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DU DÉSERT AU PARADIS
ISBN 978-2-204-12393-8
1. Self and Self-Transformation in the History of Religions, edited by David Shulman and
Gury G. Stroumsa. Oxford University Press, 2002. Le vocabulaire de l’ascétisme est emprunté
à l’ouvrage de Pierre Miquel, Lexique du Désert, Abbaye de Bellefontaine, 1986.
Cette forme de prière, cette contemplation de Dieu sur l’autel de nos cœurs
chez les moines orientaux s’appelait l’hésychasme, la garde en silence du cœur.
C’est une règle d’ascèse qu’un vague mysticisme oriental. Pourquoi cette
prière est-elle plus orientale que latine ? Vaste question. Une réponse simple
est qu’à partir de Duns Scotus (ca 1266-1308), une épistémologie chrétienne
se propageait là où on s’attachait à des images mentales pour saisir le monde
extérieur et non plus une participation et une communion de notre ressenti
intérieur. Donc la conceptualisation consciente était nécessaire pour gérer nos
sensations face au monde environnant. (Milbank 199, ch. 3). La communion
n’était plus indispensable pour penser. Les relations entre Dieu et les hommes
devenaient univocales et plus dialogales. Par contre, d’une manière spora-
dique au xxe siècle, les chrétiens d’Europe ont ressenti tout ce qu’ils avaient
perdu de l’anthropologie du désert, et ce fut par la suite le point de départ d’un
renouvellement anthropologique (Chryssavis 2015).
Ce livre veut présenter rapidement des figures attachantes de huit aires
monastiques et géographiques qui correspondent à trois périodes histo-
riques.
1. Le premier monachisme du Moyen Orient dont saint Jean Climaque
(† 606) au Sinai va faire une riche synthèse dans son Échelle, à la fin de son
premier épanouissement.
Le mot ASCÈSE
1. Fr. Cumont, Les Religions orientales dans le paganisme romain, 4e éd., Paris, 1929 ;
Richard Finn, O.P. Asceticism in the Graeco-Roman World. Cambridge, Cambridge University
Press, 2009.
2. Cf. Michael de Certeau, « Une pratique sociale de la différence : croire » pp 363-383
in 1981 Faire Croire, École française de Rome, Palais Farnèse ; and Émile Benveniste,
Vocabulaire des institutions indo-européennes, 1966, vol. 1, ch. 15.
3. cf. Simon Pulleyn, Prayer in Greek Religion. Oxford : Oxford Univ. Press, 1997
avec la déité1. Les garanties n’étaient pas dépendantes les vertus des initiés,
mais des mystères eux-mêmes, même si la discipline demandée (jeûnes,
abstinences et continences) était sévère. À Eleusis, on se rappelait du jeûne
de quarante jours de Déméter à la recherche de sa fille perdue.
Quant à la prêtresse Déméter Thesmophoros, Didyma, elle proférait des
oracles seulement à la suite d’un jeûne (nesteia) de trois jours. L’abstinence
temporaire pourrait s’appliquer aux pèlerins aussi bien que aux prêtres. Par
exemple à Pergammone, on dormait dans le temple afin de recevoir une
vision de guérison de la part du Dieu. Souvent le jeûne était censé prévenir
contre les démons. La pureté (hagneia). Platon (Phedra, 248 D) disait, « …
le plus coupable des hommes était celui qui pensait qu’il pouvait échap-
per aux punitions qu’il méritait par des sacrifices et des paroles flatteuses
adressées aux dieux. » Pour Platon, les mystères n’étaient qu’un faible reflet
de la vision des formes inchangeantes des « idées ». La purification rituelle
pouvait n’avoir rien à voir avec la purification du cœur comme le montre
l’étude de Marcel Detienne, Les Jardin d’Adonis (1972) sur la relation entre
l’abstinence sexuelle et les célébrations de la fertilité autorisant des obscéni-
tés. Déjà en Italie, au ive siècle quatrième siècle avant notre ère, un régime
végétarien était censé pouvoir gérer la transmigration des âmes entre les
espèces.
Rome, au iiie siècle, adopta des rites ascétiques en provenance de l’Est
grec. L’abstention temporaire de nourriture et des rapports sexuels servaient
à délimiter le temps et l’espace et à entrer dans le royaume des dieux, ce qui
sanctionnait l’ordre social. Ainsi les vierges Vestales (virgo vestalis) prolon-
geaient l’abstinence sexuelle pendant trente ans, alors qu’elles gardaient la
flamme sur le foyer sacré dans leur temple au forum. Cette flamme était le
symbole phallique de la fécondité de la nation. Leur pureté rituelle montrait
que la cité était sous la protection divine.
Dans les conceptions du néo-platoniste Porphyre (233-305) la discipline
de l’âme et du corps l’ascèse était tout autre. Les religions « païennes » n’en-
courageaient pas cette espèce de volontarisme moralisante. La différence
entre la pureté cultuelle et contemplative devient de plus en plus claire dans
l’anthropologie des philosophes grecs et latins.
Aristote décrit les traditions pythagoriennes du vie siècle avant notre
ère où Pythagore, sage et prophète, pouvait se trouvait dans deux endroits
simultanément, possédait des cuisses en or, n’étaient ni homme ni dieu,
mais un troisième type d’être rationnel. La clé de son enseignement (doxai)
concernait la renonciation et la réincarnation. Pythagore tenait son ensei-
gnement divin non pas seulement des dieux, mais aussi des hommes car
les deux avaient une origine commune. Une âme enfermée dans un corps
les désirs (ormé) ou l’aversion qu’ils engendrent en nous. Ces réflexes sont ni
bons ni mauvais, c’est notre opinion qui crée une valeur dans l’action. Cette
valeur est composée d’un concept (prolepsis) a priori, une intuition générale
sur ce qui est juste et utile et où il trouve son application appropriée dans
des cas concrets. Dans ses conversations avec un jeune à Nicopolis, Épitècte
introduit l’ascétisme, en disant que la passion est le résultat d’un jugement
mauvais, et non une mauvaise utilisation de la volonté, donc le vrai acète
combat ses idées fausses par la réflexion, en substituant une imagination
saine pour une malsaine.
La pauvreté et l’instabilité du monde extérieur constituent la meilleure
preuve de ce dualisme psychologique. Ni la santé, ni la vie ne sont le bien
central que les hommes imaginent, et la mort n’est pas aussi terrifiante
ou horrible qu’on pense. Musonius Rufus (25-95), un philosophe stoïque
romain qui enseignait à Rome pendant le règne de Néron, voyait la fra-
gilité des choses, l’instabilité de la vie et la stupidité de la gloire passagère.
Tout doit être évalué par ce qui dépend de notre propre volonté libre. C’est
un individualisme sans générosité ni joie, une apatheia élevée et stérile qui
demande une indifférence envers le monde passagère. Ici le sentiment
« religieux » perd tout contenu réel.
Pour Diogène (412/403 - 324/321 av. J.-C.), l’abstention de nourriture
et de rapports sexuels peut déconstruire les espaces sociaux grecs, les dicho-
tomies public/privé, sacré/ profane et pur/impur. Leur manque de pudeur
(anaideia) vis-à-vis des conventions sociales a amené les Cyniques à être
traités de chiens. Mais leur pauvreté volontaire était déjà une forme d’ascèse.
Depuis que nous avons été libérés du mal par Diogène de Sinope, et bien que
nous ne possédions rien, nous avons tout ce qu’il nous faut, et vous qui avez tout,
en fait vous n’avez rien, à cause de votre rivalité, jalousie, peur et orgueil.
Mauvaise réputation et pauvreté (penia) constituent un pays natal invin-
cible à capturer par des forces aléatoires. Diogène mendiait auprès d’une
statue pour s’entraîner à l’échec. Toute chose appartient à Dieu et des amis
partagent tout en commun. Donc ils devaient devenir des mendiants sans
toit, ne rien manger qui n’ait été gagné par leur travail et dormir sur le sol.
Euteleia désigne une simplicité et frugalité vertueuses, la liberté de l’orgueil
comme illusion (atuphia), tout comme cela a été reconnu aussi par saint
Clément d’Alexandrie (D 150-215)1. La vie d’un chien est en fait la seule
qui soit vraiment humaine. Possédant une endurance patiente (hypomoné)
il refusait de se marier et d’avoir des enfants. L’alternative à cette ténacité
(karteria) est une interminable souffrance.
1. John Behr, Asceticism and Anthropology in Irenaeus and Clement. Oxford : Oxford
University Press, 2000.
le Fils de Dieu est devenu un homme, s’est incarné dans un corps mortel. »
(traduction S.C.H)
Donc avant de présenter une esquisse des formes ascétiques de la période
inter-testamentaire, regardons les termes-clés du lexique monastique chré-
tien en grec. C’est à travers ces termes et leurs modifications chez différents
moines que nous pourrions suivre l’évolution et la permanence de la spiri-
tualité monastique.
Ennui, ou le désenchantement (acedia) : Alors qu’en grec classique
(a-kèdia) voulait dire indifférence, dans la Septante il a pris le sens de décou-
ragement. Chez Évagre (345-399) et Jean Climaque (579-649), le grand
moine syrien du mont Sinaï, le mot a fini par dire torpeur où le moine perd
le sens de sa vie monastique. Chez Syméon le Nouveau Théologien, plus
tard (949-1022) acédie désigne la mort de l’âme et du nous.
Négligence (améléia) : Pour Plotin, l’œuvre de la Providence était de ne
rien négliger et chez Origène c’est l’âme qui s’endurcit à cause de la négli-
gence. Chez Éphrem le Syrien (306-373) la négligence caractérise l’athée,
alors que chez Barsanuphe de Gaza (540), ce refus provoque le trouble,
l’incapacité de rester calme.
Insouciance (amérimnia) : Pour saint Paul (I Corinthiens 7:32-34) être
soucieux, méticuleux, nous permet de nous concentrer sur ce qui plaît au
Seigneur, alors que chez Dorothée de Gaza († 565) rester sans souci est
négatif, indiquant la perte de notre souci du salut.
Fuite (anachôresis) : Dans le grec de la Septante, la fuite voulait dire fuir
le danger, mais dans le Nouveau Testament, fuir voulait dire refuser d’être
retenu. Chez Plotin, la fuite indiquait l’isolation du corps et la séparation
envers tout ce qui attache l’âme. Pour Évagre la fuite doit être accomplie par
la faim et un travail difficile.
Repos (anapausis) : Dans le Nouveau Testament, ce mot possède un sens
positif, le repos mérité après un travail fatigant. Pour Philon (25 av. J.-C.-
50 apr. J.-C), Dieu se repose pour le Sabbat et les justes sont invités de
partager ce repos. Évagre estime que le repos et la sagesse vont ensemble,
tout comme le travail et la prudence. Quant à Pallade (363/364-ca. 420-
430), on offre le repos à un étranger, un visiteur. Abba Poemen († 450)
affirme que là ou est le labeur, là je trouverai le repos.
Insensibilité (anaisthèsia) : Pour les Grecs l’insensibilité était une évasion
de la douleur et donc un état bienheureux, mais pour Aristote l’insensibi-
lité était un péché, à l’opposé de la tempérance. Pour Philon, la vieillesse
et l’ivresse rendent quelqu’un insensible ; pour Origène les païens étaient
insensibles, alors pour le chrétien Évagre, anaisthèsia était l’état le plus élevé
de la prière. L’humilité pour Abba Poemen était la meilleure garantie d’une
bonne insensibilité et chez Maxime le Confesseur († 662) l’homme expéri-
mente une bonne insensibilité lorsqu’il est en extase.
quelqu’un qui témoigne de sa Foi. Dans les Actes des Apôtres (2,29 ; 4,13, 29,
et 31), cette confiance exprime une assurance joyeuse d’avoir reçu la grâce de
Dieu et son pardon. Alors que Philon parle de la confiance pour caractériser
la manière dont Abraham parle avec Dieu, dans le vocabulaire monastique,
la confiance désigne une familiarité inappropriée. Pour saint Grégoire de
Nysse (331/341 † 394), l’opposé de la honte, c’est cette confiance acquise
chez quelqu’un qui est purifié par la contemplation.
Repentance (penthos) : Dans l’Ancien Testament, le penthos désigne
le deuil familial, le repentir suite à une faute, ou la lamentation après un
désastre national. Dans le Nouveau Testament, on trouve une opposition
entre repentance et joie. : « Malheureux êtes-vous qui riez maintenant ! car
vous connaîtrez le deuil et les larmes. » (Luc 6:25) Pour les Pères du désert,
penthos nous permet de cultiver et protéger notre chemin à travers le désert
ascétiquement. Isaac le Syrien définit les moines comme des « pleureurs »
(abîla). Dans le septième rang de son Échelle, saint Jean définit la lamen-
tation comme « cette tristesse qui amène la joie », en disant que le penthos
n’est pas le fruit de nos labeurs mais un don de Dieu.
Labeur (ponos ou kopos) : Pour Philo, le travail est nécessaire pour acqué-
rir la vertu et il affirme que seulement Dieu travaille sans fatigue. Pour les
Pères du désert, le labeur physique et spirituel vont main en main. Le tra-
vail doit être accompli avec humilité. Dorothée de Gaza dit que la paresse
spirituelle trouve son antidote dans un travail qui nous empêche de juger
notre frère. Le Pseudo-Macaire (un moine du ive ou ve siècle) dit « Jusqu’à
ce qu’on meurt, on doit travailler de plus en plus. Dans son âme, on doit
retrouver le travail, les larmes, la faim et la soif. »
Attention (prosochè) : En hébreu, kawannah désigne l’attention aux sens
(l’audition, la vue, etc.), mais aussi l’attention au cœur. Si prosochè veut dire
l’attention, un mot similaire proseuchè désigne la prière et sans le premier
on ne peut obtenir le deuxième. L’inscription fameuse à Delphe « gnosthai
séauton » (connais toi toi-même) a son équivalent monastique en grec et
latin « prosochè séautoi/attende tibi ipsi ». Les Pères du Désert affirment que
la connaissance de soi-même est secondaire par rapport à l’attention aux
mouvements de son cœur.
Patience (hypomonè) : Dans le sens de supporter sans relâche la faim
et la soif, le froid et la chaleur, la patience est le parfum de l’impassibilité
(Gilbert d’Hoyland, abbé de Swineshed, Angleterre). La patience se défi-
nit différemment chez les Stoiciens et chez les chrétiens. Pour un martyr
chrétien, montrer de la patience, de la constance dans la souffrance, c’est
imiter la longanimité et l’endurance du Christ. Ce sens est déjà présent
dans la Septante et c’est celui qui est courant chez saint Paul et dans les
épîtres des autres apôtres. Chez Philon, c’est à Dieu d’agir et à l’homme de
montrer la patience. Pour saint Justin, la patience est la caractéristique du
Verbe incarné de Dieu, alors pour Évagre, la patience est le meilleur remède
contre l’acédie et le découragement.
charisme qui d’après saint Paul est propre à ceux qui sont régénérés dans
l’Esprit. (I Cor 7:7) Dans la règle monastique de saint Basile, ce n’est pas
l’objet d’un vœu quelconque.
Les épîtres de saint Paul ont canonisé le vocabulaire moral et spirituel
qui deviendrait le noyau de la langue ascétique. [i] Le réalisme théologique
de saint Paul qui porte (2 Cor 4/6) en lui la mort de Jésus dans son propre
corps, a pourtant une méthode « Je meurtris mon corps et le réduis en
servitude, de peur qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même
disqualifié ». (I Cor 9/27).
La virginité et le célibat dans l’Église naissante à Corinthe étaient
encouragés car la venue du Seigneur était proche (I Cor. 15/51). Puisque le
temps se faisait court, Paul conseillait de ne pas se marier, mais admet que
« Chacun reçoit de Dieu son charisme particulier »… (I Cor. 7,25 & 32)
Il disait d’essayer d’être « exempt de souci » (amérimnos), à l’exemple des
quatre filles vierges en Palestine. (Actes 21:9)
Quant aux pratiques ascétiques et spirituelles dans l’Église apostolique,
le jeûne était suspendu par la présence du Christ pour ensuite devenir sai-
sonnier ou liturgique (Marc 2,19), mais devait rester caché des hommes et
accompli de manière joyeuse. (Matthieu 6:17)
Si l’aumône de Zachée qui distribue la moitié de ses biens reste exem-
plaire, le travail manuel est recommandé par Paul aux Thessaloniciens
(I Th 4:11 ; 2 Th 3:9-13). La prière n’est pas une ascèse mais la respiration
de la foi. Paul dit (I Th. 5:17) « Priez sans cesse ! » La lecture publique des
Écritures ainsi que les lettres de Paul suivent la ligne tracée par la pratique
des synagogues.
Quand le cénobitisme s’inspira de la vie des communautés primitives
(Mt 18:15-18) il trouve aussi un encouragement dans les épîtres pastorales
et les épîtres aux Thessaloniciens. Quant au modèle de l’ascèse du martyre,
c’est l’ascèse la plus radicale. (Antipas, Apoc. 2:13) chez Ignace d’Antioche,
Tertullien, Cyprien, Origène, les premiers chrétiens sont encouragés à
prendre la relève. Dans saint Matthieu, un même chapitre (19) réunit le
lien du mariage et le célibat pour le Royaume. Dans le Nouveau Testament,
le célibat est plus clairement demandé que ne le sont la pauvreté et l’obéis-
sance. Les trois vœux monastiques datent de l’Église latine seulement au
ixe siècle. Pour l’Orient chrétien, encore maintenant, c’est moins une ques-
tion des vœux qu’une consécration de tout l’être au Père par le Fils dans
l’Esprit Saint.
Dans l’Ancien Testament, Israël le nomade rencontre la civilisation
matérialiste des « pays installés », où il rencontre trois tentations : les idoles
(contraire à l’obéissance) ; la prostitution (contraire à la chasteté) ; et la
richesse (contraire à la pauvreté). Le prophète Osée « Je l’attirerai au désert,
et là je lui parlerai au cœur ».
Cultiver la sensibilité la plus intérieure peut être le projet d’une vie entière.
Dans sa retraite au désert pendant quarante jours, Jésus répond au Diable
qui lui proposait une nourriture, « Il est écrit : ce n’est pas de pain seul qui vivra
l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » (Matthieu 4:4)
Ces mots étaient médités inlassablement par nos ermites, avant de révéler
leur sens. Seul dans son âme, à l’intérieur de son cœur, affligé par la soli-
tude, tenté de fuir le désert, on prie pour une lueur d’espoir : communier
avec la seule personne encore présente dans cette désolation. Va-t-il venir,
le Seigneur1 ?
Saint Macaire (300-390), conducteur de chameaux au sud-ouest
d’Alexandrie, avant de partir pour le désert de Scetis (Deir Abu Makar, cf.
carte), dit dans sa quatrième homélie que l’amour de Dieu nous libère de
l’amour du monde. Lié à aucun monastère en particulier, il errait d’ermitage
en ermitage, visitant par deux fois saint Antoine le Grand, établi dans une
grotte (devenu le monastère Deir Mar Antunyus) dans les montagnes au-
dessus de la mer Rouge dans la Moyenne Égypte.
1. Much of the material for this chapter comes from Vincent Desprez, Le monachisme
primitive : des origines jusqu’au concile d’Éphèse. Collection Sources orientales, Abbaye de
Bellefontaine, 1998. Pour des brèves biographies des principaux Pères de l’église et du désert
cf. Olivier Clément, Sources, Paris, Stock, 1982, pp. 277-345.
1. Les Péres du Désert, vol. 1 : Les moralistes chrétiens (textes et commentaires), par Jean
Brémond, 2e édition, Paris, 1927.
2. Pour une description complète de la diffusion et la Vie et des lettres de saint Antoine à
travers l’Orient chrétien, cf. Éliane Poirot, Saint Antoine le Grand dans l’Orient chrétien, 2 vols.
Frankfort, Peter Lang, 2014.
3. Les 38 sentences de saint Antoine sont souvent reproduites. Cf. Les Apophtegmes des
Pères du Désert. Série alphabétique ; traduction française de Jean-Claude Guy. Spiritualité
orientale, Bégrolle en Mauges, no.1. Abbaye de Bellefontaine, 1966, pp. 20-29.
Ce fellah (paysan égyptien) dont la famille habitait à Tees est allé à Scété
(cf. carte ci-dessus) à l’âge de dix-huit ans, où il s’est formé auprès de abba
Ammoes pendant douze ans. Jean le Nain (Colobos) ordonné prêtre béné-
ficiait de nombreux disciples, avant de partir pour la montagne de saint
Antoine le Grand en 407 où on a construit un monastère (361-363) pen-
dant le règne de l’empereur Julien l’Apostat. Être son disciple impliquait
une école d’obéissance rigoureuse :
(1) On disait que l’abba Jean Solobos s’est retiré à Scété chez un vieillard
thébain demeurant dans le désert. Son abba prit un bois sec le planta et lui
dit : « Chaque jour, arrose-le d’une bouteille d’eau, jusqu’à ce qu’il produise
des fruits. » Or l’eau était si loin qu’il fallait partir le soir et revenir le len-
demain matin. Au bout de trois ans, le bois prit vie et produisit des fruits.
Alors le vieillard prenant de ce fruit le porta à l’église disant aux frères,
« Prenez, mangez le fruit de l’obéissance. »
Attendre que le Saint-Esprit descende dans le cœur d’un homme
pour produire en lui la crainte de Dieu demande une redoutable sobriété.
Le modèle premier de cette simplicité fut Marie, la Mère du Christ dont
on vénère non seulement la pureté, mais aussi la sobriété qui lui a permis
d’entendre les paroles de l’archange Gabriel. Comme le dit le canon de cette
Annonciation, elle cacha dans son cœur la semence du Verbe incarné du
Seigneur. Dans notre contexte ascétique, l’hilarité était inacceptable, non
pas parce que les moines manquaient d’humour, mais parce que cela les
aurait distrait de la contemplation de Dieu1. Voici encore deux sentences de
Jean le Nain (Guy, 1966, p. 122)
(9) Les pères disaient que les frères mangeant un jour au cours d’une
agape, un frère à table se mit à rire. Et abba Jean, le voyant, se mit à pleurer
en disant : « Qu’a donc ce frère dans le cœur pour rire, alors qu’il faudrait
plutôt pleurer, puisqu’il mange dans une agape. »
(12) Abba jean dit : « Je suis semblable à un homme assis sous un grand
arbre, et qui voit venir contre lui les bêtes sauvages et des serpents en grand
nombre ; lorsqu’il ne peut plus leur résister, il court grimper dans l’arbre et
il est sauvé. Ainsi suis-je : je suis assis dans la cellule et je regarde les mau-
vaises pensées venir contre moi, et quand je n’ai plus de force contre elles, je
me réfugie en Dieu par la prière, et je suis sauvé de l’Ennemi. »
(23) Le même dit : « L’humilité et la crainte de Dieu sont au-dessus de
toutes les vertus. »
Découragement, dépression et dégoût de la vie monastique étaient les
maladies spirituelles les plus communes dont souffraient les moines. Il n’y
avait pas moyen, alors qu’on gardait son cœur, de prédire qu’on serait affligé
1. Selections from the Sayings of the Desert Fathers, translated by Benedicta Ward, SLG.
Cistercian Publications, Kalamazoo, Michigan, 1975 : 76.
1. Pendant l’hiver 394/395 par un groupe de sept pèlerins, raconté ensuite à la commu-
nauté monastique de Mélanie la Jeune et Rufin d’Aquilée au Mont des Oliviers à Jérusalem.
La vie en cellule
Pour abba Poemen, « rester dans sa cellule » voulait dire faire un travail
manuel, en mangeant 370 grammes de pain par jour, le silence, la médi-
tation des écritures et l’expérience progressive de l’auto-condamnation2.
Ces regroupements de cellules seront appelés plus tard laure (lavra). Elles
étaient séparées les unes des autres pour être hors de portée de la vue et
de la voix. Chaque cellule comprenait un jardin muré et un puits, un petit
oratoire et une chambre, comme de nos jours les chartreux. En semaine,
on travaillait jusqu’à la neuvième heure puis on rentrait dans sa cellule pour
lire le psautier tout seul. Chaque week-end, un repas était pris en commun
en silence, suivi d’un enseignement par l’abba, traitant de la garde du cœur
et des pensées. Le samedi soir, on allait à l’église ensemble et dimanche
matin on participait à l’Eucharistie. Il y avait huit prêtres lors de la visite de
Pallade en 394, telle était la vie des cinq mille moines du Kellia.
La clef de voûte du monastère était l’abba, doué de discernement, qui
aidait les moines à se départir de leurs logismoi (pensées). Ainsi Abba
Poemen disait (§61), « C’est ce qui sort de sa bouche qui fait qu’on l’appelle
abba. » L’abbé était habité par l’Esprit Saint, capable de leur donner des
rhema, une révélation alors que les paroles (logion) concernaient l’Écri-
ture Sainte. On disait, « Si l’abba ne me donne pas une parole, comment
1. “The Form of God and Vision of the Glory : Some Thoughts on the Anthropomorphite
Controversy of 399 AD” published in Romanian translation by I. Ica Jr., in Mistagogia :
Experienta lui Dumnezeuin Orthodoxie (Sibiu : Deisis, 1998) 184-267.
2. Cf. Lucien Regnault, La Vie quotidienne des Pères du Désert en Égypte au IVe siècle, Paris,
Hachette, 1990.
Monastères cénobitiques
l’absence d’une réponse claire à cette question, on peut affirmer par contre
que la création des grands cénobia dans le moyen Nil était basée sur une
règle commune qui permettait la formation de moines paysans d’une façon
assez différente des anachorètes, car la sociabilité villageoise se retrouvait
dans ces monastères.
L’ascèse cénobitique
dès l’âge de douze ans, quand il entendit une nuit une voix lui disant, « Si
tu t’habitues à ces mets et au vin, tu ne connaîtras jamais la vie éternelle en
Dieu. » Ensuite il devint disciple de plusieurs vieux ascètes.
Théodore était d’une pureté de cœur exemplaire, sobre mais cordial,
humble et sans faille dans l’obéissance. Parfois Pachôme pouvait demander
à Théodore d’instruire les frères une fois par semaine et d’être le custode
de Tabennèse. Pour accomplir cela, Théodore devait faire trois kilomètres
tous les jours pour entendre la catéchèse de Pachôme à Pabau (Faou) et
puis rentrer à Tabanese pour le répéter. Pachôme ramena Théodore pour
en faire le maître des novices. Avec Théodore, il était strict ; chaque fois
que les novices bavardaient dans la boulangerie, c’était Théodore qui était
puni. Même se reposer contre un mur était puni. La pire offense arriva
lorsque Pachôme était malade et les disciples de Théodore le persuadèrent
de prendre la place de l’Abba. Dans la vision de Pachôme, la seule vertu qui
avait du mérite était l’humilité.
1. « L’Église et la khôra égyptienne au ive siècle » dans Revue des Études augustinienne,
o
n 25, 1979 :7.
1. Pour avoir une idée de l’ambiance, cf. le film La Lumière du Désert : les moines coptes d’Égypte,
Monastère Saint-Macaire : https://gloria.tv/video/WjZYX94hLKmU2hTw3dXxzSV3g.
de schisme. Il n’est pas surprenant que ces moines dans le lointain désert
aient accès aux canons du concile de Chalcédoine en 451. Ces textes écrits
en copte auraient pu être cachés après que saint Athanase ait écrit en 367
apr. J.-C. sa lettre « festive » qui décourageait l’usage des textes considérés
comme non canoniques.
Après cette évocation des premiers anachorètes et des cénobia, ce qui
reste un mystère, c’est comment l’admiration des générations successives
de moines et moniales a réussi à perpétuer leur exemple et à partager
leur héritage.
Saint Hilarion est peut-être le premier moine qui ait vécu à Gaza, en tout
cas le premier dont nous avons connaissance. Saint Jérôme nous dit qu’il
1. cf. The Northern Thebaid par Seraphim Rose and Herman Podmoshensky, Platina,
1995 ; Ioaniche Balan, Romanian Patericon, 2 vols. Platina 1996 ; Pour des biographies des
moines du xxe siècle cf. les vingt volumes édités par Jean Claude Larchet, Les grands spirituels
du XXe siècle, at l’Âge d’Homme, Paris. More than twenty volumes have appeared to date.
2. Cf. chapitre 13 of « The monks of Gaza » in A history of monastic spirituality by Luc
Brésard, of the abbey of Citeaux. Online : http://www.scourmont.be/studium/bresard/
(consulted 29.2.2016).
Connu aussi comme Isaïe de Scété, ce moine fait référence dans ses écrits
à ses maîtres égyptiens : Jean, Anub, Poemen, Paphnutius, Amun, Peierre,
Lot, Agathon, Abraham, Sisoes, Or, et Athraeu. Ayant quitté l’Égypte
en 431 (peut-être Scété), il vivait à Gaza où il meurt dans un monastère
en 491, y ayant prié pendant soixante ans. Ses textes ont été mis en forme
par son disciple Pierre ; d’un manuscrit à l’autre, l’organisation est différente,
ce qui est normal dans un asceticon, qui est une collection d’apophtegmes et
de lettres à divers disciples. Parmi trente chapitres, un tiers (nos 1, 3, 5, 6,
9, 15, 17, 25, 26) sont consacrés à des questions de fraternité monastique.
