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STEPHEN HEADLEY

DU DÉSERT AU PARADIS

Introduction à la théologie ascétique

LES ÉDITIONS DU CERF

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© Les Éditions du Cerf, 2018
www.editionsducerf.fr
24, rue des Tanneries
75013 Paris

ISBN 978-2-204-12393-8

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CHAPITRE 1
L’ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE, UNE THÉOLOGIE
PAR L’EXPÉRIENCE

Les saint(e) s ascètes avaient un charisme, un charme qui nous tiraient


vers le haut, vers le Royaume de Dieu. Ils avaient une beauté intérieure qui
peut nous pacifier, nous donner courage, nous remplir de joie.
Avec la confusion qui naît de la sécularisation contemporaine, les valeurs
ascétiques sont mises en cause, voire inversées ; apparaît une incertitude
existentielle : qu’est-ce l’homme ; quelle est sa destinée dans cet univers ?
Les sociologues ne manquent pas d’expliquer que le christianisme s’avère
désormais incapable d’engendrer un consensus autour de ses vérités, de ses
beautés « révélées ». Donc si l’existence de Dieu ne donne pas de réponse
à un homme qui s’ignore, si l’homme ne retrouve pas l’Image divine, le
parfum du Paradis dans lequel il a été créé, il doit s’inventer tout seul un
soi-même, essayer de se fabriquer une transformation de lui-même1. Alors
que l’homme « moderne » recherche une réponse tous azimuts, les chrétiens
continuent à s’imaginer qu’ils sont des privilégiés en tant que créatures, des
créations de Dieu. L’image dans laquelle l’homme a été créé est son logos,
anthropo-logos. Et cette image est révélée pas les résonances des paroles
l’Écriture sainte dans nos cœurs, qui reçoivent l’héritage de l’anthropolo-
gie monastique. Dans la théologie fondamentale, on part de ces paroles du
Christ : « Celui qui me connaît, connaît le Père ». L’homme est donc une
création trinitaire. Saint Grégoire de Nysse (ca 335-395) dans son traité la
Création de l’homme (Sources chrétiennes, no, 6, 2002) appelle l’homme une
hypostase, c’est notre substance sous-jacente qui nous rendre réel. Ce n’est
qu’un exemple, et on en verra bien d’autres par la suite, du lexique du désert
qu’ont formé les premiers moines et moniales pour nous proposer des che-
mins de purification, afin de revenir à Dieu. À partir du début du ive siècle,
leurs riches expériences sont graduellement transmises du désert d’Égypte à
Gaza, Palestine, le Sinaï, la Cappadoce, la Grèce, les Balkans et plus tard la
Russie, pour devenir finalement accessible mondialement.

1. Self and Self-Transformation in the History of Religions, edited by David Shulman and
Gury G. Stroumsa. Oxford University Press, 2002. Le vocabulaire de l’ascétisme est emprunté
à l’ouvrage de Pierre Miquel, Lexique du Désert, Abbaye de Bellefontaine, 1986.

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Cette forme de prière, cette contemplation de Dieu sur l’autel de nos cœurs
chez les moines orientaux s’appelait l’hésychasme, la garde en silence du cœur.
C’est une règle d’ascèse qu’un vague mysticisme oriental. Pourquoi cette
prière est-elle plus orientale que latine ? Vaste question. Une réponse simple
est qu’à partir de Duns Scotus (ca 1266-1308), une épistémologie chrétienne
se propageait là où on s’attachait à des images mentales pour saisir le monde
extérieur et non plus une participation et une communion de notre ressenti
intérieur. Donc la conceptualisation consciente était nécessaire pour gérer nos
sensations face au monde environnant. (Milbank 199, ch. 3). La communion
n’était plus indispensable pour penser. Les relations entre Dieu et les hommes
devenaient univocales et plus dialogales. Par contre, d’une manière spora-
dique au xxe siècle, les chrétiens d’Europe ont ressenti tout ce qu’ils avaient
perdu de l’anthropologie du désert, et ce fut par la suite le point de départ d’un
renouvellement anthropologique (Chryssavis 2015).
Ce livre veut présenter rapidement des figures attachantes de huit aires
monastiques et géographiques qui correspondent à trois périodes histo-
riques.
1. Le premier monachisme du Moyen Orient dont saint Jean Climaque
(† 606) au Sinai va faire une riche synthèse dans son Échelle, à la fin de son
premier épanouissement.

Icône (détail) : le sommet de l’échelle vers le Paradis

2. Les grands centres du monachisme en Cappadoce, les Studites à


Constantinople, et les Athonites (synthèse de Paul Evgertinos († 1054)
jusqu’à la chute de Constantinople (29 mai 1453).
3. Sous l’Empire ottoman, la Turcocratia jusqu’à 1932 avec le dévelop-
pement de l’hésychasme dans les Balkans et sa grande synthèse dans la

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compilation des Pères néptiques (ive-xive siècles) dans la Philokalia, publiée


en grec à Venise en 1782.
Dans la période intertestamentaire (ier siècle avant J.-C. - ier siècle après
J.-C.), on constate à partir de la Bible le déploiement d’une anthropolo-
gie du salut à la fois en Israël et pour le monde hellénistique environnant.
Dans cette Antiquité tardive, les non-chrétiens étaient confrontés à une
manière de vivre authentiquement révélée par un Messie juif. Nos langues
contemporaines font barrière pour saisir cette authenticité car de nos jours,
la liberté, c’est notre droit de choisir notre sexualité, etc. Actuellement, et
depuis Freud, « ascétique » veut dire l’écrasement de nos désirs qu’ils soient
de cœur, d’imagination ou d’esprit, ainsi que l’indifférence au plaisir, la maî-
trise de nos instincts bestiaux, la mortification ou l’expiation par la douleur.
Mais à l’époque, qu’est que c’était l’ascétisme ? Un effort héroïque inté-
rieur de clarification et de purification qui produit un caractère ferme et
lumineux. Évidemment une pénitence agnostique contint une mortifica-
tion peut servir à purifier notre volonté et la libérer, mais la renonciation
chrétienne visait à se rapprocher de Dieu par notre libre volonté, jointe à
Sa grâce qui fait reculer tous les obstacles. Cela s’appelait la Providence,
la confiance que là où nous sommes dans notre vie, Dieu aussi est là avec
nous pour nous aider. Et quand les protestants au xviie siècle ont perdu
tout contact avec l’expérience monastique, cet ascétisme, cette renonciation
à des actions, relations et désirs impurs, leur ont paru être un péché par
rapport à des actions sociales moralement bonnes. Il fallait œuvrer pour le
bien commun et la notion de citoyen a perdu graduellement toute référence
au pardon. Un ascétisme ainsi envisagé perdait toute valeur intérieure et
spirituelle. Tragiquement la prière perdait sa dimension la plus spirituelle,
l’œuvre du Saint-Esprit dans notre cœur. Faisons rapidement l’historique
du mot ascèse.

Le mot ASCÈSE

Initialement en grec chez Homère ’askésis voulait dire, un « travail artis-


tique » ; chez Hérodote, le mot voulait encore dire l’exercice d’un art, mais
d’un art qui demandait de l’intelligence. Ensuite le mot prit deux sens prin-
cipaux : l’exercice du corps comme chez Thucydide, qui parlait des soldats
et des athlètes et la norme morale qu’on acquiert par les efforts de l’âme
en quête de sagesse. Chez Xenophon, l’exercice de la vertu, ’enkrateia, était
pratiqué par des athlètes et des hommes vertueux.
Chez les Sophistes le logos ou parole s’oppose à la nature dans l’exercice
des dons de la science et de la vertu. Ainsi pour les Stoïques, l’âme est

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prisonnière dans un monde mauvais et elle a besoin d’un entraînement pour


être libérée. Ainsi Démocrite : « Plus nombreux sont les hommes que l’ascé-
tique a rendu bons que ceux qui sont simplement bons par leur nature. »
Dans la tradition socratique, l’ascétique est identifiée à un effort réfléchi
et méthodique pour libérer l’âme des passions mauvaises. Philon, un juif
d’Alexandrie éclectique, trouvait que l’ascèse prépare l’âme par un effort
moral et méthodique pour contempler Dieu avec une intelligence purifiée.
Ici l’ascèse prend une tonalité religieuse. Avec Philon, Pindar et Isokrates,
cela comportait une dimension de piété. Pour les Pythagoriens l’ascèse est
même l’essence de la religion. Dans le Nouveau Testament (Actes 2:16), le
verbe askein n’apparaît qu’une fois, et avec un sens très général comme dans
l’Ancien Testament où, dans un livre écrit directement en grec, Maccabées
(2 Mac 15:4 ; 4 Mac 13:22 ; 12:11). Saint Paul utilise le terme dans son
emploi athlétique et chez les Pères apostoliques, le terme n’a pas de sens
proprement religieux.
Dans le récit du martyre de Polykarpe (18:3), le terme désigne la pré-
paration au martyre. Par contre, dans la première épître de Clément aux
Romains (5:1) et dans la lettre à Polykarpe (1:3, 2:3 ; 3:1) de saint Ignatius
(† ca. 110) les chrétiens « parfaits » s’appellent des « athlètes ». C’est seu-
lement avec saint Clément d’Alexandrie (ca. 160-215) et le platonisme
chrétien, on voit le mot ascèse prendre un sens bien spécifique : celui de la
continence et plus généralement d’une piété fervente vécue dans le monde.
Ce même Clément parle d’un ascétisme gnostique (Stromata IV : 22) dont
le patriarche Jacob est le modèle. Un sens plus restrictif est trouvé chez
Origène (ca. 185-251) dans son Contra Celsius (V : 2) où il appelle les àskétai
« ceux qui ont fait profession d’une vie parfaite ».
Saint Athanase le Grand (ca. 300-373) dans sa Vie de saint Antoine le Grand
et Palladius (ca. 365-425), dans son Histoire Lausiaque, définissent àskésis
comme « continence », alors que àskétria tendait à vouloir dire « moniale » en
grec. En latin, un nouveau mot, asceterium, apparaît dans le Code Justinien.
À terme, des livres traitant de la vie spirituelle étaient qualifiés d’« ascétiques ».

L’ascétisme avant les monastères1

Des rituels proprement religieux et des pratiques plus populaires com-


portant une austérité faisaient partie d’une recherche de la perfection.

1. Ici je paraphrase le Dictionnaire de la spiritualité, entrée « ascèse », col. 936-1018. Cf.


aussi Richard Finn, Asceticism in the Graeco-Roman World. Cambridge : Cambridge University
Press, 2009.

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Certains aspects de la conception de la personne étaient compatibles


avec des notions chrétiennes. Les rituels égyptiens étaient extrêmement
scrupuleux à propos de catharsis, avant tout rituels : des ablutions, des
fumigations, des onctions, l’abstinence des nourritures et la continence
étaient strictement suivis. En Syrie, les flagellations et des auto-violences
sanglantes étaient la norme. Les doctrines dualistes de Mithra (un dieu
indo-iranien en relation avec l’Avesta perse), étaient très suivies comme
ascésis par les soldats romains1.
L’ascésis était un moyen de se préserver des jours impurs ou malchan-
ceux, cela comme on peut le voir dans Les Travaux et les Jours (735-736)
d’Hésiode (poète grec du viiie siècle av. J.-C.). La peur de l’impur, d’être
contaminé par un accomplissement incorrect des devoirs rituels était aussi
présente dans le judaïsme. Pour les Romains, les prescriptions rituelles
interdisaient de toucher ou même de voir un cadavre. Parmi les Grecs, la
mère et le nouveau-né restent dangereux tant qu’ils n’ont pas été purifiés
(Pausanias, mythographe du iie siècle apr. J.-C. EC, dans sa Description de
la Grèce ou Périégèse). Évidemment des rapports sexuels vous excluaient des
pratiques rituelles. Ainsi la propreté physique et le jeûne étaient obligatoires
dans la Grèce ancienne avant d’entreprendre une prière.
Une prière n’exige pas toujours un sacrifice, mais elle peut se fonder sur
une faveur réciproque. En latin, la notion de « faire croire2 » est explicite
dans les six modèles syntaxiques, formes de réciprocités utilisées dans les
invocations aux dieux3.
– donnez (moi) car je vous donne
– donnez parce que vous m’avez donné
– donnez parce qu’il/elle vous a donné
– donnez afin que je vous donne
– donnez afin je puisse vous donner
– je donne afin que vous puissiez donner
Dans le cadre des religions dans l’est de l’aire méditerranéenne, le chris-
tianisme était influencé par le lexique qui leur était familier. Ce lexique
tourne autour d’un idéal moral plus pur. L’influence du monde et des philo-
sophies hellénistiques était donc prépondérante.
Les initiations pratiquées par les mystères néo-platoniques, quoique dif-
férents des gnostiques, visaient aussi des visions extatiques donc une union

1. Fr. Cumont, Les Religions orientales dans le paganisme romain, 4e éd., Paris, 1929 ;
Richard Finn, O.P. Asceticism in the Graeco-Roman World. Cambridge, Cambridge University
Press, 2009.
2. Cf. Michael de Certeau, « Une pratique sociale de la différence : croire » pp 363-383
in 1981 Faire Croire, École française de Rome, Palais Farnèse ; and Émile Benveniste,
Vocabulaire des institutions indo-européennes, 1966, vol. 1, ch. 15.
3. cf. Simon Pulleyn, Prayer in Greek Religion. Oxford : Oxford Univ. Press, 1997

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avec la déité1. Les garanties n’étaient pas dépendantes les vertus des initiés,
mais des mystères eux-mêmes, même si la discipline demandée (jeûnes,
abstinences et continences) était sévère. À Eleusis, on se rappelait du jeûne
de quarante jours de Déméter à la recherche de sa fille perdue.
Quant à la prêtresse Déméter Thesmophoros, Didyma, elle proférait des
oracles seulement à la suite d’un jeûne (nesteia) de trois jours. L’abstinence
temporaire pourrait s’appliquer aux pèlerins aussi bien que aux prêtres. Par
exemple à Pergammone, on dormait dans le temple afin de recevoir une
vision de guérison de la part du Dieu. Souvent le jeûne était censé prévenir
contre les démons. La pureté (hagneia). Platon (Phedra, 248 D) disait, « …
le plus coupable des hommes était celui qui pensait qu’il pouvait échap-
per aux punitions qu’il méritait par des sacrifices et des paroles flatteuses
adressées aux dieux. » Pour Platon, les mystères n’étaient qu’un faible reflet
de la vision des formes inchangeantes des « idées ». La purification rituelle
pouvait n’avoir rien à voir avec la purification du cœur comme le montre
l’étude de Marcel Detienne, Les Jardin d’Adonis (1972) sur la relation entre
l’abstinence sexuelle et les célébrations de la fertilité autorisant des obscéni-
tés. Déjà en Italie, au ive siècle quatrième siècle avant notre ère, un régime
végétarien était censé pouvoir gérer la transmigration des âmes entre les
espèces.
Rome, au iiie siècle, adopta des rites ascétiques en provenance de l’Est
grec. L’abstention temporaire de nourriture et des rapports sexuels servaient
à délimiter le temps et l’espace et à entrer dans le royaume des dieux, ce qui
sanctionnait l’ordre social. Ainsi les vierges Vestales (virgo vestalis) prolon-
geaient l’abstinence sexuelle pendant trente ans, alors qu’elles gardaient la
flamme sur le foyer sacré dans leur temple au forum. Cette flamme était le
symbole phallique de la fécondité de la nation. Leur pureté rituelle montrait
que la cité était sous la protection divine.
Dans les conceptions du néo-platoniste Porphyre (233-305) la discipline
de l’âme et du corps l’ascèse était tout autre. Les religions « païennes » n’en-
courageaient pas cette espèce de volontarisme moralisante. La différence
entre la pureté cultuelle et contemplative devient de plus en plus claire dans
l’anthropologie des philosophes grecs et latins.
Aristote décrit les traditions pythagoriennes du vie siècle avant notre
ère où Pythagore, sage et prophète, pouvait se trouvait dans deux endroits
simultanément, possédait des cuisses en or, n’étaient ni homme ni dieu,
mais un troisième type d’être rationnel. La clé de son enseignement (doxai)
concernait la renonciation et la réincarnation. Pythagore tenait son ensei-
gnement divin non pas seulement des dieux, mais aussi des hommes car
les deux avaient une origine commune. Une âme enfermée dans un corps

1. P. Festugière, l’Idéal religieux des Grecs, Paris, Gabalda, 1932.

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devait extraire la flamme divine aux cours de ses réincarnations. La phi-


losophie pour Pythagore servait d’abord à la purification (catharsis) ; les
révélations philosophiques sont des initiations, purifiant l’homme justement
du cycle des réincarnations. Le dieu intérieur est sa propre raison. Ce sont
les passions qui affligent l’homme néanmoins, on ne devrait pas chercher
l’absence des passions (apatheia), mais leur symétrie. Les passions une fois
maîtrisées (metriopatheia) deviennent occasion de vertu. Les Pythagoriens
recherchaient la résignation car c’est la Providence qui sauvegarde le bien.
La tristesse qui grignote son cœur est mauvaise par définition. On devrait
matin et soir examiner sa conscience, montrant ainsi notre responsabilité
personnelle.
Au premier siècle de notre ère, le néo-pythagorisme constitue une com-
munauté avec son propre culte de la divinité, offrant non pas des prières
mais le don de son intelligence. On honore Dieu par la vertu et non par des
cérémonies. Ils partagent la psychologie et la moralité des Aristotéliciens
et des Platoniciens. Le bénéfice de l’abstinence des cultes et de la pureté
rituelle leur permettait de souscrire à l’ascétisme, car cette pureté morale et
intellectuelle favorisait l’union avec le divin, mais sans les rituels de l’abs-
tinence périodique. Il ne s’agissait pas de pénitence, et pas non plus d’un
déploiement de sa contrition devant un dieu juge, car la vertu et la sainteté
faisaient partie du domaine purement personnel. Sous l’influence de l’Or-
phismo, les néo-Pythagoriens fuyaient le monde matériel, dans une attente
apocalyptique afin de connaître l’avenir par des procédés magiques. Ainsi
Pythagore passer pour divin chez Porphore, Jamblique et Diogeses Laërce
(180-240). Dans le portrait d’Appolinius de Tyrane, on dit qu’il recevait des
révélations sur ses vies antérieures. Donc on peut dire qu’ici l’ascétisme n’est
que le moyen d’obtenir des pouvoirs surnaturels où l’immortalité n’est pas
de mise.
Socrate menait une vie ascétique sans en faire la théorie. Il identifiait la
vertu avec la science et ne discourait pas sur le rôle moral de la volonté.
Les Cyniques ont hérité de son enseignement, l’indépendance d’esprit
et l’indifférence pratique et les Stoïciens empruntaient à ces deux écoles.
Zeno de Citium et son élève Cleanthes rivalisaient avec les Cyniques en
matière de frugalité, XXX leur soupe de lentilles. Pour Zeno, l’harmonie
de l’âme (animi concordia) représentait leur but majeur, alors pour Sénèque,
Épictète et Marc Aureus, la gestion du choix et l’emploi du norme (κανών)
étaient l’objet principal de leur discernement. Le bien central de l’homme,
c’est l’esprit, la connaissance et un raisonnement correct, ce qu’Épictète
(Manuel I:6,3 ; II, 8,4-7, & 9) appelait l’usage intelligent des représentations
(phantasiai). L’homme est un fragment détaché de la divinité, son propre
raisonnement permet au philosophe de juger les choses d’après leur réalité et
non pas par leur apparence. Donc l’opinion (dogma) juge ces phantasiai selon

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les désirs (ormé) ou l’aversion qu’ils engendrent en nous. Ces réflexes sont ni
bons ni mauvais, c’est notre opinion qui crée une valeur dans l’action. Cette
valeur est composée d’un concept (prolepsis) a priori, une intuition générale
sur ce qui est juste et utile et où il trouve son application appropriée dans
des cas concrets. Dans ses conversations avec un jeune à Nicopolis, Épitècte
introduit l’ascétisme, en disant que la passion est le résultat d’un jugement
mauvais, et non une mauvaise utilisation de la volonté, donc le vrai acète
combat ses idées fausses par la réflexion, en substituant une imagination
saine pour une malsaine.
La pauvreté et l’instabilité du monde extérieur constituent la meilleure
preuve de ce dualisme psychologique. Ni la santé, ni la vie ne sont le bien
central que les hommes imaginent, et la mort n’est pas aussi terrifiante
ou horrible qu’on pense. Musonius Rufus (25-95), un philosophe stoïque
romain qui enseignait à Rome pendant le règne de Néron, voyait la fra-
gilité des choses, l’instabilité de la vie et la stupidité de la gloire passagère.
Tout doit être évalué par ce qui dépend de notre propre volonté libre. C’est
un individualisme sans générosité ni joie, une apatheia élevée et stérile qui
demande une indifférence envers le monde passagère. Ici le sentiment
« religieux » perd tout contenu réel.
Pour Diogène (412/403 - 324/321 av. J.-C.), l’abstention de nourriture
et de rapports sexuels peut déconstruire les espaces sociaux grecs, les dicho-
tomies public/privé, sacré/ profane et pur/impur. Leur manque de pudeur
(anaideia) vis-à-vis des conventions sociales a amené les Cyniques à être
traités de chiens. Mais leur pauvreté volontaire était déjà une forme d’ascèse.
Depuis que nous avons été libérés du mal par Diogène de Sinope, et bien que
nous ne possédions rien, nous avons tout ce qu’il nous faut, et vous qui avez tout,
en fait vous n’avez rien, à cause de votre rivalité, jalousie, peur et orgueil.
Mauvaise réputation et pauvreté (penia) constituent un pays natal invin-
cible à capturer par des forces aléatoires. Diogène mendiait auprès d’une
statue pour s’entraîner à l’échec. Toute chose appartient à Dieu et des amis
partagent tout en commun. Donc ils devaient devenir des mendiants sans
toit, ne rien manger qui n’ait été gagné par leur travail et dormir sur le sol.
Euteleia désigne une simplicité et frugalité vertueuses, la liberté de l’orgueil
comme illusion (atuphia), tout comme cela a été reconnu aussi par saint
Clément d’Alexandrie (D 150-215)1. La vie d’un chien est en fait la seule
qui soit vraiment humaine. Possédant une endurance patiente (hypomoné)
il refusait de se marier et d’avoir des enfants. L’alternative à cette ténacité
(karteria) est une interminable souffrance.

1. John Behr, Asceticism and Anthropology in Irenaeus and Clement. Oxford : Oxford
University Press, 2000.

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Le mot pour la liberté de parole (parrhesia) dans une réunion publique


allait devenir chez saint Paul la confiance d’annoncer la Résurrection du
Christ. Est-ce que le Cynisme était une forme dévalorisée de la vie « socra-
tique » qui avait transformé la frugalité dans un ascétique fanatique ?
Cicéron disait qu’ils détruisaient la décence. Diogène n’est jamais devenu
populaire, mais il était le sujet de maintes descriptions « qui trouvait en lui,
non pas le maître la vérité mais son témoin. » Il y avait un endroit légitime
pour ces excentriques légitimes, mais leur licence n’était jamais garantie et
ils étaient souvent exilés. En fait le Cyniques était mieux connu comme un
type littéraire que par leur comportement réel.
Les Épicuriens, philosophes matérialistes (ive siècle avant notre ère)
disaient que le plaisir était le bien suprême et que la crainte, dont il faut
à tout prix se libérer, venait entre autres de la frugalité menant à l’anxiété,
néanmoins ils ont adopté cette frugalité, sous forme de modération qui
permet l’autarchie (autarkeia).
Platon (Théétète 76, a) disait que pour échapper ce monde on doit être
assimilé à la Divinité en devenant juste de saint par la lucidité de son
esprit. Donc l’ascèse, c’est cet effort pour s’échapper vers la Divinité par
la vertu et la lumière de la contemplation : une volonté droite, un esprit
clair, la conscience de la nature de l’homme et sa fonction sociale. Les Néo-
Platonistes vont faire de cela une thérapeutique de l’esprit.
Plotin (205-270) était un moraliste, mais sa métaphysique présuppose un
ascèse1. Son disciple Porphyre (234-305) édita les Ennéades de son maître
avant de mourir à Rome en 305. Ses réflexions étaient plus éthiques car
pour lui l’apatheia on doit pouvoir s’efforcer de se distancer de la multiplicité
qui faisait que son esprit été orienté vers son corps. Plotin voulait subordon-
ner les appétits à sa raison. Il ne s’agissait pas d’enseigner mais de pratiquer
l’ascèse. Clément d’Alexandrie (ca. 150-215) partage avec Plotin cette
pédagogie d’introduire l’esprit dans le monde des « idées » sans contraintes
douloureuses afin que le nous (l’esprit) ne reste pas identique avec l’âme.
Les Néo-Platonistes profitaient de Pythagore pour développer une ver-
sion très différente de l’ascèse. Porphyre avait vulgarisé Plotin à partir de
son Isagoge, une collection de sentences et commentaires, décrivant les dif-
férentes espèces de vertu. Il prétend que les vertus politiques nous amènent
à vivre selon la nature humaine et que ces vertus « théoriques » conduit à la
ressemblance divine.
Comme Porphyre le suggéra dans son traité Sur l’abstinence où il défi-
nissait les olympiques de l’âme comme la contemplation la vérité divine
par l’âme, l’acte de l’union de l’âme avec le divin. Donc dans l’Antiquité
tardive, ces différentes écoles partageaient les mêmes pratiques ascétiques

1. See Plotin Ennéad Sur le Ciel. Paris : Vrin, 2003.

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où la purification de l’esprit amenait à l’extase. Dévêtant l’âme jusqu’au


corps, permettait la concentration. La tempérance (sophrosyne) gagnée par
la frugalité et la simplicité (liton), était facilitée par l’adoption d’un régime
végétal. Porphyre rencontra la maîtrise de soi (enkrateia) parmi les prêtres
en Égypte dont la discipline (ascesis) faisait son admiration. Il connaissait les
Esséniens à travers les écrits de Flavius Josèphe (37/88-env.100), aussi bien
que les Syriens, et plus vaguement le yoga des Indiens. Le vrai philosophe
pour Porphyre était un saint.
Dans le néo-platonisme, l’ascèse « païen » atteint son sommet. La piété
vraie remplaça les pratiques de la vertu et la fuite du mal, avec ses sacri-
fices et ses prières des lèvres seulement. Plotin ainsi échappa au moralisme
des Stoïques ; il reprenait le mysticisme des Pythagoriens et l’Orphisme,
mais surtout l’idéalisme de Platon, la réalisation dans la Divinité, sans pour
autant admettre la notion de la grâce.
En guise de conclusion, chaque version de l’ascèse philosophique païenne
était une variante de l’autre, représentant un large spectre. C’est leur vocabu-
laire qui est devenu dans le monde hellénistique un lexique partagé que les
chrétiens vont adopter et modifier. Par exemple les Pythagoriens à Croton
en Grèce seront décrits comme des cénobites (koinobioi), partageant une vie
en commun. Plus tard, les auteurs chrétiens imitèrent les descriptions de la
vie de Pythagore pour présenter les biographies de leurs propres saints qu’ils
cherchaient à imiter.
La découverte de l’expérience après la Résurrection de Christ s’est faite
par la modification du lexique des philosophes précédents et contempo-
rains dont nous venons d’évoquer trop rapidement les enseignements.
Ci-dessous, nous allons signaler ce nouveau lexique du désert, les nouveaux
sens attachés aux termes ascétiques tels qu’ils apparaissent dans les vies
des chrétiens cherchant la solitude avec Dieu. Nous sommes entièrement
dépendants pour cela du travail de Pierre Miquel (1986, 283 p.)
D’abord, ce qui est entièrement inédit et distinct dans la vie des moines
et des solitaires, c’est qu’il prend modèle sur la transformation du Verbe
prééternel de Dieu, Jésus Christ qui s’incarne dans un corps mortel, avant de
ressusciter des morts et dont l’Esprit repose dans les cœurs de tous ceux qui
croient en Lui. Comme dit saint Paul, « L’Esprit du Christ repose dans leurs
cœurs de tous ceux qui croient en Lui. » (cf. aussi 1 Corinthiens 1.29-31
et Jean 14 :15) La totalité de l’expérience trinitaire est contenue dans ces
quelques paroles. Du point de vue d’une anthropologie comparative, les
Stoïciens, Pythagoriens, Juifs, Gnostiques, les adorateurs d’Isis et les reli-
gions indiennes ont tous déployé des efforts ascétiques immenses pour la
transformation de soi, mais comme l’ont écrit D. Shulman et G. Stroumsa,
« aucun n’était aussi insistant et réussi dans cette entreprise que les chré-
tiens. Jésus-Christ lui-même a subi la plus radicale des transformations :

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L’ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE, UNE THÉOLOGIE… | 17

le Fils de Dieu est devenu un homme, s’est incarné dans un corps mortel. »
(traduction S.C.H)
Donc avant de présenter une esquisse des formes ascétiques de la période
inter-testamentaire, regardons les termes-clés du lexique monastique chré-
tien en grec. C’est à travers ces termes et leurs modifications chez différents
moines que nous pourrions suivre l’évolution et la permanence de la spiri-
tualité monastique.
Ennui, ou le désenchantement (acedia) : Alors qu’en grec classique
(a-kèdia) voulait dire indifférence, dans la Septante il a pris le sens de décou-
ragement. Chez Évagre (345-399) et Jean Climaque (579-649), le grand
moine syrien du mont Sinaï, le mot a fini par dire torpeur où le moine perd
le sens de sa vie monastique. Chez Syméon le Nouveau Théologien, plus
tard (949-1022) acédie désigne la mort de l’âme et du nous.
Négligence (améléia) : Pour Plotin, l’œuvre de la Providence était de ne
rien négliger et chez Origène c’est l’âme qui s’endurcit à cause de la négli-
gence. Chez Éphrem le Syrien (306-373) la négligence caractérise l’athée,
alors que chez Barsanuphe de Gaza (540), ce refus provoque le trouble,
l’incapacité de rester calme.
Insouciance (amérimnia) : Pour saint Paul (I Corinthiens 7:32-34) être
soucieux, méticuleux, nous permet de nous concentrer sur ce qui plaît au
Seigneur, alors que chez Dorothée de Gaza († 565) rester sans souci est
négatif, indiquant la perte de notre souci du salut.
Fuite (anachôresis) : Dans le grec de la Septante, la fuite voulait dire fuir
le danger, mais dans le Nouveau Testament, fuir voulait dire refuser d’être
retenu. Chez Plotin, la fuite indiquait l’isolation du corps et la séparation
envers tout ce qui attache l’âme. Pour Évagre la fuite doit être accomplie par
la faim et un travail difficile.
Repos (anapausis) : Dans le Nouveau Testament, ce mot possède un sens
positif, le repos mérité après un travail fatigant. Pour Philon (25 av. J.-C.-
50 apr. J.-C), Dieu se repose pour le Sabbat et les justes sont invités de
partager ce repos. Évagre estime que le repos et la sagesse vont ensemble,
tout comme le travail et la prudence. Quant à Pallade (363/364-ca. 420-
430), on offre le repos à un étranger, un visiteur. Abba Poemen († 450)
affirme que là ou est le labeur, là je trouverai le repos.
Insensibilité (anaisthèsia) : Pour les Grecs l’insensibilité était une évasion
de la douleur et donc un état bienheureux, mais pour Aristote l’insensibi-
lité était un péché, à l’opposé de la tempérance. Pour Philon, la vieillesse
et l’ivresse rendent quelqu’un insensible ; pour Origène les païens étaient
insensibles, alors pour le chrétien Évagre, anaisthèsia était l’état le plus élevé
de la prière. L’humilité pour Abba Poemen était la meilleure garantie d’une
bonne insensibilité et chez Maxime le Confesseur († 662) l’homme expéri-
mente une bonne insensibilité lorsqu’il est en extase.

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18 | DU DÉSERT AU PARADIS

Impassibilité (apathéia) : Pour les Bouddhistes, l’absence de décou-


ragement (anavasada) et l’absence d’exultation (anuddharsa) sont les buts
de l’ascétisme. Pour les Stoïques, il y avait quatre passions fondamentales :
le plaisir d’un bien présent ; le désir d’un bien futur ; la tristesse d’un mal
présent ; et la crainte d’un mal à venir. Marc Aurèle (121-180) estime que
l’impiété provient de notre perte de calme. Pour Plotin, la ressemblance à
Dieu consiste dans l’absence de passions et des actions selon notre nous.
Chez saint Justin Martyr (100-165), quand nous parvenions à l’absence des
passions comme le Christ, nous devenions immortels comme lui. Évagre
dans son Praktikè spécifie la méthode pour purifier la partie passion de l’âme.
Renonciation (apotagé/ apotaxia) : Dans le Nouveau Testament, c’est
suivre le Christ, renoncer aux possessions, la famille, ses projets t soi-même.
Pour Jean Cassien (ca 360-435) la renonciation est une guerre contre le
corps et son estomac.
Tranquillité ou silence (hèsychia) : Chez Platon, des personnes honorables
sont toujours prêtes à vivre une vie de calme. Dans la Septante, hèsychia veut
dire l’absence de guerre ; très différents sont les Apophtegmata (Sentences)
des Pères du Désert où hèsychia décrit la manière d’obtenir le salut par une
unification intérieure. Solitude (habitare secum) consiste en une absence de
témoins, une absence de bruits, la cessation du parler/écouter, en restant
assis et inactif, sans distraction, à l’aide d’une respiration régulière.
Conversion ou pénitence (métanoia) : Conversion en grec se dit épistrophè
alors que métanoia suggère un changement dans notre hiérarchie de valeurs,
dans sa personnalité même. Dans l’Ancien Testament, métanoia voulait dire
regretter son infidélité à l’Alliance ; dans le Nouveau Testament, c’est par la
grâce de Dieu qu’on est « retourné », converti. Les Pères du Désert donnent
à ce terme plusieurs significations : pour Abba Poemen, la conversion veut
dire ne jamais plus pécher, pour Barsanuphe, penthos (un repentir profond)
doit vous préparer pour une conversion ; pour Isaïe de Scétis (ive siècle), la
vraie pénitence est impossible sans humilité.
Vigilance (nèpsis) : Chez Philon, la contemplation requiert une vie sobre
et vigilante (bios nèphôn). Saint Paul aussi nous invite à être sobre et averti
(I Thess. 2:25), mais au regard des luttes de saint Antoine le Grand en
Égypte (251-356), la vigilance devant les attaques des démons prend une
dimension plus grande. Abba Arsène (350/354-445) nous dit que tous nos
efforts ne servent à rien à moins de pratiquer la vigilance. Pour Hésychius de
Siani († 380), le nèpsis nous permet d’exercer une surveillance permanente
et effective sur notre vie spirituelle.
Confidence (parrhèsia) : En grec classique, ce mot veut dire la liberté
de parler et chez Platon cette confiance est l’opposé de la timidité. Chez
saint Jean (7:4), la confiance décrit le Christ quand il parle ouvertement
et non plus en paraboles. Pour saint Paul, la confiance désigne l’audace de

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L’ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE, UNE THÉOLOGIE… | 19

quelqu’un qui témoigne de sa Foi. Dans les Actes des Apôtres (2,29 ; 4,13, 29,
et 31), cette confiance exprime une assurance joyeuse d’avoir reçu la grâce de
Dieu et son pardon. Alors que Philon parle de la confiance pour caractériser
la manière dont Abraham parle avec Dieu, dans le vocabulaire monastique,
la confiance désigne une familiarité inappropriée. Pour saint Grégoire de
Nysse (331/341 † 394), l’opposé de la honte, c’est cette confiance acquise
chez quelqu’un qui est purifié par la contemplation.
Repentance (penthos) : Dans l’Ancien Testament, le penthos désigne
le deuil familial, le repentir suite à une faute, ou la lamentation après un
désastre national. Dans le Nouveau Testament, on trouve une opposition
entre repentance et joie. : « Malheureux êtes-vous qui riez maintenant ! car
vous connaîtrez le deuil et les larmes. » (Luc 6:25) Pour les Pères du désert,
penthos nous permet de cultiver et protéger notre chemin à travers le désert
ascétiquement. Isaac le Syrien définit les moines comme des « pleureurs »
(abîla). Dans le septième rang de son Échelle, saint Jean définit la lamen-
tation comme « cette tristesse qui amène la joie », en disant que le penthos
n’est pas le fruit de nos labeurs mais un don de Dieu.
Labeur (ponos ou kopos) : Pour Philo, le travail est nécessaire pour acqué-
rir la vertu et il affirme que seulement Dieu travaille sans fatigue. Pour les
Pères du désert, le labeur physique et spirituel vont main en main. Le tra-
vail doit être accompli avec humilité. Dorothée de Gaza dit que la paresse
spirituelle trouve son antidote dans un travail qui nous empêche de juger
notre frère. Le Pseudo-Macaire (un moine du ive ou ve siècle) dit « Jusqu’à
ce qu’on meurt, on doit travailler de plus en plus. Dans son âme, on doit
retrouver le travail, les larmes, la faim et la soif. »
Attention (prosochè) : En hébreu, kawannah désigne l’attention aux sens
(l’audition, la vue, etc.), mais aussi l’attention au cœur. Si prosochè veut dire
l’attention, un mot similaire proseuchè désigne la prière et sans le premier
on ne peut obtenir le deuxième. L’inscription fameuse à Delphe « gnosthai
séauton » (connais toi toi-même) a son équivalent monastique en grec et
latin « prosochè séautoi/attende tibi ipsi ». Les Pères du Désert affirment que
la connaissance de soi-même est secondaire par rapport à l’attention aux
mouvements de son cœur.
Patience (hypomonè) : Dans le sens de supporter sans relâche la faim
et la soif, le froid et la chaleur, la patience est le parfum de l’impassibilité
(Gilbert d’Hoyland, abbé de Swineshed, Angleterre). La patience se défi-
nit différemment chez les Stoiciens et chez les chrétiens. Pour un martyr
chrétien, montrer de la patience, de la constance dans la souffrance, c’est
imiter la longanimité et l’endurance du Christ. Ce sens est déjà présent
dans la Septante et c’est celui qui est courant chez saint Paul et dans les
épîtres des autres apôtres. Chez Philon, c’est à Dieu d’agir et à l’homme de
montrer la patience. Pour saint Justin, la patience est la caractéristique du

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Verbe incarné de Dieu, alors pour Évagre, la patience est le meilleur remède
contre l’acédie et le découragement.

La période intertestamentaire et le monachisme naissant

Saint Jean Baptiste était un prophète (nazir) comme Samuel. Il marchait


devant Dieu dans l’Esprit et la Puissance de Dieu : « Une voix crie dans le
désert : Préparez le chemin du Seigneur, aplanissez ses sentiers… toute chair verra
le salut de Dieu. » (Isaïe 40 : 3 ; Luc 3:5-6). Il baptisait sur la rive orientale du
Jourdain. Béthanie (près de Wadi Gharrar) n’était qu’à cinq heures de marche
des communautés esséniennes, sur les hauteurs à l’ouest de la mer Morte, donc
il était obligatoirement au courant de leur existence. Il n’imposait pourtant
pas des rituels de purification et une séparation d’avec la société comme eux le
faisaient. Il acceptait pour le baptême même des prostituées et des publicains.
Jean développait ses enseignements sur la base du Torah ; il insistait surtout
sur l’humilité : « Il doit croître et moi décroître. »
Bien que les disciples de saint Jean jeûnaient et respectaient les heures
canoniques comme les Pharisiens, ils commençaient à suivre un rabbin iti-
nérant du nom de Jésus qui était pleinement absorbé par sa relation avec
son Père : Jean 4, 34 : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui
m’a envoyé et d’accomplir son œuvre. » L’autorité de Jésus pour les juifs
était unique dans son temps car il n’y avait pas des tabous d’impureté ni des
périodes de jeûne strict.
Pendant le ministère du Fils de l’Homme, l’ascèse de Jésus consistait
d’accomplir sa mission avec le courage que cela impliquait. Après la retraite
de quarante jours dans le jeûne et la prière continue (Luke ch. 4), il sort du
désert dans la puissance de l’Esprit. Il ne jeûnerait plus, même si sa prière se
transforme parfois en prédication.
Certains des disciples du Christ sont appelés à titre personnel : « Viens
et suis-moi. » D’autres sont interpellés dans des foules immenses et encou-
ragés à quitter famille et richesse pour devenir disciple (Luc 14:26), alors
que d’autres comme le jeune vertueux mais riche (Matt. 8:19) sont défiés
par le Christ qui lui dit qu’il ne manque qu’une seule chose, la générosité de
faire l’aumône de ses richesses. Pour saint Marc, on fait cela car le Royaume
de Dieu est proche, alors que pour saint Luc la présence des pauvres suffit
à motiver un tel abandon. Ni l’abandon des possessions, les « deux man-
teaux », ni le célibat, ne sont obligatoires pour suivre le Christ. Cela est
reflété dans les règles monastiques (typikon) les plus anciens, comme dans
le Petit Asceticon ou Règles morales (7/8) de saint Basile. La renonciation
au mariage est un don de Dieu, signe que son Royaume est proche, un

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L’ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE, UNE THÉOLOGIE… | 21

charisme qui d’après saint Paul est propre à ceux qui sont régénérés dans
l’Esprit. (I Cor 7:7) Dans la règle monastique de saint Basile, ce n’est pas
l’objet d’un vœu quelconque.
Les épîtres de saint Paul ont canonisé le vocabulaire moral et spirituel
qui deviendrait le noyau de la langue ascétique. [i] Le réalisme théologique
de saint Paul qui porte (2 Cor 4/6) en lui la mort de Jésus dans son propre
corps, a pourtant une méthode « Je meurtris mon corps et le réduis en
servitude, de peur qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même
disqualifié ». (I Cor 9/27).
La virginité et le célibat dans l’Église naissante à Corinthe étaient
encouragés car la venue du Seigneur était proche (I Cor. 15/51). Puisque le
temps se faisait court, Paul conseillait de ne pas se marier, mais admet que
« Chacun reçoit de Dieu son charisme particulier »… (I Cor. 7,25 & 32)
Il disait d’essayer d’être « exempt de souci » (amérimnos), à l’exemple des
quatre filles vierges en Palestine. (Actes 21:9)
Quant aux pratiques ascétiques et spirituelles dans l’Église apostolique,
le jeûne était suspendu par la présence du Christ pour ensuite devenir sai-
sonnier ou liturgique (Marc 2,19), mais devait rester caché des hommes et
accompli de manière joyeuse. (Matthieu 6:17)
Si l’aumône de Zachée qui distribue la moitié de ses biens reste exem-
plaire, le travail manuel est recommandé par Paul aux Thessaloniciens
(I Th 4:11 ; 2 Th 3:9-13). La prière n’est pas une ascèse mais la respiration
de la foi. Paul dit (I Th. 5:17) « Priez sans cesse ! » La lecture publique des
Écritures ainsi que les lettres de Paul suivent la ligne tracée par la pratique
des synagogues.
Quand le cénobitisme s’inspira de la vie des communautés primitives
(Mt 18:15-18) il trouve aussi un encouragement dans les épîtres pastorales
et les épîtres aux Thessaloniciens. Quant au modèle de l’ascèse du martyre,
c’est l’ascèse la plus radicale. (Antipas, Apoc. 2:13) chez Ignace d’Antioche,
Tertullien, Cyprien, Origène, les premiers chrétiens sont encouragés à
prendre la relève. Dans saint Matthieu, un même chapitre (19) réunit le
lien du mariage et le célibat pour le Royaume. Dans le Nouveau Testament,
le célibat est plus clairement demandé que ne le sont la pauvreté et l’obéis-
sance. Les trois vœux monastiques datent de l’Église latine seulement au
ixe siècle. Pour l’Orient chrétien, encore maintenant, c’est moins une ques-
tion des vœux qu’une consécration de tout l’être au Père par le Fils dans
l’Esprit Saint.
Dans l’Ancien Testament, Israël le nomade rencontre la civilisation
matérialiste des « pays installés », où il rencontre trois tentations : les idoles
(contraire à l’obéissance) ; la prostitution (contraire à la chasteté) ; et la
richesse (contraire à la pauvreté). Le prophète Osée « Je l’attirerai au désert,
et là je lui parlerai au cœur ».

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22 | DU DÉSERT AU PARADIS

Satan propose trois solutions miracles (les pierres en pain : supprimer la


sueur ; le travail économique), le mystère (se jeter du haut du temple c’est
supprimer le besoin de la prière) et l’autorité unificatrice (réunir les nations,
un problème politique résolu par le glaive.) Au lieu d’un messianisme
infaillible, contournant la croix, Dieu s’engage dans l’histoire. Ce défi amène
le Christ à quitter le sommet du silence, à monter sur la croix et à crier
« Pourquoi m’as-tu abandonné ? » L’Empire romain « fait sa substance »
secrète des trois tentations de Satan, alors que le monachisme se construit
ouvertement sur les trois réponses du Christ. Les trois vœux monastiques
reproduisent exactement les trois réponses de Jésus.
Tout moine est stavrophore, un être crucifié, car on a entendu, « Donne
ton sang et reçois l’Esprit ». À la fin des grandes persécutions, il arrive un
nouveau règne des martyrs (Apoc. 20), quotidien, moins spectaculaire, un
martyre d’amour.

Émergence des valeurs monastiques

Le vœu de pauvreté est pris au sérieux par les moines : l’homme ne


vivra pas seulement de pain mais de toute parole qui sortit de la bouche
du Seigneur. C’est le froment des anges, la Parole du Père descendu dans
le pain eucharistique ; le pauvre partage son être car on ne peut pas jouir
des biens anarchiquement. On ressent un besoin de ne pas en avoir, de
vivre entre la misère et le superflu. Le problème n’est pas la privation, mais
l’usage. Saint Jacques dans son Épître (1:27) « Visitez les pauvres dans leur
affliction. » car « celui qui ne possède rien devient le frère de tous. » (saint
Siméon le Nouveau Théologien).
Comment situer le vœu de chasteté ? Les microtheos (« vous êtes tous des
Dieux, fils du Très-Haut. » est à comprendre avec la deuxième tentation
(Mt 4,6) de se jeter du haut du temple, pour la domination sur le cosmos.
L’éros collectif des foules reste entre les mains des chefs au pouvoir enivrant
qui possèdent une magie qui déflore le mystère de la nature. [i] En revanche,
Les noms cosmiques de la nouvelle Ève sont la Terre promise, vierge et
Mère. L’anti-chasteté c’est de se défaire de notre conformité avec Dieu pour
être le complice de nos passions. Saint Paul nous dit (I Thess. 4:4) « Usez du
corps avec sainteté et respect. » Evdokimov l’interprète ainsi : « Le charisme
du sacrement du mariage opère la transcendance du pour soi… vers l’autre
afin de s’offrir ensemble, en un seul être, à Dieu1. »

1. Paul Evdokimov, ch. 1 « Le monachisme intériorisé », dans La Vie spirituelle dans la


ville, 2008, p. 28.

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L’ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE, UNE THÉOLOGIE… | 23

La chasteté (swphrosuné) intègre tout l’être humain (Romains 2:26-29)


pour avoir « le cœur circoncis ». Mais saint Augustin corrige en disant
(Enarr. in ps. 147) « la virginité de la chair appartient à un petit nombre,
la virginité du cœur doit être le fait de tous », car nous dit saint Jean
Chrysostome « l’amour change la substance même des choses », c’est-à-dire
qu’elle pénètre la racine même de l’instinct. Evdokimov (2008) explique :
il surélève les finalités empiriques jusqu’aux finalités créées par l’Esprit. Et
en fait une source pure de joie immatérielle. De même l’éducation icono-
graphique, à savoir la vue du visage du Christ, purifie l’imagination par le
jeûne des yeux afin de pouvoir contempler la beauté dans la chasteté. Par
contre l’imagination érotique décompose l’esprit par une soif des enfers.
Donc, l’amour est appelé à vaincre l’antique chair et en découvrir une nou-
velle où l’union des deux est l’accomplissement de la virginité, une nouvelle
intégrité. Se jeter du haut du temple indique donc un mouvement du haut
vers le bas, la chasteté par contre c’est du bas vers le haut, de l’enfer vers le
royaume du Père.
Quant au vœu d’obéissance, l’écriture nous dit que « Tu adoreras le
Seigneur ton Dieu, et tu ne rendras de culte qu’à lui seul. » L’obéissance à
l’Évangile (« Écoute Israël » ; « si quelqu’un veut… » ; « si tu veux être par-
fait… ») rend la personne réceptive à la Vérité.
Il existe un danger des aides ; plus grande est l’autorité du père spirituel,
plus grand est son effacement. « Mon père, confie-moi ce que l’Esprit Saint
te suggère… » On ne commande jamais, mais le moine est pour tous un
exemple. Si tu veux, fais ce que tu me vois faire. On apprend ainsi le sens du
silence et l’esprit d’obéissance. Le père spirituel ne dirige pas les consciences.
Le disciple reçoit le charisme de l’attention spirituelle et le père reçoit le
charisme d’être organe de l’Esprit Saint. Certaines personnes sont capables
de discerner tes pensées si tu ne peux pas. On doit détruire le mur des désirs
élevés entre l’âme et Dieu. Par contre celui qui veut habiter le désert doit
être lui-même docteur. On évite l’idolâtrie de son père spirituel ; on doit
rester affranchi et prosterné devant ? La face de Dieu, avec les conseils des
staretz. L’obéissance, en crucifiant toute ma volonté propre, ressuscite la
liberté, c’est-à-dire l’esprit à l’écoute de l’Esprit.
Evdokimov comme beaucoup d’autres auteurs remarquent que depuis
le Moyen Âge européen, il y a eu un divorce entre la spiritualité mystique
et la théologie. Mais si le théologien sait prier et sait mettre le vrai nom
sur toute chose, il faut que le nom de Jésus reste collé à sa respiration, ce
qui permet d’annoncer sa Parousie. Le Saint-Esprit ne craint personne et
ne méprise personne, ainsi le monachisme est une vivante épiclèse œcu-
ménique pour l’humanité. Deux cavéat : les moines n’ont pas le monopole
de l’Évangile ; la perfection est le propre de la vie chrétienne comme telle.
Même si nos méthodes d’exégèse sont aujourd’hui plus précises, la vision

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24 | DU DÉSERT AU PARADIS

globale des Pères de la vie chrétienne est incomparablement plus riche, ce


qui ne contredit pas le fait que chaque chrétien possède « sa » Bible révélé
par le visage du Christ.
Dans ses remarques générales sur le monachisme, Paul Evdokimov nous
rappelle [iii] que l’appel monastique est une transmission continuelle du
témoignage de la réponse du Christ au bon larron : hodie mecum eris in para-
diso. Le caractère universel de la spiritualité monastique, nous dit saint Jean
Chrysostome est dû à l’intériorisation de l’appel du Christ qui dit à tous les
hommes de suivre la voie étroite. Si le Royaume de Dieu est au milieu de
nous, c’est parce qu’un certain enfer est au-dedans de nous. Ainsi le mona-
chisme intériorise le sacerdoce universel. Ainsi saint Paul parle des hommes
qui aiment la parousie (I Tim 4,8) et St. Jean (3,16 ; 12, 32) de Dieu qui a
aimé le monde dans son péché.

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CHAPITRE 2
LES PREMIERS MOINES D’ÉGYPTE
Une intimité avec Dieu trouvée dans la solitude

Source : Cnnuyer, Coptic Egypt : Christians of the Nile, p. 135.

Pour les Égyptiens de l’époque préchrétienne, la terre rouge du désert


appartenait à Seth alors que la terre noire de la vallée du Nil appartenait à
Osiris. Qu’est-ce que ces proto-moines chrétiens pouvaient espérer dans le
désert en dehors de la solitude ? Mais toute l’intimité avec Dieu qui rend
nos vies vivables. Et qu’est-ce qu’ils ont abandonné ? Nous laisserons ci-
dessous ces moines répondre par leurs propres paroles à ces deux questions.
Leur boussole à travers cet immense désert où il n’y avait pas de carte, restait
la possibilité de rencontrer l’immensité de la miséricorde de Dieu, aussi
vaste et profonde que la nuit du désert, qui se révèle quand on est finalement
seul avec Lui. Au fond de leur cœur, certains osaient poursuivre la solitude
en vue d’une bénédiction tombant du Ciel rendant la personne entière.
Au-delà de la soif et de la faim de ces jeûneurs, sans s’en rendre compte, ils
étaient nourris d’un feu appelé la Grâce.

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26 | DU DÉSERT AU PARADIS

Cultiver la sensibilité la plus intérieure peut être le projet d’une vie entière.
Dans sa retraite au désert pendant quarante jours, Jésus répond au Diable
qui lui proposait une nourriture, « Il est écrit : ce n’est pas de pain seul qui vivra
l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » (Matthieu 4:4)
Ces mots étaient médités inlassablement par nos ermites, avant de révéler
leur sens. Seul dans son âme, à l’intérieur de son cœur, affligé par la soli-
tude, tenté de fuir le désert, on prie pour une lueur d’espoir : communier
avec la seule personne encore présente dans cette désolation. Va-t-il venir,
le Seigneur1 ?
Saint Macaire (300-390), conducteur de chameaux au sud-ouest
d’Alexandrie, avant de partir pour le désert de Scetis (Deir Abu Makar, cf.
carte), dit dans sa quatrième homélie que l’amour de Dieu nous libère de
l’amour du monde. Lié à aucun monastère en particulier, il errait d’ermitage
en ermitage, visitant par deux fois saint Antoine le Grand, établi dans une
grotte (devenu le monastère Deir Mar Antunyus) dans les montagnes au-
dessus de la mer Rouge dans la Moyenne Égypte.

Icône de saint Antoine le Grand, Anne Everett, collection privée.

1. Much of the material for this chapter comes from Vincent Desprez, Le monachisme
primitive : des origines jusqu’au concile d’Éphèse. Collection Sources orientales, Abbaye de
Bellefontaine, 1998. Pour des brèves biographies des principaux Pères de l’église et du désert
cf. Olivier Clément, Sources, Paris, Stock, 1982, pp. 277-345.

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LES PREMIERS MOINES D’ÉGYPTE | 27

Pendant sa deuxième visite, il consulta saint Antoine sur l’absence de


communion eucharistique dans sa propre communauté. C’est à la suite de
cette question que saint Antoine le fait ordonner prêtre. De la bienveillance
de saint Macaire, on disait, « Tout comme Dieu protège le monde, abba
(araméen pour père) Macaire cache les fautes de ses moines. »
Pour le xxie siècle, cette affirmation peut sembler irréelle, mais c’est que
nous ne sommes pas passés par une séparation si radicale du monde que
le pardon peut paraître irréalisable. Ce que les apôtres ont expérimenté en
suivant le Christ en Galilée est le même abandon, dépaysement (xeniteia)
lorsqu’ils disaient, « Nous avons tout quitté pour vous suivre. » (Mt 19.27)
De manière inattendue, ce dépaysement donne la liberté de pardonner parce
qu’on a été pardonné. Récemment en France trois volumes ont paru dans la
collection Sources chrétiennes (nos 387, 474, 498) où le texte grec critique et
la traduction des Sentences (apothegmata) de ces Pères du Désert égyptien
sont regroupés par sujets et non par auteurs. De nos jours, ces dits et sen-
tences de ces ermites sont très lus, et dans toutes les langues européennes ;
Brémond écrivait déjà en 1927 que les Pères du Désert sont la source de
toute la spiritualité chrétienne ultérieure1.
Pour nous, au xxie siècle, on commence toujours l’étude des Pères du
Désert par saint Antoine le Grand (ca 251-356)2. Les moines en Orient
les lisent régulièrement jusqu’à ce que la sève de ses phrases devienne le
vocabulaire de leur cœur. En voici trois exemples3 :
(3) Quelqu’un demanda à Abba Antoine : « Que faut-il observer pour
plaire à Dieu ? » Le vieillard répondit : « Observe ce que je vais te recom-
mander : où que tu ailles, aies toujours le Dieu devant les yeux ; quoi que
tu fasses, agis selon le témoignage des Saintes Écritures ; dans quelque lieu
où tu demeures, n’en bouge pas sans raison. Garde ces trois préceptes, et tu
seras sauvé. »
(4) Abba Antoine dit à abba Poemen : « Voici la grande œuvre de
l’homme : rejeter sur soi-même sa faute devant Dieu, et s’attendre à la ten-
tation jusqu’au dernier soupir. »
(5) Le même dit : « Quiconque n’a pas subi la tentation ne peut entrer
dans le Royaume de Dieu. En effet, ajouta-t-il, supprime les tentations, et
personne n’est sauvé. »

1. Les Péres du Désert, vol. 1 : Les moralistes chrétiens (textes et commentaires), par Jean
Brémond, 2e édition, Paris, 1927.
2. Pour une description complète de la diffusion et la Vie et des lettres de saint Antoine à
travers l’Orient chrétien, cf. Éliane Poirot, Saint Antoine le Grand dans l’Orient chrétien, 2 vols.
Frankfort, Peter Lang, 2014.
3. Les 38 sentences de saint Antoine sont souvent reproduites. Cf. Les Apophtegmes des
Pères du Désert. Série alphabétique ; traduction française de Jean-Claude Guy. Spiritualité
orientale, Bégrolle en Mauges, no.1. Abbaye de Bellefontaine, 1966, pp. 20-29.

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28 | DU DÉSERT AU PARADIS

La nature des tentations, même mineures, peut être mieux comprise


comme des pensées passagères, des étincelles mentales (logismos), qui initia-
lement n’éveillent pas notre vigilance. Il n’empêche que petites ou grandes,
elles détournent notre attention de Dieu. C’est dans ce sens que nous sortons
de nos cœurs pour rentrer dans le monde. Comme le disent les moines, nous
commençons à perdre notre « crainte de Dieu ». C’est pourquoi, au moment
de la communion durant la Divine Liturgie, le prêtre sort le calice en disant,
« Avec crainte de Dieu, foi et amour, approchez. » Alors qu’une tentation
minime n’est pas nécessairement importante en elle-même, ce qui est en jeu,
c’est l’aliénation de l’âme de son Seigneur. Pour rester devant Dieu continuel-
lement, nous avons besoin d’être profondément seuls. Le silence du désert
où personne ne veut venir s’avère bon pour cette attente. La contemplation
des paroles de la Bible, de leur pertinence, les ruminant dans son âme, alors
qu’on reste dans les confins de sa cellule où l’on espère rencontrer Dieu avant
de mourir, représente le grand défi (podvig). Le travail manuel, souvent la
confection de paniers à partir de roseaux, ou le jardinage offrent des occasions
de poursuivre sa prière tout en occupant ses mains.
Des moines venaient en visite chez saint Antoine le Grand, moins pour
parler avec lui que pour être en sa présence. Une grande partie des conseils
du saint ne provenait pas de ce qu’il disait que de ce qu’il était. Un exemple :
(6) Abba Pambo interrogea abba Antoine : « Que dois-je faire ? » Le
vieillard lui dit : « Ne te confies pas dans la justice, ne t’affliges pas du passé,
mais domine ta langue et ton centre. »
Venant d’un moine qui avait passé tant de décennies dans une montagne
déserte au-dessus de la mer Rouge, ces paroles emportaient la conviction et
continuent de le faire, comme nous l’atteste la taille du monastère contemporain.

Grotte de St. Antoine au Monastère de St. Paul et de St. Antoine le Grand,


situé à environ 155 km au sud-est du Caire près du golfe de Suez,
au pied du mont Qulzum où saint Antoine avait sa grotte.

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LES PREMIERS MOINES D’ÉGYPTE | 29

Quand finalement Antoine émergea de ces décennies de solitude dans


une grotte, ses disciples qui vivaient autour étaient stupéfiés de voir com-
bien il semblait jeune et en bonne santé.
Abba Arsène (ca 360-449)1 était un citoyen romain éduqué qui s’est
enfui de la ville impériale vers le désert d’Égypte en 394 pour y pratiquer
dans la plus grande austérité le silence et l’immobilité. Dans la collection
des sentences alphabétiques déjà citée, et donc organisée comme une sorte
de répertoire des moines, on a de brefs aperçus de leurs vies. Pour qu’abba
Arsène ait eu cette ambition, la réputation des premiers moines avait-elle
déjà atteint Rome ? L’inspiration de l’Esprit n’en avait peut-être pas besoin.
Voici trois sentences d’abba Arsène, cet ancien aristocrate (cf. Guy, 1966 :
29-43).
(1) Vivant encore dans le palais, abba Arsène priait Dieu en ces termes :
« Seigneur conduis-moi sur la voie de salut. » Et une voix vint lui dire :
« Arsène, fuis les hommes et tu seras sauvé. »
(2) Le même, s’étant retiré dans la vie solitaire, fit à nouveau la même
prière et il entendit une voix lui dire : « Arsène, fuis, tais-toi, garde le
recueillement : ce sont là les racines de l’impeccabilité. »
(3) Il arriva à abba Arsène, dans sa cellule, d’être assailli et accablé par les
démons. Ses serviteurs qui se rendaient chez lui, l’entendirent de l’extérieur
de sa cellule, criant à Dieu ces paroles : « Ô Dieu, ne m’abandonne pas. Je
n’ai rien fait de bien devant toi ; mais donne-moi, selon ta bonté, de com-
mencer maintenant. »
La pratique des vigiles durant toute la nuit en communauté apparaît
dans les églises urbaines autour du vie siècle et provient de ces vigiles des
moines solitaires qui se retrouvent le samedi soir en plein désert pour veil-
ler ensemble jusqu’à l’Eucharistie dominicale. À cette même époque, les
monastères apparaissent dans les grandes villes. Est-ce que cette manière
de prier a disparu de nos jours ? Certainement pas à titre personnel et privé.
Dans des paroisses orthodoxes européennes de nos jours les agripnia (veillée
de toute une nuit) se réduisent à un office de vêpres et matines festives qui
durent quelque deux heures seulement. Par contre dans les églises du centre
de Moscou, on fait des vigiles tous les jours de la semaine à la manière
monastique, ce qui fait avec les autres offices, six à sept heures de prière
par jour, sans compter les requiems, confessions et autres prières occasion-
nelles. En plus de leur paroisse, la plupart de ces orthodoxes ont « leur »
monastère où ils se rendent pour la confession avant les grandes fêtes de
l’année liturgique, donc les pratiques liturgiques monastiques ne leur sont
pas inconnues.

1. Ses sentences se trouvent dans la traduction de Jean-Claude Guy, Bégrolle-en-Mauges,


1966, pp. 29-44.

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30 | DU DÉSERT AU PARADIS

Ce fellah (paysan égyptien) dont la famille habitait à Tees est allé à Scété
(cf. carte ci-dessus) à l’âge de dix-huit ans, où il s’est formé auprès de abba
Ammoes pendant douze ans. Jean le Nain (Colobos) ordonné prêtre béné-
ficiait de nombreux disciples, avant de partir pour la montagne de saint
Antoine le Grand en 407 où on a construit un monastère (361-363) pen-
dant le règne de l’empereur Julien l’Apostat. Être son disciple impliquait
une école d’obéissance rigoureuse :
(1) On disait que l’abba Jean Solobos s’est retiré à Scété chez un vieillard
thébain demeurant dans le désert. Son abba prit un bois sec le planta et lui
dit : « Chaque jour, arrose-le d’une bouteille d’eau, jusqu’à ce qu’il produise
des fruits. » Or l’eau était si loin qu’il fallait partir le soir et revenir le len-
demain matin. Au bout de trois ans, le bois prit vie et produisit des fruits.
Alors le vieillard prenant de ce fruit le porta à l’église disant aux frères,
« Prenez, mangez le fruit de l’obéissance. »
Attendre que le Saint-Esprit descende dans le cœur d’un homme
pour produire en lui la crainte de Dieu demande une redoutable sobriété.
Le modèle premier de cette simplicité fut Marie, la Mère du Christ dont
on vénère non seulement la pureté, mais aussi la sobriété qui lui a permis
d’entendre les paroles de l’archange Gabriel. Comme le dit le canon de cette
Annonciation, elle cacha dans son cœur la semence du Verbe incarné du
Seigneur. Dans notre contexte ascétique, l’hilarité était inacceptable, non
pas parce que les moines manquaient d’humour, mais parce que cela les
aurait distrait de la contemplation de Dieu1. Voici encore deux sentences de
Jean le Nain (Guy, 1966, p. 122)
(9) Les pères disaient que les frères mangeant un jour au cours d’une
agape, un frère à table se mit à rire. Et abba Jean, le voyant, se mit à pleurer
en disant : « Qu’a donc ce frère dans le cœur pour rire, alors qu’il faudrait
plutôt pleurer, puisqu’il mange dans une agape. »
(12) Abba jean dit : « Je suis semblable à un homme assis sous un grand
arbre, et qui voit venir contre lui les bêtes sauvages et des serpents en grand
nombre ; lorsqu’il ne peut plus leur résister, il court grimper dans l’arbre et
il est sauvé. Ainsi suis-je : je suis assis dans la cellule et je regarde les mau-
vaises pensées venir contre moi, et quand je n’ai plus de force contre elles, je
me réfugie en Dieu par la prière, et je suis sauvé de l’Ennemi. »
(23) Le même dit : « L’humilité et la crainte de Dieu sont au-dessus de
toutes les vertus. »
Découragement, dépression et dégoût de la vie monastique étaient les
maladies spirituelles les plus communes dont souffraient les moines. Il n’y
avait pas moyen, alors qu’on gardait son cœur, de prédire qu’on serait affligé

1. Selections from the Sayings of the Desert Fathers, translated by Benedicta Ward, SLG.
Cistercian Publications, Kalamazoo, Michigan, 1975 : 76.

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LES PREMIERS MOINES D’ÉGYPTE | 31

de maux tels que l’acédie. Donc le nepsis, la vigilance, s’imposait en tout


temps, comme dans cette sentence concernant saint Macaire :
(10) On disait d’abba Macaire que, lorsqu’il fréquentait des frères, il
s’était imposé cette règle : « S’il se trouve du vin, bois-en à cause des frères ;
mais pour chaque coupe de vin, reste un jour sans boire d’eau. » Les frères
donc, pour le reposer, lui en offraient ; et le vieillard acceptait avec joie pour
se mortifier ; mais son disciple, apprenant la chose dit aux frères : « Au nom
de Dieu, ne lui en offrez plus ; sinon, il va se tuer dans sa cellule. » Ayant
appris cela, les frères ne lui en offrirent plus.

L’enseignement des APOPHTEGMATA

Peu importe leurs répétitions, à l’origine ces sentences étaient destinées


aux besoins exprimés par des individus particuliers qu’un abba connaissait.
Ensuite, avec leur traduction en grec, elles étaient organisées par attribution
au moine qui les avait exprimées, puis dans un deuxième temps par sujet
ou thème. Voilà en vingt chapitres le lexique et le canon ascétique initiale-
ment mis en valeur par Évagre et ensuite par saint Jean Climaque. Certains
thèmes étaient attribués à certains moines comme dans ces sentences prê-
tées à saint Poemen :
§ Vigilance, attention à soi-même et discernement, ces trois vertus sont
les instruments de l’âme.
§ Pauvreté, affliction et discernement, voilà les instruments de la vie soli-
taire.
§ Si le moine hait deux choses, il peut devenir libre du monde : le repos
de la chair et la vaine gloire.
§ Exerçons la douceur, la résignation, la longanimité et la charité, car en
cela est le moine.
(cf. Desprez 1998 : 295).
Le vocabulaire ascétique est volontariste ; la sainteté dépendait d’un
effort de purification corporelle et psychologique, comme on voit dans le
deuxième dit d’abba Matoès :
Il dit encore : « Autant l’homme s’approche de Dieu, autant il se voit
pécheur. En effet, Isaïe le prophète, voyant Dieu, se déclare misérable
et impur. »
Componction et conversion sont décrites dans le troisième chapitre de la
collection systématique, où l’on apprend qu’on ne doit pas seulement ne pas
juger son voisin, mais aussi qu’on ne devrait même pas essayer de l’influen-
cer. La componction (penthos) est double : elle protège, mais aussi elle agit
(abba Poemen, § 39). D’abord, on tremble devant ses fautes et celles de

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32 | DU DÉSERT AU PARADIS

ses voisins, par exemple l’acédie et le découragement (amma Synclétique


§35). Les passions antagonistes ressemblent à cette acédie où tout est
embrouillé par l’ennui. Cette componction permet au moine de prendre un
nouveau point de départ dans sa vie ascétique car le repentir s’impose après
des chutes.
Abba Lot (§ 22) décrit comment un abba prend sur lui-même une grande
part du chagrin provenant de la chute d’un disciple (cf. Deprez 1998 : 299).
Toutes les autres grandes vertus ascétiques sont passées en revue dans cette
collection systématique : la patience et l’endurance aux chapitres 7:5 &8 et
maîtrise de soi (enkrateia) qui est mise en relation avec la pauvreté (aktèmo-
sunè). D’une manière générale, le remède c’est une alternation entre prière
et travail manuel, accompagnés par le courage, la patience (hypomonè) et la
stabilité. Abba Théodore de Phermé (§ 2) demande :
« Un frère demeurant aux Cellules était troublé dans sa solitude… » Saint
Théodore lui demanda : « Si tu n’as pas de repos ni seul, ni avec les autres, pour-
quoi es-tu devenu moine ? N’est-ce pas pour supporter les épreuves ? »
Dans les chapitres 9,13 et 17 de cette collection systématique, on trouve
des définitions de son voisin, car il existe une tension entre mes rapports
avec Dieu et mes rapports avec mon voisin. Ainsi dans les sentences ci-
dessous :
Abba Poimen § 174 : « L’abba disait : Sois le modèle et ne sois pas leur légis-
lateur. »
Macarius l’urbain §2: «Corrige et juge ceux qui sont sous ton obéissance et, en
dehors de ceux-ci, ne juge personne. »
Abba Moses § 7 « Ne méprise personne qui fait le mal… Dieu connaît chacun.
Ne sois pas d’accord avec quelqu’un qui critique un autre. C’est en cela que
consiste le jugement : n’en conçois pas pour que aucun antagonisme domine
ton cœur. »
Abba Alonius § 1 « Si un homme ne dit pas dans son cœur : il n’y a au monde
que moi seul et Dieu, il n’obtiendra pas de repos. »
Le grand abba Poemen disait § 65 : « Au moment où nous cachons la faute de
notre frère, le Seigneur cache la nôtre ».
Pour les chapitres 8 et 12 de la collection systématique, notre travail
caché doit être la prière, ainsi :
Antoine le Grand ch. 7, §1 : « …en proie à l’acédie, et assailli par une foule de
pensées obscures, il dit à Dieu : “Seigneur je veux être sauvé, mais ces pensées
ne me lâchent pas ; que faire dans mon affliction ?” Peu après, s’étant levé pour
sortir, Antoine voit un homme comme lui assis en train de travailler, puis se
levant de son travail pour prier, se rasseyant à nouveau et tressant une corde, puis
se relevant encore pour la prière. C’était un ange du Seigneur envoyé pour le
corriger et le rassurer. »

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LES PREMIERS MOINES D’ÉGYPTE | 33

Theodore de Phermé §10 « Lorsque j’étais à Sceté, les travaux de l’âme


étaient notre travail, et nous considérons le travail manuel comme accessoire ;
maintenant le travail de l’âme est devenu accessoire, et l’accessoire, le travail
principal. »
Et Abba Moise ch. 7 §1 : « Tout ce qu’on fait à cause d’un commandement de
Dieu est un travail de l’âme. »
Abba Moses « Quand un homme abandonne sa propre volonté, alors Dieu se
réconcilie avec lui et accepte ses prières. »
Abba Poimen §36 (alphabétique) « Les outils de l’âme sont de vous jeter devant
Dieu sans s’évaluer car ainsi vous allez vaincre les passions. »
Abba Arsène §9 (Alphabétique) : « Autant que tu le peux, fais effort pour
que ton occupation intérieure soit selon Dieu, et tu vaincras les passions
extérieures. »
Dans cette collection, on trouve des précisions sur le discernement et
l’humilité dans chapitres 10 et 15.
Abba Zachary § 1 : Quant à moi, Père (Macaire), celui-là est moine qui se
fait violence en toute chose.
Abba Bessarion § 11 (Collection alphabétique) Abba Bessarion, sur le point de
mourir, dit : « Le moine doit être comme les chérubins et les séraphins : un œil
unique. »
Poimen §79 : Be silent and don’t measure yourself.
Abba Moses §18 : Un chien est meilleur que moi, car il a l’amour et ne vient
pas en jugement.
Une des sentences les plus connues est celle d’Abba Longin §5 « Donne ton
sang et reçois l’Esprit. »
Les lettres attribuées à Ammonas, Macarius et Arsènius présentent une
doctrine similaire aux Apophtegmata, mais les citations scripturaires sont
plus abondantes et plus longues, Abba Macarius étudie les relations entre
l’effort humain et la grâce de Dieu, tout en élaborant une exégèse de la Bible
selon une catéchèse Origeniste où la sagesse est inspirée par l’expérience et
où parler des écritures sans les mettre en pratique est traité de dangereux.
Les pères se sentaient même libres de faire les fous si cela pouvait servir
à apprendre une vérité. Comme dans les Évangiles, ils offrent des expres-
sions abruptes et paradoxales qui vous obligent à réfléchir. Jean Cassien en
Provence va insister sur l’importance du dialogue entre abba et disciples
pour construire la personnalité du novice.
Dans un langage du vingtième siècle le théologien Paul Evdokimov affir-
mait (La nouveauté de l’Esprit, 1977 :207-209) :
L’ascétisme au désert était une immense psychanalyse qui prend vie par
une psycho-synthèse de l’âme… Les pères du désert révélaient un homme nu,
décrivant chaque élément et figure capable d’obscurcir la conscience humaine…

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34 | DU DÉSERT AU PARADIS

De même qu’à la Pentecôte l’ascétisme modifiait les énergies du psychisme et


renouvelait l’esprit. Les « opérations thérapeutiques » constituent un vomis-
sement collectif et une objectivation, une projection au dehors de l’impureté
originelle accumulée.
Puisque souvent ces ascètes étaient errants, sans cellules fixes, avant de
s’établir dans une communauté d’ermites, la géographie de leurs « monas-
tères » n’est nulle part inscrite dans le sable mais plutôt dans leurs paroles.
Les premiers à s’établir en Basse-Égypte se trouvaient la solitude recher-
ché autour de Nitri (Wadi Natroun), Kellia (« les Cellules ») et Scété (cf.
cartes ci-dessus). Là les pratiques de la paternité spirituelle se sont jointes
aux institutions naissantes semi-anachorètes selon les collections orales des
sentences (apophtegmata). La réputation de ces moines en partant du désert
d’Égypte gagnait tout le pourtour méditerranéen, ce qui leur amenait des
visiteurs de très loin. La collecte de cette tradition orale continua pendant
trois générations de moines :
1. Sisoès, Ammonas (Amoun, Amman) en 320-330, Paisios (Pshoï)
2. Arsène
3. Jean le Nain (Colobos)
Sur les conseils de Saint Antoine le Grand, Amoun fonda le premier
skite. Associé à cette fondation Pambo le taciturne néanmoins disait, « Si
vous avez du cœur, vous pouvez être sauvé. » Au Kellia le abba le plus res-
pecté était l’ascète sociable Saint Macaire († 394) qui a reçu une longue
visite de Rufin d’Aquila entre 373-381 qui ensuite en 397 traduisit le
Historia Monachorum in Aegypto en Latin1. En dépit de leur isolement, ces
moines continuaient à recevoir des pèlerins venus de l’étranger.
– Mélanie en 374 leur rendit visite pendant six mois
– 383 Évagre arrive et fonde un groupe de sept moines, les « Longs
Frères ».
– 385 Jérôme et Paule (404) en partant de Nazareth où elle avait fondé
deux couvents.
– 394 Pallade trouva cinq mille moines qui vivaient à Nitria.
L’âge d’or de ces semi-ermites au ive siècle s’arrêta temporairement en
407-408 lors des attaques des tribus Maziques venu de Libye. En 434-444
on construisit des remparts et des tours défensives (qasr) autour des cellules
des moines. D’autres attaques furent le fait des évêques d’Alexandrie. Suite
à la lettre de l’évêque d’Alexandrie pour la fête de l’Épiphanie (Théophanie)
en 399-400 accusant les moines d’« anthropomorphisme », il envahit Nitria
pour déporter quelque trois cents moines qui partiront pour la Palestine et
Constantinople. Lucius, successeur de saint Athanase déporta les « vierges »

1. Pendant l’hiver 394/395 par un groupe de sept pèlerins, raconté ensuite à la commu-
nauté monastique de Mélanie la Jeune et Rufin d’Aquilée au Mont des Oliviers à Jérusalem.

