, du mythe antique. particulièrement en valeur Maria Casarès qui
incarne la Princesse. Un travail particulièrement
4. Tout au long du film, Jean Cocteau définit et soigné sur l’éclairage rend en effet la lumière et
redéfinit ce que c’est qu’être poète. Lui-même se les jeux d’ombre irréalistes. La signification des
définit comme poète, et réaliser un film, ce n’est ombres et des lumières est poétique. En effet, en
pas selon lui devenir réalisateur, mais rester poète étudiant les ombres portées et les zones éclairées,
298 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme
on se rend compte que les sources lumineuses sont J’aime votre splendeur mal peinte et mal dépeinte
multiples. Une première lumière, certainement Sous le nom de trépas
placée à gauche du plan, devant Maria Casarès, Ô vous qui faussement décrite par la crainte
l’éclaire en contre-plongée : son ombre portée est Êtes et n’êtes pas. »
grandie et se trouve au-dessus du lit d’Eurydice.
Ce poème peut être comparé avec l’allégorie de
C’est l’ombre de la Mort qui plane. Mais cette
la Mort imaginée par Victor Hugo en 1854 dans
ombre n’est pas nette et semble s’estomper au-
Les Contemplations :
dessus du lit. De plus, c’est une autre lumière qui
éclaire l’oreiller et le visage d’Eurydice, cette fois « Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ.
une lumière en plongée, qui l’écrase. Le projecteur Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant,
était certainement au-dessus de Maria Casarès. Noir squelette laissant passer le crépuscule.
Cela donne l’impression que la lumière irradie Dans l’ombre où l’on dirait que tout tremble et
de la Princesse : paradoxalement, alors qu’elle recule,
est vêtue de noir, la Mort irradie, rayonne de L’homme suivait des yeux les lueurs de la faux,
lumière, métaphore de l’éblouissement qu’elle Et les triomphateurs sous les arcs triomphants
provoque chez le poète. Tombaient ; elle changeait en désert Babylone,
Le trône en échafaud et l’échafaud en trône,
 ÉCRITURE Les roses en fumier, les enfants en oiseaux,
L’or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux.
Vers la dissertation Et les femmes criaient : Rends-nous ce petit être.
En chantant la Mort, Jean Cocteau s’inscrit dans Pour le faire mourir, pourquoi l’avoir fait naître ?
une tradition littéraire qu’il renouvelle. C’est là Ce n’était qu’un sanglot sur terre, en haut, en bas ;
pour lui une démarche proprement poétique. Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs
Ainsi, il écrit, en 1959, dans Le Secret professionnel : grabats ;
« Mettez un lieu commun en place, nettoyez-le, Un vent froid bruissait dans les linceuls sans
frottez-le, éclairez-le de telle sorte qu’il frappe, nombre ;
avec sa jeunesse et avec la même fraîcheur, le Les peuples éperdus semblaient sous la faux sombre
même jet qu’il avait à sa source, vous ferez œuvre Un troupeau frissonnant qui dans l’ombre s’enfuit ;
de poète. ». Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit. 
Derrière elle, le front baigné de douces flammes,
I. Cocteau s’inscrit dans une tradition littéraire
Un ange souriant portait la gerbe d’âmes. »
et picturale en citant les clichés et lieux com-
muns concernant la Mort.
Dans le film, si la Princesse n’est pas vêtue d’un
II. Cocteau renouvelle ces clichés de façon
suaire ni armée d’une faux, elle y fait allusion :
surprenante.
« Vous vous attendiez sans doute à me voir travailler
Si l’allégorie de la faucheuse est souvent citée
avec un suaire et une faux » (doc. 1 p. 377).
par le poète, c’est pour s’en éloigner, parfois avec
Le thème du miroir, dans lequel le travail de la
humour : « Mais, mon garçon, si j’apparaissais aux
Mort, c’est-à-dire le temps qui passe, apparaît, se
vivants comme ils me représentent, ils me recon-
retrouve également dans le film : « regardez-vous
naîtraient et cela ne faciliterait pas notre tâche »
toute votre vie dans une glace et vous verrez la
(doc 1 p. 377). Au cliché, Cocteau préfère une
Mort travailler comme les abeilles dans une ruche
poésie de l’insolite, où l’objet réel et familier (la
de verre » (doc. 3 p. 379). Cette représentation
radio, des gants de caoutchouc) se révèle un lien
allégorique hante également son œuvre poétique :
puissant avec l’irréel. Ainsi, la Mort communique
« squelette », « sans nez » (doc. 2 p. 377). C’est
par le biais d’un autoradio, ses sbires sont des
le cas également d’autres poèmes comme Adieu,
motocyclistes et son instrument de travail non plus
faux paradis, de 1954 :
une faux, mais des gants de caoutchouc : « Avec
« Qui parle de squelette à la face pourrie ces gants, vous traverserez les miroirs comme de
De suaire et de faux ? l’eau ! » (doc. 3 p. 379). Le thème des gants de
[…] la Mort apparaît bien avant le film Orphée dans
J’aime à vous procurer une figure humaine l’œuvre poétique de Jean Cocteau :
Un costume de chair. La Mort inconnue, 1927
21 Jean Cocteau, Orphée | 299
« Les gants de la Mort sont bleus, du bleu employé La traversée du miroir (doc. 3 et 4) commence
par les tatoueurs célestes et qui rend les marins 52 min après le début.
tristes. Ces gants sont trop justes pour elle et sans
boutons. Ils montent jusqu’au coude. La Mort
les retire en s’aidant avec ses dents. Lorsqu’elle  ÉTUDE DES IMAGES
travaille, elle les échange contre des gants de 1. Les plans A, B et C ne s’enchaînent pas de
caoutchouc. » façon réaliste. Entre le plan A et B, Jean Cocteau
Ce faisant, Cocteau rend certainement hommage transgresse la règle des 180 degrés. Cette règle
au peintre Chirico qui représente un tel gant à veut habituellement qu’entre deux plans qui se
plusieurs reprises dans ses tableaux, comme : Le suivent, le réalisateur ne déplace pas la caméra
Chant d’amour, Le Gant rouge, ou encore L’Énigme d’un angle supérieur à 180 degrés, afin que le
de la fatalité. D’autres scènes du film sont égale- spectateur ne soit pas perdu. Dans ses films, Jean
ment des hommages à Chirico, notamment la Cocteau transgresse cette règle à plusieurs reprises
scène où Orphée erre dans la ville à la poursuite afin de créer un effet inattendu et original. Ainsi,
de la Princesse. le passage du plan A au plan B reflète l’impossibi-
lité pour Orphée de traverser le miroir : le plan A
III. Afin de donner une image fascinante et étant filmé « de l’autre côté du miroir », depuis le
poétique de la Mort. monde de la Mort, tandis que le plan B est filmé
La Mort représentée par Cocteau est une femme dans le monde des vivants. D’un point de vue
séduisante, en robe du soir, tantôt noire, tantôt technique, Jean Cocteau use d’un subterfuge : il
blanche, qui aime le poète Orphée autant que n’y a pas de miroir dans le plan B et Orphée mime
le poète l’aime. Métaphoriquement, Cocteau la présence d’une vitre. Le changement de plan
exprime ici la fascination que lui-même éprouve permet de remettre le miroir, tandis qu’Orphée
pour la mort, mais également l’importance poé- s’évanouit et glisse, dans cette mort incomplète,
tique de ce thème, cher aux poètes mélancoliques. le long du miroir. Le passage du plan B au plan C
Le poète est celui qui connaît la Mort : n’est pas non plus réaliste. Cette fois, Jean Cocteau
« Heurtebise.– Orphée ! Orphée !... Vous connais- ne transgresse pas de règle, mais fait une méta-
sez la Mort. phore visuelle : le miroir de la chambre (plan B)
Orphée.– J’en parlais. J’en rêvais. Je la chantais. est remplacé par une mare dans laquelle, tel
Je croyais la connaître. Je ne la connaissais pas… Narcisse, Orphée se reflète (plan C). On retrouve
Heurtebise.– Vous la connaissez... en personne. » ici le goût de Cocteau pour le renouvellement
(doc. 3 p. 379) des mythes. D’un point de vue technique, cette
Non seulement le poète connaît la Mort, mais métamorphose est rendue possible par un trucage :
selon Cocteau, la Mort aime le poète au point de dans le plan C, Jean Marais repose non pas le
se sacrifier pour lui afin de le rendre immortel. La visage contre de l’eau, mais bien contre un miroir
dernière scène du film peut sembler hermétique à demi enterré dans le sable.
aux élèves, mais elle doit être comprise de façon
littérale : si la Mort d’Orphée se sacrifie, Orphée 2. Plusieurs trucages permettent à Jean Cocteau
ne peut plus mourir : il devient immortel. Et, de de rendre étranges et poétiques les gants de
façon métaphorique, grâce à son œuvre qui reste caoutchouc. Ainsi dans le plan D, les gants en
connue et lue à travers les siècles, un poète est amorce semblent être ceux d’Orphée qui avance
immortel. vers le miroir. Mais on est au cinéma : où est
la caméra ? En réalité, il y a un trucage. Ainsi,
Cocteau explique dans plusieurs entretiens avoir
créé deux chambres jumelles, reliées par une

‹ «  Une poésie
de cinéma »  p. ‹‡°-‹‡·
La scène « Rêve ou réalité ? » (doc. 1) commence
ouverture de la taille d’une porte. Mais à la place
d’une porte, il installe deux miroirs battants, au
centre desquels un miroir amovible peut fermer la
pièce ou bien être enlevé. Dans ce plan, le miroir
a été retiré. Un figurant s’avance au premier plan,
12 min après le début. dont on ne peut voir que les mains en amorce.
La première scène du miroir (doc. 2) commence Face à lui, Jean Marais dans la chambre jumelle.
18 min après le début. Lorsque les mains se rejoignent à la fin du plan D,
300 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme
Cocteau fait un plan de coupe : « Cette glace est et exprime son admiration pour un poète qui est
une glace et j’y vois un homme malheureux », son contemporain, et qui pourtant ne s’est pas
ce qui lui permet de remettre le miroir. Dans le caché de ne pas aimer son œuvre. Ce faisant,
plan E, nouveau trucage qui permet au spectateur Cocteau révèle son admiration et la fascination
d’imaginer que les mains du poète s’enfoncent dans qu’a exercées sur lui la poésie surréaliste, malgré
le miroir. En réalité, le plan est filmé de dessus, en le mépris dans lequel les surréalistes ont toujours
plongée, et Jean Marais enfonce ses mains, non tenu son œuvre. Cependant, là encore, il ne faut
pas dans l’eau – le reflet n’y serait pas aussi net et pas oublier que la lecture peut être double : les
surtout on y verrait le bout des doigts –, mais dans vers sont prononcés depuis l’au-delà, et cette
une cuve de mercure. Par la magie du cinéma, les radio fascinera Orphée au point de le mener à sa
gants de caoutchouc, inspirés à Cocteau par les perte, ce qui n’est pas aussi positif. À la manière
tableaux de Chirico comme Le Chant d’amour, de Cégeste qui émettra dans la radio après avoir
Le Gant rouge, ou encore L’Énigme de la fatalité, été tué par la Princesse et être devenu son aide, les
semblent posséder un pouvoir magique. surréalistes apparaissent dans le film de Cocteau
comme de jeunes fous.
3. Réaliser un film, pour Jean Cocteau, c’est faire
une « poésie de cinéma ». En effet, cette démarche 2. Dans son dialogue avec Heurtebise comme
lui permet de s’affranchir des règles traditionnelles dans celui avec la Princesse (doc. 1), Orphée
du cinéma (règle des 180 degrés), afin d’enchaîner cherche à « comprendre » : « J’ai le droit d’exiger
ses plans non pas de façon réaliste, mais méta- des explications » (doc. 1 p. 378). Mais cette
phorique. Ainsi, Cocteau parvient à transformer démarche qui se veut raisonnable, rationnelle,
l’image. Dans ces plans, le miroir devient un objet ne peut ouvrir sur l’autre monde.
merveilleux, une surface profonde. Le miroir est
3. Pour accéder à l’au-delà, il faut abandonner la
opaque (plan B, plan C), mais il peut se creuser
raison et accepter le merveilleux : « Il s’agit de
(plan E). On peut s’y voir (plan B, plan D) ou
croire ». Cette exigence, formulée par Heurtebise,
y être vu (plan A). Il est à la fois une frontière
est bien sûr celle que Jean Cocteau exige de son
(plan A), et une ouverture vers une profondeur
spectateur. Son film est parfois hermétique,
(plan D, plan E). Le merveilleux du miroir devient
difficile. Mais pour l’apprécier, pour y voyager
source de jeu de mots : « Les miroirs feraient bien
pleinement, le spectateur ne doit pas chercher
de réfléchir davantage » (doc. 1 p. 378).
à tout « comprendre », à tout expliquer, mais
accepter le merveilleux, y découvrir la beauté plus
 LECTURE DES TEXTES que la raison. L’attitude que doit avoir Orphée
1. Le voyage d’Orphée dans le palais de la Princesse et le spectateur est celle du dormeur, comme le
est un voyage esthétique. L’opéra de Gluck per- confirme le texte 1 page 378 :
met à Cocteau de rendre hommage à l’un de ses « La Princesse. – Décidément, vous dormez.
prédécesseurs. C’est une manière de dire que son Orphée. – Oui... oui... je dors... »
film est également une réécriture du mythe. De On retrouve ici le pouvoir du sommeil surréa-
plus, choisir les plaintes d’Eurydice au royaume liste comme ouverture vers un monde étrange,
des morts, c’est donner un indice au spectateur insolite, merveilleux (voir « Le surréalisme,
et à Orphée sur l’identité de la Princesse, qui est rêve éveillé », p. 370). Le spectateur doit donc
une des incarnations de la Mort, puisque c’est abandonner toute critique rationnelle et regarder
elle qui allume la radio. La voix d’outre-tombe le film de Cocteau comme un rêve éveillé. On
qu’on y entend est en réalité celle de Jean Cocteau peut ainsi modifier les propos de la Princesse
lui-même. Certains vers sont de lui, d’autres, pour en faire un mot d’ordre de Cocteau à son
comme « Un seul verre d’eau éclaire le monde », spectateur : « Si vous êtes au cinéma, si vous
sont de Paul Éluard, poète surréaliste dont il est rêvez, acceptez vos rêves. C’est le rôle du spec-
contemporain. Là encore, Cocteau rend hommage tateur de cinéma. »

21 Jean Cocteau, Orphée | 301


Vers le bac › 
Corpus : « Ondes poétiques »
Livre de l’élève  p. ‹8⁄ à ‹8‹

Objectifs et intérêt du corpus : les quatre pluie est l’occasion d’évoquer les « merveilleuses
poèmes permettent un balayage rencontres de [s]a vie », passées ou à venir, ces
de la poésie des xixe et xxe siècles autour « liens qui [...] retiennent de haut en bas », entre
du thème traditionnel de la pluie, lyrique par la tristesse et joie, entre hier et demain.
excellence, mais revisité au gré des nouvelles 2. Les poètes travaillent notamment sur les sono-
formes poétiques de la modernité. rités pour faire entendre la pluie. Apollinaire
comme Carco insistent sur le sens de l’ouïe avec
QUESTIONS SUR UN CORPUS le verbe « écouter », présent dans les deux poèmes,
1. Le thème de la pluie est l’occasion d’exprimer l’évocation des bruits de la ville et de la pluie,
différentes émotions selon les poèmes : l’utilisation poétique de l’adjectif « auriculaire »
– tristesse et mélancolie chez Baudelaire et chez Apollinaire. Verlaine évoque le « bruit doux
Verlaine surtout. Le poème de Baudelaire est de la pluie ». Chez Baudelaire, les bruits sont
l’expression plus précisément du spleen, mélancolie beaucoup plus funestes : on entend la pluie, mais
chargée de détresse. Tout le sonnet évoque la aussi le « bourdon » qui « se lamente » comme un
peine (« flots », « triste voix », « bourdon », « se glas, la cheminée qui « accompagne en fausset la
lamente », « sinistrement »), la maladie (« pâles pendule enrhumée », comme si elle sonnait l’heure
habitants », « corps maigre et galeux », « enrhu- et rappelait le temps qui passe. Cette dimension
mée », « sales parfums », « vieille hydropique ») très sonore de la pluie est rendue sensible par
et la mort (« urne », « froid ténébreux », « mor- le jeu sur les sonorités, notamment les dentales
talité », « fantôme », « fatal », « sinistrement » (« Héritage fatal d’une vieille hydropique » chez
au sens étymologique du terme, « défunts »). Baudelaire, « Heurte la vitre goutte à goutte »
Verlaine joue sur les répétitions et les sonorités chez Carco, par exemple). Chez Verlaine, la pluie
en [œ] pour créer un poème très musical, proche prend une dimension musicale, comme une ber-
de la chanson, associant « pleure » et « pleut », ceuse, qui s’entend par le jeu des répétitions et
« cœur » et « deuil ». Ces émotions se retrouvent l’assonance en [œ]. Notons que Debussy, sensible
aussi chez Carco et Apollinaire. On peut relire à l’extrême musicalité de ce poème, l’a mis en
ainsi les derniers vers du poème de Carco : la musique. Apollinaire, quant à lui, rend la pluie
répétition du syntagme « il pleut », en écho à visible grâce au calligramme. Aussi la pluie inspire-
« pleurent » chez Apollinaire, renvoie aux « voix t-elle les poètes dans leur recherche poétique, sur
de femmes [qui sont] mortes ». Mais ces émotions le plan thématique et formel.
sont nuancées par l’expression simultanée des
deux autres émotions que sont la joie et l’espoir ;
– la joie et l’espoir : les trois premières strophes de TRAVAUX D’ÉCRITURE
Carco sont particulièrement joyeuses, comme le
montre la répétition en chiasme des phrases « Il Dissertation
pleut – c’est merveilleux » (v. 1) et « C’est mer- I. La poésie s’inspire de la réalité
veilleux : il pleut » (v. 10). La pluie est l’occasion a. Les poètes parlent de ce qui les entoure, de
pour le poète de partager un moment avec celle leur réalité quotidienne
qu’il aime, seuls tous les deux à la maison. Le poète Les quatre auteurs du corpus évoquent une réalité
s’en réjouit, même s’il sait qu’elle devra partir, des plus banales : la pluie. Ils évoquent aussi la
comme l’évoque la dernière strophe. Le poème ville, ses bruits. Par exemple, Baudelaire évoque
d’Apollinaire alterne mélancolie et espoir. La son intérieur, mentionnant ainsi les détails de la

302 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


cheminée et de la pendule ; Carco fait référence b. La poésie transfigure le réel et renouvelle
aux taxis et autobus, esquissant ainsi le tableau de notre regard
la réalité urbaine. Aux xixe et xxe siècles, la ville, Les poètes voient le réel différemment. Ils sont
et particulièrement Paris, est un thème récurrent, capables de le percevoir autrement et de voir
symbole de la modernité. Charles Baudelaire dans des choses que les autres ne voient pas. Arthur
L’Art romantique (p. 350) explique ainsi que c’est Rimbaud, dans sa Deuxième lettre dite « du voyant »
dans l’observation de la réalité quotidienne la à Paul Demeny, explique que le poète doit se faire
plus contemporaine que les poètes puisent leur « voyant » (p. 350). Les surréalistes (séquence
première source d’inspiration et deviennent des 20) cherchent par tous les moyens à explorer
« peintres de la vie moderne ». l’inconscient et à découvrir les aspects inédits du
monde qui nous entoure. Les poètes portent ainsi
b. Les poètes s’engagent dans le monde
un regard nouveau sur les êtres et les choses et
Les poètes peuvent donner une dimension argu-
renouvellent notre regard, même sur les choses les
mentative à leurs textes, et critiquer la réalité.
plus banales, comme la pluie dans notre corpus.
Ils souhaitent alors très concrètement convaincre
et persuader leurs lecteurs et cherchent, en ce c. La poésie comme création d’un nouveau
sens, à agir sur le réel. On peut citer en exemple langage pour dire le monde autrement
la poésie de la Résistance pendant la Seconde Dans le corpus, les poètes jouent sur les sonorités
Guerre mondiale (Éluard, Desnos… au programme pour faire entendre la pluie. Apollinaire associe
de français de 3e), ou bien les poètes roman- le texte et le dessin pour faire voir et entendre la
tiques comme Marceline Desbordes-Valmore dans pluie. Le travail du poète est aussi un travail sur
Pauvres fleurs (p. 326) ou encore Victor Hugo la forme, sur le langage, sur les images. Il s’agit
dont de nombreux poèmes des Châtiments ont non de s’en tenir au sens, à la raison, mais de faire
été écrits contre Napoléon III (p. 328). appel aux sens, à la sensibilité et à l’imagination.
On peut penser aussi aux explorations surréalistes
c. La poésie exprime les émotions et les senti- qui travaillent sur l’inconscient (séquence 20).
ments du poète Écriture d’invention
Il s’agit alors de la poésie lyrique. Les poètes expri-
Le sujet invite à reprendre une partie des idées
ment leurs sentiments personnels, comme la
de la dissertation en répondant à la probléma-
tristesse, l’amour, la joie par exemple, autant de
tique suivante : comment la poésie permet-elle
sentiments exprimés par les poètes du corpus. Les
d’échapper à un quotidien plat et morne ? La
romantiques en particulier ont fait de la poésie
réponse peut s’organiser en deux grands axes : en
un moyen privilégié de l’expression du « moi »,
s’en échappant par le rêve et l’imagination tout
comme dans « Le Lac » de Lamartine (p. 322) ou
d’abord, en la transformant en laissant s’exprimer
le recueil Pauca meæ (séquence 18) dans lequel
sa sensibilité personnelle et en renouvelant son
Victor Hugo évoque sa fille trop tôt disparue et
regard et sa façon de dire le monde ensuite.
exprime son deuil dans un chant lyrique à la fois
Il s’agit d’une lettre argumentative, il faut donc
intime et universel.
prendre soin d’organiser le propos et les idées dans
II. La poésie transforme la réalité une visée à la fois convaincante et persuasive. Les
a. La poésie est issue de l’imagination du poète codes de la lettre doivent être respectés :
Si la poésie (du grec poiein, fabriquer, créer) s’ins- – énonciation à la première personne ;
pire de la réalité, si elle est l’expression du monde – adresse directe au destinataire ;
intime du poète, tout à fait authentique, elle naît – formules d’adresse et de politesse au début et à
aussi de son imagination, qui l’entraîne ailleurs. la fin et signature ;
L’exotisme, l’invitation aux voyages lointains – multiplication des procédés argumentatifs :
nous font quitter les rives de la réalité quoti- interpellation du destinataire, questions rhéto-
dienne. Le rêve peut également tenir une place riques, rythmes et répétitions, exemples pertinents
prépondérante. C’est le cas chez les romantiques choisis avec soin.
comme chez Alfred de Musset et ses Nuits ou Outre la dimension argumentative, la lettre doit
l’œuvre d’Aloysius Bertrand qui crée tout un montrer la culture poétique de l’élève en citant le
univers fantastique inspiré du monde médiéval plus possible des auteurs, des recueils, des poèmes
(p. 330 à 332). précis.
21 Vers le bac 4 | 303
Commentaire Ici, Carco prend le contrepied de la tradition en
Problématique : comment la simple évocation associant la pluie au bonheur et à l’amour. Mais en
d’un jour de pluie permet-elle au poète d’exprimer réalité, très vite la pluie devient une source de nui-
ses sentiments ? sance puisqu’elle « heurte » la vitre, verbe à conno-
tation négative, et détourne l’attention du poète
I. Une déclaration d’amour placée sous le signe qui « écoute » le bruit de la pluie s’ajoutant aux
de la simplicité et du quotidien bruits de la ville (strophe 2). Le bruit de la pluie
a. Une déclaration d’amour s’entend grâce à l’allitération en [t] au vers 12.
On relève de nombreuses occurrences de l’expres- Dans la dernière strophe, la pluie s’associe aux
sion « je t’aime » à la rime au vers 1 et en tête du pleurs : cette référence évidente à Verlaine et le
vers 14. Le pronom « nous » au vers 2, renforcé jeu sur le son [œ] signent le retour à la tradition.
par « nous-mêmes » au vers 3, associe le poète
et celle qu’il aime, celle à qui le poème s’adresse b. L’opposition intérieur / extérieur
directement (« À Éliane »). La répétition de La pluie est un prétexte pour les deux amants pour
« c’est merveilleux » exprime le bonheur partagé. « rest[er] à la maison ». On note une opposition
entre l’intérieur, calme et douillet, et l’extérieur
b. Un banal jour de pluie plein de vie et de bruits (strophe 2). Le lien entre
La pluie permet au couple d’être ensemble : « Nous les deux espaces s’opère grâce à la fenêtre (« on
resterons à la maison » (v. 2), percevant les bruits voit », v. 7 et « la vitre », v. 12). Le couple est
lointains venus du dehors avec l’évocation de la lui aussi comme un tout, clos, avec le pronom
rumeur de la pluie, de la ville, des taxis, des auto- « nous-mêmes » (v. 4) mais peu à peu la sépara-
bus, des remorqueurs. La Seine (v. 8) indique qu’on tion s’annonce.
est à Paris et le recours au présent de l’indicatif
ancre la scène dans l’univers quotidien du poète. c. L’imminence de la séparation
La séparation à venir est explicite dans la der-
c. Une écriture de la simplicité
nière strophe, mais elle s’annonce déjà dès la
Le poème est composé de quatre strophes d’octo-
deuxième strophe par le jeu des pronoms notam-
syllabes en rimes croisées. On remarque l’absence
ment : le passage du « nous » (v. 2) au « on »
de recherche formelle, le choix délibéré de mots
(v. 7) dépersonnalise le couple, puis l’emploi des
simples et justes, le refus des images inédites ou
« je » et « tu » dans les 3e et 4e strophes montre
surprenantes : on est dans une écriture volontai-
la séparation du couple qui disait « nous » en
rement sobre, avec des répétitions, comme une
deux personnes distinctes. On peut comparer
petite chanson servant d’écrin à une déclaration
le premier vers au vers 10 : on relève le jeu de
d’amour aussi directe que touchante : « Je t’aime ».
répétition, mais la structure chiasmatique suggère
Le premier vers exprime bien cette simplicité par
une logique différente. Dans le premier vers, on
la juxtaposition des trois propositions qui implique
va de l’extérieur vers l’intérieur, de la pluie vers le
un rapport logique immédiat.
couple, lové dans l’intimité. Au vers 10, l’amour
II. Un paysage « état d’âme » est merveilleux mais la pluie distrait le poète
a. L’ambiguïté de la pluie qui l’« écoute » : on va donc de l’intérieur vers
Ce thème lyrique est traditionnellement associé l’extérieur. Le départ s’annonce déjà : à l’image
à la mélancolie, aux pleurs, voire au désespoir. de la pluie, qui va s’arrêter, la femme devra partir.

304 | La poésie du xixe au xxe siècle : du romantisme au surréalisme


Méthodes
Livre de l’élève  p. ‹8∞ à ∞¤∞

Fiche Organiser son travail 2  Construire son espace de travail


⁄ pour réussir  p. ‹8‡
numérique
1. Le dossier « Français » peut être organisé en
1  Organiser ses supports de travail plusieurs sous-dossiers. Quelques exemples pos-
sibles qui peuvent être combinés :
1. Plusieurs mises en œuvre sont possibles. Les – par genres littéraires / objets d’étude : poésie,
élèves peuvent être placés par groupes. Certains roman, argumentation, théâtre ;
observent les agendas, d’autres les cahiers, d’autres – par séquences étudiées ;
les classeurs, puis chaque groupe présente aux – par types d’exercices : dissertation, commentaire,
autres ses conclusions. Une autre possibilité écriture d’invention, question sur un corpus ;
consiste à proposer à chaque groupe les différents – par fiches outils : histoire littéraire, outils
supports (agendas, cahiers ou classeurs). d’analyse, fiche de lecture, fiche biographique.
2. Une grille peut être distribuée ou construite 2. Plusieurs navigateurs peuvent être utilisés en
avec les élèves : fonction de ce qui est à disposition au lycée :
Mozilla Firefox, Internet Explorer, Google
Support observé : Chrome… Si plusieurs navigateurs sont à dis-
Ce qui Ce qui est position, il est possible de comparer la manière
Critères de créer et d’organiser des dossiers et des favoris.
est réussi à améliorer
Les élèves peuvent être mis à contribution pour
Rangement expliquer aux autres comment faire.
Classement Différents sites peuvent être répertoriés et orga-
nisés en dossiers :
Qualité
– outils de la langue : conjugueurs, Lexilogos ;
de l’écriture
– encyclopédies et dictionnaires : TLFI, Larousse,
Éléments Wikipédia ;
surlignés – écriture : sites de pads (TitanPad, Framapad,
ou soulignés Piratepad), sites de cartes mentales (Framindmap,
Plan du cours MindMup) ;
et leçons – lecture : Babelio ;
à mémoriser mis – sites culturels : expositions virtuelles de la BnF,
en évidence sites des musées (Louvre, Orsay, Réunion des
musées nationaux, portail Joconde) ;
3. Chaque groupe peut présenter le résultat de ses – presse et médias : Le Monde, France Info, sites
observations à la classe en s’appuyant sur quelques de presse régionale ;
exemples significatifs. – orientation : Onisep.

305 | Développer son autonomie


3  Identifier son travail et ses activités extrascolaires
avec une carte mentale
Une carte mentale (ou carte heuristique, mind map en anglais) est une
manière schématique de présenter et d’organiser une suite d’idées, de
les hiérarchiser, en mettant le sujet principal dans un nœud, puis en le
ramifiant en idées secondaires.
Plusieurs outils peuvent être utilisés :
– logiciels gratuits : XMind, FreeMind ;
– sites Internet : Framindmap, MindMup.
Un exemple :

Sports : ...
Musique : ...
Mes activités
extra-scolaires Divertissements : ...

Réviser le cours : synthèses, fiches de méthode Etc.


Travail Leçons : ...
Réaliser des fiches de synthèse sur les notions personnel Exercices : ...
Lecture cursive en lien avec le cours à réaliser Mes activités Français - Lectures : ...
Lecture personnelle - même lorsque
Recherches : ...
Lecture de presse
le professeur
ne donne pas Etc.
Etc. Travail
- à faire -
de travail cette semaine Mathématiques
Etc.

Les élèves peuvent confronter ce qu’ils ont trouvé pour l’entrée : « travail
personnel à réaliser même lorsque le professeur ne donne pas de travail »
et enrichir ainsi cette partie.

4  Cibler ses plages horaires pour le travail personnel


Créer son emploi du temps en dehors de la classe.
Exemple qui peut être analysé avec un temps de travail bien équilibré :

lundi mardi mercredi jeudi vendredi samedi dimanche

8 h – 12 h – – – – – devoirs devoirs


12 h – 13 h repas repas repas repas repas repas repas

CDI / travail CDI / travail CDI / travail CDI / travail


13 h – 14 h en groupe / en groupe / en groupe / en groupe / loisirs loisirs
ordinateur ordinateur ordinateur ordinateur

14 h – 17 h – – sport – – loisirs loisirs


17 h – 18 h sport devoirs devoirs devoirs devoirs musique loisirs
18 h – 19 h devoirs devoirs devoirs devoirs devoirs
19 h – 20 h repas repas repas repas repas repas repas

médias médias médias médias médias


20 h – 22 h
lecture lecture lecture lecture lecture

306 | Développer son autonomie


5  Organiser son travail personnel
1. Le plan de travail personnel peut être organisé ainsi :

Jours Créneau horaire Travail à effectuer

13 h – 14 h au CDI – recherche sur les rapports entre l’écrivain Maupassant


17 h – 18 h et le monde de la presse
Lundi 6 – exercices 1 et 2 sur les figures de style p. 410
– leçon « Les figures de style » (fiche 10 du manuel) :
lecture

13 h – 14 h au CDI – recherche sur les rapports entre l’écrivain Maupassant


17 h – 18 h et le monde de la presse
Mardi 7 – exercices 3 et 4 sur les figures de style p. 410
– leçon « Les figures de style » (fiche 10 du manuel) :
mémorisation

14 h – 16 h – exercices 5 et 6 p. 410


20 h 30 – 21 h 30 – leçon « Les figures de style » (fiche 10 du manuel) :
Mercredi 8
mémorisation
– lecture d’un chapitre de Bel-Ami

13 h – 14 h au CDI – recherche sur les rapports entre l’écrivain Maupassant


17 h – 18 h et le monde de la presse
Jeudi 9
– leçon « Les figures de style » (fiche 10 du manuel) :
mémorisation

17 h – 18 h – leçon « Les figures de style » (fiche 10 du manuel) :


Vendredi 10 20 h 30 – 21 h 30 révision
– lecture d’un deuxième chapitre de Bel-Ami

8 h – 12 h – leçon « Les figures de style » (fiche 10 du manuel) :


Samedi 11
révision

Dimanche 12 20 h 30 – 21 h 30 – lecture d’un troisième chapitre de Bel-Ami

13 h – 14 h au CDI – exposé par groupe de 4 : « Le monde de la presse


Lundi 13
dans Bel-Ami »

13 h – 14 h au CDI – exposé par groupe de 4 : « Le monde de la presse


Mardi 14 20 h 30 – 21 h 30 dans Bel-Ami »
– lecture d’un quatrième chapitre de Bel-Ami

Mercredi 15

13 h – 14 h au CDI – exposé par groupe de 4 : « Le monde de la presse


Jeudi 16
dans Bel-Ami »

13 h – 14 h au CDI – exposé par groupe de 4 : « Le monde de la presse


Lundi 20
dans Bel-Ami »

13 h – 14 h au CDI – exposé par groupe de 4 : « Le monde de la presse


Mardi 21
dans Bel-Ami »

Fiches | 307
2. Les points suivants peuvent être mis en évidence elles ouvrent la partie, salut, ils répondent, puis
dans l’exemple proposé : ils s’informent ça fait longtemps que t’es là ? ou
– l’apprentissage de la leçon est répartie sur plu- toute autre question d’une neutralité technique,
sieurs créneaux et se fait de façon progressive : sitôt se charrient plus qu’ils ne se parlent, ça dure
lecture / mémorisation / révision ; un quart d’heure, pas plus – ne restent jamais
– le travail est planifié en fonction des créneaux longtemps assis, au fond, sont appelés à bondir
disponibles pour le travail en groupe ou les outils –, alors Eddy, toujours lui, se dresse, balance son
du CDI : recherches, exposés ; mégot, balance ses lunettes sur son tee-shirt – Ray-
– la lecture est planifiée ; Ban Wayfarer contrefaites, tombées d’un carton
– pour chaque travail, l’organisation permet d’anti- à Vintimille –, et annonce le départ : vamos ! »
ciper un imprévu de dernière minute en finissant (Maylis de Kerangal, Corniche Kennedy, © éditions
la tâche un peu avant la date prévue. Gallimard, 2008.)
Autre passage qui exprime le vertige du saut et
6  Programmer une lecture peut se prêter à une lecture oralisée intéressante :
pendant les vacances
« Eddy reste seul, allongé. Il sait bien, pour le
Proposition de planification de la lecture : lec- Face-to-Face, il a compris la fille, ils sont pareils. Il
ture de 15 pages par jour, sur les douze premiers sait la relance du monde à chaque saut, à chaque
jours des vacances, puis les deux jours suivants, impulsion de pied sur la pierre, comme une figure
réalisation des activités demandées. libre qui ferait le pari de la transcendance inver-
Si l’activité est réalisée sur le livre proposé : sée, il sait le corps débordant et désorienté qui
reconquiert un autre espace, un autre monde à
1. Résumé : le roman se déroule sur un été et l’intérieur du monde ; non pas la chute, donc, le
raconte l’histoire d’adolescents des quartiers défa- truc grisant de tomber comme une pierre, mais
vorisés qui plongent dans la mer Méditerranée du être contenu dans le ciel, dans la mer, là où tout
haut de la corniche Kennedy, à Marseille. Eddy croît et s’élargit, et devenir le monde soi-même,
et ses amis sautent ainsi de deux promontoires, le coïncider avec tout ce qui respire, et que ce soit
Just Do It et le Face-to-Face, situés à douze mètres intense, rapide, léger, il sait tout cela, il en connaît
au-dessus de l’eau. Les plongeons sont risqués et les dangers, le tourbillon, la nausée, les yeux
ils sont surveillés par la police, plus particuliè- révulsés, la tête à l’envers. »
rement par le commissaire Sylvestre Opéra, qui (Maylis de Kerangal, Corniche Kennedy, © éditions
souhaite mettre un terme à ces activités. Suzanne, Gallimard, 2008.)
une fille des quartiers riches, vient perturber
le groupe d’adolescents. Le roman raconte en Pour approfondir : interview de l’auteur : http://
parallèle l’histoire intime du commissaire qui a www.telerama.fr/livre/maylis-de-kerangal-a-l-
vu disparaître la femme qu’il aimait. origine-d-un-roman-j-ai-toujours-des-desirs-tres-
physiques-materiels,109929.php
2. Article critique : les élèves peuvent confronter
leurs articles avec ceux écrits dans la presse (par
exemple celui du magazine Télérama : http://www.
telerama.fr/livres/corniche-kennedy,33858.php),
ou avec ceux écrits par des lecteurs (par exemple 7  Planifier un travail d’exposé
sur le site Babelio : http://www.babelio.com/livres/ en groupe
Kerangal-Corniche-Kennedy/91038/critiques).
1. Définition du sujet : il s’agit de présenter les
3. Choix d’un extrait : le passage suivant peut nouvelles perspectives littéraires offertes par les
être suggéré pour une lecture oralisée : fusion des outils numériques.
discours direct et indirect, mélange des niveaux
Sitographie sur le sujet :
de langue, précision de l’écriture :
– article de Télérama : http://www.telerama.fr/
« Au commencement, les garçons sont assis genoux livre/litterature-et-numerique-quand-l-ecrit-s-
repliés, genoux que ceinturent leurs bras, fument invente-un-avenir,82561.php
des clopes les yeux plissés sur le large, redoublent – bulletin des bibliothèques de France : http://
de jactance quand les filles approchent, salut, bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2011-05-0103-007
308 | Développer son autonomie
– sur le site de l’académie de Nantes : http://www.pedagogie.ac-nantes.fr/lettres/
bibliotheque/la-litterature-numerique-749150.kjsp?RH=PEDA
Proposition de plan :
– la littérature hypertextuelle (ou hyperfiction) : des liens donnent accès à de
nouvelles pages, du son, de la vidéo qui enrichissent le récit.
– la littérature générative qui crée aléatoirement des textes : les œuvres sont
éphémères.
– la littérature animée : le lecteur peut agir sur le texte, l’animer.

2. Proposition de planning des différentes phases du travail :


– recherches : une semaine ;
– mise en commun et début de la mise en forme : une semaine ;
– fin de la mise en forme et entraînement : une semaine.
Lors de la phase de mise en forme, chaque élève peut se charger d’une partie, puis
il faut prévoir de se réunir pour harmoniser l’ensemble.

Fiche Prendre des notes et approfondir


¤ et approfondir ses connaissances  p. ‹8·

1  Trouver des abréviations


1. Les abréviations suivantes peuvent être proposées : littérature (litt.), œuvre (Œ),
auteur (aut.), siècle (s.), romantisme (rom.), mouvement (mouv., mvt, mouvt), femme
( ), homme ( ), introduction (intro.), développement (dév., dvlp, dévelopt), conclu-
sion (CCL, concl.), paragraphe (§), lexique (lex.), comparaison (comp.), dénouement
(dén., dénout), diminue ( ), s’oppose à (/), implique (➝), inférieur à (<), environ ( ),
cependant (cpdt), mais (ms), souvent (svt), quand (qd), plus (+).
2. D’autres mots sont souvent employés en cours :
– liés aux mouvements littéraires : classicisme, réalisme, naturalisme, symbolisme,
surréalisme ;
– liés aux registres : lyrique, pathétique, tragique, comique ;
– liés aux genres : théâtre, poésie, roman, argumentation ;
– liés aux méthodes : dissertation, commentaire ;
– liés aux activités : écriture, lecture, recherche, travail.
3. Le tableau d’abréviations peut être organisé en suivant les critères de classement :
par disciplines, par catégories grammaticales, par modes d’abréviation…

2  Réaliser une grille d’auto-évaluation de prise de notes


Proposition de grille :
Critères Non réussi Perfectible Réussi
Clarté :
Ma prise de notes est aérée : marges, sauts de ligne
Même type de feuille et même mode de présentation
Fiches datées et numérotées

Fiches | 309
Critères Non réussi Perfectible Réussi
Identification et sélection des informations :
Les informations essentielles sont présentes
Des informations secondaires ne sont pas présentes
Les formulations brèves sont privilégiées : phrases
nominales, abréviations, suppression des déterminants
Organisation et mise en page :
Mise en évidence des informations : titres, références
des documents, plan, définitions
Des couleurs sont utilisées et permettent
de hiérarchiser les informations
Des éléments visuels sont utilisés : flèches, listes, schémas

3  Utiliser des abréviations et mettre en page


1. Il s’agit d’un paragraphe argumentatif présentant une thèse : « La littérature est un moyen
d’explorer la réalité », et deux arguments illustrés chacun par un exemple. Le premier argument
(« écrire un roman permet de s’informer sur la société ») est illustré par l’exemple du roman
Germinal de Zola. Le deuxième argument (« les œuvres littéraires peuvent dénoncer certaines
injustices ») est illustré par l’exemple du roman Les Misérables de Victor Hugo.
2. Proposition de mise en page et d’abréviations :

Littérature = moyen d’explorer réalité


1– Écrire un roman ➝ s’informer sur sté.
Ex. : Émile Zola, Germinal :
– W de journaliste, enquête dans mines
– carnets d’enquêtes : info. récoltées servant son inspiration créatrice
2– Œ litt. ➝ dénoncer certaines injustices.
Ex. : Victor Hugo, Les Misérables : réalité soc. difficile du peuple qui souffre

3. En comparant les prises de notes, plusieurs problèmes peuvent apparaître :


– absence de mise en évidence du plan par la mise en page et par le jeu des couleurs ;
– trop d’abréviations (ce qui nuit au sens) ou trop peu (manque de synthèse).
4. Proposition de carte mentale :
Ex. : Émile Zola, Germinal :
1 – Écrire un roman ➝ – W de journaliste, enquête dans mines
- – carnets d’enquêtes : info. récoltées
s’informer sur sté.
servant son inspiration créatrice
Littérature = moyen
d’explorer réalité
2 – Œ litt. ➝ dénoncer -
certaines injustices. Ex. : Victor Hugo, Les Misérables :
réalité soc. difficile du peuple qui souffre

310 | Développer son autonomie


Cette disposition est plus schématique et permet – La Récolte de la manne, Poussin : en lien avec
de faire fonctionner la mémoire visuelle. De plus, le classicisme ;
elle permet facilement de retravailler l’argumen- – La Liberté guidant le peuple, Delacroix : en lien
tation pour l’enrichir par exemple, en insérant de avec le romantisme ;
nouveaux arguments ou de nouveaux exemples. – Dans la serre, Manet : en lien avec un travail sur
la question de la condition féminine, les rapports
amoureux, les réécritures ou les pastiches ;
4  Prendre en notes un cours – La Porte de l’Enfer, Rodin : en lien avec un
1. Concernant la mise en œuvre, il est possible de travail sur cette thématique ;
présenter, pendant 10 à 15 minutes, une notion – La Nuit étoilée, Van Gogh : en lien avec la
(histoire littéraire, outil d’analyse, synthèse d’une poésie moderne.
lecture analytique ou d’une étude d’ensemble).
La présentation peut être prise en charge par le 7  Réaliser une prise de notes
professeur, par un groupe d’élèves sous forme de façon collaborative
d’exposé.
1. La page « Repères historiques » intitulée « Le
2. La restitution orale d’un élève peut durer xixe siècle : un siècle de bouleversements » en
quelques minutes. Il est possible de confronter lien avec l’objet d’étude « La poésie du xixe au
plusieurs restitutions pour les comparer et observer xxe siècle » peut être choisie par exemple.
les points retenus ou écartés, l’organisation et la
hiérarchisation des informations. Les supports de 2. Le travail de lecture et de prise de notes peut
prise de notes peuvent être également comparés être réparti par groupes de quatre. Deux élèves
en les affichant au tableau (prévoir des feuilles peuvent se partager la partie « contexte histo-
A3) ou en menant l’activité en salle informatique rique », un élève pour la partie « contexte social et
et en vidéo-projetant les réalisations. économique » et un élève pour la partie « contexte
littéraire et artistique ».
3. À l’issue des présentations et des remarques, un
temps de synthèse peut être organisé en établissant 3. Le travail de mutualisation peut être organisé
quelques conseils simples à appliquer. avec un traitement de texte : chacun prend ses
notes sur le traitement de texte, puis copie et
colle dans un document commun son texte. La
5  Sélectionner les informations mise en page doit être ensuite harmonisée (taille
essentielles d’un document et type de police, couleurs, sauts de ligne, etc.).
Un pad peut être utilisé également (TitanPad,
1. Une synthèse d’histoire littéraire peut être Piratepad, Framapad). Un élève crée un pad et
choisie : par exemple, celle sur « Le classicisme communique aux autres l’adresse URL obtenue.
et le théâtre classique », p. 172. Les autres la recopient dans la barre d’adresse de
Le plan : leur navigateur. Chacun prend en note sa partie.
– le contexte de la doctrine classique ; Les autres peuvent visualiser ce que chacun fait.
– les origines du classicisme ; L’ensemble forme le document. Il faut encore
– les principes du classicisme ; l’exporter ou le copier vers un traitement de texte
– les règles du théâtre classique ; pour affiner la mise en page.
– les grandes figures du théâtre classique.
4. La dernière étape permet un retour réflexif sur
Les mots-clés : règles, fonction morale à l’art, la démarche. Les élèves doivent justifier les choix
plaire et instruire, vraisemblance, bienséance, de couleurs, de disposition sur la page, d’informa-
trois unités. tions sélectionnées, les difficultés rencontrées et
les avantages observés.
6  Structurer sa prise de notes à partir
d’un document vidéo 8  Réaliser une fiche de synthèse
http://www.canal-educatif.fr/art.htm pour s’autoévaluer
Exemples de tableaux pouvant être choisis en 1. Les élèves peuvent travailler par groupes à
lien avec le cours : partir d’un ou plusieurs supports de cours.
Fiches | 311
2. La phase de repérage des éléments à mémoriser Les fiches peuvent suivre le plan suivant :
et à maîtriser permet de bien stabiliser les notions. 1. Études :
• cursus : filière, études, diplômes, concours,
3. Le bilan sous forme de tableau permet de refor-
voies d’accès
muler et donc s’approprier les notions.
• degré de sélection, taux de réussite pour accéder
– « ce que je dois connaître » : les notions
à ces études
– « ce que je dois savoir faire » : les compétences
• situation géographique des écoles ou des lieux
à maîtriser
d’études
4. Pour la phase de mémorisation, les élèves • coût et durée des études
peuvent s’entraîner par deux. Ils peuvent faire 2. Définition du métier :
travailler la mémoire visuelle (réalisation de sché- • rôle et différentes missions de la profession
mas, cartes mentales, utilisation de couleurs) ou • qualités pour exercer le métier
auditives (lectures, enregistrements à l’aide du • conditions (horaires de travail, etc.)
logiciel Audacity ou d’un enregistreur en ligne • salaire
comme Online Voice Recorder). • évolution de carrière
À l’issue de cette phase, chaque élève doit pouvoir • situation sur les offres d’emplois au jour
expliquer en détail les notions et les développer, d’aujourd’hui et dans le futur
les mettre en application sur des exercices.
2. Le compte-rendu oral doit utiliser le support
5. Le questionnaire peut être réalisé avec des sans lecture.
questions à difficultés croissantes. Il est possible
de classer avec les élèves les types de questions
(questions de restitution, questions de réinves-
tissement des connaissances, questions d’analyse, Fiche
de synthèse, etc.).
‹ Utiliser Internet  p. ‹·⁄

Sitographie :
Le B2i lycée : http://eduscol.education.fr/
9  Exploiter une prise de notes numerique/textes/reglementaires/competences/
pour une présentation orale b2i/lycee
Des exemples de ressources avec « Les journées
1. Plusieurs modes de recherche sur les deux sites :
enseignement des lettres à l’heure du numérique :
Onisep.fr :
le rendez-vous des lettres, les métamorphoses du
• Rubrique « Métiers », puis « Des métiers par
livre et de la lecture à l’heure du numérique » :
secteurs », puis « Édition / journalisme » ou
http://eduscol.education.fr/pnf-lettres/
« Culture / Artisanat d’art » ou « Traduction /
Pour des informations sur le numérique res-
Interprétariat »
ponsable : http://eduscol.education.fr/internet-
• Recherche libre sur les mots-clés : « métiers
responsable/ ou www.internetsanscrainte.fr
du livre »
Meformer.org :
• Rubrique « Découvrir les métiers et les 1  Adopter une conduite responsable
emplois », puis « Rechercher par familles
1. La rubrique « L’espace pédagogique » du
de métiers », puis « Communication » ou
site http://www.2025exmachina.net/espace-
« Art – Artisanat – Spectacle »
pedagogique/presentation donne de multiples
• Recherche par centre d’intérêt
informations sur les enjeux pédagogiques du
Pistes : bibliothécaire, documentaliste, éditeur, jeu. Sur chacune des aventures, dix conseils
professeur, imprimeur, etc. clés sont donnés. Ils pourront être exploités
La fiche peut prendre différentes formes. Une fiche dans la charte à rédiger (par exemple, sur les
papier, mais aussi un diaporama. Si le diaporama réseaux sociaux : http://www.2025exmachina.
est choisi, les diapositives doivent présenter des net/espace-pedagogique/10-conseils-cles).
mots-clés, des schémas, en aucun cas des blocs Les quatre aventures du jeu sérieux « 2025
de texte. exmachina » (www.2025exmachina.net) :
312 | Développer son autonomie
ou échanger des vidéos dont on n’est pas pro-
Enseignements sur
Aventures
les conduites à suivre
priétaire sans autorisation de leurs auteurs, peut
poser problème. »
Sur les réseaux sociaux :
« Le droit à l’image des personnes et au res-
protéger ses données
pect de leur vie privée dit qu’il est obligatoire
personnelles, faire attention
« Le chat
aux traces informatiques qui d’obtenir l’autorisation des personnes, ou celles
démoniaque »
peuvent ressurgir plus tard, de leurs parents (en principe les deux) si elles
(Fred) sont mineures, avant de publier leurs photos
gestion de son identité en
ligne, bien utiliser les options sur Internet. Les atteintes volontaires portées à
de vie privée. l’intimité de la vie privée par la diffusion d’images
à leur insu ou par moyen de photomontages sont
Sur Internet mobile : punies par la loi, il faut en être conscient. Mais
le problème des prises de vue au-delà de ces aspects légaux, le fait de systémati-
et leur diffusion instantanée quement demander avant de publier des photos de
« Prise
via Internet, le vol de données quelqu’un d’autre et surtout de les transformer sur
sur le vif »
via Bluetooth (carnets son ordinateur, procède juste du plus élémentaire
(Anaïs)
d’adresses), problèmes liés savoir-vivre sur le Net ! »
à la géolocalisation,
au harcèlement, etc. 3. Proposition de charte en 10 points :
1) Lors d’une recherche d’informations, vérifier,
Sur les jeux vidéo : problèmes recouper les informations, s’assurer de leur
de la gestion du temps et des fiabilité
« Zoumbi’ pratiques excessives, le choix 2) Protéger ses données personnelles
city » des jeux, la protection
3) Bien choisir son pseudo
(Hugo) des données et les rencontres
4) Bien gérer ses profils
dans les communications
5) Bien gérer ses mots de passe et ses identifiants
en ligne, l’argent.
6) Soigner sa réputation, veiller à son identité
Blog, chat, forum : utilisation numérique
raisonnée de la webcam 7) Publier des photos, des vidéos et des textes
et du chat. en respectant les règles de la propriété
Questions des groupes intellectuelle
d’influence, de la véracité de 8) Publier des photos, des vidéos et des textes en
« Écran
l’information, des rencontres respectant les règles relatives à la protection
sur les forums. de la vie privée
total »
Questions de la véracité de 9) Ne pas diffuser d’informations présentant
(Morgane)
l’information, des différences le caractère d’un délit (messages à caractère
entre les sites scientifiques, raciste, pornographique, pédophile, injurieux,
grand public, commerciaux diffamatoire)
et blogs. 10) Ne pas abuser des outils numériques
Questions de l’image de soi
donnée sur les blogs. Idées pour réaliser une affiche :
• Proposer des dessins, des icônes ou des pho-
tographies pour illustrer chacune des entrées
2. Le site www.internetsanscrainte.fr précise
de la charte.
certaines règles qui encadrent l’utilisation des
• Proposer une campagne d’affichage au CDI,
informations : « Publier des photos et des vidéos
à l’intérieur d’une salle de classe ou du lycée.
sur des profils, blogs, sites communautaires, c’est
Chaque groupe peut prendre en charge une
bien sûr possible. Mais pas n’importe comment :
affiche en illustrant une des dix entrées.
ces publications répondent aux mêmes règles que
celles de la presse classique en termes de droit 2  Effectuer une recherche fiable
d’auteur et de droit à l’image. Ainsi, publier des
photos de ses amis ou de ses profs, copier-coller 1. Pour cibler le sujet, on peut dégager les orien-
des photos trouvées n’importe où sur Internet, tations suivantes : histoire, législation sur la

Fiches | 313
question, risques encourus, moyens pour détecter 3  Écrire et réécrire avec le numérique
le plagiat, exemples et affaires célèbres dans le
Le travail proposé peut se faire dans le cadre de
domaine de la culture (littérature, art, science).
l’objet d’étude sur la nouvelle réaliste ou natu-
Mots-clés possibles : plagiat, contrefaçon, droit
raliste (se rapporter au thème de la presse et des
d’auteur.
médias). Il peut constituer un prolongement à
une étude de nouvelles sur cette question du fait
2. Les difficultés et les avantages présentés par divers et de sa transposition littéraire. Sur ces
les différents sites : questions, consulter dans l’exposition virtuelle de
la BnF « La presse à la une », la page consacrée
aux faits divers : http://expositions.bnf.fr/presse/
Un site institutionnel
pedago/03.htm
(http://www.ctoutnet.fr/Plagiat)
– L’aspect institutionnel du site doit pouvoir 1. Pour choisir un fait divers sur le site du jour-
garantir la fiabilité des informations (académie nal Le Monde, il est possible de laisser les élèves
de Versailles). autonomes. Cependant, le professeur peut faire
– Les définitions proposées s’appuient sur une présélection s’il veut éviter certains sujets
plusieurs sources citées (dont Wikipédia). sensibles, ou orienter les élèves sur tel ou tel
– L’article est pédagogique, organisé. thème. Pour obtenir des faits divers plus insolites,
consulter ceux proposés dans la presse régionale,
Un site associatif (Wikipédia)
par exemple sur le site du journal Ouest-France :
– Il s’agit d’un article encyclopédique, précis, il http://www.ouest-france.fr/surtitre/faits-divers/
donne une perspective historique sur la notion.
– Les sources sont citées dans l’ensemble, 2. Pour créer un pad, un élève ou un groupe
et quand elles ne le sont pas suffisamment, d’élèves crée une page sur un site de pad :
le site l’indique. – TitanPad (https://titanpad.com/)
– Framapad (https://framapad.org/)
– Piratepad (http://piratepad.net/front-page/)
Un site personnel (http://plagiat.ec-lille.fr/) Les autres membres du groupe recopient l’adresse
– L’information est présentée sur un autre URL de la page dans la barre de leur navigateur
mode : des vidéos. pour pouvoir écrire en même temps. Il faut leur
– Le site est constitué par des cours donnés rappeler de faire des sauvegardes régulièrement
par un maître de conférences, ce qui confère en cliquant sur l’icône « disquette ».
une légitimité aux informations données.
3. Pour corriger le texte, la première démarche
peut consister à copier-coller le texte du pad dans
3. La sitographie doit suivre quelques règles de
un traitement de texte (Open Office, Word) muni
présentation : nom et prénom de l’auteur, adresse
d’un correcteur orthographique.
ou nom du site, nom de l’éditeur, date de publi-
Ensuite, pour lever certaines incertitudes, d’autres
cation ou de mise à jour, date de consultation,
outils de la langue en ligne peuvent être utilisés :
disponibilité et accès.
– dictionnaires : Larousse (http://www.larousse.fr/
• Éducation aux médias et à l’information, aca-
dictionnaires/francais), TLFI (Trésor de la langue
démie de Versailles, http://www.education-aux-
française informatisé : http://www.cnrtl.fr/defi-
medias.ac-versailles.fr/Plagiat, 2010, [date de
nition/, accessible également sur le site http://
consultation à renseigner], archive disponible
atilf.atilf.fr/) ;
et accessible.
– conjugueurs ou conjugateurs : celui du
• Wikipédia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Plagiat,
Larousse en ligne (http://www.larousse.fr/
[date de mise à jour à relever en bas de page],
conjugaison) ou celui du site du Monde (http://
[date de consultation à renseigner], ressource
conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/).
disponible et accessible.
• BACHELET Rémi, http://plagiat.ec-lille.fr/,
mise à jour le 17/10/2012, [date de consultation
à renseigner], ressource disponible et accessible.