Même s’il comprend des apophtegmes (i.e. sections 8 et 30) : « Frères, ce
que j’ai vu et entendu parmi les Pères, je vous le rapporte sans omissions
ou additions. » La plupart des logoi sont thématiques, comme le deuil (la
section 29 contient 105 lamentations), la renonciation, l’humilité, la péni-
tence, l’absence de passions. Abba Isaïe est plus didactique et synthétique
que ne l’étaient les collections antérieures de sentences du Désert. (Lucien
Regnault, Coptic Encyclopedia, 1305a-1306b).
Bien qu’écrits en grec, les Discours ascétiques d’Isaïe montrent une
connaissance du copte ; les versions syriaque et copte ont été traduites du
1. Cistercian Studies no. 150, 2002 and la collection de Spiritualité Orientale no. 7,
Bellefontaine, 1970.
extrêmement rare d’un moine du vie siècle, né en Égypte et ayant vécu cin-
quante ans dans une réclusion totale dans sa cellule, excepté les visites de
son secrétaire, l’abbé Séridos à qui Barsanuphe et Jean dictaient leur corres-
pondance. Jean et Barsanuphe sont tous deux décédés vers 543.
Ces Lettres de Barsanuphe et Jean ont été étudiées récemment par
Chryssavis (2002 Washington D.C. en 2 vols. ; traduction française,
Solesmes, 1972). En lisant ces lettres, nous apprenons comment le cœur
d’un moine vivant en solitude ou en ville pourrait être guidé par le grand
vieillard Barsanuphe et le prophète Jean. Cette protection s’exerçait à dis-
tance car aucun contact direct n’était permis. La variété de moines, ermites,
évêques et laïcs était telle que ces épîtres par leur quantité présentent un
riche lexique de la sobriété et de l’humilité exigées par le Désert, dont nous
pouvons profiter à notre époque.
Alexis Torrance1 écrit que ces geronda que Peter Brown imagine comme
des « saints de pouvoir » seraient mieux compris par leur théologie. Torrence
est intéressé par leur compréhension de ce qu’est la sainteté, comment ils
intercèdent et comment leur autorité est complémentaire de celle du Christ
(Rev.5.8 ; 8:3-4). Chryssagvis avait déjà signalé douze thèmes fondamen-
taux retrouvés dans cette correspondance : vigilance continuelle, effort en
toutes choses, discernement, chemin d’humilité, gratitude en toutes cir-
constances, joie céleste, travail de l’amour, obéissance, direction spirituelle,
mépris de sa personne, rejet de toute « prétention aux droits » (δικαίωμα), et
finalement et surtout apprentissage de la prière et de la componction pour
pouvoir pleurer.
Comment priaient les saints ? Pour Torrance aucun autre moine n’a
si bien développé ce thème sur le plan théologique. Il écrit (Torrance
2009 :462, note 11 and 463) :
Cet accent constant sur la prière est un développement inédit. Que ce soit
se débarrasser des mauvais rêves (Lettre 78), la guérison d’une maladie corpo-
relle (81), la bénédiction de la nourriture (718), la protection contre les ennemis
(187569, etc.), la compréhension de la manière d’agir (257), même la rémis-
sion des péchés (125, 218, etc.), l’obtention de la miséricorde (91, 94, etc.), le
royaume (203), en bref toute chose bonne (186, 223, etc.), tout ceci est accompli
par les prières des saints.
Les prières des saints (εὐχάς ἁγίων) permettent de combattre le déses-
poir (Letter 200), d’éradiquer la confiance en soi, obstacle à l’humilité, et
d’affirmer la communion dans l’ecclesia (Torrance 2009 : 464). Ces saints
anonymes, si capables d’intercession, de prier pour les autres, sont même
1. Alexis Torrence, “Standing in the Breach : The Significance and Function of the Saints in
the Letters of Barsanuphius and John of Gaza”, Journal of Early Christian Studies 2009 vol. 17,
pp. 459-473.
capables d’effacer les péchés, comme le dit Jean le Prophète (lettres 361-64).
Si Dieu parle à travers eux, il n’y a nul besoin de multiplier les intercesseurs.
Les geronda locaux prient pour les moines (lettres 361-64), pas seulement
pour ceux qui habitent tout près, mais aussi pour « un Jean qui habite à
Corinthe » sans parler de ces abbas qui se reposent dans le Seigneur, mais
qui sont encore vivants dans le Seigneur. La sanctification (ἁγιασμός)
implique l’héritage de la bonté de Dieu. Torrance (2009 :467) :
S’ils sont des enfants de Dieu, ils deviennent des dieux, et s’ils sont des dieux,
ils sont aussi des seigneurs. Et si Dieu est lumière, ils sont aussi des illuminateurs
exactement comme le Parfait (Dieu) et le Fils du Parfait a donné Sa vie pour
nous (Sources chrétiennes no 451 : 594)1.
En portant les fardeaux les uns les autres, on acquiert un plus grand amour
du Christ. (Torrance, 2009 :468). Soulignant la confiance de Barsanuphe, il
reprend avec hardiesse ce que dit la Bible :
Chaque saint, apportant devant Dieu ses fils qu’il a sauvés va dire d’une voix
forte, avec grande assurance… Me voici, moi et les enfants que Dieu m’a donné
(cf. Is. 8.18 ; Heb 2.13). Et il remettra à Dieu non seulement ses enfants, mais
aussi lui-même ; alors Dieu sera tout en tous. Juste comme le Parfait (Dieu) et le fils
du Parfait a donné sa vie pour nous. (1 Cor 15.28 ; 117 [SC 427 : 448]).
En continuant de paraphraser Jean 17:24, Barsanuphe écrit : « Père,
permets que là où je suis, mes enfants seront aussi dans la vie ineffable. »
Dans sa lettre 790, Barsanuphe cite Exode 32 : 32, « Pourtant, s’il te
plaisait de pardonner leur péché… Sinon, efface-moi, de grâce, du livre
que tu as écrit. » Torrance montre comment l’amour paternel de l’ancien
leur permettait de devenir « une seule âme » (ὁμόψυχος) avec leur dis-
ciple. (Torrance 2009 :469). Cette dévotion sans limite des anciens pour
les autres les amènerait « à abandonner leurs “propres morts” et à pleurer
pour les “morts d’autrui” ». (Lettre 341, citée par Torrance 2009 :470).
Pour Barsanuphe et Jean, l’existence et la survie du monde dépendaient
des saints, aussi bien sur terre que dans le Ciel. Ensuite leur intercession
dépendait du repentir des pécheurs. Toujours est-il que ce ne sont pas
les saints qui sauvent, qui ouvrent les portes du Royaume, seul Dieu le
fait. C’est par la manière de vivre adoptée par les saints qu’ils ont cette
hardiesse (παρρησία) dans leurs prières.
1. « Εἰ γὰρ τέκνα Θεοῦ, θεοὶ τυγχάνουσι, εἰ θεοὶ, καὶ κύριοι. Καὶ εἰ φῶς ὁ Θεός, καὶ αὐτοὶ
φωστῆρες. » De telle déification se trouvent aussi dans les lettres 199 and 207.
§ Dorothée of Gaza1
1. Cf. Discourse and Sayings, (Cistercian Studies), traduit par Eric Wheeler OSB, 1977 ;
et l’introduction par Dom Lucien Regnault and Dom J. de Préville aux Œuvres Spirituelles,
Sources Chrétiennes no 92, 1963 :9-103.
lui disant, « Je t’ai envoyé là-bas, je serais là avec toi. » Barsanuphe l’incita
à continuer d’employer ses livres de médicine pour guérir les moines, sans
ignorer les intentions de Dieu qui nous envoie des maladies. Seuls le ponos
(labor) et kopos (fatigue) pourraient guider Dorothée vers la prière interrom-
pue qu’il cherchait par le discernement et la vigilance interne (nepsis). Quant
à ses fautes et ses chutes, Barsanuphe assurait Dorothée qu’il allait les prendre
sur lui. Dorothée était assez hardi pour demander au prophète Jean de faire la
même chose pour lui.
Son père l’abbé Séridos meurt quinze jours avant Jean le Prophète.
Dorothée quitta le monastère pour en fonder un autre, vers 450, près du lieu
de réclusion définitif de Barsanuphe. Le nouvel abbé qui remplaça Séridos
et la jalousie de quelques frères peuvent expliquer l’absence totale du nom de
Dorothée dans les lettres de Barsanuphe et Jean, Rance a proposé (Regnault
and Preville 1963 :28) que la trop grande élévation de Dorothée pouvait
être difficile à accepter pour le moine moyen dans son nouveau monastère,
Dorothée était libre d’écrire et d’aider les autres moines comme bon lui
semblait, Finalement Dorothée écrivit vingt-trois Didascalies ou doctrines,
et huit lettres. Certaines des Didascalies étaient des exhortations ascétiques
à ses moines. Didascalies 19 est une collection de dix-huit sentences à la
manière d’Abba Isaïe. Didascalies 15 étaient lues au début du Carême. En
appendice à ses écrits, on trouve une biographie avec maints détails intimes,
probablement sa propre autobiographie, toujours appréciée comme lecture
monastique. Regnault (1963 :45) insiste sur le fait que dans sa première
Instruction, Dorothée replace l’expérience monastique d’Égypte dans le
contexte de l’enseignement des Pères grecs sur le mystère du salut.
L’enseignement de Dorothée n’a pas seulement survécu en Orient mais
était aussi bien connu en Occident. Une traduction en arabe et une autre
en géorgien existaient déjà au IXe ou Xe siècle (Regnault & Préville 1963 :
84-85). Une traduction partielle en latin fut faite au Mont-Cassin au
XIe siècle.
Voici un contenu résumé des thèmes de Dorothée :
• La Providence. « Ne souhaitez pas que tout soit selon votre volonté,
mais souhaitez que ce soit comme cela devait être, et vous aurez la paix
avec chacun. Ainsi vous allez pouvoir endurer tout ce qui vous arrive sans
agitation ».
• L’élan vers la bonté : « Quitte le mal et fais le bien. » (Psaume 34 :14).
Chaque « passion possède une vertu opposée : orgueil/humilité, avarice/
charité, concupiscence/chasteté, découragement/patience, colère/douceur,
haine/amour ».
• Lutte contre les faiblesses : À quoi ressemble une personne qui satis-
fait ses passions ? À une personne qui, ayant été abattue par les flèches de
l’ennemi, les saisit pour en percer son propre cœur. Ceux qui ont éradiqué
les passions sont, comme dit le psaume, « l’épée leur entreront au cœur et
leurs arcs seront brisés. » (37:15).
• La garde de la conscience : Quand Dieu créa l’homme, il a mis en lui
du divin – une certaine conception, une étincelle, à la fois lumière et chaleur.
Cette conception illumine l’esprit et indique ce qui est juste et ce qui est faux,
elle s’appelle la conscience. Avant le temps de la Loi écrite, les patriarches et
les saints plaisaient à Dieu en suivant la voix de leur conscience.
• La tempérance et la douceur. Non seulement nous devrons garder une
modération dans la nourriture… nous devrons aussi observer un jeûne de la
langue, des yeux : ne pas regarder de choses perturbantes, ne pas permettre à
nos yeux d’errer, ne pas regarder sans la crainte de Dieu.
• Les chagrins et la Providence de Dieu : Si notre meilleur ami nous fait
du tort, nous savons qu’il ne l’a pas fait exprès et qu’il nous aime. On devrait
penser à Dieu de la même manière, car il nous a créés, Il s’incarna à cause de
nous, et Il est mort pour nous, ayant enduré d’immenses souffrances. Dieu
sait ce qui est bon pour nous, et donc Il oriente tout pour notre bien, même les
choses les plus insignifiantes. Nous devrions l’accepter avec gratitude comme
venant d’un Bienfaiteur, même si cela apparaît comme négatif ou blessant.
• La paix spirituelle : Examinons pourquoi une personne s’énerve quand
elle est insultée, et comment d’autres fois elle le supporte sans se troubler. Il
y a plusieurs raisons : une disposition spirituelle bienveillante, la sympathie
pour la personne qui permet de ne pas s’énerver, ou le mépris pour la per-
sonne qui insulte, permettant de l’ignorer.
• L’humilité, des pensées viles : Sachez que si une personne est opprimée
par une pensée et ne la confesse pas (à son père spirituel), elle va permettre à
cette pensée de davantage la tourmenter. Si cette personne s’oppose et lutte
contre elle, la passion va s’affaiblir et éventuellement cesser de l’affliger.
• L’amour envers son prochain : J’ai entendu parler d’une personne
qui, ayant été voir un de ses amis et trouvant la pièce mal rangée et même
sale, disait en elle-même, « Bénie soit cette personne car elle a su ajourner
ses préoccupations terrestres, elle s’est concentrée sur le Ciel, et donc elle
n’a même pas eu le temps de ranger sa chambre ». Mais arrivant dans la
chambre d’un autre, et trouvant la pièce propre et bien rangée, elle se dira :
« L’âme de cette personne est aussi propre que sa chambre, et l’état de la
chambre est le reflet de son âme. »
disait que, jeune homme, Dosithée, page dans l’armée, avait mené une
vie dissolue. Néanmoins il souhaita connaître Jérusalem, ayant entendu
beaucoup de récits sur cette ville, et donc il s’y rendit, vers 520-525. Sur
le Golgotha, il entama une conversation avec une vieille dame à propos de
l’Enfer. C’est ce qui le mena à sa conversion au Christ. Il devint moine à
Gaza, sous la direction de Dorothée, qui commença une longue et difficile
lutte pour lui apprendre la discipline. Beaucoup critiquèrent Dorothée
d’avoir pris comme disciple une personne aussi indolente. Dosithée était
pourtant connu pour son humilité, son abnégation et sa douceur avec
les malades car il travaillait à l’infirmerie. C’est probablement là qu’il
contracta la tuberculose et mourut, cinq ans après être devenu moine.
Couché sur son lit de mort, Dosithée supplia Dorothée de prier pour qu’il
soit délivré de ses souffrances, à quoi Dorothée répondit, « Aie un peu de
patience. La miséricorde de Dieu est proche. » Puis peu après, il lui dit,
« Tu peux partir en paix et apparaître en joie devant la Sainte Trinité et
prier pour nous ». Après sa mort, Dorothée déclara que Dosithée surpassa
par sa vertu les autres disciples de l’Ancien, alors qu’il n’avait pratiqué
aucune austérité extraordinaire.
Les deux plus grands moines du mont Sinaï dont la sainteté nous soit
parvenue par des écrits sont Jean († 606) et, sept siècles plus tard, Grégoire
(1260-1346), qui fut obligé de partir vers Jérusalem, suite à des conflits dans
la fraternité monastique. L’influence de saint Grégoire sur les hésychastes
du xive siècle fut décisive dans les Balkans, alors que l’Échelle de Jean reste
la première et la plus synthétique des spiritualités ascétiques dans le monde
orthodoxe.
Le monastère du Buisson Ardent doit sa réputation initialement à son
emplacement, au pied de la montagne où Dieu révéla son nom au prophète
Moise et où plus tard Élie « entendit » la présence de Dieu dans une brise
légère. Jusqu’à récemment, pour aller au mont Sinaï (à moins de partir
du Caire), il fallait prendre un bus à Jérusalem, traverser la frontière à Eilat,
puis trouver un transport jusqu’à Nuweibaa d’où l’on allait vers l’ouest
dans le désert jusqu’au monastère de Sainte-Catherine, appelé aussi du
Buisson Ardent. C’est un voyage dans le passé historique, mais également
dans le présent spirituel. L’échelle de saint Jean est bien plus accessible
que le monastère lui-même, par sa traduction dans le monde orthodoxe en
entier et aussi au-delà. Cette scala (le mot latin pour klimaks « échelle » en
grec1) dont l’auteur fut d’abord ermite puis abbé du monastère, fut écrite
dans la forteresse, un siècle après que l’empereur Justinien l’ait fait forti-
fier et ait terminé la construction de l’église actuelle avec sa mosaïque de la
Transfiguration (556-557).
Saint Jean Climaque est commémoré tous les ans le 30 mars et à nouveau
le IVe dimanche du Grand Carême, où « l’Échelle » est lue aux offices. De nos
jours, les touristes envahissent le monastère tous les matins à 9 heures, les
cars de touristes/pèlerins, surtout russes, arrivant de Sharm El-Sheik sur la
mer Rouge. Les Russes cherchent surtout à vénérer « les choses sacrées »
comme les reliques de sainte Catherine, la martyre d’Alexandrine. Les icônes
du VIe siècle se trouvent dans l’église et aussi dans un magnifique musée. Les
moines s’efforcent de rembarquer tout ce petit monde dans les cars avant
midi, et alors ensuite reviennent le silence et la paix.
L’Échelle de saint Jean est la première description synthétique du chemin
ascétique vers Dieu écrite par un moine d’Orient. Elle fut rédigée à la
demande d’un autre Jean, l’abbé du monastère de Raïthou (dans la direction
du golfe de Suez, à l’ouest de l’Horeb). On pourrait penser que saint Jean
anticipait l’invasion musulmane au viie siècle, quelques décennies après
la mort de Mohammed, qui allait couper les contacts avec Jérusalem (cf.
Derwas Chitty 1966 :173). En même temps que Jean pratiquait la solitude
dans une grotte, à 8 kilomètres de son monastère à ouadi Tholas, saint
Maxime le Confesseur créait dans le monde byzantin une autre synthèse
théologique concernant la triadologie, la christologie, l’anthropologie, la
cosmologie et la liturgie.1Alors que saint Maxime est un théologien dont les
références sont les Cappadociens et les Conciles œcuméniques, saint Jean
parle essentiellement à partir de sa propre expérience. Le jeune Jean arrive
au monastère à l’âge de seize ans, puis est tonsuré à vingt ans. On a prophé-
tisé à son propos qu’il serait le nouveau Moise. À trente-cinq ans, vingt ans
après son arrivée, il se retire en ermite dans la vallée de Tholas, à une heure
de marche du monastère. Là il accepta comme disciple Moise, devenant
ainsi comme à Scétis un anachorète, et plus un ermite véritable.
Comme le disait saint Jean Cassien († 435), plus le moine s’éloigne du
peuple, plus il a de visiteurs et de disciples. Saint Jean Climaque visita des
solitaires malades aux alentours et il vécut entre une solitude radicale et le
service des frères. Une fois à Alexandrie il est possible qu’il ait visité Skétis
et Tabanèse sur le moyen Nil.
Jean est vénéré comme un nouveau Jacob (Génèse 28), un Élie et un David
qui nous a légué son Échelle tout comme Élie légua son manteau à Élisée.
Jean vivait à l’ombre de deux montagnes, le Thabor où le Christ fut transfi-
guré, comme on le voit dans la fameuse mosaïque de Saine-Catherine, et le
Sinaï lui-même.
Jean écrivit ses tablettes spirituelles (Πλάκες πνευματικαί) pour une assis-
tance monastique, et pourtant il admettait que le mariage n’est pas un obstacle
à la vie chrétienne selon l’Évangile, car un hésychate est simplement « un
chrétien qui prie ». Un pèlerinage peut vaincre la mort causée par le péché.
Au bout de quarante ans dans le désert, son expérience personnelle lui donna
une vue précise sur la faiblesse des moines, et en même temps une compassion
réaliste, une sensibilité à la grâce de Dieu, exigeant une intégrité personnelle
sans laquelle il est impossible d’apprendre la beauté de la prière uniquement
de l’enseignement des autres. Les psaumes de David en sont la transcription.
Saint Jean élabora son Échelle avec trente degrés, chacun accompagné
d’un ample commentaire et de citations patristiques et ascétiques variées.
1. Cf. Les références dans Jean-Claude Larchet, La Divinisation de l’Homme selon saint
Maxime le Confesseur. Collection Cogitatio Fidei no 194, Paris, Cerf, 1996 ; idem, Personne
et Nature, Paris, Cerf, 2011, pp. 207-396.
Il y ajouta une brève collection de sentences des Pères. J’ai choisi le cin-
quième degré où l’on trouve cette affirmation claire : la seule façon de
décrire la distance qui sépare l’homme de Dieu passe par ses larmes. Cette
tristesse joyeuse (penthos) apporte beaucoup d’expérience monastique1.
L’homme peut être envisagé de deux façons : par la grâce (xapis) et par
l’ascèse (askésis) car toute ascension par la prière implique l’abandon de soi
par l’askésis afin que le corps et l’âme puissent être unis avec le Dieu de la
grâce et avec les êtres humains. Ce sont ces larmes de repentir qui donnent
au corps et à l’âme cette grâce d’unification avec Dieu. Les eaux profondes
du cœur (Proverbes 20:5) nous permettent d’entrevoir la pénétration du
Divin dans le cœur. En cela la théologie des larmes est à la fois une catégo-
rie universelle et très personnelle, dont l’Église constitue la seule école.
Déjà au quatrième et cinquième siècles on trouve des témoignages de cette
expérience chez les pères Cappadociens aussi bien que chez Évagre, Isaie de
Scété (29e discours), Diadoque de Photiké, St. Macaire dans ses Homélies,
et chez Isaac le Syrien et John Cassien. La source évidemment se trouve
dans les paroles du Christ « Bienheureux les affligés (penthoûntes) car ils
seront consolés (paraklithésonta) ». Concrètement le corps est sanctifié par ses
larmes. La triade de la componction (katanysis), du repentir (metanoia) et de
la contrition (penthos) permet à notre nature déchue de sentir comment Dieu
nous connaît mieux que nous nous connaissons nous-même. Néanmoins ceci
se passe dans un certain ordre. La contrition précède les larmes mais avant
cela la componction (katanyxis) est nécessaire. Katanyxis est un néologisme
Grec qui apparaît dans la Septante, avec le sens d’une aiguille dorée qui nous
pique, qui nous encourage à avancer. On est aiguillonné dans l’âme, dans nos
prières qui sont pour nous le miroir de notre âme lorsque nous nous tenons
devant Dieu. Au-delà des larmes naturelles il existe une vallée de larmes bien
plus profonde que ce que l’on peut imaginer.
L’expérience de la componction se découvre quand Dieu nous visite.
Comme le bon larron, on doit regarder le Christ avant de pouvoir pleu-
rer. De même peu nous importe la douleur à endurer, notre cœur une fois
brisé nous est bénéfique car cela nous détache de nos passions. Contre
toute attente, la componction s’avère être notre consolation. Quand notre
autosuffisance nous quitte nous laissant dans le vide, c’est dans ce vide que
la grâce divine peut entrer pour trouver sa place. La componction peut
être entretenue par la mémoire de la mort (momenti mori ; Mt 25:13) qui
côtoie notre nostalgie du Seigneur. Puisque les démons essaient de nous
voler notre componction, dit St. Jean, nous avons besoin de discernement
(diàkrisis) pour mieux comprendre comment notre humanité déchue fuit
la douleur en construisant un mur autour de notre personne censé nous
devient vulnérable à tous. Le penthos nous octroie cette charité que le Christ
nous demandera le dernier jour. Moise en frappant la pierre d’où sort une
source devient l’image de notre père spirituel qui fait le deuil pour son
peuple, car ses larmes sont une nourriture spirituelle, une eau vivifiante.
Quand finalement au désert St. Antoine ne craint plus Dieu, lorsqu’il est
parvenu à l’aimer, il continue de pleurer, car le chemin des larmes est devenu
le chemin de l’amour. Le Jeudi Saint, l’Église pleure avec la pécheresse qui
est venue pour laver les pieds de Jésus avec ses larmes et ses cheveux. Et le
lendemain, le Vendredi Saint toute l’Église pleure avec la Mère de Dieu
alors qu’elle se tient au pied de la Croix.
Ce chemin des larmes est décrit par certains psaumes, le Cantique des
Cantiques et à travers toute la Bible, enjoignant la purification, la perfection
à travers l’illumination. Il n’empêche qu’il y a plusieurs espèces de larmes
qui sont décrits dans le cinquième degré qui parle du repentir (metanoia).
Certaines larmes sont le fruit d’un repentir cathartique qui monte dans le
cœur d’un homme dont les péchés hantent l’âme. D’autres larmes sont le
fruit du sentiment d’indignité suite à la réception de la grâce ; et la troisième
sorte de larmes nous habite comme une humilité pour laquelle il n’y a pas
de mots. Ainsi il y a des larmes d’amour et de crainte. Alors que les larmes
de crainte intercèdent pour nous, nos larmes d’amour montrent que nos
prières sont acceptées. De manière ultime, tout ce que Dieu nous demande
c’est que nous ouvrions nos âmes à son Amour. Les larmes physiques (sôma-
tika) marquées par la componction sont différentes des larmes de nos yeux
noétiques, qui sont un don de Dieu. Dans tous les cas, Jean recommande que
nous ne mettions pas notre confiance dans nos larmes tant que notre âme
n’est pas purifiée. Des émotions et des sentiments peuvent nous tromper
alors nous oscillons entre optimisme et découragement. Même si la grâce
se construit sur notre nature, et ne la viole pas comme dit St. Augustin1 et
après lui les pères Latins, la tradition monastique orientale ne fait pas de
distinction entre les larmes amères et les douces. Le conflit entre Augustin
et Pelage sur la grâce indispensable ne concerne pas la tradition orientale.
En Orient, les larmes naturelles sont comparées à du sang qui sort d’une
blessure dans notre cœur ; elles sont suivies de larmes spirituelles.
Depuis le début de la tradition ascétique orientale, la tristesse qui détruit
l’humilité et une saine pauvreté sont considérées comme le travail des
démons, mais si nous poursuivons nos prières à Dieu avec des larmes, Il nous
entendra. St. Isaac le Syrien le dit simplement : la finalité de la prière c’est
de pouvoir pleurer. Pour St. Antoine le Grand, lavés par nos larmes, nous
allons pouvoir oublier que nous prions et nous entamerons une nouvelle
concentration, une nouvelle liberté. Donc nous prions avec des larmes pour
avoir des larmes ; notre prière part du repentir pour l’approfondir. La béati-
tude du deuil (Matt. : 5:4) est à la fois une promesse pour nos espoirs et un
témoignage de ceux qui sont déjà consolés. Cet état de deuil et de larmes se
prolonge dans la nuit dans les mots du psaume 6 : 6, notre lit est l’endroit
où nous nageons. Barsanuphe de Gaza dira que « il n’y a pas assez de temps
pour vous de regretter et pleurer sur vos larmes… ces lamentations devraient
engouffrer toute votre vie. » Si le lien entre les larmes ininterrompues et la
prière paraît violer le sens commun, ce n’est que parce que nous n’avons pas
senti la purification qu’ils apportent.
Pour les pères ascétiques c’est un lieu commun de dire que les larmes
effacent, psychosomatiquement parlant, nos transgressions. Bardsanuphe
de Gaza dit qu’ils sont un grand médicament. Leur sincérité, dit St. Jean de
l’Échelle, rend l’âme transparente à Dieu. Sans l’eau des larmes il est impos-
sible de se laver de notre saleté intérieure, affirme st. Syméon le Nouveau
Théologien. Dans le cinquième degré de son Échelle, St. Jean affirme que la
fontaine des larmes est possible grâce à notre renaissance dans le baptême,
mais ceci exige que nous soyons conscients de leur réception pour les vivre
comme illumination. Ainsi les larmes sont le charisme de cette grâce lorsque
spontanément (autokinétos) nous pénétrons sur notre chemin de deuil.
Pendant que nous pleurons nos muscles faciaux ne sont pas tendus car Dieu
a touché les yeux de notre cœur avec l’éponge de la tristesse, par la nostalgie
de Dieu. L’invité inattendu ici c’est le Saint Esprit, qui ensuite nous laisse à
notre travail de regret. Tel est le don de Dieu qui est en même temps notre
don à Dieu sur l’autel de notre cœur posé sur ce sanctum intérieur.
Les démons ne sont jamais très loin, prêts à nous voler nos larmes. Si
attendre patiemment le Seigneur est le moyen le plus sûr de l’atteindre,
alors nous devons attendre une alternance entre la froideur du cœur et des
périodes de joie spirituelle. Le don des larmes est réservé à quelques per-
sonnes qui ont renoncé au monde. Pour saint Isaac le Syrien, cela demande
de la maturité qui accompagne l’absence de passions. Pour St. Jean certains
ne reçoivent pas de larmes mais d’autres dons, qui constituent une forme
de larmes « intérieures ». Des différences de caractère rendent les personnes
plus ou moins aptes à pleurer. Néanmoins pour toute l’humanité les larmes
expriment l’amour de Dieu. Alors que certaines en ont et d’autres n’en ont
pas, en fait tous en reçoivent car « nous appartenons les uns aux autres »
(I Cor 12:20). Évidemment Dieu n’a pas besoin de nos larmes. C’est nous
qui en avons besoin car ils nous disposent à l’humilité, le repentir, et la tris-
tesse joyeuse.
La personne en prière
« Arrêtez, connaissez que moi je suis Dieu. » (Psaume 46/45 : 11) Pour un
moine la prière est un miroir1, car la prière lui montre dans quelle condition
il est. L’universalité des prières vient du fait qu’elles constituent la forme
fondamentale de la relation de l’homme à Dieu ; c’est la relation personnelle.
On doit pouvoir la toucher ou être touché par elle. La prière n’existe pas en
elle-même. Le dialogue face à face (parastenai) est un « parler à » (syllalesai).
