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MENSUEL N° 132
Septembre 2019

Que faire
de nos
émotions ?
Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND

L 17891 - 132 - F: 5,90 € - RD

Enquête
L’INTELLIGENCE HEIDEGGER, BENJAMIN, CA H I E R C E N T R A L
QUE FAIRE
CHARLES

WITTGENSTEIN...
DE NOS

DARWIN
ÉMOTIONS ?

DES PLANTES LES DAMNÉS


L’Expression des émotions

DARWIN
CAHIER CENTRAL
chez l’homme et les animaux
(extraits)

Ils ont réinventé


Rencontre avec la philosophie DE L’AGRICULTURE L’Expression
Ne peut être vendu séparément. © Bianchetti/Leemage. Illustration : StudioPhilo/William L.

Francis Hallé dans les années 1920 ! INTENSIVE des émotions


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Il a inventé
les algorithmes !
Par Michel Serres
« Un milieu
Le plus grand entre rien et tout »
penseur tragique La condition
Par André humaine
Comte-Sponville `
« La justice
Comment on se sans la force... »
trompe soi-même La comédie
Par Antoine du pouvoir
Compagnon
« Le moi
est haïssable »
Bas les masques !

« Le cœur
a ses raisons… »

BLAISE

PASCAL
La foi et le doute

L’homme face à l’infini


Et aussi : Laurence Devillairs, Jean-Pierre Dupuy, Claude Habib, Jacques Julliard,
Étienne Klein, Laurence Plazenet, Michel Schneider…

NOUVEAU HORS-SÉRIE
En kiosque et sur philomag.com
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ÉDITO

L’œil de
Berberian

Par Alexandre Lacroix


Directeur de la rédaction

Du détachement
e n’aime rien tant que les émotions qui viennent à contretemps.
Ça arrive quelquefois : vous êtes allongé dans votre lit, votre

J
chambre est plongée dans une tranquille pénombre, vos draps ont
l’immobilité du marbre, et soudain, vous sentez éclore en vous, alors
que vous cherchiez pourtant le sommeil, une colère, un appétit de
violence immotivé, et vous serrez les poings, vous avez envie d’en
découdre, dommage que nul ne soit là pour vous défier ! Cette colère
n’est même pas liée à un souvenir, à une personne précise. Sans cible,
elle va simplement se dissoudre dans vos rêves.
Ou bien vous marchez dans la rue et vous avez envie de rire, comme font par-
fois les fous. Bien sûr, vous ne voulez pas paraître déréglé à ce point-là, mais des sou-
rires nerveux clignotent sur votre figure.
Alors qu’une fête bat son plein, un mariage dans un jardin, vous vous éloignez
un peu des sources du son, de l’animation des tables, et, en regardant un bout de ciel au-
dessus des arbres, vous sentez passer la vague froide d’une tristesse qui n’est liée à aucune
conversation, à aucune intrigue, qui n’est que l’inversion des réjouissances en cours, leur
négatif, au sens presque photographique du terme.
Vous voilà encore à La Poste ou dans une administration quelconque, à patienter
dans une salle d’attente bondée aux murs tapissés d’armoires en fer où coulissent des dos-
siers suspendus, et vous éprouvez un vif désir, une brûlante tension érotique déconnectée
de cet environnement monotone et kafkaïen. Il n’y a pourtant aucun corps désirable dans
votre champ de vision, que se passe-t-il ?
Oui, j’aime ces émotions sans mobile interne. Elles n’ont rien de pavlovien non plus,
c’est-à-dire qu’elles ne sont pas, au contraire de nos habituelles bouffées de dégoût ou
d’envie, des réponses commandées par des stimuli externes. Si l’essentiel de notre vie affec-
tive semble obéir à un programme, car certaines blagues déclenchent notre hilarité, l’odeur
des croissants chauds nous allèche, tandis que celle des excréments nous répugne, ces
émotions-là sont des embardées, des encoches, elles échappent au pilotage automatique.
Comme dans une fugue où deux lignes musicales indépendantes s’entrecroisent
pour former une mélodie nouvelle, autonome, ces émotions détachées créent en nous
des contrepoints qui confèrent davantage de densité à notre vie intérieure.
N’étant rattachées à rien, elles sont de plus éprouvées à l’état pur, sans mélange – en
cela, elles sont très proches de ce que suscitent en nous les œuvres d’art, de l’expérience
esthétique, c’est-à-dire qu’elles nous précipitent dans un état de trouble qui n’a rien à voir
avec notre histoire et qui est peut-être lié à l’histoire des autres ou à la condition humaine
en général, avec son lot d’épreuves et de sentiments partagés. C’est un peu comme si nous
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

étions bouleversés par un tableau ou un film magnifique, mais sans qu’il n’y ait ni tableau
ni film devant nous.
Oui, il s’agit d’émotions artistiques sans art. N’est-ce pas le sommet de l’esthétique,
son désintéressement maximal ?

N’hésitez pas à nous transmettre


vos remarques sur
reaction@philomag.com

Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019 3
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10, rue Ballu, 75009 Paris

ILS ONT Tél. : 01 43 80 46 10


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PARTICIPÉ abo@philomag.com / 01 43 80 46 11


Philosophie magazine,
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À CE 60438 Noailles Cedex - France


Tarifs d’abonnement :
prix normal pour 1 an (10 nos) France
métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %).

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NUMÉRO PABLO SERVIGNE
UE et DOM : 69 €. COM et Reste
du monde : 77 €. Formules spéciales
pour la Belgique et la Suisse
Belgique : 070/23 33 04
P. 56 P. 30 abobelgique@edigroup.org
Suisse : 022/860 84 01
Après un doctorat en neuro­ Ingénieur agronome de forma- abonne@edigroup.ch
sciences soutenu à Lisbonne, il part tion, il quitte le monde universi- Diffusion : MLP
aux États-Unis approfondir le sujet taire en 2008 et devient spécialiste Contact pour les réassorts
diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42,
qui deviendra l’œuvre de sa vie : prou- d’agro-écologie et de permaculture. Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr
ver l’importance des émotions et des Il f o r g e dans son essai Comment RÉDACTION
sentiments dans les processus cogni- tout peut s’effondrer un concept redaction@philomag.com
Directeur de la rédaction :
tifs. Auteur d’ouvrages de vulgari- neuf, la collapsologie : l’étude de l’ef- Alexandre Lacroix
Rédacteurs en chef : Martin Legros,
sation, il engage alors un dialogue fondrement de l’ère industrielle. Il se Michel Eltchaninoff
palpitant avec la philosophie de la WOLFRAM EILENBERGER veut lanceur à la fois d’alerte et d’es- Conseillers de la rédaction :
Philippe Nassif, Sven Ortoli
conscience et des affects, d’abord avec P. 36 poir, notamment avec ce livre sur le Chefs de rubrique :
Victorine de Oliveira, Martin Duru,
L’Erreur de Descartes, puis avec Spi- Professeur d’université à Toron- rôle de la coopération, L’Entraide. Catherine Portevin
Rédacteurs : Samuel Lacroix,

© DR/Odile Jacob ; Annette Hauschild/Ostkreuz ; Jérôme Panconi/Opale via Leemage ; Claire Simon/Flammarion ; Hannah Assouline/Éditions de L’Observatoire ; Hannah Assouline / Opale via Leemage.
noza avait raison. Il nous raconte ses to, rédacteur en chef de l’édition alle- L’autre loi de la jungle. Il analyse ici les Octave Larmagnac-Matheron
dernières découvertes sur le rôle des mande de Philosophie magazine de destins des nouveaux damnés de la Secrétaires de rédaction :
Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez
émotions dans la prise de décision. 2012 à 2017, il joue dans l’équipe d’Al- terre, les agriculteurs productivistes. Création graphique :
William Londiche / da@philomag.com
lemagne de football des écrivains et Graphiste : Alexandrine Leclère
est aussi chroniqueur sportif. Il pré- Responsable photo : Stéphane Ternon
Rédactrice photo : Mika Sato
sente son dernier essai Le Temps des Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert
Webmaster : Cyril Druesne
magiciens, qui traite du bouleverse- Ont participé à ce numéro :
ment philosophique dans l’Europe Adrien Barton, Charles Berberian,
Étienne Bimbenet, Paul Blondé, Yves
des années 1920. Et revendique sur- Cusset, Françoise Dastur, Philippe
Garnier, Marie Genel, Gaëtan Goron,
tout de faire descendre la philosophie Mat Jacob, Julia Küntzle, Frédéric
Manzini, Catherine Meurisse, François
de son promontoire, de la ramener du Morel, Tobie Nathan, Charles Pépin,
ciel des idées vers le quotidien. Charles Perragin, Serge Picard, Claude
Ponti, Mathieu Poupon, Oriane
Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle
MANON GARCIA GLORIA ORIGGI Sorente, Nicolas Tenaillon

P. 63 P. 63 ADMINISTRATION


Directeur de la publication :
Elle est la voix d’une nouvelle Italienne de naissance et de for- Fabrice Gerschel
Responsable administrative :
génération féministe. En 2017, elle mation, elle vit en France depuis Sophie Gamot-Darmon
soutient sa thèse de doctorat sur la vingt ans et est chercheuse au CNRS. Responsable abonnements :
Léa Cuenin
soumission féminine, reposant en Son travail, au croisement de la phi- Fabrication : Rivages
Photogravure : Key Graphic
termes inédits le problème philoso- l o s o p h i e e t d e s sciences sociales, Impression : Maury imprimeur,
phique majeur du consentement. part à la rencontre des concepts de Z.I., 45300 Manchecourt
Commission paritaire : 0521 D 88041
Après la publication en 2018 du reten- confiance (Qu’est-ce que la confiance ?) ISSN : 1951-1787
Dépôt légal : à parution
tissant On ne naît pas soumise, on le CLAIRE MARIN et de réputation (La Réputation. Qui Imprimé en France/Printed
in France / Philosophie magazine
devient, elle intervient dans le débat P. 60 dit quoi de qui). Récemment, elle a est édité par Philo Éditions,
public encore agité par l’affaire Wein­ Philosophe ? Cette enseignante en dirigé un ouvrage collectif, Passions SAS au capital de 340 200 euros,
RCS Paris B 483 580 015
stein. Elle offre une peinture per- classes prépa préfère se voir comme so c ial e s, s u r l ’ e f f e t politique des Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris
Président : Fabrice Gerschel
sonnelle et à contre-courant de la une médiatrice. Ses premiers livres passions. C’est à l’humiliation qu’elle
colère, émotion qui n’aveugle plus ont pour sujet un thème rare : la mala- s’attaque pour nous. RELATIONS PRESSE
Canetti Conseil, 01 42 04 21 00
mais… révèle. die. Elle en relate l’expérience intime Françoise Canetti,
francoise.canetti@canetti.com
et biographique dans Hors de moi et les PUBLICITÉ
implications conceptuelles dans Vio- Partenariats/Publicité
Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08,
lences de la maladie, violences de la vie. apilaire@philomag.com
Plus récemment, elle a connu un suc- MENSUEL NO 132 - SEPTEMBRE 2019
Couverture : © Aykut Aydoğdu
cès critique et public avec la parution
de Rupture(s). Dans notre dossier, elle
se livre à un éloge vibrant de l’excita-
tion en tant que force créatrice. 2017

Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées :


0 %. Tous les papiers que nous utilisons
dans ce magazine sont issus de forêts gérées La rédaction n’est pas responsable
durablement et labellisés 100 % PEFC. des textes et documents qui lui sont envoyés.
Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

4 Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019
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OSER
LA PHILOSOPHIE
la seule licence de philosophie en cours du soir
infos sur icp.fr/philoencoursdusoir ICP - photo: F. Albert - 06/2019

Créateurs de sens et d’avenir


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Blaise Pascal dans le métro lundi matin Schopenhauer riant d’une blague Homo sapiens tentant de communiquer
à l’heure de pointe p. 78 de Francis Blanche p. 94 sa joie à un vieux singe Cahier central
NOTRE PALETTE D’ÉMOTIONS DU MOIS

Épicure recevant (enfin) la lettre Le Ravissement d’Amélie V. Nothomb Angela Merkel refusant de répondre
de Ménécée p. 86 p. 98 aux questions sur sa santé p. 20

Le déchirement de Davos Plante verte devant un film d’horreur Sursaut du cerveau reptilien
p. 36 p. 72 p. 56

Diplomate américain apprenant la vente Consternation d’une jeune Parisienne William James vingt minutes
de missiles russes à la Turquie p. 20 devant le sulfatage des maïs p. 30 après avoir vu un ours p. 48
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SOMMAIRE
P. 3 Édito

Sagesse de l’imbécile heureux


p. 80 P. 8  Questions à Charles Pépin DOSSIER
P. 10 Questions d’enfants à Claude Ponti Que faire de nos émotions ?
P. 12 Courrier des lecteurs P. 48 La face cachée de l’âme
P. 52 Raison ou sentiments ?
P. 56 Les émotions, fondamentales
Déchiffrer l’actualité dans notre compréhension du
P. 14 TÉLESCOPAGE monde, avec António Damásio
P. 16 PERSONNALITÉ P. 60 Un philosophe, une émotion,
MikulአMinář avec Claire Marin, Yves Cusset,
P. 18 REPÉRAGES Françoise Dastur, Étienne
P. 20 PERSPECTIVES Bimbenet, Manon Garcia,
La création d’un commandement Gloria Origgi
militaire de l’espace / Rapprochement P. 64 À cœurs ouverts, avec Virginie Efira
de la Turquie et de la Russie : nouvelle et Michaël Fœssel
idylle eurasienne ? / Vers une loi
spécifique sur le féminicide /
Pourquoi la santé d’Angela Merkel Cahier central
Locavore découvrant des fraises en hiver n’intéresse-t-elle pas les Allemands ? Agrafé entre les pages 50 et 51,
près de son domicile p. 18 P. 24 AU FIL D’UNE IDÉE notre supplément : L’Expression
Les encres des émotions chez l’homme
P. 26 ETHNOMYTHOLOGIES et les animaux, de Charles Darwin
par Tobie Nathan

Cheminer avec les idées


Prendre la tangente P. 72 L’ENTRETIEN
P. 30 ENQUÊTE Francis Hallé
Les damnés P. 78 BOÎTE À OUTILS
de l’agriculture intensive Divergences / Sprint /
P. 36 ESSAI Intraduisible / Strates
Années 1920 : ils ont envoûté P. 80 BACK PHILO
la philosophie (et le monde),
avec Wolfram Eilenberger
P. 44 MOTIFS CACHÉS Livres
par Isabelle Sorente P. 82 ESSAI DU MOIS
La Fin de l’individu / Gaspard Kœnig
Anthropologue humant les chaussettes P. 83 ROMAN DU MOIS
d’un clochard p. 90 Les Jungles rouges / Jean-Noël Orengo
P. 84 HORS PISTES
Quatre ouvrages à la frontière
de la philosophie et du roman
P. 86 Nos choix

Ce numéro comprend en cahier central P. 90 Notre sélection culturelle


P. 92 Agenda
un encart rédactionnel (agrafé entre
les pages 50 et 51) de 16 pages complétant
notre dossier « Que faire de nos émotions ? »,
constitué d’une présentation et d’extraits P. 94 LA CITATION CORRIGÉE
de L’Expression des émotions chez l’homme
et les animaux, de Charles Darwin.
par François Morel
P. 95 Jeux
P. 96 Humaine, trop humaine
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 133 par Catherine Meurisse
© iStockphoto

PARAÎTRA LE 26 SEPTEMBRE 2019 P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE


Amélie Nothomb

Mimique du stoïcien qu’on vient


d’amputer d’une jambe p. 52
Philosophie magazine n° 132
SEPTEMBRE 2019 7
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Courrier
VOS QUESTIONS

Les réponses
de Charles Pépin *

AURÉLIEN
PONTIET
 

Certaines vérités sont-elles JEAN-LOUIS

plus vraies que d’autres ?


LACOMBE

Le poète doit-il
O
ui, Aurélien. Prenons
le critère de la vérité de
Karl Popper : une vérité
est vraie si elle est réfu-
table mais non réfutée.
embellir le réel ?
Dans ce cas, une vérité urtout pas ! Peut-être est-il

S
est d’autant plus vraie même au contraire celui qui est
qu’elle est non réfutée depuis un temps long et capable de traverser le réel
que toutes les tentatives pour la réfuter ont été comme il est. Le poète qui ferait
vouées à l’échec. Une vérité établie depuis de jolies rimes pour embellir les
quelques mois est alors « moins » vraie qu’une choses ne serait qu’un sophiste ou un techni-
vérité établie depuis trois siècles. cien. Lorsque Charles Baudelaire écrit Les
Dans une perspective existentialiste, un in- Fleurs du mal, lorsqu’il cherche de l’or jusque
dividu conquiert sa valeur en posant des actions dans la boue, il ne vise pas à embellir cette
soumises au regard des autres. Si les autres boue en la peignant plus belle qu’elle n’est. Il
disent que vous êtes élégant et généreux, cet montre qu’il y a de la beauté dans la boue. La
énoncé est d’autant plus « vrai » qu’ils sont nom- boue n’est pas embellie : elle est belle. Encore
breux à le penser. faut-il ouvrir les yeux et les oreilles, le cœur
Peut-être devrions-nous toutefois parler aussi sans doute. Arrêter de réfléchir, de rai-
d’objectivité davantage que de vérité. L’objecti- sonner. Et laisser les mots résonner.
vité est le résultat du croisement des subjectivi-
tés : plus les subjectivités sont nombreuses à
s’entendre sur la beauté d’un paysage ou sur la faire l’effort de nous représenter l’intérêt géné-
réalité d’un monde commun, plus cette beauté ral. La « vérité » issue d’un débat opposant sim-
ou cette réalité sont objectives. Vous pourriez plement des intérêts particuliers dans une
objecter que, dans ce cas, le nombre fait loi et démocratie affaiblie par l’abstention est alors
craindre que nous soyons nombreux à être dans probablement moins « vraie » que la première…
la même illusion. Mais l’objection ne tient pas. Notre réponse implique que nous sachions
Ce serait même plutôt le contraire : plus nous faire le deuil de l’idée d’une vérité universelle et
sommes nombreux, moins il y a de raison que absolue, comme nous y invite Nietzsche : la
nous soyons dans l’illusion. La foi en la démo- « mort de Dieu » est celle de cette idée de la vérité.
© Serge Picard pour PM ; illustration : Séverine Scaglia pour PM.

cratie repose sur cette idée du nombre qui, sous Reste alors à nous battre pour des vérités plus
certaines conditions, fait loi. Dans une démo- fortes que celles pour lesquelles nous ne mili-
Un vertige métaphysique,
cratie, aucune vérité ne tombe du ciel ou d’une tons pas. Voici une belle façon de définir un re- une petite question
tradition indiscutable. La seule « vérité » est ce lativisme qui ne soit pas un nihilisme : la vérité qui vous taraude ?
que le débat produit. Une telle vérité est donc est relative à la manière dont nous nous battons Interrogez Charles Pépin
en écrivant à
d’autant plus vraie que le débat a été de qualité, pour elle ; elle dépend de nous, de notre effort, questiondumois
que nous avons été nombreux à y participer, à de notre curiosité, de notre talent. @philomag.com

Philosophe et professeur au lycée d’État de la Légion d’honneur / Anime la 10e saison des Lundis philo au MK2-Odéon (Paris)
à partir du 9 septembre / Dernier ouvrage paru : La Confiance en soi. Une philosophie (Allary Éditions).

8 Philosophie magazine n° 132


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IDÉALE AUDIENCE ET SOPHIE DULAC DISTRIBUTION


PRÉSENTENT

“ Quand la fête galante vire à la messe noire ”


LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

UN CERTAIN REGARD 2019

Liberté
PRIX SPÉCIAL DU JURY

UN FILM DE

A L B E RT S E R R A
AVEC HELMUT BERGER, MARC SUSINI, ILIANA ZABETH, LAURA POULVET, BAPTISTE PINTEAUX, THÉODORA MARCADÉ, ALEXANDER GARCÍA DÜTTMANN, LLUÍS SERRAT, XAVIER PÉREZ, FRANCESC DARANAS, CATALIN JUGRAVU, MONTSE TRIOLA, SAFIRA ROBENS, ARNAUD GUY IMAGE ARTUR TORT SON JORDI RIBAS
© ROMÁN YÑÁN

MONTAGE ARIADNA RIBAS, ALBERT SERRA, ARTUR TORT MUSIQUE MARC VERDAGUER, FERRAN FONT ÉTALONNAGE ALEXANDRA POCQUET MIXAGE MÉLISSA PETITJEAN PRODUIT PAR PIERRE-OLIVIER BARDET, JOAQUIM SAPINHO, ALBERT SERRA, MONTSE TRIOLA, FELIX VON BOEHM, IDÉALE AUDIENCE, ROSA FILMES, ANDERGRAUN FILMS, LUPA FILM
AVEC LE SOUTIEN DE LA RÉGION PROVENCES-ALPES-CÔTE D’AZUR, MUSEO NACIONAL CENTRO DE ARTE REINA SOFIA, TELEVISIO DE CATALUNYA, FUNDO DE APOIO AO TURISMO DE PORTUGAL, SOTHEBY’S PORTUGAL, CNC, ICA, ICEC, RTP, ARTE COFINOVA, MEDIENBOARD BERLIN-BRANDENBURG, SOPHIE DULAC DISTRIBUTION VENTES INTERNATIONALES FILMS BOUTIQUE
© 2019 - IDÉALE AUDIENCE, ROSA FILMES, ANDERGRAUN FILM

FILM INTERDIT AUX MINEURS DE MOINS DE SEIZE ANS AVEC AVERTISSEMENT


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Courrier
QUESTIONS D’ENFANTS

Les réponses
de Claude Ponti *

À tous les enfants :


Envoyez vos questions
à Claude Ponti en écrivant à
© Serge Picard pour PM 

questionsdenfants@
philomag.com

* Auteur et illustrateur de livres destinés à la jeunesse / Dernier ouvrage paru : Le Fleuve (L’École des loisirs).

10 Philosophie magazine n° 132


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La revue des
enfants philosophes
Philéas &
8 -13
Éd. resp. : Paul Knudsen – 33 rue Lambert Fortune – 1300 Wavre – Belgique – N°66 – octobre - novembre 2019 – Belgique : 4 € – Europe : 5,90 € – P 912613 – Bimestriel (ne paraît pas en août-septembre) – Bureau de dépôt : Bruxelles X

ans

Au tobule
Les enfants philosophes n°66

À PAeR AÎTRE RE
r OCTOB
LE 1

No 66 : Qu’est-ce
qu’une erreur ?
Faire une erreur de calcul, une faute
Frankenstein d’orthographe, dire un mot pour un
Erreur autre, se tromper de chemin : ça arrive
inhumaine à tout le monde !
Médias Les conséquences d’une erreur peuvent
Parfaits être anodines ou, au contraire,
pour la télé
dramatiques. Quand une erreur devient-
Récit elle « grave » ? Devons-nous réparer nos
Deepfake erreurs ? Quand sont-elles créatrices ?
Encore faut-il savoir ce qu’on entend
EN +
par « erreur », car bien souvent, cette
Une affiche notion est aussi une question de norme :
scientifique, sociale, morale, religieuse.

Qu’est-ce Sauf erreur de notre part, vous


retrouverez toutes ces questions

qu’une erreur ?
dans ce numéro.

5 NUMÉROS PAR AN
Dans chaque numéro, Philéas et Autobule, deux petits
philosophes, accompagnent les enfants dans leur réflexion
sur un grand thème : l’amour, la créativité, la responsabilité,
la force... au travers de jeux, de bandes dessinées, de récits.

Infos et abonnements : Pour les enseignants : un


www.phileasetautobule.com dossier pédagogique gratuit à
info@phileasetautobule.com télécharger sur le site internet
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Courrier
LA PAROLE AUX LECTEURS

INVITATIONS
GUY LHEUREUX En partenariat avec
Philosophie magazine
SUR L’ARTICLE
COUP DE Bilan
CHAUD SUR
LA RAISON carbone
ÉCONOMIQUE saignant
LIBERTÉ

D érèglement climatique : la viande


et l’agriculture industrielle
En salles le 4/09
Dans un XVIIIe siècle fantasmé et libertin, le film d’Albert Serra
À PROPOS polluent plus que la voiture ou même
l’avion ! Manger un kilo de viande
explore les délices et les tourments du désir.
Avec Helmut Berger et Marc Susini (lire p. 91).
DU N° 131 nuit gravement à la planète : plus
que 200 kilomètres en voiture
30 invitations à retirer sur philomag.com/liberteserra

(et 150 000 litres d’eau) ! Pourquoi LOVELESS


les politiques, les journaux, Caluire-et-Cuire (69)
les télévisions et les responsables Dans le cadre des Entretiens de Caluire-et-Cuire-Jean-Moulin,
WINGMAN pratiquent-ils l’omerta sur les vraies cette pièce présente les témoignages de prostituées
causes du réchauffement, de
SUR
L’HOMMAGE
L’art la pollution de l’air, sur l’acidification
durant l’occupation de l’église Saint-Nizier, à Lyon en 1975.
Conception, adaptation et mise en scène : Anne Buffet
À MICHEL de la des pluies, sur les causes de et Yann Dacosta, d’après Une vie de putain, de Claude Jaget.
SERRES
question l’empoisonnement de la Terre,
sur les cancers liés aux pesticides
Avec : Anne Buffet, Jade Collinet, Rebecca Chaillon,
Julien Cussonneau, Marie Petiot, Susanne Schmidt.

N e pas oublier Michel Serres, car il


nous laisse une manière de penser
en posant des questions qui ont fait
et aux excès destructeurs du duo
élevage-agriculture ? Pourquoi ne pas
dire publiquement que manger
Le 5/10, à 20h30, au Radiant-Bellevue :
1, rue Jean-Moulin. radiant-bellevue.fr
10 invitations à retirer
toute son originalité, nous encourageant de la viande génère 37 % du méthane, sur philomag.com/lovelesscaluire
ainsi à faire comme lui. Et ce qui est 10 % du CO2, 65 % de l’oxyde nitreux
actuel, c’est sa fin mais pas sa manière (protoxyde d’azote), qu’elle est UNE JOIE SECRÈTE
de s’interroger. De sorte que l’auteur consommatrice de 70 % de l’eau de En salles le 11/09
nous laisse de quoi nous alimenter en la planète et est la première cause Ce documentaire de Jérôme Cassou est consacré au travail
références, ce qui permet de perpétuelles reconnue de la pollution des terres, de la chorégraphe Nadia Vadori-Gauthier. En 2015,
interrogations quant à l’amélioration de l’eau, et de l’air ? Saviez-vous après les attentats de Charlie Hebdo, elle se filme dansant
du monde. Sa mort n’est pas tragique que manger de la viande en excès est chaque jour une minute. Un geste révélateur de l’actualité
tant que les générations présentes responsable de la déforestation, la plus brûlante qui réenchante notre quotidien.
et à venir sauront qu’il a existé. L’utile de l’épuisement des sols, des pluies 30 invitations à retirer sur philomag.com/joiesecrete
ici est de voir comment il peut devenir acides, de la disparition du phosphore,
un objet sachant qu’il fut une personne. si utile à notre biotope ? NOUS LES ARBRES
Le rappel est donc de rigueur L’omerta entretenue par les politiques Paris (XIVe)
contrairement à l’oubli. et les médias, outre la dépendance Cette exposition fait se croiser les œuvres d’artistes
aux lobbies qui dictent leurs lois, est et les réflexions de chercheurs, parmi lesquels le biologiste
due aussi à la grande ANGOISSE Francis Hallé (lire pp. 72-77) dont vous pourrez aussi admirer
générée par l’obligation de changer les dessins. Elle présente de nombreuses peintures,
nos habitudes et à l’ignorance de ce installations et photographies de créateurs du monde entier.
qui empoisonne le corps humain, tels Jusqu’au 10/11. Fondation Cartier
les « aliments transformés » (charcuteries, pour l’art contemporain : 261, boulevard Raspail.
nitrites, « faux aliments », parfums fondationcartier.com
nocifs, chimie…) : cela nous gêne quand 50 invitations à retirer
on pointe du doigt l’esclavage sur philomag.com/nouslesarbres
des hommes à la dictature des plaisirs
sensoriels. Combien faudra-t-il VIE ET MORT DE MÈRE HOLLUNDER
de temps pour que les êtres humains Paris (VIIIe)
limitent le poison de la viande ? Une femme ordinaire, Mère Hollunder ? Peut-être,
mais son regard sur ses contemporains et le monde ne l’est
pas. Portrait joyeux d’une femme simple et libre.
De et avec : Jacques Hadjaje. Mise en scène : Jean Bellorini.
Du 18/09 au 13/10, du mardi au samedi à 20h30,
le dimanche à 15h30. Théâtre du Rond-Point :
2bis, avenue Franklin-Delano-Roosevelt.
Une réaction theatredurondpoint.fr
à un article ou 10 invitations pour le 27/09 à 20h30 à retirer
ou à une actualité ?
Écrivez-nous à sur philomag.com/hollunder
reaction@philomag.com

12 Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019
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TOUTE LA MYTHOLOGIE GRECQUE EN BANDE DESSINÉE

UNE COLLECTION CONÇUE ET ÉCRITE PAR LUC FERRY

NOUVEAUTÉS À PARAITRE LE 4 SEPTEMBRE


ustration de Fred Vignaux © Éditions Glénat 2019

18 ALBUMS DÉJÀ AU RAYON BD


RETROUVEZ TOUTES NOS NOUVEAUTÉS SUR
RELEASED BY "What's News" vk.com/wsnws TELEGRAM: t.me/whatsnws

TÉLESCOPAGE
TÉLESCOPAGE

MUMBAI (BOMBAY),
INDE
16 juillet 2019
Une résidente assiste
aux opérations de recherche
de survivants après
l’effondrement d’un immeuble
vétuste ayant provoqué
la mort de quatorze personnes.

14 Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019
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L’habitude
du désespoir Déchiffrer l’actualité
est plus terrible
que le désespoir
lui-même
ALBERT CAMUS / La Peste
© Prashant Waydande/Reuters

Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019 15
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Actualité
LA PERSONNALITÉ

MIKULÁŠ MINÁR
Après les élections d’octobre 2017 qui ont permis à Andrej Babiš d’accé-
der au pouvoir, nous avons voulu mettre ce dernier sous contrôle. Il
avait en effet promis à tous les citoyens de laisser s’épanouir la démo-
cratie. La réalité est tout autre. Environ 60 % des sièges au Parlement
sont occupés par trois partis : l’ANO, le parti populiste d’un seul

Un fils spirituel homme, Andrej Babiš, le Parti communiste – qui n’a pas été réformé –
et les populistes d’extrême droite » – pas franchement des démo-

de Václav Havel ?
crates d’après lui. Et les dénis de démocratie se multiplient. On
reproche au Premier ministre d’être en plein conflit d’intérêts.
Ce chef d’entreprise dans l’agro-alimentaire et propriétaire de
médias est le deuxième homme le plus riche du pays. Selon la
Commission européenne, il aurait détourné à son profit l’équi-
n ce début d’été, 250 000 personnes, de valent de 17,4 millions d’euros. Alors qu’il avait été élu pour lutter

E
tous âges, venues souvent en famille, contre la corruption ! Ce n’est pas tout, selon Mikuláš Minář :
occupent joyeusement le parc Letná, avec la politique populiste de Babiš, « la démocratie est en réel dan-
juste derrière le château de Prague. ger. Les gars au pouvoir détruisent lentement les institutions démo-
Elles réclament, pour le sixième dimanche cratiques (médias libres, police, justice…). Si cette tendance se poursuit,
consécutif, le départ du Premier ministre cela pourrait être bien pire. En février 2018, nous avons lancé une
tchèque Andrej Babiš et de la ministre de pétition en ligne qui appelait à la démission de notre Premier ministre.
la Justice. La dernière fois qu’une telle Elle a recueilli 430 000 signatures, soit 4 % de la population tchèque ».
foule avait manifesté dans la capitale tchèque, c’était en Si l’on se rappelle que le Premier ministre a un passé au sein du
1989, au faîte de la Révolution de velours qui avait provoqué Parti communiste, on comprend que les manifestants se croient
la chute du régime prosoviétique de l’époque. Václav Havel parfois revenus trente ans en arrière…
haranguait alors ici même les manifestants. Aujourd’hui, Mikuláš Minář a quelque chose de Havel. Certes, il est
c’est un jeune homme de 26 ans qui mène le bal. Mikuláš né après la chute du communisme. Il n’a pas connu, comme le
Minář est étudiant en philosophie et il a créé une dynamique dissident tchécoslovaque, les arrestations perpétuelles, la pri-
impressionnante. son. Mais, comme lui, c’est un intellectuel, quelqu’un qui
Avec son association apolitique Un Million de cherche à réintroduire des idées dans la lutte politique. Il a mis
moments pour la démocratie, il veut tout faire pour éviter provisoirement de côté ses études de philosophie et de théolo-
que son pays ne bascule du côté des démocraties « illibé- gie, mais il entend bien s’inspirer de ses modèles. S’il se réclame
rales », comme la Hongrie de Viktor Orbán ou la Pologne de Socrate ou du scientifique chrétien Pierre Teilhard de Char-
ultra-conservatrice. Il nous raconte les origines de ce mouve- din, sa référence est Jan PatoČka, phénoménologue tchéco­
ment : « Nous avons débuté comme un groupe d’amis, des étudiants. slovaque mort après un interrogatoire par la police politique
en 1977 : « Il n’est pas seulement un grand philosophe mais aussi
une autorité morale pour les dissidents tchèques. »
Qu’apporte la philosophie à son engagement ? « De la
profondeur et de l’ironie. » Convaincu que les idées et les significa-
tions seront « la matière première du XXIe siècle », il n’est pas dupe
des mouvements de fond qui animent l’Europe. S’il dit com-
prendre le rejet des élites, il l’attribue à « l’émergence d’Internet
et des réseaux sociaux, qui change le monde très rapidement. Nous
devons faire de notre mieux pour nous adapter à un monde plus
fluide ». C’est donc un mélange de modernité et de nostalgie que
cultive ce mouvement inédit. Quoi qu’il en soit, Mikuláš est
convaincu que « trente ans après la Révolution de velours, beau-
coup de gens se sont réveillés. Et beaucoup plus encore se réveille-
ront cet automne ». L’anniversaire aura lieu en novembre. D’ici
là, Mikuláš Minář et ses amis ont bien l’intention de faire
grandir le mouvement et faire chuter le gouvernement… sur
les traces de Václav Havel.   Par Michel Eltchaninoff

CARTE D’IDENTITÉ

ANNÉE DE NAISSANCE : 1993, à Vodňany, petite ville du sud de la Bohême.


PROFESSION : étudiant en philosophie et en théologie.
PARTICULARITÉ : il est membre de l’Église évangélique des frères tchèques,
le plus important mouvement protestant du pays.
ACTUALITÉ : avec son association Un Million de moments pour
© Tomas Novak/Euro

la démocratie, il recueille des signatures et organise des manifestations


pour faire chuter le gouvernement du Premier ministre actuel.
L’apogée du mouvement est prévue pour le trentième anniversaire
de la Révolution de velours, en novembre et décembre prochains.
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RÉMI

BRAGUE

SOULEYMANE
BACHIR

DIAGNE

LA CONTROVERSE
DIALOGUE SUR L’ISLAM

UN DÉBAT AU SOMMET,
ÉRUDIT ET VIVANT,
SUR LE SUJET LE PLUS POLÉMIQUE
DE NOTRE ÉPOQUE.
Photographies retouchées © Edouard Caupeil

les essais
Stock
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Actualité
REPÉRAGES

Opération
Ronde de nuit
L’IMAGE

vec son aspect futuriste, l’imposante

A
structure en verre ferait presque oublier
le tableau qu’elle encadre. Et pourtant, il
s’agit de l’une des toiles les plus célèbres de
Rembrandt, La Ronde de Nuit. Que se passe-t-il
dans la galerie d’honneur du Rijksmuseum
d’Amsterdam ? Début juillet, une initiative ori-
ginale y a été lancée : La Ronde de Nuit va faire
l’objet d’une analyse numérique puis d’une restauration. Or,
grâce à l’écrin de verre conçu pour l’occasion, tout ce travail
sera visible pour les visiteurs du musée – plus encore, il sera
diffusé en temps réel en ligne. Le directeur du Rijksmuseum,
Taco Dibbits, a notamment expliqué que « le public a le droit réelles » (L’Art comme expérience). Il convient de les replon-
de voir ce que nous faisons avec la peinture ». Si restaurer un ger dans le flux de l’existence ordinaire afin que les indivi-
tableau est d’ordinaire un processus réservé aux experts, là, dus puissent se les (ré)approprier, en connaître l’histoire et
les amateurs n’en sont plus exclus. Figure du pragmatisme le sens, ou, comme ici, en saisir la fragilité… À Amsterdam
américain, John Dewey (1859-1952) appelait précisément à ou sur Internet, telle pourrait bien être la promesse de
renouer le fil entre les œuvres d’art et ceux qui les con­ l’« Opération Ronde de Nuit », qui fait du tableau plus qu’un
Par templent. Selon lui, les œuvres ne doivent pas être séparées, objet : une expérience participative, ouverte à tous. Cela dit,
Martin Duru,
et Nicolas reléguées dans un « monde à part », isolées des « conséquences il faudra se montrer patient : l’analyse puis la restauration
Gastineau humaines qu’[elles engendrent] dans la vie et l’expérience s’écouleront sur plusieurs années.

LE MOT
LES RÉSEAUX
SOCIAUX L’INDIGNATION
FAVORISENT N’EST RIEN
L’INDIGNATION […],
CE QUI PROVOQUE
DE PLUS EN PLUS
Indignation SI ELLE N’EST LE CRI
SPONTANÉ
D’UNE CONSCIENCE
DE COLÈRE ET OUTRAGÉE

© Jan-Kees Steenman/Rijksmuseum ; CC_ Stephen McCarthy/Collision/Sportsfile ; World History Archive/Abaca ; Elaine Casap/Unsplash.
FRAGILISE LE LIEN Tristan Harris, Georges Bernanos,
SOCIAL ex-ingénieur de Google, dans Les Enfants humiliés
lors de son audition au Sénat (1949).
américain, le 25 juin 2019.

LA NOTION
Locavorisme
ourquoi importer de la viande avance des arguments écologiques, puisque

P bovine d’Argentine alors que


l’on pourrait se fournir ici ?
De telles interrogations ont fusé
lors des débats autour du récent
accord commercial entre Union européenne
des trajets en avion seraient épargnés… De
fait, le fondateur de « l’écologie profonde »,
le philosophe norvégien Arne Næss (1912-
2009) appelait dans un article de 1973 (« Le
mouvement d’écologie superficielle et le mouve-
et Mercosur. Une objection aux échanges ment d’écologie profonde de longue portée ») à
mondialisés réside dans la défense du loca- développer « l’autogouvernement local » ; « l’au-
vorisme, terme qui est entré dans l’édition tonomie des ressources » impliquant une « ré-
2020 du Larousse. Forgé aux États-Unis, le duction du nombre de maillons dans la chaîne
mot contracte l’adjectif « local » et le suffixe hiérarchique des décisions », ce qui permettrait
«  -vore  » («  qui mange  ») : le locavorisme aussi de « [réduire] la consommation d’éner-
prône la consommation d’aliments pro- gie » mondiale. Pour Næss comme pour les
duits à une distance restreinte de son domi- locavores, l’ancrage local est donc aussi
cile. En pleine expansion, le mouvement une manière de penser et d’agir… globale.

18 Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019
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LE Étudiants étrangers,
êtes-vous prêts à payer ?
GRAPHIQUE

L’AUGMENTATION DES FRAIS D’INSCRIPTION À L’UNIVERSITÉ


POUR LES ÉTUDIANTS ÉTRANGERS HORS UNION EUROPÉENNE
COÛT DE LA LICENCE AVANT LA RÉFORME : 170 EUROS
COÛT DE LA LICENCE APRÈS LA RÉFORME : 2 770 EUROS
COÛT DU MASTER AVANT LA RÉFORME : 243 OU 380 EUROS
COÛT DU MASTER APRÈS LA RÉFORME : 3 770 EUROS

81 % DES ÉTUDIANTS ÉTRANGERS DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR EN FRANCE

Sources : « Arrêté du 19 avril 2019 relatif aux droits d'inscription dans les établissements publics d'enseignement supérieur relevant du ministre chargé de l'enseignement supérieur », JORF n° 0095 du 21 avril 2019, texte n° 28 ; « Chiffres clés 2018 », Campus France.
NE SONT PAS ORIGINAIRES DES PAYS DE L’UNION EUROPÉENNE

45 % DES ÉTUDIANTS ÉTRANGERS DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR EN FRANCE


SONT AFRICAINS

QUI SONT LES ÉTUDIANTS ÉTRANGERS EN FRANCE ?

3,9
LE CHIFFRE RANG PAYS D’ORIGINE  EFFECTIF   PART DANS LE TOTAL DES ÉTUDIANTS

1 MAROC  38 002 11,7 %


2 CHINE 28 760 8,9 %
3 ALGÉRIE 26 116 8,1 %
4 TUNISIE 12 390 3,8 %
5 ITALIE 12 245 3,8 %

millions 7
11
ALLEMAGNE
ÉTATS-UNIS
8 398
5 866
2,6 %
1,8 %

C’est le nombre de disques ’Université française ainsi que l’École des hautes études en sciences
vinyles vendus en France doit-elle accueillir de sociales ont déjà annoncé qu’elles ne réper-
en 2018. Un marché

L
la même manière tous cuteraient pas la hausse… Deux visions de
multiplié par cinq en les étudiants ? L’actuel l’Université s’affrontent ici. Au mitan des
gouvernement a répondu XVIIIe et XIXe siècles, J. G. Fichte (1762-1814)
cinq ans. Et le phénomène par la négative. Une me- liait strictement l’Université et la nation,
est mondial : aux États-Unis, sure active dès cette ren- celle-là étant un «  institut  », un organe de
ce sont 16,8 millions d’albums trée prévoit une substantielle hausse des celle-ci : « quelqu’un qui serait d’une autre na-
vinyles qui ont été écoulés frais d’inscription pour les étudiants étran- tionalité, à cause de la barrière de la langue  »,
gers non ressortissants de l’Union euro- écrivait le philosophe allemand, ne serait pas
la même année, contre 1 en péenne – et pour eux seulement. Si l’on s’ap- « propre à mener une vie d’échanges avec nous ».
2006. L’essayiste britannique puie sur le rapport 2018 de Campus France, À rebours de cet ancrage « nationalisant »
Simon Reynolds nomme ce environ 260 000 étudiants sont con­cernés… – sachant que dans le cas actuel l’ancrage est
Pour justifier la réforme, le Premier mi- déplacé à l’Union européenne –, Jacques Der-
phénomène « rétromanie », nistre Édouard Philippe avance notamment rida (1930-2004) affirmait que l’Université
soit « l’addiction de la culture un argument d’« équité financière ». À l’étran- doit être sanctuarisée et maintenue hors des
populaire à son passé » ger, les étudiants français paient des « pouvoirs économiques ». Penseur de l’hospi-
(Rétromania). Cette obsession droits (entre 2 500 et 8 000 euros par an en talité inconditionnelle, il exclut tout critère
Chine) ; pourquoi un étudiant étranger for- d’origine, au-delà du « fantasme de souveraine-
s’étend donc jusqu’à tuné en serait-il exempté sur notre terri- té  » de l’État-nation (L’Université sans condi-
©  Conception graphique : StudioPhilo.

la manière d’écouter toire ? Les adversaires de la réforme la jugent tion). Cette ligne n’est pas celle suivie… pour
de la musique, avec ce retour quant à eux discriminatoire. Même l’As- le moment. Mais le débat est clairement phi-
d’un support vintage semblée nationale s’inquiète d’un « très mau- losophique : université à plusieurs vitesses
vais signal donné aux étudiants africains » et selon l’origine ou, pour reprendre un terme
prétendument obsolète à la francophonie. Vingt-quatre universités derridien, université « cosmo-politique » ?
à l’ère du tout-numérique…

Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019 19
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Actualité
PERSPECTIVES

Première victime L’Eurasie, Faire entrer Pourquoi les crises


des futurs conflits le concept qui le féminicide de tremblements
spatiaux : la théorie rapproche Erdoğan dans les textes d’Angela Merkel
du droit de la terre de Poutine. CE MOIS-CI. de loi ? L’analyse ne suscitent
de Carl Schmitt. de l’historienne qu’indifférence
Anne-Emmanuelle en Allemagne.
Demartini.