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LES PREMIERS MOINES D’ÉGYPTE | 35

(moniales) d’Alexandrie et les moines de la basse Égypte. En 376-377


Évagre et les Longs Frères rentreront de Palestine1.
Après le concile de Chalcédoine (451), il ne restait que deux églises aux
Kellia. Plus tard dévastées par le patriarche d’Alexandrie Damien (578-604)
elles furent reconstruites par le patriarche Benjamin (622-622) à la suite des
conquêtes « arabes » en 640.
Ce survol rapide nous montre la résilience des moines d’Égypte. Quel
était leur caractère ? Qu’est-ce qui rendait les moines ce qu’ils étaient ? Ils
n’écrivaient pas de traités théologiques, même s’ils en lisaient. Tous ce qu’ils
savaient venait de leur conviction : quelqu’un qui cherche Dieu va tout trou-
ver en Lui. Ils tentèrent de trouver Dieu avant tout autre chose car ainsi ils
auraient tout trouvé, en répétant, « Tu es avec nous, Emmanuel ! Tu es avec
nous notre Seigneur. »

La vie en cellule

Pour abba Poemen, « rester dans sa cellule » voulait dire faire un travail
manuel, en mangeant 370 grammes de pain par jour, le silence, la médi-
tation des écritures et l’expérience progressive de l’auto-condamnation2.
Ces regroupements de cellules seront appelés plus tard laure (lavra). Elles
étaient séparées les unes des autres pour être hors de portée de la vue et
de la voix. Chaque cellule comprenait un jardin muré et un puits, un petit
oratoire et une chambre, comme de nos jours les chartreux. En semaine,
on travaillait jusqu’à la neuvième heure puis on rentrait dans sa cellule pour
lire le psautier tout seul. Chaque week-end, un repas était pris en commun
en silence, suivi d’un enseignement par l’abba, traitant de la garde du cœur
et des pensées. Le samedi soir, on allait à l’église ensemble et dimanche
matin on participait à l’Eucharistie. Il y avait huit prêtres lors de la visite de
Pallade en 394, telle était la vie des cinq mille moines du Kellia.
La clef de voûte du monastère était l’abba, doué de discernement, qui
aidait les moines à se départir de leurs logismoi (pensées). Ainsi Abba
Poemen disait (§61), « C’est ce qui sort de sa bouche qui fait qu’on l’appelle
abba. » L’abbé était habité par l’Esprit Saint, capable de leur donner des
rhema, une révélation alors que les paroles (logion) concernaient l’Écri-
ture Sainte. On disait, « Si l’abba ne me donne pas une parole, comment

1. “The Form of God and Vision of the Glory : Some Thoughts on the Anthropomorphite
Controversy of 399 AD” published in Romanian translation by I. Ica Jr., in Mistagogia :
Experienta lui Dumnezeuin Orthodoxie (Sibiu : Deisis, 1998) 184-267.
2. Cf. Lucien Regnault, La Vie quotidienne des Pères du Désert en Égypte au IVe siècle, Paris,
Hachette, 1990.

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36 | DU DÉSERT AU PARADIS

pourrais-je être sauvé ? » Certains abbés refusaient de répondre à des ques-


tions, et évidemment la réponse à une personne ne valait pas pour une autre.
Néanmoins après plusieurs générations, le besoin s’est fait sentir de rassem-
bler dans des collections alphabétiques par nom de moine, ou systématique
par sujet, les sentences dont on se rappelait. Jean-Claude Guy dans son
introduction à la Collection systématique (Sources chrétiennes no 387, 1993)
distingue cinq types de sentences, la langue était le copte en Haute-Égypte.
Autour de Scété, il semblerait que l’abba Poemen et ses disciples aient joué
un grand rôle dans le rassemblement de cette collection.
Les collections les plus anciennes se trouvent à la fin du Traité pratique
du Moine1, mais il y a des collections plus brèves telle celle de Jean Cassien,
Institutions V, 24-41 et dans les logoi 1-13 de abba Isaïe de Gaza.2 Parfois
des paragraphes entiers étaient réduits à une simple phrase. À partir du
ve siècle, des collections plus larges supplantèrent les plus courtes et les col-
lections en copte furent traduites en grec. En Palestine, après la mort de
saint Euthyme (473), les premières collections alphabétiques sont apparues.
Les collections systématiques étaient l’œuvre des monastères cénobitiques,
mais même à l’intérieur d’un thème donné on organisait les sentences en
fonction du nom du moine. Ces Gérontikon or Patérikon étaient élaborés
avec de plus en plus de liberté. Au ve siècle, Jean et Pelage ont fait une tra-
duction latine de la collection systématique, plus ancienne que celle dont
nous disposons en grec.

Monastères cénobitiques

Il y a une grande continuité entre le monachisme anachorétique et céno-


bitique, mais leur manière de vivre en disciple dans les kellia s’incarnait dans
une paternité plus privée et personnelle alors que dans les grands monastères
cénobitiques cela a été remplacé par la recherche d’une humilité exigée par
le grand nombre de moines vivant sous une seule et même règle de prière.
La vie anachorétique exige une plus grande maturité pour traverser le désert
de son propre âme et cœur.
Saint Pachôme (Pakôm, né à Thèbes mort en 348) allait fonder neuf
cenobia masculins et deux féminins dans la première moitié du quatrième
siècle. Ceci se produisit très rapidement pendant la vie assez courte de saint
Pachôme. Est-ce que le cénobitisme était une réponse à la rareté relative
des pères spirituels avec le charisme nécessaire pour guider les novices ? En

1. Sources chrétiennes, no 171, Paris, 1971 : pp. 692-712.


2. Recueil ascétique, Spiritualité orientale, no 7, Bellefontaine, 1970.

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LES PREMIERS MOINES D’ÉGYPTE | 37

l’absence d’une réponse claire à cette question, on peut affirmer par contre
que la création des grands cénobia dans le moyen Nil était basée sur une
règle commune qui permettait la formation de moines paysans d’une façon
assez différente des anachorètes, car la sociabilité villageoise se retrouvait
dans ces monastères.

Frontispice : Armand Veilleux, La vie de saint Pachôme selon la tradition copte.


Collection Spiritualité orientale, no 38. Bellefontaine, 1985.

La chronologie de Pachôme est bien connue (Desprez 1978 : 349-355).


Il est né de parents paysans, était de vingt et un ans plus jeune que saint
Antoine. Conscrit de l’armée romaine, il fut converti grâce aux chrétiens
de Thèbes. Baptisé dans l’année de l’Édit de Milan (313), à l’âge de vingt et
un ans, Il vit à partir de 310 avec son abba Palamon où son frère aîné Jean
le rejoint. Ils mangent deux pains par jour avec un peu de sel. Auparavant
les anges ont prescrit une règle que Pachôme modifia afin de pouvoir dire
trois fois douze prières. L’année suivante, un an avant le concile de Nicée
(324), ses premiers disciples arrivent et quatre ans après, saint Athanase

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38 | DU DÉSERT AU PARADIS

d’Alexandrie lui rend visite. À l’âge de cinquante-cinq ans Pachôme


meurt de la peste, le 9 mai 447. Ensuite, son adjoint Horsièse le remplace
rapidement (350) mais, ayant abandonné sa responsabilité par dégoût des
richesses de nombreux cénobia, il a dû être remplacé par Théodore. En 368
Théodore meurt et Horsièse reprend du service jusqu’en 387, date de son
propre décès. Quant au contexte historique : saint Athanase d’Alexandrie
est mort en 373, le concile de Constantinople (traitant de la divinité du
Saint Esprit et proclamant le Credo de Nicée-Constantinople) a eu lieu
en 381. Saint Jean Chrysostome devient patriarche de Constantinople
en 398.
Les cénobia de Pachôme finissent par être bien connus en dehors de
l’Égypte. À Bethléem, en 404, Jérôme traduit leur règle en latin, ainsi que
les douze lettres de Pachôme et de Théodore, ainsi que le Testament de
Horsièse. Même si les premiers cénobia ou congrégations (koinônia) se
trouvent chez les Mélitiens, c’est la règle de Pachome qui devient le modèle
pour les typikons monastiques ultérieurs, comme la Règle du Maître et la
règle de saint Benoît, « monasteriale militans sub regula vel abbate ». La sain-
teté personnelle de saint Pachôme, père spirituel avant d’être législateur,
et l’aide de Théodore et d’Horsièse dans l’organisation de leurs maisons
en Moyenne-Égypte sont clairement reflétées dans sa biographie, dans
ses prédications nourries par les Saintes Écritures et dans le typikon de ses
monastères où l’on entrevoit la sociologie de ces cénobia.
Les premières biographies de Pachôme en grec provenaient de l’original
Copte écrit par Théodore après la mort de son abba. Déjà en 399, Évagre
avait lu des vies de moines tabbénites. Pour les relations complexes entre
les « Vies » de Pachôme en copte, en grec, et latin et plus tard en arabe, cf.
Desprez (1998 :219).

L’ascèse cénobitique

La synaxe ou assemblée liturgique des moines impliquait soixante-neuf


prières le matin et cinquante le soir. Le travail manuel quotidien aidait à
combattre le sommeil. Pour les novices, la mémorisation et la méditation
des psaumes et des Évangiles étaient de rigueur. L’égalité stricte en matière
de vêtements et de repas était contrôlée soigneusement par les maîtres de
maison et leurs députés. Les novices apprenaient à prendre le Christ comme
modèle, lui qui est venu pour servir l’humanité et la réconcilier avec Lui.
Pachôme avait la réputation d’être un solitaire doux, un charismatique
évangélique, un remarquable prédicateur de la Bible., alors que Théodore
fut un abbé strict et ascète. Son adjoint Théodore avait commencé à jeûner

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LES PREMIERS MOINES D’ÉGYPTE | 39

dès l’âge de douze ans, quand il entendit une nuit une voix lui disant, « Si
tu t’habitues à ces mets et au vin, tu ne connaîtras jamais la vie éternelle en
Dieu. » Ensuite il devint disciple de plusieurs vieux ascètes.
Théodore était d’une pureté de cœur exemplaire, sobre mais cordial,
humble et sans faille dans l’obéissance. Parfois Pachôme pouvait demander
à Théodore d’instruire les frères une fois par semaine et d’être le custode
de Tabennèse. Pour accomplir cela, Théodore devait faire trois kilomètres
tous les jours pour entendre la catéchèse de Pachôme à Pabau (Faou) et
puis rentrer à Tabanese pour le répéter. Pachôme ramena Théodore pour
en faire le maître des novices. Avec Théodore, il était strict ; chaque fois
que les novices bavardaient dans la boulangerie, c’était Théodore qui était
puni. Même se reposer contre un mur était puni. La pire offense arriva
lorsque Pachôme était malade et les disciples de Théodore le persuadèrent
de prendre la place de l’Abba. Dans la vision de Pachôme, la seule vertu qui
avait du mérite était l’humilité.

La pédagogie du gouvernement monastique

À travers ses abba « assistants » Pachôme dirigeait donc neuf monastères


masculins et deux couvents de femmes pour apprendre aux nonchalants à
réformer leurs âmes afin d’être sauvés. Les frères les plus faibles devraient
apprendre le jeûne et la veille. Pachôme les « salait » copieusement, ren-
voyant jusqu’à cent novices du monastère tous les ans. Pour ceux qu’il
gardait, sa clairvoyance lui permettait de déceler leurs péchés, les extirper et
les guérir.
Le succès d’une aussi grande entreprise monastique devait pour com-
mencer être ce don de Dieu, le nouveau typikon ou règle. La grâce était
indispensable afin que « la Providence dirige toute chose. Ainsi si vous
voyez un homme chaste et humble, vous voyez le Dieu invisible dans le
temple de cet homme visible. Pouvoir lire dans les cœurs (dioratikon) est un
don gratuit de Dieu. »
Le fondement de ce nouveau cénobia, une fois son abba disparu, devait
être son esprit incarné dans la règle. En 404 Jérôme traduisit ce texte du
Grec en Latin ; seulement un tiers du Copte nous est parvenu. Ce typikon
était composé de quatre parties qui reflètent le tempérament austère
de Pachôme :
1. Praecepta contient les pénitences et sanctions pour chaque espèce de
fautes ; 2. Judicia et 3. Leges, établissaient les règles pour chaque chef de
maison concernant les six prières des vêpres et des matines ; 4. les Instituta
expliquaient aux maîtres des maisons comment servir l’ensemble monastère.

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La règle de Horsièse était inspirée par la Bible et préservait les coutumes


d’hygiène, vêtements, repos, etc. dans un esprit réaliste (Desprez 1998 :
231). Personne n’avait le droit de cuire pour lui-même ; dans le réfectoire,
on était assis par ordre d’âge. La conversation et le rire y étaient interdits.
À part mercredi et vendredi où on gardait un jeûne strict, il y avait deux
repas par jour. On recevait toujours sa part des mains d’un autre.
Quelle était la pratique de la solitude à l’intérieur de la clôture monas-
tique ? Pachôme cherchait un érémitisme à l’intérieur du monastère, un peu
comme les Chartreux. Si le moine restait seul à travailler dans la journée,
fabriquant des nattes etc., par saison ils étaient obligés de sortir de la clôture
pour aller couper des roseaux nécessaires au tissage. Les frères n’étaient pas
exploités ; l’humilité et la renonciation étaient préférées aux mortifications
corporelles. Pendant le carême le régime était celui des anachorètes : le vin
et le bouillon de poisson étaient réservés aux malades.
Par l’obéissance qui était la nature même du koinônia, la solitude s’impo-
sait en suivant de bon cœur et avec joie la règle. Selon la règle, seuls les
maîtres de maison pouvaient donner des ordres.
Pachôme voulait que tous les frères soient égaux par leur manière de vivre.
Ceci protégeait le moine individuel, le mettant au service de la communauté.
En fait la qualité de la vie était meilleure que celle des populations paysannes
environnantes ; en temps de famine la coenobium aidait les villages.
L’articulation à Tabanèse impliquait dans chaque maison des respon-
sables pour la cuisine et l’infirmerie et un « gardien des portes » responsable
pour les novices. Puisque chaque novice construisait sa propre cellule, les
« maisons » ressemblaient à des villages. Il y avait deux oratoires un pour
les laïcs et un pour les moines. Les novices arrivaient en grand nombre car
Pâchome était un homme de Dieu bon qui leur donnait du travail. En quit-
tant le monde (anachôrèsis), il leur permettait d’éviter les lourds impôts et le
danger des bandits. Pachôme utilisait les formes d’incorporation villageoise
pour organiser ses monastères. Comme le disait A. Martin, « L’osmose
entre les paysans et les “hommes de Dieu” n’étaient aussi bien réalisé nulle
part ailleurs dans l’Empire1. »
Comme dans chaque « maison » plusieurs métiers étaient exercés, les
monastères étaient des sociétés complètes. Le responsable s’appelait le pré-
sident. Les maisons de Pachôme s’appelaient koinônia (Actes 2.42) et dans
l’Égypte héllenistique ces koinônia étaient des corporations libres d’impôts.
Quatre maisons formaient une tribu, car comme en Israël il y avait des tribus,
des clans et des maisons. (Joshua 7:16-170). Dans chaque maison, un clan
par semaine était désigné responsable des offices. Les chefs de maison étaient

1. « L’Église et la khôra égyptienne au ive siècle » dans Revue des Études augustinienne,
o
n 25, 1979 :7.

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LES PREMIERS MOINES D’ÉGYPTE | 41

responsables pour quelque quarante moines ou moniales. Chaque jour de


jeûne c’était le chef de maison qui faisait l’enseignement, organisait et distri-
buait la nourriture. Aucun travail n’était entrepris sans sa bénédiction.
La formation des novices (Desprez 1998 :246). Chaque candidat restait
à l’extérieur des portes du monastère plusieurs jours, le temps d’apprendre
plusieurs psaumes et le Notre Père par cœur. En entrant on lui enlevait
ses vêtements pour lui en donner un habit monastique. Praecepta §139
décrit comment il doit apprendre vingt psaumes et les épîtres de saint Paul
par cœur afin d’avoir un vocabulaire spirituel intérieur ou comme le disait
Pachôme comment « bénir leur Créateur ». L’engagement monastique défi-
nitif était signalé par un changement de vêtement et une résolution par vœu
engageant toute sa vie. Horsièse par contre trouvait préférable de ne pas jurer
d’entreprendre certaines pratiques ascétiques mais simplement de déclarer
« Seigneur ce dont je suis capable sans maladie ou fatigue excessive. » Si un
moine abandonne sa vocation et puis revient, il est cloîtré dans l’infirmerie
parmi les inactifs en attendant d’entreprendre sa pénitence. La psalmodie
hebdomadaire était réservée pour la Divine Liturgie (Desprez 1998 :248)
et se faisait par cœur1. Ayant fini, le célébrant frappait le simantron, tous se
dressaient, puis s’agenouillaient pour se prosterner, et ensuite récitaient le
Notre Père avant de prendre leur place. Au repas de midi on faisait une col-
lecte avec des prières et le soir dans chaque maison six passages de l’Écriture
Sainte étaient lus par la même personne.
Des offices pour Pésach étaient célébrés deux fois par an à Pbou. Une
fois à Pâques, et en août (mésorê) se célébraient en chapitre général de la
communauté à l’aide de la Bible. Le samedi saint, les catéchumènes parti-
cipaient à la « redoutable » rémission des péchés puis recevaient le mystère
spirituel du baptême. Ces dates ont été choisies en fonction de celles où se
faisaient les comptes du produit du tissage (aphéséôs). Ces chapitres géné-
raux servaient donc à renouveler les responsabilités confiées à des frères, de
même que dans les temples égyptiens, les comptes étaient demandés à la
fin de l’année civile. Pour se préparer, chacun des moines devait renouveler
ses relations avec ses frères, confessant leurs plaintes mutuelles alors qu’ils
purifiaient leur âme dans la sainteté et la crainte de Dieu.
D’après le concile de Chalcédoine (canon 4), la fondation d’une kinoî-
nia ne pouvait être entreprise qu’avec la bénédiction d’un évêque. L’abba
disait que l’évêque était le père des moines et Pachôme lui-même refusa de
laisser son évêque l’ordonner prêtre. Il n’empêche que « l’os de notre père
juste » Pachôme était identifié avec sa règle, son typikon, les normes qu’il
avait établies pour les moines. Les lois étaient donc des valeurs. En dehors

1. Pour avoir une idée de l’ambiance, cf. le film La Lumière du Désert : les moines coptes d’Égypte,
Monastère Saint-Macaire : https://gloria.tv/video/WjZYX94hLKmU2hTw3dXxzSV3g.

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de ces documents normatifs et les biographies déjà mentionnées, il y avait


des fragments de onze lettres entre Pachôme, Théodore et Horsièse ; voici
quelques sentences attribuées à Pachôme :1
§ Ne confiez pas votre cœur avec l’intention de consoler votre âme, mais
placez tous vos soucis dans les ainsi ??? de Dieu et il te nourrira.
§ Ne disputez personne car celui est fâché avec son frère est inamical
à Dieu.
§ Juge toi-même tous les jours car il est mieux pour vous de vivre parmi
des milliers (de frères) que de vivre seul dans une grotte avec l’hyène de
l’orgueil.
§ N’essaie pas de satisfaire votre estomac afin de garder votre âme sainte
pour Dieu afin de devenir un temple du Saint-Esprit et de changer votre
captivité en liberté.
Theodore (Desprez 1998 :263) : Sa catachèse encourage la persévérance.
Chaque personne peut renouveler la première espérance de sa vocation, « à
savoir l’attente des promesses de Dieu à notre père Abba. » Le combat spiri-
tuel ne peut s’accomplir sans la charité.
La garde de nos âmes… afin d’être les uns pour les autres, un sujet d’édifica-
tion et un exemple salutaire pour les novices venus pour y avoir été appelés par
le Seigneur ; nous nous sommes entourés du rempart salutaire qui est l’amour de
la loi de Dieu et de la vocation à la koinônia, afin de marcher sur la terre selon les
habitudes des gens du Ciel et la vie des anges vénérables […]
Le Testament de Horsièse comporte cent textes de la Bible organisés
comme une « centaine », et visant la conversion et la vigilance. La première
partie est destinée au supérieur et la deuxième à l’ensemble des frères. Le
supérieur devrait se montrer juste, corrigeant les frères tout en les pardon-
nant. Le responsable d’une « maison » est responsable pour chaque faute
qui y est commise. Pour garder les traditions des Pères, il suffit de posséder
seulement deux tuniques, une ceinture et une paire de sandales.
Que personne ne prenne la défense d’un frère corrigé par un chef de maison ni
ne provoque la révolte, ni ne fasse de dépôt auprès d’un autre… La communauté
et la koinônia sont de Dieu, conformes aux Écritures… Ne craignons personne
en dehors de Dieu. (Desprez 1998 :265)
Les moines montrèrent une connaissance remarquable de la Bible qu’ils
entendaient, mémorisaient et intériorisaient. La cohérence des « centaines »
(florilèges bibliques) telles qu’on les trouve chez Évagre, vient de leur désir
d’être absolument fidèle à la parole de Dieu et de ses commandements.
Fidèles à la Bible mais aussi au patriarche d’Alexandrie, ils ne risquaient pas

1. Cf. Placide Deseille, L’esprit du monachisme pachômien et Pachomia Latina. Spiritualité


orientale, no 2, Abbaye de Bellefontaine, 1973.

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LES PREMIERS MOINES D’ÉGYPTE | 43

de schisme. Il n’est pas surprenant que ces moines dans le lointain désert
aient accès aux canons du concile de Chalcédoine en 451. Ces textes écrits
en copte auraient pu être cachés après que saint Athanase ait écrit en 367
apr. J.-C. sa lettre « festive » qui décourageait l’usage des textes considérés
comme non canoniques.
Après cette évocation des premiers anachorètes et des cénobia, ce qui
reste un mystère, c’est comment l’admiration des générations successives
de moines et moniales a réussi à perpétuer leur exemple et à partager
leur héritage.

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CHAPITRE 3
LES GRANDS MOINES DE GAZA ET DU SINAI
Barsanuphe et Jean (VIe siècle), et Dorotheos (505-565) ;
saint Jean de l’Échelle (ca 579-649)

La théologie mystique de l’Église d’Orient possède « …une profondeur


cachée qui peut être vécue plutôt que connue1… »
« Aucun des mystères de la sagesse de Dieu la plus sécrète ne doit nous
paraître étranger ou totalement transcendant, mais en toute humilité nous
devons adapter notre esprit à la contemplation des choses divines2. »
Si nous avançons dans le temps à partir de l’Égypte du ive siècle, nous pas-
sons de la transmission presque exclusivement orale de l’autorité spirituelle, à
des auteurs ou compilateurs monastiques ou leurs disciples scribes qui écri-
vent des traités résumant leurs propres expériences de la vie ascétique. Même
si des sentences (apophtegmata) sont encore collectées, ces moines du ve siècle
écrivent beaucoup de lettres qui seront réunies dans de véritables traités.
De nos jours, les plus connus sont : Macaire le Grand (ca 295-392 ; Plested
2004) et Évagre (345-399 ; Sinkewicz 2003) en Égypte ; à Gaza, Abba Isaïe
(milieu du ve siècle ; Chryssavgis & Penkett 20013) et les geronda (aînés) Jean
& Barsanuphius († 563 ; Chryssavgis 2006-2007), et leur disciple Dorotheus
(505-565). La première synthèse sur les chemins du Désert ascétique fut
écrite à la fin du vie siècle par Jean († 606 ; Chryssavgis 1989), au monastère
du Buisson ardent, au pied du mont Sinaï. Après une vie d’ermite dans la
grotte de Thala, non loin de l’Horeb, saint Jean devint abbé de ce monastère,
connu sous le nom de Sainte-Catherine. Lu par tous les moines et moniales
orthodoxes jusqu’à nos jours, ce traité était organisé thématiquement en cha-
pitres (rangs), prenant la forme d’une échelle menant au paradis.
Néanmoins la transmission de la foi n’abandonne pas le mode oral ; elle
invente plutôt de nouvelles formes de transmission, qui sont pratiquées
en parallèle avec celle des sentences. Le tout n’est pas de les lire ou de les

1. Vladimir Lossky, La théologie mystique de l’Église d’Orient. Paris : Aubier, 1944, p. 1.


2. Sermons et discours de Mgr Philarète de Moscou. 1844 (en russe) 2e partie p. 87 ; cf.
Lossky 1944 : p. 6.
3. Pour un commentaire monastique contemporaine cf. Archimandrite Aimilianos of
Simonos Pétra, Discours Ascétiques. Commentaire d’Abba Isaie. Orymylia, Greece, 2014.

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46 | DU DÉSERT AU PARADIS

entendre, il faut surtout les mettre en pratique. Entendu en lectio divina


au réfectoire pendant des années, leur lexique finit par devenir celui du
cœur de chacun. Les auteurs les plus avancés ne sont pourtant pas proposés
aux novices et chaque moine avait ses maîtres préférés dont il possédait les
écrits. Voici une liste succincte des genres littéraires monastiques, montrant
la pertinence des genres anciens et l’apparition des genres plus récents.

Genres littéraires servant à expérimenter la foi

0- Collection des 150 Psaumes


1- Sentences des anciens (geronda) : Leur transmission orale était ini-
tialement alphabétique d’après le nom du Père spirituel, ce qui a donné les
paterikon (dits des Pères). Une fois écrits elles étaient aussi organisées rapi-
dement par thèmes. Regnault (Solesmes 1990, ch. 9 & 10) a soigneusement
décrit le mode de la vie quotidienne des Pères du Désert à cette époque.
2- Des biographies exemplaires : La psychologie des ascètes a été élabo-
rée de manière très nuancée par Évagre le Pontique ; ces traités pratiques
diffèrent nécessairement de la première hymnographie des moines et,
comme les psaumes, renvoient à une sensibilité sémitique et syrienne reflé-
tée dans la louange et les prières collectives des eucharisties. La permanence
de cette poétique va gagner toute l’Église par des poètes syriens d’expression
grecque, tels que leurs grands moines, les saints Jean Damascène, Cosmos
le Mélode (évêque de Maiuma et demi-frère du Damascène) et André de
Crète (né en 640). Leur maître à tous était saint Éphrem le Syrien (Afrêm
Sûryāyâ ; 306-373) dont les hymnes (madrāšê) ont été traduits en grec dès
son vivant. Par la suite, beaucoup d’autres écrits pseudo-épigraphiques ont
apparu sous son nom, en grec aussi.
4- Des Lettres. Dictées par un ancien à ses disciples sur le modèle de
saint Antoine, suivies par plus de huit cents lettres échangées entre « le
Grand Vieillard » Jean, Barsanuphe et d’autres solitaires à Gaza.1 Une nou-
velle dénomination des moines apparaît alors : les ascètes (ἀσκητικά).
5- Des compilations des enseignements d’un seul moine, tel que Isaïe de
Scété (fin quatrième siècle) qui donnent des conseils généraux sur le com-
portement des moines au Désert.
6- Des souvenirs de moines voyageant ou résidant en Palestine ou en
Égypte : parlant de ceux qu’ils ont rencontrés, de ceux qu’ils ont entendus :
Jean Moschus qui parfois ne fait que répéter des récits troisième main et

1. Traduction en anglais par John Chryssavgis, Catholic University of America 2006-


2007 ; cf. en français Barsanuphe et Jean de Gaza, Correspondance. Abbaye Saint-Pierre
de Solesmes, 1971.

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LES GRANDS MOINES DE GAZA ET DU SINAI | 47

plus sérieusement Jean Cassien avec des années d’expérience monastique


en Égypte, ils sont parmi les premiers et les mieux connus. Les sept biogra-
phies exemplaires des moines du désert de Judée par Cyril de Scythopolis
dans le Décapole (né en 525) comprennent une longue biographie presque
contemporaine de saint Sabas (439-532).
7- L’Échelle, la grande synthèse de l’expérience monastique de saint
Jean du Sinaï, est unique par sa densité et sa pénétration.
8- Des anthologies de la sagesse monastique, telle que celle Paul (+1054)
appelé Evergetinos, (Paroles et exemples des Anciens, 2009, 4 vols.) et surtout
la grande anthologie couvrant mille ans (du ive au xve siècle), la Philocalie des
Pères neptiques (1782 à Venise). Traduite du grec en slavon (1793) par Païssy
Velitchkovsky (1722-1795) puis en russe (1877), en roumain, anglais, français,
italien, etc. En roumain par exemple, elle fut élargie par Dimitri Staniloae
(1903-1093) pour inclure des geronda roumains plus récents. La Philocalie est
devenu normative pour la formation monastique dans tout le monde orthodoxe.
9- Des Paterikons particuliers aux monastères sont souvent publiés par
leur propre soin et mélangent des biographies des moines et les sentences
de leurs meilleurs geronda. Les premiers viennent de Sainte-Catherine
(Sinaï), de Saint-Sabbas (Palestine) et plus tard de Grèce, des Balkans, de
Russie (les monastères d’Optina Pustyn, Valaam, Solovki, etc.). Ils incluent
des icônes, des offices pour le saint, (vêpres, matines, acathistes, etc.), au
xixe siècle des images pieuses, célébrant les efforts ascétiques des moines
d’un seul et même lieu1.
10- Des florilèges ascétiques des xixe et xxe siècles comme ceux de saint
Ignace Brianchaninov, de l’igoumen Chariton, sont beaucoup plus brefs que
la Philocalie ou l’Evgertinos et sont souvent destinés à des lecteurs laïques
aussi bien que monastiques.

Les moines de Gaza :


saints Chariton, Jean et Barsanuphe, Dorotheus2

Saint Hilarion est peut-être le premier moine qui ait vécu à Gaza, en tout
cas le premier dont nous avons connaissance. Saint Jérôme nous dit qu’il

1. cf. The Northern Thebaid par Seraphim Rose and Herman Podmoshensky, Platina,
1995 ; Ioaniche Balan, Romanian Patericon, 2 vols. Platina 1996 ; Pour des biographies des
moines du xxe siècle cf. les vingt volumes édités par Jean Claude Larchet, Les grands spirituels
du XXe siècle, at l’Âge d’Homme, Paris. More than twenty volumes have appeared to date.
2. Cf. chapitre 13 of « The monks of Gaza » in A history of monastic spirituality by Luc
Brésard, of the abbey of Citeaux. Online : http://www.scourmont.be/studium/bresard/
(consulted 29.2.2016).

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48 | DU DÉSERT AU PARADIS

est né à Thabatha, au sud du port de la ville de Gaza. Alors qu’il étudiait à


Alexandrie, il trouva la foi chrétienne et, à l’âge de quinze ans, il partit vivre
avec saint Antoine le Grand pendant deux mois dans son désert, avant de
retourner à Thabatha, d’où il partit dans le sud-ouest du désert de Majomaau
pour vivre en anachorète. Au cours de sa longue vie, riche en prières, ayant
successivement vécu à cinq endroits (Gaza, Égypte, Sicile, Dalmatie), il
meurt en 371 dans les montagnes de Kyrenia (au nord de Chypre).
Peu de temps après, à Bethléem, saint Jérôme écrit sa vie qui, du fait
d’une vénération pour Chariton, cache plus qu’il ne révèle de celui qui a
dû être un grand modèle du premier monachisme à Gaza. La lecture de
cette biographie « exemplaire » est pourtant une expérience frustrante. Saint
Jérôme lui-même semble se rendre compte de cela lorsqu’il écrit (§ 42) :
« Je passe par-dessus le reste par crainte que mon histoire ne semble être
qu’une collection de miracles. » La réputation du saint survit néanmoins
dans l’art du christianisme oriental, et jusque dans le roman de Herman
Hesse Le jeu des perles de verre (1943).

§ Les Discours ascétiques1 d’Abba Isaïe

Connu aussi comme Isaïe de Scété, ce moine fait référence dans ses écrits
à ses maîtres égyptiens : Jean, Anub, Poemen, Paphnutius, Amun, Peierre,
Lot, Agathon, Abraham, Sisoes, Or, et Athraeu. Ayant quitté l’Égypte
en 431 (peut-être Scété), il vivait à Gaza où il meurt dans un monastère
en 491, y ayant prié pendant soixante ans. Ses textes ont été mis en forme
par son disciple Pierre ; d’un manuscrit à l’autre, l’organisation est différente,
ce qui est normal dans un asceticon, qui est une collection d’apophtegmes et
de lettres à divers disciples. Parmi trente chapitres, un tiers (nos 1, 3, 5, 6,
9, 15, 17, 25, 26) sont consacrés à des questions de fraternité monastique.
Même s’il comprend des apophtegmes (i.e. sections 8 et 30) : « Frères, ce
que j’ai vu et entendu parmi les Pères, je vous le rapporte sans omissions
ou additions. » La plupart des logoi sont thématiques, comme le deuil (la
section 29 contient 105 lamentations), la renonciation, l’humilité, la péni-
tence, l’absence de passions. Abba Isaïe est plus didactique et synthétique
que ne l’étaient les collections antérieures de sentences du Désert. (Lucien
Regnault, Coptic Encyclopedia, 1305a-1306b).
Bien qu’écrits en grec, les Discours ascétiques d’Isaïe montrent une
connaissance du copte ; les versions syriaque et copte ont été traduites du

1. Cistercian Studies no. 150, 2002 and la collection de Spiritualité Orientale no. 7,
Bellefontaine, 1970.

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LES GRANDS MOINES DE GAZA ET DU SINAI | 49

grec. La préoccupation principale d’Abba Isaïe est de préserver son hesychia,


cette véritable liberté du cœur. Parmi les thèmes propres à Isaïe figurent
« l’ascension de la Croix » (sections 8, 13, 16, 17, 21, 22, 25, 26) où par la
grâce du baptême nous sommes identifiés au Christ, comme l’a affirmé saint
Paul. Cela n’est possible que si nous nous sommes libérés de nos passions.
Chryssagvis et Penkett donnent un bon résumé de sa spiritualité (2002 :
13-37). Voici quelques exemples de ses conseils :
Logos 21:25 : « Quelle croix nous dit-il [Christ] de porter, si ce n’est que
l’esprit doit veiller sans cesse et se tenir ferme dans les vertus pour ne pas
descendre de la croix, – c’est-à-dire l’absence des passions - jusqu’à ce que
l’esprit les retranche et se dresse enfin invincible ? »
Logos 1 (VIII : 5) : « Ayez chaque jour la mort devant les yeux, inquiétez-
vous de votre sortie du corps, comment vous vous échapperez aux puissances
des ténèbres qui viendront à votre rencontre dans les airs… comment vous
rencontrerez Dieu sans encombres. »
Logos 4.7 : « Dites à votre âme, “Si tu crains que des pécheurs comme
toi-même remarquent tes péchés, crains d’autant plus Dieu qui les voit tous.
Et à partir de cette pensée la crainte de Dieu naîtra dans votre âme.” »
Logos 13 : De deux qui combattent et arrivent à la perfection :
Sur la Croix : « c’était la sixième heure » qu’il fut crucifié (Jn 19,14) avec
intrépidité de cœur pour notre salut, cela est un exemple pour nous for-
tifier contre toute acédie et pusillanimité, jusqu’à ce que meure le péché,
selon qu’il est écrit : « Par la Croix il a tué le péché et l’inimitié en lui »
(Eph. 2, 16). Que, la neuvième heure venue, Jésus ait crié d’une voix forte :
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15, 34), cela
est pour nous enseigner, après le support de la tribulation due aux passions,
jusqu’à leur extinction, à prendre confiance désormais en toute humilité et
à crier vers Dieu. Qu’au coucher du soleil il rendit l’esprit (Luc 23, 44-46),
cela nous est un exemple que si l’esprit est libéré de toute espérance de ce
monde des choses visibles, c’est signe que le péché est mort en toi.

Barsanuphius de Gaza (+ ca. ) et Jean le Prophète

Abba Isaïe nous a permis de regarder de près la formation des ascètes de


la première période à Gaza en Palestine. Avec Barsanuphe, nous entrons
dans une intimité, non pas du moine lui-même, mais de sa manière de
confesser et de transmettre sa sagesse à ses disciples. Pendant son long
séjour au monastère de Seridos à Thavatha dans le Gaza, Barsanuphe a écrit
quelque huit cents lettres à d’autres moines, et avant tout à Jean, un frère de
son monastère. Jean Chryssavgis voit dans Dorothée l’éditeur de ce corpus

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extrêmement rare d’un moine du vie siècle, né en Égypte et ayant vécu cin-
quante ans dans une réclusion totale dans sa cellule, excepté les visites de
son secrétaire, l’abbé Séridos à qui Barsanuphe et Jean dictaient leur corres-
pondance. Jean et Barsanuphe sont tous deux décédés vers 543.
Ces Lettres de Barsanuphe et Jean ont été étudiées récemment par
Chryssavis (2002 Washington D.C. en 2 vols. ; traduction française,
Solesmes, 1972). En lisant ces lettres, nous apprenons comment le cœur
d’un moine vivant en solitude ou en ville pourrait être guidé par le grand
vieillard Barsanuphe et le prophète Jean. Cette protection s’exerçait à dis-
tance car aucun contact direct n’était permis. La variété de moines, ermites,
évêques et laïcs était telle que ces épîtres par leur quantité présentent un
riche lexique de la sobriété et de l’humilité exigées par le Désert, dont nous
pouvons profiter à notre époque.
Alexis Torrance1 écrit que ces geronda que Peter Brown imagine comme
des « saints de pouvoir » seraient mieux compris par leur théologie. Torrence
est intéressé par leur compréhension de ce qu’est la sainteté, comment ils
intercèdent et comment leur autorité est complémentaire de celle du Christ
(Rev.5.8 ; 8:3-4). Chryssagvis avait déjà signalé douze thèmes fondamen-
taux retrouvés dans cette correspondance : vigilance continuelle, effort en
toutes choses, discernement, chemin d’humilité, gratitude en toutes cir-
constances, joie céleste, travail de l’amour, obéissance, direction spirituelle,
mépris de sa personne, rejet de toute « prétention aux droits » (δικαίωμα), et
finalement et surtout apprentissage de la prière et de la componction pour
pouvoir pleurer.
Comment priaient les saints ? Pour Torrance aucun autre moine n’a
si bien développé ce thème sur le plan théologique. Il écrit (Torrance
2009 :462, note 11 and 463) :
Cet accent constant sur la prière est un développement inédit. Que ce soit
se débarrasser des mauvais rêves (Lettre 78), la guérison d’une maladie corpo-
relle (81), la bénédiction de la nourriture (718), la protection contre les ennemis
(187569, etc.), la compréhension de la manière d’agir (257), même la rémis-
sion des péchés (125, 218, etc.), l’obtention de la miséricorde (91, 94, etc.), le
royaume (203), en bref toute chose bonne (186, 223, etc.), tout ceci est accompli
par les prières des saints.
Les prières des saints (εὐχάς ἁγίων) permettent de combattre le déses-
poir (Letter 200), d’éradiquer la confiance en soi, obstacle à l’humilité, et
d’affirmer la communion dans l’ecclesia (Torrance 2009 : 464). Ces saints
anonymes, si capables d’intercession, de prier pour les autres, sont même

1. Alexis Torrence, “Standing in the Breach : The Significance and Function of the Saints in
the Letters of Barsanuphius and John of Gaza”, Journal of Early Christian Studies 2009 vol. 17,
pp. 459-473.

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capables d’effacer les péchés, comme le dit Jean le Prophète (lettres 361-64).
Si Dieu parle à travers eux, il n’y a nul besoin de multiplier les intercesseurs.
Les geronda locaux prient pour les moines (lettres 361-64), pas seulement
pour ceux qui habitent tout près, mais aussi pour « un Jean qui habite à
Corinthe » sans parler de ces abbas qui se reposent dans le Seigneur, mais
qui sont encore vivants dans le Seigneur. La sanctification (ἁγιασμός)
implique l’héritage de la bonté de Dieu. Torrance (2009 :467) :
S’ils sont des enfants de Dieu, ils deviennent des dieux, et s’ils sont des dieux,
ils sont aussi des seigneurs. Et si Dieu est lumière, ils sont aussi des illuminateurs
exactement comme le Parfait (Dieu) et le Fils du Parfait a donné Sa vie pour
nous (Sources chrétiennes no 451 : 594)1.
En portant les fardeaux les uns les autres, on acquiert un plus grand amour
du Christ. (Torrance, 2009 :468). Soulignant la confiance de Barsanuphe, il
reprend avec hardiesse ce que dit la Bible :
Chaque saint, apportant devant Dieu ses fils qu’il a sauvés va dire d’une voix
forte, avec grande assurance… Me voici, moi et les enfants que Dieu m’a donné
(cf. Is. 8.18 ; Heb 2.13). Et il remettra à Dieu non seulement ses enfants, mais
aussi lui-même ; alors Dieu sera tout en tous. Juste comme le Parfait (Dieu) et le fils
du Parfait a donné sa vie pour nous. (1 Cor 15.28 ; 117 [SC 427 : 448]).
En continuant de paraphraser Jean 17:24, Barsanuphe écrit : « Père,
permets que là où je suis, mes enfants seront aussi dans la vie ineffable. »
Dans sa lettre 790, Barsanuphe cite Exode 32 : 32, « Pourtant, s’il te
plaisait de pardonner leur péché… Sinon, efface-moi, de grâce, du livre
que tu as écrit. » Torrance montre comment l’amour paternel de l’ancien
leur permettait de devenir « une seule âme » (ὁμόψυχος) avec leur dis-
ciple. (Torrance 2009 :469). Cette dévotion sans limite des anciens pour
les autres les amènerait « à abandonner leurs “propres morts” et à pleurer
pour les “morts d’autrui” ». (Lettre 341, citée par Torrance 2009 :470).
Pour Barsanuphe et Jean, l’existence et la survie du monde dépendaient
des saints, aussi bien sur terre que dans le Ciel. Ensuite leur intercession
dépendait du repentir des pécheurs. Toujours est-il que ce ne sont pas
les saints qui sauvent, qui ouvrent les portes du Royaume, seul Dieu le
fait. C’est par la manière de vivre adoptée par les saints qu’ils ont cette
hardiesse (παρρησία) dans leurs prières.

1. « Εἰ γὰρ τέκνα Θεοῦ, θεοὶ τυγχάνουσι, εἰ θεοὶ, καὶ κύριοι. Καὶ εἰ φῶς ὁ Θεός, καὶ αὐτοὶ
φωστῆρες. » De telle déification se trouvent aussi dans les lettres 199 and 207.

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§ Dorothée of Gaza1

Dorothée semble être natif d’Antioche au début du vie siècle. Il venait


d’une famille chrétienne aisée ; par exemple son frère aida à couvrir les
frais de la construction de l’infirmerie du monastère de Séridos à Gaza
où Dorothée allait devenir novice. Avec une bonne formation classique,
Dorothée apporta sa bibliothèque au monastère, y compris des livres de
médecine. Sa santé souffrait du zèle excessif qu’il mettait dans ses études.
(Instructions § 113)
Ce monastère à Thawata était le lieu de naissance d’Hilarion qui plus
tard créa à environ 4 km au sud de Gérara un monastère où on gardait le
souvenir du patriarche Abraham. Le monastère de Séridos où Dorothée
était novice avait déjà bénéficié de la présence de moines d’âge mûr dont
le plus connu était l’anachorète égyptien Barsanuphe le Grand Vieillard, et
Jean, appelé le Prophète. Le secrétaire de Barsanuphe, qui était l’igumen
de Séridos, était son seul contact avec le monde extérieur. C’est à lui qu’il
dictait ses lettres. Sous la direction de Barsanuphe, Dorothée reçut une
sévère formation ascétique tout comme les autres moines. Le « martyre »
de Dorothée était l’abandon complet de sa volonté et de ses pensées afin
d’obtenir, à travers ce détachement, la pleine confiance de ses deux maîtres.
Les lettres de Dorothée à ses pères spirituels et leurs réponses témoignent
de leur discernement. Quand, tenté par les passions de la chair, Dorothée
risquait de tomber dans le désespoir, Barsanuphe lui apprit comment garder
ses yeux et ses pensées en utilisant la componction (penthos) pour chasser
une confiance en soi (parrhesia) mal placée. Dorothée apprend que sans la
grâce de Dieu et les prières de ses maîtres, il n’aurait jamais pu résister aux
tentations érotiques. Ils l’ont aidé à acquérir une absence d’anxiété (ame-
rimnia). Comme le dit saint Paul : « Le Seigneur est près. N’aies pas de
soucis. » (Phil 4:6).
Alors que Dorothée était encore jeune, Séridos lui donna la lourde respon-
sabilité de l’infirmerie et de la maison d’accueil (S. C. 1963 : 370-373, §121).
Plus tard il servait l’Ancien Jean dans sa cellule jusqu’à la mort de celui-ci.
À plusieurs reprises, Dorothée fut tentée de quitter le monastère de Séridos et
de vivre en ermite, mais Jean le persuada que la pure contemplation hésychaste
est seulement possible pour les parfaits, et que Dorothée devait garder la via
media, associant prière et obéissance en écoutant les difficultés des moines
et des laïcs qui venaient le voir pour des conseils. Barsanuphe interdit ainsi
à Dorothée qui était épuisé de quitter ses responsabilités dans l’infirmerie en

1. Cf. Discourse and Sayings, (Cistercian Studies), traduit par Eric Wheeler OSB, 1977 ;
et l’introduction par Dom Lucien Regnault and Dom J. de Préville aux Œuvres Spirituelles,
Sources Chrétiennes no 92, 1963 :9-103.

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lui disant, « Je t’ai envoyé là-bas, je serais là avec toi. » Barsanuphe l’incita
à continuer d’employer ses livres de médicine pour guérir les moines, sans
ignorer les intentions de Dieu qui nous envoie des maladies. Seuls le ponos
(labor) et kopos (fatigue) pourraient guider Dorothée vers la prière interrom-
pue qu’il cherchait par le discernement et la vigilance interne (nepsis). Quant
à ses fautes et ses chutes, Barsanuphe assurait Dorothée qu’il allait les prendre
sur lui. Dorothée était assez hardi pour demander au prophète Jean de faire la
même chose pour lui.
Son père l’abbé Séridos meurt quinze jours avant Jean le Prophète.
Dorothée quitta le monastère pour en fonder un autre, vers 450, près du lieu
de réclusion définitif de Barsanuphe. Le nouvel abbé qui remplaça Séridos
et la jalousie de quelques frères peuvent expliquer l’absence totale du nom de
Dorothée dans les lettres de Barsanuphe et Jean, Rance a proposé (Regnault
and Preville 1963 :28) que la trop grande élévation de Dorothée pouvait
être difficile à accepter pour le moine moyen dans son nouveau monastère,
Dorothée était libre d’écrire et d’aider les autres moines comme bon lui
semblait, Finalement Dorothée écrivit vingt-trois Didascalies ou doctrines,
et huit lettres. Certaines des Didascalies étaient des exhortations ascétiques
à ses moines. Didascalies 19 est une collection de dix-huit sentences à la
manière d’Abba Isaïe. Didascalies 15 étaient lues au début du Carême. En
appendice à ses écrits, on trouve une biographie avec maints détails intimes,
probablement sa propre autobiographie, toujours appréciée comme lecture
monastique. Regnault (1963 :45) insiste sur le fait que dans sa première
Instruction, Dorothée replace l’expérience monastique d’Égypte dans le
contexte de l’enseignement des Pères grecs sur le mystère du salut.
L’enseignement de Dorothée n’a pas seulement survécu en Orient mais
était aussi bien connu en Occident. Une traduction en arabe et une autre
en géorgien existaient déjà au IXe ou Xe siècle (Regnault & Préville 1963 :
84-85). Une traduction partielle en latin fut faite au Mont-Cassin au
XIe siècle.
Voici un contenu résumé des thèmes de Dorothée :
• La Providence. « Ne souhaitez pas que tout soit selon votre volonté,
mais souhaitez que ce soit comme cela devait être, et vous aurez la paix
avec chacun. Ainsi vous allez pouvoir endurer tout ce qui vous arrive sans
agitation ».
• L’élan vers la bonté : « Quitte le mal et fais le bien. » (Psaume 34 :14).
Chaque « passion possède une vertu opposée : orgueil/humilité, avarice/
charité, concupiscence/chasteté, découragement/patience, colère/douceur,
haine/amour ».
• Lutte contre les faiblesses : À quoi ressemble une personne qui satis-
fait ses passions ? À une personne qui, ayant été abattue par les flèches de
l’ennemi, les saisit pour en percer son propre cœur. Ceux qui ont éradiqué

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les passions sont, comme dit le psaume, « l’épée leur entreront au cœur et
leurs arcs seront brisés. » (37:15).
• La garde de la conscience : Quand Dieu créa l’homme, il a mis en lui
du divin – une certaine conception, une étincelle, à la fois lumière et chaleur.
Cette conception illumine l’esprit et indique ce qui est juste et ce qui est faux,
elle s’appelle la conscience. Avant le temps de la Loi écrite, les patriarches et
les saints plaisaient à Dieu en suivant la voix de leur conscience.
• La tempérance et la douceur. Non seulement nous devrons garder une
modération dans la nourriture… nous devrons aussi observer un jeûne de la
langue, des yeux : ne pas regarder de choses perturbantes, ne pas permettre à
nos yeux d’errer, ne pas regarder sans la crainte de Dieu.
• Les chagrins et la Providence de Dieu : Si notre meilleur ami nous fait
du tort, nous savons qu’il ne l’a pas fait exprès et qu’il nous aime. On devrait
penser à Dieu de la même manière, car il nous a créés, Il s’incarna à cause de
nous, et Il est mort pour nous, ayant enduré d’immenses souffrances. Dieu
sait ce qui est bon pour nous, et donc Il oriente tout pour notre bien, même les
choses les plus insignifiantes. Nous devrions l’accepter avec gratitude comme
venant d’un Bienfaiteur, même si cela apparaît comme négatif ou blessant.
• La paix spirituelle : Examinons pourquoi une personne s’énerve quand
elle est insultée, et comment d’autres fois elle le supporte sans se troubler. Il
y a plusieurs raisons : une disposition spirituelle bienveillante, la sympathie
pour la personne qui permet de ne pas s’énerver, ou le mépris pour la per-
sonne qui insulte, permettant de l’ignorer.
• L’humilité, des pensées viles : Sachez que si une personne est opprimée
par une pensée et ne la confesse pas (à son père spirituel), elle va permettre à
cette pensée de davantage la tourmenter. Si cette personne s’oppose et lutte
contre elle, la passion va s’affaiblir et éventuellement cesser de l’affliger.
• L’amour envers son prochain : J’ai entendu parler d’une personne
qui, ayant été voir un de ses amis et trouvant la pièce mal rangée et même
sale, disait en elle-même, « Bénie soit cette personne car elle a su ajourner
ses préoccupations terrestres, elle s’est concentrée sur le Ciel, et donc elle
n’a même pas eu le temps de ranger sa chambre ». Mais arrivant dans la
chambre d’un autre, et trouvant la pièce propre et bien rangée, elle se dira :
« L’âme de cette personne est aussi propre que sa chambre, et l’état de la
chambre est le reflet de son âme. »

Dosithée, disciple de Dorothée

Dosithée (en grec Dositheos « don de Dieu ») était le disciple de


Dorothée et il fut lui-même considéré comme un saint homme. On

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disait que, jeune homme, Dosithée, page dans l’armée, avait mené une
vie dissolue. Néanmoins il souhaita connaître Jérusalem, ayant entendu
beaucoup de récits sur cette ville, et donc il s’y rendit, vers 520-525. Sur
le Golgotha, il entama une conversation avec une vieille dame à propos de
l’Enfer. C’est ce qui le mena à sa conversion au Christ. Il devint moine à
Gaza, sous la direction de Dorothée, qui commença une longue et difficile
lutte pour lui apprendre la discipline. Beaucoup critiquèrent Dorothée
d’avoir pris comme disciple une personne aussi indolente. Dosithée était
pourtant connu pour son humilité, son abnégation et sa douceur avec
les malades car il travaillait à l’infirmerie. C’est probablement là qu’il
contracta la tuberculose et mourut, cinq ans après être devenu moine.
Couché sur son lit de mort, Dosithée supplia Dorothée de prier pour qu’il
soit délivré de ses souffrances, à quoi Dorothée répondit, « Aie un peu de
patience. La miséricorde de Dieu est proche. » Puis peu après, il lui dit,
« Tu peux partir en paix et apparaître en joie devant la Sainte Trinité et
prier pour nous ». Après sa mort, Dorothée déclara que Dosithée surpassa
par sa vertu les autres disciples de l’Ancien, alors qu’il n’avait pratiqué
aucune austérité extraordinaire.

Jean de l’Échelle (Climaque), moine dans une grotte


du mont Sinaï

Les deux plus grands moines du mont Sinaï dont la sainteté nous soit
parvenue par des écrits sont Jean († 606) et, sept siècles plus tard, Grégoire
(1260-1346), qui fut obligé de partir vers Jérusalem, suite à des conflits dans
la fraternité monastique. L’influence de saint Grégoire sur les hésychastes
du xive siècle fut décisive dans les Balkans, alors que l’Échelle de Jean reste
la première et la plus synthétique des spiritualités ascétiques dans le monde
orthodoxe.
Le monastère du Buisson Ardent doit sa réputation initialement à son
emplacement, au pied de la montagne où Dieu révéla son nom au prophète
Moise et où plus tard Élie « entendit » la présence de Dieu dans une brise
légère. Jusqu’à récemment, pour aller au mont Sinaï (à moins de partir
du Caire), il fallait prendre un bus à Jérusalem, traverser la frontière à Eilat,
puis trouver un transport jusqu’à Nuweibaa d’où l’on allait vers l’ouest
dans le désert jusqu’au monastère de Sainte-Catherine, appelé aussi du
Buisson Ardent. C’est un voyage dans le passé historique, mais également
dans le présent spirituel. L’échelle de saint Jean est bien plus accessible
que le monastère lui-même, par sa traduction dans le monde orthodoxe en
entier et aussi au-delà. Cette scala (le mot latin pour klimaks « échelle » en

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grec1) dont l’auteur fut d’abord ermite puis abbé du monastère, fut écrite
dans la forteresse, un siècle après que l’empereur Justinien l’ait fait forti-
fier et ait terminé la construction de l’église actuelle avec sa mosaïque de la
Transfiguration (556-557).

Le mont Sinai et le monastère st Sainte-Catherine, © Berthold Werner

Mosaïque du VIe siècle : la Transfiguration sur la Thabor


dans le monastère de Sainte-Catherine

Saint Jean Climaque est commémoré tous les ans le 30 mars et à nouveau
le IVe dimanche du Grand Carême, où « l’Échelle » est lue aux offices. De nos
jours, les touristes envahissent le monastère tous les matins à 9 heures, les
cars de touristes/pèlerins, surtout russes, arrivant de Sharm El-Sheik sur la
mer Rouge. Les Russes cherchent surtout à vénérer « les choses sacrées »
comme les reliques de sainte Catherine, la martyre d’Alexandrine. Les icônes
du VIe siècle se trouvent dans l’église et aussi dans un magnifique musée. Les
moines s’efforcent de rembarquer tout ce petit monde dans les cars avant
midi, et alors ensuite reviennent le silence et la paix.
L’Échelle de saint Jean est la première description synthétique du chemin
ascétique vers Dieu écrite par un moine d’Orient. Elle fut rédigée à la
demande d’un autre Jean, l’abbé du monastère de Raïthou (dans la direction
du golfe de Suez, à l’ouest de l’Horeb). On pourrait penser que saint Jean
anticipait l’invasion musulmane au viie siècle, quelques décennies après

1. Cf. en appendice ci-dessus les trente degrés et leurs sujets.

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LES GRANDS MOINES DE GAZA ET DU SINAI | 57

la mort de Mohammed, qui allait couper les contacts avec Jérusalem (cf.
Derwas Chitty 1966 :173). En même temps que Jean pratiquait la solitude
dans une grotte, à 8 kilomètres de son monastère à ouadi Tholas, saint
Maxime le Confesseur créait dans le monde byzantin une autre synthèse
théologique concernant la triadologie, la christologie, l’anthropologie, la
cosmologie et la liturgie.1Alors que saint Maxime est un théologien dont les
références sont les Cappadociens et les Conciles œcuméniques, saint Jean
parle essentiellement à partir de sa propre expérience. Le jeune Jean arrive
au monastère à l’âge de seize ans, puis est tonsuré à vingt ans. On a prophé-
tisé à son propos qu’il serait le nouveau Moise. À trente-cinq ans, vingt ans
après son arrivée, il se retire en ermite dans la vallée de Tholas, à une heure
de marche du monastère. Là il accepta comme disciple Moise, devenant
ainsi comme à Scétis un anachorète, et plus un ermite véritable.
Comme le disait saint Jean Cassien († 435), plus le moine s’éloigne du
peuple, plus il a de visiteurs et de disciples. Saint Jean Climaque visita des
solitaires malades aux alentours et il vécut entre une solitude radicale et le
service des frères. Une fois à Alexandrie il est possible qu’il ait visité Skétis
et Tabanèse sur le moyen Nil.
Jean est vénéré comme un nouveau Jacob (Génèse 28), un Élie et un David
qui nous a légué son Échelle tout comme Élie légua son manteau à Élisée.
Jean vivait à l’ombre de deux montagnes, le Thabor où le Christ fut transfi-
guré, comme on le voit dans la fameuse mosaïque de Saine-Catherine, et le
Sinaï lui-même.
Jean écrivit ses tablettes spirituelles (Πλάκες πνευματικαί) pour une assis-
tance monastique, et pourtant il admettait que le mariage n’est pas un obstacle
à la vie chrétienne selon l’Évangile, car un hésychate est simplement « un
chrétien qui prie ». Un pèlerinage peut vaincre la mort causée par le péché.
Au bout de quarante ans dans le désert, son expérience personnelle lui donna
une vue précise sur la faiblesse des moines, et en même temps une compassion
réaliste, une sensibilité à la grâce de Dieu, exigeant une intégrité personnelle
sans laquelle il est impossible d’apprendre la beauté de la prière uniquement
de l’enseignement des autres. Les psaumes de David en sont la transcription.

Une théologie des larmes (l’ÉCHELLE, e degré)

Saint Jean élabora son Échelle avec trente degrés, chacun accompagné
d’un ample commentaire et de citations patristiques et ascétiques variées.

1. Cf. Les références dans Jean-Claude Larchet, La Divinisation de l’Homme selon saint
Maxime le Confesseur. Collection Cogitatio Fidei no 194, Paris, Cerf, 1996 ; idem, Personne
et Nature, Paris, Cerf, 2011, pp. 207-396.

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Il y ajouta une brève collection de sentences des Pères. J’ai choisi le cin-
quième degré où l’on trouve cette affirmation claire : la seule façon de
décrire la distance qui sépare l’homme de Dieu passe par ses larmes. Cette
tristesse joyeuse (penthos) apporte beaucoup d’expérience monastique1.
L’homme peut être envisagé de deux façons : par la grâce (xapis) et par
l’ascèse (askésis) car toute ascension par la prière implique l’abandon de soi
par l’askésis afin que le corps et l’âme puissent être unis avec le Dieu de la
grâce et avec les êtres humains. Ce sont ces larmes de repentir qui donnent
au corps et à l’âme cette grâce d’unification avec Dieu. Les eaux profondes
du cœur (Proverbes 20:5) nous permettent d’entrevoir la pénétration du
Divin dans le cœur. En cela la théologie des larmes est à la fois une catégo-
rie universelle et très personnelle, dont l’Église constitue la seule école.
Déjà au quatrième et cinquième siècles on trouve des témoignages de cette
expérience chez les pères Cappadociens aussi bien que chez Évagre, Isaie de
Scété (29e discours), Diadoque de Photiké, St. Macaire dans ses Homélies,
et chez Isaac le Syrien et John Cassien. La source évidemment se trouve
dans les paroles du Christ « Bienheureux les affligés (penthoûntes) car ils
seront consolés (paraklithésonta) ». Concrètement le corps est sanctifié par ses
larmes. La triade de la componction (katanysis), du repentir (metanoia) et de
la contrition (penthos) permet à notre nature déchue de sentir comment Dieu
nous connaît mieux que nous nous connaissons nous-même. Néanmoins ceci
se passe dans un certain ordre. La contrition précède les larmes mais avant
cela la componction (katanyxis) est nécessaire. Katanyxis est un néologisme
Grec qui apparaît dans la Septante, avec le sens d’une aiguille dorée qui nous
pique, qui nous encourage à avancer. On est aiguillonné dans l’âme, dans nos
prières qui sont pour nous le miroir de notre âme lorsque nous nous tenons
devant Dieu. Au-delà des larmes naturelles il existe une vallée de larmes bien
plus profonde que ce que l’on peut imaginer.
L’expérience de la componction se découvre quand Dieu nous visite.
Comme le bon larron, on doit regarder le Christ avant de pouvoir pleu-
rer. De même peu nous importe la douleur à endurer, notre cœur une fois
brisé nous est bénéfique car cela nous détache de nos passions. Contre
toute attente, la componction s’avère être notre consolation. Quand notre
autosuffisance nous quitte nous laissant dans le vide, c’est dans ce vide que
la grâce divine peut entrer pour trouver sa place. La componction peut
être entretenue par la mémoire de la mort (momenti mori ; Mt 25:13) qui
côtoie notre nostalgie du Seigneur. Puisque les démons essaient de nous
voler notre componction, dit St. Jean, nous avons besoin de discernement
(diàkrisis) pour mieux comprendre comment notre humanité déchue fuit
la douleur en construisant un mur autour de notre personne censé nous

1. Notre présentation paraphrase John Chryssagvis 1989, ch. 5.

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LES GRANDS MOINES DE GAZA ET DU SINAI | 59

protéger. En Égypte au quatrième siècle abba Poemen recommanda de


placer la componction au commencement de tous nos actes, pas seulement
un instant, mais comme condition même de la réception continuelle des
dons de Dieu. Cela s’inscrit en trois étapes : une inclination naturelle envers
la componction ; le don temporaire du remords et de la grâce ; et un état
permanent de repentir.
Le repentir (metanoia), dit St. Jean de l’Échelle, c’est la privation
joyeuse de tout confort corporel et cela devrait caractériser toute notre
vie. Au Jugement dernier, Dieu ne va pas nous demander si nous avons
accompli des miracles en son nom mais si nous nous sommes repenti conti-
nuellement, en pleurant sur nos péchés. Il en parle comme d’une prison
de larmes, où nous entrons volontairement et où nos larmes constituent la
seule porte de sortie.
Pour Abba Arsenios, un homme qui ne pleure pas sur sa vie, pleurera
dans l’éternité. Évagre dit que seules les larmes témoignent de notre crainte
de Dieu. Si le repentir est notre chemin de connaissance de soi, c’est aussi
par le repentir que nous connaîtrons le paradis que nous avons perdu.
L’apôtre Pierre pour avoir dénié être disciple de Jésus est le modèle de ce
penthos (Mt. 26.75). Pour les moines Syriens ceux qui pleurent (penthikoi) le
font pour être sauvés. Et pour St. Jean de l’Échelle une journée sans larmes
est une journée gaspillée car le repentir permet de passer de la mort à la vie,
vers Pascha, une résurrection à la vie qui entre-temps est devenue un enfer.
Ainsi en se repentant devant Dieu, on refuse le désespoir et on devient fils
et fille de l’espoir.
Le deuil, la componction (penthos) vient du substantif grec pathos (suffe-
ring souffrir). Cette souffrance joyeuse est la transfiguration de la douleur
en grâce. La seule raison de faire un deuil c’est lorsqu’on a perdu la présence
de Dieu. Les homélies de St. Macaire décrivent Adam présent devant les
portes closes du paradis, qui implore avec larmes son retour au jardin. Alors
que c’est de nos yeux que les larmes coulent, c’est le pathos qui les provoque,
car le deuil est une révolte violente contre l’état déchu de l’homme. C’est
cela qui amène St. Jean de dire que seules nos larmes peuvent évoquer toute
la distance qui nous sépare de Dieu. Habituellement, nous nions notre nos-
talgie profonde de Dieu.
Ce bienheureux changement constitue pour le Sinaîte un pèlerinage
intérieur. Pour St. Isaac le Syrien nous pouvons passer la frontière entre
le temps présent et le monde à venir ainsi : les larmes sont notre attente
(mâllon thrénei). St. Jean a une compassion très profonde pour les « grands »
pécheurs qui ont perdu leur penthos, car la détermination et le courage qu’ils
déploient pour le retrouver sont impressionnants.
Mais nos larmes peuvent aussi être un évènement cosmique lorsqu’on fait
le deuil pour l’humanité tout entière, de même qu’on se réjouit lorsqu’on

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devient vulnérable à tous. Le penthos nous octroie cette charité que le Christ
nous demandera le dernier jour. Moise en frappant la pierre d’où sort une
source devient l’image de notre père spirituel qui fait le deuil pour son
peuple, car ses larmes sont une nourriture spirituelle, une eau vivifiante.
Quand finalement au désert St. Antoine ne craint plus Dieu, lorsqu’il est
parvenu à l’aimer, il continue de pleurer, car le chemin des larmes est devenu
le chemin de l’amour. Le Jeudi Saint, l’Église pleure avec la pécheresse qui
est venue pour laver les pieds de Jésus avec ses larmes et ses cheveux. Et le
lendemain, le Vendredi Saint toute l’Église pleure avec la Mère de Dieu
alors qu’elle se tient au pied de la Croix.
Ce chemin des larmes est décrit par certains psaumes, le Cantique des
Cantiques et à travers toute la Bible, enjoignant la purification, la perfection
à travers l’illumination. Il n’empêche qu’il y a plusieurs espèces de larmes
qui sont décrits dans le cinquième degré qui parle du repentir (metanoia).
Certaines larmes sont le fruit d’un repentir cathartique qui monte dans le
cœur d’un homme dont les péchés hantent l’âme. D’autres larmes sont le
fruit du sentiment d’indignité suite à la réception de la grâce ; et la troisième
sorte de larmes nous habite comme une humilité pour laquelle il n’y a pas
de mots. Ainsi il y a des larmes d’amour et de crainte. Alors que les larmes
de crainte intercèdent pour nous, nos larmes d’amour montrent que nos
prières sont acceptées. De manière ultime, tout ce que Dieu nous demande
c’est que nous ouvrions nos âmes à son Amour. Les larmes physiques (sôma-
tika) marquées par la componction sont différentes des larmes de nos yeux
noétiques, qui sont un don de Dieu. Dans tous les cas, Jean recommande que
nous ne mettions pas notre confiance dans nos larmes tant que notre âme
n’est pas purifiée. Des émotions et des sentiments peuvent nous tromper
alors nous oscillons entre optimisme et découragement. Même si la grâce
se construit sur notre nature, et ne la viole pas comme dit St. Augustin1 et
après lui les pères Latins, la tradition monastique orientale ne fait pas de
distinction entre les larmes amères et les douces. Le conflit entre Augustin
et Pelage sur la grâce indispensable ne concerne pas la tradition orientale.
En Orient, les larmes naturelles sont comparées à du sang qui sort d’une
blessure dans notre cœur ; elles sont suivies de larmes spirituelles.
Depuis le début de la tradition ascétique orientale, la tristesse qui détruit
l’humilité et une saine pauvreté sont considérées comme le travail des
démons, mais si nous poursuivons nos prières à Dieu avec des larmes, Il nous
entendra. St. Isaac le Syrien le dit simplement : la finalité de la prière c’est
de pouvoir pleurer. Pour St. Antoine le Grand, lavés par nos larmes, nous
allons pouvoir oublier que nous prions et nous entamerons une nouvelle
concentration, une nouvelle liberté. Donc nous prions avec des larmes pour

1. St. Augustine de Hippone, « Gratis non tollitt naturam sed perficit ».

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avoir des larmes ; notre prière part du repentir pour l’approfondir. La béati-
tude du deuil (Matt. : 5:4) est à la fois une promesse pour nos espoirs et un
témoignage de ceux qui sont déjà consolés. Cet état de deuil et de larmes se
prolonge dans la nuit dans les mots du psaume 6 : 6, notre lit est l’endroit
où nous nageons. Barsanuphe de Gaza dira que « il n’y a pas assez de temps
pour vous de regretter et pleurer sur vos larmes… ces lamentations devraient
engouffrer toute votre vie. » Si le lien entre les larmes ininterrompues et la
prière paraît violer le sens commun, ce n’est que parce que nous n’avons pas
senti la purification qu’ils apportent.

Larmes comme Baptême

Pour les pères ascétiques c’est un lieu commun de dire que les larmes
effacent, psychosomatiquement parlant, nos transgressions. Bardsanuphe
de Gaza dit qu’ils sont un grand médicament. Leur sincérité, dit St. Jean de
l’Échelle, rend l’âme transparente à Dieu. Sans l’eau des larmes il est impos-
sible de se laver de notre saleté intérieure, affirme st. Syméon le Nouveau
Théologien. Dans le cinquième degré de son Échelle, St. Jean affirme que la
fontaine des larmes est possible grâce à notre renaissance dans le baptême,
mais ceci exige que nous soyons conscients de leur réception pour les vivre
comme illumination. Ainsi les larmes sont le charisme de cette grâce lorsque
spontanément (autokinétos) nous pénétrons sur notre chemin de deuil.
Pendant que nous pleurons nos muscles faciaux ne sont pas tendus car Dieu
a touché les yeux de notre cœur avec l’éponge de la tristesse, par la nostalgie
de Dieu. L’invité inattendu ici c’est le Saint Esprit, qui ensuite nous laisse à
notre travail de regret. Tel est le don de Dieu qui est en même temps notre
don à Dieu sur l’autel de notre cœur posé sur ce sanctum intérieur.
Les démons ne sont jamais très loin, prêts à nous voler nos larmes. Si
attendre patiemment le Seigneur est le moyen le plus sûr de l’atteindre,
alors nous devons attendre une alternance entre la froideur du cœur et des
périodes de joie spirituelle. Le don des larmes est réservé à quelques per-
sonnes qui ont renoncé au monde. Pour saint Isaac le Syrien, cela demande
de la maturité qui accompagne l’absence de passions. Pour St. Jean certains
ne reçoivent pas de larmes mais d’autres dons, qui constituent une forme
de larmes « intérieures ». Des différences de caractère rendent les personnes
plus ou moins aptes à pleurer. Néanmoins pour toute l’humanité les larmes
expriment l’amour de Dieu. Alors que certaines en ont et d’autres n’en ont
pas, en fait tous en reçoivent car « nous appartenons les uns aux autres »
(I Cor 12:20). Évidemment Dieu n’a pas besoin de nos larmes. C’est nous
qui en avons besoin car ils nous disposent à l’humilité, le repentir, et la tris-
tesse joyeuse.

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Larmes, la gloire du corps

Le seigneur peut changer notre corps par des larmes en spiritualisant


nos sens. Pour l’ascension au ciel, dit St. Jean, nos corps demandent de la
chasteté et une souffrance constante qui accompagne le repentir, penthos.
St. Isaac le Syrien considère que le repentir ou le deuil manifestent la partici-
pation du corps à la vie spirituelle, qu’ils signalent la sanctification (agiasmos)
de la personne humaine. Ce sont des larmes très réelles qui mouillent nos
joues lorsque (Proverbs 15:13) notre joie intérieure éclate sur nos visages.
St. Jean le Sinaite déclare que ce cœur joyeux rend nos corps beaux. Ceci
constitue la résurrection avant la résurrection. Dans cette perspective ascé-
tique les larmes sont un argile qui nettoie notre argile, nos corps, de notre
vision matérialiste de la vie. De même que la pollution ouvre sur la mort,
par la douleur des larmes, le cœur qui pleure connaît un état au-delà de la
nature, une grâce déifiant, cette liberté qu’amènent le jeûne et le souvenir de
la mort. Un estomac vide connaît la sécheresse de l’humilité qui contribue à
nous aider à pleurer. Comme le dit St. Marc (10:11) si simplement, il faut
mourir pour vivre. Saint Paul dans son Épître aux Romains (8:22) parle
de toute la création qui jusqu’à aujourd’hui gémit en travail d’enfantement.
C’est au parfait de souffrir pour les péchés des autres car si un homme pur
ne pleure pas leurs péchés comment seraient-ils transfigurés ?

La Souffrance joyeuse (charopoion penthos)

Dans le septième degré St. Jean très sobrement identifie le repentir à la


joie ; c’est peut-être le thème le plus influent de son œuvre. L’amertume
des larmes est adoucie par le repentir et les larmes de crainte engendrent
des larmes d’amour. Lorsque nous recherchons le royaume de Dieu, le
monastère devient notre tombeau avant que nous ne soyons couchés dans
le cercueil définitif, et tout au long nos vêtements monastiques sont nos
vêtements nuptiaux diplois numphiké, car c’est pour la joie et non pour la
tristesse que le Seigneur nous a créés. En supportant notre deuil, nous nous
rapprochons de la restauration de notre nature humaine. Cette tristesse est
une attente, un espoir eschatologique, celui de la grâce de Dieu à goûter ici
et maintenant. Entre la joie et la tristesse il y a une beauté et une harmonie
à retrouver. Si nous brisons cette harmonie, nous nous enfermons dans des
soupirs sans larmes, sans les semences de la joie éternelle.
Le vin de la componction (psaume 59.5) est à boire sur la croix. Comme
nous le dit St. Paul, (2 Cor. 6:9-10) « …pour les gens qui vont mourir et
nous voilà vivants… pour tristes, nous qui sommes toujours joyeux… »
Telle est la béatitude, la bénédiction, de ceux qui pratiquent le repentir dont

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la catharsis permet à l’homme de devenir cette personne créée par Dieu.


Ainsi il accomplit son premier destin. Nous passons de la crainte à la non-
crainte (aphobia), et ensuite à une joie sans limites.
La joie née dans nos âmes pendant qu’on se souvient de la mort, dit
St. Isaac le Syrien, est telle qu’aucune lamentation durant nos vies n’est isolée
de cette consolation car chaque seconde contient et la vie et la mort. Le vivi-
fiant souvenir de la mort transcende l’autosuffisance de la piété religieuse.

La joie spirituelle des larmes

« Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore, réjouis-


sez-vous… » (Phil. 4:4) Au contraire du rire humain, le rire spiritual ne
disperse pas. La vraie joie dans l’humilité est ce vêtement nuptial, un état
(katastasis) plein d’amour, indemne des ténèbres ; St. Jean dans son évangile
le dit (16:24), « …demandez et vous recevez, pour que votre joie soit com-
plète… » Ceci est propre au paradis, mais aussi une expérience que nous
avons sur le chemin du paradis, à travers le désert. Cette vallée de larmes est
vraiment mystérieuse. Une fois lorsqu’on demanda à abba Poemen à quoi
il pensait, il répondit qu’il était au pied de la croix avec la mère de Dieu et
il voulait pleurer comme elle pleurait.