On écoute celui dont on est pleinement conscient du dedans. À l’intérieur du
silence et de l’immobilité, il y a le Verbe lui-même. Le Christ prie au-dedans
de nous, ainsi que l’Esprit qui implore la descente de la grâce de Dieu, dans
des soupirs trop profonds pour des paroles. (Mt 10:20 ; Rom. 8:26) L’attente
est une forme de compréhension de la grâce de Dieu, se stabilisant avec le
bâton de l’espoir. Dieu ne répond pas nécessairement à chaque individu isolé,
mais il répond directement à travers chacun et à travers sa création. C’est dans
ce sens que la prière est un acte collectif, ecclésial et non privé. La réponse
de Dieu vient dans le temps de Dieu (kairos). Prédiction est une imposition
l’initiative reste avec Dieu qui nous anticipe. Pour Bultman la prière est déjà
sa propre réponse. On peut compter sur la prière d’un autre et contempler les
paroles proférées ainsi. La tendresse, la contrition, l’être-ensemble sont dues à
la présence de nos anges gardiens dans nos prières.
Macaire le Grand nous dit que « ceux qui prient en silence édifient tout
le monde partout, » alors que St. Jean de l’Échelle dit, « …si tu dis que tu
aimes alors pries… ». On reçoit le centuple de ce qu’on offre aux autres.
La prière d’un père spirituel est la protection (skepé) pour tous les hommes
et pour tous les temps.
Quand une parole te frappe le cœur, arrête ; cela veut dire que ton ange
gardien est venu prier avec toi. La prière ne permet aucune objectification.
Hésychia présuppose obéissance et askesis. Pour prier on a besoin d’humilité,
pureté de l’âme et absence de passions, sinon la prière est une pseudo-piété
(pseudeulàveia).
La prière pour nous est une anticipation du Jugement Dernier. Nous
devons être nus, dit Jean le Sinaïte, afin que les vêtements royaux adhèrent
au sein de notre âme, alors nous serons étrangers au monde. Le repentir est
le résultat de notre prière à Dieu. Nous aspirons Dieu et puis nous rentrons
pour lutter contre les passions. La prière est accompagnée par la gloire de
Dieu, soulageant et guérissant nos âmes. La prière est un acte où on se renie
soi-même par amour. Elle préempte les derniers jours car chaque jour est
une anticipation de la mort. Chaque moment nous sommes jugés, sauvés
et condamnés. Pour Isaac le Syrien, l’amour de la solitude est une attente
constante de la mort. Abba Isaïe dit que la peur de Dieu doit anticiper cha-
cune de nos respirations. St. Siméon le Nouveau Théologien nous enseigne
que, « Si nous serons jugés favorablement par Dieu, cela sera dû à la prière »,
et Marc le Moine écrivit : « La personne en prière s’abstient du désespoir ;
la prière est une arme d’évasion. »
Saint Jean de l’Échelle ne catégorise pas la prière comme psalmodie, lectio
divina, réflexion ou contemplation. Pour cet abba, il y a une succession
fondamentale : action de grâce, confession et supplication. D’abord nous
contemplons la beauté de Dieu, ensuite on le confesse comme créateur du
miracle de la vie. Isaac le Syrien ajoute qu’au début, il y a le silence. Évagre
décrit l’endroit où prient les Pères du désert ainsi : « Là où il y avait Dieu, là
se trouvait Antoine. »
prière peut-elle être le travail des anges ? Pour Barsanuphe le moine est un
ange terrestre et la prière est l’activité cachée qui transforme l’homme par
le feu, la lumière et la joie. On aime Dieu pour pouvoir prier car la prière
est supérieure à l’intellect, et même à la théologie dit Diadoque de Photicé,
même si l’orant peut être divisé en trois types : le mercenaire, le serviteur
et le fils. De manière ultime Dieu va réintégrer le corps, le cœur, et l’âme
de l’homme. La prière est noétique, i.e. intellectuelle ou mieux encore un
travail mental (νοερά ̉εργασία) où le cœur est réintégré par la prière. Là
le corps est affermi et sanctifié. Le souvenir continuel de notre Seigneur
(μνήμη θεοϋ) est accompagné par une épouse injuste, le sommeil, d’où
l’importance des vigiles. La prière est avant tout une vertu au-delà de la
nature et, enseignée par Dieu ou par les autres, nous lui offrons en retour, le
don même que nous avons reçu de lui, une vraie vie.
La prière de Jésus
La transmission de la foi
1. Il s’agit de Siméon le Studite : cf. son Discours Ascétique, Sources Chrétiennes no. 460,
Paris : Cerf, 2001.
Degré 30. Περί αγάπης, ελπίδος και πίστεως (en) (Des liens des vertus
avec la Trinité) ; brève exhortation résumant les textes précédents.
· Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27%C3%89chelle_sainte
moine insiste toujours pour y aller à pied. Sur la carte ci-dessous (source :
Price & Binns 1991 : 306) on peut localiser le troisième près de Thekoa à
Souka. John Binns (1991 :XI) donne un tableau qui trace l’expansion très
rapide de la vie monastique en Palestine du ive au viiie siècle.
Ces fondations étaient non seulement nombreuses, mais aussi grandes par le nombre des
moines qui y vivaient. Au cœnobium de Romanus vivaient 600 moines et au sud, près de
la mer Rouge, la Vie de Hypatius parle de 800 moines. Les déserts bordant le Nil, avec
leurs fortes pluies en hiver et leurs terres agricoles, ne sont pas comparables aux déserts de
Syrie. Par contre, le petit désert de Judée entre Jérusalem et la mer Morte fait à peine vingt
kilomètres de large. Si rien n’y pousse sauf la melagria et les « bulbes des ânes », sa proximité
avec la Ville sainte de Jérusalem attirait des pèlerins tout au long de l’année.
Source : Derwas Chitty, The Desert a City (Crestwood : St. Vladimir’s Seminary Press : 1966)
Ce qui attirait autant les moines aux ive et ve siècles, comme les prophètes
avant eux, c’était la beauté du désert où Dieu était plus « proche ». La valeur
des vies écrites par Cyrille de Scythopolis résidait dans les témoignages de
ses frères moines sur leurs pères fondateurs et leur vie en communauté. En
fait, ce ne sont pas les enseignements en soi que Cyrille nous livre, mais le
ressenti de la sainteté monastique, ce qui nous permet de prier comme ces
moines et d’imiter leur vie. L’association qu’il fait de données historiques
et biographiques trouve des précédents dans la Vie de saint Antoine d’Atha-
nase le Grand dans vingt-six passages ; mais également dans l’Histoire des
moines de Syrie de Théodoret, étudiée par Pierre Canivet, les Apophtegmata
Patrum, l’Histoire Lausiaque de Pallade et la Vie de Pachôme. Mes références
aux biographies de Cyrille utilisent les divisions (§) de la traduction de Price
et Binns (1991).
Après cinq ans à Pharan, Euthyme et Théoctiste, lors d’un séjour dans le
désert de Coutila, trouvèrent une grande grotte en haut d’une falaise sur-
plombant un ravin profond où il leur plaisait de faire leurs prières. Bientôt
ils furent rejoints par deux moines, Marianus et Luc. Avec d’autres novices
strictement formés par Euthyme, ils cherchaient cette solitude de cœur si
difficile à trouver. Comme le formule Cyrille, « en dépit de porter le nom
“confiance” (euthymia), leur père spirituel était en proie au découragement
et voulait s’enfuir secrètement à Roubâ. Ayant compris cela, le bienheureux
Théoctiste rassembla les frères et à genoux ils implorèrent Euthyme de ne
pas les quitter ; » (Cyrille, Vie des Moines de Palestine, §11, 1992 :17).
Euthyme confia néanmoins le coenobium à Théoctiste et, toujours à la
recherche de plus de solitude et de calme, il déménagea sur la colline de
Marda dans le désert de Roubâ, où il construisit une église avant de repar-
tir dans le désert de Ziph, au sud-ouest d’Hébron où David s’était caché
de Saul. Là il fonda un monastère à Capabaricha. Les contacts qu’avait
Euthyme avec les tribus nomades, fondés sur le respect de ces derniers
pour cet ermite du désert, entraîna leur baptême (Cyrille §10 1991 :14-17).
Derwas Chitty (1966 :83) décrit la conversion d’un certain Aspebet, plus
tard appelé Pierre et consacré évêque par le patriarche de Jérusalem Juvenal,
afin de servir ces Bédouins nomades dans leurs campements. Ensuite on
leur a nommé des prêtres pour un ministère itinérant (parembolai) afin de
les accompagner dans leurs déplacements.
Euthyme continua de recevoir des novices, mais ne voulant pas que
son monastère soit une lavra ou un cenoebium, il les envoya à Théoctiste.
Finalement, lors d’une vision, il réalisa que c’était la volonté de Dieu de
voir sa solitude violée. Initialement ils étaient douze et ce nombre s’accrut
jusqu’à cinquante, chaque moine ayant sa propre cellule. On n’a jamais vu
Euthyme parler ou manger avec quiconque, sauf le samedi ou le dimanche,
car disait-il, « Dieu écoute les prières de ceux qui le craignent. » (§ 23)
Pendant une redoutable sécheresse, Euthyme explique celle-ci en disant
que nos péchés nous ont séparés de Dieu mais que « Le Seigneur est proche
de ceux qui l’appellent en vérité. » Finalement Euthyme décida de prier seul
pour implorer la fin de la sécheresse mais sans toutefois avoir la moindre
assurance que Dieu l’entendra. Il finit par pleuvoir et Euthyme insista pour
que désormais les paysans surveillent leur comportement. (§25)
En 431, pendant sa cinquante-quatrième année eut lieu le concile
d’Éphèse. Cyrille (§26) dans sa Vie de saint Euthyme, montre que les thèmes
ainsi que leur compréhension étaient bien connus des moines de Palestine.
Le concile de Chalcédoine (451) eut lieu quand Euthyme avait 72 ans.
Sabas (439-532)
saint Théoctiste (§7, Cyrille de Scythopolis 1991 :10). Lors d’un voyage à
Alexandrie, Sabas fut confronté à sa mère Sophie et à son père Jean qui
exigeaient de lui l’abandon de la vie monastique, ce qu’il refusa. Revenu à
son coenobium où il resta encore dix ans, à la mort de Theoctiste (446), Sabas
avait trente ans. Le nouvel abbé Longin ainsi qu’Euthyme l’autorisèrent à
vivre cinq jours par semaine dans une grotte proche. Euthyme commença
à prendre Sabas de Domitien avec lui au désert de Roubâ, mais ce jeune
« ancien » comme on l’appelait à cause de sa maturité spirituelle, n’était pas
encore prêt pour les rigueurs du Désert. Sabas, peu habitué au désert et à la
vie anachorétique, s’effondra de soif. Euthyme creusa un trou dans la terre
sèche pour extraire le bulbe d’un melagria et pria Dieu d’envoyer de l’eau,
ce qui sauva le jeune Sabas. Peu de temps après, Euthyme « se reposa dans
la paix » (Ps. 4:9) le 20 janvier 473. Sabas resta attaché encore cinq ans à
son coenobium avant de se retirer dans le désert dans la région du monas-
tère de Saint-Gérasime. Là il endura des tentations diaboliques prenant la
forme de serpents, de scorpions et d’un lion. Un jour (§13) Sabas rencontra
un groupe de Bédouins affamés qu’il soigna avec des racines sauvages et
des cœurs de roseaux. Leur gratitude envers lui l’amena à réfléchir sur la
négligence des chrétiens qui ne remercient pas leur Sauveur autant que les
Bédouins l’ont remercié.
Après quatre ans dans ce désert, Sabas, guidé par Dieu, découvrit dans le
ravin de Siloam une grotte ; cinq ans plus tard, Dieu lui donna aussi des dis-
ciples à former (§16). À chacun il donna comme cellule une grotte dans la
falaise du ravin. Ensuite des bergers et des ermites se joignirent à lui. Quand
leur nombre atteignit 70, il construisit un donjon et à mi-pente une église
pour les occasions où un prêtre visiterait la lavra et pourrait donc célébrer
la Divine Liturgie. À terme, Sabas fut le fondateur de quatorze monastères
et de quatre hospices dans la Palestine méridionale. Certains de ses moines
trouvèrent du reste excessives ces multiples fondations de Sabas.
Les novices étaient formés pour combattre le découragement et la tris-
tesse dus aux attaques des démons. Une fois, alors qu’il priait Dieu pour
recevoir de l’eau, il entendit un âne qui creusait avec son sabot la terre en bas
du ravin où il trouva l’eau et cette source coule encore de nos jours. (§17)
La Vie de saint Sabas par Cyrille de Scythopolis continue en décrivant
la construction d’une nouvelle église, le Theoctistos en 486 sur le flanc
occidental du ravin, là où en 502 on en construisit une deuxième dédiée
à la Théotokos. Quand il fut question d’ordonner Sabas prêtre (§19), un
moine présent devant le nouveau patriarche Saloustiole traita Sabas de
rustique et d’incompétent, sur quoi un prêtre du Saint-Sépulcre, l’Anasta-
sis, fit la remarque qu’il avait transformé le désert en cité. Le lendemain le
patriarche convoqua Sabas pour l’ordonner prêtre de la lavra. Les moines
de ce monastère étaient d’origines nationales différentes (§20 & §32), ainsi
pour les Arméniens Sabas offrit un oratoire où ils pouvaient prier dans leur
langue. Curieusement Cyrille ne parle jamais des Syriens, peut-être parce
que les Syriens parlaient le grec.
Les sections §28 & §30 de la biographie de Sabas par Cyrille décri-
vent sa formation des novices avec l’aide de Théodose, archimandrite en
charge des coenobia en Palestine. Deux révoltes parmi ses moines et deux
exils volontaires de la part de Sabas (§33 & §35) étaient liés à la faction
Origéniste dont la violence surprend (§36). À la suite de chaque révolte, on
rappelle Sabas et la construction d’un nouveau monastère s’ensuit, sept au
total (§37-38, §58). Pendant la dispute entre les moines de Sabas et la fac-
tion Origéniste, Sabas continue à défendre l’orthodoxie. Il intercède même
auprès de la cour impériale contre l’hérésie des monophysistes. En décrivant
la longue vie de Sabas et son décès (§76) Cyrille nous démontre que ce
moine était un homme pour tous les temps, par sa prière et son hésychia, il a
pu être le berger des moines les plus récalcitrants (cf. un certain Jacob §39-
41), et les pénitents tel que Aphrodisios (§44) et Flavius (§49). Il participa
à l’âge de 73 ans à un débat avec l’empereur Anastasios (§50-55), mena
une révolte contre le patriarche Sevère qui avait anathématisé le concile de
Chalcédoine et soutenu l’hétérodoxe Eutychès (§56), et avec Théodose,
il envoya une pétition à l’empereur (§57) au nom de tous les moines de
Palestine. L’intimité entre Sabas et Théodose est décrite (§-) avec tendresse
par Cyrille.
En 531 Sabas fut obligé de voyager jusqu’à Constantinople une dernière
fois, pour rencontrer l’empereur Justinien afin d’implorer sa protection
contre les attaques des Samaritains. Après la réception à la cour de Justinien,
une fois Sabas arrivé à Constantinople (§71-72; Price 1991 : 184-185 ; tra-
duction S.C.H.), Cyrille écrit :
Quelques jours plus tard, l’empereur convoque saint Sabas et lui dit :
« J’ai entendu, père, que vous avez fondé beaucoup de monastères dans le
désert. Demandez ce que vous voulez pour celle que vous voulez, demandez
un revenu pour les besoins des habitants et nous vous l’octroierons afin qu’ils
prient pour l’empire dont nous avons la garde ». Sabas répondit : « Ceux
qui prient pour votre Sainteté n’ont aucun besoin d’un tel revenu, car leur
part et leur revenu est le Seigneur qui dans le désert a fait descendre du ciel
la manne et déversa des cailles pour un peuple désobéissant et réfractaire.
Par contre, empereur si pieux, nous demandons la rémission des taxes, la
reconstruction des bâtiments détruits par les Samaritains (529) et une aide
pour les chrétiens pillés et amoindris de Palestine. Aussi nous vous implo-
rons de fonder un hôpital dans la cité sainte pour le soin des étrangers. »
De retour à Jérusalem et à son monastère de la Grande Laure, Sabas
le Sanctifié tomba malade. L’évêque Pierre se précipita à sa cellule pour
ramener Sabas avec lui, mais Sabas l’implora de le transporter plutôt dans
Fils d’un collecteur d’impôt versatile, Mansur ibn Sarjun, qui avait servi
sous trois administrations différentes dans la Syrie chrétienne puis musul-
mane de la deuxième moitié du viie siècle, saint Jean, connu aussi sous le
nom de son grand-père, était probablement un Syrien qui mourut vers
750. Initialement, dans le califat Umayyad (651-750), on employait le grec
comme langue d’administration, car les Arabes ont commencé par laisser
la gestion des terres conquises aux autres, eux-mêmes s’occupant unique-
ment des affaires militaires. Ayant battu les empires romain et perse, trente
ans après la mort de Mohamed (632), les armées levées par les musulmans
continuèrent en s’emparant de l’Espagne en 711, de Chypre (649) et de
Rhodes (654). Seules la Crète et la Sicile ont réussi à résister à ces armées
pour encore quelques siècles. Garth Fowden (1993, 2014) a tracé le passage
d’empire en commonwealth qui était l’une des conséquences du mono-
théisme partagé de l’antiquité tardive. Le califat Umayyad ayant reconfiguré
la carte du Moyen-Orient, les villes-États ont disparu et un troisième centre
émergea entre Byzance et la Perse. Sous le califat d’al-Wadid, l’arabe rem-
place le grec comme langue d’administration et Jean Damascène est parti à
Jérusalem pour vivre dans un monastère où il devint moine et prêtre et vécut
dans « l’hiver des mots » très longtemps. Il semble avoir été associé à l’église
de l’Anastasis comme prédicateur. À ce moment le Saint-Sépulcre se juxta-
posa au mesjid Al-Aqsa et à la mosquée du Dôme et le nombre de pèlerins
chrétiens diminua, suite à la conquête de Jérusalem par les Perses en 614 et
par les Arabes en 638. Depuis que saint Sabas avait défendu le patriarche
Jean, menacé de bannissement en 516, les monastères palestiniens étaient
devenus le foyer des doctrines christologiques de Chalcédoine. La préoc-
cupation d’une orthodoxie doctrinale était devenue d’autant plus nécessaire
que les moines ne vivaient plus sous le regard ambigu de l’empereur. Jean
exprime la responsabilité de cette liberté dans sa défense de l’Orthodoxie.
Selon les mots d’Andrew Louth (2002 : 11 ; traduction SCH) :
Les sujets théologiques n’étaient plus soumis à la volonté impériale et
n’avaient plus besoin de lui résister ; sous le califat était créé, en ce qui concerne
la doctrine religieuse, un terrain neutre à propos des doctrines religieuses.
Ce qui nous encourage à étudier Jean Damascène dans le contexte du
monachisme palestinien, c’est sa poésie liturgique. Ce sont ses prières et ses
chants qui ont été préservés depuis tant de siècles, et tous les orthodoxes les
connaissent pour les écouter et chanter pendant les grandes fêtes de la vie du
Christ et surtout pendant la Semaine sainte encore aujourd’hui. La tradi-
tion monastique y est retranscrite en hymnographie (ou les notes soulignent
les paroles les plus signifiantes). À l’époque de saint Jean Damascène, les
homélies étaient très importantes, mais à côté des poèmes écrits en grec
par des moines connaissant l’esthétique syriaque et sa poésie proche des
psaumes, s’épanouirent des hymnographes : Cosmos de Maiuma, adopté
par le père de Jean Damascène ; Serge, qui petit garçon orphelin à Damas,
partit à Jérusalem avec Jean pour devenir moine ; André de Crète, né lui
aussi à Damas circa 650, est devenu moine à Saint-Sabas et ensuite archi-
diacre de la grande église d’Agia Sophia à Constantinople. Ils ont produit
des kontakia et troparia de toute beauté pour les offices festifs de matines.
Après les destructions culturelles à Byzance pendant la période iconoclaste,
le monachisme palestinien est devenu un modèle. Pendant l’accalmie
de l’iconoclasme violent (787-814), saint Theodore le Studite importa le
typikon de Saint-Sabas à Constantinople et consultait certains de ces moines
(Roman Cholij 2002 : 28-37).
Alors que la rhétorique de la prose grecque avait déjà été adoptée par
des moines cultivés au ive siècle (Évagre, saint Athanase le Grand, abba
Isaie, etc.), dans la Palestine du ve siècle alors que « le désert devint cité1 », le
cursus dans la formation des moines, commencé dans des cenoebia et achevé
dans les lavra, préparait les jeunes hommes à vivre dans la solitude en tra-
vaillant de leurs mains. Des auteurs ont noté qu’un ensemble de thèmes
(célibat, guerre sainte (intérieure ?) contre les passions, apprentissage de la
langue des anges dans le temple) ressemblait à ceux qui préoccupaient déjà
les communautés de Qumran et des premiers monastères dans la Syrie du
Nord. En parlant de Jean Damascène ici, quelle est la dimension de cet
héritage sémitique dans le monachisme naissant ? Pourquoi entendons-
nous si peu parler de la présence des moines syriens dans les monastères de
Judée qui pendant deux siècles furent cosmopolites ? Ces moines furent-ils
exclus, quant au vie siècle éclatèrent les controverses christologiques.
Alors que la sainteté des trois grands fondateurs au désert de Judée, saints
Euthyme, Théoctiste et Sabas, est bien préservée et vénérée, cela ne peut
pas être à cause de leurs écrits parce qu’ils n’existent pas.² Comme c’est
souvent le cas avec les moines, ce n’est pas ce qu’ils ont dit qui comptait,
mais ce qu’ils étaient. Ainsi le monastère est toujours ouvert aujourd’hui.
Quelle pérennité ! Des moines sont toujours là en train de prier, et grâce
à leur première biographie, Cyrille de Scythopolis (525-559) nous permet
de comprendre quelque chose de la place de Dieu dans leur vie et dans
leur salut.
Je veux suggérer ici que l’héritage monastique de saint Sabas aujourd’hui le
plus important fut son typikon, tel qu’il a été influencé par le rite cathédral de
Jérusalem et par la tradition studite de la ville impériale de Constantinople.
Cette codification de la vie monastique non seulement déborda dans les
siècles suivants dans d’autres monastères mais, comme on vient de le dire,
transmit la qualité de leur prière. Le coryphée de la transmission des talents
poétiques des lavra dans la Syria Palestina vers les églises urbaines fut saint
Jean Damascène (ca 675/676-749), théologien, poète-chantre qui a peut-
être vécu à Saint-Sabas même, et en tout cas à Jérusalem, à qui l’on doit les
trois plus grands canons de l’année chrétienne. Comme on l’a souvent dit,
avec saint André de Crète (ca 650-712/740 ?) et saint Cosmos de Jérusalem
et de Maiuma († 773/794), ils ont établi un niveau esthétique et donc
théologique par leurs canons des vigiles des douze grandes fêtes de l’année
1. Cf. Derwas Chitty, The Desert a City : a Study of Egyptian and Palestinian Monasticism
under the Christian Empire, 1966 ; Après deux ans à l’École Biblique de Jérusalem, en 1929
Chitty avec Michael Markoff ont fouillé les vestiges du monastère Saint Euthymius.
1. Sebastian Brock, The Treasure House of Mysteries : Explorations of the Sacred Text through
poetry in the Syriac Tradition. (Saint Vladimir’s Seminary Press, Yonkers ; 2012 : 11-21) « …
what I call “hymnographic exegesis” can render important services to theology understood as
a charismatic ministry. Hymnographic exegesis helps to anchor Christian dogmatics in the
living experience of Israel’s walk with the God of Abraham, Isaac, and Jacob, the Lawgiver
and “God of our fathers” and calls for serious reconsideration of what biblical exegesis is
supposed to be. In the hymns, biblical exegesis has its face turned toward theophany, thus
becoming a mystagogy an account of and a guide into the experience of God. »
Cf. aussi Bogdan G. Bucur, “Exegesis of the biblical Theophanies in Byzqntine
Hymnography : rewritten Bible ?” dans Theological Studies 68 (2007).
2. Stephen C. Headley, “Liturgically Mediated Plurality. Transformative Contemplation
in Saint Basil’s Eucharistic canon and in St Maximus’ Mystagogy” in Paul J.J. van Geest (editor),
Mystagogy, Peters, 2016 : 401-422.
poétiques élaborées pour les thèmes de la prière. Cela amène des séquences
de « sacrifices verbaux » du genre des psaumes de sagesse (Ps 136), nar-
rations méditatives avec des refrains comme « car Ta miséricorde est
éternelle ». Celles-ci existent encore dans les antiennes des liturgies de saint
Jean Chrysostome et de saint Basile, et avec une intensité rare dans la litur-
gie de saint Jacques utilisé partout par les orthodoxes indiens.
Bouyer affirme (1966 :243) d’une manière osée que dans les Eucharisties,
la mentalité grecque va transformer partiellement cette contemplation sapien-
tielle syriaque dans une théologie plus systématique. À Antioche, la rhétorique
grecque va utiliser des développements rationnels à partir d’une seule et même
thèse en déployant une syntaxe rigoureuse indisponible en syriaque. Et au
ive siècle, la théologie trinitaire exprimée en grec avec une rhétorique somp-
tueuse plus ancienne que celle des liturgies syriaques. Entre-temps les prières
en syriaque continuent de déployer « leur esthétique orientale avec une pro-
fusion d’images, balançant à la fois sonorités et idées, toutes amplifiées par les
cadences des mètres poétiques. » (Louis Bouyer 1966 :243). C’est cette der-
nière caractéristique que Jean Damascène a réussi à exploiter en grec et c’est
pour cela que le qualificatif d’« hymnographie byzantine » est trop restrictif.
La seule manière de contrôler cette question serait de comparer l’original
grec du Damascène avec ses traductions en syriaque1, utilisant les méta-
phores et les images qui peuvent remonter aux Carmen Nisibis de saint
Éphrem et cela pour voir le degré d’emprunts et d’influence qu’il a eu sur le
Damascène. À ma connaissance, une telle recherche reste à faire, à l’excep-
tion de la Descente aux enfers (shéol) le sujet du premier sermon de saint
Pierre (Actes 2 : 31-32) qui a connu des développements considérables chez
les hymnographes syriaques. Dans son livre sur cette descente, le métropo-
lite Hilarion a ouvert le chemin pour une telle compréhension, en montrant
l’antiquité de ce thème souvent escamoté en Occident.
1. La version syriaque du canon pascal de saint Jean de Damas ci-dessous est connue
sur la base de Sinai Syriac 71 (ca. 11th century), ff. 186r-189v. It can be compared to Sinai
Syriac 4 (ca. 12th century), 51v-55v and Sinai Syriac 77 (1237 AD), ff. 65vo-70r. Cf. http://
araborthodoxy.blogspot.fr/2014/04/the-paschal-canon-in-syriac.html (consulted 15. 3.16).
2. Cf. http://www.pravoslavie.ru/english/90081.htm (consulted 4.2.2016).
hommes avaient cherché à vivre comme les prophètes d’autrefois, près d’une
grotte où l’on croyait qu’Élie avait été nourri par un corbeau alors qu’il fuyait
vers le mont Sinaï (1 Rois 17:5-6). À la fin du ve siècle, un certain Jean
de Thèbes, ermite en Égypte, arriva et y construisit un monastère adossé
tout comme Saint-Sabas à la falaise de ce ravin profond. C’est un moine,
Georges, né en Chypre vers 550 et connu pour sa sainteté, qui vécut dans
plusieurs des lavras du désert de Judée et donna par la suite son nom au
monastère. Détruit en 614 par les Perses, on y vénère jusqu’à aujourd’hui
les reliques des quatorze moines qui y ont péri dans leurs cellules et leurs
grottes. De nos jours, les moines habitent le monastère dont la photo figure
ci-dessous, mais les grottes sont encore accessibles par de frêles échelles
dressées contre la falaise en amont et en aval des bâtiments en dur. Pendant
l’occupation de la Palestine par les Croisés, le monastère fut restauré en
1179, puis abandonné après leur départ. Entre 1878 et 1901 un moine grec
Kallinikos s’est établi dans le ravin pour y faire revivre la vie monastique.
1. Synaxaire vol. 4, sub voce 4 mars. (Simonas Pétra, Mont Athos : 2014, pp. 39-43) ;
cf. aussi John Moschus, Le Pré Spirituel, ch. 107, Sources Chrétiennes no. 12, Paris, Cerf.
1. Cf. Simeon Vailhé, « Les laures de saint Gerasime et de Calamon », dans Échos d’Orient,
1898, pp. 196-199.