Stratégie
ESPACE

La guerre des
étoiles et le nouveau
nomos du ciel
Alors qu’Emmanuel Macron a annoncé
en juillet dernier la création d’un
« commandement de l’espace », la guerre
des étoiles qui se prépare entre les grandes
puissances fait éclater l’ancrage terrestre
du droit international, tel que le concevait
le philosophe Carl Schmitt.

la ministre de la Défense Florence Parly. non seulement que la Lune et les autres
« L’espace est un véritable enjeu de sécurité corps célestes ont le statut juridique de
nationale par la conflictualité qu’il suscite », « res nullus » (« chose de personne ») mais

L
a affirmé le président, tandis que Florence aussi que « l’exploration et l’utilisation de
Parly précisait que « la guerre des étoiles l’espace extra-atmosphérique sont l’apanage
est bien autre chose qu’une fiction ». de l’humanité tout entière ».
À mesure que les grandes puissances Comment préserver le statut juri-
déploient leurs satellites à vocation mili- dique collectif et inappropriable de l’es-
taire, les tensions se multiplient. Tandis pace tout en assurant aux États leur
que la Russie a tenté d’approcher le satel- capacité à se projeter dans ce nouveau
lite franco-italien Athena-Fidus, la Chine et théâtre d’opérations ? Tel est le défi du
a guerre des étoiles a-t-elle commen- l’Inde ont fait la démonstration, en détrui- droit de l’espace. Dans son livre Le Nomos
cé ? Alors que le président américain a sant l’un de leurs propres satellites, que de la Terre, publié en 1950, le philosophe
instauré il y a quelques mois un « comman- les satellites des autres étaient des cibles du droit Carl Schmitt soutenait que le
dement militaire pour l’espace », prélude à potentielles. Brouiller, neutraliser ou droit international trouve son ancrage
une « Force de l’espace » au sein de l’armée usurper les systèmes de guidage et d’ob- dans la terre. « Les grands actes fondateurs
américaine, son homologue français servation de ses adversaires devient ainsi du droit restent des localisations liées à la
Emmanuel Macron vient d’annoncer la un objectif stratégique où la maîtrise et la terre. Ce sont des prises de terre. » Tracer
mise en place dès le mois de septembre souveraineté spatiale seront de plus en une limite, établir une frontière, telle est
d’un « commandement de l’espace », ratta- plus décisives. En France, l’Office national l’origine de la norme, au sens de « nomos »
ché à l’armée de l’air, qui deviendra bien- d’études et de recherches aérospatiales qui signifie initialement « lieu d’habita-
tôt l’armée de l’air et de l’espace. Basé à (Onera) travaille sur un laser capable de tion, canton, pâturage ». « Le droit et la
Toulouse et comprenant plusieurs cen- neutraliser un satellite ennemi sans le paix reposent originellement sur des enceintes
taines de membres, il prendra la suite du détruire. Et Emmanuel Macron a prévenu : au sens spatial », « sur une localisation et un
commandement interarmées de l’espace « Nous protégerons mieux nos satellites, y ordre qui ont trait au sol », soutient-il. Pour
(CIE). Un budget de 3,6 milliards d’euros compris de manière active. » Soucieuse d’af- Schmitt, le système du droit public euro-
a déjà été affecté à l’espace exo-atmo­ firmer qu’elle est capable de se défendre péen, le Jus publicum europaeum, qui a
sphérique dans la dernière loi de program- contre les attaques des autres, la France régi les relations entre les grands États
mation militaire. Et une nouvelle « doctrine entend rester dans le cadre établi par le européens, s’est fondé sur la reconnais-
© DGA

spatiale » a été élaborée par les équipes de Traité de l’espace conclu en 1967. Il stipule sance des limites propres à des États

20 Philosophie magazine n°132


SEPTEMBRE 2019
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souverains reconnus dans leurs limita- séparées de la terre et de la mer, mais néglige dans un espace déterritorialisé trouve
tions territoriales. Une délimitation au contraire leur séparation », affirme Carl dans la conquête de l’espace un profond
qu’aurait fait éclater la découverte de la Schmitt. Il avait à l’esprit la nouvelle écho. Et fait surgir cette question vertigi-
mer, puis du ciel en ouvrant la possibilité suprématie acquise par les États-Unis sur neuse : s’il est vrai que le droit a toujours
de guerre sans limites. « L’espace aérien le ciel, après celle de la Grande-Bretagne un ancrage dans le sol, comment conce-
devient une dimension propre, un espace sur les mers. Mais sa réflexion sur la diffi- voir un nomos pour les étoiles ?
propre qui ne se rattache pas aux surfaces culté de régler les rapports des puissances  Martin Legros

Géopolitique
TURQUIE

Erdoğan-Poutine :
une idylle
eurasienne
La Turquie, en se détournant de son allié
américain, redécouvre une vieille théorie
la reliant à la Russie : l’eurasisme,
qui promeut un continent slavo-turc
adversaire de l’Occident. Quête d’identité
ou idéologie sulfureuse ?

e qui la Turquie est-elle coup d’État de 2016, etc. Pour le dire Troubetskoï (1890-1938). Il complète la
vraiment l’alliée ? En simplement, depuis trois ans et chaque doctrine naissante en étudiant la complé-

D principe, elle est membre


de l’Organisation du traité
été, la crise éclate entre ces partenaires
qui ne se supportent plus. Ce qui est
mentarité symphonique des langues russes
et turques. À la même époque en Turquie,
de l’Atlantique nord moins connu, c’est qu’à côté de cette Ziya Gökalp, le penseur de la « turcité »,
(Otan), dont elle est la deuxième armée Alliance atlantique qui s’effrite, la Tur- appelle à rassembler le « Touran », c’est-à-
en terme d’effectifs. Le doute est pour- quie et la Russie ont avancé des pions dire tous les peuples d’Europe et d’Asie
tant de mise après l’installation cet été dans une direction commune : l’Eurasie. centrale parlant des langues turques. La
sur son sol de missiles antiaériens S-400, D’abord grâce à leur coopération lors du Turquie puise d’ailleurs dans les steppes
achetées à la Russie pour 2,2 milliards conflit syrien, puis du fait de la menace de cette Eurasie fantasmée son récit des
d’euros. Ces missiles de pointe, dont turque de rejoindre l’Organisation de origines. La mythologie fondatrice de ce
l’installation inclut la présence d’ingé- Shanghai, groupe de coopération mili- peuple s’appelle Ergenekon, la vallée légen-
nieurs russes, font craindre aux États- taire eurasiatique menée par la Russie daire où les premiers Turcs auraient été
Unis la fragilisation de leur propre et la Chine. Alors, comment saisir ce guidés par une louve grise. L’histoire court
réseau de défense anatolien. Pour les nouvel axe eurasiatique qui se dessine ensuite des tribus mongoles jusqu’aux
responsables américains, c’est intolé- en pointillé ? grands conquérants tels Gengis Khan et
rable. Signé depuis 2017, l’accord avec la Dans les années 1920, des penseurs Tamerlan, et unit la Turquie par la langue
Russie inquiète grandement les États- russes émigrés en Europe cherchent pour et la culture à une multitude de peuples
Unis qui ont multiplié les menaces et leur pays une identité géopolitique qui ne dont le destin est depuis associé à la Rus-
les ultimatums. Cela risque d’avoir « de soit pas occidentale ni simplement slave. sie – Tatars, Azéris ou encore Ouzbeks.
graves conséquences », a averti le porte- Piotr Savitski (1895-1968), géographe et En Turquie et en Russie, la recette
parole du Pentagone en mars 2019… économiste, postule alors l’existence d’un de l’eurasisme reste anti-occidentale.
© Kayhan Ozer/Presidency Press Service Pool/SIPA

Avertissement que le gouvernement « troisième continent », « monde géogra- Elle est actuellement très à la mode en
turc a superbement ignoré. Les sources phique à part  », l’Eurasie. Ce nouveau Russie. Alexandre Douguine, idéologue
de mésentente entre Washington et monde, qui s’étend de la Russie aux abords d’extrême droite, la diffuse parmi les
Ankara sont désormais nombreuses : de la Chine, a sa propre cohérence bota- cercles dirigeants et la société avec un
soutien des Américains aux Kurdes de nique : c’est la vie de la toundra, de la taïga, incontestable succès. Les néo-eurasistes
Syrie – ennemis mortels de la Turquie –, des steppes et des déserts d’Asie centrale. comme le régime russe répètent avec
refus américain d’extrader le prédica- Redécouvrir cet espace permettra de la même ob­stination qu’en Russie eura-
teur Fethullah Gülen, accusé par les s’arracher au «  monde romano-germa- sienne, le monde orthodoxe vit en
Turcs d’avoir fomenté la tentative de nique », selon un autre eurasiste, Nikolaï harmonie avec les Turco-musulmans. En

Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019 21
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Actualité
PERSPECTIVES

Turquie, l’influence des cercles eura- ami de Douguine, a d’ailleurs joué un rôle La Turquie comme la Russie souffrent
sistes est sourde mais bien présente dans actif dans le rapprochement turco-russe de ce destin schizophrène, celui d’être des
l’armée, en dépit de la disgrâce de ses récent. Leur anti-occidentalisme, tout à « pays déchirés » entre Orient et Occident.
sectateurs à la fin des années 2000. Mais fait dans l’air du temps turc, sera très Au-delà son opportunité stratégique, la sé-
ce courant fait maintenant son retour opérant pour guider le pragmatique duction de l’eurasisme opère donc comme
discret parmi les cercles de pouvoir. L’un Erdoğan, très déterminé à ne pas se sou- un remède au déchirement national, une
de ses représentants, Doğu Perinçek, mettre à l’Ouest. thérapie par les steppes. Nicolas Gastineau

Justice
FEMMES

« Le terme “féminicide” est entré


dans le dictionnaire, pas dans le droit »
Plus de 70 femmes sont tombées sous les coups de leur conjoint depuis le début de l’année. Face à cette
tragédie, la secrétaire d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes Marlène Schiappa a annoncé début
juillet la tenue d’un « Grenelle des violences faites aux femmes », qui doit démarrer à partir de la rentrée. Une
décision suffisante pour enrayer ce phénomène ? L’analyse de l’historienne Anne-Emmanuelle Demartini.

Que vous inspire l’annonce par Marlène Anne-Emmanuelle Faut-il inscrire le féminicide – et pas seulement
Schiappa d’un « Grenelle des violences Demartini le crime à caractère sexiste – dans la loi, comme
faites aux femmes » ? en Amérique latine ?
Anne-Emmanuelle Demartini : Cela traduit une Ce serait une mesure forte, mais on peut se poser la
prise de conscience qui a émergé au sein de l’espace question de savoir si ce serait utile. Le droit actuel per-
public dans les années 1970, quand le mouvement fémi- met de réprimer ce type d’actes : la loi relative à l’égalité
niste s’est mobilisé sur le viol. Mais c’est surtout depuis et à la citoyenneté de 2017 a instauré la circonstance
l’affaire Weinstein qu’on observe une sensibilité accrue aggravante du sexisme et, depuis 1994, il y a aussi circon­
de la société à la question des violences faites aux stance aggravante quand un meurtre est commis par un
femmes. Aujourd’hui, les chiffres des violences au sein conjoint ou un concubin. Faire entrer le féminicide dans
du couple – une femme tuée tous les trois jours par son le droit, ce serait donc sortir du régime des circonstances
compagnon ou ex-compagnon – sont très éloquents et aggravantes pour créer une incrimination spécifique.
davantage médiatisés. Par conséquent, ce que traduit ce Différents arguments juridiques sont mis en avant
« Grenelle », c’est précisément qu’il y a une baisse nette Historienne, professeure pour la contester : elle contredirait l’évolution qui tend
des seuils de tolérance. La lutte contre les violences faites d’histoire contemporaine à la disparition des incriminations liées à la qualité de
à l’université Paris-13,
aux femmes était déjà « Grande Cause nationale » l’an elle s’intéresse à l’imaginaire la victime, qui a notamment fait disparaître le parri-
dernier ainsi qu’en 2010. L’une des différences, cette social, à l’histoire cide du code pénal en 1994. Elle irait aussi à l’encontre
des représentations du crime
année, c’est l’inflation du vocable « féminicide ». et aux femmes criminelles.
du principe d’égalité et de neutralité du droit. On
Son dernier livre, Violette pourrait aussi objecter que ce serait essentialiser les
D’où vient ce terme qui s’impose peu à peu Nozière, la fleur du mal. femmes comme êtres faibles, mises dans le rôle de
Une histoire des années trente
dans le paysage politico-médiatique ? (Champ Vallon, 2017) porte celles que l’on frappe. Cela étant posé, on ne peut
La notion a été inventée en République domini- notamment sur l’histoire négliger la symbolique forte de ce geste. Ce serait dire
caine après l’assassinat, en 1960, des trois sœurs Mira- de l’inceste et de la prise qu’il ne faut pas circonscrire ces crimes à la sphère
de parole de ses victimes.
bal, qui combattaient la dictature. Elle a longtemps été privée, qu’il s’y joue quelque chose de politique ayant
cantonnée à l’Amérique latine, où ont eu lieu des trait à la domination masculine.
crimes massifs contre des femmes, comme ceux de Mais la violence conjugale se réduit-elle à une vio-
Ciudad Juárez, au Mexique, depuis 1993. Le terme a lence de genre ? N’est-ce pas simplement le couple qui
été repris par deux sociologues anglo-saxonnes, Diana est violent ? Même si ce sont des phénomènes infini-
Russell et Jill Radford, dans un livre qui a fait date, ment moins massifs, n’a-t-on pas aussi des hommes tués
Femicide: the Politics of Woman Killing, publié en 1992 par leurs compagnes et des violences au sein des couples
[non traduit]. Il y désignait le meurtre de femmes homosexuels ? Et surtout, que signifie exactement « vio-
« parce que ce sont des femmes ». Récemment, en 2015, lence à l’égard d’une femme parce qu’elle est une
le mot a fait son apparition dans Le Robert. C’est donc femme » ? Comment le déterminer hormis dans le cas
un usage qui s’est progressivement banalisé mais qui des crimes de masse misogynes, comme celui de l’École
est aussi débattu. Car si le terme est entré dans le dic- polytechnique de Montréal, en 1989 ? Nous verrons
©Studio Falour

tionnaire, il n’est pas entré dans le droit. Et c’est peut- bien si le « Grenelle » résout ces difficultés.
être là tout l’enjeu de ce « Grenelle ». Propos recueillis par Samuel Lacroix

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SEPTEMBRE 2019
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Politique
SANTÉ

Merkel tremble,
pas les Allemands
Les Allemands ne semblent pas pressés de connaître
l’état de santé de leur chancelière, le renvoyant à la sphère privée.
Deux conceptions du pouvoir et de son incarnation s’opposent.

ngela Merkel se veut ras- esprits, cette position ne manque pas l’éthique de la discussion – l’idée que l’accep-
surante : tout va bien, dit- d’étonner. Mais, plus fondamentale- tation de règles et d’objectifs communs

A elle, après qu’elle a été prise


de trois crises de tremble-
ment, c’est aussi une certaine conception
du pouvoir politique et de sa représenta-
permettent une discussion rationnelle
pour nous accorder sur ce qui est juste,
ments en public, en trois tion qui est en jeu. Dans l’Hexagone, éthiquement et politiquement  – et le
semaines, au début de l’été. Si les supputa- l’incarnation de la fonction présiden- patriotisme constitutionnel – qui veut que
tions vont bon train sur la cause de ces tielle est essentielle. Pour critiquer la l’on s’attache non pas au sentiment natio-
manifestations spectaculaires – faiblesses personnalisation du pouvoir du chef de nal mais aux institutions. Il note ainsi à
physiques, psychologiques ou maladies l’État sous la Ve République, le juriste propos de l’Allemagne, dans un article
neurologiques –, les journaux outre-Rhin Maurice Duverger a même pu parler de repris dans un recueil de ses Écrits poli-
n’en font pas leurs gros titres. Les Alle- « monarque républicain ». tiques (Le Cerf, 1990) : « Le seul patriotisme
mands eux-mêmes sont réservés : pour 59 % Il en va tout autrement en Allemagne qui ne fasse pas de nous des étrangers en
des personnes interrogées, le sujet relève de où, après la guerre et la réunification, il a Occident est un patriotisme constitutionnel. »
la vie privée, et 34 % souhaitent connaître le fallu imaginer les conditions d’une com- Selon lui, une société juste repose donc
bulletin de santé détaillé de Merkel, d’après plète réinvention démocratique. L’un des sur la pratique de la délibération dans l’es-
un sondage réalisé pour l’Augsburger Allge- artisans de cette réflexion est le philo- pace public, contre toute forme de « déci-
meine Zeitung et paru en juillet. sophe Jürgen Habermas, qui s’est deman- sionnisme » et de personnalisation du
© Kay Nietfeld/AP/SIPA

Vue de France, où le cancer de Fran- dé comment rebâtir le « système des pouvoir, au profit d’un attachement à la
çois Mitterrand – tenu secret pendant droits » sans s’appuyer sur le nationalisme stabilité des institutions démocratiques
des années jusqu’à ce qu’il ne soit plus étatique. Il développe une conception de qui, elles, ne chancellent pas.
en mesure de gouverner – a marqué les la démocratie fondée sur deux principes :  Cédric Enjalbert

LES NOUVELLES VOIX


DE LA PHILOSOPHIE

LA RELÈVE
Une collection dirigée
par Adèle Van Reeth

Le philosophe Laurent de Sutter


décrypte notre addiction au scandale
dans un livre aussi brillant
qu’impertinent !
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En librairie le 28 août
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Actualité
AU FIL D’UNE IDÉE

Encres sympathiques
Par Sven Ortoli

Au niveau mondial, on produit et utilise 54 cartouches d’encre par seconde, soit 1,1 milliard de cartouches par an.

Le prix de l’encre (pigments, fluides et additifs) nécessaire aux cartouches des imprimantes varie entre 800 et 2 500 euros le litre,
soit, en fourchette haute, le prix d’une bouteille de petrus d’un millésime récent.

L’encre destinée aux stylos est 50 fois moins chère que celle des cartouches.

Plus de 60 % des cartouches usagées filent directement dans une poubelle ou dans une décharge.
Chaque année, 50 millions de cartouches laser sont vendues en Europe. Elles contiennent 25 000 tonnes de toner
(de l’encre en poudre) et 50 000 tonnes de plastique. Chaque cartouche laser jetée contient encore 15 % du toner initial.

Il faut environ 1 000 ans pour que le plastique d’une cartouche d’encre d’imprimante se décompose.

L’encre des tatouages est faite d’un fluide porteur et de pigments, généralement, organiques, soit plus de 200 colorants
(2,53 milligrammes de pigments en moyenne au centimètre carré) et additifs dont on ignore les effets à long terme sur la peau.

De toutes les encres invisibles utilisées depuis l’Antiquité, celle à base de jus de citron est la plus facile d’emploi
et nécessite une simple lampe de 150 watts pour révéler le message sans brûler le papier.

Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle,


sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura
d’encre et de papier au monde ?
Michel de Montaigne, Essais, III, « De la vanité »

Le fameux test conçu par le psychiatre suisse Hermann Rorschach en 1918 « pour rendre certains services
à la psychanalyse » devait compter 15 planches à interpréter par les patients, seules 10 ont été retenues par son éditeur.
Au moment de la publication en 1921, Rorschach considérait déjà son test dépassé.

Faite de mélanine, l’encre des pieuvres et autres céphalopodes est tellement stable qu’une naturaliste anglaise, Elizabeth Philpott, a pu dessiner
en 1833 un crâne de dinosaure marin avec l’encre extraite d’une seiche vieille de plus de 100 millions d’années.

L’invention de l’encre de Chine – mélange de gélatine animale, de noir de carbone et de charbon d’os –
est attribuée à Tien-Tchen, qui aurait vécu sous le règne de l’empereur légendaire Huángdì (2698-2597 av. J.-C.).

Des chercheurs de l’université de KyŌto ont reproduit La Grande Vague de Kanagawa, célèbre estampe de Hokusai,
avec une résolution de 14 000 points par pouce ou dpi (une imprimante classique offre, à titre de comparaison,
une résolution de 300 dpi) en induisant des microfractures sur un film de polymères.

Une peinture à l’encre de Chine réalisée au XIe siècle par l’un des plus grands maîtres de la littérature chinoise, Su Shi,
a été adjugée pour 52,5 millions d’euros lors d’une vente aux enchères à Hong Kong l’an dernier.
Sources : Planétoscope, Journal du Net, Toner Recycle, ÉcoInfo/CNRS, Green Cartridge, In Chemistry/American Chemical Society,
© pixabay

Codes, Ciphers and Secret Writing, par Martin Gardner (Dover Children’s Activity Books, 1984, non traduit), Association française pour l’information scientifique, University College de Londres,
Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale (vol. 82, 1883, p. 157), Nature, Le Point.

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SEPTEMBRE 2019
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Actualité
ETHNOMYTHOLOGIES

Chronique
de Tobie Nathan *

ROBOT DE CUISINE CONNECTÉ


UN ESPION AUX FOURNEAUX
Le succès de votre risotto aux champignons, avouez-le, c’est à l’un de ces appareils ménagers
à tout faire que vous le devez. Et, grâce à une puce cachée dans les versions chinoises
à bas coût du célèbre Thermomix, les services secrets de Pékin auraient déjà éventé votre secret.
Une « indiscrétion » à l’origine mythologique ?

019 est une année révolu- méchante rumeur a aussitôt commencé à cir-

2
tionnaire dans les foyers. culer avant d’être confirmée par deux pas-
Le 8 mars, l’entreprise Vor­ sionnés d’informatique : Alexis Viguié et
werk a mis en vente la nou- Adrien Albisetti ont démonté l’appareil et y
velle version de son fameux ont découvert un micro parfaitement fonc-
Thermomix, le TM6. Le tionnel caché derrière l’écran. De là à imagi-
TM6, c’est ce robot de cuisine capable de ner qu’alors que vous êtes tranquillement en
tout faire, d’identifier la bonne recette, de train de faire mijoter un plat sophistiqué,
lister les ingrédients, de les peser. Il sait aus- Guoanbu – la CIA chinoise – vous écoute…
si trancher, hacher, mixer, réduire en purée, Si la singularité de l’appareil est
émulsionner, saisir, cuire à long feu, à la bien chinoise, elle relève davantage de
vapeur, rissoler, mijoter. Et, surtout, il est la mythologie. Car l’un des dieux chinois
connecté ! C’est-à-dire qu’il a intégré la plateforme Cookidoo qui les plus respectés est bien Zaowangye, le dieu des fourneaux.
comprend 40 000  recettes. On peut y ajouter des recettes «  spé- Dans les maisons chinoises, son image, souvent accompagnée de
ciales » provenant de pays exotiques ou des plats de régime… Cuisiner celle de son épouse, est placardée sur l’un des murs de la cuisine.
relève désormais de la maîtrise technologique. Devant votre écran La plupart des Chinois connaissent sa légende : Zhang, joueur in-
tactile, vous voici aux commandes d’une cuisine de grand restaurant. vétéré, avait perdu tous ses biens, jusqu’à sa propre épouse qu’il
Mais l’appareil n’est pas bon marché : 1 299 euros. Il faut dire que l’en- avait dû céder à son créancier. Un jour, affamé, il se rendit chez
treprise est allemande et la fabrication française. La qualité euro- elle pour quémander quelque nourriture quand le nouveau mari
péenne, ça se paie ! frappa à la porte. Zhang se cacha dans le fourneau, mais le mari
Les robots sont parfois à l’origine de déceptions. Voilà que le alluma aussitôt le feu pour chauffer de l’eau, et Zhang fut trans-
3 juin le réseau de supermarchés à bas coût Lidl a mis en vente « Mon- formé en tas de cendres. Après sa mort, l’épouse éplorée brûlait
sieur Cuisine Connect  » de la firme Silvercrest, un robot de cuisine de l’encens chaque jour devant le fourneau. Aux questions de son © Serge Picard pour PM ; Silvercrest ; Unsplash ; montage : Studiophilo.

dont les performances sont largement équivalentes à celles du Thermo- mari, elle répondait : « C’est le fourneau qui nous nourrit, nous
mix… pour seulement 359 euros. Dès l’ouverture, des centaines de devons lui rendre un culte ! » Mis au courant de ce rituel, l’empe-
clients se sont précipités dans les magasins. On s’arrachait les cartons reur de Jade décida de l’ériger en culte officiel et nomma Zhang dieu
par deux, par cinq, par dix… Au point que certains points de vente ont des fourneaux.
limité le nombre d’achats à cinq robots par personne. Très vite, les Héraclite, qui ne connaissait sans doute pas la légende
stocks ont fini par s’épuiser. Et, logiquement, on a vu fleurir des propo- chinoise, aurait répondu à des visiteurs qui, l’ayant trouvé se
sitions à la revente à 500 euros, voire davantage, sur Le Bon Coin. chauffant au foyer de sa cuisine, hésitaient à entrer : « Entrez ! Il y a
Ce nouveau robot est de fabrication chinoise. C’est ainsi que des dieux aussi dans la cuisine. »
l’on s’est expliqué son prix, 3,5 fois moins élevé que le TM6. Mais une Il y en aurait même dans les robots ménagers… 

* Ethnopsychiatre et écrivain / Dernier ouvrage paru : L’Évangile selon Youri (Stock, 2018).

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SEPTEMBRE 2019
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4 ET 5 OCTOBRE 2019 - RADIANT-BELLEVUE

ENTRÉE LIBRE, SUR INSCRIPTION


WWW.VILLE-CALUIRE.FR / 04 78 98 80 80
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Le mot
‘chien’
n’a aucun
rapport avec
l’animal
qu’il désigne
P. 42

28 Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019
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Prendre la tangente
ELLIOTT ERWITT

© Magnum Photos

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SEPTEMBRE 2019 29
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Tangente
ENQUÊTE

A
© Marie Genel/Pink photographies

Nathalie Delahaye élève des vaches


laitières dans le Val-d’Oise.
Les damnés
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de l’agriculture
intensive
Souvent acculés à la ruine, les agriculteurs appliquant
le modèle productiviste, à grand renfort de glyphosate
et d’intrants, sont aussi en train de perdre la bataille
philosophique, leur vision du monde étant fortement
remise en cause par les tenants de l’écologie. Deux
raisons pour aller à leur rencontre et essayer
de comprendre, avec les agronomes Pablo Servigne
et Marc Dufumier, où le bât blesse.
Par Paul Blondé et Julia Küntzle / Photos : Marie Genel/Pink Photographies et Mat Jacob/Tendance Floue

A
u pied des champs de blé de Dominique Après quarante-cinq ans de travail, l’agriculteur
Boucher sont alignées d’impression- est perdu dans la jungle « des réglementations et
nantes machines agricoles : « Je voulais poser des normes qui changent chaque année ».
un panneau sur mon tracteur disant : “Ceci appar- Ingénieur agronome de formation et
tient au Crédit mutuel”, raconte l’agriculteur du auteur notamment de Nourrir l’Europe en
Loiret, pour montrer que je les ai achetées à crédit temps de crise (Nature et Progrès, 2014 ; rééd.
en m’endettant. » Le céréalier de 62 ans cultive Actes Sud, 2017), Pablo Servigne voit en Domi-
notamment du blé pour Banette et vit au milieu nique Boucher le « symptôme d’un système agri-
de ses terres dans un petit préfabriqué, qui cole industriel qui massacre tout. Pas seulement
n’est pas chauffé l’hiver et devient une four- les oiseaux, mais aussi les agriculteurs. Je vois
naise l’été. Et les choses ne semblent pas par- aussi quelqu’un d’isolé, qui ne remet pas en cause
ties pour s’arranger : « J’ai eu un contrôle ce système, car, pour cela, il faut être en lien avec
phytosanitaire m’accusant de ne pas avoir res- d’autres. On ne le fait que très rarement seul ». Ce
pecté la nouvelle législation pour l’utilisation de système dénoncé par Paolo Servigne est né
produits sur ma parcelle », lâche-t-il un courrier après-guerre lorsqu’on a dit à Dominique
officiel à la main. « Je ne comprends rien. Je Boucher, aux agriculteurs et éleveurs français
risque 150 000 euros d’amende. Pourquoi on ne de s’industrialiser, de produire plus, d’ac-
m’a pas informé ? J’ai nourri le monde comme on croître les rendements, avec toujours plus
m’a dit de le faire, et je n’ai rien gagné. Heureu- de terres et d’animaux, à grand renfort de
sement que je ne suis pas suicidaire, sinon… » machines, d’investissements et d’intrants.

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SEPTEMBRE 2019 31
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Tangente
ENQUÊTE

Parmi eux, des semences, des engrais et des


pesticides que leur ont imposés agronomes,
syndicats, groupes agro-alimentaires, coopé-
ratives, banques et pouvoirs publics. Cette
direction a notamment été balisée par les lois
d’orientation agricole de 1960 puis de 1962,
sous la houlette d’Edgard Pisani, ministre de
l’Agriculture du général de Gaulle. Pour
l’agronome Marc Dufumier, qui a dirigé la
chaire d’agriculture comparée à AgroParis-
Tech et est l’auteur de 50 Idées reçues sur l’agri-
culture et l’alimentation (Allary Éditions, 2014),
c’est un désastre : « Pour accroître les rende-
ments, on a demandé aux agronomes de sélection-
ner des variétés à haut potentiel génétique et de
standardiser. Pour ne pas que leurs mesures soient
faussées par les sangliers, les chenilles, les plantes
adventices, etc., on a clôturé les champs et utilisé
des insecticides, des herbicides… En fait, on a
demandé aux paysans d’arrêter de sélectionner Après avoir appliqué les méthodes productivistes, Nathalie Delahaye a opté
une multitude de variétés adaptées à une grande pour l’élévage biologique… Elle a remis ses vaches au pâturage.
diversité d’environnements pour adapter tous
leurs environnements à un très faible nombre de
variétés. De plus, certains scientifiques sont deve-
nus des scientocrates, en portant des jugements de
valeur. Ce qui est passé par le langage : “les mau-
vaises herbes”, “les bonnes pratiques”, les “varié-
tés améliorées”… Or qui définit ce qui est
“amélioré” ? Les forces du marché. »
Selon Pablo Servigne, cette course au ren-
dement a abouti à une mise en compétition
féroce des agriculteurs. Et pas seulement
entre eux : « Avec cette logique, conforme à l’ob-
jectif de l’industrie qui est de tout simplifier, de d’intrants, ce qui coûte très cher. Résultat laitière, elle « vendai[t] [s]on lait à perte, le ban-
tout linéariser, on a supprimé la coopération avec – outre les conséquences écologiques –, quier [la] harcelait, les factures s’accumulaient, et
les autres principes du vivant, qui donnait au « l’agriculture intensive française n’a aucune il fallait toujours se lever à 5h30 ». Pour elle,
paysan le rôle de chef d’orchestre d’une agricultu- chance d’être compétitive sur le marché mondial ». « tous les organismes nous poussent à produire
re de symbiose. On l’a rendu propriétaire unique et à faire mieux que le voisin. Un jour, mon
de son champ, en le mettant en compétition avec « ON RECULE DEVANT LE PROGRÈS » contrôleur laitier m’a dit : “Tes vaches ne pro-
le coléoptère, considéré désormais comme un Quelques décennies plus tard, Domi- duisent pas assez. Il faut les booster avec du
ennemi. Et on a donc fabriqué des “produits en nique Boucher ne peut se verser qu’un soja.” Sauf qu’en achetant plus de soja pour, au
-cide”, que Jean-Pierre Berlan, ancien directeur maigre salaire. « Et on me dit que j’empoisonne final, vendre à bas prix, il ne me restait plus rien
de recherche en sciences économiques à l’Institut le monde ! Mais je ne fais rien de mal, la nature, je à la fin du mois. »
national de la recherche agronomique [Inra], vis avec ! » Dominique ne pense pas que les pro- Nathalie Delahaye est aujourd’hui passée
appelle les “nécrotechnologies”, les technolo- duits qu’il utilise depuis quarante-cinq ans à l’élevage biologique et a remis ses vaches
gies de la mort. » Cette idéologie de compéti- soient nocifs. Il revendique une utilisation « à au pâturage. « Il a fallu tout réapprendre. On
tion a aussi engendré une grande solitude dans bon escient ». Il se sent stigmatisé et ne com- est revenu à l’ancienne ! » Pour cela, elle a pris
le milieu agricole. La mécanisation et l’agran- prend plus son époque. « On a eu dans les années ses distances avec son contrôleur laitier, puis
dissement des exploitations ont entraîné une 1970 une aide de la chimie, des grands groupes avec la chambre d’agriculture et les techni-
diminution du nombre de paysans, et les agri- comme Rhône-Poulenc. Ils ont permis à la techno- ciens de coopérative, « qui imposaient eux-
culteurs se sont retrouvés totalement isolés. logie d’avancer et ont fait la fortune de l’agricul- mêmes le choix des semences qu’ils nous
On a donc appliqué à la nature les mêmes ture. Dans cinq ans, vous mangerez du pain avec vendaient pour les céréales. Quand on les voyait
principes que ceux mis en œuvre dans l’indus- des charançons ! On recule devant le progrès ! » faire le tour de plaine avec mon père, on se
trie. Et, pour Marc Dufumier, l’agriculture Un progrès qui a un prix : paupérisé, suren- disait : “Attention, on va recevoir la doulou-
française a poussé très loin la tendance à detté, isolé et pointé du doigt, le paysan de reuse !” Ils nous fournissaient une ordonnance
© Marie Genel/Pink photographies

l’abstraction : « On a par exemple mis en mono- Sologne semble au bout du rouleau : « L’agri- avec tous les produits à répandre, tous les “cock-
culture du maïs dans le Sud-Ouest. Cette plante culture en France, c’est foutu. Mon exploitation, je tails Molotov” possibles et imaginables. Tout ça
tropicale pousse au moment le plus chaud de l’an- vais la mettre sur Le Bon Coin », lâche-t-il. revenait dans leur poche, on devait ensuite le
née. Là-bas, c’est aussi le plus humide. En France, Éleveuse de vaches laitières au Heaulme leur payer. Pour ça, on cherchait à produire
c’est le mois d’août, qui est le plus sec. » Il a donc (Val-d’Oise), Nathalie Delahaye admet qu’elle plus, donc on avait encore plus besoin de leurs
fallu irriguer massivement, utiliser beaucoup aurait pu en arriver là. En 2015, pendant la crise produits. Un cercle vicieux ! »

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Christine. On ne pouvait plus faire marche


arrière. » Son mari Claude ajoute : « Vous mettez
le doigt dans l’engrenage, et le système vous avale
tout le bras, puis le corps. Quand j’étais à l’école,
dans les années 1970, on ne nous parlait que du
productivisme. Pareil pour les banques et tout le
milieu agricole. On a adopté ce système car on n’en
connaissait pas d’autre. On ne se rendait pas
compte qu’en étant aussi intensifs, en donnant du
maïs et des granulés à gogo aux vaches, on allait
dans le mur. On avait des œillères. » Cette course
au toujours plus prend la forme de la mise aux
normes de leur complexe laitier, pour un mon-
tant de 900 000 euros, afin de répondre aux
exigences de production qu’ils se fixent. La
facture de trop. « Début 2009, on a alerté les
banques. Elles nous ont fermé leurs portes. Et le
centre de gestion ne nous a pas proposé de solution
viable. » Claude et Christine Marchais ont alors
Céréalier installé près de Montargis (Loiret), Stéphane Prochasson a un discours plus modéré contacté l’association Solidarité Paysans, un
sur les dérives de l’agriculture intensive qu’il pratique en essayant d’en réduire les excès. réseau d’entraide animé par des agriculteurs,
retraités ou en activité. « Ils devaient venir pour
la matinée, ils sont restés la journée. C’était la pre-
mière fois qu’on nous écoutait, en cherchant à
comprendre, sans juger. Je ne vais pas vous mentir :
on a vidé notre sac et on a pleuré. »
Quelques jours après, Claude accepte une
procédure de sauvegarde et se rend, à recu-
lons, à la première session de formation de
Solidarité Paysans : « L’animateur a écrit au
tableau nos chiffres de production et fait une
simulation avec une production moindre et un

« On est en train de massacrer passage des vaches à l’herbe, donc des coûts ali-
mentaires moindres. Les revenus étaient trois fois

le modèle agricole familial,


supérieurs par litre de lait. J’ai pris une claque !
Le lendemain, j’ai dit à ma femme et à mon
gendre : “Ce serait peut-être bien de mettre
et c’est voulu. L’humain est de trop » les vaches à l’herbe.” Au printemps suivant,
c’était fait. Aujourd’hui, l’exploitation se porte
PABLO SERVIGNE, INGÉNIEUR AGRONOME
bien, les vaches mieux et nous aussi. »

SENS DE L’HISTOIRE
LE BRAS DANS L’ENGRENAGE femme s’est lancée dans un processus qui res- OU AIR DU TEMPS ?
Selon Pablo Servigne, « on est en train semble à celui de se débrancher d’une grosse Pour Jean-François Bouchevreau,
de massacrer le modèle agricole familial, et c’est machine. J’y vois une forme de désobéissance vice-­président de SolidaritéPaysans,qui
voulu. L’humain est considéré comme un facteur civile, qui passe par une cassure ». accompagne environ mille familles par an, « on
en trop. On ne veut pas de paysans, on veut des En rompant avec ce système, Nathalie juge les agriculteurs sur leur échec dans un sys-
techniciens agricoles, encadrés par les banques, Delahaye est redevenue « maîtresse » de son tème, mais sans remettre en cause le système lui-
qui appliquent des recettes prescrites par des exploitation. Depuis, elle fait son contrôle lai- même ». Cet agriculteur retraité a lui-même
ingénieurs employés par la machine économique tier elle-même. « Moi, aujourd’hui, au lieu d’aller connu une crise en 1985, celle du mouton,
et l’agro-industrie. » Nathalie Delahaye et son chez Lactalis sans que je ne sache où mon lait finit, consécutive aux tensions avec la Nouvelle-Zé-
père, comme beaucoup d’agriculteurs, ont il sert à faire des yaourts pour les cantines d’Île-de- lande après l’affaire du Rainbow Warrior. Il s’en
longtemps accepté que, au nom de leur sur- France. » Pas encore tout à fait remise de ces était sorti en changeant de modèle pour rendre
vie, la « machine économique » vienne sur années noires et toujours contrainte d’habiter son exploitation moins intensive. « On était
leurs terres et décide de ce qu’elle devait chez ses parents, l’éleveuse du Vexin dit avoir clairement marginaux », lance-t-il. Depuis, le
leur vendre pour produire ce qu’elle allait retrouvé « l’envie de [se] lever le matin ». sens de l’histoire semble lui donner raison.
© Mat Jacob/Tendance Floue

ensuite leur acheter… en fixant elle-même les Sans être passés en bio, Claude et Chris- Mais si, après la Seconde Guerre mondiale,
prix. Car, comme l’ont rappelé tous les agri- tine Marchais, à la tête d’une exploitation de le sens de l’Histoire était d’industrialiser l’agri-
culteurs interviewés, « nous sommes la seule 150 vaches laitières dans la Sarthe, ont tra- culture et si l’on estime aujourd’hui que c’est
profession dans laquelle c’est l’acheteur qui fixe versé le même genre de crise : « Dès qu’on s’est de faire l’inverse, cela signifie-t-il qu’à l’époque,
le prix de vente ». Pour Pablo Servigne, « cette installés, on a emprunté énormément, se rappelle on s’est trompé ? Que l’on a cru aveuglément à

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Tangente
ENQUÊTE

la notion de progrès ? Et que l’on a envoyé les agriculteur qui voulait monter un poulailler pour fini ». Et qu’il enseigne en plus dans un centre
agriculteurs dans une mauvaise direction ? Ou élever des volailles en batterie. Les industriels qui de formation des apprentis (CFA) agricole
est-ce simplement l’air du temps qui n’est plus lui fournissaient les poussins et les aliments pour pour compléter ses revenus.
le même ? Unanimes, les agriculteurs rencon- ensuite lui acheter ses volailles, lui ont dit qu’il fal- « Je comprends ce discours, nuance Pablo
trés se souviennent de cet esprit du temps qui lait qu’il crée deux poulaillers. Sinon, ils devraient Servigne, mais je n’y adhère pas. J’ai eu une for-
a dicté les pratiques durant les Trente Glo- venir avec un camion à moitié plein pour lui livrer mation d’ingénieur agronome, je connais la fabri-
rieuses : « À l’époque, il fallait nourrir la France, les aliments, et ça les embêtait. Il l’a donc fait, en cation des pesticides. Si l’on en met moins qu’avant,
lance l’éleveuse Nathalie Delahaye. On a dit à s’endettant deux fois plus. » Hormis ces aberra- c’est qu’ils sont dix fois plus puissants. Voyons les
nos grands-parents de se retrousser les manches, ils tions, les choses ont, selon Stéphane Prochas- choses en face : il n’y a plus rien dans les champs !
l’ont fait. » De son côté, l’ancien ministre de son, commencé à changer dans l’agriculture Ce type de discours, qui correspond à ce que l’on
l’Agriculture Edgard Pisani écrivait en 2004 : conventionnelle : « On n’a jamais aussi bien tra- appelle l’agriculture raisonnée, n’a aucun sens.
« J’ai été quant à moi productiviste… hier. Ce qui se vaillé. J’utilise moitié moins de produits phytosa- C’est du greenwashing, et cela nous précipite
passe, aujourd’hui, m’inspire plus d’inquiétude que nitaires que mon père, avec une surface supérieure dans l’abîme. En revanche, j’approuve la compa-
d’espoir. À vouloir forcer la terre, nous prenons le de 30 %. Je fais de la lutte biologique, avec des raison avec le pharmacien : pourquoi est-ce aux
risque de la voir se dérober », poursuivait-il dans insectes, ce qui permet de diminuer aussi les pesti- agriculteurs que l’on s’en prend ? »
un mea culpa rare en politique. L’ancien ministre cides. Et ce n’est pas du tout reconnu. Si demain il
évoquait les conséquences écologiques de l’in- y a un scandale alimentaire sur le glyphosate, ce ne « MES PARENTS
dustrialisation de l’agriculture mais pas la sera pas aux agriculteurs de porter le chapeau mais ONT TOUJOURS FAIT COMME ÇA »
condition paysanne elle-même. aux gens qui l’ont autorisé au départ. Quand il y a Ces parcours d’agriculteurs sou-
Céréalier installé à Pannes, près de Mon- un problème avec un médicament, est-ce qu’on s’en lignent qu’il est difficile de réaliser au
targis (Loiret), Stéphane Prochasson est l’un prend au pharmacien ? » Pour le céréalier, l’agri- présent, au niveau individuel, la direction
des moins critiques envers l’agriculture inten- culture intensive, si elle gomme ses excès, reste que prend le cours de l’histoire, forcément
sive parmi les agriculteurs que nous avons ren- dans la voie du Progrès – avec un P majuscule. collectif. « Surtout dans le milieu agricole, très
contrés. Technico-commercial spécialisé dans Toutefois, il admet qu’avec la poursuite de la fermé et dans lequel le poids familial est lourd, rap-
la vente de produits phytosanitaires dans les concentration des terres, « des exploitations de pelle Jean-François Bouchevreau. Plein de
années 1990 devenu agriculteur, il évoque« un la taille de la mienne, dans quinze-vingt ans, c’est jeunes s’installent sans avoir vu autre chose que

3   P H I L O S O P H I E S D E L A N AT U R E À L A F E R M E
QU’EST-CE QUE C’EST ? LES PRINCIPES UN PHILOSOPHE UNE CITATION 

L’AGRICULTURE RAISONNÉE
C oncept flou et non réglementé,
elle prétend introduire une dose
de bio dans l’agriculture intensive
L’agriculteur gère
son exploitation
de façon rationnelle
Dans le Discours de la méthode,
Descartes souhaite voir l’homme
se « rendre comme maître, et
« Pour atteindre des fins ‘‘bonnes’’,
nous sommes […] obligés de
compter avec, d’une part des
en cherchant notamment à limiter en restant dans une possesseur de la nature » et pourrait moyens moralement malhonnêtes
les pesticides ou à les utiliser logique d’optimisation donc être le philosophe de ou pour le moins dangereux,
avec précaution, sans remettre économique. l’agriculture intensive. Celui et d’autre part la possibilité ou
en cause le système de production. de l’agriculture raisonnée encore l’éventualité de
serait Max Weber, qui défend conséquences fâcheuses »
l’art du compromis. MAX WEBER, LE SAVANT ET LE POLITIQUE

L’AGRICULTURE BIOLOGIQUE
U n label reconnu, avec des
contrôles et des sanctions,
qui, selon le ministère de
On ne cherche plus
à rationaliser
au maximum, on impose
Jean-Jacques Rousseau,
pour qui les hommes se doivent
de faire respecter un système
« Laissez longtemps agir
la nature, avant de vous mêler
d’agir à sa place,
l’Agriculture, « trouve son originalité à l’homme de s’approcher politique conforme à l’état de peur de contrarier
dans le recours à des pratiques de l’état de nature. de nature, fondamentalement ses opérations. »
culturales et d’élevage soucieuses bonne pour eux. JEAN-JACQUES ROUSSEAU,
ÉMILE OU DE L’ÉDUCATION
du respect des équilibres naturels ».

LA PERMACULTURE
« La nature
U ne vision symbiotique dans
laquelle l’agriculteur se positionne,
selon Pablo Servigne, en tant que
Il ne s’agit pas
de revenir à l’état
d’une nature parfaite
Pour Aristote, la physique
est l’étude du mouvement. Dans
la nature, chaque être a une place
ne fait rien sans objet. »
ARISTOTE,
ÉTHIQUE À NICOMAQUE
« chef d’orchestre de son champ ». mais de l’aménager propre lui permettant d’évoluer
Pour Bill Mollison, son cofondateur, dans le respect selon son essence. Le mouvement
la permaculture vise à « construire des principes du vivant, peut être naturel, s’il se conforme à
des habitats humains durables en en trouvant les bonnes cette essence, ou violent, s’il provient
imitant le fonctionnement de la nature ». interactions entre d’une contrainte. Il s’agit donc
les éléments naturels. d’imiter la nature en respectant
l’essence des éléments du vivant.