La personne en prière

« Arrêtez, connaissez que moi je suis Dieu. » (Psaume 46/45 : 11) Pour un
moine la prière est un miroir1, car la prière lui montre dans quelle condition
il est. L’universalité des prières vient du fait qu’elles constituent la forme
fondamentale de la relation de l’homme à Dieu ; c’est la relation personnelle.
On doit pouvoir la toucher ou être touché par elle. La prière n’existe pas en
elle-même. Le dialogue face à face (parastenai) est un « parler à » (syllalesai).
On écoute celui dont on est pleinement conscient du dedans. À l’intérieur du
silence et de l’immobilité, il y a le Verbe lui-même. Le Christ prie au-dedans
de nous, ainsi que l’Esprit qui implore la descente de la grâce de Dieu, dans
des soupirs trop profonds pour des paroles. (Mt 10:20 ; Rom. 8:26) L’attente
est une forme de compréhension de la grâce de Dieu, se stabilisant avec le
bâton de l’espoir. Dieu ne répond pas nécessairement à chaque individu isolé,
mais il répond directement à travers chacun et à travers sa création. C’est dans
ce sens que la prière est un acte collectif, ecclésial et non privé. La réponse
de Dieu vient dans le temps de Dieu (kairos). Prédiction est une imposition
l’initiative reste avec Dieu qui nous anticipe. Pour Bultman la prière est déjà

1. Chryssavis, Chapter 8, Ascent to Heaven, 1989 : 231.

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sa propre réponse. On peut compter sur la prière d’un autre et contempler les
paroles proférées ainsi. La tendresse, la contrition, l’être-ensemble sont dues à
la présence de nos anges gardiens dans nos prières.
Macaire le Grand nous dit que « ceux qui prient en silence édifient tout
le monde partout, » alors que St. Jean de l’Échelle dit, « …si tu dis que tu
aimes alors pries… ». On reçoit le centuple de ce qu’on offre aux autres.
La prière d’un père spirituel est la protection (skepé) pour tous les hommes
et pour tous les temps.
Quand une parole te frappe le cœur, arrête ; cela veut dire que ton ange
gardien est venu prier avec toi. La prière ne permet aucune objectification.
Hésychia présuppose obéissance et askesis. Pour prier on a besoin d’humilité,
pureté de l’âme et absence de passions, sinon la prière est une pseudo-piété
(pseudeulàveia).
La prière pour nous est une anticipation du Jugement Dernier. Nous
devons être nus, dit Jean le Sinaïte, afin que les vêtements royaux adhèrent
au sein de notre âme, alors nous serons étrangers au monde. Le repentir est
le résultat de notre prière à Dieu. Nous aspirons Dieu et puis nous rentrons
pour lutter contre les passions. La prière est accompagnée par la gloire de
Dieu, soulageant et guérissant nos âmes. La prière est un acte où on se renie
soi-même par amour. Elle préempte les derniers jours car chaque jour est
une anticipation de la mort. Chaque moment nous sommes jugés, sauvés
et condamnés. Pour Isaac le Syrien, l’amour de la solitude est une attente
constante de la mort. Abba Isaïe dit que la peur de Dieu doit anticiper cha-
cune de nos respirations. St. Siméon le Nouveau Théologien nous enseigne
que, « Si nous serons jugés favorablement par Dieu, cela sera dû à la prière »,
et Marc le Moine écrivit : « La personne en prière s’abstient du désespoir ;
la prière est une arme d’évasion. »
Saint Jean de l’Échelle ne catégorise pas la prière comme psalmodie, lectio
divina, réflexion ou contemplation. Pour cet abba, il y a une succession
fondamentale : action de grâce, confession et supplication. D’abord nous
contemplons la beauté de Dieu, ensuite on le confesse comme créateur du
miracle de la vie. Isaac le Syrien ajoute qu’au début, il y a le silence. Évagre
décrit l’endroit où prient les Pères du désert ainsi : « Là où il y avait Dieu, là
se trouvait Antoine. »

La prière intérieure et extérieure

Saint Jean identifie l’amour de Dieu et l’amour du voisin comme un


acte de prière. L’amour vient de la prière et la prière vient de la solitude.
La prière continue est une prière dans un moment critique (kairos) et toute
diakonia à l’extérieur de ce kairos conduit à une déception. Comment la

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prière peut-elle être le travail des anges ? Pour Barsanuphe le moine est un
ange terrestre et la prière est l’activité cachée qui transforme l’homme par
le feu, la lumière et la joie. On aime Dieu pour pouvoir prier car la prière
est supérieure à l’intellect, et même à la théologie dit Diadoque de Photicé,
même si l’orant peut être divisé en trois types : le mercenaire, le serviteur
et le fils. De manière ultime Dieu va réintégrer le corps, le cœur, et l’âme
de l’homme. La prière est noétique, i.e. intellectuelle ou mieux encore un
travail mental (νοερά ̉εργασία) où le cœur est réintégré par la prière. Là
le corps est affermi et sanctifié. Le souvenir continuel de notre Seigneur
(μνήμη θεοϋ) est accompagné par une épouse injuste, le sommeil, d’où
l’importance des vigiles. La prière est avant tout une vertu au-delà de la
nature et, enseignée par Dieu ou par les autres, nous lui offrons en retour, le
don même que nous avons reçu de lui, une vraie vie.

La prière de Jésus

La loquacité dans la prière distrait l’intellect alors la brièveté (en un seul


mot, monologia) encourage la concentration. La vraie prière dédaigne le
polylogia, alors que le silence engendre la prière car ce silence intelligent est
la mère de la prière. Des prières courtes nous permettent d’enfermer nos
pensées dans les mots de l’oraison.
Si des prières courtes sont mentionnées dans les Apophtegmata, Chryssagvis
(1989: 244) fait référence à St. Nilos qui parle uniquement des invocations du
nom de Jésus ; Diadokos leur donne aussi un rôle central. Barsanuphe et Jean
ne mentionnent que de courtes prières, telle « Jésus aidez-moi » sans le titre
de Seigneur. Dans la vie de Abba Philemon, un contemporain de Jean de
Sinaï, nous trouvons ce qui va devenir la forme standard de la prière de Jésus
« Seigneur Jésus Christ aie pitié de moi pécheur », et ensuite on dit que seuls
les parfaits peuvent dire le nom de Jésus tout seul.
Même si on n’a de véritables traités sur la prière de Jésus qu’au quator-
zième siècle (La Philokalie, vol. II, 1995), St. Jean dans son Échelle (15:52)
pour la prière fois utilise l’expression ησοϋ εύχή en disant que cette prière
est monologistos, en une seule phrase. Depuis le Nouveau Testament on avait
pris l’habitude d’invoquer le nom personnel du Christ (I Cor. 12:13 ; I Jn 4:2 ;
Mt. 16 ; 16-18 ; I Cor 14:19 ; Jn 14:13-14 ; 16:23 ; Acts 4.2). Dans l’Échelle
(degré 20:7) on nous propose de disperser les attaques du démon avec le nom
de Jésus, et en degré 27, Jean nous propose le paradoxe de circonscrire l’incor-
porel dans une demeure corporelle : « Que le souvenir de Jésus soit réuni à
ton souffle et alors tu connaîtras la valeur de l’immobilité (hésychia). » En
parlant du souvenir de Dieu d’une manière générale Jean ne pense pas à la
prière de Jésus mais à la manière de combattre les distractions et ainsi obtenir

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une prière sans image. Là le nom de Jésus devient le sentiment de la présence


ininterrompue du Christ. La vénération ininterrompue (’adiàstatos) de Dieu
provoque un mouvement vers Dieu. Déjà Évagre (345-399) avait insisté sur
la prière sans images. Une répétition incessante de Kyrie Eleison ou une autre
oraison brève est constitutive d’une relation personnelle à Dieu dit le Klimakos
en s’inspirant des paroles de St. Paul, « …car nous ne savons que demander
pour prier comme il faut ; mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des
gémissements ineffables… » (Rom. 8:26)

La transmission de la foi

Pourquoi avoir intitulé ce chemin ascétique à travers le désert une


échelle ? Quand le patriarche Jacob était parti pour Haran et Béthel, des
sites centenaires des cultes Cananéens, il trouve la maison de Dieu et la
porte du ciel (Genesis 28 : 17). Le mot « rampe » menant au ciel est un apax
en hébreu et rappelle les ziggurat mésopotamiens avec ses terrasses, mais
dans les icônes elle est plutôt représentée par une échelle avec des marches
ou degrés. Ainsi la synthèse théologique et ascétique de Jean trouve une
représentation visuelle de l’ascension spirituelle (Chrysavis 1989 :21).

Icône de l’Ascension divine du monastère Sainte-Catherine, Sinai (xiie siècle)


montrant les moines menés par saint Jean.

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LES GRANDS MOINES DE GAZA ET DU SINAI | 67

Même si la cohérence de l’échelle peut être partiellement expliquée


par la distinction entre action et contemplation (praxis et theoria) avancée
par Évagre, il n’empêche que les degrés sont indépendants l’un de l’autre.
L’Échelle est dynamique car figurative d’une ascension avec des échecs
momentanés. On peut atteindre le sommet momentanément, alors qu’on
travaille encore à un degré inférieur. On ne doit pas oublier que la vie ascé-
tique, avec son hésychia et vie érémitique convient à très peu de moines.
Quatre cents ans plus tard, St. Siméon le Nouveau Théologien (949-1022)
démontre ceci dans ses propres chutes à répétition dont son père spirituel,1
d’une grande expérience, le sauve. Le chapitre suivant reprend cette question
dans la présentation de St. Siméon. Revenons à l’Échelle dont la structure
contient des degrés construits de la manière suivante :
– Une introduction parfois métaphorique ;
– Des définitions dans le style d’Aristote ;
– Une exposition du thème à travers des anecdotes ou des sentences des
pères du désert ;
– Une conclusion sous forme d’exhortation.
Même si l’Échelle est profondément originale, le produit des expériences
personnelles de son auteur, toujours est-il qu’elle incorpore les lectures
de Jean : Origène, Évagre (mais Jean estime l’amour plus que le gnwsis),
Cassien, et Grégoire le Théologien, aussi bien qu’Éphrem le Syrien. En
revanche, Basile le grand et Jean Chrysostome n’y figurent pas. La concep-
tion d’epekstasis (le salut final de l’ensemble de l’humanité) de St. Grégoire
de Nysse, en partant de l’épître de St. Paul (Philippiens ch. 3) se retrouve
dans le neuvième degré de l’Échelle. St. Jean représente l’âme humaine avec
trois dimensions pathos, thymos et logos (la distinction de Platon entre ego,
appétits et esprit). Chryssagvis (1989 :22-23) montre que Jean reste dans le
cadre de l’anthropologie monastique en continuant dans la tradition déjà
centenaire de l’école de Gaza de Barsanuphe et Jean. Un guide spirituel doit
porter le fardeau des autres (Gal. 6:2). Il n’y a aucune influence de Plotin
à travers Denys l’Aréopagite dans cette Échelle. Au contraire Jean reste
dépendant de l’école de Gaza par ces présentations libres qui ressemblent
à l’enseignement d’abba Dorothée. Dans le degré vingt-neuf sur l’absence
de passions Jean convoque beaucoup d’apophtegmata d’Antoine le Grand,
de Paul le Simple, d’Arsenios le Grand, etc. Pour Jean Climaque la folie
de ces sentences est la traduction de la folie de la croix (I Cor 1:18). Même
s’il apparaît que Jean a lu la première biographie grecque de Pachôme et
l’Histoire Lausiaque de Pallade, il partage le monisme anthropologique des
Homélies de St. Macaire. Donc il s’oppose à toute synthèse entre l’extrême

1. Il s’agit de Siméon le Studite : cf. son Discours Ascétique, Sources Chrétiennes no. 460,
Paris : Cerf, 2001.

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spiritualisme et intellectualisme, en faisant sa propre synthèse entre Évagre


et Macaire. Il n’y a aucune référence explicite à Marc le Moine même si
Jean utilise son expression « la prière sans images » (Torrance 2009) ni à
Diadochos de Photiké (circa 450). Son exégèse était influencée par Nilos
d’Ancyre (+ après 430).
Il n’y a vraiment pas d’alternative à une lecture lente et répétée de
l’Échelle. À toutes fins utiles je joins un guide à la structure des degrés de
cette Échelle ; la meilleure introduction est certainement le livre publié en
1989 de John Chryssagis : Ascent to Heaven. The theology of the person accor-
ding to saint John of the Ladder.
Les trente degrés de l’Échelle possèdent leur propre lexique donc je garde
les termes en grec, suivis de leur traduction :

Degrés 1-4 : De la renonciation au monde et de l’obéissance à un père


spirituel ;
o 1 : Περί αποταγής (De la renonciation au monde et de l’ascétisme) ;
o 2 : Περί απροσπαθείας (Du détachement) ;
o 3 : Περί ξενιτείας (De l’exil et du pèlerinage ; à propos des rêves
des novices) ;
o 4 : Περί υπακοής (De la sainte obéissance) ;

Degrés 5-7 : De la pénitence et de l’affliction (πένθος), chemins vers la


joie véritable ;
o 5 : Περί μετανοίας (De la repentance méticuleuse et véritable, qui
constitue la vie des saints pêcheurs, et de la prison) ;
o 6 : Περί μνήμης θανάτου (Du souvenir des morts) ;
o 7 : Περί του χαροποιού πένθους (De la lamentation créatrice de joie)

Degrés 8-17 : Défaite du vice et victoire des vertus ;


o 8 : Περί αοργησίας (De la renonciation à la colère et de la douceur) ;
o 9 : Περί μνησικακίας (Du souvenir de ses mauvaises actions) ;
o 10 : Περί καταλαλιάς (De la diffamation et de la calomnie) ;
o 11 : Περί πολυλογίας και σιωπής (Du bavardage et du silence) ;
o 12 : Περί ψεύδους (Du mensonge) ;
o 13 : Περί ακηδίας (Du découragement) ;
o 14 : Περί γαστριμαργίας (De l’estomac, cette maîtresse bruyante) ;
o 15 : Περί αγνείας (De la pureté et de la chasteté incorruptibles, à
atteindre par le travail et la sueur) ;
o 16 : Περί φιλαργυρίας (De la soif de l’or et de l’avarice) ;
o 17 : Περί ακτημοσύνης (De l’abandon des biens terrestres qui
conduit au Ciel) ;

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LES GRANDS MOINES DE GAZA ET DU SINAI | 69

Degrés 18-26 : Pièges de l’ascétisme : paresse, orgueil, langueur d’esprit ;


o 18 : Περί αναισθησίας (De l’insensibilité, affaiblissement de l’âme et
mort de l’esprit avant la mort du corps) ;
o 19 : Περί ύπνου και προσευχής (Du sommeil, de la prière et de la
psalmodie avec ses frères) ;
o 20 : Περί αγρυπνίας (De l’absence de sommeil et comment l’utiliser
pour atteindre la veille spirituelle, et la façon de la pratiquer) ;
o 21 : Περί δειλίας (De la lâcheté puérile et indigne d’un homme) ;
o 22 : Περί κενοδοξίας (Des nombreuses formes de gloriole) ;
o 23 : ∏ερί υπερηφανείας, Περί λογισμών βλασφημίας (Du fol
orgueil et des pensées blasphématoires) ;
o 24 : Περί πραότητος και απλότητος (De la douceur, de la simplicité
et la candeur qui ne sont pas de nature mais viennent de l’effort
conscient ; de la ruse) ;
o 25 : Περί ταπεινοφροσύνης (De l’annihilation des passions ; de
l’humilité la plus sublime qui se fonde dans la quête spirituelle) ;
o 26 : Περί διακρίσεως (Du discernement des pensées, des passions et
des vertus ; bref résumé de ce qui précède).

Degrés 27-29 : Hésychasme et apatheia ;


o 27 : Περί ησυχίας (Du saint silence du corps et de l’âme ; différents
aspects de l’immobilité et la façon de les distinguer) ;
o 28 : ∏ερί προσευχής (De la sainte et bénite prière, des dispositions
de l’esprit et du corps dans la prière) ;
o 29 : ∏ερί απαθείας (Du Ciel sur la Terre, ou détachement divin,
de la perfection et de la résurrection de l’âme avant la résurrection
générale).

Degré 30. Περί αγάπης, ελπίδος και πίστεως (en) (Des liens des vertus
avec la Trinité) ; brève exhortation résumant les textes précédents.
· Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27%C3%89chelle_sainte

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CHAPITRE 4
EN PALESTINE AU VE SIÈCLE
De la prière au monastère et de son hymnographie

Les monastères en Palestine, comme les kellia en Égypte, sont connus


pour la sainteté des moines qui les ont habités et par la transmission de la
foi à des milliers de novices attirés par leur renommée. Leur vie ascétique
nous est connue moins par leurs écrits (car ils étaient bien trop occupés pour
écrire) que par leurs biographies, un genre chrétien inauguré par Cyrille de
Scythopolis, un hagiographe palestinien (525-558)1. Le monastère de Saint-
Sabas, près de la mer Morte, a légué à l’ensemble du monde orthodoxe une
règle de vie (typikon) à la fois ordo (ustav) de prière mais aussi manière de
pratiquer la vie ascétique en groupe2. Ce semi-anachorétisme, vie solitaire
mais aussi prière en communauté, continue de nos jours à structurer la vie
monastique en Orient. Dans ce chapitre, nous allons observer en particulier
trois moines parmi les milliers qui ont su maintenir cet héritage en vie. En
guise de postface, nous ajouterons une courte vie de saint Gérasime († 475)
dont le monastère s’érigeait au bord du Jourdain, ainsi qu’une brève évocation
de Jean Jacob de Neamts (1913-1960) récemment canonisé, qui a vécu au
xxe siècle dans un troisième monastère très ancien, celui de Saint-Georges de
Choziba dans le ouadi de Kelt, sur l’ancien chemin de Jérusalem à Jéricho3.
Le premier monastère en Terre Sainte fut fondé par Chariton qui est
arrivé à Jérusalem vers 275. Il y créa trois fondations : une dans la vallée
de Pharan au nord-est de Jérusalem, une autre surplombant Jéricho depuis
la crête de Douka. Cette fondation s’appela ensuite monastère de la
Tentation ; on y accède de nos jours par un téléférique, même si son unique

1. Lives of the Monks of Palestine by Cyril of Scythopolis. Kalamazoo : Cistercian Publication


1991. Cf. aussi, John Binns, Ascetics and Ambassadors of Christ. The Monasteries of Palestine,
314-631. Oxford, Clarendon Press, 1994.
2. La meilleure étude récente sur l’héritage de Saint Sabas est de Joseph Patrich, Sabas,
Leader of Palestinaen Monasticism. A comparative study in Eastern Monasticism. Fourth to
Seventh Centuries. Washington : Dumbarton Oaks Research Library and Collection, 1995.
3. Source : https://www.google.fr/url?sa=i&rct=j&q=&esrc=s&source=images&cd=&ca
d=rja&uact=8&ved=0ahUKEwiv1pmvioPUAhWGNxQKHQFxDs8QjRwIBw&url=http
%3A%2F%2Fgenerationvoyage.fr%2Fmonastere-saint-georges-vallee-wadi-qelt%2F&psig
=AFQjCNFmfq2nMmRjWOrXLeAaK0TPGPR5OA&ust=1495527979598131.

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72 | DU DÉSERT AU PARADIS

moine insiste toujours pour y aller à pied. Sur la carte ci-dessous (source :
Price & Binns 1991 : 306) on peut localiser le troisième près de Thekoa à
Souka. John Binns (1991 :XI) donne un tableau qui trace l’expansion très
rapide de la vie monastique en Palestine du ive au viiie siècle.

Ces fondations étaient non seulement nombreuses, mais aussi grandes par le nombre des
moines qui y vivaient. Au cœnobium de Romanus vivaient 600 moines et au sud, près de
la mer Rouge, la Vie de Hypatius parle de 800 moines. Les déserts bordant le Nil, avec
leurs fortes pluies en hiver et leurs terres agricoles, ne sont pas comparables aux déserts de
Syrie. Par contre, le petit désert de Judée entre Jérusalem et la mer Morte fait à peine vingt
kilomètres de large. Si rien n’y pousse sauf la melagria et les « bulbes des ânes », sa proximité
avec la Ville sainte de Jérusalem attirait des pèlerins tout au long de l’année.

Source : Derwas Chitty, The Desert a City (Crestwood : St. Vladimir’s Seminary Press : 1966)

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EN PALESTINE AU Ve SIÈCLE | 73

Ce qui attirait autant les moines aux ive et ve siècles, comme les prophètes
avant eux, c’était la beauté du désert où Dieu était plus « proche ». La valeur
des vies écrites par Cyrille de Scythopolis résidait dans les témoignages de
ses frères moines sur leurs pères fondateurs et leur vie en communauté. En
fait, ce ne sont pas les enseignements en soi que Cyrille nous livre, mais le
ressenti de la sainteté monastique, ce qui nous permet de prier comme ces
moines et d’imiter leur vie. L’association qu’il fait de données historiques
et biographiques trouve des précédents dans la Vie de saint Antoine d’Atha-
nase le Grand dans vingt-six passages ; mais également dans l’Histoire des
moines de Syrie de Théodoret, étudiée par Pierre Canivet, les Apophtegmata
Patrum, l’Histoire Lausiaque de Pallade et la Vie de Pachôme. Mes références
aux biographies de Cyrille utilisent les divisions (§) de la traduction de Price
et Binns (1991).

Saint Euthyme le Grand

Saint Euthyme le Grand, né en 377 à Melitène en Arménie, mourut


en 466 dans le désert palestinien. Jeune homme, en Arménie, il avait déjà
une si grande confiance (euthymia) dans le Seigneur qu’il reçut la charge des
monastères à Melitene ; en 406 il partit pour la solitude en Palestine.
Notre grand Père Euthyme guidé par le Saint-Esprit, arriva à Jérusalem dans
la vingt-neuvième année de sa vie. Après avoir vénéré la Sainte Croix, la basi-
lique de la Résurrection et les autres places vénérables, il visita les pères inspirés
dans le désert, étudiant la vertu et leur manière de vivre, ensuite il arriva à la laure
de Pharan, à six miles de la Ville sainte.
(Cyril of S. 1991 :9 ; traduction S.C.H.)
Là il vivait dans une grotte en tressant des cordes à la main et partageant
les fruits de son travail avec les autres ermites dans la laure. Devenu ami avec
saint Théoctiste, ils partaient pendant le Grand Carême dans le désert loin-
tain de Coutila. Avec Théoctiste, ils développaient la cénobitique à Pharan
(Chitty 1966, ch. 5). L’église de la communauté d’Euthyme fut consacrée
par le patriarche de Jérusalem Juvenal en 429. Saint Euthyme ayant déjà
montré sa compréhension de la doctrine christologique avant d’arriver en
Palestine, participa aux deux conciles œcuméniques d’Éphèse en 431 contre
les Nestoriens, et en 451 à celui de Chalcédoine qui rectifia la christologie
des monophysites. Cyrille de Scythopolis en parla ainsi (1991 : 3) :
…il (le Christ) resta ce qui a été, ce qu’il était quand il est devenu ce qu’il
n’était pas, la différence entre les natures réunies préservant, dans une union
dans un seul prosôpon et hypostase. Donc dans chacune des essences il y a le

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74 | DU DÉSERT AU PARADIS

même Christ, le Fils du Dieu vivant, reconnaissable la fois sans division et


sans confusion.

Après cinq ans à Pharan, Euthyme et Théoctiste, lors d’un séjour dans le
désert de Coutila, trouvèrent une grande grotte en haut d’une falaise sur-
plombant un ravin profond où il leur plaisait de faire leurs prières. Bientôt
ils furent rejoints par deux moines, Marianus et Luc. Avec d’autres novices
strictement formés par Euthyme, ils cherchaient cette solitude de cœur si
difficile à trouver. Comme le formule Cyrille, « en dépit de porter le nom
“confiance” (euthymia), leur père spirituel était en proie au découragement
et voulait s’enfuir secrètement à Roubâ. Ayant compris cela, le bienheureux
Théoctiste rassembla les frères et à genoux ils implorèrent Euthyme de ne
pas les quitter ; » (Cyrille, Vie des Moines de Palestine, §11, 1992 :17).
Euthyme confia néanmoins le coenobium à Théoctiste et, toujours à la
recherche de plus de solitude et de calme, il déménagea sur la colline de
Marda dans le désert de Roubâ, où il construisit une église avant de repar-
tir dans le désert de Ziph, au sud-ouest d’Hébron où David s’était caché
de Saul. Là il fonda un monastère à Capabaricha. Les contacts qu’avait
Euthyme avec les tribus nomades, fondés sur le respect de ces derniers
pour cet ermite du désert, entraîna leur baptême (Cyrille §10 1991 :14-17).
Derwas Chitty (1966 :83) décrit la conversion d’un certain Aspebet, plus
tard appelé Pierre et consacré évêque par le patriarche de Jérusalem Juvenal,
afin de servir ces Bédouins nomades dans leurs campements. Ensuite on
leur a nommé des prêtres pour un ministère itinérant (parembolai) afin de
les accompagner dans leurs déplacements.
Euthyme continua de recevoir des novices, mais ne voulant pas que
son monastère soit une lavra ou un cenoebium, il les envoya à Théoctiste.
Finalement, lors d’une vision, il réalisa que c’était la volonté de Dieu de
voir sa solitude violée. Initialement ils étaient douze et ce nombre s’accrut
jusqu’à cinquante, chaque moine ayant sa propre cellule. On n’a jamais vu
Euthyme parler ou manger avec quiconque, sauf le samedi ou le dimanche,
car disait-il, « Dieu écoute les prières de ceux qui le craignent. » (§ 23)
Pendant une redoutable sécheresse, Euthyme explique celle-ci en disant
que nos péchés nous ont séparés de Dieu mais que « Le Seigneur est proche
de ceux qui l’appellent en vérité. » Finalement Euthyme décida de prier seul
pour implorer la fin de la sécheresse mais sans toutefois avoir la moindre
assurance que Dieu l’entendra. Il finit par pleuvoir et Euthyme insista pour
que désormais les paysans surveillent leur comportement. (§25)
En 431, pendant sa cinquante-quatrième année eut lieu le concile
d’Éphèse. Cyrille (§26) dans sa Vie de saint Euthyme, montre que les thèmes
ainsi que leur compréhension étaient bien connus des moines de Palestine.
Le concile de Chalcédoine (451) eut lieu quand Euthyme avait 72 ans.

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EN PALESTINE AU V e SIÈCLE | 75

Il accueillit avec joie les canons du concile, mais le patriarche de Jérusalem


fut renversé par un certain Théodosius qui ordonna aussitôt d’autres évêques
pour remplacer les vrais évêques encore présents au concile. La tyrannie
de l’usurpateur dura vingt mois. Finalement, les explications honnêtes et
claires des doctrines qu’Euthyme présenta aux moines les ont persuadés et
ils se rallièrent à lui en grand nombre, bien qu’il s’enfuît encore plus loin
dans le désert de Roubâ. Deux ans après, il revint à la laure et finit par
persuader l’impératrice Eudoxie de rentrer dans la communion de la foi
de Chalcédoine.
Quand saint Euthyme eut 92 ans, le jeune moine Sabas vint le chercher
au monastère et celui-ci le renvoya chez Théotistus pour être formé, à cause
de son jeune âge. Theoctistus mourut, accompagné par Euthyme, lui-même
âgé de 90 ans, qui célébra son enterrement (§36). Cyrille (§39-40) décrit
le testament d’Euthyme. Après l’octave de la Théophanie en 473, au lieu
de partir pour le désert comme d’habitude, Euthyme prédit sa mort dans la
semaine suivante. Euthyme disait aux frères que la laure était sur le point de
devenir un cenœbium (§ 43-44) pour la réception des hôtes, la psalmodie et
la consolation des frères en détresse.

Saint Théodose (-)

Originaire de Cappadoce, il eut la vocation monastique tout jeune en


entendant « Quitte ton pays… pour un pays que je vais te montrer. » Sur le
chemin de Jérusalem, il rencontra saint Syméon le Stylite qui le bénit pour
la vie de moine. Il fut d’abord novice ou spudaei (dévot) d’une communauté
fondée par Icelia, une dame romaine, à Cathisma, sur la route de Bethleem,
près de l’ancien monastère de Mar Elias. Il vécut ensuite il vécut trente ans
dans une grotte dans le désert palestinien (Chitty 1966 :93). Quand Sabas
et Théodose furent promus archimandrites, la complémentarité des laures et
des coenobia devint le modèle pour la Palestine. L’expérience avait montré
que sans une préparation solide, la vie anachorétique n’était pas supportable.
Ainsi Théodose prépara, dans un grand cenoebium aux abords du désert,
les jeunes moines encore incapables de vivre dans une lavra. Une troisième
arène, le désert ultime (panerêmos) près ou au-delà de la mer Morte, était
réservée aux moines de la laure pendant le Grand Carême, alors qu’ils
cherchaient une solitude totale, comme on le voit décrit par Zosime qui
rencontra sainte Marie l’Égyptienne († circa 421).
Attachées à plusieurs monastères près de Jérusalem il y avait des fermes
importantes, dont les récoltes pouvaient être partagées avec des lavra
comme celle de Saint-Sabas où rien ne poussait. À la Vieille Lavra à Souka

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(marché) au sud-est de Bethléem, les moines venaient en fin de semaine,


en priant et en échangeant le produit de leur travail pour acheter de la
nourriture et des roseaux avec lesquels ils fabriquaient durant la semaine des
cordes et des paniers.

Sabas (439-532)

Sabas, né en 439 à Moutalaske dans la Turquie actuelle, fonda un


monastère connu sous le nom de la grande laure de Saint-Sabas (cf. photo
ci-dessous). Elle est devenue la plus grande et la plus connue des com-
munautés de moines contemplatifs du désert de Judée encore en fonction
aujourd’hui.

Monastère Mar Saba, Andrew Shiva / Wikipedia / CC BY-SA 4.0.

L’ample biographie de Sabas par Cyrille est redevable à l’ancien Georgios


l’Hésychaste de l’ermitage de Beella près de Scythopolis. À ce récit, extrait
des conversations quotidiennes de Georgios avec saint Sabas, Cyrille ajoute
des dates, des toponymes et des faits qui expriment bien la vénération de
Cyrille pour ce moine qu’il a connu personnellement (Binns 1994 : 66-68).
La règle (typikon) du Palestinien Sabas fut adoptée dans des monastères
à Constantinople par saint Théodore le Studite à la fin du viiie siècle, pour
devenir le prototype de l’ensemble des monastères orthodoxes, dans l’esprit
de l’ascétisme que saint Jean Baptiste avait pratiqué dans le désert de Judée.
Après son initiation monastique en Cappadoce, Saint Sabas partit en
pèlerinage en Terre Sainte en 457. Il fut associé à plusieurs monastères
avant de demander à saint Euthyme la bénédiction pour devenir solitaire.
Ce dernier refusa à cause de son jeune âge, le renvoyant pour formation vers

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EN PALESTINE AU V e SIÈCLE | 77

saint Théoctiste (§7, Cyrille de Scythopolis 1991 :10). Lors d’un voyage à
Alexandrie, Sabas fut confronté à sa mère Sophie et à son père Jean qui
exigeaient de lui l’abandon de la vie monastique, ce qu’il refusa. Revenu à
son coenobium où il resta encore dix ans, à la mort de Theoctiste (446), Sabas
avait trente ans. Le nouvel abbé Longin ainsi qu’Euthyme l’autorisèrent à
vivre cinq jours par semaine dans une grotte proche. Euthyme commença
à prendre Sabas de Domitien avec lui au désert de Roubâ, mais ce jeune
« ancien » comme on l’appelait à cause de sa maturité spirituelle, n’était pas
encore prêt pour les rigueurs du Désert. Sabas, peu habitué au désert et à la
vie anachorétique, s’effondra de soif. Euthyme creusa un trou dans la terre
sèche pour extraire le bulbe d’un melagria et pria Dieu d’envoyer de l’eau,
ce qui sauva le jeune Sabas. Peu de temps après, Euthyme « se reposa dans
la paix » (Ps. 4:9) le 20 janvier 473. Sabas resta attaché encore cinq ans à
son coenobium avant de se retirer dans le désert dans la région du monas-
tère de Saint-Gérasime. Là il endura des tentations diaboliques prenant la
forme de serpents, de scorpions et d’un lion. Un jour (§13) Sabas rencontra
un groupe de Bédouins affamés qu’il soigna avec des racines sauvages et
des cœurs de roseaux. Leur gratitude envers lui l’amena à réfléchir sur la
négligence des chrétiens qui ne remercient pas leur Sauveur autant que les
Bédouins l’ont remercié.
Après quatre ans dans ce désert, Sabas, guidé par Dieu, découvrit dans le
ravin de Siloam une grotte ; cinq ans plus tard, Dieu lui donna aussi des dis-
ciples à former (§16). À chacun il donna comme cellule une grotte dans la
falaise du ravin. Ensuite des bergers et des ermites se joignirent à lui. Quand
leur nombre atteignit 70, il construisit un donjon et à mi-pente une église
pour les occasions où un prêtre visiterait la lavra et pourrait donc célébrer
la Divine Liturgie. À terme, Sabas fut le fondateur de quatorze monastères
et de quatre hospices dans la Palestine méridionale. Certains de ses moines
trouvèrent du reste excessives ces multiples fondations de Sabas.
Les novices étaient formés pour combattre le découragement et la tris-
tesse dus aux attaques des démons. Une fois, alors qu’il priait Dieu pour
recevoir de l’eau, il entendit un âne qui creusait avec son sabot la terre en bas
du ravin où il trouva l’eau et cette source coule encore de nos jours. (§17)
La Vie de saint Sabas par Cyrille de Scythopolis continue en décrivant
la construction d’une nouvelle église, le Theoctistos en 486 sur le flanc
occidental du ravin, là où en 502 on en construisit une deuxième dédiée
à la Théotokos. Quand il fut question d’ordonner Sabas prêtre (§19), un
moine présent devant le nouveau patriarche Saloustiole traita Sabas de
rustique et d’incompétent, sur quoi un prêtre du Saint-Sépulcre, l’Anasta-
sis, fit la remarque qu’il avait transformé le désert en cité. Le lendemain le
patriarche convoqua Sabas pour l’ordonner prêtre de la lavra. Les moines
de ce monastère étaient d’origines nationales différentes (§20 & §32), ainsi

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pour les Arméniens Sabas offrit un oratoire où ils pouvaient prier dans leur
langue. Curieusement Cyrille ne parle jamais des Syriens, peut-être parce
que les Syriens parlaient le grec.
Les sections §28 & §30 de la biographie de Sabas par Cyrille décri-
vent sa formation des novices avec l’aide de Théodose, archimandrite en
charge des coenobia en Palestine. Deux révoltes parmi ses moines et deux
exils volontaires de la part de Sabas (§33 & §35) étaient liés à la faction
Origéniste dont la violence surprend (§36). À la suite de chaque révolte, on
rappelle Sabas et la construction d’un nouveau monastère s’ensuit, sept au
total (§37-38, §58). Pendant la dispute entre les moines de Sabas et la fac-
tion Origéniste, Sabas continue à défendre l’orthodoxie. Il intercède même
auprès de la cour impériale contre l’hérésie des monophysistes. En décrivant
la longue vie de Sabas et son décès (§76) Cyrille nous démontre que ce
moine était un homme pour tous les temps, par sa prière et son hésychia, il a
pu être le berger des moines les plus récalcitrants (cf. un certain Jacob §39-
41), et les pénitents tel que Aphrodisios (§44) et Flavius (§49). Il participa
à l’âge de 73 ans à un débat avec l’empereur Anastasios (§50-55), mena
une révolte contre le patriarche Sevère qui avait anathématisé le concile de
Chalcédoine et soutenu l’hétérodoxe Eutychès (§56), et avec Théodose,
il envoya une pétition à l’empereur (§57) au nom de tous les moines de
Palestine. L’intimité entre Sabas et Théodose est décrite (§-) avec tendresse
par Cyrille.
En 531 Sabas fut obligé de voyager jusqu’à Constantinople une dernière
fois, pour rencontrer l’empereur Justinien afin d’implorer sa protection
contre les attaques des Samaritains. Après la réception à la cour de Justinien,
une fois Sabas arrivé à Constantinople (§71-72; Price 1991 : 184-185 ; tra-
duction S.C.H.), Cyrille écrit :
Quelques jours plus tard, l’empereur convoque saint Sabas et lui dit :
« J’ai entendu, père, que vous avez fondé beaucoup de monastères dans le
désert. Demandez ce que vous voulez pour celle que vous voulez, demandez
un revenu pour les besoins des habitants et nous vous l’octroierons afin qu’ils
prient pour l’empire dont nous avons la garde ». Sabas répondit : « Ceux
qui prient pour votre Sainteté n’ont aucun besoin d’un tel revenu, car leur
part et leur revenu est le Seigneur qui dans le désert a fait descendre du ciel
la manne et déversa des cailles pour un peuple désobéissant et réfractaire.
Par contre, empereur si pieux, nous demandons la rémission des taxes, la
reconstruction des bâtiments détruits par les Samaritains (529) et une aide
pour les chrétiens pillés et amoindris de Palestine. Aussi nous vous implo-
rons de fonder un hôpital dans la cité sainte pour le soin des étrangers. »
De retour à Jérusalem et à son monastère de la Grande Laure, Sabas
le Sanctifié tomba malade. L’évêque Pierre se précipita à sa cellule pour
ramener Sabas avec lui, mais Sabas l’implora de le transporter plutôt dans

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la tour de son monastère où en décembre 532 il réunit ses moines autour de


lui pour nommer comme nouvel abbé Méletios de Beyrouth. Saint Sabas
leur dicta ensuite le typikon à observer dans tous ses monastères. Les quatre
jours suivants, il cessa de parler et de manger, et à l’aube du dimanche
5 décembre, il dit « Seigneur entre tes mains je remets mon esprit. » Puis il
mourut. Les reliques de saint Sabas, qui avaient été conservées depuis sept
siècles à Venise, ont été rendues au monastère dans le désert de Palestine en
octobre 1965. (§18)
La lutte contre le monophysisme entre 512-516 a sauvé de l’hérésie le
patriarcat de Jérusalem. Les abbés qui succèdent à Sabas, Jean l’hésychaste
(Cyrille 1992 :220-244), Gelasios (537-546), Kasianos (548-568), ont
protégé les moines de l’origénisme. Étant les seules laures ayant compris
le danger, elles ont été persécutées après l’intronisation forcée de l’abbé
origéniste, Georgios (547) Ensuite l’abbé Konon a fortement soutenu
la convocation du cinquième concile œcuménique en 553, celui qui allait
condamner Origène.
L’arrivée des Perses en Palestine (614) coïncida avec le martyr de quarante-
quatre moines de Mar Sabas, encore commémoré dans le calendrier de l’Église
orthodoxe et dont les crânes sont vénérés quotidiennement dans l’église de
Saint-Nicolas, dans la grande grotte aménagée dans leur monastère.

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Après la conquête arabe (638), les monastères se retrouvèrent en dehors


de l’Empire byzantin. Le patriarche Modestos inaugura deux siècles
(700-900) de vitalité dans les domaines de l’hymnographie (i.e. saint
Jean Damascène) et de la théologie qui allaient irriguer l’Orient chrétien.
Saint Sabas accueillit des saints comme Michel Syncellos, Theophanes et
Théodore le Maqué (graptoi) dont la contribution était reconnue ils furent
convoqués à Constantinople pour appuyer son opposition à l’iconoclasme.
À partir du viie siècle, la traduction et la reproduction en arabe furent entre-
prises ; par exemple, Avramios et Patrikios ont traduit les Homélies ascétiques
de saint Isaac du syriaque en grec. L’évolution des offices monastiques
sabaïtes sont décrites par Taft (1986). Leur influence a été immense. Il faut
retenir l’apparition d’une école poétique en Palestine où l’hymnographie des
canons de matines a été élaborée. Même l’attribution du Paraclitiki (livres
des huit tons) à saint Jean Damascène est plutôt honorifique, c’est ici qu’on
trouve une nouvelle expression poétique de la piété monastique. Sans entrer
dans les détails historiques de l’office divin, il suffit de dire qu’à l’origine, ce
qui était une célébration avec psalmodie durant toute la nuit, suivie à l’aube
d’un office de louange (comme les psaumes 148-150), a été introduit dans
les offices cathédraux (« séculiers ») à partir de ces monastères qui jusqu’alors
avaient employé des hymnes et un cérémonial (processions, encensements
et grands cierges) au lieu des longues récitations du psautier comme dans
les monastères. Alors que le rite cathédral évoluait initialement dans les
églises urbaines entre durant la semaine L’histoire ecclésiastique de Socrate,
couvrant la période allant de 324-425, raconte : « Il est impossible de trou-
ver nulle part deux églises qui s’entendent parfaitement sur le rituel de leur
prière. » (Taft 1986 :31), ce qui ne veut pas dire qu’ils s’ignoraient.

Saint Jean Damascène, moine de Palestine

Fils d’un collecteur d’impôt versatile, Mansur ibn Sarjun, qui avait servi
sous trois administrations différentes dans la Syrie chrétienne puis musul-
mane de la deuxième moitié du viie siècle, saint Jean, connu aussi sous le
nom de son grand-père, était probablement un Syrien qui mourut vers
750. Initialement, dans le califat Umayyad (651-750), on employait le grec
comme langue d’administration, car les Arabes ont commencé par laisser
la gestion des terres conquises aux autres, eux-mêmes s’occupant unique-
ment des affaires militaires. Ayant battu les empires romain et perse, trente
ans après la mort de Mohamed (632), les armées levées par les musulmans
continuèrent en s’emparant de l’Espagne en 711, de Chypre (649) et de
Rhodes (654). Seules la Crète et la Sicile ont réussi à résister à ces armées

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pour encore quelques siècles. Garth Fowden (1993, 2014) a tracé le passage
d’empire en commonwealth qui était l’une des conséquences du mono-
théisme partagé de l’antiquité tardive. Le califat Umayyad ayant reconfiguré
la carte du Moyen-Orient, les villes-États ont disparu et un troisième centre
émergea entre Byzance et la Perse. Sous le califat d’al-Wadid, l’arabe rem-
place le grec comme langue d’administration et Jean Damascène est parti à
Jérusalem pour vivre dans un monastère où il devint moine et prêtre et vécut
dans « l’hiver des mots » très longtemps. Il semble avoir été associé à l’église
de l’Anastasis comme prédicateur. À ce moment le Saint-Sépulcre se juxta-
posa au mesjid Al-Aqsa et à la mosquée du Dôme et le nombre de pèlerins
chrétiens diminua, suite à la conquête de Jérusalem par les Perses en 614 et
par les Arabes en 638. Depuis que saint Sabas avait défendu le patriarche
Jean, menacé de bannissement en 516, les monastères palestiniens étaient
devenus le foyer des doctrines christologiques de Chalcédoine. La préoc-
cupation d’une orthodoxie doctrinale était devenue d’autant plus nécessaire
que les moines ne vivaient plus sous le regard ambigu de l’empereur. Jean
exprime la responsabilité de cette liberté dans sa défense de l’Orthodoxie.
Selon les mots d’Andrew Louth (2002 : 11 ; traduction SCH) :
Les sujets théologiques n’étaient plus soumis à la volonté impériale et
n’avaient plus besoin de lui résister ; sous le califat était créé, en ce qui concerne
la doctrine religieuse, un terrain neutre à propos des doctrines religieuses.
Ce qui nous encourage à étudier Jean Damascène dans le contexte du
monachisme palestinien, c’est sa poésie liturgique. Ce sont ses prières et ses
chants qui ont été préservés depuis tant de siècles, et tous les orthodoxes les
connaissent pour les écouter et chanter pendant les grandes fêtes de la vie du
Christ et surtout pendant la Semaine sainte encore aujourd’hui. La tradi-
tion monastique y est retranscrite en hymnographie (ou les notes soulignent
les paroles les plus signifiantes). À l’époque de saint Jean Damascène, les
homélies étaient très importantes, mais à côté des poèmes écrits en grec
par des moines connaissant l’esthétique syriaque et sa poésie proche des
psaumes, s’épanouirent des hymnographes : Cosmos de Maiuma, adopté
par le père de Jean Damascène ; Serge, qui petit garçon orphelin à Damas,
partit à Jérusalem avec Jean pour devenir moine ; André de Crète, né lui
aussi à Damas circa 650, est devenu moine à Saint-Sabas et ensuite archi-
diacre de la grande église d’Agia Sophia à Constantinople. Ils ont produit
des kontakia et troparia de toute beauté pour les offices festifs de matines.
Après les destructions culturelles à Byzance pendant la période iconoclaste,
le monachisme palestinien est devenu un modèle. Pendant l’accalmie
de l’iconoclasme violent (787-814), saint Theodore le Studite importa le
typikon de Saint-Sabas à Constantinople et consultait certains de ces moines
(Roman Cholij 2002 : 28-37).

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EN PALESTINE AU V e SIÈCLE | 83

Des questions en suspens

Alors que la rhétorique de la prose grecque avait déjà été adoptée par
des moines cultivés au ive siècle (Évagre, saint Athanase le Grand, abba
Isaie, etc.), dans la Palestine du ve siècle alors que « le désert devint cité1 », le
cursus dans la formation des moines, commencé dans des cenoebia et achevé
dans les lavra, préparait les jeunes hommes à vivre dans la solitude en tra-
vaillant de leurs mains. Des auteurs ont noté qu’un ensemble de thèmes
(célibat, guerre sainte (intérieure ?) contre les passions, apprentissage de la
langue des anges dans le temple) ressemblait à ceux qui préoccupaient déjà
les communautés de Qumran et des premiers monastères dans la Syrie du
Nord. En parlant de Jean Damascène ici, quelle est la dimension de cet
héritage sémitique dans le monachisme naissant ? Pourquoi entendons-
nous si peu parler de la présence des moines syriens dans les monastères de
Judée qui pendant deux siècles furent cosmopolites ? Ces moines furent-ils
exclus, quant au vie siècle éclatèrent les controverses christologiques.
Alors que la sainteté des trois grands fondateurs au désert de Judée, saints
Euthyme, Théoctiste et Sabas, est bien préservée et vénérée, cela ne peut
pas être à cause de leurs écrits parce qu’ils n’existent pas.² Comme c’est
souvent le cas avec les moines, ce n’est pas ce qu’ils ont dit qui comptait,
mais ce qu’ils étaient. Ainsi le monastère est toujours ouvert aujourd’hui.
Quelle pérennité ! Des moines sont toujours là en train de prier, et grâce
à leur première biographie, Cyrille de Scythopolis (525-559) nous permet
de comprendre quelque chose de la place de Dieu dans leur vie et dans
leur salut.
Je veux suggérer ici que l’héritage monastique de saint Sabas aujourd’hui le
plus important fut son typikon, tel qu’il a été influencé par le rite cathédral de
Jérusalem et par la tradition studite de la ville impériale de Constantinople.
Cette codification de la vie monastique non seulement déborda dans les
siècles suivants dans d’autres monastères mais, comme on vient de le dire,
transmit la qualité de leur prière. Le coryphée de la transmission des talents
poétiques des lavra dans la Syria Palestina vers les églises urbaines fut saint
Jean Damascène (ca 675/676-749), théologien, poète-chantre qui a peut-
être vécu à Saint-Sabas même, et en tout cas à Jérusalem, à qui l’on doit les
trois plus grands canons de l’année chrétienne. Comme on l’a souvent dit,
avec saint André de Crète (ca 650-712/740 ?) et saint Cosmos de Jérusalem
et de Maiuma († 773/794), ils ont établi un niveau esthétique et donc
théologique par leurs canons des vigiles des douze grandes fêtes de l’année

1. Cf. Derwas Chitty, The Desert a City : a Study of Egyptian and Palestinian Monasticism
under the Christian Empire, 1966 ; Après deux ans à l’École Biblique de Jérusalem, en 1929
Chitty avec Michael Markoff ont fouillé les vestiges du monastère Saint Euthymius.

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84 | DU DÉSERT AU PARADIS

chrétienne et ont rendu l’expérience de la foi en Palestine accessible à tous.


Ce n’est plus la très sobre prière des moines accomplie dans la solitude du
désert d’Égypte, néanmoins ces canons transmettent aux laïcs un silence
intérieur auquel les moines avaient accès par leurs exploits ascétiques, en
présence du Seigneur. Les deux pôles paroissial et monastique pourraient
sembler bien loin l’un de l’autre, mais le métropolite Hilarion Alféév
(2001 :11 ; traduction SCH) explique :
L’expérience mystique personnelle de l’individu chrétien est la pierre d’angle
de la Tradition : Le vrai mystique n’est pas celui estimé supérieur à la Tradition
de l’Église ; mais celui dont l’expérience est en accord avec l’expérience de
l’Église.
Cela est d’autant plus vrai à propos de Jean Damascène. Car il n’a pas
écrit des poèmes sur ses propres expériences, mais il nous a laissé des chants
qui sont essentiellement « une interprétation théologique de la tradition
liturgique de l’Église. » (H. Alfeev 2001 :15) L’inspiration du Saint-Esprit
dans le cœur de l’hymnographe, rehaussé durant des siècles par des musi-
ciens, laïcs et monastiques, est une composante inséparable de la théologie
patristique. Comme l’écrit Vladimir Lossky, « notre destin ultime n’est pas
simplement une contemplation intellectuelle de Dieu ; si tel était le cas, la
résurrection des morts ne serait pas nécessaire. » (1957 :224) Ce que Siméon
le Nouveau Théologien appelle le « feu invisible » possède aussi une lumière,
une fulgurance par lesquelles les énergies et la grâce de Dieu se révèlent aux
hommes sur terre. Je suis convaincu qu’un avant-goût de cette expérience
est aussi présent dans la meilleure hymnographie et que c’est la sensibilité
syrienne de saint Éphrem qui a touché la langue grecque pour la première
fois dans la poésie de Jean Damascène. Les patrologues n’ont pas toujours
été sensibles à l’hymnographie et n’ont donc pas cherché à saisir l’influence
syrienne à travers saint Éphrem, notamment sur l’hymnographie grecque.
Mais tout comme l’influence des plus anciennes liturgies en syriaque ont
marqué les premières liturgies grecques qui parfois n’étaient que des tra-
ductions et des adaptations, nous devons aux Églises syriennes d’avoir gardé
la continuité avec la voix poétique des psaumes de David. Mais comment
expliquer la distance entre les Églises orientales et byzantines ?
Le métropolite Hilarion Alféev écrit1 à propos des grands débats christolo-
giques que le clivage du Christ en « deux hypostases », « deux personnes », et
« deux fils » dans certains écrits syriens ne peut pas être jugé du point de vue
byzantin, même si on ne comprend pas toujours bien pourquoi les Syriens
n’ont pas accepté le concile de Chalcédoine, en dépit des problèmes posés par
la traduction du terme-clef notamment « hypostase » du grec en syriaque.

1. L’Univers spirituel d’Isaac le Syrien, 2001.

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EN PALESTINE AU V e SIÈCLE | 85

C’est grâce à des paraphrases poétiques des psaumes de David dans la


poétique syrienne que fut formé le socle de la foi, une prière commune.
Partout dans l’Orient chrétien, les moines possédaient le plus souvent par
cœur la suite des 150 psaumes dans leur langue natale. Si les philologues
aident les théologiens à saisir au plus près le sens des mots, ce sont les chefs
de chœur qui traduisaient l’expérience des moines en prière, en contextua-
lisant musicalement ces textes. Puisque les moines possédaient le psautier
en mémoire, leur vocabulaire et leur reformulation poétiques plus libres res-
taient le lexique du désert où ils ont vécu. Notamment dans l’exégèse de saint
Éphrem (S. Brock 2012), la vérité et la beauté des textes du Pentateuque
et de la vie du Christ sont chantés dans des méditations qui diffèrent1 de
l’hymnographie que nous ont fait connaître les moines à Mar Saba dans
la vallée du torrent de Cédron. Et pourtant il s’agit de la même élévation,
qu’ils cherchaient à célébrer. Comme le dit Vladimir Lossky (1957, 205) :
Cet « étonnement », « émerveillement », « ravissement » de l’esprit dans un
état de « silence » ou de repos (éξuxia) est parfois appelé « extase » (͗έξτασις).
La mystagogie visée par l’hymnographie liturgique de l’Orient chrétien,
par les canons de saint Jean Damascène devrait être bien comprise2. Pour cela
il est utile de présenter rapidement les premières liturgies syriennes qui sont
au moins aussi anciennes, dans l’état de nos connaissances, que celles en grec.
Louis Boyer, dans l’Eucharistie (1966, ch. 8) remarque que le huitième
livre des Constitutions apostoliques est une révision tardive et osée d’une
liturgie antiochienne. Dans le livre VII, on trouve une anaphore complète
élaborée à partir du Didachè et dans le livre VIII une liturgie complète qui
semble provenir d’une divine liturgie encore plus ancienne. La meilleure
théologie antiochienne du ive siècle est présentée ici à travers une bonne
rhétorique grecque. Plus généralement, en regardant les longues prières
qu’on trouve dans la Bible hébraïque et les liturgies synagogales, Bouyer
(1966 :241) affirme que dans les langues sémitiques comme l’hébreu et le
syriaque, la pauvreté des liaisons syntactiques pousse vers l’usage des images

1. Sebastian Brock, The Treasure House of Mysteries : Explorations of the Sacred Text through
poetry in the Syriac Tradition. (Saint Vladimir’s Seminary Press, Yonkers ; 2012 : 11-21) « …
what I call “hymnographic exegesis” can render important services to theology understood as
a charismatic ministry. Hymnographic exegesis helps to anchor Christian dogmatics in the
living experience of Israel’s walk with the God of Abraham, Isaac, and Jacob, the Lawgiver
and “God of our fathers” and calls for serious reconsideration of what biblical exegesis is
supposed to be. In the hymns, biblical exegesis has its face turned toward theophany, thus
becoming a mystagogy an account of and a guide into the experience of God. »
Cf. aussi Bogdan G. Bucur, “Exegesis of the biblical Theophanies in Byzqntine
Hymnography : rewritten Bible ?” dans Theological Studies 68 (2007).
2. Stephen C. Headley, “Liturgically Mediated Plurality. Transformative Contemplation
in Saint Basil’s Eucharistic canon and in St Maximus’ Mystagogy” in Paul J.J. van Geest (editor),
Mystagogy, Peters, 2016 : 401-422.

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86 | DU DÉSERT AU PARADIS

poétiques élaborées pour les thèmes de la prière. Cela amène des séquences
de « sacrifices verbaux » du genre des psaumes de sagesse (Ps 136), nar-
rations méditatives avec des refrains comme « car Ta miséricorde est
éternelle ». Celles-ci existent encore dans les antiennes des liturgies de saint
Jean Chrysostome et de saint Basile, et avec une intensité rare dans la litur-
gie de saint Jacques utilisé partout par les orthodoxes indiens.
Bouyer affirme (1966 :243) d’une manière osée que dans les Eucharisties,
la mentalité grecque va transformer partiellement cette contemplation sapien-
tielle syriaque dans une théologie plus systématique. À Antioche, la rhétorique
grecque va utiliser des développements rationnels à partir d’une seule et même
thèse en déployant une syntaxe rigoureuse indisponible en syriaque. Et au
ive siècle, la théologie trinitaire exprimée en grec avec une rhétorique somp-
tueuse plus ancienne que celle des liturgies syriaques. Entre-temps les prières
en syriaque continuent de déployer « leur esthétique orientale avec une pro-
fusion d’images, balançant à la fois sonorités et idées, toutes amplifiées par les
cadences des mètres poétiques. » (Louis Bouyer 1966 :243). C’est cette der-
nière caractéristique que Jean Damascène a réussi à exploiter en grec et c’est
pour cela que le qualificatif d’« hymnographie byzantine » est trop restrictif.
La seule manière de contrôler cette question serait de comparer l’original
grec du Damascène avec ses traductions en syriaque1, utilisant les méta-
phores et les images qui peuvent remonter aux Carmen Nisibis de saint
Éphrem et cela pour voir le degré d’emprunts et d’influence qu’il a eu sur le
Damascène. À ma connaissance, une telle recherche reste à faire, à l’excep-
tion de la Descente aux enfers (shéol) le sujet du premier sermon de saint
Pierre (Actes 2 : 31-32) qui a connu des développements considérables chez
les hymnographes syriaques. Dans son livre sur cette descente, le métropo-
lite Hilarion a ouvert le chemin pour une telle compréhension, en montrant
l’antiquité de ce thème souvent escamoté en Occident.

Saint Georges de Choziba et saint Jean Jacob de Neam


(† 1960)2

Deux autres exemples de monastères palestiniens illustreront leur variété


et leur continuité. Dans le ouadi Qelt, sur la vieille route qui relie Jérusalem
à Jéricho, fut fondé au ve siècle une lavra, là où au ive siècle quelques

1. La version syriaque du canon pascal de saint Jean de Damas ci-dessous est connue
sur la base de Sinai Syriac 71 (ca. 11th century), ff. 186r-189v. It can be compared to Sinai
Syriac 4 (ca. 12th century), 51v-55v and Sinai Syriac 77 (1237 AD), ff. 65vo-70r. Cf. http://
araborthodoxy.blogspot.fr/2014/04/the-paschal-canon-in-syriac.html (consulted 15. 3.16).
2. Cf. http://www.pravoslavie.ru/english/90081.htm (consulted 4.2.2016).

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EN PALESTINE AU V e SIÈCLE | 87

hommes avaient cherché à vivre comme les prophètes d’autrefois, près d’une
grotte où l’on croyait qu’Élie avait été nourri par un corbeau alors qu’il fuyait
vers le mont Sinaï (1 Rois 17:5-6). À la fin du ve siècle, un certain Jean
de Thèbes, ermite en Égypte, arriva et y construisit un monastère adossé
tout comme Saint-Sabas à la falaise de ce ravin profond. C’est un moine,
Georges, né en Chypre vers 550 et connu pour sa sainteté, qui vécut dans
plusieurs des lavras du désert de Judée et donna par la suite son nom au
monastère. Détruit en 614 par les Perses, on y vénère jusqu’à aujourd’hui
les reliques des quatorze moines qui y ont péri dans leurs cellules et leurs
grottes. De nos jours, les moines habitent le monastère dont la photo figure
ci-dessous, mais les grottes sont encore accessibles par de frêles échelles
dressées contre la falaise en amont et en aval des bâtiments en dur. Pendant
l’occupation de la Palestine par les Croisés, le monastère fut restauré en
1179, puis abandonné après leur départ. Entre 1878 et 1901 un moine grec
Kallinikos s’est établi dans le ravin pour y faire revivre la vie monastique.

Monastère de Saint-Georges de Choziba

En janvier 2016, les deux patriarcats de Roumanie et de Jérusalem ont


conjointement célébré la mémoire de saint Jean Jacob de Neamts, canonisé
en 1992 par l’Église roumaine. Né en 1913 dans le village de Crainceni,
saint Jean Jacob avait perdu ses deux parents très jeune ; plus tard sa famille
lui avait proposé d’étudier la théologie à Chernivitsi, mais il insista pour
entrer au grand monastère de Neamts afin d’y devenir novice. Tondu ras-
sophore en 1936, avec deux autres moines, Claude et Damashin, il reçut la
bénédiction pour devenir moine dans le désert de Judée. Ayant vénéré la
croix du Golgotha et le Saint-Sépulcre, les trois jeunes hommes ont passé

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88 | DU DÉSERT AU PARADIS

l’hiver à Saint-Sabas, mais au printemps, les deux autres moines repartirent


en Roumanie.
Sous la direction de son confesseur, le hieroschema-monk Sava, un
Macédonien parlant roumain avec les autres moines en Terre sainte, Jean
Jacob finit par devenir gérant (starotsa) de Saint-Sabas. À partir de 1939-
1940, il vécut dans une grotte à Qumran, surplombant la mer Morte.
C’est là qu’il rencontra un moine, Ioannikos Paraiala, qui resta son disciple
jusqu’à sa mort. Pendant les années de guerre, ils ont déménagé dans un
camp au mont des Oliviers, puis en 1947 Jean Jacob fut ordonné diacre à
l’église du Saint-Sépulcre, puis prêtre la même année pour être nommé par
le Patriarcat roumain igumen au skite de Saint-Jean-Baptiste dans la vallée
du Jourdain, où il célébrait quotidiennement avec cinq moniales roumaines,
qu’il aidait à recevoir les pèlerins roumains. En dépit du régime commu-
niste, les pèlerins roumains et russes continuaient à affluer. Il traduisait les
saints pères, écrivait des poèmes et se retirait la nuit dans une vallée pour
célébrer les vigiles toute la nuit comme sainte Marie l’Égyptienne.
En novembre 1952, Jean devint un peu plus ermite en se retirant de
l’igoumenat. Il se joignit, en compagnie de son disciple Ioannikios, à la
communauté de Saint-Georges le Chozévite dans le désert du même nom
(Choséva), dans la vallée du Cherit (ou Horat). Après sa première année,
il reçut la bénédiction pour se retirer dans une grotte appelée la cellule de
sainte Anne où selon la tradition elle avait prié Dieu pour avoir un enfant.
Là Jean Jacob et son disciple ont vécu sept ans en prière permanente, des
vigiles toute la nuit, des jeûnes prolongés, des larmes, de la méditation, et
des aspirations spirituelles, endurant toutes sortes de tentations, privations,
douleurs, luttant contre les diables en isolement total, glorifiant le Christ
et louant le Dieu Trine. Cette grotte était difficile d’accès, au moyen d’une
haute échelle, et il ne recevait aucun visiteur, communiquant avec ceux qui
venaient tout spécialement le voir par la prière, des écrits spirituels et par
son disciple. Au moment des grandes fêtes et pendant les jeûnes, le saint
célébrait la Divine Liturgie dans la chapelle de la grotte de sainte Anne,
avec son disciple et les deux recevaient le corps et le sang du Christ, remer-
ciant Dieu pour tout. Pendant la journée, quand il en avait le temps, Jean
Jacob écrivait des poèmes religieux et traduisait les pères. Il mangeait une
fois par jour du pain sec, des olives, des figues et buvait un peu d’eau, puis
dormait la nuit sur une planche avec une pierre en guise d’oreiller1.
Au début de l’été 1960, le saint tomba malade et le 4 août il recevait la
sainte communion en préparation à son départ. Mort à l’âge de quarante-
sept ans, il a été enterré dans une grotte où vingt ans après on trouva
son corps incorrompu, dégageant un parfum. L’igumen archimandrite

1. Cf. http://www.pravoslavie.ru/english/90081.htm (traduction SCH).

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EN PALESTINE AU V e SIÈCLE | 89

Amphilochius fabriqua un cercueil reliquaire (raka) en bois de cyprès qu’on


amena à l’église Saint-Étienne pour être déposé à côté de saint Georges
le Chozebite leur fondateur. De nos jours les pèlerins viennent devant ces
reliques et chantent :
En Toi par zèle celui créé à l’image de Dieu fut sauvé ô Père, car quittant
le monde et ton pays, tu as pris la croix du Christ pour vivre l’ascèse dans
la vallée du Jourdain. Donc saint père Jean ton esprit maintenant se réjouit
avec les anges. Intercède auprès du Christ Dieu pour le salut de nos âmes.
(troparion ton 8)

Saint Gérasime, l’anachorète du fleuve du Jourdain1

Dans la première des trois biographies esquissées ci-dessus il était ques-


tion de la vallée du Jourdain comme berceau du monachisme judéen, point
d’attraction aussi pour des ermites comme la prostituée pénitente sainte
Marie d’Égypte.

Saint Gérasime est né à la fin du ive siècle dans la province de Lycie où il


entra dans un monastère cénobitique. Il vécut ensuite comme anachorète,
puis partit pour Jérusalem où il vénéra les lieux saints, avant de se retirer
dans le désert. Comme des milliers d’autres moines, il fut entraîné dans
l’hérésie monophysite du patriarche usurpateur Théodosius avant la convo-
cation du concile de Chalcédoine. En rencontrant Euthyme dans le désert
de Roubâ, il retourna à la foi orthodoxe. Ensuite, durant chaque grand
carême avant Pâques, il se retirait avec Euthyme dans le désert lointain. Sur
l’insistance de ses disciples, il fonda un monastère à Deir Hajla sur les bords
du Jourdain, qui combinait vie cénobitique et vie solitaire, avec quelque

1. Synaxaire vol. 4, sub voce 4 mars. (Simonas Pétra, Mont Athos : 2014, pp. 39-43) ;
cf. aussi John Moschus, Le Pré Spirituel, ch. 107, Sources Chrétiennes no. 12, Paris, Cerf.

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90 | DU DÉSERT AU PARADIS

soixante-dix cellules séparées par une certaine distance. Le monastère fonc-


tionne encore de nos jours. Les samedis et dimanches, les deux groupes de
moines se rencontraient pour la divine liturgie, un repas pris en commun et
un enseignement par leur père abbé. Ensuite on leur distribuait des dattes,
du pain et de l’eau pour les prochains cinq jours ainsi que les branches de
palmes qu’ils devaient tisser. Dans cet extrême dépouillement, ils passaient
la semaine à combattre colère, tristesse et autres passions en maintenant
leur esprit (nous) devant le regard de Dieu. Plus tard Euthyme y envoya le
futur ermite Cyriac (fêté le 29 septembre) pour apprendre à cultiver le cœur
caché de l’homme. En 475, Gérasime mourut dans ce monastère qui resta
en activité jusqu’à sa destruction au xiiie siècle. Alors les moines amenèrent
ses reliques à la lavra de Calamon1.
Une anecdote fameuse représentée inter alia par une fresque dans l’église
Saint Nicolas Orphanos à Thessalonique montre Gérasime avec un lion
qu’il rencontra et qui avait voulu que le moine regardât sa patte. Ayant
extrait une épine de son pied, le lion ne quitta plus l’ermite jusqu’à sa mort.

1. Cf. Simeon Vailhé, « Les laures de saint Gerasime et de Calamon », dans Échos d’Orient,
1898, pp. 196-199.

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CHAPITRE 5
LA CHRIST AUX SHÉOL
Dans la poésie de Éphrem le Syrien (306-373) et les écrits d’un
évêque ermite Isaac le Syrien (VIIe siècle)

Dans la poésie religieuse syrienne on sent résonner la fibre religieuse


des psaumes, une manière de faire ressortir la présence d’YHWH dans
l’histoire humaine. Dans l’antiquité tardive, cette poésie syrienne d’ex-
pression Judéo-Chrétienne n’a pas d’équivalent pour prolonger le style
des invocations des temples à Jérusalem. À partir de la poétique syrienne
va monter un espoir vibrant nouveau basé sur une esthétique de la joie
propre à la mémoire sémitique de Dieu. Avant de parler d’Éphrem, il faut
le situer dans son contexte.
L’aire culturelle possédant des liens les plus forts avec Jérusalem, c’est la
région que les romains appelé Syria-Palestina, car le Syriaque est un dia-
lecte septentrional de l’araméen, langage parlé par Jésus et bien après. Au
troisième siècle le roi d’Edesse Abgar IX s’est converti au christianisme, et
quant au cinquième siècle la christologie monophysite fut adoptée dans l’est
de la Méditerranée, le syriaque commençait à repousser progressivement
le grec alors largement répandu. Avec l’arrivée de l’Islam en 622, l’arabe
remplaça graduellement et le grec et le syriaque, même si le syriaque resta la
langue liturgique théologique de cette chrétienté jusqu’au treizième siècle et
leur langue liturgique jusqu’à aujourd’hui. Donc en dépit de son riche héri-
tage d’expression grecque, la Syria-Palestina gardera sa culture sémitique.
Au quatrième siècle cette Syrie ne compte aucun monastère et pourtant
ses Chrétiens possédaient déjà la plupart des valeurs associées au mona-
chisme. Comment cela se peut-il ? Dominique Cerbelaud (1997 :21)
affirme que ces chrétiens orientaux avaient déjà développé les dimensions
spirituelles des jeûnes, des vigiles et de la prière sur la base de leur connais-
sance approfondie de la Bible. Ceci concernait les laïques et quelques
ermites solitaires mais pas encore les moines. Plusieurs explications de cette
originalité ont été proposées dont Golitsyn éclaire la problématique1 :

1. Cf. Jean Danielou, Théologie du Judéo-Christianisme. Histoire des Doctrines Chrétiennes


avant Nicée, vol. 1, Tournai, Desclée, 1958.

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92 | DU DÉSERT AU PARADIS

Dès le début des années cinquante, une fois quelques-uns des manuscrits de
la Mer Mort publiés, Arthur Vööbus suggéra les liens possibles entre ces « fils de
l’alliance (bnay qyama) et les ascètes syriens les plus anciens qui apparaissent dans
les œuvres d’un persan Aphrate le Sage (circa 330-340), d’Éphrem (le Syrien) de
Nisibe († 373), et une collection anonyme de sermons ascétiques de la deuxième moitié
du quatrième siècle, le Liber Graduum, ou Livre des Marches1. »
Aphrate écrivit pour les filles et fils de l’Alliance, cette fraternité à struc-
ture lâche qui incluait les ascètes (ihidaye), et qui ressemblait aux monazontes
qu’on a connu à Jérusalem. (Desprez 1998 :458-268). Nous ne sommes
pas vraiment en mesure d’expliquer l’apparition d’un mouvement ascé-
tique parmi les laïques des paroisses urbaines. En tout cas il ne faut pas
confondre celle-ci avec les mouvements extravagants et déséquilibrés plus
au nord et en Asie mineure. Dit brièvement, pendant le quatrième siècle
entre Constantinople et Antioche l’initiative de la fondation de monastères
appartenait souvent à des évêques ascétiques tels que Jean Chrysostome et
les cappadociens Basile et Grégoire de Nazianze comme nous verrons au
chapitre six. Des évêques similaires existaient siégeaient en Syrie au qua-
trième siècle. Initialement les mouvements charismatiques essayaient de
détruire les relations familiales et sociales, mettant en questions la hiérarchie
de l’Église, les sacramentels et la vie liturgique et même la notion de travail.
Trois groupes, les Encratites, les Messaliens et les Acémètes incarnaient
ces mouvements. Eustathe de Sebaste (3006377) évêque dans l’Antioche de
l’Arménie romaine selon Histoire Ecclesiastique de Sozomèn était un « semi-
adhérent » d’Arius. Son style monastique était sans fondement doctrinale
mais il pratiquait une ascèse flamboyante. Certains de ses disciples sont
visés dans les Règles Brièves de St. Basile. Des normes plus équilibrées seront
imposées par St. Basile ; dans leur traduction française ces règles portent
un sous-titre : « Pour inventer une vie en fraternité selon les évangiles » ce
qui résume bien leur contenu. Quant au disciple d’Eustathe, Aère, il est
allé encore plus loin, en affirmant qu’il n’y avait pas de différence entre les
prêtres et les évêques et que Pâques devrait être célébrée selon le rite juif.
En 341 le Concile de Gangres (en Asie Mineure au nord de la Galatie entre

1. Alexander Golitzin, « Recovering the “Glory of Adam” : “Divine Light” Traditions


in the Dead Sea Scrolls and the Christian Ascetical Literature of Fourth-Century Syro-
Mesopotamia. » Conférence donnée lors du International Conference on the Dead Sea Scrolls,
St. Andrews, Scotland, le 28 juin, 2001. En regardant le Liber Graduum (exprimant la cen-
tralité de l’ascétique), Aphrahat et Macarius, on peut trianguler leur ascèse, prière de visions
célestes (visio dei luminis) dans cette vie-ci qui inclut l’espoir eschatologique dans un présent
possible. Liber Graduum (p. 13 Discours 28) “la Gloire du Dieu Tout-Puissant est apparue à
Moise… comme une personne humaine… référence certainement à la forme explicitement
humaine d’Ézéchiel (digne d’honneur et de respect, kavod)… permettant à Israël de voir
corporellement ce que Moise a vu spirituellement.

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LA CHRIST AUX SHÉOL | 93

Bithnyie et le Pont) condamna l’encratisme (la continence exagérée) des


disciples d’Eustathe avec leur condamnation du mariage, des liens familiaux
et leur dédain de l’Église dans ces aspects institutionnels.
Il y a trois témoins littéraires importants des ascètes syriens au quatrième
siècle : un anonyme intitulé Ktabaa dmasqatâ ou Liber Graduum mentionné
ci-dessus avec ses trente discours1 ; Aphrate et Éphrem par contre sont non
seulement connus mais font partie d’une église territoriale descendant pro-
bablement des missionnaires itinérants dont parlent les Actes de Thomas et
Lettre aux Vierges de St. Clément (Desprez 1998 :456). Aphrate (Ferhad
en Persan) veut dire sage ; au début du quatrième siècle il était à la tête
d’une communauté chrétienne à Mossoul sur la rivière Tigre. Il n’est pas
certain que Éphrem ait jamais lu Aphrate2, mais en tout cas la grande réali-
sation d’Éphrem fut l’adaptation réussie du judéo-christianisme archaïque
aux conceptions encratiques en fonction de la canonicité entre Nicée (325)
et Constantinople (381). Avec la renaissance du Zoroastrianisme, le roi
Shapur II entreprit une violente persécution contre l’église chrétienne perse
en 340-345. Jusqu’alors les liens entre l’église Perse et Jérusalem étaient
forts ; certains parmi les premiers évêques de Séleucie-Ctésiphon étaient
envoyés directement de Jérusalem. Il n’empêche que cette église était
largement indépendante du monde grécophone d’Antioche. Le Talmud
babylonien avait été composé à Séleucie-Ctésiphon. Les relations entre
juifs et chrétiens étaient tendues et c’est pourquoi chacun avait son propre
« ethnarque » pour les représenter dans les affaires civiles et religieuses
devant l’autorité Perse. Dans le contexte du Christianisme mésopotamien
la communication se passait avec Jérusalem et surtout en amont et en aval
du Tigre et de l’Euphrate. Ce n’est que deux siècles plus tard que les Syriens
éprouvèrent le besoin d’utiliser la langue grecque pour approfondir leur foi.
Une brève esquisse maintenant de la poétique de leur première hym-
nographie. Plus que la doctrine en prose, c’est l’hymnographie, des prières
chantées, qui étaient primordiales pour exprimer la foi de cette église pri-
mitive. Alors que l’hymnographie s’épanouissait de l’orient vers l’occident,
le point de départ pour autant qu’on puisse le connaître furent des prières
chantées telles qu’on les trouve dans les épîtres de St. Paul3. C’est à peu

1. Robert Kitchen fournit une traduction anglaise des trente discours traitant des thèmes
ascétiques : (consulté 27.III.16) https://www.academia.edu/1176463/The_Book_of_Steps_
The_Syriac_Liber_Graduum.
2. de Halleux Revue Théologique de Louvain no 15, 1984 :342.
3. Éphésiens 5:19 : « Récitez entre vous des psaumes, des hymnes t des cantiques inspires ;
chatez et célébrez le Seigneur de tout votre cœur. » Colossians 3:16 : « Que la parole du
Christ réside chez vous en abondance : instruisez-vous en toue sagesse par des admonitions
réciproques. Chantez à Dieu de tout votre cœur avec reconnaissance, par des psaumes, des
hymnes et de cantiques inspirés. »

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de chose près ce que dit à propos de l’hymnographie Philon à Alexandrie


(25 AE-50 EC) dans sa Contemplativa (Therapeutae §84) ; ce qui reste
des louanges chantées des Essènes (hôdayôt) ressemble aux Psaumes1.
Clairement cette longue tradition remonte au début du deuxième millé-
naire avant l’ère. La plus ancienne collection d’hymnes syriaques chrétiens
se trouve dans les quarante-deux Odes de Salomon datant probablement du
deuxième siècle de notre ère où l’on trouve des symboles semblables (la
rose, la cithare, la lumière) ainsi que la narration de la descente au shéol
qui ensuite apparaîtront chez Éphrem. Pline le jeune, gouverneur de Pont
et Bithynie dans sa lettre à l’empereur Trajan (X, 96, 7) décrit comment les
chrétiens se rassemblent là à l’aube pour chanter des hymnes (carmina) tels
que la grande doxologie (le Gloria des Latins). Un autre hymne, lakhu mara,
trouvé chez les coptes et dans la liturgie chaldéenne est le plus ancien connu.
Si l’apparition et la composition des hymnes en Occident sont plus
tardives, leur cantillation fait partout partie de la tradition. Les modes
d’intonation syriens ne sont pas seulement employés dans leurs chants poé-
tiques mais aussi dans la déclamation des saintes écritures, la prédication
des sermons et la catéchèse. Le sermon pascal de Meliton de Sardes circa
160-170 EC par exemple ressemble aux homélies métriques ou mimrâ
syro-mesopotamiennne plus tardifs. En bref toutes les formes chrétiennes
de proclamation publique (mélétè en grecque) étaient colonisées par cet
instinct de structurer les mots avec du rythme. Le Moyen Orient était si
bien hellénisé après Alexandre le Grand (356-323) qu’on ne remarquera
pas qu’Éphrem cinq cents ans plus tard, qui ne connaissait pas le grec, était
néanmoins influencé par la culture littéraire grecque ambiante. Cassigena-
Tréverdy appelle cela la synthèse du deuxième Sophisme grec et un tropisme
(des figures des mots) qui remonte de manière ultime aux lectures juives du
haggadah2. Et vice-versa l’influence syriaque sur l’hymnographie grecque de
St. Jean Damascène, St. André de Crète, St. Cosmos et, plus tard, sur St.
Romanos le Mélode est évidente.
Le miracle des hymnes (madrâsâ) de St. Éphrem dans la Mésopotamie du
quatrième siècle nous fait oublier qu’il prit appui et bâtît sur cette tradition
poétique antérieure. Donc du point de vue historique les chants d’Éphrem
sont en rapport avec le midrash juif où la racine darash veut dire exégèse. La

Colossians 3:16 (KJV) : « Let the word of Christ dwell in you richly in all wisdom ;
teaching and admonishing one another in psalms and hymns and spiritual songs, singing
with grace in your hearts to the Lord. »
1. La section suivante est un résumé de François Cassingena-Trévedy, « L’Hymnographie
Syriaque » pp. 183-219 dans Les Liturgies Syriaques, (Études Syriaques 3), études réunies par
F. Cassingena-Trévedy et I. Jurasz. Paris : Guenthner, 2006.
2. Le texte présentant l ordo du Seder pascale défini comme un commandement se trouve
en Exode 13:8.