314 | Développer son autonomie


4  Réaliser un exposé avec une carte mentale collaborative
1. Pour chercher des informations sur le sujet, plusieurs pistes peuvent être suivies.
Sitographie indicative :
• http://classes.bnf.fr/livre/arret/histoire-du-livre/livre-numerique/01.htm
• http://mondedulivre.hypotheses.org/3298
2. Exemple de carte mentale :
Aspects techniques : les supports et leurs évolutions
Avantages : l’accès à tous les livres, livres anciens comme des manuscrits,
I – Le livre traditionnel - démocratisation et simplification de la recherche et du stockage
numérisé
Inconvénients : risques de disparition d’un bel objet, risques
dans le secteur de l’édition et des librairies
Le livre numérique
Évolutions des formes de littérature en prenant
II – La littérature -
en compte la dimension numérique
numérique Les auteurs, les œuvres
le marché

3. Pour utiliser la carte comme support pour la pré- 1. Recherche d’images libres de droits en répar-
sentation, les élèves peuvent déplier les nœuds au tissant les outils de recherche au sein du groupe :
fur et à mesure qu’ils exposent leurs informations. • Un moteur de recherche spécialisé : CC Search
(http://search.creativecommons.org/?lang=fr), qui
5  Créer et publier des podcasts est un portail donnant accès à plusieurs banques
1. Sur Internet, l’« enregistreur de voix » Online d’images libres de droits.
Voice Recorder (http://online-voice-recorder.com/ • Un moteur de recherche général : dans
fr/) peut être choisi. Il est très simple d’utilisation. Google Images (https://www.google.fr/
D’autres modes d’enregistrement peuvent être imghp?hl=fr&tab=ii), utiliser le menu « Paramètres /
utilisés pour cette activité : le logiciel Audacity Recherche avancée / droits d’usage » pour sélec-
par exemple ou un téléphone mobile. tionner les images libres de droits (https://www.
2. Il convient de vérifier à l’avance le fonction- google.fr/advanced_image_search).
nement du matériel. Si l’établissement n’est pas • Une banque d’images : Wikimedia Commons
équipé, un kit mains libres de téléphone mobile (http://commons.wikimedia.org/wiki/Main_Page),
peut être utilisé, les élèves en possèdent souvent. ou Flickr qui présente une page qui permet de
Les élèves peuvent être répartis en groupes pour filtrer les images en fonction du type de licence :
distribuer le matériel. https://www.flickr.com/creativecommons/
3. D’une version à l’autre, certains progrès peuvent
être manifestes : plus d’assurance, moins d’hési- 2. Comparaison des images obtenues : difficultés
tation, davantage d’expressivité et de fluidité. et avantages des différents modes de recherche :
• Une banque d’images : elle est parfois insuffi-
4. Les lycées disposent tous d’un site ou d’un
sante pour le sujet traité, mais donne accès à des
environnement numérique de travail (ENT). Il
domaines de recherche qui permettent d’accéder
est possible de créer une rubrique qui présente les
à d’autres images.
travaux des élèves. Une action peut consister à
• Un moteur de recherche général : Google Images
publier un texte enregistré, mais le travail peut
permet d’interroger une vaste banque de données.
être enrichi en demandant aux élèves de réaliser
Cependant, les images libres de droits sur des
une fiche associée, qui présentera le poète, le
sujets précis sont plus rares que celles obtenues
recueil, une analyse du poème, une sélection
sans filtres, et les résultats sont parfois insuffisants.
d’autres poèmes du poète, etc.
• Le moteur de recherche spécialisé CC Search
permet, sur une même requête, d’aller chercher
6  Chercher et traiter une image libre des images dans les différents sites qui présentent
de droits des images libres de droits, dont Google Images,
Les élèves peuvent manifester leur interprétation Wikimedia Commons, Flickr, etc. Il s’agit donc
de l’œuvre à travers la réalisation de la couverture. d’un mode de recherche puissant et pratique.
Fiches | 315
Une variante de l’exercice peut consister à com- libres de droits de publication et de diffusion. Il
parer pour une même requête les résultats obtenus est aussi possible de leur faire créer des images
pour des images protégées et des images libres de (photographies, dessins, collages) et travailler
droits. Par exemple dans Google Images, pour une ainsi la question du rapport du texte à l’image.
même requête, comparer les résultats obtenus
avec et sans le filtre « images libres de droits ».
La différence étant très importante, c’est une
façon de faire prendre conscience que la plupart Fiche Éducation aux médias
des images sont protégées. › et à l’information  p. ‹·‹
3. Si l’image est retravaillée dans la perspective
d’une publication sur Internet, l’image doit être
1  L’information et vous
« libre de modification ».
Pour retravailler l’image, il est possible d’utiliser Le travail s’appuiera sur les réponses des élèves.
un logiciel de retouche d’image, en fonction de
ce qui est disponible sur les postes de l’établisse- 2  Vos pratiques numériques
ment : PhotoFiltre, Photoshop. De plus en plus de Le travail s’appuiera sur les réponses des élèves.
sites proposent des outils en ligne : Pixlr (http:// Des exemples de sondage pour travailler avec
apps.pixlr.com/editor/), Fotor (http://www.fotor. les élèves :
com/fr/), PiMagic (http://app.pikock.fr/pimagic), – http://www.education-aux-medias.ac-versailles.
PicMonkey (http://www.picmonkey.com/), etc. fr/IMG/pdf/annexe.pdf
– http://www.csa.fr/content/download/51801/
7  Réaliser un texte et le publier 499348/file/Synth%C3%A8se%20jeunes%20
sur un site Internet et%20m%C3%A9dias%20.pdf
1. Les élèves peuvent réaliser l’activité seuls ou
par groupes. 3  La manipulation de l’information
Plusieurs thèmes peuvent être proposés, en 1. Les Décodeurs rappellent les fondamentaux
fonction des intérêts des élèves, et des questions de l’information :
étudiées en classe : la ville, l’urbanisation, la – recherche des faits objectifs ;
modernité technique ou technologique, la nature, – vérification des sources ;
les sentiments, les conflits entre la technique et – explication des faits ;
la nature, mondes utopiques, guerre et paix, etc. – correction des articles suite aux remarques des
Il est possible de lier l’activité à un travail sur un lecteurs ou à de nouvelles recherches.
objet d’étude (la poésie, l’argumentation notam- Prolongements
ment), en lien avec une séquence, un travail sur L’Observatoire de la déontologie de l’informa-
un thème particulier (la fuite du temps en poésie). tion rappelle dans son premier rapport (http://
2. Pour créer un mur virtuel et publier, le site www.journalisme.com/les-assises-2013/1354-l-
Padlet, simple à prendre en main, peut être uti- observatoire-de-la-deontologie-de-l-information-
lisé. D’autres outils peuvent être utilisés : réseaux publis-son-premier-rapport) les règles de la déon-
sociaux (Facebook, Twitter), blogs… Ces travaux tologie journalistique rassemblées dans trois
sont l’occasion de travailler avec les élèves sur la documents non contraignants : Charte d’éthique
notion de publication, la question des droits de professionnelle des journalistes (SNJ, 1918-2011),
publication, les différences entre la publication Déclaration des droits et devoirs des journalistes
publique et privée ou restreinte. (Syndicats européens, 1971), Projet de code de
3. Pour publier les textes sur la page, deux solu- déontologie pour les journalistes (groupe de tra-
tions : le texte peut être recopié directement dans vail Frappat, 2009), que l’on peut faire découvrir
la fenêtre ou bien les élèves peuvent attacher aux élèves.
un fichier. On pourra rappeler aux élèves les conséquences
4. Les élèves peuvent chercher des citations, des d’une fausse information à partir de la dépêche
poèmes ou des images en lien avec leur thème. Il de l’agence AFP annonçant par erreur la mort
faut veiller à ce que ces textes et ces images soient de Martin Bouygues.

316 | Développer son autonomie


4  Reporter de guerre différentes stations et des formations musicales
sont déclinés avec une typographie identique,
Pour disposer d’informations sur les reporters
mais une couleur propre à chaque station.
de guerre, on se reportera au site de Reporters
En 2014, la station a changé son contenu en
sans frontières : on pourra exploiter le baro-
donnant plus de place à l’actualité chaude.
mètre de la liberté de la presse : http://fr.rsf.org/
La deuxième affiche montre une main tenant un
barometre-de-la-liberte-de-la-presse-journalistes-
téléphone mobile, détourée et posée sur un fond
tues.html?annee=2014, la carte de la liberté de
jaune en aplat. Le jaune est encore plus présent
la presse dans le monde (fournie aussi avec le
que dans la première image.
dossier pédagogique de la Semaine de la presse),
L’accroche est une fausse information. En dessous
le dossier sur les blessures psychiques des reporters
de celle-ci, un autre texte a pour but de montrer
de guerre (http://fr.rsf.org/ces-blessures-invisibles-
que France Info est un média au plus près de
qui-24-09-2009,32554.html).
l’actualité (en premier) mais qu’elle délivre en
1. L’auteur a utilisé la figure de la métonymie : continu des informations vérifiées (si c’était vrai).
l’appareil photo symbolise le métier de reporter- Elle a donc une vocation pédagogique, elle donne
photographe ; la métaphore : aller voir le monde à l’auditeur les moyens de maîtriser l’information.
à travers le trou de la serrure ; le symbole : la
2. La campagne de 2010 est bâtie sur les valeurs
fragilité de l’échelle de corde.
humaines du terrain et du reportage. Trois visuels
2. Plantu rend hommage au courage de la pho- montrent des journalistes entre les actions.
tojournaliste qui a trouvé la mort en exerçant Informer, c’est un métier, un engagement. On
un métier dangereux mais indispensable pour rappelle aussi les fondamentaux du journalisme :
donner à voir au monde entier les événements « aller chercher les informations à la source,
qui se déroulent en Centrafrique. les trier, les vérifier et les hiérarchiser ». Les
journalistes présents sur les affiches et le spot
3. Dessin de presse et argumentation sont étroi-
doivent inspirer la confiance aux auditeurs, leur
tement liés. En effet, le dessinateur expose ses
donner l’assurance que l’info est vraie car elle a
idées au travers du dessin publié dans la presse : il
été obtenue par des professionnels. Dans cette
commente l’actualité, il expose son point de vue,
campagne engagée, l’émotion et l’humain ont
il dénonce des situations souvent par le biais de
toute leur place. 
l’humour. Le dessin de presse est à classer dans la
En 2014, le choix du téléphone mobile correspond
même catégorie que les articles de commentaire
aux évolutions des pratiques des auditeurs : le
(billet d’humeur, chronique) plutôt qu’aux côtés
mobile devient le premier outil pour s’informer
des articles informatifs.
partout et dans toutes circonstances et France
Info s’affiche comme un médial global présent
5  Publicité des médias sur tous les supports.
La nouvelle baseline (formule brève, facile à
1. Pour la première affiche, on a choisi une pho- mémoriser, appelée aussi signature ou slogan)
tographie en noir et blanc, comme celle d’un
veut promouvoir l’idée que l’application France
photojournaliste, représentant un journaliste
Info doit être le réflexe de tout auditeur voulant
avec son lourd équipement sur le terrain, en train
être informé le plus rapidement et le mieux pos-
d’avancer vers une zone où doit se dérouler un
sible. Notons qu’elle reprend le terme « info » en
événement.
écho au nom et au logo de la station. Celle-ci se
L’accroche, phrase qui doit attirer l’attention du
revendique comme un média d’information de
lecteur, joue le rôle de légende. On notera l’effet
référence.
de rime interne. La couleur jaune du texte est
expliquée par le fait que chaque station de Radio 3. Les journalistes de France Info sont engagés
France possède sa propre couleur, dont le jaune, dans leur métier et font face à des situations dif-
symbole de vivacité et de réactivité pour France ficiles, à de longues attentes, à la fatigue pour
Info. En 2005, le groupe Radio France a en effet vous informer.
revu son identité visuelle : le carré noir avec le Choisir France Info, c’est être assuré d’être informé
pictogramme de la « Maison ronde » constitue à tout moment en étant sûr de la fiabilité des
la base de sa nouvelle identité. Les noms des informations.

Fiches | 317
4. En 2010, le film publicitaire en noir et blanc dia/Wikip%C3%A9dia_dans_la_classe
décrit les pensées d’Anne Lamotte, reporter au – https://fr.wikipedia.org/wiki/Discussion_
service Enquêtes de France Info. On la voit au Projet:Wikiconcours_lyc%C3%A9en
petit matin rejoindre en scooter la rédaction de
France Info. Le spectateur est immergé dans ses
pensées. La journaliste réalise la chance qui est la
Fiche La lecture cursive :
sienne d’aller chaque matin découvrir le monde : ∞ se construire une culture
« Chaque matin, je pars découvrir le monde. Il y littéraire  p. ‹·∞
a à chaque fois des exploits, des drames, des sur-
prises… des nouvelles de toutes sortes. Il faut les 1  Innocence de l’enfance
vérifier avant d’informer. Redécouvrir le monde
tous les jours, c’est une chance. Cette chance, 1. Auteur : Charles Baudelaire ; titre de l’œuvre :
c’est mon métier. » Le Spleen de Paris ; titre du texte : « Le Joujou du
En 2014, les spots reprennent les visuels des pauvre » ; genre du texte : poème en prose ; date
affiches mais au lieu d’une perception globale, de parution : 1869.
chaque élément de la communication arrive l’un 2. Les mots et images peuvent varier d’un lecteur
après l’autre. à l’autre. L’important est de dégager clairement
le sens littéral du texte et laisser libre cours à
6  Devenir producteur d’information ses premières impressions, sans autocensure ni
Le Centre de liaison de l’enseignement et des recherche de la « bonne réponse » : il n’y en pas.
médias d’information (Clemi, www.clemi.org) 3. À nouveau, l’exercice est libre et dépend des
propose chaque année des activités en liaison impressions de chacun. La forme de la lettre est
avec les médias : Journée du direct, Semaine de néanmoins codée : celle-ci doit s’adresser à mon-
la presse et des médias dans l’école, des concours sieur Charles Baudelaire, désigné à la deuxième
comme le Wikiconcours lycéen, etc. Vous y trou- personne, par l’auteur qui s’exprime à la première
verez des ressources pour mener à bien des pro- personne. Après une formule d’adresse, le corps de
jets d’éducation aux médias : http://www.clemi. la lettre peut s’organiser en plusieurs paragraphes,
org/fichier/plug_download/46608/download_ pour s’achever sur une formule de politesse et
fichier_fr_medias_information_2013.14.pdf ; une signature.
http://www.pearltrees.com/clemi_mediadoc/fabri- 4. La mise en page de la lettre et son illustration
quer-info/id13522515 http://www.clemi.org/fr/ sont importantes : le journal de lecteur est un
productions-des-eleves/ objet personnel qui peut être l’occasion de laisser
s’exprimer son expressivité.
7  Création de contenu en ligne
Exemples de productions réalisées avec des 2  Le travail du poète
élèves :
Proposition de paragraphe rédigé :
– http://www.i-voix.net/
La poésie est certes le fruit de l’imagination du
– http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/
poète qui crée les images et travaille sur le pou-
lenseignant/lettres/francais/Pages/2010/117_
voir évocatoire de la poésie, mais elle n’en est
VeuxtuetremonBelAmi.aspx
pas moins liée à la réalité. Dans son poème en
– http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/
prose « Le Joujou du pauvre », extrait du recueil
lenseignant/lettres/francais/Pages/2013/143_
Le Spleen de Paris (1869), Charles Baudelaire
peaunumeriquedunpersonnage.aspx
s’adresse directement à son lecteur, l’invitant à
– http://disciplines.ac-bordeaux.fr/
offrir au gré de ses promenades de menus cadeaux
documentation/?id_category=15&id_
aux enfants pauvres croisés dans la rue. Il décrit
rubrique=41&id_page=105
deux enfants, l’un riche et l’autre pauvre, chacun
Voilà comment fonctionne Wikipédia et le d’un côté de la grille d’un château. Baudelaire
concours : opère un renversement : ce n’est pas l’enfant
–  http://upload.wikimedia.org/wikipedia/ pauvre qui regarde avidement le « joujou » du
commons/e/ef/Welcome2WP_French_WEB.pdf riche, mais l’inverse. L’enfant pauvre joue avec
– http://fr.wikibooks.org/wiki/Wikip%C3%A9 un rat, ce qui fascine l’enfant riche, et les deux
318 | Lire et analyser
enfants rient ensemble. La dernière phrase insiste 4. À nouveau, il s’agit d’entraîner les élèves à
sur le sourire des deux enfants et leur égalité dans l’entretien et de leur montrer qu’ils pourront s’y
le jeu et la joie, notamment grâce à l’adverbe entraîner avec leurs camarades en autonomie.
« fraternellement » et l’adjectif « égale ». Ainsi, L’encadrement par le professeur dans un premier
le poète s’engage en donnant place à la pauvreté temps est essentiel : c’est ainsi que les élèves
dans l’art, mais il invite aussi son lecteur à regarder comprendront ce que l’on attend d’eux.
différemment le monde qui l’entoure. C’est l’une
des fonctions essentielles de la poésie : renouveler
son regard sur le réel.
4  Raconte-moi une histoire
Cet exercice a pour objectif d’amener les élèves
à fréquenter différents lieux pour trouver des
3  Soyez lecteur de la modernité
livres et développer leur culture littéraire, en
1. Trois textes de Baudelaire, page 350 puis 352- osant discuter avec les adultes qui peuvent les
353, permettent de mettre en perspective « Le conseiller et les guider. Un retour en classe peut
Joujou du pauvre ». La page « Histoire littéraire » être un bon moyen d’échanger les différentes
(p. 366) l’inscrit dans un contexte plus large. expériences et découvertes.
Les autres textes de la séquence montrent bien
l’importance du quotidien et de la ville dans la 5  Quel lecteur êtes-vous ?
production poétique de l’époque.
Faire son autoportrait en lecteur permet de prendre
2. Le mot spleen renvoie à l’idée de mélancolie, conscience de ses habitudes de lecture. Cela peut
tristesse, ennui. Il s’agit du mot anglais qui désigne se faire aussi bien sous la forme d’une écriture
la rate, siège de la mélancolie selon la théorie des d’invention guidée ou bien d’une écriture libre
humeurs d’Hippocrate. La ville, et notamment et autonome.
Paris et la tour Eiffel, est un thème récurrent
dans la poésie de l’époque parce qu’elle incarne
la modernité et témoigne de l’évolution sociétale,
fruit des deux révolutions industrielles du xixe
siècle et de l’urbanisation galopante. Les élèves Fiche
pourront notamment lire les pages « Repères 6 Faire entendre les textes
historiques » en complément, pages 22-23.
 p. ‹·‡
3. Cette fois, il s’agit de préparer les élèves à
l’entretien de l’oral de l’EAF. Les amener à penser 1  Deux voix pour un même texte
à des questions leur permet de se familiariser avec
Si la réponse à l’exercice dépend de chacun, il
cet exercice et de mieux retenir ce qu’ils lisent.
est important de bien faire argumenter les élèves,
Quelques exemples de questions possibles : Qui est
qu’ils sachent exprimer leur avis et analyser leurs
Baudelaire ? Quel est son recueil le plus célèbre ?
émotions.
Quel est le message dans ce poème ? Comment
l’auteur s’inscrit-il dans la modernité ? Quels Prolongement
sont les éléments de ce poème qui le rendent Donner à lire aux élèves le texte de Senghor et
moderne ? Quels éléments font de ce texte en leur demander d’en proposer à leur tour une
prose un texte poétique ? interprétation :

Femme noire
Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux
Et voilà qu’au cœur de l’Été et de Midi,
Je te découvre,
Terre promise, du haut d’un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l’éclair d’un aigle

Fiches | 319
Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d’Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée
Femme noire, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l’athlète, aux flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau.
Délices des jeux de l’Esprit, les reflets de l’or ronge ta peau qui se moire
À l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.
Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Éternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.
Léopold Sédar Senghor, Chants d’ombre, 1945, © éditions du Seuil, 1956.

2  Tout en sensualité ridicule puisqu’ici La Bruyère propose une cari-


Le texte proposé a été délibérément écrit sans cature. Inciter les élèves à parler haut et fort et à
ponctuation, créant un flot ininterrompu. Tout faire nombre de gestes et de mimiques.
l’exercice repose sur le fait de rythmer ce flot,
de trouver des respirations, des pauses, pour lui 4  Quand la guerre fait rage
donner davantage de sens. Si les solutions sont
multiples, il est néanmoins des groupes insépa- 1. Les allitérations en [t] et [k] renforcées par les
rables que les élèves devront bien identifier. Il [r] comme dans « broie » (v. 5) font entendre les
est intéressant aussi de les faire réfléchir sur les « crachats [...] de la mitraille » et confèrent aux
raisons de l’absence de ponctuation et les effets deux premiers quatrains une force et une violence
créés, différents selon que l’on lit silencieusement qui mime celle de la guerre.
ou à voix haute.
2. Le [d] et les sifflantes en [s] et [z] prennent le
pas dans les deux tercets, comme le ronflement
3  Un personnage haut en couleur du « Dieu [...] qui s’endort » ou les murmures des
prières des « mères ». Rimbaud oppose ainsi le
1. Ce peut être ici l’occasion d’un petit exercice
tumulte de la guerre au silence du « Dieu » et des
de vocabulaire, à l’aide d’un dictionnaire des
prières des femmes.
synonymes éventuellement. Théodecte est :
– impoli, malpoli, mal élevé, désagréable, discour-
tois, goujat, grossier, inconvenant, incorrect, irres- 5  Qui est le monstre ?
pectueux, irrévérencieux, malotru, sans-gêne...
– bavard, bruyant, discoureur, verbeux, volubile, 1. Figaro exprime son indignation face aux iné-
loquace... galités sociales qui permettent aux gens bien nés
de ne pas respecter les lois et la morale. Les points
2. Tout le texte de La Bruyère repose sur des de suspension après « et vous voulez jouter... »
sonorités fortes (dentales, occlusives, etc.) et est montrent qu’il est interrompu : un bruit lui fait
ponctué de telle manière qu’il mime le bruit et croire que Suzanne vient, ce qui l’inquiète. Cette
l’agitation du personnage. Faire noter aux élèves peur, finalement injustifiée, calme son emporte-
l’utilisation notamment des listes et de la juxta- ment, ce que l’on voit par la didascalie « Il s’assied
position plutôt que des mots de liaison dans un sur un banc ». Il entame une phase de réflexion et
style paratactique. d’introspection, comme le marque l’interrogation
3. L’interprétation doit être théâtralisée et très « Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ? »,
vivante, à l’image du personnage, qui peut devenir réfléchissant sur sa condition.

320 | Lire et analyser


2. Ce monologue dénonce les inégalités sociales 2  Elle et lui
liées à l’Ancien Régime : c’est la naissance qui
détermine l’avenir de l’homme, sans que celui-ci 1. La scène est drôle et touchante à la fois : si la
ne puisse rien faire pour échapper à sa condition. rencontre entre les deux personnages est rendue
Les nobles ont par ailleurs des droits qui dépassent cocasse par la chute du Prince puis le dialogue
la loi ou la morale. Le monde qu’évoque ici Figaro sans intérêt, voire absurde, sur les chaussures et le
est donc fondé sur l’injustice et l’iniquité. Le temps, elle montre aussi que les deux jeunes gens
valet devient ainsi une figure de philosophe des sont mal à l’aise et cherchent à créer le contact
Lumières. sans trop savoir comment s’y prendre.

3. L’interprétation devra tenir compte de la ponc- 2. La scène est drôle aussi parce que le lecteur
tuation, forte et variée, ainsi que des changements ou spectateur reconnaît des éléments du conte,
de ton liés aux différentes émotions exprimées mais Pommerat les renverse. On retrouve : le
et déterminées dans la question 1. La didascalie Prince, Cendrillon, le château et le bal, le perron,
est essentielle puisqu’elle impose un changement la chaussure. Mais cette fois, c’est le Prince qui
de posture. quitte le bal en courant. Il ne perd pas sa chaussure,
mais les « regarde », ce qui leur donne l’occasion
de les comparer.
Fiche La lecture analytique (1) : 3. Pommerat s’amuse à créer une connivence
‡ entrer dans le texte avec son lecteur ou spectateur en détournant
les éléments originels du conte qu’il vide de son
 p. ‹··-›‚‚ caractère « merveilleux ». Le « coup de foudre »
entre le Prince et Cendrillon est remplacé par un
1  Injustices choc physique, le dialogue est comique et ridicule,
la chaussure n’est plus de vair et n’est que le pré-
1. Le texte de Hugo suscite l’indignation grâce texte à échanger quelques mots sans trop savoir
aux exclamations et aux interrogations, à la com- quoi dire. Pommerat propose ainsi une version
paraison avec l’esclave, au vocabulaire fort et comique et moderne de cet apologue, qui traite
violent comme « assassinat » ou « vol » dans les en réalité du deuil et de la nécessité d’avancer
deux dernières phrases. dans la vie, problématique toujours d’actualité
2. Hugo s’oppose ici de manière virulente à la de nos jours.
peine de mort. Pour faire adhérer son lecteur
à sa cause, il met en place diverses stratégies
3  Grève générale
argumentatives :
– la ponctuation expressive (exclamation et 1. On peut imaginer une sorte de vague humaine
interrogation) ; qui avancerait comme une coulée de lave ou de
– l’interpellation directe du lecteur par les ques- boue. Quelle que soit l’image, elle doit évoquer
tions rhétoriques et la deuxième personne ; une sorte de masse compacte qu’on ne peut arrêter.
– ce même lecteur est placé en position d’accusé Les élèves peuvent aussi être touchés par les détails
puisque Hugo dénonce « sa » loi : indirectement, monstrueux, comme la description des femmes
Hugo rappelle au lecteur qu’il est aussi responsable par exemple, ou la hache à la fin du texte.
puisqu’il aurait le pouvoir de réclamer que les
2. Tout est mis en place pour susciter la terreur :
choses changent dans le cadre de la démocratie ;
les bourgeois cachés dans la grange ne peuvent
– à l’inverse, le « coupable qui a une famille »
qu’être terrifiés à l’idée d’être découverts.
est placé en position de « victime » et Hugo
cherche à susciter la pitié du lecteur pour lui 3. Zola cherche à montrer une foule aussi mons-
en évoquant sa famille, sa femme, ses enfants, à trueuse et terrifiante que formidable en jouant
le faire « frissonner » en pensant à « ces petits des accumulations, des détails horribles comme
garçons, ces petites filles ». L’évocation est ren- les « nudités des femelles lasses d’enfanter des
due particulièrement vivante grâce à l’emploi meurt-de-faim » ou les « vieilles, affreuses », et des
des démonstratifs, comme s’il nous montrait la images fortes, comme la comparaison des jeunes
détresse des familles des condamnés. enfants à un « drapeau de deuil et de vengeance »

Fiches | 321
ou de la hache à un « couperet de guillotine ». 2. On peut imaginer un acteur plutôt jeune, seul
Les bouches sont des « trous » qui « hurlent » et en scène, dans une pièce sombre par exemple,
« chantent » : la description est à la fois visuelle dans un château. Le décor ferait ainsi écho au
et sonore puisque la foule décrite s’accompagne désespoir du personnage et aux idées sombres qui
d’un « mugissement confus » et du « claquement l’envahissent. Un éclairage en douche, du dessus,
des sabots ». mettrait l’acteur en valeur et soulignerait la pause
que constitue le monologue : le personnage est
seul, immobile, dans un instant de réflexion et
4  Beauté féminine d’introspection.
3. Les choix peuvent varier d’un élève à l’autre,
1. Si les réponses peuvent varier, on peut penser
c’est là tout l’intérêt de l’exercice. Des passages
à des mots-clés comme : amour (titre), femme
essentiels sont néanmoins à souligner : « Mourir,
aimée (anaphore du pronom « elle »), rêve (« pau-
dormir » à deux reprises est mis en valeur en fin
pières », « rêves », images étonnantes), tristesse
de vers et peut s’ensuivre d’une pause légère mais
(« pleurer »).
sans faire baisser la voix, pour montrer qu’il s’agit
2. Les images utilisées dans ce poème sont surréa- d’une réflexion en cours, qui ne s’arrête pas. On
listes : il s’agit d’associations d’idées ou de sons peut jouer aussi sur la répétition de « c’est là »,
qui doivent susciter la rêverie et l’émotion plus l’exclamation « ah ! », appuyer les sonorités fortes
que la raison. Certaines pourraient se concrétiser comme dans « Ainsi la conscience fait de nous
par le dessin, comme les deux premiers vers, mais tous des lâches », etc.
la « pierre sur le ciel » serait plus difficile. En
prolongement, on peut renvoyer les élèves aux 6  Un lieu étrange
tableaux et photographies surréalistes présents
dans le chapitre 20 du manuel (p. 369). 1. La pièce est peu meublée, non chauffée, sans
issue. Les meubles sont tous fixés au mur, au sol
3. Le poète exprime un amour sans limite pour
ou par des chaînes. L’auteur souligne son caractère
cette femme qui l’envahit complètement (voca-
« sinistre », l’adjectif connotant par son étymolo-
bulaire du corps dans la première strophe, idée
gie le malheur et la mort, puisque le latin sinister
de l’engloutissement). Il exprime aussi tout un
signifie à la fois « gauche » et « malheureux,
mélange d’émotions, de la joie à la tristesse, dans
funeste », et se retrouve dans l’expression « passer
les deux derniers vers notamment, avec l’alter-
l’arme à gauche ».
nance « rire, pleurer et rire » et l’antithèse « parler
sans avoir rien à dire ». On sent que cette femme 2. Les points de suspension créent des silences et
ne quitte jamais le poète, même quand elle n’est des effets d’attente qu’il faut bien souligner dans
pas là, puisqu’elle ne le « laisse pas dormir » et se la lecture : il s’agit de laisser le temps à l’auditoire
tient « debout sur [s]es paupières », comme s’il la d’imaginer la pièce et de faire ressentir toute
voyait même dans ses rêves. l’« inquiétude » de la jeune femme. Le silence
souligne bien le caractère « indéfinissable » de
cette inquiétude. Les points de suspension finaux
5  Être ou ne pas être laissent en suspens la raison de l’immobilité du
fauteuil et augmentent l’effet d’angoisse. On
1. Dès le deuxième vers, on remarque des enjam- peut, en prolongement, faire un parallèle avec
bements, rejets et contre-rejets, qui se répètent les techniques de cinéma mises en place dans les
par la suite, se poursuivant parfois sur trois vers films à suspense ou d’horreur, quand des moments
(vers 6 à 8, puis 8 et 9 ; vers 12-13 puis 13-14). d’attente sont créés par un ralentissement de
À deux reprises, le groupe « Mourir, dormir » est l’action et, bien souvent, une musique.
placé en fin de vers (vers 5 et 9). Cela insiste bien
sur le tourment du personnage, tenté par l’idée 7  La langue au chat
du suicide mais la redoutant en même temps,
en plein dilemme : les vers déstructurés et de 1. Toute la lettre de Mme de Sévigné repose sur
longueurs différentes sont à l’image des émotions un effet d’attente qui suscite la curiosité de son
qui s’agitent en lui sans ordre ni raison. lecteur. Dès la première phrase, elle accumule
322 | Lire et analyser
les superlatifs pour souligner le caractère excep- 2. Ce poème décrit une tempête en pleine mer.
tionnel de la nouvelle à annoncer puis multiplie Les éléments sont personnifiés, la mer « palpite »
les questions et réponses avant de finalement comme un cœur qui bat, ce qui amène à penser
révéler le mariage entre Lauzun et Mademoiselle, que cette tempête est une image de la souffrance
qui n’intervient que quelques lignes avant la fin. du poète. On peut ainsi en déduire deux axes de
lecture :
2. Tout au long de la lettre, elle met en scène un
I. Le poète décrit une tempête en pleine mer…
dialogue fictif avec son destinataire en imaginant
II. … afin d’exprimer sa souffrance.
ses réponses et ses exclamations. Elle crée ainsi
l’illusion d’un dialogue vivant, comme s’ils étaient 3. La problématique correspondant à ces deux axes
en présence l’un de l’autre, ce qui s’oppose au pourrait être : comment Verlaine exprime-t-il ses
caractère différé de la conversation épistolaire. émotions à travers cette « marine » ?
3. La lecture de cette lettre implique un ton vif et 4. – Les éléments du tableau qui permettent de
emporté, en créant deux voix pour les différents montrer qu’il s’agit d’une description d’une tem-
personnages mis en présence de manière fictive. Il pête en pleine mer sont : le titre ; les vers impairs
faut bien mettre en évidence le caractère ludique qui miment le mouvement des vagues ; le champ
de cette lettre. lexical de la nature et le champ sémantique de
la mort ; les sonorités qui font entendre le bruit
des vagues.
– Les éléments du tableau qui permettent de
Fiche La lecture analytique (2) : montrer que cette tempête est à l’image de la
8 construire un projet souffrance du poète : le champ sémantique de
la mort ; la répétition du verbe « palpite » ; les
de lecture  p. ›‚¤-›‚‹ sonorités fortes qui évoquent la douleur et la
violence ; les personnifications.
1  Le poète et la mer
1. Les mots-clés qui reviennent le plus souvent
sont : mer, poète, mort, souffrance, cœur. 2  Combattre pour l’honneur

Relevés Outils d’analyse Analyse et interprétation


Dialogue Deux personnages
Rodrigue et le Comte
entre deux personnages en présence
Première réplique Rodrigue déclenche
« À moi, comte, deux mots. » de Rodrigue qui interpelle le dialogue en interpellant
le Comte violemment le Comte.
Répliques brèves
Stichomythies Le dialogue est vif et rapide.
et enchaînements rapides
« Connais-tu... ? », Rodrigue pose surtout Rodrigue mène le dialogue
« sais-tu... ? » (2 fois) des questions et les répète et cherche à faire réagir
et « le sais-tu ? » (2 fois) avec insistance. le Comte.
« Parle. », « Oui. », « Peut- Le Comte méprise Rodrigue et
Phrases minimales du Comte
être. », « Que m’importe ? » lui répond à peine.

Fiches | 323
Relevés Outils d’analyse Analyse et interprétation
– [d], [t] = « comte,
deux mots »,
« Ôte-moi d’un doute. »,
Rodrigue est particulièrement
« don Diègue »,
agressif : il entame le combat.
« de son temps »,
Sonorités particulièrement Les sonorités peuvent
« Cette ardeur que dans
fortes et agressives renforcées déjà faire penser au bruit
les yeux je porte », « d’ici »,
par les répétitions des épées qui
« tu » (5 fois) et « te »
s’entrechoqueront
– [k] : « comte », « Connais »,
lors du duel.
« écoute », « Sais-tu que »
(2 fois), « Cette ardeur que »,
« quatre »

3  Le jeu des portraits


1. Il s’agit d’un portrait satirique : Cléanthis caricature sa maîtresse
dont elle dénonce la coquette vanité.

Relevés Outils d’analyse Analyse et interprétation


L’Île des esclaves, Marivaux, siècle, philosophes
xviiie Texte qui cache un discours
1725 des Lumières des Lumières
La parole est donnée à
Cléanthis fait le portrait la servante et non à la
Énonciation à la 3 personne
e
de « Madame » maîtresse, ce qui inverse
l’usage.
« Madame se lève ; a-t-elle
bien dormi, [...] Madame verra Organisation du portrait
du monde aujourd’hui [...] ; selon une structure binaire
Portrait caricatural
Madame, au contraire, qui repose sur des jeux
qui force le trait
a-t-elle mal reposé ? [...] de répétitions
Madame ne verra personne et d’oppositions
aujourd’hui [...]. »
Un portrait tracé à grands
traits dans un discours
véhément ; flot de paroles
Rythme rapide, vivacité
Ponctuation très nombreuse ininterrompu, comme
du ton et du portrait
si Cléanthis pouvait enfin
dire tout ce qu’elle gardait
pour elle jusqu’alors
La maîtresse ne cesse
« Qu’on m’habille ! »,
Discours direct introduit de donner des ordres
« Ah ! qu’on m’apporte
la voix de « Madame » et n’est préoccupée
un miroir [...] »
que de son apparence.
« elle ira aux spectacles, « Madame » est
aux promenades, Accumulation une mondaine,
aux assemblées » elle se montre partout.

324 | Lire et analyser


Relevés Outils d’analyse Analyse et interprétation
Répétition et insistance sur
le visage ; désignation positive Cléanthis fait le portrait
s’il est visible, puisqu’il devient d’une coquette, obsédée
« son visage peut... »,
sujet des verbes, désignation par son visage, et dont
« ce visage-là »
négative lorsqu’il montre de l’apparence commande
la fatigue avec le démonstratif sa vie.
« ce » et l’adverbe péjoratif « -là »
Les réactions
« pas même le jour,
Expression hyperbolique de la maîtresse sont
si elle peut »
exagérées et ridicules.

2. Problématiques possibles : S’il s’agit d’une comédie et que tout rentre dans
Comment Cléanthis prend-elle sa revanche sur l’ordre à la fin, la pièce de Marivaux, en ce début
sa maîtresse ? de siècle des Lumières, n’en propose pas moins
Quelle image des maîtres se dessine à travers ce une réflexion sur les inégalités sociales à travers
portrait ? la relation traditionnelle du maître et du valet
Comment ce portrait révèle-t-il les tensions entre de théâtre. Quelle image des maîtres se dessine
maîtres et valets ? à travers ce portrait ? Nous verrons comment
Axes possibles : Cléanthis dresse un portrait caricatural d’Euphro-
I. Un portrait caricatural sine, ce qui permet une dénonciation plus générale
II. La dénonciation des maîtres des maîtres.
3. Une brève recherche permet de savoir que 4  Un personnage inquiétant
Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux domine
la production théâtrale de son temps. Ses pièces 1. Comme l’indique le titre de l’exercice, le per-
rencontrent un vif succès. À l’aube du siècle des sonnage est inquiétant. Les mots-clés auxquels on
Lumières, il soulève déjà des questions liées aux peut s’attendre sont : inquiétant, vieux, maigre,
inégalités sociales, notamment grâce au couple dangereux, monstrueux, difforme, étrange, bizarre,
traditionnel du maître et du valet de théâtre. Il etc.
s’inspire à la fois de la commedia dell’arte et de
2. Tout le portrait s’organise de haut en bas, en
l’utopie.
commençant par le visage (front, nez, bouche,
Proposition d’introduction rédigée : menton, barbe puis retour et insistance sur les
Au xviiie siècle, le théâtre est le divertissement le yeux), puis le corps (la fraise autour du cou, puis
plus populaire auprès de toutes les classes sociales. le pourpoint, c’est-à-dire la veste, et la chaîne).
Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux domine L’organisation du portrait et l’attention portée
la production théâtrale de son temps et ses pièces aux détails, notamment les effets de l’âge, en font
rencontrent un vif succès. En 1725, il crée L’Île un portrait réaliste.
des esclaves, une sorte d’utopie dans laquelle deux
3. Globalement, il s’agit d’un portrait en noir et
couples de maîtres et valets, Iphicrate et Arlequin
blanc, à l’exception du « vert de mer » des yeux.
d’une part, Euphrosine et Cléanthis d’autre part,
Balzac s’inspire de l’art de la peinture et de la
échouent sur une île appelée « L’île des esclaves ».
technique du clair-obscur, grâce au « jour faible
Sur cette île, les esclaves se sont affranchis des
de l’escalier », utilisée notamment par Rubens.
maîtres. Les quatre personnages sont accueillis
par Trivelin, qui les invite à échanger leur rôle : 4. Le dernier mot du texte caractérise bien l’atmos-
l’objectif affirmé d’emblée est de corriger les phère qui se dégage du portrait : « fantastique ».
maîtres de leurs défauts. Dans la scène que nous Certains détails chez le vieillard peuvent ren-
allons étudier, Trivelin invite Cléanthis à faire le voyer à une dimension surnaturelle comme les
portrait de sa maîtresse en n’omettant aucun détail « regards magnétiques » qui semblent avoir brûlé
ni défaut pour que celle-ci en prenne conscience. les cils et sourcils du vieillard. Son visage est
Fiches | 325
aussi « singulièrement flétri », par l’âge comme 4. Problématique : Comment Apollinaire asso-
par « ces pensées qui creusent également l’âme cie-t-il dans ce poème tradition et modernité ?
et le corps », comme s’il était aux prises avec une I. Un poème qui s’inscrit dans une tradition...
force qui le dépasse. A. Les thèmes lyriques traditionnels
B. L’héritage des troubadours et des trouvères :
5. Si l’on devait créer un axe sur les caractéris-
la chanson
tiques de ce portrait, en utilisant les réponses
II. ... pour mieux la renouveler et l’inscrire dans
aux questions précédentes, on pourrait définir
la modernité
trois sous-axes :
A. La liberté formelle au service de l’expressivité
A. Le portrait réaliste d’un vieillard
B. La ville : lieu de la modernité
B. L’influence de la peinture
C. La création d’une atmosphère fantastique
Fiche Les registres
5  Amours perdues
· littéraires  p. ›‚6-›‚‡
1. Apollinaire associe les thèmes lyriques tra- 1  La jeune fille et la mort
ditionnels de l’amour, de l’eau et de la fuite du
temps en comparant l’amour à la Seine qui coule 1. Dans la mythologie grecque, Antigone est la
et s’écoule sans cesse, comme le temps. Ces thèmes fille d’Œdipe et Jocaste. Elle est la sœur d’Étéocle,
permettent d’exprimer à la fois l’amour et la mélan- Polynice et Ismène. Les deux frères s’entretuent et
colie du poète qui repense à ces « amours » qui ne le roi Créon, leur oncle, décrète que Polynice ne
« reviennent » jamais. Il s’agit donc d’une élégie. sera pas enterré, pour avoir trahi la cité. Antigone
s’érige contre cette décision : elle est condamnée
2. Le poème se présente comme une chanson, à mourir emmurée vivante. Elle est une héroïne
avec un refrain, des répétitions, des échos sonores. tragique.
Apollinaire renoue ici avec la vieille tradition
médiévale des chansons des troubadours et 2. Le prologue annonce d’emblée le destin d’Anti-
trouvères. gone : elle va s’ériger contre la volonté de son
oncle et en mourir. L’expression « mais il n’y a
3. Le pont Mirabeau a été construit entre 1893 rien à faire » rappelle que son destin, tragique, est
et 1896. Lors de la rédaction du poème, il est décidé d’avance. Présentée comme une jeune fille
donc le pont le plus récent de Paris. Il représente fragile et condamnée, elle peut inspirer la pitié,
ainsi une forme de modernité puisqu’il utilise les mais les verbes « surgir » et « se dresser contre »
dernières techniques, notamment l’acier, comme impliquent aussi la terreur.
dans la tour Eiffel, mais aussi parce qu’il est le
fruit de l’extension de la ville de Paris du fait de 3. Anouilh joue avec les codes de la tragédie : les
l’urbanisation. Cette référence est donc liée à la destins des personnages sont inévitables. Toute la
modernité, à la ville, la technique, le dévelop- pièce repose sur la représentation d’une intrigue
pement automobile. Le poème adopte quant à dont l’issue est connue d’avance par le spectateur,
lui une forme versifiée et régulière, mais les vers d’autant qu’Anouilh propose ici une réécriture
sont tous de différentes longueurs (10, 4, 6, 10, 7, d’une tragédie antique célèbre.
7), mêlant des vers pairs et impairs. Cette liberté
dans la versification est, elle aussi, moderne : à 2  Ô gente dame !
la suite des poètes comme Baudelaire, Rimbaud
ou Verlaine, les poètes du début du xxe siècle 1. Dame Pluche est rendue ridicule par différents
utilisent toutes les formes poétiques, au gré de aspects :
leur inspiration ou de leur projet. – le comique de situation : elle est sur un âne, son
écuyer essaie de faire avancer la bête ;
Prolongement – la description physique : elle est maigre, vieille,
Il peut être intéressant de renvoyer les élèves au avec une perruque toute décoiffée et sa robe qui
chapitre 19 du manuel (p. 347) et notamment à remonte ;
la double page d’histoire littéraire sur la poésie – le comique de caractère : elle attaque le chœur,
moderne (p. 366-367). aigrie et méchante.
326 | Lire et analyser
2. Le chœur évoque dame Pluche avant même 3. L’image présente de nombreux éléments qui
son entrée en scène. Il n’est pas possible de la faire peuvent être détournés : la posture de Napoléon,
apparaître sur un âne réel, la parole permet donc les personnages en costume dont des héros étran-
au spectateur de mieux s’imaginer le personnage et gers ou mythologiques, les harpistes, les cou-
la situation. Le comique est ainsi renforcé puisque ronnes de laurier, etc. Les élèves devront aussi
le spectateur complète ce qui est représenté par bien prendre soin de faire référence aux multiples
son imagination. couleurs, franches et criardes, à la manière de
Rimbaud.