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MONSANTO ET COMPAGNIE
Reste une question : outre le poids
familial et le supposé conservatisme du
milieu agricole, quelles autres forces sont à
l’œuvre pour laisser les « œillères » des agri-
culteurs en place ? « Je peux citer des noms,
lance Marc Dufumier : BASF, Monsanto,
Bayer, Limagrain, Sodiaal, Danone, Nestlé… »
Soit les mastodontes des produits phytosa-
nitaires, les grandes coopératives et les multi-
nationales de l’agro-alimentaire. « Ce sont
eux qui ont intérêt à maintenir inaudible le dis-
cours sur la nécessité d’une révolution vers une
agriculture inspirée de l’agro-écologie et basée
sur l’utilisation de ce qui est renouvelable et gra-
tuit, comme les rayons du soleil ou l’azote des
plantes légumineuses. Une agriculture capable
de nourrir la planète aujourd’hui et demain. »
Pablo Servigne confirme : « La faim dans le
monde n’est pas une question agronomique, c’est
une question politique. La confusion des termes
d’agriculture productiviste et d’agriculture
industrielle donne à penser que l’industriel est
le seul système capable de produire beaucoup,

« On ne se rendait pas compte qu’en alors que c’est possible grâce à l’agro-écologie
et au bio. » Au lieu de s’engager dans cette

donnant du maïs et des granulés à gogo révolution, déplore Marc Dufumier, on


continue de « faire croire aux agriculteurs

aux vaches, on allait dans le mur »


que la solution à l’arrêt du glyphosate, c’est de
met t re une aut re molécul e . C ’ e st d’ une
CLAUDE MARCHAIS, ÉLEVEUR DE VACHES LAITIÈRES méchanceté féroce envers eux. La paysannerie
a été trahie par son avant-garde. »
Pour l’agronome, s’il y a encore 1 mil-
liard de personnes qui ont faim, ce n’est pas
leur exploitation familiale et ne se forgent pas à s’affranchir du système intensif sont ceux par manque de nourriture sur le marché
d’esprit critique. » qui en sont déjà exclus, ou presque. Au mondial. «  Pour nourrir correctement les
Sandrine Marcadet est professeure de moment de faire brouter l’herbe des prairies habitants de la planète, il faut produire de
mercatique et de marketing dans un CFA agri- à ses vaches, Nathalie Delahaye n’avait l’ordre de 200 kilos de céréales par habitant
cole : « Un fils d’éleveur me disait qu’il n’aimait « plus rien à perdre ». Et Claude Marchais « ne et par an. Or la production mondiale est de
pas trop les bâtons électriques pour faire avancer serait plus agriculteur aujourd’hui s’il n’avait pas 330 ! » Ce surplus est notamment gaspillé
les vaches. Mais son père, son grand-père avaient changé » en retirant ses « œillères ». « C’est très par les grandes surfaces, parce que non
toujours fait comme ça, et ça coûterait probable- difficile d’enlever ces œillères, explique Pablo calibré, ou par les particuliers. Il sert aussi
ment cher de changer. On dirait parfois qu’évo- Servigne, surtout sans aide extérieure. Elles à nourrir les animaux, ou nos voitures et
luer, ce serait heurter la sensibilité de leurs viennent d’un verrouillage que les sociologues nos avions en produisant des agrocarbu-
parents. » À ses débuts, elle a constaté que la anglo-saxons appellent le “lock-in”. Quand un rants. « L’agriculture productiviste est aussi
remise en question de ce modèle était sou- choix technique est fait, il crée un sillon dont il destructiviste, rappelle-t-il. Les quatre cin-
vent perçue comme une agression : « Il n’y a est délicat de s’extraire. Dans ce cas, les verrous quièmes de la production sont utilisés pour
pas de prise de conscience, chez les élèves comme sont de trois types. Psychologiques : on ne va pas produire, donc détruits. Il ne reste qu’un cin-
chez les enseignants, de ce que la population passer au bio parce que, vis-à-vis du voisin, “ça quième de valeur ajoutée. »
attend désormais de l’agriculture. Si je dis que fait truc de bobo”. Financiers, car le matériel Cela dit, pour en revenir à la délicate ques-
j’ai envie d’une agriculture plus saine, ils se appartient aux banques. Et économiques, car tion de l’air du temps, « les choses changent un
sentent attaqués. » À cela s’ajoute une nouvelle les filières pour les produits agricoles sont tenues peu dans les lycées agricoles, précise Marc
vision binaire, dans l’imaginaire collectif, du par les grands groupes agro-alimentaires. » Dufumier. Certains enseignants me disaient :
bon paysan bio qui respecte la planète et du Avant de remettre en question leur vision “Remettre du fumier dans les champs, des
mauvais paysan conventionnel qui nous du progrès, les éleveurs ont eu besoin de croire pommiers dans la prairie, remettre en place le
empoisonne. À tel point que la journée bio en une alternative pour boucler leurs fins de bocage, c’est le retour à l’âge de pierre.”
© Mat Jacob/Tendance Floue

organisée à la cantine du CFA a été prise pour mois. Jean-François Bouchevreau confirme Aujourd’hui, les mêmes me disent : “C’est
un affront et boycottée. qu’ils « ne remettent pas en cause le système au trop savant.” C’est un petit progrès dans les
Les exemples de Nathalie Delahaye et nom de valeurs écologiques ou anticapitalistes, ni consciences. » Un petit progrès vers moins de
de Claude et Christine Marchais laissent pen- au nom de leur santé, mais d’abord pour s’en sortir Progrès ? Soyons sûrs d’une chose : le futur ne
ser que les agriculteurs qui parviennent financièrement ». se privera pas de nous juger. 

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Tangente
ESSAI

Années 1920
Ils ont
envoûté
la philosophie
(et le monde)

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Après la Première Guerre mondiale, l’idée de progrès


comme l’héritage des Lumières sont réduits en cendres.
Sur ces ruines, Martin Heidegger, Walter Ben-
jamin, Ernst Cassirer et Ludwig Wittgenstein
vont réinventer la philosophie. Cette épopée, Wol-
fram Eilenberger la raconte dans Le Temps des magi-
ciens, best-seller en Allemagne qui vient de paraître

E
chez Albin Michel. De la Forêt-­Noire aux passages pa-
risiens, de la bibliothèque Warburg au sommet de
Davos, il nous invite à un voyage dans une époque
écartelée entre le génie et le monstrueux.
Propos recueillis et traduits par Victorine de Oliveira / Illustrations Mathieu Poupon
«

WOLFRAM
EILENBERGER
Longtemps rédacteur en chef
de l’édition allemande
de Philosophie magazine,
il s’intéresse à la façon dont
la philosophie s’applique
concrètement à nos vies. ntre 1919 et 1929, l’Allemagne et l’Au-
Le Temps des magiciens, triche connaissent une crise écono-
qui paraît chez Albin Michel,
a rencontré un succès critique mique, politique et de civilisation
et public en Allemagne et profonde suite à la défaite de 1918. Le
est en cours de traduction traumatisme de la Première Guerre mon-
dans une vingtaine de pays.
diale remet en cause tout ce que signifient la
culture, la vie humaine et l’héroïsme. Com-
ment vivre dans une atmosphère si délétère ?
L’urgence de la question provoque une
incroyable explosion de créativité à laquelle
pas un domaine de la culture n’échappe :
© Annette Hauschild/OSTKREUZ

économie, littérature, physique, chimie, phi-


losophie… De même qu’en sciences, et parti-
culièrement en physique, nous vivons encore
sur ce qui a été inventé dans les années 1920
– les Einstein, Bohr et Heisenberg n’ont tou-
jours pas été contredits –, la philosophie

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Tangente
ESSAI

continue aujourd’hui de creuser le sillon enta-


mé dans ces années-là. À cette époque très
particulière de l’histoire de l’Europe, quatre
philosophes germanophones s’emparent à
nouveau de la question de l’être humain et
redéfinissent les contours de sa culture : Ernst
Cassirer, Walter Benjamin, Martin Heidegger
et Ludwig Wittgenstein.
Le kantisme, soit la construction intel-
lectuelle héritée des Lumières qui fait auto-
rité jusque-là, est complètement remis en
question. Après les tranchées, l’émancipa-
tion de l’être humain par le bon usage de la
raison ne va plus de soi. Il n’est même plus si
évident de pratiquer la philosophie ! À côté
de la science et ses avancées spectaculaires,
que peut-elle ? Comment rendre compte de
la théorie de la relativité générale ou des pré-
mices de la physique quantique ? Comment
avoir ne serait-ce que quelque chose à en
dire ? En 1919, il est très difficile pour un phi-
losophe de déterminer sa fonction par rap-
port aux sciences et au reste de la culture.
C’est le point de départ de mon récit,
dont les quatre personnages incarnent à leur
façon cette interrogation. Cassirer, Benjamin,
Heidegger et Wittgenstein vivent à peu près la

« Pour Heidegger, le Dasein est


même situation. Jeunes, immensément ta-
lentueux, mais traumatisés par leur expé-

à sa propre image – du moins


rience du front, ils ont un défi colossal à
relever : réinventer leur vie personnelle, repen-
ser les fondements de leur culture et refonder
la légitimité de la philosophie. Ces difficiles et
tumultueuses années 1920 se révèlent finale-
lorsqu’il est à sa table de travail :
ment un moteur essentiel de leur travail.
Le Temps des magiciens s’appuie sur cette
solitaire, isolé »
idée que la crise est une bonne chose si vous
êtes un philosophe. Je n’ai pas voulu écrire Martin Heidegger
(1889-1976)
un livre sur la philosophie en tant que disci-
pline académique, mais sur ce que cela si- Œuvre clé : Être et Temps (1927)
gnifie que d’exister philosophiquement, de Il appelle à reconsidérer la signification du monde, de l’Être,
vivre une vie pleinement philosophique. Il y en réaction à une modernité qui couperait l’être humain
de son mode d’existence authentique, le Dasein (« être-là »).
a un lien très étroit entre la vie quotidienne Postérité : l’existentialisme, qui insiste sur les actes de l’individu
et l’innovation intellectuelle, entre l’expé- avant de proposer une définition de l’homme, et l’herméneutique,
rience vécue, la vie réelle, et les idées qui en qui invite à une connaissance de soi via l’interprétation du monde.
naissent. Wittgenstein, Cassirer, Heidegger
et Benjamin incarnent chacun une forme de
vie philosophique qui a pris forme et s’est travaille sans relâche. Mais avec ses deux comme si une vitre sale nous en interdisait
épanouie dans un lieu spécifique. » enfants, le couple ne peut plus se permettre la vue. Comment retourner au sens authen-
la précarité matérielle qui frappe alors la tique du monde ? Toute la démarche de Hei­
MARTIN HEIDEGGER plupart des ménages allemands. Le chalet de degger découle de ce questionnement. D’où
À TODTNAUBERG (FORÊT-NOIRE) Todtnauberg sera le lieu d’éclosion, d’explo- l’importance pour lui d’un ancrage organique
« C’est Elfriede Heidegger, la femme sion de la pensée heideggérienne. En plein et originel dans un environnement vécu
de Martin, qui a l’idée, au cours d’une ran- cœur d’une nature sauvage, austère, quasi comme strictement personnel.
donnée en février 1922, d’acquérir un terrain hostile, le philosophe a tout le loisir de déve- Heidegger revendique le sol natal, son
dans une région montagneuse du sud de la lopper sa critique de la modernité comme paysage et les dialectes qui y résonnent. Ce
Forêt-Noire et d’y faire construire un chalet. trahison de l’Être : en faisant du monde qui désir d’authenticité, de fidélité à son envi-
Elle en dessine même les plans et en supervise nous entoure une chose exploitable, la tech- ronnement va jusqu’à lui faire adopter des
la construction, épargnant à son mari le tracas nique nous fait perdre le contact avec le sens tenues que ses collègues d’université jugent
des travaux. Heidegger n’a pas encore de de notre environnement. Le monde se donne, au mieux étranges, au pire excentriques – il
poste fixe à l’université, bien qu’il écrive et le monde est là, mais nous ne le voyons plus, porte la culotte de laine sombre des paysans

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qu’il attaque un nouveau chantier intellec-


tuel, cela correspond à une nouvelle aven-
ture amoureuse. C’est un Grec de cœur :
l’amour du savoir et celui du corps de l’autre
vont pour lui de pair. Heidegger a toutefois
des difficultés à se laisser gagner par l’ex-
périence de l’amour, parce que cela met en
danger l’idée qu’il se fait de lui-même. À vrai
dire, il ne se considère pas comme une per-
sonne, ni même vraiment comme un être
humain. Comme penseur et philosophe, il se
voit plutôt comme un événement dans l’his-
toire de l’Être. Quand Hannah Arendt, la
grande rencontre de sa vie, écrit qu’il n’est
pas une mauvaise personne, qu’il n’est tout
simplement “rien”, elle veut dire que nous
ne pouvons pas préjuger de lui comme
d’une personne normale parce que ce n’est
pas ainsi qu’il se considère. Il pourrait se
comparer au Bouddha ou à Jésus ! C’est son
destin, croit-il, de remplir un rôle de révé-
lateur. Du point de vue de ses proches, il ne
s’agit toutefois que de lui, toute sa vie est orga-
nisée autour de cette mission philosophique.
Évidemment, cela semble narcissique, voire
pathologique. Mais je crois qu’il faut accep-
ter l’idée que, dans son cas comme celui de
Wittgenstein, de Cassirer et de Benjamin, on
des montagnes – et à prendre un ton de voix pas conscience de leur existence, le Dasein a affaire à des personnalités hors norme. »
bas où les “r” roulent et grondent dans sa peut se rapporter à lui-même et se projeter
gorge comme un éboulement sourd. Mais dans l’avenir, ce qui le confronte inévitable- WALTER BENJAMIN
c’est aussi ce qui le mène quelques années ment à l’angoisse de sa propre mort. Ce mode DANS LES PASSAGES PARISIENS
plus tard à prendre sa carte au parti nazi et d’être n’a donc rien d’une plénitude, bien au « Benjamin, c’est un peu l’étudiant
à tendre une oreille favorable aux discours contraire, il s’agit d’une posture existentielle en philosophie sûr de lui-même mais un
d’enracinement du peuple allemand dans un exigeante et inconfortable. rien dilettante que vous pouvez encore
Lebensraum, un “espace vital”. L’antisémi- Dans son chalet, Heidegger se sent proche croiser dans les rues de Berlin ou Paris.
tisme de Hitler ne le choque pas non plus : de la terre, des éléments, mais aussi du À 18 ans, il conserve déjà ses lettres tant il
on sait qu’il méprise Ernst Cassirer en raison néant et de la perspective de la mort. Au est persuadé qu’elles auront de la valeur plus
de sa philosophie mais aussi de son judaïsme, moment où l’orage gronde, l’endroit peut tard : c’est dire s’il a une haute opinion de
et qu’il s’éloigne de son ami Karl Jaspers même être assez terrifiant. Je me souviens lui-même ! Toute sa vie, il court après un
après son mariage avec une juive. avoir rencontré Hans-Georg Gadamer, poste universitaire qu’il n’obtiendra jamais,
À Todtnauberg, Heidegger connaît à plu- qui était lui-même un élève de Heidegger, il ne cesse de quémander de l’argent à son
sieurs reprises des fièvres d’écriture. À sa lorsque j’étais étudiant. Il m’a raconté père et de différer la remise de ses manu­
“chère petite âme” Elfriede, il écrit en sep- qu’une fois, alors qu’il était allé rendre visite scrits à des éditeurs qui finiront, pour cer-
tembre 1922 : “[J]e dois dire, quand je regarde à son maître dans son chalet, un orage a tains, par perdre patience. Ses déboires
les manuscrits du chalet que j’ai pris avec moi, éclaté alors qu’ils étaient en train de discu- matériels font qu’il lui est difficile de se
qu’ils sont tout sauf mauvais.” Il travaille alors ter. Il a alors vu dans les yeux de Heidegger fixer et qu’il ne cesse de déménager, bien
à des Interprétations phénoménologiques à quel point la peur le possédait. Ce dernier qu’il ait lui aussi une famille à entretenir.
d’Aristote. Tableau de la situation hermé- choisit cet endroit non pas parce qu’il est C’est peut-être à Paris, où il séjourne à de
neutique. Sans grand rapport avec Aristote, confortable et accueillant, mais au contraire multiples reprises à la fin des années 1920,
malgré les apparences, le manuscrit est une parce qu’il lui est hostile, qu’il lui résiste. La que l’on peut ancrer la pensée de Benjamin.
nouvelle tentative de cerner les contours de peur a une importance existentielle pour lui. Certes, il se plaint de ne pouvoir s’offrir rien
l’entreprise philosophique. “L’objet de la re- Toute sa philosophie de l’Être en découle. d’autre que de “minables petites [chambres
cherche philosophique est l’être-là [Dasein] hu- Pour Heidegger, le Dasein est à sa propre d’hôtel] mal tenues” dont l’équipement – un
main pour autant qu’il est interrogé en direction image – du moins lorsqu’il est à sa table de lit en fer et une petite table – est plus que
de son caractère d’être”, avance-t-il. Pour la travail : solitaire, isolé. Quelques rencontres spartiate. Paris est alors “une fête” comme
première fois apparaît le concept central de amoureuses d’importance, dont celle avec l’écrit Hemingway, mais les moyens finan-
Dasein : il désigne un mode d’être, celui ex- Hannah Arendt, viennent ébranler cette ciers de Benjamin ne lui permettent pas tout
clusif de l’être humain, qui implique d’être vision sans toutefois complètement la mo- à fait d’en profiter. Il lui arrive d’être happé
sans cesse interpellé par le monde et de lui difier. Heidegger a besoin de l’éros, de la sti- par la frénésie qui anime alors les cercles lit-
chercher un sens. Face aux choses qui n’ont mulation érotique pour penser : à chaque fois téraires et intellectuels où évoluent, entre

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ESSAI

après le chaos de la Première Guerre mon-


diale, c’est d’une certaine manière tenter de
le réenchanter. Contrairement à Heidegger
qui rejette la modernité comme déchéance
et triomphe de l’inauthenticité, Benjamin
prend la publicité ou tout objet manufacturé
comme un signe à interpréter. Si l’on s’en
approche d’assez près, toute l’histoire du
monde peut se deviner en un seul objet. Son
travail sur les passages parisiens, qui pren-
dra une ampleur si démesurée qu’il restera à
l’état de notes non publiées de son vivant,
est le développement de cette intuition, de
cette vision mystique : tout se condense
dans les objets du quotidien.
À cela s’ajoute l’idée que les choses ont
déjà un nom qui ne leur a pas été donné par
les êtres humains mais par Dieu, celui du
judaïsme dans le cas de Benjamin. Nous
pensons et réfléchissons sur les traces de
ces premiers noms. C’est pourquoi Benja-
min s’est beaucoup intéressé au travail de
traduction. Selon lui, nous avons besoin de
tous les langages possibles pour reproduire
la densité que Dieu a donnée aux choses en
les nommant. Il ne s’agit pas de retrouver
une description unique des choses mais, au
con­traire, de maintenir au maximum une

« D’après Benjamin, tout se condense pluralité de descriptions, comme un miroir


balayant à 360°. D’autres auraient cherché

dans les objets du quotidien » à trouver le nom de la chose. Benjamin em-


prunte un autre chemin : nous pouvons
nous enrichir de toutes ces descriptions, ce
qui est une façon de se rapprocher de la
Walter Benjamin
(1892-1940) complexité que Dieu a donnée au monde.
C’est une façon très belle et très inspirante
Œuvre clé : Paris, capitale du XIX e siècle (posthume) de regarder le monde. Benjamin n’a jamais
Il analyse les passages parisiens mais aussi les nouveaux modes créé de système, il était un penseur nomade
de transports et de communication, comme les signes d’une modernité
qui transforme collectivement les individus. qui écrivait dans un endroit puis l’autre :
Postérité : l’École de Francfort fondée autour de Theodor Adorno peut-être cela n’est-il pas sans rapport ?
et de Max Horkheimer, et de leur critique de la société de consommation. Benjamin n’a jamais vraiment eu de foyer.
Il travaillait dans les cafés, se déplaçait
d’hôtel en hôtel, une errance qui va bien à
autres, André Breton, Luis Buñuel, Louis marchandises, sont des signes que nous de- l’aspect éclaté, foisonnant et parfois brouil-
Aragon, Gertrude Stein, Pablo Picasso, Fran- vons déchiffrer pour comprendre la façon lon de sa pensée. »
cis Scott et Zelda Fitzgerald. Mais les coupes dont la modernité nous façonne. Dans ces
de champagne lui passent désespérément couloirs où s’alignent les “magasins de nou- ERNST CASSIRER
sous le nez. De quoi se concentrer sur son veautés”, l’intérêt marchand appelle les inno- À LA BIBLIOTHÈQUE WARBURG
travail : le matin, il passe directement de son vations techniques : l’éclairage au gaz et la (HAMBOURG)
lit au bureau sans prendre la peine d’avaler structure métallique symbolise pour Benja- « Cassirer accorde lui aussi une place
quoi que ce soit et s’attelle à sa traduction d’À min le “terrorisme révolutionnaire pour qui centrale à la pluralité des langues, une
la recherche du temps perdu de Proust ou à une l’État est une fin en soi”. On y trouve de tout. idée au cœur de sa philosophie des formes
recension pour la Frankfurter Zeitung ou la Benjamin décrit l’alignement des parapluies symboliques. Contrairement à Heidegger
Literarische Welt. L’après-midi, il flâne dans et des cannes comme “une phalange de et à Benjamin dont les aventures extra-conju-
les rues et les passages en essayant de dé- manches colorées”, les instituts d’hygiène où gales pourraient faire l’objet d’un ouvrage à
penser le moins d’argent possible. des mannequins-gladiateurs exposent des elles seules, il est confortablement installé
C’est dans ces galeries marchandes ceintures orthopédiques, les poupées “nues dans son mariage. On ne lui connaît aucune
luxueuses construites au début du XIXe siècle et chauves [qui] attendent qu’on leur donne aventure. C’est le prototype du tranquille
que Benjamin a la confirmation d’une intui- un vêtement et des cheveux”. professeur d’université, du bourgeois sans
tion à laquelle il travaille depuis quelques Affirmer que les choses, que le monde, inquiétude. Il se lève tous les matins pour
années déjà : les objets, en l’occurrence les ont un sens, seulement quelques années écrire plusieurs pages d’un trait, de sorte que

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son œuvre avance sans heurt. On lui connaît bon voisinage, par affinités. Warburg se passerelles entre les symboles, ce qui lui per-
un seul émoi, qui a failli de son propre aveu le disait : “Tiens, ce traité d’astrologie du met de cartographier en quelque sorte la
rendre fou : sa découverte de la bibliothèque XIVe siècle me rappelle Einstein, alors pour- culture humaine. Il est presque effrayé, alors
d’Aby Warburg ! quoi ne pas les ranger l’un à côté de l’autre ?” qu’il pénètre pour la première fois dans la bi-
Abraham “Aby” Moritz Warburg était le Il imagine quatre sections : Orientation, bliothèque en février 1920 : “Il ne faut plus que
fils d’une famille de banquiers juifs prospères Image, Mot et Action. La première accueille je revienne ici, autrement je me perdrai définiti-
de Hambourg, que l’enrichissement person- les ouvrages sur la superstition, la religion et vement dans ce labyrinthe”, souffle-t-il au
nel n’intéressait pas beaucoup. Il préfère lais- la magie, la deuxième ceux sur les arts, la conservateur de la collection.
ser tout le profit lié aux affaires à ses frères, troisième des œuvres littéraires et poétiques, En réponse à la question classique “Qu’est-­
en échange du financement de sa passion, les et la dernière des études sur la fête, la danse ce que l’homme ?”, Cassirer répond qu’il est
livres rares. C’est ainsi qu’il collecte tout au et l’érotisme. Warburg recrée ainsi l’histoire un animal symbolique, qui invente et utilise
long de sa vie pas moins de 60 000 ouvrages, de l’esprit humain en classant ensemble des des symboles. Contrairement aux autres
de quoi faire de Hambourg un centre de re- livres qui n’ont pas à première vue de rapport animaux, nous venons au monde sans rien
cherche de premier plan en sciences sociales. les uns avec les autres, ce qui permet aux connaître, sans repères. Notre seul moyen de
L’originalité de la bibliothèque tient au clas- visiteurs de prendre conscience de con­ trouver une place dans l’existence est de nous
sement des ouvrages, non pas chronologique nexions qu’ils n’auraient pas faites d’eux- servir de systèmes de symboles. Le plus im-
ou alphabétique, mais selon un système de mêmes. Cassirer tente le même genre de portant de ces systèmes est le langage, les
langues – le français, l’allemand, etc. Cassi-
rer avait cette idée que parler une langue,
bien plus qu’une façon de nommer les choses,
est une vision du monde, une manière de le
décrire, soit une Weltanschauung. Par exemple,
le passé simple n’existe pas en allemand, ce
qui signifie que Français et Allemand ont
une conception différente du temps. En Fin-
lande, on ne descend pas une rue, mais la rue
vient à vous, de quoi forger une idée complè-
tement différente de l’espace. Chaque langue
décrit un aspect de la réalité. Cassirer a re-
pris cette idée et l’a étendue à l’ensemble de
la culture : il y a le français, l’allemand, le
chinois, mais aussi les mathématiques, la
physique, la biologie, la religion, les mythes,
l’art. Tous sont des formes symboliques, et
chacun dit quelque chose du monde que nous
habitons, mais aucun de ces systèmes de sym-
boles ne peut résumer, réduire le monde. Si
l’on se pose la question de ce qui est réel, de
ce qui est là sous nos yeux, il faut se tourner
vers les physiciens. Mais si je vous parle de
l’expérience religieuse de la grâce, le même
physicien risque de répondre : “Dans mon
vocabulaire, il n’y a pas de place pour la grâce,
cela n’a pas de sens de tenter de la décrire.”
C’est une situation qui intéresse Cassirer : le

« Cassirer donne des moyens efficaces physicien peut en déduire que c’est parce que
son langage est le langage que la grâce n’existe

et puissants de penser la pluralité


pas, ou il peut reconnaître – et c’est l’option
de Cassirer – que son langage incarne un cer-

dans un monde qui n’a pas de sens »


tain point de vue, avec des limites, ce qui si-
gnifie que si son langage ne permet pas de
décrire ce qu’est la grâce, cela n’implique pas
forcément qu’elle n’existe pas.
Ernst Cassirer La philosophie des formes symboliques
(1874-1945) de Cassirer prend en compte et pense la plu-
Œuvre clé : Philosophie des formes symboliques (1923-1929) ralité. Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu
Il explore en trois tomes la multiplicité des formes symboliques créées philosophique mais aussi politique : la démo-
par l’être humain. L’idée est de chercher le principe unificateur de toutes cratie n’est rien d’autre que la gestion insti-
les formes de langages, scientifiques et philosophiques. tutionnelle de cette pluralité, que la façon de
Postérité : le structuralisme, qui étudie les structures à l’œuvre créer et de faire cohabiter toutes ces des-
dans la culture humaine.
criptions du monde. Ce n’est pas un hasard

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Tangente
ESSAI

si Cassirer était le seul des quatre à soutenir


la République de Weimar. Il nous donne des
moyens efficaces et puissants de penser la
pluralité dans un monde qui n’a pas de sens,
et ce sont des moyens qui fonctionnent en-
core pour toute notre culture. »

LUDWIG WITTGENSTEIN
ET SA VILLA (VIENNE)
« Embarrassé par la fortune familiale
qui l’empêche selon lui de vivre une vie
pleinement philosophique, Wittgenstein
renonce à tout héritage à son retour de la
guerre, soit à un pécule qui se chiffrerait au-
jourd’hui en plusieurs centaines de millions
d’euros. Ses sœurs s’inquiètent. Ce suicide
financier suit en effet les suicides, réels ceux-
là, de trois autres frères. Mais Wittgenstein
est déterminé, il sera instituteur pour sub-
venir à ses besoins. Sept ans plus tard, il doit
bien reconnaître que l’enseignement dans les
petites classes ne lui apporte pas l’apaise-
ment espéré – à vrai dire, il bat ses élèves. Sa
famille, craignant de le voir sombrer dans la
dépression, se mobilise pour lui trouver une « En se faisant architecte,
nouvelle occupation : l’architecture. Sa sœur
Margarethe rêve d’une maison qui lui per- Wittgenstein démontre que son
système philosophique peut être
mette de jouer pleinement son rôle de figure
de la bonne société viennoise, le chantier est
donc tout trouvé. Associé à son ami Paul En-
gelmann, le voilà qui se lance à corps perdu
dans la conception d’une villa. “Le grand
appréhendé sous forme d’espaces »
talent de Luki [Ludwig] à faire office d’instance
morale, à élaborer des principes logiques enfin Ludwig Wittgenstein
(1889-1951)
mis à profit. Ses talents en matière technique qui
remplaceront les compétences d’un ingénieur Œuvre clé : Tractatus logico-philosophicus (1921)
conseil. Et pour Engelmann, pouvoir bâtir à Écrit comme une suite de propositions dont l’ordre peut parfois
nouveau sans renoncer à une entreprise mo- paraître obscur, il tente de percer la structure logique du langage
afin de déterminer ce qu’il est possible de dire ou non du monde.
rale”, s’enthousiasme l’une de ses sœurs. Postérité : la philosophie analytique qui continue, dans le monde
La construction commence fin 1926 au 19 anglo-saxon principalement, de s’appuyer sur la logique formelle pour en tirer
de la Kundmanngasse, un quartier petit-­ des conclusions éthiques et existentielles.
bourgeois de Vienne, voire prolétaire : un
choix audacieux. Les plans dessinés par Witt­
genstein détaillent une bâtisse de trois étages, vraiment cubiste, ni vraiment Bauhaus, ni synchroniser. Pour ce mystique converti du
ainsi que chacune de ses fenêtres, portes, ra- vraiment Le Corbusier, la villa de Wittgen­ judaïsme au christianisme, c’est un miracle
diateurs et verrous. Le nouvel architecte ne stein détonne en architecture comme son que cela se produise et nous devons nous en
laisse rien au hasard, insiste auprès des ou- Tractatus en philosophie, entre logicisme, étonner chaque jour. Le langage dit quelque
vriers pour que chaque trou soit percé au existentialisme, empirisme et idéalisme. chose de la logique formelle du monde, le
millimètre près. Il a l’impression de voir sa Dans le Tractatus, Wittgenstein aborde le langage et le monde partagent la même struc­
propre pensée se couler dans une matière langage sous l’angle de la fausse évidence : ture formelle. En ce sens, le langage ne dit
organisée de façon parfaitement logique. comment le langage peut-il décrire le monde rien, mais il montre le monde, en même
Métaphoriquement, il y a une connexion correctement ? Comment est-ce seulement temps que le monde se montre à nous de
entre la philosophie et l’architecture, l’ar- possible, alors que nous avons affaire à deux façon immédiatement signifiante. “Mon livre
chitectonique d’un système philosophique choses en apparence absolument diffé- à proprement parler ne dit rien qui ait du
peut être appréhendée sous forme d’espaces. rentes ? Le mot “chien” (dog en anglais, Hund sens, mais il montre quelque chose. En tant
La villa de Kundmanngasse est une incarna- en allemand) n’a aucun rapport avec l’animal qu’œuvre, il n’est rien d’autre qu’une pure et
tion du Tractatus : austère, dépouillée, froide, qu’il désigne. Ce n’est pas une idée nouvelle : simple ostension, il montre un ‘autre monde’,
avec d’étroites fenêtres qui donnent, vues de Platon et d’autres ont eu cette intuition. Mais c’est-à-dire une autre vision du monde : plus
l’extérieur, une impression de secret et de Wittgenstein va plus loin en disant qu’il n’y a claire, plus sincère, moins déformée, qui s’étonne
renfermement. De l’intérieur, la sensation aucun moyen pour nous de déterminer com- aussi, plus modeste, plus insondable, plus
est très différente : clarté et transparence. Pas ment le langage et le monde parviennent à se sensée”, écrit-il à Bertrand Russell. »

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e
9 édition

Conception : Agence TOMpointCOM / photo : Emmanuel Lattes


libérer de cette peur en mettant en avant les
symboles, la culture. Nous devons nous libé-
rer de la peur pour nous consacrer à la tâche
d’être, d’exister de la meilleure des façons
possibles. Heidegger s’insurge et rétorque
que c’est absolument faux, qu’il faut aborder
la peur de plein front. Nous devons nous
y installer, nous y baigner, nous y vautrer
presque, afin de nous confronter au néant
qui nous habite. Ensuite, nous pourrons
trouver un moyen de faire de la philosophie.
À cet instant, on peut comprendre pourquoi
Heidegger prend le chemin que nous lui
connaissons et intègre le parti nazi, alors
que Cassirer sera contraint à l’exil après l’ar-
rivée de Hitler au pouvoir en 1933 et ne re-
tournera jamais en Allemagne. »

DANSER AUTOUR DU MÊME FEU


« On présente d’ordinaire Benja-
min comme le militant communiste et
activiste, Heidegger comme le penseur
ob­scur et ardu, franchement pas très sympa-

TEMPS
thique, Wittgenstein comme le tourmenté, et
RENCONTRE AU SOMMET : Cassirer est carrément tombé aux oubliettes.
CASSIRER ET HEIDEGGER À DAVOS On les considère toujours séparément, mais
« De tous les quatre, seuls Heidegger
et Cassirer se rencontrent vraiment. À
je pense qu’ils dansent autour du même feu.
La question qui les anime est celle de l’homme.
LE

27 Sept. - 6 Oct. 19
l’occasion des “Cours universitaire de Davos” Qu’est-ce que l’homme ? Un être de langage.
de mars 1929, un débat est organisé entre les Tout découle de ce constat. Chose étrange
deux sommités : le vieux philosophe bourgeois mais également très symptomatique, si ces
néokantien Cassirer et la jeune et tempé- quatre philosophes ont pensé le langage,
tueuse étoile montante de la philosophie mais aussi la vérité et la métaphysique avec Créées en 2011,
du néant, Heidegger. L’affrontement des une rare profondeur, aucun d’eux n’a proposé les Rencontres Philosophiques de Langres
Lumières kantiennes contre le romantisme une éthique. Or c’est peut-être aussi d’une
noir, en somme. Ils débattent autour de la éthique dont les lecteurs auraient eu besoin présentent tous les ans de nombreux
question « Qu’est-ce que l’être humain ? » en ces temps sombres de l’entre-deux-guerres. rendez-vous de culture et de réflexion.
devant un parterre brillant d’étudiants, dont Plus que des philosophes encore, je crois
Rudolf Carnap et Emmanuel Levinas, tous qu’il ne faut pas craindre de les appeler des Elles sont organisées par la Ville de Langres,
fascinés par le tempérament de Heidegger magiciens. A priori, philosophie et magie sont
et acquis à sa cause – ils ont dû bien regretter incompatibles, ce sont même des contraires. ville natale de Denis Diderot,
ensuite les moqueries dont ils affligeaient La magie est de l’ordre de la mise en scène, en collaboration avec le Forum Diderot-Langres.
Cassirer. Au cœur des Alpes suisses, Heideg- de la création d’illusions, de fausses visions,
ger est comme un poisson dans l’eau, skie, alors que la philosophie est du côté de la Cette année, elles offrent à un large public
randonne, arbore un teint halé par le soleil de transparence, de la clarté, des arguments rai-
la montagne et des tenues confortables. Cas- sonnables. D’une certaine manière, tout cela une Nuit des Chercheurs, un Salon du Temps,
sirer garde le lit, affaibli par un mauvais est vrai. Mais difficile de ne pas reconnaître une librairie philosophique, des spectacles,
rhume jusqu’à leur rencontre. que chaque philosophe produit sur nous un conférences, expositions, visites, films, …
Plus qu’un dialogue entre deux géants, effet magique : il nous fait voir le monde que
c’est un événement pivot qui influence la nous croyions connaître et comprendre d’une
façon dont la culture germanique s’est déve- tout autre façon. Une fois que vous avez lu Elles accueillent en outre les quatre demi-journées
loppée par la suite. Le moment le plus impor- Heidegger, vous ne pouvez plus vous servir du plan national de formation du ministère de
tant de leur discussion, son climax, a lieu d’un marteau de la même façon – du moins l'éducation nationale à destination des professeurs
lorsqu’un étudiant se lève pour demander ce si vous avez l’habitude de planter des clous et inspecteurs de philosophie mais ouvertes à tous.
que la philosophie peut contre la peur, l’an- pour placarder des chromos de paysages de
goisse qui étreint notre existence face à la montagne dans votre chalet. Une fois que
mort. Après un long silence, Cassirer répond vous avez lu Wittgenstein, le langage sonne à Rens.: 03 25 87 60 34
qu’il s’agit d’une question radicale à laquelle vos oreilles de façon totalement inédite. Une
il ne peut répondre que par une confession, fois que vous avez lu Benjamin, Paris vous ap-
une croyance, non par un argument : il croit paraît très différemment. Ils enchantent la
que la philosophie a pour fonction de nous façon dont vous percevez le monde. » 

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Tangente
MOTIFS CACHÉS

Chronique
d’Isabelle Sorente *

Croire en ses rêves


Certes, les machines calculent aujourd’hui plus vite et mieux que nous autres humains.
Cependant, il est un domaine qui échappe encore à la toute-puissance des algorithmes : nos songes,
qui en disent long sur ce que nous sommes en tant qu’individus mais aussi en tant que société.

E
n matière d’anticipa- indéniable puissance du rêve qui
tion, les machines ont donne à Saint-Rémys le courage de
sur l’être humain l’in- passer outre le ridicule et la désappro-
déniable avantage de la bation de son entourage pour finale-
puissance de calcul. ment sauver la ville.
C’est ce qui les rend capables de battre Aujourd’hui, la plupart des
les plus grands joueurs d’échecs ou de scientifiques et des psychologues
go. Mais nous possédons une autre reconnaissent – enfin ? – que nous ne
faculté d’anticipation que le calcul. savons pas grand-chose des rêves.
C’est le rêve. Dans les premières pages Comment se forment ces images qui
de son essai Le Théâtre et son double nous apparaissent la nuit ? D’où
(1938), Antonin Artaud rapporte un viennent-elles ? Quelle est leur fonc-
fait divers fascinant. Une nuit d’avril tion ? Tout cela, nous sommes loin de le
ou de mai 1720, le vice-roi de Sar- savoir. Pour les hommes de l’Antiquité
daigne, Saint-Rémys, rêve qu’il est qui considéraient les rêves comme
atteint de la peste et que toute la ville un moyen de communication avec
de Cagliari agonise avec lui. Le rêve les dieux, leur dimension prémoni-
est effroyable. Le lendemain, le vice- toire était une chose admise. La psy-
roi apprend qu’un navire de retour de Syrie, le Grand Saint-Antoine, chologie, et surtout la psychanalyse, ont réhabilité l’interprétation
demande l’autorisation de débarquer. Bouleversé par son rêve, le vice- des rêves pour en faire un outil de lecture du passé, et non plus de
roi refuse l’entrée du vaisseau dans le port, persuadé qu’il apporte la l’avenir, puisque ce sont, selon Freud, nos névroses et nos secrets
maladie. Et il ne se contente pas de ce simple refus, non, il menace de enfouis qui inspirent les songes. Aujourd’hui, des sociologues
couler le navire à coups de canon s’il ne quitte pas les eaux sardes sur comme Bernard Lahire défendent l’idée que les rêves ne sont pas
le champ. Artaud, qui a lu les archives de la ville, sous-entend qu’à seulement ceux d’un individu, ils révèlent aussi les interdits, les

© Serge Picard pour PM ; illustration : Oriane Safré-Proust/Valérie Oualid pour PM.
l’époque, déjà – on est quand même au XVIIIe siècle –, la décision secrets et les soubresauts d’une société. Nos rêves sont plus vastes
passe mal. La façon dont le chef d’État traite cet équipage est contraire que nous ne l’imaginons. En permettant à l’esprit de former des
à tous les usages diplomatiques, il est considéré comme un fou. La hypothèses inhabituelles, le rêve nous entraîne à affronter des cir-
suite de l’histoire est mieux connue. Trois semaines plus tard, le constances inédites, il nous fait emprunter des chemins neuro-
Grand Saint-Antoine débarque sa cargaison et ses hommes à Mar- naux que nous n’avons pas l’occasion de mobiliser en mode vigile :
seille. L’épidémie de peste y éclate et fait des milliers de victimes. il développe en quelque sorte nos facultés d’adaptation. À ce titre,
Ce qui vaudra au rêve du vice-roi Saint-Rémys d’être consigné dans il pourrait bien être nécessaire à notre survie.
les archives de la ville de Cagliari. Il est troublant de se demander si un décideur, comme
Ce rêve, Artaud le voit comme une preuve de la dimension Saint-Rémys il y a trois siècles, oserait aujourd’hui prendre un rêve
symbolique de la peste dont l’image parvient jusqu’au vice-roi sans au sérieux. Il est aussi troublant de se dire qu’en tant qu’entraîne-
toutefois le contaminer. Puissance de la peste, donc. Mais aussi ment à l’inouï, le rêve est l’exact contraire de l’algorithme. 

* Romancière, essayiste et chroniqueuse sur France Inter dans l’émission Par Jupiter ! /
Son roman 180 Jours est sorti en poche en août chez Folio-Gallimard / Dernier ouvrage paru : La Faille (JC Lattès, 2015 ; Folio, 2017).

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SEPTEMBRE 2019
GRAND BIEN
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VOUS FASSE !
ALI REBEIHI
10H / 11H

DE LA PSYCHO
DU QUOTIDIEN
DU SOURIRE
Vendredi 6 septembre
émission autour des émotions avec
Martin Legros, Rédacteur en chef de

Crédit photo : Christophe Abramowitz

ABONNEZ-VOUS AU PODCAST
DE L’ÉMISSION
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Dossier
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PARCOURS
DE CE DOSSIER

P. 48
Dans la vie et les conversations
courantes, nous employons souvent
les mots « émotions », « sentiments »
ou « passions » comme des P. 52
synonymes. Or l’émotion est Si les émotions sont restées
un mécanisme très particulier, longtemps méconnues, c’est que
dont Charles Darwin a été le premier les philosophes n’ont cessé de leur
à identifier la nature : il nous permet préférer, dans leur immense majorité,
de faire face aux situations de danger la raison. C’est le cas des stoïciens,
et de nous comporter en société de Kant ou encore de Peter Singer,
qui ont défendu une impassibilité
contre laquelle se sont élevés
Aristote, Rousseau ou bien
Martha Nussbaum
P. 56
Dès lors, que faire de nos
émotions ? Si l’on considère, avec
le neuroscientifique de renommée P. 60
internationale António Damásio, Mais si l’on préfère considérer
qu’elles nous apportent des les émotions comme des expériences
informations indispensables sur qui font le sel de la vie, nous les
notre environnement et notre état cultiverons. Nous avons demandé
intérieur, nous les écouterons à six philosophes de décrire leur
émotion favorite : Claire Marin,
Yves Cusset, Françoise Dastur,
Étienne Bimbenet, Manon Garcia
et Gloria Origgi

QUE FAIRE
P. 64
Enfin, les émotions ont
une dimension collective,
comme le montrent les soubresauts
imprévisibles de la vie politique

DE NOS
ou encore notre trouble quand
nous regardons un film. Face
à la fabrique des émotions
par les médias et par l’art, faut-il
rester de marbre ? La comédienne
Virginie Efira et le philosophe
Michaël Fœssel en débattent.

ÉMOTIONS ?
© Aykut Aydogdu

Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019 47
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Dossier
QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

LA FACE
CACHÉE
DE L’ÂME
Méprisées par Platon, souvent confondues
avec les sentiments et les passions,
les émotions sont à la fois la base de notre
vie intérieure et une dimension méconnue
de l’être humain. Mais quelle est donc
leur vraie nature et à quoi servent-elles ?
Par Alexandre Lacroix

V
Vous oscillez entre dégoût et compassion, et
lui donnez une pièce. Arrivé au travail, l’un
de vos collègues lance un jeu de mots. Rien
de très spirituel, mais cette blague tranche
avec l’atmosphère aseptisée du bureau, et
vous souriez de bon cœur ; la gaieté se lit
sur votre visage jusqu’à ce que vous ouvriez
votre messagerie professionnelle. Tiens, un
interlocuteur clé a enfin répondu favorable-
ment à votre demande, vous voilà soulagé…
Cette description pourrait se pour-
suivre longtemps : toute la journée, notre
vie consciente est traversée par des émotions
qui se déclenchent sans que nous en ayons le
ous vous levez, allez vers la douche, contrôle. Et encore, il n’était question ici
prenez votre petit déjeuner, mais sans que de brèves bouffées émotionnelles, des
réussir à vous libérer d’un état semi- tressautements ordinaires de la vie affec-
léthargique. Tout engourdi, vous renversez tive ; or il est également des émotions de
du café sur votre chemise : la vue de la tache longue durée, qui donnent une tonalité fon-
sombre sur le tissu clair vous arrache quand damentale à des périodes entières de notre
même aux brumes matinales, en réveillant existence, comme la tristesse d’un deuil
© Stefano Bonazzi

votre colère. Sur le chemin du travail, vous ou d’une séparation, l’exaltation d’un com-
croisez un clochard ; il a une croûte de sang mencement amoureux ou d’un projet qui
sur le visage, épaisse. S’est-il battu cette nuit ? nous élève au-dessus de nous-mêmes.