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LA CHRIST AUX SHÉOL | 95

récitation méta-scripturaire de la Torah par les étudiants dans cette période


Talmudique facilite la mémorisation par des cantillations et des intona-
tions. La poésie de St. Éphrem essaie de transmettre une telle connaissance
proche et complète de l’Écriture, et à vitaliser la connaissance biblique
des jeunes chrétiens dans ses églises. À l’encontre du poète Bardasane son
aîné, Éphrem résidait dans une église urbaine qui a su résister aux hérésies
ambiantes (Hymnes contre les Hérésies 56.10). St. Paul utilisa la poésie pour
exprimer les tenants les plus élevés de sa foi, et St. Éphrem apporta une
structure pastorale à son église par ses chants qui étaient chantés par l’en-
semble des fidèles. Comme Cassagena-Traverdy le souligne (2006 :192),
l’hymnographie chrétienne ancienne était “engagée” dans le propanda fidei.
Les chants d’Éphrem étaient didactiques car poétiques. Les strophes
et les refrains doxologiques inscrivent ces vers dans le cœur de l’auditeur
mais sont en même temps un sermon. Avec beaucoup de liberté poétique
Éphrem nous entraîne avec ces carmina chantés par des chœurs féminins
qu’il dirigeait en tant que diacre. Plus tard en Occident une prière hymno-
graphique serait monopolisée par les moines mais en Orient les chantres
étaient souvent laïques et la poésie en musique représentait la forme la
plus parfaite de l’expression doctrinale. Selon Sozomène (circa 400-450).
Cette annonce, ce kerygma, à la fois doctrinaire et intime, confidentiel, était
composé par quelque six cent dix-huit hymnes (madrasa) et mimré (sermons
métriques). Beaucoup ont été perdus. Dans leur temps un certain nombre
étaient destinés non pas à un usage liturgique mais pour les « fils et filles de
l’alliance » à cause de leur caractère scripturaire, ascétique ou polémique.
Ces cercles ressemblaient aux groupes contemporains rabbiniques. Par
contre les Hymnes pour la Nativité (Sources Chrétiennes no. 459) ou les
Hymnes Pascals (Sources Chrétiennes no. 502, 2006) convenaient admira-
blement pour la prière en église. Selon Cassigna-Traverdy (2006 :198) leur
usage liturgique ressemblait à celui de Jérusalem décrit par Égérie vers 489,
lorsqu’elle parle de leur hymnographie. Les lectures bibliques et le chant
des hymnes prenaient une grande place dans les vigiles et processions. Il
n’est pas impossible que les usages liturgiques syriaques aient influencé
Jérusalem. En tout cas Bardesane et Éphrem étaient autant musiciens que
poètes, mais c’était Éphrem qui pour la première fois recrutait un chœur
de jeunes femmes parmi les « filles de l’alliance » pour chanter lors des fêtes
dans l’église. Voici une paraphrase de la manière dont Éphrem envisageait
la dimension musicale d’une procession pascale1 :
La terre en dessous grogne, et au-dessus les cieux grognent. Avril mélange sa
voix aux voix, les sopranes aux voix des basses. Les chants sacrés, les hymnes de

1. Cf. la troisième strophe du deuxième “Hymne sur la Résurrection” (Sources Chrétiennes


no 502. Paris, Cerf, 2006 :290-291).

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96 | DU DÉSERT AU PARADIS

l’église se mélangent avec le tonnerre de Dieu. La lumière des torches s’unit aux
éclairs et au tonnerre. La pluie des larmes de la Passion, le jeûne de Pâques avec
les pâtures fraîches…
Éphrem, prédécesseur de St. Jean Damascène, bien qu’il fût d’expression
syrienne et non pas grecque, fut rapidement reconnu au-delà du milieu
syrien1. Il était formé par les trois évêques de Nisibe sur la frontière de la
Perse romaine, Jacques, Babou et Vologèse. Les chants nostalgiques Carmen
Nisibis d’Éphrem, sa ville qu’il fut forcé de fuir, étaient promus par son qua-
trième évêque, Abraham. C’était l’évêque Jacques qui lui avait demandé de
commenter les saintes écritures ; malheureusement la majeure partie de son
exégèse a été perdue. Après la mort de l’empereur Julien l’Apostat dans la
bataille de 373, Éphrem est parti avec les autres chrétiens vers l’ouest, vers
Édesse. En tant que diacre il dirigeait le chœur féminin de l’église mais en
372-373 pendant la famine, il mourut alors qu’il soignait les malades.
Alors qu’à Nisibe vivaient des célibataires (ihidaya) quasi-monastiques, il
y avait aussi des continents qui vivaient dans des mariages blancs et comme à
Mossoul ils appartenaient à des fraternités (qyama). Leurs évêques servirent
de modèle à ces ascètes. Ainsi Éphrem qualifia son évêque Abraham comme
un veilleur (sahhara) et Vologèse comme un jeûneur (sayyama). Éphrem
loue le mariage mais ressent une vénération pour la virginité. Contre
Marcion et Mani, Éphrem va défendre la beauté du corps. L’ascétisme doit
être librement choisi. De même que Jésus s’est réfugié au bord du désert
dans le village d’Ephraim (Jh 12:54 ; le Taybeh actuel près de Ramalah),
le cercle d’Éphrem est proto-monastique. C’est ainsi qu’Éphrem utilise le
terme « moine » :
Béni sois-tu (Ephraim) ! Car en toi s’est repose le Seigneur […] En toi a
été formé le modèle des moines (abîle, littéralement, pleureurs, deuilleurs) pour
aimer – le désert qui nous libère de tout. (Hymne sur la Virginité 21,2)
Plus tard alors que Théodoret de Cyrus (393-c. 457)2 parlera des moines
de Syrie dans une perspective antiochienne, c’est Éphrem, qui incarne
l’enclave de l’église syrienne même si Nisibe est devenue une forteresse dans
l’empire Byzantin en Mésopotamie. Il ressemble à Apharate, mais aussi
à Cyprien de Carthage et à Méthode d’Olympe qui eux aussi ont promu
chastité par la pauvreté, le jeûne, l’étude et les cellules séparées comme on
voit dans ces Hymnes à la Virginité d’Éphrem (qui ont été dès son vivant en
grec = bout de phrase pas très utile, apportant de la confusion ?) (de Halleux

1. Cf. André de Halleux, « Saint Éphrem le Syrien » pp. 328-355 dans Revue théologique
de Louvain, 14e année, fasc. 3, 1983.
2. A history of the monks of Syria par Theodoret de Cyrrhus : translated with an introduction
and notes by R. M. Price. Cistercian Studies no. 88.

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LA CHRIST AUX SHÉOL | 97

1983 : 338). Sa popularité était forte dans les monastères byzantins. De


Halleux (1983 :342) appelle les vers traduits en grec de St. Éphrem « le plus
ancien et important témoignage de la poésie liturgique byzantine ». Mais de
Halleux insiste sur le fait qu’on ne devrait pas exagérer l’influence d’Éphrem
sur Romanos le Mélode († 556) qui lui l’avait lue dans l’original syriaque.
En citant l’avis de Sergeui Averintsev1, Hilarion Alfeyev (2009 :106) écrit :
“et ses sermons en vers en particulier sont devenus le lien entre la tradition
Araméenne-Palestinienne et la littérature byzantine didactique” car pour
Éphrem la théologie était censée glorifier Dieu et ne pas simplement parler
de lui.
L’anthropologie d’Éphrem est qualifiée par Desprez (1998 :474)
d’unitaire car elle était forgée par sa lutte contre les hérésies nestoriennes.
Mais cela n’est pas suffisant pour la caractériser, car c’est dans sa poésie ou
madrashè qu’on voit comment hymnographie est la servante de la théologie.
Comment des vers sur les mystères du salut vécus dans l’ascèse acquièrent
une dimension extatique. (De Halleux 1983 :345-346) quand Éphrem
défend le dogme de la création ex nihilo, la bonne création du Dieu unique,
il trouve ses preuves dans la Bible et dans le monde crée qui révèle son éco-
nomie de salut. Le raza ou mystère est transmis dans un grand nombre de
symboles, signes, paraboles qui sont le miroir de la réalité invisible. Tous
portent la marque du Christ. Le génie d’Éphrem lui a permis de découvrir
les affinités et les contrastes entre les figures bibliques, la nature et le plan de
salut de Dieu. Ces relations sont explorées dans des parallélismes très sémi-
tiques : des synonymes, des antithèses et des synthèses que découvre la croix
du Christ. Par exemple le Mesiha (Messie) est évoqué par le mesha (huile ou
chrisme), de même qu’en grec « Christ » veut dire le oint. Un des poèmes
les plus connus d’Éphrem est la Perle ; voici seulement la première stance :
Je posai (la perle), mes frères, sur la paume de ma main,
pour pouvoir l’examiner.
Je me mis à l’observer d’un côté puis de l’autre :
elle n’avait qu’un seul aspect de tous les côtés.
(Ainsi) est la recherche du Fils, impénétrable, car elle n’est que lumière.
Dans sa clarté, je vis la Limpidité,
qui ne devient pas opaque ;
et dans sa pureté,
le grand symbole du corps de notre Seigneur,
qui est pur.
Dans son indivisibilité, je vis la vérité,
qui est indivisible2.

1. Poetika rannevizantiiskooi litertury Moscow 1997 :188-189.


2. Une traduction complète en anglais par J.B. Morris. From Nicene and Post-Nicene
Fathers, Second Series, Vol. 13. Edited by Philip Schaff and Henry Wace. (Buffalo, NY :

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98 | DU DÉSERT AU PARADIS

De Helleux (1983 :846) indique que le symbolisme d’Éphrem n’est pas


une allégorie alexandrine pour une image physique, pas une expression
dégradée d’un monde intangible et intemporel, mais est inscrit dans le tissu
du monde matériel qui porte la trace de l’histoire de notre salut. Ces traces
sont ineffaçables ; la révélation de l’Ancien Testament illumine les élections
du Nouveau. Ainsi Éphrem est profondément marqué par son respect
pour l’inaccessibilité du transcendant. Ce diacre trouve l’image poétique
moins décevante que le concept pour exprimer l’inexprimable. Ce chanteur
de Dieu ne cherche pas à expliquer ni à formuler mais à vivre le mystère
de l’amour de Dieu pour l’homme. Dans les mots d’Hilarion Alfayev
(2009 :107) Éphrem :
… a vêtu les vérités théologiques non pas avec des définitions dogmatiques pré-
cises mais avec des vêtements brillants de symboles poétiques et des métaphores.
Ainsi le nom d’Éphrem est lié à la célèbre école théologique de Perse ini-
tialement ouverte pour les réfugiés, mais plus tard centre théologique pour
les chrétiens syriens en général1. Les hymnes sur la virginité et les premiers
vingt et un Carmina Nisibis étaient composés à Nisibe alors que les chants
ultérieurs furent composés après sa fuite à Édesse. Les hymnes 35-77
(traduction Cerbelaud 2009 :171-364) décrivent la descente du Christ eux
enfers. Hilarion Alfayev (2009 :106-131) a montré que cette descente dans
les premières proclamations dans le Nouveau Testament de la résurrection
du Messie est à la source de cette poésie théologique syrienne2. St. Matthieu
(27 : 52-53) dit :

Christian Literature Publishing Co., 1898.) Revisée par New Advent par Kevin Knight.
<http://www.newadvent.org/fathers/3705.htm>.
1. Dès le deuxième siècle en 363 les rois de la dynastie d’Abgar avaient fondée une première
école ; suite à la chute de Nisibis aux Perses en 350, St. Éphrem et d’autres professeurs l’ont
déménagé à Édesse où Éphrem est devenu le directeur de cette école de théologie.
2. Les « Apocryphes » qui décrit la descente du Christ en Enfer sont : le Protoevangelium
o de Jacques ; l’évangile de Nicodème entre le deuxième et le cinquième siècle avec une
description très ancienne de la descente aux enfers ; l’Ascension d’Isaïe (deuxième siècle AE)
A ce texte on a rajouté un Apocalypse Chrétien entre ch. 6-11) ; le Testament d’Asher (texte
juif du deuxième siècle AE, avec la description d’un baptême chrétien au deuxième siècle, ; le
Testaments des douze Patriarches, Apocalypse Juif à dater d’environ 50 AE jusqu’à 150 EC
adapté en grec, l’Évangile de Pierre 100-150 EC ; les Épîtres des Apôtres deuxième siècle
CE ; le berger d’Hermas circa 100-150 EC ; l’Enseignement de Silvanus environ deuxième
siècle ou plus tard ; l’Évangile de Bartholomé (entre le deuxième et le quatrième siècle)
contient un dialogue entre le Christ, Hadès, la Mort et Beliar qui influença Éphrem et
Romanos le Melode. On trouve une discussion pertinente dans Hilarion. Alfeyev, Christ the
Conqueror of Hell. Crestwood : SVP, 2009, pp. 20-34. Tous ces apocryphes sont disponibles
en traduction anglaise dans H.F.D. Sparks, The Apocryphal Old Testament. Oxford, Oxford
University Press, 1984 and in Edgar Hennecke, New Testament Apocrypha, en deux volumes
Philadelphia, Westminster Press, 1963.

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LA CHRIST AUX SHÉOL | 99

Les tombeaux s’ouvrirent ; les corps de nombreux saints qui étaient morts
ressuscitèrent, et, sortant des tombeaux, entrèrent après la résurrection de Jésus
dans la ville sainte, et se montèrent à un grand nombre de gens.
St. Matthieu (27 : 52-53 RSV) décrit la prophétie de Jésus de sa
Résurrection en ces termes :
…en fait de signe, il ne lui sera donné que le signe de Jonas. En effet, comme
Jonas est resté dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, le Fils de
l’homme restera au Cœur de la terre trois jours et trois nuits.
St. Pierre dans son premier sermon lors de la Pentecôte (Actes 2 :
22-24,29-32 ; traduction Segond) :
22 Hommes Israélites, écoutez ces paroles ! Jésus de Nazareth, cet homme
à qui Dieu a rendu témoignage devant vous par les miracles, les prodiges et les
signes qu’il a opérés par lui au milieu de vous, comme vous le savez vous-mêmes ;
23 cet homme, livré selon le dessein arrêté et selon la prescience de Dieu, vous
l’avez crucifié, vous l’avez fait mourir par la main des impies. 24 Dieu l’a ressus-
cité, en le délivrant des liens de la mort, parce qu’il n’était pas possible qu’il fût
retenu par elle.
29 Hommes frères, qu’il me soit permis de vous dire librement, au sujet du
patriarche David, qu’il est mort, qu’il a été enseveli, et que son sépulcre existe
encore aujourd’hui parmi nous. 30 Comme il était prophète, et qu’il savait que
Dieu lui avait promis avec serment de faire asseoir un de ses descendants sur son
trône, 31 c’est la résurrection du Christ qu’il a prévue et annoncée, en disant qu’il
ne serait pas abandonné dans le séjour des morts et que sa chair ne verrait pas
la corruption.
32 C’est ce Jésus que Dieu a ressuscité ; nous en sommes tous témoins.
Parlant du baptême dans sa première épître (3:18-22), St. Pierre décrit la
prédication du Christ dans cette « prison » des morts :
Le Christ lui-même est mort une fois pour les péchés, juste pour des injustes,
afin de nous mener à Dieu. Mis à mort selon la chair, il a été vivifié selon l’esprit.
C’est en lui qu’il s’en alla même prêcher aux esprits en prison, à ceux qui jadis
avait refuser de croire lorsque se prolongeait la patience de Dieu aux jours où
Noé construisit l’Arche… un petit nombre furent sauvées à travers l’eau. Ce qui
y correspond, c’est le baptême qui vous sauve à présent… mais l’engagement à
Dieu d’une bonne conscience par la résurrection de Jésus Christ…
Alfeyev (2009 :48-82) a décrit le thème central de la Résurrection du
Christ dans la tradition patristique des pères orientaux à partir du deuxième
jusqu’au cinquième siècle, ce qui permit de comprendre comment les dia-
logues poétiques entre le Christ, Satan, la Mort, le Péché et l’Homme sont
une expansion de la tradition antérieure apostolique. Dans l’Évangile apo-
cryphe de Bartholomé on trouve une des sources des thèmes d’Éphrem et

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100 | DU DÉSERT AU PARADIS

de Romanos. Une fois que la Mort a compris qu’elle a été vaincue par Dieu,
pour Éphrem la Mort n’est plus une figure satanique. Le cataclysme de la
Résurrection, la descente du Christ aux enfers, les tombeaux ouverts, les
morts conduits hors du shéol vers le paradis, ne laisse aucun choix à la Mort.
Elle est confondue parce que personne avant le Christ n’avait cherché à
entrer dans l’enfer. Dans les Carmina Nisibena (hymnes 35-42) des hymnes
sont regroupés sous le titre, « Sur notre Seigneur, la Mort et Satan » suivi
par une autre collection, « Sur Satan et la Mort » (chants 52-68). Alors que
chaque figure comprend des monologues, ce sont les dialogues qui struc-
turent la narration et articulent la théologie. Les conséquences de la descente
aux enfers du Christ sont tellement dramatiques, tellement apocalyptiques,
qu’il est tout à fait normal d’avoir cherché à les développer dans une présen-
tation théâtrale pour souligner leur crédibilité et leur importance comme
Éphrem l’a fait. Il est impossible de sur-dramatiser la victoire sur la mort,
au contraire en la contemplant on se rend compte qu’elle est aussi infinie
que ne l’est la vie elle-même. Si on compare la poésie théâtrale d’Éphrem
avec la tragédie « La passion du Christ écrite par St. Grégoire de Nazianze »
(Sources Chrétiennes no. 149 ; 1969) composée « à la manière d’Euripide »,
on discerne la toile complexe qui s’est tissée entre le théâtre grec classique
et l’hymnographie byzantine. (André Tuiler 1969 :38-47) C’est vrai que
le Christus patiens de Nazianze n’est pas un drame liturgique. Néanmoins
des moines tels que Romanos le Mélode et Jean Damasène ont adapté des
textes d’autres auteurs contemporains ou antérieurs pour faire des nouveaux
poèmes, des chants liturgiques. En mettant en musique des hirmoi et en
composant des troparia appropriés pour développer leurs thèmes sur les
mêmes mètres poétiques, ils ont fourni aux vigiles des grandes fêtes une
réflexion prolongée par une esthétique monastique pour alimenter des
vigiles nocturnes. Maintenant voici l’hymne 36 du Carmina Nisibis :
Hymne 36 de Carmina Nisibis1 :
1. Notre Seigneur a contenu sa puissance et on s’est emparé de lui
pour faire revivre Adam par sa mort pleine de vie.
Il a livré ses mains au percement des clous
En place de la main qui avait cueilli le fruit. On a frappé
Sa joue au tribunal (cf. Jn 18, 22)
En place de la bouche qui avait mangé en Éden. Et parce qu’Adam avait avancé
son pied,
Ses pieds ont été fixés. Notre Seigneur a été dépouillé pour que nous restions
couverts.

1. Traduction de Dominique Cerbelaud dans Éphrem le Syrien, La descente aux Enfers,


Carmina Nisibena dans la collection Spiritualité Orientale no. 89, Édition Bellefontaine :
183-188.

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LA CHRIST AUX SHÉOL | 101

Par le fiel et le vinaigre (cf. Mt 34 et //) il a adouci le venin du serpent infiltré


dans l’humanité.
Refrain : Béni soit Celui qui m’a vaincue, rendant la vie aux morts pour sa
gloire !

2. (La Mort) : Si tu es Dieu, montre ta puissance :


Mais si tu es homme, éprouve notre puissance !
Si c’est Adam que tu cherches, va-t’en !
Il est incarné ici à cause de ses dettes. Et si ni les chérubins ni les séraphins ne
peuvent
Devenir pour lui des rédempteurs : parmi eux, pas de mortels pour se livrer
Lui-même à sa place ! Qui ouvrira la bouche du Shéol
et y plongera pur en faire remonter celui
Qu’il a englouti et conservé à jamais ?

3. C’est moi qui ai vaincu tous les sages


Et qui les ai entassés dans (tous) les recoins du Schéol.
Entre donc, fils de Joseph, viens voir les horreurs :
Les carcasses des géants, le grand squelette de Samson
et les ossements du rude Goliath ; ceux de Og aussi, ce fils de géants
qui s’était fabriqué un lit de fer (cf. Dt 3,11) pour s’y étendre.
Je l’en ai arraché et j’ai projeté
Ce cèdre à travers la porte du Shéol, en le réduisant !

4. À moi toute seule, j’ai vaincu beaucoup, et le Fils unique veut me vaincre !
J’ai emmené prophètes, prêtres et vaillants ;
J’ai vaincu les rois avec leurs contingents, les géants avec leurs chasses (cf.
Gn 10,9),
Les justes avec leurs bonnes actions : ce sont des fleuves de cadavres
Que je mets dans le Shéol. Mais j’ai beau les y déverser, celui-ci a toujours soif !
Que l’on soit proche ou éloigné,
Au terme c’est à la porte du Shéol que l’on est conduit !

5. Je dédaigne l’argent des riches,


Et leurs offrandes ne me soudoient pas.
Les propriétaires d’esclaves ne m’ont jamais enjôlée
Au point que j’emmène un esclave à la place de son maître, un pauvre à la place
d’un riche
Ou un vieillard à la place d’un enfant. Les bêtes sauvages, des spécialistes
Peuvent les apprivoiser : leurs apprivoisements n’entrent pas dans mes oreilles !
Tout le monde me traitera de rebelle à l’apprivoisement
Mais moi je fais ce qu’on m’a commandé !

6. Qui est celui-ci ? De qui est-il le fils ?


Quel est donc le lignage de celui qui m’a vaincu ?

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102 | DU DÉSERT AU PARADIS

J’ai par-devers moi le registre des généalogies :


J’ai pris la peine de lire (tous) les noms à partir d’Adam,
Et parmi les morts pas un qui manque ! Génération par génération, ils sont
inscrits
Dans mon corpus. C’est à cause de toi, Jésus, que j’ai entrepris ce comptage :
Pour te prouver que personne n’échappe à ma main.

7. À vrai dire, il y a deux hommes


Dont les noms me manquent au Shéol :
De fait, Hénoch et Élie ne sont pas venus chez moi.
Dans toute la création je les ai cherché – même là où Jonas est descendu
Je suis descendue fouiller : ils n’y sont pas ! J’ai supposé qu’au paradis
Ils étaient allés se réfugier – mais un redoutable chérubin le garde (cf. Gn 28, 12)
Jacob a vu une échelle (Gn 28, 12) :
Serait-ce grâce à elle qu’ils sont montés au ciel ?

8. Qui a mesuré le sable des mers


En n’omettant que deux grains ?
Cette moisson qu’assaillent chaque jour
Les maux, comme des moissonneurs, c’est moi seul qui en transporte
Les gerbes et les entasse. Les lieurs de gerbes, dans leur précipitation,
Abandonnent des gerbes ; les vendangeurs oublient des grappes :
Deux grappillons (seulement) m’ont échappé
Dans cette grande récolte que toute seule j’ai récoltée.
*
9. C’est moi qui opère, dit la Mort,
Toutes les chasses en mer et sur la terre ferme :
Les aigles de l’air viennent chez moi,
Tout comme les dragons des profondeurs, reptiles, volatiles et bestiaux ;
Vieux, jeunes et nouveau-nés : à eux tous, ils devraient te convaincre,
Ô fils de Marie, que c’est mon pouvoir qui régente tout !
Comment ta croix pourrait-elle me vaincre ?

10. Je pourrais continuer à parler


car ce ne sont pas les mots qui manquent ;
Nul besoin de mots : voilà en effet
Les faits qui s’approchent tonitruants. Moi, je ne promets pas, comme vous le
faites,
Aux naïfs des choses cachées : qu’il y a bel et bien résurrection.
Quand, mais quand donc ? Puisque tu es si puissant,
Offre un acompte tout proche
Pour que l’on puisse ajouter foi à tes lointaines promesses !

11. La mort ayant achevé son sarcastique discours,


La voix de notre Seigneur retentit dans le Shéol,

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LA CHRIST AUX SHÉOL | 103

Il crie et fracture les tombeaux l’un après l’autre (cf. Jn 5, 28-29 ; Mt 27, 50-52).
La Mort est saisie de vertiges. Dans le Shéol, qui jamais n’a été illuminé,
Des éclairs crépitent. Ils émanant des Veilleurs qui sont entrés pour faire sortir
Les morts à la rencontre de ce mort qui donne vie à tous.
Les morts sortent et les vivants sont remplis de confusion (cf. Mt 27, 5)
Eux qui croyaient avoir vaincu le Vivificateur de tous !

12. Qui me (re) donnera le jour de Moise ?


Dit la Mort. Il m’a fait une fête,
Car cet agneau d’Égypte m’a donné
Les prémices de chaque maisonnée. Ce sont des monceaux et des monceaux de
nouveau-nés (cf. Ex 1é, 29-30)
Qu’il entassait pour moi à la porte du Shéol ! Mais l’Agneau de cette fête-ci
Pile le Shéol en prélevant la dîme sur mes morts !
Cet agneau-là m’avait rempli les tombeaux,
Mais Celui-ci vide les tombeaux qui étaient pleins !

13. La mort de Jésus est pour moi un supplice ;


Le choix de sa vie était meilleur pour moi que celui de sa mort !
Voilà un mort dont la mort m’est insupportable.
De la mort de chacun je me réjouis ; de sa mort à lui je m’angoisse.
J’aspire à ce qu’il revienne à la vie ! De son vivant ce sont trois morts
Qu’il a fait revivre et ressuscités ; mais à présent, par sa mort,
Les morts qui reviennent m’ont piétinée à la porte du Shéol
Comme j’allais pour les retenir !

14. Je vais verrouiller en hâte les portes du Shéol


Devant ce mort dont la mort me dévaste !
Quiconque entend (parler) de mon abaissement en est stupéfait :
J’ai été vaincue par un mort du dehors ! Tous les morts veulent sortir ;
Mais celui-ci insistait pour entrer ! Le Remède de vie, entrant au Shéol,
A rendu la vie à mes morts ! Qui donc a fait entrer à mon insu
Ce Feu vivant où se réchauffent
Les froides et sombres entrailles du Shéol ?

15. Le Mort, voyant des Veilleurs au Shéol,


Des immortels à la place des mortels,
Dit : Le désordre s’introduit dans notre logis !
C’est un supplice (pour moi) que ces deux choses : que des morts sortent du
Shéol
Et que des Veilleurs immortels y entrent ! Voilà qu’en son sépulcre l’un, au chevet,
Vient s’installer, et un autre, son associé, à ses pieds (cf. Jn 20, 12) !
Je vais négocier pour obtenir de lui
Qu’il parte avec son gage et (re) monte dans son Royaume !

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104 | DU DÉSERT AU PARADIS

16. Ne m’impute pas, ô bon Jésus,


Les paroles que mon orgueil a proférées en ta présence !
Qui donc, voyant ta croix, pourrait
Douter que tu es un homme, Qui voyant ta puissance,
Ne croira que tu es également Dieu ? C’est ainsi, par ces deux choses,
Que j’ai appris à confesser que tu es homme et que tu es Dieu.
Puisque les morts au Shéol ne se repentent pas,
(re)monte chez les vivants, Seigneur, proclamer la repentance !

17. Jésus Roi, reçois ma prière,


Et en même temps que ma prière prenne un gage :
Emmène Adam, ce grand gage
Qui recèle en lui tous les morts – de même que, quand je l’ai reçu
Tous les vivants étaient cachés en lui. Je te donne ce premier gage :
Le corps d’Adam. Dès lors, élève-toi et règne sur tous !
Et quand j’entendrai ta trompe (cf. Mt 24,31 ; 1 Th 4, 1-)
De mes propres mains je ferai sortir les morts, lors de Ta venue !

18. Notre Roi a surgi vivant, il s’est élevé


À partir de Shéol, comme un vainqueur.
Malheur redoublé pour le côté gauche,
Désastre pour les esprits (mauvais) et les démons, souffrance pour Satan et la Mort,
Deuil pour le Péché et le Shéol ; réjouissance pour le côté droit
Aujourd’hui ! Ainsi donc, en ce grand jour,
Offrons-lui une grande louange,
À lui qui était mort et qui a revécu pour faire vivre et ressusciter !

Commentaire : Une fois que nous avons accepté que la Mort pourrait être
convoquée pour parler avec une voix poétique et théologique, comment trou-
vons-nous « Son » monologue ? Est-ce une prière ? La sincérité de son refrain
est frappante : « Béni est celui qui m’a vaincu et apporté la vie aux morts sa
propre gloire. » Ce que la mort dit d’elle-même fait sens : « Moi seule j’en ai
beaucoup conquis et maintenant « le seul-engendré » (ihidaya) cherche à me
conquérir. » Son incrédulité est frappante et cela grâce à l’audace de St. Éphrem
qui ose décrire ce que beaucoup passent leur vie à nier, à savoir l’approche de
la mort, que « la fin finale les amène à la porte du shéol. » La mort acquiert
une vision étonnamment objective de ce qu’elle fait : « Tout le monde m’appelle
celle qui déteste les demandes, mais je ne fais que ce qu’on me demande. » La
Mort acquiert même un certain sens de l’humour : « Jacob a vu une échelle :
peut-être c’est par là, qu’ils (Enoch et Élie) se sont échappés vers le ciel. » Ces
doubles références opèrent des rapprochements dogmatiques, par exemple :
« Comment votre croix peut me conquérir, étant donné que par le bois
(de l’arbre de la connaissance du bien et du mal) j’étais victorieux… dès
le début. »

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LA CHRIST AUX SHÉOL | 105

Toujours est-il que la Mort satirise le message du Christ même dans


sa défaite :
« …Je ne fais pas comme toi qui promets ces choses cachées aux simples,
en disant qu’il y aura une résurrection. »
En fait la satire des paroles de la mort rappelle le sens originel du mot
en Latin, à savoir un mélange de genre : « Je regrette de n’avoir pas choisi de
l’avoir laissé vivre ; cela aurait mieux valu pour moi que sa mort. » Et il est
capable de confessions :
Qui en voyant votre croix, pourrait douter que vous êtes vraiment homme…
Sur son grand jour alors, rendons-lui grandes louange, à celui qui est mort et qui
est revenu à la vie encore afin de donner la vie à tous et la résurrection à tous !
Une analyse complète de la pensée symbolique de St. Éphrem se retrouve
dans l’œuvre de Tanios Bou Mansour (1991) qui déploie les dimensions théo-
logique et philosophique de sa poésie. Le parallèle de la traversée de la Mer
Rouge par les Hébreux est évidemment s’applique au parallèle du passage de
la vie à la mort. Concernant la descente du Christ aux enfers (1991 :282-293),
pour parler comme au seizième siècle son « hersage » du shéol, Mansour
montre comment le Christ en passant par l’enfer pour montrer que Satan et
la Mort ont été vaincus, utilise sa croix comme une herse. La Mort se montre
peureuse de ceux qui jeûnent, qui défient la solitude du désert, et du shéol. La
mort du Christ rassemble tous les morts aux portes de l’enfer, prélude de leur
départ des ténèbres poussiéreuses de ce silence où ni la pénitence ni la louange
de Dieu change la donne. Néanmoins pour Éphrem le shéol n’est pas com-
plètement dépourvu d’espoir car la Mort relâche volontairement ses victimes.
Alors qu’Éphrem reconnaît la réalité de l’enfer, et paradoxalement mourir est
dans un sens le repos du sommeil mais aussi le désir d’être libéré de la mort
et de l’enfer avant même d’y être. Dans armina Nisibis 37, 5 la Mort réfléchit
sur le passage dans Ézéchiel chapitre trente-sept, soulagée de voir que cette
résurrection-là n’est qu’une prophétie, un mystère (raza) de la résurrection
générale actuelle, mais quand celle-ci a eu lieu la Mort réalise que le shéol a
été vidé. Non seulement le Christ a offert le salut pour tous les morts mais il
a détruit la Mort, il a conquis le Malin. Dans la sombre humidité du shéol,
la lumière du Christ s’avère vivifiante. L’éclat de Sa face éblouit Satan et ses
acolytes. Une lumière qui vivifie les ossements des prophètes et des apôtres.
La Mort l’accueille en se prosternant devant celui qui apporte la vie dans cette
obscurité Carmina Nisibis (63,21). La voix de Dieu qui les avait créés est alors
entendu dans le silence infernal. Ceci rappelle la voix d’Ézéchiel (ch. 37) à qui
on a demandé de prophétiser sur les innombrables ossements dans le désert,
et la voix solitaire de Dieu ressuscite la multitude. La croix du Christ leur
sert de pont, de chariot lumineux les amenant vers le paradis. Ainsi la Mort
est avalée par celui qu’elle avait essayé d’avaler. Pour Éphrem le Christ est

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une plante qui pousse dans les enfers devant l’arbre de la vie pour toute sa
création. Le fils de l’homme est ainsi le premier né du Shéol. Pour Éphrem la
résurrection a eu lieu alors que le Christ était encore sur la croix, ainsi le temps
se dédouble : Aujourd’hui tu seras avec moi au paradis. Sa voix ouvre les tom-
beaux. L’humilité du Christ fait que son sang déversé sur le bois de la croix
contient le parfum de la vie. Le shéol et la mort sont plus fragiles que Satan
arrogant et en rébellion qui toujours dans son ignorance délibérée ignore le
mystère de la vie. Si la Mort voit la mort avalée par la vie, Satan incarne la
« vraie » mort et l’enfer lui-même. La lumière, la vie, la voix et Sa force enva-
hit le silence de l’obscurité, dissipant la force de l’enfer, le transformant en un
ailleurs, une terre des vivants. (Carmina Nisibis 43, 12).
Si ce qui précède semble être une théologie orientale, cela ressemble
néanmoins aux récits monastiques de leurs propres expériences person-
nelles de la résurrection, après leurs âpres combats ascétiques ces ascètes
trouvent les fruits de leurs épreuves, à savoir leur crucifixion volontaire et
leurs renaissances. C’est pour cela que dans l’église syrienne du quatrième
siècle et plus, le peuple de Dieu est venu entendre et chanter des hymnes.
Même si l’expérience est de deuxième main il ne s’agit pas d’une suspension
temporaire de leur peu de foi mais d’un avant-goût de ce que leur foi peut
leur révéler. Parfois l’hymnographie byzantine souffre de formulations trop
banales, mais les chants d’Éphrem apportent stupeur et étonnement qui
sont les fruits d’une vie véritablement ascétique. Comme on verra ci-dessous
chez St. Isaac le Syrien au septième siècle la qualité de sa contemplation
sera transmise de génération en génération. La carte ci-dessous (source :
S. Brock 1987) permet de comprendre la proximité géographique entre
St. Éphrem le Syrien et Isaac de Ninive dit le Syrien.

Source : Sebastian Brock, Syriac Fathers on Prayer and the Spiritual Life. Kalamazoo :
Cistercian Studies, 1987.

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LA CHRIST AUX SHÉOL | 107

St. Isaac le Syrien (dit « de Ninive » ; CIRCA -)

La grande tradition anachorétique syrienne s’est incarnée dans St. Isaac ; sa


fête le 28 janvier est célébrée le même jour que St Éphrem dont il est séparé
par trois siècles. Il est entré dans un monastère à Beth Qatraye près de Qatar
avant d’être consacré évêque de Ninive, la ville ancienne sur les bords du
Tigre (actuellement en Iraq). Suite à la réunification avec la Perse en 676,
l’église de Séleucie de l’autre bord de Ctésiphon à trente-cinq kilomètres de
Bagdad, son catholicos Giwargis est venu à Qatar pour consacrer Isaac évêque
de Ninive. Ce diocèse immense couvrit la surface de l’empire Séleucide (de
nos jours l’Iraq, le sud-est de la Turquie, Iran, Afghanistan, Pakistan et une
partie du Turkestan. Ces missions s’étendaient jusqu’au Tibet, la Chine, le
sud de l’Inde et peut-être la côte ouest de Sumatra. Après à peine cinq mois au
monastère de Bet Abé, Isaac est reparti rapidement pour sa vie d’anachorète
sur le mont Matout dans la région de Beit Houzayé à l’est de Bassara (Iran).
Finalement sa stricte ascèse l’a rendu aveugle, à la suite de quoi il était connu
comme le second Didyme, le grand ascète aveugle d’Alexandre au quatrième
siècle. Pendant les dernières années de sa vie, il s’est retiré dans le monastère
de Rabban Shabour à Beit Houzayé où il continua à dicter ses enseignements
à ses disciples. C’est là qu’il mourut au début du huitième siècle. Il était déjà
connu en grec grâce aux traductions de deux moines syriaques Abramios et
Patrikos du monastère de St. Sabbas en Palestine. C’est ainsi qu’il influença
Syméon le Nouveau Théologien à Constantinople au onzième siècle et plus
tard le mouvement naissant de l’hésychasme au quatorzième siècle au Mt.-
Athos dont l’influence s’étendait jusqu’en Russie avec Sts. Nil Sorsky (c.
1433-1508), Paissy Velichtchkovsky (1722-1794) et les quatorze starsii au
monastère d’Optino Pustyn au dix-neuvième siècle. Avec l’Échelle de St.
Jean Climaque, Isaac le Syrien est devenu pour les moines orientaux le porte-
parole de toute la tradition ascétique orientale.
En 1983 le patrologue Sebastien Brock a découvert une deuxième col-
lection d’écrits d’Isaac, ses discours et centuries dont la traduction parût en
1995. À partir de sa jeunesse Isaac par tempérament était un ermite et un
grand lecteur des écrits ascétiques comme on voit dans ses propres écrits. Par
exemple Évagre est cité onze fois sur la prière pure et la contemplation (théo-
ria), Marc l’ascète (cinquième siècle) quatre fois. Jean Apamée dit le Solitaire
du cinquième siècle influença sa compréhension des trois « comportements »
(corporelle, psychologique et spirituelle), sa compréhension de la « stupeur »
spirituelle. Son attente eschatologique comprenait une oraison pleine de
larmes pour toute l’humanité, pour le salut du monde entier.
Une façon de présenter le grand respect dont St. Isaac est entouré dans
les églises orientales serait de citer quelques pages de père Basile, l’igumen du

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108 | DU DÉSERT AU PARADIS

monastère de Stavronikita sur le Mt.-Athos qui ont servi d’introduction à la


traduction des œuvres de St. Isaac en français (Jacques Touraille, 1981, 14-15).
Abba Isaac définit un espace difficile, mais non pas impossible à cerner.
Cet espace est le mystère du siècle à venir, tel qu’il est vécu aujourd’hui par
un saint mûr, totalement transfiguré, qui non seulement voit la force du créé
et la beauté de l’invisible, mais a la puissance, a la ressemblance de Dieu de
créer, comme il le dit lui-même, des mondes nouveaux.
Mais alors qu’une telle chose est si grande, elle ne provoque en toi nul
vertige. Au contraire, elle te calme, elle t’apaise. Car le saint est parvenu à
la compassion de Dieu, à l’incompréhensible miséricorde qui aime toute la
création.
Il est plus haut que les créatures. Il est hors de tout mouvement. Mais en
même temps il ne supporte pas de voir souffrir fût-ce le plus petit des êtres.
C’est pourquoi à la ressemblance de Dieu, il pleure et prie pour toute la
création, et pour les serpents eux-mêmes.
Ainsi le texte qui ose parler du monde spirituel de l’Abbé Isaac ne peut être
ordonné systématiquement, être divisé en parties, enfermer son enseignement.
Il parlera de manière générale et fragmentaire. Il laisser s’exprimer l’émer-
veillement qui déborde en celui qui approche un tel miracle. On ne peut
pas donner un goût de l’abbé Isaac. Il manifestera inévitablement comment
cette grâce incréée, cette scintillation, se reflète sur la surface irrégulière du
désordre de celui qui écrit ces lignes. Donc un tel texte parle juste, et il
contrefait inéluctablement. Il aide à comprendre l’Abbé Isaac et en même
temps il l’enténèbre.
Il ne reste rien d’autre à chacun – ceci est un désir et une prière – qu’à
faire son signe de croix. Et de s’en aller calmement à la rencontre de l’Abbé :
à la rencontre personnelle. Ainsi chacun de nous, dans le secret et le silence,
recevra ce qu’il cherche et qu’il ne peut trouver nulle part ailleurs de manière
si mûre, si catholique, si totale.
L’Abbé Isaac existe.

Un bref lexique du vocabulaire ascétique de Abba Isaac1 :

– Dans le comportement (dwbr’) – on peut distinguer les conduites cor-


porelle, psychique (npsny’ ; ψυχικος), et spirituelle ; chacun correspond à
l’étape du parcours intérieur qui leur correspond. Dans un deuxième temps
les facultés continuent à fonctionner mais détournées des passions, elles
opèrent sous l’influence de la grâce.

1. Adapté du lexique d’André Louf, Isaac le Syrien, Œuvres Spirituelles – II. Spiritualité
Orientale, no 81, Édition Bellefontaine : 2003 :83-87.

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LA CHRIST AUX SHÉOL | 109

– Contemplation (t’wry, θεωρια) – est l’étude pénétrante des réalités de


Dieu et sa création en se servant de ses sens spirituels
– Conscience (tr yt’) – n’est pas une faculté morale mais là où on trouve
toutes les choses bonnes et mauvaises qui mobilisent l’homme.
– le Plan de Dieu (pour le salut) – (mdbrnwt’ ; ικονομα) déployé dans
l’histoire du salut.
– l’étonnement (thr’) – ou la stupeur (tmh’) suspendent la faculté des sens
qui sont immergés dans l’amour de Dieu.
– Intellect (hwn’ ; νους) – la faculté de l’âme qui se concentre directement
sur Dieu.
Intuitions (swkl’) – inspirés par l’Écriture Sainte ou la méditation sur le
plan de Dieu pour le salut. Ceci demande la révélation des anges ou l’inspi-
ration du Saint Esprit.
Labeur (’ml’ ; πονος) – les contraintes du travail ascétique à la fois corpo-
rel et intérieur.
Limpidité (spywt’) – état de l’âme qui a retrouvé la nature originelle avant
la chute.
Méditation (hrg’) – réflexion sur le monde de l’Écriture et l’économie
divine par lecture et rumination.
Motion (zw’) ou mouvements manteaux ??? qui affectent la vie intérieure
de l’homme le déplaçant vers ce qui est bon ou mauvais.
Mystère (r’z’, μυστηριν) – tous les évènements dans le plan de Dieu pour
le salut, y compris leur anticipation mystique dans son expérience intérieure.
Quiescence (sly’ ; ησυκια) - tranquillité extérieure sans aucune activité,
sociale ou autre ; le calme des pensées, de l’intellect et du cœur.
La Pensée (r’yn’ ; διανοια) – le siège de l’activité intellectuelle qui chez les
plus mûrs est prise en charge par l’intellect soumis à la stupeur.
Pensées (hwsb, λογισμοι) – suggestions, projets et même tentations.
Spiritual (rwhny’ ; πνευματικος) – résultat des interventions du St. Esprit ;
le plus élevé des trois étapes du travail spirituel.
Stupeur (tmh’) – similaire à l’étonnement (thr’), une suspension de l’acti-
vité des sens. La stupeur totale (3, 4, 48) anticipe la vie du monde à venir.
La christologie de St. Isaac est libre de diatribes contre l’orthodoxie
chalcédonienne. Dans le corpus de ses œuvres découvertes récemment
(2003 chapitre 39-41) il montre l’influence de la doctrine d’Evagre sur
l’apokatastasis (la restauration finale de toutes choses en leur état d’origine),
la croyance que dans le salut final tous les êtres intelligents y compris les
anges déchus et Satan seront présents. En bas j’ai résumé plusieurs pages
du chapitre 39 et 79 d’Isaac sur la « Contemplation du Grand Jugement »1.

1. Traduction d’André Louf, Abbaye de Bellefontaine, Œuvres Spirituelles – II, 2003 :439-
450.

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110 | DU DÉSERT AU PARADIS

Œuvres Spirituelles II, Discours 39. 4-7

Pour Isaac le plan de Dieu pour le salut de l’humanité ne peut pas être saisi
en instants isolés, par exemple l’expulsion du paradis ou la mort d’Adam, mais
plutôt par la manière dont Dieu conduit l’homme à la vie éternelle. Ainsi pour
St. Isaac nous n’avons pas tous péché dans la chute d’Adam ; ce n’est pas sa
désobéissance qui a introduit la mort dans le destin de l’humanité, comme
dans l’épître de St. Paul aux Romains ch. 5:12. Peu importe le comportement
d’Adam, Dieu n’avait pas prévu de laisser Adam rester au Paradis mais avait
prévu que ses descendants peupleraient toute la surface de la terre.

Discours 79. 8-10

Plus loin dans ces discours en citant St. Théodore de Mopsueste « l’Inter-
prète » (350-428) dans le monde à venir, non seulement ceux qui ont choisi
la beauté dans ce monde-ci mais également les personnes mauvaises seront
punies à tel point qu’elles désireront comprendre les bienfaits de la peur de
Dieu et voudront être consolées par Sa beauté.

Discours 39.11

Ensuite St. Isaac convoque l’évêque de Tarsis, Diodore (+ circa 390, le


maître de Théodore) qui dans la Providence chapitre 5 écrivit : « …les coups
que les mauvais vont recevoir ne seront pas éternels… une fois qu’ils ont reçu
la mesure de leur méchanceté… ils seront dans la joie à jamais. » Puisque le
temps de l’immortalité est plus grand que celui de la lutte, c’est-à-dire le
monde présent, ces punitions ont leurs limites… Ce n’est pas seulement
pour les bons que nous devrions envisager la résurrection des morts, mais
aussi pour ceux qui ont été méchants.

Discours 39.6

Et dans le chapitre six de St. Diodore, « Dieu à cause de son immense


grâce, cache la mesure des travailleurs dans les récompenses, mais diminue
les punitions de ceux qui sont châtiés, abrégeant la durée. Ce qui plus est, la
durée des punitions n’est pas en proportion de leurs fautes, car la punition
de Dieu est moins qu’ils ont mérité. »
La même chose est dite des martyres alors qu’ils se préparent à abandon-
ner leur vie pour le Christ ; les hymnographes byzantins disent que pour

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LA CHRIST AUX SHÉOL | 111

une brève période de douleur atroce, il n’y a pas de mesure commune aux
consolations du monde à venir. St. Isaac s’astreint à éliminer la conception
enfantine qui voudrait attribuer à la miséricorde de Dieu la passion d’infli-
ger des punitions.

Discours 39.15

La réalité de la Géhenne est de courte durée. Dieu ne se prépare pas à


nous faire payer pour nos actions mauvaises, mais plutôt prévoit un bref
séjour dans la Géhenne pour éveiller en nous la conscience de nos péchés et
de les détester. Faire payer quelqu’un pour le mal qu’il a commis appartient
au caractère des personnes mauvaises et non à Dieu. Car ce n’est que par
l’amour que la qualité de notre esprit peut être améliorée.

Discours 39.16

Il est impossible d’imaginer pourquoi le Christ s’incarne si toutes les


générations précédentes de l’humanité avaient besoin de punition et pas de
la vie éternelle.

Discours 39. 17

La providence paternelle, un plan de salut plein de sagesse, un désir total


pour notre bien-être et un amour parfait excluent la punition et la rétri-
bution. L’amour considère les bienfaits à venir, l’avenir et non le passé.
Concevoir Dieu autrement serait être infantile, et le rendre faible.

Discours 39.18

Dans le destin de la création est caché mystérieusement la Providence


comme la contemplation de la nature de notre Créateur nous la révèle.
Comme dans le psaume 36 (35), 7 : « Vraiment vos jugements sont un
grand abîme. »

Discours 39.19

Tout dans l’Écriture sainte ne doit pas être compris littéralement, à pre-
mière vue, car la sainte écriture est loin de sa vraie nature. Dieu est caché

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112 | DU DÉSERT AU PARADIS

dans la matière de ces narrations. Beaucoup de choses sont contraires à ce


que nous imaginons et nous devons apprendre à discerner les réalités qui ne
sont jamais apparues dans notre conscience.

Discours 39. 20-22

Il reste un mystère caché dans la question de la Gehenne qui est cachée


et des hommes et des anges. Le monde à venir est entièrement composé
de grâce, d’amour, de miséricorde et de bonté. Si Dieu connaît la justice
et le mal avant même qu’ils n’apparaissent, cela ne veut pas dire que dans
Dieu il y a un mélange d’amour avec tout le reste. Tout ce qui rapproche de
Dieu est miséricorde, amour et pitié et jamais l’intention de punir, d’exer-
cer la vengeance. Dieu multiplie ces menaces mais par sa grâce il diminue
les punitions.
Voici quatre extraits des « Textes sur la prière et posture extérieure pen-
dant la prière » (trad. anglaise de S. Brock 1987 :284-285)1
12. La vraie vision de Jésus Christ notre Seigneur consiste à ce que nous
comprenions le sens de son Incarnation pour nous, et devenant ivres d’amour
pour lui comme résultat des discernements des multiples éléments merveilleux
contenus dans cette vision.
13. L’office de la psalmodie est une règle qui sujette l’âme à l’humilité qui
appartient à la servitude.
14. Dans cette règle il y a la liberté et dans la liberté il y a la règle. Certaines
personnes sont éprouvées et excellent dans cette règle, d’autres excellent à cause
de la liberté qui en découle.
15. Certains font plus de progrès dans la liberté que quand ils sont assujettis
à la règle. Néanmoins assez souvent de cette liberté il naît beaucoup de chemins
menant à l’erreur… Alors qu’avec la règle personne est jamais perdu ; ceux qui
persévèrent sous le joug d’une règle ne seront poussés à la chute seulement une
fois qu’ils ont abandonné la règle et la négligent.
Dans son court traité « Sur la Prière pure » Isaac décrit avec sa simplicité
caractéristique et sa compréhension de la nature humaine2 :
Quand tu es en prière, ne cherche pas à être entièrement libre de distractions
ce qui est impossible, mais cherche à errer en suivant quelque chose de bon…
Des errements sont bons quand l’esprit erre vers Dieu dans la durée de sa prière,

1. The Syriac Fathers on Prayer and Spiritual Life. translations S. Brock, 1987 :271-292,
section entitled « Texts on Prayer and the Outward Posture during Prayer ».
2. Traduction anglaise du syriaque par S. Brock, dans The Syriac Fathers on Prayer and the
Spiritual Life. Cistercian Studies no 101. Kalamazoo, 1987 : 294-295. Traduction française
S.C. Headley.

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LA CHRIST AUX SHÉOL | 113

vers sa gloire et majesté, partant du souvenir des écritures, d’une compréhen-


sion des proclamations divines et des saints mots de l’Esprit… quand l’esprit est
entièrement (sans aucune espèce de pensée, ou : « vide de pensée », ceci est le
silence de l’esprit et non la pureté de la prière).
Isaac est connu pour sa description de la sensibilité pendant la prière qui
enflamme la grâce de Dieu dans le cœur. La prose d’Isaac est si ample, plus
de mille pages, que j’abrège la traduction (André Louf, Œuvres Spirituelles
II, 2003 :42 ; §3, 4, 23). La compréhension d’Isaac du travail ascétique (ml
en syriac ; ponos en grec), corporel et intérieur, est très large et compatis-
sante. La seule vertu est l’indispensable humilité. Comme dit l’abba il n’y a
pas de bonne nouvelle pendant les jours de son combat spirituel :
Croyez-moi mes frères : l’acédie, la torpeur, la lourdeur des membres, les
troubles, le trouble et le tumulte de la Pensée, toutes ces choses accablantes qui
sont le lot des moines dans la quiétude, sont un ouvrage accompli par Dieu. Ne
pense pas que seules les lumières reçues pendant l’office sont un ouvrage accom-
pli par Dieu… même les suggestions de blasphème et de vaine gloire… tout cela,
laissant de côté l’orgueil peut être considéré comme un sacrifice pur et comme
l’ouvrage saint de Dieu… à condition qu’il (le solitaire) le supporte, en ne sortant
pas de sa cellule. (Louf, Œuvres Spirituelles II, 2003 :42 ; §3, 4, 23)
Pour le Dieu d’Isaac de Ninive ce n’est pas la quantité des exploits ascé-
tiques qui compte mais l’intention avec laquelle ils sont accomplis. Peu
importe la quantité d’efforts que le moine déploie dans ces exploits ascé-
tiques, ce n’est pas à cause d’eux que Dieu donne la grâce. En fait Dieu
sait quand nous serons vraiment aidés par cette grâce (Œuvres Spirituelles
II, 21:10). Dieu dans sa bonté accepte les choses modestes, apparemment
insignifiantes de notre part et généralement ne juge pas nos faiblesses et les
nécessités de la nature humaine. Dieu attend qu’après notre ascèse corpo-
relle, nous allions pratiquer une ascèse intérieure du cœur et de l’intellect.
C’est alors que l’émerveillement et la stupeur qui l’accompagne rendent
possible de renvoyer la violence précédente et d’être attiré intérieurement
vers le Seigneur. C’est à ce moment qu’Isaac nous renvoie à l’épître de St.
Paul aux Éphésiens (ch. 1:7-8 ; 18) :
…selon la richesse et sa grâce, qu’Il nous a prodiguée, en toute sagesse et
intelligence : Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté… Puisse-t-Il illu-
miner les yeux de votre cœur pour vous faire voir quelle espérance vous ouvre son
appel, quels trésors de gloire renferme son héritage parmi les saints.
Le moine dans sa solitude n’est pas supposé s’épuiser dans des luttes
interminables contre ses passions, mais plutôt apprendre à les surpasser
par une mort intérieure, un manque de toute consolation qui le laisse libre
comme lorsqu’en escrime on écarte par une fente la lame de son adversaire.

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114 | DU DÉSERT AU PARADIS

(Œuvres Spirituelles II, 19.8) Au-delà de cela, dans une expérience plus
profonde, toujours un don de Dieu, nous sommes réduits au silence, à la
crainte quand finalement nous contemplons les mystères de Dieu (35.2).
Il n’y a nul besoin de se forcer d’approcher de Dieu. Ayant déçu les pas-
sions en esquivant à droite et à gauche nous pouvons continuer notre
askesis, permettant à l’esprit d’être pacifié, facilité par son intériorisation
précédente (3, 4, 56).
Isaac parle de la loi des esclaves et de la loi de la liberté (Œuvres Spirituelles
II, 14.34). Pour les débutants la nécessité initiale d’une observance stricte
est claire. Les prosternations avant le signe de croix sont considérées comme
le meilleur des labeurs ascétiques, traçant sur son cœur la croix du Seigneur
(14.14). Chaque fois qu’on vénère la croix avec un baiser, c’est une prière.
Dans le discours 11, Isaac explique que l’image de la mort sur la croix pos-
sède une force invisible et éternelle qui par sa vénération dépose en nous des
réalités nouvelles et pures. De même que la littérature rabbinique décrit la
shekinah dans le temple (Exode 25. 17, 21-22) la grâce incommensurable
de l’incarnation de notre Seigneur nous donne une liberté de parole qui
chasse la crainte, car la sainte croix est le vêtement du Christ de même que
l’humanité du Christ est le vêtement de sa divinité. Ainsi la croix devient
pour nous le sanctuaire de la shekinah du très haut. Nous n’avons pas honte
d’appeler la croix du Seigneur Sauveur et même Dieu d’Isaac (Œuvres
Spirituelles 11.19-20).
Nécessairement St. Isaac va réfléchir la christologie des syriens orientaux
(11. 21-22). La croix est une icône qui reflète le mystère de la rédemption
accomplie par le Christ et est un sacrement qui emmène le croyant à Pâques
et au-delà. Isaac ne craint pas d’appeler Dieu, Créateur et Seigneur l’huma-
nité de notre Sauveur qui était vraiment l’homme ; d’affirmer que c’était par
lui, par ses mains que les mondes ont été formés et toute chose créée. Car
Dieu désira habiter en lui et lui a donné la gloire de sa divinité et domina-
tion sur tout, afin que les bonnes choses dans la création reçoivent par son
intermédiaire ce dont la croix était le commencement. Ainsi la croix est Son
sceau sur le plan de salut.
Un des thèmes récurrents dans St. Isaac de Ninive est le « travail » de
l’humilité. Voici une de ses expressions le plus connues.
Celui qui connaît ses péchés… est plus grand que celui qui ressuscite
les morts. Celui qui se connaît et plus grand que celui qui connaît les anges.
(Œuvres Spirituelles II 11:24)
La tentation est donnée gracieusement à l’homme par Dieu pour briser
son cœur ! Même si la passion, la peur et la tristesse vous abattent, la misé-
ricorde de Dieu nous a préparés au sein même de notre défaite. Chaque
passion est une occasion pour vous de comprendre quelque chose.

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LA CHRIST AUX SHÉOL | 115

Une fois étant retourné à la vie, nous prions ; dévorés, nous prions ; restant
purs, nous prions ; nous vautrant dans le crime, nous prions ; signés par le sang
de nos blessures, nous prions, tombés, nous prions. Le seigneur nous outre passe,
nous prions… Car le Seigneur a dit (Mt. 9. 12) « ce n’est pas ceux en bonne
santé qui sont en besoin d’un médecin ». (Œuvres Spirituelles II 3.4-36).
Ainsi c’est quand nous cœurs sont brisés (Œuvres Spirituelles II 3, 2, 93 ;
3, 2, 47) que nous voyons finalement l’action de grâce dans nos cœurs.
Nous sentons la grâce donnée au milieu du labeur du repentir. La vertu
exigeante de l’humilité peut remplacer tous les autres efforts ascétiques.
Dieu ne dédaigne pas les pécheurs mais au contraire se précipite vers celui
qui l’invoque (Œuvres Spirituelles 3, 3, 18). Isaac se laisse surprendre par
l’anxiété des croyants qui n’ont pas encore expérimenté la miséricorde d’une
telle bonté. Il insiste que pour avoir supporté lui-même la souffrance, Dieu
s’implique profondément dans notre salut. Sa grâce surpasse de loin nos
attentes. À cause de notre détresse somme toute modeste, Dieu pourtant
nous octroie l’héritage de son royaume (Œuvres Spirituelles 40, 15-17).
En parlant du don des larmes dans son discours 18, abba Isaac distingue
entre les larmes faciles que certains possèdent et celles de l’humilité. La
vraie humilité présuppose un amour surpassant cette douce et ardente dou-
leur de l’amour de Dieu qui est à la racine des larmes, qui déverse une douce
consolation dans nos cœurs. (18:14)

Le royaume intérieur

Pour St. Isaac la profondeur intérieure du cœur est l’endroit où s’accom-


plit notre travail caché. (Œuvres Spirituelles II, 24 : 1 ; 29 : 5-7), où nous
acquérons l’œil intérieur permettant la contemplation et la vision ce qui est
un don de sa grâce. La mortification de l’âme consiste non pas dans le désir
des choses de ce monde alors que notre esprit s’y égare, mais dans cette soif
continuelle des choses à venir, d’un cœur qui fréquente l’état d’esprit après
la résurrection. La vraie mortification est celle d’une personne qui, enterrée
avec le Christ, est morte de la mort du Christ qui est la résurrection du
monde entier (Œuvres Spirituelles II, 3, 1, 87). Ce royaume intérieur de
Dieu, cette place cachée dans notre âme (3, 4, 98). Là nous pouvons acqué-
rir l’œil intérieur qui voit la grâce spirituelle dans une vraie contemplation.
(35, 4) La mortification corporelle ne suffit pas. Le vrai travail d’un moine
consiste à rester attaché au Seigneur par nos afflictions et nos souvenirs, par
une contemplation continuelle. Seulement l’homme intérieur est capable de
rencontrer Dieu, de se réjouir continuellement en Dieu grâce à la stupeur
remontant de notre contemplation de son amour pour l’humanité. Quand
nous entrons dans notre cœur intérieur et quand nous unifions notre désir,

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116 | DU DÉSERT AU PARADIS

nous devenons un homme unique et nous commençons à voir des réalités


nouvelles, goûtant la renaissance de toute l’humanité à la fin du monde
(3, 4, 6&). Veillant dans notre cœur au souvenir perpétuel de notre Seigneur
par des lectures, la prière et la recherche nous nous ouvrons aux consolations
de l’espoir dans des choses encore cachées (29, 3).

Au-delà de la Prière

Éprouver note âme pendant la prière permet de discerner ses tâches et


sa beauté. La prière prive et personnelle de nos requêtes (Discours 5) est
riche en formes nourries par les Saintes Écritures et les Psaumes, et disperse
les distractions. Parmi les plus mûrs la prière pourrait être variée. Certains
prient paisiblement, d’autres rapidement avec ardeur, d’autres encore à
partir des pistes de leurs réflexions, d’autres enfin à partir des abîmes de
leur compréhension (md’). Les mots des psaumes cachent les merveilles
qui amènent doucement l’âme vers Dieu. Son amour nous garde vigilants
(3, 3, 12). Dans la prière pure la modération et la faiblesse des mouvements
des pensées permettent qu’on soit frappé de stupeur (3, 4, 66). La prière
pure arrive quand on est installé dans le cœur et que les pensées ne sont
plus en contact avec les réalités matérielles. L’attente de l’Esprit dans cette
solitude semble doux à l’âme (3, 2, 59). Son esprit reçoit une intuition du
sens d’un verset de l’Écriture qui nous pénètre comme une flamme, avec une
émotion douloureuse. Subitement la joie se libère dans notre âme (3, 2, 60).
Ceci n’arrive pas tous les jours, pas plus que le plongeur de perles en trouve
chaque fois une de grande beauté. (34, 4-9) Seulement la stupeur au-delà de
l’étonnement, qu’on soit pris sous Son « ombre » (maggnânûtâ) nous permet
de « sentir » Dieu (3, 4, 48). Quant à l’expérience de la Mère de Dieu, il n’y
a pas d’équivalent humain. (Luc 1.35)
À la fin de son quarante et unième discours (41. 2), St. Isaac conclut en
parlant de la prêtrise intérieure, de la prière qui s’accomplit dans le temple
de son cœur. La voix de Dieu intervenue récemment si puissamment est
alors accompagnée des révélations invisibles du monde à venir et tout ceci
en silence.

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CHAPITRE 6
L’ETHOS DE LA PRIÈRE MONASTIQUE
EN CAPPADOCE AU IVE SIÈCLE

Saint Basile de Césarée (329/330-377/379)

Si dans la Mésopotamie nous venons de faire la connaissance d’un


évêque ascète dans la personne de saint Isaac, dans la Cappadoce du qua-
trième siècle nous trouvons un grand évêque urbain, Basile de Césarée qui
a su organiser des monastères cénobitiques à la manière de saint Pacôme
dans le Thébaïde du moyen Nil. Son frère cadet si talentueux, Grégoire
de Nysse, à la fois évêque et marié, a écrit lui aussi sur la théologie monas-
tique et la virginité. Ici, en Asie mineure, on rencontre un paysage du
ive siècle présentant un patchwork de pratiques monastiques. Dans le sud
de la France, saint Jean Cassien (ca 360-435) rentré de l’Égypte d’abord
à Rome puis à Marseille, décrit dans les Conférences et institutions cénobi-
tiques (Sources chrétiennes, nos 42, 54, 64 et 109) le monachisme égyptien
à Scété qui ne ressemblait pas à l’ascétique que Basile avait propagé en
Cappadoce pendant la jeunesse de Cassien. Le monachisme égyptien
était proche de ce que saint Benoît de Nursie (480-543)1 allait déve-
lopper en Italie deux siècles plus tard et qui fut partiellement influencé
par les règles de Basile. Mais cette comparaison n’est pas très exacte car
Basile refusait de considérer le monachisme comme un état séparé. Sur ce
thème, il argumentait contre le rigorisme que les Eustathiens voulaient
appliquer à l’ensemble des chrétiens, alors que Basile était convaincu que
l’homme n’est pas un « animal monastique ». Sa règle « monastique »
était applicable à n’importe quel laïc dans la cité. Alors que les ensei-
gnements de Cassien allaient pâlir devant le génie littéraire de saint
Augustin – dont le modèle cénobitique monopolisera l’ethos monastique
en Europe – Basile envisageait un monachisme semi-anachorète, associé
à une vie collective et ecclésiale urbaine. Le silence et la solitude allaient
survivre en Europe grâce aux cisterciens et aux cartusiens, et d’une tout

1. Cf. les analyses de Placide Desceille dans De L’Orient à l’Occident. (Genève : Éditions
des Syrtes, 2017) 91-108.

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118 | DU DÉSERT AU PARADIS

autre manière dans le hésychaterion byzantin dont le Mont-Athos allait


devenir la référence1.
Si on lit attentivement les écrits de saint Basile, comme l’a fait Philippe
Rousseau2 (1994, ch. 6), on voit pourquoi il accorde tant d’importance à
la théologie ascétique de l’Orient chrétien ultérieur. Alors qu’on lit chez
Grégoire de Nysse une théologie de l’expérience existentielle des ténèbres
aveuglantes de l’ascension mystique, saint Basile donne dans ses règles et
homélies le phronema, l’orientation définissant la vie pour tout chrétien dans
le monde aussi bien que pour une fraternité plus restreinte. Basile savait que
les Saintes Écritures restent toujours notre consolation la plus intime, des
mots destinés à être traduits en actes, ce qui implique une relation entre un
enseignant, un maître et ses frères : une relation non pas fondée sur le statut
mais sur une autorité méritée, et donnée spontanément. Si vers 369 un
troisième terme, « moine », est passé dans l’usage à côté des mots « laïc » et
« clergé », Basile avait toujours pensé que ces trois ordres étaient fondés sur
un seul et même critère : le baptême où chacun a rejeté son passé païen. Le
père spirituel, celui qui vous a oint (αλείπτην) lors de la chrismation, était là
pour vous former à la vie ascétique qui mène au salut. Toutefois, le moine,
le solitaire, μονάζοντες, avait lui aussi des droits et ses aînés devraient
savoir adapter la règle en tenant compte des capacités personnelles, par un
régime de travail et de prière équilibré où il pourrait s’affranchir de tous ses
désirs personnels. Dans ces fraternités, tout le monde était le bienvenu. Les
réfugiés de l’injustice, les esclaves, même les hommes ou femmes mariés ;
la parentèle et les visiteurs étaient bien accueillis. La frontière entre la
société extérieure et les monastères était un mur très bas. On entrait dans
le monastère avec son métier, cordonnier, menuisier, etc., qu’on mettait à la
disposition de la fraternité. Rousseau (1994 :295) écrit :
La priorité était donnée à des vertus humaines naturelles : l’inclination à la
bonté et la capacité et le désir de communiquer avec les autres… La question
était comment garantir l’union parmi les êtres humains ; la clef à cela se trouvait
dans le désir personnel de chacun de plaire à Dieu.
Cela impliquait de ne pas socialiser avec d’autres personnes moins engagées
que soi-même envers Dieu. Entre l’attitude de ne compter que sur soi-même
et celle d’une convivialité mal guidée il y avait un juste milieu. La société n’est
pas un milieu où déverser ou exercer son altruisme. Pour Basile, la cité était

1. Pour un survol de l’histoire compliquée du monachisme européen avec ses réformes et


renaissances, cf. J. Leclerq, F. Vandenbrouke and Louis Bouyer, La Spiritualité du Moyen
Âge, Paris : Aubier, 1961 et Théologie de la vie monastique, collection Théologie, 49, Paris :
Aubier, 106I.
2. La suite résume Philip Rousseau Basil of Caesarea. (Berkeley, University of California,
1994) ch. 6, chapter VI sur les écrits ascétiques de Basile.

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L’ETHOS DE LA PRIÈRE MONASTIQUE… | 119

un lieu de générosité indisciplinée en vue de l’estime personnelle (Ascetica :


Règles courtes (Regulae Brevius Tractatae) §96), car il est facile de pratiquer une
générosité qui « nous éloigne de la vie en Dieu. » (Règles courtes 621)
Nous devons être les gardiens de la diligence que chacun on se voit
comme dans la première génération de la fraternité des apôtres qui étaient
guidés par le Saint-Esprit et les commandements de Jésus. C’est en com-
munion avec la communauté des croyants qu’on doit consulter les Écritures.
Puisque l’éducation est fondée sur les Saintes Écritures, il y aura toujours
une distinction entre les aînés avec leurs propres dons et le silence et la dis-
cipline des cadets qui les entourent. C’est dans ce sens que Basile concevait
qu’une communauté monastique était « religieuse » (Rousseau 1994 : 210,
note 99). Alors qu’une vie de piété était ouverte à tous, pour Basile, un enga-
gement sérieux devant Dieu vous séparera spontanément des moins engagés
sans que cela diminue vos devoirs à l’égard de vos voisins. Dans ce contexte
d’humilité réciproque, l’autorité de la Bible et la propre capacité de chacun
pour la pensée rationnelle assurera ce que saint Paul (Rm 12:1) appelait « le
service raisonnable » (λογικη` λατρεία). Ainsi toute la hiérarchie de valeurs
ne dépend pas de la seule obéissance.
Sa biographie2 : Ses parents étaient des disciples de l’évêque et confesseur
Grégoire le Thaumaturge (213-270). Déjà la mère de Basile était la fille d’une
martyre. Né à Néo-Césarée dans le Pont sur la rivière de Lycus, aujourd’hui
nommée Tosanul, vers 329-330, Basile, aîné de dix enfants, grandit avec sa
sœur Macrine qui deviendra une moniale influente. Ayant étudié la Bible
à la maison et ensuite à Césarée, Athènes et Constantinople avec son ami
Grégoire de Nazianze, c’est seulement à l’âge de trente-huit ans que Basile
demanda le baptême, apparemment sous l’influence de l’évêque de Sébaste
dans l’Arménie romaine nommé Eustathe (circa 300-377), mais dont il refusa
plus tard l’ethos ascétique extrême. Pour Basile, la vie ascétique pourrait
aussi bien être vécue dans la famille (Lettre 2). L’éthos de sa réclusion sur
le domaine familial ressemblait à l’idéal aristocrate stoïque et platonique,
comme dans le Phédon de Platon (67) « …se retirer du monde n’est pas le
quitter corporellement mais (de) couper les liens de sympathie qui unissent le
corps à l’âme. » Basile nota dans sa seconde lettre3 que la Bible devrait devenir
plus importante que ne l’avait été auparavant la philosophie.

1. Ci-dessous sont citées les Règles de Basile d’après Vincent Desprez, Le monachisme
primitif, Sources orientales, Abbaye de Bellefontaine, no 58, 1994 chapitre IX, pp. 347-368.,
qui lui utilise : Saint Basile, intr. et trad. Léon Lèbe, osb. Les règles morales et portrait du
chrétien, Maredsous, 1969 et Id., Les règles monastiques, Maredsous, 1969.
2. Rousseau 1994 : 210, note 99.
3. Cf. J. Gribomont, Saint Basile. Évangile et Église, Sources orientales, Abbaye de
Bellefontaine no 36-37, 1984 ; Dans la Tradition basilienne (y compris du pseudo-Basile les
Constitutions ascétiques). Abbaye de Bellefontaine, Sources orientales no 72, 1998.

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120 | DU DÉSERT AU PARADIS

La solitude permet qu’on soit sans ville, sans maison, sans possessions,
et de travailler partout accompagné par le sel des prières et des hymnes.
La route directe de la méditation sur les Écritures… Que seulement une
heure soit consacrée à des repas réguliers… le début de la journée est le
milieu de la nuit.
Alors que toute la famille de Basile fut influencée par Eustathe,
Basile, après avoir quitté Athènes prit le temps en 356-357 de visiter la
Mésopotamie, la Syrie, la Palestine et l’Égypte. D’après Rousseau (1994 :
72-74), c’était moins pour rencontrer des saints moines de ces pays que pour
rencontrer son maître Eustathe devenu évêque de Sébaste, qui avait encore
toute sa confiance. Mais rapidement la réputation de celui-ci se teinta
d’hérésie, lorsque treize évêques eurent condamné son mépris du mariage,
de la consommation de plats de viande, le mépris de son maître à un esclave,
le dédain pour une liturgie célébrée par un prêtre marié, le mépris des lieux
de culte de la Sainte Église, etc.1. Se soumettant à ces vingt canons, l’évêque
accepta avec humilité la correction et resta dans l’Église. La majorité des
moines d’Eustathe acceptèrent les réformes proposées plus tard par Basile.
Eusthate comprit que le monachisme était mieux vécu au sein de l’Église
que comme anachorète dans un désert, loin des cénobia. Lors de sa visite
en Palestine, la préoccupation de Basile resta centrée sur la Cappadoce.
Rousseau écrit2 :
Nous parlons d’un homme, un évêque qui était en train de modifier sa
compréhension religieuse, tout en gardant l’esprit originel ; il s’agissait
d’un homme qui surtout voulait faire de l’Église autant une forme pour la
réforme sociale qu’un centre d’enthousiasme liturgique, et qui cherchait cer-
tainement à injecter dans l’expérience chrétienne un degré de sérieux moral
qui affectera non seulement la vie publique mais aussi le développement
personnel.
Basile n’était pas exclusivement préoccupé par la vie monastique.
L’engagement moral de Basile se manifesta par sa fondation près de Césarée
d’un hospice pour les malades et les pauvres. On se souvient de lui surtout
pour sa défense du Concile de Nicée (325) : son traité contre le courant
arien représenté par Eunome, évêque de Cyzique († 395), son Traité sur
le Saint-Esprit (Sources chrétiennes, no 17 bis) écrit suite à sa rupture avec
Eustathe en 375.
Quant à l’âge de quarante ans, en 460, Basile fut ordonné diacre et qu’il
participa au concile semi-arien à Constantinople, il avait déjà entamé sa

V. Desprez, chapitre IX cite ses lettres d’après éd. et trad. Y. Courtonne, Lettres, CUF,
Paris, Belles Lettres, 1957-1966.
1. Pour les vingt canons au concile de Gangres en Paphlagonie, cf. Charles Joseph Hefele,
Histoire des conciles, tome 1, 2e partie (Paris : Letouzey, 1907), pp. 1029-1046.
2. Rousseau 1994 :75.

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L’ETHOS DE LA PRIÈRE MONASTIQUE… | 121

réforme des mouvements proto-monastiques qu’il avait rencontrés en


Cappadoce. Pour cela il composa son Ascétikon le plus court, traduit en latin
par Rufin d’Aquilée à la fin du ive siècle et connu de saint Benoît de Nursie
au monastère de Monte Casino en Italie du Sud1. Ces règles morales brèves
insistent sur l’obéissance par amour pour Dieu, ses commandements sont
ceux qui sont présentés dans les catéchèses baptismales et la réception de
la Sainte Communion, tout ce que le mouvement eustathien avait remis en
question. Pour Basile, l’essence de la foi c’est de croire aux paroles inspirées
par les Saintes Écritures. En observant les commandements de Dieu, on
peut renaître par l’eau et par l’Esprit, purifié par le sang du Christ. Comme
jeune prêtre, Basile faisait encore partie du milieu ascétique des fraternités
eustathiennes. Ses deux cent trois questions et réponses sont d’un genre très
différent des Discours ascétiques de saint Isaac le Syrien, qui s’adressent à des
ermites expérimentés.
Pour Basile, la seule vraie règle se trouve dans le Nouveau Testament, car
même si les temps ont changé, selon lui le contexte spirituel reste le même.
En 370, cinquante ans après qu’Ammun ait fondé les kellia en Égypte,
Basile succède à Eusèbe comme évêque de Césarée. Il écrivit alors son
grand Ascetikon, donnant quelque trois cent soixante-quinze réponses, dont
cinquante-cinq développent des thèmes déjà traités dans le petit Ascetikon.
Le premier et le deuxième Ascetikon seront réécrits à plusieurs reprises, ainsi
que les vingt-deux Moralia, le Traité sur le baptême, tout cela sous le titre
Epauche (Hypotypose) d’ascétisme.
La doctrine ascétique de Basile est présentée dans les quatre premières
sections des Grandes Règles (GR) centrées sur l’amour et la crainte de
Dieu. Le but (skopos) et l’idéal de la vie chrétienne sont trouvés dans Actes
ch. 20 : le jugement est proche et la pénitence et la conversion urgentes.
GR I insiste sur le premier commandement, l’amour de Dieu. Dans GR
2 une appréhension immédiate du Seigneur nous oblige à la témoigner à
Dieu avec une gratitude pour laquelle il n’y a pas de leçons. (I Th 5, 9).
Cela est exprimé dans un hymne proche de l’anaphore eucharistique de
saint Basile sur la beauté de l’œuvre salvatrice du Seigneur. GR 3 traite
de l’amour des voisins car « l’homme est un animal social et domestique,
ni solitaire (monastikon) ni sauvage ». Après, une fois qu’on a dépassé
l’enfance spirituelle de son amour pour le Christ (GR 4), on accède à la
crainte de Dieu et à la plus grande responsabilité que cela entraîne. Pour
accomplir les commandements de Dieu, on doit se séparer du monde et
rejoindre une communauté. La stabilité implique (GR 5) la fuite de la
société composée des personnes avec leurs distractions, ainsi en GR 6,

1. À ne pas confondre avec les écrits de pseudo-Basils ; cf. Dans la tradition basilienne,
Spiritualité orientale, no 58, Abbaye de Bellefontaine, 1994.