Dès le début des années cinquante, une fois quelques-uns des manuscrits de
la Mer Mort publiés, Arthur Vööbus suggéra les liens possibles entre ces « fils de
l’alliance (bnay qyama) et les ascètes syriens les plus anciens qui apparaissent dans
les œuvres d’un persan Aphrate le Sage (circa 330-340), d’Éphrem (le Syrien) de
Nisibe († 373), et une collection anonyme de sermons ascétiques de la deuxième moitié
du quatrième siècle, le Liber Graduum, ou Livre des Marches1. »
Aphrate écrivit pour les filles et fils de l’Alliance, cette fraternité à struc-
ture lâche qui incluait les ascètes (ihidaye), et qui ressemblait aux monazontes
qu’on a connu à Jérusalem. (Desprez 1998 :458-268). Nous ne sommes
pas vraiment en mesure d’expliquer l’apparition d’un mouvement ascé-
tique parmi les laïques des paroisses urbaines. En tout cas il ne faut pas
confondre celle-ci avec les mouvements extravagants et déséquilibrés plus
au nord et en Asie mineure. Dit brièvement, pendant le quatrième siècle
entre Constantinople et Antioche l’initiative de la fondation de monastères
appartenait souvent à des évêques ascétiques tels que Jean Chrysostome et
les cappadociens Basile et Grégoire de Nazianze comme nous verrons au
chapitre six. Des évêques similaires existaient siégeaient en Syrie au qua-
trième siècle. Initialement les mouvements charismatiques essayaient de
détruire les relations familiales et sociales, mettant en questions la hiérarchie
de l’Église, les sacramentels et la vie liturgique et même la notion de travail.
Trois groupes, les Encratites, les Messaliens et les Acémètes incarnaient
ces mouvements. Eustathe de Sebaste (3006377) évêque dans l’Antioche de
l’Arménie romaine selon Histoire Ecclesiastique de Sozomèn était un « semi-
adhérent » d’Arius. Son style monastique était sans fondement doctrinale
mais il pratiquait une ascèse flamboyante. Certains de ses disciples sont
visés dans les Règles Brièves de St. Basile. Des normes plus équilibrées seront
imposées par St. Basile ; dans leur traduction française ces règles portent
un sous-titre : « Pour inventer une vie en fraternité selon les évangiles » ce
qui résume bien leur contenu. Quant au disciple d’Eustathe, Aère, il est
allé encore plus loin, en affirmant qu’il n’y avait pas de différence entre les
prêtres et les évêques et que Pâques devrait être célébrée selon le rite juif.
En 341 le Concile de Gangres (en Asie Mineure au nord de la Galatie entre
1. Robert Kitchen fournit une traduction anglaise des trente discours traitant des thèmes
ascétiques : (consulté 27.III.16) https://www.academia.edu/1176463/The_Book_of_Steps_
The_Syriac_Liber_Graduum.
2. de Halleux Revue Théologique de Louvain no 15, 1984 :342.
3. Éphésiens 5:19 : « Récitez entre vous des psaumes, des hymnes t des cantiques inspires ;
chatez et célébrez le Seigneur de tout votre cœur. » Colossians 3:16 : « Que la parole du
Christ réside chez vous en abondance : instruisez-vous en toue sagesse par des admonitions
réciproques. Chantez à Dieu de tout votre cœur avec reconnaissance, par des psaumes, des
hymnes et de cantiques inspirés. »
Colossians 3:16 (KJV) : « Let the word of Christ dwell in you richly in all wisdom ;
teaching and admonishing one another in psalms and hymns and spiritual songs, singing
with grace in your hearts to the Lord. »
1. La section suivante est un résumé de François Cassingena-Trévedy, « L’Hymnographie
Syriaque » pp. 183-219 dans Les Liturgies Syriaques, (Études Syriaques 3), études réunies par
F. Cassingena-Trévedy et I. Jurasz. Paris : Guenthner, 2006.
2. Le texte présentant l ordo du Seder pascale défini comme un commandement se trouve
en Exode 13:8.
l’église se mélangent avec le tonnerre de Dieu. La lumière des torches s’unit aux
éclairs et au tonnerre. La pluie des larmes de la Passion, le jeûne de Pâques avec
les pâtures fraîches…
Éphrem, prédécesseur de St. Jean Damascène, bien qu’il fût d’expression
syrienne et non pas grecque, fut rapidement reconnu au-delà du milieu
syrien1. Il était formé par les trois évêques de Nisibe sur la frontière de la
Perse romaine, Jacques, Babou et Vologèse. Les chants nostalgiques Carmen
Nisibis d’Éphrem, sa ville qu’il fut forcé de fuir, étaient promus par son qua-
trième évêque, Abraham. C’était l’évêque Jacques qui lui avait demandé de
commenter les saintes écritures ; malheureusement la majeure partie de son
exégèse a été perdue. Après la mort de l’empereur Julien l’Apostat dans la
bataille de 373, Éphrem est parti avec les autres chrétiens vers l’ouest, vers
Édesse. En tant que diacre il dirigeait le chœur féminin de l’église mais en
372-373 pendant la famine, il mourut alors qu’il soignait les malades.
Alors qu’à Nisibe vivaient des célibataires (ihidaya) quasi-monastiques, il
y avait aussi des continents qui vivaient dans des mariages blancs et comme à
Mossoul ils appartenaient à des fraternités (qyama). Leurs évêques servirent
de modèle à ces ascètes. Ainsi Éphrem qualifia son évêque Abraham comme
un veilleur (sahhara) et Vologèse comme un jeûneur (sayyama). Éphrem
loue le mariage mais ressent une vénération pour la virginité. Contre
Marcion et Mani, Éphrem va défendre la beauté du corps. L’ascétisme doit
être librement choisi. De même que Jésus s’est réfugié au bord du désert
dans le village d’Ephraim (Jh 12:54 ; le Taybeh actuel près de Ramalah),
le cercle d’Éphrem est proto-monastique. C’est ainsi qu’Éphrem utilise le
terme « moine » :
Béni sois-tu (Ephraim) ! Car en toi s’est repose le Seigneur […] En toi a
été formé le modèle des moines (abîle, littéralement, pleureurs, deuilleurs) pour
aimer – le désert qui nous libère de tout. (Hymne sur la Virginité 21,2)
Plus tard alors que Théodoret de Cyrus (393-c. 457)2 parlera des moines
de Syrie dans une perspective antiochienne, c’est Éphrem, qui incarne
l’enclave de l’église syrienne même si Nisibe est devenue une forteresse dans
l’empire Byzantin en Mésopotamie. Il ressemble à Apharate, mais aussi
à Cyprien de Carthage et à Méthode d’Olympe qui eux aussi ont promu
chastité par la pauvreté, le jeûne, l’étude et les cellules séparées comme on
voit dans ces Hymnes à la Virginité d’Éphrem (qui ont été dès son vivant en
grec = bout de phrase pas très utile, apportant de la confusion ?) (de Halleux
1. Cf. André de Halleux, « Saint Éphrem le Syrien » pp. 328-355 dans Revue théologique
de Louvain, 14e année, fasc. 3, 1983.
2. A history of the monks of Syria par Theodoret de Cyrrhus : translated with an introduction
and notes by R. M. Price. Cistercian Studies no. 88.
Christian Literature Publishing Co., 1898.) Revisée par New Advent par Kevin Knight.
<http://www.newadvent.org/fathers/3705.htm>.
1. Dès le deuxième siècle en 363 les rois de la dynastie d’Abgar avaient fondée une première
école ; suite à la chute de Nisibis aux Perses en 350, St. Éphrem et d’autres professeurs l’ont
déménagé à Édesse où Éphrem est devenu le directeur de cette école de théologie.
2. Les « Apocryphes » qui décrit la descente du Christ en Enfer sont : le Protoevangelium
o de Jacques ; l’évangile de Nicodème entre le deuxième et le cinquième siècle avec une
description très ancienne de la descente aux enfers ; l’Ascension d’Isaïe (deuxième siècle AE)
A ce texte on a rajouté un Apocalypse Chrétien entre ch. 6-11) ; le Testament d’Asher (texte
juif du deuxième siècle AE, avec la description d’un baptême chrétien au deuxième siècle, ; le
Testaments des douze Patriarches, Apocalypse Juif à dater d’environ 50 AE jusqu’à 150 EC
adapté en grec, l’Évangile de Pierre 100-150 EC ; les Épîtres des Apôtres deuxième siècle
CE ; le berger d’Hermas circa 100-150 EC ; l’Enseignement de Silvanus environ deuxième
siècle ou plus tard ; l’Évangile de Bartholomé (entre le deuxième et le quatrième siècle)
contient un dialogue entre le Christ, Hadès, la Mort et Beliar qui influença Éphrem et
Romanos le Melode. On trouve une discussion pertinente dans Hilarion. Alfeyev, Christ the
Conqueror of Hell. Crestwood : SVP, 2009, pp. 20-34. Tous ces apocryphes sont disponibles
en traduction anglaise dans H.F.D. Sparks, The Apocryphal Old Testament. Oxford, Oxford
University Press, 1984 and in Edgar Hennecke, New Testament Apocrypha, en deux volumes
Philadelphia, Westminster Press, 1963.
Les tombeaux s’ouvrirent ; les corps de nombreux saints qui étaient morts
ressuscitèrent, et, sortant des tombeaux, entrèrent après la résurrection de Jésus
dans la ville sainte, et se montèrent à un grand nombre de gens.
St. Matthieu (27 : 52-53 RSV) décrit la prophétie de Jésus de sa
Résurrection en ces termes :
…en fait de signe, il ne lui sera donné que le signe de Jonas. En effet, comme
Jonas est resté dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, le Fils de
l’homme restera au Cœur de la terre trois jours et trois nuits.
St. Pierre dans son premier sermon lors de la Pentecôte (Actes 2 :
22-24,29-32 ; traduction Segond) :
22 Hommes Israélites, écoutez ces paroles ! Jésus de Nazareth, cet homme
à qui Dieu a rendu témoignage devant vous par les miracles, les prodiges et les
signes qu’il a opérés par lui au milieu de vous, comme vous le savez vous-mêmes ;
23 cet homme, livré selon le dessein arrêté et selon la prescience de Dieu, vous
l’avez crucifié, vous l’avez fait mourir par la main des impies. 24 Dieu l’a ressus-
cité, en le délivrant des liens de la mort, parce qu’il n’était pas possible qu’il fût
retenu par elle.
29 Hommes frères, qu’il me soit permis de vous dire librement, au sujet du
patriarche David, qu’il est mort, qu’il a été enseveli, et que son sépulcre existe
encore aujourd’hui parmi nous. 30 Comme il était prophète, et qu’il savait que
Dieu lui avait promis avec serment de faire asseoir un de ses descendants sur son
trône, 31 c’est la résurrection du Christ qu’il a prévue et annoncée, en disant qu’il
ne serait pas abandonné dans le séjour des morts et que sa chair ne verrait pas
la corruption.
32 C’est ce Jésus que Dieu a ressuscité ; nous en sommes tous témoins.
Parlant du baptême dans sa première épître (3:18-22), St. Pierre décrit la
prédication du Christ dans cette « prison » des morts :
Le Christ lui-même est mort une fois pour les péchés, juste pour des injustes,
afin de nous mener à Dieu. Mis à mort selon la chair, il a été vivifié selon l’esprit.
C’est en lui qu’il s’en alla même prêcher aux esprits en prison, à ceux qui jadis
avait refuser de croire lorsque se prolongeait la patience de Dieu aux jours où
Noé construisit l’Arche… un petit nombre furent sauvées à travers l’eau. Ce qui
y correspond, c’est le baptême qui vous sauve à présent… mais l’engagement à
Dieu d’une bonne conscience par la résurrection de Jésus Christ…
Alfeyev (2009 :48-82) a décrit le thème central de la Résurrection du
Christ dans la tradition patristique des pères orientaux à partir du deuxième
jusqu’au cinquième siècle, ce qui permit de comprendre comment les dia-
logues poétiques entre le Christ, Satan, la Mort, le Péché et l’Homme sont
une expansion de la tradition antérieure apostolique. Dans l’Évangile apo-
cryphe de Bartholomé on trouve une des sources des thèmes d’Éphrem et
de Romanos. Une fois que la Mort a compris qu’elle a été vaincue par Dieu,
pour Éphrem la Mort n’est plus une figure satanique. Le cataclysme de la
Résurrection, la descente du Christ aux enfers, les tombeaux ouverts, les
morts conduits hors du shéol vers le paradis, ne laisse aucun choix à la Mort.
Elle est confondue parce que personne avant le Christ n’avait cherché à
entrer dans l’enfer. Dans les Carmina Nisibena (hymnes 35-42) des hymnes
sont regroupés sous le titre, « Sur notre Seigneur, la Mort et Satan » suivi
par une autre collection, « Sur Satan et la Mort » (chants 52-68). Alors que
chaque figure comprend des monologues, ce sont les dialogues qui struc-
turent la narration et articulent la théologie. Les conséquences de la descente
aux enfers du Christ sont tellement dramatiques, tellement apocalyptiques,
qu’il est tout à fait normal d’avoir cherché à les développer dans une présen-
tation théâtrale pour souligner leur crédibilité et leur importance comme
Éphrem l’a fait. Il est impossible de sur-dramatiser la victoire sur la mort,
au contraire en la contemplant on se rend compte qu’elle est aussi infinie
que ne l’est la vie elle-même. Si on compare la poésie théâtrale d’Éphrem
avec la tragédie « La passion du Christ écrite par St. Grégoire de Nazianze »
(Sources Chrétiennes no. 149 ; 1969) composée « à la manière d’Euripide »,
on discerne la toile complexe qui s’est tissée entre le théâtre grec classique
et l’hymnographie byzantine. (André Tuiler 1969 :38-47) C’est vrai que
le Christus patiens de Nazianze n’est pas un drame liturgique. Néanmoins
des moines tels que Romanos le Mélode et Jean Damasène ont adapté des
textes d’autres auteurs contemporains ou antérieurs pour faire des nouveaux
poèmes, des chants liturgiques. En mettant en musique des hirmoi et en
composant des troparia appropriés pour développer leurs thèmes sur les
mêmes mètres poétiques, ils ont fourni aux vigiles des grandes fêtes une
réflexion prolongée par une esthétique monastique pour alimenter des
vigiles nocturnes. Maintenant voici l’hymne 36 du Carmina Nisibis :
Hymne 36 de Carmina Nisibis1 :
1. Notre Seigneur a contenu sa puissance et on s’est emparé de lui
pour faire revivre Adam par sa mort pleine de vie.
Il a livré ses mains au percement des clous
En place de la main qui avait cueilli le fruit. On a frappé
Sa joue au tribunal (cf. Jn 18, 22)
En place de la bouche qui avait mangé en Éden. Et parce qu’Adam avait avancé
son pied,
Ses pieds ont été fixés. Notre Seigneur a été dépouillé pour que nous restions
couverts.
4. À moi toute seule, j’ai vaincu beaucoup, et le Fils unique veut me vaincre !
J’ai emmené prophètes, prêtres et vaillants ;
J’ai vaincu les rois avec leurs contingents, les géants avec leurs chasses (cf.
Gn 10,9),
Les justes avec leurs bonnes actions : ce sont des fleuves de cadavres
Que je mets dans le Shéol. Mais j’ai beau les y déverser, celui-ci a toujours soif !
Que l’on soit proche ou éloigné,
Au terme c’est à la porte du Shéol que l’on est conduit !
Il crie et fracture les tombeaux l’un après l’autre (cf. Jn 5, 28-29 ; Mt 27, 50-52).
La Mort est saisie de vertiges. Dans le Shéol, qui jamais n’a été illuminé,
Des éclairs crépitent. Ils émanant des Veilleurs qui sont entrés pour faire sortir
Les morts à la rencontre de ce mort qui donne vie à tous.
Les morts sortent et les vivants sont remplis de confusion (cf. Mt 27, 5)
Eux qui croyaient avoir vaincu le Vivificateur de tous !
Commentaire : Une fois que nous avons accepté que la Mort pourrait être
convoquée pour parler avec une voix poétique et théologique, comment trou-
vons-nous « Son » monologue ? Est-ce une prière ? La sincérité de son refrain
est frappante : « Béni est celui qui m’a vaincu et apporté la vie aux morts sa
propre gloire. » Ce que la mort dit d’elle-même fait sens : « Moi seule j’en ai
beaucoup conquis et maintenant « le seul-engendré » (ihidaya) cherche à me
conquérir. » Son incrédulité est frappante et cela grâce à l’audace de St. Éphrem
qui ose décrire ce que beaucoup passent leur vie à nier, à savoir l’approche de
la mort, que « la fin finale les amène à la porte du shéol. » La mort acquiert
une vision étonnamment objective de ce qu’elle fait : « Tout le monde m’appelle
celle qui déteste les demandes, mais je ne fais que ce qu’on me demande. » La
Mort acquiert même un certain sens de l’humour : « Jacob a vu une échelle :
peut-être c’est par là, qu’ils (Enoch et Élie) se sont échappés vers le ciel. » Ces
doubles références opèrent des rapprochements dogmatiques, par exemple :
« Comment votre croix peut me conquérir, étant donné que par le bois
(de l’arbre de la connaissance du bien et du mal) j’étais victorieux… dès
le début. »
une plante qui pousse dans les enfers devant l’arbre de la vie pour toute sa
création. Le fils de l’homme est ainsi le premier né du Shéol. Pour Éphrem la
résurrection a eu lieu alors que le Christ était encore sur la croix, ainsi le temps
se dédouble : Aujourd’hui tu seras avec moi au paradis. Sa voix ouvre les tom-
beaux. L’humilité du Christ fait que son sang déversé sur le bois de la croix
contient le parfum de la vie. Le shéol et la mort sont plus fragiles que Satan
arrogant et en rébellion qui toujours dans son ignorance délibérée ignore le
mystère de la vie. Si la Mort voit la mort avalée par la vie, Satan incarne la
« vraie » mort et l’enfer lui-même. La lumière, la vie, la voix et Sa force enva-
hit le silence de l’obscurité, dissipant la force de l’enfer, le transformant en un
ailleurs, une terre des vivants. (Carmina Nisibis 43, 12).
Si ce qui précède semble être une théologie orientale, cela ressemble
néanmoins aux récits monastiques de leurs propres expériences person-
nelles de la résurrection, après leurs âpres combats ascétiques ces ascètes
trouvent les fruits de leurs épreuves, à savoir leur crucifixion volontaire et
leurs renaissances. C’est pour cela que dans l’église syrienne du quatrième
siècle et plus, le peuple de Dieu est venu entendre et chanter des hymnes.
Même si l’expérience est de deuxième main il ne s’agit pas d’une suspension
temporaire de leur peu de foi mais d’un avant-goût de ce que leur foi peut
leur révéler. Parfois l’hymnographie byzantine souffre de formulations trop
banales, mais les chants d’Éphrem apportent stupeur et étonnement qui
sont les fruits d’une vie véritablement ascétique. Comme on verra ci-dessous
chez St. Isaac le Syrien au septième siècle la qualité de sa contemplation
sera transmise de génération en génération. La carte ci-dessous (source :
S. Brock 1987) permet de comprendre la proximité géographique entre
St. Éphrem le Syrien et Isaac de Ninive dit le Syrien.
Source : Sebastian Brock, Syriac Fathers on Prayer and the Spiritual Life. Kalamazoo :
Cistercian Studies, 1987.
1. Adapté du lexique d’André Louf, Isaac le Syrien, Œuvres Spirituelles – II. Spiritualité
Orientale, no 81, Édition Bellefontaine : 2003 :83-87.
1. Traduction d’André Louf, Abbaye de Bellefontaine, Œuvres Spirituelles – II, 2003 :439-
450.
Pour Isaac le plan de Dieu pour le salut de l’humanité ne peut pas être saisi
en instants isolés, par exemple l’expulsion du paradis ou la mort d’Adam, mais
plutôt par la manière dont Dieu conduit l’homme à la vie éternelle. Ainsi pour
St. Isaac nous n’avons pas tous péché dans la chute d’Adam ; ce n’est pas sa
désobéissance qui a introduit la mort dans le destin de l’humanité, comme
dans l’épître de St. Paul aux Romains ch. 5:12. Peu importe le comportement
d’Adam, Dieu n’avait pas prévu de laisser Adam rester au Paradis mais avait
prévu que ses descendants peupleraient toute la surface de la terre.
Plus loin dans ces discours en citant St. Théodore de Mopsueste « l’Inter-
prète » (350-428) dans le monde à venir, non seulement ceux qui ont choisi
la beauté dans ce monde-ci mais également les personnes mauvaises seront
punies à tel point qu’elles désireront comprendre les bienfaits de la peur de
Dieu et voudront être consolées par Sa beauté.
Discours 39.11
Discours 39.6
une brève période de douleur atroce, il n’y a pas de mesure commune aux
consolations du monde à venir. St. Isaac s’astreint à éliminer la conception
enfantine qui voudrait attribuer à la miséricorde de Dieu la passion d’infli-
ger des punitions.
Discours 39.15
Discours 39.16
Discours 39. 17
Discours 39.18
Discours 39.19
Tout dans l’Écriture sainte ne doit pas être compris littéralement, à pre-
mière vue, car la sainte écriture est loin de sa vraie nature. Dieu est caché
1. The Syriac Fathers on Prayer and Spiritual Life. translations S. Brock, 1987 :271-292,
section entitled « Texts on Prayer and the Outward Posture during Prayer ».
2. Traduction anglaise du syriaque par S. Brock, dans The Syriac Fathers on Prayer and the
Spiritual Life. Cistercian Studies no 101. Kalamazoo, 1987 : 294-295. Traduction française
S.C. Headley.
(Œuvres Spirituelles II, 19.8) Au-delà de cela, dans une expérience plus
profonde, toujours un don de Dieu, nous sommes réduits au silence, à la
crainte quand finalement nous contemplons les mystères de Dieu (35.2).
Il n’y a nul besoin de se forcer d’approcher de Dieu. Ayant déçu les pas-
sions en esquivant à droite et à gauche nous pouvons continuer notre
askesis, permettant à l’esprit d’être pacifié, facilité par son intériorisation
précédente (3, 4, 56).
Isaac parle de la loi des esclaves et de la loi de la liberté (Œuvres Spirituelles
II, 14.34). Pour les débutants la nécessité initiale d’une observance stricte
est claire. Les prosternations avant le signe de croix sont considérées comme
le meilleur des labeurs ascétiques, traçant sur son cœur la croix du Seigneur
(14.14). Chaque fois qu’on vénère la croix avec un baiser, c’est une prière.
Dans le discours 11, Isaac explique que l’image de la mort sur la croix pos-
sède une force invisible et éternelle qui par sa vénération dépose en nous des
réalités nouvelles et pures. De même que la littérature rabbinique décrit la
shekinah dans le temple (Exode 25. 17, 21-22) la grâce incommensurable
de l’incarnation de notre Seigneur nous donne une liberté de parole qui
chasse la crainte, car la sainte croix est le vêtement du Christ de même que
l’humanité du Christ est le vêtement de sa divinité. Ainsi la croix devient
pour nous le sanctuaire de la shekinah du très haut. Nous n’avons pas honte
d’appeler la croix du Seigneur Sauveur et même Dieu d’Isaac (Œuvres
Spirituelles 11.19-20).
Nécessairement St. Isaac va réfléchir la christologie des syriens orientaux
(11. 21-22). La croix est une icône qui reflète le mystère de la rédemption
accomplie par le Christ et est un sacrement qui emmène le croyant à Pâques
et au-delà. Isaac ne craint pas d’appeler Dieu, Créateur et Seigneur l’huma-
nité de notre Sauveur qui était vraiment l’homme ; d’affirmer que c’était par
lui, par ses mains que les mondes ont été formés et toute chose créée. Car
Dieu désira habiter en lui et lui a donné la gloire de sa divinité et domina-
tion sur tout, afin que les bonnes choses dans la création reçoivent par son
intermédiaire ce dont la croix était le commencement. Ainsi la croix est Son
sceau sur le plan de salut.
Un des thèmes récurrents dans St. Isaac de Ninive est le « travail » de
l’humilité. Voici une de ses expressions le plus connues.
Celui qui connaît ses péchés… est plus grand que celui qui ressuscite
les morts. Celui qui se connaît et plus grand que celui qui connaît les anges.
(Œuvres Spirituelles II 11:24)
La tentation est donnée gracieusement à l’homme par Dieu pour briser
son cœur ! Même si la passion, la peur et la tristesse vous abattent, la misé-
ricorde de Dieu nous a préparés au sein même de notre défaite. Chaque
passion est une occasion pour vous de comprendre quelque chose.
Une fois étant retourné à la vie, nous prions ; dévorés, nous prions ; restant
purs, nous prions ; nous vautrant dans le crime, nous prions ; signés par le sang
de nos blessures, nous prions, tombés, nous prions. Le seigneur nous outre passe,
nous prions… Car le Seigneur a dit (Mt. 9. 12) « ce n’est pas ceux en bonne
santé qui sont en besoin d’un médecin ». (Œuvres Spirituelles II 3.4-36).
Ainsi c’est quand nous cœurs sont brisés (Œuvres Spirituelles II 3, 2, 93 ;
3, 2, 47) que nous voyons finalement l’action de grâce dans nos cœurs.
Nous sentons la grâce donnée au milieu du labeur du repentir. La vertu
exigeante de l’humilité peut remplacer tous les autres efforts ascétiques.
Dieu ne dédaigne pas les pécheurs mais au contraire se précipite vers celui
qui l’invoque (Œuvres Spirituelles 3, 3, 18). Isaac se laisse surprendre par
l’anxiété des croyants qui n’ont pas encore expérimenté la miséricorde d’une
telle bonté. Il insiste que pour avoir supporté lui-même la souffrance, Dieu
s’implique profondément dans notre salut. Sa grâce surpasse de loin nos
attentes. À cause de notre détresse somme toute modeste, Dieu pourtant
nous octroie l’héritage de son royaume (Œuvres Spirituelles 40, 15-17).
En parlant du don des larmes dans son discours 18, abba Isaac distingue
entre les larmes faciles que certains possèdent et celles de l’humilité. La
vraie humilité présuppose un amour surpassant cette douce et ardente dou-
leur de l’amour de Dieu qui est à la racine des larmes, qui déverse une douce
consolation dans nos cœurs. (18:14)
Le royaume intérieur
Au-delà de la Prière
1. Cf. les analyses de Placide Desceille dans De L’Orient à l’Occident. (Genève : Éditions
des Syrtes, 2017) 91-108.
1. Ci-dessous sont citées les Règles de Basile d’après Vincent Desprez, Le monachisme
primitif, Sources orientales, Abbaye de Bellefontaine, no 58, 1994 chapitre IX, pp. 347-368.,
qui lui utilise : Saint Basile, intr. et trad. Léon Lèbe, osb. Les règles morales et portrait du
chrétien, Maredsous, 1969 et Id., Les règles monastiques, Maredsous, 1969.
2. Rousseau 1994 : 210, note 99.
3. Cf. J. Gribomont, Saint Basile. Évangile et Église, Sources orientales, Abbaye de
Bellefontaine no 36-37, 1984 ; Dans la Tradition basilienne (y compris du pseudo-Basile les
Constitutions ascétiques). Abbaye de Bellefontaine, Sources orientales no 72, 1998.
La solitude permet qu’on soit sans ville, sans maison, sans possessions,
et de travailler partout accompagné par le sel des prières et des hymnes.
La route directe de la méditation sur les Écritures… Que seulement une
heure soit consacrée à des repas réguliers… le début de la journée est le
milieu de la nuit.
Alors que toute la famille de Basile fut influencée par Eustathe,
Basile, après avoir quitté Athènes prit le temps en 356-357 de visiter la
Mésopotamie, la Syrie, la Palestine et l’Égypte. D’après Rousseau (1994 :
72-74), c’était moins pour rencontrer des saints moines de ces pays que pour
rencontrer son maître Eustathe devenu évêque de Sébaste, qui avait encore
toute sa confiance. Mais rapidement la réputation de celui-ci se teinta
d’hérésie, lorsque treize évêques eurent condamné son mépris du mariage,
de la consommation de plats de viande, le mépris de son maître à un esclave,
le dédain pour une liturgie célébrée par un prêtre marié, le mépris des lieux
de culte de la Sainte Église, etc.1. Se soumettant à ces vingt canons, l’évêque
accepta avec humilité la correction et resta dans l’Église. La majorité des
moines d’Eustathe acceptèrent les réformes proposées plus tard par Basile.
Eusthate comprit que le monachisme était mieux vécu au sein de l’Église
que comme anachorète dans un désert, loin des cénobia. Lors de sa visite
en Palestine, la préoccupation de Basile resta centrée sur la Cappadoce.
Rousseau écrit2 :
Nous parlons d’un homme, un évêque qui était en train de modifier sa
compréhension religieuse, tout en gardant l’esprit originel ; il s’agissait
d’un homme qui surtout voulait faire de l’Église autant une forme pour la
réforme sociale qu’un centre d’enthousiasme liturgique, et qui cherchait cer-
tainement à injecter dans l’expérience chrétienne un degré de sérieux moral
qui affectera non seulement la vie publique mais aussi le développement
personnel.
Basile n’était pas exclusivement préoccupé par la vie monastique.
L’engagement moral de Basile se manifesta par sa fondation près de Césarée
d’un hospice pour les malades et les pauvres. On se souvient de lui surtout
pour sa défense du Concile de Nicée (325) : son traité contre le courant
arien représenté par Eunome, évêque de Cyzique († 395), son Traité sur
le Saint-Esprit (Sources chrétiennes, no 17 bis) écrit suite à sa rupture avec
Eustathe en 375.
Quant à l’âge de quarante ans, en 460, Basile fut ordonné diacre et qu’il
participa au concile semi-arien à Constantinople, il avait déjà entamé sa
V. Desprez, chapitre IX cite ses lettres d’après éd. et trad. Y. Courtonne, Lettres, CUF,
Paris, Belles Lettres, 1957-1966.