3  Douloureuses retrouvailles 6  La mort d’une


« petite grande âme »
1. Le narrateur exprime tout le malheur et la
souffrance qu’il a ressentis en voyant Manon 1. Hugo évoque crûment la réalité de la barricade :
grâce au vocabulaire de la douleur (« pauvre Gavroche, un gamin de Paris, va récupérer des
maîtresse », « larmes », « si languissante et si cartouches sur des cadavres, le premier étant
affaiblie », « pleurs », etc.), à des hyperboles celui d’un « sergent gisant près d’une borne ». Il
(notamment la dernière phrase), une ponctua- risque sa vie puisque les balles fusent autour de
tion expressive (exclamation, interrogation) et lui et qu’il est entre les deux fronts, les insurgés
l’hypotypose (« figurez-vous »). d’un côté, les gardes nationaux de l’autre. Ces
2. Le registre mis en œuvre est donc le registre derniers « ri[ent] en l’ajustant ».
pathétique. 2. Hugo bascule progressivement dans l’épique
par l’accumulation de verbes d’action (« Il se
couchait, puis se redressait, s’effaçait dans un coin
4  Rue parisienne de porte, puis bondissait, disparaissait [...] ») et les
références au merveilleux : « gamin fée », « nain
1. Le narrateur décrit un embouteillage dans une
invulnérable », « enfant feu follet », « Antée ».
rue parisienne qu’il compare à un combat de rue
à l’aide de l’image de la « barricade ». 3. L’expression « petite grande âme » se fonde
sur un oxymore : il s’agit du sublime hugolien,
2. Les indications de nombres créent une accumu-
association des contraires, où le « petit » devient
lation ascendante : « vingt », « mille », « grand
« grand », admirable.
troupeau » auxquels s’ajoutent encore « cent
chevaux » et la « foule » jusqu’à former un tel 4. Hugo cherche à déclencher à la fois la peur,
tumulte que même « Dieu » ne pourrait s’y faire la pitié et l’admiration chez son lecteur pour
entendre. Gavroche, ce « gamin », ce « moineau », « ce
pygmée » qui ose braver la Garde nationale.
3. Il s’agit d’un registre épique, mais détourné
puisque traitant d’un sujet trivial : c’est donc de 5. Le paragraphe devra montrer comment la
l’héroï-comique. scène bascule progressivement dans l’épique et
souligne ainsi l’héroïsme de Gavroche qui brave la
mort quand les soldats s’en amusent. La chanson
5  Vive l’Empereur ! rappelle les chansons des armées à la guerre. La
dernière phrase fait de Gavroche un héros sublime.
1. La scène est rendue ridicule par la description
de l’Empereur sur son « dada », comparé à un
« papa » réveillant les « Pioupious » et « Pitou » Fiche
tout heureux de « s’étourdi[r] de grands noms ». ⁄‚ Les figures de style
Rimbaud désamorce tous les éléments nobles
de l’évocation (« apothéose », « féroce comme  p. ›⁄‚-›⁄⁄
Zeus », « tambours dorés », « rouges canons »)
par des éléments triviaux. 1  Figures remarquables
2. Rimbaud renverse ainsi ce qui devrait relever 1. Figure du parallélisme de construction qui
de l’épique : nous sommes donc dans le burlesque. présente deux propositions contraires afin de

Fiches | 327
restituer le dilemme du personnage. L’hyperbole 3  Un pays de fous et d’enragés ?
s’exprime aussi par l’évocation de la mort. Elle
vient redoubler la difficulté du choix à faire. 1. « fous », « enragés », « lâches », « dénaturés »
sont des termes hyperboliques car ils exagèrent
2. La périphrase désigne Phèdre et le détour permet
les défauts des Français comme des Anglais.
de souligner sa noble ascendance. Minos est un
Leur excès les assimile à des insultes. Or, ce type
roi légendaire de Crète, fils de Zeus et d’Europe.
d’expression s’échange habituellement au cœur
Pasiphaé, dont le nom signifie « qui brille pour
d’une polémique qui est un débat vif et agressif.
tous », est la fille d’Hélios et de Persé. La compré-
On pourra rappeler le terme étymologique polémos
hension de la portée de la figure repose donc sur la
qui désigne le combat. L’hyperbole est donc une
culture du lecteur. Sans elle, il ne peut comprendre
arme qui par l’abus, tend à déstabiliser, à échauffer
pourquoi Phèdre hérite de la grandeur et incarne
l’adversaire.
donc bien l’héroïsme tragique.
2. Premier parallélisme : « des fous, parce qu’ils
3. La figure combine le parallélisme de construc-
donnent la petite vérole à leurs enfants [...] // des
tion et le chiasme. Elle a pour effet de rendre
enragés, parce qu’ils communiquent de gaieté de
compte de la redondance du propos tenu par le
cœur à ces enfants une maladie certaine [...] ».
professeur de philosophie à Monsieur Jourdain.
Celui-ci use du sophisme en recherchant la com- Second parallélisme : « ils sont lâches, en ce qu’ils
plication pour énoncer des évidences. Ce type craignent de faire un peu de mal à leurs enfants ; //
de formulation participe donc du ridicule du dénaturés, en ce qu’ils les exposent à mourir un
personnage. jour de la petite vérole. »
4. La gradation exprime la « rage » du vieux don Les parallélismes permettent de rendre compte
Diègue souffleté par don Gomès. de manière équilibrée des reproches adressés à
chacun des camps. Chaque nation se voit affu-
5. La personnification donne à l’alambic un véri-
blée de deux adjectifs péjoratifs dont l’emploi
table pouvoir d’action pour mieux rendre compte
est expliqué avec rigueur. Voltaire montre ici
de la force qu’il exerce sur les consommateurs.
son souci didactique propre à informer le plus
6. L’hyperbole exprime l’intensité de l’émotion possible son lecteur sur les enjeux et la pratique
de Britannicus. de la vaccination. Ils lui permettent de livrer les
données factuelles sur lesquelles ont porté les
7. L’allégorie permet de donner vie à la mort, de
jugements excessifs. Une fois cet état des lieux
la rendre plus concrète et plus animée.
fait de manière honnête et équitable, Voltaire
8. La métaphore s’associe au chiasme et permet pourra prendre parti pour les Anglais.
de rendre compte de la fureur des combattants
3. Le terme ironique employé pour qualifier
lors des guerres de religion. Les auteurs de leur
l’intensité de la dispute est l’adverbe « douce-
vie (père et mère) sont des instruments ou des
ment ». Il s’oppose totalement à l’animosité
marques de destruction (feu et cendre). Leur vie
exprimée par l’absence de mesure des hyperboles.
est donc vouée à la mort.
Le terme fait sourire – le comique est toujours
Prolongement basé sur un décalage – car une polémique est
Inventer des figures de style en lien avec les textes tout sauf douce.
étudiés en classe. Exemples : l’allégorie du progrès,
Prolongement
de la misère (en rapport avec l’étude d’une œuvre
Choisir une polémique actuelle et restituer les
de Zola), le chiasme dans la maxime (en rapport
positions adverses à l’aide de parallélismes.
avec l’étude de l’argumentation classique), etc.

2  Une affaire entendue 4  Du mauvais usage des figures


de style
1. La matière remplace l’arme.
2. Le lieu est utilisé à la place de la population. 1. Le locuteur d’Acis semble chercher une
3. La couleur remplace la nationalité. expression concise et nette. Il critique donc
4. Un membre est pris pour désigner un être. l’emploi de figures qui ne seraient pas claires,
328 | Lire et analyser
qui obscurciraient le propos en l’éloignant du machines fantastiques n’est pas rare chez Zola,
sens littéral. Il peut donc s’agir des figures de pour qui le progrès technologique est aussi extraor-
détour comme la périphrase qui demande au dinaire que dangereux.
lecteur de deviner ce dont on parle, des figures
d’analogie comme la métaphore qui ne désigne pas
directement la réalité qu’elle aborde, comme la 6  Dire l’inavouable
comparaison qui rallonge forcément l’expression.
1. Le supplice que s’inflige Phèdre se caracté-
2. Les termes qui désignent cet abus de détours rise par l’insomnie et le refus de s’alimenter. Les
stylistiques sont : « Phébus » et « votre pompeux périphrases suivantes le prouvent : « Les ombres
galimatias ». Le galimatias est un discours confus. par trois fois ont obscurci les cieux/ Depuis que
Le nom propre Phébus désigne Apollon après qu’il le sommeil n’est entré dans vos yeux » ; « Et le
eut détruit le char du soleil et fut condamné par jour a trois fois chassé la nuit obscure/ Depuis que
Zeus à le conduire. Dans un sens figuré, il désigne votre corps languit sans nourriture. »
une expression poétique, recherchée.
2. L’expression plus complexe permet d’insister
3. Les auteurs classiques peuvent redouter l’excès sur la souffrance de Phèdre.
des figures de style parce qu’ils veulent illustrer
3. Périphrases désignant le personnage masculin :
un idéal esthétique de clarté et de précision. Pour
« fils de l’étrangère », « ce fier ennemi de vous,
Boileau, « ce qui se conçoit bien s’énonce claire-
de votre sang », « Ce fils qu’une amazone a porté
ment, et les mots pour le dire arrivent aisément »
dans son flanc ».
(Art poétique, 1674).
4. Au nom d’Hippolyte, Phèdre prononce une
4. Les propos obscurs d’Acis peuvent être les
interjection « Ah ! » et une apostrophe de lamen-
suivants :
tation aux dieux. Ces éléments s’expliquent par
– Pour dire qu’il pleut : le ciel a ouvert ses vannes
le désarroi que provoque chez elle l’évocation de
aquatiques.
l’homme qu’elle aime de manière incestueuse. Il
– Pour dire qu’il neige : une eau congelée tombe
est évoqué plusieurs fois avant que son prénom
en particules dentelées.
n’apparaisse, c’est d’entendre celui-ci qui la fait
– Pour dire que quelqu’un a bon visage : vous
réagir.
n’avez pas aujourd’hui la face des Furies.
Etc.
7  La femme-objet

5  La bête humaine 1. Les figures de style qui structurent le monologue


d’Arnolphe servent à dévaloriser la femme, soit
1. La locomotive est humanisée. Jacques parle en niant la totalité de sa personne par l’usage
d’elle comme d’une femme. Elle est « d’une élé- de la métonymie (« cette âme »), soit en la réi-
gance fine ». Le cheminot lui porte d’ailleurs des fiant par la comparaison (« comme un morceau
sentiments : « Jacques, par tendresse, en avait fait de cire ») ou en l’animalisant par la métaphore
un nom de femme, la Lison, comme il disait, avec (« une autre bête »).
une douceur caressante. »
2. Certains termes peuvent caractériser l’humain 8  Incantation
comme l’animal : « ses reins allongés et puissants »,
« son poitrail large ». 1. Les figures de style dominantes sont des figures
d’insistance :
3. Le croisement des analogies permet de créer un
– le parallélisme qui permet d’abord que les élé-
être nouveau : une sorte de monstre mécanique
ments de la nature communiquent entre eux et
vivant, un de ces « êtres de métal ».
s’adressent des éloges, puis que chacun valorise
4. Une telle description peut surprendre dans un l’amour du poète, notamment en se dévalorisant
roman naturaliste, dirigé théoriquement par une par rapport à elle, recourant alors au comparatif
observation du monde scientifique et rigoureuse. d’infériorité ;
Cependant, ce type d’analogies qui rendent les – la répétition qui exprime la splendeur de l’aimée.
Fiches | 329
2. La réussite du pastiche sera évaluée selon les voltairien, que lui-même désignait par ce code
critères suivants : ECRLINF, c’est-à-dire, « écraser l’infâme » ?
– éloge comme visée ; L’infâme désigne la superstition et le fanatisme
– imitation de la structuration en deux temps du religieux.
poème : valorisation / dévalorisation ;
– simplicité du lexique (redondance d’un verbe
passe-partout) mais aussi recours ponctuel aux
Fiche
métaphores ; Lecture de l’image fixe
– présence du « je », lyrisme enthousiaste de la ⁄⁄
chute exprimé par la répétition ;  p. ›⁄›
– versification libre.
1  Étudier la composition
9  Fanatisme et religion et l’expression
1. Les parallélismes de construction sont présents 1. Le personnage est étudié dans son milieu.
dans les deux premières phrases de l’article. Ils En effet, la serveuse est représentée au centre
posent les bases définitionnelles de l’article par d’un plan d’ensemble qui permet de reconstruire
leur aspect démonstratif, explicatif : « Le fanatisme derrière elle l’ambiance d’un lieu (arrière-plan).
est à la superstition ce que le transport est à la Il s’agit ici d’une foule réunie dans un lieu de
fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a divertissement : les Folies-Bergère. L’intention
des extases, des visions, [...] est un enthousiaste ; étant de rendre compte d’une atmosphère, la
celui qui soutient sa folie par le meurtre, est un netteté des traits n’est pas requise pour peindre le
fanatique. » Le premier parallélisme sert à cerner groupe. Notons aussi que la profondeur du champ
l’intensité extrême du fanatisme, sa fureur. Le souligne l’importance du milieu. De plus, au pre-
second permet encore de mesurer cette intensité mier plan se présentent les objets représentatifs
et d’associer le fanatisme au passage à l’acte, sans d’une profession : les bouteilles. L’individu est
le restreindre à la seule pensée. donc perçu dans son rapport au réel, en relation
Pour définir de manière encore plus imagée le avec un groupe et des objets.
fanatisme, une métaphore filée se développe
2. L’expression du visage est plutôt rêveuse, voire
dans le deuxième paragraphe, elle complète ainsi
triste. Le point de vue choisi nous place tout
l’expression de l’intensité par celle de la dan-
à fait en face du personnage, afin que nous ne
gerosité, de la gravité afin d’effrayer le lecteur.
puissions échapper à la solitude de son regard.
Elle contribue ainsi à la persuasion développée
Son expression (celle du visage comme du corps)
dans l’article.
est très statique, la serveuse n’est-elle pas une
2. La seule solution face au fanatisme s’avère être sorte d’objet ? Elle porte les mêmes couleurs que
le recours à la philosophie. les bouteilles convoitées par les clients : le noir
et le doré.
3. Là encore, c’est la métaphore filée qui exprime le
pouvoir de son action grâce aux termes « remède »,
« adoucit », « prévient les accès ». 2  Contextualiser l’image
4. C’est la proposition relative « qui sont respec- 1. Cette peinture est moderne car elle s’inspire
tables dans l’Antiquité », se référant aux exemples de l’actualité de l’année de sa réalisation : 1908.
bibliques, qui discrédite de manière ironique
la parole du texte religieux car la barbarie des 2. Le tableau ne paraît qu’en partie réaliste. Si
meurtres ne peut pas être plus tolérée dans le les tendances esthétiques (costumes de sport,
passé que dans le présent. En citant la violence port des moustaches) sont bien d’actualité, les
du texte biblique, Voltaire le fait se ridiculiser de positions dans l’espace semblent irréelles. Les
lui-même. On ne peut donc pas le respecter… joueurs en bleu paraissent suspendus dans les
airs, en apesanteur. C’est pour Henri Rousseau
Prolongement : Rapprocher le texte de la un moyen de styliser le mouvement, la souplesse,
représentation de Voltaire proposée à la page l’allégresse de ces sportifs saisis en pleine action.
414. Comment le texte exprime-t-il le combat Le cadre forestier n’est pas plus vraisemblable,
330 | Lire et analyser
mais ce déploiement foisonnant du feuillage est 3. La perte de la famille
l’une des caractéristiques de la peinture de l’artiste. a) La composition intègre parmi les personnages
On comprend donc comment le peintre assimile de cette scène une famille au premier plan, sur
l’événement historique à son propre univers. la droite. Son éclairage est particulièrement
lumineux, signe que l’enfant, la mère et le père
3. Henri Rousseau a pu se rapprocher d’un poète
partagent un même bonheur qui semble les isoler
comme Apollinaire car, comme lui, il s’intéresse
du monde. Ce groupe contraste donc fortement
à la modernité, tout en gardant une inspiration
avec la figure hiératique d’Andromaque, statufiée
bucolique.
par la mort d’Hector et la menace que fait peser
Pyrrhus sur les épaules de son fils Astyanax.
3  Interpréter l’image b) Les regards divergents : l’enfant qui se situe
dans le dos d’Andromaque comme celui qui est
1. Raymond Savignac : affichiste français
placé au premier plan regardent vers le haut alors
(1907-2002) dont le style associe la simplicité
qu’Andromaque regarde vers le bas.
et l’humour.
c) Le motif du vase : tous les vases tiennent dans
2. L’image illustre le propos voltairien « Moi, les bras ou sur la tête des autres femmes alors que
j’écris pour agir » en substituant à l’épée, la plume. celui d’Andromaque est posé à terre. On peut
considérer cet objet rond comme un signe de la
On peut commenter l’expression « un trait d’es-
maternité.
prit ». Le trait désigne au sens premier un jet
d’arme, le trait d’esprit une réplique pertinente.
Voltaire se bat en s’exprimant.
3. Le graphisme, comme le choix des couleurs Fiche Lecture de l’image
permettent d’illustrer l’espièglerie voltairienne. ⁄¤ mobile  p. ›⁄6-›⁄‡
Les couleurs sont lumineuses, acidulées comme
l’esprit du philosophe. La ligne claire, par sa sou-
plesse, donne au visage un rictus moqueur et au 1  Analyser le cadrage et les raccords
corps, un dynamisme facétieux. L’exercice est à mettre en rapport avec l’étude
des récits naturalistes.
4  Interpréter une image Il peut se prolonger par la projection des deux
extraits. Ce qui serait un moyen, dans le cadre
Comment le tableau de Leighton rend-il compte de l’histoire des arts, de considérer les débuts du
de la détresse d’Andromaque ? cinéma, en montrant notamment qu’à la toute fin
du xixe siècle cette technologie est révolutionnaire,
1. Un personnage décalé par rapport à un
tout comme certaines machines auxquelles Zola
groupe : la solitude
s’intéresse dans ses œuvres (ex. : la locomotive
a) Couleur sombre qui contraste avec les couleurs
à vapeur).
lumineuses et variées de l’ensemble.
L’exercice peut générer la comparaison entre le
b) Composition qui isole Andromaque au centre
texte et l’image.
de l’image alors que les autres personnages (à
l’exception de la vieille fileuse dans le coin à 1. Le cinéma muet impose aux acteurs de jouer
gauche) sont groupés. avec plus d’expressivité que dans les films modernes
parce que les émotions ne peuvent se transmettre
2. Un personnage touchant
par la parole. C’est le langage visuel, ponctué par
a) Les lignes de construction, établies à partir
l’affichage de cartons au propos limité, qui assure
des regards des personnages, convergent vers ce
la quasi-totalité de la transmission des messages.
personnage isolé, signes que sa détresse suscite
l’attention. 2. La domination de Nana s’exprime par diffé-
b) Prostration du corps qui atteste d’une douleur rents moyens :
psychologique et qui contraste avec le déploie- – l’échelle des plans : le gros plan (n° 6) met en
ment et l’épanouissement des corps des femmes valeur le visage autoritaire de la courtisane, les
à sa gauche comme à sa droite. plans rapprochés (n° 1 et 3) opposent en leur
c) Personnage de haute taille. centre les positions contraires des mains de Nana
Fiches | 331
et Muffat (verticalité, supériorité ≠ horizontalité, – la plongée du plan 9 où tombent du ciel les
soumission), le plan d’ensemble (n° 8) permet prospectus du grand magasin.
d’accentuer ces positions (les bras ouverts de
4. Le progrès est à la fois oppressant et créateur
Nana surplombent Muffat qui s’affaisse) ;
de nouveaux désirs.
– le jeu des acteurs : Nana force Muffat, haut
dignitaire du Second Empire, à l’humiliation,
en le faisant jouer le rôle d’un chien qui obéit à
sa maîtresse. Le regard de l’acteur ne rencontre
jamais la caméra (n° 1 notamment), comme si le Fiche L’image dans l’information
personnage avait perdu sa personnalité ;
– le décor intègre un accessoire symbolique : la
⁄‹ et la publicité  p. ›⁄·
peau de l’ours blanc sur laquelle Muffat finit par
s’effondrer au plan 10. Nana, « cette mouche 1  Des logos qui parlent
d’or », a eu raison de l’homme d’État, comme le
chasseur a abattu la bête féroce pour le mettre 1. En 1890, Eugène Grasset crée le fameux logo
au tapis. de Larousse, complété par la devise « Je sème à
tout vent ». Il représente une jeune femme, la
3. Le raccord entre les plans 1 et 2 se construit sur
semeuse, soufflant sur une fleur de pissenlit. Le
le regard. Il permet de mettre en valeur le juge-
pollen s’envole délicatement. On suppose qu’il
ment méprisant que les serviteurs de la courtisane
retombera plus loin, germera et donnera naissance
portent sur l’homme d’État humilié.
à d’autres fleurs. Cette allégorie renvoie à l’idée
de dispersion du savoir et de germination. Le
2  Analyser la surimpression dictionnaire, outil présent dans de très nombreuses
familles, rend possible la diffusion du savoir et
1. Dans le texte, l’oppression du milieu moderne sait le faire fructifier.
est rendue par les expressions : « effarés et perdus,
2. La typographie choisie imite l’écriture
au milieu du vaste Paris », « demandant à chaque
manuelle : c’est ce qu’on appelle une manuaire.
carrefour », « plantés, serrés les uns contre les
Elle renvoie au geste humain par excellence et
autres ».
produit un effet de proximité.
Les sept premiers plans du film de J. Duvivier
traduisent ce sentiment par la surimpression. 3. Les deux « t » du mot « Lafayette » ne sont
Les plans 3 et 6 permettent de montrer Denise pas deux simples lettres. Ils représentent en même
écrasée par les engins modernes (chariot, loco- temps une tour Eiffel stylisée. Ainsi, se rendre aux
motive), le plan 4 exprime l’oppression de la Galeries Lafayette, c’est aller au cœur de Paris,
foule en superposant l’image de la jeune fille à découvrir l’essence même de la ville.
celle d’autres voyageurs. Le point de vue souligne
l’effet produit grâce à la contre-plongée du plan 5. 2  L’âge d’or de la réclame
Enfin, le montage, raccordant rapidement des
1. Ce mot est le synonyme vieilli de « publicité ».
plans différents, accroît la restitution du trouble
Il désigne d’abord une petite annonce permettant à
créé par le milieu sur le personnage.
des particuliers de vendre ou d’acheter un service,
2. L’apparition du grand magasin suscite la sur- un bien d’occasion ou de trouver un conjoint. En
prise, l’enthousiasme (« Ah bien ! reprit-elle se professionnalisant, la réclame devient un art
après un silence, en voilà un magasin ! ») et commercial, permettant de faire la promotion de
crée le plaisir des yeux (« les étalages éclataient biens ou de services.
en notes vives »).
2. Une forte communication et des prix bas per-
3. Julien Duvivier choisit de traduire cette impres- mettent d’inonder le marché. Telle est la devise
sion par : d’Octave Mouret. Pour y parvenir, sa stratégie
– la succession de deux gros plans (11 et 12) est simple :
qui mettent immédiatement en rapport le grand – il a déterminé sa cible : les femmes et les pres-
magasin annoncé par la publicité et le plaisir de cripteurs, les enfants qui, pour avoir un ballon,
la jeune fille ; pousseront leur mère à l’achat ;
332 | Lire et analyser
– il a choisi des médias classiques : les journaux, résister à la tentation.
l’affichage sur les murs ; 2. Le premier logo Apple, dessiné en 1976 par
– il a réfléchi au hors-média : les ballons donnés Ronald Wayne représentait Isaac Newton assis
en prime, les catalogues et les rideaux de théâtre ; sous un pommier chargé de pommes. En 1977,
– il a consacré un budget énorme à la publicité. le graphiste Rob Janoff modernise le logo : il
Grâce à cette stratégie, il peut littéralement saturer représente une pomme multicolore et en partie
l’espace. Sa publicité envahit tous les supports croquée.
possibles, conquiert des espaces toujours plus « Croquer la pomme » est une phrase très
vastes. D’abord, Octave Mouret offre aux enfants connotée. Elle peut évoquer le fait que l’on cède à
des clientes des ballons rouges portant la marque la tentation (de l’informatique) et qu’on se laisse
« Bonheur des Dames ». Tenus au bout d’un fil, ils séduire ou que l’on aime les très mauvais jeux de
envahissent la rue parisienne. Très créatif, Mouret mots en anglais, « bite » (mordre) se prononçant
réinvente l’image publicitaire mobile ! Les affiches comme « byte » (unité informatique).
conquièrent les murs ; les annonces s’étalent
dans les journaux et les revues. De manière plus 3. On raconte que la pomme est un hommage
anecdotique, les rideaux de théâtre deviennent discret à Alan Turing.
eux aussi un nouveau support où peut s’inscrire Ce mathématicien et cryptographe anglais est
le nom du grand magasin. Enfin, Mouret fait du l’auteur d’un article de logique qui a permis
catalogue servant initialement à la VPC un outil l’invention de l’informatique. Pour résoudre le
marketing : tiré à 200 000 exemplaires, traduit problème de la décidabilité en arithmétique, il y
dans toutes les langues, il est expédié dans le présente une simulation que l’on nommera ensuite
monde entier, qu’il séduit grâce à ses gravures et machine de Turing et des concepts de program-
ses échantillons gratuits. mation. Pendant la Seconde Guerre mondiale,
il réussit à comprendre comment fonctionne
3. Pour rendre sensible l’idée d’envahissement, Enigma, machine utilisée par l’armée allemande
Zola utilise des substantifs et des verbes de mouve- pour chiffrer ses messages. Grâce à lui, les Alliés
ment. On relève « voyageant en l’air », « prome- peuvent décrypter les messages secrets allemands.
naient », « envahissait » ou « débordement ». Ce En 1952, la découverte de son homosexualité
mouvement est de plus en plus étendu. Le travail lui vaut des poursuites judiciaires. Il accepte la
sur le rythme de la phrase traduit lui aussi cette castration chimique pour éviter la prison. Très
amplification : les groupes ternaires s’enchaînent malheureux, il se suicide en croquant une pomme
et les propositions sont de plus en plus longues. empoisonnée au cyanure en 1954.
3  Publicités de légende 4  Jouer avec les mots de la publicité
1. Les visuels publicitaires associant la femme et 1. A. Jeu de mots. Double sens. – B. Jeu de mots
la pomme sont nombreux. Bien sûr, chaque fois sur « T », la lettre et le thé. Jeu avec l’homo-
que les producteurs de pommes veulent nous nymie. – C. Oxymore. – D. Parallélisme de
pousser à manger ce fruit, ils choisissent un visuel construction. Antithèse. – E. Jeu sur le sens et
montrant le produit – la pomme – et sa consom- les sonorités. – F. Jeu de mots Montfort / mon
matrice. Mais le plus souvent, la pomme a un sens faible. – G. Paradoxe. – H. Paronomase, groupe
symbolique. L’image renvoie mythiquement à la ternaire. – I. Paradoxe. – J. Faux proverbe entre
Genèse. La référence à Ève, cédant à la tentation « fleurs » et « tendresse ».
et croquant le fuit défendu est évidente. On peut
citer les campagnes pour les parfums de Nina Ricci, 5  Naissance d’une icône
Lolita Lempicka, Dior (Hypnotic Poison), pour
le site Gleeden (favorisant les rencontres extra- 1. L’ouvrière regarde le spectateur droit dans
conjugales). Plus rarement, la publicité évoque les yeux, fixement, sans sourire. C’est un regard
aussi l’univers de Blanche-Neige. Ainsi, dans la difficile à soutenir. Il s’accompagne d’un bras
publicité Vuitton, on découvre une jeune femme d’honneur, geste provocateur par excellence.
portant une longue robe blanche, profondément C’est donc une femme assez particulière que nous
endormie après avoir croqué une pomme rouge. découvrons. Elle est très féminine, selon les codes
Là aussi, elle apparaît comme celle qui n’a pas su classiques, car ses traits sont fins, son visage est
Fiches | 333
délicat. Elle a pris le soin de se maquiller, de se l’écriture de son récit. On peut d’emblée être
coiffer avec une certaine coquetterie comme le saisi par l’humilité de ses intentions : avant même
montre son foulard à pois et ses sourcils, joliment d’affirmer un parti pris, elle nie des ambitions
arqués, sont épilés. Pourtant, elle porte une com- qu’on lui prête (formes négatives sensibles dans la
binaison qui s’apparente à un bleu de travail et première phrase). L’écriture d’un roman constitue
son corps, plein de force et de vigueur, est musclé. pour George Sand une entreprise sans grande
prétention qui consiste à transposer à l’écrit des
2. Le slogan signifie « Nous pouvons le faire ».
observations faites dans la vie réelle ou à partir
Il fait songer au slogan d’Obama pour sa pre-
d’une œuvre d’art (« une gravure d’Holbein »).
mière campagne présidentielle : « Yes, we can ».
Le résultat est une « chose très touchante et très
Le pronom « we », commun aux deux phrases,
simple ». En affirmant que « voir et peindre sont
inclut le locuteur et ses destinataires. Ensemble,
deux », l’auteure reprend un lieu commun de
ils forment un collectif uni, soudé. Et c’est parce
la création qui veut que toute œuvre d’art soit
que nul n’est exclu que le défi peut être relevé.
nécessairement inférieure à la beauté naturelle.
Prolongement
2. À travers l’apostrophe « vous autres », George
Si cette publicité est devenue mythique, c’est
Sand vise le lecteur. Au terme de son discours, elle
parce que son contexte historique est très par-
lui suggère de mener une expérience de lecture
ticulier. Pendant la Seconde Guerre mondiale,
analogue à son expérience de romancière. La vraie
une campagne de presse veut inciter les jeunes
vie vaut mieux que l’artefact proposé par la fiction.
femmes à travailler dans les usines d’armement.
Pour autant, cette adresse peut aussi avoir une
On recherche plus particulièrement des travail-
connotation polémique. Au début de son discours,
leuses capables de souder, riveter ou construire
l’auteure fait référence à des critiques mal avisés
des bâtiments, tâches traditionnellement dévolues
qui interprètent son œuvre en lui donnant une
aux hommes. Pour les convaincre, le dessinateur
dimension plus ambitieuse. L’apostrophe « vous
s’inspire d’une photographie en noir et blanc
autres » peut être une adresse à ces experts qui
représentant un vraie riveteuse, Geraldine Hoff
donnent trop de valeur à l’œuvre littéraire.
Doyle, prise dans son usine en 1941. Le charisme
de la jeune femme est tel que cette affiche donne 3. Cette question est au cœur de l’enseignement
naissance à un mythe moderne, celui de Rosie la des lettres au lycée. On peut orienter les élèves
riveteuse. Rosie est patriote, elle s’engage pour son en réfléchissant sur la notion même d’intention
pays et fait bloc avec l’ensemble de ses concitoyens d’auteur. L’intention d’un écrivain est-elle une clé
et concitoyennes engagés dans l’effort de guerre. unique de lecture ? L’œuvre peut parfois échapper
Elle est courageuse, n’hésitant pas à se diriger vers aux volontés d’un artiste comme en atteste le
un emploi très dur physiquement. Surtout, elle n’a récit de George Sand dont la portée dépasse les
peur de rien et défie les hommes. Elle se pose en attentes de son auteur. En se situant plus à distance
rivale du « riveteur », ouvrier travaillant sur les de l’œuvre, le lecteur possède un regard original,
gratte-ciel. Elle aussi est capable de participer à une parfois plus à même d’évaluer le sens d’un texte.
aventure titanesque. Rosie the Riveter fait même
la couverture du Saturday Evening Post. Norman 2  Deux récits qui s’emboîtent
Rockwell la peint en train de piétiner Mein Kampf
en mangeant son sandwich, un énorme pistolet 1. L’incipit de cet extrait obéit à une structure
à rivet posé sur ses genoux. complexe. Le narrateur débute sa nouvelle par un
récit-cadre dans lequel il fait référence à un passé
proche et au moment même où s’écrit son histoire
Fiche Auteur, narrateur (voir l’utilisation d’un présent d’énonciation au
⁄› et personnage  p. 421-422 deuxième paragraphe). À partir du troisième
paragraphe, le narrateur débute un récit enchâssé,
autrement dit une histoire dans l’histoire. Ce
1  Le discours de l’auteur récit plus éloigné dans le temps est aux temps
composés du passé : le plus-que-parfait (« j’avais
1. Dans cette notice, George Sand réfléchit été invité ») et le passé antérieur (« quand j’eus
aux sources d’inspiration qui la guident dans examiné »).

334 | Connaître un genre littéraire


2. Le narrateur est un personnage de l’histoire entrer en résonance avec les personnages qui font
comme le montre l’utilisation de la première l’intrigue : les homards repus au milieu du cresson
personne du singulier. Le recours au « je » permet et d’asperges annoncent l’attitude de Homais,
de donner une dimension plus intime au récit et précisément ce contentement bourgeois et la
renforce l’identification du lecteur au personnage. vanité qu’il dégage à la table de Léon.
Le passage à la troisième personne du singulier
2. Le narrateur recourt à l’ironie pour se moquer
favoriserait une prise de distance et atténuerait
de M. Homais. Il n’accuse pas explicitement
les effets de dramatisation plus sensibles dans un
le personnage mais laisse entendre au lecteur à
récit à la première personne.
quel point il fait preuve de fatuité. On pourra
être sensible à l’emploi ironique de certains mots
3  Une critique des Parisiens (« facultés », « théories »). L’énumération présente
1. Le narrateur dresse un blâme de la popula- dans la dernière phrase retire au personnage tout
tion parisienne en recourant à divers procédés crédit : les plaisirs de bonne chère se mêlent à ses
satiriques. Paris est défini comme un enfer au prétentions intellectuelles.
moyen d’images fortes et d’hyperboles (« le plus 3. Les mots « chic » et « morceau » sont placés en
d’épouvantement », « une tempête d’intérêts ») italique dans le texte. Flaubert attire l’attention sur
mais également d’accumulations qui donnent ces termes connotés négativement. Il s’agit d’une
de l’expressivité au discours du narrateur. On forme de discours indirect libre dans la mesure où
pourra ainsi être sensible à l’éloquence du propos le mot est prononcé par un type de personnage
à travers une analyse du souffle oratoire : les ana- auquel Homais se rattache. Homais n’est pas le
phores (« masques de faiblesse, masques de force seul à utiliser ces mots, ce qui explique l’absence de
[…] ») ou l’épanode au second paragraphe (« ou la guillemets, mais il reprend un langage stéréotypé
jeunesse ou la caducité : jeunesse blafarde et sans que d’autres bourgeois vaniteux utilisent.
couleur, caducité fardée qui veut paraître jeune »)
donnent une expressivité à la dénonciation des Pour approfondir
mœurs parisiennes. – VOUILLOUX Bernard, « Les Tableaux de
Flaubert », Poétique, 2003/3, n° 135
2. En plaçant ce portrait-charge de la capitale – Article disponible sur Internet : http://www.
au seuil de son œuvre, Balzac cherche à montrer cairn.info/revue-poetique-2003-3-page-259.
qu’une œuvre réaliste n’a pas pour seule fonction htm#no27
de montrer la réalité de son temps. Le romancier
réaliste a aussi pour tâche de poser un regard
critique sur la société contemporaine. Aussi para-
doxal que cela puisse paraître, l’œuvre réaliste peut 5  Le narrateur et son personnage
déformer la réalité pour mieux rendre sensible
une dimension symbolique. 1. Le narrateur met en évidence les doutes qui
accablent Julien Sorel après que celui-ci est sorti
de la chambre de Mme de Rênal. En donnant une
4  À mots couverts place prépondérante au discours direct (marqué
1. Pour répondre à cette question, on peut partir par les guillemets) et au discours direct libre (sans
d’une déclaration de Flaubert dans sa corres- guillemets), le narrateur dote son personnage
pondance : « Il n’y a point dans mon livre une d’une sensibilité à même d’attirer la connivence
description isolée, gratuite ; toutes servent à mes du lecteur. Le narrateur ne se prive pas non plus de
personnages et ont une influence lointaine ou détailler les réflexions qui assaillent la conscience
immédiate sur l’action » (24 décembre 1862). On de Julien Sorel. Ces commentaires tendent à ratta-
a souvent reproché à l’auteur de Madame Bovary cher le personnage à un type puisque le narrateur
la « myopie » de ses descriptions, autrement dit utilise des phrases au présent de vérité générale
le fait qu’il se concentre sur des détails sans mon- et définit un état de « l’âme ». Doué d’une sen-
trer une vision d’ensemble. La description de la sibilité accrue et d’une capacité de retour sur
« grande salle » obéit à ce principe : le narrateur soi-même, Julien Sorel se présente ainsi comme
isole des objets saisis pour eux-mêmes (le tuyau un personnage qui se regarde agir plutôt que d’un
de poêle, le petit jet d’eau) pour mieux les faire héros dans l’action.
Fiches | 335
2. Le narrateur paraît justifier l’état d’âme de dominant. La scène est en focalisation interne
Julien Sorel, précisément sa frustration qui suit et le lecteur appréhende la situation de l’usine
sa rencontre avec Mme de Rênal. Le long com- à travers sa perception. Sans même connaître
mentaire au présent de vérité générale (« cet état l’intrigue du roman, on peut comprendre que le
d’étonnement et de trouble inquiet où tombe personnage joue le rôle de meneur d’hommes.
l’âme qui vient d’obtenir ce qu’elle a longtemps On peut s’appuyer sur l’exclamation au discours
désiré ») illustre ce point. Au terme de l’extrait, indirect libre : « De quelle terrible responsabilité
la complicité entre le narrateur et le personnage il se chargeait ! ». Le protagoniste incarne ici le
est sensible dans la reprise « Et quel rôle ? » qui modèle du héraut chargé de délivrer les ouvriers
donne l’impression qu’un dialogue s’instaure entre de leurs chaînes, en proie dans l’extrait aux doutes
eux deux. et aux incertitudes.
2. L’utilisation du discours indirect libre donne
6  L’adresse au lecteur une expressivité à l’indignation du personnage. Le
narrateur transpose les interrogations et les visions
1. Le narrateur s’adresse au lecteur directement d’Étienne Lantier. Sa colère prend surtout la forme
en utilisant l’apostrophe (« lecteur », « vous qui de tableaux de la misère qui sont énumérés à dif-
tenez ce livre d’une main blanche »). Pour mieux férents moments du texte : « Il revoyait le coron
capter l’attention de son destinataire, le narrateur sans pain, ces femmes, ces petits […] », puis « des
choisit de le provoquer en usant d’un registre enfants qui mouraient, des mères qui sanglotaient
polémique (« Ici lecteur, j’ai un compte à régler […] ». On peut également étudier les contrastes
avec vous » ; « Ah ! sachez-le : ce drame n’est ni qui renforcent les effets de l’indignation : « Ce
une fiction, ni un roman »). n’était plus de la colère contre l’homme, de la
2. Dans Jean-Louis, le narrateur joue à dénigrer pitié pour la pauvre fille maltraitée. »
son roman en le taxant d’inutile (« quelques pages 3. Le narrateur ne se contente pas de livrer les
dont la substance équivaille à rien »). Dans Le Père pensées vives d’un personnage indigné de la situa-
Goriot, le narrateur tend à rapprocher le roman tion des ouvriers. Il montre son abattement en
d’une œuvre de la nature. La formule anglaise All l’inscrivant dans un environnement propice à cet
is true traduit ce désir de retirer toute artificialité état d’âme. On pourra relever les passages où le
à l’œuvre d’art. paysage est décrit pour montrer l’intrication de
l’humeur et de l’environnement. Ainsi, « la nuit
tombait » fait écho à l’abattement du personnage
7  « Tempête sous un crâne »
et plus explicitement la personnification de la
1. Hugo dramatise tout d’abord son portrait de nuit (« mélancolie affreuse du crépuscule ») met
la conscience humaine. Il annonce au présent en évidence le rapport analogique entre l’envi-
d’énonciation l’étude des « profondeurs de [la] ronnement extérieur et l’état d’âme.
conscience » : « le moment est venu d’y regarder
encore ». Il recourt à la figure de l’hyperbole Fiche
en mettant en valeur l’unicité de la conscience ⁄∞ Le point de vue
humaine (voir la série des superlatifs : « plus
redoutable, plus compliquée, plus mystérieuse  p. ›¤›-›¤∞
et plus infinie »).
1  Un mariage manqué
2. Le narrateur tient à distance la conscience de
Jean Valjean. Il adopte la posture du spectateur 1. Plusieurs temps sont utilisés dans ce premier
en avouant son admiration tout autant que sa paragraphe : l’imparfait à la voix passive (« Julie
peur devant ce qu’il compare aux éléments infinis. de Chaverny était mariée ») et le plus-que-parfait
(« elle avait reconnu »). L’utilisation d’un temps
8  Les états d’âme d’un personnage composé du passé indique l’antériorité de l’action.
Le point de vue est alors omniscient étant donné
1. Étienne Lantier est la figure centrale de cet que le narrateur donne des informations sur le
extrait dans la mesure où son point de vue est passé du personnage.

336 | Connaître un genre littéraire


2. Dans la suite de l’extrait, le point de vue ces expansions. Le narrateur méconnaît-il son
interne domine. Le narrateur donne à entendre sujet ou joue-t-il à ne pas savoir en recourant à
le cheminement de pensée de Julie. On pourra des formules désinvoltes proches de celles qu’on
étudier notamment les renversements opérés trouve dans les romans du xviiie siècle ? Cet extrait
par les connecteurs adversatifs (« cependant » ; permettra en tout cas de relativiser l’idée selon
« mais ») qui produisent des effets d’oralité (dis- laquelle le récit balzacien est « autocratique »
cours indirect libre). (Éric Bordas).

2  La visite d’un inconnu


4  Le héros stendhalien
1. Le point de vue externe est privilégié dans
cet extrait. La scène est racontée et décrite 1. Le narrateur stendhalien exhibe la sensibi-
avec un souci d’épure. Le narrateur ne donne lité et les pensées de ses personnages. Les verbes
aucune indication sur l’identité du personnage de perception sont très présents dans les deux
(« un homme ») et se contente de le décrire à la extraits : « [Lucien] aperçut de loin » ; « Fabrice
manière d’un témoin extérieur à l’histoire. On […] apercevait fort bien ». Les émotions des
pourra relever les modalisateurs qui témoignent protagonistes sont mises en avant (« il sentît son
de cette objectivité (« un homme entra, âgé de cœur battre au point de lui ôter la respiration » ;
quarante ans peut-être, mais qui semblait vieux de « Il la suivait ardemment des yeux »). Enfin, on
soixante »). Le lecteur n’a accès à aucune pensée pourra s’intéresser à la manière dont sont rappor-
ou émotion du personnage. tées les paroles du personnage dans le deuxième
extrait. Le discours direct libre, prisé par Stendhal,
2. L’utilisation d’un tel point de vue permet d’in-
permet de faire entendre les pensées de Fabrice
sister sur l’apparence physique du personnage.
sans rompre le continuum du récit.
Maupassant donne à voir un individu dans son
environnement social en mettant l’accent sur le 2. Le point de vue interne met en valeur la per-
réalisme de la scène. En outre, ce choix de point de ception du personnage. Ses pensées, ses émotions
vue crée un mystère puisque les intentions ou les ne sont pas évaluées par un narrateur surplom-
sentiments du personnage ne sont pas divulgués. bant. Stendhal pratique une narration qui tend à
rejoindre le point de vue du héros. La réalité n’est
pas tout de suite appréhendée dans sa totalité, elle
3  Le portrait balzacien
est progressivement élucidée. Nos deux extraits
1. Dans cet extrait, le narrateur dresse le portrait favorisent un tel choix de focalisation dans la
de deux individus : un banquier de Paris et un de mesure où les personnages sont saisis d’un coup
ses amis. Plusieurs indices suggèrent que le point de foudre. Comme le précise le narrateur au tout
de vue omniscient domine. Des informations sont début du premier extrait : « il n’était pas maître
données sur l’identité des personnages tant sur de ses actions ».
le plan professionnel (« qui avait des relations
commerciales très étendues en Allemagne ») que
moral (« homme de goût et d’érudition »). De 5  La vision de Jeanne
plus, le narrateur rattache ses personnages à des
1. Le narrateur livre les sensations de Jeanne
types en leur donnant des attributs génériques (« Il
dans un ordre successif, sans indiquer explicite-
offrait le type des enfants de cette pure et noble
ment les soupçons de cette dernière. Le lecteur
Germanie »). Cette manière d’essentialiser le per-
mène l’enquête au rythme du personnage, par
sonnage en lui donnant des traits sociaux de classe
une observation de phénomènes détachés les
est caractéristique de la manière balzacienne.
uns des autres. La vision de Jeanne est kaléidos-
2. Même si le narrateur paraît maîtriser son récit copique comme en témoigne l’énumération des
de bout en bout et connaître parfaitement les compléments d’objet dans la phrase suivante :
personnages qu’il introduit, quelques expres- « Elle regarda de nouveau le gant, les cravaches,
sions signalent une approximation : « En je ne les deux chevaux abandonnés ». D’une manière
sais quelle année » ou encore « je ne sais quelle phénoménologique, Jeanne part de l’observa-
maison ». On pourra réfléchir à la singularité de tion de données de l’expérience pour en tirer

Fiches | 337
des conclusions. Le second paragraphe met en 2. Le choix d’une écriture sèche, soucieuse de
évidence la maturation de ses soupçons. faire ressortir la misère du lieu sans introduire
de jugement renforce l’effet poignant. On pourra
2. En utilisant le point de vue interne, le narrateur
analyser plus précisément la construction des
joue sur l’implicite, favorise une complicité entre
phrases, notamment l’absence de verbes conjugués
le personnage et le lecteur. Ce dernier peut ainsi
qui fige encore plus la scène : « Quelques-unes de
reconstruire, au rythme de Jeanne, les soupçons
ces femmes, les mains enfoncées dans des man-
d’adultère.
chons, se tenant par habitude autour d’une plaque
de fer dans le parquet, sous le coude d’un tuyau
6  Quand Charles rencontre Emma de poêle démonté ». Les personnages semblent
1. Le point de vue interne est privilégié par le ainsi réifiés, aussi inertes que le mobilier de cette
narrateur. Toute la scène est perçue par Charles. chambre sordide.
Le narrateur fait état de ses souvenirs (« Alors,
se rappelant les allures de ses maîtres ») et de sa 8  Dans la cour d’école
sensibilité (« Charles fut surpris de la blancheur
de ses ongles »). Le personnage occupe le premier 1. Avec un narrateur intérieur à l’histoire, le lec-
plan de la scène comme en témoigne l’utilisation teur suit la scène au rythme où la vit le personnage.
des temps. En effet, les actions d’Emma sont La scène de l’accident est ainsi rapportée en temps
rapportées à l’imparfait comme pour les inscrire réel et telle qu’elle est perçue par l’enfant. Les
en arrière-plan (« et que Mlle Emma tâchait à interrogations et les exclamations du narrateur
coudre des coussinets »). sont les indices de ce récit en temps réel.
2. Le regard de Charles est attiré par le corps 2. Pour réécrire ce passage avec un narrateur
d’Emma. Le deuxième paragraphe est marqué par extérieur à l’histoire, il faut modifier les pronoms
une saisie de détails physiques : d’abord les mains (je > il) et les temps (présent > temps du passé).
puis les yeux de Mlle Emma. Malgré le jugement Voici une transposition possible du début de
négatif qu’il porte sur ces mains, Charles semble l’extrait au point de vue externe puis au point
hypnotisé par cette partie du corps. Le regard de vue interne : « Qu’avait donc cet enfant ?
d’Emma captive encore plus le personnage. Il venait de tomber. Plusieurs personnes se ras-
semblèrent assez vite autour de lui. Il semblait
3. La rencontre entre les deux personnages avoir le bras cassé. On arrêta un homme dans la
n’est racontée qu’à travers le regard amoureux rue qui devait être médecin. Pendant ce temps,
de Charles. On peut d’emblée mettre en doute l’enfant se morfondait. M. Dropal, qu’il connais-
la réciprocité des sentiments amoureux dans la sait, qu’allait-il dire. Et si par hasard ce n’était
mesure où les sentiments d’Emma sont absents. rien, que deviendrait-il ? Il n’oserait pas rentrer
Par ailleurs, l’ironie du narrateur est perceptible devant sa mère et pensait déjà à ce que les lapidés
à certains moments, notamment dans la compa- feraient de lui. »
raison à des défenses d’éléphant qui suggère le
manque de finesse de Charles (« [les ongles] plus
nettoyés que les ivoires de Dieppe »).
9  Un salon parisien
1. L’entrée d’un mystérieux invité dans un salon
7  Une chambre sordide parisien motive un récit à multiples points de vue.
1. Ce passage est une longue description d’un inté- Le narrateur débute ce passage au point de vue
rieur misérable. Cette description est objective, externe : l’homme qui entre n’est pas identifié mais
sèche, constituée uniquement d’un inventaire seulement décrit physiquement (« un grand mon-
matériel et de portraits sommaires des femmes sieur, à figure noble et à belle barbe blanche »).
qui se trouvent dans la pièce. Aucune explication Plus précisément, le narrateur semble un témoin
n’est donnée par le narrateur sur les causes d’une privilégié puisque les autres invités ne l’ont pas
telle misère, des éléments sont livrés sous une vu entrer. Par la suite, le point de vue omniscient
forme brute, à l’état d’allusion cryptée (voir les transparaît au moment où le narrateur émet des
inscriptions sur l’armoire : « deux noms et une suppositions à propos des accointances entre le
date amoureuse »). comte de Vandeuvres et le « grand monsieur ».