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122 | DU DÉSERT AU PARADIS

Basile montre comment le spectacle du mal compromet la sainteté. On


doit vivre à part du monde pour pratiquer la prière continue car la vie quo-
tidienne nous fait oublier la douceur des paroles de Dieu et Ses paroles. Le
danger de la vie solitaire (GR 7) vient de l’auto-satisfaction (autareskia).
Seul, on ne se rappelle pas où l’on est, alors que dans la communauté les
individus sont complémentaires. Dans un cénobium important, le charisme
s’accroît et chacun arrive à se connaître. La renonciation (GR 8) consiste
à transporter le cœur humain au Ciel car lorsqu’on est crucifié pour le
monde, on renonce à soi-même et à ses passions. En GR 9, Basile nous
montre comment les possessions de ce monde bien administrées nous
laissent libres pour se consacrer au Seigneur.
Quant à la réception des novices, on devra connaître leur passé, se méfier
des instables, mais s’ils admettent leurs fautes, on peut les charger des cor-
vées les plus ingrates, spécialement ceux qui ont été fortunés. On ne devrait
pas briser des mariages au nom de la vocation monastique. Les novices
doivent apprendre le silence et ils sont obligés de faire une confession de la
foi (homologia). Les enfants confiés au monastère doivent vivre séparément
des moines. Pour eux la confession se fait spontanément et à l’âge conve-
nable ils doivent faire des vœux de chasteté.
GR 16-19 : inter alia, dit qu’on peut sourire mais ne pas rire. Un chré-
tien doit être reconnaissable par sa pâleur et sa minceur. On mange ce qui
est nécessaire pour accomplir son travail. La tempérance se pratique non
seulement pour le ventre, on doit observer la mesure et la simplicité en
toute chose.
GR 24-31, 43, 45-52, 54 : Gouverner c’est servir. Les fraternités
monastiques ont un supérieur (prestôtes) qui préside mais qui peut être cor-
rigé par un ancien, qui sert de modérateur entre les frères. Et il est nommé
par d’autres fraternités. La confession (exagoreusis) reste une démarche
collective (sunakèsis) ; on confie ses pensées à quelqu’un de mûr et ayant
une certaine expérience. Quand vous êtes corrigé, c’est par souci du salut
de votre âme et cela ne relève d’aucune tyrannie. Des Fraternités peuvent
être consolidées pour réduire des rivalités, diminuer les dépenses géné-
rales ou encourager l’humilité. Ces fraternités sont idéalement identiques
aux communautés locales. On ne choisit pas les corvées par préférence
ou aptitude, mais on obéit à ce qu’on vous offre, car la prière orale est
compatible avec le travail agricole. Si avoir recours aux médicaments vous
permet d’apprécier la sagesse et la bonté de Dieu, c’est le Seigneur qui
nous guérit. Nos maladies se présentent souvent pour nous libérer de nos
vices, pour nous apprendre des leçons.
Les Règles brèves (RB) dans la traduction française d’Étienne Baudry
(Spiritualité orientale, no 92, Bellefontaine, 2013) sont sous-titrées par le
traducteur « pour l’invention d’une vie fraternelle selon les Évangiles » ce

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L’ETHOS DE LA PRIÈRE MONASTIQUE… | 123

qui résume bien l’esprit de l’ethos monastique de Basile. Ces règles procè-
dent par questions-réponses ; en voici un résumé d’après V. Desprez1 :
RB §12 : Comment l’âme sait-elle si ses fautes sont pardonnées ?
Réponse : Quand l’âme se reconnaît dans les paroles des psaumes 114 : 5
« Le Seigneur est juste et miséricordieux ».
RB §16 : Pourquoi la componction (katanuxis) des fois se produit spon-
tanément dans l’âme et à d’autres occasion reste à distance ? Réponse :
Parce que la douleur (ponos) est un don de Dieu plein de sa gentillesse que
les passions voudraient repousser et c’est donc là qu’on voit ce qui domine
nos âmes.
RB § 21 : D’où viennent les distractions. Réponse : de la paresse de l’es-
prit donnée par l’inaction et la nonchalance (amerimneï), le manque de foi
dans la présence de Dieu comme dans le psaume 15, 8 : « Je voyais toujours
le Seigneur devant moi. »
RB§75 : Est-ce que Satan peut être tenu pour responsable de chaque
faute que nous commettons en pensée ? Réponse : Non, Basile est persuadé
que Satan à lui seul ne peut pas causer de fautes.
RB § 80 : Pourquoi notre esprit est-il parfois complètement vide de pen-
sées bonnes ou de méditation agréable à Dieu ? La réponse est donnée dans
le psaume de David 118 : 28 : « Mon âme se fond de chagrin, relève-moi
selon ta parole. »
RB§174 : Comment accomplir les commandements de Dieu avec fer-
veur et promptement ? Réponse : C’est le péché qui produit dans l’âme la
langueur et la paresse, mais les commandements de Dieu nous rappellent
la vie éternelle, plus désirable que l’or et plus doux que le miel (psaume 18 :
10612).
En général Basile croit que la psalmodie des offices canoniques est utile
pour dissiper l’ennui, il insiste donc sur les sept heures monastiques, dont il
est le premier témoin, le deuxième étant do Monasterii d’Augustin.
RB § 162 : Pour Basile, le fondement de la vie ascétique est d’abandonner
complètement sa propre volonté afin de travailler pour le bien-être des autres.
Une harmonie authentique dans la fraternité des frères et sœurs chrétiens
dépend du désir de chaque personne de plaire à Dieu. La confession des
péchés est une dimension de la communion plus large dans la foi partagée.
Toutes nos larmes pourraient conduire les autres au repentir. C’est ainsi que
nous protégeons la diligence les uns des autres. RB§15 & 261: Une direction
spirituelle appropriée (ʼαναγωγή) nous amène naturellement au repentir et
nous permet de rester ouverts à la présence de Dieu. Dans ce contexte, faire
un jugement sur les autres doit être exercé avec beaucoup de prudence pour ne
pas détruire la confiance mutuelle, car naturellement les personnes ont envie

1. Le Monachisme primitif (Spiritualité orientale, no 72, 1998 : pp. 352-367).

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124 | DU DÉSERT AU PARADIS

d’ouvrir leurs cœurs les uns aux autres. Dans sa deuxième lettre (Epistula 2,4)
Basile présente sa théologie de la prière1 :
La prière est à recommander car elle engendre dans l’âme une conception
distincte de Dieu. Et l’habitation de Dieu en nous est ceci : tenir Dieu toujours
dans sa mémoire, comme dans une châsse à l’intérieur de nous. Nous devenons
ainsi des temples de Dieu quand les soucis terrestres cessent d’interrompre la
continuité de notre mémoire de Lui, quand les passions imprévues arrêtent de
distraire notre esprit, l’amant de Dieu, échappant à tout cela, se retire en Dieu,
expulsant toutes les passions qui le poussent à l’incontinence, et il reste dans les
pratiques qui conduisent à la vertu.
Dans sa Moralia (§17), saint Basile affirme que les Écritures sont la clef
de la compréhension de son temps. En s’adressant à l’assistance le plus
vaste que possible avec un honneté (σπουδή), il a réussi à maintenir une
connexion aussi étroite que possible entre la dévotion intérieure à Dieu et
l’Église en général. C’est un exploit remarquable !

Grégoire de Nysse

Certaines contributions à la théologie monastique, à l’ascétisme, ne


viennent pas des moines, car comme on vient de voir avec saint Basile le
Grand, l’expérience monastique est aussi vaste que la vie chrétienne elle-
même. Le frère cadet de saint Basile le Grand, Grégoire, est né vers 330 dans
une famille profondément chrétienne, comme nous l’apprenons par sa bio-
graphie rédigée par sa sœur Macrine2. Il étudia les humanités sous Libanius
pendant la renaissance de l’humanisme païen, sous l’empereur Julien l’Apos-
tat (empereur de 360 à 363). Ensuite il se maria et enseigna la rhétorique
avec enthousiasme. Après 358, saint Basile invita son frère et Grégoire de
Nazianze à se joindre à lui sur le domaine familial à Annesis dans le Pont
afin de vivre une vie ascétique en commun. Lorsque Basile devint évêque en
370, et Grégoire de Nazianze, non sans réticence, évêque de Sasma en 372,
Grégoire, sur l’insistance de son frère aîné, devint évêque de Nysse, un diocèse
qui lui inspira aussitôt un dégoût intense. En 374, le nouvel empereur Valens
(règne 364-378) décida de déposer tous les évêques fidèles au Concile de
Nicée (225). Les années suivantes furent difficiles, ce qui persuada Grégoire

1. 11 Rousseau 1994 :227, traduction SCH.


2. Cf. Vie de sainte Macrine (SC 178), une des meilleures biographies de l’antiquité
chrétienne décrit sa libération des passions, son progrès dans la vie angélique et son amour
pour le Christ dans le contexte d’une fraternité monastique pratiquant la pauvreté, l’égalité
sociale et le travail manuel en phase avec la contemplation.

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L’ETHOS DE LA PRIÈRE MONASTIQUE… | 125

que l’Église avait besoin de la vision de son frère Basile, vision de l’ascétisme
pratiqué en fraternités. C’est à cette époque qu’il écrivit son premier livre, Sur
la virginité (Sources chrétiennes 1191). En 377, Grégoire put revenir à Nysse
où il fut bien accueilli, mais le 1er janvier 379 Basile mourut et c’est Grégoire
qui hérita de toute la responsabilité des œuvres monastiques, théologiques et
pastorales de son frère. Ce que saint Basile avait organisé devait d’être achevé
et Grégoire de Nysse avait les compétences nécessaires sur le plan théologique.
En 379, il termina son traité Sur la création de l’Homme2, qui reprenait un sujet
que Basile avait traité deux ans auparavant, mais que Grégoire approfondit
en montrant les séquences internes et causales (ʼακολουθία3). Pendant sa
visite à Sébaste, le centre du mouvement monastique de leur évêque Eustathe,
Grégoire de Nysse se rendit compte de la nécessité de défendre la divinité
du Saint-Esprit. À partir de 389, saint Grégoire commença à prêcher contre
l’hérésie d’Eunome qui arguait que la ressemblance entre le Créateur et la
créature était seulement morale, une hérésie qui venait à Nysse à partir de
la Galatie. Quand Eunome attaqua Basile, Grégoire répliqua en écrivant en
dix-sept jours seulement le premier de ses trois traités contre Eunome4. Les
conflits entre les Ariens, les Sabelliens et les Nicéens faisaient rage et en 381
l’empereur Théodose (règne 379-395) convoqua le Concile de Constantinople
au cours lequel Grégoire allait jouer un rôle décisif en présentant avec succès
la théologie qu’avaient défendue Basile et Grégoire de Nazianze. Son rôle
dans le Concile de Constantinople consacra son influence croissante et son
diocèse fut élargi pour inclure tout le Pont et la Cappadoce. En l’an 389 envi-
ron, il dédia son fameux commentaire sur le Cantique des Cantiques5 à son ami
Olympias dans la ville impériale.
Après 386 la réputation de Grégoire a souffert de ses doctrines christo-
logiques et trinitaires et les prérogatives des évêques de Cappadoce furent
limitées. C’est durant cette période que saint Grégoire de Nysse écrivit sur
la vie dans l’Esprit avec beaucoup de maturité et de profondeur6. C’est là
que se trouve sa contribution à la théologie monastique.
Son bref traité sur la Vie de Moise7, examiné ci-dessous, donna une orien-
tation théologique à la vie monastique qui renforça celle de saint Basile.

1. Cf. Sources chrétiennes, no 119, Paris, Cerf, 1966.


2. La Création de l’Homme. Sources chrétiennes, no 6, Paris, Cerf, 1943-2002. Cf.
Danielou 2002 :5.
3. L’Origine de l’Homme, Sources chrétiennes, no 160 : l’Hexaéméron, sermons 10 & 11.
4. Cf. Contre Eunome I, 1-146, Sources chrétiennes, no 521, Paris, Cerf, 2008 ; Basil of
Caesarea, Contre Eunome. Sources chrétiennes, nos 299 & 305, Paris, Cerf, 1982-1983.
5. Cf. Migne, « les pères dans la foi » no 49-50, Paris 1992.
6. Cf. la Vie de Moise, Sources chrétiennes, nos 10 et 16-31, 1942-1961.
7. La Vie de Moise ou Traité de la perfection en manière de Vertu, Sources chrétiennes, no 1bis.
Paris : Cerf, 1987.

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126 | DU DÉSERT AU PARADIS

Grégoire fonda la théologie monastique sur l’ascèse. Sa Vie de Moise com-


mence par une exégèse littérale (ʻιστορία) des évènements qu’on trouve
dans l’Exode et les Nombres. Grégoire part souvent de la Vie de Moise de
Philon d’Alexandrie1. Au quatrième siècle, une exégèse littérale devait
moraliser à la manière des haggadah juifs alexandrins. Ainsi dans le livre
des Jubilés racontant les quarante jours que Moise passa sur le Sinaï où il
entendit « l’ange de la présence ». Puisque le genre de l’hagiographie n’exis-
tait pas encore, la vie des patriarches et des prophètes assumèrent ce rôle
moralisateur. Grégoire utilise une exégèse (θεωρία) spirituelle dans le style
d’Origène. Sa thèse principale : la perfection spirituelle consiste d’abord
dans le progrès spirituel, thème déjà présent dans son commentaire sur le
Cantique des Cantiques :
Phil. 3.13 : Je ne compte pas encore l’avoir saisi, mais je suis tendu de tout
mon être en avant, oubliant ce qui est derrière. Il indique ainsi que même après
le troisième ciel qu’il (Paul) est le seul à connaître (en effet Moise n’en a rien dit
dans sa cosmogonie), et après avoir entendu les mystères indicibles du paradis,
il va encore plus haut, ne cessant de monter. (Huitième Homélie ; 1992 :178)
Les phénomènes miraculeux sont précisés. Par exemple, Grégoire nous
dit que le Buisson ardent brûla à midi (1, §20) et qu’il illumine nos oreilles
avec des enseignements incorruptibles.
Sur les Béatitudes (Sermon 6 sur Matth. 5:8) : Bienheureux les cœurs purs
car ils verront Dieu. Maintenant la nature divine comme elle est en elle-même,
selon son essence, transcende chaque acte de connaissance compréhensive et ne
peut être approché or atteint par notre spéculation. Les hommes n’ont jamais
discuté avec une faculté pour comprendre l’incompréhensible… C’est pour cette
raison que le grand Apôtre appelle les voies du Seigneur incompréhensibles
(Rom. 11 h 33)
En soulignant les faits miraculeux, Grégoire semble s’opposer aux ten-
dances rationalistes d’Antioche. Alors, pour qu’une interprétation spirituelle
de la vie de Moise tout entière représente l’émigration mystique vers Dieu,
Grégoire suit de près les Questions sur Exodus de Philon. Nous trouvons les
mêmes trois étapes : la perfection charnelle, l’illumination et finalement le
mystère de l’Être inaccessible. L’entrée dans les ténèbres divines figure dans
le Cantique des Cantiques et dans la Vie de Moise.
Mais que signifient d’autre part l’entrée de Moise dans la ténèbre et la vision
que dans celle-ci il eut de Dieu ? Le récit présent semble en effet quelque peu
en contradiction avec la théophanie du début ; alors c’était dans la lumière,
maintenant c’est dans la ténèbre que Dieu apparaît… Le texte nous enseigne

1 . Cf. Édition Belles Lettres, vol. 22, 1976.

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L’ETHOS DE LA PRIÈRE MONASTIQUE… | 127

par-là que la connaissance (gnose) religieuse est d’abord lumière pour ceux qui
la reçoivent… Mais plus l’esprit, dans sa marche en avant, parvient, par une
application toujours plus grande et plus parfaite, à comprendre ce qu’est la
connaissance des réalités et s’approche davantage de la contemplation, plus il
voit que la nature divine est invisible… Ayant ainsi laissé toutes les apparences,
non seulement ce que perçoivent les sens, mais ce que l’intelligence croit voir, il
tend toujours plus vers l’intérieur jusqu’à ce qu’il pénètre, par l’effort de l’esprit
jusqu’à l’invisible et à l’inconnaissable et que là il voie Dieu1.
La transcendance de Dieu vis-à-vis du monde crée est confirmée par le
fait que sa lumière reflète celle de Dieu mais reste invisible ; dans la recherche
de l’esprit de Dieu visible elle reste impénétrable (adyta) et sa transcendance
s’accomplit ainsi en nous faisant comprendre justement cela. C’était la com-
préhension de la Loi de Moise par saint Paul qui permit à saint Grégoire
d’avancer son exégèse en dépassant Philon et Origène, car Paul entrevoit
les « types » de l’ascension décrits dans l’exode comme des figures de la vie
du Christ. De la même manière, saint Jean structure la première moitié de
son Évangile en « signes ». Les trois étapes de la vie spirituelle sont présentes
dans toutes les œuvres majeures de Grégoire : l’Héxameron, sur les Psaumes,
les sermons de la Cantique des Cantiques. De même qu’il y avait des étapes,
des séquences (ʼακολουθία), préfigurées de la vie du Christ dans le livre de
l’Exode, ces étapes existent au ive siècle dans la vie des chrétiens. Ces séquences
historiques et spirituelles doivent être comprises comme en parallèle les unes
des autres. Daniélou (1942 :25) y décèle l’influence de Jamblique et d’un néo-
Platonicien tardif, Hiéroclès. Quoi qu’il en soit, la question de l’essence de la
vertu était depuis longtemps un thème important dans l’Antiquité. Dans le
sermon 15, Grégoire définit la norme et la limite de toute perfection comme
un regard qui ne voit que Dieu seul.
Et bien évidemment Paul imite ces formules quand il dit que celui qui
est mort au monde vit pour Dieu (cf. Rom 6, 11 ; Ga 2,20), que le Christ
seul vit en lui ; quand il dit « pour moi, vivre c’est le Christ » (Ph 1,21),
il proclame qu’aucune des passions humaines et matérielles ne vit en lui
(Le Cantique des cantiques, 1992 : 295).
Le serpent d’airain (2,3,1), la manne (2, 137-140), l’agneau pascal, la
colonne de lumière, l’eau sortant de la roche : à tous ces thèmes saint Paul
applique les procédures des écoles rabbiniques. Le baptême reflète la traver-
sée de la mer Rouge ; la pierre d’où sort l’eau, c’est le Christ, etc. Dans sa
première Épître aux Corinthiens (10:1-11), Paul nous dit :
Car je ne veux pas que vous l’ignoriez, frères : nos pères ont été sous la nuée,
tous ont passé à travers la mer, tous ont été baptisés en Moïse dans la nuée et
dans la mer, tous ont mangé le même aliment spirituel et tous ont bu le même

1. Migne, « les pères dans la foi » no 49-50 ; La Vie de Moise, 2 : 162-164 ; cf., Paris 1992.

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breuvage spirituel, – ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les accompa-
gnait, et ce rocher c’était le Christ […] Cela leur arrivait pour servir d’exemple,
et a été écrit pour notre instruction à nous qui touchons à la fin des temps.
Comme l’Exode nous l’explique, la vision de Dieu que reçut Moise com-
mença dans la lumière mais ensuite Dieu lui parla depuis le nuage et quand
Moise monta encore plus haut, la perfection de cette ascension lui permit de
voir Dieu dans les ténèbres.
Grégoire explique sa méthode en citant l’Épître aux Hébreux dans sa Vie
de Moise (2,174) :
Disons donc, en partant d’une indication de Paul qui a partiellement dévoilé le
mystère du contenu de ces choses, que Moise a été instruit en figure à l’avance du
Mystère du tabernacle qui contient le Tout : c’est le Christ, « Puissance et Sagesse
de Dieu », qui dans sa nature propre n’est pas faite de main d’homme, mais qui
reçoit une existence créée lorsque le tabernacle doit être construit parmi nous.
Les principaux thèmes au ive siècle dont l’interprétation étaient discu-
tés par Grégoire et d’autres étaient l’incarnation et la naissance virginale.
À son époque, la tentation de la part de certains chrétiens de retourner aux
cultes païens est comprise par Grégoire comme ce qui s’est produit au pied
du mont Sinaï (Vie de Moïse, 2,56-58) et Moise est présenté comme un
modèle « épiscopal » des tâches pastorales.
Pour Grégoire, il n’y avait pas de vertu accomplie, mais plutôt un travail
qui permettait le progrès spirituel (Vie de Moise 1, 10). C’est cette ardeur
pour le progrès qui constitue la perfection de la nature humaine. Comme
nous le dit saint Paul, Moïse marchant vers la Terre promise incarne l’Exode
(Phil 3, 12-14).
Non que je sois déjà au but, ni déjà devenu parfait ; mais je poursuis ma
course pour tâcher de saisir, ayant été saisi moi-même par le Christ Jésus.
Non, frères je ne me flatte point d’avoir déjà saisi ; je dis seulement ceci :
oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon
être, et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir
là-haut, dans le Christ Jésus. Traduction BJ au choix
Ce n’est pas que j’aie déjà remporté le prix, ou que j’aie déjà atteint la perfec-
tion ; mais je cours, pour tâcher de le saisir, puisque moi aussi j’ai été saisi par
Jésus-Christ saints Frères, je ne pense pas l’avoir saisi ; mais je fais une chose :
oubliant ce qui est en arrière et me portant vers ce qui est en avant, je cours vers
le but, pour remporter le prix de la vocation céleste de Dieu en Jésus-Christ…
Le mot pour émigration, une poussée en avant (ʼεπεκτεινόμενος), utilisé
par saint Paul (Phil 3,13)1 et par Grégoire dans le Cantique des Cantiques

1. Cf. Jean Daniélou, Platonisme et théologie mystique. Paris : Aubier, 1953.

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L’ETHOS DE LA PRIÈRE MONASTIQUE… | 129

(I.5) décrit plus que les étapes d’un explorateur humain qui s’efforce d’avan-
cer vers l’inconnu pour découvrir sa véritable nature par la purification en lui
de tout ce qui lui est étranger.
Phil 3,13 & 20 : …oubliant le chemin parcouru, je vais droit devant… Pour
nous, notre cité se trouve dans les cieux, d’où nous attendons ardemment,
comme sauveur, le Seigneur Jésus Christ…
Cette sorte de quête était fréquente dans l’antiquité gréco-romaine, de
Plotin jusqu’à saint Augustin. L’immanence de Dieu en l’homme plato-
nicien par contre n’est pas la même que la communion libre offerte par
le Fils de l’Homme. Une fois admis que le baptême du repentir et de la
conversion est nécessaire, alors la transformation de soi-même en part
de l’image dans laquelle nous avons été créés, celle de notre Créateur.
Une fois en mouvement vers Dieu, notre participation en Lui est infi-
nie mais jamais achevée. La vertu consiste à consentir à ce mouvement.
Ainsi l’homme créé par Dieu est fondamentalement un mouvement
« d’extension » (ʼεπεκτεινόμαι), moins une nature qu’une capacité, un
réceptacle (δοχεϊον) et un miroir (κάτοπτρον). Il deviendra ce vers quoi
il s’est tourné (Daniélou 1962 :28). La vie propose à l’homme son Dieu
et sa chute, ce qui dans le temps des pestes (Exode ch. 7-10) était visibles
dans les destins des Hébreux et des Égyptiens. Si le désir (épithumia)
pousse l’homme vers le mal, comment l’homme peut-il imiter Dieu qui
est immobile et invisible ? Alors que le désir est pure agitation, pour
Grégoire le progrès spirituel est pur mouvement. (Vie de Moise 2, 243).
Le mouvement vers la matière et le mal dégrade l’homme par l’absence
de volonté (ʼαβουλία). Pour que l’âme existe (Vie de Moise 2, 175), il
faut qu’il y ait du progrès, qu’elle (l’âme) trouve sa vraie valeur dans son
image. L’homme en tant qu’image créée, initie un progrès infini vers Lui
sans jamais être confondu avec Lui. Ici la conversion ne s’arrête ni ne se
termine jamais car Dieu n’arrête pas d’élargir notre capacité de recevoir la
bonté qui est Sienne.
En lisant les écrits de saint Grégoire de Nysse ci-dessus, comment
comprendre ce qu’est devenu le philosophe converti à l’éthos monastique
par son frère Basile ? Ses références sont-elles restées principalement
philosophiques ? En fait il est resté dans la tradition d’un écrivain capable
d’assimiler une multitude d’influences au cours de sa vie. Et si cela le rend
atypique des auteurs monastiques, cela n’a jamais constitué un prétexte
– avant le xxe siècle en tout cas – pour l’exclure de la théologie ascétique où
il a toujours tenu une large place.

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130 | DU DÉSERT AU PARADIS

Saint Grégoire de Nazianze (-)

Parmi les contributions majeures à la théologie ascétique, on trouve sur-


tout celles des moines anachorètes ou cénobitiques dont la pertinence était
telle qu’elle apprenait la prière aux autres. Incarnant si parfaitement la foi
partagée que l’on lisait ou chantait avec une piété chaleureuse de la part de
ceux et celles dont c’était la vocation de louer Dieu toute leur vie durant, et
potentiellement de tous ceux qui ont été baptisés et illuminés dans l’Esprit.
Dans l’Église orientale, on n’a pas besoin de qualifier la théologie de
mystique car si la théologie est orthodoxe et si elle exprime la doctrine avec
justesse, elle est par définition mystique. Elle n’est pas le privilège exclusif de
quelques grands saints. Ce qui est trop personnel nous restera inaccessible et
n’a ainsi pas de signification pour la vie de l’Église1. Une théologie authen-
tique appartient à tous, tout spécialement aux humbles. Ce sont eux qui sont
à même d’expérimenter les révélations de Dieu. Évidemment il existe des
expériences personnelles, mais elles deviennent objectives seulement si elles
expriment les vérités ouvertes à tous. Vladimir Lossky écrit : (1944 :7)
« En dehors de la vérité gardée par l’ensemble de l’Église, l’expérience
personnelle serait privée de toute certitude, de toute objectivité. » Pour
intervertir cette proposition, il n’y a pas de mysticisme chrétien sans théo-
logie car le mystique est l’apogée de la théologie et la théologie est le moyen
pour nous de recevoir le salut. Cela prend la forme de déification (θέωσις),
nous rendant fils de la résurrection, frères du Juste Sauveur.
Déjà garçon, Grégoire de Nazianze expérimenta la lumière de Dieu, une
contemplation de la divine Trinité qui allait devenir le thème central de sa
prédication2 et donc de sa théologie. À ce propos il écrivit :
Dès le premier instant où j’ai retranché mon âme
De la vie du monde pour la mêler aux radieuses idées célestes
et où un esprit sublime m’a emporté et déposé loin de la chair,
en m’élevant au-dessus d’ici, et où il m’a caché au plus profond de la tente
céleste
où la lumière de la Trinité a ébloui nos mes ? yeux,
(je n’en ai pas connu qui fût plus brillant qu’elle
Qui de son trône élevé émet un commun et ineffable éclat,
Elle qui est le principe de tout ce que le temps sépare d’en haut),
Depuis ce moment je suis mort au monde et le monde est mort pour moi3.

1. Il suffira d’un seul exemple : cf. “L’Ostensoir” de Teilhard de Chardin (l’Hymne de


l’Univers, Paris : Seuil ; 1961 :48-51).
2. Discours nos 1-43 dans Sources chrétiennes, nos 247, 309, 405, 270, 284, 250, 318, 358
& 384.
3. Discours II, I, 1 ; trad. Alféyez 2006 : 14 et commentaire ch. 4 passim.

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L’ETHOS DE LA PRIÈRE MONASTIQUE… | 131

Dans cette section nous allons présenter une sélection très restreinte des
contributions à l’ascétisme monastique d’un évêque-poète qui ne fut jamais
moine mais dont la théologie enrichit l’ascèse des solitaires. La théologie
trinitaire de saint Grégoire mis en offices (matines, complies, vêpres) est
chantée à partir du livre des huit tons (Octoechos), et de l’hymnographie des
carêmes du Triodion, ainsi que du Pentakostarion et des Menaion festives.
Pourquoi cette réputation comme chantre de la Trinité ? Lossky (1944 :43)
cite ce poème de Grégoire pour nous l’expliquer :
À partir du jour où j’ai renoncé aux choses de ce monde pour consacrer mon
âme aux contemplations lumineuses et célestes, lorsque l’intelligence suprême
m’a ravi d’ici-bas pour me poser loin de ce qui est charnel, pour m’enfermer
dans le secret du tabernacle céleste, à partir de ce jour mes yeux ont été éblouis
par la lumière de la Trinité, dont l’éclat surpasse tout ce qui est charnel, pour
m’enfermer dans le secret du tabernacle céleste, à partir de ce jour mes yeux ont
été éblouis par la lumière de la Trinité dont l’éclat surpasse tout ce que la pensée
pouvait présenter à mon âme ; car de son siège sublime la Trinité répand sur tout
son rayonnement ineffable commun aux Trois. Elle est le principe de tout ce qui
se trouve ici-bas, séparé des choses suprêmes par le temps… À partir de ce jour,
je suis mort pour ce monde et le monde est mort pour moi… (Poëmata de seipso,
P.G. t. 37, coll. 984-985).
Les réflexions de saint Grégoire sur la Sainte Trinité, en grec τριάς
(triade), affirme que c’est une dénomination numérique parfaite, en effet,
« la triade contient en elle-même la perfection car elle est la première à sur-
passer la composition de la dyade. Ainsi Dieu n’habite pas dans des limites
car elle s’épanouit indéfiniment1 » ou encore dans Discours 45 où saint
Grégoire écrit :
Lorsque je nomme Dieu, je nomme le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Non pas
que je suppose une divinité diffuse, – ce serait ramener le trouble des faux dieux ;
non pas que je suppose la divinité recueillie en un seul, – ce serait la faire bien
pauvre. Or je ne veux ni judaïser à cause de la monarchie divine, ni helléniser à
cause de l’abondance divine.
Est-ce qu’un nombre, un chiffre peut être un nom de Dieu ? Déjà saint
Basile, l’ami aîné de Grégoire et originaire comme lui de Cappadoce, avait
écrit2 :
Nous ne comptons pas en composant, allant de l’un au multiple par augmen-
tation, disant un, deux, trois, ou le premier, le second, le troisième, « Car je suis
Dieu le premier et Je suis plus que cela » (Ss. 44 : 6) Jamais jusqu’à ce jour on n’a
dit : le second Dieu ; mais adorant le Dieu de Dieu, confessant l’individualité

1. Discours 40 ; trad. Lossky 1957 :46.


2. Sur l’Esprit Saint ; trad. Lossky 1944 :47-48.

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132 | DU DÉSERT AU PARADIS

des hypostases sans diviser la nature en multitude, nous demeurons dans la


monarchie.
Comme Job sur son monticule d’immondices dont la fidélité considé-
rable et la pénitence pouvaient encore être accrues, nous devons dépasser
notre ignorance en nous tendant dans la contemplation vers le mystère de la
Sainte Trinité. Comme le disait Vladimir Lossky (1944 :49) :
Le Mystère de la Trinité ne devient accessible qu’à l’ignorance qui
s’élève au-dessus de tout ce qui peut être contenu dans les concepts des
philosophes. Cependant cette ignorance, non seulement docte, mais aussi
charitable, redescend vers les concepts afin de les modeler, de transformer
les expressions de la sagesse humaine en instruments de la Sagesse de Dieu
qui est la folie pour les Grecs.
Basile le Grand n’a fondé aucun monastère comme l’a fait sur le moyen
Nil saint Pacôme à partir de 320, mais Basile a eu pourtant une immense
influence sur le monachisme dans le monde grec et au-delà, jusqu’à nos
jours. Saint Grégoire de Nazianze a prolongé la vision monastique de son
ami et évêque comme séparé des distractions et des soucis du monde, mais
pas de l’Église, à travers un régime semi-érémitique de prière et de travail
manuel qui relevait à la fois du monastère et, dans le sens étymologique,
de la philosophie, à savoir l’amour de la sagesse de Dieu. Les Discours de
Grégoire souvent combatifs lorsqu’il écartait les adversaires des vérités de
son Église le laissaient souvent seul à défendre la place de la contemplation
philosophique dans la vie de ses moines semi érémitiques1 :
C’est une grande chose que la virginité et le célibat, ainsi que le fait d’être
rangé aux côtés des anges et de la nature singulière, car j’hésite de dire du Christ
[…], qui prend naissance d’une vierge et donne force à la virginité […]. Qui
donc a plus que lui [Basile] estimé la virginité ou imposé des lois à la chair, non
seulement par l’exemple de sa propre personne, mais encore par ce qui a fait
l’objet de ses soins ? À qui doit-on les demeures de virginité et ces règles écrites
par lesquelles il modérait tous les sens, réglait tous les membres et recomman-
dait la vraie virginité […] ? Comme la vie érémitique et celle de ceux qui se
mêlent aux autres se combattent l’une et l’autre, comme aucune d’elle ne possède
avantages ou inconvénients absolument sans mélange – l’une étant paisible, plus
stable et unissant davantage à Dieu, mais n’étant pas exempte d’orgueil parce que
la vertu échappe à l’épreuve et la comparaison, tandis que l’autre est plus active et
plus utile, mais n’évite pas l’agitation, il a su très bien les réconcilier et les mêler
l’une à l’autre en construisant des lieux d’ascèse et de solitude (ʼασκτήρια καί
μονασήρια), mais peu de distance de ceux qui pratiquent la vie en commun et se
mêlent aux autres (κοινωικών), sans mettre non plus au milieu une sorte de mur
de clôture et sans les séparer les uns les autres ; il les a, au contraire, rapprochés,

1. Discours 43, 62, 1-30 in Sources Chrétiennes no. 384, pp. 258-260.

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L’ETHOS DE LA PRIÈRE MONASTIQUE… | 133

réunis et distingués, afin qu’il n’y eût pas de philosophie sans vie commune ni vie
active sans philosophie…
En fait, saint Grégoire aspirait à consacrer sa vie à la « philosophie » qu’il
comprenait comme un exil des responsabilités et des distractions de sa fonc-
tion d’évêque, et cela dans la solitude du « désert » du Pont.
Ensuite se glissait en moi une sorte de désir amoureux pour les avantages de
la vie tranquille et de cette retraite pour laquelle j’ai éprouvé du désir dès l’origine
comme je ne sais si aucun autre de ceux qui sont attachés à l’éloquence ne l’a
jamais fait. Je l’avais promis à Dieu au sein des dangers les plus grands et les plus
graves ; j’en avais tâté quelque peu […]. Rien ne me paraissait aussi beau que de
fermer la porte des sens, de sortir de la chair et du monde, de se ramasser sur
soi-même, de n’avoir aucun contact avec les choses humaines en dehors d’une
absolue nécessité, de s’entretenir avec soi et avec Dieu, pour vivre au-dessus des
réalités visibles, pour garder sur soi les reflets divins sans altération […]en étant
et en devenant constamment vrai miroir de Dieu et des choses divines, en ajou-
tant lumière à la lumière et en substituant la netteté à la confusion, en jouissant
dès à présent par l’espérance des biens de la vie future, pour accompagner les
anges dans leur ronde, en restant sur terre après avoir quitté la terre et avoir été
élevé par l’Esprit. Si l’un de vous est possédé de ce désir, il sait ce que je veux
dire1…
Alfeyev remarque (2006 :137-9) que des trois vœux monastiques
(obéissance, pauvreté et continence), ce grand évêque n’a observé que la
continence. Déjà prêtre, Grégoire a fui vers le désert et il n’a jamais vraiment
servi comme évêque de Nazianze. Ensuite élu patriarche de Constantinople,
il a rapidement quitté son siège. L’obéissance à la hiérarchie n’était pas
toujours possible lorsque celle-ci ne comprenait pas son besoin personnel
de liberté qui lui permettait de prêcher la vérité dont l’Église avait besoin
pour sa défense. Quant à la pauvreté, toute sa vie Grégoire resta un pauvre
ascète, jeûnant et mal habillé, et néanmoins aristocrate et propriétaire d’un
grand domaine. Donc en quel sens Grégoire était-il un moine ? Mais sur ses
propres terres, Grégoire sentait que pour être moine il n’était pas forcément
nécessaire de vivre dans un enclos monastique, mais qu’il fallait impérative-
ment ressentir une soif profonde pour Dieu nourrie par la prière continue. Il
passait une partie de chaque jour dans la contemplation, cherchant le sens de
notre existence, lisant les Saintes Écritures et les Pères de l’Église, ainsi que
les historiens et les dramaturges grecs. Ainsi il avait du temps pour écrire
ses poèmes, et même pour composer une Passion du Christ (Sources chré-
tiennes, no 149), une tragédie à la manière d’Euripide. Donc pour Grégoire
la philosophie consistait en une vie solitaire pratiquée par un moine cultivé.
Pour vivre ainsi, il fallait vivre au désert (ʼέρημος), où on pouvait trouver

1. Discours 2, 6, 9-7 ; Sources chrétiennes, no 247, pp. 94-96.

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134 | DU DÉSERT AU PARADIS

le silence intérieur (ʼρησυχία) et l’isolement (ʼαναχώρησις). Grégoire était


si attaché au domaine familial qu’il l’appelait son cher collaborateur, son
guide de vie, sa mère « d’ascension céleste » (Discours 3, 1, 3-6 ; Alféyev
2006 : 138). Rien de tout cela n’empêchait Grégoire d’affirmer que la vie
monastique était supérieure à celle à des philosophes païens antérieurs car
leur vie à eux ne pouvait pas les amener à l’union avec Dieu, une divinisation
dans l’illumination par la lumière divine. Dans son quatrième Discours (S.
C. 309 : « Contre Julien », 4, 71, 8-29), saint Grégoire déclare :
Vois-tu ces hommes sans ressources et sans foyer, presque sans chair et
exsangues, et qui sont en cela proches de Dieu ?… qui de leurs mains étendues
éteignent les flammes, calment les bêtes féroces, émoussent les épées, font plier
les bataillons.
Sa vision de la vie monastique faisait que Grégoire était très critique à
l’égard des moines qui allant pieds nus et en haillons, ne faisaient rien pour
pratiquer la purification intérieure par la prière continue. En cela l’habit,
même les haillons, ne fait pas le moine.
En comparant saint Grégoire de Nazianze à saint Basile, on pourrait
imaginer que le premier eut un moindre impact sur l’ethos des moines orien-
taux. Mais cela serait oublier l’apport de Nazianze à l’hymnographie avec
laquelle ces moines prient toujours aujourd’hui. Sa théologie était importée
sous forme de poèmes dépeignant la théologie dans des termes vibrants, ce
qui était capital pour l’expression doctrinale de l’ascèse monastique.
La dimension liturgique du monothéisme biblique s’est épanouie à partir
de ce qu’ils connaissaient de la prière de Jésus telle qu’ils l’ont trouvée dans
les quatre Évangiles1. C’est là qu’on trouve le lien fondamental entre la
théologie dogmatique et la prière communautaire, car les deux engagent
la personne individuelle et l’Église elle-même. Comme le disait Prosper
d’Aquitaine (390-455) : « lex orandi, lex credendi ». Donc c’est la prière qui
détermine la règle de la foi, mais aussi la théologie qui protège la prière
des répétitions interminables et dissémine dans la divine liturgie une théo-
logie dogmatique qui la garde grande ouverte sur le monde. À partir de
l’expérience des interlacs récurrents de leur hymnographie, les orthodoxes
comprennent intuitivement que les meilleures approches de la théologie
sont les sacrements et la liturgie. Le « faire sens », étymologie possible de
« sacer-facere », est une contemplation, un dévouement à Dieu qui n’aban-
donne pas Sa présence. Cela explique que pour saint Grégoire la théologie
trinitaire en prière est le lieu par excellence de la création théologique. Le
père Cyprien Kern (1899-1960) disait « le chœur de l’église est la chaire de
la théologie » et le père Serge Bougakov (1871-1944), lui aussi professeur de

1. B. Bobrinskoy, Le Mystère de la Trinité, Paris : Cerf 1986 :147.

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L’ETHOS DE LA PRIÈRE MONASTIQUE… | 135

l’Institut de Théologie orthodoxe Saint-Serge à Paris, écrivit : « toute l’ins-


piration théologique trouve son inspiration dans le calice eucharistique. » La
pleine participation à la vie de l’Église demande que nous approfondissions
notre compréhension de la prière, du typikon (ordo), des gestes liturgiques,
des hymnes et des litanies ainsi que des lectures et des sermons, tout ce qui
exprime la réalité théologique en célébration symbolique. « La doxologie est
l’avant-goût du Royaume de Dieu » disait le P. Boris Bobrinskoy.
Et voici plusieurs exemples concernant le dogme de la divinité du Saint-
Esprit extraits des sermons de saint Grégoire de Nazianze utilisés dans les
liturgies byzantines. L’écoute de la théologie chantée les jours de grandes
fêtes l’inscrit dans le cœur des fidèles. Le stichère suivant (verset intercalé),
chanté en ton un, est tiré de son quarante-sixième Discours (§5) :
Fêtons la Pentecôte, la venue de l’Esprit. En elle la promesse s’accomplit et
l’espérance est réalisée. Mystère vénérable et empli de majesté.
Le deuxième stichère de Laudes dans le quatrième ton est aussi emprunté
au quarante-sixième Discours (§4)
L’Esprit Saint qui est, qui était, qui sera toujours, sans principe et sans fin,
joue du même rang que le Père et le Fils (texte du Discours, non repris dans la
Liturgie) ; Il est vie, Le Seigneur vivifiant ; la lumière et la source de clarté ; Il est
le bien, le trésor de bonté, par Lui le Père est connu et le Fils glorifié ; partageant
avec Eux la même puissance…
L’hymne pascal, chanté triomphalement en ton 6 par l’ensemble des
fidèles après la lecture d’un des onze évangiles de la résurrection fut com-
posé par Grégoire :
Ayant contemplé la Résurrection du Christ, prosternons-nous devant le Saint
Seigneur Jésus, le seul sans péché. Nous adorons Ta Croix, ô Christ, nous chan-
tons et glorifions Ta sainte Résurrection, car Tu es notre Dieu, hors Toi nous
n’en savons pas d’autre ; c’est Ton Nom que nous proclamons. Venez, croyants,
adorons la sainte Résurrection du Christ, car voici que par la Croix la joie vient
dans le monde. En tout temps, bénissez le Seigneur, chantons Sa Résurrection :
car Il a souffert la Croix et par la mort terrassé la mort…
Gloire au Père et au Fils et au Saint Esprit.
Par les prières des apôtres, ô Miséricordieux, purifie-nous du grand nombre
de nos péchés.
Et maintenant et toujours et pour les siècles des siècles. Amen.
Par l’intercession de la Mère de Dieu, ô Miséricordieux, purifie-nous du
grand nombre de nos péchés.
Alors que saint Basile dans son Traité du Saint-Esprit expliqua la divi-
nité du Saint-Esprit en termes de sa participation à l’« économie » du salut,
saint Grégoire refuse de telles formulations, et préfère fonder la dignité

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136 | DU DÉSERT AU PARADIS

du Saint-Esprit sur les paroles de saint Jean le Théologien qui définit son
caractère hypostatique comme une procession (ʼεκπεΰσις) du Père. Dans
son Discours 5 (31, §28), saint Grégoire insiste :
L’Esprit, écoutez bien, l’Esprit, nous Le confessons comme Dieu. Je le
répète : Tu es mon Dieu. Et une troisième fois je crie : L’Esprit est Dieu […]
Jusqu’à ce jour, rien n’a autant ébranlé l’univers que l’audace avec laquelle nous
proclamons l’Esprit comme Dieu.
Est-ce que nous comprenons vraiment en quoi consiste cette procession ?
Dans son Traité du Saint-Esprit (31, 26), notre évêque montre que cette
révélation qui commença vers la fin de la vie terrestre de Jésus, ne s’est pas
arrêtée car le temps de l’Église est le temps de l’économie du Saint-Esprit.
En bref l’esprit du Christ est aussi l’Esprit Saint.
Un des thèmes théologiques majeurs du Nazianze c’est que Dieu est lumière.
Il part du logia du Christ, cette affirmation « Je suis la lumière du monde. » (Jn
8:12-59). L’apôtre Jean l’a mis au centre de sa propre prédication :
Telle est la bonne nouvelle que nous avons entendue de lui et que nous pro-
clamons ; Dieu est Lumière et il n’y a pas d’obscurité en lui. (I Jn 1:1-4)
Non seulement le Concile de Nicée (325) l’a inséré dans son Credo
sous forme de « lumière de lumière », mais le logia a été développé mas-
sivement dans les hymnographies de la Théophanie, de Pâques et de la
Transfiguration. Saint Grégoire de Nazianze est l’auteur byzantin le plus
cité après la Bible elle-même et cela à cause de ses nombreux textes sur
l’illumination comme purification.

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CHAPITRE 7
LE CATÉCHÈTE ET LE POÈTE :
DEUX MOINES STUDITES À CONSTANTINOPLE

Saint Théodore

Saint Théodore (759- ??) ne fut pas seulement un grand réformateur


par ses catéchèses du monastère de Stoudios à Constantinople, mais sa vie
a correspondu à la première période de l’iconoclasme qu’ensuite il com-
battu courageusement, en dépit de sa famille qui semble-t-il l’approuvait1.
L’édition de ses lettres en 1992 a beaucoup facilité le travail de ses bio-
graphes2. De famille aristocratique, Théodore reçut une bonne éducation,
comme en témoignent ses écrits. En 781, Théodore avait alors 22 ans,
l’ensemble de sa famille embrassa le monachisme. Son oncle maternel,
Platon, était moine, et au moment de la tonsure de Théodore, Platon
fonda un monastère à Sakkoudion, près du mont Olympe en Bithnyie3.
Après le septième Concile œcuménique, réuni à Nicée en 787, qui
condamna l’iconoclasme, Platon, terrassé par la maladie, laissa l’igumenat
à Théodore en 794. Mais c’est seulement un an plus tard que Théodore
rompra la communion avec le patriarche Tarasios, pour avoir ignoré le
mariage de l’empereur avec Théodote, après avoir répudié son épouse
l’impératrice Maria. La Cour de l’empereur emprisonna Platon, ferma
le monastère de Sakkoudion et exila pendant cinq mois à Thessalonique
Théodore avec d’autres moines. Ceci n’était que le premier d’une série

1. Cf. Andrew Louth, The Greek East and the Latin West. The Church AD 881-1071.
Crestwood : SVS Press, 2007 :109. Cette introduction dépend de la présentation de Louth,
pp. 108-117. Trois autres présentations se trouvent dans :
– Irénée Hausherr, « Saint Theodore Studite. L’homme et l’ascète (d’après ses
Catéchèses) », Orientalia Christiana vol. V1-1, mars 1926 : 87 pp. ;
– R. Cholij, Theodore the Studite. The Ordering of Holiness. Oxford : Oxford University
Press, 2002 ;
– Julien Leroy, Les Grandes Catéchèses, livre 1 ; 2002 : pp. 17-134.
2. Ces lettres furent exploitées par R. Cholij dans Theodore the Studite : the Ordering of
Holiness. 2002.
3. Cf. carte dans Les Grandes Catéchèses, livre 1, Spiritualité Orientale, no. 7, Abbaye de
Bellefontaine : 2002 :30-31.

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138 | DU DÉSERT AU PARADIS

d’exils où Théodore montra son refus d’ignorer les canons qu’il estimait
indispensables à la vie de l’Église.
Par la suite, le Sakkoudion prospéra et d’autres monastères furent fondés,
à la fin du premier iconoclasme que les moines avait combattu avec courage.
En 799, l’impératrice Irène invita Théodore à revenir dans la capitale pour
rénover le monastère de Saint-Jean-Baptiste qui avait été fondé vers 450
près de la Porte Dorée1. La rénovation du monachisme sous saint Théodore
ne doit rien directement aux règles de saint Basile2, si actives en Cappodoce
au ive siècle. Les autorités de saint Théodore étaient la grande période du ive
au viie siècle en Égypte et à Gaza (Barsanouphios et Jean, avec leur disciple
Dorotheos) et au Sinaï avec saint Jean Climaque, que nous avons rencontré
aux chapitres 2 et 3 ci-dessus. Cette connaissance a été possible grâce aux
recherches sur les codiques [???] des Pères de l’Église, initiées aux sixième
et septième Conciles œcuméniques. Ainsi recherche de manuscrits anciens
et leur copie étaient une activité importante dans le monastère de Théodore.
Si l’ascétisme faisait partie de la vie chrétienne en général, du temps de
Théodore, des communautés cénobitiques, des anachorètes, et des lavra sur
le modèle de celles du désert de Palestine au ve siècle, et approuvées par
saint Jean Climaque comme la forme la meilleure car réunissant en un seul
les deux modèles précédents. Il reste que, tout comme saint Basile, saint
Théodore s’intéressait peu à la vie solitaire. Le monachisme cénobitique
citadin était réglementé par les canons des synodes des évêques urbains. Plus
tard, à partir du viie siècle, le monachisme se trouva en recul un peu partout,
à cause des invasions musulmanes et de la dépopulation de l’Empire. Les
traces en sont rares car sur l’ensemble des typikon monastiques actuellement
publiés, deux seulement sont antérieurs au ixe siècle3. À l’encontre de l’ethos
des monastères stoudites précédents dans lesquels les moines ne vivaient
que pour louer Dieu, l’idéal de saint Théodore était un cœnobium (ou koino-
bion), où les distinctions sociales du monde extérieur devaient être abolies.
En entrant au monastère, les esclaves devenaient libres. Chacun devrait y
exercer un travail manuel. La pauvreté monastique devait être à la fois exté-
rieure (un vêtement simple, une nourriture essentiellement végétarienne),
et intérieure car la communauté formait le Corps du Christ avec le père
abbé à sa tête, élu par tous et pour la vie. Théodore refusait de faire une
distinction entre les moines par la hiérarchie des habits (schema), petit et
grand. Le matin, chaque moine, après les matines, confiait ses pensées (exa-
goreusis) directement au père abbé en tant que père spirituel. Et trois fois
par semaine, l’igumen donnait aux moines une catéchèse. L’influence de ses

1. Cf. carte dans Les Grandes Catéchèses, livre 1. 2002 :30.


2. Cf. Louth, The Greek East and the Latin West. The Church AD 881-1071. 2007 :110.
3. Cf. John V. Thomas and Angela Constantinides Hero, eds. Byzantine Monastic
Foundation Documents, 5 vols. Dumbarton Oaks Studies XXXV/1-5, Washington D.C.

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LE CATÉCHÈTE ET LE POÈTE… | 139

catéchèses finit par dépasser largement les murs du monastère et elles furent
adoptées par d’autres monastères.
La journée était partagée entre la prière en commun, le travail manuel,
le lectio divina en cellule et le sommeil. À minuit, on se levait pour l’office
de minuit et les matines (le « canon ») avec l’exagoreusis pendant ces offices,
suivi d’une catéchèse de l’abbé, comme dans les monastères de Tabenensis
de Pacôme en Égypte. Au lever du soleil, on frappait sur la simandre pour
indiquer le début de prime, puis se succédaient le travail manuel, l’office
de tierce et un repas. À midi, on chantait sexte, suivait un temps de repos.
Au coucher de soleil, on chantait les vêpres, suivies d’un repas des restes
de déjeuner, et enfin les complies (ou apodeipnon, qui veut dire « l’après-
repas »). Le rythme entre prière, travail et sommeil était inspiré par le
typikon du monastère Mar Sabas dans la vallée du Cédron en Palestine.
La réforme de saint Théodore reflète certainement l’idéal cénobitique
de saint Basile, mais avec le père abbé confesseur de toute la communauté,
comme chez saint Dorotheos, ce que saint Basile ne pratiquait pas, mais
qu’on retrouve en Occident avec saint Benoît.
Saint Théodore, lors de l’apparition d’un deuxième iconoclasme
(815-843), a défendu les canons de l’Église pour s’opposer à la puissance
impériale1. La fermeture du monastère et la dispersion des moines offrait
aux moines une vocation prophétique en préservant leur intégrité. Les
lettres envoyées à ses moines étaient des catéchèses dans ce sens ; ils allaient
rester des frères en étant réunis par la même règle. Alors qu’en Occident, la
réforme bénédictine s’imposa car dans l’empire de Charlemagne, la règle de
Benoît d’Aniane avait force de loi (par les capitulaires), les monastères de
Byzance résistaient au pouvoir impérial et à ses tendances césaro-papistes.
D’après Louth (2007 :117), la sainteté en Orient restait largement indé-
pendante des évêques comme en témoigne l’exemple énergique de saint
Théodore pendant la crise iconoclaste.
Plutôt que d’entrer dans le détail des règles monastiques, essayons de
comprendre comment le monastère rendait la sanctification plus accessible
aux hommes. Suivant le Synode de 815, pendant la période du second ico-
noclasme, l’institution même du monachisme fut de nouveau attaquée par
les iconoclastes. Dans le lettre no 489 envoyée au moine Grégoire entre 821
et 826, Théodore essaie de défendre les monastères par référence aux six
mystères (les sacrements de l’Occident) car ils sont une partie intégrale du
plan du salut de Dieu. (Cholij 2002 :154)
La première concerne l’illumination (peri photismatos). La deuxième
concerne le synaxis ou communion (peri synaksews eitkoun konwnias).

1. Pour une chronologie de toute cette période cf. le tableau dans Les Grandes Catéchèses,
livre 1. 2002 :26-27.

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140 | DU DÉSERT AU PARADIS

La troisième concerne le rite de la consécration du myron (peri teletés


murou). La quatrième concerne l’ordination cléricale (peri ieratikwn teleiw-
sewn). Le cinquième concerne la consécration monastique (peri monastikés
teleiwsews). Le sixième concerne ceux qui se sont endormis d’une manière
sainte (peri tow ierws kekoimenwn).
Que peut-on dire à ce propos ?
Croyant que Dionysios était un contemporain de saint Paul, Théodore,
se fondant sur la Hiérarchie ecclesiatique de ce même (Pseudo-)Dionysios,
va essayer de montrer que les six mystères chrétiens, y compris la tonsure
monastique, sont d’institution apostolique. En cela, il est influencé aussi
par la Septante, le Nouveau Testament et la tradition patristique en géné-
ral. Saint Clément d’Alexandrie (ca. 150-220) avait commencé le premier
à employer ce terme païen de mysteria pour désigner les rites (teleté) de
sanctification, alors qu’en latin, avec Tertullian (ca 155-240), sacramentum a
commencé par vouloir dire un serment d’initiation, le baptême. Quoi qu’il
en soit, chez saint Théodore, mysteria désigne souvent non pas un sacrement,
mais les mystères de l’économie du Salut en général. Chaque événement de
la vie du Christ en est un et tous sont des révélations. Si Dionysios réserve
le terme de teleté pour le baptême, c’est l’eucharistie et la consécration du
myron qui garantit pour l’homme sa ressemblance d’avec Dieu. Théodore
par contre, embrasse aussi sous ce terme des cérémonies non sacramentelles,
mais non pas d’une manière formelle car pour lui ces mystères sont les rites
mais pas le mystère des rites en eux-mêmes.
Pour continuer à caractériser la théologie monastique de saint Théodore,
voyons comment il envisage la sanctification d’un laïc et d’un moine ? (cha-
pitre 6, Cholij 2002 :206-240)
Comme pour la plupart des Pères de l’Église ancienne, son anthropo-
logie part de la création proto-logique et du passage eschatologique qui
suite la chute et la restauration d’Adam. Dans sa Grande Catéchèse (26.74),
Théodore dit que Dieu a « embellit l’homme par l’honneur de Son image ».
La philanthropie de Dieu, thème que Théodore aurait connu par saint
Basile, s’exprime ainsi dans Son art de beauté, en créant l’homme par son
amour afin que l’homme l’aime aussi, car l’image dans laquelle il a été créé
est immortelle et incorruptible. Par sa rationalité, l’homme peut croire dans
la Sainte Trinité, par son irascibilité, l’homme peut lutter contre le diable
et par sa faim, son appétit, l’homme peut aimer son Créateur. Initialement
Adam, le premier homme créé parmi nos ancêtres, était uniquement rempli
de la vision divine et des initiations (Cholij 2002 :211) De même qu’Adam
vivait dans la virginité, dit Théodore, le Christ est né d’une vierge. Théodore
suggère à ses moines de « laver les pieds de leur cœur » (Grand Catéchèse
51.143) pour que notre âme puisse entendre la voix de Dieu. Par sa déso-
béissance (πσράβασις) des commandements de Dieu, Adam est tombé,

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LE CATÉCHÈTE ET LE POÈTE… | 141

par une distraction (͗αβουλία) ou un oubli (λήθη) qui a fait trouver beau ce
fruit mortifère. En fait, le serpent, ce voleur du paradis, est polymorphe.
(Grande Catéchèse 110.141). Théodore avertit ses moines qu’à partir d’une
petite faiblesse, on peut connaître les six esprits du Mal : concupiscence
de la chair, gloutonnerie pour les aliments, le découragement (͗ακηδία), la
souillure de désespoir (λύπη). Le Christ, en assumant une nature corrom-
pue par le péché, a été meurtri à notre place, prenant sur lui nos maladies,
et acceptant une mort infâme (Matt. :17 ; Petite Catéchèse 101:255-256).
Par sa Résurrection, le Christ a restauré toute chose (͗απκατάστασις). Dieu
serait désormais connu non par la foi mais par une connaissance immédiate
(α͗υτοπτικώς ; Cholij 2002 :216).
Alors pourquoi devenir ascète ? Saint Théodore dit en maints endroits
que c’est pour avoir un corps incorruptible qui voit Dieu dans cette vie
ici-bas, par anticipation et par participation (Petite Catéchèse 8. 29). La
contemplation des réalités célestes est possible aux moines parce qu’ils
sont des êtres rationnels (λογκοί) et ce travail de l’esprit est le fruit de la vie
monastique ; on vient au monastère pour être illuminé. C’est en écoutant ses
Catéchèses, en lisant les Pères, en vivant la règle monastique et en obéissant
aux commandements de Dieu qu’on devient « intelligent » en chassant et
purifiant les passions en vue d’un cœur pacifié. Ceux-là sont des hésychastes
qui sont devenus les amis des anges et peuvent pratiquer la contemplation
(θεωρία). En fait, la contemplation est le but commun de tout ascète, quelle
que soit sa condition (ermite, cénobite, etc.) mais elle dépend de l’acquisi-
tion de ͗απαθίεα.
La renaissance par le baptême nous introduit dans une nouvelle famille ;
les eaux du baptême sont des eaux d’adoption comme dit saint Paul
(Rom 8:14-15).
En effet, tous ceux qu’anime l’Esprit de Dieu sont des fils de Dieu. Aussi
n’avez-vous pas un esprit d’esclaves pour retomber dans la crainte ; vous avez
reçu un esprit de fils adoptifs qui nous fait nous écrier : Abba ! Père. Devenu
fils de Dieu par le baptême, nous formons un corps et nous sommes confor-
més au Christ (Petite Catéchèse 29 : 84 ; 36 : 104). Aussi longtemps que nous
tenons bon notre grâce baptismale, nous avons un ange qui nous sert et
nous protège (Grande Catéchèse, 27.76). Par conséquent, saint Théodore ne
distingue pas entre les appels à la sainteté ; il n’y a qu’un seul appel aussi
bien pour les laïcs que pour les moines. Voici sa théologie de la vie sainte
(Petite Catéchèse, 83 : 583-7) :
Pourquoi nous existons ? Nous existons pour la gloire de Sa puissance, imi-
tant les anges en gardant en toutes choses Ses commandements… Où est-ce que
nous sommes si ce n’est pas en un endroit d’exil, de ténèbres absolues. Ceci à
cause de la couardise, la désobéissance et la concupiscence de notre premier père,
passé en nous ses descendants… Où est-ce que nous nous dirigeons ? Dans un

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autre monde, vers une société des anges, trois fois bénie, vers un chœur lumi-
neux… Ceci, mes enfants, est ce que chacun doit méditer – ceux qui semblent
bien courir et ceux qui hésitent, les courageux et les découragés, les grands et
les petits, les riches en vertu et les pauvres, en un mot, chaque homme qu’il fait
partie des nôtres ou de l’extérieur, et chaque tribu et langue (traduction SCH).
Si saint Théodore a rarement cherché a innové la théologie des Pères, il
savait bien les défendre, comme on voit dans son traité sur les Saintes Icônes,
composé de trois Réfutations des iconoclastes. Après son troisième et dernier
exil pour s’être opposé à l’empereur Léon sur la vénération des icônes, saint
Théodore finira par être rappelé par l’empereur suivant Michael II, mais il
resta banni de la capitale, en dehors de laquelle il mourra le 11 novembre 826.
Pendant son exil, il écrivit des lettres pour soutenir ses moines et composa
des hymnes pour le Grand Carême. Pendant la première période d’icono-
clasme, c’était essentiellement saint Jean Damascène qui répondait pour les
iconodoules. Pendant la deuxième période de l’iconoclasme avec l’empereur
Constantin V et le concile de 754, saint Théodore développa les arguments
en faveur de la vénération des icônes à partir des dogmes christologiques.
Ceci demandait une explication pertinente du mystère de l’incarnation.
Dans sa première Réfutation (1 ; 2-4) saint Théodore disait que si un ne
pourrait pas un portrait du Christ, soit il manque une nature humaine et
ce serait le dogme docétiste, soit sa nature humaine est submergée dans la
nature divine, et ce serait le monophysisme. En se référant au Concile de
Chalcédoine qui définit le Christ comme un être « en deux natures sans
confusion, sans changement, sans division et sans séparation », Théodore
n’avait pas de mal à affirmer qu’une nature ne pouvait pas être représentée,
mais qu’une hypostase qui avait assumé la nature humaine en général. Il n’y
avait pas d’homme Jésus séparé du Dieu incarné.
Ensuite, quel est le rapport de l’image avec son prototype ? Pour être
relative, l’image se rapporte à son prototype ; ils diffèrent en essence mais
partage la ressemblance. On peut donc vénérer le prototype dans l’image.
Les dons eucharistiques ne sont pas l’image du Christ, ils sont le Christ en
toute réalité.
En parlant des icônes, le Studite utilise tout un répertoire de synonymes
approximatifs, sans distinctions vraiment techniques : image (ε͗ικων) ; res-
semblance (͑ομοίωμα) ; apparence (ε͗ιδος) ; représentation, symbole (τύπος) ;
forme (μορφή) ; figure (σχήμα) ; et χαρακτήρ (sceau, caractère). Déjà en
grec, ces mots ont plusieurs significations. L’adoration (λατρεία ; en anglais
worship) ne convient qu’à Dieu mais la vénération en général (προσκύνησις)
est due aux saintes reliques, à certains individus et aux icônes qui nous pré-
sentent leurs portraits1. Sans l’incarnation, nous dira Théodore, l’humanité

1. Cf. Gilbert Dagron, Décrire et peindre : essai sur le portrait iconique. Paris : Gallimard, 2007.

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n’est pas vraiment unie à Dieu et l’homme n’est pas devenu participant de
la nature divine (Réfutation 1:20). Si les protestants auraient tendance à
limiter la révélation à la parole de Dieu et les catholiques à l’Eucharistie,
comme les iconoclastes, le cosmos est vide de la présence de Dieu. Avant
et après sa résurrection, nous pouvons représenter celui qui allait devenir
le Christ car il a vraiment été uni à l’humanité, sinon nous vivons dans un
cosmos désacralisé et cela le Studite l’avait bien compris.
En lisant la Grande Catéchèse, on se sent en présence d’un vrai pasteur des
âmes, et pas seulement des moines, même si la majeure partie de ses confé-
rences concerne la vie interne du monastère. Voici le début de la dixième
Catéchèse (2001 :189) où on ressent toute l’humilité de l’abbé :
1. Mes enfants aimés et très désirés, vous penserez peut-être que je me suis
relâché et que j’ai négligé votre catéchèse et le partage de la parole de salut.
2. Telle n’est pas ma conduite, mais je reste égal à moi-même ; loin de suffire
à vos besoins, je suis inférieur à ma tâche et, loin de remplir mon devoir, je suis
en dette à votre égard, voilà ce que je pense ! 3. Bien que jour et nuit je vous
dispense la parole et vous distribue la ration de vivres qui nourrira vos âmes, je
n’ai encore rien fait qui vaille, mais je me suis mis à votre disposition et je devrais
le faire, à l’écoute de la grande voix du divin apôtre qui disait à certains dis-
ciples : 4. « Trois années durant, nuit et jour, je n’ai cessé de répandre des larmes
sur chacun d’entre vous » (Ac 20:31) ; et à d’autres « Ma prière est incessante »
(2 Tm 1:3) ; à d’autres encore « Je souhaiterais être moi-même anathème pour
mes propres disciples » (Rm 9:3) et « J’éprouve une douleur incessante en mon
âme. » (Rm 9:2) 5. Telles sont en effet les paroles qui conviennent à celui qui est
réellement un guide des âmes.
Le Studite a une compréhension très humaine des moines, en même
temps qu’un espoir inébranlable dans leur avancement, comme on le voit
dans la Catéchèse 27 (2001 :269) :
6. Mais il se peut que l’on soit fatigué de monter et que, tout ruisselant de
sueur, on ait de la peine à suivre le chemin du Seigneur ; lorsque vous êtes en
sueur, vous avez besoin d’être rafraîchis, 7 et lorsque le peuple de Dieu a soif, le
peuple de Dieu – c’est-à-dire vous –, où sont les ruisseaux, où sont les sources
qui déversent la parole ? Je suis dans l’embarras le plus complet. 8 Priez donc
pour que, de mon cœur endurci comme une roche fendue, par la puissance de
vos prières, jaillissent pour vous des eaux vives et que ruissellent des pluies qui
raniment l’âme. 9 Car pour moi, je reconnais à certains signes et je vois, ou bien
plus, j’entends et j’apprends de vous-mêmes, que c’est maintenant le temps de la
flamme et du feu… du feu spirituel qui est allumé par les charbons incandescents
du péché et fait brûler nos cœurs, attaqués par les esprits hostiles, les étincelles et
les flammes indomptées des passions… 22. Rentrez en vous-même, mes enfants
bien-aimés, éprouvez votre foi, et vous saurez où vous vous tenez et où vous mar-
chez. Êtes-vous sur le droit chemin et sur la voie royale ? Mille fois bravo ! Mais

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si vous êtes sur une voie incertaine, entourée de précipices, revenez en arrière,
reprenez la bonne route, avant que le monde présent n’ait atteint la septième
borne ; à la huitième, il apportera le jugement et la rétribution.
Pour un igumen, l’horizon du Royaume de Cieux se profile là où l’on peut
être sauvé et il contient donc en lui-même toute la promesse du salut. Dans le
26e Catéchèse (2001 :27-278) on sent les sentiments du père de la communauté
qui écoute et suit chacun.
25 Qui sera couronné, sans avoir combattu ? Que se reposera, s’il ne s’est
pas fatigué ? Qui récoltera les fruits de vie, sans avoir planté les vertus dans son
âme 26 Cultivez-les, préparez la terre avec le plus grand soin, prenez la peine,
transpirez, enfants, travailleurs de Dieu, imitateurs des anges, compétiteurs des
êtres incorporels flambeau de ceux qui sont dans le monde, soldat du Seigneur,
rebelles au diable et destructeurs de Satan ! 32. Est-ce que cela ne t’enchante pas,
mon frère, Est-ce que, fort de tout cela, même si on te dépèce, tu sens les bles-
sures ? Quoi don ? Pour une petite affliction, pour un coup, pour une punition,
pour la soif ou pour quelque restriction dans la nourriture, nous laisserons-nous
accabler ? Nullement ! Ainsi donc le Christ notre Dieu vous gardera, enfants
bien-aimés, et fera pénétrer dans vos cœurs saints mon indigne exhortation ; il
les fortifiera, il les illuminera et les sanctifiera 35 afin qu’un jour, moi aussi, le
dissolu, pécheur insigne parmi les hommes, je sois sauvé à cause de vous, par les
prières de mon père et votre père, dans le Christ Jésus notre Seigneur…
Dans la 30e Catéchèse, il est question de compter pour rien ce monde qui
passe et disparaît à cause du Royaume des cieux (2001 :2 84-285) :
1 Mes pères, frères, et enfants, le soin de vos précieuses âmes qui m’a été
confié est pour moi une cause de difficultés et de crainte et je ne me suffis à moi-
même ni pour la parole ni pour l’action, je ne dispose ni de l’expérience, ni de la
science, ni de quelque méthode propres à vous gouverner en vue de votre salut.
En effet, c’est un véritable travail que de vous guider avec sûreté, de présider
comme il convient de conduire à bon port l’âme créée à l’image de Dieu. Eh
bien donc je vois votre grand nombre et la diversité de vos âges, la jeunesse,
l’âge adulte, la vieillesse, l’âge enfantin, je vois encore l’extrême diversité de vos
mœurs et de vos tempéraments : 4 L’un est bouillant, l’autre nonchalant, l’un
est porté vers la gloire et l’autre est porté vers Dieu, l’un a l’obéissance facile et
l’autre n’obéit qu’avec peine, l’un est vigilant et l’autre négligeant, l’un est un
citadin délicat et l’autre un rural un peu sauvage ; en un mot, je vois les diver-
gences de points de vue et la multitude des vouloirs et des affections… 11 Où
sommes-nous, ô mes enfants ? Reconnaissez-le et voyez ! Et où irons-nous un
peu plus tard, comprenez-le et méditez-le ! 12 Et qui est-il donc celui qui, le
cœur ravi dans l’amour de Dieu et comme transporté en permanence, s’avance
au milieu de la fraternité ? 13 Consumé du désir des biens célestes et tremblant
dans la crainte des châtiments qui nous sont réservés, il est à cause de cela péné-
tré d’humilité et il lutte avec persévérance dans les travaux manuels, et dans les
différents exercices vertueux : silence, chant, appel à Dieu dans la prière, obéis-
sance, absence de murmure et de contestation.14 Il accepte tout, supporte tout :

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LE CATÉCHÈTE ET LE POÈTE… | 145

ordres, pénitences, coups, reproches qui lui viennent de la part d’un frère, à tort
ou à raison, privation de nourriture et de boisson, saleté des vêtements ou tout
ce qui peut lui arriver. 15 Bienheureux cet homme-là et puissé-je avoir part avec
lui ! C’est pourquoi, mes enfants et mes frères, venez, adorons le Christ, notre
roi, prosternons-nous devant lui… 17 Que nul parmi vous ne soit mal disposé,
rebelle, ou plein de méchanceté !
Ayant abandonné la vie ordinaire, ayant tout quitté pour suivre le Christ,
nous allons découvrir que l’amour du Christ peut tout, nous dit le Studite
dans sa Catéchèse 32 (2001 : 293).
10… « Lors de la régénération, vous siégerez sur douze trônes pour juger les
douze tribus d’Israël. » (Mt 19:28) Puisque de si belles et si grandes récompenses
nous sont préparées, pères et frères, pourquoi tous ne pas nous faire violence
encore davantage pour faire et parfaire les œuvres de sainteté ? Mais la maîtrise
de soi ? Mais les veilles ? Mais les pénitences ? Mais la soumission ? Mais les
injonctions ? Mais l’aveu des pensées ? Mais le chant de l’office, etc. Oui ! Et
s’il y a autre chose à dire, nous ajouterons encore cette parole prophétique :
« À cause de toi, on nous met à mort tout le long du jour, nous avons passé pour
des brebis d’abattoir. (Psaume : 43.23 ; Rom. 8:36) Et en vérité, mes enfants…
n’êtes-vous pas égorgés, vous aussi, par le retranchement des volontés… et la vie
passée dans l’obéissance mutuelle. 15 Et le sang coule de vos cœurs, même si ce
n’est pas de manière sensible, mais spirituelle.
Que la voie monastique soit un exploit ne résume pas bien la vision de
saint Théodore. Il est plus que cela car il est dangereux, ce qu’ont pu dégager
les extraits ci-dessus, le monastère peut désintégrer. Nous avons déjà vu
comment saint Dorothée a quitté le monastère de Séridos (ch. 3), la révolte
des moines contre saint Sabas (ch. 41) lors de la fondation de la nouvelle
lavra les a poussés à détruire la cellule de leur abbé, et si saint Théodore
le Studite et saint Syméon le Nouveau Théologien (cf. ci-dessous) ont
connu de durs exils, c’était en partie dû à l’hostilité de leurs propres frères
les moines. Si souvent on ne veut plus relever les détails de ces batailles,
c’est par respect de la mémoire des pères fondateurs, mais même Cyrille
de Scythopolis, dans sa vie de saint Sabas (36.132), laisse entendre que les
moines n’avaient pas entièrement tort, et dès le début de la grande lavra
qu’il fonda, ils ne faisaient que défendre leur règle de solitude et de prière,
alors que saint Sabas voulait élargir leur monastère pour accueillir d’autres
moines. Ils imaginaient défendre la manière de vivre de saint Euthyme et
saint Chariton, le véritable isolement d’une lavra à l’ancienne.
Qu’en est-il de notre Studite ? Il cherchait de retrouver dans les sources
des ive et ve siècles, un style cénobitique « hésychaste », c’est-à-dire où

1. Yizhar Hirschfeld, « The Founding of the New Lavra » pp.267-280 in V. Wimbush et


R. Valantasis, Asceticism. Oxford : Oxford University Press, 1998.

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chaque moine vivrait en solitude au milieu d’une grande communauté. La


vie d’Étienne le Jeune à la même époque montra une soif de réforme simi-
laire car le père abbé Étienne vivait en reclus parmi ses moines et dispensait
ces catéchèses depuis sa cellule.
Plaire à Dieu, servir Dieu équivaut même à une conquête de Dieu.
Comme le disaient autrefois les moines en Égypte, « Donne ton sang, et
reçois l’Esprit. » (Grande Catéchèse I.8). La preuve qu’un moine aime Dieu,
c’est qu’il ne possède rien et il peut ainsi devenir l’esclave des autres, et
c’est ainsi qu’un esclave entrant dans le monastère est libéré de sa condi-
tion. Cela étant dit, Théodore parle rarement de la contemplation de Dieu,
car la conquête de Dieu s’accomplit en obéissant à ses commandements.
(Grande Catéchèse I, 5, 8, 19, 28, 51, 55 etc.) La profession monastique,
ce second baptême mais du moine un renonçant, car il fuit le monde, il
a abandonné le monde (Grand Catéchèse I : 11, 17, 29, 77). Une sujétion
(hypotagè) exprime sa conception de ce que veut dire vivre avec d’autres
moines, où on contemple et on n’imite pas la Passion du Christ par le
martyre monastique (Grande Catéchèse I : 1, 26, 30, 72, 79). La persécution
du Studite par l’empereur Léon l’Arménien lui a révélé la dimension pro-
fonde de cette imitation. C’est des épousailles qui passent par le martyre
(Grande Catéchèse I : 85). Donc il conçoit le cœnobium, ce « désert artificiel »,
comme la réalité du Corps du Christ. Il ne s’agit pas de devenir moine pour
accomplir un exploit, un podvig, mais pour être transformé. Puisque la tête
du corps, c’est le Christ, le Studite rassure ses moines qu’ils n’ont rien à
craindre (Grande Catéchèse I : 3). Chacun possède une vertu en propre, qui
complète la Fraternité où, comme dans l’Église primitive décrite dans le
début du livre des Actes des Apôtres, « il n’y avait qu’un seul cœur et qu’une
seule âme. » C’est justement la sujétion (hypotagè) des uns aux autres qui
assure que chacun fasse partie du même corps, car la sujétion consiste à
se servir les uns les autres. En cela les moines imitent le Christ qui a dit :
« Je suis descendu du Ciel non pas pour faire ma volonté, mais la volonté
du Père qui m’a envoyé. » Comme il y a énormément de travail dans un
grand monastère, Théodore essaie de rassurer : « Vous travaillez dur, je le
sais ; vous peinez, vous souffrez, vous transpirez ; mais tenez bon, je vous en
prie, pour l’amour du Seigneur. (Grande Catéchèse I : 45). Est-ce que pour
le travail, pour les vignes, pour les oliveraies que nous avons des frères ?
Non pas, mais pour sauver leurs âmes. » (Grande Catéchèse I : 51). Déjà à
l’époque de Saccoudion, Théodore avait commencé de constituer un réseau
monastique, mais la dispersion des moines et son propre exil ont provoqué
la création d’autres monastères, tous sous son autorité, sous son Hypotyposis
ou règle malgré la distance. Durant le temps de son troisième exil, en 815-
820, il s’est constitué une vaste confédération. Comme dans les koinônia de
Pacôme en Égypte au ive siècle, chacun des monastères avait son igumen

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LE CATÉCHÈTE ET LE POÈTE… | 147

et son second, et tous était nommé par Théodore. Il y faisait des séjours
prolongés et des moines pouvaient régulièrement changer de monastère.
Les monastères en ville envoyaient des moines auprès des monastères en
compagne, par exemple au moment des récoltes. Comme les monastères
recevaient toute personne demandant d’y entrer, ils étaient non seulement
grands mais régulièrement même les profès faisaient défection et partaient.
L’influence du typikkon de ce Studite était immense dans les siècles
suivants. Et même si aujourd’hui il ne reste près de la Porte Dorée à
Constantinople que des murs sans toit, même si un trou plein de ronces
occupe l’emplacement des tombeaux de Platon, Théodore et Joseph de
Thessalonique, la place de l’exemple Studite n’a rien perdu de sa vigueur.