1. Pour les vingt canons au concile de Gangres en Paphlagonie, cf. Charles Joseph Hefele,
Histoire des conciles, tome 1, 2e partie (Paris : Letouzey, 1907), pp. 1029-1046.
2. Rousseau 1994 :75.
1. À ne pas confondre avec les écrits de pseudo-Basils ; cf. Dans la tradition basilienne,
Spiritualité orientale, no 58, Abbaye de Bellefontaine, 1994.
qui résume bien l’esprit de l’ethos monastique de Basile. Ces règles procè-
dent par questions-réponses ; en voici un résumé d’après V. Desprez1 :
RB §12 : Comment l’âme sait-elle si ses fautes sont pardonnées ?
Réponse : Quand l’âme se reconnaît dans les paroles des psaumes 114 : 5
« Le Seigneur est juste et miséricordieux ».
RB §16 : Pourquoi la componction (katanuxis) des fois se produit spon-
tanément dans l’âme et à d’autres occasion reste à distance ? Réponse :
Parce que la douleur (ponos) est un don de Dieu plein de sa gentillesse que
les passions voudraient repousser et c’est donc là qu’on voit ce qui domine
nos âmes.
RB § 21 : D’où viennent les distractions. Réponse : de la paresse de l’es-
prit donnée par l’inaction et la nonchalance (amerimneï), le manque de foi
dans la présence de Dieu comme dans le psaume 15, 8 : « Je voyais toujours
le Seigneur devant moi. »
RB§75 : Est-ce que Satan peut être tenu pour responsable de chaque
faute que nous commettons en pensée ? Réponse : Non, Basile est persuadé
que Satan à lui seul ne peut pas causer de fautes.
RB § 80 : Pourquoi notre esprit est-il parfois complètement vide de pen-
sées bonnes ou de méditation agréable à Dieu ? La réponse est donnée dans
le psaume de David 118 : 28 : « Mon âme se fond de chagrin, relève-moi
selon ta parole. »
RB§174 : Comment accomplir les commandements de Dieu avec fer-
veur et promptement ? Réponse : C’est le péché qui produit dans l’âme la
langueur et la paresse, mais les commandements de Dieu nous rappellent
la vie éternelle, plus désirable que l’or et plus doux que le miel (psaume 18 :
10612).
En général Basile croit que la psalmodie des offices canoniques est utile
pour dissiper l’ennui, il insiste donc sur les sept heures monastiques, dont il
est le premier témoin, le deuxième étant do Monasterii d’Augustin.
RB § 162 : Pour Basile, le fondement de la vie ascétique est d’abandonner
complètement sa propre volonté afin de travailler pour le bien-être des autres.
Une harmonie authentique dans la fraternité des frères et sœurs chrétiens
dépend du désir de chaque personne de plaire à Dieu. La confession des
péchés est une dimension de la communion plus large dans la foi partagée.
Toutes nos larmes pourraient conduire les autres au repentir. C’est ainsi que
nous protégeons la diligence les uns des autres. RB§15 & 261: Une direction
spirituelle appropriée (ʼαναγωγή) nous amène naturellement au repentir et
nous permet de rester ouverts à la présence de Dieu. Dans ce contexte, faire
un jugement sur les autres doit être exercé avec beaucoup de prudence pour ne
pas détruire la confiance mutuelle, car naturellement les personnes ont envie
d’ouvrir leurs cœurs les uns aux autres. Dans sa deuxième lettre (Epistula 2,4)
Basile présente sa théologie de la prière1 :
La prière est à recommander car elle engendre dans l’âme une conception
distincte de Dieu. Et l’habitation de Dieu en nous est ceci : tenir Dieu toujours
dans sa mémoire, comme dans une châsse à l’intérieur de nous. Nous devenons
ainsi des temples de Dieu quand les soucis terrestres cessent d’interrompre la
continuité de notre mémoire de Lui, quand les passions imprévues arrêtent de
distraire notre esprit, l’amant de Dieu, échappant à tout cela, se retire en Dieu,
expulsant toutes les passions qui le poussent à l’incontinence, et il reste dans les
pratiques qui conduisent à la vertu.
Dans sa Moralia (§17), saint Basile affirme que les Écritures sont la clef
de la compréhension de son temps. En s’adressant à l’assistance le plus
vaste que possible avec un honneté (σπουδή), il a réussi à maintenir une
connexion aussi étroite que possible entre la dévotion intérieure à Dieu et
l’Église en général. C’est un exploit remarquable !
Grégoire de Nysse
que l’Église avait besoin de la vision de son frère Basile, vision de l’ascétisme
pratiqué en fraternités. C’est à cette époque qu’il écrivit son premier livre, Sur
la virginité (Sources chrétiennes 1191). En 377, Grégoire put revenir à Nysse
où il fut bien accueilli, mais le 1er janvier 379 Basile mourut et c’est Grégoire
qui hérita de toute la responsabilité des œuvres monastiques, théologiques et
pastorales de son frère. Ce que saint Basile avait organisé devait d’être achevé
et Grégoire de Nysse avait les compétences nécessaires sur le plan théologique.
En 379, il termina son traité Sur la création de l’Homme2, qui reprenait un sujet
que Basile avait traité deux ans auparavant, mais que Grégoire approfondit
en montrant les séquences internes et causales (ʼακολουθία3). Pendant sa
visite à Sébaste, le centre du mouvement monastique de leur évêque Eustathe,
Grégoire de Nysse se rendit compte de la nécessité de défendre la divinité
du Saint-Esprit. À partir de 389, saint Grégoire commença à prêcher contre
l’hérésie d’Eunome qui arguait que la ressemblance entre le Créateur et la
créature était seulement morale, une hérésie qui venait à Nysse à partir de
la Galatie. Quand Eunome attaqua Basile, Grégoire répliqua en écrivant en
dix-sept jours seulement le premier de ses trois traités contre Eunome4. Les
conflits entre les Ariens, les Sabelliens et les Nicéens faisaient rage et en 381
l’empereur Théodose (règne 379-395) convoqua le Concile de Constantinople
au cours lequel Grégoire allait jouer un rôle décisif en présentant avec succès
la théologie qu’avaient défendue Basile et Grégoire de Nazianze. Son rôle
dans le Concile de Constantinople consacra son influence croissante et son
diocèse fut élargi pour inclure tout le Pont et la Cappadoce. En l’an 389 envi-
ron, il dédia son fameux commentaire sur le Cantique des Cantiques5 à son ami
Olympias dans la ville impériale.
Après 386 la réputation de Grégoire a souffert de ses doctrines christo-
logiques et trinitaires et les prérogatives des évêques de Cappadoce furent
limitées. C’est durant cette période que saint Grégoire de Nysse écrivit sur
la vie dans l’Esprit avec beaucoup de maturité et de profondeur6. C’est là
que se trouve sa contribution à la théologie monastique.
Son bref traité sur la Vie de Moise7, examiné ci-dessous, donna une orien-
tation théologique à la vie monastique qui renforça celle de saint Basile.
par-là que la connaissance (gnose) religieuse est d’abord lumière pour ceux qui
la reçoivent… Mais plus l’esprit, dans sa marche en avant, parvient, par une
application toujours plus grande et plus parfaite, à comprendre ce qu’est la
connaissance des réalités et s’approche davantage de la contemplation, plus il
voit que la nature divine est invisible… Ayant ainsi laissé toutes les apparences,
non seulement ce que perçoivent les sens, mais ce que l’intelligence croit voir, il
tend toujours plus vers l’intérieur jusqu’à ce qu’il pénètre, par l’effort de l’esprit
jusqu’à l’invisible et à l’inconnaissable et que là il voie Dieu1.
La transcendance de Dieu vis-à-vis du monde crée est confirmée par le
fait que sa lumière reflète celle de Dieu mais reste invisible ; dans la recherche
de l’esprit de Dieu visible elle reste impénétrable (adyta) et sa transcendance
s’accomplit ainsi en nous faisant comprendre justement cela. C’était la com-
préhension de la Loi de Moise par saint Paul qui permit à saint Grégoire
d’avancer son exégèse en dépassant Philon et Origène, car Paul entrevoit
les « types » de l’ascension décrits dans l’exode comme des figures de la vie
du Christ. De la même manière, saint Jean structure la première moitié de
son Évangile en « signes ». Les trois étapes de la vie spirituelle sont présentes
dans toutes les œuvres majeures de Grégoire : l’Héxameron, sur les Psaumes,
les sermons de la Cantique des Cantiques. De même qu’il y avait des étapes,
des séquences (ʼακολουθία), préfigurées de la vie du Christ dans le livre de
l’Exode, ces étapes existent au ive siècle dans la vie des chrétiens. Ces séquences
historiques et spirituelles doivent être comprises comme en parallèle les unes
des autres. Daniélou (1942 :25) y décèle l’influence de Jamblique et d’un néo-
Platonicien tardif, Hiéroclès. Quoi qu’il en soit, la question de l’essence de la
vertu était depuis longtemps un thème important dans l’Antiquité. Dans le
sermon 15, Grégoire définit la norme et la limite de toute perfection comme
un regard qui ne voit que Dieu seul.
Et bien évidemment Paul imite ces formules quand il dit que celui qui
est mort au monde vit pour Dieu (cf. Rom 6, 11 ; Ga 2,20), que le Christ
seul vit en lui ; quand il dit « pour moi, vivre c’est le Christ » (Ph 1,21),
il proclame qu’aucune des passions humaines et matérielles ne vit en lui
(Le Cantique des cantiques, 1992 : 295).
Le serpent d’airain (2,3,1), la manne (2, 137-140), l’agneau pascal, la
colonne de lumière, l’eau sortant de la roche : à tous ces thèmes saint Paul
applique les procédures des écoles rabbiniques. Le baptême reflète la traver-
sée de la mer Rouge ; la pierre d’où sort l’eau, c’est le Christ, etc. Dans sa
première Épître aux Corinthiens (10:1-11), Paul nous dit :
Car je ne veux pas que vous l’ignoriez, frères : nos pères ont été sous la nuée,
tous ont passé à travers la mer, tous ont été baptisés en Moïse dans la nuée et
dans la mer, tous ont mangé le même aliment spirituel et tous ont bu le même
1. Migne, « les pères dans la foi » no 49-50 ; La Vie de Moise, 2 : 162-164 ; cf., Paris 1992.
breuvage spirituel, – ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les accompa-
gnait, et ce rocher c’était le Christ […] Cela leur arrivait pour servir d’exemple,
et a été écrit pour notre instruction à nous qui touchons à la fin des temps.
Comme l’Exode nous l’explique, la vision de Dieu que reçut Moise com-
mença dans la lumière mais ensuite Dieu lui parla depuis le nuage et quand
Moise monta encore plus haut, la perfection de cette ascension lui permit de
voir Dieu dans les ténèbres.
Grégoire explique sa méthode en citant l’Épître aux Hébreux dans sa Vie
de Moise (2,174) :
Disons donc, en partant d’une indication de Paul qui a partiellement dévoilé le
mystère du contenu de ces choses, que Moise a été instruit en figure à l’avance du
Mystère du tabernacle qui contient le Tout : c’est le Christ, « Puissance et Sagesse
de Dieu », qui dans sa nature propre n’est pas faite de main d’homme, mais qui
reçoit une existence créée lorsque le tabernacle doit être construit parmi nous.
Les principaux thèmes au ive siècle dont l’interprétation étaient discu-
tés par Grégoire et d’autres étaient l’incarnation et la naissance virginale.
À son époque, la tentation de la part de certains chrétiens de retourner aux
cultes païens est comprise par Grégoire comme ce qui s’est produit au pied
du mont Sinaï (Vie de Moïse, 2,56-58) et Moise est présenté comme un
modèle « épiscopal » des tâches pastorales.
Pour Grégoire, il n’y avait pas de vertu accomplie, mais plutôt un travail
qui permettait le progrès spirituel (Vie de Moise 1, 10). C’est cette ardeur
pour le progrès qui constitue la perfection de la nature humaine. Comme
nous le dit saint Paul, Moïse marchant vers la Terre promise incarne l’Exode
(Phil 3, 12-14).
Non que je sois déjà au but, ni déjà devenu parfait ; mais je poursuis ma
course pour tâcher de saisir, ayant été saisi moi-même par le Christ Jésus.
Non, frères je ne me flatte point d’avoir déjà saisi ; je dis seulement ceci :
oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon
être, et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir
là-haut, dans le Christ Jésus. Traduction BJ au choix
Ce n’est pas que j’aie déjà remporté le prix, ou que j’aie déjà atteint la perfec-
tion ; mais je cours, pour tâcher de le saisir, puisque moi aussi j’ai été saisi par
Jésus-Christ saints Frères, je ne pense pas l’avoir saisi ; mais je fais une chose :
oubliant ce qui est en arrière et me portant vers ce qui est en avant, je cours vers
le but, pour remporter le prix de la vocation céleste de Dieu en Jésus-Christ…
Le mot pour émigration, une poussée en avant (ʼεπεκτεινόμενος), utilisé
par saint Paul (Phil 3,13)1 et par Grégoire dans le Cantique des Cantiques
(I.5) décrit plus que les étapes d’un explorateur humain qui s’efforce d’avan-
cer vers l’inconnu pour découvrir sa véritable nature par la purification en lui
de tout ce qui lui est étranger.
Phil 3,13 & 20 : …oubliant le chemin parcouru, je vais droit devant… Pour
nous, notre cité se trouve dans les cieux, d’où nous attendons ardemment,
comme sauveur, le Seigneur Jésus Christ…
Cette sorte de quête était fréquente dans l’antiquité gréco-romaine, de
Plotin jusqu’à saint Augustin. L’immanence de Dieu en l’homme plato-
nicien par contre n’est pas la même que la communion libre offerte par
le Fils de l’Homme. Une fois admis que le baptême du repentir et de la
conversion est nécessaire, alors la transformation de soi-même en part
de l’image dans laquelle nous avons été créés, celle de notre Créateur.
Une fois en mouvement vers Dieu, notre participation en Lui est infi-
nie mais jamais achevée. La vertu consiste à consentir à ce mouvement.
Ainsi l’homme créé par Dieu est fondamentalement un mouvement
« d’extension » (ʼεπεκτεινόμαι), moins une nature qu’une capacité, un
réceptacle (δοχεϊον) et un miroir (κάτοπτρον). Il deviendra ce vers quoi
il s’est tourné (Daniélou 1962 :28). La vie propose à l’homme son Dieu
et sa chute, ce qui dans le temps des pestes (Exode ch. 7-10) était visibles
dans les destins des Hébreux et des Égyptiens. Si le désir (épithumia)
pousse l’homme vers le mal, comment l’homme peut-il imiter Dieu qui
est immobile et invisible ? Alors que le désir est pure agitation, pour
Grégoire le progrès spirituel est pur mouvement. (Vie de Moise 2, 243).
Le mouvement vers la matière et le mal dégrade l’homme par l’absence
de volonté (ʼαβουλία). Pour que l’âme existe (Vie de Moise 2, 175), il
faut qu’il y ait du progrès, qu’elle (l’âme) trouve sa vraie valeur dans son
image. L’homme en tant qu’image créée, initie un progrès infini vers Lui
sans jamais être confondu avec Lui. Ici la conversion ne s’arrête ni ne se
termine jamais car Dieu n’arrête pas d’élargir notre capacité de recevoir la
bonté qui est Sienne.
En lisant les écrits de saint Grégoire de Nysse ci-dessus, comment
comprendre ce qu’est devenu le philosophe converti à l’éthos monastique
par son frère Basile ? Ses références sont-elles restées principalement
philosophiques ? En fait il est resté dans la tradition d’un écrivain capable
d’assimiler une multitude d’influences au cours de sa vie. Et si cela le rend
atypique des auteurs monastiques, cela n’a jamais constitué un prétexte
– avant le xxe siècle en tout cas – pour l’exclure de la théologie ascétique où
il a toujours tenu une large place.
Dans cette section nous allons présenter une sélection très restreinte des
contributions à l’ascétisme monastique d’un évêque-poète qui ne fut jamais
moine mais dont la théologie enrichit l’ascèse des solitaires. La théologie
trinitaire de saint Grégoire mis en offices (matines, complies, vêpres) est
chantée à partir du livre des huit tons (Octoechos), et de l’hymnographie des
carêmes du Triodion, ainsi que du Pentakostarion et des Menaion festives.
Pourquoi cette réputation comme chantre de la Trinité ? Lossky (1944 :43)
cite ce poème de Grégoire pour nous l’expliquer :
À partir du jour où j’ai renoncé aux choses de ce monde pour consacrer mon
âme aux contemplations lumineuses et célestes, lorsque l’intelligence suprême
m’a ravi d’ici-bas pour me poser loin de ce qui est charnel, pour m’enfermer
dans le secret du tabernacle céleste, à partir de ce jour mes yeux ont été éblouis
par la lumière de la Trinité, dont l’éclat surpasse tout ce qui est charnel, pour
m’enfermer dans le secret du tabernacle céleste, à partir de ce jour mes yeux ont
été éblouis par la lumière de la Trinité dont l’éclat surpasse tout ce que la pensée
pouvait présenter à mon âme ; car de son siège sublime la Trinité répand sur tout
son rayonnement ineffable commun aux Trois. Elle est le principe de tout ce qui
se trouve ici-bas, séparé des choses suprêmes par le temps… À partir de ce jour,
je suis mort pour ce monde et le monde est mort pour moi… (Poëmata de seipso,
P.G. t. 37, coll. 984-985).
Les réflexions de saint Grégoire sur la Sainte Trinité, en grec τριάς
(triade), affirme que c’est une dénomination numérique parfaite, en effet,
« la triade contient en elle-même la perfection car elle est la première à sur-
passer la composition de la dyade. Ainsi Dieu n’habite pas dans des limites
car elle s’épanouit indéfiniment1 » ou encore dans Discours 45 où saint
Grégoire écrit :
Lorsque je nomme Dieu, je nomme le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Non pas
que je suppose une divinité diffuse, – ce serait ramener le trouble des faux dieux ;
non pas que je suppose la divinité recueillie en un seul, – ce serait la faire bien
pauvre. Or je ne veux ni judaïser à cause de la monarchie divine, ni helléniser à
cause de l’abondance divine.
Est-ce qu’un nombre, un chiffre peut être un nom de Dieu ? Déjà saint
Basile, l’ami aîné de Grégoire et originaire comme lui de Cappadoce, avait
écrit2 :
Nous ne comptons pas en composant, allant de l’un au multiple par augmen-
tation, disant un, deux, trois, ou le premier, le second, le troisième, « Car je suis
Dieu le premier et Je suis plus que cela » (Ss. 44 : 6) Jamais jusqu’à ce jour on n’a
dit : le second Dieu ; mais adorant le Dieu de Dieu, confessant l’individualité
1. Discours 43, 62, 1-30 in Sources Chrétiennes no. 384, pp. 258-260.
réunis et distingués, afin qu’il n’y eût pas de philosophie sans vie commune ni vie
active sans philosophie…
En fait, saint Grégoire aspirait à consacrer sa vie à la « philosophie » qu’il
comprenait comme un exil des responsabilités et des distractions de sa fonc-
tion d’évêque, et cela dans la solitude du « désert » du Pont.
Ensuite se glissait en moi une sorte de désir amoureux pour les avantages de
la vie tranquille et de cette retraite pour laquelle j’ai éprouvé du désir dès l’origine
comme je ne sais si aucun autre de ceux qui sont attachés à l’éloquence ne l’a
jamais fait. Je l’avais promis à Dieu au sein des dangers les plus grands et les plus
graves ; j’en avais tâté quelque peu […]. Rien ne me paraissait aussi beau que de
fermer la porte des sens, de sortir de la chair et du monde, de se ramasser sur
soi-même, de n’avoir aucun contact avec les choses humaines en dehors d’une
absolue nécessité, de s’entretenir avec soi et avec Dieu, pour vivre au-dessus des
réalités visibles, pour garder sur soi les reflets divins sans altération […]en étant
et en devenant constamment vrai miroir de Dieu et des choses divines, en ajou-
tant lumière à la lumière et en substituant la netteté à la confusion, en jouissant
dès à présent par l’espérance des biens de la vie future, pour accompagner les
anges dans leur ronde, en restant sur terre après avoir quitté la terre et avoir été
élevé par l’Esprit. Si l’un de vous est possédé de ce désir, il sait ce que je veux
dire1…
Alfeyev remarque (2006 :137-9) que des trois vœux monastiques
(obéissance, pauvreté et continence), ce grand évêque n’a observé que la
continence. Déjà prêtre, Grégoire a fui vers le désert et il n’a jamais vraiment
servi comme évêque de Nazianze. Ensuite élu patriarche de Constantinople,
il a rapidement quitté son siège. L’obéissance à la hiérarchie n’était pas
toujours possible lorsque celle-ci ne comprenait pas son besoin personnel
de liberté qui lui permettait de prêcher la vérité dont l’Église avait besoin
pour sa défense. Quant à la pauvreté, toute sa vie Grégoire resta un pauvre
ascète, jeûnant et mal habillé, et néanmoins aristocrate et propriétaire d’un
grand domaine. Donc en quel sens Grégoire était-il un moine ? Mais sur ses
propres terres, Grégoire sentait que pour être moine il n’était pas forcément
nécessaire de vivre dans un enclos monastique, mais qu’il fallait impérative-
ment ressentir une soif profonde pour Dieu nourrie par la prière continue. Il
passait une partie de chaque jour dans la contemplation, cherchant le sens de
notre existence, lisant les Saintes Écritures et les Pères de l’Église, ainsi que
les historiens et les dramaturges grecs. Ainsi il avait du temps pour écrire
ses poèmes, et même pour composer une Passion du Christ (Sources chré-
tiennes, no 149), une tragédie à la manière d’Euripide. Donc pour Grégoire
la philosophie consistait en une vie solitaire pratiquée par un moine cultivé.
Pour vivre ainsi, il fallait vivre au désert (ʼέρημος), où on pouvait trouver
du Saint-Esprit sur les paroles de saint Jean le Théologien qui définit son
caractère hypostatique comme une procession (ʼεκπεΰσις) du Père. Dans
son Discours 5 (31, §28), saint Grégoire insiste :
L’Esprit, écoutez bien, l’Esprit, nous Le confessons comme Dieu. Je le
répète : Tu es mon Dieu. Et une troisième fois je crie : L’Esprit est Dieu […]
Jusqu’à ce jour, rien n’a autant ébranlé l’univers que l’audace avec laquelle nous
proclamons l’Esprit comme Dieu.
Est-ce que nous comprenons vraiment en quoi consiste cette procession ?
Dans son Traité du Saint-Esprit (31, 26), notre évêque montre que cette
révélation qui commença vers la fin de la vie terrestre de Jésus, ne s’est pas
arrêtée car le temps de l’Église est le temps de l’économie du Saint-Esprit.
En bref l’esprit du Christ est aussi l’Esprit Saint.
Un des thèmes théologiques majeurs du Nazianze c’est que Dieu est lumière.
Il part du logia du Christ, cette affirmation « Je suis la lumière du monde. » (Jn
8:12-59). L’apôtre Jean l’a mis au centre de sa propre prédication :
Telle est la bonne nouvelle que nous avons entendue de lui et que nous pro-
clamons ; Dieu est Lumière et il n’y a pas d’obscurité en lui. (I Jn 1:1-4)
Non seulement le Concile de Nicée (325) l’a inséré dans son Credo
sous forme de « lumière de lumière », mais le logia a été développé mas-
sivement dans les hymnographies de la Théophanie, de Pâques et de la
Transfiguration. Saint Grégoire de Nazianze est l’auteur byzantin le plus
cité après la Bible elle-même et cela à cause de ses nombreux textes sur
l’illumination comme purification.
Saint Théodore
1. Cf. Andrew Louth, The Greek East and the Latin West. The Church AD 881-1071.
Crestwood : SVS Press, 2007 :109. Cette introduction dépend de la présentation de Louth,
pp. 108-117. Trois autres présentations se trouvent dans :
– Irénée Hausherr, « Saint Theodore Studite. L’homme et l’ascète (d’après ses
Catéchèses) », Orientalia Christiana vol. V1-1, mars 1926 : 87 pp. ;
– R. Cholij, Theodore the Studite. The Ordering of Holiness. Oxford : Oxford University
Press, 2002 ;
– Julien Leroy, Les Grandes Catéchèses, livre 1 ; 2002 : pp. 17-134.
2. Ces lettres furent exploitées par R. Cholij dans Theodore the Studite : the Ordering of
Holiness. 2002.
3. Cf. carte dans Les Grandes Catéchèses, livre 1, Spiritualité Orientale, no. 7, Abbaye de
Bellefontaine : 2002 :30-31.
d’exils où Théodore montra son refus d’ignorer les canons qu’il estimait
indispensables à la vie de l’Église.
Par la suite, le Sakkoudion prospéra et d’autres monastères furent fondés,
à la fin du premier iconoclasme que les moines avait combattu avec courage.
En 799, l’impératrice Irène invita Théodore à revenir dans la capitale pour
rénover le monastère de Saint-Jean-Baptiste qui avait été fondé vers 450
près de la Porte Dorée1. La rénovation du monachisme sous saint Théodore
ne doit rien directement aux règles de saint Basile2, si actives en Cappodoce
au ive siècle. Les autorités de saint Théodore étaient la grande période du ive
au viie siècle en Égypte et à Gaza (Barsanouphios et Jean, avec leur disciple
Dorotheos) et au Sinaï avec saint Jean Climaque, que nous avons rencontré
aux chapitres 2 et 3 ci-dessus. Cette connaissance a été possible grâce aux
recherches sur les codiques [???] des Pères de l’Église, initiées aux sixième
et septième Conciles œcuméniques. Ainsi recherche de manuscrits anciens
et leur copie étaient une activité importante dans le monastère de Théodore.
Si l’ascétisme faisait partie de la vie chrétienne en général, du temps de
Théodore, des communautés cénobitiques, des anachorètes, et des lavra sur
le modèle de celles du désert de Palestine au ve siècle, et approuvées par
saint Jean Climaque comme la forme la meilleure car réunissant en un seul
les deux modèles précédents. Il reste que, tout comme saint Basile, saint
Théodore s’intéressait peu à la vie solitaire. Le monachisme cénobitique
citadin était réglementé par les canons des synodes des évêques urbains. Plus
tard, à partir du viie siècle, le monachisme se trouva en recul un peu partout,
à cause des invasions musulmanes et de la dépopulation de l’Empire. Les
traces en sont rares car sur l’ensemble des typikon monastiques actuellement
publiés, deux seulement sont antérieurs au ixe siècle3. À l’encontre de l’ethos
des monastères stoudites précédents dans lesquels les moines ne vivaient
que pour louer Dieu, l’idéal de saint Théodore était un cœnobium (ou koino-
bion), où les distinctions sociales du monde extérieur devaient être abolies.
En entrant au monastère, les esclaves devenaient libres. Chacun devrait y
exercer un travail manuel. La pauvreté monastique devait être à la fois exté-
rieure (un vêtement simple, une nourriture essentiellement végétarienne),
et intérieure car la communauté formait le Corps du Christ avec le père
abbé à sa tête, élu par tous et pour la vie. Théodore refusait de faire une
distinction entre les moines par la hiérarchie des habits (schema), petit et
grand. Le matin, chaque moine, après les matines, confiait ses pensées (exa-
goreusis) directement au père abbé en tant que père spirituel. Et trois fois
par semaine, l’igumen donnait aux moines une catéchèse. L’influence de ses
catéchèses finit par dépasser largement les murs du monastère et elles furent
adoptées par d’autres monastères.
La journée était partagée entre la prière en commun, le travail manuel,
le lectio divina en cellule et le sommeil. À minuit, on se levait pour l’office
de minuit et les matines (le « canon ») avec l’exagoreusis pendant ces offices,
suivi d’une catéchèse de l’abbé, comme dans les monastères de Tabenensis
de Pacôme en Égypte. Au lever du soleil, on frappait sur la simandre pour
indiquer le début de prime, puis se succédaient le travail manuel, l’office
de tierce et un repas. À midi, on chantait sexte, suivait un temps de repos.
Au coucher de soleil, on chantait les vêpres, suivies d’un repas des restes
de déjeuner, et enfin les complies (ou apodeipnon, qui veut dire « l’après-
repas »). Le rythme entre prière, travail et sommeil était inspiré par le
typikon du monastère Mar Sabas dans la vallée du Cédron en Palestine.
La réforme de saint Théodore reflète certainement l’idéal cénobitique
de saint Basile, mais avec le père abbé confesseur de toute la communauté,
comme chez saint Dorotheos, ce que saint Basile ne pratiquait pas, mais
qu’on retrouve en Occident avec saint Benoît.
Saint Théodore, lors de l’apparition d’un deuxième iconoclasme
(815-843), a défendu les canons de l’Église pour s’opposer à la puissance
impériale1. La fermeture du monastère et la dispersion des moines offrait
aux moines une vocation prophétique en préservant leur intégrité. Les
lettres envoyées à ses moines étaient des catéchèses dans ce sens ; ils allaient
rester des frères en étant réunis par la même règle. Alors qu’en Occident, la
réforme bénédictine s’imposa car dans l’empire de Charlemagne, la règle de
Benoît d’Aniane avait force de loi (par les capitulaires), les monastères de
Byzance résistaient au pouvoir impérial et à ses tendances césaro-papistes.