338 | Connaître un genre littéraire


La deuxième partie de l’extrait est dominée par le nature, celle d’un « oiseau blessé », image qui
point de vue interne : le narrateur fait entendre apitoie le lecteur, ou d’une « flèche [entrant]
les sentiments de plusieurs personnages (Caroline dans une eau glacée », comparaison qui suggère
Héquet, Maria Blond) et enfin le qu’en-dira-t-on la puissance du héros.
à travers le discours indirect libre (« Ça sentait
ça. Bah ! pourvu que le souper fût bon ! »).
2. En utilisant successivement les points de vue 3  La fin d’une aventure
externe, omniscient et interne, le narrateur fait
1. Le narrateur recourt au sommaire pour raconter
découvrir progressivement au lecteur l’identité
la vie des personnages. La première phrase de
du nouvel entrant. Le point de vue externe crée
l’extrait annonce ce rythme narratif : « Et ils
du mystère et assure la dramatisation, le point de
résumèrent leur vie. » Les paroles des personnages
vue omniscient donne quelques informations plus
au discours direct s’apparentent à des constats
certaines tandis que le point de vue interne fait
définitifs. Frédéric use d’une métaphore et d’un
entendre un ensemble d’avis contradictoires. Zola
présent de vérité générale (« C’est peut-être le
recourt ainsi à une variété de points de vue pour
défaut de ligne droite ») tandis que Deslauriers
livrer un premier aperçu du personnage, encore
utilise le passé composé, ce qui marque l’aspect
incertain, qui suscite la curiosité du lecteur.
révolu de l’action passée.
2. En s’appuyant sur les éléments de la première
Fiche question, on peut comprendre que ce passage
⁄6 La construction du récit se situe au terme du roman. Les personnages
dressent un bilan de leur vie, résument les échecs
 p. ›¤‡ qui ont constitué l’intrigue du récit. Ils ne se
contentent pas de rappeler le passé mais jugent
1  La force de la routine aussi leurs conduites en montrant l’impasse de
chacune d’elles.
1. Le temps dominant dans cet extrait est l’impar-
fait de l’indicatif (« entrait » ; « regardait » ;
« s’ennuyait »).
4  L’art de débuter
2. Dès la première phrase, le lecteur saisit que la
scène décrite se reproduit chaque jour. Le narrateur 1. Les deux extraits offrent deux modèles très
utilise un imparfait d’habitude (dit aussi itératif) différents de début de récit. L’incipit de « La
comme en témoignent les compléments circons- Grenadière » est à dominante descriptive, le
tanciels qui ouvrent le passage : « Le matin », narrateur introduit d’emblée une pause dans sa
« par habitude ». nouvelle en détaillant la topographie de l’habita-
tion. Le deuxième extrait est un début beaucoup
plus dynamique : le narrateur s’adresse directement
2  Dans le feu de l’action à un narrataire, une femme (« madame ») et ce
1. Le narrateur raconte la scène au point de vue questionnement lance l’intrigue.
interne en prenant soin de décomposer les mou-
2. L’incipit des Deux Maîtresses ressemble à un début
vements des personnages. Chaque mouvement se
de conte par son énonciation, la façon dont le
trouve ralenti. On pourra s’appuyer sur l’épisode
narrateur interpelle le lecteur, mais aussi par les
de la chute pour montrer précisément comment
traits contrastés des personnages : « L’une était
l’action se trouve comme suspendue. Le narrateur
grande, l’autre petite » puis « L’une était mariée, il
livre les émotions du personnage à travers des
est vrai, et l’autre veuve ; l’une riche, et l’autre très
modalisateurs (« Dantès se sentit lancé » ; « il
pauvre ». On pourra cependant faire réfléchir les
lui sembla que cette chute durait un siècle »).
élèves sur la notion même de conte qui ne renvoie
2. En ralentissant l’action, le narrateur attire pas nécessairement au modèle du conte de fées
l’attention du lecteur sur l’attitude et l’émotion classique. Au xixe siècle, les catégories génériques
d’Edmond Dantès. Plus précisément, il valorise sont flottantes : il n’existe pas de frontière nette
le personnage au point de lui donner une autre entre la nouvelle et le conte.

Fiches | 339
5  Étudier la fin d’une nouvelle 2  Les pensées du personnage
1. Plusieurs indices attestent qu’il s’agit de la fin 1. La spécificité du discours indirect libre tient
du récit : le narrateur utilise le passé composé pour à la superposition de deux instances : d’une part
faire le bilan de la soirée, le connecteur « alors » le narrateur qui prend en charge le récit, d’autre
introduit une conclusion qui paraît définitive part le personnage dont la voix, ses intonations
(« alors nous restâmes l’un près de l’autre »). et son expressivité, se fait entendre. Dans cet
Enfin la dernière phrase introduit une forme de extrait, plusieurs marques du discours indirect
leçon : le personnage recourt à des présents de sont visibles : le récit est à la troisième personne,
vérité générale qui permettent de donner une l’énonciation est celle du récit avec un système
portée morale à l’épisode raconté précédemment. de temps au passé. Pour autant, des signes du
discours direct sont visibles à travers la ponc-
2. Dans le dernier paragraphe, le narrateur énu-
tuation expressive qui renvoie aux émotions du
mère les émotions et les situations qu’il a vécues
personnage. On pourra ainsi mettre en évidence
(« Tout ce que j’avais vu, senti, entendu, deviné,
les passages de la deuxième partie de l’extrait dans
la pêche, la pieuvre aussi […] »). On peut attirer
lesquels le narrateur fait entendre l’impatience de
l’attention des élèves sur la répétition du pronom
Léon. Le recours au conditionnel et à des points
indéfini « tout » (deux occurrences) qui crée un
d’exclamation et d’interrogation souligne les
effet de synthèse.
désirs chimériques du personnage.
2. Tout l’extrait est structuré autour d’un contraste
entre Paris et la province. Tandis que Yonville est
une ville repoussoir, lieu d’ennui et de frustrations,
Paris cristallise les rêves d’ailleurs du personnage.
Léon ne se figure pas précisément la capitale, il
Fiche
⁄‡ Le discours rapporté la rêve à travers des projections diffuses, sans
consistance véritable. On peut à ce titre mettre en
 p. ›¤· doute la valeur de ces imageries qui s’apparentent
davantage aux clichés. En recourant au discours
1  La voix de Trompe-la-Mort indirect libre, le narrateur s’amuse des illusions
de son personnage. Une double lecture est parfois
1. La reconnaissance de l’identité s’opère au sensible comme dans cette énumération finale :
moyen du discours direct. Le personnage avoue « Il aurait une robe de chambre, un béret basque,
ce que le narrateur ou d’autres personnages ne des pantoufles de velours bleu ! ».
pouvaient énoncer. Cette déclaration solennelle
prend tout son sens à travers l’énonciation à la
première personne (« Je reconnais être Jacques
Collin, dit Trompe-la-Mort »). En outre, le statut 3  Manipuler les discours rapportés
d’ancien forçat ressort dans la langue parlée par
le personnage. Le recours à des termes argotiques 1. Le passage au discours direct n’est qu’un concen-
et le dévoilement progressif d’une parlure popu- tré des avertissements de madame Raquin. Le
laire sont des preuves éclatantes de la véritable narrateur indique tout d’abord que ces « recom-
identité de Vautrin. mandations » sont « sans fin », ce qui contraste
avec la brièveté du discours prononcé. En outre,
2. Les mots « raisiné » et « trimar » sont des termes
la suite d’injonctions est ponctuée de points de
d’argot employés par le personnage. L’italique peut
suspension qui suggèrent des coupes.
avoir plusieurs fonctions. Il peut s’agir d’un italique
d’usage : dans ce cas, le narrateur indiquerait la 2. Voici une réécriture possible du discours direct
présence d’une langue étrangère au sein de son au discours indirect libre :
récit mais on peut aussi penser que l’italique a « Elle leur disait qu’il fallait surtout prendre garde
ici une valeur d’insistance. À travers le recours aux accidents. Il y avait tant de voitures dans ce
à l’italique, le narrateur prend soin de marquer Paris ! Ils devaient aussi lui promettre de ne pas
l’oralité du personnage. aller dans la foule… »

340 | Connaître un genre littéraire


Fiche
4  Distinguer plusieurs discours ⁄8 La description  p. 431
rapportés
1. Le narrateur choisit d’alterner entre discours 1  Portrait d’un notable
direct, indirect libre et discours narrativisé. Le
discours narrativisé lui permet de résumer les dires 1. Le narrateur recourt à des comparaisons pour
des personnages sans en transcrire le contenu dresser le portrait de monsieur de Saintot et de
précis : « On parlait, après le dîner, d’un avorte- sa femme. Celle-ci est assimilée à une « espèce
ment qui venait d’avoir lieu dans la commune » ; de figure assez semblable à une fougère dessé-
« On avait même prouvé que le pauvre petit chée ». Cette métaphore dégradante contient
être n’était pas mort sur le coup ». Le discours une comparaison non moins valorisante (« fou-
indirect libre est aussi utilisé pour rapporter les gère desséchée »). Astolphe est lui « ignorant
propos de la baronne : « La fille, séduite par un comme une carpe » : le comparé animal dégrade
garçon boucher, avait jeté son enfant dans une le personnage et met en valeur sa bêtise.
marnière ! ». Enfin, le discours direct intervient au
2. Le portrait de ce couple de notables est sati-
terme du récit pour livrer les propos du médecin.
rique. Outre les comparaisons qui rabaissent les
2. Plusieurs réponses sont envisageables en fonc- personnages, on pourra relever les hyperboles
tion de l’appréciation de l’élève. Il faudra veiller (« extrêmement pieuse ») et les modalisations
à ce que l’élève justifie son choix en mettant (« Astolphe passait pour être un savant du premier
l’accent sur l’effet produit sur le lecteur. Le dis- ordre ») qui peuvent être lues comme des indices
cours direct semble le mieux à même de rendre d’ironie. Les jugements de valeur affleurent dans
l’expressivité d’un propos mais il ne faut pas négli- le choix des images et le lexique moral.
ger les possibilités offertes par le discours indirect
libre qui conserve les traces d’expressivité du 2  L’entrée en scène du héros
discours direct. Le discours narrativisé paraît le
moins expressif dans la mesure où il « constitue 1. Ce portrait de Georges Duroy est en situation.
un degré de plus dans l’abstraction de paroles ou Le roman débute in medias res (au milieu de l’his-
pensées transmises » (Anne Herschberg-Pierrot, toire). Le lecteur prend une intrigue en cours de
Stylistique de la prose). route. Avant même de savoir qui est Georges
Duroy, où se passe l’histoire, et quels sont les
enjeux de ce récit, il se retrouve immergé dans
cette scène. On saisit un personnage en action.
5  La voix du peuple L’utilisation de verbes de mouvement au passé
simple en témoigne : « Georges Duroy sortit
1. Ce discours de Médéric Gautruche présente plu- du restaurant ». Une fois sorti du restaurant, le
sieurs signes d’oralité. Outre les indices d’expres- personnage est alors décrit. Il s’agit d’un portrait
sivité aisément reconnaissables comme les points en mouvement (à opposer au portrait statique).
d’exclamation, on pourra attirer l’attention sur
2. Le narrateur insiste sur l’aspect physique du
des formes emphatiques de l’expression person-
personnage (« portait beau », « cambra sa taille »,
nelle (« Moi qui aime »), l’utilisation d’apocopes
« frisa sa moustache d’un geste militaire »). Le
(« m’sieu ») et le recours à des phrases nominales
protagoniste apparaît en effet sous les traits d’un
(« Plus de femme ! »).
séducteur (seducere : prendre à part, soustraire en
2. L’éloquence de Médéric Gautruche est sensible latin). Il appartient au type du « joli garçon ».
dans le rythme même de son discours. Les élèves On pourra commenter à cet effet l’utilisation
ne devront pas se contenter de repérer le lexique du présent de vérité générale et de l’exophore
soutenu que le personnage emploie (« c’est à mémorielle « un de ces » qui essentialise les traits
cette fin de vous faire assavoir »). L’éloquence se moraux de Duroy (« un de ces regards de joli gar-
manifeste avant tout dans la cadence du propos. çon, qui s’étendent comme des coups d’épervier »).
On pourra attirer l’attention sur l’emploi d’une L’analogie avec le rapace (« coups d’épervier »)
période au terme du discours avec deux temps suggère la violence de la séduction opérée par
(protase, apodose). le héros.
Fiches | 341
3. Trois types de femmes sont ici représentés. le mouvement à l’unisson des hommes et des
Le narrateur prend la peine de distinguer trois machines (« le galop intermittent de la cavalerie,
genres de « proies ». Celles-ci appartiennent à des le lourd ébranlement des artilleries en marche »).
catégories socioprofessionnelles hétérogènes : le
prolétariat (« trois petites ouvrières »), la classe 5  Un lieu symbolique
moyenne (« une maîtresse de musique entre deux
âges »), et enfin la bourgeoisie (« deux bour- 1. Dans cet extrait, le paysage renvoie aux états
geoises avec leurs maris »). On peut en déduire que d’âme des personnages. Dans le premier para-
Georges Duroy plaît à tous les types de femmes. graphe, les « flammes vivantes » des constellations
peuvent être interprétées comme une métaphore
3  Sur les hauteurs de Paris de la passion amoureuse qui anime Frédéric et
Naïs. Dans le second, la lumière projetée par la
1. La description de Paris est structurée en diffé- lune figure une forme d’espionnage malsain qui
rents plans selon une logique tout d’abord verticale contrarie les amours interdites.
(du « dôme » aux « rues tortueuses »), puis hori-
2. Le paysage prend une dimension inquiétante
zontale (« à gauche » ; « puis, dans le lointain »).
à la faveur des images utilisées par le narrateur.
Le narrateur structure ainsi son tableau de Paris à
Le bestiaire monstrueux convoqué dans le texte
la manière d’une plongée cinématographique. On
(« un poisson gigantesque » ; « quelque anguille
pourra faire référence à un vocabulaire technique
des grands fonds ») et l’atmosphère fantastique
(travelling avant / latéral) pour rendre plus par-
font de la campagne un locus terribilis.
lante l’organisation de la description balzacienne.
2. Le narrateur incite le lecteur à contempler
Paris depuis ses hauteurs de plusieurs façons.
Tout d’abord, il suscite sa curiosité en mettant en
scène un personnage « [d]’artiste ou [de] voyageur Fiche L’action dramatique
⁄·
le plus blasé » en qui le lecteur peut s’identifier.
Par la suite, le tableau n’est en rien exhaustif, il  p. ›‹‹
suggère plus qu’il ne fige le sens. Ce genre de des-
cription poétique, presque fantastique (« comme 1  Une entrée dynamique
un spectre noir et décharné ») est propice à la
1. Comme souvent chez Molière, la pièce débute
rêverie du lecteur.
in medias res : les personnages semblent poursuivre
une conversation que le spectateur surprend. Un
4  Un tableau épique obstacle est déjà annoncé, ce qui constitue une
bribe d’intrigue et les personnages se singularisent
1. Pour réfléchir à la structure de cette descrip-
d’emblée par un type de parole. Octave s’exprime
tion, on pourra proposer aux élèves de saisir
ici en maître en recourant à un style élevé, ce qui
les contrastes entre le tableau balzacien et la
contraste avec les formules lapidaires de son valet.
description épique de Hugo. Celle-ci obéit à
une logique discontinue, le narrateur énumère 2. Molière donne du rythme au dialogue en
des effets produits par la révolte – effets sonores ménageant des contrepoints : la longue phrase
(« fracas » ; « ébranlement » ; « canonnades ») d’Octave se trouve ponctuée de répliques courtes
ou effets visuels (« fumées » ; « la splendeur du de Silvestre qui se contente d’un « oui » ou d’une
ciel plein de soleil et de nuages »). La description reprise d’un mot. L’émotion vive du maître est
s’organise ainsi par cette succession d’impressions ainsi contrecarrée par la désinvolture du valet,
produites par « l’agonie de la barricade ». ce qui favorise un échange rythmé.
2. Cette description paraît peu objective. Le 3. Des bribes d’intrigue sont introduites dès les
narrateur recourt à de nombreuses hyperboles premières répliques : Octave doit être marié à
pour donner une expressivité à son propos et « une fille du seigneur Géronte » alors même qu’il
magnifier la scène de l’insurrection (« mille fracas est amoureux d’une autre femme. Molière ne livre
mystérieux » ; « des éclairs de menace partout »). pas toutes les informations concernant l’idylle
La « majesté tragique » est rendue sensible par d’Octave. Il ménage un effet de dramatisation en
342 | Connaître un genre littéraire
usant d’une formule volontairement abstraite : apparaît ici dans une posture faible et soumise
« toutes nos affaires ». qui contraste avec ses rêves de gloire des scènes
précédentes ; d’autre part, la tirade dresse un
2  La volonté d’un père bilan en vue d’une délibération funeste. Le per-
sonnage rappelle les péripéties qui ont eu cours
1. Dans cet échange, l’annonce d’Orgon, à savoir tout au long de la pièce en dressant notamment
le choix de Tartuffe comme mari, est retardée. La la liste des disparus et ses véritables intentions :
surprise et la résistance de Mariane empêchent « Polynice, Étéocle, Jocaste, Antigone,/ Mes fils,
son père de dévoiler d’emblée sa volonté. Plus que j’ai perdus pour m’élever au trône ». La tirade
précisément, Orgon met d’abord en place une vise en définitive à préparer la mort de Créon en
stratégie visant à convaincre sa fille que Tartuffe rappelant les divers « maux » que le père a fait
est le meilleur choix : il prête à Mariane des propos subir à sa famille.
élogieux en rapportant les propos qu’il aimerait
3. La didascalie finale précise que Créon « tombe
entendre (« Dites-moi donc, ma fille […] »). La
entre les mains des gardes ». Il ne meurt pas sur
surprise de la jeune femme est sensible dans la
scène conformément aux règles de bienséance du
succession de répliques courtes qui dramatisent
xviie siècle. Rappelons toutefois que le suicide se
l’annonce à venir.
distingue du meurtre dans la poétique classique.
2. Le comique repose sur le contraste entre les Jacques Scherer rappelle ainsi les propos de l’abbé
attentes d’Orgon et les réactions de Mariane. Morvan de Bellegarde à ce sujet : « Ceux qui pré-
L’entêtement du père qui loue excessivement tendent qu’il ne faut jamais ensanglanter le théâtre
Tartuffe est en décalage avec la dérision de sa ignorent ce que c’est que de l’ensanglanter ; il ne
fille qui reprend ironiquement ses formules sen- faut jamais y répandre le sang de personne, mais
tencieuses : « Qui voulez-vous mon père, que je on y peut verser le sien, quand on y est porté par
dise/ Qui me touche le cœur, et qu’il me serait un beau désespoir ; c’était une action consacrée
doux/ De voir, par votre choix, devenir mon chez les Romains ». Il n’en demeure pas moins
époux ? » On pourra toutefois rappeler que plu- que Racine s’abstient souvent de faire périr ses
sieurs interprétations sont envisageables. Certains personnages sur scène et préfère représenter leur
metteurs en scène choisissent de mettre en valeur mort symbolique.
la dimension inquiétante de la situation et, dans
ce cas, la reprise terme à terme de la réplique
d’Orgon perd son effet comique. 4  Une action dépouillée
1. Racine insiste sur la nécessité de construire
3  La fin des tourments une action simple, dépouillée. Il défend l’idée
selon laquelle une action sera d’autant plus vrai-
1. Dans cette tirade, Créon exprime son désespoir semblable qu’elle ne comportera qu’un très faible
et son désir de mourir. Le personnage invoque nombre de péripéties. La « simplicité » désigne
à plusieurs reprises les dieux au mode impératif donc ici une réduction de l’action au profit des
pour exprimer cette aspiration : « terminez mes passions humaines, véritable enjeu de la tragédie
détestables jours ! », « Perdez-moi », « reprenez pour Racine.
cet empire funeste », « Ajoutez mon supplice ».
2. Le dramaturge reprend un argument topique
Dans le théâtre classique, le dénouement doit être
pour défendre son œuvre : il met en avant le goût
la suite logique et comme irrémissible du nœud
du public pour accréditer sa valeur esthétique.
dramatique. La mort de Créon est ici motivée
La réception positive est ici désignée à travers
par la disparition des autres personnages qui sont
la métonymie « tant de larmes ». L’émotion des
nommés dans le discours du roi. Jacques Scherer
spectateurs constitue une garantie suffisante contre
(La Dramaturgie classique) va plus loin pour expli-
l’avis des censeurs formalistes. Cet argument
quer la raison d’être de ce dénouement : elle tient,
décisif s’ajoute à un argument poétique défendu
selon lui, à « la volonté de Racine de tuer tous
plus haut. Racine défend l’idée d’une création
ses personnages ».
épurée, en rupture avec la tradition théâtrale
2. Cette tirade a une double fonction. D’une part, du premier xviie siècle où les pièces regorgeaient
elle vise à susciter la pitié du spectateur : Créon d’« incidents ».

Fiches | 343
Fiche débute avec l’irruption des temps du passé (« Hier
¤‚ La parole théâtrale  p. ›‹∞ j’étais chez des gens de vertu singulière »). Arsinoé
met en évidence les vices de Célimène.
– la confirmation où le personnage reprend le
1  Une scène de ménage discours en deux temps : Arsinoé fait d’abord
1. L’originalité de la dispute entre Sganarelle et mine de défendre Célimène (« Je fis ce que je pus
Martine tient à l’enjeu qui paraît ici dérisoire. pour vous pouvoir défendre ») pour mieux rallier
En effet, les personnages n’argumentent pas et l’argumentaire de ses adversaires (« Et je me vis
ne défendent aucune idée précise. La première contrainte à demeurer d’accord »).
réplique identifie le nœud de la controverse : les – la péroraison qui est une conclusion du discours.
deux époux se disputent la parole (« c’est à moi Cette ultime étape est annoncée par l’apostrophe
de parler et d’être le maître »). On aura intérêt « Madame ». Arsinoé justifie alors son discours.
à préciser aux élèves que cet objet de dispute Cette composition savante, maîtrisée par le per-
recouvre une dimension réflexive dès lors que sonnage, donne une efficacité redoutable à un
l’acte même de parler renvoie à l’essence même discours qui s’apparente pourtant, au premier
du théâtre. abord, à un propos bienveillant et désintéressé.
On aura intérêt à faire entendre la réponse de
2. La querelle entre les deux personnages se Célimène qui suit directement cette tirade. Sa
déroule dans un cadre privé et ne concerne en répartie reprend le même schéma rhétorique
aucun cas une affaire politique d’importance. Il (exorde, narration, confirmation, péroraison). Les
s’agit tout simplement d’une scène de ménage. élèves auront ainsi une idée précise de ce qu’est
D’autre part, le ton comique est sensible dans le sens de la répartie à l’âge classique !
l’utilisation d’invectives (« Peste du fou fieffé »,
« Peste de la carogne ») et de commentaires 2. La perfidie dont fait preuve Arsinoé tient au
ironiques (« Voyez un peu l’habile homme, avec ton affecté qu’elle utilise. La disposition de la
son benêt d’Aristote »). tirade met bien en évidence les tours flatteurs
dont elle se sert. On pourra relever les hyperboles
3. Molière parvient à construire un échange présentes dans l’exorde ou dans la narration (« Je
rythmé du fait de l’enchaînement des répliques. vous excusai fort sur votre intention,/ Et voulus
Chaque personnage est à l’écoute de l’autre et de votre âme être la caution »). Le personnage
reprend un mot, une tournure de phrase, voire la trompe ainsi son destinataire sans qu’il n’y paraisse.
construction globale de la réplique précédente.
On peut ainsi étudier les nombreux parallélismes :
« Non je te dis que je n’en veux rien faire » / « Et 3  L’annonce du sacrifice
je te dis moi, que je veux […] », « Que maudits 1. La tension entre Agamemnon et sa fille
soient l’heure et le jour, où je m’avisai d’aller dire Iphigénie est sensible dans l’expressivité de leurs
oui » / « Que maudit soit le bec cornu de notaire discours. Les interjections et la tournure excla-
qui me fit signer ma ruine ». Le rythme alerte du mative des phrases suggèrent la nervosité des
dialogue tient également à la tension nerveuse personnages. Ces soupirs (« Ah ! ma fille ! »,
de l’échange. « Hélas ! ») sont concurrencés par des échanges
plus incisifs, les stichomythies où la structure en
2  Un discours offensif alexandrin et la rime suivie soulignent le paral-
lélisme de construction :
1. La tirade d’Arsinoé reprend une structure rhé-
« Les dieux daignent surtout // prendre soin de
torique héritée de l’Antiquité. On peut repérer
vos jours !
les différentes étapes de la dispositio :
Les dieux depuis un temps // me sont cruels et
– l’exorde qui constitue le premier contact avec le
sourds. »
destinataire, moment où le personnage adoucit ce
qui peut paraître choquant. Arsinoé fait semblant 2. Dans cet échange, le public en sait davantage
ici d’avoir de la bienveillance pour Célimène en qu’Iphigénie. La jeune femme est d’autant plus
témoignant son amitié. une victime qu’elle est la seule à ne pas connaître
– la narration dans laquelle les faits incriminés le sort qu’elle va subir. Racine recourt ici à l’iro-
sont rappelés dans un récit. Cette deuxième étape nie tragique en prêtant à Iphigénie un discours

344 | Connaître un genre littéraire


fatalement juste : « Me sera-t-il permis de me 3. Pour inventer le titre complet d’une comédie à
joindre à vos vœux ? » la manière de Molière, les élèves devront veiller
à reprendre le modèle des pièces données dans
l’exercice.

Fiche Le comique et la comédie 3  L’influence de la commedia dell’arte


¤⁄  p. ›‹‡-›‹8 1. La distribution de Monsieur de Pourceaugnac
met en évidence l’inspiration de la commedia
1  La défense de la comédie dell’arte. Des rôles types se dégagent et offrent
1. En comparant Tartuffe à ses autres pièces, des correspondances avec la tradition italienne :
Molière veut insister sur les résistances que cette Sbrigani est un Arlequin, Éraste un Lélio, tandis
œuvre a rencontrées. Il distingue des types de que Monsieur de Pourceaugnac ou Oronte sont
personnages (corps de métier, caractères, groupe des dupes faciles à la manière de Pantalon.
social) tolérants et le type de l’hypocrite visé par 2. Dans la pièce de Molière, Monsieur de
Tartuffe. Celui-ci n’a pas accepté la critique faite Pourceaugnac est un « gentilhomme limousin ».
par le dramaturge. Le dramaturge a sans doute voulu donner une
2. Dans cette préface, Molière fait allusion aux consonance provinciale au patronyme de son
réactions hostiles d’un certain public. On peut personnage avec la terminaison en -ac. En outre, la
repérer une gradation dans le choix des termes : présence du mot « pourceau » n’est pas anodine :
les hypocrites « se sont effarouchés », puis ils à travers la référence animale, le protagoniste se
« ne sauraient pardonner [ce crime] » et, pour trouve ainsi d’emblée ridiculisé.
finir, « se sont tous armés » contre la comédie
de Molière. Ce vocabulaire martial, volontaire-
ment hyperbolique, traduit la détermination des 4  Une scène de farce
adversaires de Molière. Même si le dramaturge
1. On aura tout intérêt à proposer une définition
est protégé par le roi depuis 1665, ses pièces ont
précise de la situation farcesque : fondée sur des
toujours encouru le risque de ne pas être repré-
principes comiques triviaux ou bas, la farce fait
sentées. Dans la célèbre « affaire du Tartuffe »,
ressortir les ressorts comiques en offrant au lecteur
le parti dévot, réuni autour d’Anne d’Autriche,
une situation épurée, foncièrement spectacu-
a eu raison de la première version de la pièce qui
laire. Dans l’extrait de Tabarin, on pourra insister
n’a pu être jouée pendant cinq ans que dans des
sur la simplicité de la duperie et l’efficacité du
lieux privés (à l’occasion de visites ou dans des
stratagème.
salons). Voir sur ce point les articles « Censure »
et « Affaires du Tartuffe » du site Toutmoliere.net. 2. Le comique de langage repose sur le choix d’un
parler populaire, sensible notamment dans les
2  Titres incomplets interjections (« Oi mé ! », « Hay ! hay ! ») ou à
travers l’invention d’une langue mixte, mêlant le
1. Sgnanarelle ou le Cocu imaginaire ; Le Tartuffe patois et l’italien (voir la réplique de Piphagne).
ou l’Imposteur ; L’Étourdi ou les Contretemps ; Dom Le comique tient aussi et surtout à l’articulation
Juan ou le Festin de pierre ; George Dandin ou le entre des niveaux de langue, notamment dans
Mari confondu. l’attaque de la réplique de Tabarin : « Vade, sac
à noix ! ». L’invective populaire, très imagée, se
2. On peut suggérer plusieurs pistes d’analyse :
trouve associée à une parole du Christ, ce qui crée
d’une part, le sous-titre éclaire un titre qui ne
un décalage proprement burlesque.
comporte souvent que le nom du personnage
principal en nommant un vice à part entière ou Pour approfondir la notion de farce
un élément dramaturgique saillant ; en outre, le STERNBERG Véronique, La Poétique de la
sous-titre inscrit la pièce dans une perspective comédie, Sedes, coll. « Campus lettres », 1999
moraliste en révélant l’enjeu de la pièce, le plus Voir notamment : « La farce : un genre voisin »
souvent la démystification d’une attitude amorale. (p. 11-12).

Fiches | 345
5  Un « diable de langage » 7  Un « personnage à marotte »
1. Le comique de cette scène repose sur la gestuelle 1. La folie d’Orgon se manifeste dans ses répliques,
et les onomatopées de Lucinde. Ce langage du précisément à travers la reprise d’une question
corps automatisé suscite le rire du public. Plus (« Et Tartuffe ? ») et d’une exclamation (« Le
subtilement, le principe de contrefaçon généralisée pauvre homme ! »). Ce langage mécanisé fait
– Sganarelle est déguisé, Lucinde fait semblant ressortir sa monomanie et son aveuglement. On
de souffrir – amène le spectateur à se moquer aura tout intérêt à s’appuyer sur les analyses de
de Géronte qui apparaît ici comme le dupe de Bergson dans Le Rire. Essai sur la signification du
la situation. comique (1901). Le philosophe analyse en priorité
la « raideur de mécanique » du corps humain
2. Chez Molière, le comique est au service d’une
qui provoque le rire mais précise que le langage
visée morale. Dans cette scène, Oronte est la cible
automatisé peut aussi susciter cette émotion :
de la critique puisqu’il cherche à marier sa fille à
« Les attitudes, gestes et mouvements du corps
un homme qu’elle n’a pas choisi. Le dramaturge
humain sont risibles dans l’exacte mesure où
dénonce ainsi la règle du mariage forcé qui se
ce corps nous fait penser à une simple méca-
trouve déjoué par la malice de Sganarelle et de sa
nique […] On devine que les artifices usuels de
fille. On pourra également commenter la dernière
la comédie, la répétition périodique d’un mot ou
réplique du valet déguisé en médecin. Celui-ci
d’une scène, l’interversion symétrique des rôles,
défend un propos misogyne pour mieux s’attirer
le développement géométrique des quiproquos, et
la complicité du père de Lucinde. Ce préjugé
beaucoup d’autres jeux encore, pourront dériver
pourra être mis en relation avec les déclarations
leur force comique de la même source » (cité par
d’Arnolphe dans L’École des femmes.
Véronique Sternberg-Greiner in Le Comique,
Flammarion, coll. « Garnier Flammarion / Corpus
Littérature »).
6  Un quiproquo autour de l’argent 2. Dorine fait preuve d’impertinence en lui répon-
dant. Elle construit ses répliques de manière symé-
1. On pourra rappeler au préalable que le mot
trique en jouant du contraste entre la maladie de
« quiproquo » vient d’une locution latine qui pro
Mariane et la grande santé de Tartuffe. On pourra
quo signifiant quelque chose pour autre chose.
faire relever aux élèves l’égale répartition des
Dans cette scène, Valère évoque Mariane tandis
répliques consacrées à chaque personnage (3 vers //
qu’Harpagon croit entendre parler de sa cassette.
3 vers ; 4 vers // 4 vers). Dorine dresse surtout un
La méprise est rendue possible par l’identité en
portrait satirique de Tartuffe en mettant l’accent
genre et les désignations approximatives aux-
sur le décalage entre sa fonction religieuse et
quelles recourent les deux personnages.
son comportement licencieux. Dans le vers « Et
2. Le quiproquo peut durer grâce à un savant jeu fort dévotement il mangea deux perdrix », on
de retardement de la forfaiture. Les personnages relève l’ironie dans l’association d’un adverbe
n’évoquent que de manière lointaine l’objet du de sens pieux et d’une activité impie. Notons
litige : les hyperboles (« un guet-apens », « un que la structure de l’alexandrin avec la césure à
assassinat ») et les métonymies (« mon sang, mes l’hémistiche renforce cette opposition.
entrailles ») permettent de nommer aussi bien le
rapt de Mariane et le vol de la cassette. 8  Pour ou contre le libertinage ?
3. L’avarice d’Harpagon ressort évidemment dans
1. Lisette et Florice ne défendent pas la même
cette scène où il se sent menacé. Plus largement,
idée du mariage et, partant, de la condition fémi-
les provocations de Valère mettent en évidence
nine. Tandis que Lisette argumente en faveur du
la raideur d’un personnage obnubilé par l’argent.
libertinage, Florice milite pour un amour unique.
Ce trait de caractère s’affirme d’autant plus que
Valère se présente comme le type du jeune amant 2. Lisette incarne la femme libre, soucieuse de
lyrique : celui-ci n’hésite pas, en effet, à user d’une s’émanciper de la tutelle d’un mari pour préserver
périphrase pompeuse pour nommer l’Amour : « un sa propre autonomie. Son libertinage s’affirme sur-
dieu qui porte les excuses de tout ce qu’il fait faire ». tout comme un instrument de pouvoir comme le

346 | Connaître un genre littéraire


laisse entendre le vers suivant : « Au lieu que vous et non d’autrui » et qu’elle est en revanche « une
cherchez vous serez recherchée ». Le polyptote émotion digne des genres poétiques à la première
met ici en évidence la vanité du personnage qui personne comme la poésie élégiaque ».
se construit une image de femme forte.
2. L’héroïsme ne tient pas à l’accomplissement
3. Dans cet échange, Lisette prend clairement d’une action noble mais paradoxalement au refus
l’ascendant. D’une part, elle domine l’échange d’agir. La référence à Didon et Énée (Virgile,
par le volume de ses répliques. D’autre part, elle Énéide, chant IV) légitime en un sens l’héroïsme
recourt à une véritable stratégie argumentative : du renoncement défendu par Racine. Ce thème
elle s’appuie d’abord sur le propos d’une « Dame » favorise le ressort pathétique à l’œuvre, surtout
dans ce qui s’apparente à un argument d’autorité, au terme de la pièce. Racine ouvre ainsi la voie
puis elle contredit efficacement son amie en ren- à une nouvelle esthétique dont La Princesse de
versant sa thèse (« au lieu que vous cherchez vous Clèves constitue le modèle romanesque. Le héros
serez recherchée », « Mais n’en avoir qu’un seul tient sa valeur de sa capacité à sacrifier ce qu’il
montre peu de pouvoir »). A contrario, Florice aime au prix d’une « excitation des passions ».
se contente de redire son point de vue dans des
jeux de reformulations sans véritable justification
(voir ses deux dernières répliques). 2  Un héros impitoyable
1. Horace dresse un portrait élogieux de lui-même.
Il met en avant ses qualités de droiture, son hon-
neur et son allégeance à la patrie (« Celle de
recevoir de tels commandements/ Doit étouffer
Fiche Le tragique en nous tous autres sentiments »). Les sentiments
¤¤ et la tragédie  p. ››‚-››⁄
privés ne sont livrés qu’à l’état de concession,
Horace ne les mentionne que pour mieux valoriser
la raison d’État qui transcende cette faiblesse :
1  « La tristesse majestueuse » « Notre malheur est grand ; il est au plus haut
point ;/ Je l’envisage entier, mais je n’en frémis
1. Racine rompt avec l’horizon d’attente de la point ». On insistera sur la valeur adversative de
doctrine classique. Il faut rappeler en amont la la conjonction et la structure métrique qui met
polémique liée à la représentation de Bérénice. La en évidence le triomphe de la morale héroïque
pièce est jouée pour la première fois en novembre dans le second hémistiche.
1670 et suscite la réaction hostile de lecteurs
2. Le discours d’Horace n’est pas un monologue
habitués à la tragédie cornélienne. Dès janvier
mais une tirade énoncée dans une scène d’affronte-
1671, l’abbé de Villars publie une « lettre » dans
ment avec Curiace. L’autoportrait élogieux dessine
laquelle il reproche au dramaturge d’avoir mis en
en creux un blâme de la faiblesse de Curiace. La
œuvre un « tissu galant de madrigaux et d’élégies ».
tirade est ainsi structurée sur une opposition de
Autrement dit, ce critique dénonce l’imposture
valeurs. On peut repérer plusieurs antithèses au
d’une pièce qui ressemble plus à un poème lyrique
sein du discours : la « solide vertu » s’oppose à la
qu’à une tragédie d’inspiration classique. La force
« faiblesse » au vers suivant ; le frémissement et le
de Racine est d’avoir refusé d’entrer dans une que-
« regard en arrière » contrastent avec l’obéissance
relle théorique où il serait condamné à se justifier.
aveugle aux lois de la patrie.
Sa préface affirme une esthétique nouvelle fondée
sur la valorisation des passions (au détriment 3. Les qualités morales dont fait preuve Horace
d’un héroïsme traditionnel) et sur l’abandon des doivent se manifester dans la posture physique de
émotions tragiques habituelles (crainte et pitié) l’acteur qu’on peut imaginer droite, hiératique,
au profit de la « tristesse majestueuse ». Comme à la manière de celle d’un Éric Ruf dans le rôle
l’a montré Georges Forestier (voir notamment d’Hippolyte (Phèdre, mise en scène de Patrice
« Dramaturgie racinienne », Littératures classiques, Chéreau). On peut aussi suggérer à l’acteur d’opé-
n° 26, 1996), la subversion de Racine tient au rer des déplacements qui signalent l’affrontement
fait que « la tristesse ne peut, en théorie, être symbolique que constitue l’échange de tirades
une émotion tragique puisqu’elle est pitié de soi de la scène 3 de l’acte II : Horace pourrait par

Fiches | 347
exemple tourner autour de Curiace ou encore 5  Un échange polémique
s’approcher de lui lentement en articulant clai-
1. Porus et Taxile ne partagent pas le même avis à
rement son texte.
propos d’Alexandre. Tandis que Taxile fait preuve
d’une certaine loyauté en souhaitant préserver
l’empereur, Porus entend renverser Alexandre
3  Le déchirement tragique pour prendre le pouvoir. Les deux personnages
affichent de ce fait des valeurs morales contraires :
1. La déclaration d’amour de Titus ne peut qu’en-
Taxile fait preuve d’humilité tandis que Porus est
flammer le cœur de Bérénice qui rappelle dans sa
animé d’une hybris et d’une soif de régner.
tirade lyrique l’impasse d’un tel aveu. Le déchire-
ment de la reine de Palestine est sensible dans les 2. La stichomythie dramatise le désaccord entre
contradictions qu’elle énonce. Les deux premiers les deux personnages dans la mesure où l’échange
vers peuvent être étudiés dans cette perspective : se trouve accéléré. On pourra étudier les enchaî-
l’adverbe « cependant » renforce l’opposition entre nements de répliques qui montrent une continuité
un premier vers où s’affirme l’amour de Titus et thématique dans l’échange. Porus reprend à cha-
un second qui marque une impossibilité pour des cune de ses répliques le sujet traité par Taxile :
raisons d’État. La polysyndète (reprise de « et ») l’empire et l’honneur, la personnification d’un
met bien en évidence l’agitation du personnage. vice, le peuple, les conseils.
2. Le registre pathétique domine dans ce dénoue-
ment. Le spectateur éprouve de la pitié pour 6  Deux thèses sur le peuple
Bérénice qui ne peut que constater l’aporie de
1. Antoine et César ne défendent pas la même
son amour pour Titus. Les nombreuses exclama-
thèse. S’ils s’entendent pour mépriser la versatilité
tions lyriques de la reine de Palestine peuvent
et la faiblesse du peuple, les deux personnages
être relevées pour justifier le registre pathétique
divergent au sujet des moyens à mettre en place
(« Quoi ? dans mon désespoir trouvez-vous tant
pour le manipuler. Antoine est convaincu que
de charmes ? », « Ah, cruel ! »).
la terreur est l’arme supérieure (« Il faut lever
le masque, en lui donnant terreur ») tandis que
César défend un moyen plus insidieux qui tend à
4  Une forme lyrique : les stances juguler ses sujets sans que ceux-ci s’en aperçoivent.
1. Ce monologue d’Antigone obéit à une forme 2. Les deux protagonistes recourent à l’image
particulière, spécifique au xviie siècle : les stances. pour se persuader l’un l’autre. Antoine débute sa
Le pluriel a son importance puisque le terme stance réplique par une métaphore in praesentia : « Ce
au singulier est un synonyme de strophe (de l’ita- peuple est une mer qui n’a rien d’arrêté ». L’image
lien stanza) tandis que les stances désignent « les permet de figurer les revirements imprévisibles
passages lyriques des pièces classiques » (Michèle des opinions du peuple. César utilise dans sa
Aquien, Dictionnaire de poétique). Plus précisé- réplique une autre figure d’analogie : pour mieux
ment, les stances rompent avec la monotonie du rendre sensible la ruse dont il faut faire preuve
rythme imposé par l’alexandrin. L’hétérométrie avec le peuple, il compare cette manipulation à
(alternance ici de l’alexandrin, de l’octosyllabe, l’enfermement d’un oiseau dans une cage.
du décasyllabe et de l’hexasyllabe) traduit le désé-
quilibre moral du personnage. On pourra étudier
les nombreux effets de rupture ménagés par la 7  Un conflit intérieur
facture hétérométrique des stances : Antigone 1. Émilie apparaît tiraillée entre le désir de se
semble improviser un discours en suivant l’ordre venger d’Auguste et l’amour qu’elle porte à Cinna.
discontinu de ses pensées. Sa haine à l’encontre de l’empereur s’exprime
sous la forme d’une passion incontrôlable. A
2. La vulnérabilité du personnage et son exis-
contrario, le souvenir de son amant lui permet
tence esseulée suscitent la pitié du lecteur. Le
de reprendre ses esprits.
dilemme qu’elle affronte (« Dois-je vivre ? dois-je
mourir ? ») attire l’empathie du spectateur qui ne 2. Le dilemme d’Émilie favorise l’opposition entre
peut que plaindre la jeune femme. deux mouvements : d’un côté l’emportement, le
348 | Connaître un genre littéraire
mouvement ; de l’autre, l’aspiration à une stabi- – dans le vers 7, le « e » d’« âcre » est suivi par
lité, le besoin de « respirer » (« Durant quelques une voyelle, le « e » de « et ».
moments souffrez que je respire »). Au terme
Le « e » suivi d’une consonne permet de constituer
du monologue, le personnage utilise à nouveau
une syllabe :
l’antithèse en opposant la chaleur de la haine
– dans le vers 6, le « e » final d’« errante » est
vengeresse (« Je m’abandonne toute à vos ardents
suivi d’une consonne, le « d » de « de » ;
transports ») à la froideur d’un examen plus lucide
– dans le vers 8, le « e » final de « roule » est suivi
de la situation (« Et je sens refroidir ce bouillant
d’une consonne, le « c » de « comme ».
mouvement »).
2. La césure dans le vers 2 se place ainsi : « D’une
8  Une tirade pathétique si rude étreinte // et d’un tel serrement ».
La césure renforce le parallélisme de construction
1. Andromaque dramatise sa première rencontre
qui produit un effet d’insistance sur l’intensité du
avec Pyrrhus en recourant à la figure de l’hypoty-
rapport de la poétesse à la vie.
pose : elle décrit la scène de manière si vivante que
le lecteur a l’impression de vivre la situation. Elle 3. Les strophes sont des quatrains, les rimes sont
met en valeur la cruauté de Pyrrhus en construi- croisées (ABAB). La forme classique suggère
sant un tableau manichéen (« Songe aux cris bien l’impression d’harmonie avec la nature et
des vainqueurs, songe aux cris des mourants »). d’apaisement, évoquée dans les vers de ce poème.
Les métonymies (« Dans la flamme étouffés, sous
le fer expirants ») épurent la scène pour mieux 2  De la musique avant toute chose
valoriser la solitude d’Andromaque soumise à la
tyrannie du vainqueur. 1. Les sonorités mêmes du mot « mélancolie »
se répètent. Les allitérations en [l] (« affaiblie »,
2. Le récit de l’héroïne inspire au lecteur les deux
« mélancolie », « soleils »), en [k] (« mélancolie »,
sentiments propres à la tragédie : terreur et pitié.
« cœur », « couchants »). Les assonances en [o]
La terreur devant la monstruosité des actes commis
(« aube », « mélancolie », « soleils »), en [en]
par Pyrrhus, la pitié à l’égard d’Andromaque qui
(« champs », « couchants »). Ces sonorités sont
doit sauver son fils tout en ayant à l’esprit ces
douces, et, se répétant, renforcent l’impression
scènes de guerre.
de mélancolie. Le terme constitue d’ailleurs à
lui seul un vers à deux reprises, aux vers 3 et
5. De plus, ce jeu d’écho des sonorités renforce
Fiche l’idée de berceuse évoquée au vers 6 (« berce de
¤‹ Le vers et la musicalité doux chants »), propice à la rêverie. Ces effets
d’échos sont renforcés par la répétition de certaines
 p. ››‹ expressions ou certains mots (« couchants »,
1  Harmonie avec le monde « soleils », « grèves »).
2. Il s’agit de vers impairs de cinq syllabes (pen-
1. Les vers sont des alexandrins (12 syllabes) : tasyllabes). Les rimes sont croisées (ABAB), à
La / me/r, a/bon/da/mment / sur / le / mon/de é/ l’exception des quatre derniers vers qui présentent
ta/lée, une structure embrassée. Le poème joue sur deux
Gar/de/ra / dans / la / rou/te e/rran/te / de / son / eau rimes [li] / [en] et [rèv] / [eil]. Les rimes sont suffi-
Le / goût / de / ma / dou/leur / qui / est / â/cre santes (« affaiblie » / « mélancolie »), à l’exception
et / sa/lée d’une rime riche (« grèves » / « trêves »). Rimes
Et / sur / les / jours / mou/vants / rou/le / co/mme masculines et féminines alternent. Les vers brefs
un / ba/teau. insistent sur la simplicité de la structure. Les vers
Le « e » devant une voyelle ne constitue pas impairs renforcent l’impression d’étrangeté et de
une syllabe : rêve, comme le signalait Verlaine dans son « Art
– dans le vers 5, le « e » de « monde » est suivi poétique » : « De la musique avant toute chose, /
par une voyelle, le « é » d’« étalée » ; Et pour cela préfère l’Impair / Plus vague et plus
– dans le vers 6, le « e » de « route » est suivi par soluble dans l’air, / Sans rien en lui qui pèse ou qui
une voyelle, le « e » d’« errante » ; pose. » Ainsi, ces choix renforcent les effets de

Fiches | 349
répétitions des sonorités et confortent l’impression 2. De nombreux enjambements contribuent à
de mélancolie et de langueur. désarticuler les vers : enjambement aux vers 2
et 3 puis 3 et 4, aux vers 8 et 9, et aux vers 11 à
3  Voyage en vers 14. « Alors » au vers 1 et « Mais » au vers 2 sont
des contre-rejets.
1. Le poète s’éloigne de ce qui constitue la vie
3. Ces écarts par rapport aux règles classiques cor-
sociale. Au vers 8, la négation « Je n’écoute plus »
respondent bien aux tourments ressentis et exprimés
et le verbe pronominal « se partagent » expriment
par le poète, comme au vers 7 : « Il y a des choses
la distance du poète. Ce vers, qui évoque la vie
qui me rongent ». Les mots semblent insuffisants
sociale, se trouve isolé au milieu des autres vers
pour exprimer cette souffrance, ce qui se traduit
qui suggèrent la présence d’une nature sauvage
par les ruptures de métriques et les enjambements,
attirante pour le poète. Ce pouvoir de fascination
mais aussi les hésitations (« Comment dire », « Je
est évoqué par l’énumération du vers 12 avec la
n’en dis rien »), des répétitions (« Le malheur le
répétition de la conjonction de coordination
malheur ») et les ruptures de syntaxe («Que moi
« et » : « et me regarde et m’inquiète et m’attire ».
ces choses je les sais »). La forme heurtée rend
De la même façon, le train qui rattache le poète
ainsi compte d’un état d’âme déchiré.
à la civilisation est entouré de la forêt puissante,
« Des deux côtés du train ». Le mystère est ren- 4. Par groupes, les élèves peuvent donner une
forcé par la personnification (« La forêt est là et image de la fragmentation du poème en se répartis-
me regarde »). sant la lecture des vers, en lisant des morceaux de
vers qui ne correspondent pas à la disposition des
2. Les vers sont libres. Ils n’ont pas la même
vers ou à la syntaxe, en introduisant des silences,
longueur, certains sont très brefs comme le vers 7,
en alternant des passages lus rapidement avec
constitué du mot « Reluisance », et d’autres très
d’autres lus lentement, en variant la hauteur et
longs (comme les vers 8 et 9). Ils ne présentent
l’intensité des voix.
ni rimes ni ponctuation. Ces vers libres corres-
pondent bien au thème du voyage, de l’abandon 5. Pour réaliser l’activité, les élèves peuvent être
des habitudes et des règles, suggèrent la liberté, le confrontés directement à l’écriture. Il est égale-
mouvement, et permettent de saisir dans l’instant ment possible de faire d’abord réfléchir les élèves
les impressions, d’épouser au plus près les émotions. par groupes aux thèmes qui pourraient être traités,
de les lister ensuite au tableau et enfin d’engager
3. Plusieurs possibilités pour les élèves de lire
les élèves dans l’écriture.
et mettre en scène le poème, parmi lesquelles :
Quelques pistes de thèmes : l’amour déçu, le
– mettre un élève à l’écart d’un groupe pour maté-
sentiment de fuite du temps, la peur, la révolte
rialiser la distance ;
devant certaines injustices ou fléaux ; à l’inverse,
– partager la lecture des vers correspondant à
la joie, un amour naissant, un coup de foudre, un
la nature (vers 1 à 5) et s’adresser à l’élève qui
émerveillement…
joue le rôle du poète pour montrer que la nature
On peut conduire les élèves à constater la force
l’attire, l’emporte.
que peuvent prendre les émotions traduites en
vers libres, mais aussi apprécier certains effets
4  Paroles du fou d’Elsa liés à la régularité des vers (musicalité, harmonie,
cadence).
1. Les vers sont libres : ils n’ont pas tous la même
longueur (15 syllabes pour le vers 1, 2 syllabes pour
le vers 4), ne présentent pas de ponctuation. La
présence de majuscules à l’intérieur de certains vers Fiche Les images poétiques
renforce l’impression de désarticulation du vers
classique. Les rimes sont aléatoires. Cependant, les
¤› et les analogies  p. ››∞-››6
vers 7, 11 et 12 sont des alexandrins (12 syllabes)
et les vers 6 et 8 sont des octosyllabes (8 syllabes). 1  Reflets du désir
Cette présence timide de formes fixes renforce
l’impression de liberté prise avec les règles. 1. Les sens sont très présents. La comparaison
du vers 3 évoque le toucher (« Ton baiser ») et
350 | Connaître un genre littéraire
l’associe au goût (« la saveur des fruits). L’ouïe – ce joli être : « beau comme un soleil de
(« ta voix », « préludes ») et la vue (« la beauté printemps » ;
des nuits ») sont présentes dans la comparaison – la petite vieille : « un vieux bibelot ébréché ».
du vers 4.
3. Le titre « Le Désespoir de la vieille » implique
2. Dans la seconde strophe, les métaphores (« Tu que les élèves ajoutent un paragraphe qui montre
portes sur ton front la langueur et l’ivresse », « Tu la prise de conscience, chez le personnage de la
sembles évoquer la craintive caresse ») évoquent vieille, de sa fragilité et de la fuite du temps.
le désir charnel et prolongent l’image sensuelle Une fois les textes écrits, certaines productions
de l’amour de la première strophe. peuvent être lues, puis comparées au poème inté-
gral de Baudelaire afin de commenter les choix
2  Images douloureuses effectués.