Saint Syméon

Saint Syméon, le Nouveau Théologien (949-1022) et la poésie ascétique


d’un moine théologien à Constantinople1. L’exigence et l’ardeur d’un moine
sont généralement bien cachées à ses frères, et, à part son père spirituel, nul
ne peut savoir ce que Dieu lui a dit dans son cœur. Si Barsanuphe et Jean
de Gaza nous ont laissé un témoignage profond de cette direction spirituelle
monastique, au début du deuxième millénaire, saint Syméon, pour des rai-
sons doctrinales, décide de tout dévoiler de sa vie la plus intime. La raison est
de nouveau l’Esprit dont saint Grégoire a chanté si ardemment la sainteté.
Syméon voulait défendre la réalité et la nécessité de l’expérience de la lumière
divine ainsi que l’enseignement de son père spirituel Syméon le Studite2.

1. Bibliographie de St. Symeon le Nouveau Théologien :


Hymnes, 4 vols (Sources Chrétiennes no.156, 174, &196). Paris : Cerf, 1969-1973.
Traités Théologiques & Éthiques, 2 vols (Sources Chrétiennes n° 122, 129). Paris : Cerf,
1966-1967.
Catéchèses, 3 vols (Sources Chrétiennes col. 96, 113, 104). Paris, Cerf, 1963-1965.
Archevêque Basile Krivochéine, Dans la Lumière du Chrisaint Saint Syméon, le nouveau
théologien. Chevetogne, 1980. Excellente synthèse, honnête et complète ;
Syméon le Studite, Discours ascétique, Sources chrétiennes no 469
Nicétas Stethatos, Vie de Syméon le Nouveau Théologien. Orientalia Christiana vol. 12 ;
Rome 1928.
Idem, Le Paradis spirituel et autres textes annexes. Sources chrétiennes, Paris : Cerf, 1943.
Irénée Hausherr, Saint Théodore Studite : l’homme et l’ascète d’après ses Catéchèses. Orientalia
Christiana, mars 1926.
Symeon le Nouveau Théologien, Prière Mystique (textes choisis par les Sœurs de Dourgne et
sœur Geneviève) Paris : Cerf, 2008.
2. Cf. sur la direction spirituelle dans un monastère studite à Constantinople de cette
époque, Symeon le Studite, Discours ascétique, Sources Chrétiennes, n° 460, Paris, Cerf, 2001,
pp. 19-23.

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148 | DU DÉSERT AU PARADIS

Au ixe siècle l’empire byzantin sous le règne de Basile 1er (867-886) avait
repoussé le danger que représentaient les armées musulmanes autour de
Constantinople. Au xe siècle, la flotte byzantine a reconquis la Crète, en
961, et finalement Chypre. Basile II (963-1025) a porté la frontière nord
de l’empire jusqu’au Danube. Avec une administration impériale saine, le
commerce byzantin s’étendait jusqu’en Russie et même en Asie1. Le cou-
rage et la détermination montrés par les moines martyrs pendant la longue
querelle iconoclaste (725-843) étaient une vertu dont leurs successeurs ont
voulu s’inspirer afin de se montrer leurs dignes héritiers.
L’édition par les Sœurs de Dourgne et Sœur Geneviève (2008) des prières
de Syméon permet de suivre sa biographie, à travers ses propres écrits une
approche plus fiable que la biographie par son disciple Nicetas Stethatos,
écrite une quarantaine d’années après la mort de son maître.
Venu de la noblesse de province (Galate en Asie Mineure) pour faire ses
études à la capitale, Syméon a quatorze ans lorsqu’il refuse l’occasion d’être
présenté à l’empereur Romain II.
Actions de Grâces 2 :
Tandis que rois et princes voulaient user de moi comme d’un instrument
infâme pour servir leurs desseins, par tes ineffables jugements tu m’as racheté
de leurs mains. Malgré mon amour de l’argent, tu ne m’as pas laissé recevoir des
cadeaux d’or et d’argent.
En arrêtant ses études, Georges (Syméon) a pris contact pour la première
fois avec le monastère de Stoudios où il a connu son père spirituel. Ensuite
il s’engagea à travailler au service d’un autre noble car son oncle qui l’avait
patronné venait de mourir. Pendant six ans, Georges (Syméon) a travaillé à
la Cour impériale comme sénateur et chambelan et il se contenta de mener
une vie pleine de distractions.
Peu à peu, repris par la paresse et la négligence, je me laissai aller aux
vices comme avant ou pis qu’avant ? (Action de grâces I).
Jusqu’à ce qu’en 977, malgré l’opposition de sa famille, une nuit il s’enfuit
au monastère de Stoudios qui comptait sept cents moines et suivait une
règle (typikon) sévère, telle que saint Théodore (759-826) l’avait instaurée
lors de ses réformes.
Mais quelle est donc l’étrangeté de ta miséricorde, ô mon Christ, quelle
est donc ta condescendance (συγκατάβασις) illimitée, ô Verbe ? Pourquoi
es-tu venu vers ma pauvreté, comment as-tu pénétré dans ma maison sor-
dide, toi qui habites la lumière inaccessible, mon Dieu ?
Dans sa Catéchèse § 22 (p. 377) Syméon avoue sans détour sa noncha-
lance et indignité :

1. Cf. Dimitri Obolensky, The Byzantine Commonwealth. Eastern Europe, 500-1453.


London, Sphere Books, 1974, chapter four and five.

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LE CATÉCHÈTE ET LE POÈTE… | 149

Ce jeune homme, sans avoir jeûné de longues années, sans avoir jamais couché
par terre, sans avoir porté de cilice, sans avoir coupé sa chevelure, sans être sorti
du monde par le corps, mais par l’esprit, simplement après quelques veilles…
Dans sa Catéchèse § 22 (p. 373) :
Un jour, il était donc debout et disait : « Ô Dieu, sois-moi propice, à moi
pécheur » (Lc 18:13), d’esprit plutôt que de bouche (I Cor 14:14-15), quand
soudain sur lui brilla d’en haut avec profusion une illumination divine qui emplit
entièrement l’endroit.
Dans sa Catéchèse §16 (p. 243) :
Ayant passé toute une journée en ville et n’ayant rien consommé, Syméon
et son maître étaient épuisés par la faim, la fatigue et la chaleur. Son maître
Syméon le Pieux l’oblige à manger alors que Syméon avait refusé par peur de
ne pouvoir prier ensuite mais son maître lui dit : « Sache, enfant que ce n’est ni
le jeûne, ni la veille, ni la fatigue corporelle, ni aucune autre action louable qui
réjouit Dieu et qui le fait apparaître, mais seulement l’âme et le cœur humble,
modestes et bons. »
L’ardeur du jeune novice et son attachement à son père confesseur alarma
l’igoumen du monastère, et devant le refus du jeune novice d’obtempérer,
il fut renvoyé. Syméon le Studite envoya ce novice à l’igoumen du monas-
tère de Saint-Mamas, Antoine, mais il gardait la direction de son protégé.
Le jeune homme continuait de plus belle son ascèse pour purifier son
corps et le rendre apte à vivre seul avec Dieu. Lorsque l’igoumen de Saint-
Mamas mourut en 980 (?), Syméon fut élu igoumen à la place d’Antoine.
Le monastère était alors délabré, et les quelques moines peu disciplinés.
Syméon s’avéra un igoumen dynamique, reconstruisant l’église, installant
une bibliothèque des écrits ascétiques (où on introduisit les caractères
minuscules pour le travail des scribes) et un vrai ethos monastique. Nicetas
Stéthatos écrivit (1928 : 47-59) :
Dans ses Catéchèses, il enseignait à ses disciples la vie des moines. Un
peu par ses paroles, beaucoup par ses œuvres, il les animait à la pratique des
Commandements.
Dans sa Catéchèse 26 (p. 69-97), Syméon présente aux novices les normes
d’une journée dans ce monastère sur les thèmes : présence attentive aux
offices ; travail et silence entre les offices ; la synaxe (liturgie) ; le service au
réfectoire et le recueillement pendant les repas ; la discrétion et l’humilité
à table ; sobriété dans l’usage de la nourriture ; de la gourmandise ; après le
repas, les offices du soir ; lectures et prières de la veillée ; l’ouverture du cœur
à ton père spirituel.
…il y a des pensées de ton cœur que tu dois avouer à chaque heure, si possible,
à ton père spirituel : sinon ne laisse au moins pas passer le soir, très cher, mais

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150 | DU DÉSERT AU PARADIS

après les matines1 examine-toi et avoue lui tout ce qui t’est survenu. Aie en lui
une foi sans hésitation, même si le monde entier l’injuriait et le déchirait, même
si toi-même tu le voyais de tes yeux en train de forniquer, ne te scandalise pas et
ne diminue pas ta foi en lui, par obéissance en vers Celui qui a dit : « Ne jugez
pas et vous ne serez pas jugez. »
Qu’est-ce que Syméon entend par une présence attentive aux offices ?
…se mettre debout avec tout le monde pour l’office de louanges et s’en
acquitter de bout en bout avec attention et vigilance, en veillant avec grand
soin au début du chant hymnique, c’est-à-dire à six psaumes (Ps. 3, 37, 62,
et 87, 102, 142) à la stichologie (la récitation des cent cinquante psaumes
chaque semaine divisés en vingt sections), sans se relâcher, sans laisser aller
son corps en avançant un pied ou en s’appuyant aux murs et aux colonnes :
garder les mains étroitement jointes et les pieds bien posés également sur
le sol, et la tête immobile s’inclinant ici et là, sans laisser l’intelligence
divaguer… nous recevons de sa générosité, en proportion, le salaire de nos
peines, de telle sorte que nul d’entre vous, si possible, ne laisse passer sans
larmes l’Office et la lecture… Et une fois achevée la glorification matitudi-
nale, ne commence pas, sitôt sorti, à parler à l’un et à l’autre, à t’évaporer et à
bavarder, mais après ta prière solitaire dans la cellule, ta prière de règle faite
avec larmes et grande attention, tu dois avoir une occupation corporelle…
n’entre dans la cellule de personne, sans (la permission de) ton Père selon
Dieu… Si en chemin tu vois un Frère seul ou assis avec d’autres en train
de causer hors propos, fais une métanie et passe en silence… comme dit
Saint Paul, « Les mauvaises conversations corrompent les bonnes mœurs
(I Cor 15 ; 33)…Garde le silence, le dépaysement : le silence… et le déta-
chement universel… »
Quinze ans après être devenu igoumen, vraisemblablement entre 995-
998, intervint parmi les moines de Syméon une révolte. En parlant de ses
visions et ses efforts pour les édifier, Syméon finit par être pris pour un illu-
miné. L’Hymne 37 (60-74) exprime toute la souffrance que l’abbé a connue
lors de cette révolte.
…tu sais, ô mon Christ, la faiblesse
Et l’ignorance où je me trouve, comme homme.
D’ailleurs il me semble, je ne suis pas même un homme
Mais je suis bien inférieur aux hommes.
En tous, je suis en effet le dernier de tous
Et vraiment le plus petit de tous les hommes.
Répands sur moi, ô mon Roi et mon Dieu,
Ta grande miséricorde, je t’en supplie,

1. L’office de minuit peut être recité d’une manière privée dans les cellules des moines de
saint-Mamas.

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LE CATÉCHÈTE ET LE POÈTE… | 151

Pour qu’elle comble, ô mon Sauveur,


Mes déficiences et les lacunes,
Quelle fasse de moi tout entier un homme sauvé
Qui ne manque d’aucune des ressources nécessaires,
Et qu’elle me dresse, moi ton serviteur, en ta présence, ô Verbe,
Arraché à la condamnation et aux reproches
Et que je te chante pour les siècles des siècles. Amen.
Les mêmes plaintes se retrouvent dans l’Hymne 41 (versets 1-11). Dans
sa déréliction, Syméon finit par comprendre que depuis longtemps la révolte
était en germe et il demande à Dieu de mesurer son isolement, sa faiblesse,
son infirmité et de lui donner Son Esprit divin, Son Paraclet, car assis dans
la chambre haute, il attend Son Esprit.
Ensuite en 1003, l’évêque Étienne, démissionnaire du diocèse de
Nicodémie mais qui occupait encore dans la curie patriarcale la place
importante de syncelle du patriarche Serios II, attaqua Syméon sur ses
conceptions de la théologie trinitaire. Syméon avait défendu l’idée que la
connaissance de Dieu n’était donnée que sous l’action du Saint-Esprit et
seulement aux âmes purifiées. L’Hymne 21, écrit pour sa propre défense,
ne fit qu’aggraver sa situation. La question qui lui était posée était la sui-
vante : Comment sépares-tu le Fils du Père : d’une distinction de raison
ou réelle ? Le plan de l’Hymne 22 (pp. 131-169) est le suivant, avec
quelques extraits :
(Versets 1-110) A qui l’Esprit Saint révèle la vérité
(Versets 110-197) la modestie que l’homme doit garder devant le mystère de
Dieu afin d’être illumine par l’Esprit.
(Versets 198-302) le mystère de la Trinité nous dépasse.
(Versets 303-fin) la question posée est blasphématoire ; notre curiosité doit se
porter sur des sujets plus utiles.
(Versets 96-101) Ceux-là n’ont pas peur du visage des hommes
Car ils voient le visage du Seigneur…
Car ils possèdent la richesse qu’on ne peut voler
Et ils estiment toutes les valeurs du monde comme du fumier.
(Versets 136-146)…comment dans la Trinité l’unité (demeure) sans confusion
Et dans l’unité, la Trinité sans division.
Recherche l’Esprit ! Sors du monde !
…Pleurs, gémis, sur le temps que tu as perdu !
Peut-être Dieu te consolera et te donnera
Comme il t’a donné déjà de voir le monde
Et le soleil et la lumière du jour
…te montrer l’univers intelligible (τον νοερόν κόσμον)
Au début de son Discours théologique I (1996 :97), Syméon déclare
simplement :

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152 | DU DÉSERT AU PARADIS

Parler ou discourir sur Dieu, exprimer tout ce qui le concerne, donner une expres-
sion à l’inexprimable, ce serait l’indice d’une âme téméraire et présomptueuse.
Syméon était aussi attaqué pour le culte qu’il rendait à son père spirituel
Syméon le Studite. En 1005 le patriarche Sergios II laissant l’higoume-
nat de Saint-Mammas à son disciple Arsène tout en gardant la direction
spirituelle des moines. Puis, le 3 janvier 1009, le Saint Synode condamna
Syméon à un exil de l’autre côté du Bosphore, dans la chapelle en ruine
de Sainte-Marine. L’hymne 36 (1971 : 450-457) est une méditation sur le
partage des souffrances de Jésus de la part des chrétiens. En fait c’est une
action de grâces de Syméon pour son exil.
(Versets 7-16) Tu as voulu souffrir, toi l’impassible, injustement de la part
d’injustes,
Pour me donner, à moi le condamné, l’impassibilité
Dans l’imitation de tes souffrances, ô mon Chrisaint
Oui, juste est ton jugement, ainsi que le commandement
Que tu nous as commandé d’observer, dans la miséricorde.
Ce commandement, c’est d’imiter ton humilité
Pour que, de même que, toi qui étais péché, tu as souffert,
Nous aussi, qui avons commis tous les péchés, nous supportions
Les épreuves et les persécutions, les fouets et les tribulations
Et enfin la mort de la part des pécheurs.
Après plusieurs années d’exil, le patriarche, sous l’influence des amis de
Syméon, lui propose un diocèse important, à condition de modérer sa véné-
ration pour Syméon le Studite. Pour toute réponse, Syméon lui dit que « Ni
monastère, ni richesse, ni gloire, ni rien de ce que poursuivent les hommes
en cette vie ne me sépareront de l’amour de mon Christ et de mon père
spirituel. » Syméon retourne alors à Sainte-Marine à Plaoutikon, proche
de Constantinople, où il vit avec quelques moines et reçoit des visiteurs,
ce qui renforce son influence. Son disciple Nicétas (1928 :185-7) décrit les
dernières treize années de sa vie, dans un quasi-exil.
Nombreuses sont les tribulations, nombreux sont les travaux et les afflic-
tions que sa généreuse endurance y eut à supporter. Mais la nature aspire à
la délivrance… Le jour fixé, le 12 mars, le vénérable malade reçut, comme
il en avait tous les jours l’habitude, la communion des sacrés mystères du
Christ, et, après avoir dit « amen », il ordonna à ses disciples de chanter les
chants funèbres… Vers le milieu des chants et des hymnes, il se recueillit
tout entier avec dignité et : « Ô Christ roi, dit-il doucement et paisiblement,
en tes mains je remets mon esprit. » À ces mots, plein de joie, le célèbre
lutteur du Christ, vainqueur de tant de combats, sortit de son corps… vers
son Seigneur, holocauste consumé entièrement par le feu divin à l’heure de
sa mort, sacrifice sans tache et agréable à Dieu.

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LE CATÉCHÈTE ET LE POÈTE… | 153

Il est certain que Syméon le Studite, en introduisant son disciple Syméon


comme un maillon dans une chaîne d’or, l’a investi d’une haute mission théolo-
gique : celle de défendre l’idée que seuls ceux qui ont été illuminés par l’Esprit
devraient parler de Dieu. Syméon « qui a vu l’Invisible, invisiblement » utilise
ses Catéchèses pour enseigner cela et ses hymnes pour décrire cette expérience.
La Catéchèse 34 (1965 : 271-277) explique comment, ayant fait l’expé-
rience de l’amour de Dieu pour les hommes, la franchise de Syméon est mal
interprétée, mais puisque son cœur a été renouvelé, il doit enlever le voile
du silence :
Ayant reçu la grâce, je ne peux supporter de rester seul pour la cacher
dans les replis de mon âme, mais c’est à vous tous que je dis les dons de Dieu
et, ce talent qui m’a été donné, je vous fais voir en quoi il consiste et par la
parole je vous le découvre comme au creux de la main…
La gratitude de Syméon envers Dieu qui l’a visité alors qu’il était encore
loin l’a marqué pour toujours (Éthique X, 1967 :346-369) :
Voici ce que dit la Lumière… quand je suis venu… et que j’ai habité en toi,
moi qui suis inaccessible aux ordres angéliques tu m’as laissé gisant et enseveli
sous les ténèbres de tes maux… car j’ai eu faim de ta conversion et de ton repen-
tir, et tu ne m’as par donné à manger ; j’ai en soif de ton salut, et tu ne m’as pas
donné à boire ; j’étais nu sans tes pratiques vertueuses, et tu m’as pas revêtu ;
j’étais dans la prison très étroite, fétide et obscure, de ton cœur, et tu n’as pas
daigné me visiter ni le ramener à la lumière ; tu me savais gisant dans la maladie
de ta négligence et de ton action, et tu ne m’as pas assisté par tes bonnes œuvres
et tes actes. Alors, va-t-on loin de moi.
On peut résumer les Béatitudes paraphrasées par Syméon (Éthiques X :
778-867) qui montre bien que pour lui la réception du Saint-Esprit est pour
chaque chrétien une possibilité et un devoir.
Bienheureux donc ceux qui ont reçu le Christ venu comme lumière…
Bienheureux donc ceux qui ont revêtu à présent sa lumière (comme)…une
robe de noce…
Bienheureux donc ceux qui ont contemplé le même Christ dans le corps…
Bienheureux donc ceux qui chaque jour se nourrissent du Christ… comme le
prophète Isaïe du charbon ardent…
Bienheureux donc ceux qui à toute heure goûtent cette lumière ineffable…
Bienheureux donc ceux qui ont reconnu la lumière du Seigneur pour le
Seigneur en personne…
Bienheureux donc ceux qui vivent en permanence dans la lumière du Christ…
Bienheureux donc ceux qui à présent ont allumé la lumière dans leur cœur et
ne l’ont pas laissé étendre car au sortir de leurs vies… entreront avec lui dans la
chambre nuptiale en portant les flambeaux.
… Bienheureux donc ceux qui voient leur vêtement briller, comme si c’était
le Christ…

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154 | DU DÉSERT AU PARADIS

… Bienheureux ce moine qui, se trouvant dans la prière en présence de Dieu,


le voit et est vu de lui…
Évidemment, Syméon se réfère à saint Paul (Gal 4:19) :
Mes petits-enfants, pour qui j’éprouve de nouveau les douleurs de l’enfante-
ment, jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous.
Quand il reprend la comparaison, dans l’Éthique (X : 880), de la gestation
en nous de la foi en Christ à celle de la femme enceinte qui sent l’enfant
remuer dans son ventre,
…de même celui qui a le Christ formé en lui-même, connaît ses mouvements,
autrement dit ses illuminations…
Nous avons vu à quel point saint Syméon, « ce pauvre rempli d’amour
fraternel », était en même temps un igoumen d’une ardeur infatigable. Tissé
dans ses catéchèses et ses traités, on trouve un enseignement très riche sur
les voies vers Dieu concernant la pénitence, la paternité, le baptême sacra-
mental et le baptême de l’Esprit, la confession et le sacerdoce, et la Sainte
Eucharistie1.
Avec la profonde conviction que par le baptême nous sommes prédesti-
nés au salut, notre devise doit toujours être servir Dieu. Même si le baptême
des enfants les libère de l’emprise du Diable (Épître 4), Syméon estime qu’il
nous faut également une foi dans la Trinité et la divinité du Christ telle
que nous sentions en nous-même la grâce reçue. Pour cela Syméon voudrait
pleurer, prier ensemble (Hymne 15 : 259-261) :
Mais réunissez-vous… sans exception, enfants, mais venez femmes, mais
accourez pères, avant que n’arrive la fin, et tous, avec moi, pleurez et lamen-
tez-vous, puisque après avoir, tout petits, reçu Dieu au Baptême… Courons
par la pénitence… il n’y a pas d’autres moyens… Que d’entrer à l’intérieur
ni de voir les (mystères) qui s’y sont accomplis et s’y accomplissent encore
maintenant.
Qu’est-ce que ce baptême de l’Esprit de ceux qui ne sont pas nés du sang,
ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu ?
(Jean 1:13) Syméon (Éthique 10:114-118) répond,
Ce n’est pas tout, car [le pénitent] passe et repasse au jugement du feu
divin, et baigné dans l’eau des larmes qui pénètre le cops tout entier, il est
baptisé peu à peu tout entier sous l’action du feu et de l’Esprit Divin, et
devient pur tout entier, tout entier sans tache, fils du lumière et du jour et
non plus désormais d’un homme mortel.

1. Cf. Basile Krivochéine, Dans la Lumière du Christ, Éditions de Chevetogne, 1980 : IIè
partie (pp. 65-168).

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LE CATÉCHÈTE ET LE POÈTE… | 155

La pénitence est une deuxième purification par la grâce de l’Esprit dans la


joie et dans la contemplation. De même qu’on a été baptisé dans l’eau dans
le deuxième baptême on est baptisé dans ses propres larmes, et de même
qu’on a été chrismé par l’huile dans le second baptême on reçoit une onction
du saint Esprit (Chapitres Théologiques, Gnostiques et Pratiques 1, 36).
Ceci n’est pas propre à Saint Syméon, car Diadoque de Photicé dans ses
Cent Chapitres sur la perfection spirituelle aux chapitres 60 et 73 (Sources
chrétiennes no 5) de même que saint Jean Climaque dans son Échelle (7)
appelle la pénitence un second baptême et souligne que les larmes de
contemplation produisent de la joie. La caractéristique du second baptême
est qu’il est conscient, car pour porter le vêtement du Christ dont nous
avons été habillés par le Saint-Esprit, il est obligatoire, d’après Syméon, de
le savoir et de le sentir (Éthiques 13, 236-250) Et pour Syméon, tout cela
n’est que ce qui nous a été demandé et promis par notre Sauveur, « Celui qui
m’aime gardera mes commandements ; et moi je me manifesterai à lui. »
Il est important de remarquer que d’après le métropolite Basile
Krivochéine (1980 :155), Syméon n’a utilisé qu’une seule fois l’expression
du baptême de l’Esprit, si couramment employée par des charismatiques de
nos jours. Pour Syméon, le second baptême est la transformation intérieure
de ceux qui, ayant reçu le premier baptême, en ont ensuite perdu la grâce par
leurs pêchés. Donc ce second baptême est étroitement lié à l’Eucharistie,
qui elle aussi est un événement personnel, conscient, sans extase collective.
Saint Syméon a soigneusement gardé présent à l’esprit la connaissance de
Dieu dans son expérience personnelle et dans la tradition ecclésiale et théo-
logique, qui insiste sur la dialectique suivante : si Dieu reste inconnaissable,
il est aussi manifesté. (Krivochéine 1980 :169-226). La chaleur de Hymnes
ne doit pas nous voiler le fait que dans ses écrits en prose décrivant comment
Dieu est avec nous : il n’est pas question uniquement des visions de lumière,
mais aussi de la Sainte Trinité, du Christ, du Saint-Esprit, de la Mère de
Dieu et du mystère du Salut ainsi que de l’Église. (Krivochéine 1980 : 227-
360). Pour en être convaincu, il faut lire et relire les œuvres du Studite car
tout ne concerne pas la divinisation, loin de là, même si Syméon a exposé
sous forme de récits, visiblement inspirés par sa propre expérience, l’extase
et l’impassibilité qui doit la précéder, l’amour divin (eros) et la charité qui en
découle. Si ses longues prières pathétiques au Saint-Esprit nous frappent,
les phrases dogmatiques qu’elles contiennent sont surtout prises dans la
liturgie. Voilà une prière au Fils (Traités théologiques et éthiques 3/ 37-46).
Lorsque dans l’Esprit qui donne l’intelligence, nous approchons du Fils
unique du Père pour lui présenter nos vœux, nous disons : « Fils Monogène,
Verbe coéternel de Dieu le Père, unique de l’unique, Dieu de Dieu, sans com-
mencement de Celui qui est sans commencement, éternel de l’éternel, perpétuel
du perpétuel, lumière de lumière, vie de la vie, inaccessible de l’inaccessible,

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156 | DU DÉSERT AU PARADIS

insaisissable de l’insaisissable, inexprimable de l’inexprimable, immuable de


l’immuable, in compréhensible de l’incompréhensible, pardonne-nous nos
fautes. »
Si la prière peut être attirée par la Lumière qui est le Saint-Esprit, elle a
la valeur des prières canoniques et elle peut les remplacer. D’autres prières
existent, par exemple celle pour trouver un père spirituel. À côté de la prière
de louange de Dieu, il y a ce que Syméon appelle le travail secret (κρυπτή
μελέτη) qui désigne chez les pères peptiques la prière de Jésus pratiquée
d’une manière interrompue. Syméon parle également de pratiques secrètes
(κρυπτάς ΄εργασίας) terme qui peut désigner toute sorte de travail intérieur
et spirituel. Syméon encore jeune (Catéchèse 22:47-51) connaissait Marc
l’Ermite mais nulle part dans ces écrits il ne mentionne explicitement « la
prière de Jésus » (Krivochéine 1980 :91, 93). Krivochéine se demande
pourquoi cette prière était-elle encore mal connue à Constantinople ou
si Symeon préfère des prières plus courtes ? En tout cas, sa spiritualité ne
pourrait être plus christocentrique. Et cela devient possible, dit-il, qu’en
abandonnant les hommes et les biens, on concentre son intelligence sans
souci (μελέτην), n’ayant plus de pensée que pour la mort et le jugement
(Chapitres théologiques 3. 15).
Partout dans sa poésie et sa prose, Syméon nous étonne par son ardeur
et son évidente sincérité. Sa prière la plus connue se trouve en préface à ses
hymnes (1969 :151-155) avec le titre : Invocation au Saint-Esprit, par celui
qui déjà le voit.
Viens, lumière véritable. Viens, vie éternelle. Viens, mystère caché. Viens,
trésor sans nom. Viens réalité ineffable. Viens personne inconcevable. Viens,
félicité sans fin. Viens, lumière sans couchant, Viens, attente infaillible de tous
ceux qui doivent être sauvés. Viens, réveil de ceux qui sont couchés. Viens, résur-
rection des morts, Viens ô Puissant, qui toujours tout fais et refais et transformes
par ton seul vouloir. Viens ô invisible et totalement intangible et impalpable.
Viens toi qui toujours demeures immobile et à chaque instant tout entier te meus
et viens à nous, couchés dans l’enfer, ô toi au-dessus de tous les cieux. Viens
ô Nom bien-aimé et partout répété, mais dont exprimer l’être ou connaître la
nature nous est absolument interdit. Viens, joie éternelle. Viens, couronne inflé-
trissable. Viens, pourpre du grand roi notre Dieu. Viens, ceinture cystalgies et
constellée de joyaux. Viens sandale inaccessible. Viens pourpre royal. Viens-toi
qu’a désiré et désire mon âme misérable. Viens, toi le Seul, au seul, puisque tu
le vois je suis seul. Viens toi qui m’as séparé de tout et fait solitaire en ce monde.
Viens toi devenu toi-même en moi désir, m’as fit te désirer, toi l’absolument
inaccessible. Viens mon souffle et ma vie. Viens consolation de ma pauvre âme.
Viens ma joie, ma gloire, mes délices sans fins.
Je te rends grâces d’être devenu un seul esprit avec moi, sans confusion, sans
mutation, sans transformation, toi le Dieu au-dessus de tout, et d’être pour moi

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LE CATÉCHÈTE ET LE POÈTE… | 157

devenu tout en tous, nourriture inexprimable et parfaitement gratuite, qui sans


fin débordes inépuisablement aux lèvres de mon âme et rejaillis à la source de
mon cœur, vêtement éblouissant qui consumes les démons, purification qui me
baigne de ces impérissables et saintes larmes, que ta présence apporte à ceux
que tu visites. Je e rend grâce d’être pour moi lumière sans couchant, soleil sans
déclin ; car tu n’as pas où te cacher toit qui de ta gloire emplis l’univers ! non,
jamais à personne tu ne t’es caché mais c’est à nous qui toujours nous cachons de
toi, en refusant d’aller vers toi : mais où donc te cachera-tu, toi qui nulle part ne
te trouve le lieu de repos ? pourquoi te cacherais-tu, toi que ne te détournes pas
d’un seul entre les êtres, qui n’en repousses pas un seul ? Viens donc, ô Maître,
aujourd’hui dresse en moi ta tente ; fais ta maison et demeure continuellement,
inséparablement, jusqu’au bout, en moi, ton esclave, ô très bon, et que moi aussi,
à ma sortie de ce monde, et après ma sortie, je me trouve en toi, ô très bon, et
règne avec toi, Dieu qui est au-dessus de tout. Demeure, ô Maître, et ne me laisse
pas seul, afin que mes ennemis survenant, eux toujours cherchent à dévorer mon
âme (mes ennemis) te trouvent demeurant en moi et qu’ils prennent la fuite, en
déroute, impuissants contre moi, en te voyant, toi plus puissant que tout, installé
à l’intérieur, dans la maison de ma pauvre âme. Oui, Maître, de même que tu t’es
souvenu de moi, quand j’étais dans le monde et qu’au milieu de mon ignorance,
c’est toi qui m’a élu et séparé du monde et établi devant la face de ta gloire, de
même, maintenant, garde-moi à l’intérieur, debout pour toujours, inébranlable,
dans ta demeure en moi ; qu’en te voyant perpétuellement moi, le mort, je vive ;
qu’en te possédant, moi le pauvre, je suis toujours riche, et riche par-dessus tous
les rois, qu’en te mangeant et en te buvant, en me vêtant à chaque instant de toi,
j’aille de délice en délice d’inexprimables biens : car c’est toi qui est tout bien et
toute gloire et tout délice et c’est à toi qu’appartient la gloire, sainte consubs-
tantielle et vivifiante Trinité, Toi que vénèrent que confessent, qu’adorent t
que servent dans le Père, le Fils et le Saint Esprit tous les fidèles, maintenant et
toujours et aux siècles des siècles. Amen.

On est en droit maintenant de se poser la question : que veut dire la prière


mystique (εύχή μυστική) ? Si dans les livres liturgiques, l’adverbe « mysti-
quement » veut dire sotto voce ou silencieusement, ici je crois qu’à l’image
de la grande entrée pendant l’eucharistie du Samedi saint, ayant achevé de
chanter « Que toute chair fasse silence, car le Roi des Rois, le Seigneur des
Seigneurs va faire son entrée… ». Les prêtres et les diacres traversent l’église
en portant la patène, le calice et la croix sans rien dire et les fidèles sont tous
à genoux, une prière ne devient mystique que lorsque toutes les pensées et
les mouvements de notre cœur s’arrêtent devant la présence de Dieu. C’est
vers cela que Syméon, par ces nombreux encouragements en catéchèse et
en hymnes, voudrait attirer ses frères moines. Si fort était son témoignage
que l’Église l’a nommé, après saint Jean le Théologien et saint Grégoire de
Nazianze, le « nouveau » théologien. C’est donc que la théologie monas-
tique n’est rien d’autre que la théologie tout court !

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158 | DU DÉSERT AU PARADIS

Un dernier mot. Si nous comparons Hymnes (SC no 156, 174, 196) de


saint Syméon avec ceux d’Éphrem de Nisibe (par exemple Hymnes pas-
cales, SC 502), on constate tout de suite que l’hymnographie grecque est à
différencier de celles de Romanos le Mélode, Jean Damascène et Cosmos
l’Hymnographe, tous les trois écrivant sous l’influence syriaque.

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CHAPITRE 8
LA DEUXIÈME RENAISSANCE MONASTIQUE
BYZANTINE AU XIIIE SIÈCLE

St. Lazare stylite au mt. Galesion

Certains ermites rassemblèrent leur communauté « en bas » de l’ermi-


tage de leur abbé. C’est évidemment le cas lorsqu’il s’agit des stylites
habitant en haut d’une colonne. St. Lazare (966/967-1053) était un stylite
qui après avoir vécu six ans à St. Sabbas (en Palestine), Syrie et Cappadoce,
s’établit sur le Mt. Galesion près d’Éphèse vers 1010. Mort en 1053, il
est un témoin d’une forme d’ascèse rare ; les stylites commencèrent avec
St. Syméon l’aîné (390-459) et son disciple Daniel le Stylite († 483)1,
un Syrien qui lui pratiqua son ascèse près de Constantinople. Autre par
exemple, St. Luc le jeune, sur le Mt. Olympe en Bythnie (côte sud-ouest
de la Mer Noir) au xe siècle. À une époque où le modèle cénobitique
s’imposa partout, il régnait tout de même une grande liberté d’expres-
sion ascétique comme St. Lazare en témoigne. Son biographe et disciple
Grégoire le Cellérier2 écrit qu’à la fin de la vie du Stylite sa persévérance
et son humilité avaient contribué à sa réputation bien au-delà de l’aride
mont Galesion, près d’Éphèse. Sa réputation était basé non seulement
sur son endurance mais aussi par sur sa tolérance et la charité envers à ses
disciples dans ses conseils et encouragements. Éphèse étant un centre de
pèlerinage important, beaucoup entreprirent la difficile ascension de St.
Gelasion pour prier près de sa colonne. À la fin un monastère de quelque
trois cents moines s’y développa. Pourtant il semble d’après son biographe
que la règle monastique (diatyposis) dont Lazare dota sa communauté à
la fin de sa vie devait limiter la communauté à douze moines Certains
pèlerins venaient pour demander conseils comment établir leurs propres
monastères. Après la reconnaissance du site comme monastère par l’em-
pereur Constantine Monomachos (reigne 1942-1055), c’est l’empereur

1. Cf. Sa biographie dans E. Dawes et N. H. Baynes, Three Byzantine Saints. Crestwood :


St. Vladimir’s Press, 1977 :1-86.
2. Richard Greenfeld (traducteur), The Life of Lazaros of Mt. Galesion. Washington, D.C. :
Dumbarton Oaks, 2000.

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qui assurait leurs besoins matériels, même si la hiérarchie ecclésiastique


locale à Éphèse restait sceptique à son égard. Malgré ses qualités d’ascète
et peut-être à cause de son recrutement particulier St. Lazare, en tant
qu’abbé, avait beaucoup de mal à gérer ses moines. À l’âge de soixante-
quatre ans vers 1030 il monta plus haut dans cette montagne pour habiter
sur un pilier appelé la Theotokos. Finalement il abandonna cette colonne
pour une nouvelle, dite de la Résurrection, vers 1042 où il créa un monas-
tère encore plus grand, d’environ quarante moines, et c’est là qu’il mourut
en 1012 à l’âge de quatre-vingt-six ans.
Son goût pour la vie ascétique s’était déjà confirmé durant son séjour à
St. Sabas dans le désert de Judée. Sa nourriture était essentiellement consti-
tuée de légumes cuits à l’eau ; il était vêtu uniquement d’une tunique de cuir,
et les trois articles vestimentaires monastiques ; il portait à même sa chair
sur son torse des chaînes, il s’asseyait dans une chaise pour ne pas vraiment
dormir pendant ses veillées qui duraient toute la nuit. En plus de la vermine,
il endurait tous les mois l’exposition au soleil, au froid et aux pluies, ce qui
impressionnait beaucoup ses frères moines. La plateforme du pilier mesu-
rait moins d’un mètre carré ; sans toit, les murs sur le haut du pilier formait
sa cellule ; on ne pouvait pas le voir d’en bas à moins qu’il ne fut debout.
Une « fenêtre » dans ce mur lui permettait de recevoir sa nourriture et parler
à des visiteurs. En effet, le pilier n’était pas élevé, et Lazare pouvait parler
avec les visiteurs en bas.
Tout en étant d’une rare détermination, l’ascète ne manquait pas d’hu-
mour. La capacité de ce stylite à communiquer, de conseiller et d’écouter ses
visiteurs lui valut un grand respect, même s’il pouvait gentiment se moquer
des bêtises de certains moines ou visiteurs. Dans sa biographie transparaît
surtout sa générosité et sa bienveillance, avec son humilité et sa modestie,
qui rendaient sa personnalité si attirante. Dans ses enseignements auprès
des frères St. Lazare insistait sur l’authentique ascétisme mais aussi sur le
soin des pauvres, des faibles et des défavorisés de tout ordre. Il ne voulait
pas limiter la vie monastique aux ardents engagés dans une vie totalement
ascétique, mais avait de la tolérance pour les moines qui tombaient dans
le péché et il leur donnait toujours une deuxième chance. Cela étant dit, il
croyait que la vraie forme de vie chrétienne dans un monastère impliquait
l’abandon du monde, des métiers, des distinctions sociales, de la propriété
privée, en bref une communauté sans les divisions d’une structure mon-
daine. Sa sainteté exemplaire faisait de St. Lazare un modèle des moines,
même s’il ne risquait pas d’avoir des successeurs étant donné la précarité de
sa mode de vie.

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LA DEUXIÈME RENAISSANCE MONASTIQUE BYZANTINE… | 161

Paul Evergetinos

Tout autre était Paul Evergetinos qui initia la deuxième renaissance du


cénobitisme après St. Théodore le Studite. En 1050 près de Constantinople
Paul (décédé en 1054) fonda le monastère de la Mère de Dieu Bienveillante
(ou Bienfaisante ; θεοτόκος ε͗υεργέτις). C’est là que démarra une réforme
du monachisme Byzantin sur la base des principes mis en avant par
St. Théodore Studite deux cents ans auparavant. À travers les deux typikon
de ce monastère, règle de fondation et Synaxarion (règle liturgique) rédi-
gés par son disciple Timothée, nous sommes bien informés sur son ethos
authentiquement Studite, mais aussi par la première grande anthologie
(appelée Synagogé ou Evergertinos), composée de citations des pères ascé-
tiques et d’anecdotes monastiques édifiantes. C’était donc un Gerontikon
dans le style des collections d’apothtegmata, mais aussi un Paterikon, genre
plus récent qui contient des esquisses biographiques. Par la suite, avant
que le célèbre Philokalia soit publié à Venise en grec en 1782, (puisque la
publication les livres en grec étant interdit dans l’empire ottoman), c’étaient
surtout les manuscrits de ce recueil ascétique de Paul Evergentinos qui cir-
culaient dans les monastères. Depuis peu on peut lire les quatre tomes en
français sous le titre, Paroles et exemples des Anciens (2009). Ce florilège rai-
sonné des grands moines orientaux est organisé autour de deux cents thèmes
qu’il appela Propositions où sont collectionnés des extraits, littéraux ou non,
des manuscrits à sa disposition. Ce qui plus est, il se permet de rajouter sous
les mêmes noms des compositions et des gloses de sa propre plume pour
mieux illustrer la Proposition en question. Il y avait déjà une tradition de
florilèges byzantine, (c’est la tradition qui est byzantine ou les florilèges qui
sont byzantins ?) et, même si l’Evergetinos est très volumineux, ce n’est pas
par prétention encyclopédique.
Son traducteur, l’hieromoine Nicolas (2009 : 7-24), présente dans son
introduction un résumé de ces quatre tomes. La gamme des sujets traités
embrasse tout spécialement l’ascétique monastique, mais aussi presque tous
les aspects de la vie chrétienne. Dans le premier tome on envisage l’expé-
rience du repentir sans désespoir par une pratique négative (abandon de la
famille, des biens personnels, exil de sa patrie) et positive (échanges avec
des moines expérimentés, et révélation de ses pensées à eux, puis obéissance
à leurs conseils). Le tome II parle de l’humilité à travers le mépris de l’ego,
ainsi que du travail monastique de tout ordre (prière liturgique, veille,
jeûne, tempérance, et travail communautaire). Ensuite vient le combat des
passions : nourriture, fornication, haine, rancune, mensonge, serment, et
parjure. Le tome III traite de la condamnation d’autrui, le mépris, le scan-
dale ; puis la construction de notre conscience par la vigilance vis-à-vis des

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suggestions, l’observance stricte des commandements en vue du Jugement


Dernier et le combat au moyen de la patience contrecarrant l’acédie, la plus
grande maladie spirituelle qu’un moine puisse connaître ; puis se détourner
de soi-même, s’abandonner à la Providence et à Dieu et finalement comment
pratiquer l’aumône. Le dernier tome, volume quatre, parle de l’avarice et de
la pauvreté volontaire. Pour Paul Evergertinos la vie hésychaste consiste en
une maîtrise permettant de ses pensées, le souvenir constant de Dieu, et une
prière ininterrompue. En finale dans ses dix « Propositions » sur la prière on
trouve la lecture de l’Écriture Sainte méditée et pratiquée, ce qui conduit
à l’impassibilité dans les visions démoniaques. L’hieromoine Nicolas
(2009 :12-13) dans son instruction indique à travers cette anthologie une
forte influence du moine intellectuel d’Evagre le Pontique (536-590) mais
note que :
…à la différence de ce dernier (Évagre), il ne pense pas que l’expression ultime
de la vie en Dieu soit une existence de philosophe spirituel au désert distillant à
quelques disciples le nectar de son enseignement. Pour l’higoumène de l’Everge-
tis, il est une autre forme d’accomplissement, plus parfaite encore. C’est celle que
Pallade (c. 365-425), nourri de l’exemple de saint Jean Chrysostome, avait indi-
quée : la plus haute perfection spirituelle est atteinte lorsque le parfait, renonçant
à la quiétude de la contemplation, s’unit au Christ en sa kénose salvatrice et se
fait, avec le Serviteur, serviteur de l’Église, acceptant en sa personne, comme son
Maître, la passion pour le salut de tous.
Ceci reflète aussi évidemment l’exemple de St. Antoine le Grand qui
rejoint le monde après des décennies de solitude. Donc Paul suggère à son
lecteur d’apprendre à juger spirituellement en acceptant la vérité s’imposera
à lui. Si l’Evergertinos a connu une grande popularité, avec la Turkocratie
qui dura quatre siècles, le niveau monastique déclina de nouveau et il fal-
lait attendre la fin du xviiie siècle avant que St. Macaire de Corinthe et St.
Nicodème de la Sainte Montagne rééditent l’Evergetinos et surtout publient
leur Philokalia en profitant de la possibilité de publier en grec à Venise.

Nicéphore le Solitaire (xiiie siècle)

Avec Nicépore nous rentrons dans la grande époque du monachisme sur


le Mt. Athos. Si le nom de St. Grégoire le Sinaïte (1260-1346 ; voir ci-des-
sous), est lié avec la naissance du mouvement hésychaste dans les Balkans,
St. Grégoire Palamas (1296-1357), dans sa défense des saints hésychastes,
reflètent la pratique et la vie des moines du Mont Athos. Ici il s’agit pas
d’une fondation comme dans les Balkans mais d’une défense d’un héritage.
Entre autres moine auxquels il fait référence, Palamas parle de Nicéphore

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LA DEUXIÈME RENAISSANCE MONASTIQUE BYZANTINE… | 163

le Solitaire, un Italien converti, peut-être un Grec de Sicile ou de Calabre.


On pense que l’ermitage de Nicéphore se trouvait près de Karyès, chef-lieu
de la péninsule athonite. De même que dans les homélies de St. Macaire,
où le corps, l’âme et l’esprit constituaient un ensemble que le péché désa-
grégea pour Nicéphore c’est le Christ qui les réintégre. Selon Nicéphore,
l’hésychaste par le souvenir constant du nom de Jésus facilite par la grâce la
descente de son esprit dans son cœur. Nicéphore dans son court texte Sur la
Garde du Cœur n’identifie pas cette pratique, par ailleurs très ancienne, avec
l’hésychasme mais, en présentant un large choix de textes des pères ascé-
tiques (Antoine, Macaire, Jean Climaque, Diadoque de Photicé, Syméon le
Nouveau Théologien), montre à quel point la garde du cœur est tradition-
nellement indispensable. Ce n’est que dans l’appendice de son texte qu’il
propose une méthode1 ; l’attention (prosoché) consiste à éviter la dissipation
de l’esprit, ces distractions qui depuis tout temps était l’obstacle majeur à
toute prière. D’abord il conseille de suivre soigneusement les conseils de son
père spirituel : (Meyendorff 1959 :62). Nicéphore nous dit :
Mais d’abord que ta vie soit paisible, nette de tout souci, en paix avec tous.
Alors entre ta chambre, enferme-toi, et s’étant assis dans un coin, fais comme je
vais te dire :
Tu sais que notre souffle, l’air de notre respiration, nous ne l’expirons qu’à
cause du cœur… Ainsi que je t’ai dit, assieds-toi, recueille ton esprit, introduis-
le – je dis ton esprit – dans les narines ; c’est le chemin qu’emprunte le souffle
pour aller au cœur. Pousse-le, force-le de descendre dans ton cœur en même
temps que l’air inspiré. Quand il y sera, tu verras la joie qui va suivre… ainsi
l’esprit, quand il s’est uni à l’âme, déborde d’une joie et de délices ineffables…
Sache ensuite que, tandis que ton esprit se trouve là… n’aie d’autres occupations,
ni méditation, que le cri de : « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de
moi ! » Aucune trêve, à aucun prix.
Nicéphore ne fait que concrétiser l’anthropologie d’un St. Macaire où ce
rôle sémitique, biblique du cœur est explicité. Une fois que nous avons admis
que tout mouvement du corps, aussi discret soit-il, influence l’âme au même
titre que les sentiments, les pensées, la volonté ou les expériences transcen-
dantales, nous avons compris le pourquoi de la quête universelle religieuse
de quiétude. Donc la garde du cœur de Nicéphore n’est rien d’autre qu’un
moyen de continuer dans la prière. Le cœur du combat ascétique comme on
le répète souvent, est centré sur l’acédie, l’expérience de « déconsolation »
sévère, qui doit être surmontée par la patience pour comprendre que Dieu

1. À partir de 1949, depuis une série d’articles dans Études Carmélitaines (cf. le numéro
« Technique et Contemplation ») on a enlevé les ambiguïtés dues à des rapprochements
hâtives entre hésychasme, yoga indien, et dhikr soufi, tout en admettant que les contacts entre
l’islam et les moines orientaux ont dû exister.

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n’a jamais été aussi proche de nous que lorsque nous étions enfouis dans
ce désespoir. C’était l’expérience de St. Antoine le Grand comme son bio-
graphe n’a pas manqué de souligner. Cette thématique ancienne prendre
racine certainement dans les psaumes de David. Tout ce combat se passe
dans le cœur car… (Philocalie, tome 2, 1995 :379-380)
7. Un sanctuaire véritable avant même la vie future, tel est le cœur dans pen-
sées dans lequel agit l’Esprit. Car tout ce qui se fait et se dit en lui est l’œuvre
de l’Esprit. Celui qui dès maintenant n’a pas acquis cela est une pierre pour les
autres vertus. Il peut servir à l’édification du temple de Dieu. Mais il n’est pas le
temple et hiérurge de l’Esprit.
12… Le rejet de la grâce vient de l’énergie des passions. Mais la privation
totale vient de l’action des péchés. Car l’âme qui aime les passions et les péchés…
(devient) vide, sera une demeure… de démons, maintenant et dans le siècle à venir.
13. Rien ne rend le cœur joyeux et doux comme le courage et la compassion.
L’un écrase les ennemis du dehors, et l’autre ceux du dedans.
Dans la vision hésychaste l’accès à la vérité s’obtient par l’obéissance
immédiate aux commandements de Dieu, et non par les recherches concer-
nant les raisons de ces commandements (§22), p. 381.
23. De même que l’œil sensible regarde la lettre et reçoit de la lettre les signes
sensibles, de même l’intelligence, quand elle se purifie et retourne à l’ancienne
dignité, contemple Dieu et reçoit de lui les signes divins. Elle a l’Esprit pour
livre…
32. Car les Pères qui portent Dieu enseignent à partir des modèles que l’intel-
ligence est le Père, la parole, le fils et l’esprit vraiment l’Esprit Saint.
L’intégrité est le fruit de cette réintégration pour Nicéphore qui dans ces
cent trente-sept Sentences diverses aborde ce sujet par une série de déclara-
tions fragmentaires.
41. Si la nature n’est pas intacte ou purifiée par l’Esprit, comme il est dit, il est
impossible qu’elle devienne un seul corps et un seul Esprit en Christ, maintenant
et dans l’harmonie future.
43. Selon la loi de Moise, le Royaume des cieux est semblable à une tente
bâtie par Dieu et séparée en deux par le voile du siècle à venir. Dans la pre-
mière tente, tous ceux qui sont prêtres de la grâce entreront. Dans la seconde
– la tente spirituelle – seuls vont ceux qui dès maintenant, dans la ténèbre de la
théologie, vivent à la perfection la liturgie hiérarchique et trinitaire, ceux pour
lesquels Jésus, célébrant les mystères, est le premier hiérarque devant le Trinité.
Ils entrent dans la tente qu’il a fondée, et ils brillent visiblement de sa propre
splendeur.
Donc la manière de prier dans les monastères possède virtuellement sa
propre théologie de la grâce qu’on va dégager St. Grégoire Palamas.

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LA DEUXIÈME RENAISSANCE MONASTIQUE BYZANTINE… | 165

Grégoire Palamas (-) :


la théologie de la grâce immanente
Le nom de St. Grégoire en tant que théologien est lié à la défense et de la
renaissance de la spiritualité du treizième siècle. Il dit :
Tous nous avons connu le Fils par la Voix du Père qui nous annonçait d’en-haut
cet enseignement (Mat. III, 16-17), et l’Esprit-Saint lui-même, la lumière indicible
elle-même, nous a montré que voici assurément le Bien-Aimé du Père et a promis
en remontant au ciel, de nous envoyer l’Esprit Saint, afin qu’il demeure avec nous à
jamais (Jean XIV, 16), et l’Esprit-Saint lui-même est descendu, et est demeuré en
nous, nous a annoncé toute la vérité (Jean XVI, 13). Comment se ferait-il alors que
nous connaissons Dieu par les seules créatures ? Celui qui n’a pas l’expérience du
mariage, ne connait-il donc pas l’intimité de Dieu avec l’Église, puisqu’il ne peut
établir l’analogie avec son expérience ? Conseilleras-tu à tous de fuir la virginité,
pour trouver la connaissance de Dieu dont tu parles ? Mais tu seras confondu par
Paul qui, n’étant pas marié, a proclamé le premier : « Ce mystère est grand, mais par
rapport au Christ et à l’Église ». (Triades, II, 3, §67; 1969 : 528-529)
Moine pendant vingt ans sur l’Athos (1316+), plus tard archevêque de
Thessalonique (1347+) ce moine qui avait quitté la sainte montagne pour
défendre la voie monastique contre des attaques nominalistes qui estimaient
illégitimes la théologie de la connaissance de la grâce incréé. Palamas était
devenu le grand théologien de l’hésychasme dont la théologie des énergies
et de l’essence de Dieu allait être confirmé par trois conciles (en 1341, 1347,
1351). Son prestige était tel qu’il a été canonisé en 1368 seulement neuf ans
après son décès en 1359. Voici succinctement sa défense théologique de
l’ascèse hésychaste :
– La connaissance de Dieu est donnée aux chrétiens par leur baptême,
et la pratique de la foi développe en nous une sensibilité spirituelle qui est
accompagnée de l’expérience « intellectuelle » de son contenu. Ce sont deux
aspects de notre participation dans la vie en Dieu.
– Dieu est complètement inaccessible par essence. La transcendance de
Dieu est partout constatée, mais en créant ex nihlo, à partir de rien, tout ce
qui existe n’existe que par Sa volonté, par Ses énergies. Donc l’homme crée
par cette grâce, par ces énergies divines, peut être déifié.
– La distinction entre essence et énergies chez Palamas et les autres
pères de l’Église est une façon de dire que Dieu est totalement transcendant
par son essence, mais est présent par Sa volonté immanente par ses énergies
à notre monde et à nous qu’il a créées. Le 6e Concile Œcuménique (681)
avait déjà clarifié la foi en Christ en montrant que Sa personne possède
deux natures, humaine et divine et donc aussi deux volontés et énergies.
Qu’est-ce que cela veut dire ? L’humanité du Christ fait partie de la per-
sonne du Logos, de la deuxième personne de la Sainte Trinité ; c’est donc

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« l’humanité » de Dieu. Elle est toute pénétrée de l’énergie divine car les
trois personnes de la a accès à Dieu à travers les énergies divines dont le
Christ est pénétré. Elles permettent notre vie en Dieu. Et cette foi, cette
expérience constitue un humanisme spécifiquement chrétien.
L’hésychasme était confondu par certains avec les hérétiques Messaliens
ou Bogomiles, répandus dans les Balkans. L’agnosticisme lavré dans chez
certains nominaliste de la Renaissance italienne naissante sert à attaquer les
pratiques hésychastes, attaques réfutées par la doctrine orthodoxe de l’incar-
nation. Ici un peu d’histoire s’impose. En 519 une controverse est apparue
à Constantinople quand des moines « Scythes » (Goths) menés par Jean
Maxentius proclamèrent leur opposition au Nestorianisme en utilisant la
formule Theopaschite, « Un de la Sainte Trinité a souffert… » L’empereur
Justinien était convaincu que cette formule était orthodoxe. La formule
Theopaschite peut être comprise de manière hérétique, comme si l’un de
la Trinité a souffert en tant que Dieu, ou bien dans un sens parfaitement
orthodoxe en affirmant que Jésus qui a souffert était la même personne
que le Logos, la deuxième hypostase de la Sainte Trinité. La doctrine de la
communicatio idiomatum établit une base pour cette manière orthodoxe de
compréhension des actes de Jésus les attribuant à la même personne divine.
Le terme « Theopaschite » même s’il désigne la position extrême des mono-
physites (ceux qui ont rejeté la formulation du Concile de Chalcédoine),
indique plus communément la doctrine orthodoxe du Verbe de Dieu qui
est la personne qui a souffert comme homme sur la croix au Calvaire. C’est
sur ce fond théopaschite que St. Grégoire a développé la distinction entre
énergie de Dieu et les trois personnes de la Sainte Trinité.
Alexis Torrance retraça les origines de la distinction entre l’essence
et l’énergie chez les pères Cappadociens au ive siècle qui réapparaîtra
chez Palamas presque mille ans plus tard. Torrance cite St. Grégoire de
Nazianzus’ (Oratio catechetica magna §36) où la grâce du baptême par
l’humanité que Christ a assumée et déifiée devient la nôtre :
…how difficult is it « to believe that God is everywhere and that being in
all things he is present with those who call upon him […] and does that which
properly belongs… to him to do ? » Baptism is a work « properly belonging »
to God. This is immediately followed by : « now, the work properly belonging
to the divine energy… is the salvation of those who need it. » The one cleansed
« will participate in purity ; and true purity is deity… » An arresting theology is
evoked : God, divine energy, salvation, purity, deity, all come together in the
context of the human being’s sanctification, of his or her deification. As with
Basil and the other Gregory, fluidity of language is apparent, but an instinct
for immanently distinguishing essence and energies in God still appears. This is
precisely the kind of thinking which provides precedents for Palamite essence-
energies theology : God deifies man by his powers, operations,

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energies, or names, the « unchangeable » nature shining in the « changeable »


one. These attributes of God – power, virtue, purity…, etc. – are the means to
sanctification. While the implications of this are not drawn out in detail, what
can be seen is an approach to God very similar to that of Palamas : partaking
of divine attributes is existentially possible for human beings, and in this act of
participation, the person is somehow partaking divinity itself. This is perhaps
the point of most significance in tackling the issue of Palamite precedents in the
Cappodocians. In view of God’s utterly transcendent nature, all his names or
attributes must be energies, moreover energies that are intrinsic to God’s being,
whether purity, virtue, θεοτές (deification), etc. – are the means to sanctification.
Cette distinction entre énergies crées et incréés chez Palamas n’est pas une
prise de position philosophique. Comme on peut voir dans ses sermons, la
théologie anti-nominaliste de St. Grégoire Palamas n’est pas philosophique
mais ressort de sa théologie liturgique et sacramentelle. Ci-dessous je résume
les principales pointes d’un long sermon de Palamas au sujet de la Croix :
L’agneau a été égorgé pour que nos noms soit écrits dans le livre de la
vie (Ap 13:8 ; Jn 17:5, 24), manifestant l’Amour éternel du Père. Si l’Esprit
crie dans nos cœurs abba Père c’est à cause de l’onction du Christ dans le
Jourdain, à cause de son élévation sur la croix pascale (Actes 10:38) et à
cause de l’Esprit qui à la Pentecôte vient reposer dans nos cœurs.
Citant Eph 14:4-5, 9-11 « Dès avant la fondation du monde, il vous a élu
en Lui, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’Amour, détermi-
nant d’avance que nous serions pour Lui des fils adoptifs par Jésus Christ… »
Pour Palamas puisque les personnes divines sont unies par l’amour
mutuel ils possèdent une manifestation commune, l’énergie des trois hypos-
tases, ainsi comme Dieu est Amour.
(Homélies 1987 : 96)…de sorte que la contemplation en Dieu est aussi le
mystère de la croix, et d’une plus grande importance que le premier mystère
(le buisson ardent). Oui, il y en a deux, et Paul le Grand ainsi que nos divins
Pères, le disent à mots couverts. Paul ne dit pas seulement « clarté et vérité, y
a-t-il deux significations et deux mystères de la croix (λόγος τοû σταυροû) ». Le
premier mystère consiste dans la fuite du monde, la séparation d’avec nos parents
selon la chair - si du moins ceux-ci sont un obstacle à la piété et la vie qui en
résulte - et l’exercice corporel… Le deuxième mystère de la croix nous montre
que nous sommes crucifiés pour le monde et les passions, quand ceux-ci nous
fuient… ; car lorsque nous accédons, par la pratique, à la contemplation, que
nous embellissons notre homme intérieur et le purifions, en recherchant le trésor
divin caché en nos âmes, et en contemplant le Royaume de Dieu qui est en nous,
alors nous sommes crucifiés pour le monde et pour les passions.
Pourquoi Meyendorff appelle la pensée de Palamas un existentialisme
chrétien ? À cause de l’immanence dans l’histoire de l’humanité de Jésus
Christ, fils de l’homme et Messie qu’on vient de voir dans son sermon sur

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168 | DU DÉSERT AU PARADIS

la croix. La grâce incréée qui révèle aux hommes le Fils de Dieu comme
sur le Mt. Thabor lors de sa Transfiguration n’est pas un surnaturel créé
car le Chrétien dans les sacrements reçoit la vie éternelle, autrement dit la
déification. Palamas décrit la réception de la présence du St. Esprit (Triades,
II, 3 §36, 1959 : 458-460):
Puisque cette faculté n’a pas d’autre moyen d’agir, ayant quitté tous les autres
êtres c’est qu’elle devient elle-même toute entière lumière et s’assimile à ce
qu’elle voit ; elle s’unit sans mélange, étant lumière. Si elle se regarde elle-même,
elle voit la lumière ; si elle regarde l’objet de sa vision, c’est encore la lumière ;
c’est là qu’est l’union ; que tout cela soit un, de sorte que celui qui voit n’en puisse
distinguer ni le moyen, ni le but, ni l’essence, mais qu’il ait seulement conscience
d’être lumière et de voir une lumière distincte de toute créature1.
Ce passage de St. Grégoire rappelle la fameuse conversation de St.
Séraphin de Sarov avec Motovilov lorsque le Saint Esprit se révèle, les
entourant tous les deux :
– Nous sommes tous les deux en la plénitude de l’Esprit Saint ! Pourquoi ne
me regardes-tu pas ?
– Je ne le puis, dis-je, petit Père car des foudres jaillissent de vos yeux. Votre
face est devenue plus lumineuse que le soleil et mes yeux sont broyés de douleur !
– N’ayez pas peur, dit saint Séraphin. Vous êtes devenu aussi lumineux que
moi ; vous êtes aussi, à présent, en la plénitude de l’Esprit Saint. Autrement,
vous n’auriez pu me voir ainsi. Et inclinant la tête vers moi, il me dit doucement
à l’oreille : « Remerciez le Seigneur de nous avoir donné Sa Grâce ineffable. Vous
avez vu que je n’ai même pas fait un signe de croix ; seulement, dans mon cœur,
en pensée, j’ai prié le Seigneur Dieu et j’ai dit : « Seigneur, rends-le digne de voir
clairement avec ses yeux de chair la descente de l’Esprit Saint, comme Tu l’as fait
voir à Tes serviteurs élus quand Tu daignas apparaître dans la magnificence de
Ta Gloire ! » Et voilà, petit père, Dieu exauça immédiatement l’humble prière
de l’humble Séraphin ! Comment pourrions-nous ne pas Le remercier pour ce
don inexprimable accordé à nous deux ?

Grégoire le Sinaïte (-) : l’autel du cœur2

Contemporain de St. Grégoire de Palamas dont nous venant trop rapi-


dement d’esquisser la figure, saint Grégoire le Sinaïte était un moine dont

1. Grégoire Palamas, Défense des saints hésychastes, 2 vols. Louvain : « Spicilegium Sacrum
Lovaniense », 1959.
2. Deux études fort utiles sont : Kallistos Ware, « The Jesus Prayer in St. Gregory of
Sinai », Eastern Churches Review 4:1 (1972), pp. 3 -22 ; and Michel Parys, « La liturgie du
cœur selon Saint Grégoire le Sinaîte », Irenikon (1973), pp. 312-337.

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LA DEUXIÈME RENAISSANCE MONASTIQUE BYZANTINE… | 169

les écrits pour les autres moines avaient énormément d’influence et donc
nous allons consacrer le reste de ce chapitre sur la renaissance monastique
byzantine au xiiie siècle à ce moine. S’il a pratiqué l’ascèse dans des monas-
tères de Chypre, du Sinaï, de Crète, du Mont Athos, c’est finalement dans
le nord de la Grèce dans les montagnes Strandza qu’il a pu trouvait la paix
nécessaire à la prière. Né vers 1255 au sud d’Éphèse (Smyrne), il est décédé
en 1346 dans le monastère qu’il avait fondé sur le mont Paroria (de nos
jours dans le sud de la Bulgarie). Malgré le fait que ce Palamas soit arrivé sur
la péninsule d’Athos vers 1316, au moment où le Sinaïte s’y trouvait, ni que
tous les deux se sont réfugiés à Thessalonique entre 1325-1328, ni pendant
le dernier séjour du Sinaïte sur le Mont Athos dans les années 1330, il ne
semble pas que St. Grégoire le Sinaïte et St. Grégoire Palamas sont connu
personnellement.
St. Grégoire a passé sa vie à être obligé de fuir des violences. Vers 1325 en
raison d’incursions de pirates turcs, il fut obligé de fuir son skite de Mougula
près du monastère de Philothéou sur le Mont Athos. À Thessalonique, il fut
ordonné prêtre en 1326, là où St. Grégoire Palamas resta durant quelques
mois en compagnie des disciples de Grégoire le Sinaïte. Parmi ces moines il
y avait deux futurs patriarches : Isodore (Boukharis) et Calliste qui a écrit la
biographie de St. Grégoire le Sinaïte et devint patriarche à Constantinople
en 1350. Ensuite, Grégoire partit avec dix de ses moines fonder un ermitage
à Berhée, une ville épiscopale en Syrie, où il suivit le style de vie adopté
par les hésychastes, en consacrant cinq jours de la semaine à la prière dans
la solitude et les samedis et dimanches aux services liturgiques avec les
autres moines de la lavra. Dans un bref texte sur le silence, « De l’hésychia
et des deux modes de la prière » (Philocalie 1995 :416-417)1 St. Grégoire
cite La Sagesse de Salomon : « Au matin semer votre graine. » St. Grégoire
comprend cette sentence comme une exhortation à la prière. De même
St. Jacques (Épître I : 2) avait dit que cette graine c’est le Verbe, le Logos,
« semé » par la prière dans mon cœur. Dans « les Sentences diverses… »
(Philocalie 1995 :378-408) on trouve le silence, c’est-à-dire l’absence des
images associé à la prière profonde :
Si tu pries bien en silence, espérant être avec Dieu, n’accepte jamais ce que
tu viendrais à voir de sensuel ou de spirituel, à l’extérieur ou à l’intérieur de toi,
même si cela devait être l’image du Christ, d’un Ange ou d’un Saint, ou si la
lumière prenait forme et t’imprégnait l’esprit. L’esprit en lui-même possède une
force naturelle d’imagination et peut facilement créer des images transparentes
de ce qu’elle désire ardemment, chez ceux qui n’en perçoivent pas le danger et se
causent ainsi du mal à eux-mêmes. Dieu ne s’indigne pas contre celui qui porte
une scrupuleuse attention à soi-même…

1. Philocalie, vol. 2. Paris : Desclée de Brouwer & J.-C. Lattès, 1995.

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Pour comprendre son affirmation « La prière est Dieu qui accomplit tout
en tous » dans « Sentences diverses… », §113, St. Grégoire se rappelle des
paroles du Seigneur en Matthieu 10:20 « Ce n’est pas vous qui parlez mais
le Père qui parle en vous. » Ceci est capital car cela nous encourage à une
écoute plus profonde de nos propres cœurs. Il faut y rester en cultivant ce
ressenti intérieur de la voix divine.
Si c’est toujours par la récitation des psaumes que l’on peut trouver le silence
intérieur, le Sinaite va bien au-delà. Si l’ascèse est provoquée par l’amour
du Christ, c’est une identification mystérieuse au Christ, ainsi : « Devenir
l’Agneau tel qu’Il est dans le siècle à venir. » Je voudrais prolonger ces citations
en laissant St. Grégoire parler pour lui-même. St. Grégoire parle de commu-
nier à l’Agneau de Dieu par une recollection constante de Sa personne. Cela
ne se raconte pas à la troisième personne : Donc voici une sélection de ses
méditations tirées du « Sentences diverses sur les commandements » :
§7 (1995 : 378). Un sanctuaire véritable avant même la vie future, tel est le
cœur sans pensées dans lequel agit l’Esprit. Car tout ce qui se fait et se dit en lui
est l’œuvre de l’Esprit.
§118 (1995 :399) Une contemplation spirituelle personnelle de la lumière,
une intelligence sobre et stable, une véritable énergie de prière coulant toujours
du fond du cœur, une résurrection, une tension de l’âme vers la hauteur, un
émerveillement divin et une sublimation de cet univers, une totale extase de la
réflexion dans l’Esprit, hors des sens, un ravissement de l’intelligence hors de ses
propres facultés, un mouvement angélique de l’âme menée par Dieu vers l’infini
et portée au sommet, il est impossible de les trouver dans notre génération,
quand la tyrannie des passions règne maintenant en nous à travers la multitude
des tentations.
Si pour St. Grégoire l’autel du cœur est l’autel de l’Esprit et ceci veut
dire que l’homme ressemble à une église. Normalement on ne dédie pas
des églises au St. Esprit dans l’Orient chrétien car la présence de l’esprit
est d’un autre ordre. Selon les expressions consacrées par l’expérience
apostolique, l’assemblée sur laquelle l’Esprit descend est réunie « au nom
du Christ ». N’est Église que celle qui est christocentrique. Et pourtant
depuis les Cappadociens (ive siècle), et surtout depuis que St. Maxime le
confesseur (circa 580-662) (cf. sa Mystagogie, Irenikon 1936-1937), on parle
du corps de l’homme comme une église, et on précise ainsi la nature de la
relation entre l’esprit de l’homme et l’Esprit Saint. Voilà comment le cœur
de l’homme peut être conçu comme un autel sur lequel l’Esprit de Dieu
descend dans la pensée d’un moine. Revenons sur sa démarche.
St. Grégoire le Sinaïte pratiquer hésychasme sur le Mt. Athos. Il n’en
faisait pas la théologie comme le célèbre évêque de Thessalonique. Après
un séjour sur le Mt. Sinaî et un autre auprès du moine Arsenios en Chypre,
St. Grégoire arriva sur la Sainte Montagne vers le début du xive siècle. Il y

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resta vingt-cinq ans. Pourtant à partir de 1335 la controverse hésychaste


éclata. Grégoire le Sinaïte dans son discours sur la Transfiguration présenta
la lumière du Thabor implicitement avec la même doctrine que St. Grégoire
Palamas (cf. Coune 1985 :238-256).
Les écrits de St. Grégoire s’articulent autour de la complémentarité
entre la prière et la communion eucharistique sacramentelle. Son style se
rapproche des aphophtegmes par leur densité et leur manque de développe-
ments. Ils présument qu’il y a quelqu’un à vos côtés pour vous les expliquer
d’après sa propre expérience intérieure. En quelque sorte cette densité pro-
tège les mystères des profondeurs divino-humaines des regards purement
discursifs. Aussi nous pouvons « contempler », les deux plus célèbres de ses
« paragraphes » qui traitent du cœur comme autel de l’e[E]sprit (traduction
de Michel van Parys) :
Cent trente-sept chapitres, chapitres 111-112 :
L’opération (’enérgeia) est le commencement de la prière. Viennent ensuite la
puissance purificatrice de l’Esprit et le sacrifice mystique. De même le loisir est
le commencement de la quiétude, la puissance illuminatrice et la contemplation
sont le milieu, et le ravissement de l’intellect vers Dieu sont la fin.
L’opération intelligible de l’intellect, qui à la fois offre mystiquement, par les
arrhes de Dieu, l’Agneau sur l’autel de l’intellect un sacerdoce spirituel. Manger
l’Agneau de Dieu sur l’autel intelligible de l’âme, ce n’est pas seulement com-
prendre ou avoir part, mais encore devenir conforme à l’Agneau dans les siècles
futurs. Nous espérons en effet obtenir ici-bas les raisons, et là-bas les raisons et
là-bas les réalités des mystères.
Que veut dire le mot « silence » dans ces textes ? Plus six cents ans plus
tôt, dans son Ambigua §5 St. Maxime le Confesseur (+662)1 donna une des-
cription qu’on pourrait qualifier d’« épistomologique » du silence :
Qui en effet a connu comment Dieu s’incarne tout en restant Dieu ?
Comment restant vrai Dieu, est-il vrai homme ? En montrant qu’il est vraiment
en chacune des deux natures et l’une par l’autre sans changer en aucune des deux.
Cela, seule la foi peut l’accepter, en vénérant le Verbe par le silence, à la nature
duquel aucun verbe des êtres créés ne répond.
On va faire un détour par St. Maxime nous permet de mieux comprendre
comme St. Grégoire le Sinaïte entend le sacrement de communion sur
l’autel du cœur.
La compréhension autant ascétique qu’épistémologique de ce silence est
à invoquer, et comme la tradition antérieure à St. Maxime a longuement
parlé, St. Grégoire le Sinaïte se laisse guidé par elle. Il est important de

1. Commentant la lettre au moine Gaîus de St. Denys l’Aréopagite ; traduction Ponsoye


1994 : 118-119 ; CCG 18, 1988 : 114b ; Migne 1057 A.

