Vous êtes sur la page 1sur 56

sur quelques fragments de Héraclite

sommaire Patrice Deramaix

1. logos. 4. physis. 7. le jeu

la parole originaire. la cosmologie l'allégorie du jeu.


l'expérience du héracliteenne. jeu et temps.
monde. L'horizon du monde la foudre et le
le savoir et le regard. le regard et le corps temps.
l'enracinement et la finitude
2. le monde. 8. La Guerre et le Sens.
5. feu et logos
totalité et logos. du jeu de la
le partage du monde. l'économie du feu guerre.
l'universalité du l'économie du logos la clôture du
logos. monde.
l'explication du 6. temps et liberté
9. essai de fondation
monde.
le temps joueur metaphysique.
3. la parole. la pesanteur du monde
les mortels sous le regard
ontologie de la du dieu
parole.
la question du sens.

© P. Deramaix, 1990 - tous droits de reproduction réservés

accueil - textes
sur quelques fragments de Héraclite (1)
P. Deramaix

retour au sommaire
chapitre suivant

1. logos

la parole originaire.
Avec le premier des fragments que le Temps nous a laissé de Héraclite, nous assistons à la mise en place,
en une sorte de scène primitive, des concepts fondateurs de toute la pensée occidentale. Elle en
conditionnera tout le devenir. Pour cette raison, il importe d'y revenir chaque fois qu'est pensé le rapport de
l'homme au monde et le déploiement du logos.

Ecoutons ce fragment :

« Ce mot (logos), les hommes ne le comprennent jamais, aussi bien avant d'en avoir entendu
parler qu'après. Bien que tout se passe selon ce mot, ils semblent n'avoir aucune expérience de
paroles et de faits tels que je les expose, en distinguant et en expliquant la nature de chaque
chose. Mais les autres hommes ignorent ce qu'ils ont fait en état de veille, comme ils oublient ce
qu'ils font pendant leur sommeil. » (note 1)

Ouvrant le fragment premier, le logos (note 2) se situe à l'origine de la pensée humaine. Et dès cette
origine, le rapport que l'homme entretient avec lui est avant tout une mécompréhension. Héraclite dresse
un constat amer : les hommes ne comprennent pas le logos bien que "tout se passe selon ce mot". La
philosophie sera donc une tentative sans cesse renouvelée de dépasser cette mécompréhension qui rend
ce "mot" obscur. Pourtant, selon le philosophe d'Ephèse, les hommes en "ont entendu parler" ; il
n'empêche qu'ils ne le comprennent point. Mais, ce que nous pouvons d'ore et déjà savoir, c'est que le
logos existe, sinon on n'en entendrait point parler.

Nous devrons donc, avant toute réflexion ultérieure, élucider le sens du "logos".

L'examen attentif du logos, dans ses multiples déterminations et dans les diverses acceptions du terme
grec, nous apprend que ce simple mot - qui signifie "mot" - est en réalité plus complexe qu'il n'y paraît. Le
mot est l'unité élémentaire de de la langue et cette dernière ne fournit un texte intelligible que dans la
mesure où elle combine les mots en respectant des règles syntaxiques préétablies, qui en constituent la
grammaire. Nous ne préoccuperons pas ici de la structure de la langue. Le mot se suffit à lui-même pour
élucider le sens du logos.

Un des problèmes que le lecteur moderne de Héraclite rencontre est incontestablement la polysémie du
terme grec : logos peut, selon les hellénistes, désigner soit "le mot", unité sémantique, soit le discours -
celui que tient Héraclite, par exemple - soit la parole dans son sens le plus large.

Prenons un mot quelconque, "HOMME", prononçons le [ om ], écrivons-le, lisons le - [HOMME] - , nous


sommes en présence d'un son, d'une graphie (note 3) , que nous associons à une réalité, celle d'un animal
bipède, (presque) glabre, redoutable prédateur à l'encéphale hypertrophié, dont le comportement social se
révèle particulièrement auto-destructrice, et que les zoologistes classent comme mammifère, primate,
hominidé, homo sapiens. Nous devons bien reconnaître que ce simple son [ om ] nous met face à une
réalité beaucoup plus vaste que la simple écoute du phonème pourrait laisser penser. En premier lieu, le
logos qui désigne l'homme ne peut être totalement confondu avec la concrétude de l'homme. Nous
désignons en effet par ce mot, non pas tel individu que nous rencontrons à ce moment précis et en ce lieu
précis, mais l'homme "en général". Dès lors nous nous trouvons devant une notion qui ne recouvre pas
exactement la réalité physique (c'est-à-dire concrète, relevant du monde) de l'espèce humaine, qui est
celle d'individus différenciés, socialisés, ayant chacun leurs caractéristiques, innées ou acquises, propres.
Nous ne pouvons donc définir le mot "HOMME" par une simple addition des caractéristiques particulières
de chaque membre de cette espèce. Pour associer correctement le mot au concept qu'il représente, nous
serons obligé de réduire la notion homme aux caractères communs à tous les individus appartenant à
l'espèce humaine. La couleur des yeux, des cheveux ou de la peau n'interviendront pas, mais le
développement de l'encéphale, la bipédie, la présence d'un pouce opposable, la capacité d'abstraction et
de représentation, l'usage d'un langage complexe et bien d'autres caractères définissent le caractère
humain du primate que nous sommes.

Nous constaterons ainsi un double clivage entre d'une part le morphème (graphème ou phonème) et la
notion - ou le concept - qu'elle recouvre et d'autre part entre cette notion re-présentée par le mot
(graphie/concept) et la réalité concrète de l'homme qui sera d'ailleurs introuvable dans la mesure où le
concept générique constitue une idéalité (note 4).

En effet sous le concept homme, nous ne pourrions associer qu'une réalité qui fait abstraction des
caractéristiques particulières. Nous pourrions penser à ces "portraits robots" d'un type humain (par ex. du
type français) réalisés à partir des superpositions de négatifs représentant un grand nombre d'individus
particuliers.

Quittons maintenant toute détermination particulière du langage. Car la pensée du logos ne peut nous
renvoyer à un mot précis. Certes l'analyse du phénomène linguistique permet de mettre en évidence les
clivages qui subsistent entre l'étant et sa représentation sémantique. Nous avons vu que le mot ne
correspond en fait qu'à une notion ab-straite de la réalité physique, il re-présente un concept. Quand bien
même ce mot se rapporterait à une chose particulière, tel homme, tel objet, tel animal et non point un autre
de la même espèce (il s'agira dès lors d'un "nom propre" ) l'usage du mot - évocation de cet étant-là - ne le
fait point surgir du néant. Le verbe n'abolit pas l'absence, se contentant de susciter ou de permettre -
comme substrat - une représentation mentale, une conceptualisation. Parlant de concept et de
conceptualisation, nous touchons maintenant un point sensible, stratégique du discours philosophique. En
fait le concept en tant que tel a partie liée avec le logos. L'un ne peut être sans l'autre. Nous devrons avec
la pensée du logos aboutir nécessairement à une pensée du concept.

Or, parler du logos en tant que tel revient à abolir les plans de clivage qui dissocient un phonème
quelconque du concept qu'il désigne ( ainsi que le concept de la réalité concrète auquel il se réfère ) : le
mot fléchit sur lui-même, se ré-fléchit. C'est donc le mot "LOGOS" lui-même que nous devrons utiliser dans
son acception la plus large. Analysons-en la structure. [LOGOS] est un mot, et ce mot se désigne - en
langue grecque - lui-même. Il est mot qui est mot. Et ce mot prononcé [LO-GOS] est évoqué dans sa
détermination la plus large : il n'indique pas une autre réalité que lui-même tout en pouvant s'appliquer à
toutes les manifestations du language possibles. Et cette réalité se manifeste dans le monde physique
comme un phonème, un son structuré, ou une graphie, un ensemble de signes graphiques... Le mot est ce
"morphème" lorsque nous le considérons comme étant. Mais au-delà de cette détermination matérielle,
sensible, qui relève du phénomène, nous devrons en pénétrer le sens profond, l'être. Comme la graphie ou
le phonème se donne comme étant et en manifeste l'être à nos yeux ou à nos oreilles, nous pouvons nous
interroger sur l'être de cet étant. En quoi consiste-t-il? Est-ce seulement un ensemble de traits ou de sons?
Supposons un instant que nous modifions le graphisme du mot en déplaçant les jambages, les
empattements des lettres qui le constituent. Nous aurons un phénomène semblable, un ensemble de
traits, de pleins et de déliés qui à nos yeux ne signifient plus rien. A ce moment, ce mot ne se donne plus
comme mot. Il pourrait se donner comme oeuvre d'art, dessin abstrait, ou éventuellement représentation
purement abstraite d'un mot imprimé. Mais précisément, à cause de cette abstraction, la graphie perd sa
nature de mot. L'être d'un mot ne réside pas seulement dans la matérialité de son écriture (ou de sa
prononciation) mais aussi dans le sens qu'il prend, dans le fait qu'il prend sens en raison de sa structure
particulière, signifiante parce que respectueuse d'un ensemble de règles sémantiques.

L'être du mot est en conséquence double. Peut-on dire qu'il déborde sur le sens précis qu'on lui donne?
Prenons un mot quelconque, autre que LOGOS. Il est mot déterminé, précis, donc représentation
linguistique et sémantique d'une réalité autre. D'autre part, l'être du mot ne se manifeste que dans la
mesure où un sens y est rattaché. En dehors de ce sens, le mot se réduit à n'être que pur phénomène.
Dès lors le sens donné au mot particulier que j'écris ou prononce fait partie de l'être de ce mot.

Notons bien que la simple fonction de signifiant ne suffit pas à déterminer l'être de tel mot. En effet je ne
pense pas, à ce moment de notre réflexion, à un mot quelconque mais à un mot précis. Si je dit "chat",
l'être de ce mot ("chat") est à la fois le mot que j'écris - considéré dans sa fonction sémantique - et le sens
précis que je lui donne dans ma langue. Ce sens n'est naturellement pas l'animal dans sa concrétude
matérielle mais le concept que je rattache à la fois au mot "CHAT" et à l'étant qui ronronne sur mes genoux
ou à un de ses congénères.

L'étape suivante de notre réflexion sera d'abandonner toute détermination particulière du mot. Le mot est
pensé en tant que tel. Où donc réside son être? Est-ce dans sa concrétude matérielle (graphique et
phonétique)? Dans sa fonction re-présentative, signifiante? Son être réside alors dans sa fonction : Est
mot ce qui, faisant partie d'un système linguistique structuré, est de nature - comme unité sémantique - à
représenter graphiquement et/ou phonétiquement une notion concrète ou abstraite. Mais en ce qui
concerne le mot grec LOGOS, nous avons vu que les hellénistes ont constaté la polysémie du terme.
Logos désigne mot et langue, mais aussi récit et raison... Dès lors nous semblons entrer dans la plus
grande confusion. Mais que se passe-t-il en fait? La pensée du LOGOS est en fait une pensée infléchie
sur elle-même. En effet, je ne peux retrouver dans ce mot qu'un être unique à double face, tel Janus : la
fonction sémantique, signifiante, (mot) et le concept de sens lui-même. Ce mot qui est mot, en grec
[LOGOS], est un être unique parce que replié sur lui-même, la fonction sémantique du mot coïncidant
parfaitement avec son sens. Ainsi le logos est à la fois signe et sens.

C'est cette dernière acception que nous adopterons, pour la simple raison que ce sens donné au terme
[LOGOS] nous ouvre plus largement les chemins de la pensée. Au mot - à un mot quelconque - nous
associons un sens, c'est-à-dire une relation avec d'une part une réalité et d'autre part un concept. Parler
du Logos, dans son sens le plus général, revient par conséquent à parler du sens : le [logos] comme mot
se désigne lui-même et, se désignant lui-même, nous renvoie non seulement à la matérialité (phonétique
ou graphique) du mot mais aussi au sens qui lui est conféré. Il ne peut se comprendre en totalité que si
nous intégrons, outre lui-même (le morphème [LOGOS]), le fait matériel, concret et social, du discours,
ainsi que le concept qu'il recouvre, c'est-à-dire le sens du discours, ou plus exactement le discours comme
donation de sens. En fin de compte le logos désigne son propre sens. Etant lui-même ce qu'il signifie, le
logos est le discours par excellence, ce dont la compréhension ouvre la porte de tous les savoirs, élucide
tous les discours, décrypte tous les secrets...

l'expérience du monde.
Snell (note 5) a donné une belle traduction du fragment 50 :

"Si ce n'est pas moi, mais le Sens, que vous avez entendu, il est sage alors de dire dans le même
sens : Tout est un."

Elle éclaire le sens et la fonction du logos comme voie d'accès à la connaissance de la totalité. L'écoute de
la Parole comme Parole donne sens au monde, c'est-à-dire qu'elle en permet la com-préhension comme
unité intégrée en un tout cohérent. Il est d'ailleurs remarquable que - dans la plupart des traductions de
Héraclite - ce fragment qui pense le monde comme Un, suit le fameux fragment

«Nous descendons et ne descendons pas dans le même fleuve ; nous sommes et ne nous
sommes pas.»

De même Battistini traduit le fr. 50 sous le N°56 et suivant le fragment "du fleuve" que nous venons de
citer, comme ceci :

« Le Tout est un, divisible, indivisible, créé incréé, mortel immortel, parole et éternité, père et fils,
dieu et hommes. Ce ne sont pas mes mots à moi, mais la Parole que vous entendez : il est donc
sage de reconnaître que tout est un. »

Ces traductions, indépendemment des raisons philologiques de leurs différences, montrent que la pensée
héraclitéenne du logos ne peut être dissociée de la pensée de la totalité et plus particulièrement de l'unité
des contraires.

Il importe à ce moment d'être attentif à la suite du fragment premier : "...bien que tout se passe selon ce
mot..." Le logos entretient, comme on le constate ici, une relation particulière avec le "tout". Qu'est-ce à
dire? "Tout se passe selon... ". La totalité qui est désignée est cette réalité dans laquelle les hommes
vivent, prospèrent et parlent. Elle est à proprement parler le monde. (note 6) Ainsi le logos nous met en
rapport avec le monde qui s'organise "selon le mot" , selon le Verbe, sens originaire du monde ou "selon le
discours", sens donné au monde par l'animal de raison qu'est l'homme. A vrai dire, le chemin vers l'une ou
l'autre interprétation reste ouvert et il me semble important de le laisser tel. En effet si nous conférons
unilatéralement au terme "logos" le sens de "Verbe", sens originaire du monde... nous réduisons la tâche
assumée par la philosophie à une interprétation du réel, à une herméneutique qui consiste à décrypter le
Logos originaire dans la physis, considérant par là le monde comme signe d'une volonté originaire,
réléguant ainsi le Logos dans la transcendance et ouvrant la voie aux interprétations platoniciennes et
néoplatoniciennes du monde.

Dans l'autre cas, celui où nous sommes - en tant qu'êtres humains - producteurs de sens, le sens qui est
donné au logos nous ouvre à la liberté, celle qui convient à des sujets capables de maîtriser le monde et
de changer le cours des fleuves. Dans cette hypothèse, nous sommes en mesure de penser les rapports
du logos, sens donné, avec le monde, totalité englobante. Ce rapport est décrit par Héraclite comme une
"homologie" (du grec : "omologein = dire en accord avec "). L'homologie est un discours semblable, une
parole énoncée dans "le même sens" et c'est dans la mesure de cette "homologie" que la parole humaine
rend compte du Sens du monde. Dès lors deux interprétations restent possibles : ou bien nous est
assignée la tâche, en tant que donateur de sens (qui est notre raison d'être), de parler "dans le même
sens" que la Parole originaire. Reste à nous dès lors soit de la chercher dans le mythe, dans une
Révélation, dans un texte fondateur de toute pensée... soit d'interpréter ce qui est à portée de nos sens
comme le signe d'un Verbe originaire. Dès lors toute pensée, toute science humaine, devient
herméneutique, une interprétation du monde en vue d'en dévoiler le sens originaire. Mais nous pourrions
concevoir notre tâche d'une autre manière. Nous savons que la parole dans sa concrétude est la
manifestation sensible, phénoménale du Sens, et peut traduire tous les concepts possibles. Il nous revient
donc de re-construire à partir de la parole le sens du monde. Mais cette re-construction n'est pas qu'une
simple dé-couverte. Il ne s'agit plus seulement de recueillir une Tradition, un logos originaire. La parole
humaine devient un instrument, devenu autonome, du savoir, d'une re-construction conceptuelle du monde
que nous vivons. Dès lors quels rapports doivent entretenir les paroles énoncées avec la réalité
phénomènale du monde? Naturellement un rapport d'homologie. C'est-à-dire une similitude structurale
entre le sens de nos discours et la réalité structurale du monde et par "structure" nous devons entendre
"lois régissant les rapports entre les diverses parties du réel". Ce que nous dit Héraclite dans ce cas, c'est
qu'il est non seulement possible de décrire, pris isolément les uns des autres, les faits que nous observons
(et dans ce cas nous restons comme le dormeur isolé dans son rêve dans le particulier) mais qu'il nous
revient en outre de leur donner sens, auquel cas nous accédons à l'universel. Et cette donation de sens
n'est rien d'autre que la traduction en lois, au moyen d'un discours logique, c'est-à-dire conscient d'elle-
même et de sa structure, des rapports complexes, contradictoires, parfois paradoxaux, entre les
phénomènes. Une telle mise en rapport présente le double caractère d'une unification du monde en une
totalité cohérente et la prise de conscience des liens qui nous unissent au monde et nous intègrent à lui.
Par là nous savons que "Tout est un".

Qu'il soit Verbe, sens donné au monde, parole humaine ou discours-vrai, autrement dit discours du sage,
discours philosophique, ce Logos est donc instrument et source du savoir : sens premier que nous
élucidons et sens donné que nous attribuons, par le verbe, aux choses.

Ainsi dès cette première phrase, la scène philosophique est posée : le monde, l'homme et le logos et toute
la philosophie occidentale ne pourra que mettre en oeuvre ces trois régions de la totalité : le monde qui
nous englobe, le sujet - l'homme - qui découvre le monde et l'englobe du regard et la Parole, sens que
nous découvrons et instrument de notre investigation.

Pensée du monde, du logos et de l'homme, la philosophie occidentale sera dans le même temps le constat
d'une fissure essentielle qui sépare l'homme du monde et une lutte incessante pour franchir l'obstacle.
Héraclite dit, parlant des hommes, de nous, "ils semblent n'avoir aucune expérience de paroles et de faits
tels que je les expose, en distinguant et en expliquant la nature de chaque chose".

Revenons à ce constat amer : nous n'avons "aucune expérience de paroles et de faits". Héraclite est
souvent opposé à Parménide qui, dans son poème, délimite sans équivoque aucune la frontière qui sépare
le vrai (l'Etre émergent ) du faux (le non-être ainsi que l'apparent). Cette opposition entre les deux
présocratiques laisse entendre que Héraclite aurait omis d'opérer une telle distinction permettant par là
l'errance philosophique loin de l'Etre. La lecture du fragment premier, tel que les traductions nous le
donnent, démentent à mes yeux cette impression.

Il dit en premier lieu : "le logos, les hommes ne le comprennent jamais"... disant par là que le Sens (qu'il
soit donné à l'origine ou re-construit par la parole humaine) précède l'acte de compréhension et qu'il est
indépendemment de toute compréhension. Héraclite dit ensuite, "ils semblent n'avoir aucune expérience
de paroles et de faits". C'est dire que la vie courante apparaît au sage comme une condition aliénée,
fondamentalement différente d'une existence pleine qui serait faite "d'expérience de paroles et de faits". Et
enfin, Héraclite définit la portée exacte de cette affirmation en exposant de quelles paroles et de quels faits
il est question. Il dit :" de paroles et de faits, tels que je les expose, en distinguant et expliquant la nature
de chaque chose". Ce disant, Héraclite montre le chemin qui consiste à distinguer et expliquer chaque
chose. Il dit aussi, plus implicitement il est vrai, que l'accès au savoir est possible et qu'il est ouvert non
pas à celui qui rompt radicalement avec le monde concret, mais à celui qui, portant son regard sur "chaque
chose", sait les "distinguer" et les "expliquer".

Nous devons dès lors penser ces étapes du savoir.

le savoir et le regard.
Le non-savoir : "ce logos, les hommes ne le comprennent jamais..." nous apparaît double : il est
l'ignorance de celui qui n'a jamais entendu parler d'un fait et vit donc dans l'ignorance de ce fait. Cet état
originaire de l'homme qui s'éveille au monde est à vrai dire nullement une errance, il est l'état natif de tout
homme dont la pensée encore vierge ne trouve aucun substrat pour se construire. L'esprit vierge est ainsi
sans expérience, ce qui est compris comme "il n'a pas encore vécu" et effectivement, celui qui a "de
l'expérience" a généralement beaucoup vécu ; sachant de quoi la vie est faite, il peut en parler "à son
aise", c'est-à-dire avec une probablité relativement grande d'en parler à bon escient. L'expérience se
construit ici sur le souvenir d'une vie. C'est ainsi que l'on peut comprendre les mots "avoir aucune
expérience de faits". Mais Héraclite nous parle d'une autre expérience, qui est celui "de paroles".

Qu'est-ce à dire?

Que le jeune homme fraîchement ouvert au monde entend la parole qui y est dite, l'écoute et la répète. Il
pourrait de fait s'agir d'une expérience du monde, les faits, les événements, se répètent et manifestent leur
consistance ; ainsi le petit d'homme comprend le sens du monde, c'est-à-dire ses lois et acquiert par là
l'expérience instrumentale qui lui permet de survivre. Mais dans la mesure où l'enfant ne peut se construire
comme homme que dans un rapport médiatisé par le verbe, la parole, la voix structurée en phonèmes qui
prennent sens, avec les autres hommes et avec le monde, nous pouvons estimer que l'expérience
(autrement dit le fait de vivre) de la parole humaine est une condition essentielle à l'émergence d'une
pensée véritablement humaine.

L'expérience des "enfants- loups" nous dévoile une nature non-humaine de l'homme : ces rejetons
humains abandonnés à la nature n'apprennent que ce que leur milieu veut bien leur donner et hors de tout
contact humain, leur savoir se réduit à ce que savent les "loups" qui l'élèvent. Jamais plus, passé quelques
années, ils pourront apprendre le langage humain et les portes de la Raison leur seront définitivement
closes. D'un autre côté, l'expérience de la vie n'est pas seulement le fruit d'une acquisition purement
passive. Le monde - la vie et ses accidents - ne nous livre pas tous ses secrets. Ce qui est donné à
l'homme avec la parole n'est pas seulement un discours qui ne trouverait sa source - et son sens -
uniquement en l'Autre. L'homme n'est pas seulement un écoutant muet. Il parle, et pour cette raison, la
parole lui vient donc non seulement comme médium d'un savoir qui lui serait irréductiblement étranger
mais aussi comme instrument - et dès lors pouvoir - qu'il lui appartient de maîtriser. On dit d'un guerrier
qu'il a l'expérience des armes. L'expérience de la parole est précisément cette sorte de maîtrise. La parole
structure la pensée en un double mouvement : la langue elle-même est un agencement régulé des
phonèmes et/ou des morphèmes selon un code préétabli et cette structuration se reflète dans la pensée,
tout en la reflètant elle-même. D'autre part - et dans la mesure où les règles syntaxiques ne sont qu'un
"méta-langage" - la pensée reste libre d'user à sa guise de la parole pour exprimer - ou pour créer - un
sens inédit.

On remarque que ces règles syntaxiques constituent des lois structurelles, applicables à des mots ou des
phrases quelconques indépendemment de leur sens, et introduisent par ce fait l'universalité en ce lieu
subjectif (l'individu) où, pouvait-on le croire, seul le particulier avait droit de cité. Et c'est précisément en
raison de cette autonomie de ce logos devenu logique que le particulier peut être transcendé en universel.
Un Savoir unique, un Logos commun, devient possible et se construit de fait dans l'espace
d'intersubjectivité qu'est toute société humaine. A la compréhension totalisante et unifiante du monde,
correspond le surgissement d'une cité unifiée sous l'égide du logos qui, à ce moment, s'identifie à la
Raison. Dès lors tout savoir devenu ici structuration du monde et pouvoir sur lui est pris en charge par la
parole. Dès lors, avoir l'expérience de la parole revient à maîtriser les règles d'usage des mots, règles qu'il
convient de respecter pour en assurer l'efficacité.

La maîtrise de la parole est donc le deuxième élément du savoir. En quoi se distingue-t-il du premier?
L'expérience des faits nous assure de la régularité et de la persistance des phénomènes que nous
observons. Elle nous dit que l'aube suit toujours la nuit et que le crépuscule achève le jour, elle nous
assure que l'arbre que nous voyons à cet instant et celui que nous avons vu ce matin sont les mêmes et
qu'il sera très vraisemblablement là au jour suivant. Unifiant ainsi le monde, l'expérience lui confère sa
cohérence et sa consistance.

L'expérience de la parole est en premier lieu conscience d'une régularité dans les lois qui régissent le
langage - régularité qui nous permet de donner sens aux phrases que nous entendons.

Elle permet d'user de la parole comme d'un instrument d'unification du savoir relatif au monde. Ainsi, si tel
énonce un prédicat associant une chose au mot par lequel il la désigne et que ce couplage est reconnu
par l'ensemble de la communauté humaine où il vit ; un postulat contraire ne peut être énoncé sous peine
d'encourir une réfutation sans appel. La frontière entre le vrai et le faux se voit ainsi délimitée par le logos
lui-même ou plus exactement par les contraintes immanentes qu'il impose à la pensée.

L'expérience du logos est aussi pouvoir sur les mots, non pas en tant qu'eux-mêmes, mais quant à leur
effet sur notre interlocuteur, en raison même de la contrainte que le verbe, qui se déploie dans l'espace
intersubjectif, exerce sur la pensée. L'expérience du logos est plus précisément la maîtrise d'une science
émergente qui est la "logique". L'existence d'une logique (qui dépend de la conscience d'une logique
inhérente aux phrases que nous proférons) est rendue possible par l'homologie structurale qui unifie le
discours que nous tenons et la pensée de ce discours. Elle est dès lors contrainte exercée par le logos sur
la pensée, contrainte dont l'efficacité résulte de la cohérence interne du logos. Notons un fait important : la
pensée magique peut être prise aussi comme une volonté de maîtriser le monde par le verbe, par la parole
efficiente. Mais la mentalité magique ne fait pas la distinction, éminemment logique, entre le morphème, le
sens, le phénomène et l'être. Elle assimile le morphème au sens et confond dans le même mouvement de
pensée le concept (pris comme être) et le phénomène (étant). Dès lors le magicien prétend contrôler les
phénomènes par la seule force de la parole.

Le pouvoir du logicien (ou du philosophe) provient au contraire de ce qu'il comprend l'homologie


structurale entre les mécanismes de la pensée et la structure du logos. Entre le logos et la raison se
dessine une similitude qui aboutit à leur identification réciproque. Dès lors une structure purement logique
pourra être représentée au moyen de graphèmes mis en rapports de subordination, d'implication, d'identité
ou de non-identité et illustrant des mots et notions quelconques mis dans ces mêmes rapports.
L'universalité s'introduit véritablement dans le champ du logos sous les traits de la logique formelle. Et la
compréhension de cette dernière conférera au sage le pouvoir de convaincre.

L'emprise du logos sur le monde prend aussi une autre voie : la désignation d'un étant-non-encore-
découvert. La découverte est le surgissement dans l'univers humain, au sein de ce monde-pour-l'homme
d'un étant que nul n'a pu, jusqu'alors, contempler. Elle est surgissement soudain pour le regard de l'homme
qui se voit en présence d'un être dont il n'a nulle connaissance. Cet être nouveau, ce phénomène inoui, il
lui faut non seulement le contempler mais l'appréhender dans toute sa dimension ontique. C'est un
processus complexe de désignation et d'explication où l'homme confère à cet étant un mot nouveau qui en
reflète le plus fidèlement possible l'être et laisse manifester ce dernier au long d'un discours décrivant et
exposant cette chose neuve. C'est pourquoi dans toute pensée "traditionnelle", pour qui le savoir est avant
tout reminiscence, la langue originaire est considérée comme plus proche de l'Etre ; de là proviennent les
"étymologies signifiantes" (parfois éloignées de toute vérité philologique ) qui surgissent parfois à profusion
chez ceux qui tiennent la racine du mot pour la racine de l'Etre.

Le fait de parler du logos acquiert une signification nouvelle lorsque on considère l'évolution sociale de
l'humanité. Cela signifie que pour la première fois l'homme a conscience qu'il parle, qu'il tient un discours
et que ce discours le met en relation au monde et aux hommes. Un tel événement - l'avènement d'un
concept nouveau, celui de "logos" - ne peut se produire que là où l'homme a loisir de parler et possède la
possibilité de parler du parler. Ce repli du discours sur lui-même ne se produit qu'à la faveur d'une
libération. Ce n'est que dégagé de la contrainte d'une appropriation purement instrumentale et matérielle
du monde que l'homme peut penser sa parole. En dehors d'une telle autonomie sociale du verbe, qui ne
peut se produire que passé le cap de la néolithisation, le parler humain est essentiellement mimesis,
imitation symbolique et rituelle d'une nature appréhendée comme menace. La néolithisation, c'est-à-dire le
passage d'une économie de subsistance à une économie agraire où la redistribution (inégalitaire) d'un
surplus social est possible, permet l'émergence d'une parole appréhendée comme instrument de
légitimation et de séduction. La parole ainsi se détache du pragmatisme concret et du mythe - célébration
mimétique d'expériences collectives existentielles et archétypales - se tourne vers une rationalisation à
postiori de la vie humaine. Dans un premier temps, elle devient interprétation du monde physique et
historique et se replie ensuite sur elle-même dans un mouvement de réflexion, comme discours du
discours.

La parole - entendons par là, les hommes qui parlent - se penche sur elle-même et définit ses propres lois
- structurant les règles logiques de l'énonciation. La logique apparaît dans son autonomie dans un monde
politisé. Et qu'est-ce un monde politisé, sinon un monde "civilisé" c'est-à-dire où l'homme a quitté l'état de
nature pour devenir un citadin, un politique. On sait qu'en Grèce ancienne, l'homme, le "politique", ne
pouvait prétendre légitimement intervenir dans les prises de décision communautaires que comme homme
libre, dégagé des contraintes matérielles et économiques propres aux paysans, aux esclaves et aux
femmes. Il ne s'agit pas seulement de l'expression politique d'un rapport d'exploitation.

Les décisions politiques engagent le destin de la cité entière, elles ne peuvent donc être prises qu'en vertu
de la seule raison et en toute indépendance. On comprend dès lors que la liberté de décider se fonde sur
une totale indépendance qui n'est concrètement réalisable qu'à la mesure d'un dégagement des intérêts
techniciens. Il s'ensuit que l'autonomisation de la pensée, devenue logique formelle, accompagne
l'autonomie individuelle propre aux démocraties. Ainsi Héraclite pose la première pierre de cette
autonomisation qui, certes n'est pas encore consciente d'elle-même, mais qui est d'ore et déjà rendue
possible par l'exigence d'une maîtrise de la parole.

Le savoir ainsi construit est donc double. En premier lieu, il est reconnaissance du Monde comme une
unité cohérente et stable, malgré le caractère changeant de son apparence. Le fleuve dans lequel nous
sommes plongés reste identique à lui-même malgré la force de son courant. L'Etre comme substrat
immuable de la physis est ainsi posé. Le savoir qui est exigé ici est celui de la connaissance des faits et la
maîtrise des lois qui régissent leur devenir. C'est donc la source d'un savoir empirique que nous trouvons
ici.

En second lieu, il est maîtrise consciente d'elle-même de la parole qui n'a pas seulement à être écoutée et
comprise mais aussi à être dite afin d'être comprise. Le lieu d'exercice de ce savoir/pouvoir est aussi mis
en place dans ce premier fragment : c'est la totalité (le monde), ce "tout" qui "se passe (c'est-à-dire émerge
à l'existence) selon ce mot". Mais cette totalité n'est pas vierge : face à elle et en elle vivent "les hommes",
qui - dans le cadre précis de cette pensée philosophique - sont désignés par le sage (Héraclite lui-même)
comme "autres" : c'est-à-dire étrangers à la fois au monde (puisqu'ils ne comprennent pas ce monde) et à
eux-mêmes (puisqu'ils ignorent ce qu'ils ont fait en état de veille). Cette désignation, apparemment
méprisante, de l'humanité met en place le dernier - mais aussi le plus essentiel - acteur de la scène
philosophique : le sage lui-même. Il nous apparaît désignant à la fois le logos (c'est-à-dire qu'il prend le
logos comme objet de sa pensée) et la communauté des hommes dont il se sépare.