1. La métaphore du vers 1 « dieu sinistre » est filée : Le Désespoir de la vieille


les adjectifs (« effrayant, impassible »), l’évocation La petite vieille ratatinée se sentit toute réjouie
du « doigt », des verbes de parole (« menace », en voyant ce joli enfant à qui chacun faisait fête,
« dit »), le discours direct (« Souviens-toi ! ») à qui tout le monde voulait plaire ; ce joli être,
contribuent à personnifier l’horloge. si fragile comme elle, la petite vieille, et, comme
2. L’horloge devient l’allégorie du temps qui elle aussi, sans dents et sans cheveux.
passe et qui détruit : par un élément concret, le Et elle s’approcha de lui, voulant lui faire des
poète désigne ainsi un élément abstrait. Cette risettes et des mines agréables.
vision angoissée du temps explique la présence Mais l’enfant épouvanté se débattait sous les
du vocabulaire de la douleur : « effrayant », « Se caresses de la bonne femme décrépite, et
planteront », « te dévore ». remplissait la maison de ses glapissements.
Alors la bonne vieille se retira dans sa solitude
3. Les élèves peuvent réaliser l’exercice d’écri- éternelle, et elle pleurait dans un coin, se disant : 
ture seuls ou par groupes. Ils peuvent ensuite lire – « Ah ! pour nous, malheureuses vieilles femelles,
l’intégralité du poème ou même simplement la l’âge est passé de plaire, même aux innocents ; et
troisième strophe : nous faisons horreur aux petits enfants que nous
« Trois mille six cents fois par heure, la Seconde voulons aimer ! »
Chuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix (Charles Beaudelaire, « Le Désespoir de la vieille »)
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde ! » Il sera alors possible de faire remarquer aux élèves
Leur attention peut être attirée sur l’analogie entre l’hyperbole « solitude éternelle », la caractérisa-
la Seconde et un insecte repoussant (« trompe tion négative « malheureuses vieilles femelles »,
immonde »). l’antithèse finale « horreur » / « aimer ».

3  La petite vieille 4  Paysage maudit


1. Les deux premières strophes présentent des
1. Les deux personnages s’opposent. Les adjectifs
personnifications originales car les rapproche-
péjoratifs caractérisent la « vieille » (« petite »,
ments sont inattendus.
« ratatinée »), tandis que des expansions du nom
Au vers 1, le flot est comparé à des « Sables de
mélioratives désignent l’enfant (« joli » répété
vieux os ». L’aspect morbide est renforcé par le
deux fois, « à qui tout le monde voulait plaire »).
verbe « râle » qui désigne le cri d’un mourant.
2. Des figures d’analogie, comparaisons ou méta- La lune, au vers 3, est personnifiée, ou plutôt
phores, peuvent être ajoutées pour renforcer cette animalisée négativement avec le verbe « avale /
opposition, par exemple : De gros vers ». Le lièvre devient par la métaphore
– la petite vieille ratatinée : « comme une éponge « un sorcier poltron ».
sèche » ; 2. Dans les deux dernières strophes, des méta-
– ce joli enfant : « une vraie fleur venant d’éclore » ; phores contribuent à rendre le paysage triste ou

Fiches | 351
« mauvais », comme le suggère le titre. Le « soleil 6  Métamorphoses de la ville
des loups » peut évoquer la lune déjà présente au
vers 3. Les crapauds sont comparés à des « Petits 1. Les adjectifs (« musclés », « Debout »), ou le
chantres mélancoliques » où l’adjectif prend une verbe « bougent » contribuent à personnifier la
connotation négative. ville. Le poète montre ainsi l’énergie, le mouve-
3. Ces évocations faites par les images poétiques ment de la cité qui se métamorphose, s’anime,
sont renforcées par le jeu des sonorités. Dans le sous son regard poétique.
premier quatrain, les allitérations en [r] (« râle », 2. Le soleil est désigné par la métaphore « Bouche
« crevant », « bruit », « bruit », « gros vers ») de lumière, fermée / Par le charbon et la fumée ».
et en [l] (« Sables », « flot », « râle », « glas », Le poète suggère ici l’activité industrielle de la
« palud pâle », « lune », « avale ») et l’assonance ville. Cette idée est renforcée par les « clartés
en [a] (« Sables », « râle », « glas », « palud pâle », rouges », comparées à des « œufs de pourpre et
« avale ») permettent de mettre en relief les d’or », qui désignent une lumière artificielle.
impressions négatives de mort et de tristesse. D’autres images renforcent la verticalité de la
4. Des élèves différents peuvent lire les diffé- ville : les ponts sont « Lancés, par bonds, à travers
rentes images pour les mettre en valeur, certaines l’air », la géométrie est rappelée par « des blocs et
peuvent être lues à plusieurs voix pour renforcer des colonnes » et « Dressant au ciel leurs angles
les impressions suggérées, « soleil des loups » par droits », enfin l’hyperbole « millions de toits »
exemple. Le jeu des sonorités doit être respecté suggère l’idée d’infini de « la ville tentaculaire ».
pour renforcer le caractère morbide et triste. Un
3. Pour écrire un poème sur leur ville, les élèves
autre mode de lecture, plus parodique, peut mettre
peuvent partir de leurs propres connaissances,
davantage en évidence le caractère original et
représentations ou souvenirs. D’autres modalités
inattendu de cette évocation.
peuvent s’offrir : organiser une sortie « atelier
d’écriture » avec un circuit dans la ville, partir de
photographies de différents quartiers ou différents
5  Le Mal éléments de la ville (transports en commun, chan-
tiers, lieux publics, etc.), utiliser les images du site
1. Certaines métaphores pour désigner la guerre Internet de l’office de tourisme, utiliser Google
renforcent son caractère d’injustice, son aveu- Earth pour réaliser une promenade poétique vir-
glement, le fait qu’elle tue indistinctement : tuelle, constituer une carte interactive poétique
« Ouvrière sans yeux », « Pénélope imbécile ». de la ville à partir des productions assemblées
À noter qu’ici, l’allusion à la femme d’Ulysse, sur un plan, etc.
Pénélope, qui défaisait chaque jour son ouvrage
pour attendre le retour de son mari, suggère 4. Sur le site « Poésie en liberté » (http://www.
l’idée d’éternel recommencement absurde de la poesie-en-liberte.fr), plusieurs types de concours
guerre. D’autres métaphores évoquent sa violence : existent : le concours standard avec un thème
« Berceuse du chaos », « buveuse de sang ». Enfin, libre, le prix « spécial liberté » avec un poème
les proportions terribles sont suggérées par les sur le thème de la liberté, et le concours « dis-moi
métaphores « Folle immense » et « géante ». dix mots ». Par ailleurs, le site peut être exploité
avec les élèves. La rubrique « outils poésie » pré-
2. Il s’agit alors d’une métaphore filée : la guerre sente une anthologie progressive qui met en ligne
est comparée tout le long à une femme qui tue. chaque mois un poème inédit d’un poète contem-
3. Différents éléments du texte contribuent porain, accompagné d’une notice biographique.
à personnifier la guerre : les noms humains Dans la même rubrique, des conseils d’écriture
(« Ouvrière », « buveuse »), les adjectifs qui la sont donnés par des poètes qui ont été présidents
décrivent (« farouche », « Hideuse »). De plus, du jury des différents concours.
le poète s’adresse directement à elle et la tutoie :
« À quoi sers-tu, géante ».
7  Hallucinations
4. On peut parler d’allégorie de la guerre car il
s’agit d’un élément abstrait (l’idée de guerre) 1. « Le Bateau ivre » raconte l’expérience du
incarné dans un élément concret (une femme). poète voyant et ses visions inouïes. Les images

352 | Connaître un genre littéraire


poétiques permettent d’exprimer ces visions nou- l’œil : « rond de danse et de douceur », « Auréole
velles. Dans la première strophe, la comparaison du temps », « berceau nocturne et sûr ».
« L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes »
2. Le poème présente une succession d’images qui
rapproche la naissance du jour à des oiseaux blancs.
font référence à la nature et à la beauté : « Feuilles
Le terme « exaltée » évoque l’idée de hauteur,
de jour et mousse de rosée », « Roseaux du vent »,
d’envol qui peut faire penser à celui d’un envol
« Ailes couvrant le monde de lumière », « Bateaux
d’oiseaux. Une image de pureté, de grâce et de
chargés du ciel et de la mer », « Chasseurs des
liberté se dégage de l’ensemble.
bruits et sources des couleurs », « Parfums éclos
2. Dans la troisième strophe, des métaphores d’une couvée d’aurores ».
contribuent à personnifier la nature : la nuit Les quatre éléments sont présents (« mousse »,
devient un « Baiser montant », « yeux des mers », « vent », « lumière », « mer ») et sont même
« circulation des sèves », « phosphores chan- associés (« chargés du ciel et de la mer »). Tous
teurs ». Déjà, dans la deuxième strophe, les « fige- les sens (« douceur », « parfumés », « bruits »,
ments violets » sont comparés à des « acteurs de « couleurs ») participent à la perception de cette
drames ». nature. Les yeux de la femme aimée établissent
la relation entre le poète et un monde beau,
3. Le pouvoir de vision et d’hallucination du bateau-
harmonieux, infini, total.
poète est exprimé par des verbes : « Je sais » (v. 1
et 2), « j’ai vu » (v. 4 et 5), « J’ai rêvé » (v. 9). 3. La lecture doit rendre compte de la douceur, de
l’harmonie, de l’émerveillement, de l’admiration.
8  Un monde de correspondances 4. Pour l’exercice d’écriture, les élèves peuvent être
incités à trouver des images originales associées à
1. Plusieurs comparaisons rapprochent les parfums
la beauté de la nature. Comme Éluard, les élèves
(sens olfactif) d’autres sens : le toucher (« frais
peuvent partir de formes (rond, carré, triangle,
comme des chairs d’enfants »), l’ouïe (« doux
lignes), de couleurs, etc.
comme les hautbois »), la vue (« verts comme
les prairies »).
2. Le vers 4 (« Comme de longs échos qui de
loin se confondent ») ou le vers 8 (« Les parfums, Fiche Tradition et renouveau
les couleurs et les sons se répondent ») peuvent ¤∞ des formes poétiques
résumer l’idée de correspondances. Tous les deux
évoquent les échos entre différents éléments ou  p. ››8-››·
sens.
3. Pour écrire des synesthésies, une première étape 1  Ode romantique
peut consister à guider les élèves en leur faisant
1. Une ode présente traditionnellement des
trouver les premiers éléments de la comparaison,
strophes de dix octosyllabes. La strophe du poème
ce qui permet de travailler le lexique des sens :
de Lamartine présente bien dix vers, mais le poète
– pour le sens auditif : bruits, sons, musiques,
fait alterner des octosyllabes (vers 1, 3, 4, 7, 10)
résonances, harmonies ;
avec des alexandrins (vers 2, 5, 6, 8, 9). Il s’agit
– pour le sens olfactif : parfums, senteurs, odeurs,
donc de strophes hétérométriques.
arômes, fragrances, fumets, effluves ;
– pour le sens visuel : couleurs, lumières, paysages, 2. Le poète exprime la tristesse, la déception,
éclats ; la révolte contre la peine de mort. L’irrégularité
– pour le sens gustatif : goûts, saveurs ; des vers suggère le bouleversement intime, les
– pour le sens tactile : touchers, caresses, morsures. mouvements de l’âme et la force des émotions
qui se retrouve dans l’emploi de nombreuses
9  Une ouverture sur la vie phrases exclamatives. L’alternance de longueur
souligne également le contraste entre le rêve
1. Dans les deux premières strophes, les yeux d’idéal (« terre libre », « Du pouvoir et des lois
de la femme aimée sont désignés par des méta- le sublime équilibre ») et la réalité décevante de
phores qui rappellent la forme ovale ou arrondie de la peine de mort (v. 8 et 9).

Fiches | 353
3. Les élèves peuvent faire une lecture à deux voix, 4. Pour cet exercice, les élèves peuvent être lais-
se répartissant les octosyllabes et les décasyllabes, sés libres d’imaginer le paysage. Il est également
pour exprimer l’engagement du poète et donner possible de guider davantage l’exercice en listant
au choix des inflexions de révolte ou de tristesse. préalablement les types de paysages : naturels (mer,
montagne, campagne, fleuve), ou non (quartier
d’une ville, pont, voie ferrée, monument). Une
2  Cri de douleur autre possibilité peut consister à partir de tableaux
impressionnistes, comme ceux de la séquence 4,
1. Dans chaque strophe, les quatre premiers vers
« Peindre l’air du temps ».
sont des alexandrins et le cinquième est un vers
de trois syllabes. Leur alternance produit un effet
de déséquilibre, d’isolement, qui correspond bien 4  Sonnet boiteux
au titre « Les Séparés ». De plus, le dernier vers
« N’écris pas ! », identique dans les quatre strophes, 1. Il s’agit de vers de treize syllabes, à la place des
est mis en relief et apparaît comme un cri, un alexandrins attendus dans le sonnet classique.
appel, que souligne le choix de l’impératif, et qui Les rimes sont croisées au lieu d’être embrassées.
renforce l’idée de séparation. Par sa forme, le sonnet est donc « boiteux », il
manque d’équilibre.
2. Le vers 6 ne respecte pas la césure, puisque la
coupe principale est introduite après « N’écris 2. Le déséquilibre introduit dans l’harmonie
pas ! », c’est-à-dire après la troisième syllabe. Là habituelle du sonnet renforce l’expression de la
encore, la rupture du rythme classique traduit le tristesse du poète (« triste », « ça finit trop mal »).
bouleversement intime de la poétesse. D’ailleurs, les images de mort (« c’est trop la mort
du naïf animal »), les visions d’horreur (« Tout
3. La mise en voix peut permettre de mettre l’affreux passé ») se succèdent.
en relief le dernier vers de chaque strophe. Les
élèves, disposés en groupe, pourront superposer 3. Verlaine décrit la ville moderne (« Londres
les voix sur ce dernier vers, de même que sur cette fume et crie ») avec l’éclairage au gaz (« Le gaz
expression reprise au début de chaque strophe. flambe »), évoque le quartier de Soho. Le poète
introduit des mots anglais « indeeds », « all right ».
Certaines tournures syntaxiques rappellent le lan-
3  Variation sur un pantoum gage oral (« c’est trop la mort », « Non vraiment
c’est trop un martyre »). L’ensemble modernise
1. Le poème s’inspire du genre du pantoum. Il s’agit le sonnet.
de quatre quatrains. Le deuxième et le quatrième
vers sont à chaque fois repris comme premier et 4. Pour écrire une « ode boiteuse », il convient
troisième vers du quatrain suivant. de rappeler les règles de l’ode classique, et de
suggérer quelles entorses il serait possible de faire
2. Le poète n’utilise que deux rimes (« ige » et (longueur des vers, longueur des strophes). Il
« oir ») qu’il dispose de façon embrassée. peut être fructueux d’évoquer avec les élèves des
3. Le titre du poème « Harmonie du soir » sug- exemples précis de nature détruite par l’activité
gère l’idée d’harmonie que la forme du pantoum des hommes. Il est possible également de partir
permet de renforcer : la répétition des vers, la de photographies (de Yann Arthus-Bertrand par
régularité de la forme, renforcées ici par le choix exemple).
de seulement deux rimes et par le fait qu’elles
soient embrassées. L’idée de vertige exprimée 5  Lou en acrostiches
dans le vers 4 est également donnée par ces répé-
titions de vers à des endroits différents dans les 1. Le poème présente des éléments propres à la
quatrains. La musicalité et le rythme rappellent chanson avec la présence de certaines expres-
le tourbillon de la « Valse mélancolique » du vers sions qui reviennent comme un refrain : « Un
4. La présence des différents sens et les images cœur le mien te suit » (v. 3 et 12) et « Une deux
évoquées, par exemple dans le vers 3 avec « Les trois » (v. 9 et 15) qui introduit un rythme musi-
sons et les parfums tournent dans l’air du soir », cal. D’autre part, les vers sont réguliers. Il s’agit
renforcent l’idée de vertige. d’alexandrins. De plus, le poème rappelle le genre
354 | Connaître un genre littéraire
épistolaire : adresse directe au destinataire (« Un 3. Pour la lecture du poème, plusieurs choix
cœur le mien te suit »), évocation des « lettres » s’offrent aux élèves. La disposition graphique
(v. 4), description de la vie quotidienne, formule permet une liberté de circulation de la lecture qui
de politesse (« Adieu »). peut produire des effets différents. De même, le
poème favorise une multiplicité de lecture expres-
2. L’acrostiche introduit une contrainte de dis-
sive (superposition de voix, jeu sur la hauteur et
position (trois vers successifs pour former le mot
l’intensité). Il sera donc intéressant de compa-
LOU), ce qui influence la disposition des vers,
rer les effets produits. La justification des choix
ici pour former des strophes de trois vers.
effectués doit permettre aux élèves de préciser
3. Pour l’écriture de l’acrostiche, si le prénom leur interprétation du poème.
choisi est court, le poème peut le présenter plu- 4. Pour l’écriture du calligramme sur un élément
sieurs fois, comme dans l’exemple du texte d’Apol- de la vie moderne (monde urbain, informatique),
linaire. Il est possible de rappeler les codes de il peut être intéressant de lister d’autres pistes
l’écriture épistolaire (date, lieu, formule d’appel, avec les élèves : quartiers industriels de la ville,
formule de politesse) pour mieux disséminer ces panneaux publicitaires dans des rues, réseaux de
éléments dans l’écriture du poème afin d’obtenir transports et circulation, univers virtuel d’un
une esthétique du fragment. Les élèves peuvent jeu vidéo ou d’un site Internet, langage et codes
jouer aussi avec les codes de l’écriture d’un message informatiques, exploration spatiale… Pour chaque
moderne, message électronique ou SMS. « univers visuel », il peut être intéressant de
confronter, dans une autre colonne par exemple,
l’univers sonore qui l’accompagne (bruit de la
6  Calligramme explosif
circulation automobile, silence de l’espace), puis
1. Apollinaire, avec les Calligrammes, rompt une dans une dernière colonne de trouver quelques
barrière entre littérature et représentation gra- exemples d’images poétiques qui pourraient être
phique, par une organisation spatiale signifiante créées.
du poème dans la page. La mise en page et le jeu Écrire le poème avant de le mettre en page favorise
typographique (disposition des lettres et des mots, un véritable travail poétique sur la langue avant
taille des caractères, épaisseur des lettres) ampli- le « jeu » graphique. Pour la mise en page, un
fient la force expressive du texte. Ainsi l’idée de traitement de texte peut permettre de jouer sur
bruit suggérée par les mots « explosifs », « oméga- les types de police, leur taille, etc.
phone », est renforcée par la taille des caractères
et les majuscules (« VIF », « OMÉGAPHONE ») 7  Collage surréaliste
ainsi que par les signes de ponctuation (points
1. Le poème se présente comme une succession
d’exclamation et d’interrogation). La violence
d’images poétiques. Certaines évoquent le thème
véhiculée par le lexique (« guerre », « points
de la modernité (« Chaleur des locomotives endi-
d’impacts », « crache le feu ») trouve un pro-
manchées », « Cache-poussière des prostituées »,
longement dans la disposition des mots sur la
« Rage des manufactures de Chicago »), d’autres
page, formant des colonnes obliques qui peuvent
la nature (« Méridiens solides ruche », « Poissons
rappeler la violence d’un bombardement par leur
volants amoureux des étoiles », « Barbe des fleuves
forme : canons, projectiles, ou fumées.
langueur »).
2. À ce travail graphique, Apollinaire associe un 2. Le poème est composé de vers libres : vers
travail poétique sur la langue par le jeu des images,
de longueurs différentes, pas de rimes, pas de
avec les métaphores « Ton troupeau féroce crache
ponctuation. Cette forme poétique favorise une
le feu » ou l’analogie entre l’aspect physique et
écriture libre, automatique, sans contraintes qui
moral (« Les points d’impacts dans mon âme »).
pourraient entraver l’expression directe du flux de
Les sonorités sont également suggestives : alli-
pensées et d’images propre à libérer l’inconscient
tération en [p] dans « points d’impacts » pour
et le rêve afin d’atteindre la surréalité.
renforcer l’idée de percussion, allitération en [r]
et en [f] dans « troupeau féroce crache le feu » 3. Il est possible de parler d’esthétique du col-
ou l’assonance en [i] avec « explosifs » et « VIF » lage car les vers se juxtaposent sans liens expli-
pour insister sur la violence. cites. L’écriture sous forme de cadavre exquis

Fiches | 355
favorise cette impression de collage d’images et une succession de paragraphes, contient un titre
d’impressions. (« Ondine ») qui en assure l’unité thématique.
4. En lien avec la séquence sur le surréalisme, il 2. Le poète suggère l’impression de ruissellement
est possible d’initier les élèves aux techniques de par des effets de rythmes et de sonorités.
l’écriture automatique et du cadavre exquis, ou de Du point de vue du rythme, la répétition « Écoute !
réinvestir ces techniques d’écriture. Pour l’enri- – Écoute ! » se retrouve à deux reprises, comme le
chissement graphique, les élèves peuvent travailler redoublement des gouttes d’eau, et met l’accent
directement sur des affiches, en ayant apporté des sur le jeu sonore du discours d’Ondine, d’ailleurs
revues, journaux, dans lesquels ils pourront décou- qualifié de « chanson murmurée ». D’autres répéti-
per. Les outils informatiques, sites de retouche tions émaillent le texte, dans la deuxième strophe
d’images ou logiciels comme PhotoFiltre, favo- par exemple, avec le parallélisme de construction
risent un travail propre pour découper puis coller. « chaque… est… qui… » et la reprise de « mon
Il peut être intéressant d’imposer la présence de palais ».
supports de natures différentes (photographies, Les sonorités sont également suggestives et par-
dessins, tableaux, publicités, etc.). courent le poème, accentuant la fluidité propre
à évoquer le ruissellement de l’eau. Dans la
8  Territoires poétiques première strophe, allitération de la liquide [l]
contemporains (« frôle », « losanges », « illuminée », « les »,
« la lune », etc.), assonance en [o] (« frôle »,
Les élèves peuvent explorer les ressources de ce « eau », « losanges sonores », « mornes », etc.).
site pour découvrir la poésie contemporaine. L’allitération en [k] peut également être considérée
Dans la rubrique « poéthèque », cliquer sur « Les comme une harmonie imitative de claquement
poètes », puis « Afficher toute la liste des poètes ». des gouttes d’eau sur la vitre : « Écoute », « coas-
Pour organiser le débat « La poésie gagne-t-elle sante », « caressent », « écume », « moquent »,
en émotion et en signification à voir ses formes dans la strophe 3.
renouvelées ? », les élèves peuvent être répartis
par groupes, pour préparer un argumentaire. 3. Le texte présente aussi un travail sur les images
Des exemples d’arguments pour : poétiques, qui peuvent être surprenantes. Deux
– la contrainte des codes bride l’imaginaire et métaphores successives transfigurent la réalité :
l’expression de la personnalité ; « Chaque flot est un ondin qui nage dans le cou-
– le renouvellement d’anciennes formes permet rant » et « chaque courant est un sentier qui ser-
un jeu de références et d’allusions qui enrichissent pente vers mon palais » associent des éléments de
le sens du poème ; la réalité quotidienne à des éléments fantastiques
– des formes plus libres permettent d’exprimer et mythologiques. Ainsi, le paysage s’anime avec
plus justement des émotions. les personnifications « leurs bras d’écume » ou
« du saule caduc et barbu qui pêche à la ligne ».
Des exemples d’arguments contre :
– une trop grande liberté de composition peut 4. Par le jeu des images poétiques et des sonorités,
entraver l’accès au sens qui peut devenir opaque ; le poète transforme la réalité en vision rêvée. Le
– les formes anciennes sont plus équilibrées, plus bruit de la pluie devient la chanson d’Ondine, les
harmonieuses (rythme des vers, musicalité des deux se confondent. La dernière phrase du poème
rimes) ; peut apparaître comme un retour à la réalité :
– la contrainte est créatrice, elle permet d’innover Ondine « s’évanouit en giboulées », disparaît,
à l’intérieur d’un cadre par un jeu de variations. laissant place au doute. Le poète a-t-il réellement
vu et entendu ou n’était-ce qu’une rêve ?
Fiche Du poème versifié 5. Pour faciliter le travail, les élèves peuvent
¤6 au poème en prose  p. ›∞⁄
d’abord être répartis en groupes pour trouver des
idées de rêves se terminant par une « chute »,
un retour à la réalité. Il peut être fructueux de
1  Rêve et réalité
partir de tableaux qui explorent l’imaginaire et
1. Le poème forme une unité. Il est bref, autonome, le rêve, choisis parmi les romantiques (Füssli,
présente une progression vers une chute à travers Friedrich, Hugo, etc.), les symbolistes (Moreau,

356 | Connaître un genre littéraire


Schwabe, Redon, etc.) ou surréalistes (Magritte, d’une énumération organisée par l’anaphore
Ernst, Dali, etc.). « où ». La troisième strophe présente également
des énumérations comme « Ces trésors, ces
2  Du poème en vers au poème meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs
en prose miraculeuses, c’est toi ». Les phrases sont longues,
se développent en même temps qu’elles évoquent
1. Les deux poèmes présentent des éléments le thème de l’infini, avec la répétition du terme
communs. dans le dernier paragraphe. Dans le prolongement
Concernant les thèmes, le poète s’adresse à une de cet exercice, un extrait de la préface au Spleen
femme aimée et l’invite à partir dans un lieu de Paris, « À Arsène Houssaye », de Baudelaire,
idéal. Le paysage est identique : les canaux, les peut être donné à lire en texte complémentaire :
bateaux qui viennent de très loin. Le poète établit « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours
une correspondance entre ce monde extérieur et d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique,
l’univers intérieur : « C’est pour assouvir / Ton musicale sans rythme et sans rime, assez souple
moindre désir » (texte A) ; « ces fleurs miracu- et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements
leuses, c’est toi », « ce sont encore mes pensées ». lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie,
Le vocabulaire employé est proche, voire iden- aux soubresauts de la conscience ?
tique dans les deux poèmes. Dans le texte A : C’est surtout de la fréquentation des villes énormes,
« ordre », « beauté », « luxe », « calme ». Dans c’est du croisement de leurs innombrables rapports
le texte B : « beau, riche », « luxe », « bonheur », que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon
« silence », « ordre ». cher ami, n’avez-vous pas tenté de traduire en une
Des réseaux de sonorités sont également proches. chanson le cri strident du vitrier, et d’exprimer
Les assonances en [i] (« dormir », « assouvir », dans une prose lyrique toutes les désolantes sug-
« désir ») ou en [o] (« soleils », « canaux », gestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à
« or », « s’endort », « chaude », etc.) du texte A, travers les plus hautes brumes de la rue ? »
se retrouvent dans le texte B, en [i] à la fin de
l’extrait pour suggérer l’idée d’infini (« enrichies 4. Pour l’exercice d’écriture, il est possible de
qui reviennent de l’infini ») ou en [o] dans tout choisir des poèmes préalablement étudiés afin
le poème (« trésors », « ordre », « canaux », que les élèves aient déjà une approche inter-
« énormes », « monotones ») pour évoquer l’idée prétative du texte pour approfondir les choix de
de chaleur et de douceur. transposition. Les élèves peuvent être conduits
Des images se retrouvent d’un poème à l’autre. à réutiliser certaines expressions, les développer.
Ainsi, les bateaux sont personnifiés, dans le texte A Les thèmes de l’expression des sentiments ou de
(« Dormir ces vaisseaux / Dont l’humeur est la beauté peuvent être abordés.
vagabonde ») et dans le texte B (« Ces énormes
navires […] ce sont mes pensées »).
3  Explorations surréalistes
2. La forme du poème en vers suggère l’idée d’ordre
par la disposition en vers et par la structure des 1. Plusieurs images apparaissent insolites car les
rimes qui créent une impression de régularité. éléments rapprochés sont très éloignés et donc
La première strophe fait alterner deux vers de inattendus, comme dans la comparaison « Notre
cinq syllabes à rimes suivies avec quatre vers squelette transparaît comme un arbre », ou dans
aux rimes embrassées où les deux vers de sept la métaphore qui suit « les aurores successives
syllabes encadrent les vers de cinq syllabes, puis de la chair ». D’autres évocations apparaissent
de nouveau deux vers de cinq syllabes aux rimes également étranges : « Hier encore, nous glissions
suivies. L’idée d’harmonie est ainsi mise en valeur. sur des écorces merveilleuses en passant devant
les merceries. » L’écriture semble procéder par
3. La forme du poème en prose favorise l’idée associations d’idées, comme une écriture auto-
d’ampleur et d’infini. La prose, plus souple, plus
matique. Les enchaînements d’images ne sont
ample, libérée de la structure des vers, peut ainsi
pas logiques.
épouser les mouvements de l’âme et de la rêverie.
Les énumérations permettent de donner l’image de 2. L’écriture en prose du poème est adaptée à
l’infini. Ainsi, la deuxième strophe est constituée la libération de l’imagination, du rêve et de

Fiches | 357
l’inconscient, car l’écriture peut procéder plus comme « afin qu’on les pèse » ou « quoique je ne
librement, par associations d’idées, par automa- veuille point m’obstiner ». La préface se présente
tismes, sans avoir la nécessité d’entrer dans le donc comme un texte didactique pour expliquer
carcan logique du vers régulier et des nécessités de au lecteur la démarche du philosophe.
la rime. L’imagination peut ainsi plus facilement
2. Rousseau insiste sur la valeur de sa démarche.
se déployer.
Il pose comme thèse de pouvoir exposer « avec
3. L’écriture automatique peut conduire à une liberté [son] sentiment ». Il lui semble essen-
succession d’images et d’évocations sans rapport tiel de pouvoir présenter ses idées au lecteur,
les unes avec les autres. Certains élèves peuvent en particulier s’il est d’« un avis contraire aux
avoir des difficultés à lâcher la bride de la raison. autres », qu’elles soient dominées par « la vérité
Répéter l’exercice peut lever les inhibitions. Le ou la fausseté », car elles « font le bonheur ou le
choix du titre peut venir après l’écriture pour malheur du genre humain ».
trouver le lien entre les images obtenues. Il peut
aussi être le point de départ de l’écriture et de la 2  Pouvoirs d’une comète
rêverie. Une variante de l’exercice peut justement
consister à donner un mot ou une expression aux 1. Les Pensées diverses sur la comète se présentent
élèves, qui sera le titre du poème, et qui constituera comme un essai dans lequel l’auteur donne son
le déclenchement de l’écriture automatique. Il opinion sur le sujet annoncé par le titre, l’influence
sera alors intéressant de comparer les productions réelle des comètes sur le cours des choses. Il s’agit
différentes obtenues à partir d’un même point d’un dialogue dont le destinataire est mentionné,
de départ. « Monsieur ». Le raisonnement suit un libre cours,
semblable à celui d’une conversation. Le locuteur
démontre l’absurdité de la croyance qui attribue
Fiche L’argumentation directe à la comète une influence maléfique et dénonce
¤‡  p. ›∞‹
une fidélité aveugle envers la tradition concernant
cet astre. La condamnation de cette crédulité
est donc très explicite et ne suit pas des normes
1  Un homme à part précises d’organisation.
1. La préface de Rousseau relève bien de l’argu- 2. Le philosophe dénonce dans cet essai la cré-
mentation directe. L’énonciation en est un des dulité de l’homme, prêt à croire au surnaturel
signes les plus visibles avec l’emploi de la pre- à travers l’influence des astres. Il s’attaque à la
mière personne dans les pronoms personnels, superstition qui entraîne à croire à l’irrationnel
« je », « me », « moi » ou les déterminants pos- pour suivre l’opinion majoritaire « de peur de
sessifs, « mon », « mes ». Par ailleurs, le texte passer pour un factieux qui veut lui seul en savoir
est construit sur un raisonnement logique par plus que tous les autres ». Les adeptes de cette
lequel le philosophe défend sa démarche. Le croyance ne se servent donc pas de leur esprit
premier paragraphe revendique l’originalité de critique, « sans examiner autrement » les idées
sa démarche qui consiste en une totale liberté qui se diffusent.
d’expression : « Je dis exactement ce qui se passe
dans mon esprit. » Le deuxième paragraphe justifie 3  Un terrible discours
cette liberté : « j’y joins toujours mes raisons ».
1. Marat dénonce le comportement opportu-
Des connecteurs renforcent la logique de ce rai-
niste de ceux qui veulent profiter des acquis de
sonnement, « mais », « car ». Le philosophe
la Révolution sans avoir pris part réellement aux
recourt aussi à des questions rhétoriques comme
événements, ni couru de dangers, qu’il désigne
« pourquoi proposerais-je par forme de doute
comme « quelques indignes parvenus », en par-
ce dont, quant à moi, je ne doute point ? ». La
ticulier « les gardes nationaux ».
ponctuation exprime encore des liens logiques.
Les deux-points indiquent par exemple l’explica- 2. Le texte de Marat est un pamphlet qui
tion « voilà tout ce que je puis faire ». Enfin, des condamne avec virulence les mauvais révolu-
phrases complexes contiennent des propositions tionnaires. Ce texte agressif réagit à l’actualité de
subordonnées qui font lien dans le raisonnement, cet anniversaire de la Révolution française. On
358 | Connaître un genre littéraire
peut voir toute la violence de son ton à travers humaine », mais il se livre aussi à un raisonnement
l’emploi de l’interrogation ou de l’exclamation, ponctué de connecteurs logiques, « première-
« mais quoi ! ». Tout y est fait pour dévaloriser les ment », « secondement ».
ennemis de l’auteur. Il les discrédite à travers un Son opinion transparaît enfin dans l’ironie de ses
vocabulaire dévalorisant, « de bas intrigants, de jugements : « Il prend envie de marcher à quatre
lâches conjurateurs, de vils scélérats », les insulte pattes quand on lit votre ouvrage. »
même dans l’expression, « les plus cruels oppres-
2. Voltaire fait un choix différent de Rousseau.
seurs ». L’hyperbole caractérise aussi à l’inverse le
Ce dernier s’engage dans un débat lourd de consé-
camp de Marat qui exalte ses vertus, « nous aurions
quences : « vous plairez aux hommes à qui vous
abandonné le soin de nos affaires, notre fortune,
dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. »
notre repos ». Ces vrais révolutionnaires incarnent
Il veut prouver « l’ignorance et la faiblesse » de la
au contraire les vraies valeurs de la Révolution,
société, responsables des maux de l’humanité, pour
« nos droits, notre liberté, notre bonheur ». Pour
mieux valoriser la vie des « sauvages ». Voltaire
Marat le pamphlétaire, une seule vérité oppose
refuse de son côté de s’impliquer dans cette entre-
donc les bons révolutionnaires des mauvais.
prise qui pourrait conduire chez les « sauvages
du Canada » et revendique une autre posture :
4  Sages méditations sur l’amitié « Je me borne à être un sauvage paisible dans la
solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie ».
1. Le texte s’adresse à deux catégories de destina- Sa philosophie se fonde donc sur des réalités
taires. L’emploi du pronom personnel « nous » et concrètes qu’il connaît et reconnaît finalement
celui des autres marques de la première personne que « les belles lettres, et les sciences ont causé
du pluriel indiquent que le moraliste s’inclut dans quelquefois beaucoup de mal ».
ces récepteurs. Le texte est donc destiné à la fois
au lecteur et à l’auteur lui-même. Les phrases 3. Pour soutenir sa thèse, Voltaire utilise plusieurs
s’apparentent alors à des vérités générales avec arguments. Dans un premier temps, il donne son
l’emploi du présent et du pluriel de généralisa- interprétation du livre de Rousseau qu’il traite avec
tion : « ce que les hommes ont nommé amitié ironie : « On n’a jamais employé tant d’esprit à
n’est qu’ […] ». vouloir nous rendre bêtes. » Puis, un deuxième
temps s’amorce avec le connecteur « cependant ».
2. Le moraliste donne une image critique et pes- Voltaire y expose les raisons pour lesquelles il ne
simiste de l’ami et de l’amitié dans cette maxime. peut adhérer à la démarche de Rousseau, son âge,
L’amitié n’y est jamais gratuite, mais « propose « il y a plus de soixante ans », son état de santé,
toujours quelque chose à gagner ». Elle est « les maladies auxquelles je suis condamné » et
rabaissée par cette visée intéressée et discréditée finalement l’actualité, « la guerre est portée dans
comme « ménagement réciproque d’intérêts » ou ce pays-là ». Il critique enfin la vision même de
« échange de bons offices ». L’homme est donc Rousseau : « les exemples de nos nations ont
dominé par son amour-propre qui l’entraîne à ne rendu les sauvages presque aussi méchants que
se préoccuper que de lui-même. nous ». Il conclut sur ses propres choix loin des
dérives des lettres ou des sciences.
5  Mon cher Jean-Jacques
1. Ce texte est une lettre et relève de l’argu-
mentation directe. Elle est écrite par Voltaire à Fiche L’argumentation
la première personne des pronoms personnels,
« j’ai reçu », « me », « moi » ou des déterminants
¤8 indirecte  p. ›∞∞
possessifs, « nos ». On note aussi la présence d’un
destinataire, « Monsieur », qui désigne Jean- 1  Surpoids
Jacques Rousseau. Elle se présente comme une
réponse à l’envoi d’un texte de ce dernier, « votre 1. La fable comprend deux parties séparées par
dernier livre contre le genre humain ». Voltaire un blanc typographique. La première est un récit
y fait part de ses réactions : « vous peignez avec au passé et à la troisième personne qui met en
des couleurs bien vraies les horreurs de la société scène deux animaux qui ont des caractéristiques
Fiches | 359
humaines. La seconde est une morale écrite au son raisonnement et à son incompréhension de
présent, qui a valeur de vérité générale. Elle tire l’attitude des Parisiens. Il tient des propos parfois
une leçon en généralisant l’expérience de la confondants de candeur, précisant notamment :
grenouille. « j’aie une très bonne opinion de moi ».
2. La grenouille est le sujet des verbes « s’étendre », 2. Les Parisiens sont un peuple en effervescence,
« s’enfler », « se travailler » et « crever ». Elle est comme le montrent l’énumération « vieillards,
qualifiée de « chétive pécore ». Ils montrent bien hommes, femmes, enfants » et les généralisations
que l’animal est plein de vanité, ce qui causera « tous voulaient » et « tout le monde ». La curiosité
sa perte. est leur principal trait de caractère et ne s’applique
qu’à l’apparence du Persan. Le contre-exemple
3. Le récit se termine par la mort de la grenouille,
qui suit son changement de tenue accuse encore
après avoir tenté de prendre l’apparence du bœuf.
davantage les Parisiens qui sont donc bien des
Le dernier vers du récit (« s’enfla si bien qu’elle
êtres superficiels, mais de surcroît discourtois à
en creva ») marque une chute violente.
l’égard du Persan qu’ils ne regardent même plus.
4. La grenouille symbolise l’envie et la vanité.
3. Le second paragraphe permet la mise en place
Son expérience montre qu’il ne faut pas vouloir
du contre-exemple. Le retournement est brutal,
transgresser trop violemment l’ordre social, ce que
comme le montre la locution adverbiale « tout
souligne la moralité à travers sa généralisation
à coup ». Le paragraphe sert donc de révélateur
au « monde ».
de l’attitude des Parisiens.
2  Une bonne mémoire
4  L’état de nature
1. Le personnage est déjà bien marqué par son
prénom, qui reprend un substantif qui est syno- 1. Le paria mène une vie isolée, familiale, en
nyme de naïveté, de candeur. C’est une façon de accord avec la nature. Profitant de son expérience,
le caractériser fréquente dans le conte. L’extrait il exprime sa solidarité à l’égard des plus démunis.
souligne sa force physique (il a la tête dure) et Il vit sans ambition autre que l’amour marital,
son excellente mémoire. Il s’agit d’un personnage filial et de ses animaux. Il se comporte aussi avec
vierge de toute culture et prêt à absorber de nou- humilité, comme le montre le verbe « tâcher ».
velles connaissances. Mais, comme l’annonce son 2. Le docteur représente l’Occidental en quête
nom, il est aussi naïf : il veut lire et apprendre mais du bonheur. L’Indien représente le bon sauvage,
ne sait pas contextualiser la Bible et se méprend heureux au contact de la nature.
sur le texte.
3. Le dialogue permet de démontrer que la vie
2. On retrouve le personnage naïf, un peu extra- du bon sauvage est meilleure. Par ses questions,
vagant et dont le caractère n’est pas tout à fait le docteur permet au paria d’approfondir sa
vraisemblable. Il est réduit à un trait caractéris- description.
tique, souligné par son prénom, qui ouvre des
potentialités romanesques intéressantes. Le regard 4. Le monde du paria est une utopie car la vie
naïf du personnage va permettre une critique qu’il décrit est finalement coupée du monde, de
sociale. toute forme de société. Il est reclus et vit avec
sa seule famille.
3. L’extrait permet d’ouvrir une critique de la
culture, comme le souligne le narrateur qui raille
les « inutilités et sottises » apprises par tous, mais
aussi de la religion dans la mesure où l’Ingénu ne Fiche Argumentation
comprend pas d’emblée le texte de la Bible et va ¤· et éloquence  p. ›∞‡
pouvoir avoir un regard décalé.