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comprendre ses sources sinon on risque comme H. U. von Balthasar (La


Théologique II. Vérité de Dieu1995 : 118-123) de critiquer les parcours ascen-
sionnels de la théologie apophatique, même si von Bathasar affirme que,
“C’est un signe de l’amour de Dieu qu’un mystère déploie toujours devant
soi un écran de silence.” Pour Balthazar le silence est une espèce de socle
de la parole d’un Dieu caché, alors que chez les hésychastes ce silence est
un état de l’esprit de l’homme suite à sa propre ascèse et sous l’influence du
St. Esprit. Par contre il y a probablement une source commune dont tous
les deux s’inspirent qui est St. Ignace d’Antioche qui écrivit, « Le Verbe est
apparu du silence de Dieu. »
Ensuite on doit rappeler la phrase célèbre de St. Jean Climaque : « cir-
conscrire l’incorporel dans la demeure corporelle. » Cela suggère qu’il faut
faire revenir l’esprit/ Esprit dans le cœur, centre ontologique de l’homme,
car comme nous avons noté tout à l’heure, l’esprit a par sa nature son siège
dans le cœur. L’esprit est l’organe du cœur, et, si c’est ainsi, en quoi l’homme
est-il une église et son cœur un autel ?
Évidemment une telle description du cœur prend sa source dans le
Nouveau Testament :
1 Cor 12:3 : Personne ne peut dire « Jesus est le Seigneur que dans l’Esprit. »
Donc prier dans son fort intérieur est déjà un don de l’Esprit.
Deut. 8:18 : Le commandement le plus large, le plus fondamental est la
crainte de Dieu, la mémoire de Dieu (mneme tou theou). Comme on voit dans les
requiem, ceci est en même temps la mémoire que Dieu a de nous.
1 Pierre 2:9 ; 2:5 : … une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte… la
possession même de Dieu… des pierres vivantes, un sacerdoce saint.
Dans la même logique théologique, St. Grégoire enseigne (Parys
1973 :322) que l’expérience précède l’enseignement, car l y a une transpo-
sition ici de l’expérience sacramentelle de la divine liturgie, son dogme, son
mystère, vers une expérience située dans la prière quotidienne de l’homme.
Plus fortement qu’ailleurs on trouve à St. Maxime cette transposition,
cette « expérience » décrit dans La Mystagogie de St. Maxime le Confesseur :
(van Parys 1973 :335)1 :
De plus suivant un autre point de vue, il disait que la sainte Église était
comme l’homme…En revanche, disait-il, l’homme est une église mystique. Par
la nef qu’est son corps, il illumine les puissances actives de son âme par la force
des commandements conformément à la philosophie morale ; par le sanctuaire
de son âme, il transporte en Dieu, par la contemplation physique et par le moyen
de la raison, les raisons sensibles détachées très purement de la matière dans
l’esprit ; par l’autel de son esprit enfin, il appelle à son secours ce silence, couvert

1. Mystogagie dans Migne vol. 91:672bc ; traduction dans Irenikon 1936 :719.

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LA DEUXIÈME RENAISSANCE MONASTIQUE BYZANTINE… | 173

de louanges dans les temples, le silence de la grande voix invisible et inconnais-


sable de la Divinité, et cela, par le moyen d’un autre silence, loquace, il vit avec
elle et devient tel qu’il convient que ce soit celui qui est jugé digne de la présence
de Dieu et est marqué de sa fulgurante splendeur.
Dans les Cent trente-sept chapitres… sur l’hèsychasme et la prière St.
Grégoire nous livre une série de réflexions, de méditation à la manière d’un
père spirituel, un confesseur, sans le développement philosophique d’un St.
Maxime, mais des sentences à mettre en pratique en vue d’une vie saine
et spirituelle. Ils méritent de les citer longuement pour sentir comment il
cherche à transmettre son expérience monastique de la prière : (Philocalie,
t. II, 1995 : 378-408)
(§2) la sagesse de ce monde… (prive) les paroles de la sagesse enhypostasiée
de la contemplation de la connaissance unique et indivisible… (§3) la connais-
sance de la vérité est avant tout la sensation de la grâce. (§6) Or partager et
communier, c’est en vérité le propre de Dieu. Cela dépasse l’homme. (§7) In
sanctuaire véritable avant même la vie future, tel est le cœur dans pensées dans
lequel agit l’Esprit.
(§12) Le rejet de la grâce vient de l’énergie des passions
(§17) le commandement qui embrasse tous les autres, c’est le souvenir de Dieu.
(§18) l’obéissance fait revenir à Dieu plus rapidement que le jeune et la prière
(§24) la loi des commandements est la foi qui agit immédiatement dans le
cœur
(§27) On doit pieusement confesser les trois propriétés immuables et inalié-
nables de la toute sainte Trinité : « (du Fils) être né, et (du Père) n’être pas
engendré et (de l’Esprit) de procéder. »
(§31) dans l’homme l’intelligence ne va pas sans la parole, ni la parole sans
l’esprit… Jean 17 :3 « La vie éternelle, c’est de te connaître, toi le seul vrai Dieu
en trois Personnes et Celui que tu as envoyé »
(§35) les commandements sont des énergies (38) car le royaume de Dieu est
le retournement qui vient des vertus
(§41) Si la nature n’est pas gardée intacte ou purifiée par l’Esprit… impossible
qu’elle devienne un seul corps et un seul Esprit en Christ…
(§49) Les saints parlent entre eux dans le siècle à venir la langue des mystères,
le langage intérieur, exprimé dans l’Esprit Saint
(§55) l’homme qui a reçu comme gage la ressemblance qu fait croître jusqu’à
la taille du Christ…
(§57) la vraie gloire est la contemplation de l’Esprit
(§58) l’émerveillement est la totale élévation des puissances de l’âme pour
reconnaître la gloire immense et s’unir à elle… l’extase nous dépouille totale-
ment de cette sensation de ravissement et l’amour (eros) à est l’un et l’autre ; il est
l’ivresse de l’Esprit qui tend le désir.
(§59) Deux amours sont vraiment extatiques : celui qui demeure dans le
cœur… Le second qui s’accomplit dans la charité…

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(§60) le commencement et la cause des pensées, c’est la transgression de l’homme,


qui divise la mémoire unique et simple et lui fati perdre le souvenir de Dieu
(§61) Le retour à son ancienne simplicité guérit la mémoire originelle de
la mauvaise mémoire des pensées… le souvenir de Dieu guérit précisément la
mémoire.
(§62) la mémoire est cause des réflexions
(§64) la suggestion, la connivence du péché
(§66) le sens des choses était leurs raisons. En effet, le mouvement des raisons
est en soi immatériel, mais à travers les choses il entre dans une figure et il se
transforme. C’est ainsi ce que se projette en toute apparition
(§67) impossible de faire un bien ou un mal qui n’ait pas d’abords suggéré par
sa propre pensée…
(70) les causes proviennent des pensées <(qui vient des)…des imaginations
<…des passions < …des démons
(§75) les causes des passions est l’abus <changements < impulsions de la
volonté <suggestions <démons
(§79) correspondances entre les passions ; Exemple les passions de la réflexion
sont inquiétudes, exaltation, claustrations, vertige, aveuglement, détournement,
suggestions, soumissions, penchants, altérations, agitations
(§93) Selon St. Paul : celui qui communie à l’illumination du Christ et peut
transmettre à d’autres par son énergie, célèbre le mystère de l’Évangile
(§94) La parole est composée de l’étude, la lecture, l’action et la grâce
(§96) La parole est comme le vrai pain du siècle à venir… Il n’est jamais
consumé, ni épuisé, ni sacrifié.
(§104) Rien ne ravage autant l’hèsychia que la liberté du langage, la gour-
mandise, le bavardage, la distraction, la vanité et la passion fondamentale,
la présomption.
(§105) On ne peut traverser les eaux des passions que sur la barque vide et
légère de la pauvreté totale et de la tempérance.
(§107) le premier médecin, c’est l’obéissance
(§108) On ne peut pas supporter la chaleur de l’hèsychia si on ne vit pas dans
le deuil
(§112) L’énergie intellectuelle de l’intelligence est un sanctuaire de l’Esprit
qui célèbre mystiquement le sacrifice de l’Agneau avec les arrhes de Dieu sur
l’autel de l’âme… Mais manger l’Agneau de Dieu sur l’autel spirituel de l’âme
n’est pas seulement concevoir et participer, c’est aussi devenir comme l’Agneau
tel qu’il est dans le siècle à venir
(§113) La prière chez les novices est comme un feu de joie qui monte au
cœur. Mais chez les parfaits elle est comme une lumière active et odorante…
Que dire de plus Dieu qu’accomplit tout en tous est prière.
(§116) Car l’intelligence, alors, devient immatérielle et lumineuse. Elle
s’attache ineffablement à Dieu dans un seul Esprit.
(§117) Sept modes dirigent vers cette humilité donnée de Dieu. Ce sont le
silence, l’humble cœur, l’humble langage, l’humble comportement, le blâme de
soi, la contrition, la vie aux extrêmes. Cf. passim…

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LA DEUXIÈME RENAISSANCE MONASTIQUE BYZANTINE… | 175

(§118) Une contemplation spirituelle de la lumière… une énergie de prière


coulant toujours du fond du cœur, une résurrection…
(§120) L’échelle courte des disciples : renoncement, soumission, obéissance,
humilité, amour qui ouvre à Dieu.
Pour contextualiser l’expérience de Grégoire le Sinaite, posons la ques-
tion plus largement : qu’est-ce qu’un autel ? Du verbe hébreu « sacrifier »
(zabah) vient leur mot pour « autel » (mizbeah). À l’origine les patriarches
bâtissaient des autels pour répondre à chaque visite de Dieu (Gen 12,7 ;
13,18 ; 26:25) Avec l’Exode (24,6), là où est posé l’arche de l’alliance entre
les deux chérubins, là est la présence de Dieu, donc l’arche est le premier
autel de l’alliance de Dieu avec Moise. Moise asperge la moitié du sang des
victimes sur l’arche et l’autre moitié sur le peuple rassemblé. Car comme St.
Paul le dit : (1 Cor 10,18) « Ceux qui mangent les victimes ne sont-ils pas en
communion avec l’autel ? » (Gal VI, 11-18 ; Luc 16:19-31) :
Mais lorsque le Christ, par son sacrifice s’offre lui-même à son Père, on a un
nouvel autel. Tout change. Le St. Esprit vient habiter notre corps, faisant de lui
un autre temple, afin de nous incorporer dans le corps dont le Christ est la tête.
Et cela continue, s’intériorise au plus haut point car communier au sang
du Christ c’est communier à l’autel qui est son corps, qui est l’église. Cette
triple identification entre l’autel, le Christ et notre corps, hiérarchise les
niveaux comme nous l’a appris St. Denysios l’Aréopagite (ve siècle) et St.
Maxime son disciple dans sa mystagogie. Donc si nos corps deviennent par
le baptême des temples de Dieu, nous avons dans nos cœurs un autre autel
sur lequel l’amour de Dieu pour les hommes amorce un homme nouveau.
C’est l’expérience du pauvre Lazare affamé mais non perdu.
Dans l’Apoc (6,9 ; 8,3) c’est devant l’autel où a été sacrifié l’Agneau de
Dieu avant la fondation du monde que montent les prières des martyrs vers
Dieu. C’est là où la lumière de Dieu le dimanche sur cet autel qui est le
trône de Dieu au ciel et qui sur terre prend la forme des dons consacrés.
St. Dionysios dit (Hiérarchie Céleste 1,3) que la liturgie est un tout. Elle
réunit de trois manières la relation de Dieu aux hommes. (1) notre prière
matérialisée dans le visible (2) notre prière visible et « intelligible » (noetas) ;
(3) l’apparition de l’image de Dieu dans l’homme qui s’oriente pour recevoir
les dons de Dieu. La finalité (skopos) de ces trois contextes est le faire de
nous des membres du corps du Fils de Dieu, et cela pour l’éternité !
Donc notre corps est une petite église micro-cosmique ; notre cœur est
un autel où peut apparaître la lumière du Christ. Notre autel peut briller
de la lumière du Christ si nous purifions notre imagination, si nous accep-
tons de devenir des fils de la Résurrection ! St. Ignace (Mag. 8 ; Eph. 15)
« Celui qui possède vraiment la parole de Dieu est capable d’écouter son
silence (sigé). »

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En conclusion cette deuxième renaissance du monachisme en Byzance


comporte une dimension contemplative très élevée ; basée sur ses propre
« expériments » et recherches guidés par la grande tradition ascétique. Elle
est existentielle dans ce qu’elle cherche à vivre à tout instant devant Dieu.
Toujours est-il que chacun de nos quatre témoins s’avère très différent
des autres. Si Nicéphore reste un moine en retraite, extrêmement discret,
St. Lazare ne craignait pas d’être l’objet d’une attention populaire constante
car protégé, si on peut l’être, en haut d’une colonne. St. Grégoire Palamas
a répondu magnifiquement dans la détresse doctrinale de son époque en
enseignant en ville, en écrivant depuis son monastère de St. Sabas et ensuite
à Thessalonique, la première
… synthèse théologique de la spiritualité des moines orientaux. Les attaques
de Barlaam fournirent ainsi à l’Église orthodoxe l’occasion de préciser, par la
bouche d’un porte-parole dans lequel elle se reconnut, la place de l’hésychasme
par rapport à ses dogmes centraux sur le péché, l’Incarnation, la rédemption et la
grâce des sacrements. Par là même elle faisait un tri nécessaire dans la tradition
antérieure, en éliminant les éléments nettement hétérogènes à sa spiritualité
propre – notamment le spiritualisme néoplatonicien – et en intégrant les pra-
tiques et doctrines qui pouvaient trouver place dans une conception biblique et
chrétienne de l’homme Enfin pour répondre à l’accusation de messaliansme,
lancée par Barlaam, qui reprochait aux moines de « voir l’essence divine avec les
yeux du corps », les conciles byzantins du xive siècle entérinèrent la distinction
palamite entre l’essence divine et les énergies. (Meyendorff 1959 :94)
On peut dire que ce que St. Grégoire fit pour la défense doctrinale de
la théologie ascétique et la spiritualité des moines de l’Athos, St. Grégoire
le Sinaite le fit pour ce qui allait devenir une troisième renaissance du
monachisme dans les Balkans. Toute sa vie il fut chassé par des circons-
tances historiques d’un monastère à l’autre pendant la première moitié du
xive siècle : capturé par les Turcs sur la côte occidentale de la Turquie, dans
la région de Clazomène, racheté par des chrétiens, il s’enfuit en Chypre,
puis partit pour les monastères du Sinai. De là il est allé à Jérusalem, en
Crète où il trouva un père spirituel, puis au skite de Magoula près du
monastère de Philothéou à l’Athos. Les incursions des pirates l’obligent à
partir pour Thessalonique, après quoi il termine sa vie en Macédoine sur
une montagne surplombant le monde slave et roumain. Paradoxalement à
la même époque, c’est-à-dire avec l’invasion mongole au xiii-xive siècles
(1223-1380) qui mit à mal le pays russe, ces désordres s’accompagnèrent
d’une deuxième vague d’influence « sud-slave » après les malencontreuses
Croisades et sous l’influence de la Renaissance des Paléologue. On ne
doit pas imaginer que le corridor orthodoxe allant de Byzance en Russie
pourrait être coupé longtemps. Finalement quatre siècles plus tard par un
mouvement de retour vers l’Athos, Paiisy Velichkovsky partira de Poltava

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LA DEUXIÈME RENAISSANCE MONASTIQUE BYZANTINE… | 177

en Ukraine pour rejoindre le Mt. Athos et Neamts (Roumanie) et finira


d’une manière toute monastique à contrecarrer la captivité « Babylonienne »
de l’église orthodoxe de son époque. Le Byzantinisme russe n’était jamais en
crise trop longtemps et les liens spirituels se renouaient toujours.

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CHAPITRE 9
DU VÉCU ASCÉTIQUE VERS AUTRUI

Aucun des ascètes n’est insignifiant, même si les noms d’une grande
majorité d’entre eux ne sont connus que de Dieu seul. Les ascètes nous
apportent un témoignage par les maillons invisibles de cette immense
chaîne d’or, sans qu’on puisse toujours identifier historiquement leurs
influences mutuelles. Cette communauté d’ascètes n’est pas donc pas
hiérarchisée d’une manière historique, même si dans les huit chapitres
précédents nous les avons abordés de cette manière. Entre les éléments
constitutifs de la tradition ascétique, il n’y a pas de modernité, pas plus
que des répétitions. Il y a seulement du vécu ! Cette continuité peut
donner l’impression des redites au lieu d’approfondissements. Les moines,
les ascètes, sont à prendre comme des individus qui font chacun partie
d’un tronc commun de théologie ascétique. C’est dans cette tradition
vivante, telle qu’ils et elles exercent leur influence à l’intérieur de la vie
monastique de nos jours ; que chacun appartient à sa région ethnolinguis-
tique et à son époque, tout en appartenant à une tradition commune, car
tous témoignent de la vie en un Dieu unique. Ceci devrait être évident,
mais la domination idéologique contemporaine d’une certaine manière de
penser histoire et leurs études des rapports de force, sur la présentation
de l’histoire monastique mérite que nous le rappelions ici. Tous les saints
moniaux et saints moines de tous les siècles sont d’égale importance car
il s’agit d’une œuvre commune. D’où la structure du présent chapitre
embrassant des esquisses de pas moins de six grandes figures ascétiques
des ive et ve siècles de cette œcuménique monastique byzantin, syrien et
égyptien. Sans avoir nécessairement ni connaissance ni influence les uns
sur les autres, ils font néanmoins vivre une expérience commune de vie
centrée sur Jésus de Nazareth. Comme disait Évagre le Pontique, « Ne
parles pas simplement avec plaisir des actes des Pères mais demande de
toi-même d’accomplir les mêmes par de grands efforts. »

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180 | DU DÉSERT AU PARADIS

Comment être disciple :


Maxime le Confesseur et Dionysios

L’anthropologie ascétique ne tourne pas le dos au monde, ni à sa cosmo-


logie mais il le corrige. C’est important de comprendre le caractère unique de
cette « sociologie religieuse ». Nous commençons notre exploration de trois
carrefours en regardant l’utilisation du concept de la hiérarchie, notion qui
se réfère à mise en ordre « globalisant ». Le mot de hiérarchie fut introduit
dans la cosmologie par un moine, présumé Syrien, du ve siècle, Dionysios
(Denys) dit « l’Aréopagite » alors qu’il n’est ni grec ni du ier siècle, comme
son nom le suggère. Saint Maxime le Confesseur, son héritier théologique,
était un moine grec, confesseur de la foi car grand théologien (580-662)
qui a approfondi en modifiant les perspectives de Dionysios de manière
conséquente pour la théologie ascétique et liturgique1. Qui est hiérarchisé ?
Pour Dionysios, les êtres humains entre autres. Comment présenter une
anthropologie des personnes (prosôpon /persona and ὐπόστασις /hypostase)
de point de vue chrétien ? Dans l’Antiquité tardive, les chrétiens commen-
çaient à définir l’individu à partir de leur compréhension de l’incarnation du
Christ. Dans l’Église d’Orient, cette humanité du Christ ne se concevait pas
séparément de sa divinité. (Headley 2010 :284-285)
Entre Dieu et l’homme, de quel type d’ordre s’agit-il ? Pour Dionysios, la
hiérarchie est une adéquation de la compassion divine par rapport la mor-
talité de chaque homme. Dans l’Est de la Méditerranée, la conception du
cosmos comme un immense jeu était au centre des réflexions des Stoïciens
et des Néo-Platoniciens. Pour les chrétiens du vie siècle, l’exposition la
plus influente de cet isomorphisme entre la société et le cosmos était celle
de l’Athénien Proclus (412-485). À partir de cette notion grecque d’un
cosmos beau car bien ordonné, Dionysios l’Aréopagite retenait de Proclus
les aspects de précision et d’ordre, ce qu’il interpréta comme une hiérarchie,
un néologisme qu’il inventa. Mais pour ce moine connaissant la cosmologie
biblique, il n’était pas question de cercles concentriques d’être en dégra-
dation comme en Proclus, mais d’un Dieu qui avait tout créé à partir de
rien, ex nihilo. Dans la cosmologie de Proclus, à partir d’une monade par
une procédure dialectique émergea trois momenta : persistance (identité) ;
procession différentielle et retour vers l’union. Pour Proclus, les hypostases
procédaient en descendant de ceux du niveau supérieur, alors que pour
Dionyios à chaque niveau il y a une relation avec le tout directe, immédiate,

1. Stephen C. Headley « If all things were equal, nothing would exist » From Cosmos to
Hierarchy in Dionysios the Areopagite (sixth century) & Maximos the Confessor (580-662).
pp. 283-316 dans La Cohérence des sociétés : mélanges en hommage à Daniel de Coppet, dirigé par
André Itéanu. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2010.

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DU VÉCU ASCÉTIQUE VERS AUTRUI | 181

sans autre médiation. Ce qui était au-delà, c’est-à-dire Dieu restait préoc-
cupait par sa création et ses créatures. (Headley 2019 :288-289)
Quant à l’union avec l’Un, Dionysios se distingue de la compréhension
de Platon pour qui l’union avec Dieu commençait lorsque l’esprit quitte
les préoccupations du corps (Theaetetus 176 a-b) ; avec Plotin (201-270),
un homme pleinement divin est celui qui a été amené par le Divin à se
connaître (Enneads V, 9, 1). Dionysios, par contre, insiste que ce n’est pas à
travers l’articulation des hiérarchies impliquant le macrocosme et le micro-
cosme, mais pas une double médiation à travers les hiérarchies angéliques
et ecclésiastiques que l’homme peut devenir pleinement déifié dans le seul
unique Dieu (Noms divins II.11). Dans ce traité, Dionysios écrit que même
si « le Verbe de Dieu opère des fois sans et des fois avec des distinctions »,
Dieu n’est pas un tout, fait de la totalité de ses attributs. Dionysios affirme
à propos de Dieu1 :
…les Écritures usent toujours des noms de Dieu qui sont dignes de lui pour
célébrer indistinctement la déité pleine et entière, totale et indivisée, attribuant
ces noms totalement, indistinctement, universellement à l’entière totalité de la
Déité totale et entière.
La clef des capacités de médiation de la hiérarchie n’est pas la foi même
si elle est indispensable, mais, une foi assumée, la relation du cosmos à la
transcendance. (Headley 2010 : 298) dans son traité la Théologie mystique2
définit le transcendant comme cause de toute réalité matérielle et tangible
alors qu’il reste immatériel et inintelligible. Au début du viie siècle, Maxime
le Confesseur dans ses écrits va déplacer le centre du drame du salut vers le
Christ par une vue de l’adéquation des niveaux du cosmos envers l’homme
où chaque personne est considérée comme microcosme de son Sauveur.
Cette médiation de la grâce, débordement de l’amour de Dieu constituerait
la relation de l’homme microcosme avec Dieu.
Quand dans la première moitié du viie siècle saint Maxime propose cette
hiérarchie non cosmologique, le rôle de la personne prit pour la première
fois la forme qu’elle gardera pendant tout le Moyen Âge oriental, celle d’un
« personnalisme » chrétien byzantin. Pour la théologie monastique trois
positions sont capitales :
– La relation entre macrocosme et microcosme qu’on retrouve dans les
religions grecques de l’Antiquité tardive est revue selon le mode des rapports
entre les deux natures du Christ, divine et humaine. Au lieu d’une série
de correspondances entre le terrestre et le céleste, cette nouvelle hiérarchie
relie le visible et l’invisible, le créé et l’incréé. Dans le christianisme, il y a

1. Noms Divins II.1 ; traduction M. de Gandillac, Aubier, 1943 :77 et Headley 2010 :
292-293.
2. Gandillac 1943 :177-184, section trois et quatre.

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182 | DU DÉSERT AU PARADIS

une seule médiation, rendue possible par l’incarnation du logos prééternel.


L’unique symbole (« ce qui réunit ») qui enjambait le fini et l’infini pour
cette Chrétienté était Jésus de Nazareth.
– Cette relation entre l’homme et Dieu n’était pas individualisé (une
créature à la recherche du salut auprès de son Créateur), mais prenant
pour type la nature du Christ, Dieu et homme, uni en une personne, une
personne pourrait saisir l’occasion pour la restauration de son image dans
laquelle il avait été créé, et du coup renouvelant sa responsabilité comme
intendant des logoi de toute la création.
– Cette expérience chrétienne d’un seuil hiérarchique se déploie dans
l’Eucharistie où la commensalité divino-humaine permet une communion
(κοινωνία, une « société ») entre la créature et le créateur. Toutes les icônes
se réfèrent aux actes historiques de la vie terrestre du Christ, montre que la
passion du Christ a eu lieu avant que ne commence une liturgie terrestre.
Leur mouvement linéaire part de la Résurrection et termine avec Sa deu-
xième venue, c’est-à-dire avec le Royaume de Dieu où tout ce qui a été
assumé par le Christ sur terre rentre au paradis. (Headley 2010 :308-309)
Alors en quoi consiste la communion entre Dieu et l’homme ? Quelle
est la transformation de cette humanité entrant dans le Royaume ? Avant
d’engager le chemin à travers le désert ascétique de la divinisation, l’homme
doit comprendre sa place dans le monde, sa relation avec les autres créa-
tures et leur Créateur, tout cela dans la perspective de son avenir, du
monde « à venir ». Le traducteur de la Mystagogie de Maxime en français,
Sotiropoulos1, remarque que saint Maxime part de la conscience que la
Sainte Église est une icône de Dieu, avant qu’il n’aborde d’autres corres-
pondances, explicitées dans les chapitres 1-7 de la Mystagogie et présente
ensuite aux chapitres 8-23 celles-ci comme six stages de purification de
l’homme. Voici la première série (ch. 1-7) :
1. La Sainte Église est une icône du monde visible et invisible (ch. 2-3)
2. La Sainte Église de Dieu est une icône de l’homme et l’homme est
une icône de la Sainte Église (ch. 4)
3. La Sainte Église de Dieu est une icône du monde visible à lui tout seul.
4. La Sainte Église de Dieu et les Saintes Écritures peuvent être appelé
un « homme » (ch. 6-7)
L. Thurnberg écrivit dans son livre Microcosm et Mediator2, « the innova-
tion brought about by Christ with regard to fallen man does not therefore,
pertain to the λόγος of human nature, but to its own mode (τρόπος) ».
(à traduire ?, SCH) La nature humaine dans son λόγος n’est pas violée,

1. C. Sotiropoumos (traducteur), Maxime le Confesseur, La Mystagogie, Athens, edition


privée.
2. Lars Thunberg, Microcosm and Mediator. The Theological Anthropology of Maximus the
Confessor. Chicago, Open Court, 1995:416-417.

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DU VÉCU ASCÉTIQUE VERS AUTRUI | 183

mais accomplie selon la théologie du concile de Chalcedoine (451) car en


Christ le mode d’existence de l’homme change à travers le mode d’exis-
tence de Jésus « au-delà de la nature ». La communicatio idiomatum dans les
deux natures du Christ est une « pénétration ecstatique » (la traduction de
L. Thunberg de (perichoresis). Thunberg dit « Christ’s human sufferings take
place in a divine mode and his divine acts in a human mode. »)
Maintenant nous sommes à même de comprendre les cinq correspon-
dances ci-dessus. La logique et la raison de ces cinq corrélations n’est pas
celle des identifications mais d’une représentation véridique. Pour le formu-
ler de la manière la plus simple, ces corrélations s’attirent mutuellement car
l’icône de l’âme ressemble à celui du Créateur. Gilbert Dagron1 affirme que
l’icône est moins concernée par une ressemblance comme dans un portrait
que par une souci constant de la vérité de sa signification. Dagron écrit :
…l’image de culte poussant seulement au paroxysme tous les éléments de la
définition par une frontalité qui accentue le face-à-face, par un acte de foi qui le
transforme en dialogue, prière et intercession…
Le rapide regard qu’on vient de présenter sur Dionysios et saint Maxime
donne un exemple frappant montrant comment un disciple, tout en ayant
un immense respect pour son maître en théologie, peut aussi le corriger,
modifier sa pensée sur la divinisation en vue d’une vision plus véridique des
rapports de l’homme à Dieu. Dans l’exemple suivant, on verra comment
Diadoque de Photicé va synthétiser les apports de ses deux maîtres, l’un
pour une théorie de la purification et l’autre pour une compréhension de
l’extase. Des éléments de l’épistémologie ascétique d’Évagre le Pontique,
il utilise dans une anthropologie holistique et centrée sur l’expérience (en
grec « esthétique ») de la Lumière révélée par Dieu telle qu’il l’a trouvé
dans Syméon-Macaire. Évidemment, si chaque moine parle de sa propre
expérience, il y a souvent des emprunts directs ou paraphrasés dont la termi-
nologie dévoile la source.

Diadoque évêque Photicé

Diadoque évêque Photicé, né vers 400, originaire d’Épire (nord-ouest


de la Grèce actuelle), semble avoir participé au concile de Chalcédoine en
451 et ensuite avoir été capturé lors d’un raid des Vandales (circa 467-474)
pour être libéré ensuite dans la région de Carthage. La date de sa mort est
inconnue. Selon Jean Meyendorff (1974 :69-70), Diadoque, pour avoir fait

1. Gilbert Dagron, Décrire et peindre : essai sur le portrait iconique. Paris, Gallimard, 2007, 9.

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184 | DU DÉSERT AU PARADIS

connaître l’expérience des ascètes égyptiens dans le monde byzantin fut


« l’un des grands vulgarisateurs de la mystique monastique dans le monde
byzantin ». Sa pratique personnelle et son enseignement ont été influen-
cés par deux moines largement extérieurs à son monde à Épire : Évagre le
Pontique qui vivait dans le désert à Scété en Égypte cent ans plus tôt et saint
Macaire(-Syméon) le Grand qui a vécu en Syrie et aussi dans la Cappodoce,
très probablement au ive siècle. Diadoque a su intégrer la modélisation
d’Évagre sur le combat ascétique pour une prière pure, épurée des distrac-
tions en même temps qu’il intégra une vision de l’expérience sensible de
Dieu accessible à travers l’hésychia.
Au lieu de traiter le cas de Diadoque de manière universitaire en faisant
de la théologie monastique une série de penseurs en qui on décèle ici et là
la trace des maîtres qu’on ne recherche pas à positionner historiquement,
il est plus fidèle à l’esprit des échanges entre moines de laisser comprendre
comment un moine pourrait aspirer à intégrer les leçons spirituelles de deux
maîtres dans sa propre expérience de moine ou d’évêque. Lorsqu’un évêque
ou un abbé transmet une tradition ascétique, il ne pourra le faire avec auto-
rité que s’il a lui-même su le faire mûrir dans son propre cœur. Il faut aussi
remarquer que tous les maîtres ascétiques, pour des raisons diverses et par-
fois erronées, n’étaient pas reconnus par la postérité pour leur sainteté. C’est
le cas d’Évagre et de Macaire, les maîtres de Diadoque.
Dans un cours universitaire, on n’est pas censé adhérer à la pensée qu’on
rapporte, alors que dans la catéchèse monastique, on n’aurait aucune auto-
rité de le faire si on ne l’avait pas adoptée comme sa propre pratique. Mais
d’abord on doit rapidement esquisser qui étaient Évagre et Macaire pour
comprendre l’influence sur Diadoque de Photicé car les moines, en dehors
de la Bible, ne parlent rarement de leurs « sources ».
Évagre (346-399) a résumé l’expérience des moines du désert de Scété
dans un langage clair, inspiré et psychologiquement pertinent, basé sur son
expérience de moine. C’est le premier écrivain ascétique à avoir décrit sys-
tématiquement l’expérience ascétique, notamment en Égypte, sur le plan de
la psycholgie de la purification. Originaire de la région du Pont, plus préci-
sément d’Ibora près de la mer Noire, il fut ordonné lecteur par saint Basile
avant d’être ordonné diacre par Grégoire de Nazianze qu’il suivit jusqu’à
Constantinople, où ses prêches étaient appréciés. Parti à Jérusalem en 382,
il s’établit rapidement à Scété au désert de Nitrie en Égypte où il devient
disciple de saint Macaire de Scété, et gagna sa vie de moine comme copiste.
Ses écrits, sous forme de sentences utiles aux moines, sont restés très appré-
ciés en dépit de sa condamnation aux Conciles de Constantinople en 553
et 680 à cause de l’influence qu’Origène avait sur Évagre. Ceci explique que
ces écrits ont dû être préservés sous des pseudonymes. Par exemple dans le
Philokalia grecque il apparaît sous le nom de Nil d’Ancyre.

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DU VÉCU ASCÉTIQUE VERS AUTRUI | 185

Son Traité de l’Oraison en 153 « paragraphes1 », nous servira de guide à


son enseignement sur la vie active et contemplative d’un moine qui demande
d’être dépouillé progressivement des images et des formes car la prière est
identique à la théologie, cette connaissance de la Trinité.
Dans les §43, 55-57 de ce Traité, Évagre explique pourquoi les pensées
des objets sensibles corrompent la gnose, c’est-à-dire l’oraison. Même les
pensées simples permettent de se distraire dans cette méditation des Saintes
Écritures et de rester loin de Dieu. Évagre prévoit trois degrés : quitter les
objets ; se libérer des souvenirs passionnés ; s’élever au-dessus des pensées
simples, ce qui constitue une sortie de l’ignorance de Dieu. On devint alors
égal aux anges (ou en §113, égal au Christ) comme dans Origène. Cette
doctrine ressemble au Néo-Platonisme (Ennéades 1,2, 3). Si Évagre était
un disciple des philosophes par ses origines cultivées, il l’était davantage
des Pères du désert. Il apprend à l’âme, comme Macaire-Syméon, comment
l’esprit en oraison peut se porter vers Dieu. De même que les ascètes de
l’Égypte, il donne des conseils simples, pratiques pour trouver la seule et
unique porte vers la connaissance de Dieu.
Dans §3 de son Traité, il nous explique que l’oraison est un homilia de
l’intellect avec Dieu, qu’on converse avec Lui sans aucun intermédiaire,
au-delà de toute parole, même intérieure, au-dessus des sentiments de la
psyché, au-dessus du logos (ratio). La prière (δέησις) est un entretien de
l’intellect avec Dieu pour demander son secours aux moments de la lutte
(§32) et implorer avec grandes attentions (νήψις) les grâces de l’espérance.
Celui qui dans la nudité de l’intellect (§35), la pureté de sa prière, a mérité
de communier lors de la contemplation de la Sainte Trinité (36) possède la
nature humaine de la sainteté. Mais les empêchements sont nombreux car
l’esprit d’acédie chasse les larmes et ‘esprit de la tristesse détruit l’oraison.
(§46)
Au début de l’oraison, Évagre recommande de forcer son âme à verser
des larmes de componction. Évagre encourage les moines ainsi (§5) : « Pries
d’abords pour recevoir le don des larmes, afin d’amollir par la componction

1. Traduit et commenté par I. Hausherr, Paris, Beauchesne, 1960. Une autre traduction
par Gabriel Bunge d’Évagre le Pontique, Traité pratique ou le Moine en 153 « chapitres »
est paru dans la collection Spiritualité orientale (Abbaye de Bellefontaine), no 67, 1996.
L’original (1989) était en allemand. Dans la même collection est parue auparavant l’étude de
Bunge intitulée Akèdia : la doctrine spirituelle d’Évagre le Pontique sur Acédie, est paru en 1991.
La meilleure introduction est toujours celle de Gabriel Bunge, Earthen Vessels : The Practice
of Personal Prayer According to the Patristic Tradition. Ignatius : San Francisco, 2002. Robert
E. Sinkewicz a publié une traduction complète des œuvres grecques, Evagrius of Pontus.
The Greek Ascetic Corpus in the Oxford Early Christian Studies, 2003. Les cent cinquante
« paragraphes » du Traité de l’Oraison figurent sans commentaire aux pages 191-209. Pour
une étude historique de l’Origénisme chez les Grecs et les Syriens, cf. Antoine Guillaumont,
Les « Kephalaia Gnostica » d’Évagre le Pontique. Paris, Seuil, 1962.

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la dureté inhérent à ton âme, et, en confessant contre toi ton iniquité au
Seigneur, obtenir de Lui le pardon. » Comme Évagre pense toujours de
manière structurée, ce qui est assez rare chez les moines, ses cent cinquante-
trois paragraphes peuvent être organisés par sujet :
A. La Vie pratique : Virtue (§1-4) ; Larmes (§5-8) ; Distractions (§9-
11) ; Colère (§12-27) ; Pratique de la Prière (§28-45) ; Dangers et Démons
(§46-50)
B. La Vraie Prière : (§51-65) ; Images du Divin (§66-73) ; La Service
de Anges (§74-81) ; la Psalmodie (§82-88) ; Épreuves (§89-105) ;
Apophtegmata (§106-112)
C. Conclusions diverses : la Prière sans Images (§113-120) ; La Charité
(121-125) ; Conseils (§126-153)
Évagre a systématisé dans une trilogie ce chemin à travers le désert : le
Praktikos, la lutte ascétique en 100 paragraphes ; le Gnostikos, en 50 para-
graphes, donne des conseils aux vrais gnostiques ; et le Kephalaia Gnostika
en 6 centuries chacun comportant 90 paragraphes où il réfléchit souvent
à partir d’Origène sur la théorie d’une hénade préexistante d’intellect pur
s’impliquant dans la contemplation de Dieu.
Gabriel Bunge, un ermite suisse contemporain, dans son livre Akèdia
a fait la synthèse de l’ensemble de cette pensée d’Évagre. Pour Bunge, la
grande contribution à la vie monastique était et reste toujours la finesse de
son analyse de l’acédie, cette maladie courante des moines. Même si tout
chrétien en est affligé, car la lutte contre le démon est au centre de chaque
existence chrétienne, Évagre écrit essentiellement pour les anachorètes.
C’est pour cela que les moines sont allés au désert pour affronter en corps à
corps le Tentateur qui se manifeste dans les longues périodes de sécheresse
et des illusions d’irréalité. (Bunge 1991 : 35-37). Si le mal est réel, c’est tou-
jours une pseudo-existence, une aliénation parasitaire. Ainsi la révélation
de la personne dans l’incarnation du Christ, la personne en Dieu dont il est
l’image, fait que si l’image dans laquelle l’homme a été créé s’éloigne de son
Créateur, la conscience d’être fils de Dieu se volatilise. On tombe d’après
Bunge (1991 :40) dans
une gnose a-personnelle du cosmos, close sur elle-même, et une connais-
sance de Dieu qui ne parvient plus à l’intégrer ? À la Renaissance, cette
séparation purement « pratico-tactique » n’avait en vue que la sauvegarde
de la « liberté de recherche ». Elle a abouti, pour l’individu, à la perte du
sentiment d’avoir en face de soi un absolu, absolu qui seul peut donner la
mesure du soi propre.
Si comme le disent les Psaumes, seul le Créateur connaît le cœur de
l’homme, il faut passer du temps en conversation avec Dieu et c’est en réflé-
chissant à cette vocation chrétienne qu’Évagre a pu préciser son esquisse
d’une psychologie ascétique.

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DU VÉCU ASCÉTIQUE VERS AUTRUI | 187

Macaire-Syméon (ive s., Syrie)

Le pseudo-Macaire ou Macaire-Syméon est un moine du ive ou du


v siècle, auteur d’une centaine de discours ou homélies en langue grecque
e

et traduits du syriaque, longtemps attribués à Macaire de Scété, alors que


notre Macaire a probablement vécu en Mésopotamie ou en Asie Mineure.
Cela explique que son œuvre présente des parentés avec celles de saint Basile
de Césarée en Cappadoce et de Grégoire de Nysse. Quelques passages de
ses homélies attestent d’expressions similaires aux « messaliens », une secte
condamnée par le concile de Gangra (c. 341), cependant les homélies
macariennes relèvent d’une théologie qui ne reprend pas les déviations doc-
trinales condamnées sous le nom de Messaliens et qui de nos jours est jugée
orthodoxe. Lorsque Évagre parlait d’intellect ou d’intellect spirituel (nous),
Macaire comme dans l’anthropologie biblique parlait du cœur (kardia).
En général, Macaire pense comme un Syrien : l’Esprit saint possède une
qualité féminine ; les symboles poétiques des vêtements et du mariage sont
fréquents, mais sa pensée est aussi imprégnée des motifs grecs : type – anti-
type ; sensible – noétique ; une exégèse et Christologie dans la tradition
Alexandrine ; la place de la lumière ressemble à celle chez Origène.
Dans l’exégèse de Macaire de la vision du « char du Seigneur » au bord
du fleuve Kebar (i.e. en extase, Ézéchiel 1:10), c’est l’âme qui est le trône de
gloire de Dieu et ainsi que la finalité de la création de l’homme est accom-
plie. Il pense que ceci reflète la tradition juive du chariot (merkabah). Dans
la première des Homélies (1984 : 96) :
Si donc tu es devenu un trône de Dieu, si le céleste conducteur te dirige,
si ton âme est devenue tout œil spirituel et toute lumière, si tu t’es nourri
de ces aliments spirituels et désaltéré avec l’eau vive, si tu as revêtu les vête-
ments de la lumière ineffable ; si tout ton homme intérieur s’est établi dans
l’expérience et la certitude de tout cela, alors tu vis vraiment le vie éternelle,
et dès maintenant ton âme repose en Dieu.
Mais Dieu reste le Seigneur et l’âme n’est de son serviteur, la créature
du Créateur. Le Saint Esprit jette une voile sur tout ce qui est créé il
n’empêche que c’est les choses visible suggèrent les choses invisibles. Ceci
devient transparent quand la grâce saisit le cœur, ce vaste domaine d’une
profondeur inimaginable. Dans la troisième collection (3.3.2) Macaire dit,
« Le Seigneur se montre à l’âme dans ses deux aspects » (Plested p. 37).
Et ailleurs que si l’homme veut coopérer avec Dieu il comprendra la
Transfiguration de Jésus sur le Mt. Thabor de même que Sa Crucifixion.
(Homélies 2 passim)
Il existe une pédagogie entre le péché et la grâce, nous dit Macaire
(Plested 2004 :37, 39) qui se déploie entre l’Église visible et invisible, cette

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188 | DU DÉSERT AU PARADIS

ombre du vrai homme intérieur et rationnel. Ceci parce que le Saint-Esprit


préside à tous les sacrements de l’Église. Il existe, dit saint Macaire, une ana-
logie entre l’offrande eucharistique et l’offrande de chaque chrétien à travers
son ascèse. Le chrétien par ses veilles, ses jeûnes, sa psalmodie permet au
Saint-Esprit d’accomplir sur l’autel de son cœur une activité cachée (Plested
2004 :49).
Comme le remarque Plested1 en critiquant Irénée Hausherr, ce n’est
pas pour autant qu’on pourrait dire que Macaire représente une école du
sentiment du surnaturel conscient, alors qu’Évagre déploie une spiritualité
intellectuelle2. Dans une autre classification proposée par Hausherr, cet
auteur suggère parmi les moines cherchant une expérience conscient du
Saint-Esprit on pourrait encore distinguer deux courants :
L’une qui se rapproche des intellectuels [les deux Grégoires et Évagre]
tout en appuyant fortement sur le sentiment et qui dépend sans doute pour
une part d’Origène : le porte-parole en est le pseudo-Macaire ; l’autre, igno-
rant tout le vocabulaire savant et se basant uniquement sur la révélation de
l’Esprit promise dans l’Écriture [e.g. Ammonas]3.
Revenons maintenant à Diadoque de Photicé, et à son bref traité des
Cent Chapitres4. Dans les deux douzaines de thèmes qui l’intéressent, on
aperçoit moins des préoccupations morales que les qualités exigées pour la
lutte ascétique :
Ch. 1-5 la primauté de la charité
Ch. 6-11 sur la science, comme en Évagre, et la Sagesse selon Dieu où le
silence permet un souvenir fervent de Dieu qui nourrit la prière
Ch. 12-23 l’amour et l’intimité avec Dieu demandent l’humilité, la
crainte de Dieu, l’amour du prochain, la pureté de la conscience
Ch. 24-25 Dualisme corps et âme dont l’unité peut être rétablie par une
expérience immatérielle et l’Esprit qui donne la joie au corps
Ch. 26-35 discernement des esprits
Ch. 36,40 sur les visions
Ch. 37-39 sur les songes
Ch. 41-42 l’obéissance comme forme de continence
Ch. 43-52 la tempérance dans la nourriture, la boisson et les bains
Ch. 53-54 du bon usage des maladies

1. Pour toute cette présentation nous sommes largement dépendant de Marcus Plested,
The Macarian Legacy : The Place of Macarius-Symeon in the Eastern Christian Tradition. Oxford,
Oxford University Press, 2004 : 59.
2. Cf. l’article « Grands Courants de la spiritualité orientale » pp. 114-138 dans Orientalia
Christiana Periodica, 1935, no 1.
3. Cf. l’article « L’erreur fondamentale et la logique du messalianisme » pp. 114-138 dans
Orientalia Christiana Periodica, 1935, no 1.
4. Cf. ses Œuvres spirituelles, Sources Chrétiennes no 5bis, 1966 :69-77.

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Ch. 55-57 indifférence au spectacle du monde ; l’acédie, le démon du


midi des moines
Ch. 59-61 condition de la vraie joie ; souvenir de Dieu et invocation de
son Nom
Ch. 62 Utilité de la colère
Ch. 63-66 pauvreté distribution de ses biens
Ch. 67-68 comment la théologie nourrit la contemplation
Ch. 68-75 vicissitudes de la contemplation ; prières vocales et prières
intérieures
Ch. 76-89 Théologie de la grâce où il refuse la notion messalienne de la
cohabitation de la grâce et le mal, même si après le baptême la présence de
la grâce nécessite une lutte.
Ch. 90-91 le goût de Dieu
Ch. 92 l’amour du prochain
V 93-94 la nécessite des épreuves
Ch. 95 les deux humilités
Ch. 96-100 les derniers combats
Quand Diadoque parle de l’affect (αίσθησις), de l’expérience, dans ces
chapitres il s’agit du ressenti dans le cœur, une impassibilité de l’âme ration-
nelle, où l’homme possède « un sens générique du divin » (Proverbes 2:5),
la crainte du Seigneur. Au lieu de parler des cinq sens (compréhension,
connaissance, discernement, patience et miséricorde) comme Macaire,
Diadoque parle de l’affect au singulier en disant qu’il a été divisé lors de
la chute mais peut être réuni par l’Esprit Saint (§25-26). Ce sens possède
ensuite beaucoup de noms : l’affect ou le sens intellectuel ; le sens de l’âme ;
le sens du cœur. Le plus élevé est le premier, le sens intellectuel, qui peut
communiquer la joie que donne l’affect de la bonté de Dieu dans le corps
(§25) (Plested 2004 :137). Ce terme, l’affect intellectuel (αίσθησις νοερά), a
été inventé par Macaire pour désigner un discernement spirituel qui avance
en nous par sa douceur. De même que Macaire n’oppose pas la faculté de
perception et l’expérience de la sensation, Diadoque ne suit pas Origène et
Évagre dans leur anthropologie car, avec Macaire, il cherche une partici-
pation réelle du corps dans l’expérience de l’âme. Pour cela Macaire utilise
le terme πεϊρα (expérience d’une réalité métaphysique. Diadoque (Plested
2004 : 140) comprend Macaire de la manière suivante : il associe πεϊρα et
l’affect ; il reconnaît une relation organique entre πεϊρα et la connaissance ;
il affirme que sans cette expérience, ce vécu, il n’y a pas de progrès spirituel.
On est vite persuadé en lisant Diadoque que le langage de l’expérience
de la prière est le sommet des acquis spirituel que Dieu donne aux moines.
Au commencement, la répétition constante d’une prière utilisant le nom
du Seigneur Jésus (§59, 61) peut satisfaire le besoin impératif de l’intellect
d’activité :

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§ 97 : Qui donc veut purifier son cœur, qu’il l’embrase constamment par le
souvenir du Seigneur Jésus, en faisant de cela seul étude et sa pratique constantes.
Car il ne faut pas tantôt prier, tantôt non, quand on veut se défaire de la pourri-
ture ; il faut toujours s’adonner à l’oraison dans la garde de l’intelligence, même si
l’on séjourne hors des maisons de prière.
Si Diadoque utilise le vocabulaire de Macaire, il est aussi capable de le réviser
et donc de corriger l’enseignement de Macaire pour parler à sa propre manière
de l’intensité croissante de la grâce. Expérience, affect, plénitude sont des termes
qu’il emprunte de Macaire tout en adaptant le sens.
§59 L’intellect exige absolument de nous, quand nous fermons tous ses issues
par le souvenir de Dieu, une œuvre qui doive satisfaire son besoin d’activité…
Personne, en effet, « ne peut dire “Jésus est Seigneur”, si ce n’est pas dans l’Esprit
Saint »… Tous ceux, en effet, qui méditent sans cesse, dans la profondeur de leur
cœur, ce saint et glorieux nom, ceux-là peuvent aussi voir enfin la lumière de leur
propre intellect.
Par contre, si Diadoque ne suit pas Évagre et la tradition égyptienne en
associant certain démons à certains vices, de même qu’Évagre il propose de
maîtriser l’énergie du thumos (désir, colère) pour lutter contre les démons.
Évagre dans le Kephalaia Gnostica1 possède aussi un enseignement sur le
besoin de l’intellect d’un sens spirituel ou affect pour avoir du discernement.
Ainsi l’impassibilité de l’âme rationnelle, produite par la grâce de Dieu
constitue ce sens spirituel qu’il décline en termes de vue (montre les objets
intelligibles à nous), d’ouïe (reçoit les logoi concernant ces objets), de l’odo-
rat (se réjouit dans l’odeur de tout ce qui est étranger à la dissimulation), de
la bouche (reçoit le goût de ces choses) et du toucher qui permet de saisir
l’exacte manifestation des choses. Dans son Conseil aux vierges, Évagre avait
dit que leurs yeux vont voir le Seigneur vers qui elles sont attirées par le
parfum de son être et que leurs bouches vont embrasser l’ époux. (Plested
2004 :135). Mais dans le domaine de la théologie, on n’entend plus parler
des sens. Si pour Macaire les sens sont restaurés par l’acquisition du goût
de la grâce, Diadoque ne retient qu’un seul affect, αίσθησις νοερά, comme
nous avons vu ci-dessus. Pour tous les deux, une expérience directe de Dieu
est le trait spécifique de la révélation chrétienne.
Diadoque emprunte à Évagre la notion que les rêves sont des indicateurs
de la santé de l’âme. Alors que les rêves démoniaques ravivent la mémoire
des passions, d’autres rêves sont tout simplement le souvenir de nos impres-
sions, alors que les bons rêves nous sont donnés par les anges ou de notre
propre chef pour qu’on rencontre les saints. Cela étant dit, pour Diadoque
une vision authentique de la lumière est nécessairement sans forme, sinon
elle viendrait de l’Ennemi. La vraie vision n’est circonscrite par aucune

1. Cf. Evagrius Ponticus (traduit par Antoine Guillaumont), Les Six Centuries des
« Kephalaia Gnostia » d’Evagre le Pontique. Paris : Patrologia Orientalia, 1958 : 33.

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limite et c’est par elle que nous cherchons à arriver à un vrai amour de Dieu
(§40) :
Il ne faut donc pas que l’on aborde dans cet espoir la vie ascétique, de
peur que Satan ne trouve l’âme prête désormais à se laisser enlever ; mais le
but unique est d’arriver à aimer Dieu en un sentiment total de certitude de
cœur (͗εν πάση α͗ισθήσει κὰι πληροφορία).

Deux ponts entre le monachisme oriental et occidental :


saint Jérôme (c. -) et Jean Cassien (c. -)

Saint Jérôme

Durant le ive siècle, le mouvement monastique oriental a largement


contribué au débat pneumatologique1. Leur vision de l’Esprit saint comme
souffle de vie divine aida à dépasser la crise théologique de l’arianisme et du
macédonianisme. Saint Grégoire de Nazianze a parfait une première mise
en forme de cette théologie que saint Grégoire de Nysse acheva. C’est au
même moment que des chrétiens viennent en Palestine et en Égypte, attirés
par la réputation du monachisme naissant.
Connu du grand public comme traducteur et exégète, saint Jérôme2 vit au
nord-est d’Aquilée en 347. Après des études à Rome, il part pour Antioche
où il fréquente un traducteur de la Vie de saint Antoine le Grand en latin
nommé Évagre d’Antioche. De 375 à 377 Jérôme vit dans le désert de Syrie
avec des ermites, apprenant en même temps le grec et l’hébreu, il prend goût
à la vie ascétique. À Constantinople en 379, puis à Rome en 382, il devint
secrétaire de pape Damase Ier, et aussi le directeur spirituel d’un groupe de
femmes sur l’Aventin. À la suite de la mort de pape Damase Ier, Jérôme
resté sans protecteur doit fuir Rome. Il part pour Bethléem avec quelques-
unes des vierges romaines de l’Aventin. À Bethléem en 386, dix ans après
son premier séjour en Syrie, Jérôme fonde deux monastères avec leurs cha-
pelles, mais les moines et moniales participent conjointement aux offices du
dimanche dans la basilique de la Nativité. Au même moment, un disciple
de Jérôme, Rufin d’Aquilée, participe avec Mélanie l’Ancienne à la fonda-
tion sur le Mont des Oliviers, au nord de Jérusalem, d’un autre monastère
latin. Les deux établissements dans leurs villes respectives sont activement

1. Cf. Louis Bouyer, Le Consolateur. Esprit Saint et Vie de Grace. Ch. 9-10. Paris : Cerf,
1980.
2. Cf. Le Monachisme primitif. Spiritualité Orientale, no 72 Abbaye de Bellefontaine 1998 :
506-510 ; Dom Paul Antin, « Saint Jérôme » pp. 191-201 dans Théologie de la vie monastique.
Théologie no 48. Paris : Aubier, 1961.

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engagés dans la traduction du grec et de l’hébreu vers le latin. Et Jérôme non


seulement traduit, mais il compose aussi des commentaires d’après Origène
et Didyme l’Aveugle, alors que Rufin traduit Origène, Eusèbe de Césarée,
Évagre, Basile, Grégoire de Nazianze. À la fin de sa vie Jérôme, accueille
des réfugiés qui avaient fui Rome, détruite par les Wisigoths en 410.
Quant à ses traductions des œuvres monastiques, il y a les vies de saint
Paul, Marc, Hilarion ; la traduction d’un ensemble sur le cénobitisme
pachômien (Règle, Lettres, Liber Horsiesii)1. Qu’en est-il de l’esprit du céno-
bitisme pachômien que saint Jérôme transmettrait en Occident2 ?
Du vivant d’Antoine, Pachôme va faire épanouir un cénobitisme qu’il
n’a pas fondé (des koinônia ou congrégations existaient chez les méli-
tiens), mais dont l’organisation pachômienne devient la référence dans les
Règles du Maître et chez saint Benoît « monasteriale militans sub regula vel
abbate » La personnalité de Pachôme, ascète, père spirituel et législateur, lui
permet d’organiser ses koinônia avec l’aide de ses deux disciples Théodore
et Horsièse.
Les monastères d’Égypte sont pas aussi isolés qu’on peut l’imaginer ;
c’est notamment le cas des monastères cénobitiques établis sur les bords
du moyen Nil. Pachôme est né en 292 en Haute-Égypte, vingt et un ans
après saint Antoine le Grand. Baptisé en 313, l’année de l’Édit de Milan,
en 316, Pacôme commence à habiter avec un moine plus âgé, Palamon,
auprès de qui il apprend à jeûner tous les jours jusqu’au soir et à veiller la
moitié de la nuit. En 323, Pachôme s’établi à Tabennêse dans la boucle du
moyen Nil. Un an avant le concile de Nicée (325), ses premiers disciples
arrivent, puis en 328, saint Athanase visite Thébaide, la même année où
saint Antoine le Grand visite Alexandrie et Nitrie. En 347, Pachôme meurt
de la peste. Ensuite en 350, Horsièse, le second de saint Pachôme se retire
et Théodore devient le nouveau supérieur ; en 368 meurt Théodore, attristé
par l’enrichissement de ces huit monastères cénobitiques. Horsièse revient
comme supérieur pour mourir onze ans plus tard. Donc quelque soixante
ans après leur fondation en 404, Jérôme à Bethléem traduit en latin la Règle
des monastères à Tabennêse, ainsi que onze lettres de Pachôme et Théodore
et enfin le Testament d’Horsièse,
Jérôme avait à sa disposition beaucoup de documents : 1) des biographies
captivantes de Pachôme ; 2) des textes normatifs montrant la fonction

1. Cf. des traductions en français dans L’Esprit du monachisme pachômien. Sources orientales
no 2, Bellefontaine, 1968. Toute la description de l’ethos pachômien ci-dessous s’inspire de
Vincent Desprez, 1998 : ch. 6.
2. Le souvenir des pères des différents déserts ne s’est jamais totalement éclipsé en
Occident. Cf. de Michel-Ange Marin, Les Vies des Pères des Déserts d’Orient en sept volumes
publiés à Lyon et Paris en 1824. On trouve dans le premier volume des biographies de
Palémon, Pachôme « de Tabenne », ainsi que ses disciples et successeurs, p. 249-448.

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DU VÉCU ASCÉTIQUE VERS AUTRUI | 193

sociale des couvents ; 3) les prédications du fondateur, nourries de l’Écriture


sainte. Quel est l’esprit du cénobitisme qui se dégage du Règle et des vies de
Pachôme que Jérôme allait transmettre à l’Occident latin ?
En s’installant à Tabennèse quand son maître Palomon est mort (vers
323), Pachôme est rejoint par son frère aîné Jean ; ils mangent chaque jour
deux pains et un peu de sel. Pachôme dit à l’ange qui lui révéla une règle, un
typikon, que trois fois douze prières c’est bien court.
Biographies de Pachôme : une première vie en grec, d’après les récits en
copte de Théodore après la mort de Pachôme. Évagre le Pontique en 399
connaît déjà un ensemble de Vies des moines tabennéitoes. Avec les vies et la
Règle, on arrive à comprendre que sa synaxe (collecta/assemblée) comprend
soixante-neuf prières et cinquante prières durant la nuit. On comptait sur le
travail quotidien pour empêcher le sommeil pendant le jour. Pour les novices :
la méditation et la mémorisation des psaumes et des Évangiles, l’observance
des règles d’égalité en matière de vêtement et de nourriture, puis l’articulation
de l’autorité avec les « chefs des maisons » et leurs « seconds ».
Pour Pachôme, l’exemple du Christ, « le serviteur des autres » est mêlé
une motivation eschatologique, qui lui est suggérée par cette phrase :
« La volonté de Dieu est de servir le genre humain et de le réconcilier avec lui. »
D’après leurs biographies, Pachôme était doux, évangélique, solitaire,
alors que Théodore était un ascète rigoriste. Théodore commence à jeûner
à l’âge de 12 ans, car un soir de Noël, il lui été révélé que « Si tu t’adonnes
à ces plats et à ces vins, tu ne verras pas la Vie éternelle de Dieu ». Il devint
disciple de quelques vieux anachorètes et, ayant entendu par un ami une
catéchèse biblique de Pachôme, il s’était épris de son exégèse. Théodore
était « l’exemple de pureté de cœur, un langage mesuré et agréable, une
obéissance sans duplicité de cœur jusqu’à la mort. » Plus tard, Pachôme
lui demande d’instruire les frères à sa place certains jours de la semaine
et le nomme économe de Tabennèse. Donc tous les jours, Théodore fait
trois kilomètres de marche pour entendre la catéchèse de Pachôme, puis
il revient la répéter aux moines de Tabannèse. Ensuite Pachôme ramène
Théodore et l’emploie comme maître des novices. Il reste très strict avec son
disciple, en le punissant si des frères sous la direction de Théodore parlent
dans la boulangerie, et une autre fois quand il s’adosse contre un mur pour
se reposer. Une autre fois, Pachôme organise un chapitre de repentir pour
punir Théodore car Pachôme étant tombé malade, Théodore accepte sous la
pression des frères de succéder à Pachôme. « Celui qui s’humilie avec humi-
lité sera élevé ».
Pédagogie et gouvernement : Pachôme dirige neuf monastères d’hommes
et deux de femmes par l’intermédiaire des responsables des monastères et
des maisons. En instruisant les négligents « pour leur salut et la réforme de
leurs âmes. »

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Essayant d’habituer des frères peu endurants au jeûne et à la veille, il était


un père puissant à la parole « assaisonnée de sel ». Une année, il renvoie 100
hommes sur 360 dans une koinônia. Sa clairvoyance lui fait « deviner le mal,
le guérir ou l’éliminer ».
La réussite d’un si grand nombre de monastères selon une nouvelle règle
doit venir de Dieu ; la grâce est indispensable pour voir « que la Providence
gouverne toutes choses ». « Si tu vois un home chaste et humble, c’est une
grande vision : voir le Dieu invisible en un homme visible qui est son temple.
Lire dans les cœurs (dioratikon) c’est un libre don de Dieu ».
La Règle de la koinônia est traduite dès 404 par Jérôme, du grec en latin
(un tiers est conservé en copte) avec ses quatre composants (Praecepta :
pénitentiel adaptant les sanctions aux fautes) ; Judicia, Leges (pour les chefs
des maisons, vêpres, six prières dans chaque maison) ; Instituta (pour les
chefs des maisons qui sont au service de tout le monastère). Pachôme est
à l’origine du style austère de ces quatre recueils. Dans le règlement de
Horsièse, on trouve son propre Testament d’inspiration scripturaire, suivi
d’un coutumier sur l’hygiène, et avec d’autres questions d’ordre pratique.

Noyau primitif de la Règle de Pachôme


À partir des Écritures, on demande de l’égalité complète en matière
de vêtement, d’alimentation et du coucher. Personne n’a le droit de cuire
quelque chose pour lui-même. Il y a un réfectoire commun où on s’assoit
par rang d’ancienneté ; rire ou parler y sont interdits. Deux repas par jour
sont servis, sauf les mercredis et vendredis où on observe le jeûne complet.
On reçoit sa portion des mains d’un autre. On ne dort pas allongé mais à
moitié assis, adossé contre un mur.

Solitude et communauté
Comment réaliser « Un érémitisme à l’intérieur d’une clôture ? » La
couchette, vêtement, coutume du jeûne et le manger un jour sur deux en
Carême, leur viennent de l’érémitisme voisin à Scété. Vin et bouillon de
poisson sont interdits aux moines, mais permis aux malades, comme plus
tard chez les chartreux. Toute la journée, Pachôme lui-même tressait des
nattes ; les frères se déplaçaient pour les travaux saisonniers, moissons ou
cueillette des joncs.

Obéissance et observance
L’obéissance est la forme cénobitique de l’humilité, fait de bon cœur
et avec joie. Seuls les supérieurs peuvent donner des ordres selon la règle.

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DU VÉCU ASCÉTIQUE VERS AUTRUI | 195

L’observance de la règle (renoncement et humilité) est préférée aux morti-


fications. On ne contraint pas les frères à un excès de travail, car il faut vivre
comme des frères égaux. Pachôme a compris l’importance décisive de l’uni-
formité de vie. Ce fort coefficient de dimension sociale protège l’individu
et en même temps le met au service de la communauté. Mais puisque le
niveau de vie de la communauté est supérieur à celui des populations envi-
ronnantes, la solidarité en cas de famine s’étendait à la société extérieure.
L’attrait du monastère pourrait aussi être dû à la sécurité physique (contre le
brigandage) qu’elle offrait.

Structure et habitat communautaires


Articulation de l’ensemble des communautés à Tabennèse en « maisons »
avec des économes qui assurent la cuisine et l’infirmerie ; leurs portiers sont
aussi maîtres des novices. Ici un monastère ressemble à un village. Chacun
construit son habitation : il y a deux oratoires, un pour les travailleurs laïcs
(les conversi) et un pour les moines. Les gens viennent parce que Pachôme
est bon et qu’il leur donne du travail, de la nourriture et organise leurs vies.
Ils échappent aussi aux lourds impôts. Ici un des sens de anachôrèsis est le
désengagement de la vie civile, mais ces moines paysans étaient obligés de
rester sur place et ne pouvaient pas fuir vers les villes. Pachôme utilise les
formes corporatives villageoises pour organiser son monastère. A. Martin a
remarqué que « L’osmose entre paysans et “hommes de Dieu” s’est réalisée
ici mieux que partout ailleurs dans l’Empire ».

Maison
Comme des maisons de village où sont regroupés plusieurs métiers, les
monastères sont des sociétés, des associations, une corporation ; le président
s’appelle « l’homme (i.e. chef) de maison ». Les fondations d’Antoine sont
des lavra, conçues pour la solitude, des résidences des anachorètes autour
d’une église où on se retrouvait pour l’Eucharistie. Si celles de Pachôme
s’appellent des koinônia (cf. Actes 2.42) c’est qu’en Égypte hellénisée koi-
nônia désigne les associations, sociétés et corporations exemptées d’impôts.
Quatre « maisons » sont fédérées au sein d’une « tribu », comme dans Josué
7:16-17 où Israël est regroupé en tribus, clans et maisons). Les maisons de
saint Pachôme assurent chacune le service liturgique pendant une semaine.
Le couvent a un père dit « chef de couvent » ; les chefs de maison surveillent
une quarantaine d’hommes ; il donne une catéchèse les jours de jeûne.
Aucun travail n’est fait sans lui et il conserve et distribue les denrées.

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Formation des novices (p. 246, Desprez)


Un candidat reste quelques jours dehors où il doit apprendre le Patir imon
en sa propre langue et des psaumes ; lorsqu’il joint aux frères, il est dépouillé
de tous ses vêtements pour revêtir la tenue de moines. La Praecepta 139 pré-
cise qu’il doit ensuite apprend à lire ou à connaître par cœur vingt psaumes
et deux épîtres de saint Paul par. Pachôme apprend à enseigner aux jeunes à
« bénir le Créateur ».

Engagement à vie
Indiqué par le changement d’habit, c’est une résolution prise une fois pour
toutes. Horsièse juge qu’il est préférable de ne pas spécifier les ascèses à entre-
prendre, mais de dire « Seigneur, ce dont je suis capable, sans maladie et fatigue
excessive. » L’abandon et le retour d’un moine, est suivi d’un séjour à l’infirme-
rie, où il est nourri parmi les « oisifs », en attendant qu’il fasse pénitence.

Prière et liturgie
On psalmodie quand il y a eucharistie ; les jours de semaine celui récite
par cœur, puis on frappe (avec un simandre ?), tous se lèvent, se signent
et s’agenouillent et se prosternent par terre ; puis on se lève pour réciter le
Notre Père puis on se rassoit. Le repas de midi comporte la collecte de midi
avec ses prières. Le soir dans chaque maison, office de six prières, c’est-à-
dire six passages scripturaires récités par un moine.

Koinônia et l’Église hiérarchique


La fondation de monastères ne se produit que sur l’invitation d’un
évêque ; comme le précise plus tard le canon 4 du concile de Chalcédoine
en 451. Saint Pachôme demandait l’autorisation de l’évêque pour construire
chaque église. Mais Pachôme refusa l’ordre de l’évêque d’être ordonné
prêtre, ainsi il resta soumis à « nos pères les évêques ».
Pâques est célébré ensemble avec la parole de Dieu et un chapitre général.
Cela se passe à Phbôou deux fois par an (Pâques et en août (mésorê). Le
samedi saint, les catéchumènes attendent la terrible rémission des péchés et
la grâce du mystère spirituel du baptême. À l’origine, la raison de cette date
était économique : la remise (aphéséôs) des comptes des nattes et ensuite des
péchés. Chacun satisfait son cœur dans ses relations avec ses frères, disant
leurs griefs mutuels, lavant leurs âmes dans la sainteté et la crainte de Dieu.
Ces chapitres généraux sont l’occasion de la rénovation des charges, comme
dans les temples égyptiens à l’expiration de l’année civile.

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DU VÉCU ASCÉTIQUE VERS AUTRUI | 197

La Règle dans la vie de la koinônia est donnée pour l’utilité de l’âme et


comme précepte de vie, moyen de salut. La Règle est vénérée comme une
relique ; comme « les os de notre juste père », sont les lois qu’il nous a données.
De saint Jérôme nous possédons aussi une importante collection des
Lettres1 et des sermons aux moines de Bethléem. On y trouve sa propre
conception de la vie d’un moine qui semble plus simple, moins élevée que
celle de Pachôme. Dans la Lettre 22 à Eustochium sur la virginité, il écrit,
« Il eût mieux valu se marier, cheminer dans la plaine, plutôt que d’aspirer aux
sommets et de choir au fond du gouffre » (§6) Et après avoir stigmatise la gour-
mandise, les commérages, l’orgueil et l’avarice, Jérôme écrit :
Lis souvent et étudie le plus possible. Que le sommeil te surprenne une
livre à la main ; qu’en tombant, to visage rencontre l’accueil d’une page sainte.
(Épître 22.17)
Que toujours te garde le secret de ta chambre, que toujours à l’intérieur
l’Époux y joue avec toi. Tu pries, c’est parler à l’Époux ; tu lis, c’est Lui qui te
parle. (Épître 22. 25)
Sois le cigale des nuits ! Chaque nuit lave ton lit de tes pleurs ; que tes larmes
arrosent ta couche ! Veille et sois comme le passereau au désert. Chante par
l’esprit, chant aussi par l’entendement. (Épître 22.18)
…chaque nuit, tu te lèveras deux ou trois fois pour ruminer les textes de
l’Écriture que nous savons par cœur (reuoluenda de scripturis quae memoritr tene-
mus ; Lettre 22, §37).
Vers 411-412, dans une autre lettre, Jérôme écrit à un jeune moine
Rusticus de Marseille :
Je veux t’apprendre qu’il ne faut pas t’en rapporter à ta seule volonté, mais que
tu dois vivre dans un monastère sous l’autorité d’un seul père et dans une com-
munauté nombreuse. Tu apprendras de l’un l’humilité, de l’autre la patience ;
celui-ci t’enseignera le silence, celui-là la douceur ; tu ne feras pas ce que tu
veux ; tu mangeras ce qu’on te dit à manger ; tu détiendras autant que tu rece-
vras ; tu t’habilleras de ce que tu recevras ; tu t’acquitteras de la part de travail,
tu arriveras à ta couche éreinté et tu sommeilleras en marchant ; et, après un
sommeil insuffisant, tu seras obligé de te lever ; tu diras le psaume à ton tour…
tu serviras tes frères, tu laveras les pieds des hôtes, si tu souffres une injustice, tu
sauras te taire ; quant au prévôt du monastère, tu le craindras comme un maître,
tu l’aimeras comme un père… Occupé de tes devoirs, tu n’auras pas le loisir pour
rêver et, passant d’un exercice à l’autre, tu auras seulement dans l’esprit la tâche
que tu es forcé d’accomplir (Épître 124§15).
Les mots monachus et anachoreta en latin ont été calqués sur des mots
grecs par Jérôme pour le besoin de ses traductions. En traduisant en latin

1. Éditées par J. Labourt en 8 volumes, Paris Belles Lettres, 1949-1963. Pour un


dépouillement des lettres les plus importantes cf. Desprez, 1998 : 507, note 22.

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198 | DU DÉSERT AU PARADIS

en 404 le Règle de Pachôme, il a mis à la disposition à l’Italie et à la Gaule


les normes : solitude, dépouillement, jeûne, veille pour dompter la chair,
étude, psalmodie, prière, obéissance, humilité et charité. De même qu’avec
Jean Cassien, on se demande si on peut transposer en Italie ou en Gaule ce
qu’acceptent des fellah (paysans) de la vallée du Nil. Que ce soit l’ascétisme
sévère des anachoétes ou la vie structurée des moines cénobitiques, la matu-
rité spirituelle doit y être cultivée très sérieusement pour y rester. Bien sûr
les grands monastères des Balkans et de Russie étaient aussi peuplés par des
paysans convères, mais pour eux aussi, on a dû assouplir la Règle, ne serait
est-ce que pour tenir compte du climat.
On peut se demander si les monastères n’ont pas toujours des racines
locales profondes, par la personnalité de leur père fondateur et se basant sur
une certaine ethos locale. Regardons simplement à Ligugé près de Poitiers
comment saint Martin avait fondé un ermitage (monasterium)1. Devenu
évêque, il fit de même immédiatement à Marmoutier près de Tours2.
Par la suite cette « œuvre de Dieu » se fera dans des monastères à Rouen,
Toulouse, Marseille, à Auxerre (418), à Ambroise et à Chinon, même si
les invasions de 407-409 ont fait de nombreux martyrs parmi les moines
et moniales. Plus tard sur l’île de Lerins, saint Honorat (né vers 365-370),
après un séjour en Grèce s’y établit. Là le maître spirituel d’Honorat et
d’Hilaire d’Arles, Caprais y laissa sa Règle (des IV Pères)3. Marmoutier et
Lérins donna à l’Église de la Gaule beaucoup d’évêques. Puis autour de 415,
Jean Cassien arriva à Marseille où il laissera un témoignage dense et véri-
dique du monachisme égyptien.

Jean Cassien

Jean Cassien, d’originaire scythe (de Dobrogée dans l’actuel Roumanie),


encore tout jeune, devint moine à Bethléem à l’âge de vingt-deux ans.
Ordonné diacre par saint Jean Chrysostome à Constantinople, ayant été
moine à Bethléem et ensuite pendant vingt-deux ans un ascète à Scété-
Nitrie (378-400). Il avait donc une sérieuse expérience monastique, mais

1. Cf. Sulplice Sévère, Vie de saint Martin, Sources chrétiennes, no 133-135. Paris, Cerf,
1968.
2. Cf. Adalbert de Vogüé, Le Monachisme en Occident avant saint Benoît. Vie Monastique,
no 35. Abbaye de Bellefontaine 1998. de Vogüé a aussi édité et traduit la volumineuse Règle du
Maître en trois volumes dans les Sources Chrétiennes, nos 105-107. Paris : Cerf, 1964. Cette
règle du VIe siècle influença saint Benoît de Nursie dans la composition de sa propre règle et
comme celles de saint Basile, elle se présente sous la forme d’un dialogue.
3. V. Deprez, Règles monastiques d’Occident, ive-vie siècles, Abbaye de Bellefontaine, 1980:
90-115. Et sur Lérins : Vincent Deprez, Le Monachisme primitif. 1998 : 514-517.

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DU VÉCU ASCÉTIQUE VERS AUTRUI | 199

aussi des affaires ecclésiastiques à Constantinople (400-404), puis à Rome


où il défendit la réputation de saint Jean Chrysostome, déposé et chassé
de la ville impériale. Vers 420, Cassien arrive en Provence1 à Marseille, où
il reçoit de l’évêque de Marseille, Proculus, la basilique de Saint-Victor et
pour sa sœur l’église-monastère de Saint-Sauveur. En 420-424 il dédie ses
Institutions cénobitiques aux évêques Castor d’Apt et Léonce de Fréjus (qui
avait accueilli Honorat à Lérins) et en 425-426, il dédie à Eucher et Honorat
ses Conférences (§ 11-17). Cassien, prêtre et abbé, mourut à Marseille vers
435. Après une telle expérience égyptienne de Vogüé : « on n’est pas surpris
de trouver dans ses Institutions et ses Conférences un guide monastique qui
n’a pas d’égal chez les Latins2. »
Desprez explique que Cassien veut reformer la torpeur gauloise avec la
discipline égyptienne, mais que sa doctrine trop élaborée serait comprise
seulement un siècle plus tard, parce que ses schémas ascétiques, empruntés
à Évagre et aux Pères du désert de Scété seront compromis comme entachés
d’une interprétation pélagienne. L’adversaire de Pelage, le redoutable saint
Augustin dont les écritures sur la grâce agiteront toute la Province, relégua
au second plan les enseignements égyptiens de Cassien, pourtant si riches
et complets qu’ils figurent dans la Philocalie grecque, notamment son bref
traité sur la discrimination chez les Saints Pères de Skété.
L’essor du monachisme en Gaule trouvera donc tôt ou tard une référence
sûre en saint Jean Cassien qui garda l’idéal de saint Antoine le Grand, mis
en avant par son biographe saint Athanase d’Alexandrie (296-373), mais qui
s’inspire aussi souvent d’Évagre. Si dans les Institutions3, Cassien explique
les détails de l’ordo monastique quotidien, il trouve préférable la pratique des
lavra égyptiens de rester toute la journée dans sa cellule à travailler et prier
plutôt que de hacher cette continuité par de petits offices (prime, tierce,
sexte et none) toutes les trois heures. Cependant Cassien conseille d’adopter
l’usage des petites heures comme en Palestine et Mésopotamie car, estime-
t-il, la « perfection » égyptienne reste hors de la portée des Occidentaux.
Dans le chapitre 18, §4 des Conférences, il reproduit une conversation de
l’abbé Piamun lorsqu’il fut reçu chez lui à Dioclos. En Égypte, explique
l’abbé à Cassien et son compagnon de route, il y a des cénobites en grand
nombre et ils restent sous la direction d’un ancien ; puis il y a des anachorètes

1. Cf. Dom Adalbert de Vogüé, « Monachisme et Église dans la Pensée de Cassien », pp.
213-240 dans Théologie de la Vie Monastique. Collection Théologie no 48. Paris, Aubier, 1961 ;
« Les origines du monachisme occidental » ch. 13 dans Vincent Desprez, Le Monachisme
Primitif. Spiritualité Orientale, no 72 Abbaye de Bellefontaine 1998 : 503-545.
2. Adalbert de Vogüé, Le Monachisme en Occident avant Saint Benoît, collection Vie
Monastique, no 35. Abbaye de Bellefontaine, 1998 : 58.
3. Cf. Institutions Cénobitiques Sources Chrétiennes, no 109, Paris, Cerf, 1965 et
Conférences, Sources Chrétiennes nos 42, 54 et 64, Paris, Cerf, 1955-1959.