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SEPTEMBRE 2019
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« L’émotion engage
des manifestations
corporelles. Un sentiment
ne vous fera jamais
courir ni vous battre »

Philosophie magazine n°132


SEPTEMBRE 2019 49
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Dossier
QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

Brèves ou longues, quelle valeur et effet, il est courant de mélanger les senti- de colère. La frontière entre les deux paraît
quelle place accorder à nos émotions ? ments, les passions et les émotions, de ténue ? Elle ne l’est pourtant pas, car l’émo-
Deux attitudes extrêmes semblent à écarter, mettre tous ces états dans le même sac ! tion engage dans tous les cas un mouve-
d’emblée : il ne saurait être question de leur Mais c’est s’interdire une saisie claire de ment, des manifestations corporelles. Les
lâcher la bonde, sous peine d’être emporté leurs enjeux respectifs. larmes, le fait de taper du poing sur le vo-
et submergé par elles, d’être ballotté, de Étymologiquement, émotion vient lant. Un sentiment ne vous fera jamais
passer sans cesse des larmes au rire, de l’ex- du latin motio, « mouvoir » : le terme dé- courir ni vous b a t t r e . U n e é m o t i o n , s i .
citation à l’abattement ; et il n’est pas non signe donc « ce qui met en mouvement ». De même que l’émotion vous fait rougir
plus souhaitable de mettre sur les émotions Cela distingue l’émotion de la passion, qui ou blêmir, ou accélère votre pouls ou libère
un couvercle, qui risquerait du reste de sau- vient du latin passio, lui-même apparenté au en vous une décharge d’adrénaline…
ter rapidement sous l’accumulation de la grec pathos, qui signifient tous deux « souf- Le premier à s’être vraiment inté-
pression. Alors, que faire de nos émotions ? france » : la passion renvoie à une sorte de ressé aux émotions en tant que telles, et
Ni leur obéir aveuglément, ni les éradiquer : maladie qui vient frapper l’être humain, elle à leur avoir accordé une place fondamen-
mais peut-être essayer de les comprendre. a une dimension de passivité, elle est subie. tale, est Charles Darwin, avec son ouvrage
La passion est donc négative et passive, là pionnier L’Expression des émotions chez
LE SAGE SOUS L’EMPIRE où l’émotion est active et parfois positive l’homme et l’animal (1872 ; lire le cahier cen-
DE LA RAISON – il faut de l’enthousiasme pour réussir de tral). Plus de deux mille ans après Platon,
Dans cet effort de compréhension, grandes choses, du courage pour remporter il est le premier penseur à affirmer que
la tradition philosophique dominante un combat ! Quant aux sentiments, ils sont «  l’expression, ou le langage des émotions,
n’est, hélas ! pas d’une grande aide. Car de nature bien plus intellectuelle, abstraite. ainsi qu’on l’a quelquefois nommée, a certai-
le geste inaugural de la philosophie a été de Toute la difficulté vient ici de ce nement son importance pour le bien de l’hu-
critiquer l’émotion au nom de la raison : que nous employons souvent un terme manité ». Quels sont les bienfaits de la vie
cette position est exprimée pour la première unique – tristesse, colère – pour nom- émotionnelle, qui lui donne toute son impor-
fois dans le livre IV de la République de Pla- mer tantôt un sentiment, tantôt une tance et son prix, bien qu’elle perturbe nos
ton. Dans ce dialogue, Socrate propose une émotion. Quand je médite sur le caractère raisonnements ? « Les mouvements expressifs
description de l’âme humaine qui, peu ou fini de l’existence humaine, sur la mort, de la face et du corps » permettent des formes
prou, a fait autorité jusqu’à nos jours. Il dis- j’éprouve un sentiment de tristesse. Quand de communication extrêmement rapides et
tingue, dans l’âme, trois parties : le « prin- on m’apprend une très mauvaise nouvelle et par là même représentent un avantage
cipe désirant », c’est-à-dire l’appétit, le désir, que je pleure, j’ai une émotion de tristesse. adaptatif. Si une bombe explose ou qu’un
orienté vers des buts bien précis ; l’« ardeur Quand je lis qu’un élu de la République pro- incendie se déclare dans une maison, les hu-
morale », ou thymos en grec, c’est-à-dire la fite des deniers publics pour mener une mains n’ont pas le temps de discuter de
colère, le courage, la partie irascible ; et enfin vie de satrape, j’ai un sentiment de colère. ce qu’il convient de faire. Mais les émo-
le « principe rationnel », la pensée, l’accès au Quand un scooter frôle ma voiture et en raye tions qu’ils expriment leur permettent
divin. Les émotions sont liées à la vie thy- la carrosserie au passage, j’ai une émotion de coopérer très rapidement et d’adopter le
motique, aux humeurs, au cœur, et occupent
donc une place intermédiaire entre le bas-
ventre et la tête. Pour être exact, Platon ne
condamne pas les émotions, mais il exige
LA BOUSSOLE DE NOS ÉMOTIONS SELON JAMES RUSSELL
qu’elles soient étroitement maîtrisées et
soumises au principe de raison. Non seule-
ment « le principe rationnel doit commander », SURPRISE
mais il est souhaitable que « les principes diri- PEUR
gés n’entrent pas en conflit avec lui ». Cette ACTIVITÉ
tripartition de l’âme a traversé les siècles ; Tendu Attentif
et la division entre le ça, le moi et le surmoi Nerveux
COLÈRE Excité
proposée par Sigmund Freud n’est peut-être
qu’une reformulation de ces trois instances. Stressé Joyeux
L’émotion est donc placée plus bas que la DÉGOÛT BONHEUR
raison, et, pour Platon, il est souhaitable que Bouleversé Heureux
le sage travaille à se rendre impassible ; sans
quoi, sa lucidité est menacée. L’idéal serait DÉPLAISANT PLAISANT
de conserver un strict contrôle, par les facul- Triste
tés intellectuelles supérieures, de nos trépi- Content
dations thymotiques. TRISTESSE
Déprimé Serein
DANS LE FEU
DE L’ACTION Léthargique Détendu
Au-delà de leur relégation par Pla- Fatigué Calme
ton, les émotions sont également difficiles
à comprendre pour nous, rendues obscures INACTIVITÉ
par des problèmes de vocabulaire et une
certaine confusion qui les entoure. En

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bon comportement. Vous voyez de la peur PASSER PAR autres Américains ; de même, les Japonais
sur mon visage ? Vous comprenez qu’il y a TOUTES LES COULEURS reconnaissent aussi bien les expressions fa-
un danger. Vous avez pris un fruit sur la Comme la théorie évolutionniste et ciales des émotions des Américains que
table alors qu’il ne fallait pas se servir ? Un les neurosciences ont beaucoup avancé celles de leurs compatriotes. Les popula-
froncement de sourcils, un pli nerveux de depuis les premières intuitions de Dar­ tions de Nouvelle-Guinée, qui ne subissaient
la bouche de votre hôte vous rappelle à win et James, la thèse de ce dernier semble pas l’influence des médias, identifiaient cor-
l’ordre. L’expression faciale de nos émo- aujourd’hui un peu caricaturale ou trop uni- rectement les émotions sur les visages dans
tions, souligne Darwin, est également ce latérale. En fait, les neurosciences (lire les films ou les photographies qu’on leur
qui permet la communication entre la l’entretien avec António Damásio, pp. 56-59) montrait. Certes, il y a, reconnaît Ekman,
mère et son enfant, bien avant que ce der- proposent désormais plusieurs modèles des règles sociales qui conduisent à intensi-
nier ne comprenne le langage oral : « Elle d’ex­p lication des émotions. Sans entrer fier ou à masquer les réactions muscu-
sourit pour approuver, et par là engager son dans le détail de leurs différences, on retien- laires, liées à telle ou telle émotion, dans
enfant sur le bon chemin, et fronce les sourcils dra que ces modèles s’accordent pour faire certaines cultures – le fameux « masque d’im-
pour désapprouver. » de l’émotion un processus dynamique, qui a passibilité » asiatique viendrait d’une valori-
sation cul­turelle de la neutralité du visage,
là où les Américains surjouent l’enthou-
« L’expression, ou le langage siasme. Cependant, ce vernis culturel ne
vient pas à bout du rougissement, du rire,
des émotions, […] a certainement des pleurs, des froncements de sourcils, et il
ne ressort que marginalement dans les tests !
son importance pour le bien Une autre classification intéressante a
été proposée par le psychologue américain
de l’humanité » James Russell, dans un article de 1980, « Un
modèle circomplexe des affects  ». Sa
C H A R L E S D A R W I N  méthodologie est simple : il a demandé
à plusieurs centaines de personnes (tous
des non-psychologues) de placer des mots
Emboîtant le pas à Darwin, William des boucles de rétroaction : ainsi, il y a en désignant des émotions sur un cercle, avec
James a fait de l’émotion un élément capital général un point de départ dans une expé- deux axes, indiquant leur caractère actif ou
de notre vie pratique ainsi qu’un thème rience sensorielle, qui joue le rôle d’activa- passif, et plaisant ou déplaisant. En syn-
digne d’intérêt pour la philosophie. Dans un teur ( je vois un homme frapper sa femme thétisant les réponses, par ailleurs très
article séminal, « Qu’est-ce qu’une émo- dans la rue), qui remonte vers la conscience convergentes, il est parvenu à une repré-
tion ? » (1884), le philosophe et psychologue ( je suis indigné) et redescend vers l’action sentation de la structure de nos émotions
américain soutient une thèse originale, qui (mes muscles se raidissent, mon pouls aug- qui rappelle beaucoup le cercle chromatique
continue d’ailleurs à faire couler beaucoup mente, je prends la parole ou m’interpose). (voir figure p. 50). Au cours d’une journée
d’encre. « Le sens commun prétend que, si nous Tout compte fait, ce que nous appelons standard, nous sommes amenés à éprouver
sommes ruinés, nous sommes tristes et nous émotion est peut-être moins le résultat de à peu près toutes les émotions de ce cercle,
pleurons ; si nous rencontrons un ours, nous ce processus, comme le soutenait James, que à des degrés divers. Celui-ci a donc vocation
sommes effrayés et nous courons ; si nous sommes le processus complet, intégrant des compo- à nous servir de boussole !
insultés par un rival, nous nous mettons en co- santes sensorielles, cognitives mais aussi
lère et nous combattons. L’hypothèse qui sera physiologiques interagissant entre elles. ÉCOUTER,
défendue ici est que l’ordre de cette séquence est Dans un article de recherche qui a CULTIVER, PARTAGER
incorrect. » Pour James, il est faux de dire fait date, « Universels et différences cultu- Les émotions ont été rien moins que
que je vois un ours, que cette vision dé- relles dans l’expression faciale des émo- négligées dans l’histoire de la pensée jusqu’à
clenche en moi une émotion – la peur – et tions » (1972), le psychologue américain Paul une période assez récente. Ceci explique
que celle-ci me fait courir, puis que je suis Ekman a proposé une classification identi- qu’aujourd’hui encore, leur nature est peu
essoufflé et que mon cœur bat plus vite. fiant six émotions de base : la peur, la colère, comprise. Mais une fois qu’on a bien identi-
En fait, l’ordre pertinent serait plutôt : je le dégoût, la tristesse, la joie, la surprise. fié ce qu’elles sont, se pose la question de
vois un ours, je me mets à courir, je m’es- L’originalité de ce travail est de s’appuyer sur savoir qu’en faire. Trois voies s’ouvrent à
souffle, je transpire, mon cœur bat la des comparaisons entre cinq cultures dotées nous, suivant la signification principale que
chamade, et je dis finalement, une fois en d’une écriture – États-Unis, Brésil, Chili, nous donnons aux émotions : si nous consi-
sûreté : « J’ai eu peur. » « La formulation la Argentine, Japon – et deux cultures sans dérons qu’elles sont des informations sur
plus rationnelle, écrit James, est que nous écriture de Nouvelle-Guinée. Ses tests ont l’état du monde, il convient de les écouter ;
sommes tristes parce que nous pleurons, en co- permis de montrer, avec une remarquable si nous pensons qu’elles sont des expériences,
lère parce que nous combattons, apeurés parce stabilité des résultats d’un échantillon de qu’elles donnent toute sa saveur à l’exis-
que nous tremblons. » Les émotions ne se- population à l’autre, que, non seulement les tence, il est préférable de les cultiver et de
raient donc pas des causes mais des consé- six émotions de base étaient présentes dans les entretenir en nous ; enfin, si nous nous
quences d’une action et d’une perturbation toutes ces cultures, mais qu’elles activaient intéressons à la communication des émotions,
physiologique. « Sans l’état de perturbation les mêmes muscles du visage. Contrairement au fait qu’elles puissent devenir collectives
corporel qui suit la perception, l’effet serait pure- aux idées reçues, les Américains recon- et que c’est même leur vocation que de sou-
ment cognitif dans sa forme, pâle, sans couleur, naissent aussi bien les expressions faciales der et animer les divers groupes humains,
dépourvu de toute chaleur émotionnelle. » des émotions des Japonais que celles des nous chercherons à les partager. 

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SEPTEMBRE 2019 51
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Dossier
QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

EST-CE
Qu’il s’agisse de mener sa vie, de bien se comporter
vis-à-vis des autres ou d’agir collectivement,
un débat est ouvert : la plupart des philosophes
ont défendu l’impassibilité, quand quelques-uns
ont fait l’éloge du trouble. Par Martin Duru

BIEN
RAISONNABLE ?

52 Philosophie magazine n°132


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Faut-il mettre à distance


ce que l’on ressent ?

ÉPICTÈTE ARISTOTE
v. 50-v. 125 384-322 av. J.-C.

Oui Non
ous êtes pris d’une émotion violente ? Fermez les aîtriser absolument ses émotions, le programme
yeux et respirez si besoin. Examinez objectivement ce peut paraître bien sévère. N’existe-t-il pas tout de

V qui est à l’origine de cette émotion, raisonnez-vous et


chassez-la. Voici un exercice spirituel typique du stoï-
cisme. Pour Épictète, figure de ce mouvement, « ce qui
M
même des domaines de la vie où nous pouvons leur lais-
ser libre cours, rien qu’un moment (d’égarement) ? L’art
offre un tel exutoire, à en croire Aristote. Si le philo-
trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les juge- sophe grec exhorte à vivre selon la raison, il s’est inté-
ments qu’ils portent sur les choses » (Manuel). Pour dominer ses passions ressé à un genre théâtral souvent excessif, la tragédie. Celle-ci est « l’imi-
et les émotions qui les accompagnent, il faut distinguer « ce qui dépend tation d’un action noble, de caractère élevé » (Poétique). Les grandes
de nous » (les actes de l’âme comme le jugement, plus généralement tragédies représentent un héros en prise avec ses déchirements inté-
« l’usage » que nous faisons de nos « représentations ») et « ce qui ne rieurs et qui va manifester sur scène sa grandeur d’âme – c’est une
dépend pas de nous » (les événements du monde, ce qui arrive à autrui épreuve de vérité. Ce spectacle soulève chez les acteurs comme chez
notamment). Prenons le cas de la peur. Je suis sur un navire qui coule, les spectateurs deux émotions indissociables – la « pitié » et la « crainte ».
dit Épictète. Saisi d’effroi, je me dis : « Je vais mourir, c’est horrible » ; On s’identifie au héros, on partage ses tourments, on s’angoisse pour
l’âme émet un jugement, fondé lui. Le suspense est total, avant le
sur la représentation de la mort dénouement : dans Iphigénie en
« Ce qui trouble comme quelque chose de redou- Tauride d’Euripide, pièce souvent « Quand la tragédie
les hommes, ce ne table. En stoïcien, que dois-je
faire ? Je dois me répéter que la
citée par Aristote, la prêtresse
Iphigénie découvre que l’homme
s’achève, l’âme
sont pas les choses, mort n’est pas si terrible, qu’elle qu’elle doit sacrifier n’est autre que n’est plus inquiète
mais les jugements n’est qu’un retour à la matière ; et
qu’il ne dépend pas de moi que le
son frère Oreste, qu’elle sauve de
la mort… Tout le monde peut res-
ou divisée,
qu’ils portent l’ordre du monde
©Andrea Torres Balaguer ; Aliyah Jamous /Unsplash ; Tallandier/Bridgeman Images ; CC/Jastrow.

navire s’abîme (sauf si je suis un pirer. Le but ultime de la tragédie


sur les choses » héros doublé d’un mécano gé- est la « purgation » ou la purifica- est rétabli »
nial). Résultat : ayant la « bonne » tion (katharsis) des émotions. Le
représentation de la mort – les terme de katharsis renvoie au re-
stoïciens parlent d’une représentation « compréhensive », adéquate –, gistre médical : c’est ce qui résout une tension, abrège une crise,
je suis prêt à « me noyer sans éprouver la peur, sans crier » (Entretiens). permet le retour à l’équilibre. Quand la tragédie s’achève, la pitié et la
Épictète pousse cette logique très loin, jugez-en : « Ton enfant est mort ? crainte ne sont plus de mise ; l’âme n’est plus inquiète ou divisée, les
Il a été rendu. Ta femme est morte ? Elle a été rendue » (Manuel). La peine conflits sont résolus, l’ordre du monde rétabli. Notons-le, le philosophe
infinie du deuil doit être contenue et repoussée au motif que nous attribue aussi ce pouvoir de la katharsis à certaines musiques « sacrées »,
n’avons aucune prise sur la vie de nos proches, ici comparés à des lesquelles sont comme un « remède » procurant « un soulagement accom-
objets prêtés, qui peuvent nous être enlevés à tout moment… Le sage pagné de plaisir » (Les Politiques). Ainsi, là où les stoïciens écartent sans
stoïcien n’est pas tant insensible qu’impassible ; sa devise est « amor ménagement les passions, Aristote considère qu’il faut les traverser, les
fati », il accepte sans broncher les décrets du destin : « Veuille les évé- endurer dans tout ce qu’elles ont de démesuré, afin de s’en guérir ensuite.
nements comme ils arrivent, et le cours de ta vie sera heureux. » Les émo- Épancher sa colère en écoutant Rage Against the Machine, sa peine en
tions font de nous des êtres de chair qui tremblent et pleurent ; le sanglotant devant la série This Is Us : l’art est cette soupape de l’existence
stoïcien, lui, sculpte son âme pour devenir une indéboulonnable statue qui permet d’éprouver pleinement ce qui nous affecte, pour mieux le
de marbre. Mais voulons-nous nous transformer en statues de marbre ? canaliser dans la vie « réelle » – contre les émotions, tout contre.

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SEPTEMBRE 2019 53
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Dossier
QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

Faut-il calculer
pour aider les autres ?

JEAN-JACQUES ROUSSEAU PETER SINGER


1712-1778 né en 1946

Non Oui
ans la rue, des hommes allongés sur des bouches ans la rue, plein de compassion, vous vous apprê-
de métro ou dormant dans des tentes ; à la télévision, tez à donner des pièces de monnaie à de pauvres

D des victimes hagardes de catastrophes naturelles. Face


à ces visions, l’affairement et l’égoïsme quotidiens sont
comme court-circuités, lacérés par un sentiment de
D gens dans la misère. Soudain, une interrogation : cet
argent sera-t-il bien employé ? Ne vaudrait-il pas mieux
le confier à une association qui lutte contre la faim dans
compassion qui semble logé au plus profond de nous. le monde ou pour l’alphabétisation des pays en voie de
Nous retrouvons alors une intuition rousseauiste. Dans son Discours développement ? Un tel questionnement entre en résonance avec l’es-
sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques sor d’un mouvement venu du monde anglo-saxon : l’altruisme efficace.
entend décrire l’homme dans sa condition première ; il imagine ce que Il réunit des particuliers, des ONG ou des fondations (celle de Bill et
nous sommes à « l’état de nature », avant que la vie sociale ne se déve- Melinda Gates, par exemple) qui veulent repenser l’action caritative
loppe. « L’homme sauvage » est un en lui donnant plus d’impact à
être solitaire qui « veille à sa propre terme, plus d’efficience réelle. L’un
conservation ». Mais cet instinctif « La pitié est de ses plus ardents avocats est le « Il est plus
« amour de soi » est contrarié et
tempéré par un autre « sentiment
spontanée ; philosophe australien Peter Sin-
ger, qui donne lui-même un tiers
rationnel
naturel » puissant : c’est la pitié, elle est antérieure de ses revenus à des organisations de préserver des
définie comme la « répugnance à
voir souffrir son semblable », accom-
à la raison, de ce type. Singer se revendique de
la pensée utilitariste. Pour juger
centaines de vies
pagnée du désir de lui porter se- précédant “l’usage moralement d’une action, un uti- ailleurs plutôt
cours. Cette attention innée à la de toute réflexion” » litariste est conséquentialiste ; qu’une seule sous
douleur des êtres sensibles, que il regarde ses effets concrets : une
nous partageons avec certains ani- action est bonne si elle augmente nos latitudes »
maux, selon Rousseau, vient à l’appui de la thèse anthropologique fon- le bien-être des personnes consi-

© Kira auf der Heide/Unsplash ; CC/domaine public ; Graziano Arici/Bridgeman Images.


damentale du philosophe : non, l’homme n’est pas un loup pour l’homme dérées. Sans être tous utilitaristes, les altruistes efficaces sont dans
– c’est d’ailleurs la réfutation de Hobbes qui amène à l’analyse de la cette optique générale qui consiste à « faire un maximum de bien », à
pitié –, l’homme au contraire est « naturellement bon », dépourvu de « réduire la souffrance avec un excellent rapport coût-efficacité » (L’Altruisme
toute « perversité originelle » (lettre à Christophe de Beaumont). Il faut efficace). Singer refuse de fonder l’altruisme sur l’empathie directe ; il
y insister : la pitié est spontanée ; elle est antérieure à la raison, précédant se méfie des réactions trop vives que la détresse des autres peut inspi-
« l’usage de toute réflexion » (Second Discours). À l’état social, elle décline : rer. Haro sur le pathos ! Nos émotions doivent être filtrées, « modifiées
les hommes sont alors en proie à « l’amour-propre », passion qui les et redirigées » par la raison qui tient là sa revanche sur les sentiments.
pousse à « faire plus de cas de soi que de tout autre » et à « faire son profit Rousseau s’écrie ; Singer, lui, calcule. Il remarque que les altruistes effi-
aux dépens d’autrui ». Que dit l’homme social à l’infortuné ? « Péris si tu caces ont la culture, voire l’obsession du nombre : combien de vies
veux, je suis en sûreté »… L’altruisme s’effondre devant le jeu des com- aidées ? Il est plus rationnel, soutient le philosophe australien, de
paraisons et des calculs d’intérêts. Quand Rousseau appelle à « renatu- préserver des dizaines ou des centaines de vies ailleurs plutôt qu’une
raliser » l’homme, ce n’est pas tant pour qu’il retourne vivre dans les seule sous nos latitudes – une vie, ça s’évalue... Les âmes sensibles rétor-
bois ; c’est notamment pour qu’il retrouve le souci désintéressé des queront peut-être qu’à trop analyser et comparer froidement les situa-
autres, cette meilleure part de lui-même qu’il a trop tendance – et cha- tions, à trop jurer par le dogme néolibéral de l’efficacité, cet humanisme
cun de nous en a fait l’amère expérience – à égarer en chemin. new look peut sembler désincarné, voire un peu… inhumain.

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Les émotions ont-elles


leur place dans la vie politique ?

EMMANUEL KANT MARTHA NUSSBAUM


1724-1804 née en 1947

Non Oui
ne nouvelle législation soulève un sentiment ’un côté, la sphère de l’intime et du privé (les émo-
d’injustice ; la colère se répand dans des franges tions), de l’autre, la sphère publique (la vie poli-

U du peuple. Quand les émotions enflent, faut-il les


écouter, et appeler à tout chambouler, ou s’en défier,
au motif qu’elles risquent de verser dans l’hubris, la
D tique), ces deux domaines devant rester étanches :
pour Martha Nussbaum, cette séparation drastique ne
tient pas. La philosophe américaine entend, à l’inverse
démesure ? Kant a un avis tranché sur la question : les de Kant, politiser les émotions et « émotionnaliser »
émotions n’ont pas le droit de cité dans la vie collective et politique ; la politique. Tout part d’un constat : les émotions ne sont pas si
elles ne sauraient en être le socle ou le levier. Le philosophe allemand neutres ; elles s’articulent toujours à une manière de se représenter
a été le contemporain fasciné de la Révolution française. Dans sa Cri- le monde. Soit une émotion viscérale comme le dégoût, ressenti à
tique de la faculté de juger (1790), il énonce que « tout affect est aveugle ». l’origine « devant les déchets de notre propre corps » et qui « implique des
Il évoque notamment « l’enthousiasme » – exemple clé dans le contexte idées de souillure et de saleté ». Le dégoût peut avoir un prolongement
révolutionnaire –, cet élan irrépressible au service d’une certaine idée politique : dans le racisme, une catégorie est stigmatisée, perçue
du Bien. Esthétiquement, cet état comme « dégoûtante » ; il en va de
d’esprit est « sublime » ; morale- « la construction d’un ”nous”, sans
ment et politiquement, il est dé- « L’enthousiasme tache, et d’un ”eux” fait d’indivi- « Les émotions
sastreux : « l’enthousiasme ne peut ne peut d’aucune dus sales, mauvais, contagieux » qui nous ouvrent à
d’aucune manière contribuer à une (Les Émotions démocratiques). Si
satisfaction de la raison », relevant manière contribuer certaines émotions séparent, autrui constituent
de la « démence »… De manière à une satisfaction d’autres relient, frayant une ou- le carburant
générale, les émotions sont pro-
blématiques, car elles varient en de la raison » verture vers autrui. C’est le cas
de la compassion, de la peine
de la démocratie »
intensité selon les individus. Cha- (dans le deuil, je manifeste mon
cun y est plus ou moins sensible (à la peur ou à la colère, par exemple), attachement pour l’être perdu) ou de l’amour qui fait éprouver la
tout comme chacun a une idée personnelle sur ce qui apporte le bon- singularité, la différence irréductible de l’aimé(e). De tels sentiments
© Hasan Almasi/Unsplash ; CC/domaine public ; CC BY-SA 3.0/Robin Holland.

heur. Or, pour Kant, la vie politique ne doit pas se régler sur ce qui est éveillent, consonnent avec une fibre démocratique, puisqu’ils ap-
contingent et singulier, mais sur ce qui est inconditionnel et universel. puient et nourrissent l’idée selon laquelle l’autre doit avoir une dignité
Dans sa pensée, il s’agit de la raison ; c’est elle qui établit les principes et des droits égaux aux miens. Pour cette raison, Nussbaum, fervente
et les maximes à suivre, tant sur le plan individuel que collectif. Mais défenseuse de l’idéal démocratique, juge indispensable de cultiver les
comment se traduit concrètement la raison ? Qu’est-ce qui met en émotions qui décentrent de soi et rendent attentifs à la vulnérabilité
pratique l’impératif d’universalité ? C’est le droit, défini comme « la de l’autre. Ces émotions peuvent infiltrer le droit, en inspirant par
limitation de la liberté de chacun à la condition de pouvoir s’accorder avec exemple des lois contre les discriminations en tout genre. Plus large-
la liberté d’autrui » (Théorie et Pratique). Il est une force contraignante ment, le sens de la sollicitude devrait se transmettre dès l’école pour
mais nécessaire, qui rend possible l’autonomie et l’égalité de tous – la permettre aux enfants d’« apprécier pleinement la manière dont la faiblesse
loi s’applique à chacun, content ou mécontent, du moins en théorie… humaine est expérimentée ». Comme quoi les émotions ne sont pas seu-
Dans une logique kantienne, l’État de droit républicain (res publica, lement des réactions « naturelles » ; elles sont construites socialement
la « chose publique ») est ainsi l’inflexible garant du pacte social, là et s’apprennent. Au final, elles constituent le ferment, le carburant du
où les émotions, privées et fluctuantes, menacent à tout moment de modèle politique que l’on estime le meilleur. Démocrates de tous les
le fissurer, voire de le briser tout à fait. âges, encore un effort pour (bien) s’émouvoir ! 

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SEPTEMBRE 2019 55
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Dossier
QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

56 Philosophie magazine n°132


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Dossier
QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

depuis environ 500 millions d’années. Cela


signifie que de nombreux organismes ont « Nous ne sommes pas loin
longtemps très bien répondu à tous les défis
adaptatifs et ont pris des décisions intelli- de concevoir un ordinateur
gentes, mais sans pensées, sans idées, sans
images, sans esprit tout court. Comment qui ait du cœur ! »
est-ce possible ? Notre hypothèse de travail ANTÓNIO DAMÁSIO
était qu’il existe une forme d’intelligence
préréflexive et précognitive, fondamentale
pour la survie, et que l’étude des émotions
et des sentiments, disons de l’affectivité, l’abandonnez. Elle ne signifie rien pour être sombre, si je suis fatigué ou que j’ai trop
était la clé pour la comprendre. vous. Vous ne pouvez pas travailler tous bu hier. Ou au contraire positive, enjouée, si
les jours du lundi au vendredi, pendant huit j’ai bien dormi. Et je peux décider d’y faire
Vous aviez aussi des cas assez à dix heures. C’est grâce à nos émotions et attention – ou pas. Maintenant, qu’est-ce
éloquents en clinique, montrant à nos sentiments que nous nous levons le qu’une émotion ? C’est une perturbation de
que les patients qui vivent coupés matin, pas du fait d’un raisonnement. En fait, l’état de la vie en moi. Si je me mets à avoir
de leurs émotions prennent sans elles, vous ne participez pas à la vie. peur maintenant, mon cœur va se mettre à
systématiquement les mauvaises battre plus vite, je vais respirer différem-
décisions. Dans vos livres, il y a un point ment, il est possible que j’aie un afflux de
En effet, il existe une catégorie de pa- de vocabulaire étonnant : sang au visage ou les mains froides. Mon
tients, ceux que dans notre laboratoire nous vous parlez de « percevoir » plutôt émotion, je la perçois donc tout autant que
appelons les « patients de type Elliot », qui que de « ressentir » ses émotions. je la ressens. Mais je suis également capable
présentent des lésions de certaines régions Pourquoi ? de prendre du recul, d’évaluer cette émotion
du cortex préfrontal. Ils ont ceci de particu- Les émotions, comme l’étymologie du en fonction des événements et en l’occur-
lier qu’ils ont des connaissances intactes, mot l’indique, sont en rapport étroit avec le rence de décider si j’ai raison d’avoir peur,
qu’ils sont capables de raisonner mais qu’ils mouvement. Nous autres humains sommes parce qu’il y a un vrai danger dans cette
se trouvent privés de résonance affective. Ils à la fois capables d’agir et de percevoir que pièce, ou bien si cette peur est injustifiée et
raisonnent bien mais sont incapables de nous sommes en train d’agir. Ce dédouble- ne mérite pas d’être écoutée. Ainsi, l’émo-
« moduler » leurs raisonnements en fonc- ment est très intéressant et, du point de vue tion contient des informations essentielles
tion de certaines émotions positives ou né- adaptatif, il est précieux, car il nous permet pour prendre des décisions.
gatives. Du coup, ces patients tournent en de moduler très finement notre comporte-
rond, ils décrivent en quelque sorte des ment. Concrètement, comment ça se passe ? Au niveau du cerveau, comment
cercles, incapables de décider. En ce moment même, je suis assis en face de ça se passe ?
  vous. J’ai une perception visuelle et auditive Les émotions sont largement contrôlées
Ils n’arrivent pas à garder de vous, et j’ai aussi une perception de la par le tronc cérébral et le cortex insulaire, par
le même travail très longtemps. position de mon propre corps : je perçois que des zones profondes du cerveau, qui sont,
Non, alors qu’ils obtiennent de bons je suis assis, que j’ai le dos droit… Ces infor- historiquement, du point de vue évolution-
résultats si on leur fait passer un test d’intel- mations m’arrivent par un mécanisme qu’on naire, beaucoup plus anciennes que le cortex
ligence. Ils sont comme vous et moi, et pour- appelle la proprioception. Mais en plus de cérébral qui contrôle le raisonnement et le
tant, il leur manque quelque chose. Quoi ? cela, en toile de fond, j’ai également une per- langage. On ne voit pas ces régions quand on
En fait, pour exercer un métier, pour mener ception plus large de l’état de la vie en moi, regarde un cerveau du dehors, car sous la
à bien une tâche, vous avez besoin d’incita- l’état de la vie à l’intérieur de mon corps. boîte crânienne se trouve le cortex plus mo-
tions. Il ne suffit pas d’être intelligent et C’est une tonalité fondamentale. Elle peut derne, le néocortex (voir figure ci-dessous).
alerte, il faut également ressentir un certain
mouvement interne. Telle est la méprise
fondamentale des cognitivistes purs mais
aussi de bien des gens dans notre civilisation
QU’EST-CE QU’IL Y A À L’INTÉREUR DE NOTRE CERVEAU ?
occidentale très influencée par le cartésia- Néocortex
nisme : on s’imagine que la raison est un Base
mécanisme suffisant pour relever les défis du précortex
de la vie courante et déterminer les com- Hypothalamus
portements adéquats en fonction des situa-
tions. Mais ce n’est pas le cas. Si vous
travaillez, c’est que vous vous sentez relié
aux autres – à vos collègues, mais aussi à
votre famille – par votre travail, qu’il vous
apporte certaines satisfactions –  un en-
semble de récompenses émotionnelles, en
fait. Si vous êtes indifférent à ces récom- Cortex préfrontal
penses, il vous manque l’élan ; vous avez ventromédian
© Jacopin/BSIP

le moteur mais pas d’essence. Vous passez Noyaux


quelques heures à une tâche et puis vous Amygdale du tronc cérébral

58 Philosophie magazine n°132


SEPTEMBRE 2019
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1 LES
ÉCOUTER

« SANS EMOTIONS,
VOUS PRENEZ TOUJOURS
LES MAUVAISES
DECISIONS » ANTÓNIO DAMÁSIO
Neuroscientifique éminent, António Damásio, qui vient de publier
L’Ordre étrange des choses (Odile Jacob), mène des recherches depuis
presque quarante ans sur la psychologie des émotions. Son credo :
celles-ci sont des outils fondamentaux de compréhension du monde
et de nous-mêmes. Propos recueillis et traduits par Alexandre Lacroix

Pourquoi vous êtes-vous intéressé


à la psychologie des émotions,
un sujet qui n’était pas du tout
à la mode dans les années 1980 ?
ANTÓNIO DAMÁSIO : Quand nous
avons engagé dans cette recherche le labo-
ANTÓNIO DAMÁSIO ratoire que nous dirigions, ma femme Hanna
C’est avec L’Erreur de Descartes,
paru en France en 1995, que et moi, un certain nombre de nos confrères
ce neuroscientifique luso-américain, ont pensé que nous étions devenus fous.
qui dirige le Brain and Creativity C’était pourtant un choix très délibéré. Les
Institute de l’University of Southern
California, a acquis une renommée années 1980 étaient marquées par l’explo-
internationale. Il a poursuivi sion des sciences cognitives et les progrès de
sa déconstruction des conceptions
cartésiennes de la pensée humaine l’intelligence artificielle [IA]. Ce qui était à
avec Spinoza avait raison (trad. fr. la mode, à l’époque, c’était de comparer le
Odile Jacob, 2003). Sa perspective
© June Kim & Michelle Cho ; DR/Odile Jacob.

cerveau humain à un ordinateur, doté d’un


s’est élargie au domaine de la culture
et de l’intelligence artificielle, comme certain nombre d’algorithmes en charge du
en témoigne le récent L’Ordre étrange raisonnement. Mais cette vision des choses
des choses (trad. fr. Odile Jacob, 2019). nous paraissait partielle et erronée. Si vous
vous intéressez au vivant dans une perspec-
tive évolutionniste plus large, vous vous ren-
dez compte que la vie a 4 milliards d’années
mais qu’il existe des cerveaux seulement

Philosophie magazine n°132


SEPTEMBRE 2019 57
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Dans le tronc cérébral, il y plusieurs noyaux avez-vous vraiment envie que vos enfants désir de vengeance que vous allez déclen-
qui sont capables, pour ainsi dire, de « re- ne ressentent rien ou qu’ils soient toujours cher chez le peuple victime ? Comment re-
garder » l’état du corps, mais aussi de com- dans le contrôle ? Non, et d’ailleurs une édu- construire une paix ensuite ? Comment les
mander des changements métaboliques ou cation qui obtiendrait ce résultat aurait une relations internationales ne tiendraient-
musculaires. Les émotions sont contrôlées conséquence désastreuse : elle détruirait elles pas compte du sens de l’histoire, de la
à ce niveau. complètement la créativité des enfants. dimension culturelle, des rapports millé-
    naires entre les peuples, des traumatismes
Les émotions montent donc Cela nous rapproche d’un sujet dont collectifs ? Raisonner en laissant de côté ces
du corps vers le néocortex ? vous traitez dans votre dernier livre, dimensions proprement humaines pourrait
En général, oui, mais en fait ça va dans mais également dans de récentes nous mener très rapidement à une destruc-
les deux sens, c’est-à-dire que je peux éprou- conférences TED : la différence entre tion générale.
ver une angoisse attachée à des représenta- l’intelligence humaine et l’intelligence  
tions intellectuelles – j’anticipe un événement artificielle. Mais n’est-ce pas une question
dramatique, un diagnostic médical ou un La différence la plus fondamentale est de paramétrage ? Demain, les IA
deuil – qui déteint sur mon métabolisme. assez simple : les êtres humains ont un ne pourraient-elles pas intégrer
Pour ce qui est du mécanisme, l’interaction corps vivant, les machines non. Par consé- cette complexité ?
entre le « haut » et le « bas » s’opère au ni- quent, la fonction de l’intelligence chez Il est amusant que vous me posiez cette
veau du tronc cérébral. l’être humain est très liée à l’homéostasie, question, car je ne veux pas apparaître
  à la nécessité d’assurer la stabilité des états comme un esprit grincheux ou réaction-
Votre insistance sur la nécessité internes du corps. Notre intelligence a naire, et me contenter de critiquer l’IA. Au
de prendre en compte les émotions pour rôle de préserver le flux de la vie en contraire : en ce moment, mon laboratoire
soulève malgré tout des objections. nous, de protéger les diverses parties de prépare une publication importante sur ce
N’y a-t-il pas de nombreux notre corps vivant. En aucun cas, une intel- thème. Après avoir travaillé pendant plu-
métiers – celui de chirurgien, ligence artificielle, si performante soit- sieurs décennies sur l’intelligence des
de conducteur de poids lourds, elle, n’a la préoccupation de sauvegarder émotions et la créativité, nous voyons
de trader dans une banque, l’intégrité des différentes puces et circuits aujourd’hui se dessiner la possibilité de
de politicien ou de professeur – dont la machine est composée. La com- mettre au point des machines qui ressentent
dans lesquels il est néfaste plexité des processus en jeu chez le vivant des équivalents d’émotions.
d’écouter ses émotions ? est bien plus grande.
Prenons le cas du chirurgien ou du tra- Aujourd’hui, certains systèmes
der : il est évident que leur profession exige Pourtant, en pratique, l’IA est d’IA utilisent la classification des
qu’ils ne paniquent pas. En cas d’accès de en train de gagner du terrain : expressions faciales de Paul Ekman
panique, le geste du chirurgien pourrait depuis qu’AlphaGo a remporté (lire p. 50), si bien que la machine
devenir tremblant, et le trader risque de une victoire contre des champions est capable d’identifier ce que ressent
vendre au mauvais moment, quand le cours de go, des systèmes équivalents son utilisateur et d’en tenir compte.
d’une action baisse, sans être capable d’at- sont utilisés par les états-majors Oui, mais c’est encore extérieur, super-
tendre la stabilisation ou la remontée. Ce- des armées, car il semble bien ficiel. Je ne vous parle pas d’une machine qui
pendant, à y regarder de plus près, la panique qu’en termes de stratégie militaire, identifie les manifestations de l’émotion hu-
est aussi une émotion importante dans ces pour remporter une bataille, maine, mais plus fondamentalement qui
métiers, et s’il ne faut pas se laisser domi- ces systèmes prennent de meilleures éprouve elle-même des émotions. Tout l’enjeu
ner par elle, elle contient des pressenti- décisions que les humains. est d’avoir le bon substrat. Les émotions
ments dont le chirurgien et le trader doivent Or il s’agit bien de défis liés à la survie. sont construites avec l’aide du cerveau hu-
absolument tenir compte. La simple raison Tant que vous évoquez le monde fermé main dans un substrat spécifique, le corps.
calculatrice, utilitariste, est efficace, mais du go, avec une surface de jeu délimitée et Nous devons donc équiper des systèmes
bien trop lente. Le calcul coût-bénéfice des règles fixes, ou encore une bataille, où d’IA d’un substrat, d’une sorte d’intériorité
prend énormément de temps s’il faut envi- l’enjeu est de coordonner en temps réel qui peut changer elle-même ou être modi-
sager tous les cas possibles et les évaluer à l’action de l’aviation, des chars, des drones, fiée par un programme. Cela a à voir avec ce
plat. Or ni le chirurgien au bloc, ni le trader des batteries antimissiles, je suis d’accord que nous appelons, dans notre culture, le
en salle des marchés n’ont un tel luxe. C’est avec vous, l’emploi de l’IA est pertinent. « cœur ». Il faut un ordinateur qui ait du
ici que le calcul rationnel trouve sa limite. Maintenant, élargissez le théâtre des opé- cœur ! Au début de cet entretien, nous
Mais que lui opposer, comment le court- rations : seriez-vous d’accord pour confier avons évoqué l’opposition des cognitivistes
circuiter ? Les pressentiments, liés aux à un logiciel la conduite de la politique et des psychologues de l’émotion dans les
états émotionnels, servent à cela, ils per- étrangère des États-Unis vis-à-vis de l’Iran années 1980. Eh bien, je pense que nous ne
mettent de fixer un cap, de trouver une ligne et de la Corée du Nord ? Ce serait une idée sommes pas loin de pouvoir réconcilier ces
de comportement en situation de crise. folle, car ce qui est en jeu ici est de l’ordre deux mondes.
de l’humain et du collectif, donc bien plus
Soit, mais n’essayons-nous pas large. Il n’y a pas de règles définies. Les C’est de la science-fiction !
d’enseigner aux enfants à maîtriser possibles ne sont pas tous répertoriés. Si Quand une telle machine
leurs émotions, leurs colères et leurs vous anéantissez aujourd’hui un pays avec pourrait-elle être construite ?
désirs, à ne pas se montrer impulsifs ? des raids aériens ou une bombe atomique, Plus tôt que vous ne pensez. Croyez-
Certes, nous leur enseignons à contenir vous gagnez peut-être une bataille, mais moi, il est possible de construire de tels
leurs colères et leurs enthousiasmes. Mais qu’en est-il des émotions de colère, du programmes. 

Philosophie magazine n°132


SEPTEMBRE 2019 59
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Dossier
QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

2
LES
CULTIVER

JE RESSENS,
DONC JE SUIS
Les philosophes, des êtres purement rationnels et détachés des affects ?
Faux ! Pour s’en convaincre, il suffit de lire ce que les six penseurs que nous avons interrogés
disent de l’émotion qui les influence le plus. Portraits intimes.
Pages coordonnées par Michel Eltchaninoff

L’excitation La léthargie
CLAIRE MARIN YVES CUSSET
Philosophe, romancière, enseignante, elle a analysé Professeur de philosophie et comédien, il mêle
l’expérience de la maladie. Son dernier ouvrage, humour et pensée, au théâtre comme dans ses
Rupture(s) (Éd. de L’Observatoire, 2019), s’attache livres. Son dernier ouvrage, Réussir sa vie du premier
à analyser nos grands chocs émotionnels. coup (Flammarion, 2019), est désopilant.

« Elle est comme un air neuf, « Il faut en passer par elle
une petite décharge qui pour redécouvrir
impulse un rythme nouveau que la vie et la pensée,
à notre vie intérieure » ça chatouille »

© Hannah Assouline /Éditions de L’Observatoire ; Vim/Abacapress.com ; Bruce Gilden/Magnum Photos ; Didier Groupy via Encre Marine
n a vite fait de dire à un enfant qu’il est trop ex- i l’on fait un classement des émotions par leur
cité et qu’il ferait bien de se calmer un peu. L’ex- popularité, la léthargie risque fort d’arriver bonne

O citation n’est jamais bien loin de l’exaspération qu’elle


suscite. Mais il serait dommage d’oublier à quel point
l’excitation, comme nous le rappelle l’étymologie, est
S dernière. D’abord parce qu’elle semble plutôt se dis-
tinguer par un état de débilité émotionnelle, de clôture
pathologique du vécu à la dimension du sensible : l’état
ce qui nous réveille, ce qui nous fait sortir de notre d’engourdissement d’un corps incapable d’être encore
état, crée un élan et un dynamisme neuf. Elle est comme un air neuf, mû, modifié, agi, ému. Degré zéro de l’émotion, qui serait à la sensibi-
une petite décharge, une secousse qui impulse un rythme nouveau. lité ce que l’inertie est à la matière. Ensuite parce qu’elle semble se situer
Principe d’exaltation, elle fait passer notre vie intérieure à un degré au-delà de la tristesse et de la fatigue, dans cette zone grise où notre
d’intensité supérieure, elle la rend plus vive et plus dense à la fois. puissance d’agir a été tellement amoindrie qu’elle en devient une forme
L’excitation naît de l’inédit, du neuf qu’elle fait apparaître et produit ontologique d’impuissance ou d’ennui existentiel. Ci-gît le corps bien
un bouleversement de nos représentations et de nos envies. J’aime vivant. Doit-on la réduire à cette émotion-limite à travers laquelle le
l’excitation que peut susciter un sentiment, une idée, un projet, qui corps se ressent comme incapable de modification, en une oxymorique
nous sollicite tout entier, nous habite, nous transporte ; l’excitation sensation d’anesthésie ? Non, ce serait injuste. Car, dans cet état de
qui nous tient éveillés jusqu’à l’insomnie, qui appelle avec urgence mollesse extrême, la place est laissée libre pour la soudaineté de toutes
et enthousiasme son déploiement ou sa réalisation. Une idée exci- les émotions, et l’impression d’être enfoncé dans l’apathie peut s’effa-
tante nous oblige, dans un impératif traversé de désir et d’impa- cer avec une rapidité inattendue devant la moindre stimulation des
tience, à la travailler, à l’actualiser, à la transformer. L’excitation sens, à commencer par la chatouille. Il faut parfois en passer par la lé-
devient alors concentration, passion et création. L’excitation est thargie pour redécouvrir que la vie et la pensée, ça chatouille. C’est
créatrice. Parfois, la création achoppe, le projet échoue, la passion pourquoi elle est aussi une émotion propice à l’attitude humoristique :
amoureuse s’émousse, le désir est déçu. Mais il nous reste le souve- cette extraordinaire disposition à se ressentir dans tout son être de son
nir vif de ces heures illuminées par ces ambitions folles, ces délires indécrottable nullité et à en rire. Si la philosophie peut nous apprendre
et le plaisir de ces moments d’excitation intense. à mourir, la léthargie aurait la vertu de nous apprendre à rire mou.

60 Philosophie magazine n°132


SEPTEMBRE 2019
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La surprise
FRANÇOISE DASTUR
Spécialiste du temps, du corps et
de la mort, cette phénoménologue
a entamé une étude comparée
des pensées européenne
et indienne, avec Figures du néant
et de la négation entre Orient
et Occident (Encre marine, 2018).

« Pour penser,
il faut cultiver
une forme
de disponibilité
à l’impossible »
a surprise est la plus déstabili-
sante des émotions. Elle me coupe

L
des habitudes de la vie quotidienne
et de toutes les certitudes que j’ai sur
le monde. Je suis très surprise, au
sens fort du terme, de l’indifférence
des Européens à l’égard du sort des migrants.
Chaque jour, je me demande comment c’est pos-
sible. Et je ne m’en remets pas. La surprise est matri-
cielle, car elle fait naître d’autres émotions : la peur,
la colère, l’indignation… Mais elle me pousse aussi
à réfléchir, par exemple, sur ce qu’est l’être humain
lorsqu’il est capable d’une telle attitude.
Parce qu’elle me pousse à penser, la surprise ne
naît d’ailleurs pas uniquement des événements
extraordinaires. J’expérimente souvent une autre
forme de surprise. Au milieu d’une conversation,
soudain, je ne suis plus en phase avec autrui. Je ne
peux plus partager le monde avec lui, je me retrouve
seule. Chacun d’entre nous connaît ces moments
où l’on n’est plus connecté au monde environnant.
Et cette surprise face à ce qui devrait nous être fami-
lier est à l’origine de la pensée philosophique, car le
sens de cette émotion est de faire naître la question :
pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? La
philosophie n’est donc pas une pure affaire de rai-
son, elle a à voir avec ce qui nous touche, elle
concerne l’ordre du cœur. C’est ce qui explique que
cette émotion puisse y jouer un rôle aussi fonda-
mental, comme l’avaient compris Platon et Aristote,
qui en avaient fait la source de l’activité philo-
sophique. Pour penser, il faut cultiver une forme de
disponibilité à l’impossible.