Cette séparation est un élément essentiel de la construction du savoir philosophique. En effet la pensée du
discours , la pensée du monde, la pensée de l'homme vivant le monde et expliquant le monde, ne
deviennent possibles qu'à la faveur d'une autonomie par rapport à leur objet respectif. Mais qu'est-ce cette
autonomie tant revendiquée par le philosophe? Elle est en premier lieu distanciation de l'objet, tout autant
que conscience d'une distance ontologique fondamentale, ce que nous pourrions appeler une dichotomie
primordiale mettant face-à-face, mais séparés, l'homme et le monde. Elle est ensuite conscience d'une
différence existentielle opposant l'état d'éveil, celui d'une conscience lucide et réflexive, à l'état de sommeil
- c'est-à-dire l'inconscience de celui qui se livre fébrilement aux activités quotidiennes imposées par la
nécessité. Dans un monde déjà clivé en maîtres et esclaves, le philosophe s'écarte tout autant de
l'aliénation propre à celui qui doit conserver sa propre existence en assurant le bien-être du maître que
celui qui assure son bien-être par l'asservissement d'autrui. La philosophie se défait donc ici de la
nécessité et des contingences matérielles, économiques, sociales et historiques. Ce qui rend possible, sur
le plan intellectuel, cette autonomie est le statut particulier de la philosophie au sein des activités
humaines.

Il existe par exemple une philosophie du droit dont l'exercice ne peut se confondre avec l'activité
professionnelle du juriste. Entre dire le droit, comme législateur, ou l'appliquer, comme magistrat et le
penser, une différence subsiste : elle réside dans une distanciation volontaire établie entre l'objet de la
pensée, en l'occurence le droit, et le sujet - le penseur. distanciation aussi par rapport aux enjeux : dire le
droit suppose l'exercice d'un pouvoir social que ne possède pas nécessairement le philosophie, libre de
critiquer, autant qu'il le veut, le droit sans que l'on puisse - dans une société libre tout au moins - mettre un
frein à ses investigations. Le magistrat, face au prévenu, ne peut faire autre chose que d'appliquer le droit
en vigueur dans son pays. Le politique, voulant légiférer, subit les contraintes tant de l'opinion publique que
de son parti et par ailleurs ne peut agir que dans le cadre strict des pouvoirs qui lui sont conférés par la
constitution. Outre ces limitations, les enjeux - économiques, sociaux, politiques - qui motivent sa
démarche oblitèrent toute volonté de distanciation. Le philosophe, pensant le droit, peut au contraire se
permettre de spéculer tant sur l'essence du droit que sur les diverses formes qu'elle peut prendre dans un
contexte particulier. Et cette liberté ne peut que se concrétiser que dans la mesure où est acquis ce statut
particulier de la philosophie : un statut d'autonomie par rapport aux contingences sociales et matérielles de
la vie.

La société grecque a tenté d'identifier le politique au philosophe, en ne laissant la liberté de légiférer qu'à
ceux qui - étant citoyens et maîtres - se trouvaient dégagés des nécessités économiques immédiates. La
rationalité de la décision politique l'exigeait cette discrimination aux yeux des Grecs. Pour la même raison,
Platon a pu concevoir l'utopie d'une cité régie par les philosophes : la République platonicienne pourrait
être effectivement l'archétype d'une société où la politique, se confondant avec l'exercice du la pensée,
perdrait son caractère violent. En réalité c'est tout le contraire qui se passe : la philosophie sortant du lieu
de sa légitimité, elle change de nature, disparaît de sorte que le pouvoir des mots se confond avec le
pouvoir des armes et que la violence trouve à s'exercer tout autant contre les esprits que contre les corps.
Avec l'utopie d'une philosophie désaliénée, apparaît la préfiguration du totalitarisme moderne.

Quel rapport donc le philosophe entretient-il donc avec le monde? Est-ce l'isolement absolu dans une tour
d'ivoire? Est-ce la contemplation passive? Est-ce une conscience immédiate?

Héraclite donne une réponse dans les concepts de distinction et d'explication de chaque chose. Qu'est-ce
distinguer? Face à moi le monde m'apparait : je vois livres, encrier, porte plume, clavier d'ordinateur, écran,
table et chaise autant de choses qui, dans la mesure où je me concentre sur le texte qui défile sur l'écran,
se noient dans un espace confus. Certes je vois et sais les objets qui se trouvent sur mon bureau. Ai-je
besoin du porte-plume, je puis le trouver et le saisir. Mais que se produit-il dans cet acte apparemment si
simple ? L'objet que je nomme existe effectivement dans cet espace et en ce moment. Il m'apparaît en un
corps oblong, vert, opaque, léger, dont la matière, la forme et la structure de ses parties m'indiquent sa
nature et sa fonction : celui d'un instrument d'écriture... "porte-plume", je le nomme, au moment de le
regarder en cessant de le voir simplement, involontairement, en regardant mon écran. La distinction est ici
délimitation d'une frontière entre ce qui est le porte-plume et ne l'est pas. L'objet se détache d'un fond et je
ne puis considérer ce fond comme tel sans que le porte-plume quitte l'avant-scène pour se réléguer à
l'horizon de mon plumier (par exemple). La distinction est donc négation d'un partie de la totalité - que je
refuse de distinguer - et appropriation mentale (conceptuelle), sensitive ou matérielle de ce que j'exclus de
cet horizon indistinct en le distinguant. Mais j'accompagne cette distinction d'une autre opération mentale
qui est la désignation : une mise en relation d'un signe (les phonèmes [por-te-plu-me]) et d'une chose que
je sépare - par cette désignation - du reste du monde. La désignation consciente d'elle-même exige dès
lors une ré-flexion de l'esprit sur lui-même, réflexion qui prendrait la forme d'une décomposition en actes
élémentaires du processus entier de regard (volontaire et sélectif) et de désignation (par un logos). Mais la
pensée philosophique de ce processus - qui vise à son explication - requiert bien autre chose. Elle requiert
une ontologie qui, chez Héraclite, existe en germe. Elle suppose que la chose distinguée soit considérée
comme faisant partie d'une totalité distincte de nous et possédant une existence autonome. De même elle
suppose la conscience de nous comme sujet, c'est-à-dire comme être existant, être présent au monde et
hors du monde, c'est-à-dire regardant le monde. Ce regard porté sur les choses est distinction de soi
comme différent de ce qui regardé. L'ontologie qui se dessine ici est position de l'Etre comme permanence,
de la physis comme totalité en devenir, de la chose comme fragment d'une totalité et dès lors comme
négation (ou négatité) et, enfin, de soi comme être-là, et comme sujet. Elle suppose aussi, bien que cela
ne soit pas mentionné dans ce fragment, une trame, l'espace et le temps, sur laquelle s'étend la totalité du
monde.

le monde

notes
1 . Il s'agit de la traduction de J. Voilquin. Axelos traduit ce même fragment par : "Le Logos que voici, étant
toujours vrai, les hommes n'en acquièrent pas la compréhension, ni avant de l'avoir entendu, ni une fois
qu'ils l'ont entendu. Car bien que tout devienne selon ce logos-ci, ils sont pareils à des inexpérimentés,
même s'ils ont fait l'expérience et des paroles et des oeuvres, telles que moi je les expose, détaillant
chaque chose selon sa nature, et montrant ce qu'il en est. " Nous savons, grâce à Aristote, que le fragment
1 ouvre effectivement le livre originaire de Héraclite. Il constitue de fait l'introduction à la pensée
héraclitéenne. C'est la raison de l'importance que nous conférons à ce passage et surtout à ce premier
terme "Logos". Cependant, même pour Aristote, la lecture de Héraclite est rendue difficile par l'absence de
ponctuation, ce qui explique que le terme grec " aei " peut être traduit par "toujours" s'il s'accorde à "vrai" et
par "jamais" s'il se réfère à la forme négative du verbe comprendre. Reconnaissons, sans cependant se
prononcer sur la validité philologique de l'une ou l'autre traduction, que Axelos confère au Logos la
signification d'un sens originaire du monde, "le logos est ce qui lie les phénomènes entre eux, en tant que
phénomène d'un Univers un, et ce qui lie le discours aux phénomènes" ... "le mot grec signifie ici , le
discours de Héraclite, et le "sens" de l'Univers, il est pensée et sagesse". Plus loin Axelos continue : "le
logos est la Raison une, universelle, unificatrice".

2 : Le dictionnaire étymologique de la langue grecque d'Emile Boisacq, cité par K. Axelos, in "Vers la
pensée planétaire", ( Ed. Minuit, 197O, p. 77 ) renvoie au verbe grec "legô" qui veut dire : "rassembler,
choisir, cueillir, trier, énumérer, dire, recueillir, lire, récolter... " Logos veut dire "parole, récit, raison,
compte". Il nous faudra bien reconnaître que l'accord n'existe pas entre les philologues pour savoir ce que
Héraclite a pu effectivement signifier par ce terme : esprit, pensée, mot, discours, verbe, raison, langage...
Axelos note en p.78 que toute détermination du sens du logos aboutit à "perdre de vue" son "ampleur et la
profondeur" et préfère ainsi laisser ouverte la question.

3 : Rappelons ici qu'un mot est représenté graphiquement par un "graphème", élément abstrait d'un
système d'écriture susceptible d'être représenté sous un certain nombre de formes. Ainsi un idéogramme
chinois constitue un graphème qui peut représenter la même réalité que le graphème [HOMME]. Notons
que ce graphème peut, dans une même langue et écriture, être traduit sous diverses graphies,
typographies : majuscule, minuscule, cursive, imprimée en caractères divers. Un phonème constitue
l'élément sonore du langage humain. On pourra distinguer donc pour un même mot son graphème et son
phonème, mais pour ce qui est de notre propos cette distinction n'est pas essentielle et on pourra désigner
l'ensemble des manifestations concrètes - graphique et phonétique - d'un "logos" par le terme morphème,
qui, soulignons le, relève de la physis, de la réalité objective, tangible. Par convention sera mis entre
crochets [ ] le mot pris dans sa dimension purement phénomènale, graphème ou phonème. Le concept
sera représenté par des majuscules. Le mot cité dans la langue courante entre guillemets.

4 : Nous faisons ici abstraction du fait que le mot [HOMME] possède dans la langue française deux
acceptions : un individu quelconque appartenant au "genre humain" (ou à l'espèce homo sapiens) ou
spécimen mâle de la même espèce.

5 : cité par Heidegger, in Essais et conférences, (éd. Gallimard, Tel;52, p. 249.).

6 : Le terme grec " panta " est traduit par "tout" qu'il faut comprendre comme le monde considéré comme
totalité englobante. Ce monde ne se réduit pas à la seule réalité physique et encore moins à la seule
réalité matérielle. La totalité englobe aussi ce qui relève de la "technè" ( des techniques et des arts
humains ) et le monde invisible.
retour au sommaire

© P. Deramaix, 1997 -

les chemins de la pensée - retour - palimpsestes - home page


sur quelques fragments de Héraclite (2)
P. Deramaix

retour au sommaire
chapitre précédent
chapitre suivant

2. le monde
fragment 1

le Logos, ce qui est toujours, les hommes sont incapables de le comprendre aussi bien
avant de l'entendre qu'après l'avoir entendu pour la première fois, car bien que toutes
les choses naissent et meurent selon ce Logos-ci les hommes sont comme
inexpérimentés quand ils s'essaient à des paroles ou des actes, tels que moi je les
explique selon sa nature, séparant chacun et exposant comment il est ; alors que tous
les autres hommes oublient tout ce qu'ils font à l'état de veille comme ils oublient, en
dormant, tout ce qu'ils voient. (d'après édition Dumont, Les Présocratiques, Gallimard,
1991)

fragment 2

Ainsi il faut suivre ce qui est commun à tous, car à tous est le commun, mais bien que
le Logos soit commun, la plupart vit avec une pensée en propre (d'après édition
Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, 1991)

fragment 30 :

Ce monde-ci, le même pour tous les êtres, aucun des dieux ni des hommes ne l'a créé
; mais il a toujours été et il est, et il sera un feu toujours vivant, s'allumant avec mesure
et s'éteignant avec mesure.

fragment 113

Penser est commun à tous

totalité et logos.
Cette ontologie constitue en quelque sorte une scène primitive plaçant face-à-face l'homme et le monde.
La tâche première du philosophe sera dès lors de comprendre ce faca-à-face. Mais une telle élucidation de
notre rapport au monde - qui est en fait l'élucidation de notre existence - suppose acquis la connaissance
de ce qu'est le monde. Il se suffit plus, pour le philosophe de simplement désigner, en nommant, ce qui se
présente à notre regard mais d'en élucider la nature profonde. La physis - nous l'avons vu - se présente à
nous comme cohérence. Cela suppose que les mêmes conditions étant réunies, le phénomène réapparaît
: lois de causalité. Cela suppose aussi que ce qui est regardé, désigné, distingué, expliqué par l'un pourrait
être regardé, désigné, distingué, expliqué par l'autre. L'espace ainsi ouvert est l'intersubjectivité, lieu de
déploiement du logos comme médiation entre ce qui est appréhendé par l'un et par l'autre et entre l'un et
l'autre qui s'échangent - en parlant - leurs expériences pour les unifier en un concept cohérent.
L'explication, le déploiement du discours, est aussi élucidation et met en scène la totalité du phénomène
pour en extraire l'être. Dès lors l'explication devient, non seulement une lecture du monde, mais aussi une
pensée de l'être du monde. Les choses qui nous paraissent dans leur spécificité sont fragments, distingués
et expliqués par l'homme, de la totalité. Mais, en dépit de cette fragmentation, l'univers se présente à nous
comme une totalité unifiée dans le temps et l'espace. Et il ne pourra être Un que dans la mesure où un
logos commun - c'est-à-dire partagé entre les hommes - se déploie et englobe le Tout. Le Sens premier ré-
émerge, Logos rassemblant en lui la totalité des concepts possibles et se présente à la portée du Regard
comme Etre-du-Monde, devenu Concept, Savoir Universel.

Lors de la lecture du premier fragment, nous avons vu que Héraclite établissait une relation étroite entre le
logos et la totalité. Nous avons pu montrer que l'importance fondatrice de la pensée héraclitéenne trouve
sa source dans la place centrale conférée au logos. Mais ce logos ne se déploie pas dans le néant :
Héraclite le met directement en rapport avec la totalité. Selon toute vraisemblance, ce Tout (panta) dont
parle Héraclite constitue plus qu'un simple décor où se déroule la scène philosophique ; en fait, il en
constitue la trame dans la mesure où le sens donné au monde aboutit à une reconstruction de celui-ci en
fonction de la subjectivité humaine. Cette subjectivité ne se rapporte pas à l'un ou l'autre point de vue
individuel - on retomberait dans ce cas dans le domaine de la "doxa" - elle affirme au contraire le rôle
prédominant du sujet philosophique dans une construction socialisée du savoir. Le logos visé par Héraclite
est toujours un "logos commun". Et c'est précisément en raison de cette volonté de dépassement de la
subjectivité individuelle qu'une tension constante, opposant l'universel au particulier, habite les fragments
héraclitéens : le sens du monde découle du logos dont le déploiement au sein de l'espace public (de
l'agora) n'aboutit à un savoir vrai - dépassant la simple accumulation ou une juxtaposition syncrétique
d'opinions contradictoires - qu'en mettant en oeuvre une Raison universelle, une logique contraignante
capable d'imposer - en tant que méta-discours - sa loi unificatrice. La pensée subjective se déploie donc
sous le joug d'une universalité dans lequel le logos s'étend, unifiant ainsi les regards particuliers. Or
l'universalité à laquelle accède le logos doit vaincre l'obstacle de la diversité des expériences individuelles
décrites par Héraclite comme autant de songes incommunicables. De plus à cette universalité du concept,
s'oppose la multitude des phénomènes qui se manifestent dans le monde. Dès lors une question se pose :
comment jeter un pont entre ce foisonnement du particulier et du multiple (les multiples étants, les divers
phénomènes) et la nécessaire com-préhension d'un monde unifié sous le regard de l'homme et sous
l'égide du logos?

Cette question surgit dès l'aube de la métaphysique. Penseur du devenir, Héraclite, ne néglige pas - en
Sage dont le souci premier est la présence à l'Etre - la pensée de la Totalité. C'est sous cette figure que
l'Etre reste présent dans ses fragments. Pourtant, cette préoccupation ontologique pourrait poser obstacle
à l'explication du monde et Héraclite en est profondément conscient. En effet, la métaphysique naissante
affirme avec les Eléates l'Unité de l'Etre et son immuabilité. L'injonction de Parménide hante la philosophie
naissante : l'Etre est Un et le Néant est in-dicible. Et toute tentative de penser le multiple, l'éphémère, le
paradoxal conduit sur le chemin de la doxa, de l'opinion contingente, de l'illusion et de l'apparence au
détriment de la quête ontologique. Le métaphysicien se trouvera donc rapidement face à une aporie : Dans
la mesure où logos se déploie dans la temporalité et manifeste l'existence humaine, comment peut-on
penser l'Un et le Même ? La quête ontologique exige de nous une pensée ré-fléchie sur elle-même et donc
la prise de conscience de notre altérité. Dès lors nous nous trouvons face à un dualisme impossible à
réaliser. L'Etre est Un, mais le discours parménidien de l'Etre établit sans équivoque la différence entre
l'Etre et le Non-Etre, bien plus, l'avertissement contre la voie de la doxa établit la dichotomie entre l'Etre et
le phénomène. Dès lors la Différence s'affirme dans le logos. Mais comment peut-on penser et parler de la
Différence si le Discours vrai ne peut-être que identique à l'Etre qui, par définition, ne récèle aucune
Différence puisqu'il est Un et immuable ? Le logos est dès lors une voie interdite au sage puisque tout
discours de l'Etre - qui établit nécessairement la Différence entre l'Etre et le phénomène, ou le Non-Etre -
ne peut que introduire ce dernier au sein du logos.

Le silence, c'est-à-dire la pensée de l'Etre comme ineffable, paraît donc s'imposer, contraignant la
philosophie à renoncer au logos, ce qui équivaut à renoncer d'être. D'autre part, si l'Etre est réellement cet
immuable sphère qui englobe la totalité du Monde, comment peut-on rendre compte de l'éclatement de
l'Univers en phénomènes divers et transitoires? Le problème central qui se pose aux présocratiques sera
donc la genèse du phénomène. A l'origine de la pensée rationelle, cette question prendra la forme de
spéculations physiques. Il s'agit de trouver les principes qui régissent la genèse du monde tel que nous le
voyons.

A ce point nous devons formuler une mise en garde : la physique grecque ne peut être considérée comme
une préfiguration plus ou moins exacte de la physique moderne. Cette dernière repose sur des bases
expérimentales et résulte d'une mathématisation du monde que nous ne recontrerons pas avant la
révolution copernicienne. Dans l'antiquité, la physique constitue un amalgame d'observations empiriques
et de spéculations purement intuitives et déductrices. Aussi nous ne pourrons assimiler la physique
héraclitéenne à une pré-figuration des découvertes modernes, même si les acquis tout récents d'une
physique du chaos et du devenir paraissent rejoindre la vision héraclitéenne du monde. Cette mise en
garde ne vise pas à réléguer les fragments héraclitéens au magasin des curiosités antiques. Ils doivent
être pensés comme une réponse à un problème métaphysique plutôt que comme une simple anticipation
de la physique moderne.

La pensée du monde est pour Héraclite une pensée de la totalité. Il nous appartiendra de cerner ce
concept et de rendre compte, à travers cette pensée neuve, des rapports qui se dessinent entre l'homme
et l'Univers. Nous aboutirons à une pensée de l'homme, que nous essayerons de dégager.

le partage du monde.
Lisons le fragment 30 :

Ce monde-ci, le même pour tous les êtres, aucun des dieux ni des hommes ne l'a créé ; mais il a
toujours été et il est, et il sera un feu toujours vivant, s'allumant avec mesure et s'éteignant avec
mesure.

On ne pourrait trouver une affirmation plus claire de l'universalité de la physis : le monde que Héraclite
désigne est "le même pour tous les êtres". Le monde est, il n'y a pas lieu d'en douter. Il est non seulement
pour celui qui est suffisamment conscient de vivre pour désigner le monde dans lequel il s'enracine, mais
aussi tous les êtres, y compris ceux dénués de conscience. Il est pour tous le même. L'Univers dans lequel
nous baignons est celui-là même que peut voir l'inconnu que je croise sur la route. Bien plus, le monde où
je vis englobe tous les êtres, hommes, femmes, esclaves, métèques, animaux et plantes que je puis
croiser. Certes je ne peux communiquer - parler - avec le chien qui garde ma maison, mais je sais que
nous partageons la même demeure et que ce qu'il veille jalousement est tout autant sa demeure que la
mienne. Entre le chien et moi s'établit une affinité inexprimable certes sur le plan conceptuel mais bien réel
parce qu'il se fonde sur une réalité partagée.

Etre le même pour tous, qu'est-ce à dire? Que la réalité du monde est indéniable : nous sommes en
présence d'une physis que nous partageons entre tous les mortels. Mais il ne suffit pas d'affirmer le monde
comme même : en effet l'affirmation de Héraclite nous met en demeure de sonder les limites de cette
universalité et de situer le lieu de sa manifestation. Si le monde est le même pour tous, c'est que cette
identité se manifeste comme universalité. Il nous reste à préciser où et comment. L'expérience de la vie
nous permet de concevoir un certain nombre de situations existentielles où nous devons partager avec
autrui une réalité qui nous est commune. On peut se rendre compte que ces situations se réduisent à
quelques cas de figure : la présence commune à un phénomène connu de chacun ; la manifestation d'un
phénomène inconnu pour les uns, connu pour les autres ; la découverte d'une réalité inconnue de tous ;
l'expérience d'un phénomène commun mais indicible dans sa totalité en raison du lieu - la subjectivité - où
il se manifeste : le modèle d'un tel phénomène étant le rêve.

Marchant sur la route avec mon ami, je distingue à l'horizon la poussière soulevée par un cheval au galop.
Que distingue mon ami? Je ne sais puisque je ne possède pas son regard qui est irréductiblement sien.
Mais je peux lui montrer le nuage de poussière et désigner le cheval qui approche. Partageant son regard
avec le mien, il porte son attention sur le point que je désigne du doigt et acquise, il reconnaît l'animal qui
soulève la poussière et me dit : "c'est bien un cheval".

Mon ami possède une vue plus perçante que moi, il me parle du cavalier qui chevauche l'animal. Ce
cavalier je ne l'ai pas vu, et ne le distingue pas encore. Pourtant je crois mon ami et d'ailleurs l'approche du
cavalier me permettra à mon tour de le distinguer. A moi de reconnaître l'existence de l'homme.

Une telle expérience serait impossible si nous ne partagions pas le "même monde". Je pourrais croire en
effet que les phénomènes que je distingue me sont propres, qu'il surgissent dans un monde purement
subjectif. Dès lors ce que je désigne à l'intention de mon ami n'aurait aucune réalité pour lui. Et à vrai dire,
le doute reste légitime tant que mon ami ne re-connaît pas ce que je vois et ne manifeste pas cette re-
connaissance. Comment pourrais-je désigner ce que je vois sinon en usant du verbe et en associant au
phénomène un mot, un signe, une parole, un logos. Nous avons vu que logos est un concept replié sur lui-
même, le sens et le morphème ne font qu'un dans ce cas. Mais si je désigne le phénomène en prononçant
"cheval", le mot que je prononce et qui, pour moi a un sens précis, correspond à une réalité visible, un
phénomène qui se détache, pour moi, sur l'horizon du monde. Et ce qui vient avec le phénomène - que je
perçois à l'horizon - et accompagne le morphème - phénomène du mot - dans ce surgissement à la
conscience n'est rien d'autre que le concept. concept peut être défini comme "sens qui convient" et se
confond, en l'absence de toute détermination particulière, avec le logos, avec le Sens. Je désigne la chose
mouvante et galopante à l'horizon, en désignant je nomme : "ce cheval, là-bas"... Dès lors mon ami ne
peut manquer de porter son attention sur la tache mouvante, au loin, et voit que le concept "cheval", que le
morphème [CHE-VAL] fait surgir en sa conscience, correspond effectivement au phénomène qu'il voit.

Mais ayant une vue plus perçante, il distingue l'homme qui chevauche. Il dit "il y a un cavalier". Pour que
ce dialogue ait lieu, deux conditions sont nécessaires. En premier lieu, le monde où surgissent cheval et
cavalier, doit être partagé.
Et ce partage du monde ne peut se manifester que par la médiation du logos. En effet, ce n'est qu'en
parlant avec mon ami du phénomène que je perçois que je puis être certain de la réalité extrinsèque dudit
phénomène. Le cheval que je crois percevoir pourraît n'être qu'une hallucination, phénomène réel mais
purement subjectif et ne faisant pas dès lors partie du "monde", de la "physis" (note 1) et à vrai dire, je ne
puis le savoir tant que mon ami ne confirme pas la présence du cheval. S'il me dit en plus qu'un cavalier
chevauche le destrier, je ne puis dans un premier moment que conclure une seule chose : que la
perception de mon ami est différente de la mienne. Ce n'est qu'à la faveur de l'approche du phénomène
que je puis confirmer l'affirmation de mon ami en constatant, effectivement, que le cavalier est bien
présent. Mon ami ne peut être certain de l'acuité de son regard qu'en présence de ma réponse. Ici encore
le déploiement du logos confirme l'identité de nos vues. L'universalité qui se manifeste dans cet "échange
de vues" est plurielle : elle est bien entendu celle du Monde, ou du moins, du phénomène qui se manifeste
à nos yeux. Elle est aussi celle de nos corps que nous reconnaissons comme capables de saisir le même
monde. Certes, le constat de l'identité qui nous est commune et qui nous définit tous deux comme
hommes est second. Elle découle de la compréhension du même logos dans une relation triangulaire entre
la physis (réalité donnée), le logos (médiation), et le sujet (ici deux individus identiques ou, plus
exactement, appartenant tous deux à la même catégorie d'être). Mon ami et moi-même sommes bien sûr
différents, la coappartenance à l'espèce humaine n'étant pas identité absolue ; mais la médiation logique
(= du logos) nous confirme tous deux comme humains c'est-à-dire que notre identité nous permet de nous
désigner mutuellement par un logos commun ("homo sapiens"). Cette communauté du logos correspond à
l'universalité du monde, elle le reflète et le confirme. C'est parce que nous désignons les mêmes étants par
les mêmes mots que l'échange devient possible et que l'identité d'une communauté humaine se manifeste.
Il devient ici manifeste que le lieu du déploiement de l'universalité n'est autre que celui où se déploie le
logos. Ce lieu est l'inter-subjectivité. Concrètement, l'espace d'intersubjectivité se manifeste partout où les
hommes échangent leurs paroles et dont le modèle, en Grèce antique, est représenté par l'Agora. Je
désignerai dès lors ce lieu d'intersubjectivité, en tant qu'il se manifeste concrètement, par ce terme "agora",
sachant bien qu'il prendre diverses formes : de l'arrière-salle du Café de Commerce au Sénat, en passant
par les mass-média et le téléphone... (note 2)

Je pourrais faire état, auprès de mon ami, du rêve qui m'a éveillé ce matin. Il pourrait certes comprendre
ce que je dis dans la mesure où l'expérience du rêve (et non son contenu) nous est commune. Et dans une
certaine mesure je peux partager avec lui le souvenir des visions nocturnes, dans la stricte mesure où ces
visions reconstruisent des éléments du monde réel, celui que nous voyons éveillés. Mais de temps à autre,
surgit dans le sommeil quelque chose d'indicible, que nous ne pouvons traduire qu'à l'aide de métaphores,
d'une transposition symbolique, voire allégorique. Ce monde-là nous est singulier, unique et ne pourra
jamais être partagé dans sa plénitude. Pourtant , le partage du rêve est pourtant possible pour autant que
la deuxième condition soit réalisée : l'existence d'un logos commun. Naturellement, la première condition,
l'existence du phénomène onirique, doit l'être aussi. Non pas que son contenu soit le même, ni qu'il se
manifeste la même nuit pour nous deux ; il lui suffit d'exister comme phénomène. Mon ami ne peut
comprendre mon expérience du rêve que si, de temps à autre, il lui arrive de rêver. Certes, il ne rêvera
jamais le même rêve que moi. Bien plus, il ne pourra jamais imaginer avec exactitude le rêve que j'ai fait
cette nuit. Pourtant, le partage a lieu. Et ce qui permet ce partage n'est autre que le logos.

l'universalité du logos.
Nous avons jusqu'ici relevé la fonction médiatrice du logos : il permet l'unification du monde dans l'espace
intersubjectif, et par conséquent la désignation des objets du monde. Il permet aussi l'identification du sujet
comme tel : par l'échange de la parole les subjectivités sont transcendées en un vocable qui nous désigne
comme appartenant à la communauté des humains. Toi, moi, lui sommes humains, et nous constatons
notre identité commune à la faveur du partage des expériences subjectives. Jusqu'à présent nous avons
pris le phénomène tel qu'il se présentait : suspendant tout jugement d'existence considérant que le
phénomène correspond dès facto à l'étant tel qu'il est en soi, indépendemment de toute observation. Il
apparaît cependant qu'une faille subsiste toujours entre le phénomène et l'être. Dans quelle mesure le
logos peut-il rendre compte de cette faille? L'examen d'une situation existentielle où un phénomène
nouveau, inconnu, apparaît nous permettra d'approfondir cette question.

Supposons que j'observe un mirage. Je perçois un phénomène qui, de loin, me paraît être le reflet du ciel
dans l'eau. Assoiffé, je pense le mirage comme un lac. Ce n'est qu'arrivé au lieu supposé du phénomène
que je puis vérifier, par un retour expérimental au réel, (et ici intervient l'expérience du fait) l'inexistence de
l'eau et l'existence d'un "phénomène", que je nomme mirage. A mon ami que je croise dans le désert, je
parle du mirage, à lui qui n'aperçoit au loin que le reflet apparent du ciel dans l'eau. Comment puis-je le
convaincre de la véracité de mes dires? Je dispose de deux moyens. Soit mener mon ami, de gré ou de
force, aux rives du lac inexistant et lui faire constater de visu son erreur. C'est le partage de l'expérience du
fait. Soit expliquer, usant de la parole, le phénomène, c'est-à-dire le désigner comme "mirage", le décrire,
et énoncer les circonstances et les éléments requis pour que le phénomène apparaisse. C'est faire part de
mon expérience, inédite, dans la mesure où je suis le découvreur du phénomène (que je suppose inconnu
de mon ami) en usant de paroles et d'arguments communs à nous deux. Le même phénomène nous est
apparu, avant toute ex-plication, comme deux réalités différentes pour autant qu'il soit élucidé pour l'un et
inconnu pour l'autre. Pour mon ami, il s'agit d'un lac dans le désert, pour moi, qui a l'expérience du mirage,
comme une couche d'air chaud dont les qualités physiques produisent une réfraction des rayons lumineux.
Pour mon ami, le phénomène ne coïncide pas avec l'être : il est compris comme une surface aquatique.
Mais l'expérience ou la parole (argumentation et désignation) peuvent corriger la divergence. A la fin de
l'ex-plication le mirage apparaît tel qu'il est.

l'explication du monde.
Il nous revient dès lors à expliquer l'ex-plication. Pour cela nous devons revenir à la question ontologique
fondamentale. Nous avons vu que toute pensée de l'Etre ne peut être dissocié de la pensée du Logos et
que le logos se déploie comme Parole. Le lieu de ce déploiement est l'homme qui se situe face au monde.
Le face-à-face originaire met en présence l'Etre-là et l'Etre-dit. Il appartient à la pensée neuve de cerner au
plus près les rapports qui s'établissent entre l'Etre-là et l'Etre-dit. Héraclite nous a parlé d'une homologie :
d'un sens qui convient à l'Etre du monde. Cette homologie est conformité du discours, de la parole à l'Etre,
conformité qui se manifeste par la formation d'un morphème traduisant un concept. Le concept est -
rappelons-le - le "sens qui vient avec". Avec quoi, avec l'Etre dont ne nous connaissons que l'Etre-dit.
Comment dès lors décider de la conformité de l'Etre-dit et de l'Etre tel qu'il est indépendemment de tout
dire? C'est à la fois l'expérience des faits et de la parole. L'expérience des faits construit le savoir pratique
qui ne peut s'élaborer quau moment où l'on sait distinguer l'être du phénomène. Et cet apprentissage est
surtout un apprentissage de la durée, à travers la perdurance, au cours du temps, du phénomène, qui
réapparaît chaque fois que l'on y porte le regard et la persistance de notre Etre à travers le temps. La
présence du phénomène confirme à chaque moment notre altérité. Nous sommes autre que le monde et le
monde nous est autre. Etant autre que le monde, nous restons le même au cours du temps, même si le
monde change, et inversément, sachant que le monde est incrée et éternel, immuable au cours de ces
cycles répétitifs, nous nous savons éphémères. Nous prenons conscience de notre altérité permanente : à
chaque instant nous sommes autre, face à un monde qui est, fondamentalement, le même. Comment dès
lors décider de la véracité de notre discours? Comment savoir si le Logos qui est nôtre est bien homologue
au Logos du monde? Notre parole rend-elle compte correctement du monde?