3  L’habit fait le moine 1  Erreurs de procédure


1. Le texte de Voltaire relève du genre judiciaire.
1. Le personnage fait son récit à la première per- Plusieurs indices montrent qu’il s’agit d’un plai-
sonne, ce qui permet d’avoir directement accès à doyer. Le philosophe y défend la famille Calas
360 | Connaître un genre littéraire
accusée d’avoir assassiné un des fils de la famille. personnage au point de devenir « un moment filou
Dans cet extrait, Voltaire démontre l’impossibilité soi-même en s’intéressant pour lui ». Par ailleurs,
que cette famille soit coupable de ce meurtre. ce type de personnage contrevient à la morale
Il s’appuie sur des preuves convaincantes. Tout et ne peut servir de modèle, « belle instruction
d’abord, il présente l’état de santé du principal pour la jeunesse ». Au final, seul un auteur très
accusé, le père de famille, compte tenu de son intègre peut représenter sur scène ce type de
âge, « soixante-huit ans », de sa faiblesse, « les personnage : « il faut un auteur bien honnête
jambes enflées et faibles », surtout face à une homme ». Rousseau dénonce donc l’immora-
victime « d’une force au-dessus de l’ordinaire ». lité de la comédie dont il dénonce l’absence de
Il récuse aussi les complicités qui lui sont attri- dimension pédagogique.
buées : la servante par son appartenance à la
2. Rousseau utilise de nombreux procédés ora-
foi catholique et par son statut quasi maternel
toires. Il interpelle son lecteur à travers l’emploi
envers la victime, « un jeune homme élevé par
du pronom « nous », mais aussi de l’impératif
elle » ; l’invité étranger à la vie de la famille et
« osons ». Cette apostrophe se traduit aussi par
aux derniers événements, « dont il ignorait la
l’adverbe « non » qui relève de l’oralité. Cinq ques-
conversion prétendue » ; la mère, par nature
tions oratoires constituent l’essentiel des phrases
incapable d’infanticide.
de ce texte. Elles n’appellent pas de réponses qui
2. Ce texte appartient bien au genre oratoire sont contenues dans l’intitulé même des interro-
par les procédés utilisés par Voltaire. Après avoir gations. Un jugement assez catégorique est enfin
repris et contesté la culpabilité de Jean Calas, le exprimé à travers l’emploi de l’exclamation « belle
philosophe s’attaque ici à la question des pré- instruction […] » qui condamne fermement les
tendues complicités : « il fallait absolument qu’il modèles présentés par la comédie.
eût été assisté dans cette exécution par […] ». Il
3. Ce texte de Rousseau est un texte provocateur
recourt systématiquement à des questions oratoires
qui vise à faire réagir le lecteur. Le philosophe
qui n’appellent pas de réponses, tant elles sont
s’attaque ici à un genre qui connaît un grand
évidentes. À quatre reprises, l’auteur expose les
succès au xviiie siècle et qui est généralement
improbabilités de l’accusation en commençant à
considéré comme un outil critique de la société.
chaque fois par l’adverbe interrogatif « comment ».
Or, Rousseau soutient une thèse contraire : ce
À chaque fois aussi, la réponse est contenue dans la
genre théâtral renforce les défauts du spectateur,
question comme dans l’énumération de la dernière
incapable de « supporter la représentation d’une
phrase du texte. L’anaphore de « sans » insiste
pareille comédie », et donc incapable de tirer une
sur l’impossibilité matérielle des faits reprochés :
leçon morale de ce spectacle.
pas de violence, pas de bruit, pas de témoins, pas
de marques concrètes d’un combat.
3  Un homme admirable
3. Le destinataire se sent impliqué par le choix
1. Ce texte relève du genre épidictique. Il s’agit
argumentatif de l’auteur, car Voltaire fait appel à
de l’éloge funèbre du chancelier Le Tellier, un
sa raison. Il lui démontre point par point l’absur-
discours prononcé par le prélat au moment de la
dité de l’accusation en utilisant des questions
messe d’enterrement du disparu. Bossuet cite ses
rhétoriques. Or, les réponses étant contenues
principales qualités comme le montre l’emploi
par la formulation même des interrogations, le
de nombreuses hyperboles à travers le discours :
lecteur ne peut qu’adhérer au raisonnement du
« places les plus importantes », « si grands hon-
philosophe.
neurs », « plus capable des grandes affaires ».
On retrouve aussi de nombreuses questions rhé-
2  Du danger de la comédie toriques centrées sur le personnage lui-même :
« Qui […] ? », « Quel autre […] ? ». L’emploi de
1. Rousseau condamne la comédie en ce que le
l’imparfait rappelle enfin la récente disparition
spectateur peut s’identifier au personnage le moins
du personnage célébré par cette oraison.
moral de la pièce. Tout d’abord, il éprouve pour lui
une véritable sympathie : « Qui ne serait pas un 2. Bossuet relève plusieurs qualités chez le disparu.
peu fâché si le filou venait à être surpris […] ? » Il ne s’est pas laissé impressionner par sa propre
Mais en réalité, il s’assimile complètement à ce ascension sociale, bien que « tout d’un coup élevé

Fiches | 361
aux places les plus importantes ». L’orateur insiste 2. Le personnage revendique l’émancipation des
aussi sur ses capacités devant sa tâche de ministre : femmes à travers sa propre situation. Elle récuse
« plus capable aux grandes affaires », en particulier la domination masculine qui lui est imposée, « la
sa prévoyance, « qui prévoyait de plus loin […] ? » servitude », « tes lois » et dénonce les conditions
ou sa connaissance du terrain, « les hommes et les de vie au sérail assimilées à la « servitude ». Cette
temps ». Le texte se termine sur l’éloge des qualités condition d’esclave est aussi présente dans l’évo-
morales du mort : sa modestie qui lui fait refuser cation péjorative de « ces gardiens sacrilèges ».
« un air dédaigneux » ou « la moindre vanité dans Roxane revendique donc la liberté de penser, car
ses paroles ». Bossuet loue aussi son équilibre, son apparente soumission cache en réalité une
« libre dans la conversation », mais « grave dans liberté de sentiment et de penser : « mon esprit
les affaires » ainsi que sa sagesse, « aussi modéré s’est toujours tenu dans l’indépendance ». Pour
que fort ». Il signale enfin sa supériorité marquée clamer son indépendance, elle choisit sa mort,
par « un ascendant » sur les autres. Au final, comme acte suprême de liberté.
Le Tellier apparaît comme l’idéal de l’honnête
homme si admiré au xviie siècle.
3. La consigne appelle l’élève à écrire un pastiche Fiche L’expression du point
du texte de Bossuet. Il est amené à faire l’éloge de
la personne choisie autour de ses valeurs morales,
‹‚ de vue et du jugement
esthétiques ou pratiques. Pour cela, il met en
œuvre les procédés oratoires du genre épidictique :
 p. ›∞·
vocabulaire mélioratif, hyperboles, répétitions
avec des énumérations et/ou des accumulations, 1  Éloge d’un grand homme
métaphores valorisantes. Enfin, le texte écrit 1. La Harpe porte un jugement très positif sur
doit suivre un rythme qui lui donne une allure Voltaire dont il fait ici nettement l’éloge. Le
emphatique et grandiloquente. début du texte, très hyperbolique, se fonde sur des
arguments d’autorité, car ils ne sont pas prouvés :
« Destiné à être extraordinaire en tout, il le fut
4  Une liaison dangereuse dès son enfance ». L’auteur y évoque sa maturité,
« son esprit était mûr dès ses premières années »,
1. Dans cette lettre, Roxane s’affirme face à son
comme ses talents exceptionnels de poète et de
destinataire comme le montrent les procédés
critique littéraire « qui l’éleva[ient] déjà au-dessus
utilisés. Elle apostrophe son destinataire par les
de ses contemporains ». La suite du texte est une
adverbes « oui » et « non » qui ponctuent ses
confrontation entre génies littéraires qui vise à
propos. Elle fait ainsi l’aveu direct et brutal de
démontrer la supériorité de Voltaire aux yeux
son comportement : « je t’ai trompé », « je me
de l’auteur. Aussi compare-t-il celui qu’il admire
suis jouée de ta jalousie ». Elle annonce aussi
à Sophocle et à Corneille, « Corneille vaincu,
sans détour son suicide, « je vais mourir », dont
Sophocle dépassé ». Il devient donc le légitime
la justification est un autre scandale : « puisque le
« successeur de Racine », et même par « l’aveu
seul homme qui me retenait à la vie n’est plus ? »
de ses fautes » !
Enfin, elle dénonce l’aveuglement d’Usbek à
travers des questions oratoires dont la réponse est 2. La Harpe utilise plusieurs procédés pour soutenir
évidente. De nombreuses antithèses se retrouvent ce jugement si positif. Tout d’abord, le vocabu-
alors dans cette lettre qui oppose les apparences laire du texte est majoritairement mélioratif :
sombres et négatives à la réalité plus douce et plus « extraordinaire », « gloire », « chefs-d’œuvre ».
ouverte. Ainsi, « l’affreux sérail » se transforme- Tout est fait pour valoriser Voltaire. Des procé-
t-il en « un lieu de délices et de plaisirs », alors dés d’insistance reviennent sur les qualités de
que son destinataire veut la faire « vivre dans l’auteur. Ainsi La Harpe répète-t-il l’anaphore « à
la servitude », elle a été en réalité « toujours peine » pour souligner la précocité de Voltaire.
libre ». Le champ lexical de la tromperie vient On retrouve aussi le procédé de l’accumulation :
encore renforcer cette opposition, « je me suis « Corneille vaincu, Sophocle égalé, la scène
jouée », « te paraître fidèle », tout comme le française relevée ». Les exagérations amplifient
registre polémique. les vertus littéraires du philosophe. L’hyperbole

362 | Connaître un genre littéraire


est en effet généralisée dans le texte : « Tout se particulier son physique qui l’éloigne beaucoup de
réunit alors pour faire de ce brillant coup d’essai le la féminité : « grand nez » », « face large », « gros
présage des plus hautes destinées. » Enfin, le texte yeux ». Les couleurs qui s’en dégagent ne sont pas
est emphatique. Le rythme de certaines phrases harmonieuses non plus : « couleur d’orange »,
relève des effets oratoires hérités de l’Antiquité « grise ». L’animal n’est pas loin : « au poil de
romaine. La phrase « c’était quelques chose […] couleur d’orange », « mâchoire ». Tout est exagéré
éloquence tragique ! » est ainsi construite sur à travers le procédé de l’hyperbole, « face large
quatre temps, relancés de point-virgule en point- d’un pied de Roi ». Ce personnage est à l’opposé
virgule et se clôt sur l’expression d’une émotion de la séduction, car il est « digne d’un camouflet »
forte à travers le point d’exclamation. et prêt à « recevoir soufflet ». Au final, la femme
est systématiquement rabaissée, comme on peut
le voir encore dans l’insulte finale : « De te voir
2  Portrait d’un grand roi
manger tant de merde ! »
1. L’image de Louis XIV se lit comme une figure
idéale du souverain. L’historiographe fait d’abord 2. L’auteur veut nous associer à son indignation.
l’éloge des modifications qu’il apporte dans Pour cela, il cherche à provoquer le rire chez le
l’organisation du pouvoir. Aussi devient-il le lecteur et ridiculise à outrance la femme évoquée.
seul responsable des décisions : « Louis XIV leur Ainsi ses revendications, « plaider contre moi »,
répondit : À moi. » Il célèbre aussi l’opiniâtreté sont rabaissées par l’exagération « jusques à manger
du souverain dans sa démarche : « persévérer », ta chemise » qui ramène la femme à un état animal
« résolution ». Il approuve encore la limitation et stupide. Par ailleurs, on voit la détermination de
des pouvoirs des ministres, « se faisant rendre Scarron dans son indifférence apparente vis-à-vis
compte de tout par eux à des heures réglées ». du succès de son procès : « Soit que je gagne ou
Puis, Voltaire énumère les étapes de réorganisation que je perde ». Le lecteur est donc entraîné du
interne du royaume dans tous les domaines : « de côté du plaisantin contre une femme si grossière.
l’ordre dans les finances », « dans les troupes ».
Enfin, l’auteur met en avant la politique culturelle
du roi au service de son image : « magnificence »
4  Promenade mouvementée
de la cour, « plaisirs », « grandeur ». Le lecteur 1. Le poète fait dans ce poème une critique de
peut donc voir dans cette évocation l’image d’un la circulation dans Paris. Le vocabulaire est
souverain parfait. constamment péjoratif : « importuns », « ren-
versé », « menaçant », « renverse ». Partout le
2. Si ce portait paraît très positif, on peut aussi y promeneur est victime de divers accidents de la
voir une critique de la monarchie absolue. Ainsi circulation qu’il énumère de vers en vers. Il est
le roi prend-il seul ses décisions désormais, alors bousculé par la foule, « me heurte », ou bien
qu’il avait « travaillé jusqu’alors avec le Premier ralenti dans sa progression, « d’un pas lugubre et
ministre ». On sent même un caractère tortueux lent », s’arrête, « me bouchent le passage ». La
à travers le complément de manière « en secret ». ville se caractérise par son bruit : « Font aboyer
Ses principaux collaborateurs sont traités avec la les chiens et jurer les passants. » Les habitants
plus grande méfiance : « leur donnant la confiance semblent s’agiter sans cesse, « qui fourmillent
qu’il fallait pour accréditer leur ministère, et sans cesse », « en font pleuvoir l’ardoise et la
veillant sur eux pour les empêcher d’en trop abu- tuile à foison », « conduit en cet endroit un grand
ser ». Enfin, on voit la mainmise royale dans son troupeau de bœufs ». C’est aussi l’endroit de tous
mécénat à l’égard des artistes qui ne peuvent les dangers, « me heurte », « d’un autre coup ».
s’exprimer que s’ils sont « employés à la gloire du Le poète assiste même à un accident de carrosse :
roi et de la France ». Cette dimension critique « D’un carrosse en passant il accroche une roue ».
transparaît donc à travers l’éloge du roi. La promenade du poète se transforme donc en
une épopée ridicule et insupportable.
3  Une chicaneuse 2. Au-delà des critiques accumulées dans ce
1. Scarron donne une image très péjorative de poème, Boileau s’amuse aussi dans cette évocation.
la femme évoquée. Il la déprécie totalement La vie parisienne est ridiculisée. Tout le poème
à travers un vocabulaire négatif. Il dénigre en est marqué par les exagérations, avec l’emploi

Fiches | 363
systématique des pluriels qui renforcent l’idée la Lune ? Fontenelle prend parti dans ce texte :
de surpopulation : « un peuple d’importuns », « quoique je croie la Lune habitée ». On peut donc
« des laquais », « des paveurs ». Le poète lui- voir que cette œuvre a pour but la vulgarisation
même se rabaisse en étant la victime d’incidents scientifique.
risibles : bousculade, pause devant un enterre-
ment, chute de matériel de couverture de toit.
2  Pari mathématique
Le monde des objets semble même s’animer de
manière autonome et capricieuse : « une croix de
ou métaphysique ?
funeste présage », « une poutre branlante », « un 1. Pour prouver l’existence de Dieu, Pascal se
carrosse », sans compter l’agitation des animaux : fonde sur un raisonnement mathématique : « si
« les chiens », « six chevaux », « un grand troupeau vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous
de bœufs ». Le poète raconte donc sa promenade ne perdez rien ». Il s’appuie sur les probabilités
de façon burlesque et ridicule. pour montrer qu’il est plus avantageux de croire
que de ne pas croire, car « il y a pareil hasard de
gain et de perte ». Ainsi au pire, si Dieu n’existe
Fiche Débattre pas, le parieur engagé dans cet enjeu ne perd rien,
‹⁄ et délibérer  p. ›6⁄
tandis qu’il a tout profit à croire en Dieu. On voit
alors que ce raisonnement mathématique, bien
adapté aux libertins enfermés dans l’univers du
1  Un cours d’astronomie jeu, prend une réelle dimension métaphysique.
1. Fontenelle nous présente un dialogue philoso- 2. Pour impliquer le lecteur, Pascal joue de la
phique de type didactique. Il se montre comme forme et de l’énonciation. On reconnaît dans le
le maître à penser de la marquise. Le texte com- texte les marques du dialogue avec l’interven-
mence par un bilan dans l’apprentissage de son tion et l’objection d’un destinataire de Pascal :
interlocutrice : « puisque le Soleil […] a cessé guillemets, oralité de l’adverbe « oui », utilisa-
d’être planète ». Puis la marquise l’interrompt, car tion de la première personne, « je gage peut-
elle lui oppose une objection : « Je n’ai pourtant être trop ». Par ailleurs, le savant utilise une
jamais ouï parler de la Lune habitée, dit-elle, que énonciation de l’échange, première personne du
comme d’une folie et d’une vision. » La dernière pluriel, « pesons », « voyons » et surtout deuxième
partie du texte est alors consacrée à la réfutation personne du pluriel à destination de l’adversaire,
de cet argument. Au début, le philosophe fait « vous seriez imprudent ». Aussi ce texte n’est-il
une concession à son interlocutrice, « c’en est pas une aride démonstration théologique, mais
peut-être une aussi ». Il revendique sa tolérance un vivant échange imaginaire où Pascal tient
pour les adversaires à sa thèse, « je ne laisse pas le rôle d’un conseiller amical et généreux pour
de vivre civilement avec ceux qui ne le croient pousser son destinataire vers « une éternité de
pas ». Enfin, il utilise un exemple très concret vie et de bonheur ».
pour faire comprendre les raisons d’adhérer à sa
thèse, en faisant une analogie avec la géographie 3  Les fonctions de l’apologue
humaine. Le dialogue relève donc bien d’une
1. Euphorbe et Timagène échangent librement
démarche didactique.
dans un dialogue dialectique. Aucun des deux ne
2. Fontenelle traite ici du domaine scientifique l’emporte sur l’autre dans le cheminement de la
et plus particulièrement des connaissances astro- pensée, mais les deux interventions se complètent.
nomiques en pleine mutation à l’époque. De La première phrase pose la thèse initiale : « La
fait, les progrès de l’optique, à travers la lunette fable […] réunit l’utile et l’agréable ». Timagène
astronomique, permettent de mieux appréhender renchérit sur cette thèse comme le montre le
le ciel et les astres. C’est pourquoi, on retrouve verbe de déclaration « ajouta ». Il l’explique
dans le dialogue le nom des astres comme « le en remontant à l’origine du genre et en rappe-
Soleil », « la Terre », « la Lune », ou le terme lant sa visée originelle, contourner la censure :
« planète ». La question posée ici concerne les « exprimer, par une allégorie, ce qu’elle n’osait
conditions de vie sur la Lune et fait allusion à un dire ouvertement ». Il en donne aussi un exemple
débat contemporain : la vie est-elle possible sur précis : « Ésope le père de la fable était esclave ».

364 | Connaître un genre littéraire


De son côté, Euphorbe approuve et enrichit cette « plaisirs ». Aussi l’amour et l’honneur appa-
première analyse de son ami : « Il faut les tromper raissent-ils comme irréductibles et la situation
pour les guérir. » Au final, il conclut sur cette de Rodrigue sans solution.
idée le cheminement commun de leur pensée et
ponctue ce bilan du connecteur conclusif « donc ».
2. La consigne appelle l’élève à répondre à la thèse
du texte et donc à participer lui-même au débat. Fiche Tons et registres
Pour cela, il doit s’appuyer sur ses connaissances ‹¤ dans l’argumentation
des fonctions de l’apologue, plaire et instruire. Il
peut rappeler la dimension ludique de ce genre :  p. ›6‹
allégories animales ou végétales fantaisistes et
amusantes, récit prenant et amusant, recours au 1  Une femme désespérée
merveilleux, humour… La dimension didactique
1. Les interventions d’Andromaque relèvent du
n’est pas non plus à oublier, leçon à tirer de l’his-
registre pathétique. Sa situation fait naître une
toire, vision de l’homme et du monde, message
violente émotion chez le lecteur. Ses paroles sont
moral ou philosophique, moralité universelle…
dominées par le champ lexical de la souffrance,
de la mort et du malheur : « si vous livrez le fils »,
4  Hésitations « toucher votre pitié », « soupirs », « maître ».
Des interjections ponctuent aussi la tirade, « Ah !
1. Plusieurs indices montrent que le personnage
Seigneur », « Dieux ! ». La ponctuation traduit
de Rodrigue est plongé dans un dilemme. Il s’agit
encore l’émotion de l’héroïne et bouleverse le
d’abord d’une pause dans l’action consacrée à
rythme de l’alexandrin. Tout vise donc à émouvoir
l’expression des sentiments sous la forme de stances
le lecteur et à faire naître chez lui une empathie
à travers des vers de longueurs différentes. Le texte
avec le personnage.
est donc dominé par le lyrisme. Rodrigue s’exprime
ainsi à la première personne. La ponctuation, 2. Andromaque en est réduite à une dernière
points d’interrogation et d’exclamation, vient ren- stratégie avant de voir partir son fils à la mort. La
forcer l’intensité du monologue, comme le champ didascalie en résume l’essentiel, « se jetant aux pieds
lexical de la souffrance : « rudes combats », « triste de Pyrrhus ». L’héroïne est prête à tout pour sauver
choix », « étrange peine », « malheureux ». Par son enfant. Aussi met-elle de côté son orgueil,
ailleurs, l’hyperbole est systématique : « vivre en « d’un maître embrassé les genoux ». Par ailleurs,
infâme », « mon mal est infini », « digne ennemi de elle fait aussi appel aux premiers sentiments de
mon plus grand Bonheur ». Ces procédés donnent Pyrrhus : « Vos serments m’ont tantôt juré tant
alors une dimension pathétique à cet extrait. d’amitié ! » Elle met enfin en avant sa propre
Enfin, la tirade de Rodrigue est fondée sur une affection : « Des soupirs qui craignaient de se
opposition radicale entre deux choix, l’amour ou voir repoussés. » L’argumentation d’Andromaque
l’honneur : « Il faut venger un père, et perdre une peut alors paraître efficace par son intensité, mais
maîtresse ». De nombreux parallélismes soulignent dangereuse, puisqu’elle n’a d’autre recours que de
cette délibération, avec l’emploi de l’anaphore se livrer à son ennemi.
« faut-il » ou « m’es-tu donné ». Finalement,
le personnage se sent impuissant devant cette 2  Au nom de toutes les femmes !
alternative qui ne lui apporte aucun bonheur :
1. Le registre dominant dans ce texte est le registre
« Ô Dieu, l’étrange peine ! »
polémique. La révolutionnaire veut engager le
2. Deux notions s’opposent dans cette tirade. combat pour l’égalité entre hommes et femmes :
D’un côté, le personnage doit se soumettre aux « Qui t’a donné le souverain empire d’opprimer
valeurs qui régissent sa classe sociale, « mon propre mon sexe ? » Le texte est écrit à la première
honneur », « ma gloire ternie ». Aussi doit-il personne, « donne-moi » et découle d’une apos-
châtier l’ennemi de son père : « Il faut venger un trophe initiale : « Homme, es-tu capable d’être
père », « punir le père de Chimène ». Mais son juste ? » Les interrogatives dominent dans le
amour pour Chimène l’entraîne d’un autre côté : premier paragraphe, « Ta force ? Tes talents ? »,
« ma flamme », « amour », « aimable tyrannie », pour dénoncer la mauvaise foi des hommes. Tout
Fiches | 365
vise à les dévaloriser, « empire tyrannique », « maximes de gouvernement », « puissance »,
« rends-toi à l’évidence ». « peuple » auquel s’oppose celui des passions,
« volontés », « passions », « flatte ». Le texte
2. Olympe de Gouges engage un véritable com-
vise à dénoncer les abus du pouvoir monarchique
bat pour l’émancipation des femmes. Sa posture
absolu du règne de Louis XIV et semble même
féministe se voit dès le début : « C’est une femme
annoncer sa chute : « Rien ne menace tant d’une
qui t’en fait la question ». Elle commence par
chute funeste qu’une autorité qu’on pousse trop
contester la légitimité de la domination masculine
loin ». Et Idoménée peut apparaître comme le
en rien justifiée : « Ta force ? Tes talents ? » Puis,
double transparent du roi de France à travers
elle lui donne un « plan de bataille », fondé sur
« cette autorité si flatteuse » ou « cette puissance
l’observation de la nature : « Observe le créa-
aveugle ». De fait, cette satire provoque la perte
teur dans sa sagesse ». Enfin, elle l’amène à ses
de l’auteur qui, dès la parution du roman, perd
propres conclusions dont le caractère définitif est
sa fonction de précepteur des enfants royaux.
marqué par l’emploi du futur : « tu les trouveras
confondus ». L’auteur défend donc ses idées en 3. Fénelon présente une image très négative de la
dénonçant la toute-puissance masculine de son monarchie absolue qui ne semble n’avoir aucun
temps pour mieux la discréditer. fondement légitime. Seuls les caprices du roi
mènent sa politique, « ils ne mettent plus de frein
3. La violence des propos de l’auteur ressort de
à leurs passions ». Il est entouré « d’esclaves » de
certains procédés utilisés, comme l’accumulation
moins en moins nombreux, à l’image des courtisans
des questions rhétoriques qui donne un ton véhé-
qui entourent le roi et ne cessent de le flatter. Un
ment à ses propos. Elle rabaisse aussi l’homme en
danger radical menace alors le régime : que le
répétant les injonctions à l’impératif : « Observe »,
peuple le renverse. La métaphore de l’arc renforce
« parcours », « donne », « remonte », inversant
cette image de la violence des troubles attendus :
ainsi les relations habituelles entre les sexes. Elle
« elle est semblable à un arc trop tendu, qui se
souligne encore sa stupidité à travers l’expression
rompt enfin tout à coup, si on ne le relâche ».
« rends-toi à l’évidence », qui montre que l’homme
Enfin, le personnage d’Idoménée, que l’on peut
en est incapable. De même, l’incise, « si tu peux »,
rapprocher du roi, incarne l’orgueil et la démesure
insiste sur ses faiblesses intellectuelles.
à cause desquels il sacrifie son propre fils, puis est
déposé par son propre peuple.
3  Une leçon de politique
1. Le registre du texte est didactique. Il est
construit sur un raisonnement logique. Au 4  Un repas ridicule
début, Fénelon part d’un constat selon lequel la
1. Le poème de Boileau est dominé par le registre
monarchie absolue donne les pleins pouvoirs au
satirique. Il tourne en effet en ridicule les convives
souverain : « ils peuvent tout ». Puis, il en étudie
du repas que partage le poète. Il les déprécie en
les conséquences : « mais à force de tout pouvoir,
les nommant : « mon hâbleur », « mes campa-
ils sapent les fondements de leur puissance ».
gnards », « tous mes sots ». Il tourne en dérision
Il dresse alors un sombre tableau d’un régime
leurs mauvaises manières, quand ils lèvent leurs
qui n’accepte ni conseiller, ni contre-pouvoir :
verres, « un si galant exploit », rabaissés par le bruit
« les sages s’enfuient, se cachent et gémissent ».
qu’ils font, « avec une voix haute », « en jetant
Un seul recours apparaît comme possible, mais
un grand cri ». Puis il se moque des chansons à
brutal et définitif : « une révolution soudaine et
boire qu’ils entonnent par la suite : « lamentant
violente ». Ainsi ce texte traite-t-il d’un débat
tristement une chanson bachique », « détonnant
contemporain sur la légitimité de la monarchie
de concert ». Tous ces compères semblent bien
absolue, mais sans émotion, sur un ton neutre
chanter faux : « une voix glapissante », « son
et impartial.
aigre fausset ». Enfin, le poète ridiculise aussi le
2. Mentor donne une vraie leçon de politique à repas lui-même dont les conditions d’hygiène ne
son élève Télémaque. Il profite de leur séjour chez sont pas idéales : « les doigts des laquais, dans la
différents peuples pour en tirer une leçon pratique crasse tracés ». Boileau fait donc la satire de ces
destinée à préparer le jeune prince. Ici le champ milieux bourgeois qui aspirent à vivre comme
lexical de la politique domine le texte, « rois », l’élite mais qui n’en ont pas les codes.

366 | Connaître un genre littéraire


Fiche L’organisation 2. Madame du Châtelet utilise un raisonnement
déductif. En effet, elle part d’une vérité générale :
‹‹ du raisonnement  p. ›6∞ « Il faut, pour être heureux, s’être défait des préju-
gés, être vertueux, se bien porter, avoir des goûts
et des passions ». Elle développe cet argument
1  Drôle de raisonnement et répond aux thèses adverses, mais elle aboutit
1. Pangloss utilise dans sa démonstration un rai- surtout à son propre témoignage particulier :
sonnement déductif. Il part en effet d’une vérité « Je n’ai pas la balance nécessaire pour peser en
générale: « tout étant fait pour une fin, tout est général le bien et le mal ». Elle termine donc sur
nécessairement pour la meilleure fin », puis il va en un argument dont elle peut valider elle-même la
tirer des conclusions particulières dans différents justesse : « Les gens heureux ne cherchent rien et
domaines, d’abord sur le corps humain à travers ne vont pas avertir les autres de leur bonheur. »
l’exemple des « lunettes » adaptées au nez, puis 3. La philosophe récuse les valeurs des moralistes
« des chausses » faites pour les « jambes ». Il chrétiens de son temps pour qui le bonheur n’est
passe ensuite aux symboles sociaux, les « pierres » pas sur terre, mais après la mort. En effet, pour
pour les « châteaux » et ceux-ci pour « le plus eux, seule une vie sans passion conduit au salut de
grand baron de la province ». Enfin, il aborde le la vie éternelle. Aussi prêchent-ils la maîtrise des
domaine alimentaire avec les « cochons […] faits passions et des envies : « réprimez vos passions et
pour être mangés ». maîtrisez vos désirs ». Ils gagneront ainsi le salut
2. Le raisonnement de Pangloss n’est guère de leur âme, mais l’auteur fait le constat : « [ils]
convaincant. Le nom même qu’il donne à sa ne connaissent pas le chemin du bonheur ». De
science ridiculise ses connaissances ou ses même, refuse-t-elle la philosophie stoïcienne qui
méthodes, « la métaphysico-théologo-cosmo- prône de tout maîtriser pour garder le contrôle
lonigologie ». La racine de ce dernier mot -nigo de son existence.
montre bien les destinataires de cette science. Les
théories de Pangloss ne sont pas prouvées, mais
3  L’homme devant son destin
affirmées de façon arbitraire, « il est démontré ».
Enfin, les connecteurs logiques sont utilisés sans 1. Bossuet recourt dans ce discours à un raison-
aucune logique, « car », « par conséquent » : nement inductif. Il s’appuie en effet sur un fait
quel rapport en effet entre « les lunettes », « les particulier qui touche chaque être humain, la
jambes » ou « les pierres de ce château » ? Tout perspective continuelle de la mort. Aussi prend-
repose donc sur des faux rapports logiques. Au il l’exemple du renouvellement des générations,
final, on peut parler de tautologie, car c’est la « les enfants qui naissent, à mesure qu’ils croissent
même idée qui est répétée sans preuves : « tout et qu’ils s’avancent », pour soutenir sa thèse du
étant fait pour une fin, tout est nécessairement déroulement implacable de la vie vers la mort :
pour la meilleure fin », « tout est au mieux ». « Retirez-vous, c’est maintenant notre tour ».
Puis, de la même manière, il évoque le vertige de
chacun confronté à son passé et à son futur : « Si
2  Deux visions opposées de la vie je jette la vue devant moi », « si je la retourne
en arrière ». Pour amener un deuxième argu-
1. Madame du Châtelet défend l’idée du bonheur ment : « que j’occupe peu de place dans cet abîme
et le fait reposer sur la nécessité des passions,
immense du temps ! ». Il aboutit enfin à la conclu-
« avoir des goûts et des passions ». Elle revendique
sion : « Je ne suis rien ; un si petit intervalle n’est
un droit à « l’illusion » dont « le vernis » permet
pas capable de me distinguer du néant ». Ainsi
de supporter les maux de la vie. Aussi pose-t-elle
Bossuet passe-t-il de considérations particulières
comme règle de vie la recherche « des sensations
pour amener son auditeur à considérer le peu
et des sentiments agréables ». Elle s’oppose alors à
d’importance de la vie humaine au regard de la
la thèse des moralistes : « réprimez vos passions et
vie éternelle.
maîtrisez vos désirs, si vous voulez être heureux ».
Enfin, elle répond à un contre-argument : « les 2. Le moraliste veut toucher son auditeur et l’ame-
passions ne font-elles pas plus de malheureux ner à se convertir à ses valeurs chrétiennes. Il
que d’heureux ? » n’est que de passage sur terre, à l’image des autres
Fiches | 367
humains : « comme nous en voyons passer d’autres Fiche Répondre à une question
devant nous, d’autres nous verront passer ». Il
ne doit pas surestimer son importance pendant ‹∞ sur un corpus  p. ›‡‚-›‡⁄
sa vie terrestre, comme le sous-entend la méta-
phore du théâtre : « la pièce n’en aurait pas été 1  En musique
moins jouée, quand je serais demeuré derrière le
théâtre ». Aussi doit-on accepter l’idée que « tout 1. La musique est le thème commun aux deux
nous appelle à la mort ». Pour cela, l’auditeur doit poèmes. Celui de Baudelaire prend le terme même
donc se préparer lui aussi au passage dans l’autre pour titre, tandis que celui de Verlaine s’inscrit
vie, en idée et en actions. dans une série d’« ariettes », c’est-à-dire selon
le TLFI un « interlude musical de style vif et
léger ». Par ailleurs, la musique est le sujet de la
4  Un appel à la tolérance première phrase du poème de Baudelaire, le piano
est celui du poème de Verlaine. Les deux textes
1. Bayle définit la tolérance à travers des méta-
ne traitent en revanche pas de la même façon de
phores, d’abord, celle de la communauté variée
la musique : Baudelaire tente de cerner l’effet de
des artisans citadins, stimulés par « une honnête
« possession » qu’il ressent en l’écoutant à travers
émulation », « en piété, en bonnes mœurs, en
des images originales, comparant la musique à la
sciences ». Aussi présente-t-il cet état d’esprit
mer et le poète qui l’écoute à un vaisseau. Verlaine
comme « plus propre à ramener le siècle d’or ».
décrit quant à lui presque une scène de genre,
La métaphore du concert polyphonique vient
avec une femme qui joue du piano. Son poème
compléter cette image : « faire un concert et
est plus mélancolique.
une harmonie de plusieurs voix et instruments
de différents tons et notes ». Bayle insiste donc 2. Les deux poèmes adoptent une énonciation
sur l’idée de l’unité du groupe dans et grâce à la personnelle : Baudelaire utilise à plusieurs reprises
variété de chacun. les pronoms de première personne, sous différentes
formes. Verlaine, en revanche, est nettement plus
2. Le raisonnement de Bayle est scandé de
discret avec une seule occurrence du pronom
connecteurs logiques qui montrent les étapes de
« moi ». Mais l’adresse à la femme avec le pro-
son raisonnement. Une première proposition
nom « tu » induit bien la présence d’un locuteur
conditionnelle commençant par « si » lance le
identifiable. Du point de vue formel, le texte de
raisonnement par un tableau hypothétique du
Verlaine est le plus régulier, écrit intégralement
règne de la tolérance selon Bayle : acceptation des
en alexandrins. Celui de Baudelaire recourt à
valeurs de l’autre, règne de la vertu, progrès de la
l’alexandrin, mais aussi au vers de cinq syllabes.
société, et même équilibre parfait entre le peuple
Il combine ainsi vers pairs et impairs.
et son souverain (« elles se piqueraient même de
plus d’affection pour la patrie »). Le connecteur 3. Plusieurs questions sont possibles :
« or » vient surenchérir sur la thèse de Bayle : – Quels effets la musique produit-elle sur le poète
« il est manifeste qu’une si belle émulation serait dans les deux textes ?
cause d’une infinité de biens ». Cette partie se – Comment les deux poètes évoquent-ils la
clôt sur une conclusion amenée par la locution musique ?
« par conséquent » qui insiste sur les effets de – En quoi peut-on dire que les deux poèmes sont
cette idée : « la tolérance est la chose du monde eux-mêmes très musicaux ?
la plus propre à ramener le siècle d’or ». Bayle – Quelles relations entre la musique et la poésie
enchaîne alors avec une question sur le problème les deux textes traduisent-ils ?
de l’application de ses théories. Il dénonce la reli-
gion catholique qui refuse cette tolérance : « [elle]
veut exercer une tyrannie cruelle sur les esprits et 2  Bulles immobilières
forcer les autres à lui sacrifier leur conscience ». La
conclusion du texte est contenue par la dernière
1. Les trois auteurs et les trois extraits de romans
proposés s’inscrivent parfaitement dans l’objet
phrase qui commence par le connecteur, « en
d’étude « Le roman et la nouvelle au xixe siècle :
un mot » : « tout le désordre vient non pas de la
réalisme et naturalisme ». Nous avons affaire à
tolérance, mais de la non-tolérance ».

368 | Connaître un genre littéraire


des descriptions, extraites de romans qui datent Corneille, les deux dialogues mettent bien une
du xixe siècle. Balzac fait une approche descriptive place une « exposition » : on découvre les lieux
des maisons à Saumur, en province, tandis que (une grotte et une arrivée à Paris), les personnages
Sue et Zola évoquent la pauvreté et l’insalubrité et les actions (un père en quête de son fils qui
d’immeubles et de maisons parisiennes. Balzac veut rencontrer un mage et un jeune homme qui
est le chef de file du réalisme, tandis que Zola veut réussir à Paris). Ainsi, on comprend que les
est celui du naturalisme. dialogues initiaux ne sont que des prétextes à
capter l’attention du spectateur et l’intéresser à
2. Le thème commun aux trois textes est celui
l’intrigue : le rapport père/fils d’un côté, l’ambition
des conditions de vie difficiles au xixe siècle. À
de conquérir Paris et les femmes de l’autre.
Saumur, Balzac évoque l’isolement avec l’emploi
du terme « cloître », connoté négativement du 2.
côté du désœuvrement. Mais il maintient une
forme d’originalité qui est aussi ambiguë en évo-
L’Illusion
quant l’intérêt des antiquaires qui montre éga- Le Menteur
comique
lement le côté mortifère de la ville. Zola, pour
décrire l’immeuble, parle de « ruine » et met en Lieu Une grotte À Paris
place un contraste saisissant entre la grandeur
et le délabrement qui caractérisent tout à la fois Dorante
dans le bâtiment. Sue décrit plutôt une maison, introduit
Dorante
Pridamant dans
mais il s’agit aussi d’un « triste logis », l’adjectif expose ses
une grotte à
relevant de l’euphémisme, comme le suggère la ambitions
Personnages la recherche
description qui suit qui montre plutôt un état de à un autre
d’un mage qui
délabrement avancé. pourrait l’aider
personnage,
Cliton.
3. Du point de vue du style, les textes semblent à retrouver
plutôt écrits d’un point de vue externe : à l’excep- son fils.
tion de l’invitation initiale chez Sue (« Nous
Un fils arrive
conduirons le lecteur dans ce triste logis »), tout à Paris, avec
s’écrit sans intrusion du narrateur ou de l’auteur. La quête
l’accord de
Pourtant, les descriptions sont marquées par d’un fils qui a
Action son père,
l’importance des expansions nominales, et plus fui les rigueurs
et compte
particulièrement des adjectifs, qui brossent des de son père.
profiter
tableaux très sombres. Cette précision dans le de la vie.
détail permet notamment à Zola et Sue de donner
une idée saisissante des conditions d’insalubrité L’intrigue relève
des logements au xixe siècle. de la comédie,
Titre et
4. La réponse pourrait adopter le plan suivant : ce que signifie
Genre intrigue
I. Un ancrage spatial réaliste « comique »
de comédie
a) Les villes en question : Saumur et Paris (ques- dans le titre au
xviie siècle.
tion 1)
b) Des espaces urbains (question 1)
II. Une description des misères du temps
a) Des maisons presque délabrées (questions 1 et 2)
3. Plan possible :
b) L’insalubrité (question 3)
I. Deux entrées in medias res
a) Des dialogues qui entrent d’emblée dans l’action
b) Des lieux au potentiel dramaturgique
3  Que se passe-t-il ?
II. Des personnages qui captent l’attention du
1. En dehors des indications que l’on trouve dans spectateur
les paratextes et qui indiquent que nous sommes a) Leurs quêtes
dans la première scène de chacune des pièces de b) Des caractères

Fiches | 369
Fiche Comprendre 4  La fureur de vivre
‹6 un sujet d’écriture 1. Alidor expose une conception libertine de
d’invention  p. 474-475 l’amour : il souhaite privilégier sa liberté et refuse
toute entrave et dépendance. Angélique ne peut que
mal réagir au discours de son amant qui la dédaigne.
1  Une parole apaisante
2. Il convient d’imaginer qu’Angélique interrompt
1. Les mots-clés sont « ami », « oublier » et « nou- le dialogue entre Alidor et Cléandre.
velle vie ».
3. Le texte à produire doit respecter les codes
2. Le texte doit se présenter sous la forme d’un du dialogue théâtral : indication du nom des
discours à la première personne du singulier adressé locuteurs, enchaînement des répliques, emploi
au poète qui sera désigné par la deuxième personne du tiret pour marquer le changement de locuteur,
du singulier. Il doit être versifié. temps du discours. L’intervention d’Angélique
doit prendre la forme d’une réplique longue. Par
3. Le registre attendu est celui du lyrisme.
ailleurs, il conviendra d’insérer quelques indi-
cations scéniques : « Angélique survient ». La
2  Une littérature qui fait débat ponctuation (les points de suspension) pourra
1. Les mots-clés sont « choqué(e) », « article marquer l’interruption et le suspense du propos.
polémique », « indignation », « instrumentali- 4. Le personnage d’Angélique peut manifester
sation de la femme ». trois types de réactions : l’indignation, l’ironie,
2. L’adjectif « polémique » signifie que le propos l’indifférence.
produit doit avoir une dimension fortement cri-
tique et exposer une réaction vive à la situation
5  Un lecteur transporté
décrite dans la nouvelle. 1. Les mots-clés sont « bouleversé(e) », « tirade »,
3. Le texte doit respecter le genre de l’article « Chimène » et « doutes ».
de journal : titre, discours argumenté, temps du 2. Le dilemme est une situation dans laquelle un
discours, emploi de la première personne du sin- personnage doit choisir entre deux possibilités
gulier, signature. contradictoires, sans que ce choix puisse appa-
4. Les deux phrases-clés peuvent commencer par raître satisfaisant.
une exclamation (« Quelle honte que de vouloir 3. Le texte à produire doit s’apparenter à une
rabaisser les femmes… ! ») ou par une question tirade : un discours long à la première personne
rhétorique (« Faut-il accepter que des femmes du singulier avec l’emploi des temps du discours.
soient à ce point instrumentalisées… ? »).
4. Le registre dominant doit être celui du pathé-
tique : le personnage exprime sa souffrance et
3  Le meilleur… et le pire
cherche à être plaint.
1. Les mots-clés sont « réquisitoire », « contre »
5. Pour que ce discours ait une dimension élo-
et « politique de Louis XIV ».
quente ou oratoire, on pourra recourir à des répé-
2. Un réquisitoire est un discours à charge contre titions marquant l’insistance sur des mots-clés
un individu pour exposer sa culpabilité. C’est un (douleur) ou une structure anaphorique incan-
discours de nature judiciaire. tatoire : « Ô douleur d’avoir à choisir… ».
3. Le texte à produire doit s’apparenter à un
discours argumenté et à dimension oratoire. 6  Voyage au bout de la nuit
4. Le registre dominant doit être celui de la 1. Les mots-clés sont « dialogue », « deux
polémique. hommes », « souffrent » et « injustice ».
5. Les deux phrases-clés peuvent être emphatiques : 2. On pourra recourir aux registres :
« Qu’il est malheureux que notre souverain néglige – pathétique : « insupportable chaleur », « corps
ses sujets pour… » ou « Osons condamner… ». empilés » ;

370 | S’initier aux épreuves du bacccalauréat


– tragique : « mornes campagnes » ; (l. 2), ce que conteste l’avocat. Elle prétend que
– polémique : « le plus grand désordre », « ivresse les tribunaux maintiendront son second mariage
violente et hurlante ». en raison des enfants (l. 22-23), que son mari, le
comte Ferraud, est trop attachée à elle, en tant
3. Les deux personnages, Jean et Loubet, sont
qu’épouse et mère, pour vouloir rompre (l. 29-30).
parmi des soldats entassés dans un wagon.
2. La lettre doit comporter une date, un lieu
4. Le sentiment d’injustice peut naître de la situa-
d’énonciation, une formule d’adresse (en l’oc-
tion (soldats réquisitionnés principalement dans
currence au colonel Chabert), un discours à la
le peuple), des conditions de transport (ils sont
première personne et dont les temps sont ceux
entassés comme des bestiaux), du traitement
du discours, une signature.
méprisant qu’on leur réserve (on leur donne de
l’eau-de-vie à la place des vivres ; on ne les pré- 3. L’argumentation à laquelle la comtesse peut
vient pas de ce qui se passe), de leur sort probable recourir peut jouer sur l’émotion :
(boucherie). – une épouse exemplaire dont on casserait le
mariage ;
7  La vengeance en vaut-elle la peine ? – une mère qu’on chercherait à séparer de ses
enfants ;
1. Sganarelle se plaint d’avoir été cocu. Si dans
– une femme qui n’est pas responsable de la
un premier temps, il souhaite se venger, il exprime
situation.
ensuite son hésitation à exposer sa vie dans un
La comtesse peut également tenter de « raison-
duel.
ner » le colonel Chabert en lui demandant :
2. Le comique du passage réside dans le revirement – de s’interdire d’être cruel ;
de Sganarelle qui passe de la colère démonstrative – de renoncer et de dominer son ressentiment.
à la poltronnerie ridicule.
4. La lettre pourra suivre le plan suivant :
3. Les mots-clés sont « ami de Sganarelle », a) Une épouse exemplaire
« réponse moqueuse » et « contradictions ». b) Une mère et ses deux enfants
c) L’injustice de la situation
4. L’apparition d’un nouveau personnage nécessite
de commencer une nouvelle scène (ici I, 18), en
indiquant tous les noms. Il sera possible d’insérer 2  Contre l’esclavage
quelques indications scéniques pour caractériser
1. Le discours de Candide doit présenter trois
ou décrire le mode d’apparition du personnage,
caractéristiques :
le ton utilisé…
– une visée argumentative : convaincre le roi
5. Le texte à produire doit respecter les codes et d’interdire toute forme d’esclavage ;
la présentation d’un texte théâtral : indication du – un propos illustré par de nombreux exemples
nom des locuteurs, enchaînement des répliques, empruntés à l’histoire (les traites négrières) et à
emploi du tiret pour marquer le changement de l’expérience du voyage (rencontre du nègre de
locuteur, temps du discours. Surinam) ;
– une dimension oratoire forte, proche de celle
8  Des professeurs en herbe d’un réquisitoire ou d’une supplique.
Les élèves sont mis en position de concepteurs
2. Pour susciter la pitié, il est possible de recourir
de consignes et de sujets.
à plusieurs procédés :
– interjections pour marquer la déploration :
Fiche Rédiger un écrit « hélas » ;
‹‡ d’invention  p. ›‡8-›‡·
– hyperboles : « le comble du malheur et de
l’outrage » ;
1  Retour d’entre les morts – période oratoire : « Si l’on veut que l’humanité
se dégrade en avilissant une partie de l’humanité,
1. La comtesse résiste à la proposition de maître en édictant les lois les plus cruelles dans un Code
Derville qui lui conseille de reconnaître l’existence qui autorise toutes les horreurs, en déportant des
de Chabert. Elle allègue ne pas avoir reçu de lettre populations déracinées de leurs pays, jetées dans

Fiches | 371
les cales de navire, enchaînées aux poings et aux Gautier au jupon flamboyant, au corsage odo-
pieds, alors, que l’on prenne conscience que notre rant, vous vous délassiez aux abords d’un jardin
royaume en portera la honte et la culpabilité public, négligemment assise, respirant l’air du
dans les siècles à venir, quand tout son or et son soir, les senteurs que libèrent les feuillages après
prestige auront disparu, quand il ne restera que la fièvre du jour… Ô vous, mon beau rêve des
la vérité de l’histoire » ; soirs douloureux... »
– modalisateurs pour manifester la compassion :
« pauvres hommes ».
4  La clémence d’Émilie
3. On pourra classer les exemples dans l’ordre
suivant : 1. Cinna prône l’obéissance et le respect au sou-
– les faits : exploitation des images (p. 253 et verain (Auguste) ; Émilie souhaite poursuivre
256), extrait de Candide (p. 256) ; sa vengeance.
– l’émotion et l’indignation des philosophes : 2. Émilie peut changer d’avis en comprenant
Montesquieu (p. 256), Condorcet (p. 257) ; soudain (« Il suffit, je t’entends ») :
– les risques : la révolte des esclaves (p. 258 et – que Cinna essaie d’avoir une attitude exemplaire ;
259). – qu’il n’agit ainsi que parce qu’il l’aime ;
4. Le plan pourra être structuré en quatre parties : – que cette magnanimité ne fait que rendre leur
a) Avertissement au roi : Candide fait un état des couple glorieux ;
lieux de la réalité de l’esclavage – que cette grandeur d’âme aura pour conséquence
b) Indignation : dénonciation de la barbarie et de leur permettre de retrouver du pouvoir.
de la cruauté 3. Aussi l’argumentaire d’Émilie pourrait être
c) Prise de recul sur les valeurs à défendre pour le suivant :
être un grand roi ou un despote éclairé : humanité, a) Renoncer à la vengeance pour protéger leur
droits des hommes, respect des civilisations amour
d) Proposition d’un édit pour interdire l’esclavage b) Renoncer à la vengeance pour se rendre exem-
plaires et glorieux
c) Renoncer à la vengeance pour reconquérir le
3  Une belle personne pouvoir grâce à la magnanimité aux yeux du tyran
1. Le blason est un genre poétique qui consiste à Auguste, aux yeux de la cour, aux yeux du peuple
célébrer une partie du corps de la femme aimée.
2. Le portrait que Paul Verlaine donne de la femme 5  À vos marques !
dans « Mon rêve familier » est volontairement
ouvert, vague, indéfini : « Est-elle brune, blonde 1. La figure de style dominante est l’accumulation :
ou rousse ? » (v. 9). Il est donc possible de lui prê- le soulier à la mode, la pâte de senteur, l’allure,
ter les traits et les caractéristiques que l’on veut. la voix, la mine, la démarche molle, le rouge,
les chausses et le chapeau constituent autant de
3. Le lyrisme se définit par une expression person-
caprices chez cet individu dominé par le paraître
nelle, l’emphase des sentiments, une musicalité
et la mode.
quelle qu’elle soit (images poétiques, prose poé-
tique, vers, incantation). 2. Le téléphone portable pourrait constituer un
objet équivalent à ceux évoqués par La Bruyère,
4. La lettre poétique peut se structurer à partir
tant il suscite convoitise, rivalité et jugement.
d’une anaphore qui crée un effet incantatoire :
« Ô vous, mon beau rêve des soirs douloureux, 3. L’observation pourra mettre en valeur :
quand je vous vis au bout de l’allée, si belle, vos – les regards de convoitise ;
grands cheveux noirs tenus par un ruban et qui – l’expression de la rivalité par l’exhibition du
n’attendait que ma main pour retrouver leur téléphone portable le plus high-tech ;
liberté… Ô vous, mon beau rêve des soirs dou- – les discussions vaines et creuses sur les fonctions
loureux, je vous dois cette rencontre heureuse, que le téléphone portable peut offrir ;
consolante, pleine de sérénité alors que j’errais – le phénomène de la mode et de la marque (le
dans la ville, l’âme en peine. Mademoiselle Élisa iPhone, par exemple) ;

372 | S’initier aux épreuves du bacccalauréat


– les nouvelles manifestations du paraître : se – la machine à écrire Remington ;
montrer affairé et pris par une conversation télé- – le Minitel ;
phonique, ce qui donne de l’importance ; circuler – le téléphone à cadran en bakélite…
avec son téléphone portable à la main pour bien le
montrer ; choisir une sonnerie affreusement toni- 8  Des débuts difficiles
truante et spectaculaire pour se faire remarquer…
1. La consigne de réécriture propose d’adopter le
4. Le plan pourra être organisé de la façon point de vue de Charles.
suivante :
a) Criton affiche avec vanité son téléphone 2. Cette transformation du texte permettra
portable et va jusqu’à simuler des conversations d’entrer dans le point de vue de celui dont on se
téléphoniques de haute importance pour impres- moque et que l’on considère comme un étranger.
sionner et intimider ; 3. La réécriture de la scène à partir du regard
b) Lors d’un cocktail, Criton découvre qu’Iphis de Charles doit tenir compte de la topographie,
est doté d’un modèle plus high-tech que le sien ; du comportement du groupe, de certains détails
c) Criton court s’acheter ce modèle… (conserver sa casquette et ne pas la jeter).
d) Dans sa course, soit il le laisse tomber, perdant Cette manipulation du texte amènera à focaliser
son précieux signe extérieur de richesse, soit il se sur d’autres faits : la classe que Charles découvre,
le fait dérober… sa stupéfaction devant l’indiscipline générale.
e) Conclusion sur la vanité des hommes et de leur Le texte permettra aussi de signifier l’attachement
attachement à des marques et des objets de Charles à sa casquette qu’il tient à préserver
de tout endommagement, et dont la composition
6  Un hymne à la liberté hétéroclite montre le prix et la singularité.