D’après Louth (2007 :117), la sainteté en Orient restait largement indé-
pendante des évêques comme en témoigne l’exemple énergique de saint
Théodore pendant la crise iconoclaste.
Plutôt que d’entrer dans le détail des règles monastiques, essayons de
comprendre comment le monastère rendait la sanctification plus accessible
aux hommes. Suivant le Synode de 815, pendant la période du second ico-
noclasme, l’institution même du monachisme fut de nouveau attaquée par
les iconoclastes. Dans le lettre no 489 envoyée au moine Grégoire entre 821
et 826, Théodore essaie de défendre les monastères par référence aux six
mystères (les sacrements de l’Occident) car ils sont une partie intégrale du
plan du salut de Dieu. (Cholij 2002 :154)
La première concerne l’illumination (peri photismatos). La deuxième
concerne le synaxis ou communion (peri synaksews eitkoun konwnias).
1. Pour une chronologie de toute cette période cf. le tableau dans Les Grandes Catéchèses,
livre 1. 2002 :26-27.
par une distraction (͗αβουλία) ou un oubli (λήθη) qui a fait trouver beau ce
fruit mortifère. En fait, le serpent, ce voleur du paradis, est polymorphe.
(Grande Catéchèse 110.141). Théodore avertit ses moines qu’à partir d’une
petite faiblesse, on peut connaître les six esprits du Mal : concupiscence
de la chair, gloutonnerie pour les aliments, le découragement (͗ακηδία), la
souillure de désespoir (λύπη). Le Christ, en assumant une nature corrom-
pue par le péché, a été meurtri à notre place, prenant sur lui nos maladies,
et acceptant une mort infâme (Matt. :17 ; Petite Catéchèse 101:255-256).
Par sa Résurrection, le Christ a restauré toute chose (͗απκατάστασις). Dieu
serait désormais connu non par la foi mais par une connaissance immédiate
(α͗υτοπτικώς ; Cholij 2002 :216).
Alors pourquoi devenir ascète ? Saint Théodore dit en maints endroits
que c’est pour avoir un corps incorruptible qui voit Dieu dans cette vie
ici-bas, par anticipation et par participation (Petite Catéchèse 8. 29). La
contemplation des réalités célestes est possible aux moines parce qu’ils
sont des êtres rationnels (λογκοί) et ce travail de l’esprit est le fruit de la vie
monastique ; on vient au monastère pour être illuminé. C’est en écoutant ses
Catéchèses, en lisant les Pères, en vivant la règle monastique et en obéissant
aux commandements de Dieu qu’on devient « intelligent » en chassant et
purifiant les passions en vue d’un cœur pacifié. Ceux-là sont des hésychastes
qui sont devenus les amis des anges et peuvent pratiquer la contemplation
(θεωρία). En fait, la contemplation est le but commun de tout ascète, quelle
que soit sa condition (ermite, cénobite, etc.) mais elle dépend de l’acquisi-
tion de ͗απαθίεα.
La renaissance par le baptême nous introduit dans une nouvelle famille ;
les eaux du baptême sont des eaux d’adoption comme dit saint Paul
(Rom 8:14-15).
En effet, tous ceux qu’anime l’Esprit de Dieu sont des fils de Dieu. Aussi
n’avez-vous pas un esprit d’esclaves pour retomber dans la crainte ; vous avez
reçu un esprit de fils adoptifs qui nous fait nous écrier : Abba ! Père. Devenu
fils de Dieu par le baptême, nous formons un corps et nous sommes confor-
més au Christ (Petite Catéchèse 29 : 84 ; 36 : 104). Aussi longtemps que nous
tenons bon notre grâce baptismale, nous avons un ange qui nous sert et
nous protège (Grande Catéchèse, 27.76). Par conséquent, saint Théodore ne
distingue pas entre les appels à la sainteté ; il n’y a qu’un seul appel aussi
bien pour les laïcs que pour les moines. Voici sa théologie de la vie sainte
(Petite Catéchèse, 83 : 583-7) :
Pourquoi nous existons ? Nous existons pour la gloire de Sa puissance, imi-
tant les anges en gardant en toutes choses Ses commandements… Où est-ce que
nous sommes si ce n’est pas en un endroit d’exil, de ténèbres absolues. Ceci à
cause de la couardise, la désobéissance et la concupiscence de notre premier père,
passé en nous ses descendants… Où est-ce que nous nous dirigeons ? Dans un
autre monde, vers une société des anges, trois fois bénie, vers un chœur lumi-
neux… Ceci, mes enfants, est ce que chacun doit méditer – ceux qui semblent
bien courir et ceux qui hésitent, les courageux et les découragés, les grands et
les petits, les riches en vertu et les pauvres, en un mot, chaque homme qu’il fait
partie des nôtres ou de l’extérieur, et chaque tribu et langue (traduction SCH).
Si saint Théodore a rarement cherché a innové la théologie des Pères, il
savait bien les défendre, comme on voit dans son traité sur les Saintes Icônes,
composé de trois Réfutations des iconoclastes. Après son troisième et dernier
exil pour s’être opposé à l’empereur Léon sur la vénération des icônes, saint
Théodore finira par être rappelé par l’empereur suivant Michael II, mais il
resta banni de la capitale, en dehors de laquelle il mourra le 11 novembre 826.
Pendant son exil, il écrivit des lettres pour soutenir ses moines et composa
des hymnes pour le Grand Carême. Pendant la première période d’icono-
clasme, c’était essentiellement saint Jean Damascène qui répondait pour les
iconodoules. Pendant la deuxième période de l’iconoclasme avec l’empereur
Constantin V et le concile de 754, saint Théodore développa les arguments
en faveur de la vénération des icônes à partir des dogmes christologiques.
Ceci demandait une explication pertinente du mystère de l’incarnation.
Dans sa première Réfutation (1 ; 2-4) saint Théodore disait que si un ne
pourrait pas un portrait du Christ, soit il manque une nature humaine et
ce serait le dogme docétiste, soit sa nature humaine est submergée dans la
nature divine, et ce serait le monophysisme. En se référant au Concile de
Chalcédoine qui définit le Christ comme un être « en deux natures sans
confusion, sans changement, sans division et sans séparation », Théodore
n’avait pas de mal à affirmer qu’une nature ne pouvait pas être représentée,
mais qu’une hypostase qui avait assumé la nature humaine en général. Il n’y
avait pas d’homme Jésus séparé du Dieu incarné.
Ensuite, quel est le rapport de l’image avec son prototype ? Pour être
relative, l’image se rapporte à son prototype ; ils diffèrent en essence mais
partage la ressemblance. On peut donc vénérer le prototype dans l’image.
Les dons eucharistiques ne sont pas l’image du Christ, ils sont le Christ en
toute réalité.
En parlant des icônes, le Studite utilise tout un répertoire de synonymes
approximatifs, sans distinctions vraiment techniques : image (ε͗ικων) ; res-
semblance (͑ομοίωμα) ; apparence (ε͗ιδος) ; représentation, symbole (τύπος) ;
forme (μορφή) ; figure (σχήμα) ; et χαρακτήρ (sceau, caractère). Déjà en
grec, ces mots ont plusieurs significations. L’adoration (λατρεία ; en anglais
worship) ne convient qu’à Dieu mais la vénération en général (προσκύνησις)
est due aux saintes reliques, à certains individus et aux icônes qui nous pré-
sentent leurs portraits1. Sans l’incarnation, nous dira Théodore, l’humanité
1. Cf. Gilbert Dagron, Décrire et peindre : essai sur le portrait iconique. Paris : Gallimard, 2007.
n’est pas vraiment unie à Dieu et l’homme n’est pas devenu participant de
la nature divine (Réfutation 1:20). Si les protestants auraient tendance à
limiter la révélation à la parole de Dieu et les catholiques à l’Eucharistie,
comme les iconoclastes, le cosmos est vide de la présence de Dieu. Avant
et après sa résurrection, nous pouvons représenter celui qui allait devenir
le Christ car il a vraiment été uni à l’humanité, sinon nous vivons dans un
cosmos désacralisé et cela le Studite l’avait bien compris.
En lisant la Grande Catéchèse, on se sent en présence d’un vrai pasteur des
âmes, et pas seulement des moines, même si la majeure partie de ses confé-
rences concerne la vie interne du monastère. Voici le début de la dixième
Catéchèse (2001 :189) où on ressent toute l’humilité de l’abbé :
1. Mes enfants aimés et très désirés, vous penserez peut-être que je me suis
relâché et que j’ai négligé votre catéchèse et le partage de la parole de salut.
2. Telle n’est pas ma conduite, mais je reste égal à moi-même ; loin de suffire
à vos besoins, je suis inférieur à ma tâche et, loin de remplir mon devoir, je suis
en dette à votre égard, voilà ce que je pense ! 3. Bien que jour et nuit je vous
dispense la parole et vous distribue la ration de vivres qui nourrira vos âmes, je
n’ai encore rien fait qui vaille, mais je me suis mis à votre disposition et je devrais
le faire, à l’écoute de la grande voix du divin apôtre qui disait à certains dis-
ciples : 4. « Trois années durant, nuit et jour, je n’ai cessé de répandre des larmes
sur chacun d’entre vous » (Ac 20:31) ; et à d’autres « Ma prière est incessante »
(2 Tm 1:3) ; à d’autres encore « Je souhaiterais être moi-même anathème pour
mes propres disciples » (Rm 9:3) et « J’éprouve une douleur incessante en mon
âme. » (Rm 9:2) 5. Telles sont en effet les paroles qui conviennent à celui qui est
réellement un guide des âmes.
Le Studite a une compréhension très humaine des moines, en même
temps qu’un espoir inébranlable dans leur avancement, comme on le voit
dans la Catéchèse 27 (2001 :269) :
6. Mais il se peut que l’on soit fatigué de monter et que, tout ruisselant de
sueur, on ait de la peine à suivre le chemin du Seigneur ; lorsque vous êtes en
sueur, vous avez besoin d’être rafraîchis, 7 et lorsque le peuple de Dieu a soif, le
peuple de Dieu – c’est-à-dire vous –, où sont les ruisseaux, où sont les sources
qui déversent la parole ? Je suis dans l’embarras le plus complet. 8 Priez donc
pour que, de mon cœur endurci comme une roche fendue, par la puissance de
vos prières, jaillissent pour vous des eaux vives et que ruissellent des pluies qui
raniment l’âme. 9 Car pour moi, je reconnais à certains signes et je vois, ou bien
plus, j’entends et j’apprends de vous-mêmes, que c’est maintenant le temps de la
flamme et du feu… du feu spirituel qui est allumé par les charbons incandescents
du péché et fait brûler nos cœurs, attaqués par les esprits hostiles, les étincelles et
les flammes indomptées des passions… 22. Rentrez en vous-même, mes enfants
bien-aimés, éprouvez votre foi, et vous saurez où vous vous tenez et où vous mar-
chez. Êtes-vous sur le droit chemin et sur la voie royale ? Mille fois bravo ! Mais
si vous êtes sur une voie incertaine, entourée de précipices, revenez en arrière,
reprenez la bonne route, avant que le monde présent n’ait atteint la septième
borne ; à la huitième, il apportera le jugement et la rétribution.
Pour un igumen, l’horizon du Royaume de Cieux se profile là où l’on peut
être sauvé et il contient donc en lui-même toute la promesse du salut. Dans le
26e Catéchèse (2001 :27-278) on sent les sentiments du père de la communauté
qui écoute et suit chacun.
25 Qui sera couronné, sans avoir combattu ? Que se reposera, s’il ne s’est
pas fatigué ? Qui récoltera les fruits de vie, sans avoir planté les vertus dans son
âme 26 Cultivez-les, préparez la terre avec le plus grand soin, prenez la peine,
transpirez, enfants, travailleurs de Dieu, imitateurs des anges, compétiteurs des
êtres incorporels flambeau de ceux qui sont dans le monde, soldat du Seigneur,
rebelles au diable et destructeurs de Satan ! 32. Est-ce que cela ne t’enchante pas,
mon frère, Est-ce que, fort de tout cela, même si on te dépèce, tu sens les bles-
sures ? Quoi don ? Pour une petite affliction, pour un coup, pour une punition,
pour la soif ou pour quelque restriction dans la nourriture, nous laisserons-nous
accabler ? Nullement ! Ainsi donc le Christ notre Dieu vous gardera, enfants
bien-aimés, et fera pénétrer dans vos cœurs saints mon indigne exhortation ; il
les fortifiera, il les illuminera et les sanctifiera 35 afin qu’un jour, moi aussi, le
dissolu, pécheur insigne parmi les hommes, je sois sauvé à cause de vous, par les
prières de mon père et votre père, dans le Christ Jésus notre Seigneur…
Dans la 30e Catéchèse, il est question de compter pour rien ce monde qui
passe et disparaît à cause du Royaume des cieux (2001 :2 84-285) :
1 Mes pères, frères, et enfants, le soin de vos précieuses âmes qui m’a été
confié est pour moi une cause de difficultés et de crainte et je ne me suffis à moi-
même ni pour la parole ni pour l’action, je ne dispose ni de l’expérience, ni de la
science, ni de quelque méthode propres à vous gouverner en vue de votre salut.
En effet, c’est un véritable travail que de vous guider avec sûreté, de présider
comme il convient de conduire à bon port l’âme créée à l’image de Dieu. Eh
bien donc je vois votre grand nombre et la diversité de vos âges, la jeunesse,
l’âge adulte, la vieillesse, l’âge enfantin, je vois encore l’extrême diversité de vos
mœurs et de vos tempéraments : 4 L’un est bouillant, l’autre nonchalant, l’un
est porté vers la gloire et l’autre est porté vers Dieu, l’un a l’obéissance facile et
l’autre n’obéit qu’avec peine, l’un est vigilant et l’autre négligeant, l’un est un
citadin délicat et l’autre un rural un peu sauvage ; en un mot, je vois les diver-
gences de points de vue et la multitude des vouloirs et des affections… 11 Où
sommes-nous, ô mes enfants ? Reconnaissez-le et voyez ! Et où irons-nous un
peu plus tard, comprenez-le et méditez-le ! 12 Et qui est-il donc celui qui, le
cœur ravi dans l’amour de Dieu et comme transporté en permanence, s’avance
au milieu de la fraternité ? 13 Consumé du désir des biens célestes et tremblant
dans la crainte des châtiments qui nous sont réservés, il est à cause de cela péné-
tré d’humilité et il lutte avec persévérance dans les travaux manuels, et dans les
différents exercices vertueux : silence, chant, appel à Dieu dans la prière, obéis-
sance, absence de murmure et de contestation.14 Il accepte tout, supporte tout :
ordres, pénitences, coups, reproches qui lui viennent de la part d’un frère, à tort
ou à raison, privation de nourriture et de boisson, saleté des vêtements ou tout
ce qui peut lui arriver. 15 Bienheureux cet homme-là et puissé-je avoir part avec
lui ! C’est pourquoi, mes enfants et mes frères, venez, adorons le Christ, notre
roi, prosternons-nous devant lui… 17 Que nul parmi vous ne soit mal disposé,
rebelle, ou plein de méchanceté !
Ayant abandonné la vie ordinaire, ayant tout quitté pour suivre le Christ,
nous allons découvrir que l’amour du Christ peut tout, nous dit le Studite
dans sa Catéchèse 32 (2001 : 293).
10… « Lors de la régénération, vous siégerez sur douze trônes pour juger les
douze tribus d’Israël. » (Mt 19:28) Puisque de si belles et si grandes récompenses
nous sont préparées, pères et frères, pourquoi tous ne pas nous faire violence
encore davantage pour faire et parfaire les œuvres de sainteté ? Mais la maîtrise
de soi ? Mais les veilles ? Mais les pénitences ? Mais la soumission ? Mais les
injonctions ? Mais l’aveu des pensées ? Mais le chant de l’office, etc. Oui ! Et
s’il y a autre chose à dire, nous ajouterons encore cette parole prophétique :
« À cause de toi, on nous met à mort tout le long du jour, nous avons passé pour
des brebis d’abattoir. (Psaume : 43.23 ; Rom. 8:36) Et en vérité, mes enfants…
n’êtes-vous pas égorgés, vous aussi, par le retranchement des volontés… et la vie
passée dans l’obéissance mutuelle. 15 Et le sang coule de vos cœurs, même si ce
n’est pas de manière sensible, mais spirituelle.
Que la voie monastique soit un exploit ne résume pas bien la vision de
saint Théodore. Il est plus que cela car il est dangereux, ce qu’ont pu dégager
les extraits ci-dessus, le monastère peut désintégrer. Nous avons déjà vu
comment saint Dorothée a quitté le monastère de Séridos (ch. 3), la révolte
des moines contre saint Sabas (ch. 41) lors de la fondation de la nouvelle
lavra les a poussés à détruire la cellule de leur abbé, et si saint Théodore
le Studite et saint Syméon le Nouveau Théologien (cf. ci-dessous) ont
connu de durs exils, c’était en partie dû à l’hostilité de leurs propres frères
les moines. Si souvent on ne veut plus relever les détails de ces batailles,
c’est par respect de la mémoire des pères fondateurs, mais même Cyrille
de Scythopolis, dans sa vie de saint Sabas (36.132), laisse entendre que les
moines n’avaient pas entièrement tort, et dès le début de la grande lavra
qu’il fonda, ils ne faisaient que défendre leur règle de solitude et de prière,
alors que saint Sabas voulait élargir leur monastère pour accueillir d’autres
moines. Ils imaginaient défendre la manière de vivre de saint Euthyme et
saint Chariton, le véritable isolement d’une lavra à l’ancienne.
Qu’en est-il de notre Studite ? Il cherchait de retrouver dans les sources
des ive et ve siècles, un style cénobitique « hésychaste », c’est-à-dire où
et son second, et tous était nommé par Théodore. Il y faisait des séjours
prolongés et des moines pouvaient régulièrement changer de monastère.
Les monastères en ville envoyaient des moines auprès des monastères en
compagne, par exemple au moment des récoltes. Comme les monastères
recevaient toute personne demandant d’y entrer, ils étaient non seulement
grands mais régulièrement même les profès faisaient défection et partaient.
L’influence du typikkon de ce Studite était immense dans les siècles
suivants. Et même si aujourd’hui il ne reste près de la Porte Dorée à
Constantinople que des murs sans toit, même si un trou plein de ronces
occupe l’emplacement des tombeaux de Platon, Théodore et Joseph de
Thessalonique, la place de l’exemple Studite n’a rien perdu de sa vigueur.
Saint Syméon
Au ixe siècle l’empire byzantin sous le règne de Basile 1er (867-886) avait
repoussé le danger que représentaient les armées musulmanes autour de
Constantinople. Au xe siècle, la flotte byzantine a reconquis la Crète, en
961, et finalement Chypre. Basile II (963-1025) a porté la frontière nord
de l’empire jusqu’au Danube. Avec une administration impériale saine, le
commerce byzantin s’étendait jusqu’en Russie et même en Asie1. Le cou-
rage et la détermination montrés par les moines martyrs pendant la longue
querelle iconoclaste (725-843) étaient une vertu dont leurs successeurs ont
voulu s’inspirer afin de se montrer leurs dignes héritiers.
L’édition par les Sœurs de Dourgne et Sœur Geneviève (2008) des prières
de Syméon permet de suivre sa biographie, à travers ses propres écrits une
approche plus fiable que la biographie par son disciple Nicetas Stethatos,
écrite une quarantaine d’années après la mort de son maître.
Venu de la noblesse de province (Galate en Asie Mineure) pour faire ses
études à la capitale, Syméon a quatorze ans lorsqu’il refuse l’occasion d’être
présenté à l’empereur Romain II.
Actions de Grâces 2 :
Tandis que rois et princes voulaient user de moi comme d’un instrument
infâme pour servir leurs desseins, par tes ineffables jugements tu m’as racheté
de leurs mains. Malgré mon amour de l’argent, tu ne m’as pas laissé recevoir des
cadeaux d’or et d’argent.
En arrêtant ses études, Georges (Syméon) a pris contact pour la première
fois avec le monastère de Stoudios où il a connu son père spirituel. Ensuite
il s’engagea à travailler au service d’un autre noble car son oncle qui l’avait
patronné venait de mourir. Pendant six ans, Georges (Syméon) a travaillé à
la Cour impériale comme sénateur et chambelan et il se contenta de mener
une vie pleine de distractions.
Peu à peu, repris par la paresse et la négligence, je me laissai aller aux
vices comme avant ou pis qu’avant ? (Action de grâces I).
Jusqu’à ce qu’en 977, malgré l’opposition de sa famille, une nuit il s’enfuit
au monastère de Stoudios qui comptait sept cents moines et suivait une
règle (typikon) sévère, telle que saint Théodore (759-826) l’avait instaurée
lors de ses réformes.
Mais quelle est donc l’étrangeté de ta miséricorde, ô mon Christ, quelle
est donc ta condescendance (συγκατάβασις) illimitée, ô Verbe ? Pourquoi
es-tu venu vers ma pauvreté, comment as-tu pénétré dans ma maison sor-
dide, toi qui habites la lumière inaccessible, mon Dieu ?
Dans sa Catéchèse § 22 (p. 377) Syméon avoue sans détour sa noncha-
lance et indignité :
Ce jeune homme, sans avoir jeûné de longues années, sans avoir jamais couché
par terre, sans avoir porté de cilice, sans avoir coupé sa chevelure, sans être sorti
du monde par le corps, mais par l’esprit, simplement après quelques veilles…
Dans sa Catéchèse § 22 (p. 373) :
Un jour, il était donc debout et disait : « Ô Dieu, sois-moi propice, à moi
pécheur » (Lc 18:13), d’esprit plutôt que de bouche (I Cor 14:14-15), quand
soudain sur lui brilla d’en haut avec profusion une illumination divine qui emplit
entièrement l’endroit.
Dans sa Catéchèse §16 (p. 243) :
Ayant passé toute une journée en ville et n’ayant rien consommé, Syméon
et son maître étaient épuisés par la faim, la fatigue et la chaleur. Son maître
Syméon le Pieux l’oblige à manger alors que Syméon avait refusé par peur de
ne pouvoir prier ensuite mais son maître lui dit : « Sache, enfant que ce n’est ni
le jeûne, ni la veille, ni la fatigue corporelle, ni aucune autre action louable qui
réjouit Dieu et qui le fait apparaître, mais seulement l’âme et le cœur humble,
modestes et bons. »
L’ardeur du jeune novice et son attachement à son père confesseur alarma
l’igoumen du monastère, et devant le refus du jeune novice d’obtempérer,
il fut renvoyé. Syméon le Studite envoya ce novice à l’igoumen du monas-
tère de Saint-Mamas, Antoine, mais il gardait la direction de son protégé.
Le jeune homme continuait de plus belle son ascèse pour purifier son
corps et le rendre apte à vivre seul avec Dieu. Lorsque l’igoumen de Saint-
Mamas mourut en 980 (?), Syméon fut élu igoumen à la place d’Antoine.
Le monastère était alors délabré, et les quelques moines peu disciplinés.
Syméon s’avéra un igoumen dynamique, reconstruisant l’église, installant
une bibliothèque des écrits ascétiques (où on introduisit les caractères
minuscules pour le travail des scribes) et un vrai ethos monastique. Nicetas
Stéthatos écrivit (1928 : 47-59) :
Dans ses Catéchèses, il enseignait à ses disciples la vie des moines. Un
peu par ses paroles, beaucoup par ses œuvres, il les animait à la pratique des
Commandements.
Dans sa Catéchèse 26 (p. 69-97), Syméon présente aux novices les normes
d’une journée dans ce monastère sur les thèmes : présence attentive aux
offices ; travail et silence entre les offices ; la synaxe (liturgie) ; le service au
réfectoire et le recueillement pendant les repas ; la discrétion et l’humilité
à table ; sobriété dans l’usage de la nourriture ; de la gourmandise ; après le
repas, les offices du soir ; lectures et prières de la veillée ; l’ouverture du cœur
à ton père spirituel.
…il y a des pensées de ton cœur que tu dois avouer à chaque heure, si possible,
à ton père spirituel : sinon ne laisse au moins pas passer le soir, très cher, mais
après les matines1 examine-toi et avoue lui tout ce qui t’est survenu. Aie en lui
une foi sans hésitation, même si le monde entier l’injuriait et le déchirait, même
si toi-même tu le voyais de tes yeux en train de forniquer, ne te scandalise pas et
ne diminue pas ta foi en lui, par obéissance en vers Celui qui a dit : « Ne jugez
pas et vous ne serez pas jugez. »
Qu’est-ce que Syméon entend par une présence attentive aux offices ?
…se mettre debout avec tout le monde pour l’office de louanges et s’en
acquitter de bout en bout avec attention et vigilance, en veillant avec grand
soin au début du chant hymnique, c’est-à-dire à six psaumes (Ps. 3, 37, 62,
et 87, 102, 142) à la stichologie (la récitation des cent cinquante psaumes
chaque semaine divisés en vingt sections), sans se relâcher, sans laisser aller
son corps en avançant un pied ou en s’appuyant aux murs et aux colonnes :
garder les mains étroitement jointes et les pieds bien posés également sur
le sol, et la tête immobile s’inclinant ici et là, sans laisser l’intelligence
divaguer… nous recevons de sa générosité, en proportion, le salaire de nos
peines, de telle sorte que nul d’entre vous, si possible, ne laisse passer sans
larmes l’Office et la lecture… Et une fois achevée la glorification matitudi-
nale, ne commence pas, sitôt sorti, à parler à l’un et à l’autre, à t’évaporer et à
bavarder, mais après ta prière solitaire dans la cellule, ta prière de règle faite
avec larmes et grande attention, tu dois avoir une occupation corporelle…
n’entre dans la cellule de personne, sans (la permission de) ton Père selon
Dieu… Si en chemin tu vois un Frère seul ou assis avec d’autres en train
de causer hors propos, fais une métanie et passe en silence… comme dit
Saint Paul, « Les mauvaises conversations corrompent les bonnes mœurs
(I Cor 15 ; 33)…Garde le silence, le dépaysement : le silence… et le déta-
chement universel… »
Quinze ans après être devenu igoumen, vraisemblablement entre 995-
998, intervint parmi les moines de Syméon une révolte. En parlant de ses
visions et ses efforts pour les édifier, Syméon finit par être pris pour un illu-
miné. L’Hymne 37 (60-74) exprime toute la souffrance que l’abbé a connue
lors de cette révolte.
…tu sais, ô mon Christ, la faiblesse
Et l’ignorance où je me trouve, comme homme.
D’ailleurs il me semble, je ne suis pas même un homme
Mais je suis bien inférieur aux hommes.
En tous, je suis en effet le dernier de tous
Et vraiment le plus petit de tous les hommes.
Répands sur moi, ô mon Roi et mon Dieu,
Ta grande miséricorde, je t’en supplie,
1. L’office de minuit peut être recité d’une manière privée dans les cellules des moines de
saint-Mamas.
Parler ou discourir sur Dieu, exprimer tout ce qui le concerne, donner une expres-
sion à l’inexprimable, ce serait l’indice d’une âme téméraire et présomptueuse.
Syméon était aussi attaqué pour le culte qu’il rendait à son père spirituel
Syméon le Studite. En 1005 le patriarche Sergios II laissant l’higoume-
nat de Saint-Mammas à son disciple Arsène tout en gardant la direction
spirituelle des moines. Puis, le 3 janvier 1009, le Saint Synode condamna
Syméon à un exil de l’autre côté du Bosphore, dans la chapelle en ruine
de Sainte-Marine. L’hymne 36 (1971 : 450-457) est une méditation sur le
partage des souffrances de Jésus de la part des chrétiens. En fait c’est une
action de grâces de Syméon pour son exil.
(Versets 7-16) Tu as voulu souffrir, toi l’impassible, injustement de la part
d’injustes,
Pour me donner, à moi le condamné, l’impassibilité
Dans l’imitation de tes souffrances, ô mon Chrisaint
Oui, juste est ton jugement, ainsi que le commandement
Que tu nous as commandé d’observer, dans la miséricorde.
Ce commandement, c’est d’imiter ton humilité
Pour que, de même que, toi qui étais péché, tu as souffert,
Nous aussi, qui avons commis tous les péchés, nous supportions
Les épreuves et les persécutions, les fouets et les tribulations
Et enfin la mort de la part des pécheurs.
Après plusieurs années d’exil, le patriarche, sous l’influence des amis de
Syméon, lui propose un diocèse important, à condition de modérer sa véné-
ration pour Syméon le Studite. Pour toute réponse, Syméon lui dit que « Ni
monastère, ni richesse, ni gloire, ni rien de ce que poursuivent les hommes
en cette vie ne me sépareront de l’amour de mon Christ et de mon père
spirituel. » Syméon retourne alors à Sainte-Marine à Plaoutikon, proche
de Constantinople, où il vit avec quelques moines et reçoit des visiteurs,
ce qui renforce son influence. Son disciple Nicétas (1928 :185-7) décrit les
dernières treize années de sa vie, dans un quasi-exil.