Curieusement, le premier des philosophes nous donne la réponse la plus moderne. En effet, en nous
exhortant à suivre le logos commun au lieu de s'enfermer dans une "intelligence particulière", et en
exigeant de nous l'état d'éveil, de crainte de s'abîmer dans les songes illusoires , Héraclite nous affirme
que "la pensée est commune à tous". "Ceux qui parlent avec intelligence, doivent, dit-il, s'appuyer sur
l'intelligence commune à tous". Cette intelligence commune à tous ne peut-être autre que le Logos,
Raison, c'est-à-dire parole consciente d'elle-même, de ses règles de structuration sans lesquelles elle ne
peut se déploier sans se contre-dire. Ainsi Héraclite définit les critères de la vérité : d'une part la Vérité
repose sur la cohérence interne du discours, sur le respect du Logos commun, de la Raison et d'autre part,
il indique que le monde ne peut être réellement connu que dans le partage de l'expérience concrète. En
effet c'est dans l'intersubjectivité que se déploie la Parole et la pensée, commune à tous. Dès lors un
phénomène ne pourra être reconnu, désigné, expliqué, que dans la mesure où un accord se dessine entre
d'une part la parole et le Logos originaire (homologie de la parole particulière et de son Etre, le Logos) et
d'autre part entre les divers discours énoncés par les hommes se partageant leur expérience du monde.
De cet échange se dégage un discours commun, qui est la vérité socialement reconnue comme telle. Cet
échange est loin d'être pacifique, c'est dans la contra-diction, la dialectique au sens originaire du terme, art
de la discussion et de l'argumentation, que naît le Savoir du Monde. Dès lors il nous apparaît que Héraclite
a conscience de la nature conventionnelle de la vérité. Et on peut presque dire qu'il a conscience de
l'importance de la dialectique dans la construction du vrai, c'est-à-dire que l'on pourrait, à la lecture des
fragments héraclitéens, aboutir à une conclusion analogue à ceux tenus par les logiciens modernes : la
vérité procède de son contraire : de l'erreur réfutée et le critère fondamental du savoir vrai serait cette
ouverture du discours qui en permet la réfutation. De réfutation en réfutation, en vérité relative (vraie un
temps et pour les uns, erreur par la suite et pour les autres) de vérité relative le savoir du monde se
construit progressivement sans que le discours du monde puisse un jour être achevé. Car, il ne faut pas
l'oublier, le monde incréé et éternel nous apparaît aussi éternel, c'est-à-dire en dehors du temps, que infini,
au-delà de tout espace. Cette infinitude du monde nous apparaît comme une clôture, une fermeture du
cercle qui est clôture de notre destin (note 3) comme elle peut nous apparaître comme l'ouverture indéfinie
de la pensée humaine sans cesse soucieuse d'englober la totalité du monde.

Nous n'avons cependant que mis en évidence qu'un aspect de l'ex-plication du monde qui est la
cohérence interne de la dé-signation. Un discours explicite ne peut-être qu'un discours qui se sait discours
et non discours qui se dit révélation, ou contemplation. Ce savoir du discours comme discours est un repli
du logos sur lui-même. Ce qui ne nous étonne plus dans la mesure où LOGOS est un concept se suffisant
à lui-même. Mais en ce qui concerne le discours de l'autre, le devisement du monde que pouvons nous
dire? On sait déjà que l'Etre-dit ne coïncide pas nécessairement avec l'Etre-en-soi. En revenant à
l'expérience du mirage, évoqué plus haut, nous constatons la possibilité d'une faille entre le phénomène et
l'être. En l'occurrence, la fissure résulte ici d'une mésinterprétation du phénomène, d'une erreur qui, nous
l'avons, n'est pas irréductible dans la mesure où l'expérience des faits, et la maîtrise de la parole,
permettent de dégager une explication du phénomène. Le mirage tel qui m'apparaît (au loin, une réflexion
de la lumière) est expliqué, c'est-à-dire mis en rapport avec l'être du mirage, phénomène physique ex-
pliqué. La fissure, le pli entre le phénomène et l'être disparaît. De même le pli qui subsistait entre l'être-dit
et la chose disparaît aussi. Ou plutôt je fais, par l'ex-plication, sortir l'être du pli qui le dissimule et la
frontière entre l'être et le phénomène, (ou la faille entre l'être tel qu'il est indépendemment de ma présence
et l'être tel qu'il est et m'apparaît à cet instant et en ce lieu - l'étant ) est abolie. Or si nous nous
interrogeons sur ce qui nous mène ainsi à l'Etre, nous ne pouvons que trouver le Logos, médiateur entre le
Disant et le Monde.

parole

notes
1 Le lien entre la physis et les phénomènes subjectifs seront discutés dans la pensée de l'enracinement : le
sujet faisant partie de la physis en raison de sa matérialité. Mais le regard objectif porté sur le caratère
hallucinatoire de ce phénomène ne peut venir que d'autrui. La prise de conscience de la subjectivité étant, bien
sûr, médiatisée par le logos.

2 Pour être précis le concept de Agora ne peut se confondre avec celui d'outil de communication, parlant
de mass-média ou de "téléphone", je ne désigne pas uniquement l'outil en soi (micro, émetteur,récepteur)
mais les circonstances concrètes de l'échange de parole : liberté socialement reconnue d'échange verbal,
possibilité matérielle et psychologique de parler : c'est-à-dire l'espace, lieu et temps, du déploiement du
logos, et bien entendu le(s) sujet(s) parlant/écoutant.

3 Sans vouloir épuiser ici le fond de cette question, relevons que la conscience de l'infini du monde
implique nécessairement la conscience de notre finitude. Etre-au-monde, comme conscience réfléchie sur
elle-même, est rester présent à la réalité de notre mort : la mort nous est donnée comme venant du
monde.

retour au sommaire

© P. Deramaix, 1997

les chemins de la pensée - retour - palimpsestes - home page


The Wayback Machine - https://web.archive.org/web/20130628173500/http://membres.multimania.fr/patdera…

sur quelques fragments de Héraclite (3)


P. Deramaix

retour au sommaire
chapitre précédent
chapitre suivant

3. la parole
ontologie de la parole.
Nous avons pu mettre en place les données de notre problème métaphysique. Le monde apparaît comme
une réalité en soi, commune à nous tous, duquel nous faisons partie, non comme individualités
irréductibles, mais comme faisant partie d'une même communauté au sein de laquelle l'échange de la
parole est possible. Le terme grec "logos" rend compte de l'universalité de la parole : ce qui exigé du sage
c'est l'expérience et la maîtrise de la parole. Comme le monde, le logos est donc un être qui nous est
autre. Et qui est plus complexe que la polysémie du mot grec pourrait le laisser entendre. Le LOGOS a
une fonction désignatrice : le mot se rapporte à autre que lui-même. Logos est dans ce cas "mot", signifiant
autre que lui : nous y distinguerons dans ce cas le morphème (la manifestation concrète - écrite ou parlée -
du mot) de son sens : un même sens peut se traduire par plusieurs morphèmes différents, et inversément,
un même morphème peut revêtir plusieurs sens. Le sens élucide le rapport existant entre le morphème et
la chose désignée, ou signifiée. Le mot exprime une notion qui, en dehors de toute détermination
particulière, constitue le concept

Les mots ne se succèdent pas sans ordre, elles acquièrent - selon leurs sens - une structure signifiante. La
parole dite concrètement, c'est-à-dire un discours structuré correspondant à une réalité déterminée et
appartement à ce monde commun sera dite parole, si l'on se réfère à l'acte concret de dire (c'est-à-dire
faire un usage signifiant des morphèmes) ou sens, si l'on se réfère à la correspondance entre le discours
et le monde. En dehors de toute détermination, la parole peut-elle être dite logos? Il apparaît - dans
l'expérience commune - que tout logos n'est pas parlé : l'écrit, le tracé, le signe relèvent eux aussi du logos
mais la parole est sans doute constitutive de l'expérience originaire du logos. C'est dans le parler que se
dessine le plus complètement le rapport entre l'idée et la chose, entre ce qui est signifié et le signifiant. La
structure du langage se révèle comme une triangulation entre le phonème, le son comme manifestation
concrète d'une parole, le graphème, comme expression graphique d'une idée et/ou d'un son et, enfin, le
signifié. Ce n'est qu'en reliant l'un a l'autre que le sens émerge et le lieu de cette reliance peut aussi être
désigné par "logos", c'est la pensée. Qu'est-ce penser? La pensée peut être considérée comme une parole
intérieure, une représentation créatrice du concret, une re-création du monde, mais aussi le lieu
d'émergence de quelque chose qui n'est pas encore. Le concept qui surgit prend forme de langage et ce
qui n'est pas concrétisé encore est cependant signifié dès la conceptualisation.

La réalité du monde, le Monde, comme totalité qui nous englobe et qui est "le même pour tous les êtres"
est cet Etre dans lequel nous nous enracinons. Le Monde nous est "donné", il est aussi ce dont on parle,
ou plus exactement, ce dont on parle est identifiable au monde, à l'Etre-donné, que dans la mesure où ce
que nous disons est vrai. Nous retrouvons ici, dans la mesure où ce dont on parle peut être assimilé en
dehors de toute détermination particulière au Concept. - la dualité Etre - Concept qui correspondra, dès
qu'une détermination de l'Etre et du Concept surgit, à la dualité Monde - Parole. Mais le concept
indéterminé est, nous l'avons vu, identifiable au logos, seul concept qui se désigne lui-même. Nous serons
donc obligés, si nous voulons rendre compte du face-à-face de l'homme et du monde, d'examiner de plus
près la structure ontologique de la Parole. La parole est usage structuré de morphèmes qui désignent une
réalité autre qu'elle-même ( nous savons déjà que la seule parole qui se désigne elle-même est le
morphème logos). Nous somme donc en présence de l'usage d'un matériau auquel nous donnons forme,
et cette forme est le discours. Ce discours a un sens, c'est-à-dire qu'est établie une homo-logie entre le
discours, forme (ou structure signifiante) donnée aux morphèmes, et ce qu'il désigne. Le discours (mis à
part le morphème [logos]) ne peut que désigner un autre que lui. (note 1)

La parole se structure donc comme suit : morphème : manifes-tation phénoménale de la parole ; être-
parlé, ou ce qui est dit par l'usage de la parole ; le rapport entre l'être-parlé et le morphème qui est le sens
de la parole.

Qu'est-ce parler dès lors? C'est agir en prononçant une succession de morphèmes (en l'occurence des
phonèmes) structurés (c'est-à-dire ayant forme) de manière à rendre compte de manière signifiante
(autrement dit en respectant l'homologie, en parlant dans le même sens) de l'être-parlé. L'être-parlé peut-il
se confondre avec l'Etre? De quel être peut-on parler pour que l'être-parlé soit totalement totalement
confondu lui-même? Cela n'est possible qu'à la faveur d'une indétermination totale de la parole et dans ce
cas, ce ne peut être que l'être du logos, puisque le morphème logos se désigne lui-même. En français,
nous devrons pour cerner au plus près le sens de ce qui est dit faire état du Concept, sens indéterminé qui
s'identifie en tant qu'être-parlé à l'Etre.

Ainsi pour parler de l'être d'une chose, et en parlant cette chose devient un être-parlé, nous parlons du
"concept de cette chose". Mais le discours sur cette chose, cette conceptualisation, n'est vrai que dans la
mesure où le sens du discours est homologue à la réalité que nous entendons décrire.

Nous avons dit que nulle parole n'est sans un disant, et ce disant est l'homme. En d'autres termes l'homme
est par et dans le discours, il est parole lui-même, et peut donc être dit "logos". La parole humaine est
rapport au monde, rapport d'homologie si elle a un sens. Et elle comprend en son être le disant lui-même
qui est disant dans la mesure où il est en rapport au monde. On pense donc l'homme comme un
microcosme, petit-monde, homologue et englobé par le macrocosme, le grand-monde. Il ne s'agit pas
d'une homologie qui touche la structure corporelle de l'homme mais un rapport particulier qui s'établit entre
l'homme et le monde par l'intermédiaire du Sens, de la parole en tant qu'elle rend compte du monde. C'est
l'homme qui donne sens au monde par la parole. Et il ne peut donner sens que s'il est présent au monde,
c'est-à-dire en état d'éveil, de conscience du monde et de conscience au monde. En d'autres termes il se
désigne lui-même comme face au monde : c'est-à-dire dans le monde mais n'étant pas le monde. Il s'en
distingue. Il est là. Et l'homme n'est là que dans la mesure où il parle, c'est-à-dire distingue et désigne les
objets du monde, qu'il considère comme autres que lui, et par là, se distingue lui-même comme étant du
monde sans être le monde. Et se distinguer, se désigner, c'est se situer dans l'espace, c'est dire : "je suis
là, face au monde". C'est la raison pour laquelle la philosophie allemande désigne l'homme par le vocable
Da-sein, Etre-là. En un certain sens - ou plus exactement dans le sens où l'homme est comme homme -
l'homme est la parole du monde dans la mesure où toute parole est la mise en évidence de l'homme et du
monde. En cela, il est le sens, le logos du monde.

la question du sens.
Si la Parole est discours du monde, nous pourrions revenir à cette question évoquée dans le fragment premier :
en quel lieu se dessine le sens du monde? Nous est-il donné? Se situe-t-il en un lieu originaire où le Verbe est
préalablement à l'émergence de la Parole humaine? Ou au contraire, le sens du monde se construit-il selon la
Parole humaine?

En pensant le fragment premier, nous avons porté notre attention sur le fait que cette relation entre la
totalité et le logos reste équivoque : structuration du monde selon le Verbe originaire, et dès lors pensée du
savoir comme dévoilement du Sens donné ; ou structuration du monde selon le logos humain.

La question prend toute son importance si nous considérons que nulle parole ne peut avoir lieu en
l'absence d'un disant. Ce dernier complète et recèle en fait la totalité de l'être de la parole. Or si nous
affirmons la présence originaire du Verbe, nous sommes contraint de penser ce Disant originaire, de sorte
que la philosophie devient théologie. Dans le cas contraire, le disant n'est nul autre que l'homme, qui, par
essence, est celui qui parle : l'anthropologie est donc fondée en droit.

Sur le plan métaphysique, la pensée du logos comme Sens originaire du monde conduit à la relégation de
l'Etre dans la transcendance et nous avons d'ailleurs signalé qu'une telle interprétation ouvre la voie à la
pensée platonicienne.

La suite du fragment 30 nous apporte la réponse. Il est dit que

ce monde ... aucun des dieux ni aucun des hommes ne l'a créé.
La non-création du monde conduit à une conséquence essentielle. Certes Héraclite ne nie pas l'existence
des dieux, mais le monde leur est aussi étranger qu'il est pour les hommes. Certes les dieux parlent du
monde, et sans doute, c'est cette parole divine que l'oracle dévoile. Les fragments 92 et 93 nous disent
que la Sibylle fait entendre des paroles sans agréments, sans parure et sans fard. Autant dire qu'elle dit la
vérité toute nue, qu'elle dévoile l'Etre et non le phénomène, que sa parole est vérité plus qu'opinion.
Pourquoi, parce que le dieu l'inspire. Et ce dieu qui parle à travers l'oracle ne décrit pas le monde selon
des morphèmes intelligibles à l'homme, il ne révèle pas une Vérité absolue, il indique à l'homme les
morphèmes divins, les signes qui, appartenant au monde, sont la parole du dieu. Du vol des oiseaux au
parcours des astres, l'oracle profère le sens, mais dans la mesure où le dieu reste muet quant au sens de
ces signes, la réponse reste sybilline, c'est-à-dire que les paroles qu'énonce l'oracle ne dévoilent pas tout
leur sens. Le consultant reste libre d'interpréter l'oracle comme il l'entend. Le dieu se contente d'indiquer le
lieu où l'oracle peut déceler le sens. Et ce lieu n'est autre que le monde. Pourtant la parole oraculaire, le
logos sybillin, ne peut en aucun cas être pensé comme un sens originaire du Monde. Incréé le Monde est
contemporain et par là, égal aux dieux immortels. Bien plus, il les précèdent dans la mesure où la
mythologie fait état d'une naissance des dieux qui procèdent - selon Hésiode - des Titans eux-mêmes
originaires de l'union de Gaia (la Terre) à Ouranos (le Ciel) fils des entités primordiales : Chaos (forces de
désordre) et Eros (forces d'union et d'ordre). Le Monde, émergant du chaos et de l'ordre, est donc à
l'origine de tout. Mais il ne procède pas d'un Sens originaire qui serait donné par un créateur. Dès lors
comment peut-on ex-pliquer le monde? Qu'est-ce ex-pliquer? Nous savons de la lecture du fragment
premier que le sage distingue et explique les choses. Distinguer est désigner d'une parole en cernant la
chose et en y associant un morphème. Expliquer est en dévoiler les rapport en énonçant un discours du
monde. C'est à un tel discours que se livre Héraclite dans les fragments qui, d'une manière ou de l'autre,
parlent de la "physis", qui n'est autre que l'ensemble des êtres-dits. L'être-dit ne pourra correspondre à
l'Etre en soi que dans la mesure où le concept vient avec c'est-à-dire dans la mesure où le rapport
d'homologie entre le mot et la chose est respecté. Au sens de la parole énoncée sur le monde devra
correspondre le sens du monde. Mais si nous ne pouvons, vu la persistance du monde depuis l'infini des
temps, déceler un Sens originaire, le sens du monde ne pourra être que correspondre à la parole énoncée
par celui qui, face au monde, parle du monde. Dès lors ne ne pouvons comprendre le Logos que comme
un pro-duit (note 2) humain, une parole mise en avant, conduite en avant, par l'homme. Et à cette parole
correspond une désignation des choses de ce monde. La parole est produite et par la parole, l'être des
choses désignées nous est pro-duite, c'est-à-dire mise en avant de cet horizon que le mot rejette dans
l'indistinct du non-désigné. Dès lors le monde se structure selon la Parole humaine. Et, éternel, le Monde
comme totalité des Etres-dits, ne possède d'autre sens que celui que les hommes lui confèrent.

physis

notes
1 : Un discours qui se désigne lui-même, deviendrait un méta-discours qui prend en considération sa structure,
et non ce qui est désigné par cette structure, et le sens de cette structure, ou plutôt le rapport existant entre la
structure et le sens. Dès lors un méta-discours ne pourra être confondu avec le discours étant donné que n'est
pas pris en considération la réalité désignée par le discours. Le discours en soi comprend, en effet, ce qui est
désigné par la mise en forme des morphèmes, ce que le métadiscours ne fait pas.

2 : Pro-duire : du latin producere : conduire en avant, amener en avant, faire paraître, exposer, mettre au
monde ...

retour au sommaire

© P. Deramaix, 1997 - E-mail : patrice.deramaix@euronet.be

les chemins de la pensée - retour - palimpsestes - home page


The Wayback Machine - https://web.archive.org/web/20130512201900/http://membres.multimania.fr/patdera…

sur quelques fragments de Héraclite (4)


P. Deramaix

retour au sommaire
chapitre précédent
chapitre suivant

4. physis

la cosmologie héraclitéenne.
Sachant que le monde est éternel et que seul l'homme est à même de l'ex-pliquer, il nous reste à définir
l'être-du-monde. Héraclite nous dit : "il a toujours été et il est, et il sera un feu toujours vivant". Dans la
mesure où l'Etre est ce qui traverse l'infini du temps, Héraclite identifie le monde au feu. Est-ce dire que la
totalité des choses que nous voyons est flammes? Il tombe sous le sens que non.

Le Feu dont parle Héraclite n'est pas celui qui nous chauffe et nous éclaire durant les nuits froides d'hiver.
Pourtant, l'Etre-du-Monde possède quelques propriétés de ce feu : il "s'allume avec mesure et s'éteint avec
mesure". Comment dès lors comprendre, nous qui sommes nourris de chimie et de thermodynamique, la
parole du Grec? Pour saisir le sens de ces paroles, il importe de se rapporter à l'expérience du feu telle
que les Grecs pouvaient le vivre. Ou, pour mieux dire, telle que les hommes premiers, qui n'avaient que
leurs mains et leurs sens pour comprendre et maîtriser la matière, pouvaient le saisir. Comme l'astre du
jour, le feu éclaire et chauffe, il s'éteint et s'allume, avec mesure. Le cycle des jours et des nuits rythme la
vie de l'homme premier et lorsque l'astre s'abîme à l'horizon, le feu est allumé, préservant du froid. Celui
qui vit manifeste sa vie par la chaleur de son corps. Et par le feu, les choses se transforme, mieux, elles
perdent leur être pour devenir autre : le bois devient cendre, la terre meuble et humide, devient céramique
ferme et cassante, l'eau s'évapore en nuées, et peut-être, le philosophe d'Ephèse a pu entendre parler des
éruptions volcaniques où le feu de la terre s'épenche en roches incandescentes et en lave...

Pour l'homme de l'origine de la pensée, le feu ne sera pas saisi comme la manifestation d'une combustion
chimique mais comme un lieu d'échange où tout se transforme. Si du blé on peut obtenir la faux, le vase,
le soc ou le cheval c'est grâce à l'or qui circule dans l'espace ouvert du marché. Le feu est tel l'or, et si
Héraclite dit que "tout s'échange contre le feu et le feu contre tout, comme l'or contre les marchandises et
les marchandises contre l'or" rapprochant ainsi le feu de cet or devenu monnaie d'échange ce n'est pas
seulement par souci de métaphore. L'analogie entre le feu et l'or est essentielle. L'or est la substance d'un
monde que les Anciens considéraient comme vivant. Sans doute, est-ce pour cette raison qu'était craint et
admiré le forgeron dans ces sociétés antiques qui voyaient en celui qui - par la maîtrise du feu - se montre
capable de transformer la pierre vile en un métal étincelant, un être détenteur de pouvoirs surnaturels.
(note1)

Que l'or puisse être une manifestation tellurique du feu , un reflet, une trace solaire dans les profondeurs
du sol, est une évidence pour l'homme antique, mais est-ce essentiel ici ? Que nous dévoile les pensées
jointes de l'or et du feu ? Principe du monde, moyeu de la roue cosmique, le feu n'est pas le monde, tout
comme l'or n'est ni la marchandise ni le travail qui l'a produite. Qu'est-ce donc l'Etre-du-Monde? Un simple
monnaie d'échange? On peut certainement penser que Héraclite ne fait que constater le rôle essentiel du
feu dans la transformation des choses, que ce soit dans la combustion, la cuisson, ou la couvaison... la
chaleur joue un rôle fondamental sans laquelle rien de ce qui est vivant ou précieux ne saurait être produit.
Mais la cosmologie héraclitéenne ne peut se réduire à cette chimie primitive. On peut de même
comprendre l'analogie comme une évocation de l'unité profonde du monde. La cosmologie héraclitéenne
n'est qu'une interpénétration complexe et infinie de cycles divers où le feu apparaît comme une commune
mesure entre toutes choses matérielles. Mais au-delà de cette économie de la physis, que pouvons-nous
dire ? Pour l'instant rien sinon que de contempler cette thermo-dynamique du monde ...

L'économie du monde physique - autrement dit du monde-dit - apparaît pourtant plus complexe que ce qui
est dit dans le fragment 30. Il est certes vain d'y chercher une quelconque analogie avec notre savoir
moderne du monde. On pourrait comprendre cette alchimie cosmique non comme une transmutation des
phases de la matière (solide, liquide, gazeux) mais comme une relation complexe qui se dessine entre
l'homme pensant le monde et la totalité des êtres qui l'entourent. Ce qui étonne l'homme antique sont la
coexistence de rapports d'opposition - de négation réciproque - et de relations déterministes.

le fragment 31 se résume à ce schéma :

Quelques fragments plus loin, Héraclite décrit le cycle suivant: (fragment 35)

Pour les âmes, mort est devenir eau et pour l'eau, mort devenir terre Mais de la terre, l'eau nait et
de l'eau, l'âme

et le fragment 76 :

le feu vit la mort de la terre, et l'air vit la mort du feu ; l'eau vit la mort de l'air, la terre, celle de l'eau

La mort du feu est naissance de l'air ; la mort de l'air naissance de l'eau

Que la mort de la terre engendre l'eau, la mort de l'eau engendre l'air, et celle de l'air, le feu
et inversement.

qui en complétant par les fragments précédents devient :


La synthèse est incomplète et reste à mes yeux hypothétique. En l'absence de la totalité du discours
héraclitéen, dont il nous reste que des fragments, nous ne pouvons que nous perdre en conjecture sur ce
que Héraclite a voulu dire. Il apparaît toutefois que l'Obscur (qui ici mérite peut-être son nom) a une
conception cyclique de l'univers ou du moins est profondément conscient de l'interrelation entre la vie et la
mort, et entre les divers modes de manifestation du monde physique.

Nous voyons que si le feu est à l'origine du monde et préside aux échanges quantitatifs de la matière, l'eau
détient cependant une importance primordiale dans la mesure où il se trouve tant à l'origine qu'à la mort de
l'âme. Que l'âme, entendons par là, procède de l'humide, le fragment 118 le confirme qui dit : "où la terre
est sèche, l'âme est aussi la plus sage et la meilleure" : l'âme a pu croître à loisir - et croître, pour une
âme, est parfaire son savoir par la posession et la maîtrise du logos "qui s'augmente lui-même" -et ne
dissout pas en liquide... Héraclite a perçu les rapports étroits entre l'humide (la semence, le flux menstruel,
le sang, la sève des arbres, la nécessité de boire) et la vie et constate que l'âme mourante et ne peut plus
maintenir uni le corps qui se décompose en humeurs fétides. L'eau apparaît ici comme le lieu de vie et de
mort tandis qu'on ne sait ce que devient l'air quand il meurt. D'un autre côté, si nous examinons le
fragment 76, nous voyons que si le feu préside à la mort de la terre, qui devient eau (ou liquide, telle la
lave), l'air préside à la mort du feu d'où surgit la mer primordiale. L'air précède donc dans l'ordre
d'apparition des éléments le feu. La permanence de la mer et de la terre est assurée par une rétroaction
positive : l'eau surgit de la terre (les sources) et la terre devient mer liquide (par l'intermédiaire des rivières
et fleuves?).

D'après Diogène Laërce (note 2) , Héraclite décrit le monde comme le produit de deux forces antagonistes,
guerre et paix, création et embrasement, condensation: "le feu en se condensant devient liquide, l'eau en
se condansant se change en terre" et évaporation : " la terre fond et se change en eau, et d'elle se forme
tout le reste, car il rapporte presque tout à l'évaporation de la mer" note 3. Des évaporations venant de la
terre et de la mer, les unes sont "claires et pures" qui donnent naissance au feu, les autres "obscures" d'où
se condense l'eau. Il apparaît de la doxographie de Héraclite que son astronomie reste très primitive : les
étoiles et le soleil proviennent de la condensation ignée des vapeurs dans des alvéoles célestes dont la
lente rotation sur elles-mêmes provoquent phases lunaires et éclipses. A la condensation, par
refroidissement, du feu originaire en eau et terre succède un embrasement qui clos le cycle cosmique. Des
doxographes plus tardifs, Simplicius, philosophe néo-platonicien du 5me siècle de notre ère, et Aetius, du
4me siècle, insistent sur le caractère unificateur et primordial du feu chez Héraclite.

Quel que puisse être l'agencement des phénomènes et le rôle respectif des éléments, il apparaît aux yeux
de Héraclite que le monde est une totalité, où chaque partie est tôt ou tard appelée à devenir autre. Le feu
est en quelque sorte le grand ordonnateur de ces interpénétrations cycliques. L'ordre surgit du chaos, du
désordre total tandis que les êtres organisés se décomposent en éléments dispars : l'ordre disparaît en
désordre. Le cycle se referme. Selon Diogène Laërce le devenir de l'Univers est cyclique et l'on s'est perdu
en spéculations pour en déterminer la durée.

Ainsi la cosmologie de Héraclite diffère fondamentalement de celles qui précèdent : on ne retrouve nulle
trace de cosmogonie, récit mythique de la naissance de l'Univers. Ce dernier, incréé, relève totalement de
la physis et est donc accessible au logos humain. D'autre part il est fermé sur lui-même tant dans l'espace
que dans le temps : il nous englobe et le devenir du Monde se réduit à un éternel embrasement. Pourtant
une chose nous étonne : certains doxographes attribuent, dans la cosmologie héraclitéenne, une place
centrale au logos qui apparaît comme le principe fondateur de toutes choses, Verbe assimilable à un
principe créateur, non du monde, mais du sens qu'il peut prendre aux yeux des hommes. Nous avons vu
que nous pouvons concevoir le LOGOS comme d'origine humaine et sa transcendance ne réside qu'en
son universalité. Le Logos, un et immuable, doit se comprendre comme la mesure du monde, la raison qui
ordonne les phénomènes et les ex-plique. Ainsi, à la différence d'un mythe qui restitue, dans le temps
présent, la création : la cosmo-logie est parole sur le monde autant que parole du monde, elle est ex-
plication qui amène la physis à se déployer devant nos yeux.

La question posée par la proximité du logos et du feu reste en suspens et elle nous interpelle d'autant plus
que nous nous sentons de plus en plus encerclés et saisis par ce monde physique que nous prétendons
dominer et englober dans le champ de notre savoir. Car le savoir du monde appelle aussi une pensée de
notre rapport au monde. Et ce rapport ne pourra être pensé que si nous élucidons la question du lieu et du
temps. Car être face au monde, en regard du monde et regardant le monde, est être ici et maintenant dans
le monde. La question essentielle ici sera donc de définir les modalités de notre rapport au monde.

L'expérience originaire du monde est celle d'un encerclement. Le monde nous entoure et levant les yeux,
nous constatons que les cieux s'étendent de toute part au-delà de notre portée. L'image première qui vient
à l'esprit est celle d'une voûte qui englobe toutes choses terrestres. Cette métaphore architecturale inverse
sans doute l'expérience concrète des hommes : c'est à l'imitation du ciel que les hommes conçurent la
voûte. Ce que l'homme jeune encore éprouve est l'éblouissement et le vertige : éblouissement du regard
tendu vers le soleil, vertige de la contemplation des astres nocturnes qui, sans cesse, naissent et meurent
au gré des jours, et accomplissent nuit après nuit leur révolution autour d'un seul astre immobile... la Terre.
Mais chaque année voit la révolution accomplie et les étoiles apparaissent à la place exacte qu'ils avaient
quitté l'année précédente. Sur ce fond astral l'astre nocturne, les planètes, accomplissent leurs cycles,
apparaissant et disparaissant à mesure, selon un rythme immuable depuis l'infini des temps. Aveuglant, le
soleil déploie sa lumière, nous donnant chaleur et vie, et nul ne peut soutenir son regard sous peine de
plonger éternellement dans la nuit. Lui aussi s'allume et s'éteint à mesure, s'abîmant dans les eaux ou
disparaissant dans ce gouffre inconnu, à l'horizon... L'éveil de l'homme ressemble à l'effroi de ce prisonnier
d'une caverne voyant les ténèbres s'étendre autour de lui sans qu'il puisse en mesurer la portée.
L'encerclement par les parois du Monde constitue ainsi l'expérience originaire de la physis. Et sur ces
parois, se détachent les Choses, multiformes et mouvantes.

l'Horizon du monde.
Eveil. Le monde nous entoure. L'horizon nous entoure : face à nous, la vue porte au loin, et va à la
rencontre du monde. Ecartant les bras, nous saisissons l'ampleur de l'univers. Et derrière nous, le néant :
nous ne voyons rien, si nous restons immobile, et de l'arrière tout peut surgir et nous anéantir. Arrière est
la menace. Tandis que face à notre regard, nous saisissons le fruit, la proie, et nous parcourons le sol que
nous foulons. Devant, se trouve peut-être la menace aussi, mais celle-là, nous pouvons la conjurer, à la
force de la main, et à défaut, par la puissance du verbe. Car ce que nous voyons et discernons, nous
nommons, nous le dé-signons. Le signe est le mot, en lui-même, et le mot désigne, comme nous le faisons
lorsque on tend le doigt vers le fruit convoité. Le Son est signe et le signe se porte sur la Chose désignée,
et le mot n'est qu'en raison de la coprésence de la Chose et du Son qui tissent une relation intime dont la
trame est le Sens. Le monde nous entoure et nous le designons, c'est-à-dire nous le délimitons. Portons
notre regard, et portons notre voix pour proférer le Son qui convient (vient avec) à la Chose.