Philosophie magazine n°132


SEPTEMBRE 2019 61
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Dossier
QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

Le contentement
ÉTIENNE BIMBENET
Professeur de philosophie à l’université
de Bordeaux, il explore les liens et les différences
entre comportements animal et humain,
notamment dans Le Complexe des trois singes.
Essai sur l’animalité humaine (Le Seuil, 2017).

« À l’heure où notre planète


brûle, je ne veux plus
me satisfaire de ce sourire
qui flotte loin de tout »
e suis né content. Heureux quoi qu’il arrive ; en
toutes circonstances, le sourire aux lèvres. En d’autres

J
temps, cette heureuse complexion aurait fait mon
bonheur. Me contenter de ce que donne le présent,
envisager la vie comme une suite de bonnes surprises :
comment imaginer plus sûr moyen d’être heureux ? Et
pourtant, je ne me satisfais pas de ce don des dieux. Quelque chose
ne va pas dans cette béatitude de tous les instants ; je ne suis pas
content d’être content. Que m’arrive-t-il ? Certes, les démesures
contemporaines de l’homme « maître et possesseur de la nature »,
l’inflation publicitaire de nos moindres désirs, devraient rendre à
jamais précieuse la capacité à se contenter de peu. « Changer ses désirs
© Emmanuelle Marchadour/Seuil ; Bruce Gilden/Magnum Photos ; Claire Simon/Flammarion ; Hannah Assouline/Opale via Leemage.

plutôt que l’ordre du monde », comme disait Descartes, ou mieux : être


né pauvre en désirs et donc en paix avec l’ordre du monde, voilà qui
contrecarre d’un coup l’hybris consumériste du présent.
Je ne suis néanmoins pas sûr d’être à la hauteur de cette grande
sagesse grecque, de ce beau principe de réalité qui nous invite à
régler nos attentes sur ce qui est. Car on est normalement content
intentionnellement : content de ce qu’on a fait, de ce qui nous arrive,
du monde tel qu’il est. Or on peut ruser avec soi-même et se vouloir
content quoi qu’il arrive. Par une légère déviation morale qui trahit
la vie en moi, c’est-à-dire la satisfaction à tout prix de mes désirs,
j’ai bien peur d’avoir implicitement choisi un contentement sans
objet plutôt qu’un contentement jugé sur pièces. D’avoir préféré la
citadelle intérieure de mon optimisme aux inquiétudes de la curio-
sité et aux verdicts de l’action. Et d’un coup, ma chance d’être né
content m’apparaît comme étrangement déphasée. À l’heure où
notre planète brûle, je ne veux plus me satisfaire de ce sourire qui
flotte loin de tout. Je ne veux pas cultiver la paix pour la paix, sculp-
ter ma statue intérieure, philosopher pour ma propre quiétude. Ce
contentement acosmique et sans rien qui contente risque de me
faire oublier tout ce que le monde attend de nous pour le maintenir,
ou l’aimer, ou travailler à le transformer.

62 Philosophie magazine n°132


SEPTEMBRE 2019
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La colère L’humiliation
GLORIA ORIGGI
MANON GARCIA Chercheuse à l’Institut Jean-Nicod
Chercheuse à la Society of Fellows de l’université et spécialiste des émotions
Harvard, cette philosophe féministe a publié et des sentiments sociaux, elle vient
On ne naît pas soumise, on le devient (Climats, 2018). de diriger un ouvrage collectif
sur les Passions sociales (PUF, 2019).

« Elle contient une énergie « Le mépris


et une urgence qui obligent, de classe est une
au sens moral, à se pencher réalité très forte
sur le tort commis » et douloureuse »
e me mets souvent en colère. Par exemple, en ap- e vis en France depuis vingt ans,
prenant que, à l’heure où j’écris ces lignes, 76 femmes mais je suis italienne. En tant

J
sont déjà mortes sous les coups de leur compagnon
cette année. Ou qu’il y avait cinq fois plus d’études
médicales sur les dysfonctionnements érectiles que
J qu’étrangère, je sais très bien ce
qu’est l’humiliation. La plupart du
temps, il n’y a aucune intention d’hu-
sur les douleurs liées aux règles – alors que les pro- milier de la part de ceux qui me font
blèmes d’érection touchent moins d’un homme sur cinq et que les remarquer mon accent ou mon nom de famille « pas
douleurs liées aux règles concernent plus de sept femmes sur dix. de chez nous ». Mais le mal est fait. L’humiliation
Cela me met hors de moi. C’est cette colère qui me pousse à me est une émotion fondamentale, car elle en fait naître
mettre à ma table de travail. Il y a apparemment quelque chose de beaucoup d’autres : la colère, l’indignation, le res-
paradoxal à considérer que la colère est nécessaire au travail philo- sentiment, la honte. À toutes les époques, mais
sophique, alors qu’on associe plutôt la philosophie à la joie et au peut-être plus particulièrement aujourd’hui, l’hu-
calme. Mais je sais que si je m’attaquais à la domination masculine miliation constitue le cœur des émotions négatives
et aux injustices de manière détachée, mon travail ne serait pas bon. et la source des passions sociales. C’est très clair
C’est un gage de qualité que de réfléchir à ce qui nous émeut ou nous avec le mouvement des « gilets jaunes » – composé
scandalise. La colère invite à la pensée. Lorsqu’on juge qu’un tort a de personnes qui se sentent niées – ou avec ces
été fait à soi ou à d’autres, elle contient une énergie et une urgence pays qui se sentent humiliés par des États plus
qui obligent, au sens moral, à se pencher sur le tort commis : quel est puissants. L’humiliation est donc l’émotion
exactement ce tort qui suscite la colère ? Qui en est responsable ? « statutaire » par excellence. Dans son sens actif
Comment le réparer ? Les femmes et les opprimés en général ont – humilier les autres –, son but est d’abaisser leur
souvent été disqualifiés en raison de leur colère – le fameux « elle est statut social, l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Dans
folle, celle-là ! » –, alors que leur colère provient souvent d’une situa- son sens passif – être humilié –, elle correspond au
tion d’oppression qu’on n’a pas envie de voir. Écouter la colère sentiment aigu que notre statut a été abaissé par
d’autrui est un premier pas pour mettre au point une pensée critique autrui. Le mépris de classe est, par exemple, une
de l’ordre social. réalité très forte et douloureuse. Pour éviter de
payer le prix de l’humiliation, il faut bien maîtriser
la vie sociale, c’est-à-dire être capable de défendre
son image devant les autres. Nous avons tous en
nous une sorte de sociomètre, un instrument qui
nous fait mesurer de manière très spontanée notre
position sociale. Et nous oscillons tous sans cesse
entre humiliation et reconnaissance.

Philosophie magazine n°132


SEPTEMBRE 2019 63
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Dossier
QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

3 LES
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TRANSPORTS
EN COMMUN
À l’instar des personnages
tourmentés qu’elle incarne
à l’écran, Virginie Efira cultive
la mobilité et la perméabilité
des émotions qui sont pour
elle une « matière première »
à façonner et un signe de vérité.
De son côté, le philosophe
Michaël Fœssel défend
l’émotion comme ce qui
nous ouvre au monde, mais
s’inquiète du nouvel idéal
de l’homme « imperturbable »
qui s’est insinué dans
la société contemporaine.
Dans les pas de Diderot,
ils nous font comprendre
pourquoi nous avons besoin
de contempler nos émotions
pour les éprouver.
Propos recueillis par Martin Legros

VIRGINIE EFIRA
Formée au conservatoire
de Bruxelles, l’actrice franco-
belge a joué dans plusieurs
comédies romantiques à succès
avant d’opérer un virage
remarqué vers des rôles
de femme combative en proie
à la confusion des sentiments,
comme Victoria (2016) et Sibyl
(2019), de Justine Triet,
ou Un amour impossible (2018),
de Catherine Corsini. Après
Elle (2016), elle retrouvera
© Edouard Caupeil/Pasco & Co

Paul Verhoeven en 2020 pour


Benedetta, dans lequel
elle incarne une religieuse
du Moyen Âge, avant d’enchaîner
une comédie d’Albert
Dupontel, Adieu les cons,
et Police, d’Anne Fontaine.

64 Philosophie magazine n°132


SEPTEMBRE 2019
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MICHAËL FŒSSEL
Professeur de philosophie
à l’École polytechnique,
spécialiste de Kant et disciple
de Paul Ricœur, il est l’auteur
de nombreux essais sur
le monde contemporain : Après
la fin du monde. Critique
de la raison apocalyptique
(Seuil, 2013), Le Temps de
la consolation (Seuil, 2015),
La Nuit. Vivre sans témoin
(Autrement, 2017) et, plus
récemment, Récidive. 1938
(PUF, 2019). Il s’inspire du
philosophe Hans Blumenberg
pour comprendre les émotions
humaines, « tournées vers
le dehors » comme des
« demandes de consolation ».

VIRGINIE EFIRA : Quel rapport j’entretiens


avec mes émotions ? Ce n’est ni un accueil en
fanfare – comme si elles recelaient la vérité
de mon être –, ni une méfiance de principe
– comme si elles risquaient de me perdre. Mes
émotions sont pour moi une information, une
perception du vivant, un élan. Si je suis deve-
nue comédienne, c’est que je voyais dans ce
métier une recherche sur ce qu’est être au
monde – une recherche pas purement céré-
brale et qui ménage sa place à l’intuition.
Aujourd’hui, j’étais en tournage toute la jour- sentiment privé que je devrais ensuite parvenir dans la modernité, elles ont été réhabilitées
née, or je dois avoir entendu vingt-huit fois le à exprimer publiquement, puisque je suis mis comme une manière spécifique de nous rap-
mot « émotion ». Parfois à bon escient, parfois dans ce état sensible par la situation. Ce qui porter au monde. Un philosophe que j’appré-
pas. C’est notre matière première. On peut se privatise les émotions, c’est le discours thé- cie particulièrement, Hans Blumemberg
reposer sur elles, mais on peut aussi chercher rapeutique qui réduit nos émotions à la petite [1920-1996], soutient que, loin d’être oppo-
à les tordre, à les modeler pour découvrir ce parcelle de vie intérieure que nous devrions sées à la raison, les émotions sont à l’origine
qu’elles cachent. protéger du dehors. En réalité, les émotions ont de la rationalité. En regard des animaux,
une dimension transitive et collective, que l’on l’être humain est prématuré, il ne peut sur-
MICHAËL FŒSSEL : Aujourd’hui, nous retrouve au théâtre ou au cinéma, mais aussi vivre par ses propres moyens avant 12 ou
sommes incités à exprimer et à partager nos dans la rue quand il y a des manifestations ou 13 ans. Par conséquent, il est soumis à un
émotions. Elles nous sont présentées comme des révolutions. C’est ce qui fait qu’on peut res- régime d’émotions plus grand que les autres
des vécus intérieurs, voire comme des expé- sentir le monde de manière collective. mammifères, et c’est pour compenser cette
riences solitaires. Or l’émotion n’est pas seule- fragilité qu’il a développé sa rationalité. La
© Bruno Klein/Divergences.com

ment une information sur l’état sensible dans V. E. : En philosophie, les émotions sont plutôt raison permet de déchiffrer les informations
lequel je me trouve – joie ou tristesse –, elle té- considérées avec suspicion, non ?  transmises par les émotions.
moigne de mon rapport au monde et aux autres.
L’émotion ne me retranche pas en moi-même, M. F. : Une longue tradition les conçoit comme V. E. : Et personnellement, que faites-vous de
elle m’ouvre vers l’extérieur. Ce n’est pas un ce qui menace l’indépendance de l’esprit. Mais, vos émotions ?

Philosophie magazine n°132


SEPTEMBRE 2019 65
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Dossier
QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

M. F. : J’essaie de ne pas les prendre trop au sé- animatrice à la télévision, j’ai ensuite joué dans la confidente, de la maîtresse, de la réalisatrice,
rieux, je m’intéresse davantage aux émotions des comédies romantiques qui tablaient toutes etc. Mais elle se projette tellement dans la vie
collectives. sur les mêmes émotions. À l’époque, je n’avais et les émotions des autres qu’elle ne sait plus
pas conscience que je pouvais vraiment choi- qui est derrière le masque qu’elle emprunte.
V. E. : Moi j’ai une posture de rébellion de bac sir. Était-ce par peur, par honte, par confor- Où est l’endroit ? Où est l’envers de sa vie ? Elle
à sable dès que surgit une émotion collective : misme ? J’ai mis du temps avant de faire les a une telle porosité aux émotions des autres
j’ai toujours envie d’être en opposition. Dans choses qui me correspondent. Et quand on a fait qu’elle chavire.
le cinéma, il y a beaucoup de célébrations, et de la télévision de divertissement, cela n’incite
les acteurs adorent partager leurs émotions. pas les réalisateurs exigeants à vous solliciter. Et M. F. : Cela me fait penser à La Fêlure [1936],
Eh bien, j’ai souvent un élan contradictoire puis, peu à peu, j’ai en effet pu donner expression le récit autobiographique du destin brisé de
dans ces situations. Quand je suis censée à des personnages plus complexes.  Francis Scott Fitzgerald. L’émotion y apparaît
ressentir de la fierté, je ressens de la honte ; comme une force impersonnelle qui sub-
quand tout le monde se réjouit, je m’inquiète. M. F. : Dans Sibyl, vous incarnez une psychana- merge le sujet. D’où le rapport au volcan pré-
J’éprouve cette résistance aussi face à la col- lyste qui a connu une grande passion amoureuse sent dans La Fêlure comme dans Sibyl : ces
lectivisation des émotions que l’actualité nous dans sa jeunesse et qui se trouve confrontée au personnages sont emportés par leurs émo-
impose au jour le jour. Comme la colère ou retour de ce passé enfoui lorsque débarque dans tions comme par une lave brûlante. Chez
l’indignation que nous sommes incités à par- son cabinet une jeune actrice en proie à un Fitzgerald, la fêlure révèle que quelque chose
tager sur les réseaux sociaux. amour dévastateur. Sibyl lâche tout pour la re- s’est cassé dans le héros, il est devenu inca-
joindre à Stromboli, sur le lieu d’un tournage, pable d’écrire, d’aimer et, en dernière analyse,
M. F. : La colère est une manière sensible de se avant de s’effondrer. « J’ai le sentiment que tout de vivre. L’art, qu’il s’agisse de l’écriture ou
rapporter à l’idéal. Se mettre en colère, c’est ma vie est une imposture », dit-elle. du cinéma, est censé nous permettre de ne
s’élever contre ce qui ne devrait pas avoir lieu, pas seulement subir nos fêlures mais d’en
au nom d’un idéal de justice que l’on a du mal V. E. : Sous couvert de servir de médiatrice, faire quelque chose. C’est ce que j’ai compris
à formuler positivement. Ce qui est probléma- Sibyl croit pouvoir jouer tous les rôles, celui de du personnage de Sibyl : voici quelqu’un qui
tique, c’est quand cette révolte fait l’objet d’une
injonction sociale. Le système médiatique

« L’art est censé nous permettre


nous somme de prendre position affective-
ment sur des choses avec lesquelles nous ne
sommes pas en rapport. Certaines dérives du
phénomène « Balance ton porc » allaient dans
ce sens. Réagir à une violence réelle faite à une
de ne pas seulement subir nos fêlures
femme n’a pas grand-chose à voir avec le fait
de ressasser sur Twitter une émotion carica-
mais d’en faire quelque chose »
turale. L’émotion est « ce qui met en mouve- MICHAËL FŒSSEL
ment ». Pas étonnant qu’elle fasse l’objet de
manipulations. Il n’y a rien de plus puissant que
de mobiliser les gens par leurs affects. C’est le
fait de l’État, des réseaux sociaux, des partis
politiques, du marché. Je distinguerai donc
l’émotion manipulée de l’émotion réellement
éprouvée ou de l’émotion esthétique – votre
matière première, comme vous dites.

V. E. : Les émotions esthétiques peuvent aussi


être manipulées. Ce ne sont pas toujours les
films les plus élaborés qui sont les plus justes.
Des films « féministes » peuvent véhiculer les
pires clichés misogynes quand des comédies
sentimentales légères, par forcément celles dans
lesquelles j’ai joué, posent de vraies questions.

M. F. : Sans aucun doute. Avant de devenir une


très grande actrice avec des rôles de femmes
tourmentées, vous avez joué dans des comé-
dies sentimentales un peu stéréotypées. Avez-
vous décidé à un moment de bifurquer ? Car
© Bruno Klein/Divergences.com

on a l’impression que vos derniers rôles, dans


Victoria ou Sibyl, de Justine Triet, corres-
pondent plus à votre tempérament.

V. E. : Je suis arrivée au cinéma d’auteur après


beaucoup de détours. J’ai tout d’abord été

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a voulu cadenasser tous les éléments de son


existence, qui est dans une position de maî-
trise et qui, depuis ce lieu, éprouve un débor-
dement. Elle est submergée par ses émotions,
alors qu’elle devait incarner le point de ratio-
nalité de tous ces destins imbriqués. J’aime
bien l’idée que celle qui est censée incarner la
maîtrise est emportée dans le nœud des his-
toires émotives et irrationnelles des autres.

V. E. : Ce que vous dites est juste. Dans Victoria


qui explorait déjà les mêmes questions, j’incarne
une avocate qui absorbe toutes les émotions des
autres et qui est au bord du burn-out à cause de
cette perméabilité qui existe entre son travail, sa
vie sexuelle (ou son absence de vie sexuelle), sa
position de mère célibataire, etc. Contre toute
forme de déontologie, elle a accepté de plaider
pour un ami qui est accusé d’avoir poignardé sa
compagne, et son ex-mari déverse sur Internet
les confidences qu’elle lui a faites… Mais, étran-
gement, tandis que ses proches l’incitent à cloi-
sonner un peu plus sa vie et à ne pas tout
mélanger, elle parvient à reprendre pied en
s’appuyant sur l’enchevêtrement de ses diffé-
rentes émotions, de mère, d’avocate, de femme.
En pleine plaidoirie, elle se souvient d’une nuit

« À la moindre émotion collective,


d’amour qu’elle a passée dans un état second avec
celui qui est à la fois le baby-sitter de ses filles et
son ancien dealer…

M. F. : Il ne faut jamais, mais jamais, coucher


j’ai une posture de rébellion de bac à sable :
avec ses dealers… j’ai toujours envie d’être en opposition »
V. E. : Certes. Mais du coup, elle ne s’en sort pas VIRGINIE EFIRA
en se murant en elle-même, comme le lui
conseillent ses proches, mais en s’autorisant à
vivre ses émotions. Comme si elle se disait : c’est celui qui reste fixé au deuil, qui ne veut rien émotions. Dans la vie professionnelle, on est
« Ce que je ressens, je vais le suivre, et ça m’in- d’autre que l’objet perdu. Il n’accepte aucune censé avoir les émotions adaptées à chaque situa-
diquera le vrai. » C’est un peu la fonction de la forme de transaction avec ses sentiments, il veut tion : souriant derrière la caisse ou le bureau,
joie selon moi. Quand on fait des choix impor- rejoindre l’objet de la perte dans sa disparition, affligé quand on annonce de mauvais résultats,
tants et que l’on ressent une forme de joie inté- c’est-à-dire mourir en fait. Tandis que l’incon- etc. Comme si la division sociale du travail se
rieure, cela peut être le signe que le chemin que solé, c’est celui qui, malgré le chagrin, trouve retrouvait dans la division sociale des émotions.
l’on prend est le bon. Dans le film, Victoria dans son émotion une énergie qui lui permet de
confond tous les registres – intime, sexuel, renouer avec la vie. Votre personnage de Victoria V. E. : C’est une tendance très puissante
professionnel. Et pourtant, ce n’est pas en ren- est une inconsolée : elle cherche dans ses émo- au cinéma. Depuis une vingtaine d’années,
dant les choses plus étanches qu’elle s’en sort. tions non pas un substitut à la perte mais une pour pouvoir financer un film, il doit être
Elle découvre qu’il peut y avoir une perméabi- manière de l’entériner et de continuer à vivre. catalogué par genre. Si c’est une comédie, il
lité heureuse des émotions. Et qu’elle ne doit Au fond, qu’est-ce qui nous met en mouvement faut qu’elle fasse rire, mais uniquement rire.
pas se débarrasser de sa fêlure intérieure pour dans une émotion ? C’est le fait qu’elle marque Actuellement, tout le monde recherche un
s’en sortir. C’est une idée que j’ai retrouvée une rupture avec les attentes sociales et la ratio- film social mais pas sombre, genre « gilet
dans votre livre sur la consolation. Vous y op- nalité instrumentale. Tout d’un coup, quelqu’un jaune sympa ». On ne s’autorise plus la pos-
posez la figure de l’inconsolable – qui refuse de se met à agir différemment de ce que l’on atten- sibilité de jouer sur une palette bigarrée
surmonter son chagrin, qui veut y adhérer plei- dait de lui. Lors d’un enterrement, tout le monde d’émotions. Comme si le public devait pou-
nement – et celle de l’inconsolé – qui essaie de mime la tristesse. Et puis, soudain, quelqu’un a voir se dire : je vais acheter un ticket pour telle
vivre avec. Et vous soutenez l’idée qu’il est un fou rire. Alors, évidemment, c’est mal venu émotion, comme la peur, eh bien ce ne sera
possible de surmonter un deuil, une perte, une un fou rire pendant un enterrement. Mais cela que de la peur. Alors que ce qui fait la magie
© Edouard Caupeil/Pasco & Co

fêlure, sans avoir à la trahir, à la colmater. marque la victoire de la vie sur la mort. Ce qui du cinéma, c’est d’être cueilli dans une mul-
est gênant dans notre société, ce n’est pas qu’elle tiplicité d’émotions.
M. F. : Ce que vous dites me touche, parce que brime les émotions – au contraire, on l’a dit, elle
c’est exactement ce que j’ai cherché à suggérer. nous incite dorénavant à les exprimer –, mais M. F. : Au-delà du cinéma, cette marchandisa-
L’inconsolable, ou le mélancolique, selon moi, c’est qu’elle ne fait plus droit à cette mobilité des tion des affects caractérise le capitalisme

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Dossier
QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

« L’homme d’aujourd’hui doit se rendre


contemporain. Je fais l’hypothèse que cela
procède d’une forme de recyclage de l’idéal
stoïcien d’impassibilité. Les stoïciens prô-
naient l’apathie, le fait de ne pas avoir de pa-
thos, de ne rien ressentir pour ne pas souffrir.
imperturbable en disposant de ses
C’est un idéal que je ne partage pas, mais qui
avait une forme de noblesse et qui répondait à
émotions comme d’une “compétence” »
un désir profond de l’être humain de ne plus MICHAËL FŒSSEL
souffrir, de devenir une citadelle imprenable.
Le tout fondé sur une croyance en l’immorta-
lité de l’âme : nous n’avons pas de raison d’avoir une autre forme d’impassibilité. Ne croyez incarne des émotions sans vraiment les res-
peur de souffrir ou de mourir, puisque notre surtout pas, dit-il, que vous devez aller cher- sentir et nous permet, à nous spectateurs,
âme est immortelle. Or, aujourd’hui, cet idéal cher au fond de vous-même les émotions que d’être saisis par ces émotions tout en les
est recyclé dans la vie économique, mais sans vous jouez. La talent du comédien consiste, maintenant à distance, puisque ce ne sont pas
la grandeur héroïque du stoïcisme. L’homme selon lui, « non pas à sentir » mais à « rendre les nôtres. Ce qu’Aristote appelait la cathar-
économique doit se rendre imperturbable : on scrupuleusement les signes extérieurs du senti- sis : voir des vies que nous ne vivrons pas, que
ne lui demande plus de ne rien ressentir, on lui ment », en se conformant à un « modèle idéal ». nous pourrions vivre, qui font écho avec celles
demande de ressentir à bon escient, au bon Je trouve ça très juste. Pour pleurer, par que nous vivons, mais en ayant conscience
moment et de la bonne manière, en disposant exemple, je parviens à actionner quelque chose qu’elles sont fictives.
de ses émotions comme d’une « compétence ». dans mon corps, sans y mettre une pensée ou
Évidemment, cela ne marche pas, parce que sans éprouver de la tristesse, et c’est seulement V. E. : C’est ce qui distingue la manipulation
nous ne sommes pas des êtres imperturbables. une fois que mon corps me donne l’émotion de la représentation. Comme spectatrice, il
Mais cela produit des effets d’atomisation. que je peux essayer de l’éprouver. C’est une m’est arrivé d’avoir l’impression d’être mani-
Dans la mesure où nous ne sommes plus auto- trajectoire inverse de celle que suivent nos pulée, parce que j’avais pleuré pile aux mo-
risés à avoir de l’empathie réelle les uns pour émotions dans la vie. Mais, en réalité, ne nous ments attendus, comme si l’on avait tiré sur
les autres, nous vivons de plus en plus comme arrive-t-il pas souvent de nous mettre en situa- des fils dans mon dos. Je me sentais lamen-
des atomes affectivement séparés. tion d’éprouver quelque chose pour pouvoir le table d’être tombée dans le panneau. Mais il
ressentir réellement ensuite ? m’arrive aussi de ressentir la vérité d’une
V. E. : J’ai plutôt l’impression que tout le émotion qui est pourtant simulée, jouée.
monde est incité à exposer et à partager sa souf- M. F. : L’acteur convoque ses émotions. Et Alors même que l’acteur donne expression à
france en se présentant comme une victime, cependant, elles ne sont pas toujours au ren- ce que je ne vis pas, je sens en moi quelque
par exemple. C’est un peu l’opposé de l’imper- dez-vous. Qu’est-ce qui fait que ça prend ? chose qui s’éclaire.
turbabilité, non ?
V. E. : Diderot le dit très bien. L’imitation de M. F. : C’est là où l’émotion de l’acteur doit
M. F. : Pas l’opposé mais le symétrique. Comme l’émotion que produit l’acteur ne devient cré- quand même renvoyer à une source émotive
l’idéal d’imperturbabilité n’est pas vraiment dible que si, à un moment, il est lui-même visi- réelle chez le spectateur. Elle n’est pas pure-
compatible avec la nature humaine… té par le fantôme de son personnage. Dans mon ment artificielle. Du coup, on ne joue plus avec
prochain film, Benedetta, de Paul Verhoeven, je l’opposition vrai/faux, on table sur le vraisem-
V. E. : … cela explose de l’autre côté. joue une nonne lesbienne du Moyen Âge pos- blable : on se fiche de savoir si l’acteur ressent
sédée par Jésus ! Quand j’ai demandé à Paul ce qu’il joue, il faut qu’il le joue de telle sorte
M. F. : Il faut bien en faire quelque chose. Soit Verhoeven comment je devais me préparer que ses actes et ses sentiments puissent ren-
ça devient une maladie, et on nous envoie pour ce rôle, il m’a répondu : « You know what trer dans une intrigue crédible. C’est ce qui
chez le thérapeute ou dans une cellule psy- you must do ! » [« Tu sais ce que tu dois faire ! »]. rend l’art cathartique : on expérimente des
chologique, soit cela prend un caractère Or je n’ai pas une grande expérience de ce que émotions parfois plus violentes que dans la vie
éruptif et colérique. Georges Bernanos disait c’est que d’être possédé par Jésus… J’ai donc quotidienne, mais à l’intérieur d’une intrigue
déjà dans les années 1930 : « L’homme de ce dû faire un travail plutôt cérébral pour essayer qui donne sens à nos propres émotions. Dans
temps a le cœur dur et la tripe sensible. » La de comprendre ce personnage avant de me nos existences, nous sommes souvent dému-
sensiblerie l’a emporté sur le cœur, ce qui glisser affectivement en lui. nis parce que l’individu est à la fois acteur,
n’est pas forcément un gain. auteur, metteur en scène et spectateur. Nous
M. F. : Le talent de l’acteur, c’est de savoir cherchons donc une forme qui nous permette
V. E. : Dans Le Paradoxe du comédien [écrit entre jouer sur commande et de manière un peu d’élaborer un récit de ce que nous éprou-
1773 et 1777], Denis Diderot invite les acteurs à fine, presque technique, avec les émotions. Il vons de manière embrouillée dans la vie.

V. E. : L’art aurait pour fonction de capter ce

« Un comédien ne devient


qu’il y a de commun dans nos émotions.

M. F. : De l’acte sexuel jusqu’à la manifesta-


crédible que s’il est visité par le fantôme tion de rue, on ne sait jamais si l’on ressent la
même chose que les autres, il vaut mieux ne
de son personnage » pas trop se poser la question d’ailleurs. Mais
on ressent ensemble. Et c’est déjà en soi une
VIRGINIE EFIRA conquête sur la solitude. 

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4
4 II D
DÉÉE
ESS À
À R
REET
TEEN
N II R
R

p. 48 p. 56 p. 60 p. 64

En 1972, le psychologue Après s’être intéressé Claire Marin fait l’éloge On aurait tort de croire que
américain Paul Ekman aux émotions humaines de l’excitation, Manon Garcia la société nous laisse libres
a publié une étude montrant quand ses collègues de la colère, Yves Cusset d’exprimer nos émotions,
que tous les êtres humains se passionnaient pour de léthargie… souligne Michaël Fœssel. À l’ère
partagent six émotions les algorithmes et l’intelligence Cela ne suggère-t-il pas de la « marchandisation des
de base (joie, tristesse, dégoût, artificielle, le neuroscientifique qu’il est essentiel d’apprendre affects », elle incite plutôt
peur, colère, surprise) António Damásio vient à nommer les émotions à activer, tel un comédien,
mais aussi qu’ils les expriment d’arriver à la conclusion qui nous traversent – fussent- nos émotions selon les attentes
à travers des expressions qu’il sera bientôt possible elles sombres ? de telle ou telle situation. Mais
universelles du visage. de construire des machines ressentons-nous encore la joie
Un argument contre le credo qui ressentent des émotions. ou l’exaspération, lorsqu’on
selon lequel « tout est culturel » ? C’est pour quand ? les manipule ?

CAHIER CENTRAL
POUR PROLONGER LA LECTURE DU DOSSIER, RETROUVEZ DES EXTRAITS DE L’EXPRESSION
DES ÉMOTIONS CHEZ L’HOMME ET LES ANIMAUX (1872), DE CHARLES DARWIN.

A
près avoir infligé une blessure narcis- l’humanité ». Ainsi la peur nous permet-elle d’échapper au
sique à l’homme en lui révélant qu’il était QUE FAIRE
DE NOS
CHARLES danger, et le dégoût nous évite de nous empoisonner.
DARWIN
ÉMOTIONS ?

un cousin du singe, Darwin ne pouvait s’ar- L’Expression des émotions


chez l’homme et les animaux
Mieux, ces « actes expressifs » innés que sont la joie ou la
rêter en si bon chemin. De fait, avec L’Expres- colère, le haussement d’épaules en signe d’impuissance
CAHIER CENTRAL (extraits)

sion des émotions chez l’homme et les animaux, il imprime un ou les bras levés pour manifester notre étonnement, per-
autre grand virage à la pensée occidentale. En effet, c’est mettent aux humains de communiquer spontanément
lui qui lève la condamnation qui pesait jusqu’alors sur les entre eux. C’est donc bien un instinct universellement
émotions. Là où, depuis Platon et jusqu’à Kant, elles partagé qui relie, par-delà les différences culturelles ou
Ne peut être vendu séparément. © Bianchetti/Leemage. Illustration : StudioPhilo/William L.

étaient considérées principalement comme des perturba- ethniques, toute l’humanité. Et c’est un instinct qui nous
tions qu’il s’agissait de dominer par la force de la raison, vient de très loin : après tout, «  il n’est pas jusqu’aux in-
le naturaliste anglais note au contraire que « le langage des sectes qui n’expriment la colère, la terreur, la jalousie et
émotions […] a certainement son importance pour le bien de l’amour par leur bourdonnement ».

POUR ALLER PLUS LOIN

Ludwig von Beethoven / Vice-Versa / de Pete Docter L’Expérience intérieure / Les Émotions cachées
Symphonie n° 3 en mi bémol et Ronnie Del Carmen (Pixar, Georges Bataille des plantes / Didier van
majeur, dite « héroïque » (1805) Disney, 2015) (Gallimard, 1943) Cauwelaert (Plon, 2018)
La symphonie dite « héroïque », Ce film d’animation est porté par une Un livre magnifique saturé d’extases, Cet essai est à la fois le livre d’un
composée en l’honneur de Napo- ambition étonnante : mettre en scène d’effroi et d’ennui. Bataille s’y attache écrivain épris des plantes et d’un
© Bianchetti/Leemage. Illustration : StudioPhilo/William L.

léon I er , est considérée comme le fonctionnement du cerveau d’un à cerner ce qu’il nomme « expérience esprit curieux compilant les décou-
l’œuvre séminale du romantisme être humain – celui d’une petite fille intérieure », plutôt que mystique : une vertes scientifiques sur la vie végé-
musical qui dominera le XIXe siècle. de sa naissance à son adolescence. Et « émotion méditée » par laquelle notre tale. Loin d’être réservées à la vie
Elle se caractérise par la primauté c’est un théâtre où s’affrontent, négo- individualité se dissout jusqu’à se animale, les émotions animent aussi
donnée à l’expression des émotions cient et coopèrent cinq personnages prendre « pour la nuit ». Dans le sillage les plantes, dit-il. Elles se fortifient
sur la beauté de la forme. Beethoven incarnant autant de grandes émo- de Nietzsche, il participe ainsi à une quand nous les caressons, déclinent
étire une marche funèbre pour explo- tions. C’est ainsi que Joie, Tristesse, réforme, ou à une transgression, du lorsque nous les insultons, commu-
rer nos états affectifs – de la sombre Colère, Dégoût et Peur prennent tour discours philosophique : il ne s’agit niquent leur peur en cas de danger
misère à l’allègement consolateur – et à tour la direction des opérations. Et plus, afin d’approcher la vérité, de et, ainsi, s’adaptent à leur environ-
conclut, de manière alors peu cou- nous font revisiter le maelström des prouver le monde mais de l’éprouver nement. À la racine de notre huma-
rante, par une apothéose. premières années de notre vie. de la plus intense des manières. nité, exactement.

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Aucune loi,
aucun parti
ne pourra
jamais tuer
cette chose
en l’homme
qui sait dire
‘je’
P. 79

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Cheminer dans les idées

« INVRAISEMBLANCES ».
CHEZ LE COIFFEUR, COUTEAUX
OUKA LEELE

© Agence VU

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Idées
ENTRETIEN

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À L’HEURE OÙ LA FONDATION CARTIER POUR L’ART CONTEMPORAIN EXPOSE CER-


TAINES DE SES 24 000 PLANCHES DE CROQUIS, LE BOTANISTE FRANCIS HALLÉ NOUS
EXPLIQUE POURQUOI, POUR APPROCHER LA VIE DES VÉGÉTAUX, NOUS DEVONS RE-
VOIR TOUTES NOS CATÉGORIES DE PENSÉE. Propos recueillis par Alexandre Lacroix

« À cause d’Aristote,


nous continuons
à faire passer l’animal
avant la plante »

HALLÉ
FRANCIS

L
a botanique, nouvelle terra incognita ? Et si Ses convictions l’ont-elles poussé à accorder autant de place
les catégories que nous employons pour évoquer aux plantes qu’aux humains chez lui ? « Non, rit-il, j’ai mis des
le phénomène de la vie – « génération », « indivi- plantes ici car la maison est branlante et j’ai peur que le plancher
du », « mort », « parole », « intelligence »… – s’effondre. En tout cas, si vous m’aviez dit il y a trente ans que
étaient bien trop zoocentrées, forgées pour les j’allais recevoir un conservateur de la Fondation Cartier, qu’il al-
besoins des animaux en général et des humains lait regarder les planches que j’ai dessinées et décider de les exposer,
en particulier ? L’originalité du botaniste Francis Hallé, auteur je vous aurais répondu qu’il s’agissait de science-fiction. Vous voyez,
d’Éloge de la plante (1999) ou de Plaidoyer pour l’arbre (2005), est nos découvertes sont en train de susciter un peu d’intérêt ! » Les
de proposer de nouveaux concepts afin de saisir le monde des dessins de Francis Hallé sont à retrouver dans l’exposition
plantes. C’est donc à un véritable voyage philosophique que ce Nous les arbres, jusqu’au 10 novembre. Son trait à la ligne
biologiste, qui a dirigé de 1986 à 2003 les missions du « Radeau claire a quelque chose d’harmonieux, d’apaisant. Et pour-
des cimes » sur les canopées des forêts tropicales, nous invite. tant, sa réflexion déborde pas mal des frontières tracées
Qu’est-ce que le végétal ? Non seulement nous n’en savons pas par la tradition. Voir le monde avec l’œil de Francis Hallé,
grand-chose, mais les réponses passent forcément par un dé- c’est reconnaître notre dette envers les arbres – nous leur
conditionnement, par une rupture avec notre confort de pensée. devons le papier sur lequel ce magazine est imprimé, des
© Vales/Bonne Pioche/Leemage

« Vous savez, quand j’ai commencé à étudier la botanique, ce charpentes et des meubles, de l’ombre en été, des fruits déli-
n’était pas du tout à la mode », explique Francis Hallé qui nous cieux, l’oxygène que nous respirons, des promenades en forêt
reçoit dans une vieille bâtisse sur les hauteurs de Montpellier. et des sources d’émerveillement. Et en échange ? Non seule-
Sa terrasse donne sur un immense arbre, et, dans son salon, la ment la déforestation fait rage, mais nous avons à peine com-
moitié de la surface est occupée par des plantes grasses en pot. mencé à comprendre ce qu’est une plante, un arbre.

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Idées
ENTRETIEN

Botaniste, vous vous Si nous avons de nombreux concepts feuilles se replient lorsqu’on les touche. Met-
êtes spécialisé dans pour penser l’humain et l’animal,
nous sommes démunis dès que nous
tez-les chez vous, avec une bonne luminosité.
Elles poussent mais sans être exposées à la
l’étude des forêts essayons de décrire spécifiquement
le monde végétal.
pluie. Sortez-les sur le balcon, elles reçoivent
leur première averse. Ces picotements incon-
primaires tropicales. C’est même la raison pour laquelle nous nus stressent la plante, qui replie ses feuilles.
Pourquoi ? employons souvent un vocabulaire anthro-
pomorphique ou zoomorphique pour parler
Mais, petit à petit, s’apercevant que la pluie
est bénéfique, les sensitives cessent de se re-
FRANCIS HALLÉ : D’abord, le voyage des plantes. On parle pour l’arbre de son plier. Une fois qu’elles ont compris cela, vous
était une tradition familiale. Je suis le dernier « tronc », de sa « tête », de son « pied », de ses les rentrez chez vous pendant plusieurs an-
de sept frères et sœurs qui sont presque tous « veines », de « cicatrisation », etc. On dit le nées. Eh bien, le jour où vous ressortirez les
partis dans leur jeunesse. J’ai eu envie de suivre chêne « fort » et le roseau « souple ». sensitives et où elles recevront la pluie à nou-
leur exemple. De plus, les tropiques sont fasci- veau, elles ne se replieront pas ! Pourtant, les
nants pour un botaniste. Si je ramasse une Mais vous-même, n’êtes-vous pas tenté feuilles initiales seront mortes depuis long-
plante ici, elle est répertoriée et au moins qua- de penser qu’il existe une « intelligence » temps. Nous avons fait des progrès, mais la
rante scientifiques éminents l’ont étudiée. En des plantes ? botanique est une science encore très igno-
forêt tropicale, j’ai eu affaire à des plantes ja- Sans doute, mais à condition de redéfinir rante, en pleine explosion. Les questions y
mais manipulées par un savant. Cette impres- le concept d’intelligence. J’ai préfacé un essai sont plus nombreuses que les réponses !
sion de terra incognita est exaltante. Comme de l’anthropologue canadien Jeremy Narby,
jeune chercheur, j’étais rattaché à l’Office de la Intelligence dans la nature [Buchet-Chastel, 2017], Justement, votre démarche a consisté
recherche scientifique et technique d’outre- avec qui j’ai eu des discussions fructueuses à ce à comparer l’animal et la plante,
mer [Orstom, aujourd’hui Institut de recherche sujet. En comparant les définitions courantes de afin de forger des catégories spécifiques
pour le développement], qui encourageait les l’intelligence, j’ai réalisé que celle-ci reposait permettant de comprendre
missions scientifiques en Guyane française et sur trois critères : avoir un cerveau, être doté cette dernière. Cette comparaison
en Afrique. Enfin, je vais risquer un jugement d’un langage sonore et avoir la possibilité de se est possible car les animaux
subjectif… Les forêts tropicales sont bien plus déplacer. Dans cette affaire, l’humain – auteur et les plantes ont un ancêtre commun.
belles sur le plan de la variété des essences, des de ces définitions – est un peu juge et partie ! Tous les vivants ont en commun d’être
couleurs, des parfums, de l’esthétique. Je vois Avec Jeremy Narby, nous avons été tentés de composés de cellules. Dans chaque cellule d’un
la Terre comme une boule assez luxuriante et créer un mot nouveau, mais nous avons jugé homme, d’un animal ou d’une plante, il y a un
édénique le long de la ligne de l’Équateur, puis plus opportun de maintenir le terme d’intelli- noyau, avec un code génétique contenu dans
la flore va se raréfiant à mesure qu’on remonte gence des plantes, avec cette définition : « Quel l’ADN. Au cours de l’évolution, plantes et ani-
dans les latitudes pour se réduire à une pelouse qu’il soit, un être vivant est intelligent s’il est ca- maux se sont séparés il y a environ 700 millions
rase et grise vers le cap Nord. Je n’y peux rien, pable de résoudre les problèmes qu’il rencontre, d’années. Or ce qui aurait beaucoup surpris
notre planète est ainsi faite. particulièrement ceux qui ont trait à sa survie et à Aristote, c’est que les plantes sont venues
son bien-être ; cette aptitude repose sur deux fonde- bien après les animaux…
Les plantes sont-elles méconnues et mal ments : savoir apprendre et savoir garder en mé-
aimées, si on les compare aux animaux ? moire ce qui a été appris pour pouvoir l’utiliser par C’est aussi contradictoire avec
Cela se ressent à bien des niveaux ! Si un la suite ; l’intelligence s’exprime surtout dans des notre expérience, puisque les vaches
enfant maltraite un animal, il est réprimandé. conditions difficiles, par exemple celles du milieu ont besoin d’herbe pour manger !
S’il casse des branches, on ne lui dit rien. La naturel. » Inutile de dire qu’un animal qu’on Oui, mais les premiers organismes étaient
mise à mort du lion Cecil par des braconniers nourrit trois fois par jour à heures fixes risque marins et se nourrissaient de bactéries. Les
en 2005 a créé un émoi planétaire, mais, chaque de tomber dans une profonde bêtise ! plantes sont venues après. Et la différenciation
jour, des dizaines de milliers d’hectares de forêt première tient à la manière dont animaux et
tropicale disparaissent sans effusion de larmes. Les plantes satisfont-elles vos critères plantes se procurent l’énergie nécessaire à la
Et puis, il y a le vocabulaire : si vous dites de d’apprentissage et de mémorisation ? vie. L’animal mange sa nourriture, l’énergie
quelqu’un qu’il est un « légume » ou qu’il est Les exemples prolifèrent ! Prenez une pas- entre dans sa structure corporelle par les cel-
dans un « état végétatif », vous êtes loin de le siflore – une petite liane qui a besoin d’un sup- lules de son intestin, donc en traversant une
complimenter. Si vous vous « plantez », c’est port pour pousser – et un bambou inerte, et surface interne. La plante, elle, se procure de
que vous êtes nul. La tendance à privilégier placez le bambou à quelque distance de la pas- l’énergie par photosynthèse, une opération qui
l’animal remonte à Aristote et à l’autorité que siflore. Celle-ci va envoyer une vrille vers le se déroule sur sa surface externe. Prenez un
ses travaux ont exercée durant des siècles. Il bambou afin de s’enrouler autour de lui. Juste animal et retournez-le comme un gant : vous
distinguait trois sortes d’âme, par ordre hiérar- avant qu’elle n’atteigne le bambou, déplacez ce obtiendrez une plante.
chique croissant : l’âme végétative (les plantes), dernier de cinq centimètres à droite. La passi-
l’âme sensitive (les animaux), l’âme intellec- flore envoie une deuxième vrille. Répétez l’ex- Pour saisir les plantes, nous devons
tuelle (l’homme). Aristote était fasciné par la périence et vous observerez que la passiflore va nous défaire d’une notion dont
zoologie, ce pourquoi il a écrit ses volumi- viser cinq centimètres à droite du bambou, ce vous avez montré qu’elle était liée
neuses Parties des animaux. Quant aux plantes, qui montre qu’elle est capable d’anticipation. aux animaux, celle d’individu.
elles n’étaient intéressantes à ses yeux que dans La notion d’individu suppose, lorsqu’elle
la mesure où certaines ont des vertus médici- Vous diriez que la plante dispose est appliquée à un être vivant, que toutes ses
nales… Plus de deux mille ans plus tard, nous également d’une mémoire ? cellules aient le même génome et qu’on ne
ne nous sommes pas défaits de ces préjugés. Les sensitives sont des plantes dont les puisse pas couper son corps en deux sans le

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En haut, à gauche : dessin de Francis Hallé représentant une agroforêt tropicale, au Sri Lanka, en 1987. En haut, à droite :
FRANCIS HALLÉ l’expédition Radeau des cimes évalue la richesse de la biodiversité sur la canopée d’une forêt primaire du Cameroun,
en novembre 1991. Ci-dessous : structure d’eucalyptus sur l’île Maria (Polynésie française), par Francis Hallé, en 2018.
E N 6 DAT E S

1938
Naissance à Seine-Port
(Seine-et-Marne)

1966
Soutient sa thèse à l’université
d’Abidjan

1 9 70
Parution de l’ouvrage pionnier
Essai sur l’architecture
et la dynamique de croissance
des arbres tropicaux, écrit
avec Roelof A. A. Oldeman,
qui met en valeur le concept
de « réitération »

1986-2003
Dirige les missions « Radeau
des cimes » sur les canopées
des forêts tropicales

2013
Le film de Luc Jacquet,
Il était une forêt, le met en
scène et permet au jeune public

« Une plante est potentiellement


de découvrir l’écosystème
des forêts primaires

immortelle. Chez elle,


2019
Participation à l’exposition
Nous les arbres,

le vivant enveloppe le mort »


à la Fondation Cartier
pour l’art contemporain

tuer. Aucun de ces critères n’est satisfait dans troncs, vous trouvez des racines qui vont pui- La complexité du génome
le cas des plantes. Vous pouvez, avec un peu de ser l’eau dans la structure vivante en dessous, des plantes est remarquable : un grain
temps et un bon sécateur, faire des milliers de donc dans l’arbre qui le porte. de riz possède 50 000 gènes
plantes à partir d’une seule – c’est le « boutu- contre 26 000 pour un être humain.
© Raymond Depardon via La fondation Cartier ; Francis Hallé ; Pool Radeau des cimes/Gamma ; Francis Hallé.

rage ». Cette divisibilité masque un autre Vous avez étudié ce phénomène de près Le généticien Axel Kahn faisait remarquer
phénomène, découvert plus récemment : les avec votre radeau des cimes, au niveau à ce sujet : « Vous voulez savoir pourquoi le riz a
plantes, et les arbres en particulier, ont presque de la canopée. deux fois plus de gènes que vous ? Essayez de passer
toujours plusieurs génomes. Pour le com- C’est sans doute mon principal apport à ma des mois les pieds dans l’eau à vous nourrir de gaz
prendre, il faut introduire une notion qui a discipline. Je suis un peu déçu que personne carbonique, d’eau froide et de la pâle lumière hiver-
surgi dans les années 1970 : la réitération. Un n’ait réutilisé le radeau des cimes après moi. Le nale ! » Il faut une organisation du vivant très
arbre a un programme génétique de croissance groupe qui a initié ces recherches sur la canopée élaborée pour relever de tels défis.
et de développement. Tant qu’il ne l’a exprimé n’a déposé aucun brevet, donc cet appareillage
qu’une seule fois, il est unitaire, pas encore est à la disposition des scientifiques. Avec ce Qui plus est, les croisements
coloniaire. Mais dans l’énorme majorité des radeau, qui est en fait immobile, nous avons entre espèces animales sont rares
cas, il y a réitération. récolté des feuilles issues de réitérations diffé- et souvent stériles, tandis que
rentes. L’analyse génétique a permis de démon- les plantes ont une extraordinaire
Comment ça se manifeste ? trer qu’effectivement, il y avait plusieurs capacité d’hybridation.
Par l’apparition de nouveaux troncs. Si vous génomes : pour un arbre de taille moyenne, il Même s’il y a certaines règles – vous devez
venez avec moi en forêt, je vous apprendrai à est courant d’en trouver une cinquantaine. La en principe rester à l’intérieur d’un même
reconnaître ce phénomène. Sur le tronc prin- multiplication des génomes est une découverte ordre –, presque tous les croisements entre es-
cipal apparaissent de nouveaux troncs. Ce ne récente – elle date des années 1990 –, lors d’une pèces d’une même famille sont possibles. Les
sont pas des graines qui germent mais des mission à Madagascar suivie d’une autre en plantes font preuve de plasticité, presque de
bourgeons qui se réveillent. En bas de ces Guyane française. fluidité génomique !