Nombreuses sont les tribulations, nombreux sont les travaux et les afflic-
tions que sa généreuse endurance y eut à supporter. Mais la nature aspire à
la délivrance… Le jour fixé, le 12 mars, le vénérable malade reçut, comme
il en avait tous les jours l’habitude, la communion des sacrés mystères du
Christ, et, après avoir dit « amen », il ordonna à ses disciples de chanter les
chants funèbres… Vers le milieu des chants et des hymnes, il se recueillit
tout entier avec dignité et : « Ô Christ roi, dit-il doucement et paisiblement,
en tes mains je remets mon esprit. » À ces mots, plein de joie, le célèbre
lutteur du Christ, vainqueur de tant de combats, sortit de son corps… vers
son Seigneur, holocauste consumé entièrement par le feu divin à l’heure de
sa mort, sacrifice sans tache et agréable à Dieu.
1. Cf. Basile Krivochéine, Dans la Lumière du Christ, Éditions de Chevetogne, 1980 : IIè
partie (pp. 65-168).
Paul Evergetinos
1. À partir de 1949, depuis une série d’articles dans Études Carmélitaines (cf. le numéro
« Technique et Contemplation ») on a enlevé les ambiguïtés dues à des rapprochements
hâtives entre hésychasme, yoga indien, et dhikr soufi, tout en admettant que les contacts entre
l’islam et les moines orientaux ont dû exister.
n’a jamais été aussi proche de nous que lorsque nous étions enfouis dans
ce désespoir. C’était l’expérience de St. Antoine le Grand comme son bio-
graphe n’a pas manqué de souligner. Cette thématique ancienne prendre
racine certainement dans les psaumes de David. Tout ce combat se passe
dans le cœur car… (Philocalie, tome 2, 1995 :379-380)
7. Un sanctuaire véritable avant même la vie future, tel est le cœur dans pen-
sées dans lequel agit l’Esprit. Car tout ce qui se fait et se dit en lui est l’œuvre
de l’Esprit. Celui qui dès maintenant n’a pas acquis cela est une pierre pour les
autres vertus. Il peut servir à l’édification du temple de Dieu. Mais il n’est pas le
temple et hiérurge de l’Esprit.
12… Le rejet de la grâce vient de l’énergie des passions. Mais la privation
totale vient de l’action des péchés. Car l’âme qui aime les passions et les péchés…
(devient) vide, sera une demeure… de démons, maintenant et dans le siècle à venir.
13. Rien ne rend le cœur joyeux et doux comme le courage et la compassion.
L’un écrase les ennemis du dehors, et l’autre ceux du dedans.
Dans la vision hésychaste l’accès à la vérité s’obtient par l’obéissance
immédiate aux commandements de Dieu, et non par les recherches concer-
nant les raisons de ces commandements (§22), p. 381.
23. De même que l’œil sensible regarde la lettre et reçoit de la lettre les signes
sensibles, de même l’intelligence, quand elle se purifie et retourne à l’ancienne
dignité, contemple Dieu et reçoit de lui les signes divins. Elle a l’Esprit pour
livre…
32. Car les Pères qui portent Dieu enseignent à partir des modèles que l’intel-
ligence est le Père, la parole, le fils et l’esprit vraiment l’Esprit Saint.
L’intégrité est le fruit de cette réintégration pour Nicéphore qui dans ces
cent trente-sept Sentences diverses aborde ce sujet par une série de déclara-
tions fragmentaires.
41. Si la nature n’est pas intacte ou purifiée par l’Esprit, comme il est dit, il est
impossible qu’elle devienne un seul corps et un seul Esprit en Christ, maintenant
et dans l’harmonie future.
43. Selon la loi de Moise, le Royaume des cieux est semblable à une tente
bâtie par Dieu et séparée en deux par le voile du siècle à venir. Dans la pre-
mière tente, tous ceux qui sont prêtres de la grâce entreront. Dans la seconde
– la tente spirituelle – seuls vont ceux qui dès maintenant, dans la ténèbre de la
théologie, vivent à la perfection la liturgie hiérarchique et trinitaire, ceux pour
lesquels Jésus, célébrant les mystères, est le premier hiérarque devant le Trinité.
Ils entrent dans la tente qu’il a fondée, et ils brillent visiblement de sa propre
splendeur.
Donc la manière de prier dans les monastères possède virtuellement sa
propre théologie de la grâce qu’on va dégager St. Grégoire Palamas.
« l’humanité » de Dieu. Elle est toute pénétrée de l’énergie divine car les
trois personnes de la a accès à Dieu à travers les énergies divines dont le
Christ est pénétré. Elles permettent notre vie en Dieu. Et cette foi, cette
expérience constitue un humanisme spécifiquement chrétien.
L’hésychasme était confondu par certains avec les hérétiques Messaliens
ou Bogomiles, répandus dans les Balkans. L’agnosticisme lavré dans chez
certains nominaliste de la Renaissance italienne naissante sert à attaquer les
pratiques hésychastes, attaques réfutées par la doctrine orthodoxe de l’incar-
nation. Ici un peu d’histoire s’impose. En 519 une controverse est apparue
à Constantinople quand des moines « Scythes » (Goths) menés par Jean
Maxentius proclamèrent leur opposition au Nestorianisme en utilisant la
formule Theopaschite, « Un de la Sainte Trinité a souffert… » L’empereur
Justinien était convaincu que cette formule était orthodoxe. La formule
Theopaschite peut être comprise de manière hérétique, comme si l’un de
la Trinité a souffert en tant que Dieu, ou bien dans un sens parfaitement
orthodoxe en affirmant que Jésus qui a souffert était la même personne
que le Logos, la deuxième hypostase de la Sainte Trinité. La doctrine de la
communicatio idiomatum établit une base pour cette manière orthodoxe de
compréhension des actes de Jésus les attribuant à la même personne divine.
Le terme « Theopaschite » même s’il désigne la position extrême des mono-
physites (ceux qui ont rejeté la formulation du Concile de Chalcédoine),
indique plus communément la doctrine orthodoxe du Verbe de Dieu qui
est la personne qui a souffert comme homme sur la croix au Calvaire. C’est
sur ce fond théopaschite que St. Grégoire a développé la distinction entre
énergie de Dieu et les trois personnes de la Sainte Trinité.
Alexis Torrance retraça les origines de la distinction entre l’essence
et l’énergie chez les pères Cappadociens au ive siècle qui réapparaîtra
chez Palamas presque mille ans plus tard. Torrance cite St. Grégoire de
Nazianzus’ (Oratio catechetica magna §36) où la grâce du baptême par
l’humanité que Christ a assumée et déifiée devient la nôtre :
…how difficult is it « to believe that God is everywhere and that being in
all things he is present with those who call upon him […] and does that which
properly belongs… to him to do ? » Baptism is a work « properly belonging »
to God. This is immediately followed by : « now, the work properly belonging
to the divine energy… is the salvation of those who need it. » The one cleansed
« will participate in purity ; and true purity is deity… » An arresting theology is
evoked : God, divine energy, salvation, purity, deity, all come together in the
context of the human being’s sanctification, of his or her deification. As with
Basil and the other Gregory, fluidity of language is apparent, but an instinct
for immanently distinguishing essence and energies in God still appears. This is
precisely the kind of thinking which provides precedents for Palamite essence-
energies theology : God deifies man by his powers, operations,
la croix. La grâce incréée qui révèle aux hommes le Fils de Dieu comme
sur le Mt. Thabor lors de sa Transfiguration n’est pas un surnaturel créé
car le Chrétien dans les sacrements reçoit la vie éternelle, autrement dit la
déification. Palamas décrit la réception de la présence du St. Esprit (Triades,
II, 3 §36, 1959 : 458-460):
Puisque cette faculté n’a pas d’autre moyen d’agir, ayant quitté tous les autres
êtres c’est qu’elle devient elle-même toute entière lumière et s’assimile à ce
qu’elle voit ; elle s’unit sans mélange, étant lumière. Si elle se regarde elle-même,
elle voit la lumière ; si elle regarde l’objet de sa vision, c’est encore la lumière ;
c’est là qu’est l’union ; que tout cela soit un, de sorte que celui qui voit n’en puisse
distinguer ni le moyen, ni le but, ni l’essence, mais qu’il ait seulement conscience
d’être lumière et de voir une lumière distincte de toute créature1.
Ce passage de St. Grégoire rappelle la fameuse conversation de St.
Séraphin de Sarov avec Motovilov lorsque le Saint Esprit se révèle, les
entourant tous les deux :
– Nous sommes tous les deux en la plénitude de l’Esprit Saint ! Pourquoi ne
me regardes-tu pas ?
– Je ne le puis, dis-je, petit Père car des foudres jaillissent de vos yeux. Votre
face est devenue plus lumineuse que le soleil et mes yeux sont broyés de douleur !
– N’ayez pas peur, dit saint Séraphin. Vous êtes devenu aussi lumineux que
moi ; vous êtes aussi, à présent, en la plénitude de l’Esprit Saint. Autrement,
vous n’auriez pu me voir ainsi. Et inclinant la tête vers moi, il me dit doucement
à l’oreille : « Remerciez le Seigneur de nous avoir donné Sa Grâce ineffable. Vous
avez vu que je n’ai même pas fait un signe de croix ; seulement, dans mon cœur,
en pensée, j’ai prié le Seigneur Dieu et j’ai dit : « Seigneur, rends-le digne de voir
clairement avec ses yeux de chair la descente de l’Esprit Saint, comme Tu l’as fait
voir à Tes serviteurs élus quand Tu daignas apparaître dans la magnificence de
Ta Gloire ! » Et voilà, petit père, Dieu exauça immédiatement l’humble prière
de l’humble Séraphin ! Comment pourrions-nous ne pas Le remercier pour ce
don inexprimable accordé à nous deux ?
1. Grégoire Palamas, Défense des saints hésychastes, 2 vols. Louvain : « Spicilegium Sacrum
Lovaniense », 1959.
2. Deux études fort utiles sont : Kallistos Ware, « The Jesus Prayer in St. Gregory of
Sinai », Eastern Churches Review 4:1 (1972), pp. 3 -22 ; and Michel Parys, « La liturgie du
cœur selon Saint Grégoire le Sinaîte », Irenikon (1973), pp. 312-337.
les écrits pour les autres moines avaient énormément d’influence et donc
nous allons consacrer le reste de ce chapitre sur la renaissance monastique
byzantine au xiiie siècle à ce moine. S’il a pratiqué l’ascèse dans des monas-
tères de Chypre, du Sinaï, de Crète, du Mont Athos, c’est finalement dans
le nord de la Grèce dans les montagnes Strandza qu’il a pu trouvait la paix
nécessaire à la prière. Né vers 1255 au sud d’Éphèse (Smyrne), il est décédé
en 1346 dans le monastère qu’il avait fondé sur le mont Paroria (de nos
jours dans le sud de la Bulgarie). Malgré le fait que ce Palamas soit arrivé sur
la péninsule d’Athos vers 1316, au moment où le Sinaïte s’y trouvait, ni que
tous les deux se sont réfugiés à Thessalonique entre 1325-1328, ni pendant
le dernier séjour du Sinaïte sur le Mont Athos dans les années 1330, il ne
semble pas que St. Grégoire le Sinaïte et St. Grégoire Palamas sont connu
personnellement.
St. Grégoire a passé sa vie à être obligé de fuir des violences. Vers 1325 en
raison d’incursions de pirates turcs, il fut obligé de fuir son skite de Mougula
près du monastère de Philothéou sur le Mont Athos. À Thessalonique, il fut
ordonné prêtre en 1326, là où St. Grégoire Palamas resta durant quelques
mois en compagnie des disciples de Grégoire le Sinaïte. Parmi ces moines il
y avait deux futurs patriarches : Isodore (Boukharis) et Calliste qui a écrit la
biographie de St. Grégoire le Sinaïte et devint patriarche à Constantinople
en 1350. Ensuite, Grégoire partit avec dix de ses moines fonder un ermitage
à Berhée, une ville épiscopale en Syrie, où il suivit le style de vie adopté
par les hésychastes, en consacrant cinq jours de la semaine à la prière dans
la solitude et les samedis et dimanches aux services liturgiques avec les
autres moines de la lavra. Dans un bref texte sur le silence, « De l’hésychia
et des deux modes de la prière » (Philocalie 1995 :416-417)1 St. Grégoire
cite La Sagesse de Salomon : « Au matin semer votre graine. » St. Grégoire
comprend cette sentence comme une exhortation à la prière. De même
St. Jacques (Épître I : 2) avait dit que cette graine c’est le Verbe, le Logos,
« semé » par la prière dans mon cœur. Dans « les Sentences diverses… »
(Philocalie 1995 :378-408) on trouve le silence, c’est-à-dire l’absence des
images associé à la prière profonde :
Si tu pries bien en silence, espérant être avec Dieu, n’accepte jamais ce que
tu viendrais à voir de sensuel ou de spirituel, à l’extérieur ou à l’intérieur de toi,
même si cela devait être l’image du Christ, d’un Ange ou d’un Saint, ou si la
lumière prenait forme et t’imprégnait l’esprit. L’esprit en lui-même possède une
force naturelle d’imagination et peut facilement créer des images transparentes
de ce qu’elle désire ardemment, chez ceux qui n’en perçoivent pas le danger et se
causent ainsi du mal à eux-mêmes. Dieu ne s’indigne pas contre celui qui porte
une scrupuleuse attention à soi-même…
Pour comprendre son affirmation « La prière est Dieu qui accomplit tout
en tous » dans « Sentences diverses… », §113, St. Grégoire se rappelle des
paroles du Seigneur en Matthieu 10:20 « Ce n’est pas vous qui parlez mais
le Père qui parle en vous. » Ceci est capital car cela nous encourage à une
écoute plus profonde de nos propres cœurs. Il faut y rester en cultivant ce
ressenti intérieur de la voix divine.
Si c’est toujours par la récitation des psaumes que l’on peut trouver le silence
intérieur, le Sinaite va bien au-delà. Si l’ascèse est provoquée par l’amour
du Christ, c’est une identification mystérieuse au Christ, ainsi : « Devenir
l’Agneau tel qu’Il est dans le siècle à venir. » Je voudrais prolonger ces citations
en laissant St. Grégoire parler pour lui-même. St. Grégoire parle de commu-
nier à l’Agneau de Dieu par une recollection constante de Sa personne. Cela
ne se raconte pas à la troisième personne : Donc voici une sélection de ses
méditations tirées du « Sentences diverses sur les commandements » :
§7 (1995 : 378). Un sanctuaire véritable avant même la vie future, tel est le
cœur sans pensées dans lequel agit l’Esprit. Car tout ce qui se fait et se dit en lui
est l’œuvre de l’Esprit.
§118 (1995 :399) Une contemplation spirituelle personnelle de la lumière,
une intelligence sobre et stable, une véritable énergie de prière coulant toujours
du fond du cœur, une résurrection, une tension de l’âme vers la hauteur, un
émerveillement divin et une sublimation de cet univers, une totale extase de la
réflexion dans l’Esprit, hors des sens, un ravissement de l’intelligence hors de ses
propres facultés, un mouvement angélique de l’âme menée par Dieu vers l’infini
et portée au sommet, il est impossible de les trouver dans notre génération,
quand la tyrannie des passions règne maintenant en nous à travers la multitude
des tentations.
Si pour St. Grégoire l’autel du cœur est l’autel de l’Esprit et ceci veut
dire que l’homme ressemble à une église. Normalement on ne dédie pas
des églises au St. Esprit dans l’Orient chrétien car la présence de l’esprit
est d’un autre ordre. Selon les expressions consacrées par l’expérience
apostolique, l’assemblée sur laquelle l’Esprit descend est réunie « au nom
du Christ ». N’est Église que celle qui est christocentrique. Et pourtant
depuis les Cappadociens (ive siècle), et surtout depuis que St. Maxime le
confesseur (circa 580-662) (cf. sa Mystagogie, Irenikon 1936-1937), on parle
du corps de l’homme comme une église, et on précise ainsi la nature de la
relation entre l’esprit de l’homme et l’Esprit Saint. Voilà comment le cœur
de l’homme peut être conçu comme un autel sur lequel l’Esprit de Dieu
descend dans la pensée d’un moine. Revenons sur sa démarche.
St. Grégoire le Sinaïte pratiquer hésychasme sur le Mt. Athos. Il n’en
faisait pas la théologie comme le célèbre évêque de Thessalonique. Après
un séjour sur le Mt. Sinaî et un autre auprès du moine Arsenios en Chypre,
St. Grégoire arriva sur la Sainte Montagne vers le début du xive siècle. Il y
1. Mystogagie dans Migne vol. 91:672bc ; traduction dans Irenikon 1936 :719.
Aucun des ascètes n’est insignifiant, même si les noms d’une grande
majorité d’entre eux ne sont connus que de Dieu seul. Les ascètes nous
apportent un témoignage par les maillons invisibles de cette immense
chaîne d’or, sans qu’on puisse toujours identifier historiquement leurs
influences mutuelles. Cette communauté d’ascètes n’est pas donc pas
hiérarchisée d’une manière historique, même si dans les huit chapitres
précédents nous les avons abordés de cette manière. Entre les éléments
constitutifs de la tradition ascétique, il n’y a pas de modernité, pas plus
que des répétitions. Il y a seulement du vécu ! Cette continuité peut
donner l’impression des redites au lieu d’approfondissements. Les moines,
les ascètes, sont à prendre comme des individus qui font chacun partie
d’un tronc commun de théologie ascétique. C’est dans cette tradition
vivante, telle qu’ils et elles exercent leur influence à l’intérieur de la vie
monastique de nos jours ; que chacun appartient à sa région ethnolinguis-
tique et à son époque, tout en appartenant à une tradition commune, car
tous témoignent de la vie en un Dieu unique. Ceci devrait être évident,
mais la domination idéologique contemporaine d’une certaine manière de
penser histoire et leurs études des rapports de force, sur la présentation
de l’histoire monastique mérite que nous le rappelions ici. Tous les saints
moniaux et saints moines de tous les siècles sont d’égale importance car
il s’agit d’une œuvre commune. D’où la structure du présent chapitre
embrassant des esquisses de pas moins de six grandes figures ascétiques
des ive et ve siècles de cette œcuménique monastique byzantin, syrien et
égyptien. Sans avoir nécessairement ni connaissance ni influence les uns
sur les autres, ils font néanmoins vivre une expérience commune de vie
centrée sur Jésus de Nazareth. Comme disait Évagre le Pontique, « Ne
parles pas simplement avec plaisir des actes des Pères mais demande de
toi-même d’accomplir les mêmes par de grands efforts. »
1. Stephen C. Headley « If all things were equal, nothing would exist » From Cosmos to
Hierarchy in Dionysios the Areopagite (sixth century) & Maximos the Confessor (580-662).
pp. 283-316 dans La Cohérence des sociétés : mélanges en hommage à Daniel de Coppet, dirigé par
André Itéanu. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2010.
sans autre médiation. Ce qui était au-delà, c’est-à-dire Dieu restait préoc-
cupait par sa création et ses créatures. (Headley 2019 :288-289)
Quant à l’union avec l’Un, Dionysios se distingue de la compréhension
de Platon pour qui l’union avec Dieu commençait lorsque l’esprit quitte
les préoccupations du corps (Theaetetus 176 a-b) ; avec Plotin (201-270),
un homme pleinement divin est celui qui a été amené par le Divin à se
connaître (Enneads V, 9, 1). Dionysios, par contre, insiste que ce n’est pas à
travers l’articulation des hiérarchies impliquant le macrocosme et le micro-
cosme, mais pas une double médiation à travers les hiérarchies angéliques
et ecclésiastiques que l’homme peut devenir pleinement déifié dans le seul
unique Dieu (Noms divins II.11). Dans ce traité, Dionysios écrit que même
si « le Verbe de Dieu opère des fois sans et des fois avec des distinctions »,
Dieu n’est pas un tout, fait de la totalité de ses attributs. Dionysios affirme
à propos de Dieu1 :
…les Écritures usent toujours des noms de Dieu qui sont dignes de lui pour
célébrer indistinctement la déité pleine et entière, totale et indivisée, attribuant
ces noms totalement, indistinctement, universellement à l’entière totalité de la
Déité totale et entière.
La clef des capacités de médiation de la hiérarchie n’est pas la foi même
si elle est indispensable, mais, une foi assumée, la relation du cosmos à la
transcendance. (Headley 2010 : 298) dans son traité la Théologie mystique2
définit le transcendant comme cause de toute réalité matérielle et tangible
alors qu’il reste immatériel et inintelligible. Au début du viie siècle, Maxime
le Confesseur dans ses écrits va déplacer le centre du drame du salut vers le
Christ par une vue de l’adéquation des niveaux du cosmos envers l’homme
où chaque personne est considérée comme microcosme de son Sauveur.
Cette médiation de la grâce, débordement de l’amour de Dieu constituerait
la relation de l’homme microcosme avec Dieu.
Quand dans la première moitié du viie siècle saint Maxime propose cette
hiérarchie non cosmologique, le rôle de la personne prit pour la première
fois la forme qu’elle gardera pendant tout le Moyen Âge oriental, celle d’un
« personnalisme » chrétien byzantin. Pour la théologie monastique trois
positions sont capitales :
– La relation entre macrocosme et microcosme qu’on retrouve dans les
religions grecques de l’Antiquité tardive est revue selon le mode des rapports
entre les deux natures du Christ, divine et humaine. Au lieu d’une série
de correspondances entre le terrestre et le céleste, cette nouvelle hiérarchie
relie le visible et l’invisible, le créé et l’incréé. Dans le christianisme, il y a
1. Noms Divins II.1 ; traduction M. de Gandillac, Aubier, 1943 :77 et Headley 2010 :
292-293.
2. Gandillac 1943 :177-184, section trois et quatre.
1. Gilbert Dagron, Décrire et peindre : essai sur le portrait iconique. Paris, Gallimard, 2007, 9.
1. Traduit et commenté par I. Hausherr, Paris, Beauchesne, 1960. Une autre traduction
par Gabriel Bunge d’Évagre le Pontique, Traité pratique ou le Moine en 153 « chapitres »
est paru dans la collection Spiritualité orientale (Abbaye de Bellefontaine), no 67, 1996.
L’original (1989) était en allemand. Dans la même collection est parue auparavant l’étude de
Bunge intitulée Akèdia : la doctrine spirituelle d’Évagre le Pontique sur Acédie, est paru en 1991.
La meilleure introduction est toujours celle de Gabriel Bunge, Earthen Vessels : The Practice
of Personal Prayer According to the Patristic Tradition. Ignatius : San Francisco, 2002. Robert
E. Sinkewicz a publié une traduction complète des œuvres grecques, Evagrius of Pontus.
The Greek Ascetic Corpus in the Oxford Early Christian Studies, 2003. Les cent cinquante
« paragraphes » du Traité de l’Oraison figurent sans commentaire aux pages 191-209. Pour
une étude historique de l’Origénisme chez les Grecs et les Syriens, cf. Antoine Guillaumont,
Les « Kephalaia Gnostica » d’Évagre le Pontique. Paris, Seuil, 1962.
la dureté inhérent à ton âme, et, en confessant contre toi ton iniquité au
Seigneur, obtenir de Lui le pardon. » Comme Évagre pense toujours de
manière structurée, ce qui est assez rare chez les moines, ses cent cinquante-
trois paragraphes peuvent être organisés par sujet :
A. La Vie pratique : Virtue (§1-4) ; Larmes (§5-8) ; Distractions (§9-
11) ; Colère (§12-27) ; Pratique de la Prière (§28-45) ; Dangers et Démons
(§46-50)
B. La Vraie Prière : (§51-65) ; Images du Divin (§66-73) ; La Service
de Anges (§74-81) ; la Psalmodie (§82-88) ; Épreuves (§89-105) ;
Apophtegmata (§106-112)
C. Conclusions diverses : la Prière sans Images (§113-120) ; La Charité
(121-125) ; Conseils (§126-153)
Évagre a systématisé dans une trilogie ce chemin à travers le désert : le
Praktikos, la lutte ascétique en 100 paragraphes ; le Gnostikos, en 50 para-
graphes, donne des conseils aux vrais gnostiques ; et le Kephalaia Gnostika
en 6 centuries chacun comportant 90 paragraphes où il réfléchit souvent
à partir d’Origène sur la théorie d’une hénade préexistante d’intellect pur
s’impliquant dans la contemplation de Dieu.
Gabriel Bunge, un ermite suisse contemporain, dans son livre Akèdia
a fait la synthèse de l’ensemble de cette pensée d’Évagre. Pour Bunge, la
grande contribution à la vie monastique était et reste toujours la finesse de
son analyse de l’acédie, cette maladie courante des moines. Même si tout
chrétien en est affligé, car la lutte contre le démon est au centre de chaque
existence chrétienne, Évagre écrit essentiellement pour les anachorètes.
C’est pour cela que les moines sont allés au désert pour affronter en corps à
corps le Tentateur qui se manifeste dans les longues périodes de sécheresse
et des illusions d’irréalité. (Bunge 1991 : 35-37). Si le mal est réel, c’est tou-
jours une pseudo-existence, une aliénation parasitaire. Ainsi la révélation
de la personne dans l’incarnation du Christ, la personne en Dieu dont il est
l’image, fait que si l’image dans laquelle l’homme a été créé s’éloigne de son
Créateur, la conscience d’être fils de Dieu se volatilise. On tombe d’après
Bunge (1991 :40) dans
une gnose a-personnelle du cosmos, close sur elle-même, et une connais-
sance de Dieu qui ne parvient plus à l’intégrer ? À la Renaissance, cette
séparation purement « pratico-tactique » n’avait en vue que la sauvegarde
de la « liberté de recherche ». Elle a abouti, pour l’individu, à la perte du
sentiment d’avoir en face de soi un absolu, absolu qui seul peut donner la
mesure du soi propre.
Si comme le disent les Psaumes, seul le Créateur connaît le cœur de
l’homme, il faut passer du temps en conversation avec Dieu et c’est en réflé-
chissant à cette vocation chrétienne qu’Évagre a pu préciser son esquisse
d’une psychologie ascétique.
1. Pour toute cette présentation nous sommes largement dépendant de Marcus Plested,
The Macarian Legacy : The Place of Macarius-Symeon in the Eastern Christian Tradition. Oxford,
Oxford University Press, 2004 : 59.
2. Cf. l’article « Grands Courants de la spiritualité orientale » pp. 114-138 dans Orientalia
Christiana Periodica, 1935, no 1.
3. Cf. l’article « L’erreur fondamentale et la logique du messalianisme » pp. 114-138 dans
Orientalia Christiana Periodica, 1935, no 1.
4. Cf. ses Œuvres spirituelles, Sources Chrétiennes no 5bis, 1966 :69-77.
§ 97 : Qui donc veut purifier son cœur, qu’il l’embrase constamment par le
souvenir du Seigneur Jésus, en faisant de cela seul étude et sa pratique constantes.
Car il ne faut pas tantôt prier, tantôt non, quand on veut se défaire de la pourri-
ture ; il faut toujours s’adonner à l’oraison dans la garde de l’intelligence, même si
l’on séjourne hors des maisons de prière.
Si Diadoque utilise le vocabulaire de Macaire, il est aussi capable de le réviser
et donc de corriger l’enseignement de Macaire pour parler à sa propre manière
de l’intensité croissante de la grâce. Expérience, affect, plénitude sont des termes
qu’il emprunte de Macaire tout en adaptant le sens.
§59 L’intellect exige absolument de nous, quand nous fermons tous ses issues
par le souvenir de Dieu, une œuvre qui doive satisfaire son besoin d’activité…
Personne, en effet, « ne peut dire “Jésus est Seigneur”, si ce n’est pas dans l’Esprit
Saint »… Tous ceux, en effet, qui méditent sans cesse, dans la profondeur de leur
cœur, ce saint et glorieux nom, ceux-là peuvent aussi voir enfin la lumière de leur
propre intellect.
Par contre, si Diadoque ne suit pas Évagre et la tradition égyptienne en
associant certain démons à certains vices, de même qu’Évagre il propose de
maîtriser l’énergie du thumos (désir, colère) pour lutter contre les démons.
Évagre dans le Kephalaia Gnostica1 possède aussi un enseignement sur le
besoin de l’intellect d’un sens spirituel ou affect pour avoir du discernement.
Ainsi l’impassibilité de l’âme rationnelle, produite par la grâce de Dieu
constitue ce sens spirituel qu’il décline en termes de vue (montre les objets
intelligibles à nous), d’ouïe (reçoit les logoi concernant ces objets), de l’odo-
rat (se réjouit dans l’odeur de tout ce qui est étranger à la dissimulation), de
la bouche (reçoit le goût de ces choses) et du toucher qui permet de saisir
l’exacte manifestation des choses. Dans son Conseil aux vierges, Évagre avait
dit que leurs yeux vont voir le Seigneur vers qui elles sont attirées par le
parfum de son être et que leurs bouches vont embrasser l’ époux. (Plested
2004 :135). Mais dans le domaine de la théologie, on n’entend plus parler
des sens. Si pour Macaire les sens sont restaurés par l’acquisition du goût
de la grâce, Diadoque ne retient qu’un seul affect, αίσθησις νοερά, comme
nous avons vu ci-dessus. Pour tous les deux, une expérience directe de Dieu
est le trait spécifique de la révélation chrétienne.