La Chose se détache, parce qu'elle s'est offerte à notre regard et le regard ne peut qu'accepter. La Chose
surgit de l'horizon du monde, elle fait face, comme menace, ou proie, ou outil, ou miroir. Dans tous les cas,
elle constitue - dans la mesure où notre conscience est portée sur elle - un objet, dont les limites sont
tracées. La parole qui désigne cet être que nous regardons et dont nous pouvons penser, par le fait même
qu'il nous apparaît, qu'il s'agit là d'une chose effective, réelle, d'une chose étant en train d'être, trace la
limite entre cet étant et le monde qui l'entoure. Mais notre regard ne rencontre en fait que cette limite,
frontière infinitésimale entre l'être et le non-être : la chose qui s'offre ainsi ne laisse saisir que son
apparence qui se détache sur le fond indifférencié de l'horizon du monde tandis que l'être de cet objet nous
reste inconnu tant que la parole se montre incapable de le désigner avec certitude. La pensée de cette
désignation nous mène à un problème central de la philosophie, celui de la vérité. On peut certes
concevoir la vérité comme l'adéquation de la désignation - en l'occurrence une description, une succession
d'énoncés prédicatifs à propos de la chose (la Chose est...) - à la réalité en soi (note 4) . Mais dans la
mesure où cette dernière ne se laisse pas saisir comme être mais seulement comme étant, la vérité,
conçue comme adéquation entre le dire et ce-dont-on-dit, nous reste (provisoirement) indécidable. Il nous
reste que la possibilité de percevoir et de désigner cette surface de la chose : l'étant ou, pour employer un
terme plus classique, le phénomène.

Au phénomène correspond donc une notion, un dire ramassé en un concept, sens qui convient à la
chose... Or ce que nous pouvons vivre quotidiennement nous oblige d'écarter l'idée d'une relation obligée
entre le concept et la chose. En effet, le concept peut précéder l'effectivité de la chose, sinon il nous serait
impossible de concevoir un projet quel qu'il soit. L'artisan qui se saisit du bois brut pour en tirer une table
conçoit la table, comme projet, avant l'effectivité de ce meuble comme chose réelle. Le concept table peut
légitimement revendiquer son être indépendemment de la réalité matérielle. Et le lieu d'émergence de cet
être-concept n'est autre que le logos. Nous sommes de nouveau en présence des deux pôles du discours
philosophique : d'une part l'être, qui se manifeste comme étant et d'autre part, le logos, lieu d'émergence
du concept. Le logos se déploie - on le sait - au sein du disant, du Dasein. Face à la chose se trouve donc
celui qui dit, qui est au monde. Mais lorsque la chose elle-même est rejetée à l'horizon, que se passe-t-il?

Lorsque nous contemplons et désignons d'un mot - physis - la totalité de ce monde étant en train d'être
nous ne pouvons qu'embrasser de notre regard l'horizon, limite absolue au delà duquel nous ne voyons
rien. L'horizon encercle donc la Totalité. Qu'est-il possible de désigner lorsque nous portons notre regard
sur la Totalité, rejetant toute chose dans l'indifférencié de l'horizon ? La totalité elle-même répondra-t-on, le
monde, le cosmos, le Tout, la physis... Certes, mais encore, , est-il possible d'embrasser d'un seul regard
la totalité des étants? Faisons l'expérience et regardons sans regarder, voyons, laissant notre regard
couler à la surface des choses sans porter notre attention sur telle chose particulière, sur tel étant. Nous
constatons rapidement que cela nous est guère possible.

Nous connaissons tous l'expérience classique en psychologie de la forme (Gestalt-psychologie) qui


consiste à distinguer tour-à-tour dans une image ambiguë la représentation d'un vase ou d'un profil de
visage , ou dans un autre dessin, lapin ou canard... A chaque instant nous voyons le dessin, ou plus
exactement, nous l'interprétons comme celui d'un canard ou d'un lapin. Jamais des deux animaux à la fois.
Un cube inséré dans une trame géométrique nous apparaît creux ou plein selon que l'on interprète telle
face comme étant à l'avant-plan ou à l'arrière-plan. Le regard - et la conscience - ne peut que rejeter à
l'horizon ce que nous ne regardons pas et ne peut s'empêcher de regarder. Ainsi toute tentative de saisir
dans un même regard la totalité du monde revient, dans la mesure où doit subsister un horizon à l'avant-
plan duquel se trouve la totalité (la physis), à rejeter à l'horizon soit le néant soit l'être. Or, le néant ne
pouvant, par définition, faire l'objet d'un rejet, nous ne pouvons considérer que seul l'Etre, comme
indifférentié, se retrouve à l'arrière plan et constitue donc l'horizon du monde.

Dès lors, nous devrons accepter l'impossibilité de saisir l'être du regard et ne pouvoir ne considérer dans
notre contemplation de la physis que cette surface phénoménale des étants qui s'offrent, comme élément
de la totalité, à notre regard. Ce qui nous conduit à admettre que l'étant est le seul mode de manifestation
de l'être. Ce dernier ne pourrait jamais se dévoiler comme tel (en tant qu'Etre indifférencié) mais seulement
en tant qu'être de tel étant, son mode l'être étant une retractation qui en fait constitue l'apparaître de l'être
dans l'étant. Mais si l'être se manifeste comme étant, c'est-à-dire se laisse voir dans le retrait perceptible
dans le phénomène, nous devrions peut-être chercher ailleurs l'être de la totalité du monde. La physis peut
fort bien être considéré comme la totalité des phénomènes, mais plus que la simple somme de ce qui
apparaît effectivement sous notre regard, on pourrait penser la physis comme la totalité des phénomènes
possibles, c'est-à-dire susceptibles d'être perçus, désignés et décrits. La physis pris dans sa globalité
devient donc le phénomène en soi, qui se trouve être totalement indifférencié, étant donné que nous ne
pouvons assimiler un phénomène potentiel (peut-être non encore découvert) au phénomène effectif, au fait
qui se manifeste toujours comme étant différentié. Sous le regard s'étend le monde et l'horizon de ce
monde, rejeté à l'arrière plan, se trouve donc être tous les possibles, le phénomène pris, non pas en tant
qu'il est effectivement observé, mais comme potentialité.

Le rapport de la Totalité du Monde, de la Physis, à ce non-encore-découvert est-il assimilable au rapport


unissant l'étant à son être ? L'affirmer revient à dire que l'être de la physis est le phénomène, dans la
mesure où faisant abstraction de toute détermination - qui se manifeste comme étant - nous nous trouvons
face au phénomène dans le sens le plus général du terme, comme étant non encore présent à notre
regard. Le néant? Par nature ce qui n'est pas ne peut être mis sous le regard. Dès lors seul l'Etre pourrait
convenir. Or, à considérer l'horizon comme l'ultime et seule limite à la physis, nous ne pourrons distinguer
la physis que de ce non-encore-perçu qui s'étend au-delà de l'horizon. Sans revenir à la contemplation
aporétique du néant, nous ouvrons un autre chemin laissé encore en friche : la pensée du temps. En effet,
à considérer le possible comme catégorie susceptible d'être, nous introduisons dans notre devisement du
monde le devenir jusqu'ici laissé de côté. Penser le temps revient pour nous à penser notre présence au
monde par rapport à ce qui fut mais n'est plus et à ce qui n'est pas encore, de sorte que considérer l'être-
du-monde comme étant la totalité du possible, comme phénomène indifférencié susceptible d'être perçu,
est en fin de compte rejeter hors du présent le possible comme non-encore-être. L'Etre est-il encore
pensable dans ces conditions? La question reste ici en suspens et peut être formulée plutôt en ces termes
: Dans la mesure où le monde n'est pour nous que la totalité des étants, que devons-nous mettre à l'avant-
plan de notre conscience pour le rejeter à l'horizon ?

Nous avons donc pensé ici le phénomène indifférencié comme la totalité des possible et l'au-delà de la
limite de notre regard. Cet au-delà peut consituer l'être de la physis pris dans sa totalité puisque sa
contemplation - la mise en évidence, sous le regard, du Monde - ne peut rejeter à l'arrière plan que cette
indifférentiation qui est, tant qu'il ne se manifeste pas dans le fait (et par là se montre sous notre regard) le
phénomène en soi, pris en dehors de toute concrétude, de toute détermination. L'être de la physis devient
donc le phénomène. Mais l'être du phénomène ? Répondre à cette question est dire en d'autres termes ce
qui est en retrait lorsque nous considérons tel phénomène. Nous avons dit : l'être, dont le retrait se
manifeste par l'étant. Nous assimilons ici le phénomène à l'étant. Mais si le phénomène est ce qui se
dévoile sous notre regard, l'étant est aussi ce qui est - pour l'instant - hors de notre regard. Ce qui est en
retrait lorsque nous considérons tel étant, tel phénomène, n'est pas seulement l'être, c'est aussi le reste du
Monde. A considérer le monde dans sa totalité, nous rélégons à l'arrière son être, qui est phénomène en
soi, indifférencié. Nous avons pu cerner jusqu'à présent des déterminations particulières de l'Etre : la
Physis (ensemble des étants), le Phénomène (comme être-de-la-physis), l'Etre-de-l'Etant. Mais jusqu'à
présent l'Etre en tant que lui-même nous reste hors du regard.

le regard et le corps.
Mais il est une autre limite à ce monde. Le regard que nous avons porté jusqu'ici est une extériorisation de
notre conscience, qui se porte vers ce qui est autre que nous. Il nous reste à penser notre être-au-monde
en commençant précisément par le lieu d'où nous contemplons le monde.

Avançons. La terre que nous foulons se déplace, ce qui était devant disparaît à l'arrière, si nous nous dés-
orientons, la terre étendue que nous voyons se meut et nous en sommes le centre. Toujours nous faisons
face, toujours, nous tournons le dos, toujours nous nous dressons. De la terre aux cieux est une verticale
qui nous traverse et qui n'est autre que nous. Verticale, horizontale, et regard porté sur l'avant et dont les
limites sont marquées par nos bras étendus. Ainsi saisissons-nous le monde, qui est cercle, qui est sphère
et dont nous sommes le centre. Ainsi dressons nous l'axe du monde, ainsi délimitons nous les frontières
qui séparent ce qui est de ne qui n'est plus. Avançant, nous voyons s'écouler le monde de l'être au néant.
La mince frontière qui sépare les deux régions de la totalité, l'être et le non-être, est-elle autre que le
présent, que nous-mêmes, au centre de notre monde? Pourtant ce qui vient de s'évanouir n'est pas
anéanti, seule la présence immédiate, phénoménale, n'est plus et si nous nous retournons, dans l'espace,
nous revoyons ce qui a disparu.

Paraître/disparaître n'est pas la même chose que être/ne pas être. Quelques années suffisent pour que le
petit d'homme sache que l'absence n'est pas le néant. Et ce qui lui permet d'établir cette distinction
essentielle est cette trace que l'Etre laisse en nous - le souvenir - qui empêche le monde de se déliter au
cours du temps. L'arbre duquel je m'éloigne et et quitte des yeux ne se trouve plus face à notre regard. Je
pourrais le considérer comme anéanti, mais il reste présent comme souvenir et, de la sorte, participe
encore de notre monde. En détournant le regard, je sais, et ce savoir est tellement ancré dans l'expérience
quotidienne qu'il devient une évidence, que je n'abolis pas du même mouvement ce qui fut regardé. Cette
permanence de cet étant, je puis la vérifier en revenant à mon point initial. L'arbre est là, dressé vers la
lumière. Cette conscience de la persistance de l'être n'est pas naturelle : il faut quelques années à l'enfant
pour qu'il se rende compte que le jouet caché sous un voile n'est pas anéanti et qu'il puisse ainsi le
retrouver en soulevant le voile. Le souvenir lie le présent au passé mais à lui seul, il n'est pas une garantie
de la permanence. Le deuil est - comme expérience commune à tous - révélateur de la tension qui se
manifeste entre le rappel à la mémoire et l'anéantissement de l'être cher. Celui qui quitte la vie, nous quitte
à jamais en même temps, pourtant sa mémoire nous affirme sa présence passée. Nous savons qu'il fut là,
mais aussi qu'il n'est plus. L'expérience du deuil, de la disparition irréversible de ce qui fut à l'horizon
quotidien de notre vie - et cela se réfère autant à la mort du familier qu'à la perte d'un objet possédé -
établit la distance entre l'absence provisoire et l'anéantissement irréversible.

L'objet éloigné, transitoirement, reste présent au monde, nous le savons présent dès lors que nous
apprenons à discerner la disparition purement phénoménale de l'anéantissement ontique. Le deuil est
l'expérience vécue de cet anéantissement, il est la conscience, douloureuse dans la mesure où il nous met
face à la finitude de notre destin, de l'irréversibilité du devenir. L'être, objet ou personne, qui quitte le
monde est effectivement un être définitivement perdu au monde dans la mesure où ce qui fait son être -
(on pourrait dire sa "quiddité") - est dissoute dans la totalité de la physis. Nous savons que la totalité des
atomes qui constituent le corps reste présent au monde mais une composante essentielle de l'être a
disparu : la forme, c'est-à-dire cette structure relationnelle qui unifie l'être et le rend présent au monde
comme étant. La mort - ou la destruction - se manifeste donc par la dé-structuration de l'étant que nous ne
pouvons plus dissocier de son horizon. L'arbre que j'ai quitté il y a peu, a disparu, frappé par la foudre,
carbonisé dans l'incendie qui ravagea la forêt, dévoré par les sauterelles, vaincu par la mort ... il n'est plus,
comme arbre, mais est encore comme cendres, poussière, pourriture, humus... mais n'est plus arbre dans
la simple mesure où la forme, qui le délimite comme arbre, n'est plus. Pourtant sa trace subsiste. Je le sais
arbre jusqu'à une date récente.

Le souvenir est la trace - subsistante en moi - de l'être disparu. Pourtant, le souvenir que j'évoque de
l'arbre disparu ne peut, dans ce cas précis, s'identifier à la mémoire de l'arbre que je venais de quitter,
certain, avant d'apprendre sa destruction, de pouvoir le retrouver. Une connaissance neuve s'y est
associée et en modifie profondément la nature. Elle devient connaissance d'une non-présence définitive au
monde, celle d'un absence soudaine qui, parce qu'elle est récente, nous apparaît encore étrange et non
constitutive de l'Etre. Et cette connaissance nous renvoie à la finitude de notre propre destin, à la fragilité
de l'être qui ne tient au monde que par un réseau de forces qui lui sont, en définitive, étrangères et par
cette étrangeté, d'une fragilité extrême. Nous pourrions voir dans la cohésion trompeuse de l'étant que le
résultat d'une pression externe, d'un complexe de déterminations qui institue la forme comme modalité de
présence au monde. Que ces déterminations paraissent être partie intégrante de l'étant ne change pas
fondamentalement les données du problème, pour autant que l'on garde à l'esprit la nature atomique de la
matière. Cette dernière se présente - pour l'atomisme antique (celui de Démocrite par exemple) comme un
mixte de vide et de plein. Si l'atomiste démocritéen était une réponse purement métaphysique - et intuitive
- au problème posé par la contiguïté de l'Etre et du Néant (expliquant par le mouvement et les
transformations des étants, résolvant transitoirement les apories de l'ontologie parménidienne), l'atomisme
moderne - la physique quantique - abolit les catégories métaphysiques héritées de Aristote, pour abolir les
frontières entre l'existant et le non-existant, entre la matière et sa cause, entre l'énergie et la masse, entre
le temps et l'espace pour penser le devenir en termes de probabilité plus qu'en termes de déterminations
causales. On peut dire que deux problèmes agitent la physique contemporaine : d'une part celui d'une
unification des forces de cohésion de la matière et d'autre part celui des relations entre l'ordre - la
structure, la différentiation - et le chaos.

Cette dernière question sous-tend actuellement toute la pensée du temps, du devenir et met en jeu la
quasi-totalité de la cosmologie. Il n'empêche que, en dépit de l'interaction étroite qui relie la matière à
l'énergie, les forces fondamentales (gravitationnelle, électromagnétique, interaction nucléaire forte et faible
) qui assurent la cohésion de la matière ne sont pas rigoureusement identifiables aux objets sur lequelles
elles s'exercent. Cependant, à l'échelle quantique, ces objets ne se laissent plus saisir comme tels : on
peut certes les décrire mathématiquement comme des "fonction d'ondes", mais une fonction mathématique
est plus un mode de représentation qui relève du logos, qu'un objet pris dans sa concrétude. En définitive
la matière se présente à l'observateur comme une manifestation purement énergétique, un "paquet
d'ondes", et ne se manifeste sous cette forme qu'en présence de l'observateur. En soi, nul ne peut dire ce
qu'est - indépendemment de toute observation - la matière et il n'est pas interdit de le penser comme non-
être, faisant ainsi de l'observateur, et conséquemment, du Logos, le seul être.

Le non-être (que nous prendrons soin, ici, de ne pas identifier au Néant) peut être décrit plus exactement,
comme une certaine probabilité d'être à tel lieu, à tel instant, aux yeux (aux instruments d'observation) de
l'observateur. Ainsi nous ne pouvons plus parler l'être-en-soi mais d'être-possible qui n'acquiert une
effectivité - comme étant - qu'à la faveur et à la suite d'une observation. Il n'est effectif que comme
phénomène et le regard devient donc une condition nécessaire à l'émergence de l'être au sein de la
physis. En identifiant l'être-en-soi à une simple potentialité nous semblons abolir toute distinction
fondamentale entre l'Etre et le Néant. En fait nous établissons au contraire une distinction essentielle
autant entre l'être-possible et le Néant qu'entre l'être-possible et l'étant, devenu seul être-effectif
observable (c'est-à-dire pur phénomène). Mais dès lors où peut-on situer l'Etre? L'étant n'acquiert son
effectivité qu'à la faveur du regard, l'être-possible quoique non encore effectif se différentie radicalement
du néant précisément par son caractère potentiel, c'est-à-dire par le fait qu'il nous est possible, de
l'observer. Dès lors, dans la mesure où l'étant est la concrétisation observée d'un être-possible qui n'est
que parce qu'il trouve son lieu sous le regard attentif, nous sommes tentés de déplacer le lieu d'émergence
de l'Etre vers le Logos.

Nous devrons ici repenser les rapports entre le Logos et l'Etre. Le regard est nécessairement distinction,
délimitation de l'étant considéré par rapport à son horizon. La monstration de l'étant n'est complète que
lorsque est accomplie la désignation. La conscience humaine associe le signe au phénomène, conférant
ainsi un sens à ce qui est vu. La connaissance du phénomène est une élucidation de son être à travers un
discours explicatif, délimitation des composantes du phénomènes, délimitation du lieu et du temps
propices à son apparition, délimitation qui prend la forme d'une recherche et d'une élucidation causales.
Ainsi l'adéquation du discours au phénomène, de ce qui est dit à ce dont on dit, devient la condition
nécessaire au déploiement du phénomène dans sa vérité, c'est-à-dire au dévoilement de l'être dans le
phénomène. Mais le lieu de ce déploiement n'est plus, à vrai dire, identique au lieu d'apparition du
phénomène. C'est dans le logos et par le logos que l'Etre vient au monde. Hors du regard humain, hors de
toute parole, le monde n'est qu'un chaos indifférencié, un phénomène en puissance plus qu'en acte, une
totalité que seul le regard humain pourra ordonner et élucider. Est-ce dire que les choses ne sont pas hors
du regard de l'homme? La question prend tout son sens si l'on pense que cette identification du Logos à
l'Etre, qui pourrait bien être l'aboutissement de notre démarche, nous conduit à reposer le sens du monde.
Nous avons constaté que le Logos pouvait tout aussi bien compris comme le Sens originaire du monde
que celui qui est conféré aux phénomènes par l'homme. A vrai dire, à l'aube de la pensée humaine, le
Logos reste dans une indétermination quasi totale : on peut y associer le concept de mot, de parole
contingente et particulière tout comme y lui attribuer le rôle dévolu à Dieu. Nous avons rejeté
l'interprétation strictement théologique du Logos sans considérer jusqu'à présent un problème posé par
l'identification de l'Etre au Logos. Si nous identifions l'Etre au Logos nous perdons toute explication de
l'antériorité du monde : comment le monde peut-il être en dehors, et antérieurement, au déploiement du
logos humain? Faut-il dès lors dire que le Logos est, contrairement à ce que nous avions pensé, le sens
originaire du monde?

l'enracinement et la finitude.
L'obstacle que nous rencontrons réside dans le fait que l'Etre n'émerge véritablement à la conscience
humaine que dans le Logos. Si l'Etre reste le fondement de Tout, nous entrerions ici dans une aporie, dans
la mesure où le Logos, à moins qu'il ne soit identifiable à une Volonté primordiale (revenant ainsi à une
conception téléologique - donc créationniste - du monde), ne peut se déployer qu'en l'Homme. La solution
pourrait être recherchée dans l'analyse de la structure ontologique du Logos. Dans son indétermination,
signe et sens se confondent en Logos où la distance entre le phénomène (morphème), et son Etre (le
Sens) se réduit à néant. Or, seul l'Etre peut être identifié ainsi à lui-même. Dès lors une identité entre l'Etre
et le Logos devient plausible. Est-elle réellement? L'analyse plus fine du concept LOGOS devient
nécessaire : un morphème est manifesté - comme phénomène signifiant - dans le monde. Il ne peut
acquérir son sens qu'à la faveur d'une médiation entre le morphème, le sens, et ce dont-il-est-dit. Ce dont-
il-est-dit étant nécessairement un complexe de phénomènes accesible à la conscience humaine. Ce qui
unifie le logos à l'être est cette médiation dont le lieu tout autant que l'instrument est la conscience
humaine. Autant cette médiation, cette mesure du phénomène qui est établissement d'une relation
d'adéquation (ou constat d'une non-adéquation) entre le phénomène et ce dont-on-en-dit qui devient, à la
mesure de l'émergence logique de l'Etre, une Vérité (donc le lieu du dévoilement de l'Etre), que
l'instrument de cette médiation est désignée par le Grec par le même terme : LOGOS, traduit dans cette
acception par Raison. Cette identification de la raison à la parole permet au Grec de rendre compte de
l'interpénétration, en un même lieu, la conscience humaine, de la parole et de l'Etre.

Mais à ce moment se repose cette question essentielle : hors la raison, est-il un Etre? Le monde est-il
sans la conscience humaine ?

Nous avons vu ici se dessiner les linéaments d'une conception anthropique (et même anthropocentrique)
de l'Univers qui ne se déploie comme phénomènes que dans les limites humaines de la conscience. Sous
sa forme actuelle, le principe anthropique consiste à une identification des causes premières du Monde (ou
plus exactemements des phénomènes premiers de l'Univers naissant) comme les conditions nécessaires
à l'émergence du produit final (l'homme). On ne pourrait savoir plus sur l'Univers. En fait le principe
anthropique délimite l'horizon du monde comme une limite au-delà duquel il n'y a rien parce que nous ne
pouvons, à l'heure actuelle, y percevoir quelque chose ou en inférer l'existence de ce qui est ici et
maintenant. A terme, ce principe pourrait nous conduire à une forme moderne de berkeleyisme où le
monde est considéré comme pur produit de l'entendement humain.

Or, une réalité existentielle doit être pensée : c'est l'enracinement au monde. La conscience humaine, les
facultés perceptives, tout comme les facultés cognitives possèdent leurs limites qui sont déterminées par
les conditions matérielles de leur mise en oeuvre. L'homme ne perçoit qu'un champ limité du réel et cette
limite résulte de la participation intime de l'organisme humain à son milieu. D'un autre côté cet
enracinement de l'homme dans le monde permet seule la connaissance que nous avons du monde. Elle
est une porte ouverte sur la physis. Nous faisons partie du monde et pourtant nous en sommes extérieurs.
La conclusion de ce constat trop simple pour être évident est que l'on peut distinguer deux régions de
notre être : un être-au-monde matériel, physique, concret et un être-face-au-monde. Or cette deuxième
région de l'Etre-là (note 5) qui - en tant que région particulière - relève uniquement du Logos (note 6)et
engloberait l'Etre-du-monde, la réalité concrète, physique, existentielle et temporalisée de l'Etre-là et le
constituerait comme produit de la physis. Cela nous conduit à une sorte de dualisme, séparant le Logos,
devenu entité contemplatrice, détachée des contingences matérielles et historiques, d'un être concret,
purement phénoménal, existence pure, jouet passif des circonstances externes. Ce dualisme ne peut-être
pris en compte tel quel en raison de son caractère outrancièrement réducteur : en effet il néglige
totalement une région du monde commune au Logos et à l'Etre-du-Monde, cette région où agit l'être-face-
au-monde s'enracinant par son action dans le réel, est l'intersubjectivité. Ce lieu peut être représenté par
l'Agora grecque, non pas dans sa concrétude matérielle, celle d'une place publique propice aux échanges
et aux discours, mais dans sa signification ontologique. L'intersubjectivité est le lieu du déploiement du
Logos dans le monde, et le canal privilégié de l'enracinement du logos dans le devenir existentiel des
hommes.

L'enracinement dans le monde introduit l'homme à une prise de conscience essentielle : celle d'une
coexistence quasi monstrueuse entre l'Etre comme présence au monde, et le Néant comme destin et
absence terminale de l'Etre. L'homme se voit comme point de convergence entre entre le Logos -
déploiement infini du déploiement de l'Etre - et le Monde mais la réalité de cette convergence - l'entend par
là réalité existentielle - oppose une limite infranchissable au déploiement du logos, cette limite est la
finitude de l'être humain. Parce que l'homme est fini il ne peut percevoir qu'un univers clos, un monde fini,
hors duquel seule l'indétermination du non-encore-perçu est. Mais la finitude de l'homme n'est pas
seulement celle de l'Univers.

La mort (ou la destruction) repose comme fondamentale la question de notre rapport au monde. Nous
savons que nous ne sommes pas depuis l'éternité et que notre destin est l'anéantissement par la perte de
la forme. Dès lors il nous appartient de nous acheminer vers la conscience de la finitude du monde. Que
voyons-nous du monde, à partir de notre lieu de présence? Un horizon, au-delà du quel rien est. Et ce qui
constitue notre monde, surgi du néant et qui prend - face au Néant - la forme d'une totalité infiniment
complexe qui nous englobe, nous délimitant par le jeu des interactions physico-biologiques comme être-là,
nous apparaît transitoire. Certes, en sa totalité, et comprenant ce champ illimité du non-encore-perçu, le
monde est et sera pour l'éternité mais sa forme qui apparaît à notre regard et qui constitue, dans son
infinie complexité, la limite de notre être (notre forme constituant la frontière du monde) n'est en définitive
pas plus cohérente que la nôtre est dans l'instant qui précède notre mort. Quelque soit le temps qui nous
sépare de notre fin, nous savons infime, à l'échelle de la totalité, ce temps de grâce qui nous est donné.
Mais l'horizon de notre monde nous apprend que lui aussi, en dépit de l'immuabilité de l'être, est
infinitésimalement proche de sa fin. En fait et le monde et nous-mêmes partageons le même destin, celui
d'une finitude inéluctable. Et si nous mourrons au monde, le monde mourra lui aussi, ou plus exactement :
il se meurt à chaque instant. Mais à quoi meurt le monde? Nous savons que nous mourrons à chaque
instant au monde, seul le logos recueilli par les hommes futurs nous survivra, constituant comme trace
matérielle de notre existence le fondement d'un logos nouveau. Le monde, lui, se meurt à lui-même,
unissant en son être, dans la multitude infinie des phénomènes, l'Etre et le Néant dans un devenir cyclique
qui ne prendra fin qu'au moment où toute trace du Logos sera effacée.

feu et logos

notes
1 : voir à ce propos, et sur les tabous relatifs à l'extraction des métaux : Mircéa Eliade dans "Forgerons et
Alchimistes", Paris: Flammarion, collect. Champs.

2 : Diogène Laërce, du IIme siècle de notre ère, originaire de Cilicie, nous laisse un ouvrage intitulé "vie et
sentences des philosophes les plus illustres" qui constitue sans doute une des premières vues d'ensemble
de la philosophie grecque. Malgré les renseignements précieux et les citations qu'il renferme, cet ouvrage
qui nous est parvenu altéré et mutilé, témoigne d'un sens critique peu affiné : Diogène de Laërte se
contentant de compiler des on-dits.

3 : Diogène Laërce. IX. cité in Les penseurs Grecs avant Socrate, op.cit. p. 82.

4 : Il s'agit bien entendu ici de la définition aristotélicienne de la vérité.

5 : Le Dasein heideggerien, l'homme en tant qu'il est au monde, qu'il en saisit le sens et l'interprète.

6 : Ce qui ne veut pas dire que l'Etre-face-au-monde peut être dissocié de l'Etre-du-monde.

retour au sommaire

© P. Deramaix, 1997

les chemins de la pensée - retour - palimpsestes - home page


The Wayback Machine - https://web.archive.org/web/20110607013327/http://membres.multimania.fr:80/patde…

sur quelques fragments de Héraclite (5)


P. Deramaix

retour au sommaire
chapitre précédent
chapitre suivant

5 .du feu et du logos

économie du feu
Le fragment 90 (Diels) traduit par Axelos dit :

tout s'échange contre le feu et le feu contre tout, comme l'or contre les marchandises et les
marchandises contre l'or.

Dans ses fragments "physiques", Héraclite décrit un monde en turbulence où le feu "toujours vivant"
semble régir les transformations des éléments. Le chiasme du fragment 90 indique une similitude
structurelle entre le feu et l'or. Certes la parenté est aussi d'ordre symbolique : l'un et l'autre se rapportent à
l'astre solaire, donnant chaleur ou lumière. On sait que, pour l'homme antique, l'or exprime la perfection de
la maturation des métaux vivants ; inaltérable, il est, en Occident du moins, pris pour étalon de la valeur
marchande. Tout s'échange contre l'or. Mais quel rapport peut se dessiner entre le feu et l'or? Le feu est le
principe vivant de l'univers, il est la cause première des mouvements anime les éléments, il se trouve à
l'origine de la genèse des étants : "revirements du feu : d'abord mer, et de la mer moitié terre, l'autre moitié
ouragan... "; "le feu vit la mort de la terre et l'air vit la mort du feu et la terre celle de l'eau". Circularité du
monde, circularité du temps du monde. L'univers : devenir éternel, perpétuel mouvement, cercle clos de
notre destin. Pourtant de ce monde en fusion, émerge le logos, émerge le savoir, émerge
l'ordonnancement du monde habité. Examinons les deux pôles du premier chiasma : le tout, la totalité des
étants, la physis s'échange contre le feu. Le feu apparaît ici comme l'indifférencié, contre lequel peu
s'échanger n'importe quoi. Mais ce tout peut être tout aussi bien l'ensemble des étants, la matière
quelconque, brute, indifférenciée que le cosmos différencié, se déployant à notre regard en un monde
ordonné selon le Logos.

Le dualisme TOUT - FEU devient une relation ternaire :

COSMOS - PHYSIS

feu

ou en d'autres termes qui expriment la médiation, par le feu, de l'ordre et du chaos, du différentié (élément,
étant, phénomène, monde) de l'indifférencié (matière brute, totalité):

ORDRE - DESORDRE

FEU

Si nous considérons que la structure du monde ordonné, le cosmos, est - comme nous l'avons dit en
commentant le fragment premier - un ordonnancement de la physis selon le logos : les triades se complètent
ainsi :

physis - cosmos

logos

feu

ordre - chaos

Diogène Laërce commente la physique héraclitéenne en ces termes :

"Toutes choses deviennent par opposition et tout coule comme un fleuve. La totalité est divisée et
le cosmos est un. Il est né du feu et s'embrase de nouveau selon certaines périodes.... Celui des
contraires qui conduit à la naissance est appelé guerre et discorde, celui qui conduit à
l'embrasement concorde et paix ; le changement est chemin vers le haut et le bas, constituant le
devenir de l'Univers. Car le feu en se condensant se liquéfie, se rassemblant il devient eau ; l'eau
en se solidifiant se mue en terre, - c'est le chemin vers le bas. En sens inverse, la terre se liquéfie
de nouveau, et elle naît d'eau, et de l'eau tout le reste ; car il rapporte pour ainsi dire tout à
l'exhalaison qui se dégage de la mer - c'est le chemin vers le haut. Les exhalaisons se dégagent
aussi bien de la terre que de la mer, lumineuses et pures, ténébreuses les autres. Le feu s'accroît
des exhalaisons lumineuses, tout l'humide des autres. Quant à l'englobant, il n'explique pas ce
qu'il est"

Bien que la physique héraclitéenne ne puisse être assimilée à la cosmologie d'Empédocle, on remarque
cependant que les quatre éléments que des rapports encore ambigus de transformation et d'opposition
relient apparaissent dans l'univers du philosophe d'Ephèse. Pourtant une opposition claire se dessine chez
Héraclite entre l'indifférencié, le fluide, l'aérien - comme l'air , l'eau, l'ouragan - et le différencié, le solide, le
pesant et le puissant comme la terre et le feu. D'après Diogène Laërce, Héraclite dessine deux
mouvements : une condensation et une solidification du feu qui devient eau puis terre et une exhalaison,
venant de la mer et de la terre, qui, lorsqu'elle est sèche, produit la matière ignée, le feu, et lorsqu'elle est
humide, produit ouragan, nuées, brouillards. Se concrétisant en tout, le feu devient substance du monde,
principe originaire, archè.