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Idées
ENTRETIEN

Un tel brassage laisserait supposer À gauche : dessin de Francis Hallé d’un Sophora japonica couvert de lierre, dans les jardins de la Fondation Cartier, en 2019.
qu’il n’y a pas vraiment de problème À droite : base d’un arbre indéterminé, dessiné par Francis Hallé dans la forêt de Pakitza, en Amazonie péruvienne, en 2012.
avec les organismes génétiquement
modifiés [OGM].
Plusieurs points me dérangent avec les
OGM. D’abord, les scientifiques hybrident des
plantes et des animaux, détruisant une sépara-
tion fondamentale dans l’histoire évolution-
naire. On trouve, par exemple, des gènes de
méduse dans des plantes potagères. S’il n’y avait
que des croisements de gènes végétaux entre
eux, cela ne m’inquiéterait pas. Mais là, il me
semble que nous ne mesurons pas les consé-
quences à long terme de telles manipulations.
Je n’aurais rien contre, si ces croisements
étaient mis en œuvre à titre expérimental, dans
des enceintes hermétiques et fiables. Seule-
ment, avant même d’avoir une connaissance
complète des processus engagés, nous avons

« La forêt primaire est à la forêt


planté ces OGM dans des champs. Et comme
les plantes ne gardent pas leurs gènes, la dissé-
mination est impossible à empêcher ! Il y a en-
core peu d’effets secondaires négatifs connus
des OGM, mais nous n’en sommes qu’au début.
secondaire ce qu’un grand
Aux États-Unis, à force d’encourager la com-
binaison maïs transgénique/glyphosate, les champagne millésimé servi
semenciers ont fait apparaître des mauvaises
herbes résistantes à tous les herbicides qui ra- frappé est à un Coca tiède.
vagent des milliers d’hectares. Ces processus
sont difficiles à prévoir et à maîtriser. À vous de choisir ! »
Si la mort semble inévitable pour
les animaux, certaines plantes, dites- Cela n’a aucune raison de s’arrêter tant que les D’autres communications
vous, sont potentiellement immortelles. conditions sont bonnes. Parce qu’il s’agit d’une s’effectuent par voie souterraine.
Un animal a de nombreux organes, dont plante coloniaire, qui ne doit pas être conçue Oui, depuis quelques années, les scienti-
certains sont vitaux – le cœur ou le cerveau. comme un individu. fiques ont mis en évidence le rôle joué par cer-
Une plante n’a que trois organes – la racine, la tains champignons souterrains, qui forment
tige, la feuille –, dont aucun n’est vital. L’animal Nous nous sommes aussi aperçus des réseaux reliant les racines d’arbres dis-
peut prendre la fuite en cas d’attaque. Pour la récemment que les plantes en général, tants. Il existe ainsi des champignons sym-
plante, une telle stratégie est impossible, et la et les arbres en particulier, biotes avec plusieurs arbres dont les rhizomes
survie emprunte d’autres voies. Ses organes ne échangent des informations. s’étendent sur plusieurs hectares et permettent
cessent de se multiplier et de grandir tout au Chez les plantes, la communication se fait des transmissions. Nous assistons à d’éton-
long de sa vie : un arbre ne cesse de gagner en souvent par des émissions d’odeurs ou de mo- nantes manifestations de solidarité, comme
hauteur, il peut avoir des centaines de milliers lécules volatiles. L’odeur des pommes ou des l’explique La Vie secrète des arbres [Les Arènes,
de feuilles ! Vous pouvez lui arracher une cerises est une communication dirigée vers les 2017], le livre de Peter Wohlleben, dont le seul
branche, cela ne le tuera pas. Chez l’arbre, le insectes et les oiseaux : « Venez par ici et vous défaut est l’anthropomorphisme. Autre phé-
cadavre n’est pas un résidu auquel on aboutit aurez à manger ! » D’autres formes de com- nomène : les arbres sont capables de distinguer
quand le processus vital est terminé ; au munication sont moins évidentes. La région leurs enfants ! Dans la croissance racinaire d’un
contraire, en lui le vivant enveloppe le mort. La autour de Valence, en Espagne, est souvent hêtre, il croise tout un tas de petits hêtres en
couche extérieure du tronc est gorgée de sève, ravagée par des incendies en été, mais les pom- train de pousser et fait la distinction entre les
mais, à l’intérieur, il n’y a que des tissus ligneux, piers se sont aperçus que les cyprès ne brûlent siens, entre ceux qui sont nés des graines tom-
secs, inanimés. Il arrive même que le cœur de pas. Des scientifiques ont récemment étudié bées de sa propre cime, et les autres. Le hêtre
l’arbre pourrisse, qu’il devienne creux, mais ce le phénomène et ont montré que, quand la n’entre jamais en compétition avec ses enfants :
n’est pas une gêne ! Joint au phénomène de la température autour d’un cyprès atteint 60 °C, ses racines s’écartent. Avec les enfants des
réitération, cela explique qu’une plante est, celui-ci envoie dans l’atmosphère tout ce qu’il autres, disons qu’il est plus désinvolte.
potentiellement, immortelle. Allez au sud de contient de combustibles – terpènes, toluène,
© Francis Hallé ; Francis Hallé.

Londres, aux Jardins botaniques royaux de alcools… Une fois ces hydrocarbures évacués, Cela m’évoque un phénomène sur lequel
Kew. Il y a là-bas une pelouse avec un chêne au un cyprès n’est plus qu’un sac d’eau, qui ne vous avez écrit, la « timidité des arbres ».
milieu, éclairé de tous côtés. Ses branches ont peut pas brûler. Quand les cyprès voisins re- Au niveau de la canopée, les couronnes de
tellement poussé qu’elles touchent le sol et çoivent ces émissions, avant même d’avoir feuilles de certains arbres, comme le camphrier
s’enracinent, et il a de multiples réitérations. senti la chaleur, ils dégazent à leur tour. de Bornéo, s’espacent, laissant spontanément

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entre elles des fentes de timidité. Des collè- moins connu sur notre planète ! J’ai une affinité
gues australiens m’ont expliqué qu’il s’agissait avec la « psychologie tropicale », que j’oppose
d’un phénomène d’abrasion au niveau des volontiers à la « psychologie tempérée ». À
branches ; seulement, lorsqu’on s’élève au ni- mon sens, l’une des plus grandes oppositions
veau de la canopée, aucune marque d’abrasion. tient au rapport au temps. En zone tempérée, il
On constate que les arbres s’arrêtent de pous- y a un cycle des saisons, avec des périodes de
ser pour ne pas empiéter sur leurs voisins. manque, les hivers. En zone tropicale, le soleil LES LIVRES
Nous savons par ailleurs qu’il n’y a aucun se couche et se lève approximativement à la DE FRANCIS HALLÉ
échange de molécules à ce niveau. Une équipe même heure toute l’année, la température et
italienne a récemment suggéré que les tiges, l’humidité sont constantes. C’est pourquoi les
en poussant, émettaient des sons, inaudibles hommes tempérés vivent dans un « temps
pour l’homme, et que la régulation pouvait linéaire » et se sentent obligés d’anticiper, de
se faire par ondes sonores. Cette hypothèse, faire des provisions, des plans, tandis qu’à
pas encore vérifiée, renouvellerait l’histoire proximité de l’Équateur, l’anticipation n’a pas Éloge de la plante.
de la timidité des arbres. de sens, il y a seulement un vaste « temps tour- Pour une nouvelle biologie
nant », stable. Mais rien n’est plus beau que (Seuil, 1999)
Dans votre livre Éloge de la plante, de se déconditionner du temps linéaire pour Cet essai extraordinaire, écrit dans
vous soutenez que la théorie se mettre au diapason de ce temps tournant. une langue parfaitement accessible
de l’évolution de Charles Darwin et assorti de nombreuses esquisses,
présente le résultat de plusieurs
[1809-1882] s’applique à merveille Votre propos rejoint décennies de recherche. Il y a un avant
aux animaux, tandis que le modèle ici un engagement politique. et après ce livre. Avant : le végétal
de Jean-Baptiste Lamarck [1744-1829] Bien que les pays tropicaux disposent était conçu comme un animal, moins
serait peut-être mieux adapté pour d’immenses richesses en matières premières, la conscience et le mouvement.
les plantes. les populations locales sont maintenues dans Après : en accordant une attention
Au niveau de l’évolution des espèces un état de misère, exploitées au profit des soutenue à l’architecture des plantes,
animales, le modèle darwinien met principa- populations des zones tempérées. Cela ne plutôt qu’à leur reproduction, Francis
Hallé nous propose de nouveaux
lement en avant deux mécanismes : la compé- porte plus le nom de colonisation, mais la concepts pour appréhender
tition entre différents organismes d’une logique n’a pas changé. ces organisations du vivant.
même espèce et la meilleure adaptation de
certains individus aux contraintes exté- Qu’en est-il des forêts primaires Plaidoyer pour l’arbre
rieures. Mais tout cela est lié à la notion très des régions tropicales ? (Actes Sud, 2014)
zoocentrée d’individualisme. Le modèle de À quel point sont-elles menacées ? Plaidoyer pour la forêt tropicale
(Actes Sud, 2014)
Lamarck, critiqué sans être vraiment compris, Je vous conseille d’aller les voir sans tar- Ces deux livres, dont il existe aussi une
insiste sur la diversification intra-organisme der ! Même si la conscience écologique pro- édition en coffret, déploient les concepts
qui permettrait de répondre aux contraintes gresse, elle n’a pas d’argument assez fort de Francis Hallé à travers de nombreuses
environnementales. Or les plantes, qui ne pour s’opposer à l’exploitation économique. études d’espèces d’arbres et de cas.
sont pas des individus mais des colonies, dont Les forêts primaires sont détruites pour la
le génome est fluide et se différencie, me production d’huile de palme et d’essences Un monde sans hiver.
Les Tropiques, nature et société
semblent presque plus lamarckiennes que de bois rares. C’est de l’argent facile. Elles (Seuil, 1993)
darwiniennes en ce sens. La science de sont abattues à une telle vitesse qu’elles au- La Condition tropicale.
l’évolution a été pilotée par des chercheurs ront disparu d’ici à 2030. En Europe, la forêt Une histoire naturelle, économique
animalistes, qui ne manquent pas d’accuser de Białowieża, en Pologne, seule forêt pri- et sociale des basses latitudes
d’obscurantisme quiconque conteste l’auto- maire du Vieux Continent, est déboisée avec (Actes Sud, 2010)
rité de Darwin. Cependant, Lamarck pourrait la bénédiction du gouvernement ult r a -­ Ce sont deux ouvrages moins
bien trouver sa revanche deux siècles après conservateur. Avec un petit groupe d’amis, connus, dans lesquels Francis Hallé
s’exprime moins en botaniste
sa mort du côté des botanistes ! Cette af- nous avons créé une association pour pro- qu’en voyageur engagé. En s’appuyant
faire-là ne me semble pas terminée. poser de recréer une forêt primaire en Eu- sur de nombreux documents,
rope de l’Ouest. C’est récent, mais le projet des considérations de géographie,
Vous aimez être à contre-courant. a l’air de susciter l’enthousiasme du côté des d’économie, de météorologie mais
Dans Un monde sans hiver et surtout fondations privées. aussi d’ethnologie et d’histoire, l’auteur
dans La Condition tropicale, propose une réévaluation
des tropiques, contre le privilège indu
vous faites ainsi l’éloge des tropiques Combien de temps faut-il pour dont jouissent les zones tempérées.
et la critique des zones tempérées. reconstituer une forêt primaire ?
Oui, dans la littérature ou au cinéma Entre cinq et sept siècles ! Cela peut sem- Mais d’où viennent les plantes ?
– pensez à Voyage au bout de la nuit ou Apoca- bler long, mais cela en vaut la peine. Un de (Avec Roland Keller, Actes Sud, 2019)
lypse Now –, les tropiques sont la plupart du mes élèves de l’université de Montpellier a Dernier ouvrage paru, ce livre
temps décrits comme un « enfer vert » – avec trouvé une formule qui permet de mesurer la se présente comme un précis sur
l’étude de l’architecture des plantes,
chaleur, humidité, moustiques… –, des régions valeur de tels écosystèmes : la forêt primaire comparant différents modèles.
malsaines où vivraient des populations fei- est à la forêt secondaire ce qu’un grand Une lecture destinée à un public
gnantes et corrompues. Mais, à mon sens, les champagne millésimé servi frappé est à un déjà bien informé.
tropiques sont ce qu’il y a de plus beau et de Coca tiède. À vous de choisir !

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SEPTEMBRE 2019 77
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Idées
BOÎTE À OUTILS

DIVERGENCES
U N E Q UE STI O N DU Q UO TI DI E N ,
L E S RÉ P O N SE S
D E Q UATRE P H I L O SO P H E S

Pourquoi personne ne sourit


dans les transports en commun ?
Parfois comparés à des bétaillères, métro, bus ou tramways ont mauvaise presse.
Et ni l’argument écologique ni celui du prix ne parviennent à dérider leurs usagers.
Pourquoi une telle morosité ? Les philosophes prennent leur ticket pour vous répondre.
Par Nicolas Tenaillon
Parce qu’on y perd 1 2 Parce que ce sont des
son temps endroits déplaisants
S É N È Q U E   (Ier siècle) B L A I S E P A S C A L (XVIIe siècle)

L a Rome antique connaissait


déjà les embouteillages et l’im-
patience de l’attente derrière un char
C réé en 1661 par Pascal et le duc de
Roannez pour faciliter le trans-
port à l’intérieur de Paris, « le carrosse
bloqué par un livreur d’amphores. à cinq sols » (une somme modique à
« Repasse tous les jours de ta vie ; tu en ver- l’époque) profite d’abord aux bourgeois
ras fort peu qui soient restés à ta disposition », qui l’utilisent pour aller de la rue Saint-
dit le stoïcien Sénèque dans De la brièveté Antoine aux jardins du Luxembourg en
de la vie. Les trajets quotidiens aux heures passant par le Châtelet. Mais bien vite, les
de pointe nous volent un temps précieux. marchands de Saint-Denis veulent leur
Impossible de s’y livrer à la méditation : ligne. En se démocratisant, les transports
le bruit, la promiscuité, le souci du tra- en commun font fuir les riches. Aujour­
vail à venir rendent pénibles ces heures d’hui, le métro, parfois jugé sale et mal fré-
passées assis ou debout, en compagnie quenté à certaines heures, n’a pour avantage
de voyageurs inconnus logés à la même que d’assurer des déplacements rapides.
enseigne que nous. « Cet affairement à On le prend par obligation. On ne retrouve
vide » invite bien peu à sourire. le sourire qu’en remontant à l’air libre.

Parce qu’on y subit


Parce que les autres l’organisation
y sont une menace capitaliste du travail
HENRI LEFEBVRE (XXe siècle)
potentielle
E R V I N G G O F F M A N   (XXe siècle) L es transports en commun opti-
misent les déplacements. Ils per-

D ans l’espace public, une alter-


cation avec autrui est toujours
possible. Goffman, sociologue de l’école
mettent d’acheminer massivement et
à bas prix les ouvriers à l’usine, les
employés dans les centres d’affaires, les
de Chicago, étudie, dans son essai La Mise consommateurs dans les zones commer-
en scène de la vie quotidienne, le « jeu » des ciales. Le philosophe marxiste Henri
individus dans un ascenseur : « À mesure Lefebvre soutient dans son livre Le Droit
que la cabine se vide, il s’introduit une cer- à la ville que « les concentrations urbaines
taine gêne chez les passagers, pris entre deux ont accompagné les concentrations de capi-
inclinations opposées : s’éloigner le plus pos- taux ». Les trajets quotidiens assurent
sible des autres et inhiber les comportements au système sa fluidité. Si nous ne sou-
© Illustration : Séverine Scaglia pour PM

d’évitement qui pourraient offenser. » Dans rions pas dans les transports, ce serait
les transports en commun, on adopte une parce que nous sentons que l’organisa-
attitude neutre, à la fois sérieuse et paci- tion de la circu­lation urbaine, comman-
fique, parce que respecter les « territoires dée par les intérêts du grand capital,
du moi » (le sien et celui des autres) per- permet « l’exploitation raffinée » des
met de stabiliser les relations sociales. 3 4 voyageurs, leur « domination parfaite » !

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STRATES
L ’ H I S TO I RE D ’ UN E I D É E

SPRINT
U N G R A ND L I V R E R É S U M É
E N U N E P H RA S E
Égoïsme
L’OUVRAGE L’AUTEUR
Un vilain défaut ? Les philosophes
JEAN-PAUL
L’Être et le Néant SARTRE n’en sont pas si sûrs. Par Nicolas Gastineau
(1943)

ARISTOTE (384 av. J.-C.-322 av. J.-C.)

RÉSUMÉ
L ’égoïste ? Celui qui garde pour lui ce qu’il juge être le plus
important. Si, comme dans la majorité des cas, on place
avant tout la richesse et les honneurs, alors on est selon
Aristote un « vil égoïste ». Mais l’homme vertueux, c’est-à-dire
celui « qui s’attribue à lui-même la plus forte part de la noblesse
« L’angoisse, cette prise de conscience que tout morale », est lui aussi « suprêmement égoïste », mais pour le Bien !
m’est possible, que je peux devenir un héros ou
un salaud, introduit en moi un néant : coupé du
monde et de mon essence par ce néant que je suis,
me voilà seul, libre et sans excuse, condamné PA S C A L (1623-1662)

A
à assumer la responsabilité de mon existence. » vant qu’il ne rentre dans la langue française, c’est
Pascal et ses amis de Port-Royal qui ont popularisé
le mot « égoïsme »… pour le ridiculiser. Pour lui, « le moi
est haïssable », et tout bon chrétien devrait d’ailleurs
INTRADUISIBLE ne jamais dire je. Pour deux raisons : le moi est injuste
U N CO N CE P T en ce qu’il se fait le centre de tout, et « il est incommode
V E NU D ’ A I L L E U R S aux autres en ce qu’il les veut asservir ».

SCHOPENHAUER (1788-1860)

N
LANGUE D’ORIGINE : JAPONAIS
e plus être le centre de tout, espérait Pascal ?

Fūdo (風土) Schopenhauer n’y croit pas. L’égoïsme est un état


d’âme « essentiel à tous les êtres ». Chaque individu, traversé

C
par le vouloir-vivre – force aveugle qui anime le monde –,
e mot composé des kanji (caractères d’origine est prêt à tout anéantir au profit de ce moi. Jusqu’au vouloir-
chinoise) qui désignent le vent (風) et la terre (土) vivre poussé « à son plus haut degré » : le cannibalisme.
définit à l’origine la singularité d’un terrain affecté
par la nature (désert, prairie, montagne…). Mais le premier
caractère a aussi le sens de tempérament. C’est alors la
manière dont la terre est culturellement vécue qu’évoque RAND (1905-1982)
le fūdo. Élevé au rang de concept par l’un des plus célèbres
philosophes japonais – TetsurŌ Watsuji (1889-1960) – qui
y voit le « moment structurel de l’existence humaine » (Fūdo.
L a philosophe américaine est allée plus loin que quiconque.
Avec son essai La Vertu de l’égoïsme, elle en fait le socle
de la pensée libertarienne. La seule référence éthique valable,
Le milieu humain, 1935), ce terme dit la manière de vivre c’est l’ego : rien « ne pourra jamais tuer cette chose en l’homme
l’espace propre à une société. Il détermine le regard de ses qui sait dire je ». Pour peu que l’on respecte la propriété et
habitants sur les autres espaces. Le géographe et philo- que l’on n’emploie pas la force, il faut n’écouter que son intérêt.
sophe Augustin Berque, commentateur de Watsuji, souligne
© CC-Domaine public ; pictogrammes : The Noun Project.

toutefois que le fūdo ne referme pas l’individu sur son


appartenance locale : la dimension relationnelle de l’homme
l’ouvre sur d’autres milieux. Fūdo peut alors se traduire par LASCH (1932-1994)
« médiance ». Mais la lecture la plus fréquente du terme
accentue davantage l’attachement à la singularité nippone.
À tel point d’ailleurs que le sociologue Atsushi Miura a pu
C e que Rand appelait de ses vœux, Lasch le regrette.
Le libéralisme traditionnel est en effet devenu,
sous l’effet de la révolution des mœurs des années 1970,
parler de « fast-fūdoïsation » pour dénoncer la perte d’iden- une « culture de l’égoïsme ». Le « moi narcissique »
tité qui accompagne la modernisation des villes japonaises. ne croit plus en la vie publique, ne vit que pour lui et
Quand le McDo remplace le fūdo, c’est le regard sur les pour son entourage. En un mot, il est devenu asocial.
paysages urbains traditionnels qui disparaît… Par N. T.

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Idées
BACK PHILO

« L’ignorant »
Celui qui ne sait pas, soit parce
qu’il n’a jamais fait l’expérience de
ce qui est à connaître, soit parce « peut-il »
qu’il n’a pas reçu d’instruction. Possibilité existentielle, droit.

L’ignorant peut-il
être heureux ?*
« être heureux »
Avoir accès au bonheur en éprouvant un sentiment
continu de satisfaction, être content de son sort.

i c h a g e
D éf r
PREMIÈRES INTUITIONS EXEMPLES QUI VIENNENT À L’ESPRIT RÉFÉRENCES UTILES

On envie parfois l’innocence Le droit pénal postule que « nul Jean-Jacques Rousseau, Émile
de l’enfant, plus rarement le sourire n’est censé ignorer la loi ». Même si aucun ou De l’éducation (1762). Émile, élève
de « l’idiot du village », mais souvent juriste ne connaît toutes les lois, on ne peut fictif, ne lit aucun livre avant ses 15 ans.
l’authenticité de la vie du berger se réfugier derrière l’argument d’ignorance Seule l’expérience de la nature lui enseigne
qui vit en solitaire dans la montagne. pour justifier la quête de plaisirs qui les valeurs qui le guideront. À l’abri de
Par contraste, l’érudit qui a lu tous les nuiraient à autrui. Le bonheur passe la corruption des hommes, il se forge un
livres semble bien triste. On s’alarme par la connaissance et le respect des caractère pur, source possible de son bonheur.
de la dangerosité du savant fou. mœurs de son pays. Blaise Pascal, Pensées (1670, posthume).
Connaissance et bonheur ne semblent « Heureux les pauvres en esprit, Le goût du « divertissement » montre que pour
donc pas liés. car le royaume des Cieux est à eux » supporter le malheur de notre condition
Pourtant, le savoir offre à ceux (Évangile de Matthieu, 5,3). Cette parole mortelle, nous fuyons dans des activités futiles
qui le possèdent un pouvoir qui les protège attribuée à Jésus rappelle que le bonheur comme les jeux de cartes. Ce refus de méditer
des aléas de l’existence. L’expérience qui attend les cœurs purs dans l’au-delà sur le sens de l’existence nous éloigne du seul
fait l’homme prudent, autonome, et donc ne requiert que la foi. Le savoir est inutile bonheur auquel on peut aspirer : celui du salut.
possiblement heureux. L’ignorant, au salut. Denis Diderot, Supplément au Voyage
lui, semble être aisément manipulable. Candide, le héros naïf du conte de Bougainville (1796, posthume).
S’il est heureux, n’est-ce pas dans philosophique de Voltaire (1739), Le bonheur des Tahitiens, dont l’île venait
l’attente d’une cruelle désillusion ? déduit de ses tribulations à travers d’être « découverte » en 1767, repose sur
Un certain savoir semble donc utile un monde qui ne connaît que des drames un mode de vie conforme aux prescriptions
au bonheur, mais, puisque l’homme n’est qu’il faut se contenter de « cultiver de la nature. Tout y est partagé de sorte
pas omniscient, il doit s’accommoder de son jardin ». Manger en paix des « cédrats que « toute l’île forme une seule et même
ce qu’il ne connaît pas. et des limons » peut suffire au bonheur. famille ». L’état de perfection est un état
d’équilibre entre nature et culture.

* CE SUJET EST TOMBÉ AU BAC EN 2008 AUX ANTILLES (SÉRIE ES).

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n p l a n
Un b o

e s t q u o i Imbécile heureux TRANSITION

C’
1 et savant triste. Le savoir nous humanise et nous rend
L’état d’innocence est un état de bonheur. libres. Mais est-ce à dire que plus on est

è m e   ?
L’ignorance nous plonge dans l’agréable savant, plus on est heureux ? N’y a-t-il

le p r o b l
naïveté de l’enfance. Elle est aussi un pas des choix à faire pour prétendre
refuge, car les illusions sont consolatrices. au bonheur ?
Ne pas penser à la mort, par exemple,
nous libère de son scandale. Le désir Quel savoir
de lutter contre elle, comme le fait
3 rend heureux ?
le docteur Frankenstein, mène à la folie Puisqu’on ne peut pas tout savoir,
et au désespoir. Ne pas savoir peut être s’acharner à vouloir tout connaître ne peut
alors un choix. mener qu’au faux bonheur de l’érudition
Rousseau, dans l’Émile, critique ceux qui orgueilleuse. L’ignorant n’est pas tant
L’ignorance est notre état originel. veulent faire des enfants des « singes sa- celui qui ne sait rien que celui qui croit
Elle fait du monde qui nous entoure vants ». Mieux vaut qu’ils s’éduquent eux- savoir. Faute de savoir renoncer, il se rend
un lieu d’abord enchanteur, parce que mêmes en se servant de la nature comme malheureux.
tout y est nouveau, offert à la curiosité. guide. Au fond, pour être vraiment heu- C’est ce qu’enseigne Diderot dans le
Mais bien vite, ce lieu se révèle menaçant : reux, il faut savoir peu de choses mais les Supplément au Voyage de Bougainville.
dans Le Livre de la jungle, Mowgli est savoir bien. Or c’est souvent ce qu’on a Pour bien vivre, il faut des lois simples :
très tôt confronté à Kaa, le serpent appris en autodidacte qui nous satisfait. « Que le code des nations serait court si
hypnotiseur, et au tigre Shere Khan, on le conformait rigoureusement à ce-
qui veut le dévorer. Le mythe d’Adam TRANSITION lui de la nature. » Le « bon sauvage »
au jardin d’Éden montre en outre que cette Bonheur et simplicité semblent donc liés. tire son bonheur du rejet d’un excès
menace est aussi celle de la tentation. Mais la réalité, souvent cruelle comme d’artifice qui oblige à postuler que « nul
Adam et Ève, séduits par un autre serpent l’éprouve Candide, remet en cause cette n’est censé ignorer la loi ».
qui abuse de leur ignorance, ne résistent équivalence. Connaître, n’est-ce pas se Allons plus loin : à la connaissance
pas au désir de croquer le fruit défendu : donner les moyens d’être libres et donc du monde ne faut-il pas préférer
le malheur viendrait alors de notre heureux ? la connaissance de soi qui permet à chacun
propre faiblesse, parce que nous de s’évaluer au cours de son existence ?
ne nous connaissons pas. Il n’est pas La réconciliation du bonheur Selon Socrate, une vie sans examen
sûr pourtant que la volonté de savoir,
2 et du savoir. de soi-même ne mérite pas d’être vécue.
d’expérimenter, de s’instruire soit Comme le montre Jean de La Fontaine Le bonheur passerait ainsi par le travail
pour autant un gage de bonheur. dans La Cigale et la Fourmi, l’ignorance d’introspection, condition d’une vie libre
Non seulement apprendre demande est dangereuse parce qu’elle rime avec et heureuse.
des efforts souvent vécus comme pénibles, imprévoyance. Connaître, c’est anticiper
mais, l’omniscience étant impossible, tout les malheurs qui peuvent nous accabler. CONCLUSION
savoir est limité, et donc frustrant. Force Mieux : la véritable connaissance, celle « L’homme a naturellement la passion
est de constater qu’on est toujours plus ou qui est scientifiquement fondée, protège de connaître », disait Aristote. Si l’état
moins ignorant en raison de notre finitude. de la manipulation. Pas de bonheur sans d’ignorance est notre état initial, ce n’est
L’insatisfaction semble ainsi un minimum de sens critique. De plus, pas notre destin. On ne saurait être
inhérente à la connaissance. Est-il alors l’ignorance choisie ne serait qu’une heureux en demeurant ignorant toute
préférable de faire le choix de l’ignorance démission. sa vie. Mais l’accroissement de notre
pour être heureux, ou bien vaut-il mieux C’est pourquoi Pascal dans ses Pensées savoir est source de nombreuses
chercher à étendre le plus loin possible critique le divertissement : « Les hommes désillusions. Ainsi, en dépit du progrès
ses connaissances pour trouver son n’ayant pu guérir la mort, la misère, des connaissances, l’acceptation de notre
bonheur dans ce que l’on a cru comprendre l’ignorance, ils se sont avisés pour se finitude conditionne notre bonheur.
du monde et de soi ? rendre heureux de n’y point penser. » Pour être heureux, mieux vaut être
Autre motif pour faire l’éloge de la con­ sage que savant.
naissance : l’homme, animal historique,
peut tirer bénéfice de l’expérience des
autres pour être plus heureux que ses
aïeux. Le philosophe flamand Érasme
(v. 1469-1536) disait ainsi que « la lec-
ture nous épargne vingt  ans d’expé-
riences inutiles ». Par Nicolas Tenaillon

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LIVRES

N
ous sommes partis, nous voilà 144 p., 11 €). S’il désigne d’abord le lieu nodal des « gilets
rentrés. Sur la route, nous avons jaunes », il pose surtout une autre question : lors de
suivi le flux giratoire des ronds- cette mobilisation sans porte-parole pour lui donner
points, presque surpris de n’y voir, un sens unique, qui a tourné en rond ? Qui s’est
en guise de gilets jaunes, que celui consumé ? Pas tant les manifestants que les cher-
d’un automobiliste en panne. Et cheurs, politiques, journalistes, dont les catégories
voilà que nous tombons, en ouvrant le premier livre sur d’analyse de ce qu’il est convenu d’appeler « le mouve-
Le billet la pile des essais de la rentrée, sur cette phrase : « Nous ment social » ont tourné à vide devant l’inédit. C’est
de Catherine Portevin tournons en rond la nuit et nous sommes consumés par le toute une pensée de gauche qui a été « destituée » par
feu ». C’est la traduction d’une citation latine, « In une exigence étrangère à sa tradition : contre « l’ab­
girum imus nocte et consumimur igni », qui fut le plus straction de la politique », contre les idées quelles qu’elles

PENDANT célèbre titre palindrome du situationniste Guy Debord.


Quel rapport entre la critique de l’aliénation dans la
soient. La politique, désormais, n’existera qu’ancrée
dans l’expérience de la vie concrète, qu’il faut donc ap-
QUE société du spectacle et le mouvement des « gilets
jaunes » qu’on a dit apolitique ? Il faut être savant et
prendre à décrire. Laurent Jeanpierre interroge cette
« repolitisation du local » et « relocalisation de la politique »,
J’Y PENSE intuitif comme l’est Laurent Jeanpierre pour en trou-
ver un en intitulant In Girum son stimulant essai sur
dont l’échelle, et le projet, pourraient être « les com-
munes ». Quant au feu auquel nous nous brûlons les ailes,
« les leçons politiques des ronds-points » (La Découverte, il est sans nul doute celui de la catastrophe écologique.

Livres
POUR TOUS
LECTEUR CURIEUX
LECTEUR MOTIVÉ
LECTEUR AVERTI

L’ E S SA I D U M O I S

Libérez
l’IA
Entre Europe, Amérique et Chine, Gaspard Kœnig
dresse un panorama des acteurs de cet incertain
progrès, qui partout menace notre libre arbitre.

La Fin de l’individu. Voyage d’un philosophe au pays de l’IA /


Gaspard Kœnig / Le Point-Éd. de L’Observatoire / 400 p./ 21 €

A
peine revenu de son voyage © Serge Picard pour PM ; Hannah Assouline/Éditions de L'Observatoire.

« aux pays des libertés » (Éd.


de L’Observatoire, 2018), Gas-
pard Kœnig en a entrepris un
nouveau « au pays de l’intelligence artificielle »
(IA). Le philosophe libéral, fondateur du
laboratoire d’idées GenerationLibre, a mené
l’enquête, s’efforçant de « jeter un pont entre
les fulgurances de la tech et les permanences de
la métaphysique ».
Son expédition débute dans le laboratoire IA de Facebook
à Paris, elle se poursuit à Berlin, aux États-Unis, en Chine et
en Israël. Ce carnet de bord touffu résulte de plus de cent

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entretiens avec des experts et des philosophes (Cédric Villani,


Yann Le Cun, Nassim Nicholas Taleb, Yuval Noah Harari…).
Kœnig convoque aussi les classiques, sans technophobie
mais avec de vraies précautions, car une menace pèse sur La chronique
notre libre arbitre «  qui se trouve peu ou prou au fondement de de Philippe Garnier
nos sociétés occidentales depuis les Lumières, et qui justifie à la
fois les droits individuels, les mécanismes de marché, le droit de L E RO M A N D U M O I S
vote et la justice pénale. »
Dans le domaine du travail – où les algorithmes se substi-
tuent aux ressources humaines –, de la justice – où ils guident les
décisions –, en amour – où ils sélectionnent le conjoint –, jusque
Labyrinthe
cambodgien
dans les domaines éthique et moral, Kœnig redoute que nous
basculions dans la « société du tourniquet » en acceptant petit
à petit, de tourniquet en tourniquet, « étourdi par le confort et
l’efficacité » des choix délégués à l’IA, une forme de renonce-
ment et de servitude. « Comment être libre et responsable, s’in- Naviguant de l’Europe à l’Asie, de la fiction
quiète-t-il, quand notre pensée est le simple produit d’un champ au réel, ce roman hanté tente de remonter aux racines
de forces qui la dépasse ? » de l’un des génocides les plus meurtriers du XXe siècle.
L’auteur relève un paradoxe : les responsables de ce sabo-
tage contre le « soubassement libéral de nos sociétés » sont aussi Les Jungles rouges / Jean-Noël Orengo / Grasset / 272 p. / 19 €
les premiers défenseurs du libéralisme, soit les acteurs de la
Silicon Valley, « tellement aveuglés par leur passion pour l’inno-
vation qu’ils refusent de mesurer le risque fondamental que l’IA
pose à la notion même d’individu ». Il emprunte à Deleuze le
concept de « dividuel » (opposé à « individuel ») pour quali-
fier l’homme « décomposé en autant de coordonnées numériques
«

C omme vous, mais pas tout à fait comme vous » :


ce refrain rythme un poème cambodgien de 20 000 vers
composé dans les années 1920. Il exprime l’impal-
pable et irréductible différence entre Asie et Occident, entre
colonisateur et colonisé, entre lutte des classes dans sa ver-
qu’il y a de systèmes s’intéressant à lui », menant à une société sion khmère et marxisme orthodoxe. Il scande aussi Les
sans sujet, sans unité, sinon sans politique. Jungles rouges au fil de différentes époques, depuis le régime
Que faire ? Opter pour un « suicide » technologique, en renon- colonial de l’Indochine des années 1920 jusqu’à l’entrée des
çant aux risques du progrès ? Abandonner le terrain de la démo- Khmers rouges dans Phnom Penh en 1975, en passant par les ruelles du Quartier
cratie, quitte à laisser le « terrain libre aux autocrates » ? Kœnig latin de 1951 où déambule le jeune Saloth Sâr, futur Pol Pot… Comment la bar-
imagine une troisième voie. En s’inspirant du philosophe amé- barie reprend-elle racine dans un monde policé ? Par quelles métamorphoses
ricain Daniel Dennett, il renverse la notion de « libre arbitre » successives un étudiant flâneur devient-il un ordonnateur de massacres ? La
– trop ambitieuse – au profit de l’« arbitre libre », conciliant dé- toile que tisse Jean-Noël Orengo est trop subtile pour apporter une réponse
terminisme (des algorithmes) et autonomie. Cette perspective immédiate. Dans son roman, la montée de la violence apparaît comme une lente
« compatibiliste » considère, comme l’écrit Leibniz, que « la liai- hallucination collective. L’idéal d’une abolition radicale des inégalités se mue
son des causes avec les effets, bien loin de causer une fatalité insuppor- en une vengeance atroce contre le genre humain. Sur les camps et les charniers
table, fournit plutôt un moyen de la lever ». règne désormais un nouveau personnage intarissablement bavard : le Haut
Comment ? En s’appropriant nos choix, fussent-il guidés Parleur, « grand écrivain universel pratiquant la littérature instantanée ». Agencée
par l’IA, et en conférant à nos actions le sens d’une inten- par les Khmers rouges, la destruction des villes laisse le champ libre aux vieux
tion. Autrement dit, prendre conscience des déterminismes démons de la forêt cambodgienne.
qui nous gouvernent et agir en fonction de cette connais- Dans ce roman en forme de labyrinthe euro-asiatique, au fil des couloirs
sance, sans fatalisme. Insister sur l’arbitrage plutôt que sur et des passages secrets, surgissent les figures d’André et de Clara Malraux, de
la liberté, en définissant les domaines sur lesquels l’IA opère la photographe Catherine Leroy immergée dans la guerre du Vietnam, de
et les principes éthiques qui la guident, à partir d’une déli- Prasith, compagnon de route de Pol Pot qui, avant de disparaître, confie sa
bération avec soi-même. fille Phalla à deux chercheurs français, ou encore de Marguerite Duras, qui
Il s’agit ainsi de choisir l’échappée contre le trajet opti- observe la petite Phalla sur la plage de Trouville. En différents points du laby-
misé par l’algorithme ou de définir la liste de livres à partir de rinthe, Orengo place des personnages réels ou imaginaires, inconnus ou cé-
laquelle d’autres achats sont suggérés. « L’arbitre libre consiste lèbres, comme si, dans un jeu de relais, ils se transmettaient un mystérieux
ainsi en une sorte de réflexivité de l’intention. […] Nous maîtrisons témoin ou qu’ils incarnaient les étapes d’une « roue du karma ». Au-delà des
le processus qui précède le choix. » Encore faut-il en avoir les événements historiques, la part de réalité que le romancier parvient à recons-
moyens : politiquement, en assurant la propriété sur nos don- tituer est d’une finesse moléculaire. Il restitue le souffle de ses personnages,
nées ; techniquement, en assurant leur portabilité ; et person- la lueur de leur regard et le rythme de leur pensée. À la fois rationnel et hanté,
nellement, en dégageant le temps, l’argent et les compétences ce très beau livre explore les convulsions, les rêves et les cauchemars d’une
nécessaires à ces choix perpétuels. Cédric Enjalbert Asie du Sud-Est devenue entre-temps le centre du monde.

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LIVRES

H O R S P I ST E POUR TOUS LECTEUR CURIEUX LECTEUR MOTIVÉ LECTEUR AVERTI

Des lendemains
qui buggent

Technofictions / Pierre Cassou-Noguès /


Les Éditions du Cerf / 288 p. / 20 €

P ierre Cassou-Noguès est obsédé par une expérience de pensée :


alors que l’on a su facilement imaginer l’homme invisible – qui voit
sans être vu –, pourquoi est-il si compliqué de se figurer l’homme intan-
gible ou intouchable ? Le philosophe relève ce défi en tirant parti des réalités
nouvelles que créent les technologies. Quelle expérience du monde aurions-
nous si, par exemple, nous pouvions le toucher à distance sans être touché, à
l’aide de gants connectés ? C’est ce qui arrive au narrateur de l’une de ces neuf
nouvelles de « technofictions ». Dans d’autres récits, une pilule accorde la jeu-
nesse éternelle ou bien un président de la République se porte candidat après
sa mort grâce à un algorithme… Le philosophe suit un peu la logique de la série
Black Mirror : partir d’une technologie émergente pour saisir leur impact sur
nos vies. Mais c’est en phénoménologue, proche de l’expérience sensible, que
Cassou-Noguès entend comprendre les nouvelles technologies. Il considère
depuis longtemps, comme il l’explique dans sa préface, que « la philosophie est
fondée sur la fiction » : un problème philosophique – à l’instar, chez Sartre, de la
honte conceptualisée à partir du récit d’une personne se faisant surprendre en
train de regarder par le trou d’une serrure – ne se pose que s’il peut être pensé
dans le cadre d’une histoire. Dont acte. Samuel Lacroix

Mémoires

Penser
d’une géante

en
Souvenirs de l’avenir / Siri Hustvedt / trad. de
l’anglais C. Le Bœuf / Actes Sud / 336 p. / 22,80 €

D ans Matière et Mémoire, Henri Bergson distingue deux types de


mémoire : l’une emmagasine les événements et les sensations du
quotidien, comme pour constituer une bibliothèque personnelle
d’images, l’autre, ancrée dans le corps, fait des souvenirs le moteur de l’action
présente. La dynamique entre ces deux mémoires est au cœur des Souvenirs
de l’avenir de la romancière américaine Siri Hustvedt, également spécialiste
fictions
Philosophes romanciers ?
de neurosciences. En août 1978, « S. H. » quitte son Minnesota natal pour Romanciers philosophes ?
s’installer à New York. Elle a en tête l’écriture d’un roman, l’envie de dévorer
de la poésie, de comprendre Weil et Wittgenstein. Presque quarante ans plus Lors de cette rentrée littéraire,
tard, devenue une intellectuelle reconnue, S. H. retrouve le journal intime quatre auteurs bousculent
dans lequel elle égrenait alors rencontres, joies, et désillusions. Elle ne recon-
naît pas toujours les détails qui semblaient avoir tant d’importance pour les catégories bien établies
l’aspirante écrivaine. Certains événements traumatiques ont en revanche, pour mieux questionner
gardé leur pouvoir de nuisance. À 23 ans, S. H. rêve d’être « une géante ». Mais
en littérature et en philosophie, les hommes règnent et gardent jalousement
notre présent.
leur pré carré – c’est ce regard condescendant, cette parole coupée, ce mono-
logue sans égard pour l’interlocutrice, cette tentative de viol... Cette violence
pas toujours perçue comme telle par la S. H. de 1978 rappelle à l’écrivaine de
2016 les destins tristes et flamboyants de femmes artistes à l’œuvre minorée,
voire oubliée. La mémoire de Siri Hustvedt, aussi vive dans le corps que dans
l’esprit, permet à sa colère de rester intacte. Victorine de Oliveira

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En librairie
le 12 septembre
Aux frontières
de la raison

Le Guérisseur des Lumières / Frédéric Gros /


Albin Michel / 176 p. / 17,90 €

L e nom de Mesmer vous dit-il quelque chose ? Certains le con­


naissent à travers son presque homonyme Messmer, un hypnotiseur
médiatique. Un pseudonyme qui rend hommage au « vrai » Franz-An-
ton Mesmer (1734-1815), personnage controversé, condamné (par la Faculté)
et célébré (par le grand public). Il défendait le principe du magnétisme, ce
prétendu fluide considéré comme un « feu invisible », qui naviguerait entre les
corps et que l’on pourrait canaliser, par affleurement des mains, pour guérir
certains maux. D’autres se souviennent peut-être d’une lecture scolaire où
Hegel le mentionne comme celui qui conçut le projet fou de penser sans les
mots – et qui faillit en perdre la raison. Précisément : ce sont les frontières de
la rationalité qu’interroge l’œuvre de Mesmer, ce qui ne pouvait qu’intéresser
le philosophe Frédéric Gros. Il restitue le parcours du médecin/charlatan à
travers une série de lettres fictives adressées par Mesmer à un ami durant les
derniers mois de sa vie. Il nous rend ainsi attachant un homme aigri et mytho-
mane, mais toujours sincère et enthousiaste : « Moi je guérissais, monsieur, ils ne
font que soigner », lui fait dire Frédéric Gros. On se plaira à suivre, entre la Prusse
et la France, son destin qui se superpose à la période d’effervescence conduisant
des Lumières à la Révolution française. Frédéric Manzini

Portrait de
l’artiste en deuil “
J’ai ainsi souhaité m’appesantir
à la surface des choses
aéroportuaires, sillonner
Je reste roi de mes chagrins / Philippe Forest /
Blanche / Gallimard / 288 p. / 19,50 € les halls, les esplanades,
les terminaux et les salles
«
Q uelqu’un s’apprête à raconter sa vie dont il dit pourtant
qu’elle pourrait aussi bien être celle de n’importe qui. » Sans
ce récit, ce miroir tendu, nulle vie n’est intelligible à celui qui la
vit. « Qu’est-ce qu’une vie, sa vie ? » est la question philosophique du « To be or
d’embarquement, et voir
par moi-même si cette

superficialité ne cachait pas
not to be » d’Hamlet. Elle est celle, immémoriale, que reprend le romancier des profondeurs inconnues.
Philippe Forest. La scène se déroule en Angleterre en 1954 : sir Winston Chur-
chill pose pour le peintre Graham Sutherland. Celui-ci doit réaliser le portrait
du grand homme pour son quatre-vingtième anniversaire. Churchill sera
horrifié par le tableau, qui fera scandale au Parlement. De cet épisode fameux
outre-Manche, Philippe Forest fait un drame shakespearien. Il tisse finement,
par une extraordinaire mise en abyme, Shakespeare, la scène du théâtre, les
acteurs, les spectres, l’histoire, la peinture, et lui-même en narrateur, ou
choryphée, ou spectateur, commentant la pièce qu’il écrit en un roman en
quatre actes, intermèdes, prologue et épilogue, lever et tomber de rideau. Et
cette mise en abyme ouvre les abîmes où palpitent des cœurs blessés. « Je Disponible aussi sur
reste le roi de mes chagrins » : ce que dit le Richard II de Shake­speare dépouillé
www.philomag.com
© Jaredd Craig/Unsplash

de sa couronne pourrait être prononcé par le vieux Churchill inconsolé du


deuil enfoui de sa fille, ou par le peintre proscrit ayant perdu lui aussi un fils,
ou par Philippe Forest dans le « récit ressassé » de la mort de son enfant « qui
reste pourtant éternellement à raconter ». Et chacun pourra dire en l’écoutant :
« Je suis cet homme, il est ce que je suis. » C. P.