1. Le discours de la statue de la Liberté est un


message d’accueil pour tous les exilés. Fiche Le commentaire :
2. Les trois injonctions (« Garde », « Donne- ‹8 entrer dans le texte
moi », « Envoie-les moi ») peuvent être reprises
pour créer un effet d’emphase et d’incantation.  p. ›8¤-›8‹
3. Les images poétiques peuvent convoquer plu-
sieurs dimensions : 1  Tout yeux tout oreilles
– des images euphoriques : la liberté qui, tel un
1. Les hypothèses de lecture peuvent être les
oiseau, survole les mers, les frontières, les pays…
suivantes :
– des images frappantes : la flamme de la liberté
– les deux personnages semblent s’aimer puisque
menacée par la nuit noire et sinistre de toutes les
Britannicus évoque leur passion à plusieurs
tyrannies renaissantes…
reprises ;
– des images épiques : la liberté en marche, en
– il apparaît que Néron s’interpose entre eux ;
conquête des territoires asservis…
– sont-ils dans le palais du tyran ?
– des images lyriques : la liberté, tel un sourire
– pourquoi Junie craint-elle d’être entendue ?
sur le visage des hommes…
– Néron serait-il jaloux ?
2. Néron caché peut être joué par un acteur
7  À la recherche des objets perdus silencieux, juste pour en marquer la présence
obsédante. Le personnage de Junie peut aussi
1. La description de Balzac oppose la presse de regarder fixement l’un des murs de la salle.
Stanhope à celle en bois, Paris à la province et plus
particulièrement à Angoulême, l’ancien système
des balles de cuir frottées d’encre aux nouvelles 2  La vie de château
techniques de la presse mécanique.
1. Le baron de Westphalie est présenté comme
2. Dans la liste des objets désuets, périmés ou l’un des plus puissants seigneurs. Il possède un
obsolètes, on pourra compter : château, avec une grande salle ornée, une meute

Fiches | 373
de chiens pour la chasse, des piqueurs. Il dispose 5  Voyage en utopie
d’une suite avec un grand aumônier. Il est traité
avec respect. La baronne est une personne qui 1. On peut conjecturer trois hypothèses sur le
impose le respect. Ses enfants ont un précepteur genre auquel l’extrait appartient :
particulier. – un conte merveilleux (un pays de délices) ;
Mais plusieurs signes montrent la pauvreté du – un récit de voyage ou d’aventures extraordinaires ;
baron : son château n’a qu’une seule porte ; une – une utopie à l’égal du pays de Cocagne où il
seule tapisserie orne la salle ; sa meute n’est com- est possible de satisfaire sa gourmandise, sa soif
posée que de chiens de basse-cour ; le vicaire du et son envie de paresse.
village joue le rôle d’aumônier ; sa femme est
2. Le plaisir de la lecture naît du jeu, de l’invrai-
imposante en poids…
semblable et de la fantaisie, de l’accumulation des
Aux premières impressions de richesse se substitue
choses impossibles, de la virtuosité du conteur
une réalité plus triviale : il s’agit d’une famille
que l’on souhaite voir poussée à ses limites. Le
noble désargentée.
plaisir de la lecture se confond avec celui de la
2. Le ton est celui de l’ironie : le lecteur est invité gourmandise. Fénelon a écrit des contes pour un
à comprendre l’inverse de ce qui est formulé. enfant, le duc de Bourgogne, dont il a la respon-
sabilité de son éducation.
3  Londres
1. L’impression dominante est celle d’une ville
fabuleuse et extraordinaire, en raison de son archi-
tecture monumentale (acropole), des richesses 6  À table !
artistiques (expositions et collections de peinture),
de la reconstitution d’une nature primitive dans 1. Le lecteur peut ressentir les impressions
les jardins et les parcs, de la beauté des bords de suivantes :
la Tamise. – l’amusement face à cette scène gargantuesque ;
– le dégoût provoqué par la monstruosité et la
2. Capitale commerciale du Commonwealth, goinfrerie du personnage ;
Londres s’impose à la fin du xixe siècle comme – l’angoisse ou l’inquiétude puisque la dévoration,
la plus grande ville et la capitale financière du celle des richesses, devient synonyme de ruine et
monde. de mort (avaler et dilapider son capital).
Le poème en prose permet à Rimbaud de retrans-
crire ses impressions de façon spontanée, de laisser 2. Le questionnement peut porter sur les aspects
surgir et s’accumuler les choses vues, les couleurs suivants :
et les formes. – le personnage : quelle est sa condition sociale ?
Qu’est-ce qu’une « puissante fortune terrienne » ?
4  Carrefour – la boulimie : que signifie cette dévoration irré-
pressible ? Est-elle un fait ou une image ? Est-elle
1. Les hypothèses qu’il est possible de formuler un signe de vitalité ou de mort ?
sur le narrateur peuvent être les suivantes : – le lieu et le temps : où cette scène a-t-elle lieu ?
– le « je » renvoie-t-il à Jules Vallès ? Est-ce un banquet comme dans Gargantua ?
– le narrateur vient de finir ses études et entre Pourquoi le personnage porte-t-il le nom d’un
dans la vie active ; empereur romain de la décadence ?
– il ne semble pas riche pour pouvoir lutter faci- – le genre : ce personnage est-il un géant, un
lement et dominer le monde ; ogre, un animal ? Pourquoi cette page d’un roman
– sa carrière est incertaine : il ne sait pas quel naturaliste peu connu (1892) recourt-elle à la
métier prendre. dimension du conte ou de l’irréel ?
2. Le recours au mythe d’Hercule à la croisée des 3. Le titre La Fin des bourgeois confirme l’hypothèse
chemins montre bien que le narrateur a reçu une que la dévoration (des aliments et de la fortune)
formation classique. Comme Hercule, le héros est la manifestation d’une décadence : celle d’une
doit entrer dans la vie, sans connaître la voie où famille qui court à sa ruine en raison du compor-
s’engager : il est amené à faire un choix crucial. tement dilapidateur de son ultime rejeton.

374 | S’initier aux épreuves du bacccalauréat


7  Les dents de la mer
1. Le poète évite le cliché de la répulsion que le requin pourrait susciter chez l’homme. Celui-ci est
autant agressif que l’animal prédateur.
2. Le récit provoque la surprise à partir de la formule : « Alors, d’un commun accord, entre deux
eaux, ils glissèrent l’un vers l’autre » : plutôt que de se combattre, de lutter ou de se fuir, les deux
êtres humain et aquatique se rejoignent amoureusement.
3. Lautréamont hisse l’épisode d’un récit d’aventures maritimes au statut d’un poème qui s’apparente
au genre de l’épopée. La démesure de son sujet (outrance, excès de l’horreur, fait inouï dans cette
rencontre fusionnelle de l’homme et de l’animal prédateur) est servie par la prose qui est plus ample
qu’un texte versifié et qui offre plus de moyens pour l’expressivité.

Fiche
‹· Construire le plan du commentaire  p. ›86-›8‡

1  Tous les hommes sont mortels, donc les rois sont mortels
1. Une oraison funèbre est l’éloge que l’on fait d’une personne qui vient de mourir, au moment de
son enterrement.
2. Le prédicateur veut faire prendre conscience de la fragilité de la vie et de la fortune : la mort
d’Henriette-Anne d’Angleterre alors qu’elle a 26 ans illustre le sort incertain, même si tout lui sem-
blait acquis en raison du titre, de la beauté et des richesses.
3. Tableau d’analyse :
Analyse Axe du plan
Relevé Outils d’analyse
et interprétation (progression)
« Messieurs »,
Apostrophe Prendre à partie l’auditoire
« Chrétiens »
« grandes puissances »,
Faire comprendre le AVERTIR
« élévation », « sacrifier », Antithèses
revirement de la fortune
« néant »,
que Dieu impose pour
« les frappe »,
édifier les autres hommes
« les épargne si peu »
« grand », « terrible »,
Susciter et provoquer
« effroyable », Hyperboles
l’effroi
« désastreuse »
« coups de surprise »,
Images poétiques, Exprimer le caractère
« comme un éclat de ÉMOUVOIR
comparaison imprévu de l’événement
tonnerre »
« Madame se meurt !
Modalités exclamative
Madame est morte ! Adopter un ton pathétique
et interrogative
Qui de nous […] ? »
« on trouve […]
on voit », Donner au discours un
Structure anaphorique
« toute la cour, rythme incantatoire
tout le peuple, tout […] » RACONTER
Vocabulaire de la
« cris », « douleur », Exprimer la douleur et la
douleur grandissante,
« désespoir » souffrance humaine
gradation ascendante

Fiches | 375
2  Le jardin des délices
1. Le foisonnement de la nature crée fascination et malaise. Les plantes tropicales
s’avèrent ambivalentes, entre foisonnement et substances toxiques. Le lecteur est
lui-même en tension, entre curiosité érotique et répulsion.
2. Tableau d’analyse :

Analyse Axe du plan


Relevé Outils d’analyse
et interprétation (progression)
« amour », « volupté », Vocabulaire de l’érotisme Dire le désir que la femme
VIE
« sève ardente » avec gradation peut ressentir dans la serre
« tropiques », VIE ET
Hyperboles et démesure Associer l’excès du désir avec
« verdures noires », ABONDANCE
de la nature tropicale la démesure de la végétation
« tiges colossales » VÉGÉTALE
« âcres », « feu », Vocabulaire du feu : Suggérer la dimension interdite
EXCÈS
« toutes brûlantes » les passions interdites et maléfique du désir
Vocabulaire du rire Présenter la serre comme un
« riant », « grimaçant » ENFER
diabolique lieu infernal
« entrailles »,
« effluves », « ivresse »,
« vapeurs lourdes »,
Accumulation et
« buée », Représenter ce désir comme
glissement sémantique MORT
« étouffement », une damnation
de l’amour à la mort
« évanouissement »,
« pestilentiels »,
« poisons »

3. Le projet de lecture visera à montrer les tensions entre la vie et la mort,


l’attraction et la répulsion, la vie et un monde mortifère et morbide.

3  Le bonheur est dans le pré


1. L’extrait montre la déception de Jacques face à la réalité des travaux des champs.
Il semble que le héros se soit fait des illusions sur la vie campagnarde en ne se
fondant que sur des tableaux (« ce tableau de la moisson si constamment célébré
par les peintres et les poètes »).
2. Le texte débute par un tableau de la moisson (étape 1) et se poursuit par les
réflexions que Jacques se fait sur la dureté de la vie à la campagne en comparant la
réalité avec les représentations picturales (étape 2). L’extrait se clôt sur la supériorité
esthétique du monde de l’usine qui surpasse la trivialité rurale (étape 3).

376 | S’initier aux épreuves du bacccalauréat


3. Tableau d’analyse

Analyse Axe du plan


Relevé Outils d’analyse
et interprétation (progression)
« fauchaient »,
Juxtaposition et accumulation Signifier l’effort RÉALITE
« peinaient »
« se crachaient dans Dire la trivialité PRISE DE
Registre familier
les mains », « tu sues » paysanne CONSCIENCE
« Quelle fournaise ! », Exprimer la
Modalité exclamative DÉCEPTION
« quelle blague » déception de Jacques
« l’or des blés », « bottes Système d’opposition
couleur d’orange », entre la représentation
Déconstruire les MENSONGE
« ciel d’un inimitable bleu » / que la peinture donne de
clichés et les illusions DE LA
« sale », « gens dépoitraillés la campagne et sa trivialité
sur la belle nature PEINTURE
et velus », « puant le réelle
suint », « mesquin » Recours au vocabulaire rural
Organiser
« éclairé par des feux le contraste entre
de forges », « horrible Hyperboles la campagne et
magnificence des machines » la ville comme sujet NOUVELLE
du tableau ILLUSION DE
« seule beauté que JACQUES
Inférioriser
le monde moderne ait pu Comparaison et interrogation
la campagne par
créer » / « travail anodin finale
rapport à la ville
des champs ? »

Le projet de lecture s’attachera à montrer la prise de conscience progressive du


personnage dont les illusions, dues à l’art, tombent.

4  « Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »


1. Le poème épouse le mouvement du voyage, de l’éloignement de Montmartre à
la découverte de la Sibérie.
2. Le texte exprime la nostalgie du lieu natal ou nourricier (étape 1), évoque la
disparition de Paris (étape 2) puis l’étendue des plaines de Sibérie (étape 3) pour
se clore sur l’expression de la souffrance (étape 4).
3. Tableau d’analyse :

Analyse
Relevé Outils d’analyse Axe du plan
et interprétation
Effet de reprise et de
« sommes-nous bien ritournelle (chanson) grâce
DISTANCE
loin ? » / « Nous sommes à des tournures de phrase Mimer le dialogue
GÉOGRAPHIQUE
loin » / « tu es loin » différentes et au passage
de « nous » à « tu »

Fiches | 377
Analyse
Relevé Outils d’analyse Axe du plan
et interprétation
Jouer sur le rythme
12 / 13 / 15 / 12 / 13 / Vers libres, irréguliers, pour créer l’émotion, PERTE DE
11 / 4 / 7 / 7 / 12 / 16 / entre amplification et effet l’impression de LA RÉGULARITÉ
6 / 12 / 6 de rupture (vers courts) vitesse ou l’essor de MÉTRIQUE
la nostalgie
PROXIMITÉ
« Jeanne » Apostrophe Répondre à Jeanne
AMOUREUSE
« Montmartre »,
« la butte qui t’a nourrie », Champ sémantique de Exprimer LIEU MATERNEL
« Sacré-Cœur contre la protection maternelle la nostalgie LOINTAIN
lequel tu t’es blottie »

Formule de restriction
« il n’y a plus que […] » Dire la privation DISPARITION
qui marque la disparition

« les cendres »,
« la pluie »,
Énumération sous forme Faire découvrir
« la tourbe », NOUVEAUX
de liste des réalités mornes le paysage glacial
« la Sibérie », ESPACES VIDES
du nouveau paysage de la Sibérie
« les lourdes nappes
de neige »

« le grelot de la folie », Polyptote : même famille


« grelotte » de mots (substantif, verbe) INTÉRIORITÉ
ET SOUFFRANCE
Dire la souffrance
« Un dernier désir », Vocabulaire de (L’ESPACE
« l’air bleui » la souffrance INTÉRIEUR)

« ton chagrin ricane » Oxymore

Le projet de lecture montrera comment le poète, a) L’effet de surprise : recourir à une forme de
à partir de la souffrance de la jeune fille Jeanne, théâtre spectaculaire et baroque en tenant compte
passe de l’évocation de l’espace géographique des indications scéniques ;
(départ-distance-éloignement) à celle de l’inté- b) L’attitude moqueuse et supérieure de Médée
riorité (vide-souffrance-douleur). qui a accompli sa vengeance ;
c) Le contraste avec le désespoir de Jason ;
5  Un dénouement infernal d) La disparition du décor (palais en feu) qui
symbolise la fin de la représentation et de l’illu-
1. Le dénouement de la tragédie joue sur l’effet de sion théâtrale.
surprise (l’envol de Médée sur un dragon) grâce
3. Le projet de lecture s’attachera à montrer l’ori-
à la machinerie théâtrale à dimension baroque.
ginalité de ce dénouement baroque en mettant
Cette fin peut paraître stupéfiante puisque Médée
en valeur la surprise et le rôle du décor, le rire
criminelle échappe à Jason.
infernal de Médée par contraste avec la déplo-
2. La note d’intention du metteur en scène peut ration de Jason et la signification symbolique du
expliciter les enjeux suivants : décor détruit. Le questionnement portera sur les
378 | S’initier aux épreuves du bacccalauréat
dimensions paradoxales de ce dénouement : ce Notre réflexion portera successivement sur le
tomber de rideau offre-t-il une vraie clôture ou carnaval des animaux (l’âne qui prend la place du
une fin ouverte ? Est-il conforme au genre de lion), puis la visée critique (la dénonciation des
la tragédie alors que Médée exprime une joie apparences) pour clore sur la dimension populaire
méprisante et irrépressible ? (rôle du paysan qui chasse l’âne).
3. Partir des productions des élèves.
6  Un chien à la barre
1. Les lecteurs pourront exprimer leur amusement 2  Courage, fuyons…
mais aussi leur perplexité face à cette situation
peu commune : le procès d’un chien. 1. L’extrait déconstruit l’image de l’héroïsme à
partir d’un portrait de soldat prussien couard,
2. La note d’intention du metteur en scène peut
peureux, lâche, poltron.
expliciter les enjeux suivants :
a) La situation burlesque et l’outrance comique ; 2. Proposition d’introduction :
b) La parodie d’un procès avec présence sur la Dans cet extrait de nouvelle (« L’Aventure de
scène d’un chien pour concrétiser l’absurdité et Walter Schnaffs »), Maupassant fait le portrait
le délire judiciaire ; d’un soldat prussien qui a peur des combats.
c) Une profération verbale permanente pour se Le texte se présente sous la forme d’un récit aux
moquer de l’éloquence judiciaire. temps du passé. Le lecteur découvre les événe-
ments à partir du point de vue du personnage : peur
3. Le projet de lecture s’attachera à questionner
de la guerre, occupation par les troupes prussiennes
la liberté comique que Racine s’autorise dans
de la Normandie, irruption de francs-tireurs, per-
le genre : l’absurdité de la situation, la parodie
sonnage qui s’inquiète de sa course trop lente en
outrée du langage judiciaire, les excès du discours
comparaison de la vitesse des ennemis. Le récit
chez des personnages qui semblent pris de délire.
qui s’ancre dans des événements réels (l’invasion
du territoire français par les Prussiens en 1871)
s’apparente à la nouvelle réaliste.
Fiche Toutefois, le portrait du personnage se carac-
›‚ Rédiger le commentaire térise par une série d’écarts par rapport à celui
 p. ›·⁄-›·‹ attendu pour un soldat : faiblesse physique, peur
et angoisse, manque de courage, poltronnerie.
Aussi centrerons-nous notre questionnement
1  L’habit ne fait pas le lion non plus sur la déconstruction du personnage héroïque.
1. La Fontaine dénonce par cet apologue le règne Nous analyserons successivement le portrait d’un
des apparences : l’habit qui en impose donne du anti-héros, le rythme du récit qui enchaîne très
pouvoir. C’est un lieu commun de la pensée de vite les événements pour présenter en situation
l’âge classique. le personnage. Nous nous attacherons alors à
étudier la dimension burlesque du récit, avec
2. Proposition d’introduction : un personnage dont le comique apparaît jusque
Ce texte intitulé « L’Âne vêtu de la peau du Lion » dans la gestuelle.
se présente sous la forme d’une fable versifiée
qui fait alterner alexandrins et octosyllabes. À 3. Partir des productions des élèves.
l’histoire succède une moralité. On retrouve donc
bien les caractéristiques de la fable. Le monde 3  À l’école de la nature
animalier devient le support symbolique pour
représenter les défauts humains. 1. L’histoire conte l’éducation de Paul et de
Dans cette fable, Jean de La Fontaine propose Virginie qui justement n’en reçoivent aucune.
une courte fiction qui fait réfléchir le lecteur sur Cette éducation dite négative, loin de celles
le rôle de l’habit chez les puissants : un âne feint des sociétés, s’accomplissant au sein d’une île
d’être un lion en revêtant la peau de l’animal. lointaine, montre que la nature offre les repères
Par mégarde, il oublie de dissimuler une oreille ; suffisants pour pouvoir se repérer dans le temps.
un paysan le chasse. Il n’est plus besoin de recourir à des horloges, des
Fiches | 379
almanachs, des livres de chronologie ou encore reprennent chacune l’un des modes d’apparition
d’histoire et de philosophie. de la femme rêvée. La formule « Aimant l’amour »
2. La partie de commentaire explicitant la visée qui ouvre le poème, vient le clore, créant un effet
didactique pourra s’organiser autour des points de circularité. Le poème forme un tout, clos sur
suivants : lui-même, fonctionnant à partir des échos et
a) Le commentaire du narrateur qui explicite le des reprises.
sens du tableau ; 2. Pour chacun des axes proposés, on peut émettre
b) Le refus de l’éducation ordinaire et l’usage de les remarques suivantes :
la négation ; – Un rêve singulier : la dimension onirique est
c) Le rôle de la nature ; forte par la mise en scène du poète rêvant et
d) L’harmonie entre l’homme et la nature. retranscrivant ses rêves et le mode d’apparition
de la figure énigmatique et surnaturelle.
4  La courbe de tes yeux – L’image de la femme dans le poème : on s’atta-
1. Pour chacun des axes proposés, on peut émettre chera à analyser la triple dimension surnaturelle
les remarques suivantes : (femme fée, apparition mystique ou merveil-
– L’adresse au lecteur : grâce à l’emploi des pro- leuse), maternelle (protectrice), érotique (chimère
noms personnels (« vous », « nous »), le lecteur fantastique).
se trouve inclus dans le propos, les pensées et le – La quête de l’amour : l’objet du poème est moins
texte. Bien avant Butor dans La Modification, la femme que l’amour de l’amour. L’absence de
Segalen fait parler son lecteur (« vous voudriez la femme permet au poète d’exalter l’amour pour
savoir ») et l’implique par une série d’injonctions lui-même dans sa portée sublime.
(« regardez-la »). Les modalités interrogative et 3. Partir des productions des élèves.
exclamative ont pour fonction de susciter ques-
tionnement et surprise. 4. Le questionnement portera sur le caractère
– Un poème sur une peinture : le texte descriptif sublime de cet amour : est-ce la femme imagi-
résulte de la contemplation d’une peinture orien- naire que le poète aime ou l’amour lui-même ?
tale. D’où le titre : Peintures. Le poète construit L’absence de la femme ne révèle-t-elle pas que
la description du portrait tout en y mêlant ses le poète privilégie le sentiment ?
pensées. Les strates descriptives et énonciatives Proposition d’une introduction :
permettent l’étagement de ces composantes. Dans son poème « La Dame de carreau », qui
– La contemplation d’une femme peinte : la jeune fait partie du recueil Les Dessous d’une vie ou la
femme représentée semble regarder droit celui qui Pyramide humaine (1926), Paul Éluard se plaît à
la contemple. La contemplation met en valeur sa évoquer le rêve d’une femme qui apparaît comme
beauté parfaite sur le mode de l’éloge amoureux, une figure protectrice fantasmatique.
érotique et lyrique. Le texte se présente sous la forme d’un poème
– Le mystère : la formule inaugurale (« REFLET en prose. Le poète y retranscrit ses rêves et les
DANS DES YEUX ») reprise à la fin de l’extrait apparitions de la chimère. Construit sur le mode
montre l’obsession du poète de percer le secret d’un cycle (réapparition-protection-éternelle
de ce que cette jeune fille voit. Aussi cherche-t-il tendresse et consolation), le poème évoque une
à discerner dans ses prunelles ce qui s’y trouve figure mystérieuse et exalte la relation magique
représenté. L’hésitation entre la réalité et le rêve qui se tisse entre le poète et elle.
(« tout ce qu’ils voient ou rêvent ») interroge Nous analyserons successivement la retranscrip-
sur la dimension fantasmatique ou non. Est-ce tion des rêves, puis la dimension d’une figure
la jeune fille qui voit ? Le poète qui projette son érotique et maternelle, pour nous interroger
fantasme et imagine ce qu’elle voit ? finalement sur le caractère sublime de cet amour.
2. Partir des productions des élèves.
6  À vue de nez
5  Amoureux de l’amour
1. Cet extrait propose le portrait d’un gentil-
1. Ce texte lyrique ne présente aucune versifica- homme séducteur sur le mode réaliste. En effet,
tion. Les paragraphes jouent le rôle de strophes qui Balzac revient sur des détails concrets : la tabatière,

380 | S’initier aux épreuves du bacccalauréat


l’excellente conservation physique du personnage, la description précise et détaillée
de son nez, les signes de sa santé, l’explication physiologique de son appétit (« le
foie chaud »), les rides et la « patte-d’oie ».
2. Le projet de lecture pourra questionner les dimensions du portrait, entre person-
nage type, description réaliste et médicale et portrait satirique.
3. Tableau d’analyse :

Analyse
Relevé Outils d’analyse Axe du plan
et interprétation
Peindre un type de
« bonhomme », « vieux 1. LE PERSONNAGE
Caractérisation personnage propre
gentilshommes voltairiens », TYPE DU VIEUX
générale à une époque
« irréligion » GENTILHOMME
(Ancien Régime)
« Son principal vice », Objet Inscrire le portrait
« prendre du tabac », métonymique dans un type
GALANT…
« vieille boîte d’or ornée qui symbolise de personnage :
du portrait d’une princesse » la galanterie le libertin galant
« taille encore juvénile », Vocabulaire
Faire une description … BELLÂTRE ET
« l’élégance », « l’homme de la séduction
physique SÉDUCTEUR…
à femmes » physique
« nez prodigieux »,
« travail de la digestion »,
Passer à une
« physiologie », « mangeait Vocabulaire de
présentation
comme un ogre », « maladie la médecine 2. UN PORTRAIT
médicale
désignée en province sous RÉALISTE :
le nom de foie chaud » PSYCHOLOGIE
« passion », « sillons du ET PHYSIOLOGIE
Parallèle entre Mettre en relation
plaisir » / « aux tempes
les traits et physionomie
la patte-d’oie », « au front
le caractère et caractère
les marches du palais »
Adresse au lecteur,
« Oui, sachez-le » / « il faut
commentaire avec 3. UN PORTRAIT
dire que » / « Ce fait est Commenter
l’emploi des temps SATIRIQUE…
digne de remarque »
du discours
« mais chacun avait une
Contrebalancer
excessive indulgence Système
constamment TOUT EN
pour son irréligion » / permanent de
qualités CONTRASTES…
« Quoique » / « Si son concessions
et défauts
visage »
« jambes hautes et fines »
/ « le corps grêle et le teint Antithèses
blafard »
… ET BURLESQUE.
« comme un ogre » Comparaison
« bien prisées à la cour de Périphrase (cour
Cythère » d’amour)

4. Partir des productions des élèves.


Fiches | 381
7  Un drôle de spectateur 1  Sensations
1. Un « fâcheux » est quelqu’un qui gêne, qui se 1. Le poème de Victor Hugo met en scène des
montre inopportun, déplaisant ou désagréable. enfants s’adonnant à la torture d’un crapaud. Le
Une consultation du TLFI apportera les éclairages lecteur peut être frappé par la cruauté représentée
nécessaires sur ce terme. et éprouver de la compassion et du dégoût. Le
Le personnage décrit par Éraste ne respecte aucune sonnet de Rimbaud « Voyelles » met en corres-
des règles de société : retard, bruit, arrivée tapa- pondance les voyelles, des couleurs et des formes.
geuse, incivilité et manque de politesse… Il mélange également les sensations olfactives,
C’est un lieu commun de la pensée et de l’âge visuelles et corporelles. Le lecteur peut avoir un
classiques que cette appréciation d’une personne sentiment étrange de désordre, de mélange, de
en fonction de son respect des règles de la civilité « dérèglement des sens ». « Le Jaguar » de Leconte
naissante. de Lisle est la description d’un prédateur sauvage.
Le lecteur peut tout à la fois être admiratif du
2. Le comique joue sur plusieurs dimensions :
fauve et effrayé par sa puissance.
la description satirique proche d’un caractère ;
l’inversion entre la scène et la salle puisque, par 2. Le classement est subjectif, mais on peut imaginer
un effet de miroir, Éraste dévoile le spectacle que aller de la sensation la plus commune, le dégoût
le public offre ; la dimension burlesque par l’excès provoqué par la souffrance animale et la cruauté
du comportement. humaine, à la peur que l’on peut ressentir face à
l’animal sauvage et à sa force, pour finir par le
3. Partir des productions des élèves.
dérèglement des repères dans le poème de Rimbaud.

8  Une opposante têtue 4. Les problématiques qui correspondent le mieux


sont les propositions a et b.
1. L’indication (acte V, scène 4) et l’action décrite
par Abra (mort du général et mise en œuvre par
2  Rêver ou ne pas rêver ?
Judith de sa vengeance) montrent qu’il s’agit du
dénouement tragique. 1. La question posée permet de s’interroger sur
2. La mise à mort d’Holopherne par Judith devient les liens et les tensions qui existent entre les
l’un des sujets privilégiés de la peinture religieuse. « utopies » et « la vie réelle ». D’une part, il s’agit
L’article de l’encyclopédie libre Wikipédia four- d’un genre littéraire qui prend place dans un non-
nira une liste exhaustive de ces représentations lieu (c’est le sens étymologique d’utopie) et qui
et des peintres concernés, permettant ainsi de propose une organisation sociale imaginaire et,
mieux organiser la recherche et de la rendre plus d’autre part, la vie réelle renvoie à notre quoti-
systématique. Le tableau du Caravage, Judith déca- dien. Le sujet s’interroge donc sur l’influence de
pitant Holopherne (1598), constitue une référence l’imaginaire sur le monde réel, l’importance de
centrale et capitale. la fiction dans nos vies.
Cette recherche dans le domaine des arts permet 2. Les utopies sont le plus souvent dans l’excès
de constater que la scène la plus souvent choisie car elles ne connaissent pas de limite : elles ne
dans l’épisode biblique est le moment de la mise cherchent pas l’illusion réaliste, et donc ne s’inter-
à mort : la décapitation d’Holopherne. La tirade disent rien. Comme le montrent les textes du
d’Abra s’organise comme une peinture : concen- corpus, elles remettent en question l’ordre social,
tration sur le moment sacrificiel. l’organisation spatiale de la ville et, partant, toute
3. Partir des productions des élèves. notre société.
3. Le verbe « influencer » ici signifie servir
d’exemple ou de modèle.
Fiche Comprendre 4. Le débat doit donc porter sur l’intérêt de la
›⁄ de dissertation fiction dans une réflexion qui remettrait en ques-
tion notre société. Imaginer un autre monde a-t-il
 p. ›·6-›·‡ un intérêt ?

382 | S’initier aux épreuves du bacccalauréat


3  Le salut par le théâtre 3. Nous sommes invités à nous interroger à partir
de ce que nous disent encore les trois extraits de
1. Les mots-clés de la citation sont : « sauvé », Zola aujourd’hui. Évoquent-ils encore l’actualité
« parole » et « théâtre ». politique et économique d’aujourd’hui ? Les textes
2. La formule « sauvé par la parole » est cen- ont-ils des échos avec la vie du xxie siècle ?
trale dans le propos d’Olivier Py. Elle prête au
théâtre un pouvoir particulier à la parole, sur la 6  « Les juges d’instruction
scène duquel « dire, c’est faire ». Ainsi, la parole des hommes »
aurait une valeur cathartique ou thérapeutique et
c’est sur la scène du théâtre que cela est le plus 1. Le sujet appelle le commentaire d’une citation
convaincant : la parole préserverait l’homme de de Zola qui définit le rôle des romanciers. Le
ses pires instincts en les mettant en récit ou en vocabulaire juridique utilisé laisse entendre que
les lui montrant, comme le dit Aristote dans sa le roman met en accusation les hommes et leurs
Poétique dès le ive siècle avant Jésus-Christ. Elle passions. Cette question est à débattre dans la
le sauverait donc de la barbarie. dissertation.
3. La citation souligne donc la force de la parole, 2. Voici des questions possibles :
qui a une dimension thérapeutique pour l’homme. – le roman doit-il et peut-il être en permanence
On peut reformuler le sujet ainsi : les comédies en prise avec le monde réel ?
et les tragédies du xviie siècle permettent-elles – le roman doit-il remplacer le tribunal ?
de démontrer la puissance de la parole, qui a le – le romancier est-il le mieux placé pour faire le
pouvoir de délivrer l’homme de ses pires instincts ? travail du juge ?
Problématique reformulée : le romancier doit-il
4  Un banquet d’idées nécessairement donner une portée morale à son
1. La formulation du sujet relève en grammaire de œuvre ?
l’interrogation totale : « peut-elle être » appelle
une réponse par oui ou non. Le raisonnement
attendu est donc dialectique : il s’agit de débattre
dans la dissertation de la possibilité pour la liberté
d’imagination dans une fable ou un apologue Fiche Construire le plan
d’être totale ou pas. ›¤ de la dissertation  p. ›··
2. Le sujet amène le lecteur à s’interroger sur son
adhésion à une fable ou un apologue totalement 1  Cogito
coupés du monde réel. Quelle serait alors sa portée
moralisatrice ? a. Le sujet appelle un raisonnement dialectique :
3. Les deux textes fournissent aux élèves des deux hypothèses sont à examiner, la rébellion ou
exemples : ils pourront à partir de leur lecture le respect des poètes anciens. La question posée a
exprimer un premier sentiment et débattre de grammaticalement la forme d’une interrogation
leur adhésion à des textes qui entrent plus ou totale (réponse par oui ou non). L’adjectif « indis-
moins dans l’imaginaire et auxquels ils peuvent pensable » invite lui aussi au débat.
ou non adhérer. b. La locution adverbiale « dans quelle mesure »
invite à évaluer l’importance de la mise en scène
5  L’actualité du naturalisme ? dans son rapport avec le comique. Le plan doit
être plus analytique : la réponse ne peut être par
1. Les mots-clés sont : « romans naturalistes »,
oui ou par non, ce n’est pas l’objet du débat.
« passée », « leçon politique et sociale »,
« aujourd’hui ».
2  L’étoffe des héros
2. Le sujet amène le lecteur à s’interroger sur la
portée d’œuvres ancrées dans un passé parfois a. – Le personnage naturaliste est souvent doué
lointain. Peuvent-elles nous aider à appréhender d’un caractère qui le singularise dans le groupe
les problèmes d’aujourd’hui ? auquel il appartient.

Fiches | 383
– Le personnage naturaliste vit une intrigue peu réaliste et celle, plus contemporaine, d’un roman
ordinaire. Il connaît un « destin ». épuré, d’une écriture blanche qui refuserait qua-
– Le personnage naturaliste peut être un héros, siment la description. Cette dernière hypothèse
mais aussi un anti-héros. est à construire : elle est implicite et induite par
b. – Il ne connaît pas toujours le succès, il finit le sujet.
parfois mal.
3. Pour la conception balzacienne :
– Le naturalisme nous montre aussi l’envers du
– le foisonnement de la description permet de
décor : le romancier ne cherche pas à idéaliser.
mettre en place l’illusion romanesque : on entre
– L’époque représentée par Zola, le Second Empire,
mieux dans l’univers des personnages ;
est aussi un moment de désillusion. Le destin des
– le roman développe aussi les connaissances du
héros reprend parfois aussi cette réalité déceptive.
lecteur sur un univers éloigné (culturellement
c. – Le héros naturaliste est le plus souvent un
ou historiquement) en le développant jusque
homme ordinaire : le lecteur peut s’y identifier
dans les détails.
et décupler sa capacité d’identification.
– Le lecteur peut éprouver de la compassion pour Pour un roman épuré :
des destins funestes. – la multiplication est factice et les longues des-
– Il peut aussi partager l’enthousiasme des jeunes criptions sont souvent mal perçues par les lecteurs ;
ambitieux qui pensent changer le monde et maî- – le détail détourne aussi l’attention de l’intrigue
triser leurs destins. et du parcours des personnages.

3  Le masque et la plume 5  Le poète lombric


a. – Les auteurs ont dû inventer ou recourir à
de nouveaux genres pour détourner la censure a. – Les textes jouent souvent sur l’intertextua-
(roman épistolaire, conte philosophique, etc.). lité : ils reprennent des motifs, des images, des
– Ils ont aussi utilisé des modes de publication personnages, etc.
pour détourner l’attention (pseudonymes, publi- – Les textes peuvent aussi être des hommages,
cations à l’étranger). directs ou indirects (pastiches, parodies).
– Recours plus important à la fiction : utopie, – Même la rupture est une recréation : elle s’appuie
conte. aussi sur les textes passés.
b. – Jeu avec les voix dans le roman épistolaire. b. – Artisan et artiste ont la même racine : ils
– Jeu avec l’univers du masque, notamment au adoptent une « technique ». L’Antiquité ne faisait
théâtre. pas de différence entre les deux.
– Jeu avec l’identité même de l’auteur. – Comme le montre le texte de Roubaud, le poète
– Détournement de l’ironie. travaille les mots, à la manière de l’artisan. Il les
c. – Les masques utilisés par l’écrivain ou l’éditeur construit, les polit, les assemble, etc.
peuvent égarer la lecture et amoindrir les enjeux. c. – Le poète invente de nouveaux mots (Rimbaud
– L’ironie appelle une réception active, propre par exemple).
à décoder le message : certains lecteurs peuvent – Il se replonge aussi parfois dans les textes anciens
ne pas partager les codes et ne pas comprendre. pour faire renaître des mots oubliés.
– L’utilisation des détours, pour l’argumentation,
peut rendre la compréhension moins simple et 6  Tragédie(s)
donc perdre des lecteurs.
1. Les notions de compassion et de terreur ren-
voient au concept aristotélicien de catharsis, c’est-
4  Meublé
à-dire la purgation des passions par le spectacle
1. La question posée induit un raisonnement théâtral.
dialectique. Il s’agit de débattre de la nécessité
2. Pour illustrer le propos de Racine :
du « détail » dans le roman.
– La violence de l’action pousse le spectateur à
2. Deux conceptions du roman s’opposent : le éprouver de la pitié pour les victimes.
roman que Gracq dit « balzacien » : il faudrait – Les passions en jeu font écho à des pulsions
entrer dans tous les détails, dans la tradition humaines.
384 | S’initier aux épreuves du bacccalauréat
– Le caractère extrême des sentiments captive plus (les deux textes pouvant par ailleurs être longs).
facilement le spectateur qu’une intrigue ordinaire. Le débat doit donc porter sur l’intérêt de l’une
puis de l’autre forme, comme le montre le plan
3. – Le héros tragique n’est pas un être ordinaire :
proposé.
il n’est parfois pas évident de s’identifier à lui.
– La résolution du conflit passe parfois par des Proposition d’introduction :
détours peu vraisemblables, comme le recours Les auteurs du xviie siècle ont particulièrement
au deus ex machina. développé les formes brèves : maximes, pensées,
– Les passions en jeu peuvent choquer la morale aphorismes. Ils répondaient en cela au goût de
personnelle du spectateur, qui n’adhère plus au leurs contemporains pour le beau style et la pointe.
spectacle. On retrouve cette écriture en particulier chez les
moralistes.
7  Dernière page Mais ces formes brèves interdisent aux auteurs
les outils habituels de l’argumentation : déve-
1. La question posée induit un raisonnement loppement d’une pensée, d’un argumentaire et
dialectique à propos de la dernière page et de son d’exemples, déploiement de la complexité. On
statut par rapport à l’histoire. On s’interroge sur la peut donc s’interroger : le débat d’idées peut-il
conception finalement aristotélicienne du récit qui se contenter des formes brèves ?
doit comporter une « fin » : l’action est achevée Après avoir rappelé l’intérêt des formes longues,
et le retour à l’équilibre assuré. La problématique nous verrons que les formes brèves visent une
interroge donc ce rapport de la fin du roman à certaine efficacité. Il s’agira enfin de montrer que
la fin de l’histoire : faut-il nécessairement faire l’opposition des deux est peut-être factice et que
concorder les deux ? chaque forme est adaptée à un propos et une visée.
2. On peut s’intéresser aux romans réalistes et
naturalistes : plusieurs sont clos sur eux-mêmes, 2  Destins de personnages
mais d’autres appartiennent à des cycles et ne
proposent qu’une fin provisoire.
1. Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir se trouve
condamné à mort pour meurtre, Nana dans le
3. I. La dernière page ou l’excipit marque la roman éponyme est rongée par la maladie, tandis
fin du roman que Georges Du Roy épouse Suzanne devant le
a) Une action achevée, résolue Tout-Paris, véritable mise en scène de sa réussite
b) Un retour à l’équilibre sociale.
c) Des personnages qui ne sont plus en proie
aux passions
2. Le sujet interroge les goûts de l’élève en tant
que lecteur. Les romans du xixe siècle prennent
II. Mais la dernière page peut aussi s’ouvrir à souvent pour intrigue une ascension sociale, mais
d’autres possibles deux exemples sur les trois du corpus rappellent
a) Parce que le roman appartient à un cycle que l’issue peut aussi être tragique. La probléma-
b) Pour laisser évoluer l’imagination du lecteur tique peut donc être : la réussite est-elle un gage
c) Pour refuser tout simplement l’idée d’une fin d’intérêt pour le roman ?
3. I. L’ascension sociale : un thème cher aux
romanciers réalistes et naturalistes
Fiche Rédiger la dissertation a) Parcours social du personnage
›‹  p. ∞‚‹-∞‚∞
b) La mise en scène de la réussite
c) Le pouvoir d’identification du personnage
qui réussit
1  Faire court
II. Mais le réalisme et le naturalisme s’inté-
1. Le sujet met en tension les notions de briè- ressent aussi à l’échec
veté et de longueur au regard de leur efficacité a) Déterminisme des personnages et retour à la
argumentative. Le corpus proposé donne deux situation initiale
extraits de textes qui utilisent des formes brèves, b) Excès d’orgueil : quand le personnage va trop
Les Caractères de La Bruyère et les Pensées de Pascal loin
Fiches | 385
c) Entrée dans le roman du laid, refus de b) Des fins qui ne font pas que des heureux
l’idéalisation c) De nombreuses pièces mélangent les tons et
les registres
III. Au fond, l’intérêt romanesque n’a pas trait
à la réussite ou à l’échec III. Une partition assez théorique
a) Intérêt des passions, des « appétits » chez Zola a) La tragédie-comédie, genre important au
b) Complexité des parcours, de la réussite à xviie siècle
l’échec, de l’échec à la réussite b) La séparation très nette n’a duré finalement
c) Pour une vision plus large du monde que peu de temps
c) Le drame bourgeois en germe dès l’âge classique
4. Proposition d’introduction : 
Les romanciers réalistes et naturalistes ont intégré 4. Partir des productions des élèves.
aux romans de nouveaux personnages, souvent
issus du peuple. Comme ceux qui sont bien menés, 4  Y a d’la joie !
ils aspirent à la réussite. Partant, de nombreux
romans sont ceux de l’ascension sociale. 1. La tournure restrictive « ne que » et l’adjectif
Mais tous ne réussissent pas toujours, du moins « pessimiste » invitent fortement à la discussion,
tous ne vont pas aussi loin qu’ils le voudraient tant la vision du roman proposée au débat est
et, parfois, ils connaissent aussi l’échec. Est-ce monolithique ou restrictive. Il faut donc mettre
pour autant qu’un roman aura moins d’intérêt ? en question cet énoncé assez provocateur, avec
Nous verrons dans un premier temps l’intérêt du une problématique qui pourrait être la suivante :
thème de l’ascension sociale et de son corollaire, peut-on réduire les romans du xixe siècle à de
la réussite, pour montrer ensuite que les roman- simples tableaux sombres de leur époque ?
ciers du xixe siècle s’intéressent tout autant à
2. On peut s’inspirer des trois textes mis en
l’échec. Enfin, nous verrons que cette partition
exergue par l’exercice, mais aussi de la mort de
est réductrice et que l’intérêt d’un roman est plus
Mme Bovary et de Gervaise, dans le manuel page 29.
dans les pulsions et les complexités qu’il expose.
Des exemples de réussites sont aussi présents : des
3  Sur le fil pages 74 à 79, réussites économiques et politiques,
mais aussi la réussite (provisoire) de Gervaise
1. Le sujet proposé met en tension les genres de (p. 66). L’extrait de Germinal raconte un épisode
la comédie et de la tragédie. C’est étonnant : tragique, mais rappelle aussi la capacité de révolte
les deux sont souvent présentés comme très dif- du peuple (p. 70).
férents, tant du point de vue des personnages,
3. I. Le pessimisme, nouveauté du réalisme et
de l’action que de l’intrigue et de l’issue de la
du naturalisme
pièce. La problématique pourra donc être : dans
a) Refus de l’idéalisation
quelle mesure peut-on comparer la comédie et
b) Le peuple, un nouveau personnage ou réservoir
la tragédie, genres a priori relativement étrangers
de personnages
l’un à l’autre ?
c) Prendre la vie en compte, dans toutes ses dimen-
2. Les exemples peuvent être pris dans les textes sions, y compris physiologiques
de Molière : Tartuffe, L’Avare et George Dandin.
II. Mais le roman du xixe siècle met aussi en
Mais on peut aussi penser à des comédies dont
avant des réussites
les fins ne sont pas heureuses et qui remettent en
a) Importance de l’ascension sociale dans les
question la définition du genre. Dans le manuel,
intrigues
par exemple : Dom Juan et Cyrano de Bergerac.
b) Le miroir du capitalisme triomphant
3. I. Deux genres a priori bien différents c) Le peuple, oppressé, mais aussi se révoltant
a) par leurs personnages
4. Partir des productions des élèves.
b) par leur action
c) par leur dénouement
5  En scène !
II. Pourtant, les comédies sont parfois contrastées
a) Le personnage du bourgeois, entre le personnage 1. Le sujet prend appui sur une citation de Molière
de comédie et de tragédie qui met en avant la prééminence de la mise en

386 | S’initier aux épreuves du bacccalauréat


scène sur la lecture du texte de théâtre. La problé- b) parce qu’ils ne savent pas résister aux pulsions
matique doit donc s’interroger sur l’écart entre le humaines
texte et le texte mis en scène : faut-il considérer c) parce que c’est dans cette tension que réside
que le texte de théâtre seul est insuffisant ? le nœud tragique
2. On peut s’intéresser à des passages pour les- II. Complexité et contradiction, moteurs de
quels la mise en scène joue beaucoup : extrait de la tragédie
Tartuffe qui joue avec les masques (p. 128 à 129), a) Les personnages monolithiques ne sont pas
L’Illusion comique, (p. 137, un personnage haut en des héros
couleur) ou encore le parcours de lecteur consacré b) Le héros a forcément un caractère singulier
à L’École des femmes (p. 143-152). On invitera les et complexe
élèves à regarder précisément les photographies c) Le dilemme est aussi un moteur important,
des mises en scène. pendant de l’ambivalence des personnages
3. I. Les comédies sont avant tout des textes à 4. Partir des réponses des élèves.
mettre en scène
a) Pour en savourer les différentes formes du 7  Plein les yeux
comique
b) Pour partager le plaisir avec les autres spectateurs 1. Les trois textes proposés reviennent sur la
c) Pour intégrer aussi des dimensions scéniques nouveauté du cinéma au début du xxe siècle,
spécifiques comme la musique par exemple dont les surréalistes se sont emparés. Le sujet
nous invite à nous interroger sur ce que peuvent
II. Mais ce sont aussi à proprement parler des
encore nous apporter les surréalistes, un siècle ou
textes que l’on peut lire comme tels
presque plus tard.
a) Importance du comique de mots
b) Une mise en scène à opérer pour soi, pendant Problématique : peut-on encore être surpris et
la lecture apprendre du rapport des surréalistes à l’image ?
c) Plaisir d’une interprétation qui reste ouverte,
I. Les surréalistes et l’image
qui ne gomme pas les ambiguïtés du texte
a) Le plaisir de la nouveauté
4. Partir des productions des élèves. b) Le cinéma : une porte vers l’impossible
c) Une histoire du cinéma à travers leurs
6  Victime ou coupable ? témoignages
1. Le choix de Phèdre est intéressant : elle se II. Un lecteur encore surpris / à surprendre
présente comme victime de « Vénus », c’est-à-dire a) La même fascination pour les images et leur
de pulsions qui la dépassent et, en même temps, beauté
elle vit une histoire très humaine dont on peut b) Le même plaisir du récit
la reconnaître pleinement coupable. L’extrait c) Ne jamais être blasé, toujours étonné
nous permet donc de comprendre d’emblée que
le héros tragique est à la fois victime et coupable
et que c’est sans doute ce qui fait son intérêt et
sa richesse. Fiche Le nom
2. Le sujet renvoie à la conception du héros tra- ›› dans la description  p. ∞⁄6
gique, à son ambiguïté et donc son rapport au
lecteur ou au spectateur. Quelle identification
possible avec un coupable ? Peut-on aussi condam- 1  Duo romanesque
ner un personnage lui-même victime par ailleurs ?
1. Zola identifie le thème de la description dans
3. Problématique possible : le héros tragique le texte A par le nom « la serre », et dans le texte
est-il réductible à un univers dans lequel il serait B par le nom « une fosse ».
forcément bon ou mauvais ?
2. Dans le texte A, le nom « la serre » apparaît
I. Des héros victimes et coupables à la fois au début de la description et joue le rôle d’un
a) parce qu’ils subissent la force du destin titre. Il enclenche la pause descriptive qui vient
Fiches | 387
ensuite développer et préciser ce nom. Il s’agit techniques est elle-même justifiée par l’exalta-
d’une description anaphorique. Au contraire, tion du personnage : « On conçoit ma joie de
dans le texte B, le nom « une fosse », qui révèle professeur. » Notons également l’emploi du mot
la nature du lieu décrit, est retardé jusqu’à la « naturaliste » par Jules Verne. Il s’agit ici de la
fin de la description. Il s’agit d’une description profession d’Aronnax, et on dirait aujourd’hui
cataphorique. biologiste. Mais c’est aussi une allusion à la lit-
térature naturaliste et à sa vocation scientifique.
3. Dans le texte B, la description de la fosse se fait
à travers le regard du personnage qui découvre le
décor au fur et à mesure de sa marche. Au début, 3  Le marché des Halles
il ne comprend pas le paysage qu’il découvre :
1. Les expansions du nom sont les suivantes :
« sans qu’il comprît davantage ». Ce n’est qu’à
– adjectifs : « beaux », « parés », « belles », « entre-
la fin du texte qu’il comprend qu’il approche
vues », « rougissantes », « fine et claire », « jaunes
d’une mine de charbon : « l’homme reconnut une
et brûlées », « petits » ;
fosse ». Retarder le nom qui identifie le thème
– compléments du nom : « de joues », « de belles
de la description permet à Zola de créer un effet
enfants », « de feuilles », « du Nord », « du Midi »,
fantastique : « apparition fantastique », qui assi-
« des filles de Provence », « d’ambre », « de cou-
mile la fosse à un être vivant (« silhouette »,
cher de soleil », « des brunes » ;
« voix », « respiration »), et à une créature infer-
– propositions subordonnées relatives : « qui se
nale (« feux », « mort », « nuit », « fumée »).
cachent », « qui chauffent la nuque des brunes »,
« où frisent de petits cheveux ».
2  Une collection de spécimens
marins Ces expansions du nom sont métaphoriques : elles
assimilent les fruits à des jeunes filles.
1. Les noms employés par Jules Verne appar- 2. Pour écrire une description à la manière de
tiennent au lexique scientifique, et plus précisé-
Zola, l’élève doit employer des expansions du nom
ment au vocabulaire de la biologie sous-marine.
variées, qui donnent une dimension métaphorique
Jules Verne liste les animaux sous-marins qui ont la
à l’étal du marché. Le travail d’écriture peut être
spécificité de ressembler à des plantes (d’où l’éty-
éclairé par la lecture d’autres extraits du Ventre
mologie du mot « zoophyte » = animal-plante),
de Paris. Les produits laitiers, beurre et fromages,
catégorie scientifique abandonnée de nos jours.
sont ainsi assimilés à un paysage :
Les « polypes » regroupent ainsi les anémones,
« Sur les deux étagères de la boutique, au fond,
le corail, qui ressemblent à des plantes, des fleurs
s’alignaient des mottes de beurre énormes ; [...]
sous-marines, et les « échinodermes » regroupent
d’autres mottes, entamées, taillées par les larges
les étoiles de mer, les oursins. Jules Verne liste
couteaux en rochers à pic, pleines de vallons et
ensuite, en respectant un classement scientifique
de cassures, étaient comme des cimes éboulées,
(« embranchement », « premier groupe ») cer-
dorées par la pâleur d’un soir d’automne. Sous la
taines de ces créatures. Il emploie à dessein des
table d’étalage, de marbre rouge veiné de gris,
noms techniques qu’un lecteur non spécialiste ne
des paniers d’œufs mettaient une blancheur de
peut pas connaître : « des pennatules, une virgu-
craie ; […]. Mais c’était surtout sur la table que
laire », et lorsque le nom est connu du lecteur, il
les fromages s’empilaient. [...] Trois bries, sur
le précise : « éponges douces de Syrie ».
des planches rondes, avaient des mélancolies de
2. Cette description permet de donner au lecteur lunes éteintes ; deux, très secs, étaient dans leur
des informations sur le milieu sous-marin dans plein ; le troisième, dans son deuxième quartier,
lequel se déroule le roman Vingt Mille Lieues sous coulait, se vidait d’une crème blanche, étalée en
les mers et renforce ainsi l’effet de réel. Mais une lac, ravageant les minces planchettes, à l’aide des-
telle précision doit être justifiée. Pour y parve- quelles on avait vainement essayé de le contenir.
nir, Jules Verne a choisi comme descripteur un [...] tandis que, dans un plat, à côté, des fromages
scientifique, le professeur Aronnax. La rigueur de chèvre, gros comme un poing d’enfant, durs et
scientifique du vocabulaire devient logique : elle grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs,
est liée au savoir du personnage : « aux regards menant leur troupeau, font rouler aux coudes des
d’un naturaliste ». Cette sorte d’ivresse des mots sentiers pierreux. »

388 | Étude de la langue


Prolongement à un bijou précieux va également dans ce sens :
Ce travail d’écriture peut être accompagné, en « or », « diamant », « serti ».
amont ou en aval, d’une étude d’un tableau
2. En guise de correction, on peut proposer aux
d’Arcimboldo.
élèves un autre extrait du Lys dans la vallée de
Balzac :
« Pour aller au château de Frapesle, les gens à
4  La chambre de Jean Valjean pied ou à cheval abrègent la route en passant par
les landes dites de Charlemagne, terres en friche,
1. Il s’agit d’une description en mouvement, qui situées au sommet du plateau qui sépare le bassin
suit le trajet de Jean Valjean : « il monta », « il du Cher et celui de l’Indre, et où mène un chemin
entra », « il porta ». Des connecteurs spatiaux de traverse que l’on prend à Champy. Ces landes
organisent cette description : « Au haut », « dans plates et sablonneuses, qui vous attristent durant
un coin », « Au fond ». une lieue environ, joignent par un bouquet de bois
le chemin de Saché, nom de la commune d’où
2. Il monta l’escalier, portant toujours Cosette. Au
dépend Frapesle. Ce chemin, qui débouche sur la
haut de l’escalier, il tira de sa poche une autre clef
route de Chinon, bien au-delà de Ballan, longe
avec laquelle il ouvrit une autre porte. La chambre
une plaine ondulée sans accidents remarquables,
où il entra et qu’il referma sur-le-champ était
jusqu’au petit pays d’Artanne. Là se découvre
un véritable palais, meublé de fauteuils confor-
une vallée qui commence à Montbazon, finit à
tables qui reposaient sur des tapis de soie et qui
la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés
côtoyaient des tables et des commodes du plus
sur ces doubles collines ; une magnifique coupe
bel acajou. Une imposante cheminée de marbre
d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule
réchauffait la pièce. Un lustre de cristal éclairait de
par des mouvements de serpent. À cet aspect,
ses mille reflets cet intérieur d’un luxe inouï. Au
je fus saisi d’un étonnement voluptueux que
fond, il y avait une alcôve avec un lit à baldaquin
l’ennui des landes ou la fatigue du chemin avait
protégé de lourdes tentures dorées et encadré de
préparé. […] L’amour infini, sans autre aliment
miroirs vénitiens.
qu’un objet à peine entrevu dont mon âme était
remplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban
d’eau qui ruisselle au soleil entre deux rives
5  Les châteaux de la Loire vertes, par ces lignes de peupliers qui parent de
leurs dentelles mobiles ce val d’amour, par les
1. Le narrateur éprouve de l’émerveillement en bois de chênes qui s’avancent entre les vignobles
découvrant le château d’Azay, comme le prouvent sur des coteaux que la rivière arrondit toujours
les connotations mélioratives des mots suivants : différemment, et par ces horizons estompés qui
« séjour », « harmonies ». L’assimilation du château fuient en se contrariant. »

Fiche
›∞ Le verbe dans la narration  p. ∞⁄‡

6  La grive de Montboissier
Verbe conjugué Temps Valeur
Non borné : la promenade a un début, mais elle n’a pas
« promenais » Imparfait
encore de fin.
« ressemblait » Imparfait Descriptif
« soufflait » Imparfait Descriptif

Fiches | 389
Verbe conjugué Temps Valeur
Borné : le passé simple vient mettre un terme, une borne
« arrêtai » Passé simple
à l’action jusqu’à présent non bornée de la promenade.
« s’enfonçait » Imparfait Descriptif
« fus tiré » Passé simple passif Narratif : il s’agit d’une action de premier plan.
Narratif : il s’agit d’une action de premier plan. Le chant de
« fit » Passé simple
la grive permet l’émergence du souvenir, et du récit d’enfance.