Le feu joue un rôle ambivalent : force destructrice, il produit l'indifférentié des éléments en devenir. L'ordre
qui régit le monde se voit ainsi constamment remis en question sans que pour autant le cosmos cesse
d'être. Car au même moment, le feu crée la vie ; loin de mener à l'immobilité absolue le feu est, pour
Héraclite, garant du devenir cyclique des êtres. Du feu naît le monde, assure la cohésion et la puissance
des êtres vivants.

De la sorte on peut mieux comprendre la parenté structurale qui unit le feu et le logos. Mais pour cela nous
devons auparavant reconsidérer l'identité qui unit le feu à l'or. L'or est une médiation entre les
marchandises. Il permet d'acheter et de vendre. Le produit de notre labeur, lorsqu'il est vendu, devient or
et cet or nous permet d'acheter ce que nous ne produisons pas. Pourtant l'or et le pain que nous le
boulanger vend n'ont aucune parenté en apparence, de même que rien d'apparente l'or acquis et le
vêtement que le boulanger s'apprête à acheter. Il aura fallu près de vingt siècles de pensée philosophique
et économique pour qu'à l'aube de la révolution industrielle la médiation soit trouvée : ce qui unit le
vêtement à l'or, ce qui, en d'autres termes, fonde la valeur du vêtement est le travail. Dès lors on pourrait
s'interroger sur le rapport entre le travail et d'une part le feu et d'autre part le logos.

Reprenons le schéma structurel du monde héraclitéen :

feu

ordre chaos

cosmos physis

logos

La polarité feu - logos s'établit sur deux plans : le logos se déploie dans le cadre de l'existence humaine ;
le feu régit le monde en dehors de l'humain ; il est un principe cosmique, un donné de la physis tandis que
le logos ne peut se concevoir - du moins si nous écartons l'interprétation "transcendantaliste" du premier
fragment - en absence de l'homme. Le logos est ce qui structure le monde au yeux de l'homme, en
désignant et expliquant les phénomènes. Mais, enraciné dans la physis, l'homme est un corps avant même
d'être conscience. En cela, il participe pleinement du cosmos en en subissant les contraintes de sorte que,
loin d'être contemplation pure de l'univers, sa vie est entièrement dévolue à la conservation de soi. Le
regard qu'il porte sur le monde est celui d'un corps fragile qui se sait fini et qui a conscience de la précarité
de son existence : tout lui est proie, fruit ou menace. Sa résistance acharnée contre l'érosion du temps,
contre les forces de dissolution de l'être, le conduit à aménager le monde, donnant forme à la matière
indifférenciée qui s'offre à lui.

La physis, dans sa concrétude phénoménale, oppose sa pesanteur, sa résistance au vouloir et au désir


humain ; elle manifeste son éloignement et n'offre à l'appétit insatiable de l'homme que la rareté de ses
dons. Parce qu'il conçoit l'oeuvre encore à accomplir, l'homme présent se projette dans l'avenir : son agir,
autant que sa conscience, est intentionalité. Le Dasein se saisit du monde pour l'appréhender, le mesurer,
le transformer : homo sapiens est avant tout homo habilis et homo faber. Le travail est l'agir du logos sur la
physis. Il est donation de forme, in-formation d'une matière appréhendée comme matériau et exploitée en
vue d'un projet utile. Qu'il soit arme ou soc, l'outil constitue la médiation entre la physis et l'humain, corps
enraciné dans le monde et contraint à extraire sa propre substance d'une matière rebelle et pesante avec
lequel l'homme se confronte et trouve ainsi ses limites, qu'il tente sans cesse de franchir.

Le travail humain prend donc la forme d'une conquête autant que d'un aménagement et trace les frontières
de la physis. Se perfectionnant et se multipliant, l'outil constitue autant un rempart qui le protège d'une
nature hostile, qu'une voie d'accès, un instrument d'investigation, un instrument de production, un artifice
simulant les forces naturelles. Dans la technosphère le feu prend immédiatement une place centrale en se
présentant comme moyen. Le feu protège, du froid et des bêtes sauvages. L'usage premier du feu est
sans doute culinaire : cet art manifeste l'humanité de l'homme qui se refuse à consommer les aliments
crus. Ce comportement reflète peut-être un interdit tellement enraciné qu'il devient la forclusion d'une
voracité première qui serait celle d'un charognard ou d'un carnassier. Pourtant, le feu, arme et outil
originaire, introduit dans le monde la violence fondatrice d'une humanité définitivement dé-naturée sans
laquelle l'homme ne serait pas ce qu'il est. Pour cette raison peut-être, le geste mythique fondateur de
l'humanité laborieuse est le rapt prométhéen du feu.

Primitivement don gratuit et aléatoire de la physis, le feu domestiqué devient la première forme d'énergie,
élément central et témoin de l'industrie humaine : l'homo néanderthalis fait jaillir du silex l'étincelle ignée.
Cet acte qui nous semble si élémentaire a pourtant requis une capacité d'association et de
conceptualisation totalement étrangère au monde animal. Deux phénomènes apparemment étrangers sont
mis en rapport comme cause à effet. L'homme qui percute des cailloux ou frotte deux pièces de bois
anticipe l'étincelle qui embrasera l'amas d'herbes sèches. Pour cela, il lui a fallu conceptualiser l'effet avant
même qu'il se présente à son regard. L'homme se fait sapiens en faisant jaillir la flamme du logos dans
son existence. C'est dire la proximité du logos et du feu, proximité assurée par la médiation du travail, de la
pro-duction du phénomène sous l'égide du logos. Mais le travail est surtout production de l'outil,
accumulation de moyens qui formeront petit-à-petit une sphère technique englobant l'homme dé-naturé.

Par le travail dont le premier est la domestication/production du feu, l'homme trans-forme la physis, c'est-
à-dire qu'il in-forme le monde, faisant de la nature inviolée l'image du logos. Ainsi l'homme se fait
producteur de sens dans et par le travail, sens qui se concrétise non seulement dans le discours, mais
surtout dans la technosphère dont il s'entoure. L'artifice, qui joue le rôle d'un interface entre l'homme et la
physis, devient, dans cette perspective, l'image de l'humain autant que le simulacre du monde. Le feu est
l'instrument central de la production technique, il est le noeud qui relie l'homme au monde, parce que seul,
il rend possible la production de l'outil et la consommation de la physis. Pourtant, le feu, s'il relève, dans
les mains de l'homme, de la technè, participe pleinement de la physis dont il est la composante essentielle.
Le feu reste, en dépit de sa domestication, la substance du monde. L'homme ne produit pas le feu, il
l'extrait de la matière et parvient, à force de précautions, à l'entretenir tout en le contrôlant, avant qu'il ne
consume pas tout sur son passage et mette en danger la vie de l'homme. Le rapport que l'homme
entretien avec le feu est traversé de crainte et de vénération, autant que de convoitise.

Le savoir du feu nous ramène pleinement à l'intuition héraclitéenne et à la métaphore du temps joueur, car
ce qui est en jeu ici est l'ouverture du cercle du monde, la conquête de la liberté dans un univers cyclique.
De nombreux siècles seront cependant nécessaires pour que l'intuition héraclitéenne accède pleinement à
la vérité. Le point archimédique de la cosmologie héraclitéenne est le rapport dialectique entre l'ordre et le
chaos. Certes, une telle relation dialectique ne pouvait être manifestée qu'implicitement au 6me siècle
avant notre ère, ce n'est qu'avec la naissance de la thermodynamique moderne, au coeur de la révolution
industrielle, que le feu redeviendra - sous le vocable d'énergie - le médiateur universel et l'organisateur des
forces qui régissent l'univers.

Peut-être il ne sera pas inutile de se référer à la thermodynamique pour saisir l'actualité de Héraclite, mais
aussi pour comprendre quelle distance fut franchie entre la genèse des fragments et leur relecture
(post)hegelienne car nous nous interdirons de prétendre reconstituer la pensée d'Héraclite dans son
intégralité autant que de chercher dans les fragments une quelconque préfiguration de la physique
moderne. Rien ne nous empêche cependant de méditer, en cette fin de siècle, le rapport étroit entre le
logos et le feu si nous savons que la production d'information, c'est-à-dire d'un discours qui prend sens,
requiert avant tout de l'énergie, dans la mesure où elle consiste à diminuer localement l'entropie d'un
système.

Le problème de la dialectique de l'ordre et du chaos nous amène à emprunter deux voies : méditer le sens
d'un monde à la fois organisé et chaotique et rechercher dans le rapport complexe entre l'information et
l'insensé de la matière brute, informelle, ou de l'énergie pure ce qui pourrait être considéré comme la
cause de l'émergence concrète, physique, du logos au sein de la physis. D'autre part, il nous revient de
méditer la dialectique entre un monde enclos dans un temps cyclique, où tout devenir se résume à un
éternel retour, et une liberté existentielle qui nous ramène à la production du sens.

le fragment 90 apparaît de prime abord comme une métaphore : le feu est l'or de la physis, un vecteur
d'échange qui permet de substituer un élément contre un autre, tout comme l'or permet d'échanger les
biens et les services. Mais on ne peut s'empêcher de penser que cette métaphore dit plus qu'elle ne le
veut dire, que le fragment s'avère à proprement parler, en regard de l'époque, génial, c'est-à-dire qu'elle
contient en germe tout le développement de la pensée matérialiste et dialectique du rapport entre la
matière, l'énergie, l'information, le travail et la valeur.

Or c'est une relation intime qui ne peut être comprise que par la médiation des sciences physiques, qui
mettent en évidence les jeux de transformation de l'énergie en matière, et l'opposition entre l'aléatoire, le
désordre, et l'information. Peut-on en toute légitimité, faire appel à des notions modernes telles que
l'entropie, l'enthalpie, la théorie shannonienne de l'information pour éclairer Héraclite. Stricto sensu, on
peut en douter, mais il n'empêche que c'est de la (post)modernité que nous contemplons l'éveil de la
pensée.

Que dit la thermodynamique qui puisse éclairer le philosophe ? La première loi est celle de la conservation
de l'énergie. L'énergie ne disparaît pas, mais elle se manifeste de manière divers comme matière
agissante : immobile, donc pesante, résistante, ou en mouvement, donc agissante, dynamique et active, la
matière reste le vecteur obligé de toute effectivité. L'énergie totale de l'univers reste une constante, une
constante dont la valeur quantitative reste inconnue, dans la mesure où toute la matière de l'univers ne fait
pas (encore) partie du monde connu. De plus, si nous tenons compte des découvertes de Einstein et de la
mécanique quantique, une unité fondamentale existe entre l'énergie et la matière faisant de cette derniere
la forme condensée, effective pour nos corps, donc sensible et phénoménale, de l'énergie.

La deuxième loi de la thermodynamique, qui définit l'entropie et l'irréversibilité de l'évolution spontanée des
systèmes clos vers un état de désordre maximale, donc d'énergie minimale, introduit radicalement une
double rupture dans notre vision du temps. D'une part elle établit la linéarité temporelle, par opposition à la
vision cyclique de l'univers, apparemment enclos dans un éternel retour du même. D'autre part, elle interdit
toute vision isotropique de la temporalité : le temps n'est pas réversible, c'est à dire que l'espace-temps
laplacien, isotropique, dans lequel du lieu, de la masse et de la vitesse de chaque point pouvait se déduire
l'état originaire - toujours susceptible de réapparaitre - d'un système, fait place à un espace anisotropique
dans lequel ce qui est advenu est advenu à jamais, et où le devenir global de l'univers est celui d'une
extinction universelle du feu, d'une immobilisation progressive, d'une perte de l'information, de sens, et
d'une érosion irréversible des structures. De la notion d'entropie on a pu déduire celle de néguentropie, de
production active, d'information, qui requiert un apport d'énergie.

Ce qui permet d'établir un lien étroit entre la notion de travail, comme mise en forme d'une matière
indifférenciée, et celle d'information, de production de sens, d'information que l'on a, assimilé comme étant
une réduction progressive du champ des possibles pour aboutir à une information certaine.

économie du logos
Le fragment 90 met en évidence le rôle du feu comme médiation des échanges physiques, mais il force
aussi l'interrogation sur le lien entre l'or - comme support matériel des échanges économiques - et le logos.
Si nous rapprochons le travail de la donation de sens - de l'in-formation -, nous pouvons saisir de plus près
cette proximité et établir la filiation entre la pensée héraclitéenne et la sophistique.

En examinant ce qui nous reste des fragments de Héraclite, nous devrons passer, en compagnie de K.
Axelos, par la pensée théologique du penseur d'Ephèse. Certes, c'est à travers Diogène Laerce que le
logos héraclitéen se verra divinisé, mais en revenant aux fragments, nous assistons à une désignation de
Dieu comme conjonction dialectique des contraires - du jour et de la nuit, de la guerre et de la paix, de la
satiété et de la faim et le fragment 67 continue ainsi (trad. Axelos) : "il se transforme comme le feu qui,
mélangé d'aromates, reçoit des noms divers, selon l'agrément de chacun"... la désignation de la divinité,
sous le nom de Zeus, ne devient que pure convention masquant, sous l'apparence des diversités
contradictoires, l'unicité de l'être. Lier Dieu au feu cosmique, tel sera la théologie de Héraclite, ce que
Aétius confirme. Pour Héraclite, rapporte-t-il, Dieu est "le feu périodique éternel et que le destin est le
logos qui crée les êtres par la course à double sens" note 1 et pour Hippolyte (qui dans ses Réfutations de
toutes les hérésies, cherche à insérer la pensée de Héraclite dans la perspective de la révélation
chrétienne), Héraclite "dit que le feu est doué de conscience et cause de l'ordonnancement de toute
choses"... pour Héraclite, la foudre gouverne l'univers. Il s'agit bien d'une donation de sens, d'une
structuration dynamique du monde, d'une "thermodynamique", au sens étymologique du terme, comme
expression du pouvoir du feu capable d'in-former et de trans-former l'univers.

La lecture des autres fragments nous amène à une double identification : celle du Logos à l'universalité et
celle de l'universel, l'Un, à la divinité fulgurante, à Zeus, ou à cette Foudre qui "gouverne tout". De là nous
pouvons rapprocher la Foudre - feu cosmique - au Logos, qui régit le savoir humain et donne sens au
monde. La lecture de Axelos garde cependant cette distinction qui interdit de confondre la divinité à la
foudre, cependant, c'est au-delà du paganisme (ou de l'animisme) que nous devrons penser la proximité
entre le logos et le feu, l'un et l'autre sont des principes d'ordonnancement, de donation de sens, de
structuration significative, pour autant que nous prenions soin, en fin de compte, de dégager le feu comme
principe (élément) des manifestations physiques de combustion et d'interpréter le feu héraclitéen comme
énergie - traversant et permettant le devenir des êtres tout en se conservant.

Le Logos divin s'assimile donc à l'énergie. Mais si l'énergie est le vecteur médiatisant la transformation des
choses, l'or, quant à lui, se manifeste, dans l'histoire humaine, comme le vecteur d'échange des biens.
Entre l'or et le logos se dessine une relation que nous devrons élucider, précisément en raison de ce
rapport étroit entre le feu et le logos qui advint à la conscience de Héraclite.

La polarité qui se dessine peut se décrire comme suit : sur le plan cosmique, celui de la physis, le feu est
le médiateur des échanges et de la transformation naturelle des étants, transformations qui échappent au
vouloir et à la liberté humaine et que le philosophe, s'il veut échapper à la fatalité du temps cyclique, doit
interpréter selon le logos commun... sur le plan humain, l'or est le substrat matériel des échanges
économiques, régis selon une convention commune que le philosophe doit élucider, non seulement en
interprétant les phénomènes économiques mais aussi en forgeant, dans le destin collectif des hommes, le
logos commun qui permettra la vie commune, l'émergence du politique. L'or apparait comme un médiateur
conventionnel, dont la matérialité manifeste cependant l'enracinement physique de l'homme qui, pour
mesurer la dépense énergétique du travail, et donc la valeur des biens, doit accomplir le travail d'extraction
de l'or (associé symboliquement au divin, au feu solaire matérialisé et figé dans la terre). Le travail de
l'orpailleur devient ainsi la mesure du travail de chacun. L'or cependant n'est pas une marchandise comme
une autre, il est la "marchandise universelle", celle qui circule indépendemment de sa valeur d'usage, c'est
une marchandise sans valeur d'usage ou plutot celle dont la valeur d'usage est totalement confondue avec
la valeur marchande : ici, comme avec le mot [logos], le signifiant coincide avec le signifié.

La polarité se situe entre les deux Logos - le logos originaire, celle du sens à interpréter, et le logos
conventionnel, celle du sens conventionnel, forgé collectivement par les hommes dans l'espace
d'intersubjectivité, dans l'espace du politique. Ce sera par convention, "naturelle", inconsciente, tacite,
imprégnée de l'idéologique, qu'un logos commun émerge dans l'espace économique assignant, par le jeu
antagonique des intérêts et le jeu de la négociation, une valeur marchande aux biens. Valeur marchande
qui s'autonomisera par rapport à la dépense effective et dépendra de la valeur d'usage, pour autant que
l'économie ne glisse point vers la spéculation pure.

L'économie du logos est aussi une économie du langage : une structure identique se dévoile lorsqu'on
pense les rapports entre le logos, les mots et les choses. Si nous pensons le logos comme les règles
normatives, mais aussi autonomes par rapport aux volontés individuelles, qui régissent le langage, c'est à
dire qui régissent le sens des mots et des phrases, permettant d'une part l'ordonnancement signifiant du
discours et l'échange de la parole, nous voyons que le logos est le médiateur qui permet l'échange des
mots, de la parole, comme l'or permet l'échange des biens. Or phrases et mots, dans leur matérialité, sont
- comme les biens - une réalité physique in-formée, de la matière ouvrée, des sons structurés... le support
matériel de l'information tout comme l'information elle-même est, comme le bien, un produit de l'effort
humain, du travail, qui requiert, du fait même qu'il nécessite un combat contre la mort, la dissolution, le
désordre, l'entropie, une dépense énergétique. Un investissement physiologique qui requiert, pour être
renouvellé jour après jour la consommation et donc une activité économique. Phrases et mots, la parole
manifestée, possèdent une structure, un ordre selon un logos, partagé par tous les locuteurs, et
indépendant de ceux-ci. L'ordre du langage universalise le sens des mots, des phrase en ce qu'elle les
structure selon une convention commune, par le langage (comme ensemble de règles structurales), la
parole peut s'échanger selon une norme commune, les hommes peuvent s'entendre sur les termes de
l'échange : tel mot signifie telle chose, telle phrase est comprise par tous de la même manière. Certes, il
est trop tot ici pour distinguer ce qui relève, dans l'ordonnancement de la parole, du sémantique (voire de
la sémiotique) du syntaxique. L'un étant la procédure de référencement au choses et l'autre, la procédure
de structuration des unités sémiques. Aux règles communes du langage s'ajoutent, ou se confondent, les
règles logiques : les procédures de structuration signifiante et valide de la pensée.

Ainsi nous voyons se dessiner, dans la pensée de Héraclite, une quadruple figure du logos.
Le Logos comme principe d'ordonnancement et de transformation de l'univers, une métarègle physique,
universelle, se manifestant de manière contradictoire comme facteur de division antagonique, dialectique
des étants, permettant l'émergence du - des - phénomène(s). C'est l'énergie - pris dans toute sa pureté
originaire - et, en termes de la physique contemporaine, nous pourrions évoquer la fameuse entreprise
d'unification des forces fondamentales

Le Logos - assimilé à l'or - est la mesure du travail accompli par l'homme. Dans cette perspective, le logos
pénètre dans la conscience humaine, dans l'histoire, sociale, économique et politique, par l'expérience de
la dépense énergétique, par la conscience des limites, de la pesanteur du monde, des limites du corps, de
la rareté des biens... Le logos devient la Valeur, mesurée par l'or, mesurée par le prix que l'homme est prêt
à payer (en terme d'usure du corps, du temps et de l'effort consenti au travail), que l'humain attribue aux
choses dont il a conscience et qui signifient pour lui.

Le Logos est aussi le Sens, le discours de l'univers, qui émerge comme étance de la parole, qu'à la
mesure de l'existence humaine. Produit du Disant, de l'homme, qui interprète le monde et lui donne sens,
le Logos devient de discours du savoir, qui dans la perfection de la pensée, devient lui-même Savoir, ou
s'unit au Savoir absolu. Logos et Savoir, Etre et Conscience s'identifie comme Logos unique mettant
l'homme au centre du Monde comme donateur de sens et ordonnateur de l'univers.

Le Logos est aussi la loi, procéduriale, de structuration à la fois du langage, de la parole, mais aussi de la
pensée. C'est lui qui permet d'échanger les informations selon une norme commune et permet à la pensée
réflexive, consciente d'elle-même, d'émerger et de se structurer de manière agissante.

La tâche de se conformer au logos, de parler selon le logos commun, à laquelle Héraclite assigne le
philosophe implique une double élucidation : celle du sens premier de l'univers, selon l'ordre des
phénomènes, et donc une compréhension du monde mais aussi la tâche de comprendre le logos lui-
même, de manière à agir sur le monde, de le transformer selon le "logos commun" aux hommes, selon une
volonté commune, vérité conventionnelle émergeant du partage langagier du savoir et de l'expérience du
monde. La lucidité s'exige non seulement à l'égard de l'univers mais aussi à l'égard du "logos" humain, de
l'histoire d'une humanité devenue conscience d'elle-même comme donatrice de sens et fondatrice de lois.
Ce n'est au prix de cette lucidité, de cette veille, que le philosophe peut non seulement interpréter le
monde mais aussi le transformer et échapper à la fatalité des cycles cosmiques ou économiques pour
maitriser - à la faveur d'une pensée stratégique de la nécessité et de la liberté, des déterminations et de
l'aléatoire - son histoire.

temps et liberté

notes
1 Voir K. Axelos, Héraclite et la philosophie, éd. de Minuit, p. 124

© P. Deramaix, 1990

sommaire - les chemins de la pensée - textes - palimpsestes - home page


sur quelques fragments de Héraclite (7)
P. Deramaix

retour au sommaire
chapitre précédent
chapitre suivant

7. le jeu

l'allégorie du jeu.

"le temps est un enfant qui s'amuse, il joue au tric-trac. A l'enfant la royauté"
(fragment 52, édition J.P. Dumont) "le temps est un enfant qui joue, en
déplaçant des pions ; la royauté d'un enfant" (trad. K. Axelos)

La comparaison de l'existence avec un jeu d'échecs (note 1), est sans aucun doute pertinente si l'on traduit
le mot grec "pesseuô" par "déplacer des pions". Pourtant la traduction "jouer au tric-trac" colore le fragment
d'un sens quelque peu différent. Le jeu de pion, de dames, ou d'échecs est effectivement un jeu à
information totale : le joueur pousse son pion selon une stratégie du jeu conduite par la seule raison.
L'allégorie nous renvoie en premier lieu à l'idée d'un monde qui serait le tablier d'un jeu cosmique mené
par les dieux, nous liant à un destin qui nous est imposé et limitant ainsi notre liberté existentielle à un
simple décryptage des règles du jeu. Dans cette perspective la rationalité du monde nous échappe peut-
être mais elle existe, cependant l'aliénation humaine est totale dans la mesure où nous ne maîtrisons pas
notre désir.

Le temps joueur nous lance un défi : celui d'appréhender les règles, de faire de notre monde le tablier d'un
jeu stratégique dont la finalité est la maîtrise de l'histoire. Voir ainsi la communauté humaine comme le
théâtre d'un combat échiquéen suppose que toutes les données sont maîtrisables : le hasard ne serait le
fruit que d'une connaissance imparfaite des règles du jeu, des lois naturelles. Par contre, la traduction
"jouer au tric-trac" réintroduit l'aléatoire dans le devenir humain : le tric-trac mêle dans un même jeu la
tactique de déplacement du pion et le jet des dés. Si dans un cas l'existence humaine est perçue comme
la concrétisation d'une volonté étrangère, inaccessible à notre connaissance et à notre vouloir, et dès lors
établit non seulement les lois de l'univers mais aussi le déroulement de l'histoire comme les résultantes
d'une volonté transcendante ; dans le second cas, la vie est perçue comme un jeu erratique, où à une
tactique consciente et rationnelle s'ajoute la perspective d'un événement imprévisible. La métaphore du
tric-trac semble à première vue refléter une situation existentielle où notre rationalité se voit
irréductiblement soumise aux aléas du destin. Comme dans la métaphore du jeu d'échec, le fatalisme
surgirait immanquablement.

D'un autre côté, la pensée de la vie comme un "jeu d'échecs" supposerait possible l'exercice d'une
domination totale du monde, c'est-à-dire le déploiement totalitaire d'une pensée rationnelle capable
d'appréhender la totalité de la physis. Une telle ambition n'était certes pas à la mesure de l'homme antique,
plus enclin à la fatalité qu'à l'hybris de l'homme technicien. Pourtant le tric-trac a ses champions qui savent
ajouter à l'aléatoire la rationalité d'une tactique particulière qui envisage l'issue du jeu selon une logique
différente de celui qui considère le monde comme la résultante d'un déterminisme absolu. En effet la
conception mécaniste de la physis sur laquelle s'appuie le savoir technicien se voit ébranlée par la
conscience du chaos et de l'indéterminisme.

Le sage héraclitéen tente d'intégrer dans un même savoir les deux composantes du réel en devenir : une
composante purement mécanique et quantitatif qui régit les rapports de causalité classiques, où les
événements se produisent selon une logique linéaire, permettant de déceler dans l'effet la trace de
l'événement causal et une composante fluctuante, erratique, stochastique, aléatoire - fondamentalement
qualitative - qui préside aux phénomènes transmutatoires : la genèse et la mort entrent dans cette zone de
turbulence où le feu semble détenir une place centrale et où le moindre événement, en apparence le plus
anodin, peut être la source de catastrophes futures. Ici, le passé ne se dévoile pas dans le présent et le
futur ne peut se présumer du présent.

jeu et temps.
La métaphore du temps joueur prend dès lors un double sens. Elle signifie la fragilité de l'être humain et
les limites de la raison, qui ne peut avec certitude appréhender, ne fut-ce que partiellement, l'avenir. Le
temps joueur décide seul et irrémédiablement de notre destin final et du devenir de l'Etre : la mort apparaît
ici comme une échéance certaine mais l'instant où nous l'affrontons reste inconnu. C'est dire que cette
certitude ne se montre à notre regard que comme un probable : en effet la mort ne peut être envisagée
que comme un temps de passage, elle n'est pas un lieu, un Etre qui se déploie dans la physis, imposant
ainsi sa présence.

Elle se contente d'être l'instant où le vivant se dérobe au regard du monde et accède au Néant. Dès lors la
mort, qui relève ontologiquement du Temps car nul lieu ne peut l'enraciner au monde, est un événement
pur. Mais par nature l'événement non advenu ne peut prétendre à l'Etre, il reste un possible,
éventuellement un on-dit, une supposition, une conjecture mais cet être-dit ne peut se prévaloir de l'être
que comme hypothèse, nullement comme étant et quand elle se concrétise, la mort est subie comme un
anéantissement et vécue comme une perte. Dans ces deux cas elle reste un phénomène qui se manifeste
comme une fracture, une faille entre un avenir hypothétique et un passé révolu marqué par la perte du
défunt.

Lorsqu'on s'attache à penser la mort au présent, rien ne peut surgir sinon un instant fatidique,
catastrophique où ce qui est vivant passe - est passé - dans le territoire des ombres et ne subsiste plus
que comme trace. Dans cette perspective, la mort reste absence. Cependant sa réalité est telle, comme
vécu de l'autre du vivant (chacun d'entre nous ne vit pas sa propre mort mais vit le deuil, la mort de l'autre
qui toujours, en dépit de la persistance du souvenir, met en question sa propre existence), qu'elle est
constitutive de l'Etre-là que le Grec désigne comme "mortel". Entendons par là que pour le vivant, qui est
seul à même de se penser, ne peut pleinement penser une mort qui reste toujours celle d'un autre car sa
propre mort ne peut se prévaloir de l'Etre jusqu'à cet instant où précisément, la pensée s'immobilise à
jamais. A ce moment, la mort est mais seulement aux yeux d'un autre, comme événement. A cet instant
d'abolition de la conscience où toute pensée se fige, seul est le néant.

La mort manifeste l'absence de celui qui fut notre miroir, notre ami, notre prochain : elle est le Vide, une
irruption du non-être dans la physis, la présence du néant dans le territoire de l'Etre. La voie d'accès au
néant. Cette certitude liée intimement à l'incertain nous ouvre paradoxalement à une espérance tenace -
parce que désespérée - de la survie : tant que la vie est elle est nôtre et toutes nos pensées, tous nos
actes, toute notre volonté, la totalité de notre être s'y aggrippent férocement, n'hésitant pas à donner la
mort si besoin est. Cette espérance prend la forme d'un combat qui introduit, à celui qui en est conscient,
le jeu dans la vie. Un jeu dont l'enjeu est la vie elle-même, vécue comme combat contre la mort, mais dont
l'issue est nécessairement mortelle car celui qui assure la prolongation de ses jours obtient ce sursis sur le
cadavre de celui qui fut sa proie, son rival, son ennemi. L'incertitude même de la victoire peut-être
provisoirement vaincue par la mise en jeu d'une connaissance rationnelle du monde.

La conscience philosophique émergente prend ainsi la forme d'une exigence de rationalité tacticienne : le
monde se dévoile comme menace et dès lors la conjuration prend deux formes : l'interposition du logos
entre soi (comme étant enraciné) et la physis dont les manifestations sont imprévisibles. Dans cette
perspective, la désignation de la chose prend valeur de conjuration, de tentative désespérée de maîtriser,
par la connaissance, le déploiement de cette chose prête à nous anéantir ou à se dérober à notre
convoitise.

Mais au-delà de cette maîtrise ana-logique (c'est-à-dire identifiant abusivement le logos à l'étant) du
monde, l'homme affirme sa présence et son pouvoir en aménageant la physis afin de l'habiter. La
rationalité prend ici la forme d'une maîtrise des événements (l'expérience des faits) et des armes (et ici le
soc et la charrue qui entaillent la Terre se présentent comme armes dans la mesure où la Terre elle-même
et ce qu'elle porte de vie doit être domestiquée, arraisonnée ) indissociable d'une maîtrise du jeu de la vie.
La pensée qui fut contemplative, faite d'attente et d'accueil du monde, devient calculatrice : le hasard de la
cueillette, où cependant les êtres-du-monde ne s'offrent que comme proies, objets de tentation et de
convoitise (le fruit de l'arbre), ou menace fait place à la stratégie planificatrice. Ce passage de la présence
nomade au monde à l'habitude sédentaire manifeste (ou est manifesté par) une mutation de la pensée
humaine. La raison devient arraisonnement du lieu où l'Etre accède à la vie : la mesure du temps,
maintenant devenu cyclique, donc prévisible, accompagne la mesure du sol et avec elle, l'émergence de
l'abstraction mathématique.

Il est essentiel de saisir la tension qui habite la pensée émergente du temps. On sait le lien intime qui lie le
temps au mouvement. Il n'est sans doute pas indispensable de revenir sur cette question, cependant, le
temps se manifeste à la conscience humaine à travers cette événement qu'est la genèse (genesis),
surgissement de l'Etre dans le monde, avènement, présence manifestée sous la forme du devenir :
croissance, maturation, déclin et mort, cercle de la vie qui répond le cercle des jours et des saisons. Le
temps se manifeste d'abord par la répétition de l'événement qui rythme la vie : le feu s'allume et s'éteint à
mesure, l'astre diurne surgit à l'horizon chaque matin et disparaît chaque soir... et ce n'est que cette
régularité qui permet à l'homme naissant de pré-voir. Certes il lui faut scruter les astres et comprendre leur
cours et incontestablement il attend plus d'eux qu'ils ne peuvent donner. Pourtant cette confrontation de
l'événement avec le battement de la vie, ce temps qui se referme sur lui-même fonde la raison humaine. Si
l'aléatoire domine la vie nomade, le régulier, le prévisible domine l'existence sédentaire : la conscience du
temps s'accomplit avec la fixation de l'habitat, car la sédentarisation oblige à la prévision : la nature en effet
refuse l'abondance première ; il faut dès lors stocker, estimer combien de semences il faudra pour nourrir
la tribu, la saison prochaine ; évaluer la superficie des terres à défricher, calculer le diamètre et la hauteur
des greniers qui conserveront - en hiver - la récolte...

Cette maîtrise de la vie exige une connaissance des lois causales qui lient les événements entre eux et
permet à l'esprit de franchir la barrière du temps. L'acte accompli en cet instant présent détermine
l'événement futur. Ce savoir orienté vers l'avenir n'est accessible qu'à celui qui de l'événement présent se
montre capable d'en rechercher les causes premières.