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SEPTEMBRE 2019 85
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LIVRES

NOS CHOIX POUR TOUS LECTEUR CURIEUX LECTEUR MOTIVÉ LECTEUR AVERTI

D’un monde à l’autre

La guerre
Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques
de l’imagination / Charles Stépanoff / Préface Ph. Descola /
Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte / 220 p.  / 18 €

du feu E ntre les lignes de cette enquête sur le


chamanisme sibérien se dessinent les
contours d’une passionnante réflexion
sur l’imagination – cette capacité qu’a l’homme de
Quand la forêt brûle.
Penser la nouvelle catastrophe écologique / faire abstraction du monde environnant pour péné-
Joëlle Zask / Premier Parallèle / 180 p. / 17 € trer dans un univers parallèle. L’ethnologue Charles
Stépanoff distingue deux grandes modalités de ce
« voyage dans l’invisible » : « l’imagination exploratrice »
et « l’imagination contemplative ». La seconde nous est plus familière :
regarder un film, écouter de la musique, lire un roman sont autant de
formes de cette ouverture guidée et passive au monde onirique. Cepen-
dant, note Stépanoff, l’externalisation et le cloisonnement de la puis-
sance imaginative dans des supports matériels est une innovation ré-
cente : durant des millénaires, le pays des images était une terre vierge,
en attente d’une « imagination exploratrice » capable d’en sonder les
contrées innombrables et inconnues. Telle est la fonction du chamane,

L
« argonaute de l’invisible » : s’aventurer dans l’ailleurs et y conduire les
a ville s’appelait Paradise. En quelques heures, le 8 no- autres hommes. Le chamane est acteur, pas spectateur, un peu à la
vembre 2018, Paradise a brûlé dans les flammes de l’enfer, manière d’un joueur de jeux vidéo. À ceci près que la frontière entre
rayée de la carte par l’un des ces « mégafeux » dont la Cali- virtuel et réel que reconnaît le gamer est inopérante ici : passer dans
fornie est devenue régulièrement le théâtre. Et pas seule- l’autre monde signifie bien souvent pour le chamane se mettre à l’écoute
ment la Californie : dans le maquis corse, les garrigues provençales, des êtres non humains – montagne, forêt, animaux, etc. – qui l’entourent.
les pinèdes suédoises, la lande britannique, en Indonésie, en Aus- Changer de point de vue, en somme. L’imagination guidée, déléguée à
tralie et jusqu’au Groenland, des centaines de milliers d’hectares de une élite d’artistes, s’est fermée à ce dialogue virtuel avec les autres
forêts partent en fumée chaque année. Imprévisibles et incontrô- êtres. Dépossédés de notre imaginaire, aurions-nous aussi perdu le
lables, d’une intensité inouïe, les mégafeux accentuent le réchauf- monde ?  Octave Larmagnac-Matheron
fement climatique avec les quantités monstrueuses de CO2 qu’ils
dégagent, autant qu’ils en sont la conséquence. De ce nouveau phé-
nomène extrême, la philosophe Joëlle Zask fait un « poste d’observa-
tion » pour penser la quintessence de la catastrophe écologique. Le
résultat est saisissant, ose-t-on dire… glaçant ? Élève rebelle
Elle part de la sidération dans laquelle nous laisse l’être
« meurtrier et dévastateur » dont parlait Bachelard, et de la désolation Le Voluptueux inquiet / Ménécée / Trad. du grec et présentation
du paysage après l’incendie, paysage lunaire de fin du monde. On a de F. Schiffter / Éd. Inactuels-Intempestifs / 50 p. / 8 €

L
beau replanter, la perte est irrémédiable car on perd toujours plus
qu’une forêt lorsqu’elle brûle. Se rejoue quelque chose de l’histoire a Lettre à Ménécée d’Épicure, par laquelle
ancestrale de l’humanité avec le feu : élément de puissance, fan- l’éthique épicurienne nous est parvenue, est
tasmes de maîtrise et peur de la destruction. l’un des textes les plus célèbres de la philoso-
Si le mégafeu nous parle plus que tout autre catastrophe natu- phie. Son format court, son ambition de nous libérer
relle du dérèglement climatique, c’est bien parce qu’il est sans de nos angoisses et de nous rendre heureux traversent
contestation possible d’origine humaine dans 95 % des cas, à cause les générations d’étudiants et de professeurs. De
de la mauvaise gestion des forêts et de l’urbanisation, et par le Ménécée lui-même, pourtant, nous ne savons pas
geste, accidentel ou criminel, le plus ordinaire qui soit : craquer une grand-chose, sinon qu’il était un disciple d’Épicure.
allumette. C’est ainsi que nous sommes entrés, selon Joëlle Zask, Sous couvert de la prétendue découverte en Turquie d’un rouleau
dans le « pyrocène ». Et elle renvoie dos à dos les deux attitudes qui rédigé en grec écrit de la main de Ménécée, Frédéric Schiffter envisage
consistent soit à respecter le feu comme un élément d’une nature ici ce qui pourrait être une réponse de l’élève au maître. Or l’élève est
idéalement sauvage, soit, pour cette même raison, à le combattre rebelle ! Quand Épicure déclare que « les dieux ne sont pas à craindre »,
par des arsenaux technologiques plus efficaces. Contre les natura- Ménécée répond que c’est des hommes superstitieux qu’il faut se
listes et les technicistes, elle prône une « culture du feu », celle que méfier. « La mort n’est rien pour nous », disait le maître. « Nous ne sommes
connaissent paysans, forestiers, éleveurs mais aussi pompiers, rien pour la mort », rétorque le disciple. Enfin, au lieu de distinguer les
chimistes, écologues, géographes pour l’entretien des paysages et désirs naturels des désirs vains, Ménécée conteste que l’on puisse
l’aménagement du territoire. Sinon, alerte-t-elle dans un chapitre invoquer la « nature » comme une réalité alors que seul existe le chaos.
extrême, ce sera la guerre par le feu. Déjà, affirme-t-elle le « jihad des La fiction de Schiffter n’est pas que divertissante : elle donne aussi à
forêts » a été prôné par Al-Qaïda et circule sur Internet… On vous le la Lettre à Ménécée un relief nouveau. En attendant les réponses d’Hé-
disait : La Forêt brûle est un livre glaçant.  C. P. rodote et de Pythoclès aux autres lettres d’Épicure…  F. M.

86 Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019
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La pierre et l’idée
Philosophie de l’architecture / Ludger Schwarte /
Trad. de l’allemand O. Mannoni / Zones / La Découverte / 576 p. / 24 €

C omment comprendre la cité et saisir par


sa forme même la vie fourmillante des
hommes et les forces invisibles qui l’ani-
ment ? Par exemple, l’architecture du XVIIIe peut-elle
aider à comprendre la Révolution française ? Oui, pour le
philosophe allemand Ludger Schwarte. Des Grecs aux
Modernes, il donne à lire dans l’évolution des traditions
architecturales les changements qui traversent aussi bien les arts que la
métaphysique. En un sens, la grande architecture « réalise la philosophie ».
L’agora grecque, ce « centre de force collectif de la ville […] autour duquel
tourne toute chose » est une transposition d’un modèle cosmique présent

est-ce ainsi
dès Anaximandre. Au XVIIIe siècle, les réseaux de ponts et de places à
Paris répondent à l’idéologie des Lumières : des espaces normés et lumi-

que les langues


neux dominés par l’hygiène et l’ordre public. Dans l’architecture, la col-
lectivité projette ses impensés et ses processus d’assujettissement. C’est

vivent ?
pour cette raison que Michel Foucault en fera une « technologie de pouvoir »
et que Paris au siècle de la Révolution passera pour le modèle de la « so-
ciété de contrôle ». Mais Schwarte entend dépasser cette approche en con­
cevant l’architecture comme un ensemble d’espaces dynamiques cycle de conférences
construits par les expériences collectives, exposés à l’instabilité, à l’inat-
tendu, et qui créent les conditions de la démocratie. Si l’histoire fait
partir la Révolution du Palais-Royal, il faut aussi aller dans les restau- — les jeudis à 19h
rants du siècle révolutionnaire, les bordels, les bains publics, les tri­
bunaux pour analyser la gestation discrète de nouveaux espaces de
socialité où s’animent déjà les « corps turbulents ».  Charles Perragin

19 septembre
Les langues, un patrimoine
La fin des mâles ? de l’humanité menacé
Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités /
Rozenn Milin, historienne, journaliste, directrice
Ivan Jablonka / Seuil / 448 p. / 22 € du programme Sorosoro (programme de sauvegarde
de la diversité linguistique et culturelle dans le monde).

O n craignait une autojustification ap-


puyée sur l’évidence que « pas tous les
hommes » sont des machos, des violeurs,
des harceleurs. Rien de tout cela. Ivan Jablonka re-
marque au contraire que quand il s’agit de défendre les
26 septembre
Qui fait changer la langue française ?
Maria Candea, sociolinguiste, maîtresse de conférences
droits des femmes, les hommes sont à la traîne, voire à l’université Sorbonne-Nouvelle.
aux abonnés absents. Le combat pour l’égalité des sexes
ne passe pas uniquement par le partage des tâches mé- 3 octobre
nagères mais par l’invention de « nouvelles masculinités ». Sus aux mascu- Art du langage, langages de l’art
linités toxiques, qui célèbrent le dragueur hétéro compulsif mais aussi,
de façon plus insidieuse, celui qui sait cacher ses émotions ou le vaillant
en Amazonie
père qui subvient aux besoins de sa famille. Ces modèles pèsent sur les Stéphen Rostain, archéologue, directeur de recherche
femmes comme sur les hommes qui ne s’y reconnaissent pas. Jablonka au CNRS.
en appelle à une « redistribution du genre ». Une idée un peu étrange s’il
s’agit classiquement de démolir le podium sur lequel trône le mâle alpha.
La démonstration de Jablonka se perd parfois dans de longs développe-
ments historiques. Sa conclusion sur les « masculinités de non-domination »
qui mèneraient, par exemple, à ne plus lorgner sur les passantes comme AVEC LE SOUTIEN DE

de potentielles marchandises sexuelles sonne pour l’instant comme une


louable déclaration d’intention. Des structures (le patriarcat) ou des
comportements (masculinistes), lequel génère l’autre ? Pour amorcer
un changement, il faut bien commencer quelque part.  V. d. O.
Accès gratuit dans la limite des places disponibles
Philosophie magazine n° 132
SEPTEMBRE 2019 87 Informations cite-sciences.fr - rubrique Conférences
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LIVRES

NOS CHOIX POUR TOUS LECTEUR CURIEUX LECTEUR MOTIVÉ LECTEUR AVERTI

Une dent Le devoir des vivants


contre les véganes Naufragés sans visage. Donner un nom aux victimes
de la Méditerranée / Cristina Cattaneo /
Nous sommes les autres animaux / Dominique Lestel / Trad. de l’italien P. Colonna d’Istria / Albin Michel / 196 p. / 19 €

L
Fayard / 140 p. / 16 €

C
’historienne Arlette Farge avait retrouvé
omment un philosophe de la question ani- dans les archives du XVIIIe siècle les objets
male peut-il s’opposer au mouvement et les traces écrites d’errants morts au bord
végane ? C’est la question que développe des chemins ou dans le fond des rivières (Le Brace-
l’anticonformiste Dominique Lestel et qui trouve dans let de parchemin, Seuil, 2003) : listes de mots, billets de
ce livre un nouvel écho. À ses yeux, le véganisme pose loterie, et parfois, attaché autour du poignet, un message :
un double problème : il signe « un retour à l’ordre moral » « encas quil marrive quelqueaccident je mapele Louis
en témoignant d’une « méconnaissance persistante de l’ani- Maupin… ». Teraje, une jeune Érythréenne noyée au large de la Sicile en
mal ». À force de compassion, l’animal y est vu comme 2013, avait sur elle, serrés entre les pages d’un livre, deux cœurs en décal-
une « peluche », c’est-à-dire une sorte d’humain. Être végane, c’est au fond comanie, des numéros de téléphone griffonnés et son certificat du Haut
rêver de ressembler aux plantes, les seuls être vivants à ne pas en tuer Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. D’autres ont des
d’autres pour se nourrir… ce qui pourtant n’empêche pas de les manger photos, une poignée de terre de leur pays, des sucreries et même leur
sans se poser de question sur la sensibilité végétale ! Cette confusion des bulletin scolaire… qui disent leurs arrachements et leurs espoirs.
affects et de la connaissance mène, selon Lestel, à des attitudes incohé- Cristina Cattaneo, médecin légiste à Milan, s’est battue pour tenter
rentes et contre-productives : la disqualification morale de la consom- à son tour de « donner un nom » aux migrants morts en Méditerranée
mation de viande fait de l’ombre à celle, politique, des désastres (17 000 depuis 2014, 35 000 entre 2000 et 2016) et ainsi de les tirer de
écologiques et des abattoirs industriels, deux combats qui devraient l’oubli. La médecine légale est un art du détail, et Cristina Cattaneo ne
conduire à des alliances stratégiques avec les « carnivores éthiques ». Mais nous en épargne aucun dans son récit des mois qu’elle a passés à recueil-
d’où vient la méconnaissance à l’origine de tous ces maux ? Outre Des- lir, à autopsier, à identifier si possible et à enterrer le millier de victimes
cartes et sa conception de l’animal-machine, dont nous avons eu peine à du naufrage du Barcone au large des côtes libyennes en avril 2015. C’est
revenir, il y a le « manque d’imagination » pour saisir l’étrangeté de la vie cette précision qui donne à son témoignage « la noblesse et la piété » du
animale et la singularité de chaque vivant. Le salut réside dans une pensée geste que les vivants doivent aux morts, quels qu’ils soient. Arlette Farge
qui nous reconnecterait à l’animalité, y compris la nôtre. Manière aussi avait placé en exergue de son livre cette citation de Pascal : « Nul ne
de renouer avec une forme d’animisme.   S. L. meurt si pauvre qu’il ne laisse quelque chose. »   C. P.

La messe est dite Le classique


Nul n’est prophète dans son pays. Et d'autres paroles d’Évangiles / Contre les logiciens / Sextus Empiricus / Trad. du grec, introduit et annoté
Denis Moreau / Seuil / 256 p. / 19,50 € par R. Lefebvre / La Roue à livres / Les Belles Lettres / 400 p. / 25,50 €

Les « paroles d’Évangile » ne sont pas que


ces formules (censées être) indubitables
et incontestables. Elles sont aussi reprises
dans de multiples expressions passées dans le lan-
gage courant et dont on a parfois oublié l’origine. Les
D e Sextus Empiricus (Ier siècle), on ne
connaît souvent que les Hypotyposes (ou
Esquisses) pyrrhoniennes. C’est souvent à
cet exposé qu’on réduit le scepticisme ancien, puisque
Pyrrhon, contemporain d’Aristote, auquel on attribue
voici recensées, présentées dans leur contexte bi- l’invention du courant, n’a lui-même rien écrit et n’a
blique et analysées dans la variété de leurs enjeux. pas fait école. Cette première traduction en français
Certaines sont assez évidentes, comme l’adage « il du Contre les logiciens est donc un événement, qui offre
faut rendre à César ce qui est à César » interprété comme la préfiguration l’occasion de mieux découvrir une pensée aussi fascinante que mal
de l’idée de laïcité. D’autres le sont moins, comme « ne pas changer d’un connue. Et pour cause ! Le sceptique est insaisissable et se dérobe sans
iota », « voir la paille dans l’œil de son voisin » ou « faites ce qu’il disent mais cesse. Il n’affirme rien mais s’oppose à tout, remettant en question la
pas ce qu’ils font ». Dans tous les cas, les propos de Jésus apparaissent possibilité de connaître quoi que ce soit. Aussi l’essentiel de l’œuvre de
porteurs d’une forme de sagesse populaire que Denis Moreau, dont on Sextus Empiricus est-il consacré à réfuter les autres, qu’il s’agisse des
connaît le souci d’interroger la place du catholicisme dans le monde traités composant le Contre les professeurs ou du Contre les dogmatiques
contemporain, s’amuse à commenter avec beaucoup d’esprit. L’ouvrage – dont ce Contre les logiciens occupe la première partie, précédant le
est plaisant et particulièrement utile à une époque où les références Contre les physiciens et le Contre les moralistes. Ici en l’occurrence, quand
chrétiennes sont toujours présentes dans notre culture sans être ni Sextus Empiricus s’interroge sur l’existence d’un « critère » permettant
reconnues comme telles ni bien comprises. À recommander à tous les de distinguer le vrai du faux, il se consacre longuement à l’examen des
Monsieur Jourdain que nous sommes… et d’ailleurs, « Jourdain », ne positions de ses adversaires. Et à peine se flatte-t-il de ruiner l’« orgueil
serait-ce pas le nom d’un fleuve ?  F. M. des dogmatiques » qu’il envisage de « blâmer [...] les Sceptiques pour leur
présomption et pour la hardiesse de leur combat contre la conviction com-
mune ». Et si les débats actuels autour de la postvérité trouvaient une
partie de leur inspiration dans cette philosophie sceptique ?  F. M.

88 Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019
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SAISIR
Mieux que bien LE MONDE
Traité des libres qualités / Pascal Chabot  Un cycle
de cinq
/ PUF / 276 p. / 19,90 €

E lle est devenue notre obsession : qualité de l’air, de l’eau, du


service, des produits, de l’enseignement, de l’agriculture, de la fin
de vie, de la vie au travail, de la vie tout court. Elle a ses indices, ses
normes, ses spécialistes qui l’évaluent comme naguère on comptabilisait
les pièces sorties de l’usine. « Qualité » est devenu le maître mot, puissant
conférences
et ambigu comme tous les maîtres mots, de ce qui reste de notre idée du THÉÂTRE DE CORNOUAILLE
progrès : une version profane du Bien. Pascal Chabot s’en est saisi pour y
lire les dérives et désirs contemporains. De livre en livre, il cherche les voies d’un « progrès
subtil » capable de faire pièce au « progrès utile » promu par le techno-capitalisme et de QUIMPER
nous guérir de cette « maladie du trop » qu’il a diagnostiquée en « global burn-out ». Il OCT 2019 > MARS 2020
s’intéresse là à nos envies de mieux. Ce « mieux », auquel il redonne un sens, résiste au-
jourd’hui autant à la dictature du chiffre qu’à la prolifération de ce qu’il faut bien appeler
le « merdique », version profane du Mal : pollution, déchets toxiques, malbouffe, matériaux
cheap, exploitation des corps, infox, abus de pouvoir et autres bien nommés bullshit jobs. Le Théâtre de Cornouaille
Le flou du concept de qualité est un aiguillon pour le philosophe. Car la qualité est
comme le temps pour Augustin : pratiquement, nous savons ce qu’elle est, mais nous ne
propose un cycle de cinq
le savons plus dès qu’il faut la définir. « Toute qualité est décision, et donc culture », affirme conférences en écho de la
Chabot. Descartes distingua les « qualités premières » que sont les caractères objectifs et
mesurables d’une chose, de ses « qualités secondes » subjectives, non mesurables, relevant saison 2019-2020
de l’expérience, voire du goût. Ce faisant, il disqualifie l’appréciation commune par le
sensible, et il opère le grand partage entre quantité et qualité. Le sensible, l’appréciatif,
sera revalorisé par l’industrie mais sous la forme artificielle de la qualité technique, laquelle La logique des passions sociales
à son tour s’essouffle à représenter le progrès de l’humanité. À partir de cette passionnante Gloria Origgi
généalogie philosophique et matérielle, appliquée aux pratiques d’aujourd’hui et bourrée LUNDI 14 OCTOBRE, À 19H
d’exemples concrets, notamment dans le domaine de l’écologie et de la santé, Pascal Cha-
bot ouvre la piste pour penser la « transition qualitariste » du capitalisme. Avec une idée Désobéir en démocratie
forte : la qualité doit être articulée aux principes de liberté et d’égalité. Pour qu’elle ne soit
pas « le concept lénifiant d’une société occupée à gérer son abondance », un luxe d’enfants gâtés Albert Ogien
retranchés dans des « cubes de qualité » ou le faux-nez du contrôle lorsque, par exemple, MARDI 12 NOVEMBRE, À 19H
on prétend améliorer la qualité des soins en réduisant le personnel, alors, il s’agit de tenir
à l’adage : « La qualité de vie des uns prospère où prospère celle des autres. »   C. P. Pourquoi sommes-nous touchés
par la musique ?
Catherine Kintzler
Terre de paroles MARDI 03 DÉCEMBRE, À 19H

Le Promeneur du Morvan / Vincent Vanoli / Familles en mutation


Les Requins Marteaux-Éditions Ouï Dire / 96 p. / 16 € Sabine Prokhoris

P
LUNDI 10 FÉVRIER, À 19H
oumon de la Bourgogne, en pleine « diagonale du vide » et dont
« l’emplacement sur la carte de France est à l’endroit du cœur », le Mor-
van n’est pas simple à situer pour Vincent Vanoli au début de cette Les ressorts du rire
bande dessinée-reportage. S’il commence par faire confiance au GPS puis Yves Cusset
aux panneaux indicateurs, il se fie vite à la parole de ses habitants pour se LUNDI 09 MARS, À 19H
repérer dans ce territoire enclavé. Et des histoires ils en ont, les Morvan-
-----
diaux ! Dans les pas d’Achille Millien qui, à la fin du XIXe siècle, y fit l’une
En partenariat avec Philosophie Magazine
des collectes de contes et de chansons locales les plus complètes d’Europe, l’auteur écoute
pour mieux raconter les « occupants » – « locaux », « Parisiens » exilés ou « néo-arrivants »
confondus. Riche de son passé – vestiges gallo-romains de Bibracte ou musée consacré à
François Mitterrand à Château-Chinon –, de ses hameaux dans leur jus et de ses sublimes
paysages que ne manquent pas d’illustrer Vanoli, le Morvan se conjugue aussi au présent, Renseignements / Réservations
refusant le statut d’« écomusée ». Pour le pire – la coupe forestière à outrance – comme pour 02 98 55 98 55 | theatre-cornouaille.fr
le meilleur – un temps qui paraît, encore, s’écouler autrement, propice à la création d’îlots
utopiques, qu’il s’agisse d’exploitations agricoles bio, de projets culturels foisonnants, de
lieux de vie ou de jardins orientaux ouverts aux rencontres. Au final, une déambulation
poétique qui se double d’une réflexion sur l’orientation et la force de l’oralité.  Noël Foiry

Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019 89
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CULTURE

Par
Cédric Enjalbert

EXPOSITION
OCÉAN. UNE PLONGÉE INSOLITE
Muséum national d’Histoire naturelle.
Grande galerie de l’Évolution (36, rue Geoffroy-
Saint-Hilaire, Paris Ve) / Jusqu’au 5 janvier 2020

Bleu profond

I
l couvre 71 % de la planète mais il reste
méconnu. Au muséum national d’His-
toire naturelle, une exposition (conçue
aussi pour les enfants) sonde les profon-
deurs et les mystères de l’océan. Dans ses
eaux, 2 000 nouvelles espèces sont observées
chaque année ; il en resterait entre 1,7 à
2,3 millions à découvrir. Ici, les ténèbres
règnent dès 200 mètres, et la fosse la plus
profonde, à 11 000 mètres, vient d’être explo-
rée. Ces abysses ont nourri l’imagination des
scientifiques, des romanciers et des explora-
teurs, fascinés par l’observation d’animaux
THÉÂTRE géants. L’existence d’un calmar mesurant
jusqu’à 18 mètres de long et doté d’un œil de
LES NAUFRAGÉS 25 centimètres est ainsi mentionnée pour la
D’après Patrick Declerck / Mise en scène d’Emmanuel Meirieu / Avec François première fois en 1545. Mais il n’a été photo-
Cottrelle, Stéphane Balmino / Durée : 1h / Théâtre des Bouffes du Nord graphié qu’en 2012 grâce à une technologie
(37bis, boulevard de la Chapelle, Paris Xe) du 12/09 au 2/10, puis en tournée en France sophistiquée. On croyait le cœlacanthe (pho-
to) disparu depuis 70 millions d’années. Or

Les voyageurs du vide ce poisson d’allure préhistorique, qualifié de


« fossile vivant », a été aperçu en 1938, puis très
rarement, au point que sa biologie reste inex-

R
aymond avait « une tête toute épave dans son dos, il prête sa voix à ce nau- pliquée. À l’autre bout de l’échelle, les orga-
ronde, un peu ratatinée. L’œil fragé, mort de froid un soir d’octobre 1989. nismes microscopiques pullulent dans
malicieux. Gros pif. Un gnome. Un Raymond incarne ce que le psychanalyste l’océan : ils représentent plus de 95 % du poids
peu Puck. Puck du Songe d’une nuit appelle « la puissance mortifère de l’exclusion ». du matériel vivant dans l’océan. Il y aurait
d’été », comme l’écrit Patrick De- Car la clochardisation n’est pas, selon Patrick ainsi 100 millions de fois plus de bactéries
clerck dans Les Naufragés (Terre humaine, Declerck, un simple problème de société. « Le dans l’océan que d’étoiles dans l’Univers.

© Loll Willems ; représentation de cœlacanthe sur vélin (1997) © MNHN/Bernard Duhem/Tony Querrec.
Plon, 2001). Le philosophe et psychanalyste clochard, écrit-il, est un exclu qui en est venu à Rapidement, la démonstration de ces dispro-
a suivi pendant plus de quinze ans les clo- ne plus pouvoir vivre autrement que dans l’exclu- portions stupéfiantes creuse un gouffre entre
chards de Paris. Raymond était de ces sion perpétuelle de lui-même. » Par conséquent, deux infinis. « Car enfin, écrit Blaise Pascal,
« pauvres types ahuris d’alcool et de drame », de il faut rompre avec le vain fantasme de la qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant
ces « grands voyageurs du vide ». Il en brosse réinsertion ou l’espoir d’un retour à la « nor- à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du rien,
le portrait et retrace son identité dans son malité » de ces personnes gravement désocia- un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné
essai magistral : « J’ai voulu pour ces hommes lisées. Et d’ajouter : « J’ai aidé à les soigner, je de comprendre les extrêmes. »
sans paroles, sans histoires et sans traces, ériger pense en avoir soulagé plusieurs, je sais n’en avoir
une sorte de monument. Un mémorial qui leur guéri aucun. » Éloquente, la réflexion n’aurait
ressemble un peu. Tronqué donc. Un rien de pas la même ampleur si Patrick Declerck, et
travers. » Emmanuel Meirieu en a tiré une Emmanuel Meirieu avec lui, ne lui confé-
adaptation théâtrale, ovationnée l’an dernier, rait un aussi fort accent métaphysique. Ils
lors de sa création à Lyon. Des cas relatés par montrent bien la fragile communauté de des-
Patrick Declerck, le dramaturge retient donc tin qui nous lie tous, à laquelle l’insensée
celui de Raymond, ce « Puck vieilli » qu’il met misère des clochards nous rappelle inces-
en scène et qu’interprète François Cottrelle. samment : « Un jour, notre soleil va mourir, et
Dans un décor d’échouage, pieds nus sur un on le sait. Moi je pense à ça chaque fois que mon
banc de sable jonché de détritus, avec une regard se pose sur une chose : tout périra ».

90 Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019
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CINÉMA
LIBERTÉ
Réalisé par Albert Serra / Avec Helmut Berger, Marc Susini… /
Interdit aux moins de 16 ans / Durée : 2h12 / En salles le 4 septembre

Jouir sans entraves 18 SEPTEMBRE –


13 OCTOBRE, 20H30

A VIE ET
lbert Serra éclaire la nuit de chasse sexuel, fidèles à rien sinon à cette pen-
l’homme. En réalisant Liberté, le sée de Sade : « Ce n’est pas dans la jouissance que
cinéaste explore le territoire des consiste le bonheur, c’est dans le désir, c’est à briser
passions et la logique du désir.
Cette fable en costume, économe
les freins que l’on oppose à ce désir. » Le réalisa-
teur enregistre ainsi une forme de sidéra- MORT DE
MÈRE
en paroles est adaptée d’une pièce de théâtre tion, celles des corps abîmés par la prise de
sur le désir montée en 2018 à la Volksbühne, conscience physique de l’infini. Elle se mani-
le théâtre berlinois. Elle est tenue par une feste paradoxalement par une simplicité so-
unité de lieu, de temps et d’action. Là, dans
l’ob­scure clarté d’un sous-bois, par une nuit
où les ululements se confondent avec les gé-
phistiquée. L’artifice stylise la représentation
des corps et l’expression des envies. Il montre
avec peu d’effets l’étendue des possibles. Ce
HOLLUNDER
missements, des libertins bannis de la cour faisant, Liberté s’inscrit contre la saturation DE ET AVEC JACQUES HADJAJE
de Louis XVI lâchent la bride de leur imagi- du désir, sans cesse suscité et comblé par la MISE EN SCÈNE JEAN BELLORINI
nation. Directement inspiré de Sade, bien publicité et la consommation. Il remet le fan-
qu’il soit à peine cité, le film se déploie comme tasme à sa juste place, dans l’ombre et le si-
une projection mentale, qui dévoile l’illimi- lence. La lenteur du film, sa mécanique et son
tation du corps et la criminalité de tout désir. impudeur en éprouveront plus d’un, il reste
« La cruauté n’est autre chose que l’énergie de qu’Albert Serra s’essaie à représenter l’irrepré-
Idéale Audience-Rosa Filmes-Andergraun Films © Román Yñán

l’homme que la civilisation n’a point encore sentable, l’infinité du désir, la sexualité effré-
corrompue », écrit le Divin Marquis dans La née sans la pornographie. Il invente une excen-
Philosophie dans le boudoir. Ainsi, réunis en trique chimère, née de sa seule imagination.
secret sous une lune suspendue, dans un mer- Elle ne plaira pas à tous ? « Eh, qu’importe ! Bien
veilleux décor de théâtre sauvage emprun- fou est celui qui adopte une façon de penser pour
tant à l’univers de François Boucher, ces les autres ! », comme l’écrit Sade dans une lettre
femmes poudrées et ces hommes à perruque à sa femme, en 1793.
– d o nt H e l m u t B e r ger en du c décati –
s’adonnent aux fantaisies que dicte l’esprit À LIRE
– saleté, luxure, masochisme et violence com- Soudain un bloc d’abîme, Sade / Annie
pris. Ils fétichisent tout sur ce terrain de Le Brun / Folio-Gallimard, 2014 / 352 p. / 9 €
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Philosophie magazine n° 132
SEPTEMBRE 2019 91
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SEPTEMBRE Du 27/09 au 6/10, Langres (52) À partir du 24/09, Bruxelles (Belgique)


LE TEMPS LES MATINS {
Tel sera le thème de la 8e édition des Ren- Reprise des cours pour cette 9e saison. Parmi
contres philosophiques de Langres. Au les intervenants, Jean-Michel Longneaux,
programme : ateliers, balades, conférences, Marc Crommelinck, Frank Pierobon et Fran-
projections cinéma, spectacles, expositions, çois De Smet.
excursion au musée du Temps de Besançon, Programme : lesmatinsphi.be
petits déjeuners et goûters philo, lectures et
SÉMINAIRES, COLLOQUES, journées de formation. Le 27/09 à 20h, en Le 27/09, Bordeaux (33)
CONFÉRENCES, JOURNÉES D’ÉTUDE ouverture de l’événement, se déroulera une SURF ET PHILO
À partir du 9/09, Paris (6e) « Nuit des chercheurs » au cours de laquelle Un dialogue qui saura prendre la vague de l’ex-
LUNDIS PHILO, SÉMINAIRE Cédric Enjalbert proposera une «  carte position La Déferlante surf actuellement au
PHILOSOPHIQUE (SAISON 10) blanche » à Étienne Klein (Théâtre municipal : musée d’Aquitaine et qui réunira Gibus de
Charles Pépin reprend son séminaire hebdo- 55, rue Diderot). Avec aussi, notamment, Maza­ Soultrait, Mathieu Accoh et Alain Bourdon.
madaire jusqu’en juin 2020. Séance inaugurale rine Pingeot, Frank Burbage, Patrick Wotling, À 18h, musée d’Aquitaine :
le 9/09, avec « Comment épouser le mouve- Sophie Nordmann et Bernard Sève. 20, cours Pasteur.
ment de la vie ? » ; le 14/10, « La joie est-elle En partenariat avec Philosophie magazine. musee-aquitaine-bordeaux.fr
plus profonde que la tristesse ? », un hommage Programme : forum-diderot-langres.fr/
à Clément Rosset, avec Alexandre Lacroix. rencontres-philosophiques.html EXPOSITIONS, FESTIVALS
Tarif préférentiel pour les abonnés à Philoso- Jusqu’au 10/11, Paris (14e)
phie magazine. Le 28/09, Paris (17e) NOUS LES ARBRES
À 18h30, cinéma MK2-Odéon (côté LE DÉSIR Cette exposition fera se croiser les œuvres
Saint-Germain) : 7, rue Hautefeuille. L’ISC Paris organise une demi-journée d’étude d’artistes et les réflexions de chercheurs, de
mk2.com/ evenements/ sur « Le Désir », thème 2020 de l’épreuve de Bruce Albert à Emanuele Coccia, en passant
lundis-philo-charles-pepin culture générale des concours d’accès au Haut par Francis Hallé (dont vous pourrez aussi
Enseignement Commercial. Avec Claude Oba- voir les dessins). Elle montrera de nom-
Les 13 et 14/09, Saint-Maixant (33) dia, Seloua Luste-Bulbina et Jérôme Ravat. breuses peintures, installations et photo-
LES VENDANGES DE MALAGAR À partir de 14h, Institut supérieur graphies de créateurs du monde entier.
Depuis vingt-et-un ans, ce domaine cher à de commerce de Paris : 22, boulevard L’événement sera aussi l’occasion de déam-
François Mauriac s’ouvre à des journées de du Fort-de-Vaux. buler dans le jardin créé par l’artiste Lothar
réflexion. Thème retenu pour cette année : iscparis.com Baumgarten (lire aussi pp. 72-77).
« Choisir ou subir ». Conférence de Martin En partenariat avec Philosophie magazine.
Legros sur «  Suffit-il de choisir pour être COURS, RENCONTRES Fondation Cartier pour l’art
libre ? », le 13/09, à 15h. À partir du 17/09, Paris (6e) contemporain : 261, boulevard Raspail.
En partenariat avec Philosophie magazine. LES MARDIS DE LA PHILO fondationcartier.com
Programme : malagar.fr/ Reprise des cours animés notamment par
?Les-vendanges-de-Malagar Bertrand Vergely, Roger-Pol Droit, Rémi Du 29/08 au 1/09, Tournai (Belgique)
Brague, Jean-Luc Marion, Élisabeth de Fonte- LES [RENCONTRES] INATTENDUES
Les 19 et 26/09, Paris (19e) nay, Delphine Horvilleur, Pierre-Henri Tavoil- Depuis neuf ans, cet événement conjugue
EST-CE AINSI lot, Francis Wolff, Éric Fiat, Charles Pépin, musiques et philosophie. Au programme,
QUE LES LANGUES VIVENT ? Heinz Wismann, Jean-Michel Besnier, nombreux concerts et spectacles ponctués
Deux conférences dans le cadre du cycle Monique Castillo, Michaël Fœssel, Laurence d’interventions de philosophes, journalistes
« Lan­gage et vous » : le 19/09, « Les langues, Devillairs, Jacques Darriulat, Étienne Klein ou et écrivains parmi lesquels Vinciane Despret,
un patrimoine de l’humanité menacé », par Thierry Paquot. Michel Eltchaninoff présente- Felwine Sarr, Chiara Pastorini, Gwenaëlle
l’historienne Rozenn Milin ; le 26/09, « Qui ra tous les quinze jours, du 24/09 au 17/12, un Aubry, Pascal Chabot ou Edwy Plenel. Le
fait changer la langue française ? », par la cycle intitulé « Dans la tête d’un fanatique ». 31/08, au jardin de l’Évêché, Martin Legros
sociolinguiste Maria Candea. Hôtel de l’Industrie :  4, place Saint- animera deux séances de « Petites histoires
En partenariat avec Philosophie magazine. Germain-des-Prés. de la philosophie » consacré à Martin Heide-
À 19h, Cité des sciences et de l’industrie : lesmardisdelaphilo.com gger (à 14h) et à Maurice Merleau-Ponty (à
30, avenue Corentin-Cariou. 17h) ; à 21h, à la cathédrale, il animera le spec-
cite-sciences.fr À partir du 17/09, Rhône-Alpes, Tours (37) tacle L’Hôte d’Albert Camus, en compagnie
et Vézelay (89) de Boualem Sansal et de Denis Lavant, sur
Les 27 et 28/09, Paris (13e) LES APPRENTIS PHILOSOPHES une musique de l’ensemble algérien Orphéus
TECHNIQUES DÉBRIDÉES, L’association reprend ses activités et conviera XXI illustré par des vidéos tirées d’une bande
POLITIQUE ÉTOUFFÉE ? cette année, entre autres, Éric Fiat, Michela dessinée de Jacques Ferrandez. Le 1/09, à
7e assises nationales de l’association Techno- Marzano, Marcel Gauchet, Olivia Gazalé, 14h, Alexandre Lacroix donnera une confé-
logos. Avec, notamment, Pierre Musso. Étienne Gruillot, Myriam Revault d’Allonnes, rence musicale avec le saxophoniste Raphaël
À partir de 8h45, Institut André Comte-Sponville, Philippe Corcuff, Imbert, « Apprendre à écouter le chant du
de paléontologie humaine : Étienne Bimbenet, Claude Birman, Pierre-­ monde » ( jardin de l’Évêché)
1, rue René-Panhard. Henri Tavoillot ou Cynthia Fleury. En partenariat avec Philosophie magazine.
technologos.fr Programme : apprentisphilosophes.fr Programme : lesinattendues.be

92 Philosophie magazine n° 132


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LA CITATION CORRIGÉE

Chronique
de François Morel *

« La vie oscille, tel un pendule,


de l’ennui à la souffrance »

Pour aborder la ren- papa, connu aussi sous le


trée de façon confiante, titre de Arrête de ramer, t’at-
positive, optimiste, rien taques la falaise ! [1979], ain-
de mieux qu’une citation si que de Si mon cul vous était
de Schopenhauer ! conté [1981], sans oublier
Bien sûr, j’aurais pu choi- Chaude et humide Natacha
sir une citation de Sim, par [1982]. Décidément, Philo-
exemple celle-ci : « Il vaut sophie magazine est une re-
mieux être accueilli par vue fort instructive !)
quelqu’un à bras ouverts que Tant pis. Ne nous éloi-
par personne à Brazzaville », g nons p a s t rop d e Sc h o-
m a i s je con n a i s mes em- penhauer.
ployeurs, ils vont considérer Pour ma part, je souhai-
que Sim n’a pas tout à fait le terais crier haut et fort que
bagage philosophique suffisant pour être retenu comme auteur di- « la vie tergiverse comme un oscillatoire perplexe entre serpen-
dactique de référence. Dommage. Revenons à Schopenhauer. tins et cotillons, sarbacanes et confettis, coussins péteurs et lan-
Personnellement, je préférerais certifier que « la vie oscille, gues de belle-mère », mais ne serait-ce pas un peu exagéré ?
tel un métronome, de la rigolade à la jouissance », mais en Mon pedigree affectif et culturel m’aurait plus naturellement
suis-je tout à fait certain ? J’aimerais affirmer que « la vie hésite, conduit à sélectionner une pensée de Francis Blanche – celle-ci, au
comme un balancier, entre plaisir et ravissement », mais en suis- hasard : « Quand on a la santé, ce n’est pas grave d’être malade. » Là en-
je si intimement persuadé ? core, du fait de l’ostracisme réputé de nos élites intellectuelles (qui
Sans doute eût-il été plus commode pour moi de choisir de gloser s’immisce jusqu’au sommet éditorial d’une revue philosophique
sur une citation de Pierre Doris, par exemple celle-ci : « Les morts ont prétendument réputée ouverte d’esprit), on va me reprocher de
de la chance : ils ne voient leur famille qu’une fois par an, à la Toussaint. » ne pas choisir un philosophe estampillé pur sucre.
Là encore, je crains que Pierre Doris, qui pourtant n’hésite pas à Ce n’est pas faire injure à Schopenhauer de considérer que,
traiter de la question de la mort, ne soit pas considéré par mon ré- sur l’échelle de la rigolade, il est situé à un niveau assez bas. En re-
dacteur en chef comme un philosophe majeur – même s’il a joué le vanche, on peut lui être reconnaissant, à l’instar de Sim, de Pierre
rôle du médecin-chef (Pierre Doris, pas mon rédacteur en chef ) Doris et de Francis Blanche, de ne jamais avoir pillé les stand-uppers
dans Les Planqués du régiment (1983) de Michel Caputo. (Michel Ca- anglophones.
puto est également le réalisateur de Qu’il est joli garçon l’assassin de Vous voulez que je vous dise ?

« La vie oscille, tel un pendule,


de la souffrance à la consolation »
© Serge Picard pour PM ; pixabay.

* Comédien et chanteur / Reprend ses chroniques sur France Inter le vendredi matin à 8h55 dans le 7-9. Elles seront réunies dans le livre Chroniques 2017-2019,
à paraître aux éditions Denoël / En octobre, il part en tournée avec son spectacle J’ai des doutes. Devos/Morel et sera à La Scala (Paris) du 5/11 au 5/01.