Diadoque emprunte à Évagre la notion que les rêves sont des indicateurs
de la santé de l’âme. Alors que les rêves démoniaques ravivent la mémoire
des passions, d’autres rêves sont tout simplement le souvenir de nos impres-
sions, alors que les bons rêves nous sont donnés par les anges ou de notre
propre chef pour qu’on rencontre les saints. Cela étant dit, pour Diadoque
une vision authentique de la lumière est nécessairement sans forme, sinon
elle viendrait de l’Ennemi. La vraie vision n’est circonscrite par aucune
1. Cf. Evagrius Ponticus (traduit par Antoine Guillaumont), Les Six Centuries des
« Kephalaia Gnostia » d’Evagre le Pontique. Paris : Patrologia Orientalia, 1958 : 33.
limite et c’est par elle que nous cherchons à arriver à un vrai amour de Dieu
(§40) :
Il ne faut donc pas que l’on aborde dans cet espoir la vie ascétique, de
peur que Satan ne trouve l’âme prête désormais à se laisser enlever ; mais le
but unique est d’arriver à aimer Dieu en un sentiment total de certitude de
cœur (͗εν πάση α͗ισθήσει κὰι πληροφορία).
Saint Jérôme
1. Cf. Louis Bouyer, Le Consolateur. Esprit Saint et Vie de Grace. Ch. 9-10. Paris : Cerf,
1980.
2. Cf. Le Monachisme primitif. Spiritualité Orientale, no 72 Abbaye de Bellefontaine 1998 :
506-510 ; Dom Paul Antin, « Saint Jérôme » pp. 191-201 dans Théologie de la vie monastique.
Théologie no 48. Paris : Aubier, 1961.
1. Cf. des traductions en français dans L’Esprit du monachisme pachômien. Sources orientales
no 2, Bellefontaine, 1968. Toute la description de l’ethos pachômien ci-dessous s’inspire de
Vincent Desprez, 1998 : ch. 6.
2. Le souvenir des pères des différents déserts ne s’est jamais totalement éclipsé en
Occident. Cf. de Michel-Ange Marin, Les Vies des Pères des Déserts d’Orient en sept volumes
publiés à Lyon et Paris en 1824. On trouve dans le premier volume des biographies de
Palémon, Pachôme « de Tabenne », ainsi que ses disciples et successeurs, p. 249-448.
Solitude et communauté
Comment réaliser « Un érémitisme à l’intérieur d’une clôture ? » La
couchette, vêtement, coutume du jeûne et le manger un jour sur deux en
Carême, leur viennent de l’érémitisme voisin à Scété. Vin et bouillon de
poisson sont interdits aux moines, mais permis aux malades, comme plus
tard chez les chartreux. Toute la journée, Pachôme lui-même tressait des
nattes ; les frères se déplaçaient pour les travaux saisonniers, moissons ou
cueillette des joncs.
Obéissance et observance
L’obéissance est la forme cénobitique de l’humilité, fait de bon cœur
et avec joie. Seuls les supérieurs peuvent donner des ordres selon la règle.
Maison
Comme des maisons de village où sont regroupés plusieurs métiers, les
monastères sont des sociétés, des associations, une corporation ; le président
s’appelle « l’homme (i.e. chef) de maison ». Les fondations d’Antoine sont
des lavra, conçues pour la solitude, des résidences des anachorètes autour
d’une église où on se retrouvait pour l’Eucharistie. Si celles de Pachôme
s’appellent des koinônia (cf. Actes 2.42) c’est qu’en Égypte hellénisée koi-
nônia désigne les associations, sociétés et corporations exemptées d’impôts.
Quatre « maisons » sont fédérées au sein d’une « tribu », comme dans Josué
7:16-17 où Israël est regroupé en tribus, clans et maisons). Les maisons de
saint Pachôme assurent chacune le service liturgique pendant une semaine.
Le couvent a un père dit « chef de couvent » ; les chefs de maison surveillent
une quarantaine d’hommes ; il donne une catéchèse les jours de jeûne.
Aucun travail n’est fait sans lui et il conserve et distribue les denrées.
Engagement à vie
Indiqué par le changement d’habit, c’est une résolution prise une fois pour
toutes. Horsièse juge qu’il est préférable de ne pas spécifier les ascèses à entre-
prendre, mais de dire « Seigneur, ce dont je suis capable, sans maladie et fatigue
excessive. » L’abandon et le retour d’un moine, est suivi d’un séjour à l’infirme-
rie, où il est nourri parmi les « oisifs », en attendant qu’il fasse pénitence.
Prière et liturgie
On psalmodie quand il y a eucharistie ; les jours de semaine celui récite
par cœur, puis on frappe (avec un simandre ?), tous se lèvent, se signent
et s’agenouillent et se prosternent par terre ; puis on se lève pour réciter le
Notre Père puis on se rassoit. Le repas de midi comporte la collecte de midi
avec ses prières. Le soir dans chaque maison, office de six prières, c’est-à-
dire six passages scripturaires récités par un moine.
Jean Cassien
1. Cf. Sulplice Sévère, Vie de saint Martin, Sources chrétiennes, no 133-135. Paris, Cerf,
1968.
2. Cf. Adalbert de Vogüé, Le Monachisme en Occident avant saint Benoît. Vie Monastique,
no 35. Abbaye de Bellefontaine 1998. de Vogüé a aussi édité et traduit la volumineuse Règle du
Maître en trois volumes dans les Sources Chrétiennes, nos 105-107. Paris : Cerf, 1964. Cette
règle du VIe siècle influença saint Benoît de Nursie dans la composition de sa propre règle et
comme celles de saint Basile, elle se présente sous la forme d’un dialogue.
3. V. Deprez, Règles monastiques d’Occident, ive-vie siècles, Abbaye de Bellefontaine, 1980:
90-115. Et sur Lérins : Vincent Deprez, Le Monachisme primitif. 1998 : 514-517.
1. Cf. Dom Adalbert de Vogüé, « Monachisme et Église dans la Pensée de Cassien », pp.
213-240 dans Théologie de la Vie Monastique. Collection Théologie no 48. Paris, Aubier, 1961 ;
« Les origines du monachisme occidental » ch. 13 dans Vincent Desprez, Le Monachisme
Primitif. Spiritualité Orientale, no 72 Abbaye de Bellefontaine 1998 : 503-545.
2. Adalbert de Vogüé, Le Monachisme en Occident avant Saint Benoît, collection Vie
Monastique, no 35. Abbaye de Bellefontaine, 1998 : 58.
3. Cf. Institutions Cénobitiques Sources Chrétiennes, no 109, Paris, Cerf, 1965 et
Conférences, Sources Chrétiennes nos 42, 54 et 64, Paris, Cerf, 1955-1959.
qui, une fois formés chez les cénobites, préfèrent le secret de la solitude.
Par contre, les anachorètes forment un élite avec le troisième groupe, les
« séparatistes » (sarabaïtes en copte), qui quittent le cénobium et vivent à
leur guise, alors que les ermites continuent leurs prières interrompues (abbé
Issac, Conférences §8-9). Pour l’abbé Piamun, les cénobites ont pris nais-
sance au temps de la prédication apostolique à Jérusalem comme le relate le
livre des Actes (2:42-47 ; 4:32-35) :
La multitude des fidèles n’avait qu’un cœur et qu’une âme ; nul ne disait sien
ce qu’il possédait, mais tout était commun entre eux.
Puis Piamun décrit comment les cœurs des fidèles se refroidissent
au sein d’un peuple de néophytes de plus en plus divers, et cela jusqu’à
l’époque d’Antoine et Paul où apparaît une nouvelle catégorie de fidèles, les
μονάζοντες, des solitaires, qui ne se marient pas et qui par la suite formaient
des communautés de cénobites.
Dans les Conférences §11-17, Cassien et son compagnon Germain
parlent de la perfection, de la charité, avec trois anachorètes, Chérémon,
Nesteros et Joseph, apparemment des habitants des îles solitaires. Ayant
parlé précédemment avec le moine Moïse de la contemplation et la pureté
du cœur, ici ils abordent la foi et de l’espérance. Si la foi engendre la crainte
de Dieu, le courage permet d’espérer le Royaume, puis les deux devraient
être remplacés par l’amour du Fils pour son Père céleste. La suite de cet
échange, Chérémon montre le rôle de la chasteté qui nous conduit vers la
perfection, pas seulement par la continence, mais aussi par la lutte contre les
instincts, qui donne accès à une paix où l’être s’unifie par la grâce de Dieu et
l’amour des vertus.
La plus connue des Conférences, §13, toujours avec le moine Chérémon,
traite des rapports entre la grâce de Dieu et la liberté humaine. Sa notoriété
vient dans cette époque troublée de la lutte contre les Pélagiens, menée
notamment par Augustin. Les formulations de Pelage et d’Augustin étaient
tous les deux extrêmes, ce qui entraînait les critiques des formulations de
Cassien. Chérémon commence cette conversation sur la protection de
Dieu en demandant pourquoi ne pas attribuer le mérite de la vertu au zèle
de celui qui s’y applique ? Réponse : Déjà la chasteté ne peut exister sans
l’aide de Dieu qui garantit le dessein primordial de Dieu et de sa provi-
dence quotidienne. Quant au libre arbitre mis au premier plan par Pelage,
il est infirme, même si la bonne volonté ne doit pas toujours être attribuée à
l’homme ni à la grâce, car les efforts humains ne peuvent contrebalancer la
grâce de Dieu. Les tentations que Dieu nous envoie existent pour éprouver
la liberté des hommes. Pour montrer combien sont insondables les voca-
tions des chrétiens, Chérémon cite l’exemple des apôtres André et Pierre
qui ne cherchaient pas Dieu, alors que c’est Dieu quii est venu les chercher
(§13:15). Puisque la grâce de Dieu dépasse les limites de notre foi humaine,
il faut se rendre au fait que sa Providence est insondable et c’est pour cela
que les Pères ont donc conclu que le libre arbitre est incapable de sauveur
un homme.
Y a-t-il un mystère ecclésial du monachisme1, alors que les moines, les
anachorètes tout spécialement, sont des « séparés » du reste du monde ?
Les moines sont des « protestants » qui recherchent la pureté de la foi
apostolique. Il faut que leur mode de vie soit conforme à l’enseignement du
Christ. En se séparant du monde, ils restent unis à celui-ci, disait Évagre,
parce qu’ils sont la présence de l’Église primitive au sein de leur siècle.
Pour Cassien, ils sont une Église locale pleinement soumise à l’évêque du
lieu et nullement distincte. Les moines dépendant de l’Église, admettent
le mariage, évangélisent le peuple et baptisent les infidèles, et ensuite ils
catéchisent les enfants. En bref, c’est une schola Christi où l’exigence de
chasteté et de pauvreté trace une ligne de démarcation avec les laïques. Cela
étant dit, Cassien n’oublie pas que saint Paul nous rappelle qu’il ne sert à
rien de distribuer ses biens aux pauvres, de livrer son corps aux flammes, si
l’on n’a pas la charité. La vénération du moine tiède peut le maintenir dans
une illusion de pureté. Le combat spirituel du moine est une lutte continue
comme on ressent chez la biographie d’Antoine le Grand et la Vie de Moise
de Grégoire de Nysse. Les moines ne peuvent être qu’Église car ils montent
de gloire en gloire vers Dieu !
Car c’est en ce moment que le Glorieux remit à son Père son esprit ;
Il se fit en lui tremblement, il se fit en lui déchirure ;
Tout cela, oui, en ce moment ! Jésus a fait
Deux jours d’un seul…
Ensuite Éphrem voit les conséquences de l’anéantissement du Fils de
l’homme donnant sa vie sur la Croix (Hymnes pascales VII.3) :
Que Moïse des justes t’offre la couronne,
Lui qui tressa aussi les ossements des justes rassemblés ;
(cf. la vision de la résurrection du prophète Ézéchiel, ch. 37),
Au tonnerre de ta voix, les fleurs s’ouvrirent,
Au mois d’avril (Nisan), ce fut un vrai printemps en Enfer !
Le visage des morts s’est éclairé,
Leurs os tout desséchés, les voilà mis en liesse,
Et leur grâce fanée, la voilà qui rayonne !
Donc en vénérant la Croix de la Crucifixion qui a eu lieu le Vendredi
Saint, le moine et poète entrevoient la descente aux enfers. Les neuf poèmes
sur la Crucifixion sont suivis de cinq sur la Résurrection, c’est pour dire
qu’en contemplant la Croix, la première icône du Christ, saint Éphrem
ressent que poème après poème, un trop-plein d’images verbales remplit
son cœur et l’occupent pendant des heures et des heures. C’est ainsi que
les moines et les moniales occupaient leurs nuits en contemplation, avec
des icônes verbales et des verbes iconiques dont les paroles du Christ au
bon larron : « Aujourd’hui tu seras avec moi dans mon Royaume. » C’est
dire aussi qu’il est un lexique du désert, une anthologie de prières secrètes
à partir des valeurs qui remontent dans le cœur de celui qui dans la soli-
tude craint Dieu ce qui paradoxalement permet évacuer les distractions et
entendre Dieu. Les valeurs, la praxis des moines solitaires possèdent une
échelle, une hiérarchie, mais, comme le dit saint Jean Climaque, on monte
pour redescendre et pour remonter. C’est le recours constant à ces valeurs
éprouvées par des générations de moines qui permet qu’à travers les com-
bats la confiance en Dieu perdure.
1. Toute cette section n’est qu’une paraphrase de quelques passages du livre excellent de
Pierre Miquel, Lexique du Désert : étude de quelques mots-clés du vocabulaire monastique grec
ancien, Spiritualité orientale, no 44, Abbaye de Bellefontaine, 1986.
une terre nouvelle, il ne pourrait demeurer sans souci. » Pour saint Basile
(Constitutions ascétiques), l’absence de souci dans le recueillement ou la dis-
persion par les soucis ne sont pas liés au lieu où on est. Les soucis familiaux
nous empêchent d’être sans souci devant le Seigneur, disent saints Jean et
Barsanuphe : « Installe ta femme près de ses cousins et sois pour toujours
sans souci. Évalue les frais d’entretien pour elle et les enfants, et donne-leur
des terres… Demande au saint vieillard s’il faut rester pour vendre les autres
terres, fais comme il te dira et sois sans souci dans le Seigneur. »
Retraite : C’est une fuite, une séparation du monde à l’abri d’une soli-
tude que Jésus lui-même pratique comme lorsque Jean Baptiste est mis en
prison (Mat. 4, 12), pour prier dans un lieu solitaire à l’écart (Mat. 14, 13),
tout seul dans la montagne (Jean 6, 15). Saint Athanase cite une parole de
saint Antoine le Grand qui dit que ce n’est pas la durée de la retraite qui
compte le plus, mais la résolution. Pour Évagre, la retraite est une fuite
du monde qui permet la méditation sur la mort, ce qui est insupportable
tant que les passions ne sont pas vaincues. Au désert, on n’a aucun autre
recours que le Seigneur, dit Diadoque de Photicé et lorsqu’on se sent
abandonné, on doit se renforcer par une prière fervente jusqu’à ce que le
diable batte sa propre « retraite ». Saint Jean Climaque dit que cette sépa-
ration du monde est inhumaine : « La séparation du monde, c’est la haine
volontaire de la matière et la négation de la nature, par désir d’atteindre
ce qui est surnaturel. » Tertullien prend le contre-pied en disant, « Nous
(les chrétiens), nous ne sommes ni des brahmanes, ni des gymnosophistes
indiens, hommes des bois, exilés de la vie. » Il n’empêche que comme dans
Macaire/Syméon le parfait chrétien doit se dépouiller par la retraite et une
renonciation totale.
Repos : Dans le Nouveau Testament, ce terme possède un sens positif
car il s’agit d’un maître dont le fardeau est léger (Matt 11,29-30) :
Chargez-vous de mon joug, et mettez-vous à mon école, car je suis doux et
humble de cœur, et vous trouverez le soulagement pour vos âmes. Oui mon joug
est aisé et mon fardeau léger.
Par contre, les persécutions sont le signe que l’Esprit repose sur les mar-
tyrs et un ange leur dit de se patienter encore un peu. Dans l’Apocalypse
(4:8) :
Les quatre vivants répètent sans repos jour et nuit : saint, saint, saint
Puis « Dès maintenant – oui dit l’Esprit – qu’ils (les martyrs) se reposent de
leurs fatigues, car leurs œuvres les accompagnent »
Évagre dit à propos du désert que le repos et la sagesse, le labeur et les
prudences vont ensemble car le combat doit s’accompagner de prudences.
Abba Poemen trouvait que « Là où il y a du labeur (kopos), je trouverai le
repos (anapausis). »
Nazianze, Jésus cherche à passer des nuits sur la montagne en prière car
« il était là avec lui-même. » Saint Basile dit la même chose de lui-même,
« Je suis assis, seul avec moi-même. » Fuir seul vers le Seul, permet d’être
avec Jésus nous dit saint Éphrem en paraphrasant l’Évangile (cf. Matth.
18:20). Le silence qui commence par une ascèse négative pour saint Antoine
le Grand peut être poussé encore plus loin, car cela met fin à trois guerres :
entendre, parler et voir. Théodore, le disciple de Pachôme, constate que le
silence révèle des trésors et nous donne envie de devenir aveugle, sourd et
muet pour Dieu.
Conversion : Le rapport de la conversion (métanoia) avec la paranoia est
un danger car pour avoir changé sa hiérarchie de valeurs dans la conversion
d’une manière trop brutale, on peut en tant que néophyte vouloir imposer
ses nouvelles valeurs à d’autres dû, par un rigorisme exagéré. Le sel de la
terre ne devrait pas être si amer. Dans l’Ancien Testament, ce mot veut dire
regret et repentir, donc un retour à l’Alliance suite à une infidélité. Dans
le Nouveau Testament, c’est la grâce de Dieu qui nous inspire la conver-
sion. Saint Jean Baptiste et Jésus dans les Synoptiques utilisent ce verbe.
Le mot « conversion » chez les Pères du désert a plusieurs sens : en tant que
nécessaire au salut ; ainsi à la question : « Qu’est-ce que le repentir de la
faute ? » Abba Poemen répond (§120), « Ne plus la commettre à l’avenir »
Barsanuphe et Jean de Gaza disent qu’il y a de la pénitence inutile, man-
quant de sincérité comme celle de Judas qui n’a pas su demander pardon
au Seigneur lui-même. Pour Pallade, le repentir (penthos) doit précéder la
pénitence car la seconde repose sur l’humilité et le pardon. Ensuite dit Isaie
de Scété, par la pénitence on peut offrir son âme à Dieu. Dans l’Histoire
Lausiaque (§69.3) Pallade raconte qu’à propos d’une femme pécheresse
repentie, Dieu déclara, « Elle m’a plu davantage par sa pénitence que par sa
virginité. » Saint Jean Climaque consacre le cinquième degré de son Échelle
à la pénitence qu’il porte aux nues : « Le repentir nous élève à la porte de
ciel, l’affliction frappe à la porte, l’humilité nous l’ouvre » (§22:15).
Vigilance : Le nèpsis commence à devenir un mot compréhensible
en français tellement ce mot grec est important dans l’ascèse chrétienne.
Pour Philon, dans une vie sobre on ne se saoule pas d’images. Écrivant au
Thessaloniciens, saint Paul dit : « Vous êtes des enfants de la lumière, des
enfants du jour… Alors ne nous endormons pas comme font les autres,
mais restons éveillés et sobres. » (I Th. 5:6-8). La première moitié de la Vie
de saint Antoine écrite par saint Athanase d’Alexandrie raconte un grand
nombre d’attaques du diable, auxquelles saint Antoine opposait la vigilance
et la sobriété (nèpsis). Saint Arsène (§33) déclare la vigilance nécessaire à
tout moine qui ne veut pas se fatiguer en pure perte. Isaïe de Scété nous dit
que « L’homme a besoin d’un grand discernement… d’une vigilance atten-
tive pour éviter de s’égarer ». Dans l’Échelle (§2:11-12) :
chez saint Paul (Rom. 5:3-4) : « Nous mettons notre orgueil dans nos
détresses mêmes, sachant que la détresse produit la persévérance la fidélité
éprouvée, la fidélité éprouvée d’espérance. » (II Th. 3, 5) « Que le Seigneur
conduise vos cœurs à l’amour de Dieu et à la persévérance du Christ. »
Saint Justin dit que la patience caractérise le Verbe lors de son incarna-
tion : « Je reconnais qu’il a enduré sur une croix. » Dans la généalogie des
vertus d’Évagre, la patience engendre l’impassibilité qui engendre la cha-
rité et que celui qui est devenu impassible n’a plus à exercer la patience.
Cette patience nous dit Évagre est le meilleur remède contre l’acèdie. À la
manière de l’Échelle de Jean Climaque, saint Nil crée une litanie à partir de
la patience :
L’hymononè (la patience), blessure de l’acèdie, taille des pensées, souci de
la mort, contemplation de la croix ; la crainte clouée, l’or frappé, force de la
loi devant les attaques de l’ennemi, livre de l’action de grâce, la cuirasse de
l’hésychia, l’arme des peines, le beau travail à foison, la signature des vertus.
Dans Barsanuphe et Jean de Gaza, on lit : « Dieu n’exige du malade que
l’action de grâces et l’endurance. » Et saint Syméon le Théologien de dire :
« Donne la patience à tes serviteurs, que l’affliction ne les submerge pas ! »
« Redonne-moi totale et parfaite santé, l’illumination fruit de l’endurance
et des œuvres excellentes… l’endurance et une invincible vigueur envers et
contre tout. »
Valeurs en questions : On pourrait mettre en doute la pertinence de ce
lexique du désert de beaucoup de façons. Les philosophies de tous temps ont
mis en question les réponses à la révélation scripturaire pour comprendre le
destin des hommes. L’obéissance des disciples envers leur maître est une
valeur souvent contestée par ceux qui n’y voient pas un moyen fort de la
transmission de l’expérience. L’esthétique de cette expérience est souvent
refusée au nom du refus de la transcendance. La valeur de la simplicité est
cultivée par des moines au nom d’une certaine conception de l’épanouis-
sement. Certaines de ces critiques sont simplement dues au fait que les
mots du lexique pris en dehors de la pratique monastique, n’avaient plus
de sens. On n’avait pas compris que les moines montaient et retombaient
sur l’échelle partant de la terre vers le paradis au cours de leur vie et que
la répétition de cette ascension était signe d’héroïsme. En l’absence d’une
vie dans un cénobium, comment une totale sobriété pourrait être comprise
autrement qu’une répression ? Ce qui nous amène à la valeur peut-être la
plus fondamentale et la moins bien comprise : celle de la différence entre
homme et femme.
Pour commencer, qu’est-ce la différence. Il y a vingt ans le métropolite
Jean Zizioulas, sur la base de ses recherches sur les Cappadociens, saint
Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse, et saint
Maxime le Confesseur, a montré qu’on pourrait mettre à plat l’opposition
1. « Communion et Altérité », pp. 23- 33 dans Service orthodoxe de Presse (SOP) no 184
(janvier, 1994) et « L’Église comme Communion » pp. 33-42 dans SOP 181 (septembre-
octobre, 1993).
2. Susanna Elm, Virgins of God : The Making of Ascetism in Late Antiquity. Oxford, Oxford
University Press, 1994 :257.
1. Jean-Claude Guy, Les Apophtegmes des Pères du Désert, sans date, Abbaye de Bellefontaine,
pp. 132-133.
l’ancien dit, « Regarde comment les femmes triomphent sur Satan, alors
que nous nous comportons mal dans les villes ».
Donc les moines ont été obligés de comprendre que ces femmes à déter-
mination masculine (gunaîkwn andréiwn) ont combattu dans la grâce de
Dieu les mêmes batailles qu’eux et qu’elles étaient des personnes comme
eux, bien que femmes.
Un certain nombre d’apophtegmes (Guy, p. 298-299) parlent de femmes
qui consultèrent les anciens, comme Amma Sara du désert de Pelusium,
près de Theadelphia sur le bras oriental du Nil, dans l’Apophtegmata où on
cite ses propres sentences à elle aussi bien que celles d’Amma Synclétique.
(§4) Une autre fois, deux vieillards, grands anachorètes, vinrent dans la région
de Péluse pour la visite. En y allant, ils se disaient l’un à l’autre : « Humilions
cette vieille femme. » Et ils lui dirent : « Veille à ne pas élever ta pensée en
disant : “Voici des anachorètes qui viennent chez moi qui suis une femme.” » Et
Amma Sarra leur dit : « Par la nature, je suis femme, mais non par la pensée. »
Sentence §9, « C’est moi qui suis un homme, vous, vous êtes des femmes. »
Pour un moine parfait, il n’est plus question d’homme ou de femme, car
tous sont des athlètes luttant « non contre la chair et le sang, mais contre
les principautés, les puissances, contre les rois du monde de l’obscurité pré-
sent » (Éph. 6:12) au nom du Christ. De même qu’il y a eu dès le début des
martyres femmes (Thécle, Perpetua, Blandine…) qui une fois dévêtues de
leurs vêtements trouvent une vraie virilité devant la mort certaine.
De très loin la plus connue grâce à sa biographie, est Amma Syncletica.1
Le thème central de son enseignement adressé aux moines et aux moniales
est sans surprise : comment profiter des périodes de lutte (Colossiens 4:5)
pour arriver à vivre en paix (͑ησυχάζειν) avec soi-même.
Après deux premiers siècles de persécutions, avec la paix de l’empereur
Constantin, les chrétiens hommes et femmes entrent dans le désert. Comme
disait Braasarion (§4) des moniales : « Regardez comme ces femmes triom-
phent sur Satan. » Ainsi dans la biographie de sainte Synclétique (§5) : «
L’obéissance, est-il dit, vaut mieux que le sacrifice. » Et l’humilité qui
devient de plus en plus nécessaire car (§52) « …le diable, qui désire jeter
le désordre partout, s’efforce de cacher les fautes de celles qui pratiquent
l’ascèse avec zèle : il veut augmenter leur orgueil. »
§53 Pour celles qui sont en proie à l’orgueil, qu’on leur procure le remède
de l’exemple de celles qui en font plus… Car les démons en ont fait, et en font,
plus que toi : ils ne mangent pas, ne boivent pas, ne se marient pas, ne dorment
pas ; bien plus, ils vivent dans les déserts, si toi, habitant dans une grotte, tu
t’imagines faire un exploit.
1. Les monts Porphyrites, aujourd’hui Gebel Abu Dukhan, étaient une carrière de pierre
porphyrite dans le désert oriental de l’Égypte sur la route entre la mer et Maximianopolis,
le Qena de nos jours.
« Amenez-les moi toutes, car il en manque une. » Elles lui répondirent : « Nous
en avons bien une à la cuisine : c’est une idiote. » Il leur dit : « Amenez-moi
aussi celle-là, laissez-moi la voir. » On alla lui parler. Elle ne voulut pas obéir,
pressentant la chose ou peut-être même en ayant eu la révélation. On la traîna de
force en lui disant : « Le saint Pitéroum veut te voir ». Car il était célèbre.
/6/ Quand elle fut devant lui, il considéra les haillons qu’elle avait sur la tête,
et il tomba à ses pieds et s’écriant : « Bénis-moi ! » Elle tomba à ses pieds à son
tour ; « Toi, mon Seigneur, bénis-moi », lui dit-elle. Les autres furent toutes
hors d’elles et dirent au vieillard : « Abba, que cet affront ne t’affecte pas : c’est
une idiote. » Pitéroum répondit : « C’est vous qui êtes des idiotes. Car elle est
notre amma, notre mère à moi et à vous – c’est ainsi qu’on appelle celles qui ont
atteint la véritable vie spirituelle –, et je demande dans mes prières d’être trouvé
digne d’elle au jour de jugement. »
/7/ À ces mots, toutes tombèrent aux pieds de la sœur, confessant différentes
choses : l’une d’avoir versé sur elle la lavure de l’écuelle, une autre de l’avoir rouée
de coups, l’autre de lui frotté le nez de moutarde : chacune avait un affront dif-
férent à avouer. Après avoir prié pour elles, Pitéroum repartit. Quelques jours
après, ne pouvant pas supporter l’estime et le respect de ses sœurs et accablée par
les excuses, la sœur quitta le monastère ; où elle partit ou alla se jeter, comment
elle finit ses jours, personne ne l’a jamais su.
Ainsi est-il de ceux qui cherchent Dieu et dont les secrets restent cachés en
Dieu ainsi que leurs chutes car la foi renferme des possibilités de transformation
de soi insoupçonnées pour ceux qui n’ont jamais prié le long de ce chemin dans
le désert.
Toute prière véritable… fait dans une parfaite humilité, dans le dépouille-
ment de toute préoccupation de soi, dans un complet abandon à Dieu est tôt
ou tard vivifiée par l’action de la grâce du Saint Esprit… (la prière) constitue le
tout de la vie, qu’elle cesse d’être une activité pour devenir l’être même ; ce n’est
qu’alors qu’elle se fixe au lieu cardiaque, permettant à l’orant d’adorer Dieu du
fond de son cœur et de s’unir a lui1… (Bloom 1949 :57)
Ceci est encourageant pour celui qui ose entrer dans le tréfonds de son
cœur car dans ces déserts beaucoup d’ascètes sont passés avant lui et lais-
sant les traces de leur propre vécu, qui restent comme des bornes vers la
lumière de celui qui ne cessa de leur accompagner dans certaines nuits très
profondes.
Composition : Atlant’Communication