Et cette question - l'avènement de la pensée anticipatrice - ne pourra être élucidée en faisant l'économie
de la pensée du temps : l'événement est ce qui advient à l'être lorsqu'il perd son indétermination première
pour se différencier comme étant. Or, cet éclosion se passe en un lieu et en un temps donné, semble-t-il
de prime abord, à priori. Il est un moment où l'être n'est pas, et en ce lieu vide surgit, à cet instant, un être
non pas directement issu d'un néant intemporel mais un étant parvenu d'un ailleurs et d'un autrefois. Le
problème qui se pose est donc double : d'une part, il revient au sage d'expliquer cette émergence dans la
physis : pourquoi l'Etre, Un et Eternel, devient une totalité complexe, multiforme, en mouvement et en
devenir. Déplacement et devenir n'étaient à vrai dire que deux formes d'un même mode d'être de sorte que
le mobile qui se trouve en tel lieu, à tel instant, est nécessairement autre qu'à l'instant précédent où il se
trouvait en un autre lieu. De même la fleur éclose est elle la même que celle qui fut en bouton, la semaine
passée? La réponse nous semble évidente, qui vivons sans y penser.

Mais le devenir des choses, qui se transforme, remet notre propre identité en question. Ainsi la pensée
neuve ne peut jamais être certain du lendemain du moins tant qu'elle n'aura pas pensé l'être de la chose
qui est face à notre regard comme une permanence suffisamment solide pour assurer à notre perception
du monde la cohérence indispensable pour fonder un savoir du monde. L'enfant - très jeune encore - joue
à cache-cache : la dissimulation du jouet le dérobe à son regard. Peut-il être certain de l'existence de ce
jouet sous le voile ? Non, tant qu'il n'aura pas expérimenté, à plusieurs reprises, la re-découverte de son
jouet. Sur quoi se fonde le savoir de la persistance de ce jouet disparu ? Sur le mot qui désigne l'objet, sur
le souvenir qui en constitue la trace, sur sa re-présentation imaginative ?

Le jouet était présent, il n'est plus mais s'il réapparaît, il ne surgit pas pour autant du néant : c'est qu'il était
encore. Où ? Là où on ne le voit pas. Le savoir de ce jouet invisible (le savoir de son existence) passe
nécessairement par un mode d'être qui ne relève plus de la physis : il passe par la re-présentation
mentale. Imagerie qui rapidement, dès que l'objet est mis en relation avec un mot qui le désigne, devient
concept : abstraction qui convient à l'être-caché. Le concept identifie ainsi l'être-vu (le phénomène) à l'être-
caché et lorsque l'enfant sait, que sous le voile se trouve son jouet, l'être de ce jouet se manifeste
pleinement comme tel à travers son concept.

Mais pour que l'être puisse émerger sous cette figure, les deux événements, qui se passent en des
moments différents doivent être mis en relation : une loi doit être implicitement connue, celle de la
persistance de l'étant sous le voile. En fait il s'agit ici de la première expérience d'une fissure entre
l'apparent et le réel, entre le phénomène et l'étant en soi. Ce qui est persiste même s'il n'est pas perçu.
Imaginons maintenant la perte définitive du jouet qu'une main malveillante à détruit par le feu. La
souffrance qui en résulte n'est véritablement possible que si la conceptualisation de ce jouet est achevée.
L'enfant sait que cet objet détruit auquel il est attaché est plongé dans le néant, n'est plus et pourtant il
reste présent comme souvenir et ce souvenir, cette trace perpétue la présence de cet objet comme
concept. Le jouet détruit a perdu son lieu et accompli son temps, pourtant le logos le restitue comme
concept et le resitue dans le temps, ou du moins dans ce temps que l'enfant défini maintenant comme
passé. Le temps se dévoile ainsi dans sa linéarité et son irréversibilité à travers l'expérience de la perte, de
l'écoulement de la vie, de l'accomplissement des actes. Le devenir des choses introduit l'enfant à la
conscience de soi dans la mesure où il se souvient d'avoir possédé son jouet dont il est endeuilli certes
mais certain d'avoir été dans le passé en sa présence.

L'expérience même du deuil le confirme comme vivant, comme présent au monde, comme Dasein. En
effet quel savoir de soi peut être construit si chaque événement est perçu comme isolé? L'absence de
toute continuité brise le temps en fragments infimes et désintègre par conséquent les innombrables
consciences instantanées de soi. Le soi n'apparaît plus comme un être unique, certes en devenir et vivant
à chaque instant sa trans-formation comme l'expérience de la nouveauté du monde, mais conscient, parce
que inscrit dans la durée, de sa persistance au monde. La persistance des choses qui subsistent à la
dissimulation de leur apparaître confirme l'existence du monde comme Etre et la conscience douloureuse
(ou soulagée) d'un anéantissement d'un étant nous confirme comme être-au-monde.

La confrontation de ces deux expériences, le devenir des choses et notre durée, fonde tout savoir - et
conceptualisation - du temps. Le temps ne peut plus être considéré comme un à-priori : deux conditions
doivent être réunies pour qu'il puisse être autre chose qu'un mot vide de sens. D'une part l'existence du
monde en devenir et donc la genèse de l'Etre et d'autre part l'existence du regard porté sur le monde, la
présence d'un Etre-au-monde capable d'unifier les divers apparaîtres de tel étant sous un "logos commun"
tout en restant conscient de sa persistance comme être, c'est-à-dire capable de s'appréhender comme
sujet dont la conscience peut s'orienter sur le passé (les étants passés au non-être) et sur l'avenir (la
conscience anticipante de ce qu'il adviendra, conscience rendue possible par le savoir vrai du monde).

Ainsi, la pensée du présent comme aboutissement d'un passé contribue à l'autonomisation du sujet qui
passe par la saisie récursive du temps. Le passé et le présent sont donc coprésents dans l'être en devenir
: l'homme conscient de son Histoire se pense comme conclusion d'événements antérieurs ; de plus, il sait
que ses actes présents ont une portée vers l'avenir et peut, sur base de l'expérience du passé, en prévoir
les conséquences.

Mais entre l'intention et la réalité future subsiste une différence irréductible qui est de l'ordre de l'aléatoire.
L'homme historique cherche à connaître les règles du jeu, mais s'il se connaît lui-même et connaît sa force
et ses limites, il ne peut prévoir avec certitude de ce qu'il en est du monde. Certes, il peut unifier son savoir
et appréhender, par projection, les desseins secrets de ses partenaires, mais l'information qu'il détient
reste incomplet : une part non négligeable reste dévolu au hasard, à l'inattendu, à l'imprévisible. La vie
devient donc un jeu dont la structure événementielle est ramifiée, nombreux sont les chemins possibles,
mais pour s'orienter, le voyageur que nous sommes ne dispose que d'une carte incomplète et se voit
contraint de s'en remettre à son intuition plus qu'à sa connaissance des faits pour décider de son parcours.
Cependant, l'expérience du monde, qui se construit sur la trame de ses souvenirs, réduit la part
d'incertitude que contient toute prospective, mais ici encore, la sagesse est conscience de la limite.

La certitude n'est jamais totale et à vrai dire, même si l'on prétend à un savoir vrai du monde, la réalité
reste pour nous truffée de pièges et d'illusions de sorte qu'au sage reviennent deux tâches : distinguer le
réel de l'illusoire, définir les modalités d'une connaissance authentique d'une part et d'autre part,
systématiser le savoir passé en une connaissance encyclopédique du monde.

Ce qui est dévolu cependant au sage ne doit pas être confondu avec une simple polymathie, connaissance
non réfléchie et purement quantitative des faits. Le savoir encyclopédique fait le tour du monde, certes,
mais en établissant les rapports étroits - et pas nécessairement évidents - qui lient les faits entre eux dans
l'espace et le temps. L'examen de la relation spatiale vise un savoir descriptif et classificatoire qui
différencie les étants comme tels, définissant leur nature, en leur assignant le ou les concepts adéquats.
Le savoir de la relation temporelle se fonde sur un examen des causes et des conséquences visant à
définir les lois qui régissent le cours du monde. La recherche d'un tel savoir implique l'élucidation des
rapports qui nous unissent au monde, nécessite la fondation d'une logique qui définit les règles
d'établissement des propositions vraies et d'une épistémologie qui élucide la production concrète du
savoir.

La conscience du temps joueur ne réduit pas l'homme à l'immobilisme. Reste possible autant que
désirable la naissance d'une vie nouvelle car la possibilité d'une rationalisation de l'histoire reste ouverte.
Cette dernière est avant tout conscience du temps collectif : par le souvenir et la chronique. Mais elle est
aussi conscience qu'un destin individuel s'inscrit dans une totalité dont la maîtrise ne devient possible que
si l'on dépasse le fatalisme sous-jacent à la métaphore de l'enfant joueur pour dégager le sens des
événements. L'écriture de l'Histoire est certes la quête de l'identité collective d'une cité, d'un peuple, d'une
culture, d'une nation, mais elle est aussi une entreprise de rationalisation du destin : elle cherche à
dégager les leçons qui permettent de tracer l'avenir. Qu'elle nous conduise à un déterminisme absolu ou
relatif ou qu'elle nous permette de conquérir un espace de liberté auparavant inconnu, l'interprétation
causale des événéments construit l'Histoire non plus comme simple chronique, mais comme une science
dont l'objet n'est pas seulement de décrire avec une exactitude factuelle les événements passés mais
aussi d'en relever les récurrences qui, expliquant le passé, nous permettent de contrôler le présent et
d'anticiper l'avenir.

Ainsi la conscience du temps se manifeste chez Héraclite comme une tension dialectique entre la
nécessité et la liberté. Nécessité dans la mesure où l'homme se voit assigné un destin: l'enfant joue et
décide du mouvement des pions. Mais la chaine causale est brisée par le jet du dé, à un déterminisme
linéaire succède l'aléatoire, une rupture du cours de la vie, la possibilité toujours ouverte d'une catastrophe
; que l'on prenne ce terme aussi bien dans le sens traditionnel, celui d'un événement subi, imprévisible,
bouleversant le cours d'une vie, que dans le sens mathématique moderne, une rupture brutale et aléatoire
d'une chaîne causale introduisant la nécessité d'une lecture probabiliste des événements.

Ce qui conduit à penser la discontinuité toujours possible du temps.

la foudre et le temps.
Immobile et mouvant, le monde héraclitéen se déploie en cercle où le temps se referme sur lui-même en
une récursivité incessante : "le commencement et la fin se confondent". Le fragment 36 décrit un univers
où l'âme, l'eau, la terre ne sont que les modes transitoires d'une réalité commune. Cette vision nous
étonne qui concevons l'âme comme immortelle et spécifiquement humaine. Pour Héraclite, l'âme se meurt
en devenant matière, abolissant ainsi ce dualisme esprit/matière sur lequel repose la plus grande part des
philosophies post-socratiques. A l'origine de la pensée, nous participons pleinement de la totalité qui nous
englobe dans le même mouvement que nous englobons le monde de notre regard et de notre savoir. De
sorte que nous le voyons à la fois éternel et mortel, immobile et mouvant, animé d'un mouvement
perpétuel et pourtant en devenir. Pour que ce mouvement puisse être, la cause première doit être la
conséquence de la conséquence dernière, elle- même cause dernière. La boucle se referme ainsi en une
gigantesque rétroaction positive.

Nous ne pouvons lire Héraclite sans penser à la physique contemporaine. Il est vrai que l'accumulation des
similitudes, des analogies, voire de ces intuitions géniales qui semblent préfigurer chez Héraclite la
physique postnewtonnienne ne permettent pas d'élucider la pensée héraclitéenne du temps dans la
mesure où cette démarche - qui reviendrait à user à rebours d'un simple argument d'autorité - introduit par
effraction l'épistémologie de la physique moderne dans la philosophie grecque. En fait les penseurs de la
totalité au 19me S. et plus spécialement Hegel, sont des lecteurs de Héraclite. Et, quelle que soit la
familiarité entre Hegel et la science de son temps, on peut penser que la découverte des lois de la
thermodynamique et plus précisément la formation du concept d'entropie, l'invention de systèmes de
régulation automatiques (note 2) , la description de l'économie capitaliste comme la détermination de lois
macroéconomiques résultant d'actes individuels envisagés sous l'angle statistique, la définition marxienne
de l'accumulation du capital comme une boucle rétroactive (note 3), ne sont pas étrangères à une
réactualisation - aujourd'hui pleinement accomplie - de la pensée héraclitéenne.

Afin d'accéder à la pensée originaire, en contournant cette réactualisation récente de la pensée


héraclitéenne, nous pourrions mettre en branle la philologie et la critique historique afin de procéder à une
reconstitution archéologique du dire héraclitéen. Cette démarche pourrait-elle permettre de faire
l'économie de la physique du XXme siècle? Sans doute, et cet évitement pourrait s'avérer nécessaire. On
sait que la science interpose entre le regard humain et le monde ces instruments de mesure que l'on
pourrait soupçonner d'induire eux-mêmes le phénomène décrit. Pour le physiologue antique, seules la
nudité du corps, l'ingénuité du regard, et l'habileté de la main, médiatisent le rapport du logos au monde.
Devient aujourd'hui nécessaire la pensée de la technique comme une interface entre le logos et la physis.
Mais la prise en compte de la distance qui peut exister entre une saisie purement phénoménologique (note
4) du monde et l'investigation scientifique ne pourrait nous interdire de revenir à la physique héraclitéenne
et de la considérer comme un regard étonné sur le monde.

Ce fragment (note 4) nous permettra de saisir le sens de ce regard étonné.

La foudre gouverne l'univers.

L'étonnement est l'éveil brutal de la conscience qui, sous le choc de l'éclat subit que la foudre provoque, se
trouve face à une physis soudainement révélée en tant que telle.

Cette révélation fulgurante est celle d'une béance entre ce qu'il croyait voir et les choses telles qu'elles
apparaissent en tant que être. On pourrait se demander dans quelle mesure la foudre, que l'on peut
considérer comme un phénomène parmi d'autres, gouverne effectivement l'univers. Pour répondre à cette
question nous devrons en premier lieu constater que la traduction de Diels ne rend pas compte d'une
connotation présente dans le vocable grec "ta panta" qui désigne la totalité comme ensemble de choses :
la pluralité de la physis se voit ainsi opposée à l'unicité de la foudre. Et ce que la foudre révèle est
précisément cette tension constante entre l'unité sous- jacente au monde comme totalité et la pluralité des
étants dont l'articulation se trouve brutalement dévoilée par l'éclair. Dans cette perspective, la foudre est
plus qu'une simple manifestation et pour saisir le sens héraclitéen de ce mot nous devrons constater
qu'entre l'unicité de la foudre et la pluralité du Tout est un mode de relation précis - rendu par le mot
"gouverner" que nous retrouvons dans cet autre fragment :

la sagesse consiste en une seule chose, à connaître la pensée qui gouverne tout et partout.

Nous nous trouvons face à une analogie entre la foudre et la pensée : toutes deux gouvernent. La pensée
qui gouverne "tout et partout" (panta dia pantôn), ou, traduit littéralement, "tout à travers tout", considère
les étants dans leur rapport à la totalité et leur rapports réciproques. La foudre elle, dévoile le contour des
choses, leur conférant un éclairage que le regard non étonné ne distingue pas. Le regard étonné met en
évidence, parce qu'il met en oeuvre le logos aux fins de désigner et d'expliquer le monde, les rapports qui
unissent les êtres entre eux.

En cela la pensée, comme la foudre, gouverne le monde. Mais le pouvoir de la foudre se distingue de celle
de la pensée en ce que la foudre nous est donné comme appartenant à l'univers. La foudre est ce qui
dévoile, ce qui éclaire totalement en éliminant la moindre ombre. Sous l'impact de la foudre le monde
apparaît tel qu'il est et nulle dérobade lui est possible et nous est permise. Héraclite décrit ces rapports : ils
sont contradictoires, complexes et interactifs. C'est-à-dire que le mode d'être des étants est traversé d'une
opposition irréductible entre l'immobilité de l'être et la mouvance des étants, entre l'unité et la pluralité,
entre la vie et la mort, entre l'aérien et le pesant, entre le fluide et le solide, entre le juste et l'injuste.

Sur de telles oppositions, les physiologues antiques ont construit leurs systèmes cosmologiques avec la
pleine conscience que la tâche essentielle consiste en un dépassement de la métaphysique
parménidienne. Si l'Etre est un, immobile et immuable, comment le monde, qui est, peut-il nous apparaître
comme pluriel, mouvant et changeant? Dans la réalité, les contraires ne sont jamais isolés : le juste n'est
que par rapport à l'injuste, le vivant n'est tel que par rapport au mort, l'éveil s'oppose au sommeil mais la
conscience non réfléchie n'est qu'un sommeil par rapport à la lucidité. De même en ce qui concerne la
physis, nous constatons que les modes d'être de la matière s'entrelacent en une complexité évolutive : le
fluide se meurt en solide, de la terre sourdt la source tandis que le feu se transforme en mer... Qu'est-ce
qui peut unifier ces phénomènes épars, contradictoires, et changeants ?

La pensée et la sagesse consiste non pas - comme on pourrait le croire - à prendre le monde tel qu'il nous
paraît - ni encore à concevoir un monde évanescent, extirpé de sa réalité physique au nom d'une ontologie
abstraite - mais à penser le monde de telle manière qu'il se dévoile comme totalité complexe en devenir :
les étants y sont distingués et désignés comme tels, ils sont aussi mis en relation avec la totalité, qui les
englobe et constitue leur univers. Dans cette perspective la pensée est analogue à la foudre qui déchire
les apparences et révèle, en un éclair, la vérité du monde.

Le fragment 32 - " l'un, la sagesse unique, refuse et accepte d'être appelé du nom de Zeus " - confirme
cette interprétation, bien qu'il nous oblige à penser la coïncidence du refus et de l'acceptation.
L'assimilation de la sagesse au dieu suprême de la mythologie grecque entraine deux conséquences dont
l'une justifie, pour le philosophe, le refus. Sachant que la foudre est l'attribut de Zeus, on pourrait y
reconnaître le symbole d'un savoir souverain capable de mettre en évidence la vérité du monde. Cette
sagesse divine resterait donc étrangère à la pensée humaine réduite à l'attente d'une révélation. C'est cet
aspect qui est refusé dans le fragment 32. D'un autre côté, nous pourrions humaniser la sagesse : le
pouvoir, celui d'élucider les phénomènes, devient celui de la raison humaine assimilée ici à la foudre
divine. La foudre exprime aussi la puissance, le feu destructeur, que seule la raison humaine, à vocation
prométhéenne, peut dominer. Cette domination s'exerce au prix d'une domestication de la pensée
astreinte à une discipline logique, qui constitue en quelque sorte une "technique" de réflexion au même
temps qu'elle exerce sa puissance sur la physis par la médiation de la technique.

Nous nous trouvons ici en possession d'un pouvoir insoupçonné jusqu'à présent, celui de légiférer le
devenir du monde et cette législation consiste d'abord en un ordonnancement de l'Univers. Certes ce
dernier possède sa propre logique mais cette logique ne peut être mise sous le regard humain que sous
l'égide de la raison technicienne. La Raison, classificatoire et déterministe, met en évidence les relations
causales entre les choses qu'elle a soigneusement définies et désignées ; pour ce faire, elle met en oeuvre
l'instrumentalité technicienne qui, parce qu'elle participe elle- même de la physis, oppose sa propre inertie
au vouloir humain tout en lui permattant l'accès au monde. Les premiers instruments d'investigation furent
des instruments de mesure : règle, compas, gnomon... grâce à eux, le philosophe arpente le sol qui le
soutient, mesure les positions des astres, et constate la récurrence des phénomènes et par là, rend
compte de la réalité d'un univers inaccessible. Ce qui constitue son domaine, l'homme le modifie. Il
défriche les sols dont il fait champs et paturages, il creuse les montagnes pour en tirer l'or et l'argent, il
domestique le cours des fleuves et dresse les pierres pour en faire les repères chtoniens du cosmos.

Entre la main de l'homo habilis et la nature, s'interpose l'outil, chose du monde arraisonnée, domptée et
modifiée, en vue d'un objectif précis. La production de l'outil suppose acquis une certaine maîtrise du
temps : c'est en vue de l'avenir que l'homme primitif percute le silex et en recueille avec soin les éclats. Il
sait que ces fragments deviendront, sous sa main, grattoirs, haches, pointes de flèches. Il sait que la
chasse sera plus fructueuse s'il use de ces armes.

Comment a-t-il accompli ce pas décisif qui oriente sa conscience vers ce qui n'est pas encore : nul ne le
sait. Est-ce seulement la leçon tirée d'une accumulation de coïncidences? Par hasard l'homme premier se
coupe la main sur un caillou tranchant, par hasard il le brise, par hasard il se rend compte que l'éclat qu'il
recueille l'aidera à dépecer la proie, par hasard il conçoit l'arme de jet, accroît la puissance de son bras en
se munissant d'un lanceur, découvre les tensions antagonistes entre l'arc et la corde, tensions qui se
résolvent en puissance de jet. Le regard de l'homme est alors définitivement orienté vers l'avenir comme il
se dirige implacablement sur sa proie. Sachant le rapport entre le présent et le futur il se montre capable
de conceptualiser, dans le présent, ce qui n'est pas encore. La chasse prochaine, il la dessine, sur les
parois des grottes à peine éclairées par la torche. Il sait que le dessin désigne l'animal convoité. Il sait que
les silhouettes graciles ou maladroites désigne les membres de son clan. Dans les rotondités lourdes de la
Vénus de pierre, il résume - parce qu'il les conceptualise - la féminité et la fécondité.

L'homo habilis est devenu sapiens. Mais comment s'est déroulé ce passage, nul le sait, même si le mythe
tente d'en rendre compte et même si l'on peut escompter une homologie entre l'ontogenèse d'une
conscience individuelle et la genèse de l'homme premier.

Le mythe réactualise le temps originaire où tout se décide. La cosmogonie tente de rendre compte de la
pérennité cyclique des cieux, elle explique le monde par une genèse où les astres et les éléments furent
dieux avant d'être étants. Le rituel saisonnier confirme l'ordre du monde. La Raison en désignant et
distinguant les choses entreprend donc une mise en ordre qui s'oppose au chaos de l'univers. Elle cherche
à donner sens à une totalité dénuée de tout logos en établissant un rapport causal, donc inscrit dans la
durée, entre les événements. L'ordonnancement du monde prend ici la forme d'une investigation
historique. Entendons par cela qu'il consiste à ouvrir la boucle du temps pour retourner à un point
originaire d'où pourra être contemplée la totalité de la physis.

Le temps héraclitéen se transforme ici : de circulaire, il devient linéaire. Ainsi d'une conséquence, il devient
possible de retourner aux causes premières. On se trouve ici en présence des prémisses de la physique
classique qui se trouve être une pensée assimilant le devenir au mouvement. Elle cherche à savoir
comment (plutôt que pourquoi) le monde est tel et tente ainsi à rendre compte de la réalité par une double
démarche : une observation, essentiellement quantitative, des faits et leur représentation mathématique
qui permet la modélisation des phénomènes et leur prévision. Mais cette démarche ne conduit pas à la
cause première et ne revendique pas une téléologie, elle tente de décrire les phénomènes dans leur
devenir et de cerner les conditions de leur existence. Un rêve anime ainsi la physique classique : celui de
la prédictibilité absolue. Connaissant les positions, vitesses, masses et directions de corps quelconques, il
serait possible d'induire leur état originaire. En outre, la connaissance totale de l'univers présent
permettrait non seulement de rendre compte de l'origine du monde mais aussi d'extrapoler vers l'avenir. La
totalité infinie serait ainsi à notre portée (note 6) , n'était-ce l'imperfection de nos instruments de mesure.
Linéaire et homogène sont le Temps et l'Espace du physicien, chaque instant y vaut l'autre, chaque point
est identique à un quelconque autre point. Pourtant nous constatons que notre connaissance est bien plus
limitée, si le passé se dessine avec une certaine exactitude, le futur nous reste obscur : c'est que
l'extrapolation devient impossible si nous considérons que le temps est moins linéaire qu'il ne paraît : des
ruptures se produisent, des bifurcations apparaissent, des plans de clivage surgissent, nous interdisant la
prospection au-delà du futur immédiat.

Pour Héraclite, le temps est cyclique : cette circularité temporelle, où le dernier événement coïncide avec
le premier, rend impossible la recherche causale. Tout phénomène est à la fois cause première et
conséquence dernière. Dans cette confusion, aucune distinction durable ne peut être effectuée, ce qui
entraine une visibilité réduite à l'instant, le monde se fige car il est ce qu'il a toujours été et sera toujours.
La seconde conséquence est - paradoxalement - la perte du sens, dans la mesure où, tout étant dans tout,
tout étant cause et conséquence, nul événement, nul fait, ne peut se prévaloir d'une signification
particulière, de sorte que le sens donné au monde est en fait arbitraire. L'histoire, appelé à se répéter en
un éternel retour, ne peut en conséquence revendiquer aucun projet. Dès lors, toute entreprise humaine
finalisée à long terme prend la marque de la vanité. Certes, le politique aura pu, à la faveur des
circonstances, imposer un ordre relativement stable, mais s'ensuit rapidement un chaos lui- même
générateur d'ordre. Le temps devient équivoque en raison de la circularité de son parcours ; pourtant on ne
saurait trouver dans la réversibilité du regard revenant par induction aux causes premières la confirmation
- dans la physique classique - d'une supposée réversibilité du temps.

Le temps classique - entendons par là, celui qui ,découlant de la pensée artistotélicienne, recherche la
cause première dans l'origine absolue du monde - reste univoque. Le regard porté sur le monde emprunte
sa vérité de l'irréversibilité des événements : l'acte humain engendre ses conséquences inéluctables et la
lucidité humaine devient un savoir prédictif qui se fonde sur une herméneutique des événements passés.
l'Histoire se constitue comme science pour autant qu'un projet sous-tend le devenir collectif des hommes.
En effet, nul événement ne peut devenir "historique" s'il n'engendre pas des conséquences profondes qui
marqueront pour les siècles à venir, la vie des hommes. Or la pensée de l'origine absolue du monde, celle
d'une cause première, historicise le déploiement du monde qui prend sens en fonction de son
aboutissement qui est la présence de l'homme au monde. Seul, l'homme - parce que le regard qu'il porte
sur son passé et sur les traces des événements accomplis interprète et donne sens - est à même de
produire l'Histoire.

La linéarité du temps, qui découle de la pensée déterministe, enferme les hommes dans un destin
inéluctable : parce que le projet est dessiné, l'acte humain ne peut se prévaloir d'une quelconque liberté.
Ainsi l'eschatologie et la sotériologie judéo-chrétienne fait du dieu un acteur historique qui crée, domine,
châtie et pactise avec les hommes en vue de l'accomplissement des Temps. La relation que nous
entretenons avec lui n'est autre que celui d'un peuple à l'égard du tyran qui domine la cité : la prière,
l'adulation, la crainte, la flatterie, la conjuration, la fuite, la trahison, la collaboration, la soumission, la
culpabilisation, la revendication, la révolte, ou la paix conclue sur une base contractuelle, sont autant les
modes d'être de l'esclave face à son maître que ceux du croyant à l'égard de son dieu. De sorte qu'est
revendiquée, au nom du projet utopique d'une cité réconciliée, le sacrifice du fils de l'homme ; tout comme
le tyran se montre prêt à sacrifier les générations présentes pour assurer une paix sans cesse désirée et
sans cesse éloignée. La liberté humaine ne devient dès lors possible que par une révolte absolue,
abolissant tout projet historique et en même temps tout rapport de domination pour revenir à la conscience
lucide du présent immédiat, instaurant au nom d'un eudémonisme radical l'anarchie d'une humanité
définitivement réconcilée avec elle- même.

Le temps se referme ainsi sur lui-même car cette conscience lucide porte l'attention sur ce qui est et non
plus sur ce qui a été ou sera. Le temps se dissout en une succession d'instants dont la continuité reste
bien sûr assurée par le souvenir. Pourtant, le souvenir écarte en tant qu'évocation la conscience du
présent ; retournée à l'immédiat, elle tient en suspens la perception historique du monde: l'homme se sait
être au monde mais en tant que liberté absolue dans la mesure où, étrangère à tout projet, l'acte redevient
gratuit. Aucun déterminisme ne permet dès lors de prévoir ce qui adviendra, ou s'accomplira à l'instant
suivant. Pourtant cette liberté, parce qu'elle n'est que possibilité d'un mouvement présentement
indéterminé, s'exerce dans le vide. L'acte humain demande - pour se concrétiser - la conscience d'un
accompli et d'un encore-à-accomplir : la trace du passé creuse le sillon de l'avenir, de sorte que si je veux
poser un acte lucide, je suis contraint de prendre conscience de ce qui est, présentement, à ma portée -
comme totalité de ce qui est accompli - et de concevoir mon acte comme l'accomplissement d'une
intention. Le concept que je forge sous l'égide du libre-arbitre est un ordonnancement du futur immédiat
qui, aux yeux de l'autre, se présentera - l'acte accompli - comme conséquence de mon agir, tandis que
l'accompli qui s'offre à ma conscience comme présent sera perçu comme conséquence, ou à tout le moins,
comme donné. Ainsi ma liberté, qui fut primitivement l'abolition revendiquée de tout devenir linéaire,
réintroduit la linéarité dans la conscience collective : ce qui est se présente comme accompli, comme
conséquence et donc s'inscrit dans une perspective historique comme concrétisation d'un projet, fût-il
individuel. L'acte donne au monde le fait établi qui fondera, comme substrat, la totalité des agirs futurs.
Cette contrainte matérielle, physique, factuelle du donné a comme conséquence première que tout acte se
confronte à une résistance qui est celle de l'inertie de la physis. Dès lors que cette inertie dépasse les
possibilités immédiates du corps, l'acteur médiatise entre le monde et lui-même l'outil qui lui conférera le
pouvoir d'infléchir la résistance du monde.

D'infléchissements aux conquêtes successives, l'homme interpose entre lui et la physis le domaine de la
technè : produit d'un savoir pratique orienté vers la domination de la physis. La techné s'érige elle-même
en monde dont l'homme dé- naturalisé doit prendre conscience afin d'être à même de la maîtriser. Car la
sphère technologique qui nous entoure, parce qu'elle est matérielle, physique et s'enracine dans la
concrétude du monde, parce qu'elle répond à une rationalité propre, oppose à l'agir humain sa propre
résistance et sa propre logique, celle que Sartre désignait sous le vocable de "pratico-inerte". Le monde
lui-même fait obstacle au regard prospectif dans la mesure où ce qui se présente comme donné, et
conséquence du vouloir humain se retourne, comme cause et contrainte, contre ce même vouloir : la
récursivité de l'histoire s'accomplit ainsi sous la forme d'un encerclement. L'ar- raisonnement de la nature
ar-raisonne en fait le Dasein, conditionnant le déploiement futur du Logos. La linéarité voulue du temps par
l'homme historicisé s'abolit en une circularité qui n'est autre que l'enracinement de l'homme dans un
monde clos. Ainsi l'homme se voit confronté à sa propre finitude : l'encerclement technicien du monde
pourrait signifier l'achèvement de l'Histoire et l'extermination de l'homme rendue possible par la puissance
absolue de la technè et par la dénaturalisation définitive d'une physis rendue inhabitable.

On pourrait soulever l'apparente contradiction entre la vision d'un temps linéaire où l'on peut remonter aux
origines et un temps circulaire où chaque point peut-être originaire mais où, par contre, nul regard ne peut
se porter au-delà du présent immédiat. Les conséquences pratiques - morales, politiques,
épistémologiques - sont considérables. Pour les cerner nous devrions examiner les diverses modalités de
la fermeture du cercle. Nous venons de voir que l'inertie de la matière ouvrée, et les déterminations
secondes imposées par la technosphère, réintroduisent la circularité dans l'histoire que nous croyions
linéaire et déterministe. En fait la clôture du temps cyclique et l'échappée historique se présentent à nous
dans une relation dialectique où l'événement joue un rôle essentiel. Evoquant la foudre, nous avons mis en
relief le caractère soudain de ce dévoilement du réel. La foudre est par essence un événément,
imprévisible, chaotique, brutal surgissant comme rupture instantanée dans un espace continu et dans une
temporalité uniforme. D'autres failles existent dans le devenir du monde : la pensée héraclitéenne peut les
mettre en évidence.