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qui, une fois formés chez les cénobites, préfèrent le secret de la solitude.
Par contre, les anachorètes forment un élite avec le troisième groupe, les
« séparatistes » (sarabaïtes en copte), qui quittent le cénobium et vivent à
leur guise, alors que les ermites continuent leurs prières interrompues (abbé
Issac, Conférences §8-9). Pour l’abbé Piamun, les cénobites ont pris nais-
sance au temps de la prédication apostolique à Jérusalem comme le relate le
livre des Actes (2:42-47 ; 4:32-35) :
La multitude des fidèles n’avait qu’un cœur et qu’une âme ; nul ne disait sien
ce qu’il possédait, mais tout était commun entre eux.
Puis Piamun décrit comment les cœurs des fidèles se refroidissent
au sein d’un peuple de néophytes de plus en plus divers, et cela jusqu’à
l’époque d’Antoine et Paul où apparaît une nouvelle catégorie de fidèles, les
μονάζοντες, des solitaires, qui ne se marient pas et qui par la suite formaient
des communautés de cénobites.
Dans les Conférences §11-17, Cassien et son compagnon Germain
parlent de la perfection, de la charité, avec trois anachorètes, Chérémon,
Nesteros et Joseph, apparemment des habitants des îles solitaires. Ayant
parlé précédemment avec le moine Moïse de la contemplation et la pureté
du cœur, ici ils abordent la foi et de l’espérance. Si la foi engendre la crainte
de Dieu, le courage permet d’espérer le Royaume, puis les deux devraient
être remplacés par l’amour du Fils pour son Père céleste. La suite de cet
échange, Chérémon montre le rôle de la chasteté qui nous conduit vers la
perfection, pas seulement par la continence, mais aussi par la lutte contre les
instincts, qui donne accès à une paix où l’être s’unifie par la grâce de Dieu et
l’amour des vertus.
La plus connue des Conférences, §13, toujours avec le moine Chérémon,
traite des rapports entre la grâce de Dieu et la liberté humaine. Sa notoriété
vient dans cette époque troublée de la lutte contre les Pélagiens, menée
notamment par Augustin. Les formulations de Pelage et d’Augustin étaient
tous les deux extrêmes, ce qui entraînait les critiques des formulations de
Cassien. Chérémon commence cette conversation sur la protection de
Dieu en demandant pourquoi ne pas attribuer le mérite de la vertu au zèle
de celui qui s’y applique ? Réponse : Déjà la chasteté ne peut exister sans
l’aide de Dieu qui garantit le dessein primordial de Dieu et de sa provi-
dence quotidienne. Quant au libre arbitre mis au premier plan par Pelage,
il est infirme, même si la bonne volonté ne doit pas toujours être attribuée à
l’homme ni à la grâce, car les efforts humains ne peuvent contrebalancer la
grâce de Dieu. Les tentations que Dieu nous envoie existent pour éprouver
la liberté des hommes. Pour montrer combien sont insondables les voca-
tions des chrétiens, Chérémon cite l’exemple des apôtres André et Pierre
qui ne cherchaient pas Dieu, alors que c’est Dieu quii est venu les chercher

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DU VÉCU ASCÉTIQUE VERS AUTRUI | 201

(§13:15). Puisque la grâce de Dieu dépasse les limites de notre foi humaine,
il faut se rendre au fait que sa Providence est insondable et c’est pour cela
que les Pères ont donc conclu que le libre arbitre est incapable de sauveur
un homme.
Y a-t-il un mystère ecclésial du monachisme1, alors que les moines, les
anachorètes tout spécialement, sont des « séparés » du reste du monde ?
Les moines sont des « protestants » qui recherchent la pureté de la foi
apostolique. Il faut que leur mode de vie soit conforme à l’enseignement du
Christ. En se séparant du monde, ils restent unis à celui-ci, disait Évagre,
parce qu’ils sont la présence de l’Église primitive au sein de leur siècle.
Pour Cassien, ils sont une Église locale pleinement soumise à l’évêque du
lieu et nullement distincte. Les moines dépendant de l’Église, admettent
le mariage, évangélisent le peuple et baptisent les infidèles, et ensuite ils
catéchisent les enfants. En bref, c’est une schola Christi où l’exigence de
chasteté et de pauvreté trace une ligne de démarcation avec les laïques. Cela
étant dit, Cassien n’oublie pas que saint Paul nous rappelle qu’il ne sert à
rien de distribuer ses biens aux pauvres, de livrer son corps aux flammes, si
l’on n’a pas la charité. La vénération du moine tiède peut le maintenir dans
une illusion de pureté. Le combat spirituel du moine est une lutte continue
comme on ressent chez la biographie d’Antoine le Grand et la Vie de Moise
de Grégoire de Nysse. Les moines ne peuvent être qu’Église car ils montent
de gloire en gloire vers Dieu !

1. Cf. Adalbert de Vogüé, « Monachisme et Église dans la pensée de Cassien » dans


Théologie de la vie monastique. Collection Théologie no 48. Paris, Aubier, 1961 :223.

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CHAPITRE 10
CONSIDÉRATIONS SUR L’ASCÈSE

. Cultiver son ressenti intérieur ?

Pourquoi chercher à mieux connaître l’expérience ascétique, surtout


lorsqu’on n’a pas de vocation pour devenir moine ? Plus précisément, quel
intérêt peuvent présenter ces traditions monastiques pour un laïc vivant dans
le monde aujourd’hui en Europe, et peut-être sans aucune culture religieuse
chrétienne ? Une certaine lecture des distractions qu’offre la vie contempo-
raine, même les plus raffinées artistiquement parlant, peut conclure qu’elles
conduisent au pessimisme1. L’homme semble plus apte à détruire son affect
que de le consolider. Ceci n’est pas entièrement nouveau car il y a trois mille ans
le psalmiste disait, « Heureux l’homme dont le nom de Dieu est espérance. »
Quelque part l’esthétique contemporaine est trop souvent détachée de
l’espoir qui paradoxalement provient des expériences profondes tragiques
ou autre2. Le footing et le yoga apportent incontestablement une sérénité
provisoire, mais pourquoi pas permanent ? Cette lutte contre nos décou-
ragements, ou même nos dépressions, que connaît une bonne partie de
notre population montre que nous ne nous sentons pas très solides face aux
tensions qui nous divisent intérieurement, d’où l’intérêt de la purification
des toxines de notre corps et des rancœurs de notre cœur. On peut même
entrevoir le pardon comme sortie de conflits et apaisement des relations où
l’amour n’est plus adéquat pour nous réunir, pour fluidifier la communion.
En bref, quelle communion l’homme d’aujourd’hui cherche-t-il ?
Il semble n’avoir pas d’idée, donc il essaie tout ce que lui propose la société,
le plus souvent ce qui permet aux autres de gagner de l’argent. Cela s’appelle
banalement la commercialisation des rapports humains. Et ce n’est pas seu-
lement dans la cité que cela se passe ainsi. Si l’État-nation nous protège, son
mode de fonctionnement fait tout pour nous isoler. La liberté des sociétés
sécularisées est aliénante car elle encourage un affaiblissement des normes
collectives. Le libéralisme a atteint des telles proportions que la fluidité

1. Cf. le numéro spécial de la revue Esprit (mars-avril, 2015), « Notre Nihilisme ».


2. Les livres de Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de Littérature 2016 illustrent ceci.

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204 | DU DÉSERT AU PARADIS

financière de la mondialisation menace le partage des valeurs. Qui cherche


encore de nos jours à construire une hiérarchie de valeurs avec les autres ?
Pour ce faire, on peut proposer l’adoption de l’expérience fondée sur
l’humilité, qui est bien la base de toute recherche, et sur la simplicité dont le
silence est une des composantes majeures. Il faudrait entreprendre cela avec
des frères et des sœurs qui partagent plus ou moins le même horizon. Ce mot
en grec (ορίζων) « définit » un horizon pour être sûr de rester ensemble. C’est
ainsi que nous pouvons explorer des modes, des tropes (τρόπος) d’existence,
pour nous permettre de savoir qui nous sommes vraiment. Non pas notre
« essence », en tout cas insaisissable, mais notre présence (παρουσία) en rela-
tion avec les autres. Pourquoi je n’aime pas tous ces gens-là ? Pourquoi tel
et tel ne m’aime pas ? Une vraie relation implique un ex-stasis et c’est dans
l’interface que je découvre que l’autre est réel et que moi-même j’existe. Sinon
l’absence de l’autre ou de Dieu est douloureuse et me pousse à me mettre
en question. Regretter, faire pénitence même, demander pardon, peut me
libérer intérieurement. Je recherche un cosmos où les séparations, les divi-
sions ne sont pas aliénantes mais constituent des différences qui expriment
la beauté de l’autre, des occasions de communier avec des personnes qui ne
me ressemblent pas. Leur beauté, leur logos ou raison d’être, m’attirent afin
de partager l’espace de leur existence. Plus que leur beauté physique, c’est
leur manière de vivre en harmonie qui enrichit notre monde commun qui me
convainc. Je veux apprendre auprès d’eux des manières d’être que je ne sais pas
encore adopter. Parfois, mais plus rarement, on reçoit des révélations non pas
à travers des personnes mais à travers des idées, des textes qu’on appelle sacrés
car depuis des siècles, ils débordent de significations. L’écoute de tels textes,
leur contemplation à répétition, nous permet de cultiver autrement notre
ressenti intérieur. Ces paroles font écho dans nos cœurs. Cela demande du
temps, tout comme les relations humaines. Il faut répéter comme le psalmiste
qui n’arrive pas à tout dire et qui recommence inlassablement à demander à
Dieu « …prête l’oreille à mes larmes. » (Ps. 38.13)
Tous ceux qui ont une forte expérience du deuil, ceux qui ont dû recons-
truire leur vie à partir de zéro comprendront vite de quel courage il s’agit. On
refuse d’enfouir dans le déni, même si dans ce désespoir « …mes alarmes ont
été mon pain jour et nuit. » (Ps. 4.4). Un moine comme saint Jean Climaque
peut dire que le seul affect qui peut décrire ce qui le sépare de Dieu, ce
sont ses larmes. (Échelle, rang 7). La componction (πένθος) n’est pas inutile
pour quelqu’un qui cherche à préserver quelque chose qui sans cela serait
inéluctablement perdu. En grec, une personne (πρόσωπον) est toujours
un en face (πρός ωπός) du visage de quelqu’un d’autre1. Martin Buber en

1. « The theology of personhood a study of the thought of Christos Yannaras » by R.D.


Williams published in « Sobornost » no 6, winter 1972, pp. 415-430.

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CONSIDÉRATIONS SUR L’ASCÈSE | 205

parle dans son fameux essai Je et Tu (1923). La troisième personne, il ou


elle, n’apporte pas la communication profonde et personnelle. Il en existe
beaucoup de modalités. Par exemple, c’est l’expérience profonde de ceux
qui sont baptisés de découvrir que désormais le Christ à tout moment vient
vers eux. C’est tellement inouï qui la majorité des personnes n’imaginent
pas de demander le baptême pour avoir cette expérience. On pourrait en
dire autant de beaucoup de démarches ascétiques, mais celles-ci, solitude,
le jeûne, la méditation de toute espèce, même actuellement sont de plus en
plus redécouvertes actuellement comme un moyen de ressourcement poten-
tiel. Où est le problème ? C’est que tout seul il est difficile d’entreprendre
cela longtemps. Il serait très utile dès le début de profiter des expériences
des autres. La tradition monastique n’est rien d’autre que cela. La richesse
de ce vécu personnel et humain constitue la tradition ascétique. Au même
titre que nos précurseurs, je veux m’engager sur le chemin à travers un désert
qui n’est pas entièrement inconnu car les moines l’ont habité et l’habitent
encore. La beauté des lieux nous attire encore. Le dépaysement d’un désert
de sable ou d’une forêt profonde permet de ralentir le débit des pensées
inutiles. Faire le vide, s’ennuyer même, permet de libérer l’imagination pour
voir loin ou simplement pour occuper paisiblement la présente journée.
Le lecteur qui a pris le temps de lire les chapitres précédents peut
prendre un des auteurs qui l’a marqué et relire une page toutes les nuits.
Ayant recommandé ceci souvent à des amis à propos de l’Échelle de saint
Jean Climaque, j’ai été frappé de voir combien de personnes ont trouvé cela
enrichissant et je ne parle pas encore de l’Évangile de saint Jean car l’un
prépare à l’autre.
Revenons à notre question initiale : pourquoi essayer de connaître ces
expériences ascétiques ? Une des leçons, et les chrétiens n’ont pas le mono-
pole de cette découverte, c’est que l’accablement, la « déconsolation », que
la vie nous amènent à vivre. Les moines en savent long sur ce sujet. Entre
312-356, Antoine le Grand habite en ermite dans le désert. Et comme Job,
il savait que Dieu l’a abandonné. Une fois que Dieu est revenu dans son
cœur, Antoine répliqua : « Mais comment vous avez pu m’abandonner de
la sorte si longtemps ? » Et à Dieu de répondre : Mais tout ce temps je suis
resté à tes côtés. Dépasser, vaincre l’affliction implique un effort ascétique
où l’on s’enfonce dans ce désert avec la certitude confiante qu’on n’est pas
seul. Dans cette expérience ardue on devient familier avec les icônes ver-
bales et les verbes iconiques ? Qu’est que ces expressions peuvent vouloir
dire ? Prenons comme exemple d’icône verbale, la croix que saint Éphrem
voit ainsi (Hymnes pascales VI.2) :
Car c’est en ce moment que le Glorieux remit à son Père son esprit ;
Ô moment qui, si court fut-il, est plus de poids que des années !

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Car c’est en ce moment que le Glorieux remit à son Père son esprit ;
Il se fit en lui tremblement, il se fit en lui déchirure ;
Tout cela, oui, en ce moment ! Jésus a fait
Deux jours d’un seul…
Ensuite Éphrem voit les conséquences de l’anéantissement du Fils de
l’homme donnant sa vie sur la Croix (Hymnes pascales VII.3) :
Que Moïse des justes t’offre la couronne,
Lui qui tressa aussi les ossements des justes rassemblés ;
(cf. la vision de la résurrection du prophète Ézéchiel, ch. 37),
Au tonnerre de ta voix, les fleurs s’ouvrirent,
Au mois d’avril (Nisan), ce fut un vrai printemps en Enfer !
Le visage des morts s’est éclairé,
Leurs os tout desséchés, les voilà mis en liesse,
Et leur grâce fanée, la voilà qui rayonne !
Donc en vénérant la Croix de la Crucifixion qui a eu lieu le Vendredi
Saint, le moine et poète entrevoient la descente aux enfers. Les neuf poèmes
sur la Crucifixion sont suivis de cinq sur la Résurrection, c’est pour dire
qu’en contemplant la Croix, la première icône du Christ, saint Éphrem
ressent que poème après poème, un trop-plein d’images verbales remplit
son cœur et l’occupent pendant des heures et des heures. C’est ainsi que
les moines et les moniales occupaient leurs nuits en contemplation, avec
des icônes verbales et des verbes iconiques dont les paroles du Christ au
bon larron : « Aujourd’hui tu seras avec moi dans mon Royaume. » C’est
dire aussi qu’il est un lexique du désert, une anthologie de prières secrètes
à partir des valeurs qui remontent dans le cœur de celui qui dans la soli-
tude craint Dieu ce qui paradoxalement permet évacuer les distractions et
entendre Dieu. Les valeurs, la praxis des moines solitaires possèdent une
échelle, une hiérarchie, mais, comme le dit saint Jean Climaque, on monte
pour redescendre et pour remonter. C’est le recours constant à ces valeurs
éprouvées par des générations de moines qui permet qu’à travers les com-
bats la confiance en Dieu perdure.

Lexique des solitaires aux déserts aux IVe-Ve siècles1

Les seize composants du lexique présenté au premier chapitre se sont


largement dépouillés de leurs significations païennes dans les premiers
quatre siècles de l’ère chrétienne, et donc, malgré quelques continuités

1. Toute cette section n’est qu’une paraphrase de quelques passages du livre excellent de
Pierre Miquel, Lexique du Désert : étude de quelques mots-clés du vocabulaire monastique grec
ancien, Spiritualité orientale, no 44, Abbaye de Bellefontaine, 1986.

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CONSIDÉRATIONS SUR L’ASCÈSE | 207

sémantiques ont acquis un sens vraiment ascétique comme on peut consta-


ter ci-dessous.
Ennui : D’abord et jusqu’à la fin de leur vie, les moines sont attaqués
souvent ou occasionnellement par l’indifférence (a-kèdia) ; cette lassitude
et découragement qui déjà dans le grec de la Septante désigne l’abatte-
ment. Cette « mort de l’âme » nous dit saint Symeon le Théologien est dû
à une tristesse qui provoque la paresse et chasse le silence (hèsychia). Il y a
une atonie qui empêche l’attention dans la prière et la lecture. On baille
beaucoup et on a très « besoin » de dormir. Le travail des mains et la force
d’âme peuvent le chasser, mais l’excès de travail ou la distraction intellec-
tuelle peuvent le provoquer. Mais quand notre Ennemi nous voit en train
de recommencer notre prière en dépit de l’ennui, il nous quitte. Autre cause
selon saint Jean Climaque et saint Syméon le Nouveau Théologien, c’est
l’ingratitude, au lieu d’eucharistia on vit dans l’a-charistia. Trop de scrupules
dans l’exécution de la prière quotidienne peut aussi éteindre la flamme de
la prière. Saint Syméon dit que s’il pratique une mortification démesurée,
son intelligence devient faible et obscure. Le climat sombre des hivers ou
même le rallongement des jours au printemps (torpor vernalis) selon les
saints Barsanuphe et Jean de Gaza contribuent à provoquer un oubli de la
louange de Dieu.
Négligence (améléia) : Déjà Plotin disait que « l’œuvre de la Providence
est de ne rien négliger. » (Ennéades II, 2, 6, 22). Pour Marc le Moine, la
négligence naît de l’amour du plaisir, ce qui conduit à l’oubli. L’insouciance,
l’absence d’inquiétude des athées pour saint Éphrem le Syrien contraste
avec la crainte de Dieu et la vigilance du croyant et pour Macaire/Symeon,
le repos spirituel, un mauvais quiétisme, peut conduire à la négligence.
Dorothée de Gaza en parle beaucoup en disant qu’il ne faut pas prêter atten-
tion aux défauts des autres ni jalouser son bonheur pour garder son calme et
ne pas se troubler. L’insouciance laisse les fautes s’enraciner profondément
comme l’attachement à une literie trop confortable ou à une nourriture plus
riche. Isaïe de Scété dit qu’une âme négligente rouille comme le fer inuti-
lisé. Rendu aveugle spirituellement, on perd le souvenir de Dieu. Le souci
de plaire aux hommes peut chasser le souci de plaire à Dieu, de même le
mépris pour le négligent rend vaine la prière.
Insouciance : Celle-ci n’est pas identique à la négligence, car dans le
Nouveau Testament (« Le Seigneur est proche ; n’entretenez aucun souci »)
(Ph. 4:6) elle peut signifier le devoir d’imprévoyance. Ensuite, dans la tra-
dition des Pères du désert, il y a deux insouciances, une mauvaise et une
bonne. Pour Dorothée de Gaza, si on veut être sauvé, il faut se soucier de
son salut. Et garder un tonus spirituel. Un subtil égoïsme peut se cacher
derrière le désir d’insouciance pour se consacrer à la prière. Abba Poemen
(§48) est plus catégorique : « Si même un homme faisait un ciel nouveau et

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208 | DU DÉSERT AU PARADIS

une terre nouvelle, il ne pourrait demeurer sans souci. » Pour saint Basile
(Constitutions ascétiques), l’absence de souci dans le recueillement ou la dis-
persion par les soucis ne sont pas liés au lieu où on est. Les soucis familiaux
nous empêchent d’être sans souci devant le Seigneur, disent saints Jean et
Barsanuphe : « Installe ta femme près de ses cousins et sois pour toujours
sans souci. Évalue les frais d’entretien pour elle et les enfants, et donne-leur
des terres… Demande au saint vieillard s’il faut rester pour vendre les autres
terres, fais comme il te dira et sois sans souci dans le Seigneur. »
Retraite : C’est une fuite, une séparation du monde à l’abri d’une soli-
tude que Jésus lui-même pratique comme lorsque Jean Baptiste est mis en
prison (Mat. 4, 12), pour prier dans un lieu solitaire à l’écart (Mat. 14, 13),
tout seul dans la montagne (Jean 6, 15). Saint Athanase cite une parole de
saint Antoine le Grand qui dit que ce n’est pas la durée de la retraite qui
compte le plus, mais la résolution. Pour Évagre, la retraite est une fuite
du monde qui permet la méditation sur la mort, ce qui est insupportable
tant que les passions ne sont pas vaincues. Au désert, on n’a aucun autre
recours que le Seigneur, dit Diadoque de Photicé et lorsqu’on se sent
abandonné, on doit se renforcer par une prière fervente jusqu’à ce que le
diable batte sa propre « retraite ». Saint Jean Climaque dit que cette sépa-
ration du monde est inhumaine : « La séparation du monde, c’est la haine
volontaire de la matière et la négation de la nature, par désir d’atteindre
ce qui est surnaturel. » Tertullien prend le contre-pied en disant, « Nous
(les chrétiens), nous ne sommes ni des brahmanes, ni des gymnosophistes
indiens, hommes des bois, exilés de la vie. » Il n’empêche que comme dans
Macaire/Syméon le parfait chrétien doit se dépouiller par la retraite et une
renonciation totale.
Repos : Dans le Nouveau Testament, ce terme possède un sens positif
car il s’agit d’un maître dont le fardeau est léger (Matt 11,29-30) :
Chargez-vous de mon joug, et mettez-vous à mon école, car je suis doux et
humble de cœur, et vous trouverez le soulagement pour vos âmes. Oui mon joug
est aisé et mon fardeau léger.
Par contre, les persécutions sont le signe que l’Esprit repose sur les mar-
tyrs et un ange leur dit de se patienter encore un peu. Dans l’Apocalypse
(4:8) :
Les quatre vivants répètent sans repos jour et nuit : saint, saint, saint
Puis « Dès maintenant – oui dit l’Esprit – qu’ils (les martyrs) se reposent de
leurs fatigues, car leurs œuvres les accompagnent »
Évagre dit à propos du désert que le repos et la sagesse, le labeur et les
prudences vont ensemble car le combat doit s’accompagner de prudences.
Abba Poemen trouvait que « Là où il y a du labeur (kopos), je trouverai le
repos (anapausis). »

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CONSIDÉRATIONS SUR L’ASCÈSE | 209

Insensibilité : le mot en grec (anaisthèsia) est valorisé car il permet d’évi-


ter la douleur. Réagissant contre Socrate, Origène dit que, « Notre doctrine
chrétienne n’enseigne pas que le méchant subira en guise de châtiment
la perte de sensibilité ou de la raison. », même si Origène estime que les
idolâtres sont des insensibles car ils adorent des idoles insensibles. Pour
saint Grégoire de Nysse, le privilège des martyrs est une insensibilité dans
l’épreuve, mais dans sa Vie de Moïse, le même saint Grégoire de Nysse dit
que pour accéder à Dieu, il faut dépasser l’intelligible et le sensible. Chez
les ascètes du désert, l’insensibilité se rapproche de l’apatheia, cette absence
de passions tout à fait souhaitable, ce qui pour Évagre est la plus haute
forme de la prière. Donc pour lui, au fur et à mesure que les sens spirituels
se forment, les sens inférieurs s’éteignent. C’est l’humilité, nous dit Abba
Poemen qui favorise cette bonne insensibilité. Saint Macaire trouvait dans
la crainte de Dieu et saint Jean Climaque dans l’obéissance, des qualités
pour éveiller cette bonne insensibilité. Pour saint Maxime, cet état nous
arrive dans l’extase.
Par contre, il y a cette mauvaise insensibilité qui fait que nous ne réalisons
pas la bonté de Dieu (saint Ignace d’Antioche), car, dit Marc le Moine,
celui qui oublie Dieu devient ami du plaisir. Isaac de Scété regrette que nous
soyons plus sensibles aux douleurs de nos corps qu’aux péchés qui blessent
l’âme. Le chapitre XVII de l’Échelle de saint Jean considère l’insensibilité
comme la mort de l’âme et de l’intellect avant même celle du corps. Celle-ci
peut être due à la négligence, mais aussi à une mauvaise philosophie de vie :
…Ce tyran malfaisant me dit : Mes sujets rient quand ils voient des morts ;
quand ils se présentent à la prière, ils sont durs comme la pierre… ils ne ressen-
tent rien quand ils voient le saint autel… Quand je vois de (telles) personnes
touchées de componction, je m’en moque…
Impassibilité : Dans le Lexique de Pierre Miquel (1986) la section sur
impassibilité occupe trente pages et la plus grande partie concerne l’ensei-
gnement d’Évagre. Il s’agit d’une notion courante en plusieurs langues ;
évidemment en grec apatheia ; dans le bouddhisme Threavada, le petit véhi-
cule, en Pali anavasada (absence de découragement ou anuddharsa absence
d’exultation ; dans toutes les écoles du bouddhisme le nirvana, l’extinction
du désir et donc des passions permet de dépasser les douleurs de cette exis-
tence. Pour les stoïciens, cela se déclinait sur quatre variations : le plaisir
d’un bien présent, le désir d’un bien futur ; la tristesse d’un mal présent et
la crainte d’un mal à venir. En renonçant à ces quatre on arrive à l’apa-
théia. Évidemment le Christ possède l’apathéia car en Lui il n’y a aucune
affectivité, volupté ou chagrin car la miséricorde (éléos) n’est pas une passion
mais une vertu. Évagre avait beaucoup décrit la psychologie pour approcher
l’apathéia, non pas l’absence de sensations, mais la tranquillité en dépit des

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sensations. Ni le souvenir des passions, ni la pensée des passions, ni l’ima-


gination des passions ne peuvent déranger le calme de l’esprit. La praktiké
purifie la partie passionnelle de l’âme. Le royaume de Dieu pour Évagre
est la « conjonction » de l’apathéia et le gnôsis. Évagre dit avec une certaine
résignation qu’il n’est pas possible d’aimer également tous les frères, mais on
peut garder dans nos rapports avec eux l’impassibilité.
Renoncement : Déjà Philon, philosophe juif et platonicen d’Alexandrie
(25 AE-50 NE) atteste que les Thérapeutes pratiquent le renoncement à
leurs biens. Luc 14:33, « Quiconque parmi nous ne renonce pas à tous ses
biens ne peut être mon disciple » et « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il
se renie lui-même qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. » Cassien,
en réfléchissant à l’ordre que Dieu donna à Abraham de partir de chez lui,
discerne trois renoncements successifs : aux richesses, aux passions, aux sou-
venirs du monde présent. Pour Pallade (moine puis évêque d’Hélénopolis en
Égypte à la fin du ive siècle) parle souvent de la renonciation nécessaire pour
entrer au monastère. Saint Basile, très nuancé, dit que le moine renonce à
toutes les affections du monde capable de l’empêcher d’atteindre le but, dont
il énumère cinq espèces (Grandes Règles §8) : la rupture avec la vie matérielle
et temporelle ; la libération des affaires humaines ; le renoncement est le
moyen de posséder des biens autres que l’or et l’argent ; le renoncement est
un transfert du cœur humain vers une conversation céleste ; le renoncement
c’est le commencement de la ressemblance au Christ. Saint Grégoire le
Grand commentant saint Luc 14:33 (ci-dessus), dit carrément de renoncer
à ce que nous sommes.
Tranquillité : Hésychia dans la Bible est la sérénité qui appartient aux
justes. C’est un des mots-clés de la vie monastique (Miquel 1984 :143-180).
On a tellement écrit sur la tranquillité que Pierre Miquel (1986 : 144) fait
une synthèse en listant les conditions nécessaires d’après les Pères du Désert
pour avoir cette tranquillité :
Solitude, silence, obscurité, faire le vide, s’asseoir, se recueillir, ne rien
faire, ne pas bouger, respirer, ruminer, être attentif. Et les dangers pour
Hésychia : le sommeil, la tension nerveuse, la tentation ; la tristesse ; le souci,
l’insouciance et l’insociabilité.
La racine du mot hèsychia, c’est le verbe hèsthai (être assis) mais ce verbe
chez les ascètes prend le sens de mener une vie d’hésychasme, donc plus
qu’une posture corporelle, c’est une manière de vivre qui n’est pas possible
qu’en surmontant l’agitation et le trouble. Si les stoïciens cherchaient
l’apathéia et les épicuriens l’ataraxie (absence de trouble), les chrétiens
hèsychastes cherchent l’union avec Dieu. Dans la Bible de la Septante,
l’hèsychia veut dire absence de guerre, paix civile. Mais déjà les moralistes
païens (Cicéron, Sénèque, Tacite, Épictète) l’avaient vue comme le résultat
de la solitude (habitare secum). Pour un chrétien comme saint Grégoire de

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Nazianze, Jésus cherche à passer des nuits sur la montagne en prière car
« il était là avec lui-même. » Saint Basile dit la même chose de lui-même,
« Je suis assis, seul avec moi-même. » Fuir seul vers le Seul, permet d’être
avec Jésus nous dit saint Éphrem en paraphrasant l’Évangile (cf. Matth.
18:20). Le silence qui commence par une ascèse négative pour saint Antoine
le Grand peut être poussé encore plus loin, car cela met fin à trois guerres :
entendre, parler et voir. Théodore, le disciple de Pachôme, constate que le
silence révèle des trésors et nous donne envie de devenir aveugle, sourd et
muet pour Dieu.
Conversion : Le rapport de la conversion (métanoia) avec la paranoia est
un danger car pour avoir changé sa hiérarchie de valeurs dans la conversion
d’une manière trop brutale, on peut en tant que néophyte vouloir imposer
ses nouvelles valeurs à d’autres dû, par un rigorisme exagéré. Le sel de la
terre ne devrait pas être si amer. Dans l’Ancien Testament, ce mot veut dire
regret et repentir, donc un retour à l’Alliance suite à une infidélité. Dans
le Nouveau Testament, c’est la grâce de Dieu qui nous inspire la conver-
sion. Saint Jean Baptiste et Jésus dans les Synoptiques utilisent ce verbe.
Le mot « conversion » chez les Pères du désert a plusieurs sens : en tant que
nécessaire au salut ; ainsi à la question : « Qu’est-ce que le repentir de la
faute ? » Abba Poemen répond (§120), « Ne plus la commettre à l’avenir »
Barsanuphe et Jean de Gaza disent qu’il y a de la pénitence inutile, man-
quant de sincérité comme celle de Judas qui n’a pas su demander pardon
au Seigneur lui-même. Pour Pallade, le repentir (penthos) doit précéder la
pénitence car la seconde repose sur l’humilité et le pardon. Ensuite dit Isaie
de Scété, par la pénitence on peut offrir son âme à Dieu. Dans l’Histoire
Lausiaque (§69.3) Pallade raconte qu’à propos d’une femme pécheresse
repentie, Dieu déclara, « Elle m’a plu davantage par sa pénitence que par sa
virginité. » Saint Jean Climaque consacre le cinquième degré de son Échelle
à la pénitence qu’il porte aux nues : « Le repentir nous élève à la porte de
ciel, l’affliction frappe à la porte, l’humilité nous l’ouvre » (§22:15).
Vigilance : Le nèpsis commence à devenir un mot compréhensible
en français tellement ce mot grec est important dans l’ascèse chrétienne.
Pour Philon, dans une vie sobre on ne se saoule pas d’images. Écrivant au
Thessaloniciens, saint Paul dit : « Vous êtes des enfants de la lumière, des
enfants du jour… Alors ne nous endormons pas comme font les autres,
mais restons éveillés et sobres. » (I Th. 5:6-8). La première moitié de la Vie
de saint Antoine écrite par saint Athanase d’Alexandrie raconte un grand
nombre d’attaques du diable, auxquelles saint Antoine opposait la vigilance
et la sobriété (nèpsis). Saint Arsène (§33) déclare la vigilance nécessaire à
tout moine qui ne veut pas se fatiguer en pure perte. Isaïe de Scété nous dit
que « L’homme a besoin d’un grand discernement… d’une vigilance atten-
tive pour éviter de s’égarer ». Dans l’Échelle (§2:11-12) :

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Celui qui a pris le monde en aversion, celui-là a échappé à la tristesse.


Quiconque, au contraire, conserve un attachement à quelque chose de visible,
n’a pas encore quitté la tristesse. Comment pourrait-il ne pas s’attrister d’être
privé de ce qu’il aime ? En tout, il nous faut une grande vigilance, mais en ceci
plus que tout le reste il nous convient d’être attentif.
Confiance : par son étymologie, veut dire sentir libre de s’exprimer,
à l’opposé donc de la timidité. Dans Marc (8:3) ??? la confiance veut dire
parler avec assurance, comme chez saint Paul (Éph. 6:9, II Cor. 13, etc.)
alors que saint Jean (7:4) décrit comment Jésus parle ouvertement et non
pas en secret. Dans le livre des Actes des Apôtres et dans les actes des mar-
tyrs, s’il s’agit après la Pentecôte de l’assurance « qui donne la conviction
d’être en grâce auprès de Dieu ».
Avant la chute, Adam avait cette confiance en parlant avec Dieu, sans
honte. La mauvaise confiance pour les moines c’est le sans-gêne ou une
familiarité déplacée. Pour retrouver l’état de confiance paradisiaque, il faut
acquérir la liberté qui vient de la chasteté, comme les vierges sages qui ont
pu pénétrer dans la chambre nuptiale (saint Jean Chrysostome). Syméon
le Nouveau Théologien dit que celui qui est conscient de connaître Dieu
peut s’écrier : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. » Si
Pallade encourage de communier avec confiance, Diadoque de Photicé dit
que la confiance permet de rechercher la charité., de passer de la théologie
à la charité. À part la mauvaise familiarité, la confiance chez Barsanuphe et
Jean de Gaza fait référence à l’attitude qu’on devrait avoir devant le tribunal
de Dieu.
Repentir : Dans l’Ancien Testament, on a du repentir, pour un défunt
dans la famille, un péché ou une catastrophe nationale. Dans le Nouveau
Testament, le repentir, le deuil, s’opposent à la joie (Apoc. 21:4) « Dieu
lui-même sera avec eux. Il essuiera toute larme de leurs yeux… » Le repentir
s’accompagne bien sûr des larmes comme celles de saint Pierre après avoir
renié le Christ lors de la Passion.
Pour les moines, l’humilité est basée sur le repentir :
En voyageant un jour en Égypte, l’abba Poemen (§26) vit une femme assise
sur un tombeau et qui pleurait amèrement : « Si tous les plaisirs de cette vie
venaient à elle, dit-il, ils ne tireraient pas son âme du repentir/penthos. De même,
le moine doit toujours avoir le repentir. »
Et toujours d’Abba Poemen (§50) :
Abraham à son arrivée dans la terre promise, s’acheta un tombeau et,
grâce à ce tombeau, il reçut la terre en héritage (cf. Gen 23). Qu’est-ce que ce
tombeau ?, demanda le frère. C’est, répondit l’ancien, le lieu des larmes et du
repentir/ penthos.

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CONSIDÉRATIONS SUR L’ASCÈSE | 213

Abba Isaie de Scété : « Là où il n’y a pas de deuil, il ne peut y avoir de


vigilance. » Et pour Isaac le Syrien, le moine est un pleurant (’abîla) ; c’est sa
qualité première et pour Macaire/Syméon, « Ce temps-ci est celui du deuil
et des larmes, le monde futur est celui du rire et de la joie. » Le septième
degré de l’Échelle de saint Jean, consacré tout entier au repentir qu’il appelle
« la tristesse qui donne la joie ». C’est « l’aiguillon d’or de notre âme » et « le
précurseur de la bienheureuse impassibilité. »
Labeur : Si pour le Nouveau Testament le labeur caractérise la condition
humaine, dans la perspective ascétique, le labeur de l’homme c’est la prière
qui accompagne le travail manuel. Macaire/Syméon insiste sur la place cen-
trale du travail : « Il faut jusqu’à la mort ajouter les peines aux peines ». Et
encore, « Il faut avoir dans l’âme labeur, larmes, faim et soif. » « Chacun
acquiert la vie par la peine et la lutte. » « Supplions le Seigneur jour et nuit
en le cherchant, lui seul, avec labeur de cœur et tendre affection. »
Isaie de Scété rapporte une parole d’abba Agathon :
« Parmi toutes les pratiques quelle est celle qui demande le plus de peine ? »
Il répondit : « Pardonne-moi, j’estime qu’il n’y a pas de labeur comparable à celui
de prier Dieu. Car lorsque l’homme veut prier, il est distrait par les démons…
mais dans la prière, les démons luttent pour lui faire obstacle jusqu’à son dernier
souffle. »
Attention : en grec prosochè et en hébreu kawannah (racine KWN),
« tendre son attention ». Le mot pour dire prière en grec est tout proche,
proseuchè, donc les Pères se plaisent à dire « sans attention pas de prière » ou
« la prière est fille de l’attention. » Faire attention à soi-même, dirait saint
Basile nous distingue des animaux ; cela se fait par nos yeux pour voir des
choses visibles et par l’esprit pour contempler les invisibles.
Dans le désert, le silence et la solitude favorisaient cette attention, attentif
à être miséricordieux ajouterait Dorothée de Gaza. Nicephoros le Solitaire
(Mt. Athos, xixe siècle) disait « Certains ont appelé l’attention garde de
l’intelligence, d’autres garde du cœur, d’autres sobriété, d’autres repos spiri-
tuel… Tous ces noms désignent une seule et même chose… L’attention est
la purification des pensées, le temple du souvenir de Dieu. Des auteurs tels
l’oratorien Malebranche, Maine de Biran, Simone Weil et Paul Claudel,
nous rappelle Pierre Miquel (1986 :255), ont tous écrit sur l’attention.
Weil nous fait remarquer que quand on dit aux élèves de faire attention,
ils contractent les muscles, retiennent la respiration et froncent les sourcils,
mais ne savent réellement pas à quoi ils doivent cette attention. Donc elle
conclut que la plénitude d’attention est l’attention religieuse.
Patience : dans l’Antiquité, la patience voulait dire le courage dans
l’épreuve et dans la Bible la patience dans la persécution. Pour les Pères du
désert, c’est la patience dans le repos ascétique. Le terme est très fréquent

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chez saint Paul (Rom. 5:3-4) : « Nous mettons notre orgueil dans nos
détresses mêmes, sachant que la détresse produit la persévérance la fidélité
éprouvée, la fidélité éprouvée d’espérance. » (II Th. 3, 5) « Que le Seigneur
conduise vos cœurs à l’amour de Dieu et à la persévérance du Christ. »
Saint Justin dit que la patience caractérise le Verbe lors de son incarna-
tion : « Je reconnais qu’il a enduré sur une croix. » Dans la généalogie des
vertus d’Évagre, la patience engendre l’impassibilité qui engendre la cha-
rité et que celui qui est devenu impassible n’a plus à exercer la patience.
Cette patience nous dit Évagre est le meilleur remède contre l’acèdie. À la
manière de l’Échelle de Jean Climaque, saint Nil crée une litanie à partir de
la patience :
L’hymononè (la patience), blessure de l’acèdie, taille des pensées, souci de
la mort, contemplation de la croix ; la crainte clouée, l’or frappé, force de la
loi devant les attaques de l’ennemi, livre de l’action de grâce, la cuirasse de
l’hésychia, l’arme des peines, le beau travail à foison, la signature des vertus.
Dans Barsanuphe et Jean de Gaza, on lit : « Dieu n’exige du malade que
l’action de grâces et l’endurance. » Et saint Syméon le Théologien de dire :
« Donne la patience à tes serviteurs, que l’affliction ne les submerge pas ! »
« Redonne-moi totale et parfaite santé, l’illumination fruit de l’endurance
et des œuvres excellentes… l’endurance et une invincible vigueur envers et
contre tout. »
Valeurs en questions : On pourrait mettre en doute la pertinence de ce
lexique du désert de beaucoup de façons. Les philosophies de tous temps ont
mis en question les réponses à la révélation scripturaire pour comprendre le
destin des hommes. L’obéissance des disciples envers leur maître est une
valeur souvent contestée par ceux qui n’y voient pas un moyen fort de la
transmission de l’expérience. L’esthétique de cette expérience est souvent
refusée au nom du refus de la transcendance. La valeur de la simplicité est
cultivée par des moines au nom d’une certaine conception de l’épanouis-
sement. Certaines de ces critiques sont simplement dues au fait que les
mots du lexique pris en dehors de la pratique monastique, n’avaient plus
de sens. On n’avait pas compris que les moines montaient et retombaient
sur l’échelle partant de la terre vers le paradis au cours de leur vie et que
la répétition de cette ascension était signe d’héroïsme. En l’absence d’une
vie dans un cénobium, comment une totale sobriété pourrait être comprise
autrement qu’une répression ? Ce qui nous amène à la valeur peut-être la
plus fondamentale et la moins bien comprise : celle de la différence entre
homme et femme.
Pour commencer, qu’est-ce la différence. Il y a vingt ans le métropolite
Jean Zizioulas, sur la base de ses recherches sur les Cappadociens, saint
Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse, et saint
Maxime le Confesseur, a montré qu’on pourrait mettre à plat l’opposition

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CONSIDÉRATIONS SUR L’ASCÈSE | 215

de communion et altérité de la manière suivante. Si on part de la conscience


de soi qu’on trouve chez saint Augustin pour finir avec l’identification de
personne et individu par le sénateur et philosophe Boèce (480-524), la pro-
tection contre l’autre va sembler primordiale, car on a identifié différence
avec division. Mais le cosmos entier est divisé et ses parties constitutives
doivent maintenir la distance entre elles pour assurer l’harmonie de
l’ensemble. Mais par notre propre expérience entre les personnes, on peut
préciser plus finement. Oui la différence (daiphora chez les Cappodociens)
entre les personnes est une bonne chose et doit être maintenue, respectée.
La division (diairesis) est une perversion de la différence, et la distance
(diastasis) peut aboutir à la décomposition (diaspasis) et donc à la mort
d’une relation si la communion est rompue. Et puisque l’Église est faite
de pécheurs, comment partager cette altérité ? C’est une question à la fois
théologique et anthropologique, nous dit Zizioulas.1
Cette question n’est jamais aussi critique qu’entre les hommes et les
femmes, donc comment les moines apparemment dominés par une vision
masculine de la vie, ont-ils valorisé la féminité ? Les mères dans le désert,
les vierges vagabondes restaient souvent invisibles une fois qu’Amoun, entre
325 et 337, eût fondé la première vie semi-anachorétique à Scété, à 64 kilo-
mètres au sud de Nitrie (Wadi Natrun ou El-Barnugi de nos jours). Au fur
et à mesure que les moines s’enfonçaient dans le désert le plus lointain, au-
delà des collines de Nitrie (panerémos) dans les montagnes de Pherme et
Petra, le désert était peuplé au cours du ive siècle. Le désert leur servait de
refuge contre les femmes2. Dans la série anonyme des Sentences des Pères du
Désert (§172, Régnault 1985) on voit l’âpreté de cette lutte.
Un frère luttait à Scété : l’Ennemi lui rappela le souvenir d’une femme
très belle et le tourmenta beaucoup. Par un effet de la Providence, un autre
frère, venant d’Égypte, à Scété, lui dit, tout en parlant, que la femme d’un
tel était morte. Or c’était celle pour laquelle il luttait. Ayant su cela, il prit
sa tunique, s’en alla de nuit, ouvrit le tombeau, essuya le pus du cadavre
avec sa tunique et rentra ainsi à sa cellule. Il avait cette puanteur près de lui
et combattait ses pensées en disant : Voilà la convoitise que tu désirais, tu
l’as, rassasie-toi. Il demeura ainsi dans cette puanteur jusqu’à ce que la lutte
eût cessé.
Les moines comprirent que parfois le diable envoya de vraies femmes
dans le désert pour les éprouver. Mais d’anciennes courtisanes et des pros-
tituées ont pu se repentir aussi, tout comme un certain nombre de voleurs,

1. « Communion et Altérité », pp. 23- 33 dans Service orthodoxe de Presse (SOP) no 184
(janvier, 1994) et « L’Église comme Communion » pp. 33-42 dans SOP 181 (septembre-
octobre, 1993).
2. Susanna Elm, Virgins of God : The Making of Ascetism in Late Antiquity. Oxford, Oxford
University Press, 1994 :257.

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216 | DU DÉSERT AU PARADIS

et prendre la route vers un « monastère des vierges ». Dans l’histoire §47


de Jean Colobos1 (le nain) on raconte la vie d’une jeune fille Paesia, orphe-
line qui encouragée par les Pères du désert, a converti sa maison en hospice
pour les Pères qu’elle a servi pendant de nombreuses années avec grande
hospitalité. Quand elle n’avait plus les moyens de continuer, n’ayant pas
d’alternative, elle devint prostituée. Les pères demandèrent à Jean le Nain
d’aller la voir. La concierge du bordel le repoussa, mais en disant qu’il avait
quelque chose de précieux pour Paesia, il arriva à la rencontrer. La voyant le
moine tomba en larmes car le diable jouait sur le visage, mais quand elle lui
demanda s’il lui était possible de se repentir :
Elle lui dit : « Emmène-moi là où tu voudras. “Allons”, lui dit-il ; et elle
se leva pour l’accompagner. Jean remarqua qu’elle ne prit aucune disposition
au sujet de sa maison et ne dit rien, et il s’en étonna. Lors donc qu’ils arri-
vèrent au désert, le soir se fit. Lui, faisant avec du sable un petit oreiller et le
marquant du signe de la croix, il lui dit : « Dors ici. » Puis, un peu plus loin,
il fit de même pour lui, acheva ses prières et se coucha. Réveillé au milieu
de la nuit, il vit un chemin lumineux s’étendant du ciel jusqu’à elle ; et il vit
que les anges de Dieu emmenant son âme. Il se leva donc et alla la toucher
au pied. Quand il vit qu’elle était morte, il se jeta la face contre terre, priant
Dieu. Et il entendit : « Une seule heure de pénitence lui a rapporté plus que
la pénitence de beaucoup qui persévèrent sans montrer une telle ardeur dans
la pénitence. »
Dans le désert, il y a un autre monde où on peut être sauvé même si
son exode est vite préparé. En plus, la stérilité du désert apporte la pureté
car comme disait Origène, « l’air est plus pur, le ciel plus ouvert et Dieu
plus familier ». Pour Paesia, la purification impliquait que sa vie sur terre
allait s’arrêter. Mystère… D’autres femmes parthenoi (vierges) sont venues
régulièrement demander conseil aux moines. Quelques sentences des Pères
parlent des femmes comme compagnes de cellule des pères (cf. Eudemon
§1 et Sopatros § 1). Vers 391, Bessarion (Sentences §4) et son disciple
Doulas partait pour Alexandrie pour rendre visite à Jean de Lycopolis. Sur
le chemin, ils entrèrent dans une grotte ou un vieux tressait des feuilles de
palme pour faire des cordes et priait. Il ne leva pas les yeux et ne tenait pas
compte de leur présence, donc Beassarion décida de le laisser à sa prière et
continua leur chemin. Mais au retour, ils entrèrent dans la grotte et trou-
vèrent son corps mort. Son compagnon Doulas raconte :
L’ancien me dit : « Viens, mon frère, prenons le corps ; car c’est pour
cela que Dieu nous a envoyés ici. » Quand nous avons pris le corps pour
l’enterrer nous remarquâmes que c’était une femme. Rempli d’étonnement,

1. Jean-Claude Guy, Les Apophtegmes des Pères du Désert, sans date, Abbaye de Bellefontaine,
pp. 132-133.

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CONSIDÉRATIONS SUR L’ASCÈSE | 217

l’ancien dit, « Regarde comment les femmes triomphent sur Satan, alors
que nous nous comportons mal dans les villes ».
Donc les moines ont été obligés de comprendre que ces femmes à déter-
mination masculine (gunaîkwn andréiwn) ont combattu dans la grâce de
Dieu les mêmes batailles qu’eux et qu’elles étaient des personnes comme
eux, bien que femmes.
Un certain nombre d’apophtegmes (Guy, p. 298-299) parlent de femmes
qui consultèrent les anciens, comme Amma Sara du désert de Pelusium,
près de Theadelphia sur le bras oriental du Nil, dans l’Apophtegmata où on
cite ses propres sentences à elle aussi bien que celles d’Amma Synclétique.
(§4) Une autre fois, deux vieillards, grands anachorètes, vinrent dans la région
de Péluse pour la visite. En y allant, ils se disaient l’un à l’autre : « Humilions
cette vieille femme. » Et ils lui dirent : « Veille à ne pas élever ta pensée en
disant : “Voici des anachorètes qui viennent chez moi qui suis une femme.” » Et
Amma Sarra leur dit : « Par la nature, je suis femme, mais non par la pensée. »
Sentence §9, « C’est moi qui suis un homme, vous, vous êtes des femmes. »
Pour un moine parfait, il n’est plus question d’homme ou de femme, car
tous sont des athlètes luttant « non contre la chair et le sang, mais contre
les principautés, les puissances, contre les rois du monde de l’obscurité pré-
sent » (Éph. 6:12) au nom du Christ. De même qu’il y a eu dès le début des
martyres femmes (Thécle, Perpetua, Blandine…) qui une fois dévêtues de
leurs vêtements trouvent une vraie virilité devant la mort certaine.
De très loin la plus connue grâce à sa biographie, est Amma Syncletica.1
Le thème central de son enseignement adressé aux moines et aux moniales
est sans surprise : comment profiter des périodes de lutte (Colossiens 4:5)
pour arriver à vivre en paix (͑ησυχάζειν) avec soi-même.
Après deux premiers siècles de persécutions, avec la paix de l’empereur
Constantin, les chrétiens hommes et femmes entrent dans le désert. Comme
disait Braasarion (§4) des moniales : « Regardez comme ces femmes triom-
phent sur Satan. » Ainsi dans la biographie de sainte Synclétique (§5) : «
L’obéissance, est-il dit, vaut mieux que le sacrifice. » Et l’humilité qui
devient de plus en plus nécessaire car (§52) « …le diable, qui désire jeter
le désordre partout, s’efforce de cacher les fautes de celles qui pratiquent
l’ascèse avec zèle : il veut augmenter leur orgueil. »
§53 Pour celles qui sont en proie à l’orgueil, qu’on leur procure le remède
de l’exemple de celles qui en font plus… Car les démons en ont fait, et en font,
plus que toi : ils ne mangent pas, ne boivent pas, ne se marient pas, ne dorment
pas ; bien plus, ils vivent dans les déserts, si toi, habitant dans une grotte, tu
t’imagines faire un exploit.

1. Sa vie traduit par O. Bernard dans la collection Spiritualité Orientale no 9 ; Solesmes,


1972.

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218 | DU DÉSERT AU PARADIS

§60 Ceux qui s’approchent de Dieu ont beaucoup à lutter et à souffrir au


début, mais dans la suite, ils goûtent une joie ineffable. Comme ceux qui veulent
allumer un feu commencent par être enfumés et par pleurer, et de cette façon
atteignent leur but… Ainsi devons-nous, nous aussi, allumer en nous un feu
divin avec larmes et souffrance. Le Seigneur lui-même ne dit-il pas : Je suis
venu apporter le feu sur la terre (Luc 12:49) ? Mais certains, peu courageux, ont
supporté la fumée sans pour autant faire jaillir la flamme, par leur manque de
patience et surtout par leur attitude lâche et irrésolue face au divin.
Dans la boucle du moyen Nil, bien loin des anachorètes de la basse Égypte
où il y avait si peu de moniales, saint Pachôme avait fondé neuf monastères
masculins et deux féminins dans la première moitié du ive siècle. Le lieu
s’appelait collectivement Tabennèse. Vers 420, l’évêque Pallade, un ancien
moine (388-400), composa son Histoire des Pères du Désert à la demande du
chambellan Lausus. La section § 43 il raconte l’histoire d’une moniale hors
du commun.
/1/ Il y avait dans ce monastère une sœur qui feignit d’être folle et possédée
du démon : on l’avait prise en aversion au point de ne pas manger avec elle, et
c’est ce qu’elle voulait. Elle traînait à travers la cuisine remplissant toutes sortes
de services, véritable éponge de la maison, comme on dit ; elle accomplissait ce
qui est écrit : « Si quelqu’un parmi nous prétend être sage en cette vie, qu’il se
fasse fou pour devenir sage » (I Cor 3,18). Elle s’était attaché des haillons sur la
tête – les autres sont tondues et ont des capuchons – et c’est ainsi qu’elle faisait
le service.
/2/Aucune des quatre cents moniales ne la vit manger de sa vie. Jamais elle
ne s’assit à table ni ne reçut un morceau de pain : elle se contentait des miettes
qu’elle épongeait sur les tables et de ce qu’elle lavait dans les marmites. Elle
n’offensa jamais personne, ne murmura pas, n’ouvrit pas la bouche, bien qu’elle
soit battue à coups de poing, injuriée, couverte d’insultes et détestée.
/3/Un ange apparut au saint Pitéroum, solitaire en Porphirite1, l’homme
digne d’admiration, et il lui dit : « Pourquoi as-tu une si haute opinion de toi-
même parce que tu es vertueux et que tu habites le désert ? Veux-tu voir une
femme plus vertueuse que toi ? Va au monastère des femmes tabennésiotes, et
là tu trouveras une portant un bandeau de loques sur la tête : elle est meilleure
que toi.
/4/ Car tout en luttant contre une telle foule, elle n’a jamais éloigné de Dieu
son cœur. Tandis que toi, en demeurant ici tu t’égares en pensée à travers les
villes. » Et lui qui n’était jamais sorti, s’en alla jusqu’au monastère des femmes, et
il demanda aux supérieurs l’autorisation d’y pénétrer. Ceux-ci l’introduisirent en
toute confiance car il était célèbre et d’un âge avancé. /5/ Il entra donc et réclama
de les voir toutes. La sœur en question ne se présenta pas. Finalement, il leur dit :

1. Les monts Porphyrites, aujourd’hui Gebel Abu Dukhan, étaient une carrière de pierre
porphyrite dans le désert oriental de l’Égypte sur la route entre la mer et Maximianopolis,
le Qena de nos jours.

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CONSIDÉRATIONS SUR L’ASCÈSE | 219

« Amenez-les moi toutes, car il en manque une. » Elles lui répondirent : « Nous
en avons bien une à la cuisine : c’est une idiote. » Il leur dit : « Amenez-moi
aussi celle-là, laissez-moi la voir. » On alla lui parler. Elle ne voulut pas obéir,
pressentant la chose ou peut-être même en ayant eu la révélation. On la traîna de
force en lui disant : « Le saint Pitéroum veut te voir ». Car il était célèbre.
/6/ Quand elle fut devant lui, il considéra les haillons qu’elle avait sur la tête,
et il tomba à ses pieds et s’écriant : « Bénis-moi ! » Elle tomba à ses pieds à son
tour ; « Toi, mon Seigneur, bénis-moi », lui dit-elle. Les autres furent toutes
hors d’elles et dirent au vieillard : « Abba, que cet affront ne t’affecte pas : c’est
une idiote. » Pitéroum répondit : « C’est vous qui êtes des idiotes. Car elle est
notre amma, notre mère à moi et à vous – c’est ainsi qu’on appelle celles qui ont
atteint la véritable vie spirituelle –, et je demande dans mes prières d’être trouvé
digne d’elle au jour de jugement. »
/7/ À ces mots, toutes tombèrent aux pieds de la sœur, confessant différentes
choses : l’une d’avoir versé sur elle la lavure de l’écuelle, une autre de l’avoir rouée
de coups, l’autre de lui frotté le nez de moutarde : chacune avait un affront dif-
férent à avouer. Après avoir prié pour elles, Pitéroum repartit. Quelques jours
après, ne pouvant pas supporter l’estime et le respect de ses sœurs et accablée par
les excuses, la sœur quitta le monastère ; où elle partit ou alla se jeter, comment
elle finit ses jours, personne ne l’a jamais su.
Ainsi est-il de ceux qui cherchent Dieu et dont les secrets restent cachés en
Dieu ainsi que leurs chutes car la foi renferme des possibilités de transformation
de soi insoupçonnées pour ceux qui n’ont jamais prié le long de ce chemin dans
le désert.
Toute prière véritable… fait dans une parfaite humilité, dans le dépouille-
ment de toute préoccupation de soi, dans un complet abandon à Dieu est tôt
ou tard vivifiée par l’action de la grâce du Saint Esprit… (la prière) constitue le
tout de la vie, qu’elle cesse d’être une activité pour devenir l’être même ; ce n’est
qu’alors qu’elle se fixe au lieu cardiaque, permettant à l’orant d’adorer Dieu du
fond de son cœur et de s’unir a lui1… (Bloom 1949 :57)
Ceci est encourageant pour celui qui ose entrer dans le tréfonds de son
cœur car dans ces déserts beaucoup d’ascètes sont passés avant lui et lais-
sant les traces de leur propre vécu, qui restent comme des bornes vers la
lumière de celui qui ne cessa de leur accompagner dans certaines nuits très
profondes.

1. Dr André Bloom, « Contemplation et Ascèse : Contribution orthodoxe », pp. 49-47,


dans « Études carmélitaines », no thématique « Technique et Contemplation », Paris :
Desclée de Brouwer, 1949.

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TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE 1. L’ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE, UNE THÉOLOGIE


PAR L’EXPÉRIENCE ........................................................................................... 7
Le mot ascèse ......................................................................................... 9
L’ascétisme avant les monastères.......................................................... 10
La période intertestamentaire et le monachisme naissant.................... 20
Émergence des valeurs monastiques .................................................... 22

CHAPITRE 2. LES PREMIERS MOINES D’ÉGYPTE. Une intimité avec Dieu


trouvée dans la solitude ................................................................................. 25
L’enseignement des Apophtegmata ........................................................ 31
La vie en cellule ................................................................................... 35
Monastères cénobitiques...................................................................... 36
L’ascèse cénobitique ............................................................................. 38
La pédagogie du gouvernement monastique........................................ 39

CHAPITRE 3. LES GRANDS MOINES DE GAZA ET DU SINAI.


Barsanuphe et Jean (VIe siècle), et Dorotheos (505-565) ; saint Jean
de l’Échelle (ca 579-649)...................................................................... 45
Genres littéraires servant à expérimenter la foi .................................... 46
Les moines de Gaza : saints Chariton, Jean et Barsanuphe, Dorotheus 47
§ Les Discours ascétiques d’Abba Isaïe ............................................... 48
Barsanuphius de Gaza (+ ca. 540) et Jean le Prophète ......................... 49
§ Dorothée of Gaza ............................................................................. 52
Dosithée, disciple de Dorothée ............................................................ 54
Jean de l’Échelle (Climaque), moine dans une grotte du mont Sinaï ... 55
Une théologie des larmes (l’Échelle, 5e degré) ....................................... 57
Larmes comme Baptême................................................................. 61
Larmes, la gloire du corps ............................................................... 62
La Souff rance joyeuse (charopoion penthos) ...................................... 62
La joie spirituelle des larmes ........................................................... 63
La personne en prière ...................................................................... 63
La prière intérieure et extérieure ..................................................... 64
La prière de Jésus ............................................................................ 65
La transmission de la foi ................................................................. 66

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222 | DU DÉSERT AU PARADIS

CHAPITRE 4. EN PALESTINE AU VE SIÈCLE. De la prière au monastère


et de son hymnographie ................................................................................ 71
Saint Euthyme le Grand...................................................................... 73
Saint Théodose (423-529) ................................................................... 75
Sabas (439-532)................................................................................... 76
Saint Jean Damascène, moine de Palestine .......................................... 81
Des questions en suspens ..................................................................... 83
Saint Georges de Choziba et saint Jean Jacob de Neamţ († 1960) ...... 86
Saint Gérasime, l’anachorète du fleuve du Jourdain ............................. 89

CHAPITRE 5. LA CHRIST AUX SHÉOL. Dans la poésie de Éphrem le Syrien


(306-373) et les écrits d’un évêque ermite. Isaac le Syrien (VIIe siècle) ........ 91
St. Isaac le Syrien (dit « de Ninive » ; circa 640-700) ........................... 107
Un bref lexique du vocabulaire ascétique de Abba Isaac :................ 108
Œuvres Spirituelles II, Discours 39. 4-7 ......................................... 110
Discours 79. 8-10 ............................................................................ 110
Discours 39.11 ................................................................................ 110
Discours 39.6 .................................................................................. 110
Discours 39.15 ................................................................................ 111
Discours 39.16 ................................................................................ 111
Discours 39. 17................................................................................ 111
Discours 39.18 ................................................................................ 111
Discours 39.19 ................................................................................ 111
Discours 39. 20-22 .......................................................................... 112
Le royaume intérieur ....................................................................... 115
Au-delà de la Prière ........................................................................ 116

CHAPITRE 6. L’ETHOS DE LA PRIÈRE MONASTIQUE


EN CAPPADOCE AU IVE SIÈCLE ............................................................. 117
Saint Basile de Césarée (329/330-377/379) ........................................ 117
Grégoire de Nysse ............................................................................... 124
Saint Grégoire de Nazianze (329-290) ................................................ 130

CHAPITRE 7. LE CATÉCHÈTE ET LE POÈTE :


DEUX MOINES STUDITES À CONSTANTINOPLE ................................ 137
Saint Théodore..................................................................................... 137
Saint Syméon ...................................................................................... 147

CHAPITRE 8. LA DEUXIÈME RENAISSANCE MONASTIQUE


BYZANTINE AU XIIIE SIÈCLE .................................................................. 159
St. Lazare stylite au mt. Galesion ........................................................ 159
Paul Evergetinos .................................................................................. 161
Nicéphore le Solitaire (xiiie siècle) ...................................................... 162
Grégoire Palamas (1296-1357) : la théologie de la grâce immanente .. 165
Grégoire le Sinaïte (1255-1346) : l’autel du cœur................................ 168

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TABLE DES MATIÈRES | 223

CHAPITRE 9. DU VÉCU ASCÉTIQUE VERS AUTRUI ............................ 179


Comment être disciple : Maxime le Confesseur et Dionysios ............. 180
Diadoque évêque Photicé .................................................................... 183
Macaire-Syméon (ive s., Syrie) ............................................................ 187
Deux ponts entre le monachisme oriental et occidental : saint Jérôme
(c. 347-420) et Jean Cassien (c. 360-435)........................................ 191
Saint Jérôme .................................................................................... 191
Jean Cassien .................................................................................... 198

CHAPITRE 10. CONSIDÉRATIONS SUR L’ASCÈSE ............................... 203


1. Cultiver son ressenti intérieur ? ........................................................ 203
Lexique des solitaires aux déserts aux ive-ve siècles ......................... 206

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1-headley du desert au paradis.indd 224 22/03/2018 17:00
cerf
Patrimoines 1

Élisabeth Abbal, Paroisse et territorialité dans le contexte français


Sylvain Aharonian, Les frères larges en France métropolitaine
Jean-Baptiste Amadieu, La littérature française au XIXe siècle mise à l’Index
Mouchir Basile Aoun, Anthropologies croisées : essai sur l’interculturalité arabe
Mouchir Basile Aoun, Le Christ arabe
Jacques Arènes, Stanislas Deprez (dir.), Religion et politiques contemporaines des
sexualités et de la filiation
Association francophone œcuménique de missiologie, Sagesse biblique et Mission
Xavier Barral i Altet, En souvenir du roi Guillaume. La broderie de Bayeux
Christophe Bellon, La république apaisée, vol. 1 : Comprendre et agir*
Christophe Bellon, La république apaisée, vol. 2 : Gouverner et choisir*
Augustin-Eugène Berque, Le néo-wahabisme. Ses causes, ses réactions
Yves Berthelot, Chemins d’économie humaine
Anne Billy, Le désir de Dieu
Jean Boboc, La grande métamorphose. Éléments pour une théo-anthropologie orthodoxe*
Serge Bonnet, Défense du catholicisme populaire*
Anne Bonzon, Philippe Guignet et Marc Venard, La paroisse urbaine*
Olivier Boulnois, Brigitte Tambrun, Les Noms divins
Pierre Bourdon, Vérité et liberté se rencontrent
Christian-Noël Bouwé, L’union conjugale et le sens du sacré
Sylvain Brison, Henri-Jérôme Gagey, Laurent Villemin, Église, politique et
eucharistie. Dialogue avec William T. Cavanaugh
Xavier Carbonell Segales, « Être sanctifié pour sanctifier ». La sainteté dans le monde et
la sanctification des réalités terrestres dans les écrits de Louis Bouyer
Mireille Cassin, Augustin est-il mystique ?
Anthelme Édouard Chaignet, De l’esprit militaire dans l’éducation et dans les études
Joseph Chéhab, Le Père peut-il juger ses enfants ?
Brigitte Cholvy, Le surnaturel incarné dans la création*
Cristian Ciocan, Anca Vasiliu, Lectures de Jean-Luc Marion
Elbatrina Clauteaux, L’épiphanie de Dieu et le jeu théologique

* Ces titres bénéficient d’une nouvelle édition.

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Michel Corbin, La contemplation de Dieu*
Michel Corbin, Une catéchèse pascale de saint Grégoire de Nysse*
Michel Corbin, Louange et veille III
Michel Corbin, Louange et veille IV
Michel Corbin, La Trinité selon saint Hilaire de Poitiers, tome I (livres I à VII)
Michel Corbin, La Trinité selon saint Hilaire de Poitiers, tome II (livres VIII à XII)
Michel Corbin, Une catéchèse pascale de saint Grégoire de Nysse
Michel Corbin, Les Homélies de Grégoire de Nysse sur le Cantique
Thierry-Marie Courau, La succession des exercices vers l’Éveil bouddhique
Élian Cuvillier et Bernadette Escaffre (dir.), Entre exégètes et théologiens : la Bible*
Gilbert Dahan, Les Juifs en France médiévale. Dix études
Dominique-Marie Dauzet et Claude Langlois (dir.), Thérèse au tribunal en 1910*
Vincent Debiais, La croisée des signes
Chantal Delsol, Joanna Nowicki, Michel Maslowski, Mythes et symboles politiques en
Europe centrale
Chantal Delsol, Michel Maslowski, Histoire des idées politiques de l’Europe centrale
Pandora Dimanopoulou, Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ?
Jean Divo, L’Aubier, la JOC et la JOCF dans le diocèse de Besançon (1927-1978)
Franck Dubois, Le corps comme un syndrome
Michel Dujarier, L’Église – fraternité, 2
Bertrand Dumas, Philippe Cornu (dir.), La mort, un passage ?
Martin Dumont (dir.), Coexistences confessionnelles en Europe à l’époque moderne
Anne Dunan-Page, L’Expérience puritaine. Vies et récits de dissidents
(XVIIe-XVIIIe siècle)
Emmanuel Durand et Luc-Thomas Somme (dir.), Prêcher dans le souffle de la parole*
Toni Eid, Le perturbateur d’Israël
Michel Espagne, Nora Lafi et Pascale Rabault-Feuerhahn (dir.), Silvestre de Sacy*
Fabrice Espinasse, Catherine Masson, Jacques Tyrol, Au cœur du monde
François d’Espiney, Un arc vivant
Francisco Esplugues Ferrero, Christologie du témoignage
Yannick Essertel, Jean-Baptiste Pompallier*
Étude d’histoire de l’exégèse 7, Lévitique 17, 10-12*
Étude d’histoire de l’exégèse 8, Actes 2, 44-47*
Étude d’histoire de l’exegèse 9, Genèse 2, 17
Études d’histoire de l’exegèse 10, Joël 3 (2, 28-32)
Études d’histoire de l’exegèse 11, Matthieu 5, 48

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Études d’histoire de l’exegèse 12, Exode 4, 24-26
Mathieu Fabrice Évrard Bondobo, Le conseil épiscopal selon le C. 473 § 4 CIC 83*
Michel Fattal, Du logos de Plotin au logos de saint Jean*
Fabien Faul, Théologie et sciences
Philippe Faure (dir.), René Guénon*
Marc-Antoine Fontelle, L’exorcisme. Un rite chrétien*
Dominique Folscheid, Anne Lécu, Brice de Malherbe, Critique de la raison
transhumaniste
Christine Gautier, o.p., Collaborateurs de Dieu
Véronique Gazeau, Catherine Guyon et Catherine Vincent (dir.), En Orient et en
Occident le culte de saint Nicolas en Europe
Philippe Geneste, Humanisme et lumière du Christ chez Henri de Lubac
Didier-Marie Golay, Thérèse d’Àvila : actualité d’une naissance
Guilhem Golfin, Le paradoxe naturaliste de la physique théorique
Wojciech Golonka, Gilbert Keith Chesterton. Portrait philosophique d’un écrivain
(1874-1936)
Jean-François Gosselin, Le rêve d’un théologien : pour une apologétique du désir*
Anne-Cathy Graber, Marie. Une lecture comparée de Redemptoris Mater (Jean-
Paul II) et du Commentaire du Magnificat (Luther) à la lumière des dialogues
œcuméniques
Jean-Marie Gueullette (dir.), La mémoire chrétienne, une mémoire sélective*
Hugues Guinot, Accueils collectifs pour mineurs
Paul Han Min Taeg, La connaissance naturelle de Dieu chez Henri Bouillard (1908-
1981)*
Innocent Himbaza, François-Xavier Amherdt, Félix Moser, Mariage et bénédiction
Serge Holvoet, Être libéré et vivre pour le Seigneur
Bernard Hugonnier et Gemma Serrano (dir.), Réconcilier la République et son école
Danièle Iancu-Agou (dir.), Pratique médicale, rationalisme et relâchement religieux
Dan-Alexandru Ilies, Sur le chemin du palais
Institut supérieur d’études œcuméniques, Penser les R/réformes aujourd’hui
Institut supérieur d’études œcuméniques, Christ et César. Quelle parole publique des
Églises ?
Albert Jacquemin, Le Clerc dans la Cité
Mariusz Jagielski, L’Église dans le temps*
Bernard Janicot (dir.), L’actualité de l’œuvre de Pierre Claverie, vingt ans après sa mort
Simona Jișa, Buata B. Malela, Sergiu Mișcoiu (dir.), Littérature et politique en Afrique.
Approche transdisciplinaire

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Aduel Joachin, Enjeux éthiques et théologiques de la parole autour de la souffrance
Alain Juranville, Les cinq époques de l’histoire*
Alain Juranville, De l’histoire universelle comme miracle
Alain Kabamba Nzwela, Le théologien catholique
Léonard Katchekpele, Les enjeux politiques de l’Église en Afrique
Dennis Kennel, De l’esprit au salut
David König, Le fini et l’infini
Pierre Michel Klein, Métachronologie*
Simon Knaebel et Sylvain Ponga (dir.), François-Xavier Durrwell. Théologien et
auteur spirituel*
Abla Koumdadji, La sécularisation de la répudiation
Abla Koumdadji, Khalidja El Mahjoubi, Les violences conjugales : le couple sous haute
surveillance
Sylvaine Landrivon, La femme remodelée*
Sylvaine Landrivon, Marie de Magdala, « apôtre » ?
Vincent La Soudière, Le firmament pour témoin. Lettres à Didier, T. III*
Bernard Laurent, La Théologie, une anthologie V – La Modernité
Christophe Leblanc, Le Déluge*
Christophe Levalois, Le christianisme orthodoxe face aux défis de la société occidentale
Stéphane Loiseau, De l’écoute à la parole. La lecture biblique dans la doctrine sacrée
selon Thomas d’Aquin
Charbel Maalouf, Une mystique érotique chez Grégoire de Nysse*
Eugen Maftei, L’incarnation du Verbe*
Patrice Mahieu, Se préparer au don de l’unité
Ninon Maillard, Réforme religieuse et droit
Michel Mallèvre, L’unité des chrétiens
Charlemagne Didace Malonga Diawara-Doré, La conférence des évêques
Sylvia Massias, Vincent La Soudière, la passion de l’abîme
Paul-Marie Mba, La théologie du Cœur de Marie chez saint Jean Eudes
Jocelyne Michel, La poésie à l’œuvre*
Jean-Luc Molinier, Solitude et communion, T. I : Fuite du monde*
Jean-Luc Molinier, Solitude et communion, T. II : Fuite du monde et vie
communautaire*
Marie Monnet, Homo viator*
Arnaud Montoux, Réordonner le cosmos
Isabelle Morel et Joël Molinario, Être initié à l’heure des mutations anthropologiques

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Isabelle Morel, Joël Molinario et Henri Derroitte, Les catéchètes dans la mission de
l’Église
Marcel Neusch, Aux frontières de la théologie et de la philosophie
Antoine Victoire Nouwavi, La Pâque de l’Afrique. Jalons pour un renouveau
théologique
Anton Odaysky, L’exploit de toute une vie
Guy d’Oliveira, Identité, horizon moral, interculturalité
Grégoire Palamas, Traités démonstratifs sur la procession du Saint-Esprit
Éric Palazzo, Les cinq sens au Moyen Âge
Éric Palazzo, Peindre c’est prier
Manoël Pénicaud, Le réveil des Sept Dormants*
Ana Petrache, Gaston Fessard, un chrétien de rite dialectique ?
Jean-Christophe Peyrard, Fondements pour une théologie de la chair
Brigitte Picq, À l’image de Dieu. Douceur et figure chez Paul Beauchamp*
Bertrand Quentin, Des philosophes devant la mort
Fadi Rabbat, L’Église orthodoxe d’Antioche, le mariage et le mariage mixte
Sophie Ramond, Tradition et transmission
Fabien Revol (dir.), La réception de l’encyclique Laudato si’ dans la militance écologiste
Olivier Riaudel (dir.), Logique, raison, foi et liberté
Yann Richard, François d’Espiney
Irénée Rigolot, Anthologie des Commentaires Patristiques des Psaumes
Irénée Rigolot, Cîteaux commente le Cantique
Nicole Roland, Jacques Maritain. La sanctification du monde profane
Jean Louis Roura Monserrat, La conception paulinienne de la Foi*
Frédéric Rouvillois, Les micro-États au XXIe siècle
Charles Saint-Prot (dir.), Jacques Berque, artisan du dialogue des civilisations
Florence Salvetti, Judaïsme et christianisme chez Kant*
Simon Schwarzfuchs et Jean-Luc Fray, Présence juive en Alsace et Lorraine
médiévales*
Sorin Selaru et Patriciu Vlaicu (dir.), La primauté et les primats*
Gérard Siegwalt, Le défi interreligieux. Écrits théologiques I*
Gérard Siegwalt, Le défi monothéiste. Écrits théologiques II*
Gérard Siegwalt, Le défi scientifique. Écrits théologiques III
Gérard Siegwalt, Le défi ecclésial. Écrits théologiques IV
Gérard Siegwalt, Le défi humain. Écrits théologiques V
Gérard Siegwalt, Quand je me heurte à un mur

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Bertrand Souchard, La théologie des énergies divines… humaines et cosmiques
Vincenzo Susca, Les Affinités connectives
Emmanuel Tawil, Guillaume Drago (dir.), France & Saint-Siège. Accords
diplomatiques en vigueur
Emmanuel Tawil, Recueil des accords en vigueur entre la France et le Saint-Siège
Magdalene Thomassen, Traces de Dieu dans la philosophie d’Emmanuel Levinas
Tran Thi Tuyet Mai, La mission continue de Jésus selon Mgr Lambert de la Motte
(1624-1679) et le renouveau de l’évangélisation en Asie
Marie de la Trinité, Carnets 4. Le mystère de Paternité*
Marie de la Trinité, Carnets 5. En holocauste sur l’autel*
Marie de la Trinité, Marie de Saint-Jean, « Sous le voile », Correspondance II
Marie de la Trinité, Marie de Saint-Jean, « Les deux oliviers », Correspondance III
Marie-Anne Vannier (dir.), Intellect, sujet, image chez Eckhart et Nicolas De Cues*
Catherine Vialle, Sagesse biblique et mission
Marie-David Weill, L’humanisme eschatologique de Louis Bouyer
Raymond Winling, Le salut en Jésus Christ dans la littérature de l’ère patristique – T1
& T2
Hossein Zahiri Mehrabadi, L’Idéologie religieuse iranienne et ses métamorphoses

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Imprimé en France

Composition : Atlant’Communication

Achevé d’imprimer : mars 2018


Dépôt légal : mars 2018

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