94 Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019
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PHILO
EXPÉRIENCE DE PENSÉE C R O I S É S # 54

Par Adrien Barton Par Gaëtan Goron


philocroises@philomag.com

APPUYEZ 1 2 3 4 5 6 7 8 9

SUR LE BOUTON I

II
Écœuré par la violence de la société contemporaine,
Célestin se promène, méditatif, dans un quartier isolé III
de la ville, lorsqu’un objet tombe brutalement à côté
de lui. Il s’agit d’un bouton rouge sur un socle, accompagné IV
d’une petite notice : « Voici un petit cadeau envoyé tout
droit des Enfers. Si vous appuyez sur ce bouton, tous les V
psychopathes sur Terre mourront instantanément. À vous
de faire votre choix ! » Enthousiasmé à l’idée de se débar- VI
rasser d’une source de violence dans le monde, Célestin
s’apprête à appuyer sur le bouton. Mais soudain, une idée VII
lui traverse l’esprit : être prêt à tuer ainsi froidement tous
les psychopathes du monde, n’est-ce pas un signe certain VIII
de psychopathie ? Or il préférerait clairement être vivant
que de mourir, même si cela implique que les psychopathes IX
de ce monde vont survivre…
Il y aurait certainement de nombreux arguments X
éthiques pour ne pas appuyer sur le bouton : comment jus-
tifier la condamnation des psychopathes qui n’ont rien fait XI
de mal ? À quel titre Célestin serait-il légitime pour prendre Certains mots de la grille se réfèrent à des articles du numéro.
cette décision ? Etc. Mais en mettant de côté ces arguments Solution dans le prochain numéro.
éthiques, d’un strict point de vue rationnel, que de-
vrait faire Célestin, étant donné ses préférences per- Horizontalement hauts fourneaux. Proposition
sonnelles : appuyer sur le bouton ? Ou s’abstenir ? (On I. Premier mot d’une œuvre de d’accompagnement. 5. Imitai
supposera ici que les individus se divisent en deux catégo- Wittgenstein. II. Pour ce nœud, l’hirondelle. Aristote le peint en
ries – psychopathes et non-psychopathes – et qu’ils le c’est comme à Philosophie miroir nous permettant de
restent toute leur vie.) magazine : c’est Alexandre qui progresser. 6. D’hélices de la
tranche. III. Pour lui, l’homme vie. Homme arabe considéré.
n’est pas au sommet de L’un des quatre est mal habillé.
est également un signe de psychopathie…
intellectuellement ses lecteurs en présentant une telle expérience de pensée
toujours d’actualité. Enfin, l’histoire ne dit pas si la décision de torturer la pyramide des espèces. 7. Vin après le précédent.
visant à déterminer quelle théorie de la décision est correcte est donc Saint normand. IV. Voyages Boit du vin après le précédent.
également des conséquences contre-intuitives. Le débat philosophique hallucinants. C’est bien. Comédie, drame, au
d’appuyer sur le bouton ou non. Ces théories alternatives ont cependant
de psychopathe, et Célestin devrait prendre cela en compte lorsqu’il choisit
V. Arrête. VI. Soldai mon passif. cinéma, elle sait tout faire,
la décision de Célestin de presser sur le bouton lui révélerait son statut Avant l’éducation dans son anagramme. 8. Cours en
est à l’origine de théories de la décision alternatives. Selon ces théories, l’Émile. VII. De quoi se mettre Afrique. Concept de Heidegger.
cause, mais également ce que la décision révèle. Cette constatation à la page. Conçus une 9. Méprisées. Vent arrière.
montrer qu’il faut prendre en compte non seulement ce que la décision théorie. VIII. Version avant
commercialisation. De quoi
semble être un bon argument à l’encontre de cette intuition ! Elle semble
nommée « théorie causale de la décision ». Mais cette expérience de pensée SOLUTION DU PHILO CROISÉS #53
effets – cette intuition est d’ailleurs à l’origine d’une théorie de la décision faire une haie. IX. Prépara 1 2 3 4 5 6 7 8 9
intuitif de penser qu’il faille prendre les décisions qui causent les meilleurs des poireaux. Grande école. I F A V E L A D A S
influence causale sur son éventuel statut de psychopathe. Or il semble assez X. Pour qui ce ne sont pas II E R I G E N E I
soit il ne l’est pas. Autrement dit, le fait d’appuyer sur le bouton n’a aucune
sur le bouton ne change pas le statut de Célestin : soit il est psychopathe,
les premières noces. III M E O D I O N

Cette conclusion semble assez convaincante. Pourtant, le fait d’appuyer XI. Donnant un air hellène. U I S T I N A R G
sa décision et ne pas appuyer dessus. V N E S S I S S U
raisons de penser qu’il est psychopathe et donc qu’il devrait changer Verticalement VI I R M E N T A L
qu’il prend la décision d’appuyer sur le bouton, cela lui donne de bonnes 1. Lieu d’écriture des Cahiers
VII C R E E R A Y A
noirs. 2. Ce n’est pas l’argent
(en s’abstrayant de toute considération éthique). Cependant, dès lors
sans psychopathes, il serait pour lui rationnel d’appuyer sur le bouton VIII I E P U H T R
a priori de penser qu’il est psychopathe et qu’il préfère vivre dans un monde mais l’argon. Là, il s’agit bien
IX D S A D O U C I
en 2007, peut sembler paradoxale. Puisque Célestin n’a pas de raison d’argent. 3. Un long article
X E E P I C A N T
Cette situation, imaginée par le philosophe américain Adam Elga rappelle que la raison doit la
XI S O L I T A I R E
guider. 4. Grande tour des
RÉPONSE

Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019 95
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LA BANDE DESSINÉE
HUMAINE, TROP HUMAINE PAR CATHERINE MEURISSE

96 Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019
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Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019 97
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QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

AMÉLIE
NOTHOMB

Assoiffée
« Avoir un corps, c’est ce qui peut arriver de mieux. » Cette formule
qu’Amélie Nothomb a l’audace et la cruauté de prêter à Jésus
au moment où il monte sur la croix dans Soif, son dernier roman
qui paraît en cette rentrée, pourrait servir de mantra à tous
ses personnages. Depuis Hygiène de l’assassin en 1992, celle qui
publie un livre par an a en effet fait du corps son principal outil
d’exploration : non pas le corps glorieux des peintres ou le corps
inspiré des philosophes, mais celui qui a faim, soif et souffre.
Et ça marche. L’idée de faire du Christ un personnage épicurien
dont l’incarnation aura été la plus grande joie, et la crucifixion
– « expérience cruciale » – le pire des châtiments fait mouche.
Propos recueillis par Martin Legros

Où étiez-vous avant votre naissance ? Une astuce pour vous endormir ? De quelle illusion vous bercez-vous ?
Dans le métro parisien. Ranger mentalement mon armoire. Les prévisions météorologiques.

Un dieu ? Un maître ? Y a-t-il quelque chose que vous placez L’idée reçue qui vous blesse ?
La météo. au-dessus du plaisir ? « Il n’y a que la vérité qui blesse. »
L’amour. C’est faux ! Le mensonge blesse aussi.
Ce que vous retenez
de votre éducation ? Préférez-vous subir l’injustice L’animal que vous préférez à l’homme ?
La politesse ne perd jamais ses droits. ou la commettre ? Le tardigrade.
La subir.
Votre plus grande fortune ?  Le lieu qui se rapproche pour vous
Ma réserve de grands champagnes. Le combat dont vous êtes le plus fière ? le plus de la cité idéale ?
Avoir résisté aux innombrables Les caves de Dom Pérignon.
La chose la plus grotesque faite tentatives d’intimidation que l’on m’a faites
par amour ? depuis 1992. La belle mort selon vous ?
© Jean-Baptiste Mondino/Albin Michel

Avoir tenté de faire la cuisine. Au sommet de sa conscience.


Un désastre planétaire. De quoi doutez-vous ?
De moi.
Pour vous l’inspiration, c’est…
Vertical. La question que vous aimez poser
aux autres ?
« Qu’est-ce qui vous dégoûte ? »

98 Philosophie magazine n° 132


SEPTEMBRE 2019
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LE PRIX DE LʼESSENCE ET JHR FILMS PRÉSENTENT

« Et que lʼon estime perdue toute journée où lʼon aura pas dansé au moins une fois »
F. Nietzsche

11
un film de Jérôme Cassou
avec Nadia Vadori-Gauthier
dʼaprès Une minute de danse par jour
un acte quotidien de résistance poétique SEPT.

Avec le soutien du Ministère de la Culture / Direction générale de la création artistique / Le Paris Réseau Danse et le Prix de lʼessence

www.jhrfilms.com
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J’AI
MA SANTÉ, C’EST SÉRIEUX.
www.antigel.agency - 01410 - Mai 2018 - © Hervé THOUROUDE - Ce document est non contractuel

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Martin Fourcade et 4 millions de personnes ont choisi MGEN pour
la confiance, la solidarité, l’accès aux soins de qualité et le haut niveau
de prévoyance.

MARTIN FOURCADE
CHAMPION DU MONDE &
CHAMPION OLYMPIQUE MGEN, Mutuelle Générale de l’Éducation Nationale, n°775 685 399, MGEN Vie, n°441 922 002, MGEN Filia, n°440 363 588, mutuelles soumises
DE BIATHLON aux dispositions du livre II du code de la Mutualité - MGEN Action sanitaire et sociale, n°441 921 913, MGEN Centres de santé, n°477 901 714,
mutuelles soumises aux dispositions du livre III du code de la Mutualité.
CHARLES
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QUE FAIRE
DE NOS

DARWIN
ÉMOTIONS ?

L’Expression des émotions


CAHIER CENTRAL
chez l’homme et les animaux (extraits)
Ne peut être vendu séparément. © Bianchetti/Leemage. Illustration : StudioPhilo/William L.
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Introduction

I l y a bien des situations où nous


nous passerions volontiers de nos
émotions. Notre crush du moment lance
un regard dans notre direction, et voilà nos
joues qui s’enflamment. Un examinateur tique
apprentissage mais nous viennent de façon
innée, comme froncer les sourcils en cas d’in-
quiétude ou émettre un son en cas de surprise.
C’est en observant son fils que Darwin en a la
certitude : « Il était âgé de six mois et quelques jours,
sur l’alinéa 2 de la quatrième sous-partie du cha- lorsque sa nourrice fit semblant de pleurer, et je
pitre 5 de notre thèse, et nos aisselles virent aux remarquai que son visage prit immédiatement une
chutes du Niagara. Sans parler de cette partie expression mélancolique et que les coins de sa bouche
de poker que nous venons de relancer fière- se déprimèrent fortement. […] Il me semble donc
ment en misant l’intégralité de notre PEL. Las ! que c’est en vertu d’un sentiment inné qu’il comprit
un tressaillement involontaire de notre pau- que les larmes feintes de sa nourrice exprimaient le
pière gauche trahit notre tentative de bluff. Une chagrin, ce qui, par une sympathie instinctive, lui
solution serait d’investir dans un déodorant causait du chagrin à lui-même. »
détranspirant et un coach en poker face : oné- L’universalité de ces comportements con­
reux et pas forcément efficace. Une autre firme enfin qu’il n’y a pas de races humaines
serait de comprendre que les émotions et leurs mais une seule espèce qui exprime ses émo-
expressions font partie des avantages sélectifs tions par des gestes et des réactions partout
qui font que l’espèce Homo sapiens occupe semblables avec d’infimes variations : hausse-
encore, avec d’autres, la surface de la Terre. ment d’épaule pour l’impuissance, gratte-
Dans L’Expression des émotions chez l’homme ment de tête pour l’embarras, regard vers le
et les animaux (1872), le naturaliste britan- ciel ou dans un coin pour chercher ses mots,
nique Charles Darwin confirme les thèses hérissement des poils suite à une frayeur. Bien
explosives qu’il avait explorées dans L’Origine qu’il continue d’évoquer par convention les
des espèces (1859) et La Filiation de l’homme « diverses races humaines », c’est la conclusion
(1871) : l’humain ne représente qu’une branche logique de ses travaux.
de l’arbre du vivant et est soumis comme Les humains ont développé un moyen de
toutes les autres espèces au processus de la communication sophistiqué : le langage parlé.
sélection naturelle. L’observation de mimiques La compréhension mutuelle entre plusieurs
et de réactions semblables chez l’homme et les interlocuteurs suppose néanmoins la lecture
animaux, en cas de peur ou d’étonnement, per- du visage de l’autre qui trahit souvent ses émo-
met à Darwin de confirmer l’hypothèse d’un tions : « La faculté d’échanger ses idées au moyen
ancêtre commun à qui ces émotions ances- du langage, entre membres d’une même tribu, a
trales et leurs expressions auraient accordé un joué un rôle capital dans le développement de l’hu-
avantage sélectif et auraient permis la survie. Le manité ; mais les mouvements expressifs du visage
dégoût qui nous fait par exemple recracher et du corps viennent singulièrement en aide au lan-
une nourriture qui semble intolérable à notre gage. Nous nous apercevons bien vite de ce fait,
palais est un moyen d’éviter d’ingérer quelque lorsque nous nous entretenons d’un sujet important
chose de potentiellement toxique ou nocif. avec une personne dont le visage est caché  »,
Darwin remarque que nos expressions les remarque Darwin. De quoi faire des timides et
plus communes ne sont pas le résultat d’un des émotifs les super-héros de l’évolution !

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L’auteur Le texte

C harles Darwin naît le 12 février


1 8 0 9 à S h r e w s b u r y, d a n s l e
S hr o ps hi r e , c o m té r u r a l d e
l’ouest de l’Angleterre. Son père Robert est
un médecin et notable de la ville ; sa mère
E n observateur méticuleux du
comportement des animaux,
Darwin compile une im­pres­sion­
nante variété d’exemples : L’Expression des
émotions chez l’homme et les animaux se penche
Susannah est l’héritière des Wedgwood, aussi bien sur le bourdonnement des abeilles
manufacturiers de céramiques toujours en que le hérissement des piquants du porc-épic,
activité. Rien ne présage que l’enfant devien- détaille la sonnette de différentes espèces de
dra un éminent scientifique. « Je crois avoir été, serpents comme l’agitation de la queue des
à plus d’un titre, un véritable vaurien », se sou- chats ou des chiens. Suivent, avec la même
viendra-t-il. Il faut dire que la campagne offre précision, la description des émotions de joie,
bien d’autres distractions que le latin ou l’his- de surprise, de colère, de tristesse ou de dédain
toire : chasse aux vers de terre et aux scara- chez l’être humain. Surprise : on note des res-
bées, collection de minéraux, observation semblances. De quoi achever de détruire le
des oiseaux… Autant de « sujets sans intérêt », piédestal sur lequel l’être humain se croyait
se désolent son père et son maître. Envoyé juché par rapport au reste du monde vivant.
à Édimbourg étudier la médecine, Charles se
passionne davantage pour la géologie et la
taxidermie qu’il apprend loin des bancs
d’une université qui l’ennuie. Très tôt, il se
montre sceptique en matière de religion. C’est
moins au ciel qu’aux beautés et mystères de la
terre qu’il rêve.
En décembre 1831, il embarque à bord du
HMS Beagle, navire affrété par la Marine royale
pour un tour du monde de plus de quatre ans.
Ce voyage est la matrice de son œuvre. S’il en
publie le compte rendu relativement rapide-
ment, Darwin mûrit L’Origine des espèces pen-
dant une vingtaine d’années, conscient de son
caractère explosif. À sa publication en 1859,
l’ouvrage s’arrache : Darwin se retrouve au
cœur de controverses aussi bien métaphy-
siques que scientifiques qui le poursuivent
toute sa vie. Installé avec femme et (nom-
breux) enfants à Downe, dans le Kent, c’est là
qu’il s’éteint le 19 avril 1882. Des funérailles
nationales sont célébrées à l’abbaye de West-
minster où il repose près d’Isaac Newton,
autre célèbre empêcheur de penser en rond.
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CHAPITRE XIV Cet acte, dans le cours de nombreuses géné-


Conclusions et résumé rations, s’est fortement enraciné, et a été
[…] transmis par l’hérédité. Par la suite, lorsque,
avec le temps et les progrès de la civilisation,
Tout acte, quelle que soit sa nature, qui l’habitude de pousser des cris s’est presque
accompagne constamment un état déterminé entièrement éteinte, il n’en est pas moins
de l’esprit, devient aussitôt expressif. C’est, resté une tendance à la contraction des
par exemple, l’agitation de la queue chez muscles péri-oculaires sous l’empire d’une
le chien, le haussement des épaules chez contrariété même légère. Or, parmi ces
l’homme, le hérissement des poils, la sécré- muscles, les pyramidaux du nez sont moins
tion de la sueur, les modifications de la circu- immédiatement placés que les autres sous
lation capillaire, la difficulté de la respiration, l’empire de la volonté, et leur contraction ne
la production de sons divers par l’organe de la peut être tenue en échec que par celle des fais-
voix ou par d’autres mécanismes. Il n’est pas ceaux du frontal les plus rapprochés de la
jusqu’aux insectes qui n’expriment la colère, ligne médiane ; ceux-ci attirent en haut les
la terreur, la jalousie et l’amour par leur extrémités internes des sourcils, et plissent le
bourdonnement. Chez l’homme, les organes front d’une manière particulière ; nous recon-
respiratoires jouent dans l’expression un naissons immédiatement l’expression qui
rôle capital, non seulement par leur action en résulte pour celle de la douleur ou de l’an-
directe, mais encore, et bien plus, d’une xiété. De petits mouvements, tels que celui
manière indirecte. qui vient de nous servir d’exemple, ou
Le sujet de ces études présente peu de encore l’abaissement presque impercep-
points plus intéressants que l’enchaînement tible des coins de la bouche, constituent le
complexe des phénomènes dont le dernier dernier vestige ou l’ébauche de mouvements
terme est la production de certains mouve- énergiquement accentués et significatifs. Ils
ments expressifs. Considérez, par exemple, ont autant d’importance pour nous, au point
l’obliquité des sourcils chez un homme qui de vue de l’expression, qu’en ont pour le
souffre ou qui se tourmente. Lorsque les naturaliste les organes rudimentaires au
enfants poussent les hauts cris, sous l’in- point de vue de la classification et de la filia-
fluence de la faim ou de la douleur, la circu- tion des êtres organisés.
lation est entravée, et les yeux ont de la Les principaux actes de l’expression, chez
tendance à se congestionner. Par suite, les l’homme et les animaux, sont innés ou héré-
muscles qui les entourent se contractent ditaires ; c’est-à-dire qu’ils ne sont pas un pro-
énergiquement, pour protéger ces organes. duit de l’éducation de l’individu ; c’est là une

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CHARLES
DARWIN

L’Expression
des émotions
chez l’homme
et les animaux
(extraits)

Nous reproduisons des extraits de L’Expression


des émotions chez l’homme et les animaux de Charles Darwin,
traduits par Samuel Pozzi et René Benoit.

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vérité universellement reconnue. Le rôle de les animaux, expriment les mêmes états de
l’éducation ou de l’imitation est tellement l’esprit par des mouvements identiques.
restreint, pour beaucoup de ces actes, qu’ils Nous avons tellement l’habitude de voir
sont entièrement soustraits à notre contrôle les animaux, jeunes et vieux, exprimer leurs
à partir des premiers jours de notre vie et pen- sentiments de la même manière, que nous
dant toute sa durée ; tels sont, par exemple, le pouvons difficilement comprendre tout ce
relâchement des parois artérielles de la peau qu’il y a de remarquable dans certains faits
dans la rougeur, l’accélération des battements vulgaires : qu’un jeune chien, par exemple,
du cœur dans un accès de colère. On peut agite sa queue lorsqu’il est content, abaisse
voir des enfants à peine âgés de deux à trois ses oreilles et découvre ses canines lorsqu’il
ans, ceux-là mêmes qui sont aveugles de nais- veut se donner un air farouche, tout comme
sance, rougir de confusion ; le crâne dépourvu un vieux dogue ; ou bien encore qu’un petit
de cheveux d’un enfant nouveau-né devient chat courbe son échine et hérisse son poil
rouge quand il se met en colère. Les petits lorsqu’il est effrayé ou en colère, tout comme
enfants poussent des cris de douleur aussi- le fait un vieux matou. Cependant, lorsque,
tôt après qu’ils sont nés, et tous leurs traits dans notre propre espèce, nous considérons
revêtent alors l’aspect qu’ils doivent offrir certains gestes, moins communs que les pré-
par la suite. Ces seuls faits suffisent pour cédents, et que nous sommes accoutumés
montrer qu’un grand nombre de nos expres- à regarder comme des actes non instinc-
sions les plus importantes n’ont pas eu besoin tifs, mais résultant d’une convention, nous
d’être apprises ; il est toutefois digne de reconnaissons avec une surprise peut-être
remarque que certaines d’entre elles, bien excessive en reconnaissant qu’ils sont innés :
qu’assurément innées, réclament de chaque tel est l’acte de hausser les épaules en signe
individu un long exercice avant d’en être arri- d’impuissance, ou de lever les bras, en ouvrant
vées à toute leur perfection ; il en est ainsi par les mains et en étendant les doigts, en signe
exemple des pleurs et du rire. L’hérédité de la d’étonnement. Nous pouvons conclure à l’hé-
plupart de nos actes expressifs explique com- rédité de ces gestes et d’autres encore, en
ment les aveugles-nés, d’après les renseigne- les voyant exécuter par des enfants en bas
ments que je tiens du Rév. R.-H. Blair, peuvent âge, par des aveugles-nés et par les races
les accomplir tout aussi bien que les per- humaines les plus diverses. Il faut encore se
sonnes douées de la vue. Nous pouvons rappeler que l’on a vu se produire chez cer-
encore nous rendre compte ainsi de ce fait tains individus, et se transmettre ensuite à
que jeunes et vieux, chez les races les plus leurs descendants, parfois en sautant sur une
diverses, aussi bien chez l’homme que chez ou plusieurs générations, certains tics d’une

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nature nouvelle et tout à fait particulière, ou par l’imitation de nos semblables, et qui
associés à certains états d’esprit déterminés. soient ensuite devenus habituels. L’immense
Un certain nombre d’autres gestes, qui majorité des mouvements expressifs, et les plus
nous semblent tellement naturels que nous importants, sont, comme nous l’avons dit,
pourrions aisément nous imaginer qu’ils sont innés ou héréditaires ; on ne peut donc pas
innés, paraissent pourtant avoir été appris dire qu’ils sont sous la dépendance de la
comme les mots du langage. Je citerai, par volonté de chaque individu. Cependant tous
exemple, celui qui consiste à élever les mains ceux qui dérivent de notre premier principe ont
jointes et à porter les yeux au ciel lorsqu’on est d’abord été accomplis volontairement dans un
en prière ; il en est de même de l’acte d’embras- but déterminé, soit pour échapper à quelque
ser quelqu’un en signe d’affection ; toutefois danger, soit pour soulager quelque douleur ou
ce dernier acte peut être regardé comme inné, pour satisfaire quelque désir. Par exemple, on
en tant que résultant uniquement du plaisir ne peut guère mettre en doute que les animaux
que fait éprouver le contact d’une personne qui se défendent avec leurs dents et qui ont
aimée. Il n’est pas parfaitement certain que l’habitude de coucher les oreilles lorsqu’ils sont
l’habitude d’incliner ou de hocher la tête, en irrités, ne tiennent ce geste de leurs ancêtres,
signe d’affirmation ou de négation, soit héré- qui se comportaient ainsi volontairement pour
ditaire ; car elle n’est pas universellement préserver ces organes des coups de leurs anta-
répandue ; cependant elle est trop générale gonistes ; en effet, les animaux qui ne se battent
pour qu’on puisse penser qu’elle ait été acquise pas à coup de dent n’expriment pas leur irri-
isolément par chacun des individus d’un si tation de cette manière. Il est de même très
grand nombre de races. probable que nous tenons de nos ancêtres
l’habitude de contracter nos muscles péri-ocu-
Nous allons maintenant nous demander laires lorsque nous pleurons doucement, c’est-
jusqu’à quel point la volonté et la conscience à-dire sans pousser des cris ; et cela parce que
ont pris part au développement des divers nos ancêtres ont éprouvé, quand ils pleuraient,
mouvements de l’expression. Autant que nous surtout pendant leur enfance, une sensation
pouvons en juger, il n’y a qu’un très petit désagréable dans leurs globes oculaires. Cer-
nombre de mouvements, tels que ceux dont tains mouvements extrêmement expressifs
nous venons de parler en dernier lieu, qui aient résultent aussi quelquefois des efforts que l’on
été appris individuellement, c’est-à-dire qui fait pour en réprimer ou pour en prévenir
aient été accomplis d’une manière con­ d’autres ; ainsi l’obliquité des sourcils et
sciente et volontaire pendant les premières l’abaissement des coins de la bouche sont la
années de la vie, dans un but déterminé suite des efforts tentés pour prévenir un accès

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de pleurs, ou pour l’arrêter s’il a déjà commencé. des poils, aient pu subir la mystérieuse
Il est évident qu’alors la conscience de l’acte influence de la volonté.
accompli et la volonté sont tout d’abord mises Certains mouvements expressifs se sont
en jeu, ce qui ne veut pas dire que, dans ces cas peut-être produits spontanément, sous l’in-
ni dans d’autres analogues, nous sachions fluence de divers états d’esprit, comme les tics
quels sont les muscles qui sont mis en action, dont nous avons parlé précédemment, pour
pas plus que quand nous accomplissons volon- devenir ensuite héréditaires. Mais je ne con­
tairement les mouvements usuels. nais aucun fait qui confirme cette hypothèse.
Quant aux mouvements expressifs dus au La faculté d’échanger ses idées au moyen
principe de l’antithèse, il est clair que pour eux du langage entre membres d’une même tribu a
la volonté est intervenue, quoique d’une façon joué un rôle capital dans le développement de
éloignée et indirecte. Il en est de même des l’humanité ; mais les mouvements expressifs
mouvements qui résultent de notre troisième du visage et du corps viennent singulièrement
principe : par cela même qu’ils sont sous la en aide au langage. On s’en aperçoit bien vite
dépendance de la facilité plus grande qu’a la quand on parle de quelque sujet important
force nerveuse à passer dans des voies dont avec une personne dont le visage est caché. Il
elle a l’habitude, ces mouvements ont été n’existe pourtant pas de bonne raison, autant
déterminés par l’exercice antérieur et répété que j’ai pu m’en assurer, pour supposer qu’au-
de la volonté. Les effets dus indirectement à cun muscle ait été développé ou même modi-
cette dernière force sont souvent combinés fié exclusivement en vue de l’expression. Les
d’une manière complexe, par la force de l’ha- organes vocaux seuls, et les autres organes
bitude et de l’association, avec ceux qui à l’aide desquels se produisent divers sons
résultent directement de l’excitation du expressifs, semblent faire exception à cette
système cérébro-spinal. Il semble qu’il en est règle ; mais je me suis efforcé ailleurs de
ainsi, lorsque l’action du cœur s’accroît sous démontrer que ces organes se sont dévelop-
l’empire d’une forte émotion. Quand un ani- pés à l’origine pour des raisons relatives au
mal hérisse son poil, quand il prend une atti- sexe, et afin que l’un des deux sexes pût appe-
tude menaçante et jette des cris perçants ler ou charmer l’autre. Je ne vois non plus
pour effrayer un ennemi, nous sommes aucun motif d’admettre qu’aucun des mou-
témoins d’une intéressante combinaison de vements héréditaires qui servent aujourd’hui
mouvements originellement volontaires et comme moyens d’expression ait été à l’ori-
de mouvements involontaires. Il est pos- gine accompli d’une manière volontaire et
sible cependant que des actes même abso- consciente, dans ce but spécial, à l’instar de
lument involontaires, comme l’érection certains gestes employés par les sourds-muets

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intention. Certains actes d’abord volontaires confiance, les singes apprennent bien vite à
deviennent bientôt habituels, finissent par distinguer, non seulement les intonations
devenir héréditaires, et même peuvent alors de la voix de leurs maîtres, mais encore
se produire malgré l’opposition de la volonté. l’expression de leur visage. Les chiens dis-
Bien qu’ils révèlent souvent l’état de l’esprit, un tinguent aussi très bien la différence qui
pareil résultat n’était, à l’origine, ni désiré ni existe entre des gestes ou des intonations
prévu. Il n’est pas jusqu’à certaines phrases, caressantes et des gestes ou des intonations
comme celle-ci par exemple : « Certains mouve- menaçantes ; ils semblent même reconnaître
ments servent comme moyens d’expression », des accents compatissants ; mais, autant que
qui ne prêtent à la confusion, en ce qu’elles j’ai pu m’en rendre compte après des épreuves
semblent dire que tel était à l’origine le but de répétées, ils ne comprennent aucun des mou-
ces mouvements. Or il n’en est rien probable- vements du visage, à l’exception du sourire et
ment, au moins dans la très grande majorité des du rire, qu’ils m’ont paru distinguer dans
cas ; les mouvements en question ont toujours quelques cas au moins. Cette science partielle
été, au début, ou des actes directement utiles, ou des singes et des chiens n’est assurément pas
le produit indirect de l’excitation du senso- instinctive, mais provient probablement de
rium. Un petit enfant peut crier, soit avec l’association que ces animaux ont dû établir
intention, soit instinctivement, pour montrer entre nos mouvements et le traitement bon
qu’il a besoin de nourriture ; mais il n’a pas le ou mauvais que nous leur faisons subir. De
moindre désir ni la moindre intention de même, il est certain que les enfants peuvent
donner à ses traits l’expression particulière apprendre de bonne heure à distinguer les
qui indique si clairement le besoin ; cependant mouvements de l’expression chez leurs aînés,
quelques-unes des formes les plus caracté- comme les animaux le font chez les hommes.
r is tiques de l’expression, chez l’homme, Lorsque l’enfant, d’ailleurs, pleure ou rit, il se
dérivent de l’action de crier, ainsi qu’il a été rend compte, d’une manière générale, de ce
expliqué précédemment. qu’il fait et de ce qu’il éprouve ; de sorte qu’il
Tout le monde admet que la plupart de ne lui faut qu’un très petit effort de raison
nos actes expressifs sont innés ou instinctifs ; pour comprendre ce que les pleurs et le rire
mais c’est une autre question de savoir si nous signifient chez les autres. Mais il s’agit de
possédons la faculté instinctive de recon- savoir si l’enfant apprend à connaître l’expres-
naître ces actes. On le croit généralement ; sion uniquement par l’expérience, grâce à la
cependant cette opinion a été énergique- puissance de l’association et de la raison.
ment combattue par M. Lemoine. D’après les Si l’on admet que la plupart des mou-
affirmations d’un observateur digne de toute vements de l’expression ont été acquis

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et de leur langage figuré à l’aide des doigts. Au individus, et devenir finalement universels par
contraire, chaque mouvement inné ou hérédi- l’effet de l’imitation raisonnée ou inconsciente.
taire de l’expression paraît avoir eu quelque Il est certain qu’il existe chez l’homme, indé-
origine indépendante et naturelle. Mais, une pendamment de la volonté consciente, une
fois acquis, ces mouvements peuvent très bien forte tendance à l’imitation. On la constate à un
être employés d’une manière consciente et degré extraordinaire dans certaines affections
volontaire comme moyens de rendre la pensée. cérébrales, en particulier au commencement
Si l’on observe attentivement des enfants, du ramollissement inflammatoire du cerveau ;
même très jeunes, on constatera qu’ils s’aper- c’est ce qu’on a nommé le symptôme de l’écho.
çoivent de très bonne heure que les cris les L e s malades atteints de ces affections
soulagent, et qu’ils agissent bientôt en consé- imitent, sans les comprendre, les gestes les
quence volontairement. Il n’est pas rare de plus absurdes exécutés en leur présence, et
voir une personne relever volontairement ses répètent chaque parole prononcée près d’eux,
sourcils pour exprimer de la surprise, ou sou- même dans une langue étrangère. Cette ten-
rire pour témoigner une satisfaction et une dance se retrouve chez les animaux : le chacal
approbation feintes. Dans telle circonstance et le loup ont appris à imiter l’aboiement du
donnée, nous désirons faire certains gestes chien, sous l’influence de la domestication.
dont l’expression soit manifeste, évidente. Comment s’est produit l’aboiement du chien
C’est ainsi que nous élevons au-dessus de la lui-même, qui exprime tout à la fois des émo-
tête nos bras étendus, les doigts étant forte- tions et des désirs différents, et qui est si
ment écartés, si nous voulons indiquer la sur- remarquable en ce qu’il n’a été acquis que
prise ; que nous haussons les épaules jusqu’aux depuis que cet animal vit à l’état domestique,
oreilles si nous désirons montrer que nous et non moins remarquable par sa transmission
ne pouvons ou ne voulons pas faire quelque héréditaire à des degrés inégaux dans les diffé-
chose. La tendance à accomplir ces mouve- rentes races ? Nous l’ignorons ; mais ne nous
ments s’affermira et s’augmentera d’autant est-il pas permis de supposer que l’imitation
plus qu’on s’y exercera plus fréquemment entre pour quelque chose dans l’acquisition de
d’une manière volontaire, et leurs effets pour- cette faculté, et la longue et étroite familiarité
ront devenir héréditaires. du chien avec un animal aussi loquace que
Il serait peut-être intéressant de chercher l’homme ne nous en rend-elle pas compte ?
si certains mouvements, qui étaient dans l’ori- Dans les remarques qui précèdent et dans
gine particuliers à un seul ou à un petit nombre le cours de ce volume, j’ai souvent éprouvé
de sujets pour exprimer un état d’esprit déter- une grande difficulté pour faire une applica-
miné, n’ont pas pu se transmettre à d’autres tion exacte des mots : volonté, conscience,

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graduellement et sont ensuite devenus je remarquai que son visage prit immédiate-
instinctifs, il semble jusqu’à un certain point ment une expression mélancolique et que les
probable a priori que la faculté de les recon- coins de sa bouche se déprimèrent fortement ;
naître est devenue instinctive par un méca- cependant cet enfant n’avait pu que très
nisme identique. Il n’est pas du moins plus rarement en voir pleurer d’autres, jamais une
difficile de le croire que d’admettre qu’une grande personne, et je doute qu’à un âge aussi
femelle de quadrupède qui porte pour la pre- peu avancé il fût capable de raisonnement. Il
mière fois reconnaît le cri de détresse de ses me semble donc que c’est en vertu d’un senti-
petits, ou d’admettre qu’un grand nombre ment inné qu’il comprit que les larmes de sa
d’animaux devinent et craignent instinctive- nourrice exprimaient le chagrin, ce qui, par
ment leurs ennemis ; or, sur ces deux faits on une sympathie instinctive, lui causait du cha-
ne peut élever raisonnablement aucun doute. grin à lui-même.
Quoi qu’il en soit, il est extrêmement difficile M. Lemoine répond à cela que, si l’homme
de prouver que nos enfants reconnaissent avait une connaissance innée de l’expression,
instinctivement une expression quelconque. les auteurs et les artistes n’auraient pas trou-
J’ai pourtant observé dans ce but mon pre- vé si difficile de décrire et de peindre les
mier-né, qui n’avait par conséquent rien pu signes caractéristiques de chaque état parti-
apprendre par la société d’autres enfants, et culier de l’esprit. Mais cet argument ne me
je fus bientôt convaincu qu’il comprenait un paraît pas convaincant. Nous pouvons, par
sourire et éprouvait du plaisir à le voir ; il y exemple, voir l’expression changer d’une
répondait en souriant lui-même lorsqu’il était manière incontestable chez un homme ou
encore d’un âge beaucoup trop tendre pour chez un animal, et cependant être parfaite-
avoir rien appris par l’expérience. Lorsque cet ment incapables ( je le sais par expérience)
enfant fut âgé d’environ quatre mois, je pous- d’analyser la nature de ce changement. En
sai en sa présence plusieurs cris étranges, je regardant les deux photographies que
fis des grimaces et je m’efforçai de prendre M. Duchenne a données du même vieillard,
un air terrible ; mais ces cris, lorsqu’ils presque tout le monde comprit que l’une
n’étaient pas trop bruyants, ainsi que les représentait un véritable sourire, et l’autre,
grimaces, ne faisaient que l’amuser, ce que un sourire artificiel ; il m’a pourtant été très
j’attribuai à ce qu’ils étaient précédés ou sui- difficile de déterminer en quoi consiste la dif-
vis de sourires. À cinq mois, il parut com- férence. J’ai souvent été frappé, comme d’un
prendre l’intonation compatissante de la fait très curieux, de ce qu’un si grand nombre
voix. Il était âgé de six mois et quelques jours, de nuances d’expressions soient reconnues
lorsque sa nourrice fit semblant de pleurer, et instantanément, sans que nous ayons la

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conscience d’un effort d’analyse de notre part. un nouvel argument en faveur de l’opinion
Je ne crois pas que personne puisse décrire d’après laquelle les diverses races humaines
nettement une expression maussade ou descendent d’une seule et même souche, d’un
maligne ; cependant des observateurs en ancêtre primitif qui devait avoir des organes à
grand nombre déclarent unanimement que peu près semblables à ceux de l’homme, et une
ces expressions sont reconnaissables chez intelligence presque aussi grande, antérieure-
les diverses races humaines. Presque tous ment à l’époque où ces diverses races com-
ceux à qui j’ai montré la photographie de mencèrent à se constituer. Sans doute des
M. Duchenne représentant le jeune homme particularités organiques semblables, adap-
aux sourcils obliques ont déclaré immédiate- tées aux mêmes, fonctions, ont souvent été
ment qu’elle exprimait le chagrin ou un senti- acquises par des espèces différentes, grâce à la
ment analogue ; il est probable pourtant que variation et à la sélection naturelle. Mais cette
pas une de ces personnes – une sur mille peut- considération ne suffit pas à expliquer la res-
être –, n’aurait pu d’avance donner une signi- semblance parfaite qui existe, pour une foule
fication précise à l’obliquité des sourcils de détails insignifiants, dans des espèces dis-
accompagnée du froncement de leurs extré- tinctes. Considérons d’une part les nombreux
mités internes, non plus qu’aux rides rectan- détails anatomiques qui n’ont aucun rapport
gulaires du front. Il en est de même d’un grand avec l’expression, et pour lesquels toutes les
nombre d’autres expressions qui m’ont fourni races humaines offrent une étroite ressem-
l’occasion d’éprouver combien il faut se don- blance ; rappelons-nous d’autre part les parti-
ner de peine pour montrer aux autres quels cularités de structure non moins nombreuses,
sont les points qu’il faut observer. Si donc parmi lesquelles quelques-unes sont de la plus
une grande ignorance des détails ne nous haute importance et beaucoup d’autres très
empêche pas de reconnaître avec certitude et insignifiantes, desquelles les mouvements
rapidité diverses expressions, je ne vois pas expressifs dépendent directement ou indirec-
comment cette ignorance pourrait être invo- tement ; et demandons-nous si une aussi
quée pour prouver que notre faculté de recon- grande ressemblance, ou, pour mieux dire, une
naître l’expression, quoique vague et peu telle identité d’organisation a pu être acquise
précise à la vérité, n’est pas innée chez nous. par des moyens indépendants les uns des
autres. Cela me paraît singulièrement peu
J’ai beaucoup insisté sur ce fait que les probable. C’est pourtant ce qui devrait être si
principales expressions humaines sont les les diverses races d’hommes descendaient de
mêmes dans le monde entier ; j’ai essayé de le plusieurs espèces distinctes à l’origine. Il est
démontrer. Ce fait est intéressant : il fournit bien plus probable que les points nombreux

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d’étroite ressemblance que l’on remarque chez Dès l’origine aussi, on a dû, sous l’in-
les différentes espèces humaines proviennent, fluence d’une grande souffrance, pousser des
par voie d’hérédité, d’une souche unique, déjà cris ou des gémissements, se tordre, et serrer
revêtue des caractères de l’humanité. les dents. Mais les mouvements si expressifs
qui accompagnent les cris et les pleurs n’ont
Il serait curieux, quoique oiseux peut-être, dû se montrer, chez nos ancêtres, qu’au
de rechercher à travers la longue série de nos moment où les organes de la circulation et
ancêtres à quelle époque sont apparus suc- de la respiration, ainsi que les muscles péri-
cessivement les divers mouvements de l’ex- oculaires, ont atteint l’état de développe-
pression que l’homme offre actuellement. Les ment qu’ils ont actuellement. L’habitude de
remarques qui suivent serviront du moins à répandre des larmes paraît avoir été le résul-
rappeler quelques-uns des points principaux tat d’une action réflexe, due à une contrac-
traités dans ce volume. Nous pouvons avancer tion spasmodique des paupières, et peut-être
hardiment que le rire, en tant que signe de aussi à leur injection par l’afflux sanguin au
plaisir, fut connu de nos ancêtres longtemps moment des cris. Il est donc probable que nos
avant qu’ils fussent dignes du nom d’hommes ; ancêtres ne commencèrent qu’assez tard à
en effet, un grand nombre d’espèces de singes pleurer ; et cette conclusion s’accorde avec le
font entendre, lorsqu’ils sont contents, un fait que nos plus proches parents, les singes
son saccadé évidemment analogue à notre anthropomorphes, ne pleurent pas. Cepen-
rire, et souvent accompagné du claquement dant nous devons ici user de quelque réserve ;
de leurs mâchoires ou de leurs lèvres ; en car, puisque certains singes, qui ne sont pas
même temps les coins de leur bouche sont extrêmement rapprochés de l’homme,
retirés en arrière et en haut, leurs joues se pleurent, il se peut que cette habitude ait été
plissent et leurs yeux brillent. depuis longtemps développée dans quelque
De même, nous pouvons croire que, dès sous-branche du groupe dont l’homme est
les temps les plus reculés, la frayeur fut expri- dérivé. Nos premiers ancêtres ne durent
mée d’une manière presque identique à celle froncer obliquement les sourcils et retirer les
que nous connaissons aujourd’hui chez coins de leur bouche, quand ils étaient cha-
l’homme ; je veux dire par le tremblement, grins ou inquiets, que lorsqu’ils eurent pris
les cheveux hérissés, la sueur froide, la l’habitude de chercher à retenir leurs cris.
pâleur, les yeux démesurément ouverts, le L’expression du chagrin et de l’inquiétude est
relâchement d’un grand nombre de muscles, donc éminemment humaine.
et la tendance qu’éprouve le corps à se blottir La rage a dû être exprimée de bonne heure
ou à rester parfaitement immobile. par des gestes menaçants ou forcenés, par la

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coloration de la peau et par l’éclat des yeux, hausser les épaules, en signe d’impuissance
mais non par le froncement des sourcils. Car ou de résignation, ne devait pas non plus
l’habitude de froncer les sourcils semble pro- avoir pris naissance. Par la même raison,
venir surtout de ce que les sourciliers sont les l’étonnement ne devait pas s’exprimer alors
premiers muscles qui se contractent autour en levant les bras, ouvrant les mains et éten-
des yeux, toutes les fois que l’enfant éprouve dant les doigts ; et pas davantage, si l’on en
de la douleur, de la colère ou du chagrin. Cette juge par ce que l’on voit chez les singes, en
habitude semble aussi venir en partie de ce ouvrant la bouche toute grande ; les yeux
que le froncement des sourcils sert à protéger seulement devaient être ouverts et arqués. Le
les yeux dans les cas où la vision est difficile dégoût dut aussi se manifester, dès les temps
et très attentive. Il est probable que cette les plus reculés, à l’aide de mouvements, dans
action protectrice n’est devenue habituelle la région de la bouche, analogues à ceux qui
que lorsque l’homme a pris une attitude tout accompagnent le vomissement ; il en devait
à fait verticale ; car les singes ne froncent pas être ainsi, si l’interprétation que j’ai proposée
les sourcils lorsqu’ils sont exposés à une de l’origine de cette expression est juste, c’est-
lumière éblouissante. Sans doute, sous l’em- à-dire si l’on admet que nos ancêtres aient eu
pire de la fureur, nos ancêtres primitifs mon- la faculté et l’habitude de rejeter volontaire-
traient les dents beaucoup plus fréquemment ment et rapidement toute nourriture qui leur
que l’homme actuel, même lorsqu’il donne un déplaisait. Il est probable, au contraire, que la
libre cours à sa passion, comme cela arrive manière la plus raffinée de témoigner le
chez les aliénés. Nous pouvons aussi regarder mépris ou le dédain, en baissant les pau-
comme a peu près certain qu’ils avançaient pières ou en détournant les yeux et le visage,
beaucoup plus leurs lèvres lorsqu’ils étaient comme si la personne que nous méprisons
maussades ou désappointés, que ne le font ne valait pas la peine de fixer notre regard,
nos enfants, ou même les enfants des races n’a été acquise qu’à une époque beaucoup
sauvages actuellement existantes. plus récente.
Nos premiers ancêtres ne durent tenir la De toutes les expressions, la rougeur est
tête haute, effacer la poitrine, carrer leurs celle qui semble être la plus éminemment
épaules et fermer les poings, en signe d’indi- humaine ; aussi est-elle commune à toutes les
gnation ou d’irritation, que lorsqu’ils eurent races d’hommes, que le changement de colo-
atteint le port et l’attitude droite de l’homme, ration soit ou non visible sur leur peau. Le
et qu’ils eurent appris à combattre avec leurs relâchement des petites artères du tégument,
poings ou à coups de bâton ; jusqu’à cette d’où dépend la rougeur, semble avoir été
époque, le geste antithétique qui consiste à produit tout d’abord par une forte attention

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QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

CHARLES
DARWIN

L’Expression
des émotions
chez l’homme
et les animaux
(extraits)

J’ai souvent été frappé, comme d’un fait très curieux,


de ce qu’un si grand nombre de nuances
d’expressions soient reconnues instantanément,
sans que nous ayons la conscience d’un effort
d’analyse de notre part

Quand le naturaliste britannique Charles Darwin (1809-1882)


publie L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux en 1872,
© Bianchetti/Leemage

il a déjà porté un coup fatal à l’idée que l’être humain se situe


au sommet d’une hypothétique pyramide du vivant. Parce qu’il
ressent des émotions et les exprime de la même façon qu’un singe
ou un crotale, Homo sapiens a pu survivre au même titre que ses
congénères à poils ou à écailles : telle est la découverte de Darwin.
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portée sur l’extérieur de notre personne et de l’expression, ou le langage des émotions,


notre visage en particulier. À cette cause sont ainsi qu’on l’a quelquefois nommée, a certai-
venus s’ajouter l’habitude, l’hérédité et l’af- nement son importance pour le bien de l’hu-
flux facile de la force nerveuse dans des voies manité. Chercher à découvrir, autant qu’il
accoutumées ; ce phénomène s’est ensuite est possible, la source ou l’origine des expres-
étendu, en vertu du pouvoir de l’association, sions diverses qui peuvent se voir à toute
au cas où l’attention de l’individu était dirigée heure sur le visage des hommes qui nous
vers la moralité de sa conduite. On ne peut entourent, sans parler de nos animaux
mettre en doute qu’un grand nombre d’ani- domestiques, voilà certes une étude qui
maux soient capables d’apprécier de belles devrait avoir pour nous un grand intérêt.
couleurs ou même de belles formes ; cela nous Nous pouvons donc conclure de ces diverses
est démontré par la peine que se donnent les considérations que l’étude philosophique de
individus de l’un des deux sexes pour étaler notre sujet méritait bien l’attention que lui
tous leurs avantages devant ceux du sexe ont déjà accordée plusieurs excellents obser-
opposé. Mais il me paraît impossible qu’un vateurs, et qu’elle serait digne encore d’exer-
animal, avant d’être parvenu à un état intel- cer la sagacité de tous et en particulier de
lectuel égal ou à peu près égal à celui de quelque savant physiologiste.
l’homme, ait porté son attention sur son
extérieur et en ait fait le sujet de ses préoc-
cupations. Nous pouvons donc conclure de
là que la rougeur n’est apparue chez nos
ancêtres que très tard, et après une longue
suite de générations.
[…]

Nous avons vu que l’étude de la théorie


de l’expression confirme dans une certaine
mesure la conception qui fait dériver
l’homme de quelque animal inférieur, et
vient à l’appui de l’opinion de l’unité spéci-
fique ou sous-spécifique des diverses races ;
Cahier central réalisé
du reste, autant que je puis en juger, une
par VICTORINE DE OLIVEIRA
telle confirmation était à peine nécessaire.
Nous avons vu également qu’en elle-même

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