La circularité du temps, la conception d'un devenir cyclique de l'univers, tend à immobiliser l'Etre dans la
clôture de l'éternel retour. Mais la perspective héraclitéenne ouvre le cercle tout en se refusant au
déterminisme linéaire : cette ouverture consiste en l'irruption du chaos dans la physis. La récursivité des
déterminations causales, où la conséquence renforce la cause première confère tout d'abord une univocité
du devenir : l'évolution devient explosive et irréversible. D'autre part, l'indéterminisme qui résulte du
caractère aléatoire de l'univers, empêche toute prospective. La physique se voit contrainte d'abandonner le
regard déterministe pour adopter un point de vue probabiliste qui reste seule à même de rationaliser nos
actes. La prédictivité des phénomènes perd son caractère absolu : le jeu à information totale fait place à
un pari sur l'indéterminé. La pensée est un combat incessant et désespéré contre les forces du chaos : elle
tend à assigner au monde la rationalité d'un projet créateur dont l'interprétation - qu'elle soit divinatoire ou
téléologique - nous permettrait de déjouer l'emprise du destin. Ecartant même l'idée d'un sens originaire, la
raison - interprétant les événements historiques et les phénomènes sociaux (qui sont l'histoire au présent)
- ôte à la vie son caractère d'absurdité, d'inéluctable, se refusant ainsi à l'aliénation d'une vie qui ne serait
que destin, obscur parce que aléatoire, d'un mortel jeté sur les rives du temps. C'est pourquoi les sociétés
se donnent un sens et une raison en élaborant la parole fondatrice de leur être : la Loi, que le mythe fonde,
endigue le hasard, empêchant l'irrationnalité des pulsions individuelles de déboucher sur la violence
collective. En l'absence de la Loi, qui codifie la vengeance en conférant à une instance autonome, neutre -
le tribunal - la charge d'en assumer l'exécution, la violence ne peut être refoulée, car, le meurtre appellant
rétribution sanglante, elle engloutit peu à peu tout le corps social dans la logique circulaire de la vendetta.
Dans une telle société, les individus ne peuvent qu'accomplir, de manière sacrificielle, leur destin qui est de
venger, une fois encore, le meurtre originaire. Le cercle clos de la vengeance constitue la trame de la
tragédie antique autant que la conscience douloureuse de l'inéluctabilité du destin. Et là où nulle parole
légistatrice n'est à même de canaliser cette pulsion de mort, la vie se voit réduite à une quotidienneté aux
lendemains incertains : le destin, le hasard est maître du jeu. Qui sait si demain, après-demain, aujourd'hui
demain ne seras-tu pas exécuté pour un crime commis par un ancêtre oublié ?

Dans le cercle de la vengeance socialisée, nulle progrès n'est possible, car cette dernière exige la mise en
oeuvre d'une parole anticipatrice qui délie le cours du temps pour se frayer un chemin vers l'avenir. En fait,
l'incertitude du lendemain reste l'ultime garant de la stabilité sociale : la fatalité imprègne les esprits,
décourage toute initiative, interdit toute projet. Nul ne sait de quoi demain sera fait, un jour tu es vainqueur,
un autre jour tu périras : la figure de la roue marque ainsi le cours d'un temps devenu cyclique que la
loterie babylonienne - décrite admirablement par J.-L. Borgès (note 7) - modélise à merveille. Dans ce
royaume, chaque individu peut voir son destin modifié à tout instant à la suite d'une loterie institutionalisée
en vue d'assurer la stabilité sociale. La pensée définitivement figée se réduit à une spéculation stérile sur
les modalités du Jeu. A la linéarité d'un avenir prévisible, succède la perspective toujours présente d'une
bifurcation décisive : la roue tourne et l'événement aléatoire décide seul du sort : prison, richesses,
mutilation, pouvoir absolu mais précaire.... Tout projet se voit ainsi vidé de sa substance qui est la
possibilité rationnelle de prévoir l'acte à venir. Dans une vie régie par le hasard, ou le destin, la pensée
déterministe doit faire place, si elle se refuse à se dessécher en fatalisme, à une pensée probabiliste
capable de traduire mathématiquement l'événement aléatoire. D'une telle pensée, nulle certitude ne peut
émerger, bien qu'il reste possible d'élaborer une stratégie comportementale susceptible d'optimiser les
chances. En fait seule une telle stratégie répond aux exigences de la vie réelle que modélisent, outre la
loterie, deux autres figures du hasard dont l'irruption dans le cercle d'une l'Histoire figée en libère le sens.
Ces figures sont la guerre et la catastrophe.

le jeu de la guerre

notes
1 : Voilquin note le quatrain d'Omar Khayyâm : "nous sommes les pièces du jeu que joue le ciel. On s'amuse
avec nous sur l'échiquier de l'Etre". ( op. cit., note 56, p. 234)

2. dont le modèle paradigmatique est le régulateur de Watt.

3. qui fait l'objet de la 7me section du Livre I du "Capital".

4. qui cherche à penser la physis à partir du phénomène de telle manière que seul le logos est à même de
médiatiser notre rapport au monde.

5. La méditation de ce fragment ouvre le Séminaire d'hiver 1966-1967 tenu à Fribourg-en-Brisgau par M.


Heidegger et E. Fink. cfr. Héraclite : séminaire du semestre d'hiver 1966-1967/ M. Heidegger, E. Fink. -
Paris : Gallimard, 1973. p.11 et sq.

6. Laplace écrivait en 1776 dans son "Essai philosophique sur les probabilités" : "L'état présent du système
de la Nature est évidemment une suite de ce qu'il était au moment précédent, et si nous concevons une
intelligence qui, pour un instant donné, embrasse tous les rapports des êtres de cet univers, elle pourra
déterminer pour un temps quelconque pris dans le passé ou dans l'avenir la position respective, les
mouvements et, généralement, les affections de tous ces êtres." Evoquant l'astronomie physique, il
continue : "la simplicité de la loi qui fait mouvoir les corps célestes, les rapports de leur masses et de leurs
distances permettent à l'Analyse de suivre, jusqu'à un certain point, leurs mouvements, etpour déterminer
l'état du système de ces grands corps dans les siècles passés ou futurs, il suffit au géomètre que
l'observation lui donne leur position et leur vitesse pour un instant quelconque..."

7. Dans sa nouvelle : "la loterie à Babylone", in Fiction, édition Gallimard, coll. Folio.

retour au sommaire

© P. Deramaix, 1997 -

les chemins de la pensée - retour - palimpsestes - home page


The Wayback Machine - https://web.archive.org/web/20120116221130/http://membres.multimania.fr:80/patde…

sur quelques fragments de Héraclite (8)


P. Deramaix

retour au sommaire
chapitre précédent
chapitre suivant

8. la guerre et le sens

du jeu de la guerre.
La guerre est une métaphore centrale de la pensée héraclitéenne : père et roi de toutes choses, la guerre,
telle le feu, telle le logos, telle la foudre gouverne le monde. Sans pour autant ramener sa pensée à un
quelconque bellicisme, Héraclite semble conférer à la guerre un rôle essentiel dans le déploiement de la
pensée : par elle la contradiction entre pleinement dans une Histoire libérée de son enfermement
circulaire. La guerre introduit dans le cours de la vie la possibilité d'une rupture catastrophique susceptible
de transformer, en un instant décisif, une vie : par elle "tout se fait et se détruit", et "de quelques-uns elle a
fait des dieux de quelques uns des hommes ; des uns des esclaves, des autres des hommes libres". Elle
introduit, par une telle rupture, la possibilité d'un devenir de l'histoire : la société qui émerge de la crise ne
peut être la même que le monde d'avant-guerre. Il semblerait que Héraclite a pleinement conscience de
l'importance historique d'un conflit qui ne peut se résumer en l'une ou l'autre bataille, que l'on ne peut
assimiler à une simple vendetta entre clans adverses.

Pour saisir la portée de la pensée héraclitéenne de la guerre, nous garderons à l'esprit qu'elle n'avait pas,
avant le 6me S. avant notre ère, la complexité des guerres médiques que connut Héraclite. Dans la
péninsule grecque, et plus particulièrement en Béotie, l'intrusion d'un ennemi sur les terres dépendantes
d'une cité jalouse de ses ressources agricoles entraînait la mobilisation des cultivateurs. S'y affrontaient,
sur un champ de bataille bien défini, deux armées de hoplites en rangs serrés et l'issue de la bataille
toujours décisive en regard du conflit dépendait de la cohésion, autant que de la force physique, des
armées. La pensée stratégique, oblitérée par un code rigide de l'honneur, considérait avec un certain
mépris l'usage de l'arc et les ruses tactiques telles que l'embuscade étaient tellement peu prisées que les
troupes habituées à l'épée courte ou à la lance d'estoc se voyaient rapidement désemparées face à un
adversaire mobile, fuyant, agissant par harcèlements répétés, usant d'armes de jet à longue portée. Le
modèle stratégique était donc une bataille rangée, brêve mais très violente, où l'armée victorieuse écrasait
littéralement son adversaire en un assaut acharné. L'enjeu de ces conflits dont l'occasion était l'intrusion
sur les terres cultivées, était le plus souvent l'intégrité des ressources agricoles et surtout le retablissement
d'un honneur paysan bafoué.

A cette forme relativement primitive mais paradigmatique de la guerre ( note 1 ) , succèdent les grandes
guerres médiques où aux raisons économiques s'ajoute la volonté de défendre un système politique neuf
qui est la démocratie. Ces guerres idéologiques ne pouvaient être menées que si un certain nombre
d'hommes pouvaient être libérés des tâches productives pour se consacrer à la guerre pendant de longs
mois sinon de longues années. Sparte put garantir la logistique de sa force de frappe (constituée par une
armée permanente de citoyens et d'un contingent recruté parmi les habitants des alentours) en exploitant
méthodiquement les hilotes, artisans et paysans asservis. Le commerce maritime et l'esclavage
garantissaient les ressources d'Athènes et donnaient aux hommes libres de tout âge le loisir de se
consacrer à la défense de la cité et à la gestion politique. L'invasion perse et la révolte des cités ioniennes,
soutenues par Athènes, allaient déclencher un conflit d'une envergure inégalée jusqu'alors. L'issue de ces
guerres médiques (500-479) contemporaines du penseur d'Ephèse ne dépendait plus d'un bref
affrontement mais d'une politique à long terme d'alliance entre Sparte et Athènes et d'une stratégie
complexe impliquant la mise en oeuvre d'une force navale constituée par Thémistocle. Le chef militaire
n'était plus seulement celui dont l'ardeur au combat faisait la renommée. L'esprit de décision, le courage et
l'habileté des armes ne suffisaient plus, bien plus : l'audace, la témérité pouvaient constituer un obstacle. Il
fallait des stratèges froids et calculateurs capables d'envisager, si besoin est, le sacrifice calculé d'une
armée, ou un éventuel retournement d'alliance. A la simple logique d'une confrontation directe et
immédiate avec l'adversaire, se subsistuait la complexité d'une géostratégie.

Le modèle classique du champ de bataille est l'échiquier : un no man's land sépare deux camps dont la
destruction du pouvoir adverse est l'objectif stratégique. La guerre échiquéenne est une guerre de
mouvement - la frappe porte sur une longue distance - de sorte que le champ d'action des pièces dessine
sur l'échiquier un réseau de colonnes, de lignes et d'obliques sous menace ennemie rendant possible un
contrôle territorial. L'extermination de l'ennemi - par prise des pièces adverses - est la plupart du temps un
moyen technique visant à réduire les défenses et à ouvrir le champ aux pièces attaquantes. Mais dans la
phase de développement du jeu l'objectif stratégique essentiel reste le contrôle territorial. Dès le milieu de
partie et dans la finale, la tactique prime sur les coups stratégiques et réduit la part de la psychologie et de
l'intuition créatrice au profit d'un calcul technique. Les figures de mat sont répertoriées (tout comme les
ouvertures) et constituent une matière théorique indispensable au débutant. Aucune diplomatie n'est
possible dans ce jeu, l'univers échiquéen semblerait imaginé par Manichée si nous savions que le jeu
d'échec dérive d'une variante plus ancienne pratiquée aux Indes où quatre joueurs s'affrontent pour la
maîtrise des cases centrales de l'échiquier. Dans ce jeu, les alliances et les trahisons sont recommandées.
On peut ici mesurer la distance entre la logique manichéenne des échecs européens et la complexité de
leur ancêtre indien. Dans le jeu européen, l'information disponible sur l'échiquier est totale : deux
rationalités pures s'affrontent dans un déploiement ouvert des forces. A vrai dire, les seules inconnues sont
la compétence théorique et la capacité de concentration de l'adversaire. Aux échecs il est possible de
décider rationnellement du meilleur coup possible. Il est vrai que le joueur humain, contrairement aux
premiers logiciels de jeu d'échecs électronique, n'examine pas systématiquement toutes les possibilités
théoriques ; il en écarte d'office celles qui ne répondent pas de façon pertinente au trait précédent. D'autre
part, le jeu étant fortement théorisé, l'ouverture est codifiée et systématisée dans la mesure où le nombre
relativement limité de positions permet une analyse théorique approfondie. Les milieux de partie sont les
plus riches en potentialités créatrices : la part imprévisible du déploiement y est la plus importante ; mais
c'est aussi le moment où se révèlent pleinement les conséquences des erreurs commises à l'ouverture.
Dès lors la théorie, systématisant et ordonnant le jeu, se réduit à des principes généraux tandis que la
tactique fait l'inventaire des figures classiques de coups : clouage, fourchette, échec à la découverte etc...
Il n'empêche que en dépit de l'abondance de la littérature théorique et des analyses de parties, la partie
d'échecs loin de concrétiser une rationalité mathématique rendant prévisible l'issue des confrontations,
laisse ouvert l'espace dévolu à l'invention stratégique. Pourtant la part aléatoire du jeu se réduit quasiment
à la méconnaissance de la compétence tactique de l'adversaire. De sorte que seuls des facteurs
psychologiques, manque de concentration, fatigue, audace irréfléchie, expliquent in fine - à compétence
théorique égale - les erreurs tactiques fatales. Aux échecs indiens, où le conflit se déroule à quatre, la
duplicité des négociateurs décide de la victoire et le déploiement des pièces ne suffit pas à une information
complète des protagonistes. Ici, chaque décision est un pari, non pas sur la connaissance tactique de
l'adversaire (aux échecs, les traits répondent à une logique déterministe), mais sur la fidélité - purement
conjoncturelle - de son allié. Comme nulle contrainte physique ou psychologique réelle ne peut s'exercer
entre les joueurs, les seules mesures dissuasives d'une trahison seraient le retournement d'alliance et la
supériorité sur le tablier. Ici encore, le traître doit spéculer d'une part sur la perspicacité de son partenaire
et d'autre part sur sa supériorité tactique. L'absence d'une force dissuasive puissante - liant les vassaux
aux suzerains - rend impossible tout équilibre durable, le but du jeu étant de régner seul sur l'échiquier. En
passant du jeu à la réalité des conflits humains, nous constatons que des similitudes frappantes voisinent
des différences fondamentales. Il est inutile de rappeler que le jeu est une simulation - symbolique - de la
vie : l'alternance échiquéenne de l'obscur et de la lumière correspond au dualisme logique de l'esprit
humain. Le manichéisme paraît de rigueur là où la logique répond au principe du tiers exclus. Mais si le jeu
d'échec classique semble correspondre à la confrontation de deux armées opposées sur le champ de
bataille, la simulation échiquéenne oblitère une dimension essentielle du combat réel : la part du hasard
qui résulte de la possibilité sans cesse présente d'un coup fatal. Le déterminisme absolu du trait échiquéen
- la prise de la pièce est toujours couronnée de succès immédiat - fait place, dans la vie, à l'imprécision
des coups qui toujours peuvent être esquivés ou à l'infortune du guerrier, qui, même puissamment protégé
et bien armé, peut succomber au coup de poignard porté en traître. Ainsi le combat réel introduit une part
irréductible de hasard qui, à l'échelle microscopique, c'est-à-dire du combattant individuel, décide de la vie
ou de la mort. C'est pourquoi le war game, qui est une simulation d'une bataille, introduit le hasard - sous
forme d'un jet de dés décidant de l'issue du combat - dans la confrontation. Tout comme dans le jeu
d'échecs, et comme dans les combats réels, l'infanterie s'y déploie, protégée par l'artillerie, défendue par la
cavalerie ou les chars d'assaut. Les troupes d'élites, plus mobiles ou plus meurtrières, occuppent les
postes clés et décident le plus souvent, par leur puissance et habileté, de l'issue du combat qui, d'ailleurs
n'est vraiment mené à bien que si les unités fortes sont efficacement soutenues par la chair à canon.
Pourtant, la lutte réelle pour la domination est d'une complexité que seuls des jeux de stratégies élaborés
et pratiqués à l'aide d'ordinateurs parviennent à simuler avec quelque réalisme. L'empire est le terrain de
confrontation entre des cités, des peuples, des clans, des tribus aux intérêts contradictoires. Ici, comme
dans les échecs indiens, la diplomatie prime sur la force des armes et réduit la guerre au simple
prolongement d'une politique élaborée en dehors du champ de bataille.

Le rapport que la guerre entretient avec le jeu est plus complexe que le donnerait à penser les quelques
fragments héraclitéens traitant du jeu et de la guerre. En premier lieu, Héraclite établit la relation entre le
temps et le jeu. Le temps présenté comme un enfant joueur est en fait une métaphore de l'histoire. Le
devenir collectif des hommes peut être perçu comme un drame cosmique qui échappe à la conscience
autant qu'à la volonté des individus qui y prennent part. Il peut être perçu, nous l'avons vu, comme une
situation existentielle où s'entrelacent nécessité et hasard : la maîtrise du destin passe par l'intégration des
facteurs aléatoires dans la prise de décision. Le premier geste serait de chercher à deviner ce que nous
réserve le sort : les signes que l'oracle perçoit dans les événements fortuits (imprévisibles) tels que le
passage d'oiseaux, la conformation des viscères de l'animal sacrifié, la disposition des pierres jetées sur le
sol ne sont peut-être qu'un pâle simulacre du logos cosmique, il n'empêche qu'ils donnent de précieuses
indications à qui s'apprête à engager sa vie dans un combat. La guerre n'est pas, dans sa forme première,
l'exercice d'une contrainte matérielle qui concrétiserait une politique : elle est un abandon du logos aux
mains de Dikè, la Justice implacable, de sorte que la lutte prend la forme d'une ordalie : un combat quasi
ritualisé entre deux adversaires - qui peuvent être des armées - sur un terrain "neutre" où se joue le destin
des rivaux. Cette transformation d'un conflit en un rituel marque l'impuissance de la Raison là où le logos,
mal maîtrisé sans doute, ne parvient pas à sortir de l'indécision. Dès lors les parties se voient contraintes
de substituer à l'argumentation une confrontation physique où la raison oblitérée par l'urgence du combat
et l'imminence de la mort se remet entre les mains du dieu. Ainsi le hasard du combat prend la figure d'une
volonté transcendante, d'une justice divine et celui qui engage à la fois sa vie et son honneur parie
désespérément sur elle. Nous sommes ici en deçà de l'Histoire - car le combat singulier situe son enjeu
hors du fait social, économique ou politique - et, même si la guerre acquiert quelques décennies plus tard
toute sa dimension politique, l'ordalie constitue la figure emblématique du combat singulier : le duel, qui
apparaît jusqu'au 19me siècle, en constitue la trace récurrente. La guerre se présente donc comme un
pari, jeu de hasard ou remise délibérée de son destin aux mains d'une justice nécessairement aveugle
puisque indifférente à toute raison. Mais la guerre est aussi une mise en scène et simule l'antagonisme
cosmique entre le bien et le mal. La déshumanisation de l'ennemi est certes un topos de la rhétorique
guerrière mais ce que la confrontation guerrière manifeste et désigne symboliquement est plus que
l'irréductibilité des adversaires et de l'antagonisme de leurs intérêts. La guerre - et c'est en ce sens que
Héraclite y fait allusion - est aussi une métaphore des rapports complexes entre l'Etre et le Néant. D'abord
l'engagement guerrier est une négation radicale de l'autre considéré comme menace absolue et voué
nécessairement à l'anéantissement. D'autre part, la guerre introduit - pour chaque individu - le néant dans
la vie quotidienne, en concrétisant la possibilité - imminente et aléatoire - de la mort. Enfin, malgré les
souffrances et les destructions qu'elle entraine, la guerre - voulue - se présente comme la condition d'un
avenir meilleur : en ce sens elle fait table rase d'un passé que l'on veut à tout prix révolu. L'anéantissement
de ce qui fut le cadre quotidien d'une vie réglée représente pour le peuple engagé dans la guerre totale un
renversement complet des valeurs : au respect de la vie succède la glorification du meurtre collectif ; à la
différentiation sociale succède le brassage, sous les drapeaux, des classes ; la spéculation, le marché noir,
les défaites et les victoire remodèlent l'économie de la nation en guerre ; enfin la guerre apparaît comme
une épreuve purificatrice, une sorte "d'hygiène des peuples", susceptible de revivifier une culture menacée
de décadence. Ces considérations, qui sont autant de topoï du bellicisme ordinaire, nous montre
l'entreprise guerrière comme une forme particulièrement destructrice de ces carnavals où, pour un temps,
l'ordre social est aboli. En cela la guerre se rapproche de la révolution, comme elle, elle est mise en scène
cathartique d'une crise. Ce renversement de l'ordre du monde, que les hasards de la guerre permet, se
retrouve symboliquement dans un certain nombre de jeux : depuis la simple loterie jusqu'aux jeux de l'oie
où, au hasard des dés, le vainqueur d'hier peut se retrouver en derniere position.

Dans la guerre la confrontation est absolue : pour Héraclite, de telles contradictions sont productives. Ne
nous méprenons pas cependant : on ne trouve pas trace d'une quelconque dialectique "hegelienne". Nulle
synthèse ne surgit de la discorde. Seul l'irruption du hasard, introduisant une discontinuité dans le temps,
faisant de la guerre une catastrophe pour les uns, une chance inespérée pour les autres, permet le
changement dans ordre du monde. Mais pour Héraclite, ce changement ne constitue en rien un progrès ;
on ne trouve trace de téléologie dans la pensée héraclitéenne du temps qui, à l'instar des révolutions
astrales, reste fondamentalement cyclique, en dépit des brisures aléatoires.

Si l'ordalie, la forme primitive du combat, constitue un déni de la raison, la pensée stratégique, faisant de la
guerre l'instrument du politique réintroduit le logos dans la guerre. Nous avons pu souligner la similitude
entre la maîtrise des armes et le savoir logique : la parole devient, dans la polémique, une arme et exerce
ainsi une contrainte pour autant que la diversité des expériences existentielles et des opinions individuelles
soit sous-tendue par un "logos commun" : la raison se fait - en structurant la vie dans tous ses aspects -
contraignante et celui qui se refuse à se plier à ses lois - usant d'un logos qui lui est propre - subit
rapidement l'épreuve de l'incommunication, s'excluant ainsi de la communauté. Le refus de la logique
conduit à la perte du pouvoir, à moins que la folie qui se manifeste ainsi devienne une liberté critique et
créatrice qui est le propre du bouffon ou du cynique. Mais où doit-on chercher l'origine de la raison
stratégique? Cette proximité du logos et de la guerre n'est pas seulement le fruit des efforts de légitimation
politique de l'entreprise guerrière : nous devons garder à l'esprit que les discours qualifiant la guerre de
folie ne prennent pas en compte que l'entreprise guerrière n'est jamais totalement irréfléchie. Dans sa
forme élaborée et cessant d'être ordalie, la guerre devient une praxis de domination, de contrainte, et
d'exercice du pouvoir, elle est ar-raisonnement (mise à la raison) de l'Autre. Elle vise à assurer l'ordre
établi, voire la prospérité de la patrie autant que la destruction de l'ennemi, la guerre est alors entreprise
pour conquérir autant que défendre le sol natal, pour approvisionner les marchés d'esclaves autant que
pour libérer les peuples, elle est moyen mis au service de fins parfois contradictoires, toujours multiples et
souvent inconscientes. La raison explicite - politique - de la guerre recouvre à peine les causes implicites,
inconscientes, que seule une théorie critique du fait guerrier met en évidence. La guerre apparaît donc
comme un épiphénomène dont le substrat relève plus de l'économique ou de l'écologie sociale que du
politique, plus de nos rapports intimes avec la physis qu'avec le logos. L'irrationalité de la guerre n'est donc
pas une simple "folie meurtrière", elle est plus profonde : elle désigne sa fonction éco-sociologique
indépendante du discours politique de sa légitimation. Pourtant, parce qu'elle est une praxis, la guerre
requiert pour sa mise en oeuvre la raison discursive. En premier lieu parce qu'elle est une contrainte
physique et exige, pour cette raison, une médiation technique : l'usage de l'arme. La présence de cette
instrumentalité guerrière conditionne en fait les stratégies mises en oeuvre sans pour autant les déterminer
totalement. Dans la Grèce antique, la confrontation des phalanges néglige, parfois à l'encontre de la
rationalité tactique (note 2) , la souplesse que l'on peut attendre d'une armée efficace. Il faut chercher la
raison de cette sclérose autant dans la tendance à résoudre le conflit de manière purement agonistique
que dans la conformation particulière d'une panoplie lourde et encombrante (note 3) qui ne favorise guère
la mobilité et la dispersion des combattants. Plus que le résultat d'une réflexion théorique, l'évolution de ce
modèle stratégique primitif est la conséquence de la menace perse qui contraignit les Grecs à abandonner
leurs rivalités traditionnelles entre les cités et à coordonner la défense terrestre avec une force navale.

Dans la forme géopolitique - complexe, impliquant le destin d'un peuple entier - de la guerre (que j'oppose
à sa forme duelle) le polemos se retrouve en continuité avec le logos puisqu'elle tend à concrétiser dans
les faits une décision politique. Mais entre ces deux pôles l'instrumentalité guerrière impose les contraintes
propres à tout outil, elle exerce sa pratico-inertie qui conditionne pour une grande part la pensée, sinon les
choix stratégiques.

Le rapprochement que nous effectuons entre la guerre et le jeu se justifie par la similitude des rapports que
l'un et l'autre entretiennent avec le temps. Le jeu stratégique - comme similation de la campagne militaire -
exprime ludiquement (c'est-à-dire dans un espace/temps dégagé de tout enjeu autre que purement
conventionnel) la volonté de puissance de la Raison. Idéalement le hasard n'intervient pas, s'écartant de
fait de la réalité concrète du combat. Le tric-trac simule plus fidèlement la vie comme un parcours émaillé
d'embûches imprévisible. Comme dans la vie, sont imposées aux joueurs des contraintes aléatoires (le
nombre de cases franchies donné par les dés) de sorte que le temps du joueur devient, par l'introduction
d'événéments fortuits et aléatoires, irréversible : ces birfucations dans les lignes de vie individualisent
chaque cheminement vers la mort. Ramenés à l'échelle de la collectivité, ces parcours constituent la trame
historique où les accidents individuels peuvent introduire des ruptures catastrophiques, faisant de l'Histoire
un chaos dont l'interprétation - tout en dessinant des lignes de forces - doit faire la part du hasard ou de
l'imprévisible. La guerre, que Héraclite perçoit sans doute plus comme une ordalie que comme phénomène
géopolitique complexe, introduit précisément le destin - sous la forme des aléas du combat - dans la vie
collective. Le rapport entre la guerre et le jeu existe en raison de l'aléatoire qui imprègne les innombrables
combats individuels au sein de deux armées confrontées. Mais cet aléas microscopique peut, dans une
structure chaotique, influer profondément le destin d'un peuple. Pourtant ce destin, que l'oracle croyait
maîtriser en lisant dans les phénomènes naturels les signes divins, peut être partiellement conjuré pour
autant que l'on abandonne l'étroitesse du déterminisme historique : la pensée politique devient dès lors
une stratégie dont l'achèvement actuel intègre de façon tout à fait consciente la théorie mathématique des
jeux. Ainsi ce qui peut être la marque de la folie dans la catastrophe guerrière prend sens, dans la stricte
mesure de notre capacité à donner sens au jeu.

La figure primitive de la guerre, telle qu'elle se déroulait dans une société essentiellement agricole, allait
profondément marquer toute la pensée stratégique : l'idée centrale qui émerge est celle d'une bataille
décisive dont l'issue irrévocable résulte - au delà de toute l'habileté et le courage des combattants - de la
volonté des dieux, seuls à connaître le cours du destin. En s'engageant dans la guerre, les hommes ne
font pas que rendre incertain l'issue d'une tentative d'invasion, de conquête ou de pillage des ressources
agricoles : la bataille rangée qui oppose les armées n'est pas une guerilla paysanne et encore moins une
jacquerie.

En outre, le rôle du dispositif militaire ne se limite pas à une dissuasion : la guerre est une catharsis, la
résolution brutale et violente d'une tension collective dont la source doit être cherchée dans l'irrésolu d'une
logomachie. Faute de pouvoir le résoudre en paroles, les protagonistes portent le conflit en cours sur le
champ de bataille : plus qu'à une raison vacillante qu'il ne domine qu'à grand peine, l'homme en guerre
s'en remet au hasard de la confrontation agonistique : le destin fait oeuvre ici de justice, car quelles que
soient l'habileté et le courage des soldats, seuls les dieux décident de l'issue du combat et leur décision -
parce que divine - ne peut être prise qu'en toute justice. La guerre entre les cités grecques s'assimile plus
au duel judiciaire qu'à une guerre de position, ou qu'à l'occupation violente d'un terrain pour en assurer la
domination. Ce n'est qu'avec les grandes invasions médiques que la guerre prend une autre signification -
la défense d'une civilisation - et entraîne l'élaboration d'une stratégie politique - pour aboutir à une alliance
conjoncturelle entre des cités rivales - et avec elle, l'importance croissante de l'argumentation discursive.
Les chefs de guerre ne peuvent plus se contenter du mouvement rigide de phalanges sur une plaine
uniforme, elle doit coordonner l'action d'un nombre croissant d'hommes venant de diverses régions, ils
doivent évaluer les diverses composantes du combat et maîtriser les tactiques propres aux diverses
armes, usant avec pertinence de la cavalerie, de l'infanterie, de la marine, tirant parti des accidents de
terrain, de l'existence d'un isthme ou d'un détroit, intégrant ainsi la géographie dans le savoir militaire. Les
stratèges doivent aussi évaluer la fiabilité des armées, la valeur politique des traités d'alliance et tenir
compte du moral des troupes, de leur éloignement prolongé de leur foyer... Ainsi les données deviennent
de guerre en guerre plus nombreuses, plus insaisissables, plus complexes. La guerre s'entremêle avec la
politique et la maîtrise des armes se confond, d'une nouvelle manière, avec la maîtrise du logos, car, la
politique devenant guerrière, la parole elle-même devient arme. Ce qui n'était d'un jet de dés, remise
aveugle du destin de la cité, ou du clan, entre les mains de Dikè, qui décide de la légitimité du pouvoir en
assurant la victoire militaire, devient peu-à-peu une science qui tire son savoir d'une historiographie
naissante et se montre capable de dégager des innombrables conflits passés les récurrences susceptibles
de transformer en un savoir théorique l'expérience stratégique tirée des circonstances conjoncturelles du
conflit. Dans le même mouvement, la parole s'autonomise en produisant une logique formelle : l'art de
l'argumentation se distingue maintenant de la connaissance du vrai. Il ne suffit plus en effet de connaître le
fait, ou d'être conscient de la légitimité de son vouloir, pour dominer la logomachie qui précède la décision :
la raison maîtrisée devient logique et l'argumentation découvre ses règles et sa technique dans la
rhétorique. La parole devient ainsi arme que l'on se doit de maîtriser tout comme le guerrier se doit, s'il
veut survivre et vaincre, adjoindre l'habileté au courage. La logique devient science guerrière dans la
mesure où les choix stratégiques ne sont plus seulement des décisions prises sur le terrain mais surtout
des choix politiques assumés par les citoyens- stratèges.

Ainsi, pour la première fois peut-être dans l'Histoire, la guerre acquiert une valeur positive, elle contribue à
l'affirmation d'une puissance politique tandis qu'elle était, dans la pensée archaïco-régressive de type
hésodien, l'une des manifestations de la déchéance humaine. Le monde - celui de l'Age d'Or - vivait en
une paix définitivement perdue à la mesure de l'éloignement du divin et l'archétype de la guerre restait la
confrontation cosmique entre les dieux et les Titans : acte désespéré de révolte contre le pouvoir divin qui
se conclut par l'enfermement de l'homme dans le cercle clos d'une histoire sans cesse répétée. Mais dès
que l'on considère qu'une justice nouvelle peut émerger de la discorde, que la guerre peut libérer, et de
"quelques uns, faire des dieux", la guerre devient plus que la simple confirmation par les armes d'une
justice divine : elle accouche véritablement d'une histoire nouvelle en transformant le monde, en faisant
des vaincus des esclaves voués à l'oubli et des vainqueurs des dieux qui, voyant dans l'issue heureuse de
leur entreprise plus que la confirmation de leur courage et de leur vertu, se savent héritiers d'une
civilisation appelée à régir le monde. La victoire trouve en effet sa source dans la maîtrise du logos dont
font preuve les stratèges et les politiques. La guerre témoigne ainsi, dans sa complexité de sa mise en
oeuvre, de la puissance du logos, elle est elle-même logos car le déploiement des troupes étincelantes
d'armes fait signe d'une puissance politique, et la stratégie guerrière répond, en y correspondant, à la
logique qui est stratégie du verbe. Ainsi la guerre devient dans ce qu'elle a de plus sanglant, de plus
matériel, de plus pragmatique, devient une métamorphose du logos. Ce qui ne peut-être décidé par le
logos devient l'affaire des guerriers et ce que les armes ne peuvent décider est rendu aux rhéteurs.