7  Dans la mine 2. Esmeralda est sujet de verbes à la voix active,


alors que son public est sujet de verbes à la voix
1. Les verbes à l’imparfait sont « connaissait », passive : d’abord « cette affluence de spectateurs »,
« savait », « fallait ». Par contre, « avait pris » est puis un spectateur en particulier, Gringoire. Cette
au plus-que-parfait. Il s’agit ici d’imparfait itératif, tournure verbale permet à Victor Hugo de souli-
c’est-à-dire répété, comme l’explicite l’expression gner la fascination qu’elle exerce. Ses admirateurs
« une telle habitude ». ne sont plus maîtres d’eux-mêmes mais soumis à
2. À travers ce récit à l’imparfait, Zola cherche sa beauté.
à faire percevoir au lecteur le quotidien répété
et usant du travail du mineur.
9  L’Ingénu repousse les Anglais
8  Une fascinante bohémienne
1. Au début du texte, les verbes d’action s’en-
1. chaînent dans des phrases coordonnées ou subor-
données : « marchait […] lorsqu’il entendit »,
Complément « une moitié courait […] et l’autre s’enfuyait ».
Verbes Verbes
d’agent Puis, les verbes d’action s’enchaînent sans connec-
à la voix à la voix
des verbes à la teur, juxtaposés : « s’élèvent », « précipitent »,
active passive
voix passive
« vole ». Cette parataxe permet une accélération
« par la beauté du rythme.
« était
du cent de
attirée » 2. Le récit est coupé de la situation d’énonciation,
bourrées »
comme le prouve la présence du passé simple :
« brûlait » « il entendit », « Il vit ». Mais au plus fort de
« dansait » l’action, Voltaire emploie du présent de narra-
tion : « s’élèvent », « précipitent », « vole ». La
« était »
gradation du sens des verbes, ainsi que le présent
« est » de narration permettent de dramatiser la scène.
« put »
« par cette
« fut
éblouissante 10  Le combat de Gilliatt
fasciné »
vision » contre la pieuvre
« était »
1. Le récit du combat de Gilliatt contre la pieuvre
« semblait » est mené à l’imparfait (« adhéraient », « adhé-
« s’élançait » raient », « avait », « avait ») et au passé simple
« était » (« plongea »). Il s’agit d’un récit coupé de la
situation d’énonciation.
« devinait »
2. Dans ce texte, nombreux sont pourtant les
« devait » verbes au présent, dont les valeurs sont différentes :
390 | Étude de la langue
nouvelles », « Dures extrémités », tandis que
Verbes au présent Verbes au présent
d’énonciation de vérité générale
Silvestre les évalue indépendamment de toute
charge émotive, selon un critère d’exactitude :
« avons » « vous dites les choses tout justement comme
« arrache » elles sont ».
« essaye » 2. Cet échange permet d’informer le spectateur
des personnages de la pièce (Silvestre, le père
« est »
d’Octave, le seigneur Géronte) et de l’intrigue
« fait » (le mariage décidé par les pères). Ce faisant, il
« croît » éclaire également le spectateur sur le caractère du
valet Silvestre, qui s’avère peu empathique avec
« produit » les malheurs de son maître, et dont les réponses
« sait » laconiques sont comiques. Cette scène d’exposi-
tion révèle donc le genre de la pièce : une comédie.
Victor Hugo emploie le présent de vérité générale
afin d’informer le lecteur sur la pieuvre. Il s’agit
13  Provocation au duel
ici d’une vérité scientifique. Par contre, les verbes
au présent d’énonciation visent à instaurer un 1. Le conflit entre les deux interlocuteurs se voit
dialogue avec le lecteur, le prendre à témoin, avec l’échange de répliques brèves : l’alexandrin
le faire pénétrer dans l’histoire et sa narration. est réparti sur plusieurs répliques. Les types de
phrase renforcent ce conflit : phrase exclama-
11  La prophétie de Joad tive : « Te mesurer à moi ! » et tournures impéra-
tives : « Retire-toi », « Marchons sans discourir »,
1. Dans la réplique de Joad, les verbes sont conju- « Viens ».
gués au présent de l’indicatif : « Sort », « porte »,
« renaît », « viennent ». Pourtant, ces actions 2. Rodrigue cherche à provoquer le comte en duel
se situent dans le futur par rapport au moment afin de venger son père. Il le fait en lui intimant
d’énonciation, comme le prouve le futur de l’indi- l’ordre de combattre : « Marchons sans discourir. »
catif employé par Josabeth : « viendra ». Or le comte répugne à l’affronter, le trouvant trop
jeune : « Es-tu si las de vivre ? » Afin d’obtenir le
2. Le choix du présent permet de rendre la pro- duel, Rodrigue doit donc l’insulter. La question
phétie à la fois plus frappante, à la manière d’une « As-tu peur de mourir ? » n’est donc pas une
hypotypose, et certaine. Il ne s’agit pas d’un futur véritable question, mais bien un acte de parole par
hypothétique, mais d’une action en train de se lequel il accuse le comte d’être lâche. Insulté, le
réaliser. En effet, l’Ancien Testament d’où est issue comte ne peut faire autrement qu’accepter le duel.
l’histoire d’Athalie préfigure, annonce et rend Il s’agit ici d’un acte de parole implicite, puisque
possible le Nouveau Testament et la naissance Rodrigue détourne la phrase interrogative de son
du christianisme qu’annonce Joad. usage habituel (poser une question).

14  Une dispute


Fiche L’énonciation 1. C’est Alceste qui domine l’échange car il ne
›6 au théâtre  p. ∞⁄8
cesse d’interrompre Philinte et ne lui permet pas
de s’exprimer. Ce dernier est donc en situation
de faiblesse.
12  Entrée en scène
2. L’effet produit par ce rapport de force est
1. Les répliques s’enchaînent selon l’alternance comique. En effet, le procédé des stichomythies
des questions et des réponses. Octave emploie (alexandrin réparti sur plusieurs répliques) ren-
des phrases interrogatives et Silvestre des phrases force le conflit, mais sur un sujet trivial : les mau-
déclaratives. Ces paroles sont l’occasion pour vais vers d’Oronte. La disproportion entre la colère
Octave d’exprimer son émotion : « fâcheuses d’Alceste et son motif est comique.
Fiches | 391
15  Une rencontre qu’à travers un dialogue imaginaire qu’il par-
vient à avouer ses sentiments à Bérénice (« Je
1. Cette scène multiplie les apartés. Valère et vous aime »). En réalité, il ne peut s’adresser
Lucas s’adressent tantôt l’un à l’autre, tantôt à qu’à lui-même, dans un monologue (« es-tu ? »
Sganarelle : « Monsieur, n’est-ce pas vous qui « Pourrai-je ? »), et sa soumission à Bérénice se
vous appelez Sganarelle ? » Sganarelle s’adresse voit avec la transformation du « je », pronom
à lui-même : « Ils consultent en me regardant. » personnel sujet en « m’ », pronom personnel
complément d’objet.
2. Ces apartés révèlent une énonciation théâtrale.
En effet, il s’agit d’une convention théâtrale selon
laquelle les acteurs feignent ne pas entendre une
réplique que le spectateur entend. Il s’agit aussi de 18  Andromaque face à Pyrrhus
l’indice d’une double énonciation : les personnages
1. Au début de l’échange, Andromaque et Pyrrhus
dialoguent entre eux, mais également avec la
se désignent l’un l’autre par la 3e personne du
salle. Ici, le spectateur est dans la confidence et
singulier : « Il a promis mon fils », « Je ne fais que
se réjouit d’en savoir plus que Sganarelle.
l’irriter », « Daigne-elle ». Ce n’est que lorsque
Pyrrhus annonce sa décision de livrer Astyanax
16  Un sacrifice à venir qu’Andromaque passe à la 2e personne : « Que
prétendez-vous ».
1. Plusieurs expressions d’Agamemnon sont à
double sens car elles évoquent le sacrifice à venir 2. L’emploi de la 3e personne par deux personnages
d’Iphigénie, que celle-ci ignore, mais que connaît qui sont pourtant en présence l’un de l’autre
le spectateur : « Les dieux […] me sont cruels et est surprenant. Ce choix de la non-personne
sourds », « Plus tôt que je ne veux », « Vous y montre l’impossibilité de l’échange et du dia-
serez, ma fille ». Cette dernière réplique peut être logue. Pyrrhus demande à Andromaque une chose
comprise par Iphigénie comme son invitation à impossible : l’épouser. Seule l’urgence à laquelle
assister au sacrifice alors que le spectateur com- elle est confrontée, la mort prochaine d’Astyanax,
prend qu’elle y sera la victime. lui permet de vaincre sa réticence.
2. Ces expressions à double sens dévoilent la
double énonciation théâtrale : le spectateur com-
prend le déchirement d’Agamemnon et l’ironie 19  Un dialogue à double sens
tragique dont est victime Iphigénie, qui se réjouit
1. Elmire emploie de nombreuses tournures
(« votre heureuse famille ») de ce qui est en
impersonnelles : « il est fâcheux », « Il faut bien
réalité sa mort.
s’y résoudre ». En les employant au lieu d’une
tournure personnelle, Elmire affirme qu’elle n’est
pas responsable de la situation et qu’elle en est
au contraire la victime.
Fiche Les pronoms 2. Le référent du pronom personnel indéfini « on »
›‡ personnels  p. ∞⁄·
est ambigu. Pour Tartuffe, qui ignore qu’Orgon
est caché sous la table, le « on » tantôt le désigne
lui-même (« on s’obstine à m’y vouloir réduire »,
17  Une déclaration difficile « on veut des témoins ») , tantôt désigne Elmire
(« on peut dire »). Mais pour Elmire, le pronom
1. Antiochus multiplie les pronoms personnels :
indéfini « on » désigne son mari Orgon qui, en
« tu », « je », « lui », « vous », « m’ », « elle ». Les
ne se montrant pas, ne vient pas la délivrer des
pronoms « tu », « je » et « m’ » désignent Antiochus
demandes de plus en plus pressantes de Tartuffe.
qui se parle à lui-même, tandis que les pronoms
C’est bien Orgon qui « s’obstine » à rester sous
« lui », « vous », « elle » désignent Bérénice, avec
la table, et qui, au début de la pièce, ne voulait
laquelle Antiochus imagine un dialogue.
« point croire à tout ce qu’on peut dire ». Le
2. Le jeu des pronoms personnels révèle le déchi- spectateur est dans la confidence et le malentendu
rement intérieur qu’éprouve Antiochus. Ce n’est dont Tartuffe est victime est comique.

392 | Étude de la langue


20  Les soupçons de Britannicus 2. Des connecteurs logiques structurent le texte :
« Premièrement », « Par exemple », « Mais ». Ils
1. Britannicus est désigné par la première per- permettent de souligner la progression et l’orga-
sonne : « je », « me », tandis que Néron est désigné nisation de la démonstration. Ils renforcent la
par la troisième personne : « lui », « il ». structure de la pensée : ordre des idées, illustration
2. Au début de la réplique, c’est le pronom per- des idées.
sonnel sujet « je » qui désigne Britannicus, tandis
que Néron est désigné par le pronom personnel 23  L’homme est un loup pour l’homme
complément « lui ». Mais à la fin de la réplique, 1. Les connecteurs logiques soulignent la pro-
Britannicus apparaît victime et jouet de la puis- gression du texte : « premièrement », « deuxiè-
sance de Néron qui devient pronom personnel mement », « troisièmement », « Dans le premier
sujet « il » (« Il prévoit », « il entend »), tandis cas », « dans le second cas », « et dans le troisième
que lui-même est réduit au pronom complément cas », « soit », « soit », « Par là, il est manifeste ».
« me » : « me vend ». Le rapport de force s’est
inversé au profit de Néron. 2. Ces connecteurs soulignent de façon extrême-
ment claire l’argumentation de Hobbes. Ils sont
3. Dès cette scène, le jeu des pronoms personnels même redondants : « premièrement » devient
révèle déjà la traîtrise de Narcisse. Britannicus « Dans le premier cas », « deuxièmement » devient
est conscient que des proches le trahissent, mais « dans le second cas », « troisièmement » devient
ignore lesquels d’où l’emploi du pronom indéfini « dans le troisième cas ». Cette architecture permet
« on » : « on me vend ». L’aveuglement tragique à la fois de souligner la rigueur de la démonstra-
de Britannicus se lit dans le vers suivant, où il tion, et de la clôturer, de la verrouiller et ainsi
associe dans une même phrase, par le jeu des pro- de prévenir toute contestation.
noms personnels, Néron et Narcisse : « Comme
toi […] il sait ». 24  La tolérance n’est pas un danger
21  La colère de Médée 1. Voltaire évoque l’opinion de ses adversaires,
partisans de l’intolérance envers les protestants :
1. Jason est d’abord désigné par la 3e personne : « Quelques-uns ont dit ». Mais c’est pour la réfu-
« il », puis par la 2e personne : « tu ». Médée quant ter en en montrant l’absurdité. Il attaque donc
à elle se désigne par la 1re personne : « me », « je ». l’argumentation de ses adversaires sur le terrain
2. Au début du texte, les pronoms personnels de la logique. Pour procéder ainsi, il reformule
désignant Jason sont sujet, tandis que ceux qui leur thèse, en explicitant les liens logiques, et
désignent Médée sont compléments d’objet : « me aboutit à un syllogisme absurde.
répudie », « Me peut-il bien quitter », « M’ose- 2. Il est possible, à la manière de Voltaire, de
t-il bien quitter ». À la fin de la réplique, Médée déconstruire certains préjugés portant sur la
redevient sujet : « je suis », « Je le ferai ». justice.
3. Alors qu’au début de la scène Médée est encore « Quelques-uns ont dit que la justice est laxiste car
victime de l’abandon de Jason, le jeu des pronoms les juges libèrent des accusés dont on sait qu’ils sont
personnels révèle sa forte personnalité. Médée coupables, sous prétexte que les preuves seraient
retourne la situation afin de dominer l’action. insuffisantes ou pour de simples vices de forme, et
C’est désormais la vengeance qui va déterminer laissent ainsi en liberté de dangereux criminels.
ses actions. C’est ce que j’ignore, car je ne suis pas magistrat.
Mais il me semble qu’il est difficile d’affirmer qu’un
homme est coupable si on ne peut pas le prouver,
Fiche Les connecteurs et que ce n’est pas raisonner conséquemment que
›8 logiques  p. ∞¤O
de dire : « Une bonne justice mettrait en prison
les accusés dont on pense qu’ils sont coupables
sans avoir à le prouver », car alors elle risquerait
22  Richesse et avarice
d’emprisonner des innocents, et si un innocent est
1. Il est faux de croire que le fait d’être riche emprisonné à tort, c’est que le dangereux criminel
empêche d’être avare. est, lui, toujours dehors, en liberté. »
Fiches | 393
25  Pour la liberté de la presse 27  Savant ou ignorant ?
1. Victor Hugo utilise des connecteurs logiques 1. Descartes pensait que les études lui permet-
afin de se présenter de façon humble et modeste, traient d’acquérir le savoir et la connaissance. Mais
malgré la célébrité de son nom : en fait, elles lui ont permis de se rendre compte de
– concession : « je l’avoue » ; tout ce qu’il ignore. Il se sent donc plus ignorant
– restriction : « Je ne suis rien, moi, qu’un homme ». après avoir étudié qu’avant. Désormais, il mesure
l’étendue de son ignorance. Un tel constat n’est
2. La démarche que Victor Hugo emploie est une
pas sans rappeler la maxime attribuée à Socrate :
démarche de persuasion. Il cherche à emporter
« Je sais que je ne sais rien. »
l’adhésion de son auditoire en jouant sur l’ethos
de l’orateur, auquel tout député comme lui peut 2. Le raisonnement de Descartes est construit
s’identifier, puis en provoquant l’indignation par rigoureusement, et les connecteurs logiques sont
une comparaison particulièrement choquante, placés en début de phrase afin de les articuler les
qui assimile la liberté de la presse à une mère unes aux autres de façon claire.
meurtrie par le projet de loi : « il me semble que – Expression de la thèse adverse, à laquelle
je vois frapper ma mère ». Cette image a d’ailleurs Descartes a d’abord souscrit : « on me persuadait
été une réussite puisqu’elle a provoqué au sein que, par leur moyen, on pouvait acquérir une
de l’Assemblée nationale la réaction souhaitée : connaissance claire et assurée ».
« Mouvements ». – Réfutation de la thèse adverse : « Mais […] je
changeai entièrement d’opinion ».
– Explication : « Car je me trouvais embarrassé
de tant de doutes ».
26  Le roseau pensant
– Restriction apportée à sa propre thèse : « Et
1. Connecteur Signification logique néanmoins j’étais en l’une des plus célèbres écoles
de l’Europe », afin de prévenir d’éventuelles
Ne que Restriction
critiques.
Mais Opposition
Quand Concession
Fiche
Parce que Explication, cause ›· Les phrases complexes
Et Addition  p. ∞¤⁄
Ainsi Conclusion
28  Éloge de la raison
Donc Conséquence
1. Il y a sept verbes conjugués : « éclaire », « est »,
2. Pascal construit son argumentation de façon « est », « inspire », « étouffe », « affermit »,
extrêmement rigoureuse. Par une démonstration « rend ». Il y a deux phrases, la deuxième étant
solide, il parvient d’abord à prouver la supério- constituée de six propositions.
rité de l’homme sur l’univers, supériorité para- 2. Les six propositions sont juxtaposées. En mar-
doxale puisque l’homme est faible, aussi faible telant ainsi le pronom personnel « elle » et en
qu’un roseau. Il procède en partant de l’opi- répétant la même structure syntaxique, Voltaire
nion commune (la faiblesse de l’homme), pour renforce l’éloge et la personnification de la raison.
la déconstruire : restriction, concession, puis
opposition avec le « mais » et affirmation de la 29  Les ravages de la misère
thèse, puis explication, justification de la thèse, et
conclusion. Mais Pascal ne s’arrête pas là, et c’est 1. Bossuet emploie des phrases complexes dans
là que sa démarche est intéressante. Il ne cherche lesquelles il varie les propositions :
pas seulement à définir l’homme : sa philosophie – propositions subordonnées relatives : « qui
est une philosophie morale, qui doit déboucher tremblent devant vous », « qui sont honteux » ;
sur l’action, se traduire dans la vie pratique de – propositions juxtaposées : « C’est pourquoi ils
l’homme. Aussi sa conclusion est-elle suivie d’une meurent de faim » / « oui, Messieurs, ils meurent
conséquence : « Donc ». de faim » / « nul ne court à leur aide » ;
394 | Étude de la langue
La ponctuation établie par Bossuet entre les Proposition Mot
propositions juxtaposées a un sens argumenta- Totale ?
subordonnée interrogatif
tif. Le point-virgule entre la proposition « C’est partielle ?
interrogative qui l’introduit
pourquoi ils meurent de faim » et la proposition
« comment on
« oui, Messieurs, ils meurent de faim » vient
priait Dieu dans Partielle Comment
renforcer la thèse de l’orateur. Les deux-points
l’Eldorado »
ont une valeur argumentative plus forte encore.
Ils remplacent un « mais » et ont une valeur « où ils étaient » Partielle Où
d’opposition : « ils meurent de faim [… mais] nul
ne court à leur aide ». 2. Par le dialogue entre Candide et le vieillard
de l’Eldorado, Voltaire définit le déisme, reli-
2. La condamnation de l’avarice des riches est gion idéale selon lui. Il est intéressant de noter
très virulente dans ce paragraphe, car il accuse les que seul le vieillard s’exprime au style direct : sa
nobles qui assistent à son sermon (prononcé au sagesse philosophique est valorisée et il apparaît
Louvre devant Louis XIV et la cour de la mort des comme un véritable porte-parole du philosophe
pauvres). La suppression du lien logique, remplacé des Lumières. Au contraire, les questions de
par un signe de ponctuation qui le rend implicite Candide, qui reflètent son enfermement dans le
atténue la violence de la charge et la rend plus système de pensée européen, son ethnocentrisme,
acceptable par son auditoire, et donc plus efficace. apparaissent dans le fait que ses questions sont
au style indirect.
30  Le Tahitien, une incarnation
du mythe du bon sauvage
32  Dialogue entre un aumônier
1. La harangue du vieillard est construite sur des et un sauvage
balancements rhétoriques : chaque phrase est
construite de façon binaire, autour de la conjonc- 1. La première partie du dialogue entre le Tahitien
tion de coordination « et » qui a ici une valeur Orou et l’aumônier est constituée de phrases
d’opposition, et pourrait être remplacée par un simples et d’une proposition complétive : « Nous
« mais ». croyons / que... » Dans sa longue réplique, l’aumô-
nier emploie de nombreuses propositions juxta-
2. Diderot expose ici une image de la société posées, séparées par des points-virgules. Cette
idéale. Dans ce paragraphe, le Tahitien apparaît accumulation de points-virgules et l’absence de
comme une incarnation du mythe du bon sau- connecteurs logiques ont une signification argu-
vage car, par sa proximité avec l’état de nature mentative : cela révèle l’absurdité des préceptes
(« Nous suivons le pur instinct de la nature »), il théologiques et l’impossibilité pour l’aumônier de
respecte les idéaux du « bonheur », de la liberté lier ces phrases par quelque lien logique que ce soit.
(« Nous sommes libres »), à l’inverse de la société Au contraire, Orou répond par des propositions
européenne qui est systématiquement dévalorisée. subordonnées. Il emploie en effet de nombreuses
propositions subordonnées relatives, introduites
par le pronom relatif « qui », répété huit fois :
31  Une nouvelle religion « qui a tout fait sans tête », « qui est partout »,
1. « qui commande », etc.
Proposition Mot 2. La proposition subordonnée relative détermi-
Totale ? native ou restrictive identifie précisément ce dont
subordonnée interrogatif
partielle ?
interrogative qui l’introduit on parle, le référent. Elle n’est pas supprimable
« si dans le pays sans changer le sens de la phrase.
il y avait une Totale Si Exemple : Voltaire critique les juges qui ont
religion » condamné Jean Calas sans preuve = il ne critique
pas tous les juges, mais seulement ceux qui ont
« quelle était condamné à tort un père innocent.
la religion Partielle Quelle
La proposition subordonnée relative explicative
d’Eldorado »
apporte une information supplémentaire, sans
Fiches | 395
changer l’identification du référent. Ces infor- construit sa démonstration autour de l’élaboration
mations ne sont pas indispensables pour savoir d’un temps primitif mythique, l’état de nature.
de quoi on parle.
Exemple : Jean Calas, qui est protestant, est injus-
tement condamné à mort = il est intéressant
de savoir que Jean Calas était protestant, car
l’intolérance religieuse est à l’origine de l’erreur Fiche Les structures
judiciaire. Mais son nom suffit à l’identifier. La ∞‚ de phrase  p. ∞¤¤
ponctuation aide à reconnaître les relatives expli-
catives car elles sont entre virgules.
34  Puissance de l’artiste
Les propositions subordonnées relatives de la
réplique d’Orou sont des relatives explicatives. 1. Dans ce poème, Victor Hugo bouleverse la
Elles sont entre virgules, et ne jouent aucun rôle structure canonique de la phrase en adoptant des
dans l’identification du référent, qui est le « vieil phrases atypiques :
ouvrier » dont l’aumônier vient de parler. Mais – tournure présentative : « L’art, c’est » ;
cette identification grammaticale cache un effet – phrase non verbale : « À lui le Rhin et le
argumentatif. En effet, les relatives vont par deux Tibre ! » ;
et sont contradictoires, alors même qu’elles sont – apostrophe et détachement en tête de phrase
coordonnées par la conjonction de coordination avec reprise pronominale : « Peuple esclave, il
« et ». Progressivement, le lecteur se rend compte te fait », « Peuple libre, il te fait ».
qu’il ne s’agit pas tant de relatives explicatives,
2. L’artiste apparaît ici comme le guide du peuple
mais de relatives déterminatives et restrictives qui
vers la liberté. Ce faisant, il libère également la
permettent d’identifier ce « vieil ouvrier », et les
syntaxe qui semble se mettre en marche avec lui,
restrictions sont telles qu’il ne peut pas exister.
emportée par son souffle.
Grâce aux propositions relatives, Diderot affirme,
par la voix d’Orou, que le Dieu de l’aumônier
n’existe pas. 35  Les ponts
1. Dans la première moitié du poème en prose,
33  Un passé mythique Arthur Rimbaud choisit des phrases non verbales :
1. « Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessein de
ponts ».
Proposition subordonnée circonstancielle 2. Grâce à ces phrases nominales, Rimbaud semble
de temps juxtaposer les détails comme autant de touches
– « Tant que les hommes se contentèrent picturales. Ce choix syntaxique permet l’émer-
de leurs cabanes rustiques » gence d’une description qui rappelle les techniques
« tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs de peinture des impressionnistes. Cette transpo-
habits de peaux » sition dans la poésie de l’art pictural est rendue
– « tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à manifeste par la présence d’adjectifs de couleur :
des ouvrages » « gris », « rouge », « grise et bleue », « blanc », et
– « dès l’instant qu’un homme eut besoin d’un lexique de la peinture : « dessin », « figures ».
du secours d’un autre »
– « dès qu’on s’aperçut qu’il était utile
à un seul » 36  Un paysage poétique
Proposition circonstancielle 1. Théophile Gautier construit l’intégralité de son
de comparaison poème sur des phrases nominales. Il faut noter en
– « autant qu’ils pouvaient l’être par effet que les verbes conjugués ne le sont que dans
leur nature » des propositions subordonnées relatives et non
dans des propositions principales : « un champ
2. Rousseau emploie de nombreuses propositions que termine », « Une vieille qui chemine », « la
subordonnées circonstancielles de temps car il route qui plonge […] et […] s’allonge ».
396 | Étude de la langue
2. Le choix des phrases nominales crée un effet De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :
pictural : le paysage apparaît par petites touches. Un port retentissant où mon âme peut boire
Mais il renforce aussi l’expressivité et l’émotion À grands flots le parfum, le son et la couleur ;
du poète qui arpente ce lieu. Alors qu’elle n’est Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,
pas explicitée, cette émotion transparaît à travers Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
le choix de la syntaxe. D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.
Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
37  L’évocation du pays natal Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
1. La structure de phrase qui domine dans les Et mon esprit subtil que le roulis caresse
trois dernières phrases est l’apostrophe. Lamartine Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
s’adresse à tous les éléments qui constituent le pay- Infinis bercements du loisir embaumé !
sage de sa terre natale : « montagnes », « vallons », Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
« saules », « vieilles tours », « murs », « fontaine », Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
« chaumière », « toits ». Ce faisant, il resserre peu Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
à peu son cadrage et ses apostrophes du général Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
(les montagnes) vers le particulier (la maison). De l’huile de coco, du musc et du goudron.
L’apostrophe est explicitée lorsqu’il reprend tous
Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière
ces termes dans une formule synthétique : « Objets
lourde
inanimés, avez-vous ».
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
2. Alors que dans la première strophe, Lamartine Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
évoque le « nom de la patrie », dans les trois N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
strophes suivantes, il lui donne vie puisqu’il Où je hume à longs traits le vin du souvenir ? »
s’adresse à sa terre natale. L’expression qui per-
Extrait de « La Chevelure » de Maupassant :
met l’émergence de cette situation d’énonciation
« J’aperçus, étalée sur un fond de velours noir,
est « la voix d’un ami ». Cette comparaison per-
une merveilleuse chevelure de femme !
sonnifie le pays, à qui le poète peut désormais
s’adresser et parler, puisqu’il a une « voix » pour Oui, une chevelure, une énorme natte de che-
lui répondre. veux blonds, presque roux, qui avaient dû être
coupés contre la peau, et liés par une corde d’or.
38  Une chevelure fascinante Je demeurai stupéfait, tremblant, troublé ! Un
parfum presque insensible, si vieux qu’il semblait
1. Dans ce poème, Baudelaire bouleverse la struc- l’âme d’une odeur, s’envolait de ce tiroir mysté-
ture canonique de la phrase en adoptant des rieux et de cette surprenante relique.
phrases atypiques :
Je la pris, doucement, presque religieusement, et
– interjections : « ô » ;
je la tirai de sa cachette. Aussitôt elle se déroula,
– phrase non verbale : « Ô boucles ! », « Extase ! » ;
répandant son flot doré qui tomba jusqu’à terre,
– détachement avec reprise pronominale : « cette
épais et léger, souple et brillant comme la queue
chevelure,/ Je la veux agiter ».
en feu d’une comète. […]
Toutes ces structures de phrase atypique mettent
l’accent sur la beauté de la chevelure et la fasci- Elle me coulait sur les doigts, me chatouillait
nation qu’elle exerce sur le poète. la peau d’une caresse singulière, d’une caresse de
morte. Je me sentais attendri comme si j’allais
2. En guise de correction, on peut proposer aux pleurer.
élèves de lire la suite du poème de Baudelaire,
Je la gardai longtemps, longtemps en mes mains,
ou un extrait de la nouvelle de Maupassant,
puis il me sembla qu’elle m’agitait, comme si
« La Chevelure ».
quelque chose de l’âme fût resté caché dedans.
Le poème de Baudelaire en entier : Et je la remis sur le velours terni par le temps, et
« Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève ! je repoussai le tiroir, et je refermai le meuble, et
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve je m’en allai par les rues pour rêver. »

Fiches | 397
39  Poésie des objets 2. Le dialogue que met en scène ce poème est un
dialogue impossible, voué à l’échec. En effet, les
1. Rimbaud emploie deux tournures présentatives : répliques des deux spectres sont disproportionnées
« C’est un large buffet », « c’est un fouillis ». Cette et montrent leur incommunicabilité. Alors que
tournure permet de mettre en valeur l’objet, et de le premier spectre multiplie les ponctuations
le rendre plus visuel, de le faire paraître sous les sentimentales et les marques d’émotion avec
yeux du lecteur qui devient spectateur. La poésie les points d’interrogation et d’exclamation, son
se fait description. interlocuteur se contente du point, neutre.
2. Rimbaud bouleverse également la structure
canonique de la phrase en jouant sur la place 42  Nature mélancolique
des adjectifs. Deux adjectifs sont ainsi mis en 1. Les points d’exclamation et d’interrogation
valeur par leur position apposée, et en début de expriment l’émotion du poète. Les phrases inter-
vers : « Très vieux », « Tout plein ». L’adjectif rogatives sont en effet des questions rhétoriques
« vieux » est encore renforcé par les variations qui expriment le regret et l’angoisse de la perte
lexicales qui le suivent : « vieilles gens », « vieilles et de la mort.
vieilleries ». Il s’agit de la description poétique
d’un amoncellement d’objets familiers.
2. De nombreux poèmes peuvent être convo-
qués pour élargir le regard des élèves. Si certains
d’entre eux ont choisi un paysage maritime, il peut
être intéressant de leur faire écouter la chanson
« Supplique pour être enterré à la plage de Sète »
Fiche La ponctuation de Georges Brassens, dans laquelle on retrouve,
∞⁄ en poésie  p. ∞¤‹
mais sur un mode humoristique, l’association
du paysage aimé et de la mort, dans un poème
testament.
40  Une scène d’hospitalité
1. Grâce à la ponctuation du dialogue (deux-points 43  Une scène de la mythologie
et guillemets), Victor Hugo insère dans son poème grecque
une scène quasiment théâtrale. Pour autant, il ne 1. Les signes de ponctuation forte (les points,
s’agit pas de théâtre, mais bien d’une théâtrali- les points de suspension) ne coïncident pas avec
sation poétique car le dialogue est symbolique : la limite du vers à l’intérieur des strophes. Il y
le personnage incarne la figure allégorique du a plusieurs enjambements : « Elle écoute / Les
pauvre. Ici, la ponctuation délimite les différents larmes », « goutte à goutte / Sur la mousse »,
niveaux d’énonciation et les dialogues. « s’élance, / La saisit », et un rejet : « de son rire
2. La ponctuation permet également à Victor moqueur, / Disparaît ».
Hugo de renforcer l’effet de réel en introduisant 2. Ces enjambements et rejets miment ce
dans l’alexandrin le rythme de la prose, grâce aux qu’évoque le poète, rendent visuelle l’image qu’il
nombreux enjambements : « il s’arrêta devant décrit. Ainsi, la rosée du matin (« les larmes du
/ Ma porte » « Je me nomme / Le pauvre ». La matin »), goutte, comme des larmes, une à une,
ponctuation souligne la discordance entre la vers à vers. Et ce rythme implique l’enjambement
syntaxe et la versification. qui imite la chute de la goutte dans le vers suivant.
Puis, dans la deuxième strophe, c’est au contraire
41  Dans le vieux parc solitaire et glacé le dynamisme, la violence du faune qui jaillit et
bondit sur la nymphe qui implique le rejet : là
1. Le titre du poème de Verlaine, « Colloque encore, le rythme du vers traduit le mouvement
sentimental », évoque un dialogue, de même que du personnage.
la première et la dernière strophe : « Deux spectres
ont évoqué le passé », « leurs paroles ». Si Verlaine 44  Réminiscence olfactive
n’emploie pas les guillemets, on retrouve bien
dans son poème le tiret, qui, à plusieurs reprises, 1. La ponctuation du poème de Baudelaire mime
indique le changement d’interlocuteur. la diffusion du parfum dans l’air en multipliant les

398 | Étude de la langue


enjambements, d’un vers sur l’autre, d’une strophe Fiche
sur l’autre. En effet, une même phrase s’étend
∞¤ Orthographe  p. ∞¤›-∞¤∞
sur deux strophes. De même que la matière, sous
l’effet du parfum, la syntaxe elle-même devient
« poreuse ». 1  Accorder les adjectifs
Tous les hommes sont menteurs, inconstants,
2. Dans la troisième strophe, Baudelaire illustre faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches,
l’émergence du souvenir grâce à la ponctuation. méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont
Il choisit le point-virgule, qui marque une pause, perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et
mais non une rupture : un approfondissement, un dépravées ; […] mais il y a au monde une chose
creusement du souvenir, renforcé par l’enjambe- sainte et sublime, c’est l’union de ces deux êtres
ment : « qui voltige / Dans l’air troublé ». Une si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé
fois la réminiscence amorcée, le poète plonge en amour, souvent blessé et souvent malheureux ;
dans le souvenir, ce que marque le contre-rejet : mais on aime.
« le Vertige / Saisit l’âme vaincue ». Mettre le
mot « Vertige » à la rime et en contre-rejet est
métaphorique : la rime, frontière du vers, est 2  Accorder et ajouter des adjectifs
comme une falaise de laquelle le poète plonge Je dédaigne de m’amuser à ce menu fatras de
vers le souvenir. maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhuma-
tismes et de fluxions, à ces fiévrottes légères, à
ces vapeurs passagères, et à ces migraines tem-
poraires. Je veux des maladies d’importance, de
bonnes fièvres continues, avec des transports au
45  Deux versions d’un même poème : cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes
avec ou sans ponctuation ? pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes
pleurésies, avec des inflammations de poitrine,
1. Dans sa première version, Apollinaire avait c’est là que je me plais, c’est là que je triomphe ;
ponctué « Le Pont Mirabeau ». Ce n’est que lors et je voudrais, Monsieur, que vous eussiez toutes
de sa publication définitive qu’il a supprimé toute les maladies terribles que je viens de dire, que
ponctuation. Il a également changé la disposition fussiez abandonné de tous les médecins médiocres,
des vers qui, dans la version définitive, sont centrés désespéré, à l’agonie, pour vous montrer l’excel-
et non plus alignés à gauche. lence de mes remèdes admirables.

2. En supprimant la ponctuation et en mettant 3  Ajouter des adjectifs


sur un vers séparé l’expression « Et nos amours », Il ne m’entretenait que d’elle chaque jour ; m’exa-
Apollinaire introduit une ambiguïté : sous le pont gérait à tous moments sa beauté ineffable, et sa
Mirabeau, n’y a-t-il que la Seine qui coule, ou bien grâce incomparable ; me louait son esprit subtil,
« la Seine et nos amours » ? L’accord du verbe et me parlait avec un transport démesuré des
« coule » au singulier implique que son sujet est charmes extrêmes de son entretien, dont il me
« la Seine ». La règle générale veut en effet que rapportait jusqu’aux moindres paroles échangées.
lorsqu’un verbe a plusieurs sujets coordonnés,
il s’accorde au singulier. Mais la suppression de
la ponctuation rend possible, bien que plus sur- 4  Accorder des adjectifs de couleur
prenant, l’accord du verbe avec son sujet le plus J’ai aperçu aussi dans les nuages des tropiques,
proche. L’accord du verbe avec le sujet le plus principalement sur la mer et dans les tempêtes,
rapproché est possible lorsqu’il y a une gradation, toutes les couleurs qu’on peut voir sur la terre. Il
comme dans le vers 849 de Polyeucte de Corneille : y en a alors de cuivrées, de couleur de fumée de
« Sa bonté, son pouvoir, sa justice est immense. » pipe, de brunes, de rousses, de noires, de grises,
Un tel accord n’est pas rigoureusement possible de livides, de couleur marron, et de celle de gueule
dans le poème d’Apollinaire, mais la suppression de four enflammé. […] Ici, ce sont de sombres
de la ponctuation en permet l’ambiguïté et enrichit rochers, percés à jour, qui laissent apercevoir par
la lecture du poème. leurs ouvertures le bleu pur du firmament ; là, ce

Fiches | 399
sont de longues grèves sablées d’or, qui s’étendent 8  Modifier la personne d’un texte
sur de riches fonds du ciel, ponceaux, écarlates, et
Quand je revins chez la vicomtesse, je la trouvai
verts comme l’émeraude. La réverbération de ces
pleine de cette bonté gracieuse qu’elle m’avait
couleurs occidentales se répand sur la mer, dont
toujours témoignée. Tous deux nous allâmes dans
elle glace les flots azurés, de safran et de pourpre.
une salle à manger où le vicomte attendait sa
femme, et où resplendissait ce luxe de table qui
5  Identifier les sujets des verbes nous la Restauration fut poussé, comme chacun
le sait, au plus haut degré.
Justification
Verbe conjugué Sujet grâce 9  Réécrire un texte au pluriel
aux accords
Jean Valjean tourna la tête, et vit venir par le sen-
est le pré 3e p. sg tier deux petits savoyards d’une dizaine d’années
s’empoisonnent les vaches 3e p. pl qui chantaient, leur vieille au flanc et leur boîte à
fleurit le colchique 3e p. sg marmotte sur le dos. Tout en chantant, les enfants
sont tes yeux 3e p. pl interrompaient de temps en temps leur marche
s’empoisonne ma vie 3e p. sg et jouaient aux osselets avec quelques pièces de
monnaie qu’ils avaient dans leurs mains, toute
La suppression de la ponctuation crée des ambi- leur fortune probablement.
guïtés : une lecture rapide pourrait faire de « tes
yeux » le sujet de « fleurit » (v. 5). L’observation 10  Savoir reconnaître le pluriel
des accords permet de lever cette ambiguïté qui et le singulier collectif
cependant renforce l’assimilation poétique des
yeux à la fleur de colchique. Noms Noms Noms massifs
comptables collectifs

6  Accorder les verbes sabres cavalerie fumée


étendards mitraille
avec leurs sujets trompette
La nuit descendait ; les roseaux agitaient leurs homme
champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels hommes
la caravane emplumée, poules d’eau, sarcelles,
martins-pêcheurs, bécassines, se taisait ; le lac Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et
battait ses bords, les grandes voix de l’automne trompettes au vent, descendit, d’un même mou-
sortaient des marais et des bois : j’échouais mon vement et comme un seul homme, la colline de la
bateau au rivage et retournais au château. Belle-Alliance, s’enfonça dans le fond redoutable
où tant d’hommes tombèrent, y disparut dans
NB : Le verbe « se taisait » s’accorde avec « la la fumée, puis, sortant de cette ombre, reparut
caravane emplumée », qui est singulier. de l’autre côté du vallon, toujours compacte et
serrée, montant au grand trot, à travers un nuage
7  Modifier la personne d’un texte de mitraille qui creva sur elle, l’épouvantable
Nous nous en allions, les poings dans nos poches pente de boue du plateau de Mon Saint-Jean. Ils
crevées ; montèrent, graves, menaçants, imperturbables.
Nos paletots aussi devenaient idéaux ;
Nous allions sous le ciel, Muse ! et nous étions 11  Savoir reconnaître le pluriel
tes féaux ; et le singulier collectif
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides nous avons Noms comptables Noms collectifs
rêvées !
les hommes une masse
Nos uniques culottes avaient un large trou. des galibots la bande
– Petits-Poucets rêveurs, nous égrenions dans des haveurs le peuple
notre course des raccommodeurs
Des rimes. Notre auberge était à la Grande-Ourse, des têtes
– Nos étoiles au ciel avaient un doux frou-frou. une hache

400 | Étude de la langue


Les hommes déboulèrent ensuite, deux mille rattrapée, j’ai passé ma main autour de sa taille
furieux, des galibots, des haveurs, des raccom- et nous avons nagé ensemble.
modeurs, une masse compacte qui roulait d’un
seul bloc, serrée, confondue, au point qu’on ne 14  Réécrire un texte au passé composé
distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots
Colomba a ouvert la porte du jardin avec la même
de laine en loques, effacés dans la même unifor-
précaution, est entrée dans l’enclos et en sifflant
mité terreuse. […] Au-dessus des têtes, parmi les
doucement elle a attiré près d’elle les chevaux,
hérissements des barres de fer, une hache passa,
à qui elle a souvent porté du pain et du sel. Dès
portée toute droite : et cette hache unique, qui
que le cheval noir a été à sa portée, elle l’a saisi
était comme l’étendard de la bande ; avait, dans le
fortement par la crinière et lui a fendu l’oreille
ciel clair, le profil aigu d’un couperet de guillotine.
avec son couteau. Le cheval a fait un bond terrible
[…] C’était la vision rouge de la révolution qui
et s’est enfui.
les emporterait tous, fatalement, par une soirée
sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le
peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les
chemins.
15  Réécrire un texte
au plus-que-parfait
Elle s’était assise à son secrétaire, et avait écrit une
12  Savoir accorder le participe passé
lettre qu’elle avait cachetée lentement, ajoutant
Lucien, en entrant dans la cellule, trouva donc la date du jour et de l’heure. […] Et elle s’était
la fidèle image de la première chambre qu’il avait couchée tout du long de son lit. Une saveur âcre
occupée à Paris, à l’hôtel Cluny. […] Cette res- qu’elle avait sentie dans sa bouche l’avait réveillée.
semblance entre son point de départ, plein d’inno-
cence, et le point d’arrivée, dernier degré de la
honte et de l’avilissement, fut si vient saisie par un 16  Réécrire un texte au passif
dernier effort de sa fibre poétique, que l’infortuné
fondit en larmes. […] Tout en lui s’était brisé dans En 1861, dans le nord-est de Ténériffe, un mons-
cette chute icarienne. trueux calmar fut aperçu par l’équipage de l’Alec-
ton. L’animal fut approché par le commandant
Bouguer et attaqué à coups de harpon et à coups
13  Savoir accorder le participe passé de fusil, sans grand succès, car ces chairs molles
J’ai pris le tram pour aller à l’établissement de comme une gelée sans consistance étaient traver-
bains du port. Là, j’ai plongé dans la passe. Il sées par les balles et les harpons. Après plusieurs
y avait beaucoup de jeunes gens. J’ai retrouvé tentatives infructueuses, un nœud coulant fut passé
dans l’eau Marie Cardona, une ancienne dactylo par l’équipage autour du corps du mollusque. Le
de mon bureau […]. Quand le soleil est devenu monstre fut hissé à bord, mais son poids était si
trop fort, elle a plongé et je l’ai suivie. Je l’ai considérable qu’il glissa et disparut sous les eaux.

Fiches | 401

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