Le guerre antique, telle que les phalanges spartiates la menaient, pourrait être le paradigme de la guerre
européenne jusqu'à Napoléon. Seule la guerre aérienne associée à l'usage des armes de destruction
massive transforma profondément la pensée stratégique au point que le discours reprenne la primauté
qu'elle n'eut jamais dû abandonner. La stratégie clausewitzienne est l'ultime tentative d'une rationalisation
totale de l'acte guerrier : elle coïncide de manière significative avec la domination industrielle du monde,
avec l'apogée de la pensée politique classique qui prend l'Etat comme figure de la totalité. Mais une
pensée de la guerre qui la situe en continuité par rapport au politique fait abstraction de son caractère
catastrophique. En effet la guerre classique, qui vise à la simple domination territoriale et à
l'anéantissement "échiquéen" des forces adverses, n'a pour ainsi dire que peu d'impact profond sur
l'Histoire. L'événement crucial dans l'âge classique n'est pour ainsi dire pas la guerre; elle ne fait que
maintenir, sous réserve d'une répartition différente de l'espace géographique, l'ordre établi du monde.

La révolution au contraire est la résolution agonistique d'une contradiction interne de la société subvertie.
Elle éclate parfois à l'occasion d'une guerre que les révolutionnaires utilisent pour conquérir le pouvoir ou
débouche sur un conflit armé mais ne peut être assimilée à la guerre. La preuve en est qu'il est - rares il
est vrai - des révolutions non guerrières, sinon non-violentes. La révolution ne se résume pourtant pas à
une simple prise de pouvoir par une couche sociale jusqu'alors dominée. Alors que la guerre conduit le
plus souvent à une simple redistribution des cartes géopolitiques, la révolution prend la figure d'une rupture
qualitative qui introduit une faille dans l'Histoire. Que se passe-t-il lors d'une révolution? D'abord un constat
que rien ne peut continuer comme avant : les processus de reproduction des clivages sociaux existants,
qui peuvent être aussi bien économiques et matériels, que culturels et politiques, s'enrayent ou
s'emballent, soit parce qu'elles se contredisent et accroissent les tensions existantes au lieu de les
atténuer, soit parce qu'elles aboutissent à une situation intenable, catastrophique qui met en cause
l'existence même de la société entière (note 4) . Le monde contemporain, marqué par l'hégémonie du
capitalisme industriel, semble cumuler les germes de ces deux figures de la catastrophe historique : la
guerre et le cataclysme.

la clôture du monde.
Si, depuis Marx, nous pouvons analyser le dynamisme du capitalisme comme la résultante de l'interaction
concurrentielle et d'une accumulation accrue sans cesse du capital, aboutissant ainsi à une surabondance
relative des marchandises que le marché ne peut plus résorber, nous ne pouvons que conclure à la clôture
d'un monde conquis et homogénéisé par la civilisation industrielle. Ce constat a permis à Marx d'introduire
une nouvelle explication de la guerre en la considérant comme un facteur de résorption de la surproduction
capitaliste. La guerre se présente en effet comme une sorte de régulateur économique autant que comme
la tentative désespérée d'atteindre de nouvelles frontières. Une telle explication relève bien évidemment
d'une philosophie du soupçon qui tendrait à entrevoir le non-dit des légitimations politiques ou historicistes
de la guerre. Sa cause réelle est inconsciente, ou du moins elle demeure inexprimée dans les
légitimations, politiques, économiques, militaires de l'entrée en guerre, et il faut mettre en oeuvre l'appareil
conceptuel, autant qu'institutionnel (l'université, les instituts de recherche...) de la sociologie critique pour
les mettre au jour. Elle relève d'une socio-biologie marquée par un certain malthusianisme économique et
la guerre pourrait s'assimiler à un potlach à l'échelle industrielle. Mais si la guerre classique est une
résorption violente d'un surplus social (et, s'il faut en croire G. Bouthoul (note 5) , démographique) la
révolution devient dans la pensée marxienne une véritable rupture épistémologique. Elle résulte de cette
tension irrésolue que les vocables de "contradiction interne du capitalisme" ne traduisent qu'à grand peine.
Elle est l'ouverture du cercle clos de la reproduction sociale. La récursivité que les hasards de la guerre
impérialiste n'abolissent qu'à la faveur des défaites des grandes puissances et de la mise en évidence de
la clôture d'un monde fini se voit ainsi brisée en ces moments privilégiés ou l'Histoire se fait cataclysme, où
la destruction se fait créatrice de structures nouvelles susceptibles de redynamiser - sur des bases
nouvelles - une croissance sclérosée. En fait la guerre fait partie intrinsèque du fonctionnement normal de
la société capitaliste et plus encore que dans la Grèce classique, le pouvoir des mots y relève de la
stratégie guerrière.

La raison essentielle mais simple réside dans la similitude profonde entre l'entreprise industrielle et la
conquête militaire : cette dernière tend à l'appropriation des ressources économiques et au rapt d'une main
d'oeuvre servile, la seconde tend à l'assujetion des consommateurs, à la conquête et la maîtrise de
marchés devenus rarissimes. Entreprise de séduction et de subjugation, la publicité vise l'adhésion du
consommateur tout comme la rhétorique, apprise du sophiste, visait à assurer la clientèle politique ou à
dominer son rival à la tribune; l'adversaire devient ici la concurrence tandis que la relation commerciale,
toute contractuelle qu'elle puisse être, devient une épreuve de force à la mesure de l'antagonisme des
intérêts. Le jeu agonistique des échecs fait place ici à une guerre de position dont le modèle ludique est le
jeu coréen-japonais de go : le mouvement échiquéen des pièces fait place à un encerclement progressif
du territoire par des pions fixes qui, liés entre eux comme une chaîne, enferment les pions adverses et les
éliminent du jeu.

Tout comme dans la phase finale du jeu de go : l'hégémonie de la domination capitaliste aboutit à la
fermeture des marchés qui entraînerait la fin de la croissance si la récursivité dialectique de la dissuasion
n'imposait la course technologique en avant. La course aux armements devient ici le modèle d'une
économie mondiale devenue explosive. En effet, parce que l'innovation entre dans le champ du possible
pour la concurrence, elle devient - fût-elle de pure forme -l'impératif premier de toute entreprise qui veut
résister efficacement à la concurrence. Mais l'encerclement que nous subissons se double d'une autre
contrainte : l'enracinement dans la physis. Le monde que nous exploitons, tout comme la technosphère,
contient sa propre inertie : les ressources naturelles se font rares et la production de biens utiles
s'accompagne d'une déjection pléthorique qui rend imminente la clôture définitive d'un monde devenu
littéralement invivable. Rejeté hors de l'Eden souillé par l'agir utilitariste de l'homme, nous nous voyons
réduits à l'exil sans que nous puissions combattre, ou même infléchir quelque peu notre destin. Il
semblerait que la foudre du logos dressée contre la nature se retourne contre nous-mêmes : la technè
impose sa loi, sa logique propre, faisant de nous l'instrument de son propre devenir. Mis en demeure
d'entreprendre, nous ne pouvons nous soustraire à cette obligation dont la source doit être recherchée
dans la perspective toujours présente d'une domination. L'homme conquiert et maîtrise le feu parce qu'il
sait le pouvoir que détiendrait l'Autre s'il s'arrogeait seul la maîtrise technicienne de la physis. Le défi ainsi
lancé est celui d'une guerre ininterrompue autant contre les forces de la nature que contre ceux qui
pourrait s'en approprier : le monde ainsi quadrillé, encerclé, maîtrisé autant que spolié, se venge par cette
contrainte matérielle que constitue l'Autre dont le dynamisme oblitère notre futur. Ce concurrent nous met
face à la perspective d'une défaite qui nous réduirait, sinon à l'esclavage, à une dépendance économique
ou/et politique aussi peu enviable. Nous avons vu que la guerre peut être l'exutoire des trop pleins de la
société marchande, elle pourrait être l'unique voie qui nous permettrait de sortir de notre prison si la
puissance même de l'instrumentalité guerrière ne rendait plausible l'agonie de l'homme. La destruction
créatrice a des limites qui sont données par l'inertie même de la matière et que notre enracinement, c'est-
à-dire notre dépendance de la physis, met en évidence. De catastrophe historique qu'il était, la guerre -
qu'elle soit politico-militaire ou économique - devient cataclysme écologique en ce qu'elle introduit dans
l'histoire humaine cette figure de la circularité brisée : la catastrophe. C'est dire que si elle pouvait être le
lieu de tous les possibles, elle n'est plus que la forme d'une ironique solution finale qui éliminerait du
monde la cause principale de sa destruction. L'homme perdrait tout ce qu'il a engagé dans le conflit, en
premier lieu son existence et avec elle, toute possibilité de donner sens au monde. L'ordre ainsi rétabli
nous serait inconnu, et perdrait même sa qualité d'ordre dans la mesure où nul regard ne serait à même de
désigner et d'expliquer le monde.

C'est dans cette perspective que nous est assignée la tâche de penser la finitude de l'homme. Plus qu'une
simple spéculation métaphysique, qui se situerait hors du concret, plus qu'une réflexion morale sur
l'achêvement de la vie individuelle, l'agonie de l'homme nous met face à l'anéantissement collectif que les
grands massacres du 20me siècle ne font qu'annoncer. L'extermination est bien une nouvelle catégorie
métaphysique autant qu'une perspective concrète, qui surgit ici. L'agonie ne nous contraint pas au
désespoir, elle est le combat essentiel d'une humanité encerclée de toutes parts et définitivement coupée
de ses racines : la physis lui devient étrangère et le monde, dominé par la rationalité technicienne, lui
redevient aussi hostile qu'en ces temps originaires où l'homme nu affrontait les fauves. Il est certain que
les guerres jusqu'à présent menées ont assuré la domination de l'homme sur le monde, mais à mesure
que l'homme étend son investigation et son règne, le monde se prend à résister et nous encercle de sa
logique propre, qui n'est autre que la récursivité dialectique de l'agir humain. De nourricière qu'elle était, la
nature se fait marâtre ; lasse de supporter son état de servante, elle se révolte, imposant sa loi, ou plutôt,
retournant contre l'humanité les armes brandies pour la dominer.

La clôture du monde nous met face à notre propre finitude. L'horizon de l'Histoire se referme, oblitérant
tout avenir, interdisant toute prospective qui se situerait dans la continuité du présent. Nous ne pouvons
penser l'avenir de l'homme qu'en établissant une rupture radicale avec le présent : une telle faille
temporelle ne peut prendre dans un monde soumis à l'hégémonie de la rationalité marchande que l'allure
d'une catastrophe. Que signifie pour nous cette perspective ? Elle suscite spontanément la crainte d'une
extermination collective : l'horreur de la Shoah, la menace toujours présente d'un holocauste
nucléaire,l'empoisonnement des éléments, le surgissement, à l'horizon de notre temps, de la famine et des
grandes épidémies tracent des images apocalyptiques dans notre imagination. Pourtant la catastrophe ne
peut se réduire à nos yeux aux cataclysmes que l'emprise humaine sur la physis pourrait susciter.
L'événement catastrophique répond à une situation de crise : or, l'on sait que la krisis est ce moment
privilégié où la décision doit être prise et de cette décision, de nature thérapeutique, dépendra le sort du
malade. La déclosion du cercle nous ouvre à une liberté nouvelle autant qu'à une responsabilité écrasante
: ce qui était jusqu'à présent dévolu au destin et aux dieux nous est maintenant remis entre nos mains. Or
un tel pouvoir, qui pourrait fort bien compromettre tout avenir, fait de nous l'égal des dieux dans la mesure
où l'existence même de l'homme en est l'enjeu. La métaphore du temps joueur prend une signification
nouvelle dès lors que nous gardons à l'esprit que - avec le destin du monde - c'est le temps lui- même qui
se trouve entre nos mains. Projeter l'avenir pourrait n'être autre chose que de maîtriser le présent en
espérant contrôler le destin de nos actes. Cela pourrait être possible si la physis n'opposait pas sa
résistance opiniâtre se jouant de nos vouloirs. Ainsi le combat s'engage entre un monde mouvant,
contradictoire et indécis et une volonté humaine encline à planifier l'avenir, à quadriller l'espace et à
soumettre le temps à ses prétentions. Or l'issue d'un tel combat est toujours incertain, en raison même de
la nature chaotique de l'univers : tel geste, tel acte, telle intention peut fort bien engendrer des
conséquences incalculables. Même en cette fin des temps où le monde n'apparaît plus que comme le
cristal figé de notre règne, le temps se joue de nous - qui prétendons planifier l'avenir - tel l'enfant joueur
de Héraclite.

essai de fondation métaphysique

notes
1. voir Victor Davis Hanson, "le modèle occidental de la guerre : la bataille d'infanterie dans la Grèce
classique". - Paris : les Belles Lettres, 1990. -

2. Hanson (op cit, p. 182 et sq.) évoque plusieurs batailles, celle du Pirée en 4O3 av.J.C., de Délion en 424
av.J.C., où la phalange abandonne délibérément une position favorable, en amont d'un terrain en pente,
pour charger - conformément à la coutume - l'ennemi. Attendre de pied ferme un ennemi exténué par une
course ascendante paraissait aux hoplites aussi peu glorieux que de faire usage d'armes de trait.

3. La panoplie complète - lance d'estoc de près de 2 m. de long, la cuirasse de bronze, les jambières, le
casque corinthien qui empêche toute visibilité latérale, le bouclier rond en bois recouvert de lames de
bronze, et l'épée pèsent plus de 30 kg.

4. Ainsi la Révolution française voit le jour parce que le mode féodal de transmission des terres agricoles
et du pouvoir politico-juridique entre en contradiction avec les besoins d'une économie industrielle
naissante (encore embryonnaires) et l'émergence d'une conscience sociale nouvelle propre à la
bourgeoisie marchande. Dans la Grèce antique, les révoltes qui menèrent à l'établissement de la tyrannie
en Grèce antique, pouvoir très centralisé mais favorable aux artisans et aux paysans pauvres découlent de
la tension entre une société clanique et monarchique - qui repose sur une structure agraire décentralisée -
et une urbanisation croissante qui tout en centralisant le pouvoir politique, homogènéise les productions
agricoles en favorisant les gros producteurs - capables d'exploiter une main-d'oeuvre servile - au détriment
des petits agriculteurs et des artisans.

5. in "le phénomène guerre", Paris : Payot.

© P. Deramaix, 1990

les chemins de la pensée - retour au sommaire - palimpsestes - home page


sur quelques fragments de Héraclite (9)
P. Deramaix

retour au sommaire
chapitre précédent

9. Essai de fondation métaphysique.

La pensée héraclitéenne porte sur ce que nous pourrions appeler trois modalités de l'Etre. L'être comme
donné : le monde "physique" qui nous englobe, et se manifeste comme totalité. Le Logos qui permet de
rendre compte du monde et qui se manifeste comme universalité. Et le lieu d'émergence du logos qui n'est
autre que l'homme, le Disant. La philosophie émergente se construit donc sur trois axes : une physique,
une logique, et une anthropologie. Ces trois faces de la philosophie peuvent se réduire à une pensée de
l'Etre une ontologie, qui se situe hors de toute détermination de l'Etre (comme Monde, comme Parole,
comme Disant) et constitue, de ce fait, une méta-physique.

Si nous accueillons la parole héraclitéenne, nous devrons reconnaître que la question parménidienne de
l'Etre fait place à la pensée du Logos. L'ontologie s'ouvre à l'anthropologie dans la mesure où le Logos ne
se manifeste qu'à travers la pro-duction du discours, une pratique philosophique où l'homme, plongé dans
la vie, exige de lui-même la vigilance distanciée nécessaire à la donation de sens. Quelle peut être la place
de la métaphysique, ou plus exactement, de l'ontologie dans une philosophie de la nature où l'Etre se
dissous dans le devenir et la relation dialectique ? N'avons-nous pas, chez Héraclite, la préfiguration du
nihilisme sous-jacent au "traité du non-être", l'ontologie ne fait-elle pas place à un relativisme
reconnaissant la vanité philosophique du savoir, en raison de la fugacité de la vie, de l'incertitude du réel et
du caractère paradoxal des phénomènes ?

C'est dans le premier fragment que se dessine pourtant l'exigence fondamentale de la philosophie, qui se
traduit par un réquisit radicalement différent de celui de Parménide. Dans le proème, Parménide assignait
le chercheur au questionnement ontologique, lui recommandant de se défier du chemin de la doxa et de
s'écarter du chemin du non-être... toute parole vraie ne peut que se référer à l'Etre. Or, constate Héraclite,
le monde est devenir et unité paradoxale des contraires : vie et mort s'entrelacent comme l'Etre et le non-
être ; immobile, nous vivons dans un monde fugace, mais ce monde est permanence tandis que notre vie
ephémère passe. Dès lors, comment penser la certitude ? Pour un peu, on se contenterait de prendre en
compte la diversité des expériences particulières et de renoncer à l'état d'éveil, sous le prétexte qu'un
monde partagé est un leurre. La pensée héraclitéenne déboucherait ainsi sur le relativisme ce qui
permettrait d'établir une filiation directe entre le penseur d'Ephèse et les Sophistes. Une telle filiation
existe, mais elle porte moins sur le constat de la complexité du monde que sur le recentrage de l'exigence
philosophique sur le Logos.

Ce que recherche Héraclite est la possibilité de fonder le savoir, en dépit de la mouvance et de la


complexité des phénomènes, et en dépit de la position relative de l'homme dans le monde. Ce savoir -
nécessaire à l'émergence d'un monde commun - prendra source dans le Logos dont nous devrons
mesurer, ici, la diversité, quasi paradoxale, de ses figures dans ces fragments, que le temps a bien voulu,
en se jouant de nous comme de Héraclite, épargner.

Le Logos, nous l'avons vu, est un étant replié sur lui-même, un concept autoréférenciel qui se désigne à la
fois comme sens et comme substrat de la physis. En effet, si le logos s'assimile à l'Un, au divin et que ce
dernier se manifeste de manière fulgurante comme principe ordonnateur et transformateur du monde,
nous devrons chercher au coeur même de la physis cette parole elle-même. Le Logos se trouve inscrit
dans le monde, de sorte qu'une première tâche est de comprendre le discours du monde, non point selon
nos perceptions subjectives, mais en parlant le même langage que le monde, en partageant avec lui, le
logos commun. Il en est du rapport à la matière comme du rapport à autrui : l'espace d'intersubjectivité qui
s'établit avec la physis ne se situe plus dans la sphère du concept pur, ou de l'esprit, mais dans la pratique
d'information et de transformation du monde, partageant avec la physis le feu comme principe
d'ordonnancement, d'échange et de trans-formation. Notre relation au monde se déroule donc sous les
auspices de Zeus et de Prométhée : la foudre met en évidence, sans concession aucune, l'être-du-monde
dans sa complexité et sa mouvance. Nous avons vu, à propos du fragment sept, que le Logos permet de
distinguer et d'expliquer, c'est à dire de catégoriser chaque étant en le définissant, en le dévoilant tel qu'en
lui-même, mais aussi de mettre en évidence les interrelations, causales entre autres, entre chaque étant
de manière à rétablir le sens des choses, de donner corps au discours du monde, de lui conférer une
structure signifiante.

Le monde se structure comme ressources et outils mais cette structuration s'opère non seulement par la
saisie prédatrice, purement compréhensive, mais aussi par la pratique d'échange - économique - avec la
physis. Le travail accompagne l'émergence de la conscience : non seulement l'entreprise humaine oblige à
une appréhension distale du monde comme autre-de-soi, mais aussi à une temporalisation de la
conscience donéravant orientée vers l'objectif poursuivi dans le travail. Le geste se fait stratégique : il
s'accomplit tenant compte à la fois des déterminations plausibles mais aussi des aléas toujours possibles.

On a peut-être trop peu relevé l'importance du hasard dans la pensée héraclitéenne : la métaphore du
temps joueur reste, à mes yeux, l'étape décisive qui fonde l'autonomie humaine. L'affirmation semble
paradoxale dans la mesure où le dieu joueur semble se jouer des hommes, les enfermant dans leur destin
tragique, mais si nous portons notre attention sur la temporalité nous constatons que l'introduction du
hasard est en fait une rupture de chaine, l'occasion pour l'homme de s'écarter de l'enchainement sans fin
des cycles cosmiques. En effet, le hasard introduit l'imprévisible dans les cycles cosmiques, de sorte qu'à
la circularité prévisible des événements se substitue une ou des failles obligeant l'homme à une pensée
stratégique, mobilisatrice des consciences et des volontés. Certes, l'irruption du hasard dans la vie peut
donner l'illusion d'une signification occulte, signe divin que l'on doit interpréter... on pourrait penser ici à
une fermeture de la conscience redevenue opaque à la rationalité, mais c'est précisément de ce désir
d'interprétation causale de l'inattendu, de l'événement imprévu, que surgit le besoin de donation de sens,
et donc, le besoin de rationalisation du monde. Ces premières étapes ne s'accomplirent pas seulement en
Grèce, mais plusieurs siècles auparavant en Mésopotamie, lieu d'émergence de l'écriture et du savoir
structuré. De la récurrence des événements concomittants surgit l'idée d'un sens rationnel du monde,
expression peut-être de la volonté divine, mais aussi indice que le monde est interprétable. Des
coincidences hasardeuses, l'homme passe rapidement aux coincidences provoquées : le savoir du monde
se fait expérimental, permettant l'émergence de la technique.

La fécondité du hasard réside dans le jeu : alliant nécessité et liberté, l'homme joueur saisit l'occasion de
chaque instant, conscient des contraintes qui déterminent ses actes, il peut, soit profiter du hasard
heureux, celui qui résulte d'une occasion propice, soit escompter de son geste - toujours quelque peu
aléatoire - la fortune qui l'aidera à surmonter l'obstacle. Le jeu est en fait une combinatoire de
déterminations et d'indétermination... le déterminé n'étant qu'imparfaitement maitrisable et connaissable,
ce qui confère à toute action une zone d'incertitude quant aux résultats obtenus, et l'indéterminé,
l'aléatoire, l'inopiné qui surgit ou peut surgir à chaque instant impose ses déterminations. La connaissance
respective de l'un et l'autre fait du joueur un stratège devenu, grâce à la connaissance et à la maitrise des
règles du jeu, (et l'on parle ici du "jeu du monde", des jeux de la physis, autant que des jeux sociaux) apte
à agir de manière raisonnée sur son environnement. Tendu dans l'attente du résultat, mais conscient aussi
des liens de causalités qui l'enracinent dans le passé, l'homme joueur, le stratège, acquiert une conscience
historique qui ne réside pas seulement dans la conscience des limites, mais aussi dans la capacité de tirer
les leçons des décisions passées, leçons qui reposent sur la compréhension causale des événements.

L'homme héraclitéen est un "Disant", un homme de discours, un producteur de sens, de ce logos, qui -
miroir du Logos originaire - construit l'univers du Concept, passage obligé de la conscience vers la physis.
Si la physis se donne à la conscience par la médiation des sensations, la conscience quant à elle, retourne
au monde par le biais du discours, de la conceptualisation des choses, qui, désignées et explicitées,
prennent sens à travers le Logos partagé dans la communauté humaine.

Le concept de méta-physique (dont la fertilité sémantique nous permet de nous abstraire de l'origine
contingente du terme) nous indique qu'un dépassement de la physis s'opère dans le questionnement
héraclitéen, comme de tout questionnement philosophique : s'il est banal de supposer que les
présocratiques faisaient de la physis le centre de leur pensée, il n'est pas moins vrai que cette pensée de
la physis ne pouvait se limiter à une recherche factuelle des causalités des phénomènes. C'est, au-delà du
phénoménal et du sensible, au-delà même de expérience concrète, que se situe le questionnement : la
recherche héraclitéenne est une recherche de sens, de lucidité, de cohérence du discours, cohérence
avec l'ordre du monde, mais aussi cohérence interne du discours. Exiger que l'on parle et pense "selon le
logos" n'est pas simplement un réquisit d'adéquation factuelle, mais aussi la volonté d'une entente avec le
monde certes, mais aussi au sein de la communauté humaine. Le logos commun est, aussi, le langage et
la logique, la norme qui nous permet de penser ensemble, en vue d'une action commune.

Quelle pourrait être, de manière synthétique, la métaphysique héraclitéenne ?

En partant de l'expérience du monde, de la diversité des choses, nous pouvons concevoir la totalité du
monde, la PHYSIS dont l'être-en-soi (indépendemment de ma présence) est ETRE.
Affirmer la primauté de l'Etre est prendre, dès le départ, l'option parménidienne, celle d'une ontologie
première, qui butera sur l'obstacle de la diversité des étants et de leur devenir, si l'on cherche à assigner, à
l'Etre, les qualités dévolues au Logos : unicité, universalité, transcendance... Or ce que constate Héraclite,
c'est que l'Etre n'est pas, comme immuable, mais que se manifeste, mouvant et agissant, une infinité
d'étants en devenir... C'est donc au-delà de la matérialité des choses que Héraclite cherchera le principe
universel et il le trouve, insaisissable, dans le feu... mais il faut comprendre le feu plus comme lieu de
passage, étape transitoire, que comme fondement. Le feu est l'or du monde, le médiateur des êtres en
devenir. Renonçant, dès le départ, à chercher le socle ontologique des étants, Héraclite se tourne vers le
Sens, le logos, qui lui parait être le fondement réel de l'universalité. Le logos commun, celui que nous
partageons tous lorsque nous veillons, n'est pas à proprement parler le monde, mais le discours commun,
qui nous permet de partager efficacement le même monde et de concevoir, par delà la subjectivité de nos
expériences, un monde commun, une physis conçu comme être. Mais l'Etre de la physis n'est autre, en fin
de compte, que le Discours vrai du monde.

Comment s'articulent le logos et la physis dans le discours héraclitéen ? On ne trouve pas la médiation des
sens, que l'on pourrait déceler par exemple chez les atomistes (le simulacre comme interface entre la
physis en soi et le sujet observant), c'est à partir du logos, et du logos seul, que Héraclite entame son
cheminement philosophique qui commence par le constat, amer, d'une incapacité humaine, d'une
inexpérience et de l'enfermement dans les "pensées propres". L'expérience fondatrice de la philosophie
reste donc celle d'une carence, qui se manifeste par la subjectivité et la multiplicité des discours dans
lesquels les hommes vivent "enfermés", enclos comme dans leurs rêves. La métaphysique apparaît donc
comme une tâche, un devoir, un travail exigeant quelque effort et expérience... le premier fragment sonne
comme une plainte chargée, déjà, de ressentiment qui exprime toutefois plus que l'inquiétude du sage, ou
du maître, face à des disciples peu doués : il y a une réelle difficulté dans la recherche du logos commun,
et cette difficulté réside, précisément, dans la condition humaine, génératrice de la diversité des discours et
des expériences. C'est à partir de l'expérience humaine de la diversité que surgit la conscience d'une unité
nécessaire afin même que la communauté humaine puisse se réaliser. Le logos apparait donc comme le
vecteur et la condition d'une entente, double, entre la conscience et le monde - cette homologie du
discours du monde et du discours de l'homme, et entre les consciences humaines, à travers
l'établissement d'un discours commun.

Contrairement à la métaphysique parménidienne, qui s'oriente vers la question de l'être, fondant ainsi
l'ontologie, la pensée héraclitéenne s'avère être une "logologie", une production concrète d'un Discours,
qui se voulant parfaite, se dégage des déterminations particulières relatives tant à la position subjective du
"disant" qu'à la particularité propre de ce qui est désigné comme étant". Cherchant la primauté du Logos
commun, Héraclite établit dès le premier fragment ce qui sera la parole philosophique : une désignation et
une explication qui sera partagée par la communauté humaine. Nous sommes loin de l'ontologie
parménidienne, chez qui la parole est assignée par l'Etre, comme un donné qui s'impose.

Chez Héraclite, le logos commun est une pro-duction humaine, une mise en évidence, en avant, de la
physis dans un discours "homo-logue" à l'Etat des choses. Il n'y a donc pas identité de l'Etre et de la
pensée, mais adéquation d'un discours signifiant par rapport à l'expérience humaine du monde. Ce
discours "commun", signifie donc la diversité mouvante des étants, le monde apparaît comme un devenir
contradictoire par essence, ainsi que la pensée partagée de ce monde, qui ne sera finalement connu que
par la médiation de la parole, du discours consensuel. Car le seul monde qui émerge à la conscience
collective ne peut être, en raison de sa mouvante et de sa diversité, que celui éprouvé par tous les
hommes et le lieu d'élaboration de cette pensée du monde s'avère le Discours. Le monde est lu comme un
texte, et il n'est connu, à vrai dire que par la médiation du Discours, Texte du monde, produit de la pensée
et de l'histoire humaine.

La logologie héraclitéenne autonomise ainsi la parole par rapport à l'Etre. Ce qui est requis, du philosophe,
est moins le questionnement de l'Etre que le questionnement du Logos, qui, en fin de compte, peut
s'assimiler à la pensée, au savoir, au concept.... mais sommes-nous pour autant face à un nihilisme
émergent ? Héraclite s'écarterait-il du chemin assigné par Parménide pour s'égarer vers celui du non-être
? On pourrait le penser dans la mesure où Héraclite ne peut penser une chose sans penser son contraire ;
l'antagonisme entre être et néant se résoud dans la matérialité d'un monde en devenir, associant
étroitement la négativité et la positivité... De fait, le constat du devenir, la conscience de la temporalité et
des ruptures aléatoires dans la chaine des causalités, empêche à vrai dire la formation d'une ontologie
héraclitéenne... l'Etre n'est plus pensable comme unicité et immuabilité, de sorte que la pensée
héraclitéenne pourrait se contenter d'un constat d'impuissance : que peut-on saisir d'un monde toujours
mouvant ? C'est vers la parole que se tourne le penseur d'Ephèse dans une double exigence : désigner le
monde d'un logos commun, élaborer un discours homo-logue du monde, c'est-à-dire dont la structure est
semblable autant à celle du monde, qu'à celle de la pensée : entre le discours du monde et le monde se
tisse, aux yeux du philosophe, un lien d'homologie qui permet à tout un chacun de parcourir le chemin qui
va de l'un vers l'autre. Partager le même discours est la condition du partage effectif du monde, du travail
transformateur et producteur de sens. Mais c'est aussi par ce "travail", d'information, de donation de sens,
et de transformation effective que les hommes peuvent s'entendre sur le monde, lui donner un sens
commun et déceler, par delà la diversité des phénomènes, le Sens du monde.

L'ontologie de la parole nous donne ici la clef qui nous permettra d'accéder à la conscience de l'identité
spéculaire de la Pensée et de l'Etre. Revenons à cette notion de parole, de logos qui se fracture déjà
comme parole enracinée et agissante dans la physis et sens du monde, concept pur qui s'identifie à la
pensée.

La parole non reliée à une notion particulière se révèle plus complexe qu'il ne paraît au Grec, le LOGOS
étant à la fois SENS et CONCEPT. Comme SENS le Logos est parole, c'est à dire qu'une détermination le
traverse qui en réduit l'universalité pour le rattacher à une relation particulière à la Physis. Le SENS
indique une intentionalité de la conscience du Disant. La Parole, comme Sens, n'est jamais en soi, mais
est toujours dite à propos d'autre chose que ce qui est dit. Seul le Logos peut se prévaloir de
l'autoréférence pure, bien que la fracture au sein du signifié se manifeste encore entre le morphème - la
matérialité du discours - et ce que ce signifié exprime : parole, pensée, concept. Le CONCEPT
indépendamment de toute détermination et donc de tout sens particulier s'identifie à l'ETRE, puisque la
relation établie entre la Totalité du monde (l'ETANT indéterminé) et la PAROLE indéterminée devient ici
une relation spéculaire.

Mais dans la mesure où le CONCEPT ne peut être qu'en présence de la PAROLE et par là, qu'en
présence du Disant, ou pour mieux dire, du DASEIN, nous aboutissons - dans une indétermination pure,
faisant abstraction de tout Dasein particulier - à identifier le CONCEPT à la PENSEE ABSOLUE... Le
Dasein indéterminé est une PAROLE dégagée de toute existence empirique, dans le Temps et l'Espace,
une telle parole est LOGOS mais aussi CONCEPT.

LOGOS et CONCEPT se rejoignent et s'identifient tout deux à la PENSEE pure, à ce que Hegel appelait
ESPRIT ABSOLU. Nous revenons ici à la mise en scène primordiale de la philosophie : celle qui est
montrée dans le fragment premier et qui se résoudt en un face-à-face identitaire entre l'Etre et le Logos.

L'identification de l'Etre à l'Esprit absolu, et l'Esprit absolu au Logos, est la conclusion du questionnement
philosophique entrepris par Héraclite. Cette conclusion semble définitive, sans que nous soyons pour
autant condamnés à ressasser sans trêve l'encyclopédie du savoir hegelien : la philosophie reste ouverte
en raison du devenir du monde, transformation dans laquelle l'homme, en tant qu'ouvrier de la terre, joue
un rôle décisif.

retour au sommaire
© P. Deramaix, 1990

les chemins de la pensée - textes - palimpsestes - home page

Vous aimerez peut-être aussi